Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Alcools, Apollinaire
Et, dans l'ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se lever les figures de Saccard et de Maxime. Saccard,
noirâtre, ricanant, avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes grêles. Cet homme était une
volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant,
tapant toujours, soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque de s'écraser lui-même.
Elle le comprenait maintenant ; il lui apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie é
norme, cette idée fixe d'une immense fortune immédiate. Elle se le rappelait sautant sur les obstacles, roulant
en pleine boue, et ne prenant pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arrêtant même pas à
jouir en chemin, mâchant ses pièces d'or en courant. Puis la tête blonde et jolie de Maxime apparaissait derri
ère l'épaule rude de son père : il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui ne se baissaient
jamais, sa raie au milieu du front, montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait
bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait, lui, avec une si adorable paresse.
Il était entretenu. Ses mains longues et molles contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de
femme assouvie. Dans tout cet être lâche et mou, où tout le vice coulait avec la douceur d'une eau tiède, ne
luisait pas seulement l'éclair de la curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en regardant les deux apparitions
sortir des ombres légères de la glace, recula d'un pas, vit que Saccard l'avait jetée comme un enjeu, comme
une mise de fonds, et que Maxime s'était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du spéculateur.
Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari ; il la poussait aux toilettes d'une nuit, aux amants
d'une saison ; il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d'elle, ainsi que d'un métal précieux, pour
dorer le fer de ses mains. Peu à peu, le père l'avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers
du fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruit véreux de ces
deux hommes, l'infamie qu'ils avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et l'autre.
G. de Maupassant, Bel ami, extrait
Puis des voix humaines s’élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l’Op
éra, chantaient. L’encens répandait une odeur fine de benjoin, et sur l’autel le sacrifice divin s’
accomplissait ; l’Homme-Dieu, à l’appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe
du baron Georges Du Roy.
Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant,
presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l’avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces
égards. Et sans savoir au juste à qui il s’adressait, il la remerciait de son succès.
Lorsque l’office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie.
Alors commença l’interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu’un
peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux
compliments : « Vous êtes bien aimable. »
Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui
avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres,
lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses
yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. »
Elle s’approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda.
Alors il sentit l’appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-mê
me il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t’aime toujours, je suis à toi ! »
Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d’amour. Elle murmura de sa voix gracieuse :
– À bientôt, monsieur.
Il répondit gaiement :
– À bientôt, madame.
Et elle s’éloigna.
D’autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s’éclaircit.
Les derniers assistants partirent. Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l’église.
Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait
lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait
sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait
personne. Il ne pensait qu’à lui.
Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui,
pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il
lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du PalaisBourbon.
Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait
point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’
image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours dé
faits au sortir du lit.
Emile Zola, L'assommoir extrait
Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n’y avait qu’
une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très
blanches. Enfin, c’était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de
sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins s’empâtaient, ses gestes
prenaient une lenteur heureuse. Maintenant, elle s’oubliait parfois sur le bord d’une chaise, le temps d’
attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d’une joie gourmande. Elle devenait gourmande ; ça,
tout le monde le disait ; mais ce n’était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi se payer
de fins morceaux, n’est-ce pas ? on serait bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D’autant
plus qu’elle travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les
volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine ; tout lui
prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche ; elle enlevait mê
me à son ancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées rue du FaubourgPoissonnière.
Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cette
fille qui habitait autrefois au sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit
louchon d’Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D’autres auraient pour sûr perdu la tête
dans ce coup de fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la semaine
entière. D’ailleurs, il lui fallait ça ; elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes
seules, si elle ne s’était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l’envie lui
chatouillait le jabot.
Jamais Gervaise n’avait encore montré tant de complaisance. Elle était douce comme un mouton, bonne
comme du pain. À part madame Lorilleux, qu’elle appelait Queue-de-Vache pour se venger, elle ne dé
testait personne, elle excusait tout le monde. Dans le léger abandon de sa gueulardise, quand elle avait bien d
éjeuné et pris son café, elle cédait au besoin d’une indulgence générale. Son mot était : « On doit se
pardonner entre soi, n’est-ce pas, si l’on ne veut pas vivre comme des sauvages. » Quand on lui parlait de
sa bonté, elle riait. Il n’aurait plus manqué qu’elle fût méchante ! Elle se défendait, elle disait n’avoir
aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous ses rêves n’étaient pas réalisés ? est-ce qu’il lui restait à
ambitionner quelque chose dans l’existence ? Elle rappelait son idéal d’autrefois, lorsqu’elle se trouvait
sur le pavé : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans
son lit. Et maintenant son idéal était dépassé ; elle avait tout, et en plus beau. Quant à mourir dans son lit,
ajoutait-elle en plaisantant, elle y comptait, mais le plus tard possible, bien entendu.
JEAN VALJEAN , Les Misérables , Victor Hugo
16 (I) Arfure cheminait seule et à pied vers le grand portique de Saint, entendait de loin le sermon
d'un carme ou d'un docteur qu'elle ne voyait qu'obliquement, et dont elle perdait bien des paroles.
Sa vertu était obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitiè
me denier : quelle monstrueuse fortune en moins de six années ! Elle n'arrive à l'église que dans un
char ; on lui porte une lourde queue ; l'orateur s'interrompt pendant qu'elle se place ; elle le voit de
front, n'en perd pas une seule parole ni le moindre geste. Il y a une brigue entre les prêtres pour la
confesser ; tous veulent l'absoudre, et le curé l'emporte.
17 (I) L'on porte Crésus au cimetière : de toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion
lui avaient acquises, et qu'il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de
quoi se faire enterrer ; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours ; l'on n'a
vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l'ait assuré de son salut.
18 (I) Champagne, au sortir d'un long dîner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées d'un
vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province
si l'on n'y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la
digestion, qu'on puisse quelque part mourir de faim ?
19 (IV) Sylvain de ses deniers acquis de la naissance et un autre nom : il est seigneur de la paroisse
où ses aïeuls payaient la taille ; il n'aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son
gendre.
Voltaire, De l’horrible danger de la lecture (1756)
Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumiè
res, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction. Comme
ainsi soit que Saïd Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit Etat nommé
Frankrom, situé entre l'Espagne et l'Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l'imprimerie,
ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables 5 frères les cadis et imans de la ville impériale
de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l'esprit, il a semblé bon à Mahomet et
à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l'imprimerie, pour les
causes ci-dessous énoncées. 1. Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à
dissiper l'ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés. 10 2. Il est à
craindre que, parmi les livres apportés d'Occident, il ne s'en trouve quelques-uns sur l'agriculture et
sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce
qu'à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur
industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d'âme, quelque
amour du bien public, sentiments absolument opposés à la sainte doctrine. 15 3. Il arriverait à la fin
que nous aurions des livres d'histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une
heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l'imprudence de rendre justice aux bonnes et aux
mauvaises actions, et de recommander l'équité et l'amour de la patrie, ce qui est visiblement
contraire aux droits de notre place. 4. Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables
philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d'éclairer les hommes et de les rendre
meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple 20 ne doit jamais avoir
de connaissance. 5. Ils pourraient, en augmentant le respect qu'ils ont pour Dieu, et en imprimant
scandaleusement qu'il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque,
au grand détriment du salut des âmes. 6. Il arriverait sans doute qu'à force de lire les auteurs
occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions
assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat 25 énorme contre les
ordres de la Providence. A ces causes et autres, pour l'édification des fidèles et pour le bien de leurs
âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur
que la tentation diabolique ne leur prenne de s'instruire, nous défendons aux pères et aux mères
d'enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous
leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons 30 à tous les vrais
croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble,
desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on
ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Porte. [...] Donné
dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l'an 1143 de l'hégire (8).
Candide ,extrait ,Voltaire
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié
de son habit, c’est-à-dire d’un caleon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe
gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que faistu là, mon ami,
dans l’état horrible o je te vois - ’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, ré
pondit le nègre. - Est-ce . anderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi - Oui, monsieur, dit le ngre,
c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. uand
nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand
nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce
prix que vous mange du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons
sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils
te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par l
à la fortune de ton pre et de ta mre. élas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas
fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous.
Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous
enfants d’Adam, blancs et noirs. e ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai,
nous sommes tous cousins issus de germains. r vous m’avouere qu’on ne peut pas en user avec
ses parents d’une manire plus horrible.
objet d'etude 3 poésie
Guillaume Apollinaire
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé
Arthur RIMBAUD
Les aveugles
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules,
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se
croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps,
peut-être.
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille. Je
dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour
de toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais
moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le
premier front venus.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne
me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi
les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se
promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.