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Nos convictions morales sont-elles fondées sur l'expérience ?
Comprendre le sujet
La question porte sur les fondements de nos convictions morales. Il s'agit donc de s'interroger sur ce qui est à la base
même de ces convictions. Le terme de fondement est à rapprocher de celui de fondation : de même que les fondations
supportent tout le poids d'un édifice, le fondement désigne ce qui maintient toute la cohérence d'une construction
intellectuelle ou d'un ensemble d'idées. La notion de conviction, quant à elle, désigne ce dont nous sommes certains,
ce au sujet de quoi nous ressentons une impression subjective de vérité. Cependant, être convaincu, ce n'est pas
simplement être persuadé. La conviction ne se limite pas à une simple opinion. L'opinion est, par définition, incertaine
d'elle-même et n'est pas en mesure de se justifier. En revanche, la conviction, la certitude de celui qui est convaincu
repose sur une argumentation qui rend communicables à autrui les raisons pour lesquelles on est convaincu. Il
importe également de souligner qu'il s'agit ici de nos convictions morales, de celles qui concernent les valeurs que
visent nos actions, le bien et le mal ou le juste et l'injuste, ce qui est permis et défendu non par la loi au sens juridique,
mais par une loi que nous dicte notre conscience. Toute la difficulté est ici de savoir d'où vient cette loi, sur quoi elle
s'appuie pour que nous puissions en faire la norme de notre conduite.
L'hypothèse qui est ici mise en question est celle selon laquelle ces fondements seraient issus de l'expérience,
autrement dit de la relation sensible que nous entretenons avec le monde, de ce que nous percevons ou ressentons
immédiatement, de notre vécu des rapports humains. Ainsi, par exemple, la vision d'une personne malade peut me
fournir une certaine expérience de la souffrance et m'inspirer le sentiment qu'il est nécessaire de venir en aide à mes
semblables. Il reste cependant à déterminer si un tel sentiment peut être au fondement d'une réelle conviction et
orienter moralement ma conduite.
Repères du programme
Croire/ savoir, origine/ fondement, persuader/ convaincre, en théorie/ en pratique.
« L'expérience m'avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ;
je voyais qu'aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de
mauvais, si ce n'est à proportion du mouvement qu'elle excite dans l'âme : je résolus enfin de chercher s'il existait
quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l'âme, renonçant à tout autre, pût être
affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et
souveraine. Je résolus, dis-je, enfin : au premier regard, en effet, il semblait inconsidéré, pour une chose encore
incertaine, d'en vouloir perdre une certaine ; je voyais bien quels avantages se tirent de l'honneur et de la richesse, et
qu'il me faudrait en abandonner la poursuite, si je voulais m'appliquer sérieusement à quelque entreprise nouvelle : en
cas que la félicité suprême y fût contenue, je devais donc renoncer à la posséder ; en cas au contraire qu'elle n'y fût
pas contenue, un attachement exclusif à ces avantages me la faisait perdre également. »
Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement.
Jean-Jacques Rousseau :
« Conscience, conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais
intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ; c'est toi qui fais l'excellence
de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le
triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle, et d'une raison sans principe. »
Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard.
« C'est donc par convention que je réserverai le terme d'éthique pour la visée d'une vie accomplie et de morale pour
l'articulation de cette visée dans les normes caractérisées à la fois par la prétention à l'universalité et par un effet de
contrainte. »
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre ?
Corrigé
Introduction
Le propre des actions humaines semble être de devoir se déterminer en fonction de certains principes qui
déterminent la valeur de l'action et que les hommes définissent de manière collective ou individuelle. Si l'on
peut dire avec Alain que « toute conscience est toujours implicitement morale », cela vient de ce que la
conscience suppose une prise de recul par rapport au monde, et surtout relativement à soi et aux autres
hommes. Cela nous conduit à toujours porter un jugement sur les actions humaines. « Juger » signifie ici
qualifier, évaluer une action en fonction de normes et de valeurs qui renvoient à une certaine idée du bien et
du mal.
Toute la question est alors de savoir sur quoi nous nous appuyons pour définir ces normes et ces valeurs qui
constituent ce que l'on nomme nos convictions morales, c'est-à-dire les certitudes qui sont les nôtres en ce
qui concerne le bien et le mal, le juste et l'injuste, ce qui est moralement acceptable ou condamnable.
On peut supposer, en effet, que ces convictions s'enracinent dans l'expérience, c'est-à-dire s'appuient sur
notre « vécu », notre expérience des conduites humaines. Cependant, le propre de l'expérience est de
toujours être particulière. Or, la morale, en tant qu'elle est une doctrine de l'action, semble plutôt devoir se
constituer comme un ensemble de règles manifestant une certaine prétention à l'universalité. Toute la
difficulté est donc de savoir s'il est possible d'élaborer une morale de ce type à partir de situations
particulières toujours différentes.
3. Contextualiser la morale
Une action ne prend sens qu'en fonction du contexte dans lequel elle est effectuée. Aussi, tenir compte de l'expérience
dans l'exercice du jugement moral n'est peut-être pas aussi contestable que le pense Kant. Il ne s'agit pas de se
laisser influencer sans réfléchir par l'expérience, mais de tirer des leçons de celle-ci par la réflexion. C'est pourquoi, il
nous faut peut-être revenir à Aristote qui, dans l'Éthique à Nicomaque, définit le bien comme le bonheur auquel seul
peut accéder l'homme juste, par l'exercice d'une raison qui parvient à saisir ce qui fait la singularité d'une situation
particulière. Dans la mesure où les actions humaines et les circonstances dans lesquelles elles s'effectuent sont
contingentes et imprévisibles, il n'est pas possible de les régir par des règles d'une nécessité et d'une généralité
implacables. Il faut donc tenir compte de l'expérience soumise à la raison pour développer cette vertu qu'est la
prudence – en grec phronesis – vertu intellectuelle donc les conséquences sont d'ordre moral.
On pourrait également se référer à Spinoza qui – bien que considérant, en opposition avec Aristote, que les
comportements humains sont déterminés selon des lois constantes, au même titre que les phénomènes naturels –
estime que c'est par la compréhension des causes qui nous déterminent que l'on parvient à agir de la manière la plus
juste qui soit. Aussi, si la raison nous permet d'agir de manière adéquate, cette dernière n'est pas pour autant
indifférente à l'expérience qui nous affecte et dont elle tire certains enseignements, comme l'expose Spinoza dans le
récit de son parcours moral et intellectuel figurant au début du Traité de la réforme de l'entendement. L'expérience
désigne la relation que nous entretenons avec le monde extérieur. Si nous nous laissons affecter par elle sans
réfléchir, nous risquons, en effet, d'agir de manière inconséquente. En revanche, si nous réfléchissons à la manière
dont nous sommes affectés, cette réflexion nous affecte également et oriente plus positivement nos actions. C'est
donc en fonction du contexte dans lequel nous devons agir que nous pouvons définir comment nous devons agir. La
question se pose alors de savoir si une morale, ou une éthique, à ce point contextualisée est encore une affaire de
conviction. Dans la mesure où elle nécessite une interrogation permanente, peut-elle encore relever de ce type de
certitude qu'est la conviction ?
3. Morale et éthique
Il convient donc, pour ne pas faire de la morale le refuge de l'hypocrisie et des faux-semblants, de réfléchir sur la
manière dont peuvent s'articuler des convictions morales qui prétendent à l'universalité et une expérience toujours
singulière dont nos principes moraux ne parviennent pas toujours à rendre compte.
C'est pourquoi il convient de distinguer, comme le fait Paul Ricœur, la morale de l'éthique, non pour les opposer, mais
pour tenter de comprendre comment elles s'articulent l'une par rapport à l'autre. Si, à l'origine, « morale » qui vient du
latin et « éthique » qui vient du grec signifient la même chose, ce qui concerne les mœurs – leur signification
respective – a évolué et donne lieu aujourd'hui à un travail de distinction. Dans un livre intitulé Soi-même comme un
autre, Paul Ricœur présente la morale comme la norme de l'action. Cette norme, comme nous l'avons souligné en
nous référant à Kant, peut très bien être définie de manière a priori et nous permettre d'agir de manière satisfaisante
sur le plan moral dans la plupart des cas. Cependant, si l'action se règle ici sur des convictions morales fondées en
raison, cela ne signifie pas qu'elle ne doit pas prendre en compte l'expérience, car il y a parfois des cas où ces normes
ne sont pas totalement opératoires et sont à l'origine de conflits moraux. Comment, par exemple, respecter l'impératif
qui m'oblige à toujours dire la vérité lorsque j'ai conscience que la connaissance de cette vérité risque d'être néfaste à
celui qu'elle concerne ? Suis-je, dans ces conditions, en droit de mentir ou de dissimuler provisoirement une partie de
cette vérité ? Dans ce conflit s'affrontent les dimensions déontologiques et conséquentialistes de la morale : d'un côté
le souci d'accomplir son devoir et de l'autre celui de prendre en considération les conséquences de l'action accomplie.
Or, ici, si j'obéis au devoir de dire la vérité, je risque de faire souffrir autrui et si je veux éviter de lui infliger cette
souffrance, je suis conduit à renoncer à mon devoir.
C'est à ce moment que pour Ricœur intervient l'éthique, qui est « visée de la vie bonne » et qui consiste à s'efforcer
d'agir de la façon la plus humaine qui soit en prenant en considération la singularité de l'expérience à laquelle le sujet
moral est confronté. Il s'agit donc de poser la primauté de l'éthique sur la morale, de passer les problèmes auxquels on
est confronté « au crible de la norme » et, lorsque la norme ne fonctionne pas, d'adopter une attitude éthique pour
élaborer l'attitude qui convient le mieux et qui est de l'ordre du préférable.
Conclusion
Nos convictions morales ne peuvent donc se fonder sur une expérience vécue de manière immédiate et irréfléchie,
mais elles ne doivent pas non plus être totalement indifférentes à l'expérience. Si nos convictions morales ont à être
fondées en raison, elles ne doivent pas pour autant se déconnecter de l'expérience, au risque de produire une morale
totalement désincarnée, oublieuse de la singularité des relations humaines et pouvant conduire le sujet à adopter une
attitude relevant de la mauvaise foi et paralysant toute forme de réflexion et d'esprit critique. La morale ne peut se
réduire à un ensemble de convictions, elle est aussi questionnement et inquiétude, c'est pourquoi elle doit être
articulée à l'éthique, cette visée de la vie bonne qui est l'horizon en fonction duquel s'oriente toute conscience morale.
L'expérience n'est donc pas ce qui doit fonder nos convictions morales, mais la conscience morale ne doit pas non
plus lui être indifférente. L'expérience, en tant qu'elle est rapport sensible au monde et aux autres, est ce qui suscite
notre réflexion et notre interrogation, ce que nous devons passer au crible de la norme morale et dont nous devons
tenir compte pour définir une attitude authentiquement éthique.