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Fondement de la métaphysique des moeurs (1785

Préface

Connaissance formelle : Connaissance matérielle :


La forme, c’est l’ensemble de La matière (dans son opposition à la forme), c’est
traits caractéristiques qui l’élément déterminable dont une chose est faite ; ou les
permettent à une réalité données de l’expérience sensible ; ou encore le contenu de
concrète ou abstraite d’être ce qui peut être un objet de pensée.
reconnue.

La Logique Lois de la nature : Lois de la liberté :


la Physique l’Ethique

Partie empirique : L’expérience est particulière et physique empirique anthropologie pratique


connaissance à donc imperméable à :
posteriori l’universalité. La logique ne science de la nature
peut donc avoir de partie humaine, ce que sont
empirique. les hommes. Ne peut
fonder la morale car
comportement des
hommes change.

Partie purement métaphysique de la nature : métaphysique des


rationnelle: Les lois de la Nature précèdent moeurs :
connaissance à l’expérience. Connaissance des La morale doit d’abord
priori conditions à priori de certaines être expurgée de tout
connnaissances. élement empirique.
-> source
fondamentale de la
morale
Première partie

Texte 1 : la bonne volonté

En quoi consiste l’essence de la moralité ? Kant se tourne vers le sens commun pour
examiner plusieurs réponses possibles à cette question. La morale consiste-t-elle à cultiver certains
talents naturels ? Réside-t-elle dans la possession de certains dons de la fortune, dans le bonheur ou
encore dans la modération des affects et la maîtrise de soi ? En fait, selon kant, aucune de ces
réponses n’est satisfaisante.
Même si Kant ne cite aucun auteur, son texte apparaît comme une critique des éthiques
anciennes. Ni les méthodes d’accès au bonheur des éthiques eudémonistes, ni la maîtrise des
affects stoïciens, ni l’idée aristotélicienne d’un perfectionnement des talents propres à l’homme, ne
parviennent à cerner la véritable essence de la morale.
Ces sagesse gardent, bien sûr, une forme de pertinence : mais elles en restent au stade de
l’éthique. Elles livrent des conseils recevables pour accéder à une forme de vie réussie, mais elles
n’expliquent pas en quoi consiste une action bonne en soi. La preuve en est que toutes les qualités
qu’elles vantent, comme l’intelligence, le courage ou encore la maîtrise de soi peuvent être mises au
service d’actions mauvaises.
C’est pourquoi Kant développe ici l’idée selon laquelle la morale réside dans la bonne
volonté, c’est-à-dire dans une intention déterminée par la seule loi morale, indépendamment de
toute inclination et de tout objet.
*
De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il
n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne
volonté. L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses,la faculté de discerner le
particulier pour en juger, et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien
le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont
sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent
devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les
dispositions propres s’appellent pour cela caractère, n’est point bonne. Il en est de même des dons
de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet
et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui
souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et
tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout
le principe de l’action ; [...] ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable
même de ce qui nous rend dignes d'être heureux

1. On ne peut qualifier de “moral” ce qui dépend entièrement du sujet, et non d’une


quelconque qualité reçue de la nature ou d’un “don de la fortune”. Or la seule chose qui
dépende entièrement du sujet, c’est bien la maxime d’après laquelle sa volonté se
détermine. Il n’y a donc bien moral que dans la bonne volonté, c’est-à-dire dans une volonté
agissant par devoir.

2. Les talents de l’esprit, les qualités du tempérament, n’ont pas de valeur morale intrinsèque,
car ils peuvent être utilisés pour servir les pires desseins : on peut imaginer un criminel
intelligent, résolu et persévérant. Kant veut manifestement distinguer la morale, au sens
propre, des éthiques anciennes de typé aristotélicien.

3. Fortune signifie “sort”, “hasard”. Les “dons de la fortune” relèvent de ce qui ne dépend pas
de nous. Donc les dons de la fortune ne peuvent incarner la moralité.
4. Encore une fois, Kant s’efforce de distinguer la morale d’une éthique de la vie bonne de type
eudémoniste (celle qui fait du bonheur le souverain bien de l’existence).

5. Kant introduit ici en filigrane sa propre conception du souverain bien, pensé comme union
du bonheur et de la vertu. Cette union est pensable (hors de ce monde) en postulant
l'existence d’un Dieu juste, de la liberté, et de l’immortalité de l'âme.

Faut-il maîtriser ses désirs ?

Le précepte est classique dans les éthiques anciennes, notamment dans le stoïcisme et
l’épicurisme. Sur le fond, Kant partage ce point de vue. Le reproche qu’il fait aux éthiques anciennes
est simplement d’avoir fait de cette maîtrise des affects le dernier mot de l’éthique. Certes la
maîtrise des affects est sans doute nécessaire, car elle rend le sujet disponible pour agir
moralement. Mais elle n’est encore qu’une préparation à la vie morale. Car la maîtrise de soi peut
aussi bien être retrouvée chez un criminel qui agit froidement.

Kant livre-t-il une éthique ou une morale ?

Schématiquement, une éthique s’intéresse à la question de la vie réussie, et propose des préceptes
(des méthodes, des conseils) pour accéder au “souverain bien” défini comme bonheur, plaisir bien
compris, ou encore tranquillité d’esprit. Une morale établit, pour sa part, un certain nombre
d’obligations, de devoirs, qui définissent plutôt un agir juste. En ce sens, Kant théorise donc plutôt la
morale. Il ne faut pas cependant forcer l’opposition : ainsi, une éthique peut inclure une
interrogation sur l’agir juste ; symétriquement, une morale peut s’intéresser à la question de la
maîtrise des affects, si celle-ci apparaît comme un préalable nécessaire à l’agir juste.
Texte 2 : le devoir

Kant vient de montrer que l’essence de la morale réside dans la bonne volonté, c’est-à-dire dans une
volonté orientée par le devoir. C’est donc maintenant que cette notion doit être définie
soigneusement. La définition proposée, “le devoir est la nécessité d’accomplir une action par
respect pour la loi”, indique que c’est la pureté de l’intention qui fait la moralité de l’action. Cela
signifie donc qu’un même, une même décision, un même “contenu d’action”, peuvent être moraux
ou non, selon que l’intention a été déterminée soit par pur respect pour la loi, soit par inclination ou
intérêt. C’est pourquoi la définition du devoir est adossée à une distinction stricte entre le fait d’agir
par devoir et le fait d’agir conformément au devoir.

On a souvent qualifié la morale kantienne de rigorisme. L’accusation peut renvoyer à deux griefs
différents : soit elle veut dire que la morale kantienne est peu adaptée à la prise en compte de cas
particulier, d’exceptions, de situations complexes ; soit elle signifie que Kant écarte trop sévèrement
de la moralité une action, dès qu’une inclination sensible intervient dans la motivation. C’est en ce
second sens que le rigorisme kantien tend à se mettre en place dans ce texte.

*
Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle,
mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée ; elle [la valeur] ne dépend donc pas de la réalité
de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite
sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. Que les buts que nous pouvons avoir
dans nos actions, que les effets qui en résultent, considérés comme fins et mobiles de la
volonté, ne puissent communiquer à ces actions aucune valeur absolue, aucune valeur morale, cela
est évident par ce qui précède. Où donc peut résider cette valeur, si elle ne doit pas se trouver dans
la volonté considérée dans le rapport qu’elle a avec les effets attendus de ces actions ? Elle ne peut
être nulle part ailleurs que dans le principe de la volonté, abstraction faite des fins qui peuvent
être réalisées par une telle action ; en effet, la volonté placée juste au milieu entre son principe a
priori qui est formel, et son mobile a posteriori qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux
routes ; et puisqu’il faut pourtant qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être
déterminée par le principe formel du vouloir en général, du moment qu’une action a lieu par devoir ;
car alors tout principe matériel lui est enlevé.

Quant à la troisième proposition, conséquence des deux précédentes, je l’exprimerais ainsi : le


devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu comme
effet de l’action que je me propose, je peux bien sans doute avoir de l’inclination, mais jamais du
respect, précisément parce que c’est simplement un effet, et non l’activité d’une volonté. Il n’y a que
ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, — ce qui ne sert pas
à mon inclination, mais qui la domine, ce qui du moins empêche entièrement qu’on en tienne
compte dans la décision, par suite la simple loi pour elle-même, — qui puisse être un objet de
respect et par conséquent être un commandement. Or, si une action accomplie par devoir doit
exclure complètement l’influence de l’inclination et avec elle tout objet de la volonté, il ne reste rien
pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement la loi, et subjectivement un pur
respect pour cette loi pratique, par suite la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes
mes inclinations.
*

1. La maxime est la règle de conduite que le sujet adopte pour son action. Kant précise dans
une note : “On entend par maxime le principe subjectif du vouloir”. Sa valeur morale se
mesure à sa possibilité d'être universalisée.

2. La volonté peut être déterminée soit par des objets, des fins : soit par des règles a priori de la
raison. Dans le premier cas, la volonté n’est pas morale, puisque l’on est dans l'hétéronomie.
L’agir moral suppose une volonté autonome, c’est-à-dire une volonté qui se donne à elle
-même sa loi rationnelle.
3. Kant anticipe ici la définition de l'hétéronomie, le fait pour la volonté d'être déterminée de
l’extérieur par des objets, et non de l’intérieur par une règle a priori de la raison.

4. On n’est jamais dans le cadre de la moralité lorsqu’une action est commandée par la
réalisation d’une fin ou la production de certains effets dans le monde. Une action n’est
morale que lorsque la volonté est déterminée, de l’intérieur, par le seul sentiment du devoir
inconditionnel.

5. Le mobile est le ressort d’une action, ce qui pousse à agir. Quand ce mobile est une fin
matérielle, l’action est dépourvue de valeur morale. Un mobile matériel ne peut inspirer que
de l’inclination, mais pas du respect. Seule peut être morale une action qui est déterminée
par un principe a priori, c’est-à-dire une loi de la raison (formulée indépendamment de
l’expérience).

6. Définition célèbre du devoir, qui insiste - une fois encore - sur la nécessité, pour l’action
morale, d'être indépendante de toute motivation matérielle

7. La loi s’oppose aux inclinations de la sensibilité et nous inflige par là une sorte d’humiliation,
une prise de conscience de notre condition d'être rationnel fin, à la volonté imparfaite,
soumise à l’influence des penchants. Dans le même temps, notre dignité nous est révélée,
notre destination d'être-pour-la-morale nous apparaît : nous ne réalisons pleinement notre
humanité que lorsque nous agissons selon les principes de la raison. Ce sentiment
complexe que nous inspire la loi, et que Kant désigne donc comme respect, joue le rôle du
mobile de l’action morale.

8. Le terme “inclination” désigne tout désir qui provient de la sensibilité. Agir par devoir
nécessité de mettre à l’écart les inclinations.

Pourquoi ne pas agir selon nos inclinations ?

Parce qu’on ne peut pas appeler libre une situation où la volonté est déterminée par la réalité
sensible, alors que l’on dispose par ailleurs d’une raison pure pratique, législatrice a priori, qui éclaire
la conduite par des principes objectifs. Parce que l'hétéronomie est l'assujettissement à des mobiles
sensibles, alors que l’autonomie constitue l’authentique liberté d’un être raisonnable.

Kant est-il manichéen ?

Nous entendons ici par manichéisme une conception morale radicalement binaire et dualiste, qui
sépare de façon assez simpliste des actions humaines en bonnes ou mauvaises. Kant n’est pas
manichéen. Plutôt que d'opposer, de façon caricaturale, le bien et le mal, Kant propose une
typologie de plus intéressante de nos actions, non plus dualiste, mais tripartite. Ainsi, à côté des
actions morales accomplies par devoir, il existe des actions conformes au devoir ( extérieurement,
elles sont identiques : elles ne diffèrent que par la pureté ou le caractère intéressé de leur intention) ;
enfin, il existe bien sur des actions contraires au devoir.
Texte 3 : l’exemple de la fausse promesse

Le texte qui suit est une illustration du caractère déontologique de la morale kantienne. On entend
par déontologisme une doctrine morale centrée sur des devoirs ou des principes inconditionnés. On
l’oppose au conséquentialisme, pour lequel l’évaluation d’une action doit être faite à l’aune du
caractère bénéfique ou non de ses conséquences. Dans la typologie de Max Weber, on pourrait dire
aussi que la morale kantienne s’illustre ici comme une éthique de conviction, par différence avec
une éthique de la responsabilité, comme le serait, par exemple, l’utilitarisme de Bentham.
L’absence de prise en compte des conséquences de l’action est un grief souvent opposé à la morale
kantienne. Il s’agit pourtant là d’un choix philosophique assumé. Kant envisage ici explicitement
l’éventualité d’un raisonnement moral qui serait centré sur l’évaluation des conséquences. Mais il
l’invalide aussitôt pour une raison forte : nous sommes incapables d’anticiper l’ensemble des
conséquences que pourra avoir notre action. Face à cette impossible évaluation des conséquences
de notre action, il faut donc préférer le principe inconditionné du devoir. Enfin, une fois encore, on
sera attentif à la méthode adoptée par Kant. Alors que ce texte entre en opposition avec d’autres
doctrines morales ou éthiques (en particulier avec les précurseurs du l’utilitarisme), Kant évite la
polémique philosophique, pour en rester à l’analyse scrupuleuse des questions que tout homme
peut rencontrer quand il veut bien agir.

*
Ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je
distingue ici aisément entre les sens que peut avoir la question : demande-t-on s’il est prudent ou
s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut être sans doute prudent plus
d’une fois. À la vérité, je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un
embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour
moi dans l’avenir un désagrément bien plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l’instant ;
et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à
prévoir que le fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse m’être bien plus
préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de
prudence que de se conduire ici d’après une maxime universelle et de se faire une habitude de
ne rien promettre qu’avec l’intention de le tenir ? Mais il me paraît ici bientôt évident qu’une telle
maxime n’en est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or, c’est
pourtant tout autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par crainte des
conséquences désavantageuses.
*

1. Puis-je retirer un intérêt en termes de bien être d’une fausse promesse ? Oui, et c’est même
ce raisonnement intéressé qui me pousse à le faire. La représentation des effets bénéfiques
attendus de l’action en constitue alors le mobile.

2. Évidemment, quand on fait une promesse avec l’intention de ne pas le tenir, l'action est
effectuée pour ses conséquences prévisibles (pas nécessairement dans le seul intérêt
égoïste de l’argent), mais non pas pour elle-même. Kant exclut donc d’emblée qu’une telle
action puisse être faite par devoir.

3. Les conséquences de nos actes ne sont ni aisément ni entièrement prévisibles, en


particulier lorsqu’il s’agit de conséquences indirectes et à long terme. Ainsi, un mensonge
peut certes me tirer d’un embarras momentané. Mais quelles seront les conséquences pour
moi lorsque, réputé menteur, ma parole ne vaudra plus rien pour personne ? Kant veut
montrer ici que l’évaluation des conséquences ne peut pas être un critère pertinent de
définition de l’action morale.

4. Le respect de la règle morale a priori est le meilleur moyen de ne pas s’égarer dans
l’anticipation, forcément erronée ou incomplète, des conséquences de notre action dans le
monde.
5. La morale kantienne est un déontologisme centré sur l’intention. Une action intéressée ne
peut pas être morale.

La morale kantienne oublie-t-elle la prise en compte des conséquences de nos actions ?

On a fait de l’adage latin “ Fiat justitia, pereat mundus” (“Que justice soit faite, le monde dut-il en
périr”) l’illustration de la morale kantienne, aveugle aux conséquences de nos actions dans le
monde, pourvu que l’impératif moral soit respecté. Certes, il est vrai qu’une action morale ne se
définit pas, pour Kant, par la recherche de certaines conséquences. De plus, l’auteur note que la
connaissance des conséquences de nos actes ne peut être qu’imparfaite. Mais une maxime d’action
qui conduirait, de façon prévisible, à des conséquences néfastes, aurait peu de chances de passer
avec succès le test d’universalisation de l’impératif catégorique.

La morale kantienne est-elle insensible aux situations particulières ?

Kant insiste sur la nécessité de s’en tenir à une maxime universalisable, et non circonstanciée. Reste
pourtant une difficulté, que nous ferons entrevoir : le problème ne réside-t-il pas, précisément, dans
la formulation même de cette maxime ? Ainsi, pour reprendre l’exemple du pieux mensonge, Kant
montrerait sans doute que la maxime selon laquelle “je mens pour soulager quelqu’un du
désespoir” ne peut être universalisée sans contradiction. Mais qu’en est-il si je formule ma maxime
comme suite : “ j'apporte le soulagement qu’il m’est possible de donner à quelqu’un dans la
détresse”.
Texte 4 : la connaissance morale commune et la philosophie

Dans ce texte important, Kant dresse une sorte de bilan de la première section des Fondements, en
synthétisant ce que l’analyse de la “connaissance rationnelle commune de la morale” a permis de
dégager. Ce texte fournit également à Kant l’occasion de revenir sur sa méthode, et sur la nécessité
de l’intervention du philosophe en matière morale. Certes, explique l’auteur, il n’est nul besoin des
lumières de la philosophie pour agir de façon honnête et juste. Chacun est même apte à appliquer,
en situation, le test d’universalisation de la maxime que l’impératif catégorique formalise
explicitement. Quel est donc le rôle du philosophe? En quoi consiste l’apport de la philosophie dans
la question morale? En quoi permet-il de mieux comprendre les exigences de la moralité, et surtout
dans quelle mesure permet-il de mieux agir? On le voit, c’est une certaine conception de l’activité
philosophique qui se joue dans ce texte.
La réponse de Kant va consister à expliquer comment il appartient à la philosophie de formuler
explicitement et abstraitement ce que la conscience commune n’aperçoit qu’in concreto, en
situation, et donc de façon mêlée et incomplète. C’est ici la deuxième section des Fondements qui
se profile, avec l’analyse méticuleuse des exigences formelles de l’impératif catégorique.

*
Donc, pour ce que j’ai à faire afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas
précisément besoin d’une subtilité poussée très loin. Sans expérience quant au cours du monde,
incapable de parer à tous les événements qui s’y produisent, il suffit que je demande : peux-tu
vouloir aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? Si tu ne le veux pas, la maxime est à
rejeter, et cela en vérité non pas à cause d’un dommage qui peut en résulter pour toi ou même pour
d’autres, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme principe dans une législation
universelle possible ; pour une telle législation en retour la raison m’arrache un respect immédiat ; et
si pour l’instant je ne saisis pas encore sur quoi il se fonde (ce qui peut être l’objet des recherches
du philosophe), il y a du moins ceci que je comprends bien, c’est que c’est l’estimation d’une valeur
de beaucoup supérieure à la valeur de tout ce qui est mis à un haut prix par l’inclination, et que c’est
la nécessité où je suis d’agir par pur respect pour la loi pratique qui constitue le devoir [...]

Ainsi donc, dans la connaissance morale de la raison humaine commune, nous sommes arrivés
à ce qui en est le principe, principe qu’à coup sûr elle ne conçoit pas ainsi séparé dans une
forme universelle, mais qu’elle n’en a pas moins toujours réellement devant les yeux et qu’elle
emploie comme règle de son jugement [...] il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour
savoir ce qu’on a à faire, pour être honnête et bon, même sage et vertueux

1. Puisque la morale tient ses principes a priori de la raison, cela la rend accessible à chacun,
pourvu qu’il fasse le choix d’une conduite raisonnable, et indépendamment de toute
expérience ou connaissance.

2. On reconnaît là l’exigence d’universalisation des maximes présentée de façon approfondie


dans la deuxième section. Pour kant, tout homme attentif sait déjà, sans avoir besoin de
recours à la philosophie, que son action n’est morale qui si sa maxime est universalisable

3. La moralité commune suffit pour s’orienter dans l’action (ce qui est bien l’enjeu essentiel de
la morale). La philosophie n’est là que pour fonder, c’est-à-dire établir en quoi cette loi
inspire le respect n’est pas qu’une “transcendante chimère”, mais bien l’expression de la
raison et l’incarnation de l’autonomie de la volonté.

4. Kant tire ici un premier bilan. Nous sommes parvenus à mettre en évidence le principe de la
moralité : le devoir, “ la nécessité où j’agis par pur respect pour la loi pratique”. Nous sommes
même parvenus à identifier l’exigence formelle centrale de la morale : celle de
l'universalisation possible des maximes.
5. La raison commune ne saisit l’universel qu’in concreto. Elle ne va pas jusqu’à formuler
abstraitement les exigences formelles de l’impératif catégorique, mais elle parvient à
appliquer le test d’universalisation, en contexte, aux maximes d’actions susceptibles de
régler une action.

Quel est le rôle du philosophe en matière morale ?

Pour Kant, la philosophie a essentiellement deux rôles : clarifier par l’analyse, et fonder
rationnellement l’expérience du devoir. Ainsi, dans les Fondements, Kant dégage la forme abstraite
de l’impératif catégorique, pour mieux identifier l’exigence morale(bien que nous soyons déjà
capables, in concreto, d’appliquer le test d'universalisation). D’autre part, dans la troisième parti des
Fondements - ainsi que dans la Critique de la raison pratique - Kant fonde la consistance du devoir,
en montrant que la liberté, pensée comme autonomie, est possible, et en faisant la “critique” de la
raison pure pratique, montrant l’étendue de son pouvoir législateur a priori.

Y-a-t-il, pour Kant, une seule morale universelle ?

Dans les faits, on peut évidemment constater que les individus obéissent souvent à des principes ou
des systèmes de valeurs différents. En droit, cependant, la loi de la raison incarne une forme
d’objectivité pratique qui doit s’imposer à tout esprit raisonnable. C’est cette loi que Kant veut
découvrir dans l’analyse de la conscience morale commune, car elle en porte - même confusément -
la trace. Kant a donc une approche rationaliste et universaliste de la morale. Certains ont pu se
demander , dans une approche critique, si l’universalisme revendiqué par Kant ne masque pas
toutefois un ancrage culturel chrétien, européen, “occidental”, et pourquoi pas même une approche
masculine de la morale.
Deuxième partie

Texte 5 : peut-on reconnaître avec certitude un acte moral ?

Ce texte, souvent cité, revient l'intégrité essentielle de la vie morale et ses conséquences. Puisque ce
qui fait la moralité d’un acte est la pureté de son intention, alors il faut admettre que l'on ne peut
reconnaître avec certitude l’acte moral. La pureté de l’intention, en effet, n’est pas un objet
d’expérience. Il nous est impossible de sonder les cœurs et les âmes ! D'ailleurs, cette remarque est
vraie non seulement pour les actions des autres, mais aussi, et de façon plus surprenante, pour les
nôtres. Car même l’introspection la plus scrupuleuse ne nous donne pas, semble-t-il, un accès
complet et transparent à nos motivations les plus secrètes. A quoi vient s’ajouter la mauvaise foi, car
chacun a tendance à donner à ses actions des motivations plus nobles que celles qui en furent
effectivement à l’origine. Ce texte, souvent lu pour ce qu’il apporte à la compréhension de la
philosophie morale kantienne, mérite donc aussi d'être relu pour l’interrogation qu’il déploie sur
l’étendue et la transparence de la conscience individuelle. On se gardera toutefois des raccourcis
faciles qui nous conduiraient à voir en Kant un précurseur de théories de l’inconscient qui lui sont,
en réalité, complètement étrangères.

*
En fait, il est absolument impossible d'établir par expérience avec une entière certitude un seul cas
où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des
principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu'avec le plus
scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe
moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel
grand sacrifice ; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit
point une secrète impulsion de l'amour propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la
vraie cause déterminante de la volonté ; c'est que nous nous flattons volontiers en nous
attribuant faussement un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne
pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles
secrets ; or, quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans les actions, que l'on voit,
mais dans ces principes intérieurs des actions, que l'on ne voit pas. [...]
Je veux bien, par amour de l'humanité, accorder que la plupart de nos actions soient conformes au
devoir ; mais si l'on examine de plus près l'objet et la fin, on se heurte partout au cher moi, qui
toujours finit par ressortir ; c'est sur lui, non sur le strict commandement du devoir, qui le plus
souvent exigerait l'abnégation de soi-même, que s'appuie le dessein dont elles résultent. Il n'est pas
précisément nécessaire d'être un ennemi de la vertu, il suffit d'être un observateur de sang-froid [...]
Pour qu'à certains moments (surtout si l'on avance en âge et si l'on a le jugement d'une part mûri
par l'expérience, d'autre part aiguisé par l'observation) on doute que quelque véritable vertu se
rencontre réellement dans le monde. Et alors il n'y a rien pour nous préserver de la chute
complète de nos idées du devoir, pour conserver dans l'âme un respect bien fondé de la loi qui le
prescrit, si ce n'est la claire conviction que, lors même qu'il n'y aurait jamais eu d'actions qui fussent
dérivées de ces sources pures, [408] il ne s'agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou
cela a lieu, mais que la raison commande par elle-même et indépendamment de tous les faits
donnés ce qui doit avoir lieu, que par suite des actions dont le monde n'a peut-être jamais encore
offert le moindre exemple jusqu'aujourd'hui, dont la possibilité d'exécution pourrait être mise en
doute par celui-là précisément qui fonde tout sur l'expérience, sont cependant ordonnées sans
rémission par la raison, que, par exemple, la pure loyauté dans l'amitié n'en est pas moins obligatoire
pour tout homme, alors même qu'il se pourrait qu'il n'y eût jamais d'ami loyal jusqu'à présent, parce
que ce devoir est impliqué comme devoir en général avant toute expérience dans l'idée d'une
raison qui détermine la volonté par des principes a priori.

*
1. On l’a vu, ce n’est pas parce qu’une action est extérieurement conforme au devoir qu’elle est
morale, c’est-à-dire accomplie par devoir, avec le respect de l'impératif moral pour seul
mobile. Ainsi, par exemple, si je porte secours à un noyé, le fais-je par pur devoir envers
autrui ? Ou avec le secret espoir de récompense ? Ou encore pour le seul souci de l’image
que j’ai de moi (car j’éprouverais sans doute un trop grand déplaisir à avoir moi-même
l’image d’un lâche) ? Kant va répondre ici par la négative.

2. En examinant les raisons qui ont pu nous pousser à agir dans tel ou tel cas, il arrive
fréquemment que nous pensions avoir agi par devoir. Mais cette impression n’est-elle pas
due aux limites de l’introspection ? Même sans mauvaise foi, il se peut que certains ressorts
de nos actions nous échappent.

3. Même s’il n’agit pas moralement, chacun considère le devoir moral comme la
détermination la plus noble d’agir humain. Sous l’effet de l’amour-propre, chacun peut donc
tendre à se donner de lui-même une image plus satisfaisante, et se flatter d’agir
moralement plus souvent que ce n’est le cas en réalité.

4. Nous ne pouvons pas, même au prix de l’observation la plus attentive, discerner les mobiles
véritables des actions d’autrui, pas plus que nous ne pouvons, par l’introspection la plus
scrupuleuse, identifier les mobiles de nos propres actions. D’une certaine manière, en
pointant les données incomplètes de la conscience en matière de motivations de nos actes,
Kant prolonge peut-être la thèse leibnizienne d’une conscience qui ne nous révélerait
qu’une partie de notre propre réalité psychique. En outre, son texte fait probablement écho
aux penseurs chrétiens et piétistes. Selon eux, d’après l’enseignement des Ecritures, la
nature est totalement corrompue. Il ne peut donc exister un acte authentiquement moral
de la part d’un homme. On notera bien, cependant, que ce n’est pas la thèse soutenue par
Kant ici. Kant ne va pas jusqu’à dire qu’il n’a jamais existé, ni qu’il ne pourrait exister d’action
pleinement morale. Il se contente d’affirmer qu’une telle action ne peut être avec certitude,
du fait de la nature même de la moralité : la pureté de l’intention, qui fait de la moralité de
l’acte, n’est pas un objet de l’expérience sensible.

5. Encore une fois, Kant insiste sur l’intériorité essentielle de la vie morale. Seule la pureté de
l’intention fait la moralité de l’acte. Orn elle n’est pas observable chez les autres, et elle n’est
sans doute pas accessible non plus, pour soi même, par l’introspection. Ce que l’on voit de
l’action, c’est tout au plus son éventuelle conformité au devoir.

6. Formule célèbre, probable écho à Saint Paul : “ Il n’y a pas un seul juste, non, pas même un
seul “. Que l’agir moral soit rare ou improbable dans les faits n’invalide en rien - et même
renforce- le devoir en tant que norme.

7. La philosophie morale se saurait fonder son propos sur l’expérience, précisément parce qu’il
s’agit de dire ce qui doit être, et non pas identifier ce qui est. Cela implique que l’on
reconnaisse à la raison humaine un pouvoir législateur a priori, autrement dit qu’on ne
réduise pas au statut d’instance théorique, capable seulement d'identifier des vérités
logiques ou factuelles. Sur ce point, Kant s’oppose nettement à David Hume, pour qui,
compte tenu de l’incapacité normative de la raison, la morale ne repose ultimement sur le
sentiment.
Texte 6 : la valeur des exemples en morale

La culture grecque proposait une éducation morale par l’exemple des héros de la mythologie. La
religion chrétienne, à son tour, a pu présenter les actions du Christ et des saints comme des
modèles à imiter. Mais un exemple, dans sa particularité, peut-il être porteur d’un principe universel
? En matière théorique, on sait bien qu’un exemple ne peut fonder à lui seul une vérité nécessaire et
universelle. Si donc, dans une certaine mesure, les exemples peuvent avoir leur place comme
illustrations au sein d’une éducation morale, il est impossible de déduire les principes moraux à
partir d’exemples, même si ces derniers sont particulièrement nobles et éloquents. C’est même se
méprendre complètement sur la nature de la morale que de vouloir la faire dériver d'exemples. En
effet, les exemples eux-mêmes ne peuvent tirer leur valeur que parce qu’ils sont conformes à un
principe moral qui les dépasse. C’est donc ce principe qu’il faut identifier et respecter. Il faut ajouter
que les exemples ne nous donnent à connaître des contenues d’actions, mais jamais l’intention qui
en ait à l’origine (et dont la pureté seule peut fonder le caractère moral de l’action). Ce texte nous
rappelle donc que la morale ne saurait tirer ses principes que la raison, et non l’expérience. En cela, il
synthétise un bon nombre d’aspects de la morale kantienne, et permet d’aborder la question de
l’éducation morale.
*
On ne pourrait non plus rendre un plus mauvais service à la moralité que de vouloir la faire dériver
d'exemples. Car tout exemple qui m'en est proposé doit lui-même être jugé auparavant selon des
principes de la moralité pour qu'on sache s'il est bien digne de servir d'exemple originel, c'est-à-dire
de modèle ; mais il ne peut nullement fournir en tout premier lieu le concept de moralité. Même
le Saint de l'Évangile doit être d'abord comparé avec notre idéal de perfection morale avant qu'on le
reconnaisse comme tel ; aussi dit-il de luimême : Pourquoi m'appelez-vous bon, moi (que vous
voyez) ? Nul n'est bon (le type du bien) que Dieu seul (que vous ne voyez pas). Mais d'où
possédons-nous le concept de Dieu comme souverain bien ? Uniquement de l'idée que la raison
trace a priori de la perfection morale et qu'elle lie indissolublement au concept d'une libre
volonté. En matière morale l'imitation n'a aucune place ; des exemples ne servent qu'à encourager,
c'est-à-dire qu'ils mettent hors de doute la possibilité d'exécuter ce que la loi ordonne ; ils font
tomber sous l'intuition ce que la règle pratique exprime d'une manière plus générale ; mais ils
ne peuvent jamais donner le droit de mettre de côté leur véritable original, qui réside dans la
raison, et de se régler sur eux.
*

1. Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant note : “La valeur ne réside pas l’individu, mais dans
la loi morale dont il est le porteur et qu’il s’efforce d’accomplir. Il ne faut pas vanter le mérite
des héros, parce qu’il n’y a pas de héros, parce que nul ne fait plus que son devoir.”

2. Kant réaffirme le caractère nécessairement a priori des règles morales. L’expérience ne


fournit au mieux que des incarnations particulières et circonstanciées d’un idéal de
perfection morale que la raison élabore a priori, en vertu de principes indépendants de
l’expérience

3. Les exemples ont tout de même un intérêt non négligeable : ils montrent que
l’accomplissement du devoir est possible, puisqu’il est réel (certains l’on fait). Ce point doit
tout de même être nuancé parce que Kant a affirmé dans le texte précédent (Texte 5) :
même de la part du héros, il n’est pas absolument certain que l’acte ait été accompli par
devoir, puisque nous ne connaissons que la matérialité de l’acte, et non l’intention qui était
celle de l’agent. C’est pourquoi, au travers de l’exemple héroïque, seule la règle morale
compte et mérite qu’on se règle sur elle.

4. Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant va encore un peu plus loin. Il explique qu’on ne
doit pas se constituer de figures héroïques à imiter; car alors que chacun viserait à se forger
sa propre image héroïque, ce qui dénature l’engagement moral : “ il en est du mérite
comme de l'innocence : il se perd dès qu’on s’en repaît”.
Texte 7 : définition générale de l’impératif

Au cours de la première section, Kant a établi qu’agir moralement, c’est agir par devoir. Il reste
maintenant à caractériser plus précisément le devoir moral et ses exigences. Chacun peut faire
l’expérience du “tu dois…” que lui souffle sa “conscience”. En elle-même, cette expérience est déjà
riche d’enseignement : si la voix de la raison prend la forme d’un impératif, c’est bien parce que la
volonté des hommes est imparfaite, et qu’elle est toujours susceptible de prendre un chemin
différent de celui que lui indique la raison. Si la volonté humaine était parfaite, si elle suivait
nécessairement la voix de la raison, nous ne connaîtrons évidemment pas ce sentiment du devoir.
Cela dit, chaque impératif qui parvient à ma conscience ne m’indique pas forcément la voie du
devoir moral. Ce n’est pas la même chose, en effet, que de se conformer à un impératif comme “si tu
veux conserver la santé, tu dois surveiller ton alimentation”, ou à un autre comme “tu dois toujours
respecter la vie d’un autre homme”. Le premier, on le perçoit aisément, me commande de mettre
adéquats (une alimentation saine) pour parvenir à une fin préalablement posée (la conservation de
la santé) ; le second pose un commandement sans conditions, valable en tout temps, en tous lieux,
en toutes circonstances. Qu’est ce donc qui fait la spécificité de l’impératif moral par rapport aux
autres types de commandements que la raison peut énoncer ?

*
La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté,
s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un
impératif. Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir [sollen], et ils indiquent par là le
rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas
nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle
chose ou de s'en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce
qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la
volonté au moyen des représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes
subjectives, mais objectivement, c'est-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être
raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de
l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement
subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison,
valable pour tout le monde. Une volonté parfaitement bonne serait donc tout aussi bien sous
l'empire de lois objectives (lois du bien) ; mais elle ne pourrait pour cela être représentée comme
contrainte à des actions conformes à la loi, parce que d'elle même, selon sa constitution subjective,
elle ne peut être déterminée que par la représentation du bien. Voilà pourquoi il n'y a pas
d'impératif valable pour la volonté divine et en général pour une volonté sainte.
*
1. Kant de tous les impératifs, quel qu’en soit le type, et non pas seulement de l’impératif
catégorique (moral).

2. Tout impératif, qu’il soit hypothétique ou catégorique (Texte 8) constitue une loi objective
issue de la raison.

3. L’impératif ne s’adresse qu’à une volonté imparfaite qui ne suit pas nécessairement ce qui
lui est présenté comme bien. Une volonté parfaite, celle d’un dieu ou d’un saint, ne connaît
pas l’expérience de la contrainte du devoir.

4. Dans les termes de la psychologie morale contemporaine, en particulier celle qui s’intéresse
au développement du jugement moral depuis l’enfance jusqu’à l'âge adulte, on pourrait dire
que la compétence morale d’un individu réside dans son aptitude à la décentration
croissante, c’est-à-dire dans sa capacité à dépasser ses penchants et ses intérêts subjectifs,
pour adopter finalement le point de vue universel.
5. L’agréable est ce qui plaît à la sensibilité d’un individu, sans qu'une entente intersubjective
soit à attendre. Le bien moral, au contraire, est de nature à satisfaire tout esprit rationnel. La
morale ouvre, à sa manière, un horizon d’intersubjectivité.

6. Ce point a déjà été expliqué plus haut : puisque la volonté parfaite de Dieu ou d’un saint est
nécessairement en accord avec la loi morale, la notion d’impératif n’a pas de sens pour une
volonté divine ou sainte.

Pourquoi Kant présente-t-il la volonté des hommes comme imparfaite ?

Parce qu’elle ne suit pas nécessairement la loi de la raison, influencée qu’elle est par les inclinations
sensibles. Au contraire, une volonté parfaite -divine ou sainte- suit nécessairement le bien ou le
juste, de sorte qu’elle ne connaît pas l'expérience de l’impératif. Le thème de la volonté imparfaite
des hommes a d’évidentes racines religieuses. Il fait peut être écho à la formule bien connue d’Ovide
: “Je vois le bien et l’approuve, pourtant je fais le mal”. D’une certaine manière, Kant s’oppose sur ce
point à Platon, pour qui “nul n’est méchant volontairement”.

Les impératifs hypothétiques sont-ils eux aussi rationnels ?

Bien sûr. Ils n'annoncent certes pas de commandements moraux, mais ils livrent des règles de
l’habileté (ou des conseils de prudence, dans le cas de la recherche du bonheur) qui témoignent
d’un raisonnement instrumental : une fin étant posée, la pensée détermine les moyens appropriés
et efficaces pour la statisfaire.
Texte 8 : la typologie des impératifs

Les impératifs, on vient de le voir, sont des formules qui expriment le rapport entre les lois objectives
du vouloir en général et l’imperfection subjective de la volonté humaine. Comment repérer
l’impératif spécifiquement moral ? Kant explique ici que la loi est représentée sous la forme d’un
impératif catégorique, qui commande non pas hypothétiquement, mais de façon inconditionnelle,
et qui concerne non pas la matière de l’action, mais sa forme et le principe dont elle résulte. On sera
particulièrement attentif au fait que Kant introduit dans le texte deux principes de classement des
impératifs. Selon leur modalité en tant que jugement, les impératifs peuvent être soit hypothétiques
soit catégoriques. Dans un autre principe de classement, Kant introduit le critère de la modalité de
la fin visée. Les impératifs sont alors problématiques (quand la fin visée est possible), assertoriques
(fin réelle) ou apodictiques (fin nécessaire). L’impératif catégorique est apodictique. Il nous faudra
toutefois bien comprendre comment Kant peut introduire ici l’idée que l’impératif moral vise une
fin, alors qu’il a soutenu auparavant que toute visée d’une fin matérielle nous faisait tomber dans
l’hétéronomie de la volonté, c’est-à-dire hors du champ de l’agir moral. La réponse consistera à
montrer que l’impératif catégorique ne vise précisément pas une une fin matérielle, mais qu’il est à
lui-même sa propre fin (et cette fin est évidemment nécessaire, car l’impératif est inconditionnel).

*
Or tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs
hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme
moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible qu'on veuille).
L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour
elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.

Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent
comme nécessaire pour un sujet capable d'être déterminé pratiquement par la raison, tous les
impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l'action qui, selon le principe d'une
volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or, si l'action n'est bonne que comme moyen pour
quelque autre chose, l'impératif est hypothétique ; si elle est représentée comme bonne en soi, par
suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison, le principe
qui la détermine est alors l'impératif catégorique.

L'impératif énonce donc quelle est l'action qui, possible par moi, serait bonne, et il représente la
règle pratique en rapport avec une volonté qui n'accomplit pas sur-le-champ une action parce
qu'elle est bonne, soit que le sujet ne sache pas toujours qu'elle est bonne, soit que, le sachant, il
adopte néanmoins des maximes contraires aux principes objectifs d'une raison pratique.

L'impératif hypothétique exprime donc seulement que l'action est bonne en vue de quelque fin,
possible ou réelle. Dans le premier cas, il est un principe problématiquement pratique ; dans le
second, un principe assertoriquement pratique. L'impératif catégorique qui déclare l'action
objectivement nécessaire en elle-même, sans rapport à un but quelconque, c'est-à-dire sans
quelque autre fin, a la valeur d'un principe apodictiquement pratique.
*

1. Kant procède ici à une classification des impératifs. Le principe de classement qu’il retient
d’abord est la forme de la relation qui les caractérise en tant que jugements. Un impératif
hypothétique est de la forme : “ Si/ puisque tu veux…, alors tu dois….” Un impératif
catégorique formule, sans condition, un “tu dois” selon la relation sujet/prédicat : “ce que tu
dois, c’est…”

2. Kant livre ici une définition en bonne et due forme de l’impératif hypothétique. Est
hypothétique un impératif lié à une fin matérielle qui en constitue la condition.
3. Beaucoup de fins sont seulement possibles et dépendent des individus et des
circonstances. Une fin est réelle et partagée, dans les faits, par tous : le bonheur (texte 9). La
modalité de la fin introduit un autre principe de classification des impératifs.

4. Kant livre ici la définition de l’impératif catégorique. Encore une fois, la définition ne retient
que la modalité de la relation qui le caractérise comme jugement : est catégorique un
impératif qui n’est lié à aucune fin extérieure qui en constituerait la condition de validité. Est
donc catégorique un impératif qui est à lui-même sa propre fin, nécessaire. Toutefois, Kant
n’explicite pas encore les exigences formelles incluses dans la notion, et notamment
l’exigence d’universalisation de la maxime.

5. Kant introduit ici une classification des impératifs selon la modalité de la fin (possible, réelle,
ou nécessaire). L’impératif problématique correspond à l’impératif hypothétique dont la fin
est présentée comme possible.

6. L’impératif assertorique correspond à l’impératif hypothétique dont la fin est présentée


comme réelle. Concrètement, cela renvoie à l’impératif pragmatique, celui qui nous
commande (ou plutôt : nous conseille) la réalisation des conditions du bonheur (texte 9).

7. L’impératif apodictique correspond à l’impératif catégorique, dont la fin est nécessaire. Dire
que l’impératif catégoriqe a une fin peut surprendre. Evidemment, il ne s’agit en aucun cas
d’une fin matérielle extérieure. La fin de l’impératif catégorique est nécessaire parce qu’il est
à lui-même sa propre fin, et que le commandement qu’il délivre est inconditionnel.

L’impératif hypothétique est-il immoral ?

L’impératif hypothétique n’est pas l’impératif qui incarne le devoir moral. Cela ne signifie pas pour
autant que l’action qu’il préconise soit nécessairement immorale ! Elle peut l'être, lorsque la fin
préalablement posée est contraire au devoir. De même, il est vrai que l’impératif hypothétique peut
détourner du devoir moral, lorsqu’il subordonne une action conforme au devoir à la poursuite d’une
fin intéressée. Par exemple, l’impératif hypothétique “si tu veux être récompensé, tu dois porter
assistance à une personne en danger” détourne forcément l’agent de l’impératif moral qui ordonne
la même action, mais sans la subordonner à une fin intéressée. Enfin, il faut tout de même signaler
que beaucoup d’impératifs hypothétiques se contentent d’énoncer des “règles d'habileté”
purement techniques, qui n’ont pas de signification morale ( qui ne sont donc ni morales, ni
immorales). Par exemple, “si tu veux lutter contre l’absentéisme, tu dois systématiquement faire
l’appel des élèves “ est impératif purement technique, qui n’a aucun signification au plan moral.
Texte 9 : Le bonheur, une fin partagée par tous

Une fois encore, et sans qu’elles soient explicitement nommées, ce sont bien les éthiques
eudémonistes qui se trouvent critiquées et relativisées dans le texte qui suit. A première
vue, il semble pourtant paradoxal d’écarter du champ de la moralité une recherche du
bonheur qui se caractérise, de l’aveu même de Kant, par son universalité. Mais
l’universalité dont il est question ici est une universalité de fait : il s’agit là d’une tendance
que l’on trouve chez chacun par nature. L’universalité de l’impératif catégorique est une
universalité de droit : mais elle ne triomphe dans les faits, elle doit s’imposer, par la force
de son objectivité, à tous les êtres raisonnables qui veulent vivre moralement. A ces
considérations s’ajoute le fait que, même si nous voulons tous le bonheur, nous n’en avons
toutefois qu’une représentation variable et indéterminée : “Le concept du bonheur est un
concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver d'être heureux,
personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire
et il veut “. De sorte que les impératifs hypothétiques qui orientent notre recherche du
bonheur (Kant les nomme impératifs pragmatiques) gardent nécessairement un aspect
général et empirique ; ils ne constituent pas même des règles, mais seulement des
“conseils de prudence”.

*
Il y a cependant une fin que l'on peut supposer réelle chez tous les êtres raisonnables (en
tant que des impératifs s'appliquent à ces êtres, considérés comme dépendants), par
conséquent un but qui n'est pas pour eux une simple possibilité, mais dont on peut
certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu d'une nécessité
naturelle, et ce but est le bonheur. L'impératif hypothétique qui représente la nécessité
pratique de l'action comme moyen d'arriver au bonheur est assertorique. On ne peut pas
le présenter simplement comme indispensable à la réalisation d'une fin incertaine,
seulement possible, mais d'une fin que l'on peut supposer avec certitude et a priori chez
tous les hommes, parce qu'elle fait partie de leur essence. Or on peut donner le nom de
prudence [Klugheit], en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l'habileté dans le
choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être. Aussi l'impératif qui
se rapporte aux choix des moyens en vue de notre bonheur propre, c'est-à-dire la
prescription de la prudence, n'est toujours qu'hypothétique ; l'action est commandée, non
pas absolument, mais seulement comme moyen pour un autre but.

1. Comme Aristote ou Epicure, Kant affirme que tout homme veut, par nature, être
heureux. Le bonheur n’est donc pas seulement une fin possible, mais bien une fin
réelle. Cette universalité de fait ne confère cependant aucune valeur morale
particulière à la recherche du bonheur. La morale ne réside pas dans l’universalité
de fait de la recherche du bonheur, mais dans l’universalité de droit de l'impératif
catégorique.

2. L’impératif qui nous commande les moyens d’accès au bonheur (que Kant nomme
parfois impératif pragmatique, ou encore impératif de la prudence) demeure bien
un impératif hypothétique, car il s’agit de prescrire les moyens en vue d’une fin
préalablement déterminée. Ce n’est donc pas un commandement moral. Les
prescriptions des éthiques eudémonistes anciennes ne sont donc pas des énoncés
moraux, mais des conseils de simple prudence.

3. Voir Texte 8, notes 5 à 7. La recherche du bonheur, fin réelle, débouche sur des
impératifs assertoriques.

4. Kant définit lui-même la prudence ici : il s’agit de “l'habileté dans le choix des
moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien être”. Autrement dit, la
prudence est l’intelligence appliquée à la recherche du bonheur.

5. Si le bonheur est une fin universelle, il n’y a pourtant pas de définition universelle
du bonheur. Personne ne peut clairement dire comment il définit son propre
bonheur. C’est d’ailleurs pourquoi les impératifs de la prudence ne définissent pas,
à proprement parler, des règles, mais de simples conseils.
Texte 10 : l'impératif catégorique

Qu’il s’agisse de fins simplement possibles, ou bien de cette fin effectivement poursuivie par tous les
hommes qu’est le bonheur, dans les deux cas l’impératif hypothétique n’est qu’un principe
instrumental. Il s’agit, pour qui veut la fin, de vouloir les moyens adéquats. Ce qui limite la portée de
l’impératif hypothétique est pourtant, dans le même temps, ce qui le fonde : l’impératif tient sa
possibilité et sa validité des fins que les hommes posent dans leur existence. Au contraire, la
possibilité de l’impératif catégorique ne va pas de soi, car elle découle d’aucune condition ni
d’aucune fin matérielle préalablement posée. Alors qu’il existe un lien analytique entre la fin retenue
et les moyens commandés par l'impératif hypothétique, l’impératif catégorique est une pure
production rationnelle, un jugement pratique synthétique a priori. Il détermine immédiatement ce
qu’il ordonne, parce qu’il n’énonce en réalité qu’une exigence formelle d’universalisation des
maximes. C’est pourquoi la première formulation de l’impératif proposé par Kant ne dit rien de plus
que cela : “ Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne un loi universelle”. Il faudra alors s’interroger sur les raisons qui conduisent Kant à proposer
plusieurs autres formulations, à la fois dans le texte (avec l’introduction du modèle de la loi naturelle)
et dans le texte que nous lirons ensuite (avec l’introduction du concept de personne comme fin en
soi : texte 11).

*
Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d’avance ce qu’il contiendra,
jusqu’à ce que la condition me soit donnée. Mais si c’est un impératif catégorique que je conçois, je
sais aussitôt ce qu’il contient. Car, puisque l’impératif ne contient en dehors de la loi que la
nécessité, pour la maxime, de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à
laquelle elle soit astreinte, il ne reste rien que l'universalité d'une loi en général, à laquelle la maxime
de l'action doit être conforme, et c'est seulement cette conformité que l'impératif nous représente
proprement comme nécessaire.

Il n'y a donc qu'un impératif catégorique, et c'est celui-ci : Agis uniquement d'après la maxime
qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle.

Or, si de ce seul impératif tous les impératifs du devoir peuvent être dérivés comme de leur principe,
quoique nous laissions non résolue la question de savoir si ce qu'on appelle le devoir n'est pas en
somme un concept vide, nous pourrons cependant tout au moins montrer ce que nous entendons
par là et ce que ce concept veut dire. Puisque l'universalité de la loi d'après laquelle des effets se
produisent constitue ce qu'on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la
forme), c'est-à-dire l'existence des objets en tant qu'elle est déterminée selon des lois universelles,
l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la
maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.

*
1. L’impératif hypothétique est toujours sous-tendu par une relation principe/conséquence :
“si/puisque…..alors tu dois…”. L’impératif catégorique a pour support un jugement dont la
forme est la relation sujet/prédicat : “Ce que tu dois, c’est de….”. L’impératif catégorique est
absolu, au sens où il ne dépend d’aucune fin ou condition.

2. Toutes les formulations de l’impératif catégorique doivent donc être considérées comme
des explications du même impératif, et non comme des formulations de devoirs différents.

3. Cette première formulation contient l’explication de l’exigence d'universalisation, que Kant a


déjà dégagé à partir de l’analyse de la connaissance morale commune. Ici, le philosophe
formule in abstracto ce que tout sujet moral est capable d’appliquer in concreto ( texte 4)

4. Dans cette deuxième section des Fondements, Kant clarifie encore la philosophie morale
populaire. Ces analyses gardent donc un caractère hypothétique : si notre expérience du
devoir a vraiment un sens, voici comment les exigences de l’impératif moral peuvent être
formulées. Mais Kant n’a pas encore fondé, à ce stade, la consistance réelle de notre
expérience morale, car il n’a pas montré, en particulier, qu’un agir libre était pensable pour
les hommes. Il le fera dans la troisième section (Texte 12 et 13) puis dans la Critique de la
raison pratique.

5. Se demander si les maximes sont universalisables revient bien à s’interroger sur leur
capacité à former une nature. La loi naturelle est le type de la loi morale.

L’impératif catégorique est-il sans contenu ?

C’est un reproche souvent fait à Kant, parfois en des termes caricaturaux. D’abord, il faut remarquer
que Kant assume pleinement le caractère formel de l’impératif catégorique : il ne s’agit pas de livrer
ici un corpus de préceptes éthiques, mais de dégager les exigences formelles a priori du devoir. Pour
Kant, le devoir se définit d’abord par une forme, et non par un contenu. Ensuite, il faut noter que
Kant prend tout de même soin d’illustrer son propos par des exemples. S’il est donc sans doute vrai
que l’on ne peut déduire de contenu particulier de la seule forme de l’impératif catégorique, cette
dernière agit comme un filtre qui permet de valider ou de rejeter certains contenus.

Pourquoi Kant propose-t-il plusieurs formulations de l’impératif catégorique ?

Il faut d’abord garder en tête que l’ensemble des formulations renvoient à un seul et même
impératif. On peut compter, dans le texte de Kant, une formulation primitive et génératrice, et trois
formulations dérivées de l’impératif catégorique. La formation originelle présente, de façon brute,
l’exigence formelle d’universalisation : “ Agis uniquement d’après la maxime que tu peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle”. Les trois autres, selon Victor Delbos, sont
“destinés surtout à présenter l’impératif catégorique sous forme plus proche de l’intuition et
l’application”.
Texte 11 : L’humain comme personne : la deuxième formulation de l’impératif
catégorique

Ce texte, le dernier extrait de la deuxième section des Fondements que nous lirons ici, introduit la
notion de personne, et établit le statut de fin en soi de tout être raisonnable (c’est évidemment de
l’homme qu’il s’agit au premier chef). Alors que la chose n’est qu’un moyen -substituable- et n’a
donc qu’une valeur relative, un prix, la personne est une fin en soi et a, de ce fait, une dignité. Le
nécessaire respect de ce statut de la personne débouche ainsi sur une nouvelle formulation de
l’impératif catégorique. Ce faisant, Kant introduit-il, au sein d’une morale revendiquant pourtant son
formalisme, un principe matériel ? La question est de savoir si cette nouvelle reformulation de
l’impératif découle analytiquement des précédentes (texte 10), ou si Kant ajoute ici un élément
extérieur ( le respect de l’humanité), afin de rendre l’impératif catégorique moins abstrait, plus
“incarné”, plus applicable. Nous essaierons, pour notre part, de montrer qu’un lien analytique existe
entre cette formulation et les précédentes, et donc que Kant n’ajoute aucune fin matérielle
extérieure à la formule initiale de l’impératif. Ajoutons qu’il faudra être attentif aux termes précis
choisis par l’auteur, car on ne dit pas que l’homme ne peut jamais être utilisé comme un moyen,
mais qu’il ne peut être “seulement” utilisé comme tel, et qu’il doit “toujours en même temps” être
respecté comme une fin : ces nuances sont capitales et commandent la compréhension précise du
texte et de ses implications.

*
Or je dis : l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas
simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses
actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres
êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. Tous les objets des
inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car, si les inclinations et les besoins qui en dérivent
n’existaient pas, leur objet serait sans valeur.[...]
Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont
cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et
voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des
personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à dire comme
quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par
suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect).
[...] L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien
dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et
jamais simplement comme un moyen.

1. La morale kantienne n’est pas anthropocentrique : ce n’est pas en tant qu’individu ou


membre d’une espèce que l’homme est une personne, mais en tant que sujet doué de
raison

2. Les choses ont un prix et sont remplaçables par un équivalent. La chose n’est qu’un moyen
et n’a de valeur que relative.

3. La personne est, comme être raisonnable, une fin en soi. Elle a une valeur absolue, une
dignité, parce qu’elle est douée de raison et donc autonome (elle est capable de se donner à
elle-même sa propre loi). Elle ne doit pas être utilisée seulement comme un moyen.

4. Nouvelle formulation de l’impératif catégorique. Les mots “simplement” et “en même


temps “ont leur importance. Kant ne dit pas que l’homme ne doit jamais être utilisé comme
moyen : il veut dire ici que l’homme, dans tout usage qui est fait de sa personne, doit par
ailleurs rester libre. Si un homme est mis au service d’un autre, cela doit se faire sans
asservissement. En insistant sur le respect de la dignité de la personne, Kant n’introduit-il
pas dans l’impératif catégorique une fin matérielle, une dimension qui ne serait pas
analytiquement incluse dans la première formulation ? (texte 10). En d’autres termes : Kant
renonce-t-il ici à son formalisme strict ? Non, car la fin dont il est question ici n’est pas une
fin à réaliser mais une fin à respecter. Elle fonctionne négativement : elle pose, si l’on peut
dire, un interdit catégorique (l’humanité est ce contre quoi je ne peux agir). Enfin, on l’a vu
(texte 2), le respect est ce sentiment que la loi éveille en chacun, et qui lui révèle sa
destination d'être raisonnable et moral. Or, c’est au fond la même chose que je respecte en
l’autre : son appartenance à la communauté des êtres raisonnables, sa destination d'être
moral, sa capacité d’autonomie.

Qu’est-ce qui fait la dignité de la personne ?

La personne humaine se caractérise par son aptitude à poser des fins, par sa capacité à accéder à
l’universel. Toutes ces caractéristiques renvoient évidemment à son statut d'être rationnel. Par
différence avec le chose, qui n’est qu’un moyen et n’a donc pas de dignité (mais seulement un prix),
la personne est une fin en soi. C’est en ce sens que la morale a pour idée régulatrice “un règne des
fins”, entendu comme “l’association des gommes sous les seules lois de la vertu”.
LEXIQUE

A posteriori : ce qui dépend ou provient de l’expérience sensible

A priori : ce qui est indépendant de toute expérience

Asstécisme : attitude qui consite à rejeter les corps et affects qui s’y rapport, afin de libéter l’esprit

Autonomie : caractère de la volonté qui se détermine en vertu de sa propre essence, c’est-à-dire qui
ne se soumet qu’à la loi de la raison pratique, indépendamment de tout mobile sensible (antonyme :
hétéronomie)

Bonne volonté : intention qui n’est déterminée objectivement que par la loi morale et,
sujectivment, par le respect pour cette loi

Déontologique : Qualifie une morale centrée sur la notion de devoirs inconditionné ou de principes
intangibles (généralement opposé à l’adjectif conséquentialiste)

Expérience : matière première de la connaissance du réel, fournie par la sensation. Pour Kant, “si
toute notre connaissance début avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de
l’expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fut un composé de
ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre pouvoir de connaître [...] produit
lui même".

Hétéronomie : l’état de la volonté lorsqu’elle n’est pas déterminée exclusivement par la loi morale de
la raison pratique, mais par des principes qui la font dépendre d’objets extérieurs ou des fins
matérielles. Elle signifie donc souvent l’assujettissement coupable à l’égard des mobiles sensibles.

Impératif catégorique : Seul l’impératif moral à proprement parler, il ordonne sans condition une
action comme bonne en soi et nécessaire pour elle même : il concerne, non la matière de l’acte ou
son résultat, mais sa forme, c’est-à-dire son rapport à une exigence d’universalisation

Impératif hypothétique : Impératif dont l’ordre est subordonnée à une fin matérielle possible ou
réelle : l’action n’est commandée que comme moyen en vue d’une fin préalablement posée. C’est le
cas des impératifs techniques (ou règles d'habileté) ainsi que des impératifs pragmatiques (ou
conseils de prudence).

Impératif pragmatique : impératif hypothétique relatif à la recherche du bonheur

Inclination : tout désir ou penchant éprouvé pour un objet sensible

Maxime : la règle de conduite qu’un individu adopte pour accomplir son action. Sa valeur morale se
mesure à sa possibilité d'être universalisée, c’est-à-dire adopté par tout sujet raisonnable

Prudence : sagacité dans le choix des moyens adéquats à la poursuite du bien être

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