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23 janvier 2023

La critique

Exemplier

I.

Texte 1.
MONTAIGNE, Les Essais, II, 37 :

Que les medecins excusent un peu ma liberté, car, par cette mesme infusion et insinuation fatale,
j'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine : cette antipathie que j'ay à leur art, m'est hereditaire.
Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre
vingts, sans avoir gousté aucune sorte de medecine ; et, entre eux, tout ce qui n'estoit de l'usage
ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience; aussi fait mon
opinion. Voylà pas une bien expresse experience et bien advantageuse? Je ne sçay s'ils m'en
trouveront trois en leurs registres, nais, nourris et trespassez en mesme foyer, mesme toict, ayans
autant vescu soubs leurs regles. Il faut qu'ils m'advouent en cela que, si ce n'est la raison, au-moins
que la fortune est de mon party; or, chez les medecins, fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils
ne me prennent point à cette heure à leur advantage ; qu'ils ne me menassent point, atterré comme
je suis : ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, j'ay assez gaigné sur eux par mes exemples
domestiques, encore qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance: il y a
deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l'an mil
quatre cens deux. C'est vrayement bien raison que cette experience commence à nous faillir. Qu'ils
ne me reprochent point les maux qui me tiennent asteure à la gorge : d'avoir vescu sain quarante
sept ans pour ma part, n'est ce pas assez ? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus
longues. Mes ancestres avoient la medecine à contrecoeur par quelque inclination occulte et
naturelle : car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere.

Texte 2.
CORNEILLE, Examen du Cid :

Ce poème a tant d’avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la
plupart de ses auditeurs n’ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs
suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages
réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux
qui ne s’attachent pas à la dernière sévérité des règles ; et depuis cinquante ans qu’il tient sa place
sur nos théâtres, l’histoire ni l’effort de l’imagination n’y ont rien fait voir qui en aie effacé l’éclat.
Aussi a-t-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont
l’assemblage se rencontre si rarement chez les anciens ni chez les modernes ; il les assemble même
plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son
devoir force à poursuivre la mort de son amant, qu’elle tremble d’obtenir, a les passions plus vives
et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un
frère et sa sœur ; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu’elle dompte sans les
affaiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose
de plus touchant, de plus élevé et de plus aimable que cette médiocre bonté, capable d’une faiblesse,
et même d’un crime, où nos anciens étaient contraints d’arrêter le caractère le plus parfait des rois
et des princes dont ils faisaient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu’ils

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leur laissaient de vertu, s’accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et
fortifiassent l’horreur qu’ils avaient conçue de leur domination et de la monarchie.

Texte 3.
PLATON, Gorgias, 456a-457c, Paris, GF, 2007, p. 145-147 :

Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour
ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle ! [456b] Je vais t’en
donner une preuve frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d’autres
médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou
cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais,
sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la cité, suppose qu’un orateur et
qu’un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans
le cadre d’une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des
deux on doit choisir comme médecin. Eh bien, j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien
du tout, [456c] et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. Suppose encore que la
confrontation se fasse avec n’importe quel autre spécialiste, c’est toujours l’orateur qui, mieux que
personne, saurait convaincre qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en
public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si
grande est la puissance de cet art rhétorique ! Toutefois, Socrate, il faut se servir de la rhétorique
comme de tout autre art de combat. [456d] En effet, ce n’est pas parce qu’on a appris à se battre
aux poings, à pratiquer le pancrace ou à faire de l’escrime qu’il faut employer contre tout un chacun
l’un ou l’autre de ces arts de combat, simplement afin de voir si l’on peut maîtriser et ses amis et
ses ennemis ! Non, ce n’est pas une raison pour frapper ses amis, pour les percer de coups et pour
les faire périr ! En tout cas, s’il arrive, par Zeus, qu’un familier de la palestre 6 , un homme donc en
pleine forme physique et excellent boxeur, frappe son père, sa mère, l’un de ses proches ou de ses
amis, [456e] ce n’est pas non plus une raison pour honnir les entraîneurs, non plus que les maîtres
d’armes, et les bannir des cités. En effet, les maîtres ont transmis à leurs élèves un moyen de se
battre dont ceux-ci doivent se servir d’une façon légitime, contre leurs ennemis, contre les criminels,
pour s’en défendre, pas pour les agresser. [457a] Mais ces élèves font un usage pervers à la fois de
leur force physique et de leur connaissance de l’art, ce sont eux qui s’en servent mal ! Tu vois donc
que les criminels, ce ne sont pas les maîtres, ce n’est pas l’art non plus – il n’y a pas lieu à cause de
cela de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels, à mon sens, sont les individus qui font
un mauvais usage de leur art. Eh bien, le même raisonnement s’applique aussi à la rhétorique. En
effet, l’orateur est capable de parler de tout devant toutes sortes de public, sa puissance de
convaincre est donc encore plus grande auprès des masses, quoi qu’il veuille obtenir d’elles – pour
le dire en un mot. [457b] Mais cela ne donne pas une meilleure raison de réduire en miettes la
réputation du médecin – pour le simple motif que l’orateur en serait capable – ni, non plus, celle
des autres métiers. Tout au contraire, c’est une raison supplémentaire de se servir de la rhétorique
d’une façon légitime, comme on le fait du reste pour tout art de combat. Mais, s’il arrive, je peux
l’imaginer, qu’un individu, une fois devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la
connaissance de l’art, l’homme qu’il faut honnir et bannir des cités n’est pas son maître de
rhétorique. Car le maître a transmis un art dont il faut faire un usage légitime, [457c] alors que
l’autre, son disciple, s’en est servi tout à l’inverse. L’homme qui doit, à juste titre, être honni, banni,
anéanti, c’est donc l’homme qui s’est mal servi de son art, mais pas celui qui fut son maître.

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II.

Texte 4.
DESCARTES, Méditations métaphysiques, Première Méditation :

Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité
de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés,
ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon [8] qu’il me fallait entreprendre sérieusement
une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma
créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de
ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai
attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel
je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais
commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir.
Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré
dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement
toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver
qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout ; mais, d’autant que la
raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance
aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent
manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai, suffira pour me les faire
toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait
d’un travail infini ; mais, parce que [9] la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi
tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes
opinions étaient appuyées.

[Deuxième Méd.] La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus
désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai
résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement
surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je
m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de
tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela
fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin, [18] jusqu’à ce que j’aie rencontré
quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris
certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.

Texte 5.
MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel 1843 :

Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la


religion est la condition première de toute critique.

L'existence profane de l'erreur est compromise, dès que sa céleste oratio pro aris et focis1 a
été réfutée. L'homme qui, dans la réalité fantastique du ciel où il cherchait un
surhomme, n'a trouvé que son propre reflet, ne sera plus tenté de ne trouver que sa
propre apparence, le non-homme, là où il cherche et est forcé de chercher sa réalité
véritable.

Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas
la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment
propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu.

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Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le
monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion,
une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La
religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa
logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme,
sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de
justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence
humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet
la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part,
la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée
par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque
sans esprit. C'est l'opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que
bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre
propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La
critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la
religion est l'auréole.

La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que
l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et
cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il
pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable,
pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion
n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas
autour de lui-même.

L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s'est évanouie, d'établir
la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de
l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation
de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La
critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la
religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.

III.

Texte 5.
KANT, Critique de la raison pure, Préface 2ème édition 1787, trad. Barni :

Mais quel est donc, demandera-t-on, ce trésor que nous pensons léguer à la postérité dans une
métaphysique ainsi épurée par la critique, et par elle aussi ramenée à un état fixe ? Un coup-d’œil
rapide jeté sur cette œuvre donnera d’abord à penser que l’utilité en est toute négative, ou qu’elle ne
sert qu’à nous empêcher de pousser la raison spéculative au-delà des limites de l’expérience, et c’est
là dans le fait sa première utilité. Mais on s’apercevra bientôt que son utilité est positive aussi, par
cela même que les principes sur lesquels s’appuie la raison spéculative pour se hasarder hors de ses
limites, ont en réalité pour conséquence inévitable, non pas l’extension, mais, à y regarder de plus
près, la restriction de l’usage de notre raison. C’est qu’en effet ces principes menacent de tout
renfermer dans les limites de la sensibilité, de laquelle ils relèvent proprement, et de réduire ainsi à
néant l’usage pur (pratique) de la raison. Or une critique qui limite la raison dans son usage

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spéculatif est bien négative par ce côté-là ; mais, en supprimant du même coup l’obstacle qui en
restreint l’usage pratique, ou menace même de l’anéantir, elle a en effet une utilité positive de la plus
haute importance. C’est ce que l’on reconnaîtra aussitôt qu’on sera convaincu que la raison pure a
un usage pratique absolument nécessaire (je veux parler de l’usage moral), où elle s’étend
inévitablement au-delà des bornes de la sensibilité et où, sans avoir besoin pour cela du secours de
la raison spéculative, la raison pratique veut pourtant être rassurée contre toute opposition de sa
part, afin de ne pas tomber en contradiction avec elle-même. Nier que la critique, en nous rendant
ce service, ait une utilité positive, reviendrait à dire que la police n’a point d’utilité positive, parce que
sa fonction consiste uniquement à fermer la porte à la violence que les citoyens pourraient craindre
les uns des autres, afin que chacun puisse faire ses affaires tranquillement et en sûreté. Que l’espace
et le temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, et, par conséquent, des conditions de
l’existence des choses comme phénomènes ; qu’en outre, nous n’ayons point de concepts de
l’entendement, et partant point d’éléments pour la connaissance des choses, sans qu’une intuition
correspondante nous soit donnée, et que, par conséquent, nous ne puissions connaître aucun objet
comme chose en soi, mais seulement comme objet de l’intuition sensible, c’est-à-dire comme
phénomène ; c’est ce qui sera prouvé dans la partie analytique de la critique, et il en résultera que
toute connaissance spéculative possible de la raison se réduit aux seuls objets de l’expérience.

Texte 6.
SCHELLING, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, dans Premiers écrits (1794-1795), Paris, Puf, 1987,
p. 159, 171 et 175 :

Deuxième Lettre :
Le criticisme, mon ami, n'a que de faibles armes à opposer au dogmatisme quand il fonde son
système uniquement sur la nature (Beschaffenbeit) de notre faculté de connaître plutôt que sur notre
essence originelle elle-même. Je ne veux pas invoquer ici le charme puissant qui caractérise le
dogmatisme, pour autant du moins qu'il procède non point d'abstractions ni de principes sans vie,
mais (au moins sous sa forme achevée) d'une existence (Dasein) qui constitue un défi pour tous nos
vocables et nos principes inertes. Je veux seulement poser la question de savoir si le criticisme aurait
effectivement atteint son but rendre libre l'humanité si l'ensemble de son système était purement
et simplement fondé sur notre faculté de connaître pour autant qu'elle ne se confond pas avec notre
essence originelle. Car si ce n'est pas mon essence originelle elle-même qui m'oblige à n'admettre
aucune objectivité absolue, si c'est uniquement la faiblesse de ma raison qui m'interdit de passer
dans un monde absolument objectif, il te sera toujours loisible d'édifier ton système de la raison
faible, pourvu seulement que tu n'ailles pas t'imaginer que tu as donné, par là même, des lois au
monde objectif lui-même. Un souffle de dogmatisme suffirait alors à détruire ton château de cartes.

Cinquième Lettre :
Vous avez parfaitement raison, mon ami, quand vous affirmez d'un point de vue historique que la
plupart des philosophes critiques ont trouvé aussi facilement la transition du dogmatisme au
criticisme, et que pour rendre le passage encore plus facile et aisé, ils ont considéré la méthode des
postulats pratiques comme une méthode appartenant exclusivement au criticisme ; ils ont cru que
cette seule expression [301] « postulats pratiques » suffisait à distinguer leur système de tous les
autres , par où l'on obtenait encore de surcroît l'avantage de ne pas tenir pour nécessaire de pénétrer
plus avant le véritable esprit des postulats pratiques à l'intérieur du système du criticisme, puisque
l'on considérait déjà que la méthode en elle-même suffisait à faire la différence. Comme si une
méthode n'était précisément pas quelque chose qui, par soi-même, peut être commun à des
systèmes contradictoires, et qui doit nécessairement être commun à deux systèmes diamétralement
opposés. Mais permettez-moi de revenir un peu plus loin en arrière.
Rien, me semble-t-il, ne prouve plus clairement à quel point le plus grand nombre a jusqu'ici si mal
compris l'esprit de la Critique de la raison pure que cette croyance presque universelle d'après laquelle

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la Critique de la raison pure n'appartiendrait qu'à un seul système, alors que précisément il faut que ce
qui caractérise en propre une critique de la raison réside en ceci : ne favoriser, de manière exclusive,
aucun système, mais bien plutôt instituer effectivement un canon pour tous les systèmes, ou à tout
le moins préparer cette institution. Or une méthodologie générale, appartient aussi, sans aucun
doute, à titre d'élément nécessaire, à un canon de tous les systèmes. A une œuvre de ce genre, il ne
peut rien arriver de plus fâcheux que le fait de prendre la méthodologie instituée pour tous les
systèmes pour le système lui-même.

[…]

La Critique de la raison pure doit par conséquent, comme telle, demeurer irréfutable et irréfragable,
tandis que chaque système, s'il mérite son nom, doit pouvoir être réfuté par un autre système qui
lui est nécessairement opposé. La Critique de la raison pure, tant qu'il y aura de la philosophie, se
dressera comme une œuvre unique, alors que chaque système devra se résigner à voir en face de lui
un autre système qui lui est précisément opposé. La Critique de la raison pure ne se laisse pas
corrompre par l'individuation ce pourquoi elle est valable pour tous les systèmes, tandis que chaque
système est frappé au coin de l'individualité, dans la mesure où aucun ne peut trouver d'autre
achèvement que pratique (c'est-à-dire subjectivement). Plus une philosophie tend au système, plus
grande y est la part qu'y prend la liberté et l'individualité, et d'autant moins est-elle à même de
prétendre à l'universalité.
Seule la Critique de la raison pure est ou contient la véritable doctrine de la science, parce qu'elle est
valable pour toute science. La science peut bien accéder à un principe absolu - et il le faut même
absolument si elle veut s'élever jusqu'au système mais la doctrine de la science ne peut en aucun cas
établir un principe absolu en vue de devenir par là système (au sens strict du terme), parce qu'elle
[305] doit contenir - non pas un principe absolu, un système déterminé, achevé mais le canon pour
tous les principes et tous les systèmes.

Texte 7.
Marx HORKHEIMER, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Tel Gallimard, 1974, p. 42-45 :

La pensée bourgeoise est ainsi faite que, réfléchissant sur son propre sujet, elle découvre par
nécessité logique l’ego, qui s’imagine être autonome. Elle est par essence abstraite, et son principe
est l’individualité, isolée du devenir événementiel et s’érigeant orgueilleusement en cause première
de l’univers, - quand elle ne s’identifie pas même purement et simplement à lui. À l’opposé exact
de cette tendance, nous trouvons l’idéologie qui se considère elle-même comme l’expression
adéquate et sans problème d’une communauté constituée, - par exemple, la conception nationale-
socialiste du ‘peuple’. Ici, le ‘nous’ rhétorique est employé avec le plus grand sérieux ; la parole
oratoire croit être l’interprète de la collectivité dans son ensemble. Dans la société déchirée
d’aujourd’hui, surtout lorsqu’elle s’applique aux problèmes de l’organisation sociale. La pensée
critique et la théorie qu’elle élabore sont en opposition avec deux attitudes intellectuelles ; elles ne
sont le produit ni d'un individu isolé ni d'une collectivité d'individus. Elles prennent au contraire
délibérément pour sujet un individu bien défini par ses rapports réels avec d'autres individus et
avec des groupes, par sa relation conflictuelle avec une classe déterminée, et finalement par son
insertion ainsi médiatisée dans l'ensemble du corps social et dans la nature. Il n'est pas ponctuel
comme le Moi de la philosophie bourgeoise, pour le représenter il faut construire un modèle de la
réalité historique de son temps. Le sujet pensant n'est pas non plus le lieu où viennent coïncider le
savoir et son objet, et d'où par conséquent pourrait être acquis un savoir absolu. Cette apparence
illusoire, dans laquelle l'idéalisme est installé depuis Descartes, est de nature idéologique, au sens
strict du mot ; la liberté limitée dont dispose l'individu dans la société bourgeoise y prend la forme
d'une liberté et d'une autonomie totales. En fait le sujet, qu'il soit simplement pensant ou qu'il se
livre à une autre activité, quelle qu'elle soit, ne peut même pas, dans une société opaque et

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inconsciente d'elle-même, avoir aucune certitude concernant sa propre nature. Dans la réflexion
sur l'homme, sujet et objet sont irrémédiablement disjoints ; leur identité est rejetée du présent dans
l'avenir. La méthode qui conduit à ce résultat peut bien s'appeler en langage cartésien recherche de
la clarté, pour une véritable pensée critique la clarification ne peut être seulement un processus
logique, elle doit se faire tout autant dans le domaine concret de l'histoire. Lorsqu'elle a lieu, elle
provoque un changement aussi bien dans l'ensemble de la structure sociale que dans le rapport du
théoricien à la société en général, c'est-à-dire que le sujet change, et aussi le rôle de la pensée. La
logique cartésienne se distingue de la logique dialectique sous toutes ses formes en ce qu'elle pose
l'hypothèse d'une relation par essence immuable entre le sujet, la théorie et l'objet de la
connaissance. Mais quelle est l'articulation de la pensée critique avec l'expérience ? Si elle ne se
propose pas seulement d'introduire un ordre, mais aussi de tirer d'elle-même les objectifs
transcendants à cette activité ordonnatrice, de se donner sa propre direction, elle reste enfermée en
elle-même, comme c’est le cas pour la philosophie idéaliste. Dans la mesure où elle ne se réfugie
pas alors dans la rêverie utopique, elle sombre, disent les critiques, dans une jonglerie formaliste ;
toute tentative de définir et de légitimer par la pensée les objectifs concrets de l’action serait
condamnée à l’échec. Si la pensée ne se contente pas de jouer le rôle qui lui est attribué dans l’ordre
social établi, elle ne fait pas de la théorie au sens traditionnel ; elle ne peut éviter de retomber dans
les illusions depuis longtemps dépassées. Les critiques qui font de telles objections commettent
l'erreur de concevoir la pensée comme une activité spécialisée et isolée de tout contexte, telle qu'elle
est pratiquée dans les conditions actuelles de la division du travail, donc dans une perspective
idéaliste. Dans la réalité sociale, l'activité de représentation n'est jamais restée ainsi fermée sur elle-
même ; de tout temps sa fonction a été celle d'un facteur non autonome d'un processus de travail
qui se développe selon sa propre tendance. Par le jeu des oppositions entre les époques et les forces
de progrès et de réaction, ce processus entretient, intensifie et développe l'existence humaine. Dans
les formes que l'organisation des sociétés a prises au cours de l'histoire, la grande masse des biens
de consommation produits à chaque étape du développement n'a jamais bénéficié immédiatement
qu'à un petit groupe d'individus, et cette caractéristique de la vie sociale s'est reflétée dans la pensée,
elle a marqué de son empreinte la philosophie et la religion. En profondeur, cependant, la tendance
à l'extension de ce bénéfice à la majorité n'a jamais cessé d'agir depuis les origines ; et si adéquate
qu'ait pu paraître, du point de vue matériel, l'organisation en classes, toutes les formes qu'elle a
prises ont toujours fini par se révéler défectueuses. Esclaves, serfs, bourgeois ont secoué le joug
qui pesait sur eux. Cette tendance a pris forme, elle aussi, au niveau des superstructures culturelles.
Du fait que dans l'histoire moderne chaque individu se voit invité à prendre à son compte les buts
de la collectivité et réciproquement à reconnaître en ceux-ci les siens propres, il devient désormais
possible de faire accéder au niveau de la conscience et poser comme une finalité le processus de
travail sous la forme que la société lui a donnée sans recourir à une théorie déterminée, c'est-à-dire
tel qu'il résulte du simple jeu des forces antagonistes et que l'a modifié de façon décisive, à certains
courants de l'histoire, le désespoir des masses. Ce ne sont pas là des élucubrations que la pensée
puiserait dans ses propres profondeurs, mais bien plutôt une prise de conscience de la fonction
qu'elle exerce. Au fil de l'histoire, les hommes accèdent à la connaissance de leur action et
comprennent ainsi les contradictions de leur existence. L'objectif de l'organisation économique
bourgeoise était que les individus, en œuvrant à leur propre prospérité, entretiennent la vie de la
société tout entière. Mais une dynamique inhérente à cette organisation fait que finalement
s'accumulent d'un côté une puissance fantastique, de l'autre une égale impuissance matérielle et
intellectuelle, et ce phénomène a pris une ampleur qui rappelle la situation sous les dynasties
orientales de jadis. Féconde à l'origine, cette organisation de la vie sociale devient stérile, elle entrave
l'évolution. Les hommes entretiennent par leur propre travail une réalité qui les asservit toujours
davantage.
Cependant, le rôle de l'expérience est conçu de façon différente par la théorie traditionnelle et la
théorie critique. Les vues que celle-ci tire de l'analyse historique et propose comme objectifs de
l'activité humaine, à commencer par l'idée d'une organisation sociale conforme à la raison et aux

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intérêts de la collectivité, sont impliquées naturellement dans le travail humain, sans être présentes
sous une forme claire dans la conscience individuelle et collective. On ne peut les dégager que par
l'expérience, et poussé par un intérêt déterminé. Selon la théorie de Marx et Engels, cet intérêt ne
peut naître que dans le prolétariat. Dans la situation qui est la sienne au sein de la société moderne,
le prolétariat découvre par expérience que le travail, qui donne à l'homme des armes toujours plus
puissantes pour lutter avec la nature, sert aussi à perpétuer une organisation sociale périmée. Le
chômage, les crises économiques, le développement du militarisme, le terrorisme comme système
de gouvernement et l'ensemble de la situation où se trouvent les masses n'ont pas pour cause la
faiblesse des moyens techniques disponibles, comme cela pouvait être le cas dans des temps
révolus, mais les conditions de la production, qui ne sont plus adaptées au temps présent. Si les
moyens intellectuels et matériels qui permettraient de dominer la nature ne peuvent être totalement
exploités, c'est que dans le système actuel ils sont livrés à des intérêts particuliers et contradictoires.
La production n'est pas organisée en fonction de la vie de la collectivité de manière à satisfaire en
même temps les revendications individuelles ; elle est organisée en fonction de l'aspiration de
quelques individus à la puissance, et ne prend en charge la vie de la collectivité que dans la mesure
où c'est absolument nécessaire. En raison du régime de la propriété tel qu'il existe, cette situation
était la conséquence logiquement inévitable du principe en lui-même progressiste selon lequel la
collectivité n'a pas besoin d'intervenir quand les individus subviennent à leurs propres besoins.

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