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Commentaire de texte : Thomas d'Aquin, Somme théologique
Expliquer le texte suivant :
« Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents,
variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les
législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les
observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts
doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux,
par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une
somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi
établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela
que sert l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu.
L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et
même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable,
c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code(1) : « Il n'y a pas de doute qu'on
pèche contre la loi si, en s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ».
Il juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre,
ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente. »
Thomas d'Aquin, Somme théologique
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
(1)Il s'agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.
Corrigé
Introduction
Dans ce texte, Thomas d'Aquin entend montrer que les lois, pour être justes, doivent savoir s'adapter à la diversité de
circonstances toujours singulières par définition : leur application formelle et aveugle ne conduirait qu'à l'injustice. Il ne
s'agit pas de contester les lois quand elles sont contraires à nos intérêts, en disant qu'elles sont mal faites, il s'agit bien
au contraire de maintenir (fût-ce contre leur lettre) leur esprit, qui est de défendre l'équité.
Thomas d'Aquin commence alors par rappeler que les lois sont des institutions humaines qui s'intéressent aux « actes
humains ». Or tout acte a toujours lieu en un point donné du temps et de l'espace, c'est-à-dire à un moment précis, qui
n'est pas comparable à un autre : l'agir s'insère dans une histoire toujours changeante, parce que le contingent (ce qui
peut ne pas être) est le domaine même de l'agir humain. Du coup, comme les circonstances ne sont jamais
identiques, les motivations jamais exactement les mêmes, le contexte toujours singulier, il est impossible que la loi
puisse d'avance prévoir tous les cas possibles : il y en a proprement une infinité. Aussi sont-elles bien faites
lorsqu'elles prennent en compte « ce qui se produit le plus souvent », et il serait absurde de leur demander davantage.
Quelle qu'ait donc été l'attention du législateur et sa prévoyance, aucune loi ne pourra jamais parfaitement
correspondre à tous les cas de figure : « en certains cas », qui diffèrent justement du cas général ou le plus fréquent,
les lois s'avèrent inadaptées, et les appliquer stupidement ne pourrait engendrer que de l'injustice, c'est-à-dire être
contraire à l'esprit des lois lui-même. Quelquefois, en effet, la défense du bien public exige qu'on adapte la loi à une
circonstance exceptionnelle qu'elle n'avait pas prévue. La loi en effet est au service de la « justice et du bien public »
et elle doit le demeurer. Pour cela, il faut qu'elle sache s'adapter à la situation en présence : tel est du moins le sens de
« l'équité », qui est une vertu morale.
L'équité, c'est le sens de ce qui est juste. Or ce qui est juste en certaines circonstances ne l'est plus en d'autres, quoi
qu'en dise la loi qui ne retient que le cas général. Il ne s'agit donc pas d'en appeler à l'équité pour ne pas punir les
coupables ou pour s'affranchir de l'obéissance lorsque cela nous arrange : le juge doit être équitable, c'est-à-dire
savoir que l'important, c'est ce que la loi défend (le bien commun), en d'autres termes que l'application de la loi n'est
pas une fin en soi.
Il faut donc ici distinguer deux sens de la justice : au premier sens, est juste ce qui est conforme à « la justice
déterminée par la loi ». Mais, en un autre sens, la justice déterminée par la loi peut s'avérer elle-même injuste, et il
faut alors en appeler à l'équité. Cette distinction a une origine aristotélicienne qu'il faudra étudier parce qu'elle n'est
pas exempte de tout présupposé.
Conclusion
Lorsque nous faisons de l'homme un agent libre et responsable, quand autrement dit nous reconnaissons un caractère
foncièrement contingent à l'action humaine, alors l'évaluation des circonstances devient la condition même de la
justice, parce que tous les cas deviennent particuliers. Et ramener le particulier au général, tel est le rôle de
l'interprétation, qui devra se guider sur l'esprit des lois afin d'en appliquer équitablement la lettre. Nous retrouvons alors
ici exactement la fonction qu'Aristote assignait au juge : il ne saurait y avoir de justice sans équité.