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UNIVERSIDAD DE BUENOS AIRES - FACULTAD DE FILOSOFÍA Y LETRAS

DEPARTAMENTO DE LENGUAS MODERNAS

FRANCÉS SUPERIOR

ADAM ET ÈVE : HISTOIRE D'UNE LEGENDE SACREE

Entretien avec Stephen Greenblatt. -Propos recueillis par Laurent Testot. Mensuel N° 300 -
février 2018 https://www.scienceshumaines.com/adam-et-eve-histoire-d-une-legende-sacree-entretien-avec-
stephen-greenblatt_fr_39253.html

L’histoire d’Adam et Ève a profondément influencé les trois monothéismes. Stephen


Greenblatt décrypte les interprétations qui en ont été faites de l’Antiquité à aujourd’hui.

Aux États-Unis, Stephen Greenblatt a révolutionné l’art du récit historique. Ses études
savantes sont plébiscitées pour leur qualité narrative. Après s’être donné William Shakespeare
comme sujet de spécialisation et source d’inspiration littéraire (Will le Magnifique, rééd.
2016), et avoir publié une version personnelle d’un moment fondateur de la modernité
5 (Quattrocento, 2013), il s’attaque au mythe le plus connu de l’humanité, cet énigmatique texte
de la Genèse qui fournit à la Bible ses premières pages : l’histoire d’Adam et Ève.

Vous présentez l’histoire d’Adam et Ève comme un chef-d’œuvre de storytelling. Pourquoi ?

Parce que ce texte réussit, en très peu de lignes, environ 50 phrases, à répondre à tout. Il
explique la création de notre espèce, la sexualité, la domination de l’homme sur la nature, la
10 nécessité du travail, la sanction de la transgression, la mortalité, la douleur des enfantements,
et même la peur des serpents. Le tout en une structure efficace. Vous entendez cette histoire
une fois dans votre enfance, et vous ne l’oubliez jamais.
Mais cette histoire est-elle identique dans le judaïsme, le christianisme et l’islam ?

Adam reste la première pierre au fondement de ces trois monothéismes. Mais on note
15 d’importantes différences dans l’interprétation que chacun donne à ce récit fondateur. Ni le
judaïsme ni l’islam n’ont développé de théorie du péché originel. C’est une notion
exclusivement chrétienne, qui renvoie à la faute commise par Ève en écoutant le serpent, puis
en convainquant Adam de consommer tous deux le fruit de la connaissance, désobéissant à la
volonté de Dieu. L’islam ne rejette pas la faute sur la femme. Et il fait d’Adam, et
20 secondairement d’Ève, la figure anticipatrice du prophète Mahomet.

Plus profondément, pour la plupart des courants juifs et chrétiens, ce récit reste une allégorie.
Il est bien moins essentiel que l’histoire d’Abraham, ancêtre des juifs par Isaac, ancêtre des
musulmans par Ismaël. Pour le christianisme, cette histoire est bien plus fondatrice. Saint Paul
annonce que Jésus sera un nouvel Adam qui nouera une nouvelle Alliance avec Dieu, une
25 affirmation qui renvoie au rôle absolument majeur du vieil Adam.

Ce récit, dites-vous, est pourtant un conte de fées. Comment expliquer que la plupart des
chrétiens (et aussi un certain nombre de juifs et de musulmans) y ont vu une vérité littérale ?

À vrai dire, les premiers chrétiens, comme les juifs, ont émis différentes opinions sur ce texte :
certains en ont proposé une interprétation littérale ; d’autres y ont vu une allégorie. À
30 l’évidence, ce récit contient en effet la plupart des éléments caractéristiques des contes de
fées : un serpent qui parle, un arbre magique, un jardin hors du temps… Au temps de Rome,
les païens s’en moquaient. Et des penseurs chrétiens ont défendu ce récit, en disant qu’il
devait être lu comme les allégories de Platon.

Et l’érection de saint Augustin a tout changé…

35 C’est effectivement au 4e siècle que ça s’est joué. L’anecdote de l’érection qui saisit Augustin
dans les thermes publics, à l’âge de 16 ans permet d’expliquer pourquoi saint Augustin,
penseur fondamental du christianisme, a décidé, après y avoir vu une allégorie, que ce récit
devait être pris au pied de la lettre. Il a vu dans cette manifestation physique un écho à ce qui
s’était passé dans le jardin d’Éden. Cet écrivain prolifique a consacré quinze ans de sa vie à
40 donner chair au récit d’Adam et Ève, s’efforçant vainement d’écrire un livre sur ce sujet. Il l’a
fait pour soutenir plusieurs arguments théologiques, mais aussi pour des raisons personnelles.
Augustin a bien compris que l’histoire de la Genèse est écrite pour chacun de ses lecteurs, elle
a été écrite pour vous, pour moi, pour lui, pour tous.

Cette histoire n’est-elle pourtant pas fondamentalement misogyne ?

45 L’interprétation que lui a donnée Augustin, en théorisant et historicisant l’idée de péché


originel, est effectivement dérangeante. Je pense qu’Augustin estimait que le problème en
l’homme était la sexualité, et qu’il se manifestait avec acuité sous la forme tentatrice des
femmes. L’homme peine à contrôler son corps. En réinterprétant ce récit, Augustin ne se livre
pas à une stigmatisation des femmes, mais à une réflexion douloureuse sur les limites de la
50 volonté humaine.
Plus de dix siècles après saint Augustin, un peintre et un écrivain vont réussir, dites-vous, là
où il a échoué. Par quel miracle Dürer et Milton vont-ils rendre Adam et Ève vivants à leurs
contemporains ?

Après des siècles d’échec à représenter de façon réaliste Adam et Ève, Albrecht Dürer et John
55 Milton réussissent à accomplir le défi qu’avait posé Augustin : donner vie au récit de la Genèse.
Ils y parviennent grâce à des innovations technologiques.

Au tournant des 15e-16e siècles, Dürer lutte des années pour reconstituer le corps d’Adam par
sa gravure. Durant les siècles précédents, Adam était généralement peint comme une figure
d’abjection, honteux de sa transgression, et non de façon réaliste car il y avait au Moyen Âge
60 un rejet du naturalisme. La Renaissance redécouvre les corps nus, le sens des proportions.
Dans ce contexte, Dürer travaille sur Adam comme étant un corps parfait, à l’image de Dieu. Et
comme la gravure est une technologie de reproduction, il peut diffuser sa vision. Avant
l’imprimerie, on ne connaissait une image qu’en allant la voir. À partir de la Renaissance, elle
touche infiniment plus de gens. Des milliers de gens ont pu dire, collectivement, qu’ils savaient
65 désormais à quoi ressemblait le corps d’Adam. De plus, Dürer a le génie de représenter la
scène dans une forêt sauvage, et non dans un jardin ordonné. Il saisit le dernier moment de
bascule, la chute de l’homme hors de la nature.

Et un siècle plus tard vient Milton. Qui était-il ?

Milton est un géant de la poésie anglaise. Je pense qu’il est celui qui a pleinement accompli
70 l’ambition augustinienne de donner chair à Adam par l’écriture, dans son long poème Le
Paradis perdu. Pour être plus explicite, il a décrit la relation entre Adam et Ève : il les dépeint
comme un homme et une femme mariés qui partagent leurs rêves et leurs souvenirs, font
l’amour, font la fête avec leurs amis, travaillent ensemble, se disputent et se réconcilient, et
finissent par choisir leur destin en s’affranchissant des sentiments ambigus qu’ils éprouvent
75 l’un pour l’autre. Ça a été un triomphe et un désastre à la fois. Il donne vie à Adam, à Ève, au
diable. Chaque élément dont il enrichit cette histoire la rend plus réelle. Ce poète devenu
aveugle dicte chaque jour les vers qu’il a ruminés. Il exalte dans cette réécriture épique de la
Genèse la liberté fondamentale de l’homme, celle de choisir, de désobéir aux interdits. Après
Milton, la quête d’un Adam réel était close, poussée à son extrême logique. Il ne restait plus
80 qu’à questionner le mythe. Ce que feront des penseurs comme Isaac La Peyrère ou Pierre
Bayle.

Adam and Ève sont-ils toujours présents dans nos vies ?

Vous savez, je suis américain. Et 40 % de mes compatriotes disent qu’ils croient en la réalité
objective du récit biblique. Ils vont y chercher les réponses à leurs questions, sur l’origine du
85 mal ou la possibilité d’un réchauffement climatique. Cela influence leurs choix, et donc la
politique des États-Unis. D’un strict point de vue agnostique, darwinien, la Genèse fait aussi
sens. Elle peut se lire comme une métaphore de ce qu’ont vécu nos ancêtres chasseurs-
cueilleurs, restituant ce moment où ils ont accédé à la conscience. La Genèse reste de toute
façon une puissante réflexion sur les choix que nous faisons. Il y a toujours un serpent qui siffle
90 à nos oreilles : « Oh non, ce que tu fais n’aura pas de conséquences, tu peux y aller. »
Vous êtes spécialiste de Shakespeare, et c’est plutôt inattendu de vous voir écrire sur Adam
et Ève. Ce choix relève-t-il de cette école d’écriture que vous appelez le new historicism ?

J’appartiens à une génération d’historiens qui s’est rebellée contre la façon antérieure d’écrire
l’histoire, selon un paradigme que je qualifierai de pure formalism. Je ne pense pas qu’un récit
95 purement factuel du contenu de la Genèse puisse refléter quelque chose du monde qui a
conçu ce mythe particulier, des penseurs qui lui ont donné vie ou des usages qui en ont été
faits dans de multiples sociétés. Le new historicism puise aux techniques de la littérature et de
l’anthropologie pour restituer une histoire plausible. Reconstruire l’histoire ne suffit pas. Il faut
lui donner vie pour l’engager dans le présent, afin qu’elle fasse sens pour nous.

Stephen Greenblatt

Professeur de littérature anglaise à Harvard. Dernier ouvrage paru : Adam et Ève. L’histoire
sans fin de nos origines, Flammarion, 2017.

Mots-clés : art - monothéisme - littérature - poésie - création - peinture - Greenblatt - Adam et


Ève

FICHE DE LECTURE

1- Quels traits différencient la figure d’Adam dans les trois principales religions monothéistes ?

2- Qu’est-ce qui rapproche l’histoire d’Adam à un conte de fées ?

3- Expliquez pourquoi l’érection de Saint Augustin est interprétée comme fondamentalement


misogyne. Que pense l’interviewé à ce propos ?

4- Pour quelles raisons sont cités Albrecht Dürer et John Milton ? Quel a été leur apport ?

5- Qu’est-ce qui a poussé un spécialiste de Shakespeare, tel Greenblatt, à écrire sur Adam et
Eve ?

6- Lisez le texte suivant et repérez :

a- les données biographiques de Greenblatt et les ouvrages qu’il a écrits,


b- les critiques d’Assouline à « la méthode » Greenblatt. Justifiez votre réponse par des
marques textuelles. Indiquez toujours les lignes.

La méthode Greenblatt
Pierre Assouline dans mensuel 441
daté novembre 2017 - 626 mots

100 Après le contesté Quattrocento, grand succès de librairie, son auteur, professeur
d'histoire littéraire, publie aujourd'hui Adam & Ève.

Dans Changement de décor, satire d'une cruauté sans égale de la vie universitaire en
Angleterre et aux États-Unis, le romancier David Lodge avait guignolisé Stephen
Greenblatt à travers le personnage secondaire de Sy Gootblatt. En 1975, déjà... Une
105 manière de consécration pour ce professeur américain de lettres qui n'avait alors que 32
ans.
Formé à Cambridge et à Yale, il a enseigné à UCLA et est désormais à Harvard. Pressé de
se distinguer de la masse de ses collègues, il est à l'origine d'une école de pensée
baptisée « new historicism », branche de la critique littéraire qui approche les textes par la
110 vie et l'époque de l'auteur et qu'il définit comme « fascination pour le particulier, curiosité
tous azimuts, refus de normes esthétiques universelles et résistance à formuler un
programme théorique global » (Practising new historicism, 2000). Il a multiplié les
conférences que son talent d'orateur a su transformer en autant d'événements
flamboyants.
115 Il sait se vendre, ce qui n'est pas si courant dans son milieu ; et il est également doué à
l'écrit pour rendre ses récits palpitants. Ce qui a fait pleuvoir prix prestigieux et
récompenses sonnantes et trébuchantes sur Quattrocento (2012) et sur sa biographie de
Shakespeare Will le Magnifique (2014). Il s'attaque aujourd'hui à Adam & Ève. L'histoire
sans fin de nos origines, paru en anglais sous le titre The Rise and Fall of Adam & Eve et
120 aujourd'hui traduit chez Flammarion.
Son point de départ ? Le postulat selon lequel les « gens » croient dur comme fer à
l'authenticité du mythe. Mais qu'en sait-il ? Certes, un récent sondage Gallup révèle qu'un
Américain sur quatre considère la Bible comme parole littérale de Dieu, mais cela ne fait
pas tout son public. Est-ce à dire que Stephen Greenblatt sous-estime son lecteur ?
125 A partir de sources presque toutes en langue anglaise et de la King James Bible, il mène
son « storytelling » en resserrant la focale sur les quelques hommes qui ont façonné notre
image du premier couple : un Père de l'Église (saint Augustin), un peintre (Albrecht Dürer),
un poète (John Milton), un théologien (Isaac La Peyrère), un philosophe (Pierre Bayle) et
un naturaliste (Charles Darwin). Il s'emploie à raconter leur histoire et leurs petites
130 histoires. On a droit par exemple à des dizaines de pages sur les déboires conjugaux et la
sexualité troublée de Milton pour expliquer son poème épique Le Paradis perdu.
Le récit regorge de superlatifs et d'hyperboles ; les auteurs de la Genèse, eux, étaient plus
discrets. Il faut reconnaître que son style emporte le lecteur, mais l'histoire y trouve-t-elle
son compte ? Dans le contesté Quattrocento déjà, Stephen Greenblatt prétendait révéler la
135 clé du passage du Moyen Age à la Renaissance, à travers un épisode de la vie du clerc
florentin humaniste Poggio Bracciolini, dit, en français, Le Pogge. On sait que ce dernier
découvrit, dans le monastère allemand de Fulda, en 1417, un manuscrit du De rerum
natura de Lucrèce. Ce précurseur du matérialisme était largement oublié à l'époque
médiévale. Mais Stephen Greenblatt, n'hésitant pas à spéculer sur les blancs de l'histoire,
140 fait de cette découverte le déclencheur du basculement dans la modernité. Là commence
l'hypothèse. Et aussi les questions sur ces grands récits historiques, venus d'outre-Manche
ou d'outre-Atlantique, à la lisière entre l'histoire académique et le roman.
Dans quelle catégorie boxe donc Stephen Greenblatt ? Roman, récit, essai ? Histoire ou
fiction ? On aimerait savoir pour que les choses soient claires. Ce qui n'était déjà pas le cas
145 avec Quattrocento et Will le Magnifique et ne l'est pas davantage avec Adam & Ève. D'où
parle-il ? S'il prenait aujourd'hui à David Lodge de prolonger sa série romanesque sur les
moeurs universitaires et le dévoiement des professeurs pris dans la spirale du succès, nul
doute que cette fois Stephen Greenblatt en serait le personnage principal.

* Pierre Assouline est membre du comité scientifique de L'Histoire, il a publié


un Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature (Plon)

https://www.lhistoire.fr/carte-blanche/la-m%C3%A9thode-greenblatt

 Ecoutez l’entretien (sous-titré en français) fait le 3 novembre 2017 par la chaîne


littéraire Johara Book Club avec Stephen Greenblatt. Interviewer et interviewé se
trouvent tous les deux à Paris, dans les locaux de la maison d’édition Flammarion.
Spécialiste mondial de William Shakespeare, Stephen Greenblatt enseigne la
littérature à Harvard et a été récompensé par le prix Pulitzer de l'essai en 2012 pour
"Quattrocento". Il fait aujourd'hui paraître "Adam & Eve", prodigieux essai consacré à
l'histoire sans fin de nos origines et la place fondamentale qu'elle occupe en
littérature, en philosophie et dans les arts.

https://www.youtube.com/watch?v=faaq-JH-0gU

A partir de cette interview répondez :

1) Qu’est-ce que le néo historicisme et à quel moment s’est-il développé ?

2) Pourquoi a-t-il écrit une biographie de Shakespeare ?

3) Que dit-il de son Quattrocento ?

4) Qu’est-ce qui a poussé l’auteur à écrire l’histoire d’Adam et Eve ? Quelles questions se pose-
t-il à propos de cette histoire ?

5) Quelles sont les deux versions qui coexistent dans la Genèse et qui frappent Greenblatt ?

6) A la minute 20.30 on parle de différentes interprétations de l’histoire d’Adam et Eve.


Quelles différences d’interprétation trouve-t-on entres les 3 religions monothéistes ? Quelles
informations ajoute Greenblatt à celles données au cours de l’entretien transcrit?

7) Sur quels sujets portera la deuxième partie de l’interview ?

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