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135 No 1 Janvier-Mars 2013

Trinité, humanité du Christ et vision de


gloire chez Hans Urs von Balthasar
Étienne VETÖ (ccn)

p. 98 - 116

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von-balthasar-2079

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NRT 135 (2013) 98-116
É. VETÖ C.C.N.

Trinité, humanité du Christ et vision de gloire


chez Hans Urs von Balthasar

La définition classique de la vie bienheureuse affirme que les


âmes après la mort «voient l’essence divine d’une vision intui-
tive et même face à face — sans la médiation d’aucune créature
qui serait un objet de vision; au contraire, l’essence divine se
manifeste à eux immédiatement à nu, clairement et à découvert
— et (…) par cette vision elles jouissent de cette même essence
divine»1. Cette formulation veut faire droit aux promesses
néotestamentaires, selon lesquelles la plénitude de la vie éter-
nelle offrira au bienheureux la vision de Dieu non plus comme
dans un miroir, en énigme, mais «face à face» (1 Co 13,12), «tel
qu’il est» (1 Jn 3,2). Elle présente toutefois deux «points
aveugles», si l’on peut dire. D’une part, le Dieu du salut avec
lequel nous est promise la communion est Trinité. Ne devrait-
on pas parler de vision du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint plu-
tôt que de vision de l’essence de Dieu? D’autre part, la déclara-
tion de Benedictus Deus ne mentionne pas l’humanité du Christ.
Comment concevoir une fonction charnière du Christ-homme
dans notre salut, sans que celui-ci occupe une place analogue
dans la vie bienheureuse, accomplissement et terme de ce même
salut? L’expression «sans la médiation d’aucune créature» sug-
gère même qu’il est impossible pour l’humanité assumée par le
Fils d’être médiatrice de la gloire comme elle l’était de la grâce:
la vie éternelle serait précisément un dépassement du régime de
la rédemption.
Il s’agit là de difficultés réelles que Hans Urs von Balthasar a
affrontées en élaborant une conception de la vie bienheureuse
aux accents trinitaires et christologiques très marqués. C’est par
le Christ en son humanité que le bienheureux «voit» ou entre en
communion plénière avec Dieu. Or, comme cette humanité est
assumée par la seconde personne divine, la vision sera différen-
ciée et spécifique à chaque hypostase. Il conviendra donc de
commencer par la place du Christ-homme dans la visio, puis de

1. BENOÎT XII, Benedictus Deus (DH 1000).


LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 99

déterminer celle du Père et de l’Esprit2. En un quatrième point,


il sera ensuite nécessaire d’évaluer la pensée de Balthasar à l’aune
de la doctrine traditionnelle: s’agit-il bien d’une vision de l’es-
sence divine? Peut-on encore la penser en termes d’immédiateté?

I. — «Qui me voit, voit le Père»: le Christ centre de la


vision bienheureuse

Balthasar n’est pas le seul à vouloir redonner au Christ sa place


dans la vision bienheureuse. Il affirme vouloir développer ce que
Rahner souligne de manière programmatique3:
Examinons un traité théologique ordinaire sur les fins dernières,
sur la béatitude éternelle! Y est-il question, ne serait-ce que d’un
mot, du Verbe fait chair? Tout n’y est-il pas plutôt englouti dans la
vision béatifique, par le rapport immédiat avec la pure essence de
Dieu, rapport qui dépend sans doute historiquement d’un événe-
ment passé — celui du Christ — mais qui ne dépend pas maintenant
de la médiation du Christ4?
Or Rahner insiste sur l’impossibilité d’en rester là, tant l’incar-
nation du Verbe demeure éternellement, sans retour en arrière:
Qui voit [le Christ] voit le Père, et qui ne voit pas le Dieu fait
homme, ne voit pas non plus Dieu. (…) Non seulement Jésus
homme a été jadis d’une importance décisive pour notre salut, c’est-
à-dire pour notre découverte réelle du Dieu absolu, par ses actions
historiques, et maintenant passées, le sacrifice de la croix, etc., mais
il est maintenant et pour l’éternité, en tant qu’il est devenu homme
et qu’il est resté créature, l’ouverture durable de notre être fini sur
le Dieu vivant qui est la vie éternelle infinie. (…) Éternellement, on
ne verra le Père que par lui. (…) [Le Verbe qui est homme] est, non
pas seulement une fois dans le passé, mais maintenant et dans l’éter-
nité, le médiateur nécessaire et permanent de tout salut5.

2. Dans la mesure où Balthasar établit un lien intime et une identité de struc-


ture entre eschatologies individuelle et générale (voir La Dramatique divine, t.
4, Le dénouement, Namur, Culture et Vérité, 1993 [désormais abrégé en DD
IV], p. 13; 316s), nous puiserons dans les deux dimensions de l’eschaton, même
si cette présente recherche se concentre sur la vie bienheureuse individuelle.
3. Voir DD IV, p. 350, n. 36.
4. K. RAHNER, «La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre
rapport avec Dieu», dans Éléments de théologie spirituelle, coll. Christus, Paris,
DDB, 1964, p. 38.
5. Ibid., p. 45-47. Voir aussi: «On aura peut-être […] une pieuse pensée,
selon laquelle, à côté de la vision béatifique (où se trouve donnée de manière
suréminente toute autre connaissance et toute autre béatitude, de telle sorte
100 É. VETÖ

Balthasar reprend la question à partir d’un fondement scriptu-


raire et patristique. Il s’appuie essentiellement sur trois affirma-
tions johanniques, dont la trace est perceptible chez Rahner:
«Qui me voit, voit le Père» (Jn 14,9); «Qui me voit, voit celui qui
m’a envoyé» (Jn 12,45); «Si vous me connaissiez, vous connaî-
triez aussi mon Père» (Jn 8,19)6. Il évoque aussi plusieurs fois
Irénée: «La réalité invisible transparaissant dans le Fils, c’est le
Père; et la réalité visible en laquelle on voyait le Père est le Fils»7.
Évidemment, Jean comme Irénée visent à exprimer le rôle du
Christ dans la connaissance du Père qui nous est donnée ici-bas,
alors que notre théologien inscrit clairement cette structure de
révélation par le Christ dans la vision bienheureuse. Commentant
la vision eschatologique de Dieu sur son trône présentée par
l’Apocalypse, il affirme: «Le mot de la fin sera donc celui-ci: nous
voyons apparaître l’abîme de la gloire d’amour du Père invisible
à travers la gloire du Fils»8. La gloire que nous verrons est en fait
celle du Fils: «La “gloire” qu’ont vue les disciples, est “la doxa
qu’il tient de son Père comme Fils unique” (Jn 1,14). De manière
analogue, Jésus prie le Père: “ceux que tu m’as donnés, je veux
que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils contemplent
ma gloire” (Jn 17,24)»9.
Au fond, Balthasar considère qu’il n’y a pas de différence de
«forme» en régime chrétien entre la connaissance de Dieu in via
et in patria. Bien sûr, cela tient en premier lieu au fait que la
médiation du Christ ne s’achève pas avec son Ascension, ni ne
prend fin pour nous lors de la mort, mais qu’elle est établie pour
toute éternité: «Le Christ est, par sa béatitude éternelle, le centre
éternellement médiateur, car c’est “par l’Agneau qui est au milieu
du trône” que “toute béatitude est donnée”. [Il y a là] l’idée d’une
médiation éternelle faite par le Verbe incarné, même dans le

qu’on ne voit pas bien ce qui, en dehors d’elle, pourrait avoir de l’intérêt), on
pourrait encore avoir dans le ciel une “joie accidentelle” grâce à l’humanité du
Christ» (ibid., p. 46-47).
6. Cf. La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la révélation, t. 1,
Apparition, Paris, Aubier, 1965 (désormais abrégé en GC I), p. 113; La Gloire et
la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, t. 3, Théologie, 2, Nouvelle
Alliance, Paris, Aubier-Montaigne, 1975 (désormais abrégé en GC III/2), p. 244;
408; La Théologique, t. 2, Vérité de Dieu, Namur, Culture et Vérité, 1995
(désormais abrégé en TL II), p. 68; 136; 290; La Théologique, t. 3, L’Esprit de
vérité, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996 (désormais abrégé en TL III), p. 432;
351; etc.
7. IRÉNÉE, Adver. Haer. IV, 6, 6 (DD IV, p. 370, n. 111; TL II, p. 70-71).
8. TL III, p. 437.
9. Ibid., p. 436; voir aussi p. 435.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 101

ciel»10. Par ailleurs et de manière plus originale, le théologien


insiste sur le fait que le Fils de Dieu incarné offre une plénitude
de révélation qui, fondamentalement, ne pourra pas être dépas-
sée: «[Dès maintenant] entre notre face et la face glorieuse de
Dieu, il n’y a en principe plus de voile. (…) La médiation dispa-
rait quand le Père apparaît dans le Fils (…). Dans la face humaine
de Dieu, montrée et contemplée dans l’Esprit de Dieu, est déjà
atteint le dernier “face à face” (1 Co 13,12)»11. Bien sûr, nous ne
voyons pas encore tout, mais il s’agit d’une différence de degré et
non de nature. Ainsi, «voir dans un miroir, d’une manière
confuse» (1 Co 13,12), ne signifie pas une absence de vision, au
contraire, puisqu’il est bien question de «voir»: Paul souligne
simplement le fait qu’il n’est pas possible d’embrasser l’ensemble
de la figure dans notre vie terrestre12. L’«objet» nous est donné,
mais nos yeux ne sont pas encore adaptés: «Si, à présent, nous ne
le “voyons pas encore tel qu’il est” (1 Jn 3,2), ce n’est pas parce
que la face humaine du Christ dissimulerait le divin, mais parce
que notre œil ne peut voir qu’imparfaitement, sans être encore en
mesure de voir comme nous sommes vus par Dieu (1 Co 13,12)»13.
En définitive, non seulement le verset nodal du quatrième Évan-
gile (Jn 14,9) demeure encore vrai dans l’eschaton, mais c’est là
qu’il vaut réellement: «[Lorsque] sont tombés les voiles de la foi,
le sens ultime de la parole de Jésus se fait évident: “Qui me voit,
voit le Père”»14. La vision des bienheureux sera la pleine percep-
tion de ce que voient ici-bas les disciples lorsqu’ils regardent le
Christ et perçoivent en lui le Père.
Notons que c’est bien l’humanité glorieuse du Christ qui sera
le lieu de la «visibilité», l’«objet» immédiat de la vision:
«[Le Verbe] s’est fait chair» (Jn 1,1-2.14) et, en tant que chair,
c’est-à-dire comme homme, incarné et mortel, est l’exégète du Père,
non seulement par ses paroles, mais encore dans toute sa corporéité
en acte. (…) Une telle vérité (…) se donne pour explicitation
humaine («exégèse», Jn 1,18) du Père divin15.

10. Cf. La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la révélation, t. 2,


Styles, 1, D’Irénée à Dante, Paris, Aubier, 1968 (désormais abrégé en GC II/1),
p. 296; voir aussi De l’intégration. Aspects d’une théologie de l’histoire, DDB,
Paris, 19832, p. 292.
11. GC III/2, p. 408-410.
12. Cf. GC I, p. 515.
13. GC III/2, p. 408.
14. DD IV, p. 351.
15. TL II, p. 11. Voir aussi: p. 13; 20; 33; 68; DD IV, p. 405.
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Quel que soit le champ sémantique employé pour dire cette


explicitation ou cette exégèse, elle concerne la chair du Verbe.
Celle-ci est d’abord langage et expression: «Le Fils en tant
qu’homme est le langage du Père»; «Dans le Verbe incarné, tout
est “expressio” du Père dans l’Esprit Saint»16. Le Fils incarné est
aussi image ou icône17 et lui sont appliquées de nombreuses notions
visant l’identité de forme: homoiôma/homoiôsis, schèma, charak-
tèr, morphè, apaugasma18. À cela s’ajoute la thématique voisine du
«rayonnement», notamment à partir de la «face» (prosôpon) du
Christ (2 Co 4,6), sur laquelle rayonne la gloire du Père; or la
«face» rayonnante du Christ est «une face tout à fait humaine»19.
Cela dit, Balthasar ne s’applique pas à distinguer ce qui est spé-
cifique aux natures du Christ20. Si la chair du Fils exprime le Père
dans l’économie du salut comme dans l’économie de l’accomplis-
sement, c’est que la deuxième personne divine est Logos, c’est-à-
dire parole, image et expression par laquelle le Père se dit de toute
éternité: «Le Verbe est “expression” de Dieu (He 1,3); il est
“image” du Dieu invisible (Col 1,15; 2 Co 4,4); enfin il se présente
comme “parole” de Dieu (Jn 1,1.14; Ap 19,13)»21. Les différentes
dimensions de l’économie se fondent sur la theologia et la reflètent.
La place centrale du Verbe incarné étant désormais assurée dans
la vision de gloire, il convient maintenant de se tourner vers celui
qui est exprimé et rendu visible, le Père, afin de comprendre de
quelle manière il est vu dans le Christ.

II. — «Voir» le Père invisible

La place du Père dans la vie bienheureuse selon Balthasar peut


se résumer en deux thèses, qui s’articulent en un paradoxe. Plus
que l’essence divine, ce qui est «à voir», c’est la première Per-
sonne trinitaire. Pourtant, le positionnement propre du Père le
rend en quelque sorte inaccessible: le voir en Jésus, même pour

16. Respectivement: TL II, p. 329 et p. 298. Balthasar reprend à son compte


la formule saisissante d’Augustin: «caro quasi vox (la chair comme voix)» (ibid.,
n. 29) avec De Trin. 15, 10, 19.
17. TL II, p. 298 et 290.
18. Cf. GC III/2, p. 241-244.
19. Ibid. p. 227-229; 408-410.
20. «On ne saurait séparer les deux natures dans cette œuvre qui consiste à
révéler le Père» (TL II, p. 73).
21. TL II, p. 298; voir aussi, notamment, GC III/2, p. 228.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 103

les bienheureux, suppose de tenir ensemble «vision» et «invisibi-


lité» béatifiques.
Le vrai terme de la vie bienheureuse est le Père. Chaque fois
que le Christ est nommé parole ou exégète ou image, c’est qu’il
renvoie au Père, comme en témoignent toutes les formulations de
Balthasar que nous avons citées jusqu’à présent. Dieu le Père est
le terme de la vie bienheureuse parce qu’il est la fin de la vie chré-
tienne et du désir qui porte toute l’existence, il est le «chez soi»
de tout être humain22. Sur un autre plan, le Père est aussi terme
pour le Verbe incarné, dont toute l’existence est résumée par le
leitmotiv du quatrième Évangile — «Je vais vers le Père» —, et
pour l’Esprit Saint qui dirige vers lui son «gémissement» (Rm
8,22-27)23.
C’est que le Père est la source et le terme de la vie divine elle-
même. En effet, bien que les trois personnes divines soient égales,
Balthasar développe une conception que l’on aurait autrefois
nommée «grecque» de la Trinité, où transparaît un monarchia-
nisme relatif du Père. Ceci se manifeste sur le plan de la Révéla-
tion, dont la première personne est le centre: «La première
hypostase est celle qui se révèle, et (…) relativement à elle, les
deux autres hypostases sont sa révélation dy-hypostatique. Il y a
évidemment là un certain hiérarchisme (…). Un seul est le sujet,
le centre de la Révélation: le Père»24. Mais il s’agit là de la mani-
festation des profondeurs de la vie trinitaire dont le Père est
source: «La Tradition a attribué au Père le nom de “source et
origine de toute la divinité” (cf. DS 490, 525, 58) ou, comme dit
saint Bonaventure, la “plénitude fontale”»25. Le Père est «profon-
deur», «origine insondable», «sans-fond originel de l’amour»,
«abîme» ou «abîme d’amour»26. En effet, il fait jaillir de lui le Fils
et l’Esprit sans s’appuyer ou se fonder sur un autre, en un mou-
vement éternel d’amour qui se donne à partir de lui-même.

22. Balthasar cite IGNACE D’ANTIOCHE: «Une eau vive murmure en moi et
me dit: viens vers le Père» (Ad Rom. 7, 2), et NOVALIS: «Zum Vater wollen wir
nach Haus» (Sehnsucht nach dem Tode, Selig, 1945, I, p. 23) (TL III, p. 423). Le
Père est aussi le terme de l’histoire de l’humanité dans son ensemble (voir ibid.,
p. 427) et de la création tout entière (voir ibid., p. 423).
23. Voir tout particulièrement TL III, p. 423.
24. Ibid., p. 161. Balthasar cite ici littéralement S. BOULGAKOV, Le Paraclet,
Paris, Aubier, 1946, p. 142-143.
25. TL II, p.139, avec BONAVENTURE, Sent. I, 5, art. 4.
26. Respectivement: Pâques, le Mystère, Paris, Cerf, 19962 (désormais abrégé
en PM), p. 242; TL III, p. 430; 431; 433-434.
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La vie bienheureuse se présente donc avec une facture trinitaire


dans cette première différenciation entre la place du Fils incarné
et celle du Père, entre celui en qui le bienheureux voit et celui qui
est vu.
Le problème est que, en vertu même de ce positionnement tri-
nitaire, la source ou l’abîme qu’est le Père est très difficilement
atteignable. C’est au Père que Balthasar attribue les affirmations
vétérotestamentaires sur l’invisibilité de Dieu et sur le fait que
nul ne peut voir Dieu sans mourir27. Cette invisibilité de Dieu
«n’est pas évacuée dans le Nouveau [Testament]»: celui que Jésus
révèle est «le Dieu unique (…) essentiellement invisible», «Celui
qui de soi est invisible», voire «l’Invisible» tout court28. Or l’invi-
sibilité du Père se maintient jusque dans l’eschatologie et la vie
bienheureuse: «Celui qui, dans l’Apocalypse, siège sur le trône,
est invisible — certainement aussi pour les habitants des cieux».
La face du Père ne peut être contemplée, seule sa gloire se laisse
voir et sa voix entendre: «Ce qui est audible et compréhensible
est “une voix qui clame du trône” (Ap 21,3) et, à la fin, le ciel
entier se baigne dans la lumière de la “gloire de Dieu” (Ap
1,23)»29. Balthasar applique sans hésiter les affirmations néotesta-
mentaires qui visent en premier lieu la non-connaissance de Dieu
ici-bas à la vision ultime de Dieu30.
En effet, l’être du Père contredit la nature même de la connais-
sance: «Si, d’après son concept, la vision exige un “ob-jet”, ce
qui est sans fond ne peut être ni “ob” ni “-jet”»31. Ce qui est
«posé devant» suppose d’être saisi et de se tenir devant le regard
qui l’interroge, alors que l’«abîme» ne peut être circonscrit, et le
«sans fond» ne peut reposer. En outre, cet abîme n’est pas simple
gouffre sans fond, infini «quantitatif», mais le Père est paternité,
génération du Fils par amour, infini «qualitatif». Déjà sur le plan
humain, tout ce qui procède de la liberté d’une personne est

27. «Personne ne peut contempler, ni même seulement entendre Dieu et res-


ter en vie (Ex 19,21; 33,20; Lv 16,2; Nb 4,20; pour l’audition: Ex 20,19; Dt 5,24-
26)» (DD IV, p. 368-369); «Moïse peut voir la gloire de Dieu, mais pas son
visage (Ex 33,18.22). De même au Psaume 104,2, Dieu s’enveloppe de sa lumière
comme d’un manteau; en Jb 37,22, “il s’entoure d’une splendeur redoutable; lui,
Shaddaï, nous ne pouvons l’atteindre”» (TL II, p. 68; voir aussi p. 20; 93).
28. Respectivement GC I, p. 516-517; TL III, p. 432 (cf. aussi ibid., n. 7 et
p. 437); TL II, p. 68-69. Voir encore DD IV, p. 351.
29. TL III, p. 436.
30. Cf. ibid., p. 432-435; DD IV, p. 369; TL II, p. 20; 68; 93.
31. TL III, p. 435.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 105

mystère, car non déductible à partir de sa substance32. Or ceci


s’applique au plus haut point dans le cas des processions trini-
taires, amoureuses et libres:
[Comment] saisir l’insaisissable, c’est-à-dire l’événement trinitaire
en vertu duquel Dieu est Père? Peut-on comprendre la génération
du Verbe — et du coup le Père — s’il n’existe, antérieurement à cet
acte, rien qui le justifie? Comme Eckhart le répète inlassablement,
cet acte est sans pourquoi, il est l’abîme d’un amour impossible à
enserrer dans aucune logique, auquel répond simplement le «Logos»
engendré33.
Un être libre ne peut être connu qu’à travers sa parole et le
don qu’il fait de lui-même34. Ainsi, la source absolue d’amour
gratuit qu’est le Père ne peut être perçue qu’à travers sa Parole à
qui il communique la plénitude de son être: la deuxième Per-
sonne, Fils et Verbe. Il s’agit là d’une structure de renvoi trini-
taire qui met en quelque sorte le Père «à distance», en «interpo-
sant» le Fils35.
Cela dit, Balthasar n’oublie pas de souligner qu’il existe, dans
les Écritures mêmes qui affirment l’invisibilité de Dieu, «une
sorte de dialectique entre “ne pas voir Dieu” et “voir Dieu”»:
Jacob (Gn 32,31), Moïse (Nb 12,8), le peuple (Dt 5,24), Gédéon
et Manoah (Jg 6,22s; 13,22), Isaïe (Is 6,5) ont tous vu Dieu sans
mourir36. De plus, le Nouveau Testament promet: nous le «ver-
rons tel qu’il est» (1 Jn 3,2), «face à face», «nous le connaîtrons
comme je suis connu» (1 Co 13,12), «heureux les cœurs purs, car
ils verront Dieu» (Mt 5,8)37. Évidemment, les exceptions vété-
rotestamentaires peuvent être ramenées à la perception de simples
«apparitions» ou «reflets» de Dieu, mais «la vision face à face»
annoncée par le Nouveau Testament, «un privilège réservé au
ciel», est bien authentique38.

32. «Ce qui surgit d’une liberté comme telle demeure mystère pour toute
autre liberté, parce que la raison suffisante de ce qui surgit ne peut se trouver
ailleurs que dans cette liberté même» (La Dramatique divine, t. 2, Les personnes
du drame, 1, L’homme en Dieu, Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité,
1986 [désormais abrégé en DD II/1], p. 224).
33. DD IV, p. 371. Balthasar poursuit: «Le processus trinitaire, au-delà des
notions de liberté et de nécessité, est toujours sans raison» (ibid.). Voir aussi TL
III, p. 431.
34. Voir DD IV, p. 365; 370; GC III/2, p. 250.
35. Voir TL III, p. 428-429.
36. Voir TL II, p. 93-94; DD IV, p. 368-369.
37. Voir DD IV, p. 369; TL II, p. 94.
38. Voir TL II, p. 69; 94.
106 É. VETÖ

Cette dialectique se «résout» pour ainsi dire dans la vision par le


Christ: par celui-ci, en effet, le Père se rend visible, et cela, d’une
manière conforme à son essentielle invisibilité. C’est parce qu’il
possède lui-même la substance divine et parce qu’il porte en lui la
présence du Père que le Christ révèle le Père39. Mais il le fait en
tant qu’«expression» et «image», ce qui introduit constitutivement
une distance entre l’exprimant et l’exprimé, entre l’image et le
modèle. Évidemment, le Fils connaît parfaitement le Père40. Plus
profondément encore, le Père choisit de se révéler entièrement en
son Fils41. Et puisque le Père engendre le Fils en lui donnant tout
ce qu’il est lui-même, l’être même du Fils «représente» sa source et
son modèle: la première Personne «est capable de se représenter
vraiment dans le “miroir” et dans la “figure” de son Fils»42. Il n’en
reste pas moins que le Père se manifeste par un autre que lui-même.
Dans la mesure où les processions divines productrices d’altérité
sont parfaites, il s’agit même en un sens d’un «tout autre»43. C’est
pourquoi le théologien invite à dépasser l’idée d’une visibilité
simple, comme celle de l’image vis-à-vis du modèle: «Le Fils n’est
pas une reproduction technique, ni une émanation physique, ni
une icône statique du Père, mais dans l’obéissance du Fils, c’est
l’amour du Père se donnant sans limite qui “apparaît”. Par là, de
nouveau, tout le plan de l’image est dépassé»44. Ce qui est rendu
visible n’est pas une ressemblance du Père mais le fruit de son
amour, doué d’une subsistance propre. La paternité de la première
Personne est exprimée par la filiation de la deuxième Personne,
non pas par une similitude de paternité. C’est que nous ne perce-
vons pas la source, mais simplement le terme. C’est pourquoi
l’amour du Père se montre dans l’obéissance du Fils: le «se-rece-
voir» de l’obéissance est la parfaite expression du «se-donner»
amoureux du Père, mais ne permet pas d’entrevoir la donation elle-
même. Au fond, plus qu’une substance ou même une figure, c’est
une relation qui est ainsi donnée à voir: «Ce qui du Père est visible
dans le Logos, c’est (…) l’amour dans toutes ses dimensions»45.

39. Voir ibid., p. 33; 136; 290; 348; GC I, p. 391.


40. TL II, p. 348; voir aussi: GC I, p. 276; 278.
41. «“Qui me voit, voit le Père”, c’est-à-dire: il le voit en moi, car en moi il
s’est tout entier énoncé et révélé» (DD IV, p. 371; voir aussi p. 351; GC III/2,
p. 234).
42. TL II, p. 64.
43. Voir DD IV, p. 69-72; La Dramatique divine, t. 3, L’action, Namur,
Culture et Vérité, 1990, p. 295s.
44. GC III/2, p. 244.
45. TL II, p. 64; voir dans un sens proche GC III/2, p. 326.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 107

Ces modalités du «donner à voir» expliquent à la fois l’im-


mense portée mais aussi les limites indépassables de la vision
bienheureuse. D’une part, il faut tenir le fait que, lorsque Jésus
affirme «qui me voit, voit le Père» (Jn 14,9), le Père est désigné
comme étant réellement vu. Si le Père habite dans le Fils avec qui
il est un par nature, s’il s’exprime entièrement par lui, il peut être
entièrement connu en lui: «La “parole” (au sens le plus large) par
laquelle le Logos interprète Dieu n’est jamais un vague à-peu-
près tâtonnant. Elle possède l’exactitude d’une coïncidence par-
faite dans l’expression»46. Plus encore, si le Père est paternité, la
filiation du Fils donne réellement accès à lui: «[L’homme peut]
voir, toucher Dieu dans le Christ et lui parler»47. C’est pourquoi
la gloire du Christ suffira et il n’y aura plus besoin de regarder
le Père: «Celui qui séjourne dans la lumière [du Christ qui
rayonne du trône de l’Agneau] et qui voit et comprend tout en
elle, n’a plus besoin de jeter un regard dans l’abîme de la source
de la lumière»48.
D’autre part, cependant, le bienheureux ne verra précisément
pas la source et l’abîme en tant que tels. Ce qui est visible du Père
est Jésus (en sa relation au Père) et rien que Jésus. Il n’y a pas de
vision directe de la première Personne, source de la vie divine:
«Cette source ne peut jamais être captée pour elle-même, abstrac-
tion faite du Fils qui a jailli d’elle»49. Balthasar connaît évidem-
ment le verset johannique qui annonce la vision en plénitude:
«Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il
est» (1 Jn 3,2). Il interprète toutefois le «lui» — contre la gram-
maire — comme désignant le Christ et non Dieu le Père. De fait,
si le «lui» indiquait le Père, il s’agirait là d’un hapax théologique:
c’est au Christ que nous sommes conformés50. En outre, notre
théologien introduit l’idée originale d’une «audition béatifique»,
qui permet de ne pas enfermer la vie éternelle dans l’immédiateté
propre au paradigme de la vision:

46. TL II, p. 348. Voir aussi: p. 70; 290.


47. GC I, p. 279.
48. TL III, p. 436-437.
49. Ibid., p. 435; «C’est la raison pour laquelle l’Église, nonobstant plusieurs
pétitions, a toujours refusé d’instituer une “fête du Père” dans l’année litur-
gique» (ibid.); voir aussi ibid., p. 426-427. Ou encore: «[Le Père] n’est pas
contemplé comme un “sujet” séparé du Fils, mais comme le principe inson-
dable de l’amour, révélé dans la génération du Fils et le don fait aux hommes»
(DD IV, p. 351).
50. Cf. TL III, p. 435-436; voir aussi GC III/2, p. 229.
108 É. VETÖ

L’œil dont la fonction est active ne prive pas de sa fonction


l’oreille dont l’audition est passive. [Or] le Fils de Dieu reste éter-
nellement la Parole du Père. Dans l’éternité, même avec la connais-
sance de Dieu la plus intime et la plus aimante, nous serons sans
cesse renvoyés à la Parole reçue du Père dans le Saint-Esprit. Et ce
sera chaque fois comme recevoir de l’inconnu51.
Au fond il s’agit du mode de vision le plus adéquat du Père, qui
le manifeste tel qu’il est vraiment, en son invisibilité même: «[Le
Christ] dévoile dans sa propre visibilité le Dieu invisible, tout en
laissant intacte l’invisibilité propre au Père»52. Balthasar affirme
renouer ici avec l’enseignement de l’École: «Les bienheureux
voient Dieu comme infinitum, sed non infinite, totum, sed non
totaliter»53. Son prisme christologique et trinitaire donne toutefois
une détermination et une profondeur nouvelles à la doctrine clas-
sique: la vision bienheureuse consiste en une vision plénière et face
à face du Christ — en qui le Père sera vu de la manière la plus
exacte possible, comme source infinie et sans fond d’amour —,
l’invisibilité indépassable propre au «sans fond» étant sauvegardée.

III. — L’Esprit-Saint, medium et confirmation de la vision

Une «solution» trinitaire ne peut être complète sans prise en


compte de la troisième personne divine. Balthasar évoque moins
le Saint-Esprit que le Père et le Fils lorsqu’il est question de la
vision bienheureuse, mais il lui confère néanmoins une double
fonction, puisqu’il est l’amour dans lequel nous voyons, mais
aussi témoin de l’amour du Père et du Fils:
Nous voyons apparaître l’abîme de la gloire d’amour du Père
invisible à travers la gloire du Fils, et cela sous la double forme de
l’Esprit Saint de l’amour, à partir du moment où nous, qui sommes
nés de l’Esprit, existons dans le feu de l’amour dans lequel le Père et
le Fils se rencontrent et où, par le fait même, nous sommes en même
temps, ensemble avec l’Esprit, également les témoins et les glorifica-
teurs de cet amour54.

51. DD IV, p. 370-371; voir aussi GC III/2, p. 238.


52. TL II, p. 70. Voir aussi ibid., p. 68.
53. TL III, p. 436. Balthasar prétend aussi réconcilier la doctrine latine de la
vision immédiate avec le palamitisme: la difficulté soulevée par Grégoire Pala-
mas — Dieu est par essence invisible — est à prendre au sérieux (voir DD IV,
p 369s; TL II, p. 69), même s’il faut écarter sa réponse — Dieu n’est visible
qu’en ses énergies incréées — au profit d’une solution christologique et trini-
taire (voir TL III, p. 65-66 et infra, n. 73).
54. TL III, p. 436-437.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 109

La «double forme» de l’Esprit renvoie sans doute aux deux


dimensions que Balthasar déploie dans sa pneumatologie. Sur le
plan intratrinitaire, l’Esprit est «subjectif», nexus d’amour intime
du Père et du Fils, et «objectif», fruit et «produit» de l’amour
débordant des deux autres Personnes55. À cela correspond, dans
l’économie salvifique, respectivement, le travail de l’Esprit dans
le croyant, qui l’illumine, le guide et le transforme, et la relation
à l’Esprit en tant qu’il est une hypostase divine avec sa consis-
tance propre, manifestée notamment à travers les Écritures et les
institutions ecclésiales56. Comme c’était déjà le cas pour le Père et
le Fils, l’Esprit opère dans l’eschaton comme dans le salut, car il
agit en conformité à sa place dans l’éternité de la Trinité.
Dans le sens «subjectif», l’Esprit est la lumière par laquelle et en
laquelle le bienheureux voit la gloire qui rayonne sur le Fils. Il
constitue le medium de la vue, «le feu de l’amour» dans lequel nous
«existons», et dans lequel nous reconnaissons l’amour qui rayonne
sur le visage du Christ: «La face humaine de Dieu [est] montrée et
contemplée dans l’Esprit de Dieu»57 (nous soulignons). Notons que
le medium pénètre en quelque sorte en nous pour nous donner les
yeux pour voir. La connaissance plénière de Dieu n’est possible que
«lorsque cette plénitude est susceptible d’être “reçue” par l’homme
grâce à l’Esprit Saint»; or ceci advient par «la participation immé-
diate à l’Esprit de Dieu — qui nous donne à tous la “liberté” de
nous détourner de notre état d’aveuglement “avec la face voilée” et
de nous tourner vers la face de l’Amour éternel pour contempler
“la gloire du Seigneur” (2 Co 3,18)»58. Ainsi, l’Esprit est par excel-
lence l’«Exégète» du Christ, car si Jésus-Christ est bien l’Expres-
sion du Père, seule la troisième Personne donne de comprendre ce

55. «Comme ardeur la plus intime de l’amour du Père et du Fils [l’Esprit] est
la connaissance la plus absolue de l’amour par l’intérieur. Comme produit, fruit
de cet amour, il est — en tant qu’amour — en même temps le témoignage objec-
tif du fait que cet amour se produit de toute éternité» (ibid., p. 236; voir aussi
p. 33s).
56. Cf. La Dramatique divine, t. 2, Les personnes du drame, 2, Les Personnes
dans le Christ, Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, 1988, p. 149-151;
TL III, p. 298s.
57. GC III/2, p. 410.
58. Respectivement TL II, p. 20 et GC III/2, p. 409-410. «L’Esprit dirige
notre regard sur le Fils […]. Il ouvre nos yeux […] [Il permet] la vision du Fils
et […] la contemplation incessante de ce qui a été vu une fois» (TL III, p. 183;
voir aussi ibid., p. 184). Balthasar cite en ce sens IRÉNÉE: «Ni sans l’Esprit il
n’est possible de voir le Verbe de Dieu, ni sans le Fils on ne peut accéder au
Père: car la connaissance du Fils de Dieu, c’est par l’Esprit Saint qu’elle a lieu»
(ibid., p. 179 avec Epid. 7; SC 406, 93).
110 É. VETÖ

qui est exprimé: «… Expression qui devient saisissable pour celui à


qui l’Esprit d’amour explique cet amour»59.
La lumière dans laquelle nous voyons se doit d’être diaphane
afin de remplir sa fonction. Mais l’Esprit prend une autre place,
plus visible et donc «objective», où il se présente comme «témoin»
et «glorificateur» de l’amour du Père et du Fils. Pour comprendre
ce rôle de l’Esprit, il importe de se souvenir de l’importance pour
Balthasar des deux pôles de l’évidence, subjective et objective,
dans toute connaissance, mais plus particulièrement dans la foi:
l’accès à Dieu suppose un mouvement intérieur, intime, mais aussi
une figure en quelque sorte extérieure60. Celle-ci remplit plusieurs
fonctions, mais ce qui nous intéresse ici est qu’elle apporte une
confirmation, afin de consolider objectivement l’évidence subjec-
tive. Or l’Esprit est bien lumière subjective, mais aussi témoignage
objectif61. Témoigner signifie certainement «attester»: l’être-per-
sonnel de l’Esprit, le fait même de son existence, atteste de la
fécondité débordante de l’amour intratrinitaire dont il est le fruit62.
En ce sens, il importe que l’Esprit ait sa propre consistance: «Il ne
s’efface pas en renvoyant au Fils»63. Témoigner signifie aussi «être
garant»: en tant qu’il est donné aux hommes au point que ceux-ci
le possèdent (librement), comme autre intérieur, l’Esprit garantit
l’accès à et donc la possession de l’autre extérieur qu’est le Christ64.
Les arrhes de l’Esprit sont les arrhes de la communion au Fils et
au Père. Et ceux en qui habite ainsi l’Esprit sont à leur tour
témoins les uns pour les autres, dans la communio sanctorum, du
Christ et de son Père, parce qu’ils possèdent le signe concret et
puissant de la vérité de ce qu’ils vivent et annoncent65. L’Esprit en
sa dimension objective apporte donc de multiples confirmations
de ce qu’il fait comprendre subjectivement.
Ainsi, la place de l’Esprit dans la vision de gloire complète d’un
trait nouveau et riche la structuration trinitaire de celle-ci: impos-
sible de voir le Père dans le Fils fait chair sans la lumière de l’Es-
prit qui donne au bienheureux les yeux pour voir et éclaire le
visage du Fils; impossible d’être introduit dans la relation d’amour
du Père et du Fils sans le fruit qui atteste de celle-ci et le don qui

59. TL II, p. 349; voir ibid., p. 298.


60. Voir GC I, p. 363-366.
61. Voir ibid., p. 513s; GC III/2, p. 215-219.
62. Voir TL III, p. 65.
63. Ibid., p. 184.
64. Voir ibid., p. 65.
65. Voir ibid., p. 71-72.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 111

en offre la possession. Sur l’Esprit-Saint, l’exposé de Balthasar


présente toutefois un «point aveugle», car il ne précise pas sous
quel mode l’Esprit lui-même est «vu». On peut supposer qu’il
l’est par ses effets plus que directement en lui-même. Comme la
lumière, il est vu dans ce qu’il rend visible, dans le mouvement
même par lequel il rend lumineux le Christ; ou, si on prend le
paradigme de l’ouïe, on entend le murmure de l’Esprit en enten-
dant le Verbe qu’il fait entendre. Dans l’Esprit-Saint, la divinité
donne de voir plus que se donne à voir. La visio apparaît alors
avec des facettes différenciées: le Christ en est le centre car, en un
sens, lui seul est vu directement, alors que le Père est le terme, le
point d’horizon, toujours visé et jamais atteint, à partir de ce
centre, et l’Esprit est la lumière intérieure et enveloppante qui
provient du centre et rend visible celui-ci.

IV. — Vision trinitaire par l’humanité du Christ


et vision immédiate de l’essence de Dieu

Il est temps de revenir à la définition de Benedictus Deus, afin


de déterminer si la perspective trinitaire et christologique de
Balthasar lui est compatible, voire si celle-ci peut aider à la com-
préhension de celle-là. Deux points nous occuperont: si l’on ne
voit «face à face» que le Christ, s’agit-il d’une vision de l’essence
divine? Si tout ce qui est perceptible l’est dans l’humanité du
Christ, peut-on encore parler stricto sensu d’immédiateté?
Il va sans dire que, si Balthasar préfère parler de vision de Dieu
ou de vision «face à face» plutôt que de vision de l’essence divine,
l’affirmation d’une vision spécifique de l’essence divine n’est pas
absente: «Pas d’affirmation personnelle [sur l’expression du Père
par le Fils] qui ne soit en même temps affirmation de l’essence
unique de Dieu!»66 Notre auteur exprime son adhésion à la pen-
sée de l’École sur la question: «Étant donné que cela est une
gloire vraiment divine (…), nous serons d’accord avec Thomas
d’Aquin quand il dit que nous devons participer de manière
immédiate à l’essence divine, pour pouvoir la contempler»67.
Évidemment, il s’agit de replacer ces énoncés dans la compré-
hension plus large du rapport entre essence et personnes divines
chez Balthasar. Pour celui-ci, l’on ne peut concevoir l’essence de

66. GC I, p. 519.
67. TL III, p. 436; voir aussi TL II, p. 290; DD IV, p. 371.
112 É. VETÖ

manière adéquate séparément des relations, et il est tout à fait


impossible de développer une essentia pura, dégagée, même en rai-
son de son appartenance aux personnes. En tant qu’amour subs-
tantiel, elle est toujours «prise» dans leur mouvement de donation:
«Cette “essence” est depuis toujours “donnée” dans l’autodona-
tion du Père, “rendue” dans l’action de grâce du Fils, “représen-
tée” dans son caractère d’amour absolu par l’Esprit Saint»68. Le
bienheureux voit bien l’essence de Dieu, mais il la voit justement
telle qu’elle est, toujours déjà possédée par les personnes divines, de
manière différenciée et spécifique. L’essence divine est pleinement
vue dans son «lieu» de visibilité, c’est-à-dire dans le Fils incarné et
glorifié: elle y est perçue comme communiquée par le Père et ren-
due au Père. L’essence est aussi, dans cette communication même,
comprise comme étant fondamentalement incompréhensible dans
le Père — mais elle est donc adéquatement «vue» selon son régime
d’invisibilité. L’essence divine, enfin, dans l’Esprit, est perçue
comme étant ce par quoi elle est vue elle-même.
Dans un sens, le théologien rejoint ici les intuitions de la grande
scolastique: la substance divine est vue immédiatement, «de la manière
dont Dieu se voit lui-même» et donc elle est vraiment connue; mais
elle n’est pas «comprise» au sens d’une saisie totale; et si elle peut
être vue, ce n’est pas par le moyen d’«espèces créées», mais unique-
ment au moyen de cette substance elle-même69. Ces mêmes différen-
ciations sont toutefois pensées en termes trinitaires chez Balthasar. Il
est conforté en cela par certaines évocations trinitaires de la vision
béatifique dans quelques textes du magistère70. Cependant, notre
auteur en souligne grandement la portée en donnant à la perspective
trinitaire une fonction structurante dans la visio.
La question de l’immédiateté est plus épineuse. Lorsque Bene-
dictus Deus précise que la vision se fait «sans la médiation d’au-
cune créature qui serait un objet de vision», cela signifie vrai-

68. PM, p. 10. Voir aussi: «L’essence divine n’existe jamais que comme
“paternelle”, “filiale” et “pneumatique”» (TL II, p. 147-150, ici p. 148; cf. GC
III/2, p. 267).
69. Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme contre les gentils, III, respectivement 51,
54, 55 et, de nouveau, 51.
70. «Il nous sera donné de contempler le Père, le Fils et l’Esprit divin des
yeux de notre esprit, renforcés d’une lumière divine, d’assister nous-mêmes de
très près pendant toute l’éternité aux processions des Personnes divines et d’être
comblés d’une joie très semblable à celle qui fait le bonheur de la très sainte et
indivisible Trinité» (Mystici corporis [DH 3815]). Cf. aussi le Décret pour les
Grecs du Concile de Florence (DH 1305) et Lumen Gentium 49.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 113

semblablement que la seule réalité créée acceptable comme


médiation dans l’opération elle-même de la vision est la «lumière
de gloire» qui rehausse l’âme bienheureuse pour la rendre capable
de contempler la substance divine71. En tant qu’elle est une forme
(analogique) de lumière, elle n’est pas objet mais moyen de
vision. En revanche, l’humanité du Christ est et demeure une
créature objet de vision, comme les effets créés de Dieu à partir
desquels on peut remonter vers Dieu lui-même. Certainement,
cette manière de comprendre l’immédiateté n’a pas aidé à penser
le rôle éternel, dans la vision bienheureuse, de l’humanité assu-
mée par le Verbe.
Pourtant, Balthasar affirme à la fois la place centrale du Christ-
homme dans la vie glorieuse et l’existence d’une vision immé-
diate: «Dans le geste du Fils qui se laisse répandre, l’amour du
Père se fait immédiatement visible: le Père se manifeste lui-
même»72. Et c’est bien à l’essence divine elle-même qu’il y a accès:
on ne peut admettre que «l’essence de Dieu reste cachée et inac-
cessible “derrière” ses manifestations», dans la mesure où «cette
origine [du Fils dans le Père,] on la distingue immédiatement sur
le visage du Logos lui-même (…), car en [lui] il s’est tout entier
énoncé et révélé»73.
En fait, le Christ, en tant qu’il est expression du Père, exerce un
type unique de médiation qui introduit dans l’immédiateté une
«médiation immédiate». Balthasar s’appuie ici notamment sur
Adrienne von Speyr: «Le Fils [confère ses dons] à la manière d’un
médiateur de sorte que nous puissions les recevoir de nouveau
immédiatement du Père»74. Il s’agit de distinguer l’«intermédiaire»,
qui se situe «entre» nous et le Père, et le «médiateur», au sens le
plus strict du terme, qui tient ensemble les deux pôles qu’il unit.
Rappelons un passage déjà partiellement cité qui insiste sur l’im-
médiateté de la vision:

71. Cf., par exemple, THOMAS D’AQUIN, Somme contre les gentils, III, 53.
72. DD IV, p. 351; cf. aussi GC III/2, p. 250.
73. DD IV, p. 371. L’enseignement est fréquent chez Balthasar: voir GC
III/2, p. 234; 244; TL II, p. 162; TL III, p. 120-123; 202. Il rejoint par là une
autre thèse de l’article de K. RAHNER: «Éternellement, on ne verra le Père que
par [le Christ]. Et c’est justement comme cela qu’on le voit immédiatement, car
le caractère immédiat de la vision de Dieu n’est pas la négation de la médiation
éternelle du Christ comme homme» (art. cit. supra n. 4, p. 46).
74. A. VON SPEYR, Le Sermon sur la montagne, Méditations sur Matthieu 5-7,
coll. Le Sycomore (série Adrienne Von Speyr, 17), Paris, Lethielleux, 2001,
p. 199 (cité dans DD IV, p. 462-463).
114 É. VETÖ

Entre notre face et la face glorieuse de Dieu, il n’y a en principe


plus de voile. (…) La médiation disparaît quand le Père apparaît
dans le Fils, et que par là l’Esprit de Dieu illumine directement les
cœurs. La pleine incarnation — par laquelle la gloire de Dieu brille
sur la face du Christ — et la participation immédiate à l’Esprit de
Dieu [nous donne à tous la “liberté” de nous tourner vers la face de
l’Amour éternel] (…). La face humaine de Dieu, montrée et contem-
plée dans l’Esprit de Dieu, est (…) ce milieu qui brille immédiate-
ment et unit, loin de séparer75.
Il est question ici d’une double immédiateté: celle de l’appari-
tion du Père dans le Fils et celle de l’illumination de l’Esprit dans
les cœurs. Dans les deux cas, l’important est que Dieu lui-même
donne accès à Dieu.
La position de Balthasar est donc claire et il convient de le
prendre au mot. Cela dit, il lui manque une détermination plus
explicite de cette possibilité pour le Christ-homme de fournir une
médiation immédiate. Probablement faudrait-il préciser, sur le
plan christologique, le rapport entre humanité et divinité dans la
personne du Christ — alors même que Balthasar, nous le savons,
tient à ne pas penser selon cette ligne de la distinction des natures.
En revanche, sa conception du rayonnement de la figure (Gestalt),
par lequel celle-ci se donne à percevoir immédiatement, offre une
piste de compréhension au plan gnoséologique76. La théorie de la
connaissance qui sous-tend Benedictus Deus est sans doute cau-
sale: l’effet (la créature) donne accès à sa cause (Dieu), par un mou-
vement de remontée, du signe au signifiant. Or une telle remontée
interdit un rapport immédiat à la cause, alors que la figure se donne
entièrement et sans intermédiaire, à partir d’elle-même, sans dua-
lité entre une manifestation phénoménale et une essence cachée77.
En définitive, Balthasar rejoint l’intention de Benedictus Deus
et de l’enseignement de l’Église: dans la vie bienheureuse, Dieu
est connu tel qu’il est, par lui-même, et rien ne nous sépare de
lui. Son essence se manifeste «à nu, clairement et à découvert» et
les bienheureux en «jouissent»78. Mais le théologien précise et

75. GC III/2, p. 408-410.


76. Cf. GC I, 17; 414s.
77. Cf. V. HOLZER, Hans Urs von Balthasar, 1905-1988, Paris, Cerf, 2012,
p. 29-31; 67. Notons qu’il existe déjà sur le plan humain une forme de «média-
tion immédiate» vers Dieu, à savoir dans le «tu» qui m’éveille à la conscience de
moi-même au nom du «Tu» divin: «La médiation communique immédiatement
l’immédiat et relie à l’immédiat: en effet, l’intersubjectivité et le lien immédiat à
Dieu sont indissociables» (DD II/1, p. 342; cf. GC III/2, p. 250).
78. DH 1000.
LA VISION DE GLOIRE CHEZ H. U. VON BALTHASAR 115

enrichit la perception classique de la vision de gloire en rappe-


lant que la substance divine est trinitaire et en l’articulant avec la
vérité christologique qui veut que la médiation du Christ soit
éternelle, qu’elle seule donne accès au Père, et qu’elle le fait vrai-
ment, pleinement et de manière indépassable.

Conclusion

En définitive, prendre résolument en compte la dimension tri-


nitaire de la vision de gloire et honorer le rôle éternel de l’huma-
nité du Christ permet à Balthasar d’en proposer une compréhen-
sion renouvelée, qui complète et précise la conception classique.
«Voir Dieu» signifie contempler, dans la lumière de l’Esprit et à
partir du témoignage de celui-ci, le Christ-homme sur qui
rayonne la gloire du Père, et ainsi plonger réellement dans l’abîme
de l’amour paternel, sans jamais toutefois parvenir «au fond» de
celui-ci. L’essence de Dieu est vue immédiatement, mais toujours
déjà selon sa possession différenciée par les trois hypostases
divines et à partir de la «médiation immédiate» du Verbe incarné,
centre de la vision. Le principe théologique à l’œuvre est ici la
profonde continuité entre économie du salut et économie de l’es-
chaton, chacune offrant un degré différent d’une même commu-
nion au Père, par le Christ (dont l’humanité est cardo beatitudinis
comme elle était cardo salutis), dans l’Esprit. La gloire est accom-
plissement de la grâce, la grâce est avant-goût de la gloire. Cette
continuité s’appuie à son tour sur une cohérence fondamentale
entre l’économie et la theologia, où le Père, source sans fond de la
divinité, se dit amoureusement dans le Verbe et spire avec lui le
fruit de leur amour qui en est aussi le nexus intime. C’est donc
réellement à la participation à cette vie trinitaire que l’homme est
appelé à chaque moment de sa relation à Dieu, jusque dans la
gloire de la vie éternelle.

FR – 75006 Paris Étienne VETÖ C.C.N.


35 bis, rue de Sèvres Centre Sèvres,
etienne.veto@gmail.com Facultés jésuites de Paris

Résumé. — La pensée de Balthasar renouvelle-t-elle la théologie de la


vision béatifique? Cet article s’attache à manifester l’importance de la
médiation christologique et la dimension fortement trinitaire de la visio:
le Père est vu par l’humanité du Christ, dans l’Esprit. L’auteur montre
que la notion de «médiation immédiate» et l’inséparabilité de l’essence
116 É. VETÖ

divine des trois Personnes permet à Balthasar de rejoindre mais aussi


d’enrichir la doctrine classique de la «vision immédiate de l’essence
divine».

É. VETÖ, Trinity, Humanity of Christ and Vision of Glory in Hans


Urs von Balthasar
Abstract. — Does the thought of Balthasar renew the theology of the
beatific vision? This article aims to show the importance of Christo-
logical mediation and the strongly trinitarian dimension of the visio: the
Father is seen by the humanity of Christ, in the Spirit. The author
shows that the notion of “immediate mediation” and the inseparability
of the divine essence of the three Persons, enables Balthasar to link up
with, but also to enrich, the classical doctrine of the “immediate vision
of the divine essence”.

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