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TEXTES PRESENTES A L’ORAL BLANC – AVRIL 2023

1ère B

Liste des 10 textes présentés

➢ Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731

1. La première rencontre de Des Grieux et Manon


2. Des Grieux et Manon dupent M. de G…M…
3. La mort de Manon

Parcours associé « Personnages en marge, plaisirs du romanesque » :


4. M. Duras, L’Amant, 1984 - la rencontre sur le bac
5. A. Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848 – Armand et Marguerite à Bougival

➢ Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857-1861

6. « Le Soleil »
7. « Spleen 78 »
8. « L’Invitation au voyage »

Parcours associé « Alchimie poétique : la boue et l’or »


9. G. Apollinaire, « La colombe poignardée et le jet d’eau », Calligrammes, 1918
10. L. S. Senghor, « A New York », Ethiopiques, 1956
Texte 1 – Première rencontre de Des Grieux et Manon

J'avais marqué le temps1 de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! J'aurais
porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant
à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche2 d'Arras, et nous le
suivîmes par curiosité jusqu'à l'auberge où ces voitures descendent. Nous n'avions point d'autre motif
que de savoir de quelles personnes il était rempli. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ;
il n'en resta qu'une fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui
paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers 3. Elle était si
charmante, que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, et à qui il n'était peut-être jamais
arrivé de regarder une fille pendant une minute, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la
retenue, je me trouve enflammé tout d'un coup jusqu'au transport4. J'avais le défaut naturel d'être
excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai
vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut le compliment
honnête que je lui fis sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens, et si elle y
avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses
parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon
cœur, que je regardai ce dessein5 comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui
lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi ; c'était malgré elle
qu'on l'envoyait au couvent, et pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré ;
et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents
par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique6 purent me suggérer. Elle
n’affecta7 ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop
qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du Ciel, puisqu’il ne lui laissait
nul moyen de l’éviter.
La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant8
de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer9 un moment sur ma
réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur10 mon honneur et sur la tendresse infinie
qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la
rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse
et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des
prodiges.

1 J’avais décidé la date.


2 Grande voiture tirée par des chevaux.
3 Grandes malles en osier servant de coffre à bagages.
4 Mouvement passionné, qui rend incapable de se maitriser.
5 Projet, intention.
6 Eloquence apprise à l’école, scolaire, peu naturelle.
7 Elle ne fit pas semblant, elle ne simula pas.
8 L’influence.
9 Hésiter.
10 Avoir confiance en qq chose.

2
Texte 2 - Manon et Des Grieux trompent de M. de G… M…

L’heure du souper étant venue, M. de G… M… ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut était avec
sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des bracelets et
des pendants de perles qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme
de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. Il assaisonna son présent de quantité
de douceurs dans le goût de la vieille cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’était autant de
droits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains . [J’étais à la porte, où je prêtais
l’oreille en attendant que Lescaut m’avertît d’entrer. Il vint me prendre par la main, lorsque
Manon eut serré1 l’argent et les bijoux ; et me conduisant vers M. de G… M…, il m’ordonna de
lui faire la révérence. J’en fis deux ou trois des plus profondes.
- « Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf2. Il est bien éloigné, comme vous
le voyez, d’avoir des airs de Paris ; mais nous espérons qu’un peu d’usage le façonnera. Vous
aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre
profit d’un si bon modèle. »
Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la
joue en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à Paris, où les
jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étais naturellement
si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites
chapelles3.
- « Je lui trouve de l’air de Manon », reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main.
Je répondis d’un air niais :
- « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi j’aime ma sœur comme
un autre moi-même.
- L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-là n’ait pas
un peu plus de monde4.
- Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que
j’en trouverai à Paris de plus sots que moi.
- Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. »
Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper. Manon, qui était
badine5, fut plusieurs fois sur le point de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l’occasion en
soupant de lui raconter sa propre histoire et le mauvais sort qui le menaçait. Lescaut et Manon
tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-
propre l’empêcha de s’y reconnaître, et je l’achevai si adroitement, qu’il fut le premier à le trouver
fort risible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène.
Enfin, l’heure du sommeil étant arrivée, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retirâmes,
Lescaut et moi ; on le conduisit à sa chambre, et Manon, étant sortie sous prétexte d’un besoin,
nous vint joindre à la porte. Le carrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas,
s’avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes en un instant du quartier.]

1 Rangé.
2 Simple, nigaud.
3 Fabriquer de petits autels pour la prière.
4 Qu’il n’ait pas plus d’expériences des manières de la bonne société.
5 D’humeur à plaisanter.

3
Texte 3 – La mort de Manon

Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais
d’exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire,
mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je
n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point
du jour1, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein,
pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit,
d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un
langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais,
ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.
N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières
expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. C’est
tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable2 événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il
a voulu que j’aie traîné, depuis, une vie languissante3 et misérable. Je renonce volontairement à la mener
jamais plus heureuse.

1 L’aube.
2 Digne d’être pleuré.
3 Affaiblie, traînante.

4
Texte 4 - Alexandre Dumas fils, La Dame aux camélias, 1848, extrait du chapitre XVI

Fils du romancier Alexandre Dumas, Alexandre Dumas fils (1824-1895) mène une vie tapageuse et s’illustre dans
le monde littéraire grâce à ses romans et ses pièces de théâtre. Inspiré de Manon Lescaut mais aussi de sa propre
histoire avec une célèbre courtisane1, son roman La Dame aux camélias sera adapté au théâtre en 1852, puis pour
l’opéra par Giuseppe Verdi en 1853 sous le titre La Traviata (« la dévoyée »).
Ce roman se présente sous la forme d’un récit enchâssé. Le narrateur recueille en effet les confidences d’un
personnage – Armand – qui lui conte ses amours malheureuses avec Marguerite Gautier, une courtisane dont il
s’est épris et avec laquelle il a vécu en secret une passion tumultueuse à l’issue tragique. Lors d’une escapade à
Bougival, à l’ouest de Paris, les deux amants découvrent un village enchanteur.

J’avais auprès de moi une femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé et qui s’appelait
Marguerite : le passé n’avait plus de formes, l’avenir plus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse
comme il eût éclairé la plus chaste fiancée.
Nous nous promenions tous deux dans ces charmants endroits qui semblent faits exprès pour
rappeler les vers de Lamartine2 ou chanter les mélodies de Scudo3.
Marguerite avait une robe blanche, elle se penchait à mon bras, elle me répétait le soir sous le
ciel étoilé les mots qu’elle m’avait dits la veille, et le monde continuait au loin sa vie sans tacher de son
ombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour.
Voilà le rêve qu’à travers les feuilles m’apportait le soleil ardent de cette journée, tandis que,
couché tout au long sur l’herbe de l’île où nous avions abordé, libre de tous les liens humains qui la
retenaient auparavant, je laissais ma pensée courir et cueillir toutes les espérances qu’elle rencontrait.
Ajoutez à cela que, de l’endroit où j’étais, je voyais sur la rive une charmante petite maison à
deux étages, avec une grille en hémicycle ; à travers la grille, devant la maison, une pelouse verte, unie
comme du velours, et derrière le bâtiment un petit bois plein de mystérieuses retraites, et qui devait
effacer chaque matin sous sa mousse le sentier fait la veille.
Des fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maison inhabitée qu’elles embrassaient
jusqu’au premier étage.
À force de regarder cette maison, je finis par me convaincre qu’elle était à moi, tant elle résumait
bien le rêve que je faisais. J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois qui couvrait la colline, le
soir assis sur la pelouse, et je me demandais si créatures terrestres auraient jamais été aussi heureuses
que nous.
— Quelle jolie maison ! me dit Marguerite qui avait suivi la direction de mon regard et peut-
être de ma pensée.
— Où ? fit Prudence4.
— Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la maison en question.
— Ah ! ravissante, répliqua Prudence, elle vous plaît ?
— Beaucoup.
— Eh bien ! dites au duc5 de vous la louer ; il vous la louera, j’en suis sûre. Je m’en charge, moi,
si vous voulez.
Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je pensais de cet avis.
Mon rêve s’était envolé avec les dernières paroles de Prudence, et m’avait rejeté si brutalement
dans la réalité que j’étais encore tout étourdi de la chute.

1 Euphémisme pour désigner une prostituée de luxe, entretenue par un homme célèbre (écrivain, artiste, homme politique,
riche homme d'affaires, etc).
2 Poète romantique qui met en scène la nature dans ses vers.
3 Paul Scudo (1806-1864), compositeur et critique musical français.
4 Amie de Marguerite et alliée du couple.
5 Riche personnage qui entretient Marguerite.

5
Texte 5 - Marguerite Duras, L’Amant, 1984

Dans ce roman autobiographique, Marguerite Duras (1914-1996) évoque sa jeunesse en Indochine, dans les
années 1920-1930. La mère, veuve et victime d’une administration coloniale corrompue, se bat pour tenter
d’exploiter un terrain incultivable, tandis que la jeune fille, adolescente rebelle scolarisée à Saigon (Viet Nam),
s’émancipe…

L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune
fille au feutre1 d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé.
Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d'abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence
de race2, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume
pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur.
Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-
elle. Elle attend. Alors il le lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle lui dit qu’elle est la fille de
l’institutrice de l’école de filles de Sadec3. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame,
sa mère, de son manque de chance avec cette concession4 qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien
ça n’est-ce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac5. Si tôt le matin, une jeune fille
belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans
un car indigène.
Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est... original... un chapeau d’homme,
pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.
Elle le regarde. Elle lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait des études,
qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux
balustrades de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient
de la Chine du Nord, de Fou-Chouen. Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon ?
Elle est d’accord. Il dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les mettre
dans l’auto noire.
Chinois. Il est de cette minorité financière d’origine chinoise qui tient tout l’immobilier
populaire de la colonie. Il est celui qui passait le Mékong ce jour-là en direction de Saigon.

Elle entre dans l'auto noire. La portière se referme.

1 Chapeau constitué d’une étoffe non tissée et épaisse, obtenue en pressant de la laine.
2 La scène se passe durant la colonisation de l’Asie du sud-est dans les années 1930.
3 Ville du sud du Viêt Nam située dans le delta du Mékong
4 Terrain que l’administration coloniale attribuait à un colon pour qu’il le mette en culture.
5 Bateau large et plat qui permet le passage d'une rive à l'autre d'un fleuve en l’absence de pont.

6
Texte 6 – Baudelaire, « Le Soleil », Les Fleurs du Mal, 1861, section « Tableaux parisiens »

Le soleil

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures1


Les persiennes, abri des secrètes luxures2,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses3,


Eveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !

Quand, ainsi qu’un poëte4, il descend dans les villes,


Il ennoblit le sort des choses les plus viles5,
Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

1 Maisons délabrées.
2 Débauches, goût immodéré pour les plaisirs sexuels.
3 Forme d’anémie qui se manifeste par une pâleur inhabituelle.
4 Orthographe ancienne.
5 Basses, méprisables.

7
Texte 7 – Baudelaire, « Spleen 78 », Les Fleurs du Mal, 1857, section « Spleen et Idéal »

« Spleen LXXVIII »

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle


Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie1


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre2 opiniâtrement3.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique4,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

1 Excès de fureur, de violence.


2 Gémir, pousser des cris plaintifs.
3 Obstinément.
4 Tyrannique.

8
Texte 8 – Baudelaire, « L’Invitation au voyage », Les Fleurs du Mal, 1857, section « Spleen et
Idéal »

Mon enfant, ma sœur,


Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,


Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre1,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux


Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe2 et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

1 Parfum luxueux et entêtant, provenant des concrétions intestinales du cachalot.


2
Pierre fine de couleur orangée à rouge.
9
Texte 9 – Apollinaire, « La colombe poignardée et le jet d’eau », Calligrammes, 1918.

10
Texte 10 – Léopold Sédar Senghor, « A New York », Ethiopiques, 1956
Léopold Sédar Senghor (1906-2001) est né au Sénégal, a étudié en France et a mené une carrière politique dans ces deux pays.
Quand le Sénégal devient indépendant, il y est élu président. En tant qu’écrivain, Senghor revendique avec fierté son héritage
culturel africain et son attachement à la nature, dans une poésie se libérant du vers et des formes poétiques traditionnelles. Il
a visité New York lors d'un voyage officiel et évoque dans ce poème les sentiments ambigus que cette ville a éveillés en lui.

À New York
(Pour un orchestre de jazz : solo de trompette)
-I-
New York ! D’abord j’ai été confondu1 par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.
Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre
Si timide. Et l’angoisse au fond des rues à gratte-ciel
Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil.
Sulfureuse2 ta lumière et les fûts3 livides, dont les têtes foudroient le ciel
Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres.
Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan
-- C’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar
Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air
Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses.
Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche
Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.
Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte
Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail.
Nuits d’insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des
heures [vides
Et que les eaux obscures charrient4 des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres
d’enfants.

- II –
[…]
Harlem5 Harlem ! voici ce que j’ai vu Harlem Harlem !
Une brise verte de blés sourdre6 des pavés labourés par les pieds nus de danseurs Dans7
[…]
Et j’ai vu le long des trottoirs, des ruisseaux de rhum blanc des ruisseaux de lait noir dans le brouillard
bleu des [cigares.
J’ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton et des ailes de séraphins8 et des panaches de sorciers.
Écoute New York ! ô écoute ta voix mâle de cuivre ta voix vibrante de hautbois, l’angoisse bouchée de
tes [larmes tomber en gros caillots de sang
Écoute au loin battre ton cœur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam.

- III -
New York ! je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang
Qu’il dérouille tes articulations d’acier, comme une huile de vie
Qu’il donne à tes ponts la courbe des croupes9 et la souplesse des lianes. […]

1 Confondu : stupéfait.
2 Sulfureuse : contenant du soufre ; diabolique.
3 Fûts : image désignant ici les gratte-ciel.
4 Charrient : transportent.
5 Harlem : quartier afro-américain de New York.
6 Sourdre : sortir de terre.
7 Dans : Peuple de Côte d’Ivoire.
8 Séraphins : ange, appartenant selon la tradition chrétienne à la première hiérarchie des anges, dont la fonction est d'adorer et

de louer Dieu.
9 A. Partie du corps des quadrupèdes, en particulier des équidés, correspondant à l’arrière-train. B. Familier. Partie du corps

d'une personne, en particulier d'une femme, comprenant les reins et les fesses. C. Partie supérieure et arrondie d'une
montagne ou d'une colline.

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