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[MODULE : RHÉTORIQUE ET ARGUMENTATION] 2020-2021

Université Moulay Ismaïl


École Normale Supérieure- Meknès

 Didactique du français et métiers de l’éducation et de la formation 

Cours Master I Module : Rhétorique et Argumentation

Objectif général :
- Acquérir les bases et les notions de la rhétorique.
- Identifier l’articulation rhétorique/argumentation.
- Repérer les composantes du discours argumentatif

Introduction
1- Naissance de la rhétorique
En Grèce, à Syracuse (Sicile), en l’an 476 de l’ère préchrétienne, après la chute des tyrans
(Les Denys) , les citoyens, pour recouvrer leurs terres spoliées, étaient obligés de prouver,
convaincre, montrer, pour établir leur droit à la terre. C’est ce que Roland Barthes appelle « le
procès de propriété ». Pour ce, la prise de parole dans le tribunal de la cité 1 est devenue un art
et un savoir-faire qui va faire ou non valoir les droits.
La tâche n’est pas facile car il existe d’autres personnes qui vont réclamer la même chose,
avec la même énergie, devant un auditoire qui jugera de la pertinence de l’argumentation.
Un certain Corax et son disciple Tisias2 se mettent alors à enseigner l’art de persuader par le
discours. Corax fut un orateur politique, Tisias se spécialisa dans la rhétorique judiciaire.
Ainsi avons-nous au début les principaux genres oratoires : le judiciaire et le politique. C’est
à Corax qu’on doit la première formulation de l’argument de vraisemblance, il propose une
division ternaire pour le discours politique : proemium3, agôn 4(preuves avec narration),
épilogue 5à Tisias, on attribue la partition quaternaire plus adaptée au discours judiciaire :
Préambule 6(captant la bienveillance et l’attention).
Narration (exposant les faits nécessaires à l’appréhension de l’affaire : exposition,
témoignage, indices….).
Preuve (validant ou invalidant l’acte d’accusation).

1
- A Athènes, les juges étaient choisis parmi le peuple par tirage au sort sans considération de compétence ; de
surcroît, plaignants et accusés plaidaient généralement leur cause.
2
-il rédige le premier manuel d’argumentation judiciaire
3
- Préface ou introduction.
4
- Lutte dans les jeux publiques.2- compétition dramatique
Adj : agonistique : surpasser ses prédécesseurs
5
- Opposé à épilogue : conclusion
6
- Le mot désigne particulièrement les premiers paragraphes d'une loi ou autre texte juridique qui exposent des
faits historiques ou autres qui se rapportent au sujet en question.

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Corax

Dicours politique

Agôn (preuve avec


Poemium Epilogue
narration)

Tisias

Discours judiciaire

Narration Preuve (validant ou


Préambule Conclusion
(exposition des invalidant l’acte
(captant faits- d’accusation)
attention et témoignages-
bienveillance) indices-
présomptions…)

Conclusion.
Cette pratique judiciaire revêt un caractère populaire où les procédures formelles se réduisent
à des recettes. Il suffit de connaître, deviner les arguments de l’adversaire et connaitre les
réfutations ad hoc (approprié). Beaucoup de manuels recensaient les arguments les plus
fréquents et donnaient les réfutations correspondantes. D’où l’absence de réflexion
systématique t méthodique. Aristote reproche aux technologues7 de se limiter à un catalogue
de recettes.
Socrate, ironise sur leur excessive partition du discours. Les deux philosophes s’accordent
surtout à critiquer le recours massif aux passions. Compte tenu du caractère populaire du

7
- La Techné, grec : produire, fabriquer, construire. Pour Aristote, elle s’oppose à la praxis : sphèr de l’action.

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tribunal, la force émotionnelle du discours était dirigée principalement vers le juge qu’il
s’agissait de gagner à sa cause. Les deux philosophes dénoncent ce recours au pathos.8
Les deux philosophes divergent sur un point : pour Socrate ces défauts montrent l’invalidité
de la rhétorique ; pour Aristote, il y voit l’immaturité de l’art oratoire sans méthode. C’est
l’argument du vraisemblance 9qui est visé ici.
N.B
Le problème de la vraisemblance est le problème de détermination de ce qui est vrai et de ce
qui est faux. C’est également un problème d’endoxa 10: dans le domaine scientifique, le vrai et
le faux sont déterminés universellement par des critères immuables et précis. L’opinion doxa
est sujette à l’erreur. Les endoxa sont les idées admises, les opinions partagées par tous les
hommes ou par presque ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers,
soit par tous, soit par presque tous ou par les plus connus t les mieux admis. (Top., I 1,
100b21-23). La véracité n’est une propriété intrinsèque aux endoxa, elle vient de l’extérieur,
de l’adhésion commune et effective des hommes ou des gens éclairés. Le critère engagé est
donc de celui de son admission. Elle peut être vraie comme elle peut être fausse, mais elle est
acceptée.
2- La querelle du vraisemblable : naissance de la sophistique
Corax et Tisias : outre l’empirisme et le pathos excessif, Socrate leur reproche d’utiliser le
vraisemblable 11à des fins coupables. L’art qu’on enseigne est trompeur 12. C’est le critère de la
vérité qui doit être recherché. Le vraisemblable est discrédité, c’est un mensonge, la
rhétorique se trouve donc coupable de cette substitution. Le fondement du procès intenté par
Socrate et Platon à la rhétorique est fondé sur l’éthique.
C’est dans le Phèdre que Socrate met en cause l’usage de l’argument de vraisemblance dans
une plaidoirie qu’il attribue à Tisias, accusant ce dernier de chercher à embarrasser l’esprit des
juges par cette argumentation :
Si un homme faible et courageux est traduit en justice pour avoir battu
un homme fort et lâche, et lui avoir enlevé on manteau ou quelque
autre chose, ni l’un , ni l’autre ne doit dire la vérité ; mais le lâche
doit affirmer que le brave n’était pas seul à le battre, et le brave
essayer de prouver qu’ils étaient tous deux seuls et recourir à un
argument comme celui-ci : comment moi, si faible, aurais-je attaqué
un homme si fort ? De son côté, l’autre, loin d’avouer sa lâcheté,
essayera quelque autre mensonge qui peut-être fournira à son
8
- Des scénarios pathétiques : venir plaider entouré de sa famille éplorée, montrer l’horreur du crime..
9
- On montre qu’il est invraisemblable que la victime ait été tué par un voleur, car on ne l’a pas dépouillée
10
- Doxa, mot grec, est posé comme notion par Platon, en particulier dans La République. Il existe une excellente
archéologie du terme et de la notion dans l’ouvrage d’A. Cauquelin, L’Art du lieu commun. Du bon usage de la
doxa (1999, Seuil). Elle y rappelle la composition des deux « triades » platoniciennes :
1. – la triade supérieure du Beau (fondant l’esthétique), du Bien (fondant l’éthique), et du Vrai (fondant la
logique), formulée par le discours philosophique, le Logos, discours unitaire des principes qui se
déploie dans le domaine de la théorie, lieu de la permanence des Idées.
2. – la triade inférieure de la Tekhnè (la technique, i.e. l’utile et agréable de l’art), de la Doxa (ensemble de
« règles ou recettes pour un comportement efficace qui puisse convenir à la plupart » p. 28) et du
Vraisemblable (issu de la dispersion du Vrai en vérités particulières et contingentes). Ce « trio trompeur
qui correspond au trio sublime » (p. 28), nous place dans le domaine de la pratique, de l’action et de la
variation ; il est formulé par le discours doxique, du nom d’un des trois éléments.
11
- Semble vrai, probable , possible, envisageable
12
- A ce titre une anecdote significative : on y voit Corax traîner Tisias devant les tribunaux pour réclamer le
paiement de leçons que le disciple refuse d’acquitter, refus de paiement qu’il justifie ainsi : « si les juges lui
donnent raison, il ne paiera pas ; s’ils lui donnent tort, il ne paiera pas non plus, car cette condamnation prouvera
alors l’inefficacité des leçons de Corax ». A vilain corbeau, vilaine couvée
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adversaire l’occasion de le confondre. Tout le reste est du même


acabit, et voilà ce qu’ils appellent parler avec art.
(273 d, éd. Garnier-Flammarion, trad. E. Chambry, pp.162-163.)

Vraisemblable et vérité : la philosophie socratique assigne à l’argumentation la quête du


vrai, la maïeutique 13est une argumentation qui fait surgir la contradiction et dénonce ce faux-
semblant qu’est la vraisemblance.
Socrate et les sophistes : de la critique de la Techné de Corax, on passe à la dénonciation des
manipulations fallacieuses des sophistes. Les sophistes s’intéressent également à la
psychologie de l’auditoire, qui déterminent les conditions de l’adaptation de l’argumentation
(comment susciter l’empathie, comment pressentir le sens commun du public etc.) au style et
à l’élocution oratoire (le choix des mots et des figures. C’est à partir des sophistes que l’on
prend soin d’organiser les rythmes.
Gorgias, un sophiste, créa le discours épidictique : morceau d’apparat destiné à l’éloge d’un
mort, d’une cité, d’un dieu. Les éloges se faisaient avant mais sur le mode d la poésie lyrique.
Gorgias créa la prose. Pour lui « tout est apparence ». L’enseignement des sophistes était fait
surtout d’éloquence, il comptait 4 méthodes :
1- Les lectures publiques des discours que les élèves reproduisaient de mémoire après.
2- Les séances d’improvisation sur n’importe quel thème.
3- La critique des poètes comme Homère, Hésiode, etc.
4- L’éristique : l’art de la discussion qui comporte :
a- La découverte des raisons, pour et contre.
b- L’interrogation qui règle pour dominer l’adversaire.
c- Les sophismes.
d- Les lieux ou topos.

3- L’argumentation aristotélicienne :
Après avoir condamné la rhétorique comme art du mensonge, Aristote, disciple de Platon,
prêche le vrai, le juste, car le juste prime naturellement sur l’injuste. Ainsi la rhétorique est
placé sous impératif moral : «  la rhétorique est utile, parce que le vrai et le juste ayant une
plus grande force naturelle que leurs contraires, si les jugements ne sont pas rendus comme il
conviendrait, c’est nécessairement par leur seul faute que les plaideurs ont le dessous. Leur
ignorance mérite donc le blâme », dit-il.
Pour Aristote, il faut connaitre tous les moyens pour réfuter tous les arguments des sophistes.
L’art de la rhétorique ne doit pas être cédé à la versatilité de la foule. La rhétorique ne doit
rien persuader d’immoral.la rhétorique doit s’affranchir de tout moralisme. Seule la science
traite du vrai ou du faux. Le vraisemblable régit les autres domaines d l’activité humaine.
a- Le vraisemblable aristotélicien :
L’argumentation aristotélicienne st définit par sa méthode et sa matière. Son premier critère
c’est qu’elle concerne les actions des hommes. L’argumentation est l’outil langagier et
intellectuel de la prise de décision en un domaine où règne la controverse14.
13
- par analogie avec le personnage de la mythologie grecque Maïa, qui veillait aux accouchements, est une
technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer (accoucher) des connaissances. La
maïeutique consiste à faire accoucher les esprits de leurs connaissances. Elle est destinée à faire exprimer un
savoir caché en soi. Son invention remonte au ive siècle av. J.-C. et est attribuée au philosophe Socrate, en faisant
référence au Théétète de Platon. Socrate employait l'ironie (ironie socratique) pour faire comprendre aux
interlocuteurs que ce qu'ils croyaient savoir n'était en fait que croyance. La maïeutique, contrairement à l'ironie,
s'appuie sur une théorie de la réminiscence qui affirme faire ressurgir des vies antérieures les connaissances
oubliées.
14
- nous ne délibérons que sur les questions qui sont manifestement susceptibles de recevoir deux solutions
opposées ; quant aux choses qui, dans le passé, l’avenir ou le présent ne sauraient être autrement, nul n’en
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La controverse est le deuxième critère de l’argumentation. Aristote établit les principes du


raisonnement scientifique dans sa logique. Il va utiliser ces mêmes principes pour les
appliquer au vraisemblable. C’est ainsi que l’argumentation aristotélicienne est une logique
du vraisemblable. Seule la différenciation du vrai t du vraisemblable fonde la différenciation
de l’argumentation t de la démonstration.
Prémisse : jugement ou proposition, le plus souvent affirmative, parfois conditionnelle, posée
n dehors de toute démonstration. C’est leur nature qui détermine les deux champs
d’application du raisonnement ; selon que les prémisses sont vraies ou vraisemblables, le
raisonnement est démonstratif ou argumentatif.

PREMISSES VRAIES PREMISSES VRAISEMBLABLES


Nécessaires et permanentes Probables et controversables

DEMONSTRATION ARGUMENTATION
en sciences en dispute contradictoire en discours persuasif

LOGIQUE DIALECTIQUE RHETORIQUE

PREUVES PREUVES  PREUVES


Syllogisme Induction
Syllogisme Induction Enthymème Exemple
dialectique 15
Etudiées dans les Analytiques étudiées dans les Topiques étudiées dans la Rhétorique

délibère, s’il les juge telles ; car cela ne lui servirait à rien.
15
- La nature des prémisses distingue la logique des la dialectique. Aristote définit la rhétorique comme
l’analogue de la dialectique : c.-à-d. elle ne requière pas une science spéciale, c’est une compétence commune à
tous les hommes

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