Vous êtes sur la page 1sur 6

Nos convictions morales sont-elles fondées sur l'expérience ?

(L, juin 2016)

Énoncé
Nos convictions morales sont-elles fondées sur l'expérience ?

Comprendre le sujet
La question porte sur les fondements de nos convictions morales. Il s'agit donc de s'interroger sur ce qui est à la base
même de ces convictions. Le terme de fondement est à rapprocher de celui de fondation : de même que les fondations
supportent tout le poids d'un édifice, le fondement désigne ce qui maintient toute la cohérence d'une construction
intellectuelle ou d'un ensemble d'idées. La notion de conviction, quant à elle, désigne ce dont nous sommes certains,
ce au sujet de quoi nous ressentons une impression subjective de vérité. Cependant, être convaincu, ce n'est pas
simplement être persuadé. La conviction ne se limite pas à une simple opinion. L'opinion est, par définition, incertaine
d'elle-même et n'est pas en mesure de se justifier. En revanche, la conviction, la certitude de celui qui est convaincu
repose sur une argumentation qui rend communicables à autrui les raisons pour lesquelles on est convaincu. Il
importe également de souligner qu'il s'agit ici de nos convictions morales, de celles qui concernent les valeurs que
visent nos actions, le bien et le mal ou le juste et l'injuste, ce qui est permis et défendu non par la loi au sens juridique,
mais par une loi que nous dicte notre conscience. Toute la difficulté est ici de savoir d'où vient cette loi, sur quoi elle
s'appuie pour que nous puissions en faire la norme de notre conduite.
L'hypothèse qui est ici mise en question est celle selon laquelle ces fondements seraient issus de l'expérience,
autrement dit de la relation sensible que nous entretenons avec le monde, de ce que nous percevons ou ressentons
immédiatement, de notre vécu des rapports humains. Ainsi, par exemple, la vision d'une personne malade peut me
fournir une certaine expérience de la souffrance et m'inspirer le sentiment qu'il est nécessaire de venir en aide à mes
semblables. Il reste cependant à déterminer si un tel sentiment peut être au fondement d'une réelle conviction et
orienter moralement ma conduite.

Mobiliser ses connaissances


Notions et distinctions utiles
– Toute la partie du programme qui concerne les notions rassemblées autour de la question de la morale.
– La raison et le réel, théorie et expérience, la vérité : nos convictions morales relèvent-elles d'une connaissance
comparable à une science ou sont-elles d'une autre nature et reposent-elles sur d'autres fondements ?
– La distinction et la confrontation de l'empirisme, pour qui toute connaissance ou tout savoir provient de l'expérience,
et du rationalisme, qui considère qu'il y a des choses que nous pouvons savoir par le seul exercice de notre raison.
– La distinction entre morale et éthique, entre une morale déontologique fondée sur le devoir et une éthique
conséquentialiste qui juge une action à ses conséquences.

Repères du programme
Croire/ savoir, origine/ fondement, persuader/ convaincre, en théorie/ en pratique.

Citations, textes et œuvres pouvant servir de référence


Aristote, Éthique à Nicomaque.
Descartes, Discours de la méthode (la morale provisoire).

Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement et Éthique :

« L'expérience m'avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ;
je voyais qu'aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de
mauvais, si ce n'est à proportion du mouvement qu'elle excite dans l'âme : je résolus enfin de chercher s'il existait
quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l'âme, renonçant à tout autre, pût être
affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et
souveraine. Je résolus, dis-je, enfin : au premier regard, en effet, il semblait inconsidéré, pour une chose encore
incertaine, d'en vouloir perdre une certaine ; je voyais bien quels avantages se tirent de l'honneur et de la richesse, et
qu'il me faudrait en abandonner la poursuite, si je voulais m'appliquer sérieusement à quelque entreprise nouvelle : en
cas que la félicité suprême y fût contenue, je devais donc renoncer à la posséder ; en cas au contraire qu'elle n'y fût
pas contenue, un attachement exclusif à ces avantages me la faisait perdre également. »
Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement.
Jean-Jacques Rousseau :
« Conscience, conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais
intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ; c'est toi qui fais l'excellence
de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le
triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle, et d'une raison sans principe. »
Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard.

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs et Critique de la raison pratique.

Paul Ricœur sur le rapport entre la norme morale et l'éthique :

« C'est donc par convention que je réserverai le terme d'éthique pour la visée d'une vie accomplie et de morale pour
l'articulation de cette visée dans les normes caractérisées à la fois par la prétention à l'universalité et par un effet de
contrainte. »
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre ?

Procéder par étapes


Problématiser
Commencer par analyser l'hypothèse sous-entendue dans la question posée, ce qui est mis en question, c'est-à-dire
la thèse selon laquelle nos convictions morales seraient fondées sur l'expérience.
Envisager ensuite les objections pouvant être adressées à cette thèse : l'expérience est toujours singulière, tandis que
la règle morale prétend à une certaine universalité.
Cependant, que faire lorsque l'on est confronté dans l'expérience à une situation particulière dans laquelle la règle
universelle ne semble pas pouvoir s'appliquer ?

Élaborer un plan détaillé du développement


Développer signifie déplier, donner de l'ampleur, rendre explicite tout ce qui est implicite. Il s'agit donc de déployer tout
ce que la problématique énoncée dans l'introduction annonce. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'introduction est
une partie fondamentale de la dissertation, c'est elle qui détermine tout le reste.
Dans une première partie, on se demandera ce que signifie fonder ses convictions morales sur l'expérience et l'on en
profitera pour approfondir l'analyse des termes du sujet qui a été ébauchée dans l'introduction.
Dans une seconde partie, on développera les principales objections pouvant être adressées à l'hypothèse initiale. On
distinguera origine et fondement afin d'identifier les sources extérieures de nos convictions morales. On pourra ensuite
s'interroger sur les soubassements plus internes de nos convictions et se référer à des conceptions plus rationalistes
de la morale tout en montrant les limites : risque d'agir selon des principes déconnectés de la réalité concrète et vécue
des rapports humains.
Dans une troisième et dernière partie, nous pourrons, pour terminer, nous demander si la morale est réellement une
affaire de conviction. N'est-elle pas plutôt l'expression d'une inquiétude et d'une remise en question permanente ? La
conviction n'est-elle pas de l'ordre de la mauvaise foi, qui est la base de ce que Sartre nomme la bonne conscience
qui n'est qu'une parodie de conscience morale ? Nous tenterons alors de penser le rapport de la morale à l'éthique –
en précisant ce qui rapproche et ce qui distingue ces deux termes – sans pour autant réduire la morale à une affaire
d'opinions reposant sur une perception purement subjective et particulière des rapports humains et de la condition
humaine, mais sans non plus tomber dans une doctrine totalement désincarnée de l'action.

Corrigé

Introduction
Le propre des actions humaines semble être de devoir se déterminer en fonction de certains principes qui
déterminent la valeur de l'action et que les hommes définissent de manière collective ou individuelle. Si l'on
peut dire avec Alain que « toute conscience est toujours implicitement morale », cela vient de ce que la
conscience suppose une prise de recul par rapport au monde, et surtout relativement à soi et aux autres
hommes. Cela nous conduit à toujours porter un jugement sur les actions humaines. « Juger » signifie ici
qualifier, évaluer une action en fonction de normes et de valeurs qui renvoient à une certaine idée du bien et
du mal.
Toute la question est alors de savoir sur quoi nous nous appuyons pour définir ces normes et ces valeurs qui
constituent ce que l'on nomme nos convictions morales, c'est-à-dire les certitudes qui sont les nôtres en ce
qui concerne le bien et le mal, le juste et l'injuste, ce qui est moralement acceptable ou condamnable.
On peut supposer, en effet, que ces convictions s'enracinent dans l'expérience, c'est-à-dire s'appuient sur
notre « vécu », notre expérience des conduites humaines. Cependant, le propre de l'expérience est de
toujours être particulière. Or, la morale, en tant qu'elle est une doctrine de l'action, semble plutôt devoir se
constituer comme un ensemble de règles manifestant une certaine prétention à l'universalité. Toute la
difficulté est donc de savoir s'il est possible d'élaborer une morale de ce type à partir de situations
particulières toujours différentes.

I. Convictions morales et expérience


1. Qu'est-ce qu'une conviction morale ?
Avoir une conviction, c'est ressentir une certitude qui est à ce point intense que l'on a l'impression qu'elle est inscrite
au plus profond de nous. La vérité de nos convictions nous semble aller de soi, de telle sorte que l'on est le plus
souvent dans l'incapacité de les remettre en question. Dans le domaine moral, lorsque nous définissons ce qui fait la
valeur de nos actions, nous nous référons le plus souvent à ce type de certitude. C'est en fonction de ces convictions
que nous définissons les fins que nous devons poursuivre lorsque nous agissons. La morale désigne, en effet, ce qui
guide nos actions.
Ainsi, la plupart d'entre nous sommes convaincus qu'il est immoral de mentir ou de convoiter le bien d'autrui. Cela
nous apparaît comme une évidence, comme une vérité incontestable. Peut-on affirmer que de telles certitudes se
fondent sur l'expérience ?

2. Se fonder sur l'expérience


L'expérience désigne la perception immédiate que nous avons du monde, ce que l'on appelle trivialement « le vécu ».
Ainsi, par exemple, la rencontre d'un SDF me fournit l'expérience de la souffrance d'autrui : être l'objet d'une décision
inéquitable, d'un partage inégal que rien ne peut légitimer, me fait vivre l'expérience de l'injustice.
Aussi considérer que nos convictions morales se fondent sur l'expérience consiste-t-il à supposer que l'expérience est
première et que les convictions viennent ensuite. L'expérience serait la base à partir de laquelle nous construisons
notre système de valeurs. En effet, fonder signifie poser les bases d'un édifice, s'appuyer sur quelque chose de solide
qui devra supporter tout le poids de la construction. Cette conception des fondements de nos convictions morales peut
être qualifiée d'empiriste dans la mesure où elle repose implicitement sur l'idée selon laquelle notre connaissance du
bien et du mal relèverait de l'expérience.
Peut-on trouver dans l'expérience une telle solidité ? Est-ce l'expérience qui nous permet d'élaborer notre système de
valeurs morales ou ne sont-ce pas plutôt ces valeurs que nous appliquons à l'expérience pour orienter nos actions et
les juger ? En effet, lorsque je vis l'expérience de l'injustice, n'est-ce pas parce que j'ai déjà certaines convictions au
sujet de ce qu'est la justice que je puis juger que ce que je vis est injuste ?

3. Les limites de l'expérience dans l'élaboration de nos convictions morales


Si nous considérons que la morale est une question de convictions inscrites au plus profond de nous, nous sommes
tentés de considérer que les valeurs morales sont inscrites en notre nature et que nous les appliquons à l'expérience.
Néanmoins, nous voyons mal comment nous pourrions savoir qu'une action est bonne avant même d'avoir rencontré
la situation qui nous conduit à agir de la sorte. Cependant, si nous appréhendons la morale uniquement à l'aune de
l'expérience, nous risquons de devoir modifier sans cesse nos valeurs en fonction de la diversité toujours changeante
des situations que nous pouvons rencontrer ou de procéder par généralisation excessive. Dans la mesure où il est
logiquement illégitime de dégager une règle par induction, c'est-à-dire en allant du particulier au général, il semble
difficile de fonder nos convictions morales sur l'expérience. Toute la difficulté est donc de savoir s'il est possible de
fonder la morale sur des fondements certains et assurés pouvant donner lieu à de réelles convictions.
C'est, par exemple, à cette difficulté que se trouve confronté Descartes lorsque, pour que son engagement sur la voie
du doute méthodique ne rende pas impossible toute action, il se fixe une morale « par provision », c'est-à-dire une
morale dont les fondements sont incertains et qui correspond aux mœurs de l'époque, mais qui lui servira de guide
tant qu'il n'aura rien trouvé de plus assuré.

II. Quel autre fondement possible pour la morale ?


1. Origine et fondement
Il convient tout d'abord de distinguer entre origine et fondement. L'origine désigne ce qui est premier dans le temps, ce
qui est au commencement, tandis que le fondement désigne ce qui est premier logiquement, ce dont tout le reste
procède.
L'origine de nos convictions morales se situe tout d'abord dans l'éducation. En effet, si nos convictions morales
semblent s'enraciner en notre for intérieur, il n'empêche que leur origine nous est le plus souvent extérieure et nous
vient de notre famille, de notre culture, de la société.
Ainsi, pour Freud, le fondateur de la psychanalyse, nous obéissons à la plupart des impératifs moraux parce qu'ils sont
le produit de notre éducation et que nous les avons intégrés dans notre psychisme au point qu'ils déterminent notre
comportement de manière inconsciente. C'est ce que Freud nomme le surmoi. Selon un autre point de vue, Durkheim,
l'un des pères de la sociologie, considère que lorsque note conscience morale nous commande ou nous interdit d'agir
d'une certaine façon, c'est la société qui parle en nous. En ce sens, il n'est pas très éloigné de la position de Marx
pour qui « ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ». Dans une
perspective marxiste, la morale est de l'ordre de l'idéologie, c'est-à-dire d'un système de représentations produit par
l'état de la société et ayant pour fonction d'en maintenir et d'en justifier la structure.
Ces sources externes produisent-elles de véritables convictions ? Ne sommes-nous pas plutôt comme persuadés par
ces influences psychologiques et sociales ? Une conviction, si l'on entend par là ce dont on est convaincu, doit
posséder en elle-même les éléments lui permettant de se justifier, tandis que la persuasion, dans la mesure où elle est
issue de déterminations plus irrationnelles, relève de l'opinion. Aussi, s'appuyer sur l'expérience pour définir nos
principes moraux n'est-ce pas finalement se laisser abuser par ces déterminations externes, se laisser persuader par
des facteurs qui nous échappent ? Si nos certitudes morales ne sont pas à proprement parler des convictions, mais
des opinions issues d'influence externes, ne devons-nous pas les remettre en question pour les édifier sur des
fondements plus solides ?

2. Fonder nos convictions morales sur la raison


Si nous considérons qu'une conviction morale n'est pas une simple opinion, nous sommes conduits à penser qu'elle
doit se fonder sur des bases qui ne sont pas extérieures, mais qui sont inscrites au plus profond de nous-mêmes.
C'est cette idée que développe Jean-Jacques Rousseau dans l'Émile, lorsque dans « La profession de foi du vicaire
savoyard » il qualifie la conscience morale d'« instinct divin », comme si cette dernière n'était autre que la voix de Dieu
inscrite au plus profond de nous pour nous permettre de discerner le bien du mal. Néanmoins, ainsi présentée, la
conscience morale présente encore un caractère irrationnel. C'est pourquoi, Kant, grand lecteur de Rousseau, va
s'interroger sur les conditions de possibilité de la morale et s'appuyer sur la raison pour fonder nos convictions
morales. Il ne s'agit pas pour Kant de proposer une nouvelle morale. Il n'y a pas, à proprement parler, de morale
kantienne ; les impératifs moraux dont parle Kant sont ceux de la plupart d'entre nous : respecter la personne
humaine, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas nuire à son prochain. En revanche, sa démarche consiste proprement à
fonder la morale en raison, c'est-à-dire à montrer en quoi les impératifs moraux possèdent en eux-mêmes leur propre
justification. Ainsi, pour Kant, une action est morale si la règle qui lui correspond est universalisable : « Agis toujours
de telle sorte que la maxime de ton action puisse également valoir comme loi universelle ». Ainsi, la maxime « tu dois
mentir » ne peut être érigée en loi universelle, car cela rendrait toute communication impossible. En revanche,
l'impératif « ne mens pas » est parfaitement universalisable.
Ainsi conçue, la loi morale est inscrite en nous de manière a priori, c'est-à-dire indépendamment de toute expérience.
En conséquence, nos convictions morales ne sont pas fondées sur l'expérience, mais sur la raison qui est présente en
tout homme.
Cependant, dans la mesure où les règles morales qui relèvent de cet impératif catégorique ne diffèrent en rien de la
morale sociale, on peut se demander si l'entreprise kantienne n'est pas une entreprise de rationalisation de ce que
Nietzsche nomme « la morale du troupeau ».
De plus, dans la mesure où l'obéissance à la loi morale ne repose sur aucun autre sentiment que le respect pour la loi
morale – le respect étant pour Kant un sentiment de la raison –, et non sur des sentiments comme la sympathie ou la
compassion, elle peut sembler totalement désincarnée et indifférente aux conditions concrètes dans lesquelles elle
s'exerce.

3. Contextualiser la morale
Une action ne prend sens qu'en fonction du contexte dans lequel elle est effectuée. Aussi, tenir compte de l'expérience
dans l'exercice du jugement moral n'est peut-être pas aussi contestable que le pense Kant. Il ne s'agit pas de se
laisser influencer sans réfléchir par l'expérience, mais de tirer des leçons de celle-ci par la réflexion. C'est pourquoi, il
nous faut peut-être revenir à Aristote qui, dans l'Éthique à Nicomaque, définit le bien comme le bonheur auquel seul
peut accéder l'homme juste, par l'exercice d'une raison qui parvient à saisir ce qui fait la singularité d'une situation
particulière. Dans la mesure où les actions humaines et les circonstances dans lesquelles elles s'effectuent sont
contingentes et imprévisibles, il n'est pas possible de les régir par des règles d'une nécessité et d'une généralité
implacables. Il faut donc tenir compte de l'expérience soumise à la raison pour développer cette vertu qu'est la
prudence – en grec phronesis – vertu intellectuelle donc les conséquences sont d'ordre moral.
On pourrait également se référer à Spinoza qui – bien que considérant, en opposition avec Aristote, que les
comportements humains sont déterminés selon des lois constantes, au même titre que les phénomènes naturels –
estime que c'est par la compréhension des causes qui nous déterminent que l'on parvient à agir de la manière la plus
juste qui soit. Aussi, si la raison nous permet d'agir de manière adéquate, cette dernière n'est pas pour autant
indifférente à l'expérience qui nous affecte et dont elle tire certains enseignements, comme l'expose Spinoza dans le
récit de son parcours moral et intellectuel figurant au début du Traité de la réforme de l'entendement. L'expérience
désigne la relation que nous entretenons avec le monde extérieur. Si nous nous laissons affecter par elle sans
réfléchir, nous risquons, en effet, d'agir de manière inconséquente. En revanche, si nous réfléchissons à la manière
dont nous sommes affectés, cette réflexion nous affecte également et oriente plus positivement nos actions. C'est
donc en fonction du contexte dans lequel nous devons agir que nous pouvons définir comment nous devons agir. La
question se pose alors de savoir si une morale, ou une éthique, à ce point contextualisée est encore une affaire de
conviction. Dans la mesure où elle nécessite une interrogation permanente, peut-elle encore relever de ce type de
certitude qu'est la conviction ?

III. La morale n'est-elle qu'une affaire de convictions ?


1. La morale relève-t-elle de la certitude ?
Si nous reprenons la formule d'Alain pour qui « toute conscience est implicitement morale », on peut s'interroger sur
l'un des présupposés du sujet que nous devons traiter et qui nous invite à penser que la morale est principalement une
affaire de convictions. En effet, toute conscience est nécessairement morale parce qu'elle nous oblige à prendre une
certaine distance par rapport à l'expérience et à nous déterminer relativement à la singularité de ce que nous
percevons et ressentons. Envisagée sous cet angle, l'attitude morale ne serait plus simplement une affaire de
convictions, mais une question d'inquiétude, d'interrogation. Être inquiet signifie, en effet, si l'on prend ce terme au
sens littéral, « être en quête de », mettre en question. Or, précisément lorsque nous nous efforçons d'agir d'une
manière qui satisfait notre conscience, nous n'appliquons pas toujours de manière systématique un principe qui fait
l'objet d'une certitude dont nous sommes convaincus, mais nous nous interrogeons sur le bien-fondé de nos actions et
ne sommes jamais totalement certains d'avoir adopté l'attitude la meilleure. C'est pourquoi l'on peut dire avec Pascal
que « la vraie morale se moque de la morale » au sens où la vraie morale n'est pas indifférente aux sentiments ainsi
qu'à l'expérience et ne se conforme pas à des convictions ayant pour objet des règles définies à l'avance. On peut
même se demander si réduire la morale à un ensemble de convictions ne relève pas de la mauvaise foi.

2. Convictions morales et mauvaise foi


Selon Jean-Paul Sartre, la mauvaise foi relève d'une certaine duplicité de la conscience qui rend possible le mensonge
à soi-même. L'homme de mauvaise foi est celui qui voudrait croire qu'il n'est pas un être en devenir dont « l'existence
précède l'essence », mais que ce qu'il est et ce qu'il fait est défini à l'avance dans le cadre d'une nature immuable.
L'homme de mauvaise foi ne cherchera donc pas, par conséquent, à analyser la singularité des situations auxquelles il
est confronté pour définir la meilleure manière de se conduire, il préférera se référer à ce qu'il croit être ses convictions,
sans même d'ailleurs s'interroger sur leurs fondements, pour les appliquer de manière quasi mécanique et garder
« bonne conscience ».
La bonne conscience ne doit pas être confondue avec la conscience morale, dans la mesure où la bonne conscience
est toujours de mauvaise foi : elle est la conscience qui se ment à elle-même pour fuir la mauvaise conscience, c'est-à-
dire la conscience inquiète, la conscience qui doute et n'est jamais totalement convaincue d'avoir agi pour le mieux.

3. Morale et éthique
Il convient donc, pour ne pas faire de la morale le refuge de l'hypocrisie et des faux-semblants, de réfléchir sur la
manière dont peuvent s'articuler des convictions morales qui prétendent à l'universalité et une expérience toujours
singulière dont nos principes moraux ne parviennent pas toujours à rendre compte.
C'est pourquoi il convient de distinguer, comme le fait Paul Ricœur, la morale de l'éthique, non pour les opposer, mais
pour tenter de comprendre comment elles s'articulent l'une par rapport à l'autre. Si, à l'origine, « morale » qui vient du
latin et « éthique » qui vient du grec signifient la même chose, ce qui concerne les mœurs – leur signification
respective – a évolué et donne lieu aujourd'hui à un travail de distinction. Dans un livre intitulé Soi-même comme un
autre, Paul Ricœur présente la morale comme la norme de l'action. Cette norme, comme nous l'avons souligné en
nous référant à Kant, peut très bien être définie de manière a priori et nous permettre d'agir de manière satisfaisante
sur le plan moral dans la plupart des cas. Cependant, si l'action se règle ici sur des convictions morales fondées en
raison, cela ne signifie pas qu'elle ne doit pas prendre en compte l'expérience, car il y a parfois des cas où ces normes
ne sont pas totalement opératoires et sont à l'origine de conflits moraux. Comment, par exemple, respecter l'impératif
qui m'oblige à toujours dire la vérité lorsque j'ai conscience que la connaissance de cette vérité risque d'être néfaste à
celui qu'elle concerne ? Suis-je, dans ces conditions, en droit de mentir ou de dissimuler provisoirement une partie de
cette vérité ? Dans ce conflit s'affrontent les dimensions déontologiques et conséquentialistes de la morale : d'un côté
le souci d'accomplir son devoir et de l'autre celui de prendre en considération les conséquences de l'action accomplie.
Or, ici, si j'obéis au devoir de dire la vérité, je risque de faire souffrir autrui et si je veux éviter de lui infliger cette
souffrance, je suis conduit à renoncer à mon devoir.
C'est à ce moment que pour Ricœur intervient l'éthique, qui est « visée de la vie bonne » et qui consiste à s'efforcer
d'agir de la façon la plus humaine qui soit en prenant en considération la singularité de l'expérience à laquelle le sujet
moral est confronté. Il s'agit donc de poser la primauté de l'éthique sur la morale, de passer les problèmes auxquels on
est confronté « au crible de la norme » et, lorsque la norme ne fonctionne pas, d'adopter une attitude éthique pour
élaborer l'attitude qui convient le mieux et qui est de l'ordre du préférable.

Conclusion
Nos convictions morales ne peuvent donc se fonder sur une expérience vécue de manière immédiate et irréfléchie,
mais elles ne doivent pas non plus être totalement indifférentes à l'expérience. Si nos convictions morales ont à être
fondées en raison, elles ne doivent pas pour autant se déconnecter de l'expérience, au risque de produire une morale
totalement désincarnée, oublieuse de la singularité des relations humaines et pouvant conduire le sujet à adopter une
attitude relevant de la mauvaise foi et paralysant toute forme de réflexion et d'esprit critique. La morale ne peut se
réduire à un ensemble de convictions, elle est aussi questionnement et inquiétude, c'est pourquoi elle doit être
articulée à l'éthique, cette visée de la vie bonne qui est l'horizon en fonction duquel s'oriente toute conscience morale.
L'expérience n'est donc pas ce qui doit fonder nos convictions morales, mais la conscience morale ne doit pas non
plus lui être indifférente. L'expérience, en tant qu'elle est rapport sensible au monde et aux autres, est ce qui suscite
notre réflexion et notre interrogation, ce que nous devons passer au crible de la norme morale et dont nous devons
tenir compte pour définir une attitude authentiquement éthique.

© 2000-2020, rue des écoles

Vous aimerez peut-être aussi