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Kénose

notion de théologie chrétienne

La kénose est une notion de théologie


chrétienne qui signifie que Dieu se
dépouille de certains attributs de sa
divinité. Le terme vient du grec ancien,
κένωσις, kenosis : « action de vider, de se
dépouiller de toute chose », provenant du
verbe kénoô (κενόω) : « vider », « se
dépouiller de soi-même ». Il est employé,
entre autres, dans l’Épître de Paul aux
Philippiens[1] :
« Lui qui est de condition
divine, n’a pas revendiqué
jalousement son droit d’être
traité comme l'égal de Dieu.
Mais il s'est dépouillé
(έκένωσεν) lui-même, prenant
condition d'esclave, et
devenant semblable aux
hommes. S'étant comporté
comme un homme, il s'humilia
plus encore, obéissant jusqu'à
la mort, et à la mort sur une
croix ! »
— Traduction de la Bible de
Jérusalem, 1975.
Cette notion a suscité de nombreux
développements d’une théologie qui
insiste sur l’abaissement de Dieu. Par
amour, Dieu se dépouille d'attributs
comme la toute-puissance, la gloire,
l’impassibilité, la perfection,
l’autosuffisance, la Providence qui
gouverne le monde. La théologie de la
kénose aborde le mystère du mal en
affirmant que c’est d’abord Dieu qui
souffre et non l’homme : « Mais non, Dieu
ne permet jamais le mal, il en souffre, il
en meurt, il en est d’abord la victime[2] ».

La théologie de la kénose est formalisée


par les Pères de l'Église et s'inscrit dans
les débats christologiques des premiers
conciles. Ainsi, la kénose n'atteint pas la
nature divine du Christ, mais seulement
son humanité[3],[4].

Applications théologiques

Kénose de l'incarnation

La Montée au Golgotha par Arent de


Gelder.

S’appuyant sur un verset de Paul de


Tarse de l’Épître aux Philippiens[1], la
théologie de la kénose affirme que
l'incarnation du Verbe correspond à un
renoncement aux « privilèges divins »
usuels, ou plutôt un dépassement : Dieu
n'est qu'Amour et les attributs de Dieu ne
sont que les attributs de l'Amour[5]. Cette
kénose atteint la nature divine du Christ
elle-même : Dieu s’est dépouillé de sa
joie et de sa toute-puissance. Pour nous
révéler l’amour dont il nous comble, Dieu
a accepté de souffrir en la Personne du
Fils. Ainsi, François Varillon écrit : « Dans
l’ordre de l’être, la souffrance est une
imperfection. Dans l’ordre de l’amour, elle
est le sceau de la perfection »[6]. Pour
Moltmann, « un Dieu qui n’est que tout-
puissant est un être imparfait en lui-
même, car il ne peut éprouver la
faiblesse de l’impuissance. La toute-
puissance peut être désirée et honorée
par des hommes impuissants, mais la
toute-puissance n’est pas aimée,
seulement crainte. Quelle espèce d’être
sera un Dieu qui n’est que tout-puissant ?
C'est un être sans expérience, un être
sans destin et un être qui n’est aimé par
personne. Un homme qui éprouve
l’impuissance, un homme qui souffre
parce qu’il aime, un homme qui peut
mourir est donc un être plus riche qu’un
Dieu tout-puissant, incapable de souffrir
ni d’aimer, immortel »[7].

La mort du Christ au Calvaire affecte


alors la vie trinitaire, car la filiation et la
paternité divine sont effacées par
l’abandon du Fils par le Père. Hans Urs
von Balthasar explique que le Père se
sacrifie aussi « quand il sacrifie son bien-
aimé et le fait passer de l’éternité dans le
temps. [...] Par la privation que le Père
éprouve du fait de l’engagement terrestre
de son Fils, il mesure la grandeur de son
amour pour le Fils et la grandeur de
l’amour du Fils pour lui »[8].

Cette kénose lors de l'incarnation


introduit l’idée de devenir dans la
compréhension de Dieu. Cette idée a été
soutenue par Arius au iiie siècle, et plus
récemment par Hegel. On retrouve
également l’idée de devenir en Dieu dans
la kabbale juive. Reprenant Hegel, Hans
Küng écrit : « Dans l’ancienne conception
du temps, Dieu était considéré le plus
souvent comme l’éternel atemporel situé
derrière le flux uniforme du devenir
absorbant le passé, le présent et l’avenir.
À présent, Dieu est connu d’une manière
nouvelle : comme le futur
eschatologique, comme celui qui vient.
Ainsi la théologie devient
eschatologie »[9].

Kénose de la création

La kénose de la création s’articule autour


de trois axes : l’impuissance de Dieu face
au mal, le retrait de Dieu, et sa
manifestation au Calvaire. Cette
approche théologique tend à entrer en
opposition à l’idée de Providence divine.

L’événement de la croix, dit Maurice


Zundel, impose à l’homme de changer
son regard sur Dieu : « Dieu fragile, c'est
la donnée la plus émouvante, la plus
bouleversante, la plus neuve, la plus
essentielle de l’Évangile. Dieu fragile
remis entre nos mains. Dieu fragile remis
à notre conscience. Dieu fragile et
désarmé tellement que c’est à nous de le
protéger contre nous-mêmes »[10]. Dieu
respectant infiniment ses enfants, Il
décide de ne pas du tout intervenir dans
le déroulement de leur histoire. L’image
de Dieu dans l’Ancien Testament doit
donc être renouvelée, selon Maurice
Zundel. C’est, dit-il, « une des plus
émouvantes preuves de l’amour de Dieu
[que] d’avoir accepté d’être représenté
sous le travesti d’un langage inadéquat,
qui a pu lui donner, à certaines heures,
[...] un visage que les hommes eux-
mêmes ne voudraient pas avoir »[11].

L’impuissance de Dieu est donc la


conséquence de la liberté qu’il a donnée
à l’homme. Dieu s’efface donc pour
laisser à l’homme un espace de liberté,
comme l’explique le père Marc
Domergue, jésuite : « Dieu est
anéantissement, effacement de soi. Son
être est de se faire disparaître. Au profit
de qui ? De l’autre dont il est le tout autre.
La croix du Christ n’est pas une sorte
d’entreprise suicidaire de Dieu, elle est
Dieu se faisant Dieu, si l’on peut parler
ainsi. Et que l’on n’aille pas dire : la mort
sur la croix concerne la nature humaine
du Christ, pas sa nature divine, qui est
immuable et impassible. Cette façon de
voir n’honore pas suffisamment le
egeneto de Jean 1, 14 : « il s'est fait
homme » ou « il est devenu homme ». Le
divin se fait humain, en forme
d'homme »[12].

L’événement de la croix a une place


particulière dans la théologie de la
kénose. Ainsi, pour le théologien
allemand Eberhard Jüngel, le
christianisme occidental « a cru pouvoir
penser Dieu, dans son être divin, sans le
penser en même temps comme le
crucifié ». La Passion du Christ a été trop
longtemps considérée « comme un
événement concernant uniquement le
vrai homme, mais non pas le vrai Dieu. La
perfection qui revenait à Dieu en vertu de
la loi métaphysique interdisait de le
penser comme souffrant ou même de le
penser en liaison avec un mort »[13].

Kénose de la Trinité

De la kénose de la création, où Dieu


s’efface pour faire venir à l’existence les
créatures, découle la kénose de la Trinité,
où le désir de s’effacer par amour
conduit Dieu à engendrer un autre Lui-
même. Dans un élan d’amour, les trois
personnes mettent leur joie à s’effacer
l’une devant l’autre. Maurice Zundel parle
de désappropriation infinie : « Dieu est
celui qui n’a rien. La Trinité veut dire : la
divinité n’est à personne parce que la
divinité, c’est le jaillissement éternel de la
lumière et de l’amour du Père dans le Fils,
du Fils dans le Père, et du Père et du Fils
dans le Saint-Esprit »[14]. François
Varillon exprime cela par l’idée d’humilité
de Dieu. « Le Père n’existe pas d'abord
comme personne constituée en elle-
même et pour elle-même : c’est l’acte
d’engendrer le Fils qui le constitue
personne. Il faut donc éviter de dire que
le Père est Celui qui se donne ; il est
plutôt Acte de se donner. De même le Fils
et le Saint-Esprit »[15].

Histoire de la théologie de la
kénose

Cette approche théologique apparut


d’abord chez des théologiens protestants
et anglicans du xixe siècle. En 1857,
Thomasius affirme que, tout en gardant
conscience de sa divinité, le Verbe avait
cessé d’exercer son action divine dans le
cosmos au cours de sa vie terrestre en
Terre d’Israël. En 1870, Gess, théologien
calviniste, va plus loin : en s’incarnant, le
Verbe perd provisoirement tous ses
attributs divins. Il ne procède plus du
Père, mais devient une simple âme
humaine. Une fois glorifié, il reprend tous
ses attributs divins et la pleine
conscience de sa divinité[16].

Critiques contre la théologie


de la kénose

Il existe actuellement des critiques


contre la théologie de la kénose.

Témoignant à ses disciples la source de


sa joie profonde, Jésus dit : « Je suis
dans le Père et le Père est en moi »[17].
Ce qui fait dire au théologien Pierre
Descouvemont : « Le Verbe n’a pas pu
renoncer non plus à avoir conscience de
son identité de Fils de Dieu [...]. Est
aliénée toute personne qui ne sait pas ou
ne sait plus qui elle est... qui se prend
pour Napoléon alors qu'elle ne l’est pas !
Si Jésus n’avait pas su dès le début de sa
venue sur terre qu’Il était le Fils de Dieu
en personne, il eut été un aliéné ! C’est
pourquoi il n’est pas juste de dire que le
Christ vivait de foi comme nous »[18].

La souffrance de Dieu ne pourrait pas


être comprise au sens où on l’entend
habituellement. Raïssa Maritain écrit :
« Pour un être créé, être capable de
souffrir est une réelle perfection, car c'est
l’apanage de la vie et de l’esprit, c'est la
grandeur de l’homme ; et puisqu’on nous
enseigne que nous fûmes créés à la
ressemblance de Dieu, est-il donc si
difficile de présumer tout bonnement
qu’il doit y avoir dans l’Essence
impénétrable quelque chose de
correspondant à nous, sans péché ? [...]
Parce qu’elle implique en sa notion
même une imperfection, la souffrance ne
peut être attribuée à l’Essence
impénétrable »[19].

Articles connexes

Concepts apparentés :
Communicatio idiomatum
Nuit de l'âme
Tsim-tsoum
Théologiens de différentes
confessions chrétiennes :
Hans Urs von Balthasar
Rudolf Bultmann
Sergueï Boulgakov
Jürgen Moltmann
François Varillon
Maurice Zundel

Notes et références

1. Ph 2,6.
2. L’Humble Présence, de Maurice
Zundel, p. 170 et 176.
3. Guy Jobin, « Quand la faiblesse est
donnée... Kénose et participation au
temps du nihilisme », Études
théologiques et religieuses, 85, 2010,
p. 323-346.
4. Ainsi Origène, étudiant le sacrifice
d’Isaac par Abraham, interprète Isaac
comme le Christ selon l’esprit,
demeuré impassible, tandis que le
bélier finalement sacrifié figure le
Christ selon la chair, offert sur l’autel
de la croix (8e Homélie sur la
Genèse).
5. François Varillon, Joie de Croire, Joie
de Vivre : conférences sur les points
majeurs de la foi chrétienne, Paris,
Bayard, 2000, 299 p.
(ISBN 978-2-227-48634-8), p. 26.
6. François Varillon, La souffrance de
Dieu, p. 71.
7. Moltmann, Le Dieu crucifié, p. 254.
8. Hans Urs von Balthasar, La
Dramatique divine, t. IV, le
Dénouement. p. 24.
9. Hans Küng, Incarnation de Dieu.
Introduction à la pensée théologique
de Hegel comme prolégomènes à
une christologie future, ch. VI : « Le
Dieu de l’avenir », p. 500.
10. Vivre Dieu, textes choisis et
présentés par France-Marie
Chauvelot, p. 167.
11. Dialogue avec la vérité, Paris,
Desclée de Brouwer, 1964, p. 125.
12. Le Dieu de Jésus, Paris, Grasset-
Desclée de Brouwer, 1997, p. 98.
13. Dieu mystère du monde. Fondement
de la théologie du crucifié dans le
débat entre théisme et athéisme, t. I,
p. 58.
14. Vivre Dieu, p. 158.
15. l’Humilité de Dieu, p. 107.
16. Dieu souffre-t-il ? de Pierre
Descouvemont, p. 104.
17. Jean 14, 11 et Jean 17, 21.
18. Dieu souffre-t-il ? p. 143.
19. Les Grandes Amitiés, Paris, Desclée
de Brouwer, 10e éd., 1949, p. 201.

Bibliographie

Ouvrages du courant de la théologie de


la kénose

Hans Urs von Balthasar, La Dramatique


divine, Namur, Culture et Vérité, 1990-
1997, 6 vol.
Marc Donzé, L'Humble Présence. Inédits
de Maurice Zundel, Genève, Éd. du
Tricorne, 1985, 2 vol.
Adolphe Gesché, Un Dieu précaire, in
«Et si Dieu n'existait pas ?», Paris, Éd.
du Cerf, 2002 (ISBN 9782204067126)
Dominique Gonnet, Dieu aussi connaît
la souffrance, Paris, Éd. du Cerf, 1990
André Gozier, La Croix : folie de Dieu,
Soceval, 2005 (ISBN 2-90324-265-8)
Hans Jonas, Le Concept de Dieu après
Auschwitz. Une voix juive, Paris,
Rivages Poche, 1994
Joseph Moingt, « Le Père non
puissant », in Du Père à la paternité,
Paris, L'Harmattan, 1996
Joseph Moingt, Dieu qui vient à
l'homme, Paris, Éd. du Cerf, coll.
«Cogitatio fide», 2002
Jürgen Moltmann, Le Dieu crucifié,
Paris, Éd. du Cerf/Mame, coll.
«Cogitatio fidei», 1978
Anne Pasquier, « Une écriture de la
kénose dans le christianisme ancien »,
Laval théologique et philosophique,
vol. 67, no 1,‎février 2011, p. 111-123
(lire en ligne (https://id.erudit.org/ideru
dit/1005569ar) [archive])
François Varillon, La Souffrance de
Dieu, Éd. du Centurion, 1975
François Varillon, L'Humilité de Dieu,
Paris, Bayard, 2002
Marc Vial, « Dieu jusque dans le néant :
Sur la kénose », Revue d'histoire et de
philosophie religieuses, vol. 95e année,
no 3,‎juillet-septembre 2015, p. 339-
357. (lire en ligne (https://www.persee.
fr/doc/rhpr_0035-2403_2015_num_95_
3_1953) [archive])
Maurice Zundel, Je est un autre,
Desclée de Brouwer, 1971

Ouvrages opposés à ce courant


théologique

Bernard Bro, Le Pouvoir du Mal, Paris,


Éd. du Cerf, 1976
Pierre Descouvemont, Dieu souffre-t-
il ?, Éd. de l'Emmanuel, 2008
(ISBN 978-2-35389-043-9)
Bertrand de Margerie, Les Perfections
du Dieu de Jésus-Christ, Paris, Éd. du
Cerf, 1981
Jacques Maritain, Approches sans
entraves, Paris, Fayard, 1973

Liens externes

Définition (http://www.eglise.catholiqu
e.fr/ressources-annuaires/lexique/defi
nition.html?lexiqueID=382&Expression
=K%E9nose) [archive] sur le site de la
Conférence des évêques de France

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