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Christologie-1er cycle – M-C de Marliave

2020-2021

L’UNITÉ DE JÉSUS AVEC DIEU

SOUS L’ANGLE

DE SA CONSCIENCE D’ÊTRE LE FILS :

LA CONSCIENCE CHEZ KARL RAHNER (SOUS L’ANGLE DE L’UNION


HYPOSTATIQUE), LA CONSCIENCE DE LA MISSION CHEZ HANS-URS VON
BALTHASAR (SOUS L’ANGLE DE L’INCARNATION COMME MISSION).

Position du problème :

1. L’état de la question : de la « science » du Christ à la « conscience » d’être le Fils :

« Sans rien perdre en effet de ce qu’il est, le Seigneur a fait part à sa chair de tout ce qui lui appartient
[...] [La chair] est entrée en participation de tous les biens, qui est le Verbe, et elle s’est trouvée, grâce
au Verbe, la source de laquelle, grâce au Verbe, découle tout ce qui appartient au Verbe. »1

« Comme nous l’avons noté, le Fils de Dieu a pris une nature humaine complète, non seulement un
corps, mais aussi une âme sensible et rationnelle. Il devait donc posséder une science créée. » (ST III,
Q 9, a 1, c.)

Cette science créée ne pouvait pas être seulement en puissance, car dans ce cas elle aurait été
imparfaite, mais actuelle : « Il fallait donc que l’âme du Christ fût enrichie d’une science qui constituât
sa perfection propre, et par suite une science distincte de la science proprement divine. Autrement
l’âme du Christ serait plus imparfaite que les âmes des autres hommes. » (ST III, Q 9, a 1, r.)

La science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu (Dei visione vel cognitione) ; or le
Christ, même en tant qu’homme, a connu Dieu pleinement, selon cette parole de saint Jean  : « je le
connais et je garde sa parole. Le Christ possédait donc la science des bienheureux. » (ST III, Q9, a 2)

La science des bienheureux consiste dans la vision de Dieu, la science infuse dont Thomas dit qu’elle
« consiste en ce que, par le Verbe de Dieu qui lui est uni personnellement, l’âme du Christ reçoit les
espèces intelligibles de tout ce à quoi l’intellect possible est en puissance […] une science infuse qui
lui permet de connaître les choses dans leur nature propre » (IIIa Q.9 a.3), la science acquise, que l’on
acquiert selon Thomas soit par découverte propre, soit par enseignement reçu : « il revenait donc au
Christ d’acquérir la science par découverte personnelle plutôt que par enseignement reçu, étant donné
que le Christ était établi par Dieu docteur de tous les hommes. »  (IIIa Q.9 a. 4).

2. Les tensions à l’œuvre dans l’Ecriture :

Entre autorité et non-savoir :

Mc 1, 22 : Et ils étaient frappés de son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité et non
pas comme les scribes.

Mc 6, 2-3 : Le sabbat venu, il se mit à les enseigner dans la synagogue, et le grand nombre en
l’entendant étaient frappés et disaient : « d’où cela lui vient-il ? Et qu’est-ce que cette sagesse qui lui a
été donnée et ses grands miracles qui se font pas ses mains ? Celui-là n’est qu’il par le charpentier ?

Mc 13, 32 : quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni
le Fils, personne, que le Père.// Mt 24, 36.

1
LÉONCE DE BYZANCE, Contra Nestorianos et Eutychianos, II, PG 86, 1337 A, cité par Vincent HOLZER, in
« Ecriture et dogmatique, le cas exemplaire de la connaissance du Verbe incarné », Transversalités, n°86/ 2003,
note 1, p. 20.

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Mt 11, 27 : Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne
connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. // Lc 10, 22.

Lc 2, 40 : Cependant l’enfant grandissait, se fortifiait et se remplissait de sagesse. Et la grâce de Dieu


était sur lui.

Lc 2, 52 : Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes.

Chez Jean, tension entre la vulnérabilité de l’humanité de Jésus : Jn 4, 6 : Jésus, fatigué par la
marche, se tenait donc assis tout contre la source ; 11, 35 : Jésus versa des larmes (pour la mort de
Lazare) ; 12, 27 : maintenant mon âme est troublée.

Et sa connaissance de Dieu et de l’homme Jn 1, 14 ; 2, 24-25 : mais Jésus, lui, ne se fiait pas à eux,
parce qu’il les connaissait tous et n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme ; 3, 11 : en vérité,
en vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons ; 8, 26.28. J’ai sur vous beaucoup de choses
à dire et à juger. Quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme, alors vous saurez que Moi, Je suis, et
que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné.

3. Les propositions contemporaines : repenser la connaissance du Christ selon une


dynamique relationnelle (Rahner) et à partir de la catégorie scripturaire de mission
(Balthasar)
a. La vision immédiate de Dieu plutôt que la vision béatifique chez Rahner

« La réflexion christologique rejaillit sur notre conception commune des rapports du Créateur et de la
créature et fait apparaître la christologie comme la perfection spécifique de ce rapport 2.»

L’union hypostatique et la conscience du Jésus prépascal d’être le Fils

« Nous préférons visio immediata à visio beata, parce que cela exprime fe façon plus précise et plus
prudente le contenu théologiquement vraiment sûr de l’enseignement dont il s’agit ici 3. »

Il faut considérer la relation immédiate à Dieu comme la disposition ontologique fondamentale de


l’esprit de Jésus, à partir de la racine substantielle de cette psychologie de Jésus comme créature. […]
cette vision directe de Dieu, qui existe réellement, n’est rien d’autre que la conscience de Fils de Dieu,
conscience « fontale », non objectivée, qui est donnée en même temps que l’union hypostatique et
comme son constituant […] Le caractère conscient de la filiation et de « l’identité divine » (connues
non de l’extérieur comme des choses, mais de l’intérieur comme expérience de Dieu, identiquement
réalité et conscience) se situe donc nécessairement au pôle subjectif de la conscience de Jésus 4. »

Le nouveau-né dans son berceau n’a pas encore qu’une très faible conscience : il ne parle pas et n’est
pas encore capable de « thématiser » ce qui l’habite. Et pourtant, on peut et on doit dire que cet enfant
sait déjà qu’il est homme au pôle originaire de sa conscience. […] Il ne le sait pas encore sur le plan
d’une conscience réfléchie, mais il possède un savoir de lui-même qui lui appartient congénitalement
en tant qu’il est un petit d’homme5. »

b. Balthasar, la conscience de la mission :

« Où y a-t-il des travaux théologiques sur les mystères de la vie du Christ ? [...] Malgré son énorme
volume, le Dictionnaire de théologique catholique a [...] oublié un article là-dessus. Il manque encore
plus une réflexion foncière sur l’être et la signification des mystères de la vie du Christ en général,
dans la théologie actuelle6 »
2
K. RAHNER, « Problèmes actuels de christologie », ET 1, p. 134.
3
K. RAHNER, « Problèmes actuels de christologie », ET 1, p. 142.
4
K. RAHNER, « Considérations dogmatiques sur la psychologie du Christ », Exégèse et dogmatique, Paris, DDB,
1966, p.202
5
B. SESBOUÉ, Pédagogie du Christ, Paris, Cerf, 1994, p. 167.
6
Karl RAHNER, « Essai d’une esquisse de dogmatique », in ET 4, Paris, DDB, 1966, p. 22

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« L’action n’est pas racontée mais produite par les paroles. Ce n’est pas un exposé, mais l’action elle-
même qui s’extériorise par les mots. ». DD I, p. 17

[...] la mission ne se trouve pas toute déployée devant son regard ; elle doit être exécutée pas à pas
d’après l’ordre du Père (dans le saint Esprit), la phase finale décisive restant soustraite à tout pouvoir
du Fils7. »

[...] nous sommes conduits une fois de plus à parler de la « foi » de Jésus qu’au milieu de l’intuition
de sa mission il paraît posséder en face du Père. On devra se servir très prudemment du terme, afin que
ne naisse pas l’apparence que l’attitude de Jésus à l’égard du Père n’est rien de plus que l’attitude de
foi générale vétéro- et néotestamentaire vécue dans sa perfection. La différence qualitative à l’égard de
notre foi consiste en ce que nous recevons pour la première fois notre mission sur la base de notre
venue à la foi, tandis que Jésus a et est depuis toujours sa mission, et que dans sa mission, il est celui
qui est totalement abandonné et fait confiance au Père qui donne des ordres 8. »

« L’homme n’a de consistance que dans l’attachement inconditionnel à Dieu : si vous ne tenez pas à
moi, vous ne tiendrez pas” [Is 7, 9]9 . »

« [Nous ne pouvons croire] que si Jésus non seulement produit cet accomplissement [de toute
l’attitude de l’Ancien Testament] comme une cause, mais le vit lui-même à l’avance, comme une
image originelle et exemplaire, et reçoit ensuite de Dieu la puissance rédemptrice d’imprimer et
d’exprimer en nous l’image originelle qu’il a vécu 10. »

« Il faut laisser opérer en soi l’ensemble des appels de Jésus à la foi chez les synoptiques, y compris
les exigences paradoxales, d’exclure le moindre doute, d’être sûr d’être exaucé, de tout pouvoir en
Dieu et par Dieu, jusqu’à transporter les montagnes, pour soudain découvrir qu’à travers toutes ces
mots, Jésus révèle sa propre attitude, sa propre force intérieure, et les communique. C’est de la
certitude d’être toujours exaucé qu’il vit, qu’il agit et qu’il souffre ; c’est de cette force et de cet élan
[qui est] la force et l’élan de Dieu en lui, qu’il fait jaillir la foi chez les disciples 11. »

« […] la fidélité du Fils de l’homme a son Père, donnée une fois pour toutes et à chaque instant du
temps. La préférence inconditionnelle du Père, de son être, de son amour, de sa volonté et de son
commandement, par-dessus tous les désirs et les inclinations propres. La persévérance inébranlable
dans cette volonté, quoi qu’il advienne. Et par-dessus tout, la disponibilité entre les mains du Père, le
refus de vouloir connaître l’heure à l’avance et la devancer 12. »

« Il est impossible que cette intégration de l’attitude authentique de l’homme devant Dieu, telle que
l’a produite le développement de l’Ancien Testament ne concerne pas Jésus-Christ, l’homme parfait
devant Dieu. Seul le trait spécifiquement néotestamentaire de la foi, l’adhésion donnée à la vérité du
message annoncé et des différentes propositions qu’il contient et qu’il développe, oblige évidemment à
reconnaître que le Christ, qui est le contenu essentiel de cette annonce, n’a ici rien à faire ; en ce sens,
il est au-dessus de la foi13. »

« Jésus est un homme authentique, et la noblesse inaliénable de l’homme est de pouvoir, de devoir
même projeter librement le dessin de son existence dans un avenir qu’il ignore. Si cet homme est un
croyant, l’avenir dans lequel il se jette et se projette, c’est Dieu dans sa liberté et son immensité. Priver

7
Hans-Urs VON BALTHASAR, La Dramatique divine, II. Les personnes du drame 2. Les personnes dans le Christ,
Namur, Culture et Vérité, 1978, p. 136
8
Id. p. 136-137
9
Hans-Urs von Balthasar, La foi du Christ, Paris, Cerf, coll. Foi vivante, 1994 [1ère édition Paris, Aubier, 1968],
préface Henri de Lubac, p. 16
10
Ibid. p. 28
11
p. 33-34.
12
La foi du Christ, op. cit., p. 29-30
13
Hans-Urs VON BALTHASAR, La foi du Christ, Cinq approches christologiques, Paris, Aubier, coll. Foi vivante,
1968.

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Jésus de cette chance et le faire avancer vers un but connu d’avance et distant seulement dans le
temps, cela reviendrait à le dépouiller de sa dignité d’homme. Il faut que le mot de Marc soit
authentique : nul ne connaît cette heure […] pas même le Fils (Mc 13, 32) 14. »

Pour conclure :

« Jésus trouve déjà présent, dans sa conscience de soi la plus intime et indivisible, un élément divin :
il le trouve intuitivement pour autant que cet élément est inséparable de l’intuition de sa conscience de
mission, mais déterminé par cette conscience et limité à elle. D’elle seulement il a une « visio
immediata », et il n’y a aucune raison d’attribuer cette visio du divin à un autre contenu, pour ainsi
dire purement théorique, se tenant à côté ou au-dessus de la mission 15. »

« Comment le statut de Fils de Dieu fait homme peut-il s’éprouver dans une conscience par hypothèse
totalement humaine ? Comment l’union hypostatique qui ne peut connaître ni un plus ni un moins
peut-elle devenir une expérience vécue dans le temps, permettant un engagement de la liberté vers un
avenir ? Comment ce qui est donné une fois pour toutes peut-il connaître un devenir, c'est-à-dire être
vécu sous la forme d’une histoire ? Toutes ces questions sur la science et la conscience de Jésus, mal
engagées depuis très longtemps au nom d’un principe abstrait de la perfection, avait conduit à la thèse
théologique de la vision béatifique du Jésus prépascal. Ce fut le grand mérite du mouvement
christologique du XXe siècle de l’avoir fait sortir de son impasse et d’en donner une interprétation
crédible. Ceci ne signifie pas que tout ait été dit et qu’il n’y ait plus rien à chercher. Ce paradoxe
demandera toujours à être inventorié sans relâche 16. »

14
Hans-Urs VON BALTHASAR, La foi du Christ, op. cit. p. 181
15
Hans-Urs VON BALTHASAR, Dramatique divine, II/2, p. 133
16
Bernard SESBOUÉ, Les trente glorieuses de la christologie (1968-2000), Bruxelles, Lessius, coll. Donner
raison, 2012, p. 448

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