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Résumé
Le but de l'A. est de faire quelques réflexions critiques et d'amorcer une discussion à propos des arguments sur lesquels
s'appuient un certain nombre de
Gervais Michel. Incarnation et immuabilité divine. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 50, fascicule 3, 1976. pp. 215-
243;
doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1976.2763
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1976_num_50_3_2763
I - LE PROBLEME
(1) Cf. aussi : DzS 285, 294, 297, 501, 569, 800, 853, 1330, 2901, 3001.
INCARNATION ET IMMUABILITÉ DIVINE 217
II - LA SOLUTION TRADITIONNELLE
à leur fin, lui ne se réfère pas réellement aux créatures (4). Si l'on
désigne Dieu par certains noms relatifs, c'est seulement parce que
la raison, s 'appuyant sur la relation réelle qui va de la créature à Dieu,
conçoit en contrepartie une relation correspondante allant de Dieu à
la créature ; mais cette relation-ci n'est pas réelle : elle est
consécutive à notre mode de connaître. Aussi bien, le fait que certains noms
divins relatifs soient temporels n'implique-t-il aucun changement réel
en Dieu :
D'autre part, pour ce qui est des « acta et passa Chrtsti », s'il est
vrai qu'il doivent tous être attribués à l'unique personne divine
du Verbe, il faut bien voir cependant que la divinité elle-même reste
inchangée et qu'elle n'est en aucune façon sujette au mouvement et
au devenir impliqués dans les activités et passivités qui ont fait la
trame de la vie du Christ.
Ainsi, la théologie traditionnelle résolvait le problème de la
conciliation entre l'immuabilité de Dieu et son engagement dans l'histoire
en renvoyant du côté de la créature tout ce qui s'appelle mouvement,
changement et devenir.
(4) Ibid. « Quandoque vero relatio in uno extremorum est res naturae,
et in altero est res rationis tantum. Et hoc contingit quandocumque
duo extrema non sunt unius ordinis... Cum igitur Deus sit extra totum
ordinem creaturae, et omnes creaturae ordinentur ad ipsum et non e con-
verso, manifestum est quod creaturae realiter referuntur ad ipsum Deum ;
sed in Deo non est aliqua realis relatio ejus ad creaturas, sed secundum
rationem tantum, inquantum creaturae referuntur ad ipsum » (la, q. 13,
a. 7). « Cum relatio consistât in ordine unius rei ad rem aliam... in illis
tantum mutua realis relatio invenitur in quibus ex utraque parte est
eadem ratio ordinis unius ad alter um... Quidquid autem in ea [divina
substantia] est, est omnino extra genus esse creati, per quod creatura
refertur ad Deum » (De Pot., q. 7, a. 10).
(5) la, q. 13, a. 7.
(6) Ainsi: K. Rahner, «Réflexions théologiques sur l'Incarnation»,
dans Ecrits théologiques, t. III, Paris, Desclée, 1963, p. 79-101 (publié
aussi sous le titre « Considérations générales sur la christologie », dans
INCARNATION ET IMMUTABILITÉ DIVINE 219
histoire, que ce n'est pas seulement l'homme, mais Dieu lui-même qui
est en lice » (18).
C'est Karl Rahner qui a le mieux développé ce point à propos de
l'Incarnation dans un texte fort connu (19). Pour le célèbre théologien
d'Innsbruck, la solution traditionnelle au problème de la conciliation
entre l'immuabilité divine et le fait de l'Incarnation est marquée d'ex-
trinsécisme et n'est pas une véritable solution. Dieu est immuable en
soi, certes, mais « le Verbe s'est fait chair ».
Il faut, pour être vraiment chrétien, avoir réussi à
opérer sur ce point une conciliation. On ne peut nier que,
parvenues à ce point, la théologie et la philosophie
traditionnelles de l'Ecole commencent à cligner des yeux et à
bredouiller. Elles expliquent que le devenir et le changement
sont du côté de la réalité créée qui a été assumée, et non du
côté du Logos. Tout doit ainsi s'éclairer : le Logos assume
sans changement ce qui, comme réalité créée, et jusqu'en
son assumption même, possède un devenir. Ainsi tout le
devenir, toute l'histoire avec ses fatigues, restent de ce
côté-ci de l'abîme absolu qui sépare, sans confusion, le Dieu
immuable et nécessaire du monde muable et contingent.
Et pourtant, il reste vrai que le Logos est devenu homme,
que le devenir historique de cette réalité humaine est devenu
son histoire propre, notre temps, le temps de l'éternel,
notre mort, la mort du Dieu immortel ; si bien que si
l'on départage sur deux réalités, à savoir le Logos divin
et la nature créée, ces prédicats apparemment
contradictoires et dont une partie ne peut pas convenir à Dieu, on
ne doit pas oublier pour autant qu'une de ces réalités, à
savoir la réalité créée, est celle du Verbe de Dieu lui-même.
Ainsi, après avoir opéré ce partage qui devait être une
solution, on est à nouveau acculé à la question tout entière.
Car, l'affirmation de l'immuabilité de Dieu ne doit pas
nous faire oublier que ce qui s'est produit parmi nous en
Jésus, est précisément l'histoire du Verbe de Dieu lui-même,
son devenir propre (20).
A la limite, ne voit-on pas qu'en prenant comme point de départ
unique le concept d'immuabilité divine, concept emprunté de surcroît
à la philosophie, on en viendrait à nier le mystère même de
l'Incarnation ?
c) Liberté de Dieu.
Ce mauvais point de départ aurait aussi conduit la théologie à
mettre en veilleuse un autre aspect majeur de la conception biblique
de Dieu. C'est, en effet, la souveraine liberté de Dieu qui se
trouverait compromise par ce fameux concept philosophique d'immuabilité.
Or c'est là un point capital.
Les essais modernes de théologie de l'Ancien Testament sont
unanimes à souligner le caractère tout à fait central de l'idée d'alliance
dans la révélation biblique. Quand on s'interroge sur l'existence d'un
point focal dans l'Ancien Testament, c'est toujours cette idée qui
ressort. On insiste avec raison sur le fait que l'histoire du salut est
l'histoire de deux libertés : la liberté de Dieu qui prend librement
l'initiative de se révéler à un peuple afin d'entrer en alliance avec
lui et de lui offrir salut et libération ; et la liberté de l'homme qui
peut accepter ou refuser cette offre de grâce. Or, selon que l'homme
rejette ou accueille l'invitation de Dieu, celui-ci « réagit » de telle ou
telle façon : il fait mourir ou fait vivre, appauvrit ou enrichit, abaisse
ou élève (I Sam. 2,6-7).
L'histoire du salut ne paraît pas écrite d'avance, toute faite, simple
déroulement temporel d'un plan tracé de toute éternité et jusque dans
les moindres détails. Elle demeure, au contraire, essentiellement
ouverte et imprévisible, dépendante qu'elle est de la réponse libre de
l'homme à l'offre divine du salut. Sans doute, Dieu est-il fidèle : il
n'oublie pas ses promesses. « L'herbe sèche, la fleur se fane, mais la
parole de Dieu demeure toujours » (Is. 40,4). Ce serait toutefois mal
comprendre la fidélité de Dieu que de l'interpréter dans le sens d'une
prédestination figée qui procurerait le salut de façon certaine et quasi
mécanique. Le peuple d'Israël a été souventes fois tenté de concevoir
l'alliance en ces termes, mais les prophètes ont réagi violemment contre
une telle vision des choses : l'alliance n'est pas une prime d'assurance,
un mécanisme : on ne contrôle pas Dieu, on n'a pas de prise sur lui ;
le culte n'a pas une efficacité magique comme dans la religion
cananéenne : l'alliance comporte des exigences morales et Yahvé n'est pas
enchaîné par ses promesses ; il demeure le Dieu souverainement libre
et le déroulement de l'histoire reste ouvert et soumis à sa maîtrise.
Quoi qu'on dise, cette représentation de Dieu et cette conception
de l'histoire du salut ne sont-elles pas gravement compromises dans
la théologie traditionnelle ? Comment, en effet, les concilier avec la
conception d'un Dieu immobile, qui n'a pas d'avenir, puisqu'il voit
tout le déroulement de l'histoire dans un éternel présent et qu'il veut
INCARNATION ET IMMUABILITÉ DIVINE 225
d) Un Dieu compatissant.
La Bible nous révèle en outre un Dieu sensible aux attitudes de
l'homme, un Dieu qui se laisse émouvoir par le repentir, qui pardonne,
qui répond à la prière et aux cris de détresse, qui revient de l'ardeur
de sa colère. « J'ai vu, j'ai vu la misère de mon peuple qui réside en
Egypte. J'ai prêté l'oreille à la clameur que lui arrachent ses
surveillants. Je suis résolu à le délivrer de la main des Egyptiens » (Ex. 3,7).
Et plus tard, devant l'infidélité d'Israël : « Comment t'abandonnerais-
je, Israël ?... Mon cœur en moi se retourne, toutes mes entrailles
frémissent. Je ne donnerai pas cours à ma colère, je ne détruirai plus
Ephraïm, car je suis Dieu, et non pas homme» (Os. 11, 8-9). Ces
textes ne sont pas isolés : la Bible en compte d'innombrables qui
attestent, comme ceux-ci, la « sensibilité » d'un Dieu qui se laisse
émouvoir. Cette image est-elle conciliable avec le concept grec d'im-
muabilité divine ? Le P. Galot ne le croit pas :
Les réactions de Dieu à la conduite du peuple et de ses chefs,
dans l'Ancien Testament, dévoilent un Dieu qui n'est
nullement insensible aux attitudes humaines, qui y répond, et qui
tout en demeurant le même dans sa toute-puissance, s'adapte
sans cesse, avec sa liberté divine, aux situations créées
par la liberté humaine. C'est un Dieu qui est vraiment
engagé dans des relations avec les hommes, et qui se montre
affecté par les dispositions intimes de ceux-ci. Dans le
Nouveau Testament, il suffit d'évoquer le visage du Père tel qu'il
est présenté par Jésus dans la parabole de l'enfant
prodigue, pour comprendre à quel point le Père réagit à la
conduite humaine.
On ne peut appliquer à ce Dieu de la Révélation la
notion d'immutabilité qui pouvait convenir au moteur
immobile d'Aristote. Nous l'avons souligné, il y a une véritable
immutabilité de l'être divin ; mais elle doit être comprise selon
ce que Dieu nous a révélé de lui-même. Or l'Ecriture nous
atteste que cette immutabilité n'exclut pas une certaine
mutabilité ou variabilité. On n'a pas le droit de supprimer
celle-ci comme si elle portait atteinte à celle-là (24).
Et l'on nous prévient qu'il ne faut pas se réfugier trop vite dans
cette prétendue solution qui consisterait à voir dans ces textes des
anthropomorphismes et des métaphores, et donc un langage exprimant
(24) J. Galot, op. cit., p. 82. Cf. aussi H. KtîNG, op. cit.
226 M. GERVAIS
IV - REFLEXIONS CRITIQUES
(43) De Pot., q. 7, a. 5, ad 8.
(44) la, q. 13, a. 5, ad 1. Cf aussi : In I Sent., d. 4, q. 1, a. 1 ; d. 22,
q. 1, a. 2 ; d. 35, q. 1, a. 1, ad 2.
232 M. GERVAIS
part de Dieu. Celui-ci ne serait plus l'Etre qui, en raison de son absolue
perfection, est le seul qui puisse être dit parfaitement libéral (62),
« quia nihil sibi accrescit ex his quae vult vel operatur circa creatu-
ram » (63).
Tenir que la nature divine demeure absolument et parfaitement
immuable dans l'Incarnation ne compromet d'ailleurs en rien la réalité
de l'être-homme du Verbe de Dieu. « Si tu te demandes comment le
Verbe de Dieu est homme, écrit saint Thomas, il te faut répondre
qu'il est homme de la même façon que n'importe quel autre homme :
il a la nature humaine. Non pas que le Verbe de Dieu soit la nature
humaine, mais il est le suppôt divin uni à la nature humaine » (64).
Ce point est extrêmement important. Le Verbe de Dieu est homme
comme tout autre homme l'est : /'/ a la nature humaine ; il n'est pas
la nature humaine. Or, quand un homme agit, souffre ou meurt, ce
n'est pas la nature humaine qui agit, souffre et meurt : c'est la
personne, le sujet (65). Dans le cas du Christ, il en va de même. Il est
homme comme tout autre homme et ainsi il agit, souffre ou meurt
comme n'importe quel autre homme. Ce n'est donc pas la nature divine,
ni même la nature humaine qui est ainsi chez lui sujet du changement
et du devenir : c'est le suppôt, la personne du Verbe unie à la nature
humaine. Point n'est donc besoin de nier l'immuabilité de la nature
divine pour reconnaître que dans le drame vécu par Jésus de Nazareth
Dieu était vraiment et personnellement engagé.
Roger Mehl, caractérise l'hérésie et « par lequel nous pensons l'un des
termes à l'exclusion de l'autre ou par lequel nous accordons à l'un des
termes d'une proposition dialectique un privilège sur l'autre, alors que
les deux termes doivent être maintenus simultanément et deviennent
faux s'ils sont posés dans l'absolu indépendamment l'un de
l'autre » (67). Plutôt que de consentir à mettre en cause un dogme
comme celui de l'immuabilité divine, la recherche théologique ne devrait-
elle pas s'aligner sur ces efforts d'intégration et de conciliation ?
Autre remarque : l'objection formulée contre le concept d'immua-
bilité divine sur la base de l'affirmation de la liberté de Dieu part
du présupposé suivant : pas de liberté authentique sans possibilité
réelle de changement. Aussi bien, Dieu ne demeurerait pas libre s'il
ne pouvait modifier dans le temps ses desseins ou du moins le mode
de leur réalisation. N'est-ce pas là du pur anthropomorphisme ? L'on
s'enferme, en effet, dans un concept de liberté qui ne peut valoir que
pour des être conditionnés par le temps comme nous sommes et on
l'applique ensuite à Dieu sans épuration préalable et sans s'élever au-
dessus de cette réalisation bien imparfaite de la liberté qui nous
caractérise. Mais le fait de vouloir ceci et puis ensuite autre chose n'est pas
plus essentiel à la liberté que le fait de pouvoir choisir le mal : là n'est
pas l'essentiel du concept (68). Aussi Dieu peut-il être dit
souverainement libre sans être soumis aux contingences de l'histoire et
précisément parce qu'il n'est pas soumis (69).
Que la Bible utilise un tel langage anthropomorphique n'a rien
pour nous étonner. L'éternité de Dieu est strictement inimaginable.
L'Ecriture ne pouvait donc exprimer autrement qu'en termes temporels
la réalité de l'engagement de Dieu dans l'histoire. Elle n'en a pas moins
fait entrevoir à plusieurs reprises que cet engagement ne
compromet ait en rien la transcendance du Tout-Autre par rapport au temps. De
ceci, la théologie doit également tenir compte. Il ne s'agit pas, remar-
son précise pour laquelle l'on ne peut admettre aucune relation réelle
en Dieu par rapport à l'homme ou à toute autre créature : on
porterait alors atteinte à la transcendance de Dieu en l'abaissant au niveau
du créé. Il est permis de conclure ici que la critique de Schoonenberg
est basée sur une lecture superficielle des textes.
Sa position présente cependant un immense intérêt en ce que le
théologien hollandais n'a pas hésité à en expliciter les ultimes
conséquences. Si les relations de Dieu à nous sont réelles, dit-il, elles « sont
subsistantes, coïncidant avec le fait que Dieu existe en lui-même ».
Aussi bien, « la trinité de Dieu peut aussi être conçue comme orientée
vers la création. Dans cette vision, le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
tous trois vraiment Dieu et consubstantiels l'un à l'autre, seraient
présents dans l'essence divine en vertu même de la relation de Dieu
à nous. La trinité de Dieu serait alors son orientation vers nous... Dieu
est alors changement subsistant par là même qu'il nous change pour
notre salut. Si l'on creuse cette idée, on voit qu'il est possible que
Dieu devienne, non seulement Père, mais aussi Fils et Esprit, par son
élan vers nous. En d'autres termes, il est possible que la trinité
existe en Dieu... par une association divine à notre histoire humaine
de salut » (78). L'auteur insiste pour présenter cette vision comme
« simplement possible ». Elle nous fait voir, en tout cas, à quelles
conséquences peut mener l'acceptation du principe des relations
réelles en Dieu par rapport à la création. Nous laisserons le lecteur
juger de la recevabilité de telles conclusions.
CONCLUSION