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LITTÉRATURES

DES LIVRES
ESSAIS RENCONTRES
VENDREDI 11 MARS 2005

LIVRES DE POCHE
Jim Crace ; Michel Onfray Gérard Berreby FANTASTIQUE
Hubert Mingarelli ; et Régis Debray, et l’aventure Mais qui s’acharne ainsi sur le Frère Médard ?
« Parti-pris » : variations sur Dieu ; des éditions Allia ; « Les Elixirs du diable »
Philippe Djian, Monique Armand Farrachi et d’E. T. A. Hoffmann, chef-d’œuvre absolu
Ysé Aillaud Canto-Sperber « L’Art de la Fugue » du roman noir
page X page XI page XII page IX

Sartre, cent ans de liberté


Un siècle après sa naissance, en 1905, l’ombre portée du « petit homme », comme l’appelaient ses amis de jeunesse, demeure considérable.
Metteurs en scène de théâtre et philosophes disent son actualité ainsi que celle de ses deux grands contemporains, Paul Nizan et Raymond Aron

O
n commémore, on prendre le monde, le découvrir et
commémore. Les nous y faire une place. (…) Ceux d’en-
magazines mettent tre nous qui voulaient changer le
Sartre en couverture monde et qui furent, par exemple,
tout en se demandant communistes, le devinrent raisonna-
s’il faut le brûler ou en affirmant blement, après avoir pesé le pour et le
qu’il ne suscite plus que l’indifféren- contre. Et ce que je me rappelle le
ce, quand ce n’est pas les deux en mieux, ce que je regretterai toujours,
même temps. Bref, ce mort insup- c’est l’atmosphère unique de force et
porte encore beaucoup. Pour l’affi- de gaîté intellectuelles qui nous enve-
che de l’exposition de la Bibliothè- loppait. On a dit que nous étions trop
que nationale de France, on a choisi intelligents. Pourquoi trop ? » (Car-
un Sartre sans son habituelle cigaret- nets de la drôle de guerre.)
te à la main, comme s’il risquait de Oui, formidable génération intel-
précipiter encore une fois la jeu- lectuelle, dont cette année marque
nesse dans le vice ou au moins dans le centenaire. Certes, Sartre la domi-
la transgression. L’œuvre, Dieu soit ne, mais qu’on n’oublie pas Geor-
loué, reste à l’index. Mais comme ges Canguilhem, Daniel Lagache,
ses camarades de promo-
a Michel Contat tion. Et Paul Nizan, bien sûr,
fauché par une balle alle-
elle est vouée à l’oubli, on se conten- mande en 1940, avant d’avoir pu
te d’appeler médiatiquement au tenir toute sa place ; et Raymond
relevé des fameuses « erreurs de Aron qui, une fois Nizan et Camus
Sartre » qui la disqualifient. disparus, resta en dialogue avec Sar-
En février 1940, Jean-Paul Sartre, tre. Y eut-il, en effet, y a-t-il aujour-
jeune écrivain prometteur, mobilisé d’hui des jeunes gens plus solides,
en Alsace dans cette « drôle de plus travailleurs, plus appliqués
guerre » qui n’éclate pas, s’interro- qu’ils le furent ? A travers Sartre,
ge sur sa génération : « Y a-t-il eu c’est à toute une génération que
avant la guerre beaucoup de jeunes l’on voudrait ici rendre simplement
gens plus solides que nous n’étions ? hommage, fût-ce pour la contester.
Plus solides que Nizan, que Guille, Elle a puissamment contribué à
qu’Aron, que le Castor [Simone de éclairer le monde. On n’est jamais
Beauvoir] ? Nous ne cherchions ni à trop intelligent. Ou bien l’intelligen-
détruire ni à nous procurer des exta- ce continue-t-elle d’offenser ? Mais
ses nerveuses et insensées. Nous vou- celle de Sartre opère-t-elle encore
lions patiemment et sagement com- pour notre temps ?

Véronique Bizot
© David Balicki

Les sangliers
« Une manière impressionnante de mêler
le vraisemblable et l'absurde, la douleur et
le cynisme, la cocasserie et la noirceur. »
jacques de potier/paris-match

Bernard Pivot de l'Académie Goncourt,


Le Journal du Dimanche

NOUVELLES

Stock
II/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

JEAN-PAUL SARTRE
ZOOM
a SARTRE. L’INVENTION DE LA LIBERTÉ,
de Michel Contat
L’itinéraire d’un écrivain
Divisé en neuf sections chronologiques,
l’ouvrage illustré, qui paraît dans une collec- C’est l’homme d’écriture qu’a choisi de privilégier la Bibliothèque nationale de France
tion désormais bien installée, ne se contente
pas d’une iconographie étroitement limitée dans la grande exposition Sartre, en exploitant notamment son riche fonds de manuscrits
à la personne de Sartre mais restitue l’épo-

D
que, le contexte culturel et politique (la mire e toutes les figures de Jean- blanc sans avoir envie d’écrire quel- des USA, ce que j’ai appris du pro- de tentures rouges, font penser à
de la RTF et la speakerine Catherine Lan- Paul Sartre – le penseur, que chose dessus. » A la même pério- blème noir ». Il devient membre des loges. On y voit des films de
geais dans les années 1950, l’Algérie, l’auteur, l’homme d’action de, le normalien décide d’ensei- du comité de patronage de la ses pièces, des éditions originales,
mai 1968…). L’album d’images se fait alors et d’engagement –, c’est celle de gner la philosophie pour avoir le revue Présence africaine, fondée en des livrets de représentations.
guide de voyage dans notre propre temps historique. Un temps agité, l’écrivain que la Bibliothèque natio- loisir de se consacrer à l’écriture : 1947. Plus tard, la guerre d’Algérie Dans un texte inédit extrait des
contradictoire et passionné. Mais imaginerait-on Sartre isolé derrière nale de France (BNF) a choisi de pri- « Cette profession secondaire m’of- lui donne l’occasion de radicaliser archives de Charles Dullin, il expo-
un fond blanc et immobile dans le studio d’un photographe ? Le texte vilégier. « D’une part, Sartre est frirait le monde intérieur qui serait ses positions en faveur des cou- se sa conception de l’enseigne-
qui accompagne ce parcours est informé et enjoué. Même s’il le recou- d’abord un homme de l’écriture. Tout le sujet même de mes ouvrages litté- rants indépendantistes. Une photo ment de l’art dramatique, axée sur
pe parfois, cet ouvrage complète le catalogue de la BNF. au long de sa vie, il n’a jamais cessé raires. » Il résume ses ambitions : montre son appartement de la rue le travail de l’acteur.
Textuel, « Passion », 192 p., 49 ¤. d’écrire, sauf à la fin lorsqu’il est deve- « Je veux être Spinoza et Stendhal. » Bonaparte plastiqué en 1962 par La BNF présente aussi un entre-
nu aveugle. D’autre part, la BNF pos- En 1939-1940, il rédige quinze l’OAS pour la deuxième fois. tien inédit, recueilli en 1967 pour la
a CAMUS ET SARTRE. Amitié et combat, de Ronald Aronson sède un fonds exceptionnel de manus- carnets de son journal de guerre. Plusieurs documents des années télévision canadienne par Madelei-
Pour cet essayiste, spécialiste de Sartre aux Etats-Unis, Camus et Sar- crits », explique Mauricette Berne, Plusieurs des sept qui subsistent 1950 n’éludent pas l’adhésion qua- ne Gobeil Noël et Claude Lanz-
tre ont en commun d’avoir été aveuglés face aux violences de leurs commissaire de l’exposition. sont exposés, montrant une écritu- si aveugle de Jean-Paul Sartre au mann. En une heure, ce document
camps respectifs. Il faut donc les lire pour avoir une vision complète La présentation suit ce chemin re serrée couvrant chaque centimè- Parti communiste français, jusqu’à (édité à présent en DVD) constitue
de leur temps. L’auteur a rassemblé toute la documentation nécessai- d’écriture, par étapes chronologi- tre du papier précieux en temps de la rupture en 1956, après l’écrase- une introduction vivante aux grands
re sur l’amitié puis la querelle qui opposa les deux écrivains ques, depuis la jeunesse jusqu’à guerre. A la Libération, Sartre, qui ment de l’insurrection à Budapest. thèmes de l’œuvre de Sartre.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Daniel B. Roche l’aboutissement, L’Idiot de la a publié La Nausée et les pièces de Bon nombre de photos témoi- En exposant de nombreuses piè-
et Dominique Letellier, éd. Alvik, 2, rue Malus, 75005 Paris, 370 p., 20 ¤, famille, publié en 1971. Elle laisse théâtre Les Mouches et Huis clos, gnent des voyages de Sartre et ces du fonds Sartre, Mauricette
en librairie le 17 mars. aussi place aux œuvres d’artistes fait déjà partie du Tout-Paris des Beauvoir sur des lignes de front de Berne espère que l’événement sus-
qui ont inspiré Sartre, notamment lettres. Son choix d’une littérature l’époque : ils sont aux côtés de Che citera une curiosité qui permettra
a DICTIONNAIRE SARTRE, Le Tintoret, ou à ses proches, com- « engagée » apparaît dès le pre- Guevara à Cuba, en 1960, ou à de « faire ressurgir des manuscrits
sous la direction de François Noudelmann me Giacometti ou Wols. mier numéro de la revue Les Temps Gaza en 1967. L’engagement pour disparus ». Il n’existe par exemple
et Gilles Philippe Dès l’entrée à l’Ecole normale modernes, paru en 1945. la paix au Proche-Orient amènera plus aucune trace du manuscrit ori-
De la parabole sur l’« Absence » de Pierre dans supérieure, en 1924, le jeune hom- Une large sélection des œuvres la publication en 1977 dans Les ginal de L’Etre et le néant.
L’Etre et le Néant à Lena « Zonina », que Sartre ren- me noircit des carnets. Il correspond qui témoignent d’un engagement Temps modernes des actes d’un Catherine Bédarida
contra à Moscou en 1962, ce dictionnaire comporte avec Simone Jollivet (la Camille des sur les questions raciales et colonia- colloque réunissant intellectuels
quelque huit cents notices dues à soixante spécialis- Mémoires de Simone de Beauvoir), les est présentée dans l’exposition. palestiniens et israéliens chez le e Sartre, jusqu’au 21 août. Bibliothè-
tes, embrasse la totalité de l’univers sartrien. future compagne du metteur en scè- En 1945, les Etats-Unis invitent philosophe Michel Foucault. que nationale de France, quai Fran-
Œuvres, noms, événements et notions s’y côtoient ne Charles Dullin. Elle contribue à une douzaine de reporters fran- çois-Mauriac, Paris-13e. Tél. :
selon les hasards de l’alphabet. Comme le remar- engager Sartre dans l’aventure du çais. Sartre y part pour le quoti- espaces à part 01-53-79-59-59.
quent les auteurs, certaines entrées sont plus riches théâtre. Dans une lettre de 1926, pré- dien Combat d’Albert Camus, et Tout au long de l’exposition, la
que d’autres : ainsi « Anti » (américanisme, communisme, sartrismes…) sentée à la BNF, il lui écrit : « J’ai sur- aussi pour Le Figaro. A la une de ce participation de Jean-Paul Sartre à e Un catalogue qui suit l’itinéraire
ou « Guerre » (froide, de Corée, d’Algérie…). Erudit et documenté, tout l’ambition de créer, (…) je ne journal, le 16 juin 1945, on peut la vie théâtrale est présentée dans de l’exposition est publié (BNF/ Galli-
l’ouvrage invite à la lecture vagabonde et désordonnée. peux pas voir une feuille de papier lire le début de sa série « Retour des espaces à part, qui, entourés mard, 292 p., DVD inclus, 48 ¤).
Ed. Honoré Champion, « Dictionnaires & Références », relié, 542 p., 70 ¤.

a LA CÉRÉMONIE DE LA NAISSANCE, de Benny Lévy


Les textes rassemblés (par Gilles Hannus) dans ce volume témoignent
du parcours de Benny Lévy en direction du « réel juif », après son dia-
logue de 1980 avec Sartre (L’Espoir maintenant, Verdier, 1991). Selon
L'être et le Net
Benny Lévy, ce dialogue constitua, au-delà du « scandale » qu’il pro-
voqua sur le rapport du philosophe avec le judaïsme, et à propos des L’HÉRITAGE de Sartre et son tion à cet homme-siècle, de son tions, influences, thèses, articles, johnr répertorie tous les textes de
« aveux » (« extorqués » selon Beauvoir), à la fois un acte de naissance cortège de questions hantent la influence sur la philosophie à la liens, forum), il brosse un vaste Sartre que l’on peut lire sur la Toile.
et un arrachement – « quitter Sartre grâce à Sartre ». Au cours d’un sphère médiatique. Et, par natu- représentation de l’intellectuel tableau de la vie et de l’œuvre de Enfin, l’encyclopédie de la philoso-
séminaire de l’Institut d’études lévinassienne de Jérusalem re, les titres oscillent inévitable- dans la vie publique. Ou encore, l’auteur. Il renvoie utilement à un phie de l’université Stanford propo-
(2002-2003), Bény Lévy, à propos de ce scandale « complètement ment entre dénonciation et pour une première approche, le autre site qui s’intéresse plus spéci- se une lecture intéressante de l’écri-
idiot », qualifia Beauvoir d’« inintelligente ». hagiographie. La Toile, quant à site Philonet résume, en une sim- fiquement à l’existentialisme et vain français. Sans oublier la très
Verdier, 122 p., 12 ¤. elle, est plus froide. Elle est préoc- ple page, les racines et les apports établit une revue critique de cha- sérieuse North American Sartre
cupée de l’auteur et ne semble de la philosophie sartrienne. Mais cun des textes de Sartre. Enfin, Society – ça ne s’invente pas –, qui
a LE CONCEPT D’EXISTENCE. Deux études sur Sartre, pas prise dans l’emballement du l’une des meilleures biographies leurs forums de discussion sont plu- recrute des sartriens de tout poil et
de François George Maugarlone centenaire de la naissance de édite un journal et une newsletter.
Reprise, un peu élaguée, de deux essais philosophiques qui firent date l’écrivain. Le fidèle et imperturba- Sur la Toile française, il est diffici-
ble destrier Google, qui d’habitu- le de trouver des extraits en ligne. Il
dans les études sartriennes lors de leur première publication en 1976.
« J’ai retranché quelques phallus lacaniens et j’ai mis de l’eau aronienne de se montre prompt à délivrer LIENS INTERNET y a, bien sûr, quantité de citations,
dans mon vin marxiste », écrit l’auteur. des réponses « dans l’actualité », et le site de Gilles Jobin, avec son
Ed. Christian Bourgois, 300 p., 23 ¤. n’en fournit aucune. Il se conten- http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Paul_Sartre air un peu désuet, remplit bien cet
te, excusez du peu, de http://www.alalettre.com/sartre-intro.htm office. Plus sérieusement, l’essai de
a SARTRE DE LA NAUSÉE A L’ENGAGEMENT, d’Alfredo Gomez-Muller 814 000 références multilingues. http://mper.chez.tiscali.fr/auteurs/Sartre.html Bertrand Saint-Sernin sur Pouvoir
L’auteur, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris, Quant à Technorati, moteur de http://www.cvm.qc.ca/encephi/CONTENU/philoso/Oeuvresartre et figures politiques du mal chez Sar-
analyse ce qu’il nomme la « conversion » de Sartre, qui l’amena de l’in- recherche pour les blogs, il recen- .htm tre est l’un des rares textes analyti-
dividualisme d’avant-guerre à une forme de « compréhension renouve- se quelque 5 272 notes, dont la http ://www.jpsartre.org ques que l’on trouve en ligne avec
lée de la question du sens et de la valeur ». Ce n’est pas seulement la dernière, au moment de notre http://www.dividingline.com/private/Philosophy/Philosophers ceux du site jpsartre.free.
dimension biographique qui est ici en question mais toute la concep- connexion, remontait à 38 minu- /Sartre/sartre.shtml Mais Internet demeure un haut
tion sartrienne du sujet comme « universel singulier ». tes. La raison de cette froideur http://www.marxists.org/reference/archive/sartre/works/exist lieu de dérision, et une petite pépi-
Ed. Le Félin, 234 p., 18,70 ¤. apparente est simple : sur le /sartre.htm te se promène sur le réseau. Elle
Web, Sartre bouge encore. Les http://members.aol.com/donjohnr/Philosophy/Sartre.html#Texts avait été en son temps publiée
a SARTRE UN PENSEUR POUR LE XXI e SIÈCLE, sillons laissés par son œuvre http://condor.stcloudstate.edu/~phil/nass/home.html par un magazine alternatif améri-
d’Annie Cohen-Solal sont perceptibles, mais ils par- http://plato.stanford.edu/entries/sartre cain, Utne Reader : le livre de
Retour sur les images, commenté par Annie Cohen- tent en tous sens, de l’introduc- http://www.gilles-jobin.org/citations/?au=319 recettes de Sartre. Où Jean-Paul,
Solal, biographe de l’écrivain (Gallimard, 1985 et teur de la phénoménologie en http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre1.htm plutôt que de philosopher, déci-
« Folio-Essais », 1999). En 1977, Gilles Deleuze France à l’intellectuel engagé ou http://jpsartre.free.fr/page0.html dait de révolutionner la cuisine.
notait : « C’est stupide de se demander si Sartre est à l’écrivain. http://www-berkeley.ansys.com/wayne/sartre-cookbook.html Ce qui donne : « Je voudrais créer
le début ou la fin de quelque chose. Comme toutes une omelette qui exprime le néant
les choses et les gens créateurs, il est au milieu, il influence internationale de l’existence, et au lieu de cela,
pousse par le milieu. » A partir de ce « milieu » Pour le néophyte, l’encyclopédie en ligne se trouve sur le site qué- tôt animés. Curieusement, c’est en elle sent le fromage. Je la regarde
l’auteur et les documentalistes qui ont travaillé à ouverte en ligne Wikipedia nous bécois Encéphi. langue anglaise que l’on trouve faci- dans l’assiette et elle ne me
cet agréable volume mettent en lumière une épo- paraît la meilleure ressource. Son Hors des débats hexagonaux, le lement en ligne L’existentialisme répond pas. J’essaie de la manger
que qui n’a pas eu encore le temps de se figer en une nostalgie sans architecture de liens permet effec- Web est un bon outil pour mesurer est un humanisme, sur le site dans le noir. Cela n’aide en rien.
vie. « Pourquoi veut-on que le vivant s’occupe de fixer les traits du mort tivement de faire le tour sinon de l’influence mondiale de Sartre. L’un Marxist.org. Cette conférence don- Malraux me suggère d’utiliser du
qu’il sera ? », demandait justement l’auteur des Chemins de la liberté. l’œuvre, du moins de la biogra- des sites les plus complets est née par Sartre en 1946 fait aujour- paprika. »
Gallimard, « Découvertes », 160 p., 13,90 ¤. phie de Sartre. Sur le site Alalettre l’américain Sartre Online. Divisé en d’hui encore figure de manifeste. Boris Razon
également, une brève introduc- sept rubriques (biographie, cita- En anglais toujours, le site Don- LeMonde.fr
a SARTRE, L’IMPROBABLE SALAUD, de Bernard Lallement
Proche de Sartre, avec lequel il fonda Libération, Bernard Lallement a
été l’un des témoins de la vie du philosophe, dont il brosse le portrait.
Le Cherche Midi, 240 p., 15 ¤, en librairie le 15 avril. QUELQUES MANIFESTATIONS
a« LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ » DE SARTRE. Genèse et écriture
(1938-1952), d’Isabelle Grell Colloque de Cerisy politique de Sartre. A-t-on raison a LES 18 ET 19 MAI, colloque interna-
L’auteur s’attache à étudier la conception et l’écriture des Chemins de la Du 20 au 30 juillet, à Cerisy-la-Salle, un colloque « Jean-Paul de se révolter ? ». Le 31 mars, Patri- tional à Amiens, à l’Université Picar-
liberté en les rapportant aux événements historiques et aux engagements Sartre : Ecriture et Engagement », est organisé par Michel Rybalka ce Maniglier, « les structures de la die-Jules Verne, sur le thème « Sar-
de Sartre. Grâce à divers brouillons et plans, elle reconstitue ce qui aurait et Michel Sicard. Inscriptions et programme complet : résistance » ; le 14 avril, Sylviane tre, l’intellectuel et la politique ».
pu être la fin du dernier volume, La Dernière Chance, resté inachevé. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Agacinski, « Conversions – à partir
éd. Peter Lang SA, Hochfeldstrasse 32, CH-3000, Berne, 9, 204 p., 44 ¤, en Une première décade consacrée à Sartre avait eu lieu en 1979, de Sartre » ; le 19 mai, Annie Cohen- a DU 14 AU 18 NOVEMBRE, colloque
librairie en avril. peu avant la mort du philosophe. Solal, Juliette Simon et Patrice à Saragosse (Espagne), « Sartre et
CCIC, 21 rue Boulainvilliers, 75016 Paris, www.ccic-cerisy.asso.fr Vermeren, « Sartre et les Etats- son temps » (Département de phi-
SIGNALONS ÉGALEMENT, EN POCHE : Unis »; le 9 juin, Claude Lanzmann, losophie, faculté de philosophie et
Sartre, Stendhal et la morale, ou la Revanche de Stendhal, de Paul Desal- a DU 16 AU 18 MARS, colloque à ment du lundi 4 au vendredi 15 « Sartre et les Etats-Unis » (14-16, de lettres, cité universitaire,
mand (Pocket, « Agora », 112 p.,). Trente (Italie), divisé en trois sec- avril, de 20h30 à 21 heures, « Les rue de Verneuil, 75007 Paris). regarcia@unizar.es).
Sartre, de Denis Bertholet, reprise d’une biographie publiée en 2000 tions : « Philosophie, histoire, her- Mémorables » (série d’archives) ;
Perrin, « Tempus », 596 p., 11¤ ; du même auteur, Sartre, l’écrivain méneutique » ; « Littérature et durant la même période, de 11h30
malgré lui (éd. Infolio, 1, rue du Dragon, 75006 Paris. 128 p., 11 ¤). esthétique » ; « L’existentialisme à 12 heures, « Les Chemins de la
PLUSIEURS DOSSIERS ET NUMÉROS SPÉCIAUX DE REVUES phénoménologique, Bergson et connaissance » ; samedi 30 avril de
paraissent à l’occasion de cet anniversaire : Husserl » (antonella.neri@lett.uni- 15 heures à 17 heures, « radio
Magazine littéraire, hors-série, no 7 : « Jean-Paul Sartre, la conscience tn.it). libre » avec Sylviane Agacinski,
de son temps » (6,20 ¤). Alain Geismar et Claude Lanz-
La Règle du jeu, janvier, no 27 : Christian Delacampagne présente les a LE 23 MARS, journée d’études mann ; série de dramatiques à par-
communications d’un colloque Sartre qui eut lieu à Baltimore en « Paul Nizan ; l’engagement d’un tir des pièces, les dimanches 10, 17,
octobre 2004 (Grasset, 15 ¤). philosophe », avec plusieurs inter- 24 avril et 8 mai ; les lundis 11, 18,
Revue internationale de philosophie, no 231, janvier : « Le théâtre de ventions sur Sartre (Paris-VIII, 25 avril et 9 mai, de 1 heure à 6 heu-
Jean-Paul Sartre », avec un texte inédit (50, avenue Franklin-Roose- Département de philosophie, 1, rue res, série de « Nuits ».
velt, 1050 Bruxelles). de la Liberté, Saint-Denis).
Rue Descartes, no 47 : « Sartre contre Sartre » (revue du Collège inter- a JUSQU’AU 9 JUIN, à Paris, à la
national de philosophie, 15 ¤). aA PARTIR DU 4 AVRIL, sur France Galerie Léo Scheer, les jeudis de
Cités, no 22 : « Dossier Sartre » (PUF, en librairie le 9 avril). Culture : émissions et magazines 18 à 20 heures, série de rencontres
Sélection établie par P. K. sont consacrés à Sartre, notam- autour du thème « Le centenaire
LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/III

JEAN-PAUL SARTRE

Un homme libre, exposé au vent de l’histoire


Jean-Paul Sartre avait conçu pour lui-même ce grand projet : « être à la fois Spinoza et Stendhal ». Sa vie durant, de « La Nausée » (1938)
à « L’Idiot de la famille » (1971), il précisera sa vision radicale de l’existence

S
es amis de jeunesse l’appe-
laient « le petit homme »,
peut-être parce qu’ils le
savaient promis à la gran-
deur. Lui-même n’en dou-
tait pas, du moment qu’elle ne
dépendait que de lui. Raymond
Aron se souvient qu’il admirait l’as-
surance de son petit camarade.
Kant, Hegel ? Et pourquoi pas ? Il
dit aussi que les normaliens de cette
génération se demandaient qui de
Sartre et de Nizan, les inséparables,
serait célèbre le premier et qui le
serait pour toujours. Lui-même pen-
sait que Sartre créerait en philoso-
phie et Nizan en littérature.
Sartre raconte qu’il se pensait
comme un grand homme au futur,
vivait sa jeunesse comme celle du

YVES MANCIET/RAPHO
« jeune Sartre » que détailleraient
les biographies. Mieux encore, il
avait conçu ce grand projet : « être
à la fois Spinoza et Stendhal ».
Quand Simone de Beauvoir le ren-
contra, au printemps de 1929, elle
fut frappée par cette belle convic-
tion, par l’inépuisable jaillissement
d’idées et de théories qu’il produi-
sait, mais aussi, quand il lui fit lire
ses premiers essais, par leur mala-
dresse. Il était arrivé à Sartre une
aventure métaphysique : il était
né. Cet accident arrive à tout le
monde, mais chez lui la naissance
prit un tour véritablement ontolo-
gique : elle était pure contingence.
Autrement dit, elle aurait pu aussi
bien, sentait-il, ne pas se produire.
Plus tard, quand il interpréta les
conditions particulières de son
enfance, dans Les Mots, il écrivit :
« Ma chance fut d’appartenir à un
archives éditions gallimard

mort : un mort avait versé les quel-


ques gouttes de sperme qui font le
prix ordinaire d’un enfant » et il
bridgeman/giraudon

s’en félicita : orphelin de père,


c’est à ce « mort en bas âge » qu’il
devait de n’être pas « rongé par le
chancre du pouvoir » et de ne pas
avoir de surmoi. Il était donc de
trop et ce caractère surnuméraire
devait lui donner l’intuition que Ci-dessus, à gauche : Sartre à l’époque de son service militaire (1929-1931). En haut à droite, le philosophe attablé avec Boris et Michèle Vian et Simone de Beauvoir, en 1946.
c’est là le propre de l’homme. Som- En bas à droite : avec Simone de Beauvoir, à Tamanrasset, dans le désert algérien (1950)
me toute, il était de naissance le
philosophe de la liberté parce qu’il
avait vécu dès la petite enfance
notre condition d’êtres sans desti- bon Castor, ainsi qu’il appelait sa est, et cette distance à soi, cette tion, Sartre commencera son article Rassemblement démocratique révo- sales, Le Diable et le Bon Dieu, Les
nation autre que celles que nous compagne, il se décida à donner la impossibilité de coïncider avec soi sur « La République du silence » lutionnaire qu’il anime en Séquestrés d’Altona, ces interroga-
pouvons nous donner nous- forme d’un roman à l’expérience n’est rien d’autre que la liberté de la par cette phrase devenue célèbre : 1948-1949 (donner un contenu tions passionnées sur ce que nous
mêmes. Cela vous assure une cer- constitutive de sa personne. Modes- conscience. « Jamais nous n’avons été plus libres concret aux droits abstraits de la faisons quand nous sommes pris
taine avance dans la vie. tement, il nomma cette entreprise Husserl a appelé cette projection que sous l’Occupation allemande. » démocratie par la création d’une par l’histoire. La Critique de la rai-
Encore faut-il trouver la forme son « factum sur la Contingence ». de la conscience vers les choses Libres parce qu’exposés, dans une Europe socialiste et révolution- son dialectique, cet effort gigantes-
qui conférera à cette découverte Le Castor tordit le nez quand elle en l’« intentionnalité ». L’homme est situation-limite, à la vérité de la naire) aux attendus de la position que pour comprendre comment la
valeur de vérité universelle. Sartre y lut une première version, écrite tout entier dehors, dans le monde, condition humaine et confrontés de compagnon de route qu’il prend liberté se mue en contre-finalité dès
mit du temps. Aron, armé de l’idéa- au Havre où il enseignait la philoso- exposé au grand vent du réel. Il n’y aux choix les plus extrêmes. Il est en faveur du Parti communiste de lors que l’acte s’inscrit dans le mon-
lisme kantien, avait démoli une à phie : cela sentait encore trop son a pas d’intériorité, ce qu’on appelle souvent reproché à Sartre, surtout 1952 à 1956 (défendre le parti parce de matériel et comment le groupe
une ses théories, sans le convaincre. prof. Ne pouvait-il y mettre un peu la vie intérieure est une mystifica- depuis qu’il est mort, de n’avoir pas qu’il représente les intérêts de la se pétrifie par le serment de se conti-
Il creusait son sillon, obstinément, du suspense qu’ils aimaient au ciné- tion, une vaine complaisance aux été fusillé ou au moins torturé, classe ouvrière et qu’il est réprimé, nuer une fois passées les conditions
sûr d’avoir raison parce qu’il vivait ma et dans les romans américains ? mythes de la personne unique et d’avoir résisté en écrivant au lieu de défendre le bloc soviétique dans la de son surgissement. Les Mots, cette
ce qu’il pensait, quand Aron allait À Berlin, où il était allé découvrir exquise. La phénoménologie nous le faire les armes à la main. De guerre froide parce qu’il est moins façon ironique de se congédier soi-
en élégant jouer sur des courts de Husserl et Heidegger dans le texte, délivre de Proust et de la psycholo- n’avoir été ni Jean Cavaillès ni René armé que le bloc atlantique et a même en démystifiant ce qui vous a
tennis. Pendant que son camarade en 1933-1934, pendant qu’un cer- gie. L’imagination est cette faculté constitué. L’Idiot de la famille, cette
Nizan, fort de son engagement aux tain Adolf Hitler consolidait son de « néantiser » qui est propre à la entreprise d’anthropologie totali-
côtés des damnés de la terre inscrits pouvoir, il reprit le factum de fond conscience et lui confère la liberté. L’être humain est livré à l’angoisse sante où l’individu Flaubert et son
au PCF, donnait dans des romans en comble. Celle-ci n’a rien d’un cadeau, tout projet de verser le monde tout
virulents la charge contre la classe Beauvoir, qu’il décrivit plus tard au contraire elle engage à la respon- dès qu’il considère son existence entier dans l’imaginaire deviennent
ennemie du genre humain, la bour- comme un des « témoins sourcilleux sabilité, d’autant plus qu’il est une saga de l’écriture dans un mon-
geoisie, Sartre, empêtré dans un qui ne [lui] passent rien », ne fut pas impossible de la fuir, sauf à mentir à dans sa vérité. Il est ce qu’il n’est pas de historique rendu intelligible.
néoclassicisme hérité de Valéry, pro- encore convaincue. Il remit donc soi et aux autres par la mauvaise foi. Autant d’œuvres qui donnent une
posait des mythes sur la Légende de son manuscrit sur l’établi, rabota, Mais elle permet aussi la grandeur et n’est pas ce qu’il est vue sur l’homme où les mystères se
la vérité en essayant d’en reconsti- polit, resserra. Mais ce manuscrit en quoi consiste une vie assumée dissipent sous les feux de l’intelli-
tuer l’histoire. Puis, sur le conseil du amélioré, intitulé « Melancholia », comme liberté, contre tous les déter- Char. En somme d’avoir été Sartre. donc plus de raisons de vouloir la gence la plus agile et vigoureuse
n’eut pas l’heur de plaire aux lec- minismes, y compris celui de l’in- D’avoir écrit Les Mouches, Huis clos, paix). que le XXe siècle ait connue.
teurs de Gallimard. Sartre se sentit conscient. L’Etre et le Néant, au lieu d’avoir des- Mais ces positions ne sont jamais On peut être fier d’avoir été
DATES refusé dans son être même, et com-
me une jolie jeune personne qu’il
Ces thèmes de l’existentialisme
sartrien ou de l’existentialisme
cendu des Allemands ou fait sauter
des trains. Que lui se le soit repro-
que de la politique et ce qui nous
importe est ailleurs, dans le fait que
contemporain de cet homme-là,
Jean-Paul Sartre, émouvant, drôle,
convoitait le refusait aussi, il plon- athée (par opposition à l’existentia- ché, après, on peut le comprendre ; l’œuvre que Sartre poursuit dans fraternel. Il avait 60 ans quand je
1905 : Sartre naît à Paris, le gea dans la dépression, se crut pour- lisme chrétien qui a sa source chez que d’autres, surtout ceux qui l’ont les années « litigieuses » (aux yeux l’ai connu, il était couvert de gloire
21 juin. suivi par des langoustes et des cra- Kierkegaard) et qui seront formali- lu, lui fassent le reproche d’avoir de Bernard-Henri Lévy, par exem- à un point qu’aucun écrivain fran-
1929 : sort premier à l’agré- bes, se pensa victime d’une psycho- sés, conceptualisés dans L’Etre et le écrit, c’est farce. La résistance d’écri- ple) est à proprement parler celle çais n’avait connu avant lui, il irra-
gation de philosophie. Simo- se hallucinatoire chronique, au Néant (1943), sont déjà en place vain et de philosophe de Sartre est d’un génie. Les Chemins de la liberté, diait de dynamisme, il exaltait en
ne de Beauvoir est deuxiè- grand agacement de sa compagne dans les écrits que Sartre publie au irréprochable. cette mise à l’épreuve de la liberté vous tous les refus, tous les espoirs,
me. qui trouvait qu’il se complaisait cours des années 1930. La guerre va Les reproches, si on tient à lui en elle-même par l’expérimentation lit- tous les projets. Il ignorait complète-
1933-1934 : à Berlin, lit Hus- dans la folie. Il cessa donc d’être lui servir à les approfondir, à les faire, portent sur la manière dont il téraire dans la lignée du roman amé- ment qu’il était Sartre, cet Autre
serl et Heidegger. fou, fit intervenir Charles Dullin développer. a justifié et argumenté ses choix ricain et de son réalisme subjectif. que les jurés du Nobel avaient vou-
1934-1936 : professeur de auprès de son ami Gaston Galli- La guerre est la grande chance de politiques de l’après-guerre et des Saint Genet, cette prodigieuse psy- lu pétrifier en statue de lui-même,
philosophie au Havre. mard ; celui-ci accepta l’étrange sa vie, peut-on dire au risque d’un années 1950 et 1960. On peut chanalyse existentielle d’un écrivain tout ce dont il avait horreur. Il
1937 : professeur au lycée roman, proposa pour titre La Nau- scandaleux paradoxe. À la Libéra- aujourd’hui préférer les objectifs du par un autre écrivain. Les Mains aimait la vie, ne se mentait pas, ne
Pasteur, à Neuilly. sée, et Sartre consentit de bonne grâ- disait pas la vérité, dans l’intimité, à
1939 : « La guerre a coupé ce à l’édulcorer quelque peu de ses celles qui ne voulaient l’accepter ; il
ma vie en deux. »
1941 : libéré de captivité.
aspects populistes et obscènes. On
connaît la suite. Succès critique, prix UNE BIBLIOGRAPHIE SUBJECTIVE ne s’en désolait pas, ne se rongeait
pas de culpabilité. Il allait de
1951 : Le Diable et le Bon Goncourt manqué de peu, publica- l’avant, je l’ai toujours connu ainsi,
Dieu. tion de nouvelles et d’articles reten- La Nausée, Gallimard, 1938. Sa plus grande réussite grande œuvre dramatique. Le rival athée de Paul même diminué, sans souci de ce
1952 : se déclare compa- tissants dans La NRF, dont un sur littéraire. Toujours décapant. Claudel. qu’il laissait derrière lui, délivré de
gnon de route du Parti com- Mauriac qui plongea le romancier Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952. La ce qui entrave tant les hommes : l’in-
muniste. catholique dans un silence perplexe. 1938. La meilleure introduction à la pensée de Sartre. préface (500 pages) aux Œuvres complètes de Jean térêt. « Fidèle au beau mandat
1959 : Les Séquestrés d’Alto- Qu’est-ce que Sartre a apporté au On se « met en colère », ce qui veut dire qu’on choisit Genet. Un chef-d’œuvre hérétique à tous points de vue. d’être infidèle à tout », libre il a été,
na, contre la torture. monde littéraire avant la guerre et cette émotion pour répondre (mal) à une situation. Les Mots, Gallimard, 1964. Son chef-d’œuvre pour libre il reste, exposé au vent de l’his-
1964 : Les Mots. Refuse le qui éclatera véritablement après ? L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943. Beaucoup moins ceux qui n’aiment pas trop Sartre. toire, au souffle épais et brûlant du
prix Nobel de littérature. Une vision radicale de la condition difficile qu’on le dit et beaucoup plus important que L’Idiot de la famille, Gallimard, 1971 et 1973. Le Sar- monde. Un grand vivant qui n’est
1971 : L’Idiot de la famille. humaine. Non pas politique, mais le dit l’Université. La philosophie à l’état pur dans la tre qui irrite tout le monde, même les sartriens, et pas mort, car il s’est transformé en
1980 : meurt le 15 avril à ontologique : l’être humain est livré vie quotidienne. pourtant la plus décidément géniale de ses œuvres. ce qu’il était, un appel à la liberté.
Paris. Il est enterré par une à l’angoisse dès qu’il considère son Situation I, Gallimard, 1947. Ses critiques littéraires. Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1995. Sans Jamais nous n’avons été plus libres
foule de 50 000 personnes.. existence dans sa vérité. Il est ce Faulkner, Dos Passos, Mauriac. consigne ni contrainte, une écriture en totale liberté et qu’occupés des idées de Sartre.
qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951. Sa plus qui touche à tout. Le plus important des posthumes. Michel Contat
IV/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

JEAN-PAUL SARTRE

Pour la jeune génération, un éclaireur à la marge


Ils sont trentenaires, chercheurs et spécialisés dans divers domaines, de la littérature à la philosophie en passant par les études gaies et lesbiennes.
Nous leur avons demandé si leur itinéraire intellectuel avait été marqué par la figure et l’œuvre de Sartre

T
ard dans le XXe siècle, le pourtant jamais étudié Sartre à
nom de Jean-Paul Sar- l’université : « En cela, je ne crois
tre trôna, souverain, au pas être un cas isolé. J’ai croisé Sartre
centre de la scène intel- par des chemins détournés, extrême-
lectuelle française. Les ment sinueux. Je l’ai lu toute seule, et
nouveaux venus, s’ils désiraient se par l’entremise de Simone de Beau-
faire une situation, devaient voir ! », confie-t-elle.
d’abord prendre leurs marques par Même constat du côté des études
rapport à l’idole existentialiste. Et gaies et lesbiennes, enfin. Tandis
tenter, si possible, de ne pas étouf- que les figures de Derrida, Bourdieu
fer. Evoquant cette époque, le philo- et surtout Foucault y triomphent,
sophe Jacques Derrida rappelait Sartre est boudé, voire considéré,
qu’au temps de sa jeunesse, à l’om- dans sa première période, comme
bre de Sartre, il s’agissait simple- un penseur homophobe, ainsi que
ment de « survivre ». Derrida mais
aussi Foucault, Deleuze ou encore
Barthes : c’est l’ensemble d’une « On n’a pas besoin
génération qui s’est peu ou prou
construite « contre tout ce que repré- de l’utiliser pour
sentait (…) l’entreprise sartrienne »,
selon les termes utilisés par Pierre en avoir besoin. Il est
Bourdieu dans un témoignage pos-
thume (Esquisse pour une socio-ana- là en cas de coup dur,
lyse, Seuil, 2004).
Quatre décennies plus tard, le comme le rappel
décor a bien changé. La cohorte
aujourd’hui dominante est celle-là que la philosophie
même qui évinça Jean-Paul Sartre
après lui avoir rendu hommage. est possible sous sa
Celui-ci demeure encore présent
parmi nous, certes, mais son œuvre forme la plus libre »
n’est plus centrale. Elle ne structure
plus le débat d’idées. A l’université, l’affirment encore des Entretiens sur
le corpus sartrien constitue bien la question gay qui paraissent ces
claude dityvon

davantage un objet d’étude qu’une jours-ci aux éditions H & O (168 p.,
ressource théorique. Et s’il arrive 15 ¤). Ancien militant du Front
aux jeunes gens de retrouver sa tra- homosexuel d’action révolutionnai-
ce, c’est désormais à la marge. re (FHAR), Jean Le Bitoux y rappelle
Chemin oblique, rencontre indi- Mai 1968 : Jean-Paul Sartre à la Sorbonne aussi, néanmoins, qu’en 1971, c’est
recte : « Dans les études littéraires, se dans le journal maoïste Tout !, dont
tourner vers Sartre, c’est de l’ordre du Sartre était directeur, que furent
détour », note Marielle Macé, sée, entre écriture et concept », la plupart des travaux et enseigne- les savoirs « dominés », les discipli- tre. Quand je parle de Fanon à des publiés les premiers manifestes du
31 ans, chercheuse au CNRS. Ainsi confie-t-elle. ments dans les départements de phi- nes « parias » ? Rien n’est moins étudiants, il faut que j’épelle son FHAR. Bien plus, un spécialiste com-
les étudiants qui s’intéressent à Jean Et c’est cette même énergie stylis- losophie. Lui qui n’a jamais été sûr. Prenons l’exemple des études nom… », tranche Pap Ndiaye. me Louis-Georges Tin, fondateur
Genet iront-ils fréquenter Sartre par tique, cette même confiance dans la « donné » au programme de l’agré- dites « postcoloniales », qui décons- Penseur de toutes les domina- de la « Journée mondiale contre
ricochet, tout comme ceux qui abor- prose d’idée qui séduisent le philoso- gation, y apparaît au mieux comme truisent les savoirs européens tels tions, sociales et coloniales, mais l’homophobie » et par ailleurs
dent la sociologie du champ littérai- phe Elie During : « L’Etre et le un acteur secondaire du grand dra- qu’ils se sont constitués à l’âge des aussi sexuelles, Sartre ne semble auteur d’une thèse sur la tragédie
re proposée par l’école Bourdieu. Néant peut se lire entièrement com- me phénoménologique européen, empires, en liaison étroite avec les pas beaucoup plus sollicité par les politique au XVIe siècle, considère
C’est surtout au lycée que l’auteur me un recueil d’exemples, rempli de derrière les premiers rôles Husserl, politiques de puissance. Sartre y est théoriciennes du féminisme qu’en dernier ressort, l’avènement
des Mots demeure un passage obli- figures et d’anecdotes. Le garçon de Heidegger et Merleau-Ponty. « Sar- peu présent, comme en atteste Pap contemporain. Exception faite, d’une « politique » gay et lesbienne
gé, alors que l’Université, elle, le café, le skieur qui dévale les pentes… tre, c’est un peu le philosophe pour Ndiaye, maître de conférences à peut-être, d’un courant venu des doit beaucoup plus à Sartre qu’à
mobilise rarement en tant que théo- Cette prise directe de la philosophie terminales. Après le bac, on se dit l’Ecole des hautes études en scien- Etats-Unis, qui puise dans la Criti- Foucault.
ricien de la littérature : « Le soupçon sur les situations les plus ordinaires, qu’il est temps de passer aux choses ces sociales (EHESS) : « On peut le que de la raison dialectique pour éla- Pour le comprendre, il convient
porté sur le roman à thèse et le théâ- trouver ici ou là, sous la forme de borer une doctrine existentialiste une fois de plus d’emprunter un sen-
tre engagé a longtemps dévalorisé cet- petits coups de chapeaux à l’intellec- (anti-naturaliste et anti-essentialis- tier détourné : « Analysant l’Histoire
te œuvre, au profit d’interrogations A l’université, le corpus sartrien tuel anticolonialiste. Mais les points te) des identités sexuées : « L’idée de la sexualité, Foucault parlait
plus formalistes. Comme critique litté- d’appui, dans ce domaine, ce sont est d’envisager le féminisme comme d’une “hypothèse répressive”, et sem-
raire, Sartre a été éclipsé. Mais depuis constitue bien davantage un objet d’étude précisément des auteurs qui l’ont un mouvement pluriel, au sein blait par là mettre à mal la base
peu, on constate un certain retour du marginalisé, et d’abord Michel Fou- duquel émerge un véritable sujet col- même du militantisme homosexuel.
souci éthique. Et s’il y a bien un point qu’une ressource théorique cault et Edward Saïd », note cet lectif : par exemple, le racisme vient Sartre, lui, prend à bras le corps les
où Sartre peut être utile, c’est sur cette américaniste de 38 ans. moduler la domination de genre, et questions de l’aliénation, de la honte,
question du face-à-face entre le mon- c’est aussi un rapport direct avec les sérieuses, et on a presque honte de le A ses yeux, les textes où Sartre une femme afro-américaine d’un de l’intériorisation du regard
de et la littérature, sur ce renouveau concepts. Il y a dans la manière de citer… », sourit During. Non sans célébra jadis la « négritude » sont milieu défavorisé ne fait pas la même d’autrui. Ses psychanalyses existentiel-
d’un engagement qui appelle une Sartre, en dépit du style dialectique, rappeler le curieux statut qui est d’ailleurs devenus « illisibles ». Ain- expérience de l’oppression sexiste les permettent de comprendre les posi-
autre réponse que la seule écriture », quelque chose qui s’apparente à désormais celui du penseur existen- si de la fameuse préface aux Dam- qu’une femme blanche de la middle tions marginales, celles de l’artiste, de
note Marielle Macé. l’“art brut”. Sartre, on n’a pas besoin tialiste, y compris chez les philoso- nés de la terre, de Franz Fanon class. L’essentiel est de comprendre l’homosexuel, du nègre ou du juif. Ce
Ancienne élève de l’Ecole norma- de l’utiliser pour en avoir besoin. Il est phes qui s’y réfèrent : « Il est omni- (1961) : « L’exaltation de la “race” que cette multiplicité des expériences faisant, il anticipe sur la notion de
le supérieure, cette jeune enseignan- là en cas de coup dur, comme le rap- présent, oui, mais on ne travaille avec noire s’y exaspère dans un quasi- n’empêche pas la solidarité entre tou- “stigmate” chez Erving Goffman, et
te n’a vraiment découvert Sartre pel nécessaire que la philosophie est lui que sur les bords, à la marge. » appel au meurtre des Européens. Une tes les femmes », analyse Elsa Dor- de “violence symbolique”chez Bour-
que par raccroc, à la toute fin de son possible sous sa forme la plus libre », Largement délaissé comme théo- telle radicalité l’a isolé. Cette préface lin, 30 ans, qui vient de soutenir une dieu. Aujourd’hui, tout le monde cite
cursus universitaire. C’est-à-dire en s’enflamme-t-il. ricien de la littérature et comme phi- est une sorte de monument, souvent thèse sur les relations entre sexe, Foucault, mais quand on parle
doctorat, au cours d’un travail sur le Et pourtant : ce normalien de losophe, Sartre est-il davantage sol- cité, rarement visité, incroyablement race et médecine à l’âge classique. d’“homophobie”, qu’on s’en rende
genre de « l’essai » au XXe siècle : 32 ans achève une thèse consacrée licité en tant que penseur de l’éman- daté et problématique. Aux Etats- Cofondatrice du réseau « Efigies », compte ou non, on contourne un cer-
« J’ai tout de suite été emportée par le au trio Bergson/ Wittgenstein/ Poin- cipation ? Celui qui prétendait Unis, Fanon est encore lu et discuté, qui regroupe des jeunes chercheurs tain foucaldisme ordinaire. Et au pas-
Sartre essayiste, qui a su établir une caré, et Sartre en est totalement accompagner partout la lutte des alors qu’en France, on peut dire qu’il en « études féministes, genre et sage, on récupère Sartre… »
solidarité très neuve entre style et pen- absent. Tout comme il est absent de opprimés est-il mis à l’honneur par a été “plombé” par la préface de Sar- sexualités », cette philosophe n’a Jean Birnbaum

Beauvoir et son « cher petit être »


La complicité de l’écrivain et de son « charmant Castor »

L
es dévots de tous bords vou- ne faisais pas le poids. » Aveu de fai- ce immédiate, et Sartre d’abord à Sartre et Beauvoir,
draient aujourd’hui que cette blesse, ou lucidité ? l’écriture. Cependant, comme je vou- en 1947
histoire n’ait pas eu lieu, que Cette lucidité, que lui dénient cel- lais écrire et qu’il se plaisait à vivre,
ce compagnonnage de toute une les qui la disent « soumise à Sar- nous n’entrions que rarement en
existence entre Jean-Paul Sartre et tre », Simone de Beauvoir l’a réaf- conflit. »
coll. centre audiovisuel simone de beauvoir

Simone de Beauvoir (1908-1986) firmée tout au long de son œuvre, L’entente, pendant des années,
soit une erreur, voire un menson- notamment dans son travail de d’un homme et d’une femme dans
ge. Les pieux sartriens aimeraient mémorialiste, où son talent – plus l’exercice d’une vraie liberté est
bien effacer Beauvoir sur la photo, que dans les romans – est à son insupportable. Alors il faut tenter
ou tout au moins la reléguer dans meilleur. Il s’agit, rappelle-t-elle de la nier, caricaturer Beauvoir, ce
un petit coin, et ne craignent pas dans La Force de l’âge, de faire, en qui est fait constamment – avec
de dire élégamment qu’elle « a « un compte-rendu (…) dénué de plus ou moins de talent. Certes, de
emmerdé Sartre toute sa vie ». toute préoccupation morale », la Mémoires d’une jeune fille rangée à
Quant à certaines féministes, ou chronique d’une époque et de sa La Cérémonie des adieux (on lui a
supposées telles, désormais très cri- propre vie. reproché de décrire Sartre malade
tiques à l’égard de Beauvoir, elles et affaibli), en passant par Les Man-
se demandent comment elle a pu « sa mort nous sépare » darins, elle n’a cessé d’aggraver
demeurer amoureuse de ce A-t-elle vraiment, à cause de son cas… Dans Les Mandarins, prix
« machiste déguisé », en outre celui qu’elle appelle dans ses let- Goncourt 1954, Dubreuilh, person-
assez laid, et comment elle a pu tres son « bon petit philosophe », nage inspiré par Sartre, est décrit
renoncer, s’effaçant devant cet déserté le domaine de la pensée ? comme quelqu’un qui aura « tou- que celle des héros du livre, dans de texte serré) en est un ; jusque-là le dance. Là encore, les interprétations
homme, à son propre destin de phi- « Je savais très bien, précise-t-elle jours l’air aussi jeune à cause de ses une atmosphère analogue. » Et il plus important de l’année. » divergent, et beaucoup moquent les
losophe. dans La Force de l’âge, que mon yeux énormes et rieurs qui dévo- ajoutait : « Est-ce donc l’affaire des A la dernière ligne de La Cérémo- « cher petit être », « cher petit vous
Evidemment, ce propos des aisance à entrer dans un texte venait raient tout ». écrivains de faire de la politique et nie des adieux, Beauvoir donne sa autre », « mon doux petit », de celle
Mémoires d’une jeune fille rangée précisément de mon manque d’in- « Mme Simone de Beauvoir se de vouloir réformer le monde parce propre conclusion de l’aventure : qui signe souvent « votre charmant
leur déplaît infiniment : « C’était la ventivité. Dans ce domaine, les défend d’avoir écrit un livre à clef, qu’ils savent tenir une plume et sont « Sa mort nous sépare. Ma mort ne castor ». C’est pourtant bien à l’usa-
première fois de ma vie que je me esprits véritablement créateurs sont écrivait en 1954 Emile Henriot bons au jeu des idées ? Ou faut-il nous réunira pas. C’est ainsi ; il est ge de codes mystérieux, de mots
sentais intellectuellement dominée si rares qu’il est oiseux de me deman- dans Le Monde. N’y recherchons qu’ils soient condamnés à ne produi- déjà beau que nos vies aient pu si long- jugés ridicules par « les autres »,
par quelqu’un. (…) Sartre, tous les der pourquoi je n’essayai pas de donc pas des ressemblances très pré- re qu’une littérature de propagan- temps s’accorder. » Des vies qu’on a qu’on reconnaît ceux qui s’aiment
jours, toute la journée, je me mesu- prendre rang parmi eux » ; « Je cises, mais la situation dans laquelle de ? Voilà le sujet d’un grand livre, et revisitées, après leur mort à tous dans la complicité.
rais à lui, et dans nos discussions, je tenais d’abord à la vie, à sa présen- M. Sartre s’est trouvé est la même celui de Mme de Beauvoir (580 pages deux, en découvrant leur correspon- Jo. S.
LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/V

JEAN-PAUL SARTRE

Un théâtre de l’ambiguïté
Dramaturge aux multiples paradoxes, l’auteur du « Diable et le Bon Dieu »
prend plaisir à agacer et à brouiller les pistes

I
l n’est pas excessif de dire que Genet, l’auteur de théâtre qui, seul construire son être sur du paraî-
Sartre a dominé la scène fran- de son époque, fascinait Sartre. tre, sur du rien.
çaise pendant la dizaine d’an- Quant à lui, aucune de ses onze Sartre est un dramaturge qui
nées qui commence en 1943, avant pièces n’appartient au même multiplie les paradoxes et les ambi-
d’être doublé sur sa droite par le genre et aucun des genres exploi- guïtés, d’où résultèrent quelques
théâtre dit de l’absurde (Ionesco, tés ne l’est sans être adultéré ou malentendus. Le premier para-
Beckett, Vauthier…) et sur sa gau- gauchi, notamment dans le sens doxe est d’avoir été philosophe au
che par le brechtisme, dont la mon- d’une théâtralité qui ouvre des théâtre et ne pas s’en être caché.
tée en puissance date de la venue horizons sur bien autre chose que Paradoxe encore du public bour-
à Paris du Berliner Ensemble en les vieux modèles. Pour prendre geois auquel Sartre s’adresse, car
1954-1956. toute la mesure de l’importance ses pièces se donnent dans de
Pendant cette décennie, Sartre ontologique que Sartre accorde à grands théâtres de la rive droite
connut une période d’intense pro- la facticité du théâtre, il faut voir (Antoine, Renaissance) où il est de
duction : sept pièces et autant de avec quelle maestria, dans Huis bon ton de se réunir entre gens du
succès. Après Les Mouches, sa pre- clos notamment, il jongle avec les même monde ; l’intelligence ne
mière pièce, montée par Dullin au instances canoniques de la drama- leur fait pas peur à condition qu’el-

coll george-henri © paris. bnf. dpt des arts du spectacle


Théâtre de la Cité, ce fut Huis clos, turgie (espace, temps, récit) et les le reste dans les limites des conve-
qui triompha en 1944, Mort sans contraintes techniques de la boîte nances. Or Sartre est inconvenant
sépulture et La Putain respectueuse à l’italienne. et fit souvent scandale : les gens
en 1946, Les Mains sales (jouées Totus mundus agit histrionem qu’il visait étaient à la fois sur le
625 fois d’affilée) en 1948 ; puis Le (tout le monde joue la comédie). plateau et dans la salle ! Néan-
Diable et le Bon Dieu en 1951 dans Cette maxime élisabéthaine, inscri- moins, il n’y avait pas que des
bourgeois pour l’applaudir : Sartre
et Simone de Beauvoir étaient les
L’ŒUVRE DRAMATIQUE EN « PLÉIADE » héros d’une jeunesse intellectuelle
qui ne se laissait inféoder à aucun
parti, politique, religieux ou
Dans la préface du volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » qui moral.
rassemble le Théâtre complet de Sartre, notre collaborateur Michel Sartre prend plaisir à agacer,
Contat, maître d'œuvre de cette édition, prédit : « On va redécouvrir voire harceler ses pairs aussi bien
sur scène le théâtre de Sartre, dans ses œuvres vives. Sa tension, son culturels que politiques en se pla-
humour, ses excès, sa sobriété, sa vive intelligence de notre temps. » çant sur le même terrain qu’eux,
L'existence de ce volume donnera à cette « redécouverte », si elle mais de biais. Il sait tout ce qu’on Jean Vilar (à gauche) et Pierre Brasseur dans « Le Diable et le Bon Dieu », mis en scène par Louis Jouvet (1951)
doit advenir, un instrument fiable et exhaustif. Outre les pièces peut tirer des vieux mythes en les
connues, on y trouvera la première que Sartre ait écrite (à la fin de transformant en paraboles à dou-
1940, au stalag de Trèves), Bariona, une esquisse (La Part du feu) et ble niveau, un pour la consomma- Ce manque d’univocité n’a pas ce cercle ? Par un acte, par l’acte d’une trop belle langue, trop
les documents sur un projet jamais réalisé, Le Pari. D’importantes scè- tion de la fable, l’autre pour l’appli- peu contribué aux malentendus de que la situation prépare comme un dense, trop tendue pour les capa-
nes inédites, de nombreux documents et annexes éclairent à la fois cation au public du moment : Les l’auteur avec son public ; il pour- ferment de liberté dont certains, cités de réception du spectateur
la genèse et la réception du théâtre de Sartre. Mouches restent ouvertes à toutes rait, au contraire, susciter l’intérêt trop aliénés, telle la putain Lizzie, contemporain ? Affirmer l’actua-
les interprétations mais, en même des metteurs en scène et du public ne pourront pas tirer parti. Autre- lité du message et souligner l’ur-
e Gallimard, 1 664 p., 57,50 ¤ jusqu'au 30 juin, 65 ¤ ensuite temps, déçoivent le désir de d’aujourd’hui, rebelles à tout ment dit, tant que l’acte libre qui gence d’une réflexion sur la liberté
conclure nettement sur un projet endoctrinement idéologique. Ce fonde la part inaliénable de l’hom- en acte ne suffit pas à séduire. Les
immédiatement intelligible. On se qui compte est moins la multiplici- me – ce qui n’est pas en antinomie metteurs en scène qui s’y sont frot-
la mise en scène de Jouvet, Kean, te au fronton du Théâtre du Glo- doute bien qu’il y a une obligation té des applications que les parabo- avec un théâtre politique, loin de tés ont pris avec le texte de très
d’après Dumas, en 1953. Après be, à Londres, convient parfaite- de double lecture avec Huis clos, là, mais plaçait Sartre passa- grandes libertés. Comme s’il fallait
quoi fut créé Nekrassov en 1955 et ment au jeu de rôles (autre nom Morts sans sépulture ou Les Séques- a Michel Corvin blement en porte-à-faux accepter de rethéâtraliser un lan-
enfin (ou presque, car il y eut enco- de la mauvaise foi) auquel se trés, mais on aurait aimé, à l’épo- avec les communistes – n’a gage dont la force même est un
re Les Troyennes, adaptées d’Euripi- livrent maints personnages de son que, être guidé par des balises les sartriennes autorisent que le pas été choisi, on peut dire que la handicap. L’intelligence du théâtre
de, en 1965) Les Séquestrés d’Alto- théâtre en quête ou en fuite plus visibles. Morts sans sépulture, principe de contradiction sur situation n’est pas encore mûre : de Sartre est peut-être à ce prix.
na en 1959. Nekrassov ne connut devant eux-mêmes. Si dans Huis est-ce une pièce sur la Résistance, lequel elles sont construites. Il « La situation est un appel ; elle Dira-t-on que c’est dommage ?
qu’un demi-succès (90 représenta- clos l’enfer c’est le théâtre, dans et Les Séquestrés, sur la guerre d’Al- s’agit de créer l’homme, non d’ana- nous cerne ; elle nous propose des
tions) et Les Séquestrés furent Kean le feu d’artifice est plus gérie ou l’Allemagne des années lyser ce qu’il est : « Le paradoxe de solutions, à nous de décider. » e Historien du théâtre, Michel Cor-
joués 250 fois mais entrèrent en réjouissant puisqu’il démultiplie à de plomb ? Sartre ne le dit pas ou la liberté : il n’y a de liberté qu’en Quelle place pour Sartre dans le vin est l’un des maîtres d’œuvre de
concurrence avec Les Nègres l’infini, comme dans les miroirs de dénie le sens que ses contempo- situation et il n’y a de situation que paysage théâtral d’aujourd’hui ? l’édition en « Pléiade » du Théâtre
(joués 330 fois), la pièce de Jean Luna Park, les possibilités de rains y voient. par la liberté. » Comment sortir de Comment faire sauter le verrou complet de Jean Genet.

« Marivaux aussi, c’est daté... » « Il enferme ses personnages »


J L
e me souviens d’avoir été, toute être la chance de cette littérature. nant au sérieux en tant qu’écriture, e théâtre semble d’abord réel de cette dramaturgie semble- qui forcent l’homme à assumer un
mon adolescence, furieuse- Marivaux aussi, c’est daté. Et on se donne la possibilité d’échap- intervenir dans la vie de Sar- rait être celui de la culpabilité. Le destin. Je garde de ces expériences
ment sartrien. Et si les gauchis- Racine, et Hugo. L’an 2005 n’est per à l’univocité, à la simple illustra- tre comme une grande néces- personnage se demande sans l’idée que les romans de Sartre
tes marseillais des années 1960 plus le temps de Sartre, et voilà tion d’une pensée – et l’on se don- sité, comme un véritable désir. En cesse s’il a été un salaud, un impliquent une puissante atmo-
– mes amis d’alors – souvent se pourquoi nous pouvons mieux le ne, par conséquent, les moyens de 1940, il dit vouloir « une grande traître, ou un héros, un homme. sphère de la France et de ses ima-
moquaient de ce qu’ils appelaient lire. Toute intentionnalité, réelle ou revenir à la pensée. Y a-t-il moins pièce de théâtre avec sang, viol, C’est en cela plutôt un homme de ges, et pourraient fort bien s’adap-
mon sartrisme, ce qui signifiait présumée, de l’auteur a fondu à de pensée chez l’auteur dramatique massacres ». Mais, à en croire Les la volonté qu’un homme du désir. ter aujourd’hui au cinéma, cepen-
pour eux à peu près « idéalisme l’épreuve du temps, et ce qu’il res- Shakespeare que chez le philoso- Mots, c’est au cinéma que le jeune Les personnages de Sartre sont dant que l’écriture des nouvelles
petit bourgeois à peine déguisé en te, c’est une écriture précise et flam- phe Spinoza ? Sartre doit ses premières émo- forts ; ils feignent toujours d’être me semble offrir un mélange inouï
marxisme », peu importait : j’avan- boyante. J’ai voulu monter Le Diable et le tions esthétiques. Il a un désir cer- de fantastique et de banali-
çais. Oh, comme j’ai pu, des heures La Nausée n’est plus, plus seule- Bon Dieu comme si la pièce avait été tain de faire du cinéma, et est enga- a Emmanuel Demarcy-Mota té dont le théâtre devrait
durant, marcher dans les rues en ment, un manifeste romancé de écrite par un Cervantès ou un Sha- gé par Pathé comme scénariste. Il bien trouver les acteurs
dialoguant muettement avec mon l’existentialisme ; et Le Diable et kespeare français dans les années aime les personnages forts, maîtres d’eux, à défaut de l’être capables de le rendre à la scène. Il
Jean-Paul Sartre à moi ! Sans lui, le Bon Dieu ne sont plus, plus 1950 en France. J’ai voulu le lire comme le cinéma de cette époque de l’univers. nous faut, en tout cas, nous déli-
seulement, questionnement comme un classique, comme le tex- en présente. J’ai toujours ressenti, Difficile est aussi pour le met- vrer des oppositions forcées entre
a Daniel Mesguich d’une morale existentielle, te retrouvé d’une légende ancienne, à la lecture de ses nouvelles et de teur en scène la situation propre à les écrivains et les penseurs d’une
mais… du théâtre, c’est- géniale, obsessionnelle et naïve, et ses romans, un sens aigu de ce théâtre, qui a principalement même époque : Camus contre Sar-
jamais je ne me serais éloigné de la à-dire un texte ouvert à tous les pré- dont la naïveté même appellerait séquences visuelles très cinémato- pour enjeu la problématique de la tre, Sartre contre Ionesco, Ionesco
vie intellectuellement paresseuse sents à venir. Et Gœtz, comme l’intelligence et l’analyse : « l’hom- graphiques. Et la plupart de ses vérité, ou, ce qui est la même contre Brecht !
et politiquement convenue que je Richard III, comme Hamlet, s’est me qui voulait faire le bien ». Sartre pièces s’inspirent de la construc- chose, de la liberté ; ce qui se Il est toujours salutaire de sortir
connaissais à 15 ans, et jamais je enfin mis à vivre autrement que n’est plus notre contemporain, c’est tion du film policier. heurte directement aux exigences de la France pour découvrir com-
n’aurais eu, sans lui, assez de force comme une marionnette à idées sa chance, et c’est la nôtre. La difficulté, pour un metteur de la scène théâtrale, qui demande ment des metteurs en scène et des
pour surplomber les grilles de pen- d’après-guerre. En donnant aux en scène d’aujourd’hui, c’est aussi que le personnage mente acteurs étrangers, plus libres, nous
sée qu’il avait lui-même élaborées, fictions théâtrales de Sartre leur e Daniel Mesguich a monté Le Dia- qu’en deçà des enjeux apparents sans cesse. L’Alceste de Molière, le font entendre des œuvres auxquel-
et m’avancer par la suite vers les chance de pures fictions, en les pre- ble et le Bon Dieu en 2001. des pièces de Sartre le seul enjeu Père dans Six personnages en quête les nous sommes devenus sourds.
textes de Heidegger, ou ceux de d’auteur de Pirandello, revendi- Ne désespérons pas d’être sur-
Derrida. quent la vérité à tout prix, mais pris, au théâtre, par de nouveaux
Alors, un long temps, je l’ai pres- leur inventeur nous fait compren- sorciers.
que oublié, et me suis même trouvé
naïf de l’avoir tant suivi. C’est que
je découvrais l’art du théâtre, et
que son théâtre – que je n’avais lu
« Il a plus ou moins tout raté » dre qu’ils mentent malgré eux.
Contrairement à ce qu’il croit, Sar-
tre enferme ses personnages dans
l’illusion de leur vérité, qui est, fina-
e Directeur de la Comédie de Reims,
Emmanuel Demarcy-Mota a récem-
ment mis en scène Six personnages
que comme autant de dialogues lement, la même que celle qu’il a en quête d’auteur, de Pirandello, et

S
pour réfléchir – me paraissait sou- artre est très lucide et très nard Dort, il déclarait : « Je me être jouée en province, dans des sur eux. Redoutable, pour le met- Rhinocéros, de Ionesco. Il prépare
dain, en tant que théâtre, faible, uni- conscient de tout, organisé. Il demande parfois si le théâtre n’est théâtres municipaux, pour trois teur en scène, de rendre l’hyperlu- une lecture radiophonique des Mou-
voque, conventionnel. D’intelligen- a fait tout ce qui est possible pas en train de mourir. Rien de ce amis à lui qui avaient besoin de tra- cidité de ces consciences. ches, de Sartre, pour France-Culture.
tes dramatiques de télé sans plus. pour construire l’image d’un génie. qui s’est passé depuis dix ou vingt vailler. J’ai relevé une phrase de J’ai commencé à lire Sartre vers
Mais je continuais à l’aimer en Il a dit lui-même que pour cela il fal- ans. » Lorsqu’il déclare cela, nous Sartre, fatale pour lui : « Le théâtre l’âge de 16 ans. j’avais travaillé
secret, et à prendre sa défense si je lait à la fois écrire des essais, des sommes en 1979. 1959, c’est l’an- est devenu un théâtre de metteur en avec mes camarades de lycée des ATELIERS D’ECRITURE
le voyais attaqué. Je n’arrivais pas à romans, des pièces de théâtre… Il a née des Séquestrés d’Altona, sa der- scène, il n’est pas un théâtre scènes des Mains sales (ainsi ELISABETH BING
être tout à fait ingrat. magnifiquement réussi son coup. nière pièce. Il est donc en train de d’auteur. » Ça, je peux l’accepter, d’ailleurs que le Caligula de
Et puis je l’ai relu. Je l’ai relu à la Ce que je cherche à démolir, c’est mais il poursuit : « Or le Camus), il y a une quinzaine d’an-
lumière, précisément, du temps qui la statufication, cette façon de s’éri- a Claude Régy metteur en scène est un nées, mais j’étais, je l’avoue, assez
avait passé, et de ma presque-infi- ger en génie absolu, alors qu’il a homme du réel non de l’ima- gêné par l’abondance de ses indica-
délité. Et de nouveau – mais autre- plus ou moins tout raté. Les messa- nous dire qu’après lui il ne s’est rien ginaire. » C’est aberrant. C’est jus- tions scéniques.
ment, donc – j’ai aimé cette écritu- ges de toutes ses pièces sont extrê- passé : ni le Leaving Theater, ni Kan- tement son travail, au metteur en En vérité, j’étais surtout habité Oser écrire.
re. Autrement : c’est que son mement embrouillés. Ses formes tor, ni Grotowski, ni Bob Wilson… scène, d’être un homme de l’imagi- par ses romans et ses nouvelles, en Faire avancer son écriture.
œuvre avait changé. Il était, entre- théâtrales sont très conventionnel- Tout cela est donc nul. Il ne peut naire. On trouve tout le temps ces particulier par La Nausée : l’hom-
Ateliers 2005 :
temps, devenu un classique. « Sar- les, reposant sur le personnage, le supporter que sa propre produc- choses péremptoires, qui se retour- me livré aux autres hommes, à l’im-
inscriptions ouvertes
tre ? Oh c’est daté ! », disent les caractère, sur l’avènement d’un fait tion. Je ne peux pas me laisser pren- nent contre lui en fait. possible transparence, que je res-
paresseux, ceux souvent qui n’y et ses conséquences. Il est passé à dre par tous ces jeux. sentais comme une tentative déses- 01 40 51 79 10
atecbing@club-internet.fr
sont pas même allés voir. Eh bien côté d’une vraie invention person- Huis clos, c’est presque une pièce e Claude Régy a monté Huis clos à la pérée, propre à un siècle constitué www.ateliersdecriture.net
oui, c’est daté. Mais c’est là peut- nelle. Dans un entretien avec Ber- de boulevard. Elle a été écrite pour Comédie-Française, en 1990. d’horreurs et de situations limites
VI/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

JEAN-PAUL SARTRE

Sartre-Aron, les frères ennemis


Très liés au temps de leurs années normaliennes, les deux philosophes
se sont ensuite considérablement éloignés

E
n leurs vertes années norma- les épreuves de la défaite de 1940 et même intensité au même moment.
liennes, au milieu des années de l’Occupation, puis, sans que l’His- Et ce différentiel de rayonnement
1920, Jean-Paul Sartre et Ray- toire reprenne alors son souffle, la constitue un autre papier chimique,
mond Aron avaient, sur le mode de guerre froide et la décolonisation. rendant compte des grandes phases
la plaisanterie, conclu un pacte : Ce sont ces deux derniers types de domination idéologique successi-
celui des deux qui survivrait à de conflits qui constituèrent autant ves dans la France du XXe siècle.
l’autre rédigerait sa notice nécrologi- de brisants sur lesquels se fracassa On le voit, Sartre et Aron existent
que pour l’Annuaire des anciens élè- l’amitié Sartre-Aron. Assurément, par eux-mêmes, tant par leur per-
ves de la rue d’Ulm. Mais les décen- l’histoire intellectuelle française du sonnalité et leur œuvre propres que
nies d’un siècle tourmenté s’écoulè- XXe siècle est jalonnée de bien parce qu’ils sont devenus des figu-
rent ensuite et désagrégèrent cette d’autres relations brisées qui se res tutélaires de leurs camps respec-
amitié de jeunesse, à tel point que, transformèrent parfois en duels – tifs, mais ils constituent aussi, à tra-
quand le premier partit, en ainsi Sartre et Camus –, et notam- vers leur face-à-face, des indica-
avril 1980, le second écrivit dans ment à l’époque de la guerre froide teurs tout à la fois d’amplitude de
L’Express : « L’engagement ne tient et des débats autour du communis- houle historique et d’intensité de
plus. » Un tel constat ne prenait pas me puis au moment de la guerre radiation idéologique.
seulement la mesure d’affinités élec- d’Algérie, mais Sartre et Aron Longtemps, Sartre figura au firma-
tives initiales peu à peu métamor- avaient le même âge et étaient issus ment : son rayonnement, plusieurs
phosées en inimitié durable, il pre- décennies durant, autorise à parler
nait surtout acte du fossé que l’His- des « années Sartre », période de
toire avait entre-temps creusé. Car Largement à leur corps suprématie idéologique des gau-
telle est bien la clé de ce chassé-croi- ches intellectuelles, que Raymond
sé affectif : il s’est doublé d’un désac- défendant, Aron estima en 1955 grisées par
cord idéologique croissant entre les l’Opium des intellectuels, en d’autres
deux hommes, qui, de surcroît, ils devinrent les héros termes le marxisme. Dès 1945, Jean-
devinrent au fil du second demi-siè- Paul Sartre, dans la première livrai-
cle les figures de proue des deux éponymes d’une guerre son des Temps modernes, avait théo-
camps idéologiques en présence. risé le « devoir d’engagement », et sa
Largement à leur corps défendant, de trente ans notoriété rapidement acquise lui
ils devinrent les héros éponymes permit d’incarner le type de l’intel-
d’une guerre de trente ans qui divisa d’un même terreau intellectuel. Du lectuel de gauche progressiste, alors
le milieu intellectuel français, de la coup, faire l’histoire de leurs traver- statistiquement et idéologiquement
Libération au milieu des années sées respectives du siècle n’est pas dominant dans ses différentes Sur les toîts
1970. seulement établir la relation d’une variantes. Puis vint, à la fin des de la rue d’Ulm.
Raymond Aron l’avait, du reste, amitié brisée – phénomène, au années 1970, une véritable inver- Sartre est assis
pressenti dès 1956, observant dès ce demeurant, banal dans le milieu sion des rôles : Aron, à la fin de sa sur la cheminée.
moment, dans un article de Preu- intellectuel, et pas seulement par vie, se trouva propulsé sur le devant Nizan et Henriette
ves : « Que, dans notre génération, temps de forte houle historique –, de la scène, au moment où Sartre Alphen, qu’il
aucune amitié n’ait résisté aux diver- mais permet aussi la localisation des commençait à connaître un déficit épousera en 1927,
gences d’opinion politique, que les grandes tempêtes qui ont agité ce d’image. Car l’inversion des rôles sont debout, au
amis aient dû politiquement changer milieu. s’accompagnait d’un changement premier plan
ensemble pour ne pas se quitter, est à Cela étant, l’étude du « Sartron » d’emploi : Sartre, longtemps promu
la fois explicable et triste. » Et, de fait, ne fournit pas seulement ainsi une au rôle d’oracle, apparaissait désor-
cette génération de 1905 connut sorte de papier chimique se colo- mais, et pas seulement aux yeux de sa pensée fut sans cesse greffée sur autres souligneront qu’il y a péril en plus tôt –, tandis que commençait
une destinée historique très dense. rant fortement dans ces phases ses adversaires de toujours, comme l’histoire-se-faisant, et qu’elle tenta la demeure quand le gardien rêve pour Sartre une manière de descen-
Certes, elle eut l’immense chance, aiguës de débats idéologiques. Il une sorte de pythie incongrue, de lui donner une signification sans éveillé, sans prendre vraiment garde te aux Enfers au moment même où
étant née avec le XXe siècle, d’être convient aussi d’observer que, ayant souvent diagnostiqué et pro- pour autant invoquer un quelcon- à la réalité des choses ou comme Raymond Aron, après sa mort,
épargnée, à quelques années près, quand vint le temps, entre les deux nostiqué à contretemps. Et la seule que sens de l’Histoire. Au reste, lui- détaché de cette réalité ; ou pis, lors- gagnait directement le paradis des
par le coup de faux de la Grande hommes, d’un long affrontement – ligne de défense de ses sympathi- même l’écrira en 1983 dans l’épilo- qu’il est somnambule. Aron aurait penseurs. Ce fut donc toujours, mais
Guerre. En revanche, ses membres des débuts de la guerre froide aux sants en dira long sur l’état de trou- gue de ses Mémoires : « A supposer pensé l’Histoire, Sartre l’aurait à tour de rôle, au regard du milieu
parcoururent ensuite le reste de leur désillusions idéologiques de la fin ble profond dans lequel se trouvait que quelqu’un se donne la peine de rêvée : l’Histoire, donc, non telle intellectuel, l’hallali pour l’un et le
âge en affrontant tour à tour la mon- des années 1970 –, le rayonnement le milieu intellectuel français à cette me lire demain, il découvrira les analy- qu’elle est mais telle qu’elle devrait Walhalla pour l’autre. L’historien
tée des périls au fil des années 1930, de l’un et de l’autre ne fut jamais de date : mieux valait avoir tort avec être. doit donc tenir compte du relativis-
Sartre, proclama-t-on, que raison a Jean-François Sirinelli En même temps, l’histo- me de ces images successives. Pour
avec Aron. Les historiens du futur rien doit se méfier de ce type autant, faire un tel constat ne doit
RAYMOND ARON, 1905-1983 resteront à coup sûr perplexes
devant une telle phrase, qui, d’em-
ses, les aspirations et les doutes d’un
homme imprégné par l’Histoire. »
de formule définitive. Ce qu’ensei-
gne l’analyse du « Sartron », c’est
pas conduire à verser dans une sorte
d’œcuménisme lénifiant. L’intellec-
blée, réduisait à néant la légitimité Pour Sartre, le cas de figure est singu- aussi que la querelle d’images a tou- tuel engagé, se voulant un acteur de
Raymond Aron est né le 14 mars 1905 à Paris. Elève à l’Ecole normale de la place du clerc, dont l’avis avait lièrement plus complexe. On doit à jours été tributaire du climat idéolo- l’Histoire, est ensuite passible non
supérieure de 1924 à 1928, il est d’abord proche des Etudiants socialis- été considéré comme important par- Jacques Audiberti cette jolie formule gique et du contexte historique des des tribunaux de l’Histoire, qui
tes, avant de rejoindre Sartre dans le groupe des non-engagés. Il sou- ce que procédant, au moins en théo- à son propos : « Un veilleur de nuit époques successives. D’où deux pha- n’existent pas, mais de l’analyse rai-
tient, en 1938, sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire. Dès rie, de la raison. Cette phrase, par sur tous les fronts de l’intelligence ». ses très tranchées : longtemps Ray- sonnée des conséquences de ses
juin 1940, il rejoint Londres. A partir de 1946 il fait le choix du journa- son excès même, reflétait bien cette La phrase, assurément, peut être mond Aron souffrit d’un réel ostra- écrits et de ses actes sur la vie et
lisme politique, d’abord à Combat puis au Figaro. Elu à la Sorbonne en sorte de querelles d’images qui, au détournée par les partisans aussi cisme de la part d’une large partie l’avis de ses contemporains.
1955, il crée en 1961 le Centre de sociologie européenne. En 1974, il sou- bout du compte, avait accompagné bien que par les adversaires du philo- du milieu intellectuel, tandis que l’as-
tient Valéry Giscard d’Estaing, puis, quatre ans plus tard, fonde la revue le débat franco-français. sophe. Les uns insisteront sur la vigi- tre Sartre y rayonnait. Puis, au début e Directeur du Centre d’histoire de
Commentaires. En 1977, après avoir rompu avec Le Figaro, il inaugure sa Ce qui fait, du reste, qu’à bien des lance constante du « veilleur », des années 1980, on observa une sor- Sciences-Po. Auteur de Sartre et
tribune à L’Express. Enfin, en 1983, l’année de sa mort (le 17 octobre), la égards le débat est resté actuel. Les mobilisé, trente-cinq ans durant, te de retour des cendres de Camus – Aron. Deux intellectuels dans le siècle,
publication de ses Mémoires parachève son itinéraire. partisans d’Aron ont fait valoir que dans de multiples combats. Les lui aussi en partie ostracisé vingt ans Fayard, rééd., coll. « Pluriel », 1999.

Accompagner sans adhérer


I
l s’est trompé, toujours trompé » : cette conversion au social, est une la guerre du Vietnam. Sartre accom- maos français révèle les deux
depuis vingt-cinq ans ans, une pièce de théâtre d’inspiration bibli- pagne, il n’adhère pas. Ses engage- mobiles de ses engagements : l’anti-
sartrophobie s’est installée dans que, Bariona ou le fils du tonnerre, ments accordent un crédit au désir autoritarisme et la révolte morale.
un climat de restauration idéologi- destinée à ses camarades prison- d’émancipation sans interdire la Si une continuité pouvait être
que. La dénonciation revancharde a niers. L’ironie antipolitique de conscience critique : ils témoignent repérée dans les traversées politi-
parfois tourné au révisionnisme insi- l’avant-guerre a laissé place au style d’un espoir et d’une générosité ques de Sartre, elle résiderait dans
dieux transformant Sartre en colla- allégorique, mais de retour à Paris livrés aux contradictions des vérités son anarchisme. Orphelin de père, il
borateur, stalinien et terroriste. Le Sartre échoue à manifester concrète- en devenir. n’a pas appris l’obéissance. Liber-
tribunal de la bonne conscience a ment son antipétainisme et suppor- Mais au nom de quoi Sartre s’en- taire, il préfère la révolte à la révolu-
jeté le discrédit sur une œuvre te passivement l’Occupation. C’est à gageait-il, s’il ne croyait pas aux tion et ne s’intéresse qu’aux mouve-
immense et multiple, oubliant que la Libération qu’il construit un enga- valeurs universelles ? Assurément, il ments qui pulvérisent la gangue,
les vérités n’ont de sens qu’en situa- gement volontariste dont Les Temps sondait l’homme tapi dans le sous- l’« en-soi » ou la « série ». La dimen-
tion. A l’écart des imprécations, une modernes constituent l’acte fonda- homme, et donnait une parole aux sion morale d’une telle rébellion ne
histoire sans moralisme permettrait teur. Son objectif déclaré est l’éman- sans-voix. Contre l’universalisme vient donc pas d’un idéal éthique,
d’éclairer plus justement des trajec- cipation totale de l’homme, que la abstrait qui nie les différences, mais prend sa source dans l’indigna-
toires provoquées par les chocs de guerre a confronté au Mal absolu : contre les idéologues de l’enracine- tion agissante devant l’inhumain. Et
la violence collective. une libération non seulement ment, il analysa dès 1945 la situa- la politique commence dès qu’est
politique mais aussi biologique, tion des juifs et dénonça l’antisémi- assumée cette marge de liberté qui
a François Noudelmann économique et sexuelle ! tisme français sous ses formes décla- permet à chacun de ne pas rester à
L’extrême activisme de Sartre rées ou larvées. Quelques années la place qu’on lui assigne. Politique
La guerre a coupé la vie de Sartre déploie une ambition salvatrice, à la après, c’est l’universalisme menteur de la relation à l’autre, du désir, de
en deux. Avant 1939, l’individua- fois nouée à une stratégie d’hégé- des Européens qu’il attaque dans l’action, de l’art, elle engage tout
lisme désabusé tempérait sa sympa- monie intellectuelle et en opposi- ses nombreux textes contre la l’homme dans le moindre des choix.
thie pour les défilés du Front popu- tion systématique à toute reconnais- colonisation. Certes, horrifié par la Cette responsabilité absolue
laire, son indépendance d’écrivain sance institutionnelle. Il assuma par torture d’Etat, il n’évita pas la suren- appartient-elle à une époque révo-
l’emportait. La politique alors, conséquent le désaveu de l’histoire chère en justifiant le meurtre lue ? Elle reste sans doute hantée
c’était les notables de la IIIe Républi- comme le risque d’un pari public et démiurgique par lequel le sous-hom- par la référence aux horreurs et aux
que et le jeu opaque des forces ano- solitaire sur l’avenir indéterminé. me colonisé devient un homme aux lâchetés de la deuxième guerre mon-
nymes. Tout bascule avec la mobili- Plus anti-anticommuniste que com- dépens du colon. Pour autant, il ne diale. Mais, une fois chassés les spec-
sation militaire, cette réquisition muniste, il interrompit spectaculai- parlait pas à la place des opprimés, tres du messianisme politique, l’en-
brutale d’une existence jetée dans la rement ses quatre ans de compa- et destinait sa fureur verbale aux gagement sartrien nous rappelle
tim/l’express/editing

guerre incontrôlable. L’Histoire col- gnonnage avec le PCF en 1956, lors oppresseurs, dont il ne s’excluait que les jeux ne sont jamais faits,
lective fond sur l’individu soudain de l’invasion soviétique de la Hon- pas. Sartre ne sort pas alors d’une que l’histoire humaine ne se résume
déniaisé par l’épreuve d’une mise à grie. En 1960, l’euphorie cubaine ne logique de la violence et de la pas à celle de la nature, de la structu-
nu. Le philosophe qui avait sage- l’empêcha pas de prévenir ses amis contre-violence. On s’abuserait re et de l’économie. Ni modèle ni
ment étudié la phénoménologie à révolutionnaires : « Vous avez votre toutefois de croire que l’activisme épouvantail, une telle politique est
Berlin en 1933 fait brusquement l’ex- terreur devant vous. » Et en 1979, il politique de Sartre, notamment l’antidote au réalisme cynique tout
périence de l’ennemi radical et soutint les boat people fuyant le celui de ses dernières années « gau- comme au prophétisme alarmé. Elle
Sartre et Aron. Dessin de presse réalisé par Tim et paru dans l’Express d’une possible solidarité par le bas. communisme après avoir été l’un chistes », a été motivé par la fascina- conjugue la résistance à l’inaccep-
(14-20 février 1981). Le premier texte politique, issu de des plus virulents contempteurs de tion de la terreur. Son soutien aux table et l’ouverture à l’inédit.
LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/VII

JEAN-PAUL SARTRE

Nitre et Sarzan, la fraternité unique


Ils s’étaient rencontrés en 1917, à Henri IV. Jusqu’à la mort de Paul Nizan, en mai 1940,
leur amitié fut, selon le mot de Sartre, « plus orageuse qu’une passion »

M
ars 1960, Cuba. Sar- terrasse d’un café. Nizan est
tre trace les derniers convaincu de l’imminence d’un
mots de sa préface à accord anglo-franco-soviétique :
Aden Arabie, pam- « L’Allemagne sera à genoux ! » Quel-
phlet de Nizan bien- ques semaines après, il apprend, stu-
tôt réédité par François Maspero. péfait, la signature du pacte germa-
Au début de l’été, sa série de repor- no-soviétique (23 août). Après l’inva-
tages dans France Soir, « Ouragan sion de la partie orientale de la Polo-
sur le sucre », le montre frappé par gne par l’URSS, il annonce sa démis-
l’« intransigeance » des jeunes res- sion du Parti à Jacques Duclos par
ponsables politiques cubains. Cette une brève lettre, publiée par L’Œu-
mythification de la jeunesse offre vre le 25 septembre. Dès lors, les
une parenté avec l’image de fidélité calomnies contre cet « ex » vont se
et d’irréductibilité de Nizan brossée mettre en marche.
dans la préface. Dans ces reporta- Quels furent les échanges entre
ges, c’est bien un fantôme possible les deux hommes ? Nous n’en
de Nizan que l’on découvre sous les savons malheureusement presque
traits de Castro ou Guevara, com- rien, leur correspondance ayant été
me ce fut le cas avec Albert Memmi, perdue. Le 30 mai 1940, Sartre note,
Henri Alleg et André Gorz, comme en bas d’une lettre à Beauvoir : « J’ai
ce le sera avec Frantz Fanon. peur que Nizan, qui s’était
« L’amitié (…) plus orageuse qu’une “habilement” fait verser dans le corps
passion », décrite par Sartre dans un expéditionnaire anglais, ne soit en Bel-
roman de jeunesse, éclate avec fer- gique. » Le 23 mai, Nizan a trouvé la
veur dans la préface à Aden. Elle a mort, à Recques-sur-Hem, dans le
hanté toute sa vie. Pas-de-Calais. Le 21 juin, Sartre est
On se rappelle toujours la premiè- fait prisonnier et transféré dans un
re rencontre. Elle a lieu en 1917, en stalag à Trèves, dont il sera libéré en
5e, à Henri-IV. Mais c’est en 1920 mars 1941. A l’automne 1940, Hen-

bnf/fonds nizan
qu’ils deviennent amis. Classe prépa- riette est partie se réfugier aux Etats-
ratoire à Louis-le-Grand (1922), Eco- Unis, avec ses enfants ; elle appren-
coll. archives éditions gallimard

le normale supérieure (1924) où ils dra la mort de Paul début 1941.


sont « co-thurne » : on ne s’en- En janvier 1945, Sartre est aux
nuyait pas, avec eux, du côté de la Etats-Unis, envoyé spécial de Combat
place du Panthéon – jamais les der- et du Figaro. Il fait part à Henriette de
niers pour un canular. Nitre-Sar- Nizan à Aden, décembre 1925 la rumeur colportée par le Parti com-
zan : amis inséparables rivalisant de muniste : Nizan était un traître. Suite
lectures et de férocité envers leurs à L’Existentialisme (1946) d’Henri Lefe-
condisciples. Menés par la même voix, ou en collaboration avec brève pour le premier : à la rentrée bvre et à des propos d’Aragon repre-
ambition : vouer leur vie à l’écriture. d’autres. La Revue sans titre accueille 1932, il devient permanent du PC, nant les calomnies, Sartre rédige une
Alors, ils écrivent, seuls, à deux leurs premières publications, en Début décembre, il signe sa premiè- protestation, sommant le Conseil
1923. Une nouvelle (« L’Ange du re critique littéraire à L’Humanité. national des écrivains de fournir les
morbide »), le début d’un roman, Sa vie sera celle d’un journaliste, preuves de ses allégations. Signée

L’impasse de la morale pour Sartre. Deux contes (dont


« Complainte du carabin qui dissé-
qua sa petite amie en fumant deux
paquets de Maryland »), une criti-
d’un militant, d’un écrivain. Une vie
dont Sartre est alors éloigné. En
1934, Nizan part un an en URSS. Le
30 juin 1935, il devient rédacteur
par 26 intellectuels, elle paraît notam-
ment dans Combat en avril 1947.
Bien entendu les preuves jamais ne
vinrent. Dans sa préface à Aden, Sar-
que littéraire, pour Nizan. En réfé- politique à L’Humanité, puis, en tre reviendra avec virulence sur cette

S
i Dieu n’existait pas, tout serait permis. » Cette cher cette guerre qui menace), je reconnais notre fragi- rence à « L’Ange du morbide », le mars 1937, responsable de la politi-
phrase de Dostoïevski, Sartre en change la pers- lité et notre finitude communes. Je prends aussi le ris- personnage représentant en partie que étrangère à Ce soir.
pective : Dieu, effectivement, n’existe pas, pour- que de son refus. Quant à l’action, elle sera nôtre et Sartre dans Le Cheval de Troie (1935) Leurs relations s’espacent : pour Dans sa préface
tant tout n’est pas permis. Un ciel vide n’implique pas non mienne, dans une réciprocité concrète. s’appellera Lange. Quant à Sartre, il cause d’un emploi du temps chargé
que ma liberté débouche sur la barbarie. Mais pour- La « conversion », à laquelle Sartre consacre la fin relatera l’épisode de La Revue sans de Nizan, assurément ; en raison du à « Aden »,
quoi ? Et comment ? Au nom de quoi, et sous quelle des Cahiers, est une notion plus essentielle encore. titre et son amitié pour Nizan dans manque d’engagement de Sartre,
forme, une morale demeure-t-elle possible ? Ces ques- Cette conversion consiste à vouloir le monde, et non son roman non publié, La Semence également. Henriette note que Paul Sartre reviendra
tions n’ont cessé de hanter Sartre, philosophe comme plus les valeurs. Si je subordonne mon acte à un but et le Scaphandre (1923). et elle sont plus proches de Malraux
romancier, militant comme dramaturge. De La Nau- extérieur (faire le bien, ne pas mentir, être coura- en 1936, Sartre et Beauvoir avec virulence
sée à la Critique de la raison dialectique, de Saint Genet geux), je suis déjà aliéné : je me transforme en moyen a Anne Mathieu leur apparaissant « tout à
au Flaubert, même série de préoccupations : com- pour réaliser cette valeur universelle. La liberté n’exis- fait hors du coup ». En sur cette « conjuration
ment une liberté peut-elle agir sur le monde, s’inscrire te, au contraire, qu’en se faisant. Elle se découvre elle- Seul Nizan continue à publier. juillet 1938, les Nizan emmènent
dans l’histoire, s’unir à d’autres, se perdre dans les même à travers ses œuvres, et elle assume le monde, Puis, après plusieurs mois à Aden, il Sartre voir un film sur la guerre d’Es- d’infirmes »
malentendus, se ressaisir et continuer à s’inventer tou- même (et surtout) quand il lui échappe. Je faisais tout adhère au Parti communiste à la fin pagne : il écrit à Beauvoir qu’ils sont
jours en agissant ? pour éviter la guerre, mais « si elle éclate je dois la 1927 – décision conditionnant sa « emmerdants comme la pluie ». ayant voulu
Sartre a bien tourné autour de cet enchaînement de vivre comme si c’était moi qui l’avais décidée ». Mieux vie, et son destin. A la même épo- 1938, premier roman de Sartre
problèmes, mais sans parvenir à trouver une issue vrai- encore : je vais considérer cette guerre (même si je que, il se marie avec Henriette (La Nausée) ; troisième roman de « escamoter » Nizan
ment satisfaisante. En 1943, L’Etre et le Néant s’achève continue à lutter contre, au risque de ma mort) com- Alphen (témoins : Sartre et Aron). Nizan (La Conspiration). L’entrée de
sur l’annonce d’un prochain ouvrage : une morale. Ce me « une chance de dévoilement du monde ». Telle est En 1928, les deux amis révisent la tra- Sartre en littérature inaugure des « conjuration d’infirmes » ayant vou-
texte annoncé n’a jamais vu le jour. Sartre a rédigé six la « conversion » dont rêve Sartre à cette époque. duction française de la Psychopatho- clins d’œil dans leurs œuvres respec- lu « escamoter » Nizan.
cents pages de brouillons, en 1947 et 1948, avant de Elle est traversée par la joie, comme toute pensée logie générale de Karl Jaspers. En tives, témoignant d’une amitié tou- L’après-guerre inaugure la notorié-
les abandonner. Ces Cahiers pour une morale, édités d’envergure. 1929, Sartre est premier à l’agréga- jours vivace. Un « gendarme té de Sartre existentialiste, son enga-
en 1984 à titre posthume, indiquent l’ampleur de sa Cette acceptation totale est aux antipodes de la rési- tion de philosophie, Nizan, cinquiè- Nizan » apparaît dans La Nausée, gement total. Dans sa préface, on
tentative autant que son échec. gnation : c’est par moi que le monde vient à l’être. Ain- me. Beauvoir, deuxième, est appa- auquel répond un « commandant relève : « C’était moi, tout aussi bien
Cette impasse s’explique par le nombre de difficul- si, « dans l’humilité de la finitude », je retrouve « l’exta- rue dans le groupe quelques mois Sartre » dans La Conspiration, puis qui écrivais dans Ce soir les leaders de
tés et de contraintes rassemblées. Se défaisant de tou- se de la création divine ». C’est dans cette optique qu’il auparavant. Les deux couples pas- un « général Nizan » dans L’Enfance politique étrangère. » Le Sartre jour-
te loi divine, Sartre se débarrasse également des mora- faut comprendre la formule, inattendue sous la plume sent de nombreux moments à d’un chef. 1938, c’est également les naliste s’épanouissant après guerre
les philosophiques fondées sur un « ordre divin » du de Sartre : « L’absence de Dieu est plus divine que s’amuser. Deux films, tournés vers débuts de Sartre critique littéraire, à empruntera nombre de motifs thé-
monde, de Platon aux stoïciens, ou de Descartes à Spi- Dieu. » En me perdant sans réserve dans l’action et 1932 par le frère d’Henriette, sur des La NRF, en février. Nizan ouvre le matiques, lexicaux et stylistiques au
noza. Refusant toute forme de nature humaine, il s’in- dans les autres, en aimant ce don, j’ai quelque chance scénarios des deux hommes, pou- bal, dans sa brève rubrique de Ce journaliste Nizan. Le militant Nizan
terdit aussi le recours aux morales sans Dieu qui, de d’en recevoir, plus encore que mon identité rétrospec- vaient en attester : Tu seras curé et soir. « M. Jean-Paul Sartre, qui est, je ne cessera d’être aux côtés du Sartre
Holbach à Rousseau, ou à Stuart Mill, reposent sur tive, un point de vue singulier me découvrant l’absolu. Le Vautour de la sierra. Ils ont mal- crois, professeur de philosophie », engagé, avec plus ou moins de force
une nature supposée. Enfin, voulant tenir compte de Plus tard, Sartre jugera cette conception « mysti- heureusement été perdus. commence-t-il, complice ; mais s’il y et de différences suivant la période.
l’histoire concrète et changeante, refusant de réduire fiée », et incapable aussi de penser ensemble morale Nizan collabore à des revues d’im- salue le « romancier philosophe de Sa figure inspirera le romancier des
la liberté à une abstraction, déclarant « il n’y a de et histoire. portance, dont Europe. En 1930, il premier plan », c’est pour assurer Chemins de la liberté comme le dra-
morale qu’en situation », il ne peut adhérer au formalis- Toutefois, quand on relit aujourd’hui ce gros devient conseiller littéraire de Pierre que ses « dons » devraient le condui- maturge des Mains sales ou de
me de Kant et à l’idée que toute action doit se régler volume, on peut trouver une continuité frappante Lévy, directeur des Editions du Car- re à « s’engager dans les grandes Nekrassov. Il manquera toujours, en
sur une maxime universelle. entre cette morale, entrevue puis abandonnée, et l’in- refour, qui publient la revue Bifur. dénonciations ». Sartre, lui, dévelop- revanche, et les traces fictionnées et
térêt final de Sartre pour le messianisme juif, dont Dans le numéro de décembre figure pe dans La NRF une étude minutieu- le témoignage de Nizan sur son
réalité à construire témoignent ses entretiens controversés avec Benny une ébauche du pamphlet Les se du roman. Laudative, elle exalte « petit camarade ». La vie en a décidé
La réflexion des Cahiers pour une morale est centrée Lévy (1). En suivant cette piste, on lirait sans doute Chiens de garde (1932). Dans celui notamment son talent d’écriture, ainsi.
sur les relations entre ma liberté et celle de l’autre, et Sartre autrement. Sa morale politique apparaîtrait de juin 1931, un texte de Sartre, dans une conclusion aux derniers
sur leur inscription dans l’action historique. Sartre alors sous un jour différent. « Légende de la vérité », introduit mots célèbres : « Un style de combat, Universitaire, Anne Mathieu dirige la
écarte le cas où ma liberté serait infinie et celle de Roger-Pol Droit par Nizan : « Jeune philosophe. Pré- une arme. » revue Aden-Paul Nizan et les
l’autre nulle (la violence pure) et celui, symétrique et pare un volume de philosophie des- Arrive la guerre. Et la dernière ren- années 1930 ainsi que l’édition criti-
inverse, où ma liberté serait nulle et celle de l’autre (1) L’Espoir maintenant. Les entretiens de 1980. Verdier, 1991. tructrice. » contre entre les deux hommes, par que des articles de Paul Nizan en qua-
(Dieu, souverain ou maître) infinie. Seul « l’appel » Voir également sur ce point le volume qui vient de paraître : Vient l’enseignement, en 1931. A hasard, sur le port de Marseille. La tre volumes aux éditions Joseph K ;
indique une réalité à construire. Si je propose à l’autre Benny Lévy, la cérémonie de la naissance, où Gilles Hanus a ras- Bourg-en-Bresse, pour Nizan ; famille Nizan part en vacances en un premier volume vient de sortir sur
d’entreprendre avec moi une action précise (empê- semblé des textes épars (Verdier, 120 p., 12 ¤). au Havre, pour Sartre. Expérience Corse. Sartre et Beauvoir sont à la les quatre prévus.
VIII/LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

JEAN-PAUL SARTRE

Une pensée au partage des eaux


L
a figure de Sartre tion d’un « homme total » lui- sans s’y engager, la voie de l’inter- si : « Il s’agit de créer le monde qui quement retournée en altérité » équivalence incertaine. Mais ce
concentre de manière même valeur absolue. Sans hasard, rogation contemporaine sur tou- existe déjà. Cela signifie que le mon- (Cahiers pour une morale). n’est pas ici le lieu de l’analyse criti-
saisissante les aspects un texte de Derrida consacré à Sar- tes les formes et sur tous les de doit m’apparaître comme issu jus- Cette phrase rassemble des ambi- que. Ce qu’il faut souligner, c’est
essentiels d’un temps tre s’intitulait en 1972 « Les fins de enjeux d’une écriture philosophi- que dans son être d’une liberté qui guïtés majeures, et particulière- ceci : avec cette « procession poéti-
d’oscillation, d’hésita- l’homme » et travaillait expressé- que, soit d’une pensée qui s’enga- est ma liberté. Procession poétique : ment celle qui accole un « m’appa- que » s’indique un dépassement
tion et de décision tout ensemble, ment l’ambiguïté de ce titre posé ge à partir de ce qu’il formule ain- l’être-en-soi doit être liberté magi- raître » et un « être » dans une du régime du sens donné et reçu
pendant lequel a pivoté le cours entre Sartre et Foucault. sans sortie de soi, sans mise en jeu
de la praxis philosophique au Un autre trait tiendrait au rap- absolue d’un supposé rapport à un
milieu du XXe siècle – et avec lui le port avec la psychanalyse. Tout en Jean-Paul Sartre ciel ou à un horizon plein de vérité.
rapport de ce siècle à sa propre s’opposant à Freud, Sartre ouvrait devant les ouvriers Dans l’écrit posthume publié en
histoire, à sa propre disposition au milieu de la tradition de la de Billancourt, 1989 par Annette Elkaïm-Sartre,
envers lui-même ou envers le « conscience » la possibilité de en face des usines Vérité et existence, on peut lire
monde, ses possibles et ses exigen- déplacer le « sujet » non pas vers Renault (1970) ceci : « Toute vérité est pourvue
ces. Sartre et le rapport à Sartre une sous-conscience, mais vers le d’un dehors que j’ignorerai tou-
auront caractérisé ce qu’on peut tissu des rapports de forces et de jours. Ainsi, l’attitude de la généro-
considérer comme le bascule- signifiance dans lesquels peut sur- sité, c’est de jeter la vérité aux
ment du XXe siècle « en lui-même gir le point fugace d’une singula- autres pour qu’elle devienne infinie
enfin », et l’ouverture en lui d’une rité. Là encore, Bataille, Foucault, dans la mesure où elle m’échap-
situation nouvelle. Deleuze et Derrida allaient abor-
Cette configuration exemplaire der de manière autrement décidée
peut être esquissée – sans ambi- ce que Lévi-Strauss nommait dès Personne avant lui
tion d’analyse – à partir de quel- 1962, en discutant Sartre, le
ques traits. « monde de la communication », n’avait été écrivain
Le premier serait celui de la lectu- où ce mot devait être compris non
re de Husserl et de Heidegger. Par pas comme intersubjectif mais autant que
Sartre, ce qui était resté relative- comme antésubjectif et transcen-
ment cantonné à l’Allemagne (puis dantal ou structurant. Là encore, philosophe,
expulsé par elle) et relativement Sartre se sera tenu sur la limite,
aussi borné à l’Université accédait sur la ligne de partage des eaux. et personne n’avait
à un statut nouveau : celui où la La « structure » ouvrait sur un
philosophie porte visiblement sa sens non donné, là où pour lui il à ce point (depuis
prise au milieu du réel de l’histoire, restait au fond prédonné (comme
de l’ethos et de l’agir. Sans doute, il « liberté » par exemple). le romantisme)
Un dernier trait (pour
a Jean-Luc Nancy abréger) serait à prendre philosophé
dans ce rapport à la littéra-
fit de Heidegger une lecture tribu- ture qui fit de Sartre un Janus iné- sur la littérature
taire de postulations écartées d’em- dit. Personne avant lui n’avait été
blée par ce dernier, et, pour le dire écrivain autant que philosophe, et pe. » Nous sommes, nous étions
d’un mot, il substitua une simple personne n’avait à ce point devenus déjà du vivant de Sartre,
antécédence de l’existence sur l’es- (depuis le romantisme) philoso- ses autres et son dehors. Nous
sence à la négation franche de tou- phé sur la littérature. En un sens, dirions que la vérité absolument
te essence et à la récusation de ce mélange ou plutôt ce frotte- jetée à l’altérité est infinie au sens
« l’être » substantiel. Bataille, ment des genres sous une même « actuel » et non seulement
Beaufret, Granel et Derrida durent plume ne dérangeait rien au par- « potentiel » comme il l’entend.
reconquérir cette récusation et la tage clair des registres théorique Nous dirions que cet infini inscrit
« déconstruction » de l’ontologie. et fictionnel. le dehors et l’altérité dans l’« hom-
Mais ils le purent, en partie au Néanmoins, c’étaient bel et bien me » même. Mais nous ne nierons
moins, parce que déjà Sartre avait à la fois le mode d’exposition de la pas qu’il nous vient encore par là
frayé le chemin. pensée et la nature du discours du quelque chose de la générosité de

bruno barbey/magnum photos


Dans la lecture de Heidegger (et sens ou de la vérité qui se trou- Sartre. Cette générosité – cette res-
dans celle de Husserl, mais il fau- vaient sourdement mis en jeu. Que ponsabilité – persistait à vouloir
drait ici déborder vers Merleau- ce discours ne puisse se faire son changer le monde, comme il se
Ponty) ne se jouait pas tant le rap- propre fondement et qu’il soit de doit pour qui veut le penser, mais
port à un auteur que plus profondé- manière constitutive exposé à l’al- ne percevait pas combien le mon-
ment la conception même de la térité selon laquelle, précisément, de se transformait, et la pensée
pensée et singulièrement son ordi- il peut y avoir du « sens » non préé- avec lui.
nation consensuelle à un humanis- tabli (non transcendant), voilà ce
me des « valeurs » ou de la produc- que Sartre savait déjà. Il ouvrait, e Philosophe

D’un Sartre à l’autre La violence et la probité


I S
l revient à La Nausée d’avoir que c’est un arbre ou que cet arbre quand il est débordé par les événe- artre violentait les opinions. Il inerties subjectives, de la plus cor- sommeil lentement reprenait son
décrit l’expérience cruciale sur est, ne manque ni de pertinence ni ments. Un ouvrage au titre révéla- les expulsait de leur lieu natu- porelle à la plus idéelle. cours, Sartre mit en œuvre, avec une
laquelle repose l’édifice de la phi- de solidité ; et je la ferais volontiers teur, L’existentialisme est un huma- rel ; les faisait aller en un On devrait évaluer tout écrit de persévérance méconnue, l’ascèse de
losophie dite « existentialiste » : mienne, moyennant quelques nisme, annonçait, dès 1946, le chan- point où elles ne seraient jamais Sartre au regard de ce critère : quel la prohibition. Impossible ou non, il
expérience de la facticité de l’être, retouches (portant notamment sur gement de cap. allées d’elles-mêmes ; leur retirait déplacement opère-t-il ? Seul le suivrait l’injonction. Mobilis in mobi-
c’est-à-dire du caractère non néces- le fait que les objets existant sans Pour laisser filer la métaphore, toute évidence pour les remplacer déplacement importe ; il ne s’agit le, il devint Nemo, ne touchant la ter-
saire de ce qui existe. Cette expérien- cause ne sont pas pour autant, on aurait dit que le penseur de la par d’autres, exactement inverses. pas de ramener l’erreur à la vérité, re que pour la faire se dérober sous
ce agit comme une révélation. Les contrairement à ce qu’en dit Sartre, facticité s’était transformé en un Tout cela par probité. Sa violence et mais de déplacer une opinion pour les pas des installés.
mouettes sur la mer, les arbres du des êtres nécessairement nauséa- « monsieur droits de l’homme », sa probité s’accomplissaient l’une une autre, qui sera, à son tour, aban- Rien ne demeure aujourd’hui des
square de Bouville effacent en un bonds et même obscènes, comme sans qu’on puisse bien comprendre donnée dès qu’elle sera devenue coordonnées de l’espace sartrien.
instant l’illusion de la nécessité de les arbres du square de Bouville). Je la raison de cette métamorphose. inerte. Car le déplacement peut pro- Qu’elles soient politiques, géopoliti-
l’être, aussi sûrement que le goût de remarquerai cependant, ce qui Cette orientation moralo-politique Seul le déplacement duire, au temps d’après, un nouveau ques, culturelles, elles ne fonction-
la petite madeleine de Proust – une de l’existentialisme me fit lieu d’inertie ; en 1960, la préface à nent plus. L’outil minimal que lui
fois du moins celui-ci identifié – a Clément Rosset. perdre tout intérêt, mais importe ; il ne s’agit Nizan l’énonce en des accents si était la langue française – il la prati-
révèle soudain l’essence de Com- non tout agacement, à amers qu’on croirait un jansénisme quait sans passion – devient un latin
bray. « Jamais, avant ces derniers n’ôte rien à la vérité de la distinc- l’égard de l’œuvre de Sartre. De pas de ramener de l’incroyance. La prohibition de qu’on ignore. Inéluctablement fidèle
jours, écrit Sartre dans La Nausée, je tion existentialiste entre l’existence fait, les nombreux et copieux ouvra- l’inerte, si tel est le commandement, – tel est le péché des langues mortes
n’avais pressenti ce que voulait dire de fait et l’existence nécessaire, que ges qui suivirent étaient constam- l’erreur à la vérité, il est peut-être impossible. –, la langue de Sartre ne suffit plus à
“exister”. J’étais comme les autres, le premier à avoir établi cette dis- ment encombrés de notions – Ce nœud d’injonction et d’impos- Sartre. Elle invite à le lire mal. Soit,
comme ceux qui se promènent au tinction n’est pas Sartre mais Scho- culpabilité, inauthenticité, statut mais de déplacer sible, Sartre l’appelait alors la dialec- mais ces coordonnées obsolètes ne
bord de la mer dans leurs habits de penhauer. Schopenhauer n’est pas ontologique du « salaud », mauvai- tique. Simple nom scolastique pour servent qu’à baliser l’inerte, et juste-
printemps. Je disais comme eux “la seulement l’auteur d’une théorie se foi, libre arbitre – qui n’appar- une opinion la violence de sa probité. Par-delà la ment, l’inerte n’importe pas. Je le
mer est verte ; ce point blanc, là-haut, du pessimisme ; il est d’abord un tiennent pas à mon univers mental scolastique, le constat demeurait, redis, seul importe le déplacement,
c’est une mouette”, mais je ne sentais philosophe existentialiste avant la et relèvent plutôt, selon moi, des pour une autre impossible à éluder ; ce qui avait été dont une machine au moins résiste
pas que ça existait, que la mouette lettre, qui refuse la garantie de quel- pseudo-idées que Spinoza récuse vecteur de la modernité des temps aux érosions : l’arbalète de l’intelli-
était une “mouette – existante” ; à que principe de raison que ce soit à comme étant de simples effets de par l’autre. Il pouvait arriver que était à son tour devenu vieillerie, gence.
l’ordinaire l’existence se cache. » l’existence et considère celle-ci vent (flatus vocis). l’une fasse défaut à l’autre ; l’inertie habitude, paresse. Quelque chose en Ce qu’on a imputé comme
comme étrangère à toute cause et Je voudrais cependant, avant de l’emportait alors, parasitant Sartre cet instant bascula pour toujours. erreurs, tromperies, fléchissements,
à toute intention – parfaitement conclure, rendre hommage à deux lui-même. Ces instants de négligen- Sartre avait conclu ; il lui fallu seule- ce sont les zones de fidélité de Sar-
Je ne me suis jamais absurde donc, grundlos (sans raison œuvres de Sartre qui me paraissent ce ne durèrent jamais. ment du temps pour comprendre ce tre. Toute sa probité consiste au
d’être). des réussites, en dehors de La Nau- Ce que les opinions deviennent qu’il avait conclu et plus de temps contraire en une arrogante infidélité
bien expliqué A vrai dire, je ne me suis jamais sée. Il s’agit d’abord de Huis clos, quand on les laisse dans leur lieu à soi. Sur ce point, il céda de
bien expliqué comment ni pour- qui témoigne d’un sens théâtral naturel, Sartre ne se lassait pas de le a Jean-Claude Milner moins en moins et finit par
comment ni pourquoi quoi l’existentialisme de Sartre complètement absent des autres dépeindre et de l’analyser. Le mobi- ne plus céder du tout. On
annoncé par La Nausée avait pris œuvres dramatiques de Sartre. lier hideux de Huis clos répond aux encore pour le laisser entendre. Il sait qu’aux derniers temps de son
son existentialisme aussitôt un tournant moralisateur D’autre part, des quelques pages multiples variantes du répugnant avait désormais érigé l’infidélité en parcours, il suivit des chemins qui
et politique qui fit bientôt de Sartre que Sartre a consacrées à Mallarmé dont L’Etre et le Néant expose la maxime. Etre fidèle, eût-il pu dire, étonnèrent. Il noua des interlocu-
avait pris un tournant l’homme que tout le monde sait, dans un essai inachevé et une pré- théorie. Une réversibilité traverse c’est un devoir quand il s’agit des tions si différentes de ses interlocu-
que ce soit pour s’en réjouir ou le face à l’édition Gallimard des Poé- l’œuvre entière ; il n’y a d’authenti- personnes ; c’est une faute quand il tions antérieures que l’on s’en indi-
moralisateur déplorer : un militant possesseur sies de Mallarmé. Ces pages, qui quement répugnant pour un sujet s’agit des pensées. Quant à être fidè- gna. Quoi de plus simple, pourtant ?
de la vérité et ne doutant plus de témoignent d’une intelligence de que l’inertie à quoi il s’abandonne ; le à soi-même, c’est perpétuelle- Il avait écrit sur le nom juif, avec une
et politique rien, un donneur de leçons l’entreprise mallarméenne très un sujet qui s’abandonne à l’inertie ment revenir à ce qu’on a toujours générosité et une justesse sans pré-
d’autant plus pénible que celles-ci supérieure à celle de nombreux devient lui-même répugnant. Qu’il déjà pensé ; soit la pire faute que cédents ; or ce nom revenait dans le
L’existence se cache : dans la me- étaient le plus souvent fort malavi- commentateurs de Mallarmé, à l’ex- s’agisse du corps ou des pensées. puisse commettre une intelligence. siècle, tel justement qu’il n’en avait
sure où elle montre bien l’objet qui sées, un procureur qui n’épargnait ception peut-être du bref chapitre Ainsi la nausée existentielle annon- Etre fidèle à Nizan pour être infi- pas écrit. Sous l’effet de ce retour,
existe mais passe sous silence le fait pas grand monde (« Tout anti-com- que Georges Poulet a consacré à ce-t-elle l’immonde de l’existentiali- dèle à Jean-Paul Sartre, mettre l’infi- tout se redisposait quant au savoir,
– à jamais mystérieux – qu’il existe. muniste est un chien ») tout en cau- Mallarmé dans ses Etudes sur le té antisémite, qui lui est pourtant délité à soi au cœur de la pensée – quant à la dialectique, quant à la
Cette thèse fondamentale de tionnant les causes les plus douteu- temps humain, ont été rééditées en étrangère ; l’antisémite qui a peur tel est le sens majeur des Mots –, ça nomination. En cet instant de renver-
l’existentialisme, dont on trouve ses quand elles n’étaient pas simple- 1986 dans une collection de poche de tout a sa place assignée n’est jamais qu’appliquer à soi- sement, il lui fallut redire l’affirma-
peut-être les premières traces dans ment criminelles. Bref, une sorte de des éditions Gallimard, « Arca- d’avance, que ce soit dans Les Mou- même la prohibition de l’inerte. A tion dont il avait réglé son exis-
le poème de Parménide, et selon « M. Vrai », un peu analogue au des », sous le titre de Mallarmé, la ches ou dans les réseaux de partir de 1968, qu’il perçut comme tence : au regard de la probité,
laquelle nous employons le même « M. Inondations » ou au « M. lucidité et sa face d’ombre. concepts. Comme le théâtre ou les un réveil tirant la politique de son l’inerte n’a pas lieu d’être.
verbe être dans des sens complète- Canicule » que désigne en toute romans, la philosophie se déploie sommeil dogmatique, à partir sur-
ment différents quand nous disons hâte le gouvernement français e Philosophe et écrivain en vagues d’assaut, démantelant les tout des années qui suivirent, où le e Linguiste et philosophe

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