Vous êtes sur la page 1sur 11

jeudi 19 mars 2020 1192 mots

Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jour


1 : « J'ai dit à mes enfants que c'était un peu comme
dans la Belle au bois dormant »
Par Leïla Slimani (Ecrivaine)

[La romancière Leïla  Slimani tiendra dans « Le  Monde  » son « Journal  du confinement » le  temps
que dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois
jours, sur notre site ou sur l'édition papier.]

Jour 1. Cette nuit, je n'ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j'ai regardé l'aube se
lever sur les collines. L'herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les
premiers bourgeons. Depuis vendredi 13 mars, je suis à la campagne, dans la maison où je passe
tous mes week-ends depuis des années. Pour éviter que mes enfants côtoient ma mère, il a fallu
trouver une solution. Nous nous sommes séparés, sans savoir dans combien de temps nous nous
reverrions. Ma mère est restée à Paris et nous sommes partis. D'habitude, nous
remballons le dimanche soir. Les enfants pleurent, ils ne veulent pas que le week-end se finisse. Nous
les portons, endormis, dans la cage d'escalier de notre immeuble. Mais ce dimanche, nous ne
sommes pas rentrés. La France est confinée et nous restons ici.

Je me demande si je n'ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu'on invente à
Hollywood, à ces films que l'on regarde en se serrant contre son amoureux.

Tout s'est arrêté. Comme dans un jeu de chaises musicales. Le refrain s'est tu, il faut s'asseoir, ne
plus bouger. Un, deux, trois, soleil. Tu as perdu, il faut recommencer. D'un coup, le manège a cessé
de tourner. Il y a une semaine, je faisais encore la promotion de mon dernier roman. Je me réjouissais
de rencontrer des lecteurs dans les librairies de France. Certains disaient, « Je vous fais la bise, ça
n'a jamais tué personne »,  et d'autres se moquaient de moi quand je refusais les selfies ou les
poignées de main. « On ne va quand même pas croire à ces conneries » , ai-je entendu. Il faut bien y
croire puisque c'est là, puisque nous voilà cloîtrés, calfeutrés. Puisque jamais l'avenir n'a paru aussi
incertain.

Nous sommes confinés. J'écris cette phrase mais elle ne veut rien dire. Il est 6
heures du matin, le jour pointe à peine, le printemps est déjà là. Sur le mur qui me fait face, le camélia
a fleuri. Je me demande si je n'ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu'on
invente à Hollywood, à ces films que l'on regarde en se serrant contre son amoureux, en cachant son
visage dans son cou quand on a trop peur. C'est le réel qui est de la fiction.

J'aime la solitude et je suis casanière. Il m'arrive de passer des jours sans sortir de chez moi et quand
je suis en pleine écriture d'un roman, je m'enferme pendant des heures d'affilée dans mon bureau. Je
n'ai pas peur du silence ni de l'absence des autres. Je sais rester en repos dans ma chambre. Je ne
peux écrire qu'une fois mon isolement protégé. Le confinement ? Pour un écrivain, quelle aubaine !
Soyez certain que dans des centaines de chambres du monde entier s'écrivent des romans, des films,
des livres pour enfants, des chansons sur la solitude et le manque des autres. Je pense à mon éditeur
qui va crouler sous les manuscrits. « Chronique du coronavirus », « Quarante-cinq jours de solitude ».
Je devrais me réjouir, tenter de tirer quelques pages de cette expérience folle. Mais je n'arrive pas à
penser ni à écrire. Je ne parviens pas à me concentrer sur le livre que j'ai ouvert et qui traîne sur mon
lit depuis des heures. Je regarde de manière compulsive les informations, je relis dix fois les mêmes
articles, je cherche quelque chose mais je ne sais pas quoi. Je suis dans un état de sidération c'est-à-
dire privée de mots, de sensations. Comme si j'avais reçu un coup de poing en plein visage et que
j'essayais, lentement, de me relever.

A la télévision, un homme qui était, j'en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité
face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours
qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu,
ceux qui n'ont rien, ceux qui pour qui l'avenir est tous les jours incertain, ceux-là n'ont pas la même
chance que moi. Je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, j'ai une chambre à moi d'où je vous écris ces mots.
J'ai le loisir de m'évader, dans des livres, dans des films. Le matin, je fais classe à mes enfants, et
pour l'instant nous gardons notre calme. Pour expliquer le principe du confinement, je leur ai dit que
c'était un peu comme dans la Belle au bois dormant.  Pour que la princesse ne meure pas en se
piquant au doigt, les fées ont pris la décision de l'endormir, elle et tous ses proches, pendant cent ans.
Nous aussi, nous allons devoir prendre du repos, rester chez nous et un jour, tout comme le prince
sauve la belle d'un baiser, nous pourrons nous embrasser à nouveau.

Nous rêvions d'un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres,
commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés.

Mon fils demande : « C'est parce que la planète est fatiguée ? »  . Oui, lui dis-je, tu dois avoir raison.
Cette pauvre planète est épuisée, elle prend sa revanche, elle nous assigne à résidence. Comment
s'empêcher de voir, dans ce qui nous arrive, une certaine ironie ? Celui qui écrit cette pièce à huis
clos ne manque pas d'humour. Monde de solitudes, nous voilà esseulés. Monde de virtualité, nous
voilà réduits à n'exister, à ne nous parler, à n'interagir qu'à travers des écrans. Monde inhospitalier,
nous voilà enfermés. Nous rêvions d'un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films,
lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés. Il y a dix
jours nous scandions « on se lève et on se casse. »  Mais il n'y a plus, à présent, nulle part où aller.

Mon fils est assis à la table de la salle à manger. Je lui apprends l'imparfait. « C'est quand on parle
d'autrefois. » Et le futur. « Pour ce qui arrivera demain. »  Je regarde ses petits doigts glisser sur la
feuille et quelque chose, dans son application, dans son souhait de bien faire, me serre le cœur. Je
me rends compte que je ne sais plus faire de multiplications. Je ne l'avoue pas et je cache mon
portable sous la table pour utiliser ma calculatrice. Aujourd'hui, j'ai proposé un exercice. « Faites un
portrait du  coronavirus » et mes enfants ont dessiné des monstres colorés, aux yeux rouges et aux
doigts couverts de griffes. « On l'aime ce virus. C'est quand même grâce à lui qu'on est en vacances.
»

Le Monde (site web)


idees, vendredi 20 mars 2020 - 18:28 UTC +0100 880 mots
Leïla Slimani : « En ces temps de solitude et de
mélancolie, Francis Scott Fitzgerald est un
merveilleux compagnon »
Leïla Slimani

Dans le second article du journal qu’elle tiendra dans « Le Monde », la


romancière revient sur l’histoire littéraire de la grippe espagnole.

[La romancière Leïla Slimani tiendra dans « Le Monde » son « Journal du confinement » le temps que


dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.]

Francis, le magnifique. Hier, un de mes amis m’a envoyé une lettre qu’aurait écrite le romancier
américain Francis Scott Fitzgerald dans les années 1920, alors qu’il était installé dans le Sud de la
France. Le pays est alors en pleine quarantaine. La grippe espagnole fait rage, les morts se comptent
par milliers.

Dans cette lettre, adressée à une certaine Rosemary, l’auteur a ce ton léger qu’on lui connaît, cette
délicieuse distance qui fait le charme de son œuvre. Il observe les feuilles mortes dont le bruit, en
tombant, lui rappelle des notes de jazz. Il contemple la rue et les places vides, la ligne des nuages à
l’horizon et concentre son attention sur une lumière lointaine, en souhaitant des jours meilleurs.

Mais Fitzgerald ne serait pas Fitzgerald sans son humour désabusé, sans cette tendance à
l’autodestruction qui lui a gâché la vie. « Même les bars sont fermés, comme je l’ai dit à Hemingway,
qui m’a donné un coup de poing dans l’estomac. Je lui ai alors demandé s’il s’était lavé les mains.
Zelda et moi avons stocké de quoi tenir un mois, du vin rouge, du whisky, du rhum, du Vermouth, de
l’absinthe, du vin blanc, du sherry, du gin et Dieu, au cas où, du brandy. Priez pour nous. »

J’ai relu cette lettre plusieurs fois et elle m’a fait sourire. Peu de choses pourtant égayent ces journées
d’enfermement. J’ai remercié mon ami de m’avoir envoyé ces quelques lignes pleines de drôlerie et
de poésie. J’ai alors cherché l’origine exacte de cette lettre et, à ma grande déception, j’ai découvert…
qu’elle était fausse.

Cette lettre a été écrite par un auteur américain, Nick Fariella, qui l’a ensuite partagée sur un site
humoristique. La lettre s’est alors propagée sur les réseaux sociaux et, d’ami en ami, on se l’est
envoyée, comme un baume au cœur, comme une note d’espoir et d’humour en ces temps troublés.

C’était comme si Fitzgerald nous parlait depuis le passé, comme s’il nous enjoignait, depuis sa
terrasse imaginaire du Sud de la France, à fixer un point de lumière, à garder le cap et à cultiver la
légèreté. Dans une interview au magazine Esquire, le parodiste Fariella explique : « Même si la lettre
est fausse, je crois que le sentiment qu’elle exprime est vrai et que nous pouvons tirer une leçon de la
vie de Fitzgerald qui demeura toujours un optimiste obstiné. »

Si nous avons parfois besoin de chercher des réponses dans le passé, je me suis demandé quelles
grandes œuvres littéraires avaient émergé de cette immense tragédie que fut la grippe espagnole. De
grands artistes en sont morts, participant à la triste renommée de la maladie. Parmi eux, le peintre
Egon Schiele, Edmond Rostand et bien sûr Guillaume Apollinaire.

Le 31 octobre 1918, le poète publiait un bloc-notes intitulé « la grippe décroît » où il se réjouissait que


les hôpitaux se vident et que les instituts de recherche soient en passe de trouver un remède.
Ironie du destin : il meurt neuf jours plus tard du virus. Marcel Proust, Roger Martin du Gard ou encore
Léautaud font référence à la grippe espagnole dans leurs œuvres, mais comme le fait
remarquer le chercheur Freddy Vinet dans un de ses articles, la pandémie n’a pas suscité d’œuvres
majeures, qui lui soient tout entières consacrées.

Est-ce parce que la Première guerre mondiale a occupé tous les esprits dans les années qui ont
suivi ? Les héros et les victimes de la guerre ont occulté les malades dont le combat est peut-être
moins immédiatement littéraire que celui des soldats.

En ces temps de solitude et mélancolie, Fitzgerald est un merveilleux compagnon. Dans Un livre à soi,
il raconte les périodes d’isolement qu’il s’est lui-même imposées au cours de sa vie et qu’il appelle ses
quarantaines. Et dans un texte intitulé « Recoller » (il en existe plusieurs versions sous différents
titres), il écrit : « Le remède officiel pour quelqu’un qui a plongé est de penser aux gens dans
l’indigence ou dans la souffrance physique réelle – c’est une béatitude infaillible contre le cafard en
général et un conseil salutaire pour quiconque à toute heure de la journée. Mais à trois
heures du matin, un paquet oublié a la même importance tragique qu’une condamnation à mort
et le remède n’opère pas. Dans la véritable nuit noire de l’âme, il est toujours trois heures du matin,
jour après jour. »

Le Monde (site web)


idees, dimanche 22 mars 2020 - 06:00 UTC +0100 906 mots

Leïla Slimani : « En prison, “Le Comte de Monte-


Cristo”, maître de l’évasion, remporte tous les
suffrages »
Leïla Slimani

Dans le troisième article de son journal du confinement, la


romancière Leïla Slimani revient sur la détresse des détenus en ces temps de
crise. A la surpopulation carcérale s’ajoutent désormais la suspension des
visites au parloir et des activités comme l’école ou la bibliothèque.

[La romancière Leïla Slimani tiendra dans « Le Monde » son « Journal du confinement » le temps que


dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.]

Depuis un peu plus d’un an, je suis marraine de l’association Lire pour en sortir, qui s’est donné pour
mission de fournir des livres et propose un accompagnement personnalisé pour les détenus de
France. Son credo : la lecture permet à la fois de briser l’isolement et de favoriser la réinsertion. 44 %
des personnes incarcérées n’ont aucun diplôme. Plus de 80 % ont un niveau inférieur au bac et un
quart d’entre eux ne maîtrisent pas les savoirs de base. Environ 12 % sont illettrés.

Les encourager à lire, à s’ouvrir au monde, est absolument essentiel. Il y a quelques jours, j’ai envoyé
un message à Marie-Pierre, la directrice de l’association, pour savoir comment elle se portait et
comment faire pour maintenir le lien avec les prisonniers, qui attendent toujours avec impatience la
visite des bénévoles.

Marie-Pierre est inquiète. Elle m’a répondu dans l’heure, une longue lettre. Depuis lundi 15 mars, les
détenus sont privés de toutes les visites au parloir et de toutes les activités comme l’école ou la
bibliothèque, avec des conditions de promenade extrêmement restreintes. Ils passent leurs journées
en cellule à trois, quatre et parfois plus dans neuf mètres carrés.

Tout cela dans les conditions très dégradées que le système pénitentiaire français connaît depuis des
années déjà. La plupart des coordinateurs culturels ne peuvent plus y travailler. Lire pour en sortir ne
peut plus intervenir quotidiennement auprès des huit cents lecteurs répartis dans vingt et une prison.
La tension monte parmi les détenus et la situation ne risque pas de s’améliorer dans les semaines qui
viennent.

Il y a quelques mois, l’association m’a invitée à aller parler de littérature dans un centre pénitentiaire.
A cette occasion, j’ai rencontré quelques-uns de ces admirables bénévoles. Ce sont des retraités ou
des personnes qui travaillent et qui prennent du temps sur leur vie de famille pour visiter les détenus
et parler avec eux du livre qu’ils ont lu. En prison, les livres les plus lus sont signés Giono, Saint-
Exupéry ou Alexandre Dumas. Le Comte de Monte-Cristo, maître de l’évasion, remporte tous les
suffrages.

Maryse, bénévole depuis plus de dix ans, m’avait confié : « Pendant la guerre, mon père a été
prisonnier et il nous en parlait souvent lorsque j’étais enfant. Vers 40 ans, je suis tombée malade, un
cancer. J’ai été enfermée pendant plusieurs jours en chambre stérile, sans aucun contact avec un
autre être humain. Cette solitude, vertigineuse, a été un moment marquant pour moi. Je me suis jurée
que si je m’en sortais je m’occuperais de gens qui vivaient enfermés. »

J’ai demandé à l’un des détenus quel genre de livres il lisait, ce qui lui plaisait. Il m’a répondu cette
phrase qui me hante encore : « Je lis tout ce que je trouve. Lire, c’est refuser de mourir. Quand on
commence un roman, on accepte de survivre pendant deux cents ou trois cents pages. Et puis on
recommence. »

Et je n’oublie pas non plus cette lettre qu’une femme détenue avait envoyée à l’association : « Chaque
matin, quand je me réveille, l’humiliation et la souffrance sont comme un couteau tranchant. C’est vos
livres qui soignent mes blessures et me donnent l’énergie et le courage. J’ai compris que la liberté, ça
existe toujours, même quand on est privé de liberté physique. Mon esprit voyage avec les
personnages dans les livres. Chaque mardi matin, votre bénévole m’apporte des livres ; ils sont neufs,
propres, je les regarde comme des trésors. Un jour, quand je sors de la prison, je ne prendrai que mes
livres avec moi. Et je les garderai toute ma vie. »
Quelques jours avant le confinement, dans l’urgence, l’association a fait livrer des livres aux femmes
détenues de Versailles et elle tente d’établir un système de correspondance entre les bénévoles et les
lecteurs. Marie-Pierre me dit qu’elle veut faire plus et, depuis des jours, elle tente d’organiser un
concours d’écriture où elle proposera aux détenus d’imaginer le monde d’après le confinement. Elle
ne baisse jamais les bras, même si elle sait à quel point il est difficile de récolter des dons pour ceux
que la justice a condamnés.

A la fin de sa lettre, Marie-Pierre m’écrit : « Nous sommes tous désormais confrontés à une forme
d’enfermement. Puissions-nous nous poser les bonnes questions. Pour les détenus, comment faire
pour que ce temps soit propice à la réflexion, à la réinsertion ? Nous avons besoin de vous, parlez de
notre situation. »

Leïla Slimani vient de faire paraître Le Pays des autres (Gallimard, 368 pages, 20 euros). Elle a
reçu le prix Goncourt en 2016 pour son roman Chanson douce (Gallimard, 2016).

Le Monde (site web)


idees, mardi 24 mars 2020 - 15:44 UTC +0100 1086 mots

Leïla Slimani : « Ce qui compte alors, c’est peut-être


la bonté, qui préserve les cœurs, nous
protège du sentiment de l’absurde »
Leïla Slimani

Dans le quatrième article de son journal du confinement, la


romancière Leïla Slimani s’intéresse aux gestes que nous posons pour
préserver notre dignité dans ce moment de crise et de doute.

[La romancière Leïla Slimani tiendra dans « Le Monde » son « Journal du confinement » le temps que


dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.]

Depuis une semaine, je reçois de nombreuses lettres de gens qui tiennent un journal de
leur confinement. Il y a Gaia, qui m’écrit de Venise où elle est enfermée, seule dans son appartement.
Elle me livre quelques pages de son carnet. « Tout ce que tu avais et que tu croyais gagné est d’un
coup suspendu et – c’est ce qui est pire – sans savoir jusqu’à quand. La queue échelonnée au
supermarché est un moment pour échanger un sourire avec la personne devant toi et ce sourire
recouvre un rôle important dans ta journée, car il était réel, il s’est passé exactement devant toi,
pendant que tu vivais. »

Et je me demande ce que nos descendants penseront des hommes que nous avons été. Quelle
image ils se feront de cette époque où la vie, comme une vague, s’est retirée du monde

Il y a Gilles, confiné avec ses trois enfants, qui rêve depuis des années de prendre un congé
sabbatique pour écrire des romans policiers. Il pensait maîtriser l’intrigue sur le bout des doigts, il
pensait que seul le temps lui manquait. Depuis qu’il est enfermé avec sa famille, il ne peut griffonner
sur son journal que des sentiments confus.

Il y a Yves, qui veut capter des images du temps qui passe. « J’établis un journal sous forme de
photographies, depuis la fenêtre d’un petit appartement de Clichy où ma compagne, ma fille et moi
profitons du soleil et du chant des oiseaux à la fenêtre. » C’est une de ses photographies que je vous
propose aujourd’hui [en tête d’article].

Nous sommes aujourd’hui plus d’un milliard d’êtres humains à être confinés. Et je me dis que peut-
être, dans cinquante ou cent ans, on retrouvera dans le renfoncement d’un fauteuil, sous les lattes
d’un plancher, dans le double fond d’une valise, un cahier d’écolier où s’alignent des mots, maladroits
et fragiles. Qui sait de quels secrets ils auront été les dépositaires ? Qui sait quel amour insoupçonné,
quel vice tu, quelle difficulté à vivre vont y transparaître ? Des petits enfants découvriront le courage
d’un grand-père, on profanera l’intimité de nos ancêtres. Et je me demande ce que nos descendants
penseront des hommes que nous avons été. Quelle image ils se feront de cette époque où la vie,
comme une vague, s’est retirée du monde. Ils découvriront sans doute que nous n’avons pas été plus
héroïques que d’autres, que nous nous sommes débattus, que nous fûmes à la fois sublimes et
minables.

Je pense à ceux qui n’ont rien et que cet ennemi, aveugle et invisible, dépouille du peu qu’il leur reste

Tant de choses à présent paraissent dérisoires. La haine des hommes, les sarcasmes, les
mesquineries. Le temps gâché à juger les autres et le temps perdu à nous désunir. Je ne saurais où
trouver l’énergie de haïr. Je ressens de la colère mais elle est dirigée contre moi-même et ma propre
impuissance. Je pense aux enfants qui, entre les murs clos, feront rimer les terminaisons du passé
simple avec le bruit des gifles, aux femmes qui ne peuvent plus échapper à leurs tortionnaires, aux
vieillards qui glissent dans un vertigineux abandon. Je pense à ceux qui n’ont rien et que cet ennemi,
aveugle et invisible, dépouille du peu qu’il leur reste.

Je pense à cet homme, en Syrie, qui fait croire à sa fille que le bruit des bombes n’est qu’un jeu et qui
parvient à la faire rire. Je pense à ma sœur médecin à l’hôpital. A ma mère, qui a consacré quarante
ans de sa vie à soigner les autres, au Maroc. Je me souviens de ses larmes et de ses colères quand
ceux qui n’avaient rien renonçaient à se soigner. Elle se battait, elle remuait le monde, elle trouvait
des solutions inespérées.

Ce qui compte alors, c’est peut-être la bonté, qui préserve les cœurs, nous protège du sentiment de
l’absurde et même de la conscience de notre infinie solitude. C’est à cela aussi que je pense. A ces
« petites bontés » dont parle l’écrivain Vassili Grossman dans son livre Vie et destin. Livre
sur le blocus de Stalingrad, sur la vie d’hommes et de femmes piégés comme des rats. La « petite
bonté » de celle qui partage son pain. La « petite bonté » de celui qui prend le risque de traverser un
quartier en ruine pour transmettre une lettre d’amour. Il y en a tant autour de nous et tant de
dévouement.

Je me dis qu’il faut s’en montrer digne, être à la hauteur de ceux qui, chaque jour, sortent de chez eux
pour nous soigner, nous nourrir, nous permettre tout simplement de vivre. Ceux qui mettent un mot
plein d’humour sur leur porte pour faire sourire, ceux qui font des courses aux plus âgés. Ceux qui, ce
matin, nous ont déposé des jeux de société auxquels leurs petits enfants, qui sont loin, ne peuvent
pas jouer. La dignité, oui, ce mot que ma mère m’a répété toute mon enfance et que je trouvais
ronflant et qui m’agaçait. Peut-être que je viens de comprendre ce qu’elle voulait dire. Ne jamais
perdre le cap, continuer de faire le bien, ne pas s’abaisser à la veulerie ou à la laideur, mesurer sa
chance, exprimer sa gratitude à ceux qui font tourner le monde, croire que ce n’est pas rien d’arriver à
faire sourire ses enfants. « Les malheurs et les catastrophes sont une constante de la vie. Face à eux,
nos armes sont la compassion et la courtoisie, l’engagement de chacun à accomplir son devoir, aussi
insignifiant soit-il », écrit le poète irlandais Sebastian Barry.

Leïla Slimani vient de faire paraître Le Pays des autres (Gallimard, 368 pages, 20 euros). Elle a
reçu le prix Goncourt en 2016 pour son roman Chanson douce (Gallimard, 2016).

Le Monde (site web)


idees, dimanche 29 mars 2020 - 16:09 UTC +0200 1079 mots

Leïla Slimani : « L’expérience du confinement, de
l’enfermement, de l’immobilité fait partie de l’histoire
des femmes »
Leïla Slimani

Dans son journal du confinement, la romancière s’interroge sur le rôle


traditionnellement attribué aux femmes.

[La romancière Leïla Slimani tiendra dans Le Monde son « Journal du confinement » le temps que


dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.]

« Au premier abord, les femmes semblent confinées. La sédentarité est une vertu féminine, un devoir
des femmes liées à la terre, à la famille, au foyer. Pour Kant, la femme est la maison. Le droit
domestique assure le triomphe de la maison ; il enracine et discipline la femme, en abolissant tout
désir de fuite. » Dans son Histoire des femmes (Seuil, 2006), Michelle Perrot parle du rapport des
femmes à la mobilité. La femme, raconte-t-elle, est un être sédentaire dont l’existence est marquée
par l’attente. Penelope attend Ulysse comme les jeunes filles vierges attendent un homme qui vienne
les délivrer et leur permettre d’accomplir leur destin. Les femmes sont « au foyer », elles doivent être
« là » pour leurs enfants. Elles sont un point d’ancrage, un repère immobile tandis que l’homme, lui,
est toujours attiré par le dehors. Les affaires du monde l’appellent. L’homme fait de la politique, il fait
la guerre, il fait tourner le monde.

L’espace public a longtemps été, et il l’est encore dans de nombreux pays, profondément hostile à la
présence des femmes. Car si elles sont entre quatre murs, c’est aussi parce qu’on se méfie d’elles. A
l’intérieur, la femme vit sous surveillance. A combien de jeunes filles dit-on : « C’est l’école et la
maison » ? On ne craint rien autant que la fille qui traîne, la fille des rues, qui erre sans but et qui met
en danger sa vertu.

A présent que le Maroc est confiné, je me demande si les hommes pensent un peu à toutes celles qui
ont intégré l’idée qu’on allait de la maison au travail, du travail au marché, du marché à la maison
Entre ces quatre murs, la vie des femmes est invisible, éternelle répétition de tâches quotidiennes
qu’on ne voit même plus. Nourrir, soigner, laver des vêtements, bercer un enfant. Enfermée dans un
lieu, la femme l’est aussi dans le silence puisque sa parole n’est pas vouée à être entendue. J’ai
d’ailleurs souvent pensé que c’était pour cela que l’on se méfiait tant des femmes qui lisent. La lecture
est un voyage immobile, une évasion temporaire hors de notre prison, une errance où rien ne saurait
nous brider.

Au Maroc, à certaines terrasses de café, on ne voit que des hommes. Un jour, je me souviens de m’y
être assise, d’avoir allumé une cigarette et le patron, très gentiment, m’a demandé de m’installer à
l’intérieur. « Ça va me créer des histoires », m’a-t-il dit. A présent que le Maroc est confiné, je me dis
que ces hommes sont à la maison, et je me demande si en mesurant ce qu’on leur arrache – la
possibilité de traîner, de s’asseoir au café, d’engager la conversation avec un inconnu –, ils pensent
un peu à leurs sœurs, à leurs femmes, à toutes celles qui ont intégré l’idée qu’on allait de la maison
au travail, du travail au marché, du marché à la maison.

Ulysse au féminin

Dans beaucoup de pays du monde, même lorsqu’elles ne sont pas explicitement empêchées de sortir,
tout concourt à pousser les femmes vers l’intérieur. Un trajet en bus ? Un enfer. S’asseoir seule sur un
banc, au milieu d’un parc ? Une folie. L’expérience du confinement, de l’enfermement, de l’immobilité
fait partie de l’histoire des femmes. La liberté de mouvement a été et continue d’être un combat pour
des millions d’entre nous.

Dans son livre Rêve de femmes (Albin Michel, 1996), la sociologue Fatima Mernissi raconte son
enfance dans un harem de Fès dans les années 1940. « Errer librement dans les rues était le rêve de
toutes les femmes », écrit celle qui a passé son enfance à épier le dehors, depuis le toit terrasse ou
les persiennes. C’est là, dit-elle, dans cet enfermement, qu’elle se rêve écrivaine. « Je me ferai
magicienne. Je cisèlerai les mots pour partager les rêves avec les autres et rendre les frontières
inutiles. »

Quand ma grand-mère, alsacienne, s’est installée au Maroc à la fin des années 1940, elle a découvert
cette absence de mixité dans l’espace public

Une autre femme me vient à l’esprit et c’est la féministe américaine Gloria Steinem. Elle a choisi la vie
de l’éternelle nomade, de voyageuse sans fin, elle est une sorte d’Ulysse au féminin mais une Ulysse
qui ne fantasmerait pas Ithaque, qui n’aurait pas de lieu où revenir mais que des lieux à découvrir.

Pour elle, née en 1934, le foyer traditionnel n’était rien d’autre qu’un piège, et l’image de la parfaite
ménagère américaine un repoussoir. L’idée d’une maison bien rangée, qui sentirait le propre
et le gâteau sorti du four, ne lui inspirait que méfiance. Il faut lire son autobiographie, Ma vie sur la
route (Harper Collins, 2019) où elle montre à quel point le voyage est politique pour une femme. La
route incarne la liberté, le désir de changement, la soif de rencontrer l’Autre. Elle est refus des
conservatismes et des aliénations.

Quand ma grand-mère, alsacienne, s’est installée au Maroc à la fin des années 1940, elle a découvert
cette absence de mixité dans l’espace public. Sa propre belle-mère vivait confinée dans une maison
traditionnelle et sa belle-sœur sortait en cachette. Mon grand-père aimait aller au café, entre hommes
bien entendu, et il n’imaginait pas un instant que sa femme puisse l’accompagner. Pourtant, quand
elle le voyait prêt à partir, ma grand-mère enlevait son tablier, elle se pinçait les joues et elle suivait
son mari en courant. « Je viens avec », disait-elle. Et rien ni personne n’aurait pu l’en dissuader.

Leïla Slimani vient de faire paraître « Le Pays des autres » (Gallimard, 368 pages, 20 euros). Elle a
reçu le prix Goncourt en 2016 pour son roman « Chanson douce » (Gallimard, 2016).

Le Monde (site web)


idees, vendredi 3 avril 2020 - 11:34 UTC +0200 1063 mots

Leïla Slimani : « L’épidémie de coronavirus vient


accentuer une tendance : nous touchons de moins
en moins la peau de l’autre »
Leïla Slimani

Dans son journal du confinement, la romancière revient sur la distance qui


s’est creusée entre les êtres, au point où les contacts ont pratiquement
disparu.

[La romancière Leïla Slimani tiendra dans Le Monde son « Journal du confinement » le temps que


dureront les mesures de restriction des déplacements. Un billet paraîtra tous les deux ou trois jours.]

La peau. C’est l’organe le plus lourd et le plus étendu du corps humain. Deux mètres carrés de
surface et des milliards de connexions neuronales. La peau nue du nourrisson que l’on pose
sur le ventre de sa mère. La peau que l’on dévoile à la caresse du soleil, au regard de celui qu’on
aime. La peau qui frissonne d’avoir été seulement frôlée, effleurée. Nous avons, dès l’enfance,
l’intuition que réside dans le toucher un pouvoir palliatif. Lorsqu’ils ont peur, la nuit, des monstres et de
l’obscurité, les enfants prennent vos mains qu’ils apposent sur eux, sur la peau nue de leur dos, sur
leur nuque qui frissonne.

Je pense à cet ami, mort d’un cancer il y a exactement un an, et dont la douleur ne se calmait que
lorsque nous lui faisions de longs et délicats massages. Il était d’une maigreur terrifiante, son corps ne
lui inspirait que souffrance et dégoût mais il confessait qu’il trouvait, dans les gestes de tendresse, un
éphémère apaisement. Une aide soignante nous avait expliqué que lorsque nous sommes touchés,
nous secrétons de la sérotonine, autrement appelée hormone du bonheur. La préhension,
l’expérience de notre propre existence physique à travers, non pas seulement le regard, mais la main
de l’autre, est essentielle à notre équilibre.

Aujourd’hui, la crise sanitaire nous oblige à nous tenir à distance les uns des autres. Nous devons
intégrer des gestes barrières et éviter de nous toucher. Mais l’épidémie de coronavirus ne vient en fait
qu’accentuer une tendance. Toutes les études le prouvent : nous touchons de moins en moins la peau
de l’autre. A bien y regarder, ce qu’on caresse le plus au cours d’une journée, c’est sans doute l’écran
de notre téléphone portable. Nous avons pris l’habitude d’un paiement sans contact. A la boulangerie,
nous ne sommes plus étonnés de glisser notre argent dans une machine qui nous rend la monnaie,
mais pas notre sourire.
La solitude est comme un iceberg

Même dans les boîtes de nuit, nous avons appris à danser seul, en regardant dans le vide, en faisant
semblant de n’avoir besoin de rien ni de personne. Les slows, où l’on se tenait enlacés, où l’on se
perdait dans la nuque de l’autre, sont devenus ringards, dépassés. Je ne sais pas pourquoi, mais je
pense souvent à la nuit du 12 juillet 1998. La France venait de gagner la finale de la Coupe du monde.
J’avais 17 ans et ma tante, qui vivait à Pantin, nous a emmenés dans Paris pour fêter ça. Dans la rue,
des inconnus nous prenaient dans leurs bras, on s’embrassait dans les bars, on se mettait à danser
en se serrant la taille. Je n’avais jamais rien vécu de pareil.

Brutalement, elle prend conscience que cela fait des années qu’elle n’a pas été touchée et que cette
tristesse est celle d’un corps qui ne connaît plus la tendresse

Il y a des corps qui sont comme des ruines. Des peaux qui ressemblent à des bâtiments abandonnés.
Ces corps existent, on les voit. A l’œil nu, on ne remarque rien de particulier, on n’en devine pas les
fêlures, les fragilités. Mais la solitude est comme un iceberg, elle est toujours plus profonde qu’on
ne le croit.

Dans Les Corps abstinents (Flammarion, 2020), Emmanuelle Richard donne la parole à ceux qui n’ont
pas ou très peu de sexualité partagée. A une époque où le sexe s’affiche partout, où l’injonction à la
performance pèse sur tous, la romancière lève, avec subtilité, le tabou de l’abstinence qu’on associe
trop souvent à l’échec, à la frustration, à un état subi. En ressort un très beau livre sur la tendresse,
sur les aspirations intimes, sur ce que Kundera a décrit dans toute son œuvre, à savoir la distorsion
entre l’âme et le corps.

Une vague immense de chagrin

Dans son introduction, Emmanuelle Richard écrit : « Dans mon cas ce vide alternativement subi ou
choisi a connu un nombre infini de variantes (…). Je suis passée par des états successifs,
intermédiaires et très variés mais une constante revenait toujours : la notion du toucher. Ce qui était
commun à ces différents états était la gestion de cette absence-là. Ce creux très particulier ne partage
rien avec le vide créé par l’abstinence. »

Elle raconte notamment une visite chez un ostéopathe. Alors qu’elle est allongée et que le praticien la
manipule, elle sent monter en elle une vague immense de chagrin, une douleur qu’il lui est difficile de
réprimer. Brutalement, elle prend conscience que cela fait des années qu’elle n’a pas été touchée et
que cette tristesse est celle d’un corps qui ne connaît plus la tendresse.

A cet instant, je pense aux mains de ma mère. J’ai bientôt quarante ans et pourtant, j’aime à m’asseoir
auprès d’elle, à poser ma tête sur son épaule, à caresser ses mains. Ces mains, je les reconnaîtrais
entre toutes les mains du monde. Je connais la forme de chaque doigt, le relief d’une cicatrice, j’y ai
vu éclore ces petites tâches brunes qu’on appelle « des fleurs de cimetière » et qui sont le signe de
l’âge. Dans deux semaines, dans un mois, j’irai les serrer contre moi et nous nous consolerons de nos
chagrins et de nos solitudes. Romain Gary écrivait que « la tendresse a des secondes qui battent plus
lentement que les autres. » Vivement.

Vous aimerez peut-être aussi