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Est-ce à la loi de dire ce qui est juste ?

(La justice, l’Etat, la liberté)

Introduction

Nous savons tous qu’il y a une différence entre la justice et l’injustice (même si elle peut
être bien difficile à expliquer !) ; d’autre part, nous savons aussi que nous avons des droits : il
y a les choses qu’on peut faire, et celles qu’on ne peut pas faire. Mais comment s’articulent
précisément ces deux notions, justice et droit ? Notons en tout premier lieu que le mot
« justice » vient du mot latin jus (prononcer « iouss ») qui signifie justement « le droit ». De
son côté, le mot « droit » renvoie immédiatement à l’idée de droiture, de rectitude, par
opposition à ce qui est tordu, déviant ou biaisé ; or, c’est aussi ce qu’on trouve dans l’idée
commune de justice : une décision juste = une décision qui n’est pas biaisée (en faveur d’un
parti au détriment de l’autre) ni déséquilibrée (cf. le symbole de la balance). Décidément, ces 2
termes vont de pair !

• D’un côté, il semble qu’on doive définir la justice en termes de droit. En effet, une
action juste est une action qui n’est pas injuste ; or, il y a injustice quand on porte atteinte aux
droits de quelqu’un. Il faut donc que les gens aient certains droits déterminés avant même qu’on
puisse distinguer les actions justes des actions injustes. On définira alors la justice comme le
fait de respecter les droits des gens.
Cependant il faut ensuite se demander d’où viennent ces « droits » que les gens ont. Et la
réponse semble évidente : ils leur sont octroyés par l’Etat et par les lois en vigueur. C’est le
législateur qui, en faisant les lois, détermine nos droits.
Il s’ensuit donc qu’une action juste = une action conforme à la loi en vigueur dans le pays,
une action légale. Justice = légalité.
Mais il s’ensuivrait encore qu’une loi ne peut jamais être injuste ! Or, le contraire paraît
évident aussi : les lois raciales américaines d’autrefois, les lois antijuives des nazis, etc. = autant
de sinistres exemples de lois clairement injustes !

• Mais s’il est possible qu’une loi soit injuste (ou juste), c’est que l’idée de justice doit
être antérieure aux lois elles-mêmes, et c’est alors le droit qui doit être défini en fonction de la
notion de justice : on dira que nous avons un droit à partir du moment où il serait injuste que
nous ne l’ayons pas. Dans cette optique, le rôle de la loi serait donc d’attribuer aux gens les
droits qu’ils doivent avoir, selon la justice. Si elle ne le fait pas, elle est injuste, et c’est une
mauvaise loi. C’est donc en ayant les yeux fixés sur l’idée même de justice que le législateur
doit faire les lois.
Mais pour fonctionner, cette hypothèse exige que l’on puisse définir exactement la notion
de justice ; si en effet on n’y arrive pas, alors on ne sera jamais en mesure de faire des (bonnes)
lois, et on n’est pas plus avancés. Or, il est facile (et triste) de constater que cette notion de
justice est, précisément, quasiment impossible à définir : il en existe de multiples définitions,
incompatibles entre elles. Exemple simple : qu’est-ce qu’une rémunération juste ? Pluralité de
réponses possibles :
- Une rémunération proportionnelle à l’utilité sociale du travail
- Une rémunération proportionnelle au mérite du travailleur
- Une rémunération proportionnelle aux besoins des gens
- Une rémunération proportionnelle à la richesse engendrée par le travail
- Etc.
Or, si vous vous demandez s’il est juste qu’une femme de ménage soit infiniment moins bien
payée qu’une star du football, vous pouvez découcher sur « oui » comme sur « non » en
fonction du critère de justice que vous préférez. Le problème est que chacun des critères ci-
dessus semble légitime, pris séparément, mais qu’il est parfaitement impossible de les appliquer
en même temps : il faut choisir !

Notre problème est donc aigu : si on fait dépendre la justice de la loi, on s’interdit de critiquer
certaines lois comme étant injustes ; mais si on veut faire dépendre les lois de l’idée de justice,
on ne sait pas quelles lois faire, parce qu’il y a trop de manières de concevoir la justice, sur
lesquelles les gens ne sont pas tous d’accord. Que faire ?

I. Le droit, la justice et la force

A première vue, on pourrait penser que la fonction du Droit (des lois), c’est de remplacer les
rapports de force et de domination entre les hommes par des rapports de justice : s’ils sont
soumis à des lois, les hommes ne sont plus soumis à la volonté arbitraire d’autres hommes, et
leurs désaccords ne se régleront plus par la violence, mais par la loi, devant les tribunaux, etc.
On aurait donc inventé le Droit pour établir la justice à la place de la force et devenir des
créatures civilisées.
Mais il y a peut-être quelque chose de naïf dans cette vision ; c’est en tout cas ce que pensait
Pascal (17ème siècle), comme le révèle cet extrait de ses Pensées :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice
sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite,
parce qu’il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble
la justice et la force et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu
donner la forcé à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit
que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui
est fort fût juste.
Pascal, Pensées

Le texte commence par l’énoncé de deux tautologies (vérités nécessaires) :


(1) « il est juste que ce qui est juste soit suivi », autrement dit : il est juste de faire ce qui est
juste.
(2) « il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi », autrement dit : le plus fort, c’est
à quoi il est impossible (physiquement) de désobéir. Par exemple la force de gravité est
plus forte que moi : avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrai jamais la vaincre
et flotter en l’air ! C’est pourquoi, quand je saute par la fenêtre, il est « nécessaire » que
je tombe. Autrement dit encore : on reconnaît la force à ce que c’est elle qui gagne, qui
domine.

Or, ces deux tautologies génèrent immédiatement un problème : il faudrait que la justice règne
(puisque ce serait juste), mais en fait seule la force règne : le monde n’est donc pas tel qu’il
devrait être, ce qui est un scandale moral !
A partir de la seconde phrase, Pascal explique cet état de fait :
D’un côté, la justice, non soutenue par la force (par exemple par la police, la contrainte légale),
est « impuissante ». En effet, même quand on sait ce qu’on devrait faire, il est rare qu’on le
fasse si on n’y est pas contraint ; c’est parce qu’agir avec justice n’est souvent pas dans notre
propre intérêt immédiat et, même si cela ne nous coûte rien ou pas grand-chose, on a du mal à
se motiver pour faire le bien « gratuitement ». La justice est donc en elle-même impuissante,
c’est parce que nous sommes ordinairement trop égoïstes et trop paresseux pour la suivre de
notre plein gré.
De même, « la justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants » : en
l’absence d’une contrainte pour la faire respecter, la justice est bafouée impunément par les
méchants.
Or, de l’autre côté, « la force sans la justice est tyrannique » : nous détestons devoir obéir à
la force brute ; personne n’aime se soumettre à autrui uniquement parce qu’il est le plus fort :
cela nous paraît arbitraire, injuste. C’est pourquoi Pascal dit aussi : « la force sans la justice est
accusée ».
En bref : les hommes sont gonflés ! D’un côté, ils crient à l’injustice quand on cherche à leur
soumettre par la force ; mais de l’autre ils méprisent la justice quand on ne les contraint pas à
la respecter !
Voilà pourquoi « il faut mettre ensemble la justice et la force » : chacun a besoin de l’autre
pour que tout aille bien.
Mais il y a deux façons de les mettre ensemble : soit « rendre la justice forte », soit « rendre la
force juste ».
Or, dans le second paragraphe, Pascal explique que la première option est exclue : on ne peut
pas espérer rendre la justice forte (par elle-même), parce que (a) la justice est une notion
perpétuellement discutable (cf. encore l’exemple de l’introduction, sur la diversité des
conceptions de la justice), alors que la force a le privilège d’être incontestable ; et (b) les plus
forts, étant les plus forts, parviennent toujours à imposer leur loi en la faisant passer pour juste.

Résultat : la seule solution qu’on a trouvé a été de rendre la force juste. Pascal veut dire, non
pas que la justice consiste à obéir au plus fort, mais que, en pratique, ce sont toujours les plus
forts qui font les lois, mais qu’ils ont réussi à faire croire aux autres que ces lois sont justes. Au
final, la justice ne règne toujours pas dans le monde, mais au moins l’ordre règne (à peu près),
ainsi que la paix (à peu près), puisque les dominés (= nous tous) obéissent aux lois en vigueur,
sans trop se plaindre, parce qu’on a fini par se convaincre que tout ça était juste, normal.

En somme, Pascal fait preuve de réalisme (ou de pessimisme) : pour lui, la justice est une notion
à la fois trop floue et trop idéale pour qu’on puisse raisonnablement la voir un jour régner sur
terre. Mais à défaut, les plus forts ont inventé les lois pour donner un vernis de légitimité à leur
domination, transformant leur violence initiale en domination « soft » et légitime. En
conséquence, les gens obéissent docilement et, à défaut de justice, une certaine paix civile règne
la plupart du temps – et c’est tout ce qu’on peut espérer dans ce bas-monde !

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