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Bulletin de la société
d'études anglo-américaines des
XVIIe et XVIIIe siècles
Gagnoud Andréa. Du rôle de la "sympathie" dans l'évolution de la pensée esthétique britannique au XVIIIe siècle. In:
XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°56, 2003. pp. 57-73;
doi : https://doi.org/10.3406/xvii.2003.1817
https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2003_num_56_1_1817
1
. Ce discours, prononcé en français à Montpellier en 1657, raconte une histoire qui
s'est passée sous le règne de Jacques Ier et expose le mode de fabrication et les vertus
curatives de la poudre sympathique. Ce texte fut imprimé à Londres en 1669.
2
. "[I]n medicine, denotes an indisposition befalling one part of the body, through the
defect or disorder of another" (Encyclopaedia Britannica [Edinburgh: Bell and
McFarquhar, 1771] 880).
8
. Voir Hume, Treatise 363 (2.2.5). Sur le rôle de la sympathie dans la philosophie
morale de Hume, voir Philip Mercer, Sympathy and Ethics (Oxford: Clarendon, 1972).
9
. Sur l'histoire de la pensée du "beau," voir Jerome Stolnitz, "'Beauty': Some Stages
in the History of an Idea," Journal of the History of Ideas 22 (1961) 185-204; Bernard
Bosanquet, A History of Aesthetic, 1904 (New York: Meridian, 1957); Luc Ferry, Homo
aestheticus (Paris: Grasset, 1990); Marc Sherringham, Introduction à la philosophie
esthétique (Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1992); Annie Becq, Genèse de l'esthétique
française moderne, 1680-1814 (Paris: Albin Michel, 1994).
10
. Voir Marc-Mathieu Münch, le Pluriel du beau (Metz: U de Metz, 1991).
11
. John Locke définit "beauty" ainsi: "Beauty, consisting of a certain composition of
Colour and Figure, causing delight in the Beholder" (An Essay Concerning Human
Understanding 2.12.5).
. Hutcheson, An Inquiry into the Origin of our Ideas on Beauty and Virtue (1725);
13
It is certain our own interest is not in the least concerned; and as this is a
beauty of interest, and not of form, so to speak, it must delight us merely
by communication, and by our sympathizing with the proprietor of the
lodging. We enter into his interest by the force of imagination, and feel
the same satisfaction, that the objects naturally occasion in him.24
Cette citation montre clairement aussi le rapport étroit que Hume
établit entre la sympathie et l'imagination dans la genèse du sentiment de
beauté: l'élan sympathique du spectateur vers le sentiment du possesseur
stimule l'imagination du spectateur qui, par un phénomène de conversion,
transforme l'idée que celui-ci a reçue du plaisir du possesseur en une
réelle impression de plaisir,25 sans pour autant qu'il éprouve lui-même un
désir de possession.
Dans ses essais "The Sceptic" et "Of the Standard of Taste"26 –
publiés environ deux ans après le Treatise of Human Nature – David
Hume rompt avec la tradition des critères qualitatifs du beau et généralise
sa définition subjectiviste:27 "Beauty is no quality in things themselves: it
exists merely in the mind which contemplates them." 28 Dans "The
Sceptic," il oppose l'opération purement intellectuelle que nécessite
l'objet "vrai" ou scientifique à la réaction affective qu'entraîne la
considération de l'objet "beau" et affirme que c'est le sentiment de plaisir
ou de déplaisir qui détermine l'esprit à décider de la beauté ou de la
laideur d'un objet. Puis il précise: "Now, it is evident, that this sentiment
must depend upon the particular fabric or structure of the mind, which
enables such particular forms to operate in such a particular manner, and
produces a sympathy or conformity between the mind and its objects." 29
Remarquons le sens que Hume donne ici au terme "sympathy," qui est
celui de "conformity," donc d'accord ou d'affinité, et qui diffère du sens
qu'il lui avait donné dans les définitions du Treatise. Ici, le sentiment du
beau dépend donc de la "sympathie" entre la constitution de l'esprit et
celle des objets.30 La triple répétition de l'adjectif "particular" dans cette
citation montre à quel point Hume confère à l'avènement de la sympathie,
24
. Hume, Treatise 364 (2.2.5).
25
. C'est sa propre théorie de "belief" que David Hume applique ici: voir Treatise 369
(2.2.7).
26
. David Hume, Essays Moral, Political, and Literary, 1741-42 (London: Longmans,
1875) 213-31 et 266-84.
27
. Sur l'esthétique de David Hume, voir principalement Olivier Brunet, Philosophie et
esthétique chez David Hume (Paris: Nizet, 1965) et Townsend.
28
. Hume, Essays 268 ("Of the Standard of Taste").
29
. Hume, Essays 218 ("The Sceptic").
30
. Voir l'histoire sémantique du terme "sympathy" dans l'OED, 20 vols. (Oxford:
Clarendon, 1989) 17: 460.
. Alison 176.
37
. Thomas Hobbes avait introduit les "trains of thought" dans Leviathan 94 (1e partie,
38
chap. 3).
39
. Alison 23.
40
. Alison 237-38.
that poetry, painting and other affecting arts, transfuse their passions
from one breast to another"47 et Gerard par celle de la contagion
affective ou "infection."48 Tandis que Hume expose les effets
sympathiques de l'éloquence, des récits historiques et de la poésie,49 et
Gerard ceux de la poésie,50 Blair remarque la sublimité des poèmes
d'Ossian qui émeuvent par le pouvoir de la sympathie 51 et Alison
confirme que le but de la poésie, comme de toute œuvre d'art, est de
susciter par la sympathie "the Emotions of Taste." Mais ces
philosophes ne s'en tiennent pas à de simples constatations; ils
requièrent deux conditions à la production de cet effet sympathique. La
première condition est celle de la sympathie/conformité ("conformity")
déjà proposée, nous l'avons vu, par Hume et Alison dans l'expérience
esthétique, et appliquée ici par Hume aux situations et aux points de
vue entre l'œuvre d'art et le spectateur: "every work of art, in order to
produce its due effect on the mind, must be surveyed in a certain point
of view, and cannot be relished by persons whose situations, real or
imaginary, is not conformable to that which is required by the
performance."52 Hume recommande même une ressemblance entre le
lecteur et l'auteur comme garantie de l'effet sympathique sur le lecteur:
"we choose our favourite author as we choose our friend, from a
conformity of humour and disposition. Mirth or passion, sentiment or
reflection; whichever of these predominates in our temper, it gives us a
peculiar sympathy with the writer who resembles us."53 La deuxième
condition de l'effet sympathique concerne l'intérêt des sujets et des
modes de représentation et leur capacité à susciter la sympathie du
lecteur: "a representation destined by its nature to affect, must only be
founded upon a great and interesting subject, but in the management of
this subject, such means only must be employed as are fitted to
preserve, and to promote the interest and sympathy of the reader."54
. Burke 44.
47
49
. Hume, An Enquiry Concerning the Principles of Morals (2e partie, section 5,
subsec. 180-181).
50
. Voir Gerard 278.
51
. Voir Hugh Blair, A Critical Dissertation on the Poems of Ossian, 1763, The
Sublime: a Reader in British Eighteenth-Century Aesthetic Theory, ed. Andrew Ashfield
and Peter de Bolla (Cambridge: Cambridge UP, 1996) 210-12.
52
. Hume, Essays 276 ("Of the Standard of Taste").
53
. Hume, Essays 281 ("Of the Standard of Taste").
54
. Alison 150.
Donnant tout son sens à l'"ut pictura poesis" d'Horace, Alison et ses
prédécesseurs prônent le style figuratif, "coloured by imagination,"55
comme le plus apte à toucher la sensibilité du lecteur par le processus
de sympathie: Hume et Gerard, par exemple, associent la force des
images à la vivacité des idées représentées et affirment que, comme
pour les objets réels, cette vivacité transforme en émotions réelles les
idées des passions suggérées par les images. C'est pourquoi ils
reprennent la distinction d'Aristote entre histoire et poésie et
s'accordent à proclamer la supériorité de la poésie qui, par son mode
métaphorique d'expression, éveille des émotions plus vives que
l'histoire: "poetry excites stronger and livelier ideas, sentiments and
emotions, than history; that in a manner sets the objects before our
eyes, that we almost think that we see them." 56 Cet "effet de réel" n'est
pas dû à une servile imitation de la nature mais à l'imagination qui,
selon Alison, est capable, par son effet sur la sympathie, de produire
des émotions supérieures à celles-mêmes que peut produire la Nature:
"of a more exquisite and profound delight, that Nature itself is ever
destined to awaken."57 Comme le suggère David Marshall dans The
Surprising Effects of Sympathy,58 le miroir ne reflète plus la Nature
mais la nature humaine, c'est-à-dire que l'art représentatif devient l'art
d'émouvoir le spectateur par la sympathie. Les Effets surprenants de la
sympathie (1713-14) est le titre du premier roman de Marivaux dont la
préface, "Avis au lecteur," renferme déjà le postulat esthétique selon
lequel la valeur d'une œuvre d'art dépend de sa capacité à éveiller la
sympathie du spectateur. S'intéressant ainsi à la question de la mimesis,
Burke, Gerard et Alison comparent aussi la poésie à la peinture et
donnent encore la préséance à la poésie qui, contrairement aux arts
plastiques, n'est pas imitative parce que, selon Alison, elle s'adresse à
l'imagination et non au regard: "The Painter addresses himself to the
Eye. . . . The Poet speaks to the Imagination."59 C'est Burke qui est le
plus explicite sur ce point: il contredit du Bos, 60 selon lequel la
peinture, par la clarté de sa représentation, est plus pathétique que la
poésie, en opposant l'art mimétique de la peinture à l'art sympathique
de la poésie:
55
. Hume, Essays 277-78 ("Of the Standard of Taste").
56
. Gerard 279.
57
. Alison 434-35.
58
. Voir David Marshall, The Surprising Effects of Sympathy (Chicago: U of Chicago
P, 1988) chap. 1.
59
. Alison 131.
60
. Voir Burke 60-61. Les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de
l'abbé Dubos (1640-1742) furent traduites en anglais par Thomas Nugent en 1748.
. C'est l'idée humienne de l'intérêt que les êtres humains portent à leurs semblables
62
66
. Voir Burke (2.3).
67
. Burke 58. Rappelons l'importance que Kant donna à cette théorie burkienne du
sublime dans Critique de la faculté de juger, 1787, trad. Alexis Philonenko (Paris: Vrin,
1993) 163-64.
68
. Burke 44.
69
. Aristote, Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Paris: Seuil, 1980)
chap. 14 (53b).
70
. Lucrèce, De Rerum Natura livre 2, vers 1-5.
71
. Hobbes, en revanche, nomme "cruelty" le fait de se réjouir du malheur d'autrui en
raison de son propre sentiment de sécurité: Leviathan 126 (1e partie, chap. 6).
72
. Voir William P. Albrecht, The Sublime Pleasures of Tragedy (Kansas: UP Kansas,
1975) chaps. 1 et 2.
spectateur mais à la sympathie qu'il éprouve devant les scènes les plus
horribles. Comment rend-il compte alors du caractère paradoxal de ce
sentiment que Kierkegaard appellerait "antipathie sympathique?" Dans un
discours sociochrétien, Burke affirme que la sympathie a été créée par
Dieu pour unir les êtres humains et que ce lien est renforcé par le
sentiment de "delight" devant la douleur de nos semblables, sans lequel
ils s'en détourneraient: "and as our Creator has designed we should be
united by the bond of sympathy, he has strengthened that bond by a
proportionable delight; and there most where our sympathy is most
wanted, in the distresses of others."73
Il en est de même pour le sentiment de "delight" éprouvé devant les
malheurs représentés dans la tragédie: Burke reconnaît qu'il est des cas
où le plaisir dû au spectacle de la passion fictive est supérieur à celui
que suscite la douleur réelle d'autrui. Mais lorsque Burke nie que le
plaisir de l'imitation, si véridique que soit celle-ci, puisse l'emporter sur
le plaisir de la réalité, n'est-il pas en contradiction avec lui-même? Il
donne l'exemple du théâtre qui se vide en faveur du spectacle d'une
exécution sur la place publique et écrit: "in a moment the emptiness of
the theatre would demonstrate the comparative weakness of the
imitative arts, and proclaim the triumph of the real sympathy." 74 De
tous les penseurs du XVIIIe siècle, Burke est celui qui pousse la théorie
de la "sympathie réelle" à l'extrême,75 mais ceci au détriment, peut-être,
d'une réflexion plus spécifiquement esthétique sur le pouvoir de la
représentation, réflexion déjà amorcée par David Hume et par Gerard et
poursuivie au XIXe siècle par Knight, Shelley et Hazlitt.76 Donnons-en
trois exemples: dans A Treatise of Human Nature, Hume explique que
toutes les passions, douloureuses ou joyeuses, représentées dans une
tragédie, sont forcément communiquées au spectateur par le principe de
sympathie et non par une qualité originale de la passion:
A spectator of a tragedy passes through a long train of grief, terror,
indignation, and other affections, which the poet represents in the
persons he introduces. . . . the spectator must sympathize with all these
changes. . . . all of them [passions] arise from that principle
[sympathy].77
. Burke 46.
73
. Burke 47.
74
75
. Dans A Review of 'The Landscape', A Didactic poem (1795), William Marshall
suggèrera que le spectateur même "exposed" peut ressentir des "sublime emotions."
76
. Voir Albrecht.
77
. Hume, Treatise 369.
Plus tard, dans son essai "Of Tragedy" (1757), il constate que le plaisir
du spectateur est proportionnel au degré de ses émotions et de leur
débordement:
It seems an unaccountable pleasure which the spectators of a well-
written tragedy receive from sorrow, terror, anxiety, and other passions
that are in themselves disagreeable and uneasy… They are pleased in
proportion as they are afflicted, and never are so happy as when they
employ tears, sobs, cries, to give vent to their sorrow and relieve their
heart, swoln with the tenderest sympathy and compassion.78
Hume rend compte de cette délectation par le caractère (toujours)
agréable de l'imitation qui adoucit les passions et, comme pour l'art
oratoire, par le pouvoir des "beauties of imagination and expression"
qui s'exerce sur l'esprit du spectateur et "convert[s] the whole feeling
into one uniform and strong enjoyment."79 (261). Gerard, dans une
perspective analogue, affirme que, dans la tragédie, les passions, telles
que "suspense, anxiety, terror," qui, dans la réalité seraient un "pur
tourment," sont transmises au spectateur par la force de la sympathie et
rendues agréables par la force de l'imitation: "There can be no stronger
proof of the force of imitation in conferring on its effects the power of
pleasing, than its rendering those passions agreeable, when excited by
it, which, when produced in the natural way, are pure and unmixed
pain."80 Knight, dans Analytical Inquiry into the Principles of Taste,
publié en 1805, associera la tragédie au sublime et expliquera que le but
de la tragédie est de susciter "exquisite and delightful thrills of
sympathy" chez le spectateur par l'expression des passions et l'énergie
mentale que celles-ci déploient.81 Tous trois précisent que ces réactions
sympathisantes du spectateur ne sont rendues possibles que par la
conscience qu'il a de sa distance par rapport aux événements
représentés. En somme, c'est la question de "l'illusion théâtrale" qui est
soulevée par ces théories des effets sympathiques de la tragédie, telle
qu'elle fut développée par Diderot dans Paradoxe sur le comédien82 (du
point de vue de la création de l'illusion) ou plus tard par Stendhal qui,
dans Racine et Shakespeare (1823), tente de montrer comment le
sublime tragique peut, grâce à la sympathie, créer "l'illusion parfaite."
Les esthéticiens britanniques du XVIIIe siècle nous prouvent que
78
. Hume, Essays 258-59 ("Of Tragedy").
79
. Hume, Essays 261 ("Of Tragedy").
80
. Gerard 51-52.
81
. Voir Albrecht chap. 6.
82
. Paradoxe sur le comédien fut écrit par Diderot entre 1769 et 1773 et publié en
1830.
Andréa GAGNOUD
Université Paul Valéry – Montpellier III
90
. Voir Meyer H. Abrams, The Mirror and the Lamp (1953; Oxford: Oxford UP,
1974).
91
. Percy B. Shelley, Defence of Poetry, 1812 (London: Porcupine P, 1973) 26.
92
. Voir Albrecht chap. 7.
93
. Shelley 17.