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Texte de Thomas d'Aquin, Somme théologique (L, juin 2010)

Énoncé
Commentaire de texte : Thomas d'Aquin, Somme théologique
Expliquer le texte suivant :

« Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents,
variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les
législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les
observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts
doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux,
par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une
somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi
établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela
que sert l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu.
L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et
même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable,
c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code(1) : « Il n'y a pas de doute qu'on
pèche contre la loi si, en s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ».
Il juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre,
ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente. »
Thomas d'Aquin, Somme théologique

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

(1)Il s'agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.

Corrigé
Introduction
Dans ce texte, Thomas d'Aquin entend montrer que les lois, pour être justes, doivent savoir s'adapter à la diversité de
circonstances toujours singulières par définition : leur application formelle et aveugle ne conduirait qu'à l'injustice. Il ne
s'agit pas de contester les lois quand elles sont contraires à nos intérêts, en disant qu'elles sont mal faites, il s'agit bien
au contraire de maintenir (fût-ce contre leur lettre) leur esprit, qui est de défendre l'équité.
Thomas d'Aquin commence alors par rappeler que les lois sont des institutions humaines qui s'intéressent aux « actes
humains ». Or tout acte a toujours lieu en un point donné du temps et de l'espace, c'est-à-dire à un moment précis, qui
n'est pas comparable à un autre : l'agir s'insère dans une histoire toujours changeante, parce que le contingent (ce qui
peut ne pas être) est le domaine même de l'agir humain. Du coup, comme les circonstances ne sont jamais
identiques, les motivations jamais exactement les mêmes, le contexte toujours singulier, il est impossible que la loi
puisse d'avance prévoir tous les cas possibles : il y en a proprement une infinité. Aussi sont-elles bien faites
lorsqu'elles prennent en compte « ce qui se produit le plus souvent », et il serait absurde de leur demander davantage.
Quelle qu'ait donc été l'attention du législateur et sa prévoyance, aucune loi ne pourra jamais parfaitement
correspondre à tous les cas de figure : « en certains cas », qui diffèrent justement du cas général ou le plus fréquent,
les lois s'avèrent inadaptées, et les appliquer stupidement ne pourrait engendrer que de l'injustice, c'est-à-dire être
contraire à l'esprit des lois lui-même. Quelquefois, en effet, la défense du bien public exige qu'on adapte la loi à une
circonstance exceptionnelle qu'elle n'avait pas prévue. La loi en effet est au service de la « justice et du bien public »
et elle doit le demeurer. Pour cela, il faut qu'elle sache s'adapter à la situation en présence : tel est du moins le sens de
« l'équité », qui est une vertu morale.
L'équité, c'est le sens de ce qui est juste. Or ce qui est juste en certaines circonstances ne l'est plus en d'autres, quoi
qu'en dise la loi qui ne retient que le cas général. Il ne s'agit donc pas d'en appeler à l'équité pour ne pas punir les
coupables ou pour s'affranchir de l'obéissance lorsque cela nous arrange : le juge doit être équitable, c'est-à-dire
savoir que l'important, c'est ce que la loi défend (le bien commun), en d'autres termes que l'application de la loi n'est
pas une fin en soi.

Il faut donc ici distinguer deux sens de la justice : au premier sens, est juste ce qui est conforme à « la justice
déterminée par la loi ». Mais, en un autre sens, la justice déterminée par la loi peut s'avérer elle-même injuste, et il
faut alors en appeler à l'équité. Cette distinction a une origine aristotélicienne qu'il faudra étudier parce qu'elle n'est
pas exempte de tout présupposé.

I. Analyse détaillée du texte


1. L'application des lois doit tenir compte de la particularité des cas
a) Le contingent est le lieu de l'action humaine
Les lois positives, celles qui se déposent dans des textes et des codes, sont faites pour régir les actions humaines :
faites par l'homme, c'est également lui et lui seul qu'elles concernent, c'est à lui seul qu'elles confèrent des devoirs et
des droits (on peut fort bien parler de droits des animaux ; il n'empêche, c'est nous qui les leur donnons). Il faut donc
distinguer les lois de la nature, qui s'appliquent à toute chose (la loi de la gravitation explique aussi bien la chute de la
pierre que celle de quelqu'un) des lois de la cité : les premières décrivent des relations nécessaires dont nous ne
décidons pas ; les secondes sont des conventions dont le domaine d'application est le contraire même de la
nécessité, à savoir le contingent. Est nécessaire, ce qui ne peut ne pas être ; est contingent, ce qui peut ne pas être.
S'il y a des lois dans l'État, c'est parce que nous supposons que l'homme est un agent libre, capable d'agir ou de se
retenir, et de ce fait responsable de son action : si tout était nécessaire, alors il n'y aurait pas besoin de lois, et d'abord
parce qu'il n'y aurait nulle responsabilité à attribuer à quiconque. Les lois civiles ont donc pour objet « les actes
humains », lesquels sont toujours supposés comme étant contingents, parce qu'il faut de la contingence pour qu'il y ait
une place pour la liberté : si mon action était aussi nécessaire que la chute de la pierre, alors je n'en serais pas
justiciable, pas plus que je ne suis responsable de tomber quand je n'ai plus d'appui.
Ceci posé, on entrevoit la difficulté : si les lois de la nature expriment des relations nécessaires (la pierre tombe
nécessairement, et elle tombe nécessairement comme elle est tombée), si donc dans le cas des lois naturelles on peut
toujours ramener le cas (la chute de cette pierre-ci) à la loi universelle (la chute des corps), il n'en va pas de même
pour les actions humaines, et donc pour les lois qui les régissent : si le domaine de l'action humaine, c'est le
contingent, alors on ne peut jamais ramener tous les cas sans exception à une seule règle. Parce que les actions
humaines sont contingentes, elles dépendent toujours du contexte et des circonstances, qui sont par définition même
« variables à l'infini » : le même acte, suivant la situation, n'aura pas forcément le même sens ou la même valeur. Il est
donc impossible de prévoir à l'avance tous les cas de figure, avec toutes leurs variations possibles, parce qu'elles sont
sans nombre : aucune règle ne sera « jamais en défaut », c'est-à-dire jamais prise en défaut par un cas de figure non
prévu. Aussi scrupuleux que soit le législateur, demeureront toujours ce qu'on nomme les silences de la loi, c'est-à-
dire des situations d'exception où la règle commune semble ne pas pouvoir s'appliquer sans dommages.

b) La loi ne peut pas prévoir tous les cas


On ne saurait établir un code prévoyant tout : le législateur ne doit retenir que « ce qui se produit le plus souvent » et
instituer les lois en fonction de la situation la plus générale. Du coup, il ne saurait jamais manquer de se produire des
cas où l'application servile du code viendrait contredire « l'égalité de la justice » et « le bien commun » que les lois ont
pourtant fonction de défendre. Pour reprendre un exemple qu'affectionnait Thomas d'Aquin, la loi prescrit de fermer la
nuit les portes de la cité, et cela est juste : ainsi les citoyens peuvent-ils dormir sur leurs deux oreilles, à l'abri des
menaces extérieures. Si un homme est poursuivi par des bandits et vient tambouriner à l'huis, faut-il pour autant
s'interdire de lui ouvrir ? Ce serait à l'évidence manquer à l'égalité en lui refusant la sécurité que la loi devait cependant
garantir. De même, si un incendie se déclare nuitamment, doit-on maintenir closes les portes de la ville et livrer la
population à une mort certaine parce que la loi interdit de les ouvrir la nuit tombée ? Ce serait manifestement aller
contre le bien commun. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l'infini, précisément parce qu'il y a une infinité de
situations dont la loi, par définition générale, ne fait nulle mention et ne peut tenir compte. Thomas d'Aquin reprend ici
un cas de figure imaginé par Socrate : si un ami me confie ses armes, la loi me fait obligation de les lui rendre lorsqu'il
m'en fera la demande, puisqu'elles ne m'appartiennent pas et que le propriétaire d'un objet est le seul à pouvoir en
avoir la jouissance légitime. En admettant maintenant que mon ami soit devenu fou et qu'il se rende chez moi, aux
prises avec la démence, pour me réclamer son épée, dans l'évident but de se nuire à lui-même ou à autrui : dois-je me
faire un devoir de la lui rendre ? Supposons encore un homme qui ait prêté de l'argent à l'État et qui, en temps de
guerre, parce qu'il sent le vent tourner, veut s'attirer les bonnes grâces de l'ennemi en lui procurant une forte somme :
est-ce bien le moment pour la cité d'honorer sa dette ?

c) L'application des lois n'est pas une fin en soi


« En ces cas et d'autres semblables », sans qu'il y ait un sens même à vouloir les énumérer (puisque cette liste irait à
l'infini), « le mal serait de suivre la loi établie », et voilà nommé le problème. En certains cas, appliquer la loi à la lettre
serait conforme à la « justice déterminée par la loi », et pourtant injuste. La loi a pour but de défendre le bien,
l'équitable et le juste. Et pourtant, elle peut dans des situations particulières s'avérer mauvaise, inéquitable et injuste.
Comment dépasser cette contradiction apparente ? Tout simplement en distinguant deux sens de la justice : il y a la
justice de la loi (est juste ce que la loi prescrit) et la justice en elle-même. Or la justice de la loi est au service de la
justice en soi : la loi n'est qu'un moyen et non une fin en elle-même. C'est pourquoi il ne faut jamais l'appliquer
aveuglément sans tenir compte des circonstances. Il y a donc la « lettre de la loi », c'est-à-dire ce que le texte interdit
ou autorise, mais il y a d'abord et surtout son esprit, qui est « d'obéir aux exigences de la justice et du bien public ». Si,
dans un contexte donné, obéir à la lettre de la loi devait nous conduire à trahir son esprit en se montrant injuste ou peu
soucieux du bien général, alors il faut suspendre son application au nom du but que la loi même poursuit. Il ne faut pas
lâcher la proie pour l'ombre : l'application des lois doit demeurer au service de la justice. Ce qui alors va permettre de
combler les silences de la loi en adaptant la règle générale aux situations particulières, c'est « l'équité », qui est une
« vertu », et même par excellence la vertu du juge : tout son travail consiste précisément à tenir compte des
circonstances, qu'elles soient atténuantes ou aggravantes, au moment d'appliquer la loi au cas qui se présente.

2. L'esprit des lois, c'est de défendre l'équité


a) L'équité comme vertu
L'équité, c'est le sens de ce qui est juste : est équitable, celui qui sait qu'en certaines circonstances non prévues par la
disposition générale, la loi se montre injuste. Aussi l'équité ne se détourne-t-elle « pas purement et simplement de ce
qui est juste » : elle se détourne de la « justice déterminée par la loi » au nom de la justice elle-même. En d'autres
termes, il ne suffit pas qu'une loi ordonne quelque chose pour que cela soit juste : les lois sont elles-mêmes soumises
à une justice d'un ordre supérieur, qui n'est pas de l'ordre de la disposition légale (ce que la loi prescrit), mais de la
disposition morale, c'est-à-dire de l'ordre de la vertu. Il ne s'agit pas de dire alors que tout est toujours explicable par la
singularité des circonstances, que donc la loi n'est jamais applicable en toute rigueur, et que par conséquent il faut
renoncer à toute sévérité et à toute punition : quand un acte tombe sous le coup de la loi, il doit être sanctionné, et les
circonstances ne sauraient disculper le coupable, pour peu que sa responsabilité soit effectivement engagée.

b) L'application des lois reste subordonnée à l'équité


Tout est question d'interprétation : il y a des actes qui se ramènent sans trop de difficulté au cas prévu par la loi,
d'autres pour lesquels il faudra tenir compte des circonstances, d'autres enfin où il faudra purement et simplement
suspendre l'application du texte. Celui qui vole un bijou ne sera pas condamné avec la même sévérité qu'une mère
volant de la viande parce qu'elle n'a plus de quoi nourrir ses enfants ; quant à l'espion qui vole les plans d'invasion de
l'ennemi pour protéger sa patrie, il sera même récompensé. Alors, s'il est certes condamnable de ne pas se soumettre
aux lois, il est tout aussi condamnable « de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas ». Mais qui, précisément, dira
quand il le faut et quand il ne le faut pas ? Pas la loi elle-même, mais plutôt l'équité, vertu qui parle dans le cœur de
chaque homme et qui est la première qualité d'un juge. Si toutefois la loi ne peut prévoir à l'avance dans quels cas, au
nom même de la justice, elle ne doit pas être appliquée, un code est juste quand il en laisse la possibilité au juge : ce
qui compte, c'est moins ce que la loi dit que l'intention qu'elle incarne, à savoir la « volonté du législateur » de défendre
le bien général.

c) On ne juge pas de la loi, mais des circonstances


Mais alors, en appeler au caractère d'exception des circonstances n'est-il pas une excuse commode pour justifier sa
désobéissance ? Après tout, tout cas est singulier et la loi, générale par définition, ne saurait exactement s'y appliquer.
La réponse de Thomas d'Aquin est clairement négative : il ne s'agit pas de dire que « la loi est mal faite » et d'y trouver
prétexte pour s'y soustraire, car dans les faits la loi n'est pas mal faite de ne pas prévoir tous les cas (puisque c'est
impossible). Il ne s'agit donc pas de juger la loi, « mais d'un cas déterminé qui se présente » : ce n'est pas parce que
la loi est inadaptée à ce cas-ci qu'elle n'a aucune pertinence en général. Mais ce n'est pas parce qu'elle vaut
généralement qu'il faut l'appliquer aveuglément à tous les cas.

II. Intérêt philosophique


1. Origine aristotélicienne de la distinction du juste et de la justice
« Summum jus, summa injuria », comme le disait Cicéron : le sommet de la justice devient l'injustice à son sommet.
Entendons par là qu'appliquer les lois à la lettre ne peut se faire qu'à l'encontre de leur esprit : la loi est une règle
générale, et le cas est toujours particulier. Il faut donc, affirme Aristote, que le juge interprète la loi pour ramener la
particularité réelle à la généralité énoncée par le texte. Cela ne veut pas dire que les lois sont faites pour qu'on ne les
applique pas, au contraire : appliquer les lois, c'est justement tenir compte de la diversité des circonstances, sans quoi
on trahirait l'intention du législateur par trop de fidélité même. Il faut donc, comme notre texte nous y invite, distinguer
deux genres de justice : la justice définie par la loi et la justice dont la loi elle-même est tributaire, et en vue de laquelle
elle n'est qu'un moyen. Au-delà de « la justice déterminée par la loi », il y a la justice comme vertu, c'est-à-dire
d'équité, et nous retrouvons ici encore Aristote.

2. Présupposition de cette distinction


Or cette distinction repose, on l'a vu, sur l'écart qui sépare la loi générale du cas particulier. Et le cas est toujours
particulier parce que le domaine de l'action humaine, c'est la contingence. S'il n'y avait que des causes induisant leurs
effets, s'il n'y avait que de la nécessité, alors les agents seraient eux-mêmes déterminés par avance et de ce fait
affranchis de la responsabilité de leur action : la responsabilité suppose la liberté, la liberté suppose la contingence, et
l'inspiration thomiste est là aussi nettement aristotélicienne. Ainsi donc, si l'on devait nier l'existence du contingent, si
l'on devait affirmer que l'homme n'est pas « un empire dans un empire » (comme l'affirmait Spinoza), entendons par là
une enclave de contingence et de liberté dans une nature où partout ailleurs la nécessité règne en maître, alors il
faudrait assigner aux lois une tout autre finalité : non pas punir un responsable, mais éloigner du corps social un
individu potentiellement dangereux, sans qu'il faille davantage tenir compte des circonstances : la seule chose alors
dont les lois devraient se soucier, c'est du risque que le criminel fait courir à la cité, parce qu'elles ne seraient là que
pour faire régner l'ordre, et non la justice. Et telle sera précisément la position de Hobbes.

Conclusion
Lorsque nous faisons de l'homme un agent libre et responsable, quand autrement dit nous reconnaissons un caractère
foncièrement contingent à l'action humaine, alors l'évaluation des circonstances devient la condition même de la
justice, parce que tous les cas deviennent particuliers. Et ramener le particulier au général, tel est le rôle de
l'interprétation, qui devra se guider sur l'esprit des lois afin d'en appliquer équitablement la lettre. Nous retrouvons alors
ici exactement la fonction qu'Aristote assignait au juge : il ne saurait y avoir de justice sans équité.

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