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AU CHAMP

DES ESCRIPTURES
Ille Colloque international sur Christine de Pizan
Etudes réunies et publiées
par
Eric HICKS

Avec la collaboration
de Diego GONZALEZ et Philippe SIMON

PARIS
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR
7, QUAI MALAQUAIS (VI')
2000
www.honorechampion.com
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX:
LA RHÉTORIQUE
ET LES MOTS POUR LE DIRE

INTRODUCTION

Durant une période en proie aux affrontements les plus divers,


comme la guerre de Cent Ans, le grand Schisme d'Occident, la que-
relle des Armagnacs et des Bourguignons, l'étude du discours sur la
paix rencontre un écho favorable dans l'espace littéraire des XIVe et
xv e siècles. En effet, dès l'aube du XIVe siècle, mues par une aspiration
pacifique ancestrale, les plumes de différents écrivains s'attellent à
composer nombre de pièces, du traité en prose à la vision allégorique,
exploitant toutes les ressources de la matière littéraire, pliant les mots
aux contingences extérieures afin de clamer leur désir de paix.
Loin d'être le seul témoin ou l'hôte de choix de ce constat,
Christine de Pizan n'en reste pas moins une digne représentante, seule
femme de lettres dans l'univers du mâle. Sur l'ensemble de sa pro-
digieuse production littéraire, comprenant l vingt-cinq compositions
poétiques et seize œuvres en prose, soit quarante-et-une œuvres 2, trois
pièces présentent la particularité d'avoir été rédigées par ou pour la

1. Voir Edith YEN AL, Christine de Pizan: A Bibliography of Writings by Her and
about Her, Metuchen (N]) : Scarecrow Press, 1982, p. 29-55; Charity Cannon
WILLARD, Christine de Pizan: Her Life and Works, New York: Persea Books, 1990.
2. Il convient d'ajouter une œuvre perdue que Christine mentionne dans son
Livre de paix : «contre celle cruelle ardeur de convoitise, m'en passeray plus brief-
ment pour ce que aucune chose en escrips assez au plain, selon mon povre advis, en
un petit traictié nommé l'Advision du Coq, lequel nom puet interpreter l'ancien nom
de cestui royaume que presentay a toy meismes, Loys de France, seant en ta chambre
à Saint Pol cestui present an [année 1413] ou temps de Karesme.» Voir The Livre de
la Paix of Christine de Pisan, éd. Charity Cannon Willard, 's-Gravenhage : Mouton,
1958, p. 152; Kornelis SNEYDERS DE VOGEL, «Une œuvre inconnue de Christine de
Pisan », Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernst Hoepffner
par ses élèves et amis, Paris: Les Belles Lettres (<< Publications de la Faculté des Lettres
de l'Université de Strasbourg»), 1949, p. 369-70.
664 Tania VAN HEMELRYCK

paix. De fait, l'Epistre a la reine 3 (1405) est écrite au plus fort de la


crise bourguigno-orléanaise et tente de convaincre Isabeau de Bavière
- ultime recours aux yeux de Christine - d' œuvrer en faveur de la
paix auprès des belligérants j cinq ans plus tard, c'est au duc de Berry
qu'elle adresse sa Lamentacion sur les maux de la France 4 (1410), tou-
jours dans l'espoir de faire cesser la guerre civile j enfin, dans Le Livre
de paix 5 (1412-1413), c'est la paix conclue à Auxerre grâce à Louis de
Guyenne qui motive la rédaction de ce «miroir du prince ». Bien sûr
ces trois œuvres ne sont pas les seules à se faire l'écho d'un désir de
paix j songeons au chapitre que Christine réserve au rôle pacifique des
princesses dans Le Livre des .III. Vertus a l'enseignement des dames
(1405) ou aux allusions disséminées dans Le Ditié de Jehanne d'Arc
(1429), entre autres.
Loin de faire défaut, la matière exige pourtant certaines précautions
d'analyse j de fait, il convient de distinguer les œuvres à part entière
des motifs pacifiques qui émaillent les pièces les plus diverses. Ainsi,
nous envisagerons l'étude de la paix dans l'œuvre de Christine de
Pizan selon deux perspectives : l'une formelle, qui dégagera les élé-
ments structurels du discours pacifique christinien tel qu'il apparaît
dans Le Livre de paix; l'autre thématique, qui présentera les différents
topoï relatifs à la paix rencontrés dans l'ensemble de 1'« opus mag-
num» de Christine. Cette double analyse ne se fera pas sans un
constant souci de comparaison avec d'autres productions de l'époque,
tant du point de vue de la configuration du discours que des thèmes
utilisés, toujours dans l'optique de pouvoir distinguer l'originalité de la

3. «Christine de Pizan's Epistre a la reine (1405»>, éd. Angus J. Kennedy, Revue


des Langues Romanes, 92 (1988), p. 253-64; Charity Cannon WILLARD, «An
Autograph Manuscript of Christine de Pizan? », Studi Francesi, 27 (1965), p. 452-57.
4. «La Lamentacion sur les maux de la France de Christine de Pisan », éd. Angus
J. Kennedy, Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge et de la
Renaissance offerts à Charles Foulon, Rennes: Université de Haute Bretagne, 1980>
t. 1, p. 177-85.
5. Habituellement, cette œuvre est appelée Le Livre de la paix. Nous adoptons
le titre donné par Christine dans le texte : Le Livre de paix; voir éd. Willard, The
livre de la Paix, p. 57 «< Cy commence la table des rubriches du Livre de paix»);
ibid., p. 58 «< Cy commence le Livre de paix»); ibid., p. 181 «< Cy fin le Livre de paix»
[nous soulignons]). Ces observations se vérifient également sur le manuscrit 10366
de la Bibliothèque royale de Bruxelles, contemporain de la rédaction; nous n'avons
pas pu consulter le ms. 1182 de la Bibliothèque nationale de France à Paris, daté
du troisième quart du XV C siècle (contemporain du manuscrit conservé dans
une collection privée et décrit par Charity Cannon WILLARn, «An Unknown
Manuscript of Christine de Pizan's Livre de la Paix», Studi Francesi, 64 [1978], p. 90-
97).
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tradition littéraire, et de ce fait d'esquisser le profil pacifique de
Christine à l'aune d'autres témoignages littéraires.

1. ANALYSE FORMELLE

Nombre de critiques 6 ont démontré comment, durant les XIVe et


xve siècles, le poète entre littéralement dans le champ politique de
son temps. Face au vide du pouvoir entraîné par le règne de
Charles VI, l'écrivain se sent investi d'un devoir de dire-vrai, usant de
la pédagogie ou de l'interpellation. Cependant, par son statut non offi-
ciel dans la sphère curiale, l'écrivain n'est pas mandaté pour élaborer
un système de valeurs compensatoire; tout au plus dispose-t-il de stra-
tégies textuelles pour légitimer sa réflexion morale 7 aux yeux du
pouvoir. Ainsi, et suivant les appellations forgées par Jean-Claude
Mühlethaler, les masques du «narrateur-prophète», du «narrateur-
philosophe» et du «narrateur-régime» transcenderont ses écrits d'une

6. Outre l'étude monumentale de Gianni MOMBELLO «< Quelques aspects de la


pensée politique de Christine de Pizan d'après ses œuvres publiées», Culture et poli-
tique en France à l'époque de l'humanisme et de la Renaissance, Atti del convegno inter-
nazionale promosso dall' Accademia delle scienze di Torino in collaborazione con
la Fondazione Giorgio Cini di Venezia, 29 marzo-3 aprile 1971, éd. Franco Simone,
Torino : Academia delle Scienze, 1974, p. 43-153), citons également : Joël
BLANCHARD, «L'entrée du poète dans le champ politique au xv e siècle », Annales
ESC, 41 (1986), p. 43-59 ; Jean-Claude MÜHLETHALER, «Le poète face au pouvoir:
de Geoffroy de Paris à Eustache Deschamps», Milieux universitaires et mentalité urbaine
au Moyen Âge, Colloque du Département d'Études médiévales de Paris-Sorbonne et
de l'Université de Bonn, éd. Daniel Poirion, Paris: Presses de l'Université de Paris-
Sorbonne «<Cultures et civilisations médiévales»), 1987, p. 83-101; ID., «Les
masques du clerc pour parler aux puissants: fonctions qu narrateur dans la satire et la
littérature engagée aux XIIie et XIVe siècles», Le Moyen Age, 96, (1990), p. 265-86; id.,
« Le poète et le prophète : littérature et politique au xv e siècle», Le Moyen Français,
13 (1983), p. 37-57; Claude GAUVARD, «Christine de Pizan et ses contemporains:
l'engagement politique des écrivains daI}s le royaume de France aux XIVe et xv e
siècles », Une femme de Lettres au Moyen Age: études autour ge Christine de Pizan, éd.
Liliane Dulac & Bernard Ribémont, Orléans: Paradigme «<Etudes christiniennes» ),
1995, p. 105-28; Eric HICKS, «Une femme dans le monde: Christine de Pizan et
l'écriture de la politique», L'Hostellerie de pensée: études sur l'art littéraire au Moyen
Âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, éd. Michel Zink et al., Paris :
Presses de l'Université de Paris-Sorbonne «< Cultures et civilisations médiévales»),
1995, p. 233-43; Simone PAGOT, «Du bon usage de la compilation et du discours di-
dactique : analyse du thème "guerre et paix" chez Christine de Pizan », Une femme de
Lettres, p. 39-50.
7. Au départ, le discours politique était pratique et théorique, avant de devenir
rationnel et moral avec l'avènement du règne de Charles V.
666 Tania VAN HEMELRYCK

aura de légitimité. Cet engagement politique du lettré se retrouve tout


au long des deux siècles incriminés, avec des variations dues à la
forme du discours, aux modalités de mise en œuvre et au contexte
historique, mais avec à chaque fois ce même but de redressement.
Quant aux trois textes précités, à savoir l'Epistre a la reine, La
Lamentacion sur les maux de la France et Le Livre de paix, ils épousent
parfaitement la configuration esquissée. De fait, malgré des formes, des
contextes rédactionnels et des destinataires très différents - une
épître, une lamentation et un traité en prose - le discours de
Christine demeure invariable pour le fond: il s'agit de convaincre le
puissant de l'urgence de la situation et surtout de lui proposer un pro-
gramme plus moral que politique pour converger vers la paix. Ainsi,
bien que ses textes soient rédigés en réponse à une situation historique
pacifiquement déficiente, jamais Christine ne cède à la tentation du
chroniqueur pour le récit des événements; la réalité sert tout au plus
d'embrayeur et de «cadre référentieI 8 », conférant au texte un statut
d'actualité et au narrateur une individualité historique reconnue.
Alors que la simple relation historique des événements n'implique
pas de facto le narrateur, l'élaboration d'un discours injonctif dresse
le poète face au prince, responsable de ses paroles avec comme seuls
boucliers «les masques du clerc pour parler aux puissants ». Nous
concentrerons la présente analyse sur Le Livre de paix, peu abordé par
la critique, les deux autres œuvres ayant déjà fait l'objet de travaux
substantiels 9 •

1.1 . Analyse du Livre de paix


Ainsi, Le Livre de paix ne se présente pas comme le reflet des événe-
ments, mais comme un ouvrage d'enseignement moral offert à un
jeune dauphin. Il ne s'agit nullement pour Christine de porter un
regard critique et analytique sur la situation présente - comme le fera
George Chastelain au lendemain de la paix de Péronne - sinon de
dispenser un enseignement moral. L'auteur suit la logique didactique
et puise les composantes de son œuvre dans le réservoir des produc-
tions pédagogiques sans arriver à une véritable abstraction ou ré-
flexion idéologique.

8. J.-Cl. MÜHLETHALER, «Le poète et le prophète », p. 38.


9. Nous songeons essentiellement aux travaux de Jean-Claude Mühlethaler (voir
pour le détailla note 6).
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 667
Dans l'histoire de la littérature médiévale, ces productions didac-
tiques destinées à des princes sont communément désignées sous
l'appellation «miroirs du prince 10 ". Leur origine remonte à l'antiquité
classique tandis que dès le XIIe siècle, sous l'influence d'œuvres ma-
jeures ll , le genre se fixe. Cependant, bien que Le Livre de paix ren-
contre nombre des caractéristiques du «miroir ou régime du prince »,
une différence de taille l'éloigne de ses modèles: le discours injonctif
de Christine n'est pas motivé puisqu'elle n'est pas autorisée ni manda-
tée pour s'adresser de la sorte au prince. Ainsi, comme dans l'Epistre a
la reine et la Lamenwcion, Christine va mettre à profit des stratégies
textuelles qui légitimeront son discours. Tout d'abord, il s'agira de se
conformer à des structures propres aux textes didactiques reconnus;
ensuite, il conviendra de dédoubler, voire de <<détripler», la narratrice
afin qu'elle puisse légitimer son discours par les voix du prophète, du
philosophe ou encore du pédagogue, tout en restant maître de son dis-
cours et de son individualité. Détaillons donc les structures du Livre de
paix qui, renouant avec une certaine tradition didactique, légitiment
le discours.

1. 2. Structure générale
Le Livre de paix est une œuvre en prose1 2 qui, comme beaucoup des
compositions de Christine, présente une tripartition 13. Dans le cas du

10. À ce sujet, voir : Wilhelm BERGES, Die Fürstenspiegel des hohen und spaten
Mine/alters, Leipzig: Hiersemann, 1938; Dora M. BELL, L'Idéal éthique de la royauté
en France au Moyen Âge d'après quelques moralistes de ce temps, Genève & Paris :
Droz / Minard..l 1962 ; Jacques KRYNEN, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la
fin du Moyen Age (1380-1440) : étude de la littérature politique du temps, Paris: Picard,
1981; ID., L'Empire du roi: idées et croyances politiques en France, Xl1l e-xv" siècle, Paris:
Gallimard ( « Bibliothèque des Histoires» ), 1993.
Il. Les Enseignements de Louis XI, le De eruditione filiorum regalium de Vincent de
Beauvais, le Policraticus de Jean de Salisbury et surtout le De regimine principum de
Gilles de Rome.
12. La prose reste la forme d'expression littéraire la plus adéquate pour les œuvres
didactiques. En effet, la poésie présente trop de contraintes de versification, de
métrique et de prosodie. Notons que la prose didactique se distingue de l'éloquence
prédicative, comme celle que développa un Gerson.
13. Christine semble avoir une prédilection pour les structures tripartites dans la
composition de ses œuvres, comme le montre la liste ci-après : Le Livre des Trois
Jugements qui s'adrece au Seneschal de Haynault, Le Livre des Fais et bonnes meurs du
sage roy Charles V, Le Livre de la Cité des dames, Le Livre des .III . Vertus a l'enseigne-
ment des dames, L'Advision Cristine, Le Livre du Corps de policie et bien entendu le
Livre de paix (éd. Willard, p. 35 : «Following her usual practice, she divided her work
into three parts» ).
668 Tania VAN HEMELRYCK

Livre de paix, ce principe structurel semble emprunté au Liber de


regimine principum de Gilles de Rome l4 , similitude qui cautionne
implicitement le discours.
Outre ces trois parties fondamentales, l'ouvrage se morcelle en
quatre-vingt-un chapitres se répartissant comme suit : quinze cha-
pitres dans la première partie, dix-huit dans la deuxième partie et
quarante-huit chapitres dans la troisième partielS. Les chapitres
évoluent de manière croissante par partie, marquant ainsi une hiérar-
chisation des sujets. Ainsi, le discours sur l'enseignement et le gouver-
nement du peuple semble capital : Christine y consacre le plus grand
nombre de chapitres, plus de la moitié du Livre de paix, qu'elle situe à
la fin de l'ouvrage j une réponse implicite aux terribles émeutes que
Paris vient de connaître.

1.3. Structuration des chapitres

Bien que centrée sur des sujets distincts et composée d'un nombre
différent de chapitres, l'organisation interne de chaque partie de
l'œuvre est sur de nombreux points identique. En effet, le canevas
de base se définit comme suit: toute partie est divisée en chapitres j
ces chapitres sont toujours introduits par une phrase de titre j le corps
du chapitre est précédé d'une citation latine biblique ou antique j la

14. Voir Margarete ZIMMERMANN, «Mémoire, tradition, historiographie: Christine


de Pizan et son Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V», The City of
Scholars: New Approaches ta Christine de Pizan, éd. Margarete Zimmermann & Dina
de Rentiis, Berlin & New York : De Gruyter «< European Cultures: Studies in
Literature and the Arts»), 1994, p. 164. Dédié à Philippe le Bel en 1279, l'ouvrage
influença profondément l'enseignement des princes jusqu'au XVIe siècle. Une traduc-
tion française fut donnée par Henri de Gauchy en 1282 sous le titre Li Livres du
Gouvernement des rois (Li Livres du Gouvernement des rois: A XIIIth Century French
Version of Egidio Colonna's Treatise: De regimine principum, éd. Samuel Paul Molenœr,
New York: AMS Press, 1966). L'œuvre se divise en trois livres contenant chacun
trois chapitres (sauf le premier livre qui en compte quatre). S'inscrivant, aux côtés du
Policraticus de Jean de Salisbury, comme œuvre fondatrice des «miroirs du prince »,
l'on comprend dès lors la raison de l'utilisation de cette source par Christine qui dif-
fuse largement l'enseignement aristotélicien.
15. Notons qu'une telle progression du nombre de chapitres n'est pas l'apanage du
Livre de paix; il se rencontre dans d'autres œuvres «tripartites ». Ainsi, Le Livre des
Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V comporte respectivement trente-six, trente-
neuf et soixante-douze chapitres; Le Livre de la Cité des dames, quarante-huit,
soixante-neuf et dix-neuf; Le Livre du Corps de policie, trente-trois, vingt-et-un et dix
chapitres.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 669

phrase de titre annonce le sujet traité dans le chapitre et la citation


sert d'embrayeur au propos du chapitre, cautionnant l'enseignement
moral et pratique; suivant les autorités avancées, Christine devient
prophète ou philosophe tout en restant immanquablement pédagogue
sur le fond.

1.3.a. Les phrases de titre

Les phrases introductives 16 de chaque chapitre sont toutes


construites sur le même schéma syntaxique:
adv. cy + v. de déclaration, Je p. sg. ind. prés. (parle, dit, etc. 17 )
+ adv. comment + CC [sur le sujet]
art. partitif
prép. à
adv. encores
Ce type de formule introductive n'est pas original et peut être
rapproché de la tradition des Ci nous dit: composé entre 1313 et 1330
dans la région de Soissons par un auteur inconnu, le Ci nous dit «est à
la fois un commentaire de l'Écriture sainte qui s'apparente aux Bibles
moralisées; un manuel d'instruction chrétienne, un doctrinal, comme
tant de traités ou de sommes des vices et des vertus l8 " et un recueil
d'exempla. Sa particularité est d'introduire chaque chapitre par la for-
mule «ci nous dit I9 ». Selon Gérard Blangez20 , au départ, la formule
du Ci nous dit devait être entendue comme : «Cette image nous dit »,
car le manuscrit original devait être abondamment illustré. À ce jour,
seul le manuscrit de Chantilly (Musée Condé, 1078-1079), considéré
comme le plus proche témoin de l'original perdu, présente une cen-
taine de miniatures, soit près d'une par page. Au fil de la diffusion du

16. Sauf pour les deux ou trois premiers chapitres de chaque partie, qui res-
semblent plus à des entrées en matière.
17. Ce type de verbe marque le début d'un développement et permet de structurer
quelque peu l'exposé.
18. Ci nous dit : recueil d'exemples moraux, éd. Gérard Blangez, Paris ; Picard
(SATF), 1979, l, p. XIX.
19. L'éditeur a relevé les différentes constructions que l'on rencontre apposées à la
formule «ci nous dit »(ibid., p. XIII, n. 1). Notons que celle-ci n'est pas constante et
que d'autres formules d'incipit se retrouvent, telles «ci conmence », «ci est
contenu », «vezci ».
20. Ibid., p. XII-XV.
670 Tania VAN HEMELRYCK

texte, les miniatures se sont faites rares, mais la formuleZ! a survécu et


est devenue stéréotype correspondant alors à «Ici on nous dit».
Historié ou non, le Ci nous dit a connu un grand succès. À ce jour dix-
huit manuscrits sont conservés; certains sont issus de la librairie de
princes prestigieux, tel cet exemplaire acquis par le duc de Berry en
1404, ou celui portant la signature du roi Jean. Le succès d'une telle
œuvre tient tant à la simplicité de ses propos qu'à la brièveté et la
concision de son exposition.
L'utilisation de la formule {cy + verbe de déclaration + groupe
prépositionnel} dans Le Livre de paix l'apparente certainement avec le
recueil d'exemples moraux du Ci nous dit et transcende encore une
fois la tradition morale reconnue afin d'asseoir le discours christinien.
Certes, l'identité syntaxique n'est pas parfaite puisque Le Livre de paix
évince le pronom personnel (1 re pers. pl.) après l'adverbe démonstratif
cy. Cependant, l'omission du pronom personnel nous se retrouve
également dans la table d'un des manuscrits des Ci nous dit 22, vrai-
semblablement contemporain de Christine. L'économie du pronom
personnel ne modifie pas l'impact exemplaire que véhicule la formule,
mais supprime l'instance réceptrice du discours et la dimension in-
jonctive, tout en privilégiant le propos.
De fait, quelle que soit la construction syntaxique de la formule,
son but ne varie pas. Elle introduit une leçon, une anecdote de type
exemplaire dans des œuvres morales et pédagogiques. La formule
découpe l'œuvre en petites leçons exemplaires que le lecteur-auditeur
peut lire ou entendre Z3 à son gré dans n'importe quel ordre. En effet,
en structurant chaque chapitre comme une entité close, Christine
permet à son destinataire de varier à son gré les modalités de la récep-
tion.

21. L'œuvre primitive s'intitulait Une composition de la Saincte Escripture, mais fut
rebaptisée Ci nous dit dès 1370 environ dans la table du plus ancien manuscrit
conservé, le ms. Bibliothèque nationale de France fr. 9576. Ce titre, Ci nous dit,
reproduisant simplement l'incipit de tous les chapitres de l'œuvre, semble avoir été
rapidement considéré comme ordinaire, car dès 1373 on le retrouve dans l'inventaire
de la librairie du Louvre (Ci nous dit).
22. Il s'agit de la table du manuscrit Bibliothèque nationale de France fr. 9576,
daté du règne de Charles V (M), qui donne: «cy parle de ... », «cy dit que ... », «cy
dit comment ... », «De ... ». Ces tables sont considérées comme apocryphes. Ce fait
montrerait la mouvance de la formule introductive depuis les origines de rédaction,
vers 1320, jusqu'au dernier stade de la diffusion aux environs de 1457. La formule a
donc tendance à se simplifier, à éliminer toute référence précise à un allocutaire.
23. Christine est consciente de la double destinée de son œuvre quand elle dit à
Louis de Guyenne: « Donques, bon prince, à dire en brief, afin que prolicité de langaige
ne rende à mes escriptures ennuy au lire ou ouir» (Livre de la paix, éd. Willard, p. 180).
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 671

1.3. b. Les citations, textes d'exergue

Il est évident que les textes d'exergue fonctionnent comme auto-


rité ; Christine annonce le propos du chapitre par la formule introduc-
tive cy . .. , fournit une citation latine biblique ou antique, puis entame
le chapitre soit en traduisant l'autorité susmentionnée 24, soit en la
paraphrasant25 • L'autorité cautionne le discours de l'auteur, ce n'est
plus Christine qui s'exprime mais la sagesse ancestrale 26 •
Ce détail permet d'affiner la similitude pressentie avec la tradition
didactique et le Ci nous dit. En effet, nous avons signalé qu'au départ
cette œuvre était illustrée, ce qui tendait à interpréter la phrase d'in-
cipit comme « cette image nous dit». Le Livre de paix n'est pourvu
d'aucune miniature en début de chapitre, mais présente ces petits
textes autoritaires. Selon nous, ces extraits pourraient être investis
d'une fonction similaire à celle que remplissaient les illustrations dans
le Ci nous dit primitif, mais à des plans différents.
D'une part, le Ci nous dit se faisait l'expression de la culture laïque
moralisante émanant d'une instance anonyme cléricale, dont
une identification précise n'était pas nécessaire, étant donné que
par sa seule origine la leçon morale primait. L'image paraphrasait
picturalement, pour plus d'intelligibilité 27, la morale « abstraite»

24. Exemple: première partie, ch. 1 : texte d'exergue: David, Psaume VIII, 3 : « Ex
ore infancium et lactancium perfecisti laudem. (David in Psalmo»> j début de cha-
pitre : «De la bouche des enfans et des alectans, voirement, notre seigneur Dieu, roy
celeste tout puissant qui deffaces et ostes, quant il te plaist, le misere du monde, est
ton plaisir d'avoir parfaicte louenge »(ibid., p. 58).
25. Exemple: première partie, ch. VI : texte d'exergue: Végèce, De re militari,
Liber Primo, Prologus : « Non quaequam magis decet, vel meliora scire, vel pIura,
quam principem cuius doctrina omnibus potest Rrodesse subjectis. Vegecius, De re
militari. In primo capitulo »j début de chapitre: «A propos de ce que est declairié au
chapitre precedent, tres noble prince, apreuvue assez la cause pourquoy si au long ay
mis la description de prudence l'auctorité cy dessus mise, car sans faille voirement
n'est à nul homme tant convenable savoir plus de choses ne les meilleurs qu'il est au
prince, pour ce que la prudence de lui et le bel ordre de vivre puet proufiter et valoir
à tous ses subgiez, tant en tout bon exemple comme en estre bien gouvernéz» (ibid.,
p.67).
26. Cette démarche est identique à l'utilisation d'auctoritates et d'exempla dans
le corps du chapitre j dès lors, nous y reviendrons plus amplement dans ce para-
graphe.
27. La disparition des illustrations dans le Ci nous dit semble plus être liée à des
motifs économiques qu'à des mouvances d'intérêt du public.
672 Tania VAN HEMELRYCK

reprise par les exempla. Dans un même ordre d'idée, Le Livre de


paix dispense une culture laïque morale, mais elle est, cette fois-ci,
issue d'une conscience individuelle laïque clairement identifiée hors
de l'espace injonctif reconnu et s'adresse à un individu en particu-
lier, d'origine princière; c'est dire si nous dépassons le cadre de la
morale générale et de la morale autorisée. Dans Le Livre de paix,
les textes d'exergue se substituent aux images du Ci nous dit, légiti-
mant ainsi la dimension cognitive du dire, et surtout, fondent et
garantissent le discours moralisateur. L'auctoritas cautionne la nais-
sance du chapitre et entraîne le processus didactique; sans elle,
le genre du «miroir du prince» n'existerait pas sous la plume de
Christine.

I.3.c. Le corps du chapitre

Dans le corps du chapitre, Christine procède souvent en trois


temps. Tout d'abord, le chapitre s'ouvre sur une traduction littérale ou
«aménagée» de l'extrait latin cité en exergue, en en identifiant claire-
ment l'autorité. Ainsi, sur les quatre-vingt-un chapitres de l'œuvre,
la majorité propose soit le nom de l'auteur suivi de la traduction, soit
d'abord l'extrait traduit, puis l'autorité qui est annoncée par des incises,
telles: «ce dist X», «dist X», ou «l'auctorité cy dessus mise» sans ré-
férence précise. Ensuite, dans un second temps, Christine paraphrase
l'extrait dans des commentaires didactiques qui deviennent alors
de véritables amplifications. Comme l'a signalé Gaston Zink28 , l'écri-
ture de Christine est marquée par l'ampleur de son développement,
qui ne témoigne pas d'une rhétorique structurée. Ces «amplifica-
tions simples29 » ou «élucidation de sens30 » sont signalées par les tour-
nures suivantes: «C'est assavoir 31 » / «C'est à entendre32 » / «Et pour

28. Gaston ZINK, «La phrase de Christine de Pizan dans le Livre du corps de
policie», Une femme de Lettres au Moyen Âge, p. 383-95.
29. L'expression est de Jean-Louis Picherit. Il l'utilise pour caractériser les amplifi-
cations introduites à l'aide de formules comme «c'est à entendre», etc. (voir infra).
Christine travaille donc de la même manière dans Le Livre de Prudence a l'enseignement
de bien vivre. Voir Jean-Louis PICHERIT, «Le Livre de la Prod'hommie de l'homme et le
Livre de Prudence de Christine de Pisan: chronologie, structure et composition», Le
Moyen Âge, 91 (1985), p. 381-413.
30. G. ZINK, «La phrase de Christine de Pizan», p. 387.
31. Livre de la paix, première partie, chapitres III, IV, V, VI, VII, etc.
32. Ibid., chapitres IV, etc.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 673

ce33 " / «Donques34 " / « Si comme 3S" ou «si que 36 ". En effet, «chaque
fois que la formulation de sa pensée lui paraît insuffisamment explicite
ou qu'elle soupçonne un terme, historique, par exemple, de ne pas être
familier au lecteur ou de prêter à confusion, elle n'hésite pas à se re-
prendre, à se gloser, à se commenter elle-même37 ". Enfin, dans un troi-
sième et dernier mouvement, elle entame l'explication, recourant
encore à des citations. Ces incises étrangères sont soit reprises textuel-
lement, soit assimilées. Dans le premier cas, le discours étranger est
enchâssé dans le propos personnel et coupé par une incise «< dit X,,);
dans le second cas, il y a « intégration à la phrase par le truchement
d'un verbe introducteur d'où part le faisceau des complétives et de
leurs expansions 38 ". Par ce biais, en se présentant comme source, exi-
geant ainsi la reconnaissance individuelle de ses paroles - en plus des
stratégies de légitimation mises en œuvre - Christine rivalise avec
les puits d'autorités antiques:

je dis la parole prealeguée qui veult dire à mon propos, et


qui ces choses vid en porte tesmoignage, et ce tesmoignage est
vray [... ]39.

Et moy estant enfant qui les vy en l'ostel de mon pere, qui


conseiller dudit roy estait, m'esmerveillant de leurs estranges
habis, puis porter ce tesmoignage 40 .

1. 3. d. L'usage des pronoms personnels

1. 3. d. 1. Les pronoms locutoires « je " et « nous "


L'usage ambivalent des personnes grammaticales, je et nous, té-
moigne aussi des différents masques que revêt la narratrice pour légi
timer son dire. De fait, dans Le Livre de paix, Christine use conjoin-

33. Ibid., chapitres IV, V, VI, etc.


34. Ibid., chapitres V, etc.
35. Ibid., chapitres l, v, etc.
36. Ibid., chapitres IV, etc.
37. G. ZINK, «La phrase de Christine de Pizan», p. 387.
38. Ibid., p. 388.
39. Livre de la paix, éd. Willard, p. 72.
40. Ibid., p. 138.
674 Tania VAN HEMELRYCK

tement des ces pronoms personnels 41 , parfois dans un même chapitre4 2•


Les emplois de la première personne du pluriel se rencontrent
majoritairement dans des phrases au passé, au présent 43 et au futur de
l'indicatif «< nous avons dit devant44 », «nous parlons 4S », «parlerons
plus à plain46 », etc.) et concernent presque exclusivement la prise de
parole. L'analyse aurait pu être rapide si la première personne du
singulier ne présentait pas des usages similaires «<j'ay dit ailleurs 47 »,
«je dis des 48 », «encores je diray 49»). Dès lors, comment distinguer
ces deux usages quant aux objectifs poursuivis?
Il est communément admis que l'emploi du pronom personnel au
pluralis modestiae (lre pers. pl.) «semble indiquer que l'action ou l'opi-
nion dont il s'agit ne sont pas propres, exclusivement, à celui qui
parleso ». Celui qui parle veut englober une ou plusieurs personnes
dans sa désignation personnelle, le nous apparaît dès lors comme un
nous pédagogique. Quant à l'emploi au singulier [1 re pers. sg.], Paul
Zumthor note qu'au Xye siècle, «le signe-je en vient à se référer au

41. Cet usage concerne tant les pronoms personnels eux-mêmes que les traces de
ceux-ci, comme les désinences verbales.
42. Nous ne croyons pas pertinent de prendre les phrases de l'édition moderne
comme autre critère d'analyse. En effet, dans l'extrait suivant, la ponctuation de
l'éditeur laisserait sous-entendre un usage simultané des deux pronoms personnels:
«mon povte entendement ne saroit ymaginer ne descripre, mais pour entendre à l'ef-
fect de notre euvre nous en passerons à ytant » (ibid., p. 67). Or, dans cette séquence,
une pause surgit avant la conjonction de coordination mais. Une analyse stylistique
ne peut pas se fonder sur une ponctuation moderne; la phrase doit être
entendue selon la définition de Gaston Zink : «tout enchaînement de propositions
compris entre deux pauses que l'on ne saurait sauter sans engendrer une construction
grammaticalement irrecevable. Sans doute est-il toujours possible à l'éditeur mo-
derne de multiplier les coupes pour faciliter la lecture des suites quelques peu étirées,
mais ce ne sont jamais que des suspensions facultatives (et subjectives). Seuls les
butoirs de l'agrammaticalité, qui nous donnent l'assurance d'avoir été observés par
l'auteur, marquent les frontières entre lesquelles on peut affirmer que se développe un
discours cohérent et autonome baptisable du nom de phrase» (<< La phrase de
Christine de Pizan», p. 383).
43. François Rouy observe à raison que, dans l'œuvre d'Alain Chartier, «la ptemière
personne du pluriel, dans une phrase au présent de l'indicatif, peut servir à souligner
la disponibilité universelle de tel ou tel témoignage écrit ». Voir François Rouy, L'Es-
thétique du traité moral d'après les œuvres d'Alain Chartier, Genève: Droz, 1980, p. 274.
44. Livre de la paix, éd. Willard, p. 100.
45. Ibid., p. 102.
46. Ibid., p. 116.
47. Ibid., p. 74.
48. Ibid., p. 82.
49. Ibid., p. 64.
50. Kristoffer NYROP, Grammaire historique de la langue française, K(Ilbenhavn
Gyldedalske Boghandel & Nordisk Forlag, 1925, V, p. 215.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 675
sujet extérieur que celles-ci [les circonstances] dessinent, pour ainsi
dire, en blanc et en creux; plus rien ne l'empêche de l'identifier avec
la personne de l'auteur: cela se produit sans doute, à bien des reprises,
chez Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Charles d'Orléans s1 ».
Ainsi, dans Le Livre de paix, il convient de distinguer un narrateur-
pédagogue/ prophète/ philosophe (nous) et un narrateur (une nar-
ratrice ! ) -personne réelle (je). Dans le premier cas, le nous (Christine
pédagogue/ prophète / philosophe) propose un discours moral, dont la
légitimité réside dans la fonction et le pouvoir référentiel dont
Christine est alors chargée; le nous englobe Christine de Pizan et tous
les auctores qu'elle utilise à des fins pédagogiques. Elle devient elle
aussi une référence digne de foi par la proximité de ces auctoritates
illustres. Notons également que dans cinq cas, sur l'ensemble de
l'œuvre, le nous représente la collectivités2 et peut donc être entendu
comme un nous de concitoyenneté. Dans le second cas, le je
(Christine femme de Lettres) prend la parole, renseignant le lecteur-
auditeur sur les étapes rédactionnelles (<< si au long ay mis la descrip-
tion de prudence s3 ») ou le je (Christine témoin de son temps)
ponctue sa rédaction de manifestations dysphoriques «< la tres grant
joie dont mon cuer est rempli 54 », «si que j'espoire fermement s5,» et
de témoignages personnels «< et moy avec eulx, le veismes des
yeulx s6 »). Ainsi, elle ne se dissimule pas seulement derrière le voile de
l'autorité puisqu'elle réclame sa reconnaissance individuelle.

1.3.d.2. Le pronom allocutoire tu

L'usage du pronom allocutoire tu dans un ouvrage adressé à un dau-


phin de France peut paraître surprenant; Christine tutoie Louis de
Guyenne et s'en explique:

51. Paul ZUMTHOR, Langue, texte, énigme, Paris: Seuil, 1975, p. 179.
52. Livre de la paix, éd Willard : «notre seigneUr» (p. 58); «devons nous taire de
non te louer et magnifier [... ] de touz nos courages [...] nous a voulu secourir [...] nous
te louons, nous te beneyssons [... ] notre seul createur» (p. 59); «Povons de rechief,
tres redoubté prince, magnifier ton euvre» (p. 62); «La joye par toy et de toy eue et
encommencié nous puist estre durable» (p. 63); «dures aventures cessé et remis, par
la Dieu grace, en nous continuant» (p. 90); «Il semble que Tulles prophetisast à
nous la venue du temps present» (p. 124); <de nous aprent l'experience des choses
de nouvel passées» (p. 133).
53. Ibid., p. 67.
54. Ibid., p. 89.
55. Ibid., p. 123.
56. Ibid., p. 72.
676 Tania VAN HEMELRYCK

Avec ce, prince de tres haulte excellence, supplie ta doulce humi-


lité que à mal n'ait s'en singulier nom je parle à toy, car ton bon
sens ja inbués et aptes en fait de lectres n'a pas savoir, que selon
usage de rethorique, c'est le plus propre stille d'escripre mesme-
ment à empereurs et roysS7.

L'usage du tutoiement, qualifié de «style clergial », remonte à


l'Antiquité classique où il fut l'apanage des hommes de lettres s8 • Dans
la littérature latine, le pronom personnel vous était utilisé avec un
souci de politesse et de respect; entre eux, les lettrés se tutoyaientS9 .
L'usage semble avoir pénétré en France sous l'influence des huma-
nistes italiens qui l'héritèrent de Pétrarque, l'empruntant lui-même à
Cicéron. Par ailleurs, l'usage du pronom personnel tu se rencontrait
également dans toute une tradition de littérature didactique mettant
en scène un maître et son disciple; le Moyen Âge transposa cette
caractéristique antique dans ses «miroirs du prince ». De nouveau, un
détail rédactionnel dévoile la face de l'auteur sous les traits du péda-
gogue et du philosophe.
Cependant, au début du Xye siècle, l'usage du tu devint un pro-
blème, autour duquel se développa un véritable débat. Ainsi, dans
l'abondante correspondance qui prit corps autour de la controverse sur
Le Roman de la Rose, Gautier Col expliqua doctement à Christine que
son tutoiement n'était en rien arrogant, mais conforme à sa manière
de s'adresser à ses amis. Dans un même souci de clarté, Christine s'ex-
cuse auprès du Dauphin de cette apparente familiarité, précisant
cependant qu'elle se conforme à la manière d'écrire aux rois et aux
princes60 •

57. Ibid., p. 60.


58. J. D. BURNLEY, «Christine de Pizan and the so-called style clergïal», Modem
Language Review, 81 (1986), p. 1-6. Il cite la lettre de Christine adressée à Eustache
Deschamps où elle note distinctement : «Te suppliant que a desplaisance / Ne
te sourt se ades plaisance / Ay qu'em singulier om je parle / A toy, car je l'av ap-
pris par le / Stille clergial de quoy ceulx usent / Qui en science leurs temps usent»
(Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. Maurice Roy, Paris: Picard [SATF] , II,
p. 296).
59. Ludwig ROCKINGER, Briefsteller und Forme/bacher der XI. bis XIV. Jahrhundert,
Aalen : Scientia (<< Quellen und Erorterungen zur Bayerischen und Deutschen
Geschichte » ), 1969.
60. Elle fait de même dans VEpistre de la Prison de Vie humaine.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 677

1. 3. e. Le choix et la force des auctoritates


Dans Le Livre de paix, comme dans ses autres œuvres didactiques,
Christine utilise beaucoup d'auctoritates 61. Certaines figures, tel
Salomon, Aristote, Plutarque ou Sénèque, occupent une place de
choix dans Le Livre de paix.
Le choix de ces autorités n'est certainement pas innocent62 • De fait,
tous ces personnages sont reconnus comme d'illustres penseurs (des
philosophes au sens médiéval du terme), et surtout comme précep-
teurs 63 de prince, exception faite de Salomon, incarnant la sagesse
universelle du monde chrétien, la source originelle de tout discours
didactique. Dès lors, Christine se réfère à la parole des Anciens, re-
connus et admirés pour leurs conseils sur l'enseignement et l'éduca-
tion d'un prince, afin de pouvoir à son tour dispenser des conseils
moraux au jeune Louis de Guyenne. Comme l'a noté Karin Ueltschi,
«il y a, dans l'acte de référence, deux mouvements contraires: l'un
consiste à s'appuyer sur une autorité extratextuelle, l'autre tend à af-
franchir le discours didactique de cet appui afin de réaliser l'impact
pédagogique par la simple performance d'auteur 64 • » L'auteur prend les
traits des philosophes-pédagogues, poussant parfois jusqu'à un mimé-
tisme troublant dans l'acte d'autorité. Ainsi, citant l'enseignement
d'Aristote à Alexandre le Grand, Christine évince pour quelques ins-
tants l'illustre précepteur :
Ceste parolle, tres noble prince, se puet adrecier à toy comme à
Alixandre dont il me semble certainement, veues les proprietéz de
cest magnanimité ou hault corage entre toutes les vertus te estre
bien seant, et semblablement à tout prince et haulte personne, et
pour ce, comme tu soies cellui, est convenable t'y duire et
confourmer du tout dès ta premiere juenece, non mie seulement
que tu l'ayes ou saches que c'est, mais que par elle tu euvres 65 •

61. C. C. Willard s'est livrée à cet examen dans son édition. Ainsi, en note, elle
mentionne les réminiscences ou échos que tel ou tel passage du Livre de paix a avec
d'autres œuvres de Christine, comme Le Livre du Corps de policie ou les Fais et bonnes
meurs ...
62. Voir Kate Langdon FORHAN, «Reflecting Heroes: Christine de Pizan and the
Mirror Tradition ", The City of Scholars, p. 189-96.
63. Aristote fut le précepteur d'Alexandre, le roi conquérant; Plutarque celui de
Trajan, l'empereur vertueux; Sénèque celui de Néron, le prince injuste et cruel, pro-
totype du tyran.
64. Karin UELTSCHI, La Didactique de la chair: approches et enjeux d'un discours en
français au Moyen Âge, Genève: Droz, 1993, p. 101.
65. Livre de la paix, éd. Willard., p. 105.
678 Tania VAN HEMELRYCK

Consciente de cette aliénation, elle use alors du topos de la brièveté


pour diminuer l'importance de ses doubles dans le discours:
D'autres plusieurs roys et princes, par le rapport des Escriptures
Saintes, se pourroit dire, et semblablement, si que on treuve en
tous autre escripts, qui furent pugnis par divine justice à cause de
leurs orgueils, que je laisse pour briefté 66 .
Ainsi, même si elle laisse la place aux autorités, c'est par souci de
brièveté, car Christine reconnaît la longueur de ses expositions:
m'est venu à memoire matiere de eloquence et parleure, comme ce
soit chose souveraine à prince avoir faconde et langaige bel et
mené par atemprance, me plaist en parler un petit, non mye de
moy, mais seullement ce que les aucteurs en dient la louant
parfectement, par especial en prince 67 .
Et pour ce que trop griefve et long chose seroit à moy entierement
l'exprimer ou ses termes comme je ne sceusse, en ay tiré à tout le
moins aucunes choses legieres en briefves parolles afin que plus
tost puissent estre retenues [... ] 68.
Malgré tout, par sentiment de pudeur ou peut-être par peur que ses
jugements soient mal accueillis par Louis de Guyenne, elle se réfugie
toujours derrière les masques des auctoritates, dépréciant ses propres
paroles pour mieux marquer le prince :
vueille ta tres belle jouvence un pou estudier et nocter, non mie
parolles qui sont neant, mais les beaulx dis des sages, tant icy
comme autre part ramenteus, qui t'enseignent et demonstrent
toutes choses propices [... ]69.

1.3.f. L'exemplum et la figure exemplaire

À côté des auctoritates, les exempla occupent également une place


de choix. La finalité de l'exemplum est didactique et persuasive.
Traditionnellement, on distingue trois types d'exempla : le premier,
hérité de l'Antiquité classique, concerne un comportement à suivre;
le deuxième, «également hérité de l'Antiquité, est une figure de
rhétorique fondée sur le rappel d'une parole ou d'un fait exemplaire

66. Livre de la paix, éd. Willard, p. 147.


67. Ibid., p. 165.
68. Ibid., p. 167.
69. Ibid., p. 176.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 679

appartenant au passé, cités par un personnage digne de foi 70» ; le troi-


sième, propre au discours homélitique et prédicatif, se définit comme
« un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un
discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une
leçon salutaire 71».
Par souci d'intelligibilité, nous préférons distinguer la «figure
exemplaire 72 » (dérivée de la définition classique), qui concentre son
pouvoir didactique et persuasif sur le nom du héros et sur ses qualités,
du «récit exemplaire» correspondant plus à la définition donnée par
Claude Brémond. Dans le cas de Christine, il s'agit majoritairement
de «figures exemplaires ». En effet, les exemples se limitent à de
brèves allusions ne dépassant guère quelques lignes ne possédant
pas les caractéristiques du récit 73 bref et dont l'accent est mis sur la
personne74 .
L'utilisation de figures exemplaires est très prisée par la littérature
didactico-moralisante qui s'organise toujours selon un système de
valeurs binaire - les bons s'opposant aux mauvais, les vertus faisant
face aux vices 75 . Selon Susan Suleiman, «un système de valeurs inam-
bigu (dualiste) permet à l'exemplum d'aboutir à des règles d'action:

70. Marie-Anne POLO DE BEAULIEU, «Didactisme ou persuasion? Les recueils


d'exempla au Moyen Âge '>, Éducation, apprentissages, initiation au Moyen Âge, Actes
du premier colloque international de Montpellier, Université Paul Valéry, novembre
1991, Montpellier: Université Paul Valéry «<Cahiers du CRISIMA,,), 1993, t. 2,
p.397-98.
71. Claude BRÉMOND, Jacques LE GOFF & Jean-Claude ASCHMITT, L' «exemplum» ,
Turnhout: Brepols«<Typologie des Sources du Moyen Age Occidental»), 1982,
p.37-38.
n. Tania VAN HEMELRYCK, «Marmoria, Totille et les autres: l'identification des
figures dans les textes médiévaux: apport de la base de données Fi-Ex pour les XIVe et
xv" siècles", à paraître dans Le Traitement du texte, Actes du IXe Colloque
International sur le Moyen Français, Strasbourg 29-31 mai 1997.
73. Un «récit se compose d'une Exposition suivie d'une Complication, ~lle-même
suivie d'une Résolution; cette Résolution est éventuellement suivie d'une Evaluation
et ensuite d'une Morale. D'autres sous-catégories sont possibles. De même, certaines
catégories, par exemple la Complication (et donc la Résolution), peuvent être répé-
tées ". Voir Teun Adrianus VAN DIJK, «Le texte : structures et fonctions : introduc-
tion élémentaire à la science du texte", Théorie de la littérature, éd. Aron Kibedi
Varga, Paris: Picard «< Connaissance des Langues" ), 1981, p. 76.
74. Ce trait le distingue de l'exemplum médiéval, tel que l'entendent Brémond-
Le Goff-Schmitt, qui désigne un récit. Notons que ces auteurs n'envisagent pas la lit-
térature vernaculaire, mais se concentrent sur la littérature religieuse et les sermons
des prédicateurs.
75. Comme nous l'avons déjà signalé, Le Livre de paix s'organise selon un axe bipo-
laire des vices et vertus.
680 Tania VAN HEMELRYCK

ce n'est que dans un univers où l'on sait toujours distinguer le bien


du mal, la bonne voie de la mauvaise, que l'on peut affirmer, fût-ce
implicitement, la nécessité de suivre l'un et d'éviter l'autre 76 ». Les
figures apparaissent comme modèles de comportement, comme arché-
types soit absolus, soit dans un système de comparaison à différents
degrés, dans l'ordre du positif ou du négatif.

1. 3. f. 1. La figure exemplaire: le cas de Charles V

Dans Le Livre de paix, Charles V représente la figure exemplaire


type et la plus utilisée. En effet, le défunt monarque incarne toute la
sagesse d'un règne paisible révolu. L'aïeul de Louis de Guyenne est
l'exemple à suivre pour gouverner parfaitement la France. À ce stade,
Charles V acquiert aux yeux de Christine autant de prestige que
Charlemagne ou Saint Louis, car elle note explicitement que :
« oncques puis le temps Charlemayne ne fu roy en France qui si grant
estat et tant magnifié tenist de toute noble gent en plus grant aroy77.»
Christine va même jusqu'à justifier cette prédilection pour Charles V
en alléguant l'autorité d'Ovide:

A propos des exemples que je te donne de ton bon ayol, le susdit


roy Charles, Loys, son fils second, te dit Ovide : Souvienge vous
de voz predecesseurs et gardez l'onneur qu'ils vous ont acquis. Si te
plaise et mieulx en vauldras 78 •

76. Susan SULEIMAN, «Le récit exemplaire : parabole, fable, roman à thèse »,
Poétique, 32 (1977), p. 487.
77. Éd. Willard, The Livre de la Paix, p. 158. Christine va même plus loin, elle
évince la figure de Charlemagne et ne fait référence qu'au temps historique
durant lequel il vécut.
78. Ibid., p. 156. L'expression «Loys, son filz second» peut paraître étrange, étant
donné que Louis de Guyenne n'est pas le fils de Charles V, mais son petit-fils.
Christine a déjà utilisé cette appellation dans Le Livre de paix, et elle l'explique de
cette manière: «Loys, filz second, c'est assavoir engendré du propre filz de cellui roy
Charles, que je tant loue, [... »> (ibid., p. 71-72). Dans ce contexte, <,filz» a la signifi-
cation de «descendant», attestée depuis le XIIe siècle. Au moment où Christine écrit,
Louis de Guyenne est le seul descendant, issu de l'union d'Isabeau de Bavière et
Charles VI, vivant. En effet, le premier garçon (et premier enfant), Charles ne vécut
que trois mois environ, du 25 septembre 1386 au 28 décembre 1386 ; le deuxième fils
(cinquième enfant), Charles de France, né le 6 février 1392, mourut le 13 janvier
1401 (voir Auguste VALLET DE VIRIVILLE, «Notes sur l'état-civil des princes et des
princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière », Bibliothèque de l'École des
Chartes, 4c série, IV [1858], p. 473-82).
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 681

Depuis son Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, elle
glorifie l'image du monarque, le transformant en figure exemplaire du
roi parfait. Ce processus de glorification est très significatif et peut être
rapproché de celui que l'on observera à la fin du Xye siècle où
Bertrand du Guesclin et Jeanne d'Arc compléteront respectivement la
liste des Neuf Preux et des Neuf Preuses 79 • Un personnage du passé
proche entre dans l'histoire et se transforme en figure exemplaire, peu-
plant l'Olympe des héros païens et chrétiens. Cependant, dans Le
Livre de paix le statut de Charles V est différent de celui qu'il tient
dans les Fais et bonnes meurs. En effet, ici, Christine ne fait pas œuvre
historiographique ou panégyrique j au contraire, elle donne un ensei-
gnement moral dont les fondements et la légitimation pédagogiques
résident dans l'utilisation massive de la figure historique de Charles V.
La figure de Charles V s'est donc cristallisée en figure du panthéon
exemplaire j il entre dans la légende.

1.3.g. Le pouvoir du je et la légitimation


personnelle du discours

Christine écrit, rédige certes, mais ne fait pas œuvre nouvelle j de


fait, elle est avant tout une habile compilatrice s'inscrivant dans un
courant pédagogique et puisant à la source des auteurs antiques et
médiévaux. Reconnaître en Christine une compilatrice n'équivaut pas
à déprécier sa production, car « il ne faut pas voir dans cette démarche
une soumission de la pensée, mais plutôt une recherche triomphante,
une façon de s'affirmer qui va de pair avec les exigences d'un livre
unique so ». En effet, la compilation exige des réductions, des amplifica-
tions, des démonstrations, bref elle sous-entend une appropriation et
une organisation de la matière.
Malgré tout, l'auteur-compilateur reste conscient de la dévaluation
de son acte, vu que « cette pratique textuelle met à l'abri, sert le
contexte, mais n'entre pas vraiment dans l'aventure littérairesl » et
face à cette dévaluation de son œuvre, il entreprend un travail de légi-
timation. Dans Le Livre de paix, l'entreprise se concrétise par diverses
petites allusions au livre matériel et à son destin futur :

79. Voir Tania VAN HEMELRYCK, « Où sont les Neuf Preux? Variations sur un
thème médiéval», Studi Francesi, 124 (1998), p. 1-8.
80. Joël BLANCHARD, «Compilation et légitimation au Xye siècle», Poétique, 74
(1988), p. 153.
81. Ibid., p. 140.
682 Tania VAN HEMELRYCK

Pour ce que le temps avenir ouquel ce present livre, se Dieu plaist,


pourra en maint lieux estre transportéz et leuz comme livres soient
au monde si comme perpetuelz pour cause de plusieurs coppies qui
communement en sont faictes.

Ainsi, son désir de légitimation est plus fort que tout, puisqu'elle met
un point d'honneur à redéfinir sa part personnelle dans la grande
aventure didactique; elle prend certes la voix du prophète, du phi-
losophe ou du pédagogue, mais seule sa sapience la guide dans ses
choix!
[... ] pour ce qu'en plusieurs livres et volumes ça et là sont dispers
ay cueilli partie afin de tout ensemble estre veu plus legierement,
et encores en epiloguant et concueillant en brief sur les maitres
passées et dictes cy devant, afin de mieulx retenir 82 .

Conclusion
Outre sa configuration particulière, Le Livre de paix présente cer-
taines composantes internes, comme les pronoms personnels, les auc-
toritates ou les exempla, essentiels dans la construction d'une
rhétorique du «miroir du prince». De fait, toute l'organisation de
l'œuvre repose sur cette légitimation du dire par le biais de divers
artifices rhétoriques, qui inscrivent dès lors le texte dans la tradition
morale; le discours sur la paix se fonde ainsi sur l'élaboration d'un
« miroir du prince », ou plutôt d'un ersatz qui en épouse toutes les
caractéristiques formelles - et thématiques également, comme nous
le verrons ci-après. Loin de se réfugier derrière la façade du «régime
du prince », Christine ose construire son Livre de paix à l'image de ces
modèles moraux illustres, alors que rien ne l'y autorise dans la sphère
curiale et littéraire. Ce que nous qualifions trop rapidement de tra-
dition compilatoire révèle plutôt une des nombreuses armes d'un
auteur audacieux qui, fort d'avoir bravé les frontières du savoir et de la
morale, ne pouvait décemment pas grever son image d'une réflexion
personnelle sur la paix!

82. Livre de la paix, éd. Willard, p. 176.


CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 683

II. ANALYSE THÉMATIQUE: CHRISTINE DE PIZAN ET


LES THEMES TRADITIONNELS DE LA PAIX

Conformément à la rhétorique traditionnelle des «miroirs du


prince », Le Livre de paix déploie nombre de thèmes pacifiques intime-
ment liés à l'idéal moral du roi, tel qu'il apparaît dans les régimes des
princes : le roi, émissaire divin, est garant de la pax grâce au respect
de l'ordo et de la justicia 83 • Ainsi, à l'instar d'Eustache Deschamps, la
thématique pacifique de Christine de Pizan découle naturellement
d'une éthique royale, dans laquelle évoluent les conceptions générales
du pouvoir, de la guerre et de la justice; rarement Christine sort du
sentier moral pour s'aventurer sur les berges de l'innovation, tout au
plus renoue-t-elle avec d'autres topoi traditionnels 84 pour exprimer sa
soif de paix. De fait, des trois thèmes que nous abordons ci-après, les
deux premiers s'imbriquent résolument dans une réflexion plus géné-
rale, tributaire des «miroirs du prince », gravitant autour des notions
de guerre, de paix et de royauté divine ou terrestre.

II. 1 . La paix, don de Dieu - le héros de la paix


D'après la tradition biblique, la paix est et demeure un don accordé
par le Père tout-puissant aux hommes de bonne volonté. Cependant,
force est de remarquer que malgré l'univocité du signifié «paix», le
signifiant englobe trois réalités référentielles distinctes, mais complé-
mentaires. D'une part, la paix s'assimile en particulier à l'avènement
du Christ; désigné comme le «Prince de la paix », le Fils de Dieu res-
titue au genre humain la paix perdue depuis la faute originelle.
D'autre part, et selon une optique plus générale et historique, l'idée
de paix recouvre les périodes de prospérité accordées par Dieu aux

83. Dans la Mutacion de Fortune, ne note-t-elle pas à propos des devoirs du Prince :
«Aussi doivent tuit li greigneur / Princes leur peuple en paix tenir / Et justice et
droit maintenir / Et tout le peuple a eulx soubzmis / Deffendre de tous ennemis"
(CHRISTINE DE PIZAN, Le Livre de la Mutacion de Fortune, éd. Suzanne Solente,
Paris: Picard [SATF1, 1959-1966, v. 3885-94)? Comme elle le fera dans Le Livre des
Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V (éd. Suzanne Solente, Paris: Champion
[SHF], 1936-1940, chapitre XIX, p. 52), ou de manière plus systématique encore dans
l'ensemble du Livre du Corps de policie (éd. Angus J. Kennedy, Paris: Champion,
1998 ; voir par exemple, chapitre 7, première partie).
84. James HUTTON, Themes of Peace in Renaissance Poetry, éd. Rita Guerlac, Ithaca
& London: Cornell University Press, 1984.
684 Tania VAN HEMELRYCK

hommes vertueux, et se traduit dans les faits par le maintien de la


concorde entre individus et états. Enfin, la troisième réalité rejoint
l'idée supérieure de la paix, déjà présente dans la pensée augusti-
nienne, où elle ne s'associe plus à un contexte historique précis, mais
à une situation de quiétude que seul le Paradis offrira à l'homme85 • Le
don divin est ainsi animé par un mouvement circulaire, renvoyant les
hommes pacifiques dans le giron de Dieu.
Ainsi, Le Livre de paix s'ouvre sur un premier chapitre qui «est une
louenge a Dieu a cause de la paix ». Dans ce passage, Christine met en
évidence la toute-puissance divine dans les affaires terrestres «< roy
celeste tout puissant qui deffaces et ostes, quant il te plaist, le misere
du monde » ) et surtout sa prédilection pour les enfants messagers de sa
bonne parole, prédestinés à manifester sa volonté: tout d'abord, les
enfants de l'Ancien Testament, puis Jésus, et enfin ... Louis, qui appa-
raît dès lors comme un nouveau prince de la paix. Dans tout ce pre-
mier chapitre, l'idée de miracle est prédominante : Louis de Guyenne
fut l'élu de Dieu, malgré son âge. L'enfant devient le vainqueur de
« l'ennemy d'enfer, adversaire du bien de paix », qui, grâce à l'inter-
vention divine et à ses qualités, transcende sa jeunesse et acquiert
l'expérience et la sagesse «d'un homme meur, tres sage, et pesant en
euvre et en fait ». Le recours à l'image ancestrale de la paix don de
Dieu 86 est d'une part conforme à la tradition87 , mais elle permet égale-

85. Par exemple, cet extrait des Cent Balades de Christine de Pizan : «Si devons,
tous et toutes, querir voie / De parvenir avec la noble route / Des benois sains, ou vit
et regne a joye / Le très hault, en qui est bonté toute, / Qui nous doma tel salaire, /
Se nous voulons repentir et bien faire, / Ou joye et paix et grant gloire est enclose. /
Dieux nous y maint trestous a la parclose!" (Œuvres poétiques, l, p. 99, v. 17-24).
C'est aussi à cet état de quiétude, de bonheur total, que font allusion diverses for-
mules relevées dans l'œuvre poétique d'Eustache Deschamps, telles que «qu'Il [Dieu]
lui doint / Paix, honnour et bonne vie »(Eustache DESCHAMPS, Œuvres complètes,
éd. Auguste-Hemi-Edouard, marquis de Queux de Saint-Hilaire & Gaston Raynaud,
Paris: Didot [SATF], 1878-1903, IV, p. 172). De même, dans le langage amoureux,
l'association de la dame à la paix de l'amant doit être rapprochée de l'idée du bien-
être paradisiaque (voir infra).
86. Christine y fait quelquefois allusion dans ses œuvres, par exemple dans la
Mutacion de Fortune (éd. Solente, v. 4269-72, 4683, 6785-96, 8309-11), ou dans Le
Dittié de Jehanne d'Arc (éd. Angus J. Kennedy & Kenneth Varty, Oxford: Society for
the Study of Mediaeval Languages and Literature [« Medium Aevum Monographs,
n.s. »], 1977, v. 145-52).
87. Voir le Lévitique, qui annonce la naissance du Christ et l'avènement de la
paix. Eustache Deschamps associe souvent les deux événements dans ses poésies tein-
tées de désirs pacifiques: Eustache DESCHAMPS, Œuvres complètes, II, p. 142-43; V,
p. 370; VI, p. 45. Voir ibid., II, p. 142 «< quant Dieux nasquit, par la voix angelique, /
Comment la paix fut destinee a ceaulx / qui [... ]»); v, p. 370 (<< et aux hommes don-
nons / Paix en terre [... ]»); VI, p. 45, v. 24 (<<Comment la paix fut aux hommes don-
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 685

ment de glorifier Louis de Guyenne et d'annoncer son élection divine


au trône de France. Dieu a élu le futur roi de France messager pour im-
miscer la paix entre les princes de sang.
L'association implicite des deux enfants et de leurs vertus pacifiques
se retrouve également sous la plume d'Eustache Deschamps, lorsque
celui-ci célèbre la naissance du nouveau dauphin:
Dieux envoya la paix du ciel en terre
quant il tramist son fils pour les humains,
Par tout le mont cessa lors toute guerre,
Dieux envoya la paix du ciel en terre
(Œuvres complètes, IV, p. 118).
Notons que puisque la paix est offerte par Dieu aux hommes, ce
don ne peut qu'être bienveillant (cf. l'expression «paix benigne»};
Christine n'envisage pas ici les manœuvres hypocrites réelles qui peu-
vent se cacher derrière des accords ou traités de paix, comme le fera
en 1468 un George Chastelain dans son Livre de paix. Ainsi, Christine
semble encore une fois aliénée par la tradition; elle n'envisage pas la
réalité des choses de façon analytique, car mettre la paix en cause se-
rait trahir l'Écriture et détruire tout espoir.

II. 2. Nécessité des mmes : thème de la guerre juste


À l'instar de beaucoup de ses contemporains 88, Christine véhicule
une image duelle, mais non contradictoire de la guerre : d'un côté la
guerre est autorisée et même voulue, de l'autre elle est abhorrée. De
fait, la conception médiévale de la guerre s'articule dans la mouvance
idéologique du «miroir du prince» et de la théorie de la guerre juste
héritée de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin. Dans cette op-
tique, la guerre est juste si elle répond à une injustice, et surtout si elle
est entreprise sous l'autorité du roi, représentant de Dieu sur terre.
La reconquête des biens nationaux spoliés, comme dans le cas de la

née» ); VII, p. 144 (<< Par homme fut nostre mort trecte, / Et Jhesus Crist nostre paix
trecte, / Homme, a appaisié a son pere»); VII, p. 153, Double lay de la nativité; VII,
p. 240 (<< Des dix commans ne tenons banc ne lice, / Ne celle paix, que l'ange en la
montaigne / Aux bien creans donna en terre plaine, / Quant Dieux nasquit, n'est pas
en union»).
88. Thierry LASSABATÈRE, «Théorie et éthique de la guerr,!:! dans l'œuvre
d'Eustache Deschamps», La Guerre, la violenc! et les gens au Moyen Age, éd. Philippe
Contamine & Olivier Guyotjeannin, Paris: Editions du CTHS, 1996, t. 1 (<< Guerre
et violence»), p. 35-48.
686 Tania VAN HEMELRYCK

guerre de Cent Ans et de la Terre sainte est donc juste. Par contre, la
guerre devient injuste lorsqu'elle est menée par des personnes non ha-
bilitées, comme le peuple 89 ou les routiers, dont Deschamps fait la cri-
tique dans de nombreuses ballades90 •
Conformément à cette pensée duelle, Christine de Pizan ne dé-
nonce pas catégoriquement l'acte guerrier. Elle reconnaît la nécessité
du métier des armes pour la société médiévale et elle souligne l'impor-
tance des chevaliers dans le respect de l' ordre 91 • Dans Le Livre de paix,

89. Comme nombre de ses contemporains, comme par exemple Eustache


Deschamps, Christine de Pizan proscrit le gouvernement populaire, «fol gouverne-
ment de menu et bestial peuple », qui est à l'origine de routes les exactions dont elle
est le témoin direct. Le peuple doit être gardé «en paix sans les occuper ne mais en
leurs labours et maistriers si que droit de policies le requiert, ne leur faire extorcion
ne souffrir estre fait à personne» (Livre de la paix, éd. Willard, p. 69). Outre l'autorité
des Évangiles (<< c'est assavoir contre les tiens ne tes subgiéz, ne la souffrir avoir entre
eulx, comme nulle soit tant prejudiciable si que le tesmoigne l'Euvangile et mesme-
ment la present experience») ou de Cicéron (selon ce dernier, ce serait la divine
Providence qui aurait envoyé ce fléau pour «humilier les grans, et que ceulx qui par
trop longues prosperité se orguillissent, pour ce qu'il n'est nul plus fort que eulx qui
les puissent oppresser que entre eulx meismes, ilz se oppressent et compriment»
[ibid., p. 119)), ce sont surtout les événements d'actualité qui corroborent une telle
dénonciation; de fait, la guerre civile affaiblit la France dans sa lutte contre
l'Anglais: «les estrangiers temoignent tel vigueur es françois s'ilz sont aunis, toy, à
qui ceste chose touche apres ton pere plus que autre vivant, te dois bien tous jours
pener que l'accident qui puet empescher France de tel excellence soit du tout effecié
et remis, ne que jamais n>y soit, c'est assavoir civille guerre, car tout soit elle prejudi-
ciable sur toutes autres» (ibid., p. 118-19). Et surtout, elle peut se muer en «guerre
perpetuelle, si que en Ytalie le veons estre» (ibid., p. 119). Outre la troisième partie
de son Livre de paix, quelques-unes de ses œuvres poétiques se font aussi l'écho de
cette hantise de l'agitation populaire: «Pour ceulx le di, qui, par destraccion, / Osent
blasmer princes, pour enflamer / Puepple contre eulx par grief commossion, / Et les
osent, ours, lyons, loups nommer, / Et fiers tirans les fleurs qu'on sieult clamer / Lis
très nobille, / Pilliers de foy, sousteneurs d'euvangille; / Pour les flatter ne le dis;
mais deffait / Dont puet venir esclande a plus de mille; / Je dis que c'est pechié a qui
le fait» (Œuvres poétiques, I, p. 263-64, v. 11-20).
90. Après le traité de Leulinghem (Œuvres poétiques, I, p. 75, v. 25-28; voir ibid.,
p. 298-99, 159), les routiers furent sévèrement réprimés. Voir Philippe CONTAMINE,
«Les, compagnies d'aventures en Fral}ce pendant la guerre de Cent Ans », Mélanges
de l'Ecole française de Rome, Moyen Age-Temps Modernes, LXXXVII (1975), p. 365-
96. Par ailleurs, dans certaines ballades, Deschamps renonce à la guerre (Œuvres
complètes, I, p. 161-62; I, p. 78; V, p. 113 et VII, p. 33-34); il émet, en son propre
nom et en sa qualité de soldat, certaines réserves sur une croisade: «Mais, se ce n'est
sur sarrazine gent, / Jamais ne quier suir guerre ne ost» (ibid., I, p. 78, v. 19-20); la cri-
tique est personnelle et généralement assortie d'une requête de retraite pour prendre
«l'estat moien et guerre laissier et vivre en labourant» (ibid., I, p. 162, v. 26-27).
91. Par exemple dans Le Livre de paix : «Chevaliers ou escuiers tres esleuz et
esprouvéz en l'exercice des armes, lesquelz aient tout en leur temps emploié ou labeur
d'icelles, tellement qu'en tout savoir ou la plus grant partie de ce qu'il y convient
soient venus à dignité et estat d'estre chevetains des autres es offices et charges qui
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 687
Christine reconnaît qu'il faut mûrement réfléchir avant d'entre-
prendre une guerre, mais celle-ci est parfois nécessaire92. Ainsi, elle
évoque timidement le concept de la guerre juste lorsqu'elle rappelle
les guerres entreprises par Charles V afin de reprendre à l'Anglais ce
qu'il «tenoit sans redevance faire quelconques, comme choses à
l'espée conquises93 ». Charles V a repris par la force ce qu'on ne vou-
lait pas lui rendre de droit. Quoi qu'il en soit, ce furent de «justes
guerres tant haultement conduites94 » qu'il organisa «sagement95 »
(p. 110), y employant «ceulx de son sang et ses plus prouchains ». La
guerre, du moins celle entreprise par le sage roi Charles V, n'avait rien
de condamnable vu qu'elle ne rongeait pas le royaume de l'intérieur.
Pour Christine, et conformément à toute la tradition thomiste, la
guerre juste se définit comme un acte armé permis par «droit justice et
raison », entrepris «pour juste cause de ceulx à qui il appartient, si
comme les princes souverains ».
Parallèlement à la théorie de la guerre juste, sous-jacente à la
conception générale de la paix, l'idéal de Croisade est très vivace dans
toute la pensée traditionnelle centrée sur la personne royale et le res-
pect des valeurs consensuelles chrétiennes de la société chevaleresque.
En effet, l'appel à la paix est lancé afin de guérir les maux de la France
et de toute la Chrétienté, qui pourra ainsi reconquérir les Lieux saints
convoités par les Turcs, comme le souligne Christine dans Le Ditié de
Jehanne d'Arc 96 • L'appel à la Croisade devient l'argument majeur en
faveur de la paix - civile et religieuse! - , sans étouffer les élans
guerriers des protagonistes, mais en les canalisant vers un but juste97 •

y conviennent, et yceulx seront propres à bien conseillier sur le fait des guerres.)
(éd. Willard, p. 76). Ou encore dans Le Livre du Corps de policie : «Item, Vegece dit
ou tiers livre que bon duc, c'est à sçavoir bon chevetaine, doit plus desirer temps
des batailles que temps de paix, car le repos rent les chevaliers ou les gens d'armes
frois et endormis, et l'exercitacion et traveil d'armes les rent habilles et endurcis»
(éd. A. J. Kennedy, p. 48).
92. Livre de la paix, éd. Willard, p. 92
93. Ibid., p. 108.
94. Ibid., p. 112.
95. Ibid., p. 110.
96. Voir Ditié de Jehanne d'Arc, v.329-36.
97. Dans plusieurs de ses pièces, Eustache Deschamps se fait aussi l'apôtre de la
Croisade : «Les lieux destruis, sainte religion / Par les tyrans corrompue et sousmise
[... ] Ne guerriez l'un l'autre desormais, / Sur Sarrazins soit vos guerre remise»
(Œuvres complètes, III, p. 170-72, v. 35-36, 48-49 [refrain: «A voz subgéz soit donné
bonne paix»]). Ou ailleurs, «Querons ailleurs guerre qui nous afiere, / Sur Sarrazins
levons nostre banniere / Encontre yceuls nous croisons, / Et ce pais a repeupler lais-
sons / Aux bonnes gens d'environ Tournehem» (ibid., V, p. 67-68, v. 24-28 [refrain:
« D'acort commun a Rodelinguehem»]).
688 Tania VAN HEMELRYCK

LA FEMME, MÉDIATRICE DE LA PAIX

De toutes les images pacifiques, celle de la femme comme source de


paix témoigne d'une parfaite symbiose entre la réalité historique 98 ,
d'une part, et les traditions poétiques mariales et courtoises, de l'autre.
En effet, alors que, du point de vue pragmatique et historique, une
union était à l'origine de la guerre de Cent Ans 99, le mariage d'héritiers
des factions rivales permettait de rapprocher les parties. Bien que pas-
sif, le rôle de la femme était évident dans l'élan de concorde qui gui-
dait ces nouvelles alliances matrimoniales, traduites dans les faits par
des concessions territoriales et politiques. De fait, « toute paix vint par
un saint mariaige », comme le souligne le poète Eustache Deschamps à
propos du mariage de Richard d'Angleterre et d'Isabelle de France lOO •
Dans la pièce du bailli de Senlis, Isabelle de France - à l'instar de la
Vierge Marie qui répara le péché d'Ève en enfantant le Christ, Paix
des hommes 101 - par cette union rachète le péché de son aïeule
Aliénor d'Aquitaine; la femme, dans son amour de la paix 102 , acquiert
un degré de sainteté béatifique proche de celui dont l'investit l'amant
courtois dans ses ballades. Christine de Pizan fait également allusion à
l'événement dans les Fais et bonnes meurs, mais de manière analytique
et sans s'appesantir: «Duquel dit mariage fust ensuivi si grant bien,
comme de paix perpetuelle et acroissement d'amis à ce reaume 103 • »
À l'instar de la Vierge Marie, que Christine implore en faveur de la
paix dans son Oraison Nostre Dame 104 , la femme du prince - double

98. Rachel GIBBONS, « Les conciliatrices au bas Moyen Âge: Isabeau de Bavièr,e et
la guerre civile (1401-1415)>>, La Guerre, la violence et les gens au Moyen Age,
t. 2 (( Guerre et gens"), p. 23-33.
99. De fait, les origines de la guerre de Cent ans remontent au mariage d'Aliénor
d'Aquitaine avec Henri II Plantagenêt, roi d'Angleterre. Deschamps se fait l'écho de
cette « théorie» lorsqu'il s'exclame: « Par femme fut la grant dissencion / Dont maint
pais est gasté et perdu / Entre les gens de l'isle d'Albion / Et de Gaule [... ]» (Œuvres
complètes, VI, p. 133, v. 11-14).
100. Œuvres complètes, VI, p. 133.
101. Ibid., v. 8-9 : « Femme depuis repara ce dommaige / car en Marie descendit
Dieux li hault. »
102. L'amour de la paix et des vertus en général est l'apanage des princesses et
bonnes dames décrites par Deschamps; ibid., IV, p. 270, v. 18-20 : «Tout cuer felon
het, mauvaiz, desloyal, / Elle aime paix, loyaulté, et ainsy / A bon droit n'est d'elle un
cuer pl}ls loyal. »
103. Ed. S. Solente, p. 147.
104. Retenons ces quelques exemples tirés de l'Oraison Nostre Dame (Œuvres poé-
tiques, III, p. 1-7) : « Dou\ce dame, si te requier / Que m'ottroies ce que je quier : /
C'est pour toute crestienté / A qui paix et grant joye acquier / Devant ton filz et tant
enquier / Que tout bien soit en nous enté [... ] Pour saincte Eglise requerir / Ce vueil
qu'il te plaise acquerir / Paix et vraie tranquillité» (v. 7-12, 19-21), etc.
CHRISTINE DE PIZAN ET LA PAIX 689
de la Reine des cieux qui intercède auprès de Dieu en faveur des
hommes - devient la médiatrice de la paix auprès de son époux.
Christine développe longuement le rôle actif de la princesse vertueuse
et pacifique dans son Livre des .III. Vertus a l'enseignement des dames
offert en 1405 à la nouvelle épouse du duc de Guyenne! 105 Les liens se
resserrent et Christine boucle inconsciemment sa thématique paci-
fique : du prince vertueux, sacré par la main de Dieu afin de donner
aux hommes la paix terrestre, Christine progresse vers la princesse
«moyenne de paix» sous le regard bienveillant de la Vierge Marie, car
«il appartient à haute princesse et dame d'estre moyennerresse de
traictié de paix I06 ».
Certes, cette valorisation constante du rôle de la femme dans le
«corps de policie» témoigne d'une rhétorique d'inspiration mariale
et curiale, mais que Christine transcende grâce à l'historicité qu'elle
offre à ses personnages. Les mots prennent corps et forme sous les
traits de princesses réelles que Christine nous présente en la personne
de Marie de Guyenne dans Le Livre des .III . Vertus a l'enseignement des
dames, d'Isabeau de Bavière l07 dans L'Epistre à la reine et de Jeanne
d'Arc dans le Ditié. Les femmes du siècle rejoignent alors la gloire des
Cieux et le panthéon des héroïnes antiques, comme les Sabines que
Christine évoque dans la Lamentacion, pour autant que leurs actes
embrassent ses désirs pacifiques. En effet, malgré cette rhétorique
laudative, l'écrivain ne cède pas à la flatterie j les mots sont sincères,
dépouillés de leur gangue verbeuse 108. Double humain de la Vierge,
modèle de compassion et de miséricorde, la princesse pacifique enfan-
tera la paix dans les douleurs du siècle afin de porter le peuple de Dieu
vers la concorde promise par le Fils éternel, prince de la Paix!

Tania VAN HEMELRYCK


Fonds national de la Recherche scientifique (Belgique)
Université catholique de Louvain

105. Éd. Charity C. Willard & Eric Hicks, Paris: Champion (" Bibliothèque du XV C
Siècle»),1989.
106. "Christine de Pizan's Epistre a la reine», éd. Angus J. Kennedy, p. 263-64.
107. Dans L'Epistre a la reine, Isabeau de Bavière est nommée "pourchacerresse de
paix».
108. Par exemple, cette interpellation assez directe d'Isabeau dans la Lamentacion,
éd. Angus J. Kennedy: «He! royne couronnée de France, dors-tu adès ? Et qui te
tient que tantost celle part n'affinz tenir la bride et arrester ceste mortel emprise?»
(p. 181), etc.

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