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IPC—FACULTÉS LIBRES DE PHILOSOPHIE ET DE PSYCHOLOGIE

70 AVENUE DENFERT-ROCHERAU
75014 PARIS

L’ALTÉRITÉ DU BIEN EN ÉTHIQUE

Guilhem WEISER

TRAVAIL ENCADRÉ DE RECHERCHE (TER)


3° ANNÉE DE PHILOSOPHIE—SEMESTRE 2

ANNÉE UNIVERSITAIRE 2018-2019

Recherche poursuivie sous la direction de


Robin GALHAC

Devoir remis le

!1
Au terme de cette première partie, il apparait que l’articulation entre le bien et
autrui est éminemment problématique. Emmanuel Kant a posé le rapport à autrui à
partir de la raison du sujet. Cette raison émet une loi universelle qui commande mon
rapport à tout autre sujet rationnel. Et c’est l’obéissance à cette loi qui est la bonté
comme qualification de la volonté. Cet autrui abstrait ne doit pas être un bien pour le
sujet. Tandis que pour John Stuart Mill autrui comme somme des sensibilités, est le bien
suprême, architectonique. Nous avons vu que cette qualification d’autrui à partir de
l’état du sujet aboutissait logiquement à la conclusion de Sartre, où autrui est une
menace qui objective le sujet. Mais cette conclusion entre en conflit avec ce désir
d’absolu en l’homme. Ce désir inconditionné que l’on retrouve aussi et surtout dans les
rapports interpersonnels, comme cela est souligné finement dans l’analyse sartrienne. Il
parait donc capital de s’interroger ainsi : autrui peut-il être pour le sujet une norme du
bien, au delà du sujet lui-même ?

En premier lieu, il apparait que le sujet comme tout être fini est limité par une
essence qui est responsable de son existence. L’homme comme être partiellement
matériel voit son essence prendre le titre de nature : « la nature est un certain principe, à
savoir une cause du fait d’être mû et d’être en repos pour ce à quoi elle appartient
immédiatement par soi et non par accident 1. ». Cette nature expérimentée
communément par le mouvement et ancrée dans le langage, est donc ce qui oriente
fondamentalement le sujet. Tout ce qu’il fait, désire, accomplit reste spécifiquement
marqué par ce principe intrinsèque. Les facultés qui lui sont propres : connaissance et
amour spirituel, sont en vertu de cette nature. L’homme ne semble donc dans cette
perspective pas pouvoir se soumettre à une norme qui soit au-delà de sa nature, de son
essence. Et relativement à cette nature, il semble préférable de d’opter pour la notion de
personne ou substance individuée de nature rationnelle, comme sujet de l’éthique plutôt
que celle plus équivoque de sujet.

1 ARISTOTE, Physique II, 1, 192b, traduction de Pierre PELLEGRIN, Paris, Garnier Flammarion, 2002, p.

116.

!2
Il faut également noter que l’amour de soi est premier génétiquement, c’est à dire
qu’il est fondamental dans le développement de la personne. En effet l’homme en tant
que vivant est fondamentalement auto-centré, il est d’abord orienté par sa nature à sa
conservation en tant qu’individu. Et nous le constatons bien dans le développement de
l’enfant, un long et douloureux travail est nécessaire afin que l’enfant commence à se
décentrer de lui-même pour intégrer dans son vouloir l’existence d’autres personnes.
C’est à partir de cet amour de soi que la personne peut ou non diriger ce dynamisme de
la volonté vers un autre. C’est ce à quoi semble renvoyer la notion d’“autre“. En effet le
référentiel qui situe l’“autre“ c’est “soi“. Et l’on ne dit pas autre chose lorsque l’on
affirme que l’éthique vise la réalisation d’un bien immanent à la personne. L’ « 𝜀𝜌𝛾𝜊𝜈 » ,

ou finalité propre de l’homme lui est indiqué par son « 𝜀𝜈𝜏𝜀𝜆𝜂𝜒𝜀𝜄𝛼 » ou réalisation

substantielle. Cette acte premier est fondamentalement responsable des diverses


actualisations ou « 𝜀𝜈𝜀𝜌𝛾𝜀𝜄𝛼𝜄 » de la « 𝜍𝜛𝜂 » en tant que tendances vitales communes à

tous les membres de l’espèce. Cette tendance vers sa fin l’homme ne la choisit pas mais
la reçoit. Ainsi, cette tendance de l’homme vers sa fin, ou bien architectonique qui
ordonne tous les autres, semble ainsi avoir une cause immanente et non extrinsèque
comme ce serait le cas si le bien architectonique était une autre personne. Ce bien
architectonique est le bonheur « quel est de tous les biens réalisables celui qui est le
Bien suprême. Sur son nom, en tous cas, la plupart des hommes sont pratiquement
d’accord : c’est le bonheur2, ». Le bonheur comme « 𝜀𝜌𝛾𝜊𝜈 » de l’homme semble pour

la personne la norme ultime du bien. Cette norme est inscrite en lui, et semble
conditionner les rapports avec autrui :

Si donc nous avons eu raison de dire que l’ami désire du bien à son ami en vue de cet ami
même, celui-ci devrait demeurer ce qu’il est, quel qu’il puisse être, tandis que l’autre
souhaitera à son ami seulement les plus grands biens compatibles avec la persistance de sa
nature d’homme. Peut-être même ne lui souhaitera-t-il pas tous les plus grands biens, car
c’est surtout pour soi-même que tout homme souhaite les choses qui sont bonnes 3.

Les choses ainsi posées, il semble que l’autre ne peut être pour la personne un bien au-
delà d’elle-même. Puisqu’elle ne semble être un bien que relativement à la nature de la

2 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, livre I, 2, traduction de Jules TRICOT, Paris, Vrin, 1990, p. 42.
3 ARISTOTE, op. cit., livre VIII, 9, p. 433.

!3
personne et donc au bonheur, ainsi qu’aux dispositions du sujet. Dispositions résultants
de la coutume ainsi que de la vertu de la personne. En conséquence, même dans une
amitié vertueuse, qui semble être la plus haute forme de relation interpersonnelle, la
personne ne cherche le bien de l’ami qu’à condition que ce bien conserve ou
approfondisse la relation. Et ainsi c’est son bien propre qui reste la mesure du bien que
peut être l’ami. L’ami n’est donc pas, sous ce rapport, un bien au-delà de la personne
elle-même.

Mais il convient aussi, dans un deuxième moment, de faire droit à ce désir


d’absolu présent en l’homme, et pour cela d’analyser l’ordre des facultés proprement
humaines. Nous rejoignons l’être par notre connaissance qui nous fait nous approprier la
chose en la respectant, ainsi que par l’amour qui nous met en sa présence, nous fait
tendre vers elle. Par conséquent, si notre intellect a pour objet l’être en tant que connu
ou vrai ; notre volonté tend librement à l’être en tant que désiré ou au bien pris
absolument. Donc notre intellect tend toujours à un quelconque vrai et notre appétit
spirituel à un quelconque bien comme Aristote le rappelle au commencement de
l’éthique à Nicomaque 4. Mais ces déterminations, ces objets formels de nos facultés ne
conditionnent en tant que telles à aucun objet particulier : « l’objet de la volonté est
premier principe dans le genre de la cause finale, car son objet est le bien, sous lequel
sont comprises toutes les fins, comme sous le vrai, sont comprises toutes les formes
appréhendées5. ». Ainsi, si l’homme ne peut sortir de ces tendances profondes au vrai et
au bien, celles-ci ne contrarient pas une relation avec l’autre en tant que tel, mais au
contraire la permettent. En effet, l’homme comme être fini est nécessairement limité par
une essence, et cette essence qui lui donne ses orientations profondes, lui laisse malgré
tout la responsabilité de les réaliser librement. Il faut donc admettre que, la personne a
la possibilité d’orienter son appétit du bien pris absolument vers un autre, ou de le
limiter à soi.

4 Voir : livre I, 1.
5 THOMAS D’AQUIN, Questions disputées De Malo, question 6, article un, corpus.

!4
De plus, comme cela est indiqué dans l’éthique à Nicomaque, le bien puisque il
est l’être comme désiré se hiérarchise de la même façon :

Or le Bien s’affirme et dans l’essence et dans la qualité et dans la relation ; mais ce qui est
en soi, la substance, possède une antériorité naturelle à la relation […]. En outre, puisque le
Bien s’affirme d’autant de façons que l’Être (car il se dit de la substance, par exemple Dieu
et l’intellect, dans la qualité comme les vertus, dans la quantité comme la juste mesure,
dans la relation, comme l’utile, dans le temps, comme l’occasion, dans le lieu, comme
l’habitat et ainsi de suite)6,

Et donc c’est la cause la plus radicale d’existence, à savoir la substance, qui est le plus
grand bien. Et celle-ci sera d’autant plus un bien qu’elle est parfaite. Or la personne
humaine comme substance individuée de nature rationnelle, possède une grande
perfection du fait de ses capacités spirituelle de connaissance et de désir. Ces capacités
rendent la personne supérieure aux autres êtres naturels. La personne a donc une
individualité très précieuse et mérite même un nom, qui signifie la perfection de cet
individualité. Et ces facultés spirituelles, comme notre expérience l’atteste, permettent
de rejoindre l’autre personne indépendamment des conditionnements du sujet.
« L’amour enveloppe notre intelligence et prend possession de toutes nos forces vives,
de sorte qu’il nous permet de toujours dépasser nos conditionnements et nos limites :
c’est notre amour spirituel7. ». L’amour spirituel comme acte de l’esprit dépasse donc
les limites du sujet de cet amour. Et cela est permis seulement par un bien substantiel et
spirituel. Ainsi du point de vue de nos facultés, l’autre semble pouvoir être une norme
du bien au-delà du sujet lui-même.
Examinons désormais les modalités de cette norme du bien que peut être l’autre,
ce qui permettra de saisir sous quel rapport il l’est effectivement et sous quel rapport il
ne l’est point. Mais il convient tout d’abord de préciser et hiérarchiser les sens du mot
autre, de l’altérité spécifique. Le mot autre s’emploi le plus adéquatement pour désigner
un individu de l’autre espèce naturelle qui divise le genre, puis d’un autre individu de la
même espèce8. Ainsi l’autre, autre personne dans le grand genre des personnes, dont la
définition indique qu’il n’est pas limité à l’espèce humaine, est a fortiori une norme du

6 ARISTOTE, op. cit., Livre I, 4, p. 50.


7 Marie-Dominique PHILIPPE, De l’amour, Paris, Mame, spiritualité, 1993, p.223.
8 Voir : ARISTOTE, Métaphysique, livre iota, traduction de Jules TRICOT, Paris, Vrin, 2000, p. 101.

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bien au-delà du sujet lui-même puisqu’elle est un bien au-delà de sa nature. Mais ce qui
est le plus adéquat en soi est pour le sujet la dernière chose réalisée dans l’ordre
génétique, comme dans l’ordre de l’intelligence. En effet, l’homme dans son enquête
sur l’être va des effets aux causes, du confus au distinct. L’autre est donc premièrement,
dans l’ordre chronologique pour l’homme, une personne humaine distincte du sujet.
C’est à cet endroit qu’il est nécessaire de distinguer les deux types d’intentionnalité que
l’on retrouve dans l’intelligence et la volonté. Si dans l’ordre de l’intelligence le “soi“
est connu à partir de l’“autre“, nous retrouvons l’ordre contraire pour la volonté qui
aime le “soi“ avant d’aimer l’“autre“ : « L’amour de soi est premier parce que notre moi
personnel est notre bien spirituel le plus proche ; tandis que la connaissance de l’autre
est première parce que notre moi personnel n’est pas ce qui nous est le plus
immédiatement intelligible9 . ». En effet, si la première chose à connaitre, pour le sujet,
c’est le monde qui l’entoure, le premier des biens qui lui est offert d’aimer c’est sa
propre existence. Génétiquement, donc, dans la première étape du développement de la
personne, c’est le “moi“ qui est la norme absolue du bien. Mais le plein déploiement du
“moi“ ou des capacités de la personne exige qu’un autre devienne la norme du bien. La
perfection du “moi“ requiert donc paradoxalement que ce “moi“ accepte d’être dépassé,
dans la hiérarchie des biens, par une autre personne qui devient ainsi la norme du bien
au-delà du sujet lui-même. Autrement dit l’ « 𝜀𝜌𝛾𝜊𝜈 » de l’homme semble, sous ce

rapport, consister à accepter d’être relativisé ou dépassé par l’autre dans une amitié ; au-
delà donc de son « 𝜀𝜌𝛾𝜊𝜈 ». Cet aspect paradoxal de l’analyse s’explique par les deux

exigences de la volonté : immanente et transcendante10. D’une part la volonté doit


contribuer comme toute faculté à perfectionner le sujet. D’autre part elle est un appétit
du bien pris absolument qui ne peut “s’assouvir“ que dans un bien suffisamment
consistant : substantiel et spirituel : « Lorsqu’on désire quelqu'un en tant qu’un bien
pour soi, il faut vouloir que la personne désirée soit véritablement un bien, afin qu’elle

9 Marie-Dominique PHILIPPE, « L’amour de soi : obstacle ou moyen privilégié de la rencontre avec


l’autre ? », 1986, p.24.
10 Voir : Ibid., p.24.

!6
puisse être réellement un bien pour celui qui la désire 11. » Ce qui résout le problème
posé par le bien éthique immanent au sujet, qui semblait s’opposer à ce que l’autre soit
un bien transcendant le sujet.
L’autre, dans la relation d’amitié, est participant avec le sujet d’un bien commun
qui les dépasse tous deux. Chacun des deux amis désirant le bien de l’ami par le bien de
la relation et l’existence de l’ami est elle-même un bien : « de même pour chacun de
nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui
[l’homme vertueux] au même degré, ou à peu de chose près, l’existence de son ami12. »
Le bien de cette relation est plus excellent encore que le bien des deux sujets pris
isolément. Le bien du tout a effectivement une plus grande perfection que le bien des
parties. Cet amour d’amitié possède une perfection qui dépasse les deux sujets :
« Numériquement et psychologiquement, il y a deux amours, mais ces deux faits
psychologiques distincts s’unissent et créent un tout objectif, en quelque sorte un seul
être où deux personnes sont engagés13. ». Les amis possèdent donc un bien commun qui
les dépassent et les unis, qui donne à leur amitié une dimension politique « Toutefois, il
est clair que l’amour n’est pas unilatéral par nature, mais qu’il est au contraire bilatéral,
qu’il existe entre les personnes, qu’il est social. Son être, dans sa plénitude, est
interpersonnel et non pas individuel14. ». C’est ainsi cette dimension transcendante de la
volonté qui s’épanouit dans l’amitié et qui donne toute sa noblesse à la politique.
Pour le sujet l’ami est un bien en lui-même et pour lui-même, cette position lui
permet d’être un bien qui transcende le sujet. En effet, c’est dans la relation à l’ami que
le sujet découvre la norme ultime du bien qu’il ne peut acquérir seul. C’est sous ce
rapport que l’autre peut être la norme du bien au-delà du sujet lui-même, puisqu’il
découvre dans l’ami un bien consistant qui lui révèle son propre bien tout en le
réalisant. Cette norme ultime, qui fonde l’éthique puisqu’elle le bien qui intègre tous les
autres biens, le sujet ne peut la découvrir par son seul effort réflexif. C’est en ce sens

11 Karol WOJTYLA, Amour et responsabilité, Paris, parole et silence, 2013, p.59.


12 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, livre IX, 10, p. 500.
13 Ibid., p. 61.
14 Ibid., p. 61.

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qu’elle peut être dite au-delà de lui. Précisons notre propos : l’autre n’est un bien fin que
si il est lui-même en acte. Du point de vue de son être premier ou substantiel évidement,
et du point de vue de l’acte second ou de la vertu. Seul l’être peut-être désiré et le vice,
sous ce rapport métaphysique représente un non-être. De cette manière l’ami représente
donc d’avantage un bien que les autres personnes. Puisque dans une amitié vertueuse
l’ami est vertueux et permet au sujet d’être d’avantage vertueux, et devient par là
d’avantage vertueux. C’est donc sous ce rapport qu’il est un bien au-delà du sujet lui-
même et source d’un bien plus grand encore.

Il nous faut désormais nous pencher, dans un troisième moment, sur la croissance
et la nature de l’amour. Il est nécessaire de bien distinguer celui pour qui l’autre est un
bien au-delà du sujet lui-même et celui pour qui cela n’est pas le cas. En effet, nous
l’avons saisis le bien est aussi équivoque que l’être, il peut donc concerner aussi bien le
désir de l’aliment que l’amitié parfaite. Si évidement le niveau de décentrement exigé
par l’amour d’amitié ne peut concerner que la volonté, celle-ci ne se dirige pas toujours
vers une amitié parfaite. Notre volonté est un appétit du bien pris absolument, elle ne
peut se déployer que vers des biens existants qui assumeront ce désir. Ce désir doit
s’exprimer et il s’exprime toujours dans un bien qu’il lui correspond ou non.

Quant au désir non naturel, il est absolument infini. En effet, il procède de la raison, comme
nous l’avons dit, et le propre de la raison est d’aller à l’infini. De sorte que celui qui
convoite les richesses, peut les convoiter non pas jusqu’à telle limite déterminée, mais pour
être riche de façon absolue autant qu’il est en son pouvoir. […] Le désir de la fin est
toujours infini15.

Ainsi notre volonté peut se porter vers des biens tout à fait inconsistants étant donné sa
nature. Ces choses comme l’argent qui ne peuvent ontologiquement assumer la charge
de fin architectonique, sont pourtant prises comme telles. Ce bien architectonique choisi
par la personne sera toujours la norme ultime du bien pour la personne. Néanmoins, cela
est pour nous un signe que la personne, de par la nature de sa volonté, cherche une
norme du bien au-delà de tous les conditionnements. Puisqu’elle peut se rendre esclave
d’un bien qui lui est nettement inférieur. Cela doit nous pousser à examiner d’avantage
encore le développement de notre volonté pour saisir les conditions d’un amour

15 THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, Q. 30, a. 4, corpus.

!8
dépassant le sujet. Comme l’amour de soi ou le désir du bonheur, exige de lui-même et
pour lui-même d’être dépassé par l’amour d’une personne en tant que telle, on peut
donc distinguer deux attitudes de la volonté. Un “moi-limite“ qu’est ce désir de bonheur
qui peut se replier sur lui-même avec un bien inadéquat, ainsi qu’un “moi-personnel“
qui est ce désir pleinement accompli et dépassé dans une amitié parfaite.

Car tant que l’autre n’est saisi qu’à partir du moi, il est saisi dans l’immanence de notre
moi, dans son prolongement. L’autre, alors, n’est qu’une occasion de développer le moi. On
s’en sert pour revenir sur soi. Ce n’est pas le véritable amour de l’autre. Car pour qu’il y ait
un véritable amour de l’autre, il faut que celui-ci soit découvert dans sa propre
transcendance et aimé dans sa propre bonté. À ce moment, on découvre que l’amour de soi
ne peut être ultime dans l’ordre de l’amour. Par le fait même, le véritable amour de soi
demande d’être dépassé dans l’amour de l’autre dans sa transcendance. De plus, on
découvre aussi que le véritable amour de soi demande que le moi-limite soit tout ordonné
au moi-personnel. Autrement dit, il faut toujours que, profondément, l’amour de notre moi-
ouvert assume notre moi-limite, pour que notre amour de nous-même demeure vrai et soit
capable de s’achever dans l’amour de l’autre16.

Ainsi notre désir du bonheur, pour demeurer réaliste doit accepter d’être dépassé et
assumé par un bien plus grand que lui. Pour se réaliser parfaitement, il exige de lui-
même d’être relativisé et intégré par un bien qui le dépasse. Il est de plus capital pour le
développement de la personne qu’elle puisse connaitre et aimer des personnes
vertueuses, pour que par mimétisme elle le soit elle-même. Mais il faut du temps et
beaucoup d’efforts pour que l’autre devienne une norme au-delà du sujet lui-même. On
ne peut, en effet, désirer un bien dont on a pas connaissance. Il faut donc que le bien de
la personne apparaisse à l’enfant et à l’adolescent pour que celui-ci le désire et le
réalise. Ce cas permet d’illustrer le moment où le sujet accepte d’être dépassé par le
bien. Si l’enfant ou l’adolescent est, dans un premier temps, attiré par la vertu qu’il
observe c’est seulement en tant que ce bien convient ou satisfait son “moi-limite“
conditionné. Puis en cherchant à satisfaire ce désir, il s’aperçoit que celui-ci exige de lui
son consentement à la reconnaissance de la transcendance du bien. Nous voyons ici une
double nécessité, pour l’éthique, d’un dépassement du sujet par un amour spirituel.
L’éthique est fondée sur le donné de la fin ou désir du bonheur, qui ne se réalise que
dans l’amitié représentant le niveau ultime de la conduite de la vie. Nous constatons là
que le fondement de l’éthique n’est assumé et compris que dans le niveau ultime. Mais
nous constatons également que génétiquement le développement de la personne, du

16 Marie-Dominique PHILIPPE, op. cit., p.25.

!9
point de vue moral, se réalise nécessairement par la transition entre un “moi-limite“ et
un “moi-personnel“.
Il reste encore une condition de la transcendance du bien laissée en suspens
lorsque le bien commun des amis a été évoqué et qui peut désormais être traité. Cette
condition se manifeste dans la forme la plus parfaite d’amitié, à savoir l’amour sponsal,
mais on la retrouve dans toute forme d’amitié. Il s’agit du don de soi. « Selon le
principe de la réciprocité, deux dons de soi, celui de l’homme et celui de la femme, s’y
rencontrent, qui, psychologiquement, ont une forme différente, mais ontologiquement
sont réels et “composent“ ensemble le don de soi réciproque17 . ». Pour que les amis
aient réellement accès à un bien commun qui les transcende tous deux mais qui a ses
racines en eux, il leur est nécessaire d’accepter le don de l’autre et de se donner à leur
tour. « La réciprocité est quelque chose d’essentiel à l’amour humain, parce que
précisément, si l’amour exige de nous un dépassement vers l’autre, notre bien, il nous
maintient dans un accueil profond et radical à son égard18. ». Pour participer de ce tout
objectif, il leur faut accepter que l’autre fasse dépendre sa perfection propre de leur
personne et qu’ils fassent de même en retour. Ainsi les amis par l’attrait du bien se
relativisent réciproquement au profit de celui-ci. C’est là la raison profonde de leur
communion de volonté. Ce don réciproque si il porte le sujet vers un bien transcendant,
il ne l’aliène ni ne le dissous car la réception du don de l’autre le charge d’une grande
responsabilité à l’égard de l’autre et de son bien.

Cette exigence du don de soi introduit un nouveau problème à résoudre lié à la


structure de nos facultés. En effet, lorsque notre volonté désire s’unir à un bien spirituel
et substantiel ; notre raison reste cantonnée au commun des divers niveaux de réalité, et
à l’ordre qui y préside. Or l’acte le plus parfait puisque le plus postérieur dans le
devenir, c’est l’existence qui est toujours singulière. Et ce bien qu’elle ait une
communauté de nature semblable à d’autres réalités. Pour que l’intelligence demeure
réaliste, il lui faut donc quitter la discursivité qui l’amène au seuil de l’existence saisie

17 Karol WOJTYLA, op. cit., p. 73.


18 Marie-Dominique PHILIPPE, De l’amour, op. cit., p. 224.

!10
directement à partir de l’expérience. L’intelligence visant le vrai, elle ne peut donc que
tendre à une substance singulière.

Mais encore une fois, comprenons que notre intelligence n’est pas faite pour saisir ces
concepts et les mettre en relation les uns avec les autres. Elle a une toute autre grandeur.
Elle est faite pour saisir la réalité existante telle qu’elle est, en tant qu’autre. Et l’autre au
sens fort, c’est toujours une personne. Si donc l’intelligence est faite pour la vérité, c’est en
étant toute entière tournée vers l’autre19.

Mais par ses propres forces elle ne peut saisir l’autre dans sa singularité, mais seulement
dans ce qu’il a de commun avec les autres substances. Pour demeurer réaliste donc, elle
doit perdre la maîtrise de son objet, en étant soutenue par l’appétit du bien substantiel.
La personne dans l’exigence du vraie, épaulée par l’appétit du bien renonce à posséder
un concept distinct ou un schème adéquat. C’est là la preuve la plus significative du fait
que l’autre peut être une norme du bien au-delà du sujet lui-même, puisqu’il le pousse à
abandonner sa dernière sécurité : la maîtrise de son intelligence. Nous pourrions opérer
une distinction analogue à celle des deux aspects du “moi“ (moi-limite, moi-personnel),
pour ces deux moments de la vie de l’intelligence. L’autre devient ainsi pour la personne
un mystère, elle ne peut donc pleinement le saisir tout en cherchant à le connaitre, mais
doit l’aimer. Cette analyse nous manifeste également que l’autre est aussi pour la
personne un bien consistant, puisqu’il intègre l’affectivité et unifie les deux facultés
spirituelles en un même acte.

Quand l’intelligence cherchant la vérité se trouve face à une personne humaine, elle saisit
alors la réalité la plus parfaite qu’il lui soit donné d’expérimenter, et elle comprend qu’elle
ne peut la saisir pleinement qu’en l’aimant. L’intelligence se soumet à un réalisme nouveau,
celui du bien ; le bien, suscitant l’amour, ne peut être parfaitement saisi que par et dans
l’amour 20.

Une analyse approfondie sur l’altérité du bien et sur sa transcendance ne peut


évidement ignorer la question de Dieu. Et cela peut être abordé, en lien avec notre
propos, simplement à partir de la relation avec l’autre en tant que personne offerte à
notre expérience, donc humaine. L’autre dont l’existence est la dernière actualisation, et
donc la plus grande perfection en tant qu’actualisation de son essence. Cette existence
commune à tous les êtres a donc une cause commune, qui comme cause doit posséder

19 Ibid., p. 161.
20 Ibid., p. 169.

!11
l’acte qu’elle transmet, elle est donc acte pur. Cet acte est l’origine de tous les actes que
nous expérimentons et plus particulièrement encore de ceux des personnes. Les
personnes humaines reçoivent leur forme directement de Dieu. En effet, si pour
l’ensemble des êtres de la nature leur forme est éduite de la matière par l’action du
moteur naturel ; l’homme a une âme qui possède des puissances spirituelles et qui donc
ne peut être tirée de la puissance de la matière. Elle est donc créée par Dieu, tout en ne
se comprenant pas autrement que comme la réalisation d’un corps. Cette substance
singulière est tellement parfaite qu’elle mérite le nom commun de personne et un
prénom. Nous avons ici le point éminent du dépassement du sujet par l’amour.
L’homme qui s’accomplit librement perçoit nettement qu’il a reçu cette nature et cette
existence de Dieu pour le rejoindre, au plan naturel, selon deux modalités : la vision de
sagesse et l’amitié. Le sage rejoint Dieu à partir de l’ordre qu’il contemple dans le
cosmos et participe ainsi, de manière limitée à la vie divine. Cela lui est possible par
l’amour de la vérité. Dans l’amitié, l’autre ayant une consistance ontologique qui nous
dépasse et qui participe de Dieu, tout en étant limité fait signe vers son principe : « tout
être désire Dieu, non pas certes selon qu’on Le considère dans sa nature, mais dans ses
ressemblances ; car rien n’est désiré et même rien n’est connu qu’à la condition d’avoir
une similitude 21. » Perfectionner sa nature dans une amitié parfaite c’est donc pour la
personne une communion de vouloir avec son créateur. Et comme le bien est relatif à
l’être, Dieu étant l’être dont toute l’essence est d’exister, autrement dit acte pur, il est
donc le bien absolu. Le plein déploiement de la volonté passe donc par l’amour de son
principe qui passe par la réception du don qui lui est fait et par la réponse du don de soi.
Et ce bien qui dépasse absolument le sujet permet de donner une portée toute nouvelle à
l’amitié parfaite entre personnes humaines :

C’est le trait “divin“ de l’amour. En effet, lorsqu’un homme veut pour un autre le bien
infini, il veut pour lui Dieu, car Lui seul est la plénitude objective du bien et Lui seul peut
en combler l’homme. Par son rapport au bonheur, c’est-à-dire à la plénitude du bien,
l’amour humain frôle en quelque sorte Dieu 22.

21 THOMAS D’AQUIN, Commentaire des sentences, Lib. 1 d. 3 q. 1 a. 1 ad 1, traduction de Enrique

ALARCON, http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/SENTENCES1.htm#_Toc516173586,
[consulté le 23/03/2019].
22 Karol WOJTYLA, op. cit., p. 103-104.

!12
Enfin, puisque la vérité est aussi la solution des doutes il nous faut donc résoudre
ceux qui ont été suscités par notre première partie. Si Emmanuel Kant touchait quelque
chose de notre volonté par la soumission à la loi morale inconditionnée. Il ne pouvait
saisir tout le commun que l’expérience morale humaine contient, du fait de la limite
gnoséologie qu’il s’était imposé dans la Critique de la raison pure. En effet, si il y
remarque que notre connaissance dérive toute entière de l’expérience, il cherche à la
fonder par un travail discursif. Ce qui ne peut que le conduire à nier —pour l’homme—
la capacité d’atteindre à partir de ce que nous percevons l’être des choses. Mais au
contraire, le penseur de Königsberg estime que nous conditionnons à ce point ce que
nous percevons et ce que nous en disons que les choses en soi nous sont inaccessibles.
Dès lors nous comprenons que ne pouvant être en contact avec l’autre tel qu’il est, il lui
est impossible d’être une norme du bien au-delà du sujet lui-même. De plus, il
n’accorde qu’à la sensibilité la propriété de désir, il n’en peut donc découler un appétit
du bien pris inconditionnellement. Nous avons le même problème chez Mill. Ainsi donc
pour Kant être attiré par le bien c’est se laisser guider par sensibilité plutôt que par sa
raison et donc ne pas être libre. Or si l’on accepte de ne pas avoir une initiative absolue
sur la vie de notre esprit, si donc nous faisons droit à ce désir du bien absolu, alors on
assiste à une croissance de la liberté. En effet, la volonté qui acquiert la vertu d’amour
en répétant des actes d’adhésion à un bien substantiel et spirituel, devient d’avantage
libre ; c’est à dire capable de poser ces actes qui lui appartiennent en propre : « Or le
choix amical porte sur la personne elle-même, et c’est dans ce choix amical, qui peut
toujours s’intensifier, que nous saisissons pleinement et explicitement la liberté à
l’intérieur de l’amour spirituel 23. »
Nous pouvons également répondre aux doutes suscités par notre enquête de la
confrontation entre l’utilitarisme et le déontologisme de Kant. Kant comme Mill, en
effet, étaient contraint d’admettre que l’autre ne peut être une norme du bien pour le
sujet, au-delà du sujet lui-même, puisqu’ils posaient la raison comme source de la
moralité. En ignorant ainsi l’appétit du bien pris absolument, le fondamental comme

23 Marie-Dominique PHILIPPE, De l’amour, op. cit., p. 183.

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l’ultime de la moralité étaient réduits au conditionnement de la raison édictant une
norme. Mais il n’est pas besoin d’hypostasier le sentiment de bien-être, comme le faisait
Mill avec le bonheur commun, pour faire droit au désir de bonheur tout en respectant
l’autre. C’est justement notre désir de bonheur qui pour demeurer réaliste exige d’aimer
l’autre, plus encore que de le respecter. Cela seul permet d’unifier toutes les dimensions
de l’acte moral humain : l’intention, la matière et les circonstances. L’intention restant le
bien pris absolument, la matière étant une personne, et les circonstances : telle personne.
Cela seul permet de sortir de la dualité entre une sensibilité captatrice et une raison
tyrannique et inefficace. Lorsque la moralité n’est pas issue de la saisie d’une dimension
du sujet qui est extrapolée en niant toutes les autres, il est alors possible de sortir du
dualisme moral. Et ainsi avec un amour dirigé vers un bien consistant, qui intègre la
sensibilité et l’intelligence, la critique nietzschéenne d’une pathologie de la vie n’a plus
prise puisque nous avons là le sommet de la vie humaine qui ne méprise pas le désir le
plus puissant. C’est également une réponse à la détresse sartrienne puisque sortant d’une
herméneutique des textes, nous étudions l’homme dans ce qui est saisi communément
de ses dynamismes fondamentaux. Et ces dynamismes fondamentaux réfèrent d’eux-
mêmes à leur origine, ce qui évite de s’arrêter sur leurs limites intrinsèques :

Oubliant l’amour créateur qui fait surgir du néant son pur effet d’amour, on ne regarde plus
que la limite fondamentale de cet effet : le néant. Évidemment, un tel regard sur soi ne peut
plus permettre un véritable amour de soi. On tombe alors dans le désespoir ou la haine —
désespoir si l’on ne regarde plus que cette impuissance radicale en laquelle on est, haine si
l’on reconnaît cette impuissance comme une dépendance radicale à l’égard d’un autre,
dépendance que l’on ne peut tolérer. Il faut alors s’anéantir, ou anéantir l’autre. Mais ce
désespoir et cette haine ne dévoilent-ils pas un premier amour qui fondamental qui a
comme avorté, face à la connaissance de cette limite inexorable du néant24 ?

Pour conclure notre réflexion, nous pouvons affirmer que si le bonheur semble
exclure l’autre comme norme ultime du bien, il n’en est rien en réalité. Nous avons
constaté que ce désir du bonheur exigeait de par sa nature d’être réalisé dans une amitié
parfaite. Cette amitié exige des amis l’accueil du don de l’autre et le don de soi en
retour. Ce don mutuel attire les amis vers un bien commun plus parfait que leur bien
propre. La perfection de ce bien exige qu’ils quittent leur maîtrise discursive et leur

24 Marie-Dominique PHILIPPE, « L’amour de soi : obstacle ou moyen privilégié de la rencontre avec

l’autre ? », op. cit., p. 30.

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permet de découvrir en Dieu un vrai bien absolu qui les dépasse infiniment. Cette
découverte donne alors une autre portée à leur amitié. Cette vision unifiée a permis
d’intégrer tous les éléments mis en valeur par les auteurs étudiés dans notre partie
dialectique, et de répondre aux doutes qu’ils suscitaient. Nous pouvons voir dans la
prière de saint Nicolas de Flüe un archétype de ce qu’est la norme du bien au-delà du
sujet lui-même : « Seigneur écartez de moi tout ce qui m’éloigne de vous. Donnez-moi
tout ce qui me rapproche de vous. Donnez-moi de toujours m’écarter de moi-même pour
toujours me rapprocher de vous. »

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BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires :
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, traduction de Jules TRICOT, Paris, Vrin, 1990.

ARISTOTE, Physique, traduction de Pierre PELLEGRIN, Paris, Garnier Flammarion,


2002.

ARISTOTE, Métaphysique, traduction de Jules TRICOT, Paris, Vrin, 2000.

THOMAS D’AQUIN, Commentaire des sentences, traduction Enrique ALARCON,


http://www.corpusthomisticum.org/.

THOMAS D’AQUIN, Questions disputées De Malo.

THOMAS D’AQUIN, Somme théologique.

PHILIPPE Marie-Dominique, De l’amour, Paris, Mame, spiritualité, 1993.

PHILIPPE Marie-Dominique, « L’amour de soi : Obstacle ou moyen privilégié de la


rencontre avec l’autre ? », 1986.

WOJTYLA Karol, Amour et responsabilité, Paris, Parole et silence, 2013.

Sources secondaires :

MACINTYRE Alasdair, Après la vertu, Étude de théorie morale, traduction de


Laurent BURY, Paris, PUF, coll. « léviathan », 1997.

BENOIST Jocelyn, L’adresse du réel, Paris, Vrin, moments philosophiques, 2017.

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