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21.11.

2023

Séminaire « Eschatologie et responsabilité humaine dans la philosophie juive


contemporaine »
Sous la direction de Bénédicte Bouillot

Reprise intermédiaire
Przemysław Mąka SJ

Introduction et reprise d’ensemble des séances


Face au savoir thématisant toute chose, présent dans la pensée de l’idéalisme,
Rosenzweig surgit avec tout le poids de la parole héritée de la tradition ancestrale. Avec une
acuité juive du temporel il évoque les formules grammaticales du « Je » et du « Tu » qui le
révèlent. La caractéristique de cette « nouvelle pensée », qui prend au sérieux les phénomènes
de la mort et du temps, est de laisser apparaître l’irréductibilité des termes du drame : Dieu,
l’homme, le monde. Car il ne les définit pas en essayant de contenir dans les concepts
communs englobants tout, mais les donne à briller, comme les icônes byzantines, de leur
propre lumière. En même temps, il ne craint pas les analyses qui évoquent les relations entre
ces termes.

D’abord, dans la première partie consacrée aux philosophes qui part de la situation
limite de la mort, nous parvenons au miracle de la Création. Ensuite, dans la section centrale,
destinée aux théologiens, nous sommes dans le présent — à la Révélation. C’est ici que nous
apprenons la grammaire de l’amour de Dieu pour l’homme, qui l’appelle par son nom et le
conduit toujours plus loin vers l’illumination. Enfin, dans la troisième partie, qui commence
par les mots « In tyrannos ! », nous arrivons à une réflexion sur les figures concernant la
Rédemption. Divisée en diptyque correspondant aux deux communautés éternelles, juives et
chrétiennes, la description se termine — ou peut-être devrions-nous dire s’ouvre 1— sur le
nom « la vie » qui est au-delà du livre.

Le problème de la rédemption et sa relation avec la communauté


Bien que la centralité et l’importance dans la pensée de Rosenzweig soient occupées
par la Révélation, dans notre recherche axée sur la responsabilité humaine dans la dimension
eschatologique, nous nous sommes focalisés sur la partie finale approchant le fait de la
Rédemption. C’est en arrivant au but de notre quête — à la Rédemption — que le terme «
Nous », écrit avec une majuscule, apparaît. Dans mon bref questionnement sur le parcours que
nous avons fait avec Rosenzweig, j’aimerais aborder précisément le thème de la communion,

1
Cf. Emmanuel Lévinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Albin Michel, 1976, pp.277 et 280.
de « l’unité de ce qui ne saurait être uni »2 et de son rapport à la rédemption. Cela me paraît
intéressant, car cette dimension communautaire semble souvent oubliée chez les philosophes
au profit d’une pensée monologique.

En commençant par une réflexion sur ce qu’est réellement la Rédemption pour notre
auteur, il faut noter qu’elle est déjà présente comme contenu dans la Révélation. Le
commandement qui éveille l’âme dans son ampleur fondamentale du « Je » pousse celle-ci
plus loin. Dieu, qui aime l’homme, lui demande aussi d’aimer son prochain. « En effet,
qu’est-ce que la Rédemption sinon que “Je” apprends à dire “Tu” au “Il” ? » 3 Dans le
commandement d’aimer son prochain, l’homme, dans chaque moment présent devient
participant, réalisateur même de la Rédemption. Ce retrait de Dieu, qui — selon Rosenzweig
— est bien le Rédempteur, mais dont la Rédemption n’est pas une œuvre directe, s’est avéré
très stimulant pour notre discussion. À partir de l’analyse du Cantique des Cantiques, nous
avons vu comment le purement humain ne doit pas être dans un rapport d’exclusion par
rapport au divin, mais renvoie précisément à quelque chose de plus.

Liens communautaires : des générations de juifs et de frères dans le Seigneur


La métaphore du mariage, conçu comme une guerre déclarée à la mort, se dégage de
ces analyses, sur la base de la phrase biblique selon laquelle l’amour est plus fort que la mort.
En suivant cette ligne de pensée, nous voyons comment dans le judaïsme l’engendrement des
générations devient leur mission. Pour l’auteur de L’étoile de la Rédemption ils sont une
figure de la vie éternelle qui perdure au-dessus du temps, pour garder la Torah toujours
présente. Mais « la vie éternelle en effet ne dure qu’autant que dure une vie. » 4 La
communauté juive, donnant ainsi sans cesse la vie à de nouvelles générations, est unie par le
lien du sang. Comme un fils dont l’existence renvoie à son père, ils engendrent l’avenir qui
témoigne déjà du passé. Par leur vie même, par le simple fait d’exister, ils témoignent de
l’espérance de l’avenir et démasquent l’illusion de tout ce qui prétendrait à l’éternité trop
étroite.

Mais si, dans le cas des juifs, la communion s’établit par les liens du sang, comment
cela est-il possible dans le cas des chrétiens, dont chacun est né païen ? Et pourtant,
Rosenzweig voit dans le christianisme une religion nécessaire, la voie éternelle…

2
Ibid., p.284.
3
Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, p.383.
4
Ibid., p.528.

2
Il peut être utile ici de revenir sur le concept ci-devant mentionné de « tsimtsum »,
dérivé de la Kabbale. En soulignant la responsabilité de l’homme dans l’œuvre de rédemption,
nous avons déjà dit qu’il s’agit d’une certaine « contraction » ou d’un « retrait » de Dieu pour
faire de la place à la création. Cependant, cette contraction ne doit pas être comprise en termes
spatiaux, mais en termes éthiques.5 Nous pouvons risquer l’interprétation selon laquelle Dieu
révèle son humilité et sa discrétion en se faisant solidaire, en sorte que, ce que les chrétiens «
font au plus petit de leurs frères, ils le font à Celui qui reviendra comme juge du monde ». 6
Ainsi, pour le chrétien (qui part du Crucifié et se dirige vers Celui qui doit revenir), tout
homme rencontré est un frère « dans le Seigneur ». Le lien de fraternité fait place à la liberté
de l’individu, le laissant là où il est, tout en le rejoignant par-delà les différences. Les femmes
et les hommes, les vieux et les jeunes, les pauvres et les riches, indépendamment de ces
rapports de relation sont égaux dans leur lien avec le Christ.

Accomplissement de la rédemption
Pour les juifs le commandement d’aimer son prochain est l’amour du plus lointain :
l’aïeul et le petit-enfant. Et pour les chrétiens ce commandement est l’amour du plus proche :
le frère. Néanmoins, lorsque l’amour sera accompli, alors la vie éternelle et la voie éternelle
auront toutes deux atteint leur fin. Quand la Rédemption sera arrivée dans sa réalité, Dieu sera
Tout et Un. Mais cela signifie-t-il que Rosenzweig est en fin de compte d’accord avec Hegel ?
A-t-il, au nom de Dieu, compromis le monde et l’homme, en enfermant tout dans une totalité
totalisante ? Je crois que non. Comment comprendre alors la phrase : « L’homme et le monde
s’effacent dans la Rédemption, Dieu, lui s’accomplit. » 7 Peut-être faudrait-il, une fois de plus,
permettre à la pensée de quitter la perspective spatiale, dans laquelle il est impossible qu’un
autre existe dans le sein de Tout. Alors nous commençons à chercher sur le plan éthique, en
nous ouvrant à une générosité et à une humilité pour lesquelles la multiplicité et la diversité
ont un sens. C’est à ce niveau, lorsque toute la création dans sa singularité pénètre dans l’Un,
que peut enfin résonner le « Nous » anticipé jusqu’à présent dans l’hymne commun de la
louange.

En effet, si les voix des âmes s’unissaient pour chanter ensemble et dire « Nous », elles
étaient encore sur le chemin de la pleine réalisation. Et pourtant, malgré le fait que le « Nous »
soit encore lié au « Vous » qui ne lui appartient pas, malgré la mort qui met fin au chant, le «
Nous » glorifiait déjà Dieu et était la victoire de l’éternité.

5
Emmanuel Lévinas, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, p. 154.
6
Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, p. 479. Cf. Mt 25, 31 nn.
7
Ibid., p.335.

3
Réflexion personnelle sur la suite
Au cours de nos recherches, j’étais particulièrement frappé par le rôle du silence, qui
vient après la parole et forme l’assemblé liturgique non plus par des paroles, mais par des
gestes. Le silence de la salutation d’un visage reconnu dans la communauté, le silence auquel
l’art conduit les chrétiens, n’est pas, à mon sens, une négation de la parole, mais son
couronnement. Ce n’est pas le silence de la mort ou d’un objet inerte, mais un espace habité et
engagé. À mon avis, c’est le silence d’un cœur transpercé, « qui sur la Croix a souffert pour
une multitude et aussi pour l’âme »8, et qui stimule un rythme nous pressant à suivre la spirale
de la vie, avec tous ses hauts et ses bas. Le Christ, qui n’est pas moins Jésus de Nazareth, dont
l’humanité n’a point diminué la divinité, se donne tout entier. Chaque battement de son cœur,
bat pour le Père et en Lui pour la création. Et lorsqu’il a résonné jusqu’au bout, le silence qui
a succédé a rassemblé tout le monde.

Conclusion
Rosenzweig nous offre au bout du cheminement l’image du grain de blé, empruntée au
poète juif Juda Halévi. Jeté dans la terre, il semble être englouti par elle, mais en réalité il est
la graine qui transforme tout pour porter son fruit. Peut-on y voir la nouveauté de la
résurrection ? C’est ainsi qu’elle sera interprétée par les « adeptes de cette voie », pour qui le
chemin est pourtant la foi au Christ. « La vérité divine se dérobe à celui qui voudrait ne la
saisir que d’une main ».9 Selon Rosenzweig, les chrétiens toujours en marche et les juifs
enracinés uniquement en eux-mêmes ont besoin l’un par rapport à l’autre. Pourquoi pas une
rencontre en face à face ?

En suivant la réflexion qu’auteur a suscitée, nous pouvons donc croire que l’Éternité
n’abolit pas la multiplicité et la différence, mais qu’elle les transfigure pour produire en son
temps une moisson abondante.

8
Ibid., p. 524.
9
Ibid., p. 415.

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