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DES ESCRIPTURES
Ille Colloque international sur Christine de Pizan
Etudes réunies et publiées
par
Eric HICKS
Avec la collaboration
de Diego GONZALEZ et Philippe SIMON
PARIS
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR
7, QUAI MALAQUAIS (VI')
2000
www.honorechampion.com
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX:
LA RHÉTORIQUE
ET LES MOTS POUR LE DIRE
INTRODUCTION
1. Voir Edith YEN AL, Christine de Pizan: A Bibliography of Writings by Her and
about Her, Metuchen (N]) : Scarecrow Press, 1982, p. 29-55; Charity Cannon
WILLARD, Christine de Pizan: Her Life and Works, New York: Persea Books, 1990.
2. Il convient d'ajouter une œuvre perdue que Christine mentionne dans son
Livre de paix : «contre celle cruelle ardeur de convoitise, m'en passeray plus brief-
ment pour ce que aucune chose en escrips assez au plain, selon mon povre advis, en
un petit traictié nommé l'Advision du Coq, lequel nom puet interpreter l'ancien nom
de cestui royaume que presentay a toy meismes, Loys de France, seant en ta chambre
à Saint Pol cestui present an [année 1413] ou temps de Karesme.» Voir The Livre de
la Paix of Christine de Pisan, éd. Charity Cannon Willard, 's-Gravenhage : Mouton,
1958, p. 152; Kornelis SNEYDERS DE VOGEL, «Une œuvre inconnue de Christine de
Pisan », Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernst Hoepffner
par ses élèves et amis, Paris: Les Belles Lettres (<< Publications de la Faculté des Lettres
de l'Université de Strasbourg»), 1949, p. 369-70.
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1. ANALYSE FORMELLE
1. 2. Structure générale
Le Livre de paix est une œuvre en prose1 2 qui, comme beaucoup des
compositions de Christine, présente une tripartition 13. Dans le cas du
10. À ce sujet, voir : Wilhelm BERGES, Die Fürstenspiegel des hohen und spaten
Mine/alters, Leipzig: Hiersemann, 1938; Dora M. BELL, L'Idéal éthique de la royauté
en France au Moyen Âge d'après quelques moralistes de ce temps, Genève & Paris :
Droz / Minard..l 1962 ; Jacques KRYNEN, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la
fin du Moyen Age (1380-1440) : étude de la littérature politique du temps, Paris: Picard,
1981; ID., L'Empire du roi: idées et croyances politiques en France, Xl1l e-xv" siècle, Paris:
Gallimard ( « Bibliothèque des Histoires» ), 1993.
Il. Les Enseignements de Louis XI, le De eruditione filiorum regalium de Vincent de
Beauvais, le Policraticus de Jean de Salisbury et surtout le De regimine principum de
Gilles de Rome.
12. La prose reste la forme d'expression littéraire la plus adéquate pour les œuvres
didactiques. En effet, la poésie présente trop de contraintes de versification, de
métrique et de prosodie. Notons que la prose didactique se distingue de l'éloquence
prédicative, comme celle que développa un Gerson.
13. Christine semble avoir une prédilection pour les structures tripartites dans la
composition de ses œuvres, comme le montre la liste ci-après : Le Livre des Trois
Jugements qui s'adrece au Seneschal de Haynault, Le Livre des Fais et bonnes meurs du
sage roy Charles V, Le Livre de la Cité des dames, Le Livre des .III . Vertus a l'enseigne-
ment des dames, L'Advision Cristine, Le Livre du Corps de policie et bien entendu le
Livre de paix (éd. Willard, p. 35 : «Following her usual practice, she divided her work
into three parts» ).
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Bien que centrée sur des sujets distincts et composée d'un nombre
différent de chapitres, l'organisation interne de chaque partie de
l'œuvre est sur de nombreux points identique. En effet, le canevas
de base se définit comme suit: toute partie est divisée en chapitres j
ces chapitres sont toujours introduits par une phrase de titre j le corps
du chapitre est précédé d'une citation latine biblique ou antique j la
16. Sauf pour les deux ou trois premiers chapitres de chaque partie, qui res-
semblent plus à des entrées en matière.
17. Ce type de verbe marque le début d'un développement et permet de structurer
quelque peu l'exposé.
18. Ci nous dit : recueil d'exemples moraux, éd. Gérard Blangez, Paris ; Picard
(SATF), 1979, l, p. XIX.
19. L'éditeur a relevé les différentes constructions que l'on rencontre apposées à la
formule «ci nous dit »(ibid., p. XIII, n. 1). Notons que celle-ci n'est pas constante et
que d'autres formules d'incipit se retrouvent, telles «ci conmence », «ci est
contenu », «vezci ».
20. Ibid., p. XII-XV.
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21. L'œuvre primitive s'intitulait Une composition de la Saincte Escripture, mais fut
rebaptisée Ci nous dit dès 1370 environ dans la table du plus ancien manuscrit
conservé, le ms. Bibliothèque nationale de France fr. 9576. Ce titre, Ci nous dit,
reproduisant simplement l'incipit de tous les chapitres de l'œuvre, semble avoir été
rapidement considéré comme ordinaire, car dès 1373 on le retrouve dans l'inventaire
de la librairie du Louvre (Ci nous dit).
22. Il s'agit de la table du manuscrit Bibliothèque nationale de France fr. 9576,
daté du règne de Charles V (M), qui donne: «cy parle de ... », «cy dit que ... », «cy
dit comment ... », «De ... ». Ces tables sont considérées comme apocryphes. Ce fait
montrerait la mouvance de la formule introductive depuis les origines de rédaction,
vers 1320, jusqu'au dernier stade de la diffusion aux environs de 1457. La formule a
donc tendance à se simplifier, à éliminer toute référence précise à un allocutaire.
23. Christine est consciente de la double destinée de son œuvre quand elle dit à
Louis de Guyenne: « Donques, bon prince, à dire en brief, afin que prolicité de langaige
ne rende à mes escriptures ennuy au lire ou ouir» (Livre de la paix, éd. Willard, p. 180).
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24. Exemple: première partie, ch. 1 : texte d'exergue: David, Psaume VIII, 3 : « Ex
ore infancium et lactancium perfecisti laudem. (David in Psalmo»> j début de cha-
pitre : «De la bouche des enfans et des alectans, voirement, notre seigneur Dieu, roy
celeste tout puissant qui deffaces et ostes, quant il te plaist, le misere du monde, est
ton plaisir d'avoir parfaicte louenge »(ibid., p. 58).
25. Exemple: première partie, ch. VI : texte d'exergue: Végèce, De re militari,
Liber Primo, Prologus : « Non quaequam magis decet, vel meliora scire, vel pIura,
quam principem cuius doctrina omnibus potest Rrodesse subjectis. Vegecius, De re
militari. In primo capitulo »j début de chapitre: «A propos de ce que est declairié au
chapitre precedent, tres noble prince, apreuvue assez la cause pourquoy si au long ay
mis la description de prudence l'auctorité cy dessus mise, car sans faille voirement
n'est à nul homme tant convenable savoir plus de choses ne les meilleurs qu'il est au
prince, pour ce que la prudence de lui et le bel ordre de vivre puet proufiter et valoir
à tous ses subgiez, tant en tout bon exemple comme en estre bien gouvernéz» (ibid.,
p.67).
26. Cette démarche est identique à l'utilisation d'auctoritates et d'exempla dans
le corps du chapitre j dès lors, nous y reviendrons plus amplement dans ce para-
graphe.
27. La disparition des illustrations dans le Ci nous dit semble plus être liée à des
motifs économiques qu'à des mouvances d'intérêt du public.
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28. Gaston ZINK, «La phrase de Christine de Pizan dans le Livre du corps de
policie», Une femme de Lettres au Moyen Âge, p. 383-95.
29. L'expression est de Jean-Louis Picherit. Il l'utilise pour caractériser les amplifi-
cations introduites à l'aide de formules comme «c'est à entendre», etc. (voir infra).
Christine travaille donc de la même manière dans Le Livre de Prudence a l'enseignement
de bien vivre. Voir Jean-Louis PICHERIT, «Le Livre de la Prod'hommie de l'homme et le
Livre de Prudence de Christine de Pisan: chronologie, structure et composition», Le
Moyen Âge, 91 (1985), p. 381-413.
30. G. ZINK, «La phrase de Christine de Pizan», p. 387.
31. Livre de la paix, première partie, chapitres III, IV, V, VI, VII, etc.
32. Ibid., chapitres IV, etc.
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ce33 " / «Donques34 " / « Si comme 3S" ou «si que 36 ". En effet, «chaque
fois que la formulation de sa pensée lui paraît insuffisamment explicite
ou qu'elle soupçonne un terme, historique, par exemple, de ne pas être
familier au lecteur ou de prêter à confusion, elle n'hésite pas à se re-
prendre, à se gloser, à se commenter elle-même37 ". Enfin, dans un troi-
sième et dernier mouvement, elle entame l'explication, recourant
encore à des citations. Ces incises étrangères sont soit reprises textuel-
lement, soit assimilées. Dans le premier cas, le discours étranger est
enchâssé dans le propos personnel et coupé par une incise «< dit X,,);
dans le second cas, il y a « intégration à la phrase par le truchement
d'un verbe introducteur d'où part le faisceau des complétives et de
leurs expansions 38 ". Par ce biais, en se présentant comme source, exi-
geant ainsi la reconnaissance individuelle de ses paroles - en plus des
stratégies de légitimation mises en œuvre - Christine rivalise avec
les puits d'autorités antiques:
41. Cet usage concerne tant les pronoms personnels eux-mêmes que les traces de
ceux-ci, comme les désinences verbales.
42. Nous ne croyons pas pertinent de prendre les phrases de l'édition moderne
comme autre critère d'analyse. En effet, dans l'extrait suivant, la ponctuation de
l'éditeur laisserait sous-entendre un usage simultané des deux pronoms personnels:
«mon povte entendement ne saroit ymaginer ne descripre, mais pour entendre à l'ef-
fect de notre euvre nous en passerons à ytant » (ibid., p. 67). Or, dans cette séquence,
une pause surgit avant la conjonction de coordination mais. Une analyse stylistique
ne peut pas se fonder sur une ponctuation moderne; la phrase doit être
entendue selon la définition de Gaston Zink : «tout enchaînement de propositions
compris entre deux pauses que l'on ne saurait sauter sans engendrer une construction
grammaticalement irrecevable. Sans doute est-il toujours possible à l'éditeur mo-
derne de multiplier les coupes pour faciliter la lecture des suites quelques peu étirées,
mais ce ne sont jamais que des suspensions facultatives (et subjectives). Seuls les
butoirs de l'agrammaticalité, qui nous donnent l'assurance d'avoir été observés par
l'auteur, marquent les frontières entre lesquelles on peut affirmer que se développe un
discours cohérent et autonome baptisable du nom de phrase» (<< La phrase de
Christine de Pizan», p. 383).
43. François Rouy observe à raison que, dans l'œuvre d'Alain Chartier, «la ptemière
personne du pluriel, dans une phrase au présent de l'indicatif, peut servir à souligner
la disponibilité universelle de tel ou tel témoignage écrit ». Voir François Rouy, L'Es-
thétique du traité moral d'après les œuvres d'Alain Chartier, Genève: Droz, 1980, p. 274.
44. Livre de la paix, éd. Willard, p. 100.
45. Ibid., p. 102.
46. Ibid., p. 116.
47. Ibid., p. 74.
48. Ibid., p. 82.
49. Ibid., p. 64.
50. Kristoffer NYROP, Grammaire historique de la langue française, K(Ilbenhavn
Gyldedalske Boghandel & Nordisk Forlag, 1925, V, p. 215.
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sujet extérieur que celles-ci [les circonstances] dessinent, pour ainsi
dire, en blanc et en creux; plus rien ne l'empêche de l'identifier avec
la personne de l'auteur: cela se produit sans doute, à bien des reprises,
chez Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Charles d'Orléans s1 ».
Ainsi, dans Le Livre de paix, il convient de distinguer un narrateur-
pédagogue/ prophète/ philosophe (nous) et un narrateur (une nar-
ratrice ! ) -personne réelle (je). Dans le premier cas, le nous (Christine
pédagogue/ prophète / philosophe) propose un discours moral, dont la
légitimité réside dans la fonction et le pouvoir référentiel dont
Christine est alors chargée; le nous englobe Christine de Pizan et tous
les auctores qu'elle utilise à des fins pédagogiques. Elle devient elle
aussi une référence digne de foi par la proximité de ces auctoritates
illustres. Notons également que dans cinq cas, sur l'ensemble de
l'œuvre, le nous représente la collectivités2 et peut donc être entendu
comme un nous de concitoyenneté. Dans le second cas, le je
(Christine femme de Lettres) prend la parole, renseignant le lecteur-
auditeur sur les étapes rédactionnelles (<< si au long ay mis la descrip-
tion de prudence s3 ») ou le je (Christine témoin de son temps)
ponctue sa rédaction de manifestations dysphoriques «< la tres grant
joie dont mon cuer est rempli 54 », «si que j'espoire fermement s5,» et
de témoignages personnels «< et moy avec eulx, le veismes des
yeulx s6 »). Ainsi, elle ne se dissimule pas seulement derrière le voile de
l'autorité puisqu'elle réclame sa reconnaissance individuelle.
51. Paul ZUMTHOR, Langue, texte, énigme, Paris: Seuil, 1975, p. 179.
52. Livre de la paix, éd Willard : «notre seigneUr» (p. 58); «devons nous taire de
non te louer et magnifier [... ] de touz nos courages [...] nous a voulu secourir [...] nous
te louons, nous te beneyssons [... ] notre seul createur» (p. 59); «Povons de rechief,
tres redoubté prince, magnifier ton euvre» (p. 62); «La joye par toy et de toy eue et
encommencié nous puist estre durable» (p. 63); «dures aventures cessé et remis, par
la Dieu grace, en nous continuant» (p. 90); «Il semble que Tulles prophetisast à
nous la venue du temps present» (p. 124); <de nous aprent l'experience des choses
de nouvel passées» (p. 133).
53. Ibid., p. 67.
54. Ibid., p. 89.
55. Ibid., p. 123.
56. Ibid., p. 72.
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61. C. C. Willard s'est livrée à cet examen dans son édition. Ainsi, en note, elle
mentionne les réminiscences ou échos que tel ou tel passage du Livre de paix a avec
d'autres œuvres de Christine, comme Le Livre du Corps de policie ou les Fais et bonnes
meurs ...
62. Voir Kate Langdon FORHAN, «Reflecting Heroes: Christine de Pizan and the
Mirror Tradition ", The City of Scholars, p. 189-96.
63. Aristote fut le précepteur d'Alexandre, le roi conquérant; Plutarque celui de
Trajan, l'empereur vertueux; Sénèque celui de Néron, le prince injuste et cruel, pro-
totype du tyran.
64. Karin UELTSCHI, La Didactique de la chair: approches et enjeux d'un discours en
français au Moyen Âge, Genève: Droz, 1993, p. 101.
65. Livre de la paix, éd. Willard., p. 105.
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76. Susan SULEIMAN, «Le récit exemplaire : parabole, fable, roman à thèse »,
Poétique, 32 (1977), p. 487.
77. Éd. Willard, The Livre de la Paix, p. 158. Christine va même plus loin, elle
évince la figure de Charlemagne et ne fait référence qu'au temps historique
durant lequel il vécut.
78. Ibid., p. 156. L'expression «Loys, son filz second» peut paraître étrange, étant
donné que Louis de Guyenne n'est pas le fils de Charles V, mais son petit-fils.
Christine a déjà utilisé cette appellation dans Le Livre de paix, et elle l'explique de
cette manière: «Loys, filz second, c'est assavoir engendré du propre filz de cellui roy
Charles, que je tant loue, [... »> (ibid., p. 71-72). Dans ce contexte, <,filz» a la signifi-
cation de «descendant», attestée depuis le XIIe siècle. Au moment où Christine écrit,
Louis de Guyenne est le seul descendant, issu de l'union d'Isabeau de Bavière et
Charles VI, vivant. En effet, le premier garçon (et premier enfant), Charles ne vécut
que trois mois environ, du 25 septembre 1386 au 28 décembre 1386 ; le deuxième fils
(cinquième enfant), Charles de France, né le 6 février 1392, mourut le 13 janvier
1401 (voir Auguste VALLET DE VIRIVILLE, «Notes sur l'état-civil des princes et des
princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière », Bibliothèque de l'École des
Chartes, 4c série, IV [1858], p. 473-82).
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Depuis son Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, elle
glorifie l'image du monarque, le transformant en figure exemplaire du
roi parfait. Ce processus de glorification est très significatif et peut être
rapproché de celui que l'on observera à la fin du Xye siècle où
Bertrand du Guesclin et Jeanne d'Arc compléteront respectivement la
liste des Neuf Preux et des Neuf Preuses 79 • Un personnage du passé
proche entre dans l'histoire et se transforme en figure exemplaire, peu-
plant l'Olympe des héros païens et chrétiens. Cependant, dans Le
Livre de paix le statut de Charles V est différent de celui qu'il tient
dans les Fais et bonnes meurs. En effet, ici, Christine ne fait pas œuvre
historiographique ou panégyrique j au contraire, elle donne un ensei-
gnement moral dont les fondements et la légitimation pédagogiques
résident dans l'utilisation massive de la figure historique de Charles V.
La figure de Charles V s'est donc cristallisée en figure du panthéon
exemplaire j il entre dans la légende.
79. Voir Tania VAN HEMELRYCK, « Où sont les Neuf Preux? Variations sur un
thème médiéval», Studi Francesi, 124 (1998), p. 1-8.
80. Joël BLANCHARD, «Compilation et légitimation au Xye siècle», Poétique, 74
(1988), p. 153.
81. Ibid., p. 140.
682 Tania VAN HEMELRYCK
Ainsi, son désir de légitimation est plus fort que tout, puisqu'elle met
un point d'honneur à redéfinir sa part personnelle dans la grande
aventure didactique; elle prend certes la voix du prophète, du phi-
losophe ou du pédagogue, mais seule sa sapience la guide dans ses
choix!
[... ] pour ce qu'en plusieurs livres et volumes ça et là sont dispers
ay cueilli partie afin de tout ensemble estre veu plus legierement,
et encores en epiloguant et concueillant en brief sur les maitres
passées et dictes cy devant, afin de mieulx retenir 82 .
Conclusion
Outre sa configuration particulière, Le Livre de paix présente cer-
taines composantes internes, comme les pronoms personnels, les auc-
toritates ou les exempla, essentiels dans la construction d'une
rhétorique du «miroir du prince». De fait, toute l'organisation de
l'œuvre repose sur cette légitimation du dire par le biais de divers
artifices rhétoriques, qui inscrivent dès lors le texte dans la tradition
morale; le discours sur la paix se fonde ainsi sur l'élaboration d'un
« miroir du prince », ou plutôt d'un ersatz qui en épouse toutes les
caractéristiques formelles - et thématiques également, comme nous
le verrons ci-après. Loin de se réfugier derrière la façade du «régime
du prince », Christine ose construire son Livre de paix à l'image de ces
modèles moraux illustres, alors que rien ne l'y autorise dans la sphère
curiale et littéraire. Ce que nous qualifions trop rapidement de tra-
dition compilatoire révèle plutôt une des nombreuses armes d'un
auteur audacieux qui, fort d'avoir bravé les frontières du savoir et de la
morale, ne pouvait décemment pas grever son image d'une réflexion
personnelle sur la paix!
83. Dans la Mutacion de Fortune, ne note-t-elle pas à propos des devoirs du Prince :
«Aussi doivent tuit li greigneur / Princes leur peuple en paix tenir / Et justice et
droit maintenir / Et tout le peuple a eulx soubzmis / Deffendre de tous ennemis"
(CHRISTINE DE PIZAN, Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. Suzanne Solente,
Paris: Picard [SATF1, 1959-1966, v. 3885-94)? Comme elle le fera dans Le Livre des
Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V (éd. Suzanne Solente, Paris: Champion
[SHF], 1936-1940, chapitre XIX, p. 52), ou de manière plus systématique encore dans
l'ensemble du Livre du Corps de policie (éd. Angus J. Kennedy, Paris: Champion,
1998 ; voir par exemple, chapitre 7, première partie).
84. James HUTTON, Themes of Peace in Renaissance Poetry, éd. Rita Guerlac, Ithaca
& London: Cornell University Press, 1984.
684 Tania VAN HEMELRYCK
85. Par exemple, cet extrait des Cent Balades de Christine de Pizan : «Si devons,
tous et toutes, querir voie / De parvenir avec la noble route / Des benois sains, ou vit
et regne a joye / Le très hault, en qui est bonté toute, / Qui nous doma tel salaire, /
Se nous voulons repentir et bien faire, / Ou joye et paix et grant gloire est enclose. /
Dieux nous y maint trestous a la parclose!" (Œuvres poétiques, l, p. 99, v. 17-24).
C'est aussi à cet état de quiétude, de bonheur total, que font allusion diverses for-
mules relevées dans l'œuvre poétique d'Eustache Deschamps, telles que «qu'Il [Dieu]
lui doint / Paix, honnour et bonne vie »(Eustache DESCHAMPS, Œuvres complètes,
éd. Auguste-Hemi-Edouard, marquis de Queux de Saint-Hilaire & Gaston Raynaud,
Paris: Didot [SATF], 1878-1903, IV, p. 172). De même, dans le langage amoureux,
l'association de la dame à la paix de l'amant doit être rapprochée de l'idée du bien-
être paradisiaque (voir infra).
86. Christine y fait quelquefois allusion dans ses œuvres, par exemple dans la
Mutacion de Fortune (éd. Solente, v. 4269-72, 4683, 6785-96, 8309-11), ou dans Le
Dittié de Jehanne d'Arc (éd. Angus J. Kennedy & Kenneth Varty, Oxford: Society for
the Study of Mediaeval Languages and Literature [« Medium Aevum Monographs,
n.s. »], 1977, v. 145-52).
87. Voir le Lévitique, qui annonce la naissance du Christ et l'avènement de la
paix. Eustache Deschamps associe souvent les deux événements dans ses poésies tein-
tées de désirs pacifiques: Eustache DESCHAMPS, Œuvres complètes, II, p. 142-43; V,
p. 370; VI, p. 45. Voir ibid., II, p. 142 «< quant Dieux nasquit, par la voix angelique, /
Comment la paix fut destinee a ceaulx / qui [... ]»); v, p. 370 (<< et aux hommes don-
nons / Paix en terre [... ]»); VI, p. 45, v. 24 (<<Comment la paix fut aux hommes don-
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 685
née» ); VII, p. 144 (<< Par homme fut nostre mort trecte, / Et Jhesus Crist nostre paix
trecte, / Homme, a appaisié a son pere»); VII, p. 153, Double lay de la nativité; VII,
p. 240 (<< Des dix commans ne tenons banc ne lice, / Ne celle paix, que l'ange en la
montaigne / Aux bien creans donna en terre plaine, / Quant Dieux nasquit, n'est pas
en union»).
88. Thierry LASSABATÈRE, «Théorie et éthique de la guerr,!:! dans l'œuvre
d'Eustache Deschamps», La Guerre, la violenc! et les gens au Moyen Age, éd. Philippe
Contamine & Olivier Guyotjeannin, Paris: Editions du CTHS, 1996, t. 1 (<< Guerre
et violence»), p. 35-48.
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guerre de Cent Ans et de la Terre sainte est donc juste. Par contre, la
guerre devient injuste lorsqu'elle est menée par des personnes non ha-
bilitées, comme le peuple 89 ou les routiers, dont Deschamps fait la cri-
tique dans de nombreuses ballades90 •
Conformément à cette pensée duelle, Christine de Pizan ne dé-
nonce pas catégoriquement l'acte guerrier. Elle reconnaît la nécessité
du métier des armes pour la société médiévale et elle souligne l'impor-
tance des chevaliers dans le respect de l' ordre 91 • Dans Le Livre de paix,
y conviennent, et yceulx seront propres à bien conseillier sur le fait des guerres.)
(éd. Willard, p. 76). Ou encore dans Le Livre du Corps de policie : «Item, Vegece dit
ou tiers livre que bon duc, c'est à sçavoir bon chevetaine, doit plus desirer temps
des batailles que temps de paix, car le repos rent les chevaliers ou les gens d'armes
frois et endormis, et l'exercitacion et traveil d'armes les rent habilles et endurcis»
(éd. A. J. Kennedy, p. 48).
92. Livre de la paix, éd. Willard, p. 92
93. Ibid., p. 108.
94. Ibid., p. 112.
95. Ibid., p. 110.
96. Voir Ditié de Jehanne d'Arc, v.329-36.
97. Dans plusieurs de ses pièces, Eustache Deschamps se fait aussi l'apôtre de la
Croisade : «Les lieux destruis, sainte religion / Par les tyrans corrompue et sousmise
[... ] Ne guerriez l'un l'autre desormais, / Sur Sarrazins soit vos guerre remise»
(Œuvres complètes, III, p. 170-72, v. 35-36, 48-49 [refrain: «A voz subgéz soit donné
bonne paix»]). Ou ailleurs, «Querons ailleurs guerre qui nous afiere, / Sur Sarrazins
levons nostre banniere / Encontre yceuls nous croisons, / Et ce pais a repeupler lais-
sons / Aux bonnes gens d'environ Tournehem» (ibid., V, p. 67-68, v. 24-28 [refrain:
« D'acort commun a Rodelinguehem»]).
688 Tania VAN HEMELRYCK
98. Rachel GIBBONS, « Les conciliatrices au bas Moyen Âge: Isabeau de Bavièr,e et
la guerre civile (1401-1415)>>, La Guerre, la violence et les gens au Moyen Age,
t. 2 (( Guerre et gens"), p. 23-33.
99. De fait, les origines de la guerre de Cent ans remontent au mariage d'Aliénor
d'Aquitaine avec Henri II Plantagenêt, roi d'Angleterre. Deschamps se fait l'écho de
cette « théorie» lorsqu'il s'exclame: « Par femme fut la grant dissencion / Dont maint
pais est gasté et perdu / Entre les gens de l'isle d'Albion / Et de Gaule [... ]» (Œuvres
complètes, VI, p. 133, v. 11-14).
100. Œuvres complètes, VI, p. 133.
101. Ibid., v. 8-9 : « Femme depuis repara ce dommaige / car en Marie descendit
Dieux li hault. »
102. L'amour de la paix et des vertus en général est l'apanage des princesses et
bonnes dames décrites par Deschamps; ibid., IV, p. 270, v. 18-20 : «Tout cuer felon
het, mauvaiz, desloyal, / Elle aime paix, loyaulté, et ainsy / A bon droit n'est d'elle un
cuer pl}ls loyal. »
103. Ed. S. Solente, p. 147.
104. Retenons ces quelques exemples tirés de l'Oraison Nostre Dame (Œuvres poé-
tiques, III, p. 1-7) : « Dou\ce dame, si te requier / Que m'ottroies ce que je quier : /
C'est pour toute crestienté / A qui paix et grant joye acquier / Devant ton filz et tant
enquier / Que tout bien soit en nous enté [... ] Pour saincte Eglise requerir / Ce vueil
qu'il te plaise acquerir / Paix et vraie tranquillité» (v. 7-12, 19-21), etc.
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de la Reine des cieux qui intercède auprès de Dieu en faveur des
hommes - devient la médiatrice de la paix auprès de son époux.
Christine développe longuement le rôle actif de la princesse vertueuse
et pacifique dans son Livre des .III. Vertus a l'enseignement des dames
offert en 1405 à la nouvelle épouse du duc de Guyenne! 105 Les liens se
resserrent et Christine boucle inconsciemment sa thématique paci-
fique : du prince vertueux, sacré par la main de Dieu afin de donner
aux hommes la paix terrestre, Christine progresse vers la princesse
«moyenne de paix» sous le regard bienveillant de la Vierge Marie, car
«il appartient à haute princesse et dame d'estre moyennerresse de
traictié de paix I06 ».
Certes, cette valorisation constante du rôle de la femme dans le
«corps de policie» témoigne d'une rhétorique d'inspiration mariale
et curiale, mais que Christine transcende grâce à l'historicité qu'elle
offre à ses personnages. Les mots prennent corps et forme sous les
traits de princesses réelles que Christine nous présente en la personne
de Marie de Guyenne dans Le Livre des .III . Vertus a l'enseignement des
dames, d'Isabeau de Bavière l07 dans L'Epistre à la reine et de Jeanne
d'Arc dans le Ditié. Les femmes du siècle rejoignent alors la gloire des
Cieux et le panthéon des héroïnes antiques, comme les Sabines que
Christine évoque dans la Lamentacion, pour autant que leurs actes
embrassent ses désirs pacifiques. En effet, malgré cette rhétorique
laudative, l'écrivain ne cède pas à la flatterie j les mots sont sincères,
dépouillés de leur gangue verbeuse 108. Double humain de la Vierge,
modèle de compassion et de miséricorde, la princesse pacifique enfan-
tera la paix dans les douleurs du siècle afin de porter le peuple de Dieu
vers la concorde promise par le Fils éternel, prince de la Paix!
105. Éd. Charity C. Willard & Eric Hicks, Paris: Champion (" Bibliothèque du XV C
Siècle»),1989.
106. "Christine de Pizan's Epistre a la reine», éd. Angus J. Kennedy, p. 263-64.
107. Dans L'Epistre a la reine, Isabeau de Bavière est nommée "pourchacerresse de
paix».
108. Par exemple, cette interpellation assez directe d'Isabeau dans la Lamentacion,
éd. Angus J. Kennedy: «He! royne couronnée de France, dors-tu adès ? Et qui te
tient que tantost celle part n'affinz tenir la bride et arrester ceste mortel emprise?»
(p. 181), etc.