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10 octobre 2022

« Le pardon et l’oubli »

Exemplier

I.

Texte 1a.
Sénèque, De la clémence, II, 7 :

« Établissons d'abord ce que c'est que le pardon, pour qu'on sache que le sage ne doit pas l'accorder.
Le pardon est la remise d'une peine méritée. Pourquoi le sage ne doit-il pas faire cette remise ? On
en trouve les raisons longuement déduites chez ceux qui ont traité cette matière. Je serai plus bref,
le débat n'étant pas soulevé par moi. Je dirai : on pardonne à celui qu'on devait punir : or le sage ne
fait jamais ce qu'il ne doit pas et n'omet jamais ce qu'il doit faire ; il ne remet donc pas la peine qu'il
doit infliger ; mais ce que vous demandez au pardon, le sage prend une voie plus honorable pour
l'accorder : il épargne, il conseille, il rend meilleur. Il agit comme s'il pardonnait, et il ne pardonne
pas ; parce que pardonner, c'est avouer qu'on omet quelque chose de ce qu'on eût dû faire. Il
admonestera l'un de paroles seulement, sans lui appliquer d'autre peine, eu égard à son âge
susceptible encore d'amendement ; cet autre, victime manifeste de préventions outrées, il le
déclarera quitte, comme dupe d'une erreur ou ayant failli dans l'ivresse. Il renverra des prisonniers
de guerre sains et saufs, quelquefois même avec éloge, si c'est pour de nobles motifs, pour la foi
jurée, pour les traités, pour la liberté qu'ils ont pris les armes. Ce sont là des actes non de pardon,
mais de clémence. La clémence a son libre arbitre : elle ne juge pas d'après un texte, mais selon
l'équité la plus large : elle a droit d'absoudre et de régler le litige au taux qu'il lui plaît. Non qu'elle
fasse rien en cela de moins que ne veut la justice, mais c'est qu'elle voit dans ses arrêts la justice
même. Pardonner, c'est ne pas punir ce qu'on juge punissable, c'est remettre une peine exigible.
Faire acte de clémence, c'est en principe proclamer que l'homme qu'où acquitte n'était passible de
rien de plus. C'est donc un acte plus complet que le pardon, et plus honorable. En tout ceci, selon
moi, on dispute sur les mots : sur les choses même on est d'accord. Le sage fera remise de beaucoup
; il sauvera bien des âmes malades, mais qui ne seront pas incurables. Il imitera l'habile agriculteur,
qui ne soigne pas seulement les arbres droits et de belle venue mais qui adapte à ceux dont une
cause quelconque faussait la croissance des appuis qui les redressent ; il ébranche le pourtour de
celui-ci que des rameaux trop touffus empêcheraient de s'élancer ; il fume le pied de celui-là qui
dépérissait par défaut du sol ; il donne de l'air à cet autre qu'étouffait l'ombre de ses voisins. Ainsi
le véritable sage discernera les caractères et comment chacun doit être traité, comment les
penchants dépravés se rectifient. »

Texte 1b.
Saint Thomas, Somme Théologique, IIa, IIae, Q. 157, art. 2 :

« Quant à la clémence, elle fixe les peines, en deçà non de ce qui est conforme à la droite raison,
mais de ce qui est conforme à la loi commune, objet de la justice légale : considérant certaines
circonstances particulières, la clémence diminue les peines, comme discernant que l’homme ne doit
pas être puni davantage. C’est pourquoi Sénèque dit que ‘‘la clémence a pour objet premier de
déclarer que ceux qu’elle acquitte n’étaient passibles de rien de plus ; le pardon, au contraire, est
une remise de la peine méritée’’. Il est donc clair que la clémence est à la sévérité ce que l’épikie est
à la justice légale, dont l’un des éléments est la sévérité dans l’application des peines prévues par la
loi. La clémence diffère cependant de l’épikie, comme on le montrera plus loin. »

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Texte 2.
Pascal, Les Provinciales, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p. 81-82 :

« Vous voyez donc par là quelle est l'ignorance qui rend les actions involontaires ; et que ce n'est
que celle des circonstances particulières qui est appelée par les théologiens, comme vous le savez
fort bien, mon Père, l'ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c'est-à-dire quant à l'ignorance
du bien et du mal qui est en l'action, de laquelle seule il s'agit ici, voyons si Aristote est de l'avis du
P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe : Tous les méchants ignorent ce qu'ils doivent faire et
ce qu'ils doivent fuir ; et c'est cela même qui les rend méchants et vicieux. C'est pourquoi on ne
peut pas dire que, parce qu'un homme ignore ce qu'il est à propos qu'il fasse pour satisfaire à son
devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas
qu'une action soit involontaire, mais seulement qu'elle est vicieuse. L'on doit dire la même chose
de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes
dignes de blâme, et non d'excuse. Et ainsi l'ignorance qui rend les actions involontaires et
excusables est seulement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances singulières : car
alors on pardonne à un homme, et on l'excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré. »

II.

Texte 3.
Saint Augustin, Commentaire sur les Psaumes, 102, trad. Morizot :

« 19. Mais qu’a fait Dieu, puisqu’il ne nous a point traités selon nos offenses ? « Autant l’Orient est
éloigné du couchant, autant il a éloigné de nous nos péchés ». Autant le ciel couvre la terre, autant
Dieu a confirmé sa miséricorde sur nous. Nous avons expliqué ce passage dans le sens d’une
protection. Comment maintenant « a-t-il éloigné de nous nos péchés, autant que l’Orient est éloigné
du Couchant ? » Ils le savent, ceux qui connaissent les sacrements ; j’en dirai néanmoins ce que
chacun peut entendre. La rémission des péchés, c’est pour ces péchés l’Occident, et l’Orient pour
la grâce. Tes péchés sont en quelque sorte à leur couchant, quand la grâce qui te délivre est à son
lever. « La vérité s’est levée de la terre ». Qu’est-ce à dire que « la vérité s’est levée de la terre ? »
Que la grâce est née en toi, que tes péchés meurent, et que tu es en quelque sorte renouvelé. Tu
dois donc tourner tes regards vers l’Orient, et les détourner du Couchant. Détourne-les du péché,
et tourne-les vers la grâce de Dieu ; car leur mort est pour toi une résurrection et un progrès. Mais
cette partie du ciel qui se lève, ira aussi vers son couchant. Aussi les comparaisons ne peuvent-elles
être bustes dans tous les sens, ni embrasser trait pour trait ce qu’on veut représenter. Il en est ici
comme de l’aigle et de la lune dont nous avons parlé. Une partie du ciel se couche, l’autre partie se
lève : mais la partie qui se lève devra se coucher à son tour après douze heures. Il n’en est pas ainsi
de la grâce qui se lève pour nous, non plus que de nos péchés qui se couchent pour jamais, tandis
que la grâce demeure à jamais aussi. »

Texte 4.
Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Œuvres complètes, vol. 11, Paris, Mercure de
France, 1900, p. 85-88 :

« Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses — n’est-ce pas là la tâche paradoxale
que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce pas là le véritable problème de
l’homme ?… La constatation que ce problème est résolu jusqu’à un degré très élevé sera
certainement un sujet d’étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force
contraire, la faculté d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits

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superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot,
faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous
absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait
l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant
que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la
conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre
service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre
conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour
les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car
notre organisme est une véritable oligarchie) — voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli,
une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité,
l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle
fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme chez
qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un
dyspeptique (et non seulement semblable) — il n’arrive plus à « en finir » de rien… Eh bien ! cet
animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une
santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli
en échec, — à savoir dans les cas où il s’agit de promettre : il ne s’agit donc nullement de
l’impossibilité purement passive de se soustraire à l’impression une fois reçue, ou du malaise que
cause une parole une fois engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien de la
volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire de
la volonté : de sorte que, entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement dite,
l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et
même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu’on doive craindre de voir
céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de choses !
Combien l’homme, pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire
de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir
disposer ses calculs avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, — et jusqu’à quel point
l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme
pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en
tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse ! »

III.

Texte 5.
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, « Épilogue. Le pardon difficile », Paris, Seuil, « L’ordre
philosophique », 2000, p. 638 :

« Tout se joue finalement sur la possibilité de séparer l’agent de son action. Ce déliement marquerait
l’inscription, dans le champ de la disparité horizontale entre la puissance et l’acte, de la disparité
verticale entre le très haut du pardon et l’abîme de la culpabilité. C’est le déliement qui commande
tous les autres. Mais est-il lui-même possible ? Je rejoins ici une dernière fois l’argument de Derrida
: séparer le coupable de son acte, autrement dit pardonner au coupable tout en condamnant son
action, serait pardonner à un sujet autre que celui qui a commis l’acte. L’argument est sérieux et la
réponse difficile. Elle est à chercher, selon moi, du côté d’un découplage plus radical que celui
supposé par l’argument entre un premier sujet, celui du tort commis, et un second sujet, celui qui
est puni, un découplage au cœur de la puissance d’agir, à savoir entre l’effectuation et la capacité
que celle-ci actualise. Cette dissociation intime signifie que la capacité d’engagement du sujet moral

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n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. Cette dissociation exprime
un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi. »

Texte 6.
Max Scheler, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1933, p. 70-73 :

« Mettons en regard la conception chrétienne. Nous y trouvons ce que je propose de nommer le


changement de sens de l’amour. L’axiome grec : l’amour est une tendance de l’inférieur vers le
supérieur, n’y a plus cours. Tout au contraire, l’amour se manifeste en ce que le noble descend et
s’incline vers le roturier, l’homme sain vers le malade, le riche vers le pauvre, le beau vers le laid,
l’homme de bien et le saint vers l’homme mauvais ou moyen, le Messie vers les publicains et les
pécheurs ; et cela sans craindre, comme les anciens, d’y perdre ou de se souiller, mais avec l’assurance
religieuse que, dans l’acte même de s’incliner, de consentir à cette attirance de l’inférieur, de se
‘perdre’, on gagne ce qu’il y a de plus haut, qui est de devenir semblable à Dieu. Ce renversement
de la notion de Dieu dans ses rapports avec l’homme et l’univers, est non la cause, mais l’effet de
ce changement de sens de l’amour. Dieu n’est plus, pour l’amour des choses, cette fin, immobile et
éternelle comme un astre, qui meut le monde ‘comme l’aimé meut l’amant’ ; son essence même est
aimer, servir, et, par là, créer, vouloir, agir. Le ‘premier moteur’ éternel de l’univers cède la place au
‘créateur’ qui a créé l’univers ‘par amour’. L’inouï, pour l’antiquité, le paradoxe absolu, en regard de
ses axiomes, c’est l’aventure de Galilée : Dieu lui-même, qui descend spontanément chez les hommes,
vit comme un pauvre, et meurt sur la Croix de la mort des scélérats. Dire qu’il faut aimer les
hommes de bien et haïr les méchants, aimer ses amis et haïr ses ennemis, n’a plus de sens. On n’a
plus l’idée d’un ‘souverain bien’ indépendant et au-delà de l’acte d’amour lui-même et de son
mouvement. Parmi tout ce qui est bon, l’amour même est ce qu’il y a de meilleur. […] Voilà bien
une innovation : dans la conception chrétienne, l’amour est un acte qui relève non pas de la
sensibilité, mais de l’esprit (ce n’est donc pas non plus un simple état d’âme, comme pour les
modernes), sans pour cela être tendance ou désir, moins encore besoin. Car, tandis que ceux-ci
s’épuisent et se consument avec la réalisation de leur tendance, il n’en est pas ainsi de l’amour.
L’amour s’accroît dans son activité. Enfin, il n’y a plus de principe rationnel, de loi, de ‘justice’, qui,
indépendant de l’amour, et antérieur à lui, doive diriger son activité et la répartir entre les êtres
selon leurs valeurs. Amis et ennemis, bons et méchants, nobles et vils, tous sont dignes d’amour.
De toute mauvaise action, je dois me sentir solidairement responsable, puisque je dois toujours me
demander si le méchant aurait été méchant si je l’avais suffisamment aimé, (lui ou tel autre qu’il a
connu). Et puisque, dans la conception chrétienne, la sympathie purement sensible, et sa racine
dans la profondeur la plus fortement instinctive de notre être, ne fondent pas l’amour, mais au
contraire le limitent en quelque façon, il faut bien que le seul manque d’amour, même sans mauvaise
action, soit, de soi, une faute ; et même la faute entre les fautes. »

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