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XVII-XVIII.

Bulletin de la société
d'études anglo-américaines des
XVIIe et XVIIIe siècles

Du rôle de la "sympathie" dans l'évolution de la pensée


esthétique britannique au XVIIIe siècle
Andréa Gagnoud

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Gagnoud Andréa. Du rôle de la "sympathie" dans l'évolution de la pensée esthétique britannique au XVIIIe siècle. In:
XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°56, 2003. pp. 57-73;

doi : https://doi.org/10.3406/xvii.2003.1817

https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2003_num_56_1_1817

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DU RÔLE DE LA "SYMPATHIE" DANS L'ÉVOLUTION
DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE BRITANNIQUE
AU XVIIIe SIÈCLE

La "sympathie," du grec sumpatheia (composé de sun pathein)


signifiant "participation à la souffrance d'autrui," est une notion
récurrente dans l'histoire intellectuelle et littéraire européenne. Elle est
employée dans ce sens par plusieurs auteurs ou philosophes grecs et
latins tels que Homère, Euripide, Aristote et Chrysippe ou Cicéron et
Pline, par les théologiens St Augustin ou St Thomas d'Aquin, et on la
trouve en Angleterre chez Chaucer (The Clerk's Tale), Shakespeare,
Bunyan (Pilgrim's Progress), Milton (Paradise Lost) ou encore chez
Hobbes et chez Locke. On rencontre le terme aussi dans un sens dérivé
du premier, à savoir "accord, affinité naturelle entre deux ou plusieurs
choses," chez Platon, qui, à propos du beau et du bon, l'emploie au sens
de similitude, ou chez Cicéron à propos de l'amitié. Hippocrate introduisit
cette acception du terme de sympathie dans le domaine médical: on
retrouve celle-ci dans les traités de médecine européens à partir du XVIe
siècle, comme dans l'expression "poudre sympathique" qui, en 1657 par
exemple, fit l'objet du discours de Sir Kenelm Digby, Of the Sympathetic
Powder,1 et fut utilisée au XVIIIe siècle par Steele dans le Spectator ou
dans les définitions de "sympathy" de l'Encyclopaedia Britannica2 et de
"sympathie" de l'Encyclopédie de Diderot (c'est d'ailleurs l'unique
définition donnée dans ces deux encyclopédies). Notons en outre
l'expression "encre de sympathie" utilisée par Rousseau dans les
Confessions.

1
. Ce discours, prononcé en français à Montpellier en 1657, raconte une histoire qui
s'est passée sous le règne de Jacques Ier et expose le mode de fabrication et les vertus
curatives de la poudre sympathique. Ce texte fut imprimé à Londres en 1669.
2
. "[I]n medicine, denotes an indisposition befalling one part of the body, through the
defect or disorder of another" (Encyclopaedia Britannica [Edinburgh: Bell and
McFarquhar, 1771] 880).

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Depuis la pensée stoïcienne de la sympathie universelle jusqu'au


XVIIIe siècle, la notion de "sympathie," référant à la sphère sensible et
affective du fonctionnement de la nature humaine, n'avait jamais été
conceptualisée de manière directement ou indirectement théorique: il est
vrai qu'il faudra pour cela attendre les travaux des psychologues
contemporains tels que Nature et formes de la sympathie de Max Scheler
(1923) ou bien la Sympathie et ses trois aspects de Dimitri Ochanine
(1938). Cependant, dès 1740, en Grande-Bretagne, David Hume, dans le
troisième Livre du Treatise of Human Nature, met en place une théorie
éthique et esthétique sur des fondements épistémologiques empirico-
sensationnistes hérités de Hobbes et de Locke, dans laquelle il propose la
"sympathie" comme élément moteur des relations entre sujet et objet, ou
entre sujets. Les diverses définitions qu'il en donne reviennent toutes à
montrer, comme le feront ces psychologues, que la sympathie est une
tendance,3 un principe naturel qui permet aux êtres humains de partager
leurs émotions et leurs passions, de les recevoir ou de les ressentir par
"communication" ou par "infusion," quelle que soit leur situation initiale:
"No quality of human nature is more remarkable, both in itself and in its
consequences, than that propensity we have to sympathize with others,
and to receive by communication their inclinations and sentiments,
however different from, or even contrary to our own."4 Dès lors, la notion
de sympathie prend une importance et une place nouvelles. En 1755,
Samuel Johnson la définit ainsi dans son Dictionary of the English
Language: "fellow-feeling; mutual sensibility; the quality of being
affected by the affections of others."5 Puis, dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, les penseurs, d'un point de vue moraliste ou/et esthétique,
reprennent ce terme de "sympathie" dans des définitions similaires: par
exemple, "a sort of substitution, by which we are put into the place of
another man, and affected in many respects as he is affected" 6 ou "our
fellow-feeling with any passion whatever."7 Ils l'introduisent dans leurs
théories pour montrer, comme Hume ou Smith, que la sympathie est une
3
. Dimitri Ochanine insiste sur le "caractère tendanciel de la sympathie" dans La
Sympathie et ses trois aspects (Paris: Rodstein, 1938) 11.
4
. David Hume, A Treatise of Human Nature, 1739-40 (Oxford: Clarendon, 1978)
316 (2.1.11) et 358 (2.2.5).
5
. Notons que ce terme: "fellow-feeling" avait été employé par Thomas Hobbes pour
signifier la pitié ou la compassion, Leviathan, 1651 (Harmondsworth: Penguin, 1981) 126
(1e partie, chap. 6).
6
. Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the
Sublime and the Beautiful, 1757 (Oxford: Blackwell, 1987) 44.
7
. Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, 1759 (Indianapolis: Liberty
Classics, 1976) 49. Voir Jean Mathiot, Adam Smith. Philosophie et économie. De la
sympathie à l'échange (Paris: PUF, 1990).

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cause nécessaire et suffisante du jugement moral, qu'elle est au cœur non


seulement des rapports interindividuels – et en cela qu'elle participe à la
socialisation de l'individu8 – mais aussi des rapports entre le sujet et les
objets externes, réels ou représentés. C'est cette deuxième perspective de
la sympathie que je voudrais étudier ici afin de montrer le rôle que tient
cette notion dans l'évolution de la pensée esthétique en Grande-Bretagne,
et plus particulièrement son incidence sur les notions principales de
"beau" et de "sublime" – le "goût" étant défini comme la faculté
d'appréciation du beau.
Depuis l'Hippias Majeur ou le Gorgias de Platon, le "beau," il est
vrai, n'avait jamais cessé d'être objet de pensée;9 cependant, jusqu'aux
premières théorisations subjectivistes britanniques (Hobbes, Locke,
Dennis, Shaftesbury, Addison et Hutcheson), françaises (le Père
Bouhours, l'abbé du Bos ou le Père André) ou suisse (Jean-Pierre de
Crousaz), l'idée du "beau" était indissolublement associée à l'idée du
"bien" (elle l'est encore chez certains comme Shaftesbury ou chez le Père
André) et ce d'un point de vue formaliste. Dès le moment où les
philosophes empiristes centrent leurs études sur la découverte des
principes de la nature humaine et du fonctionnement de cette relation
sujet/objet qui aboutit à l'appréciation de l'objet en tant qu'objet beau, le
centre d'intérêt se déplace de l'objet apprécié au sujet appréciateur.10
L'interrogation qui, jusque-là, portait sur les critères et les règles du
"beau," devient partie intégrante de leur enquête psycho-épistémologique:
Locke et Hutcheson classent "beauty" dans les "idées complexes," Hume,
dans les "passions calmes," Alison dans les "émotions complexes," et
tous définissent le "beau" par l'effet de plaisir qu'il procure.11 Tandis que
Locke, philosophe empiriste rationaliste, restreint sa considération du
"beau" à cette définition, ses successeurs chercheront à expliciter cette
simple adéquation du "beau" au plaisir qui, finalement, ne débouche que
sur un raisonnement circulaire (beau = plaisir, plaisir = beau). Afin de

8
. Voir Hume, Treatise 363 (2.2.5). Sur le rôle de la sympathie dans la philosophie
morale de Hume, voir Philip Mercer, Sympathy and Ethics (Oxford: Clarendon, 1972).
9
. Sur l'histoire de la pensée du "beau," voir Jerome Stolnitz, "'Beauty': Some Stages
in the History of an Idea," Journal of the History of Ideas 22 (1961) 185-204; Bernard
Bosanquet, A History of Aesthetic, 1904 (New York: Meridian, 1957); Luc Ferry, Homo
aestheticus (Paris: Grasset, 1990); Marc Sherringham, Introduction à la philosophie
esthétique (Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1992); Annie Becq, Genèse de l'esthétique
française moderne, 1680-1814 (Paris: Albin Michel, 1994).
10
. Voir Marc-Mathieu Münch, le Pluriel du beau (Metz: U de Metz, 1991).
11
. John Locke définit "beauty" ainsi: "Beauty, consisting of a certain composition of
Colour and Figure, causing delight in the Beholder" (An Essay Concerning Human
Understanding 2.12.5).

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préciser la nature du phénomène lui-même, à savoir ce "je-ne-sais-quoi"


qui métamorphose l'objet objectal en objet esthétique, ils analyseront les
modes et les processus d'appréhension du "beau": tandis que Shaftesbury
(1711) et Hutcheson (1725) croient à un "internal sense" qui découvre
immédiatement la beauté esthétique (et morale), rejetant ainsi la
suprématie de la raison, Hume, tout d'abord, puis Smith, Gerard et
Alison, choisissent le principe de "sympathie" pour rendre compte du
processus psycho-intellectuel qui mène de la réaction affective immédiate
à l'appréciation esthétique.
Cependant, certains philosophes ou théoriciens du beau au XVIIIe
siècle, à l'instar de Platon ou d'Aristote et des théoriciens de la
Renaissance ou de l'âge classique,12 continuent d'assigner à une ou
plusieurs qualités la cause de la beauté d'un objet, réel ou représenté,
excluant ainsi le principe de sympathie de la relation hédoniste
objet/sujet: pour Hutcheson et Hartley, par exemple, c'est "uniformity
amidst variety,"13 pour Hogarth c'est "the waving and serpentine lines" 14
et pour Burke, c'est une série de qualités, qu'il énumère dans A
Philosophical Enquiry, telles que "smallness, smoothness, gradual
variation, delicacy" et une prise de position affirmée sur la valeur
qualitative de la beauté: "beauty is, for the greater part, some quality in
bodies, acting mechanically on the senses."15
Dans un passage révélateur du Treatise of Human Nature, David
Hume propose aussi une qualité d'un objet comme cause principale de sa
beauté. C'est l'utilité ou la commodité: "their [of useful objects] beauty is
chiefly derived from their utility, and from their fitness for that purpose,
to which they are destined."16 C'est donc l'adaptation de la nature ou de la
forme d'un objet à sa finalité, et non la forme elle-même, qui rend celui-ci
agréable, donc beau. Burke dénonce le "sophisme" d'une telle théorie qui
confond concomitance et cause: "we are deceived by a sophism, which
makes us take that for a cause which is only a concomitant"17 et
démontre, comme le feront plus tard Reid et Alison, que de nombreux
objets sont utiles, de nombreuses créatures bien agencées, telles le porc
ou le singe, sans être beaux. Mais Burke oublie de prendre en compte le
principe de sympathie qui permet à Hume de concilier l'apparente

. Voir Bosanquet 33.


12

. Hutcheson, An Inquiry into the Origin of our Ideas on Beauty and Virtue (1725);
13

Hartley, Observations on Man (1749).


14
. William Hogarth, An Analysis of Beauty (1753).
15
. Burke 112.
16
. Hume, Treatise 364 (2.2.5).
17
. Burke 106 (3.6).

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objectivité de la cause à la subjectivité du processus qui engendre l'effet


de plaisir: Hume affirme en effet que la beauté d'un objet ne dépend pas
directement de son utilité mais du plaisir qu'il procure à son possesseur
ainsi que, par sympathie, à celui qui contemple cet objet: "Wherever an
object has a tendency to produce pleasure in the possessor, or in other
words, is the proper cause of pleasure, it is sure to please the spectator,
by a delicate sympathy with the possessor."18 Il y a donc, comme dans la
métaphore des miroirs/esprits où se reflètent les émotions humaines,
réverbération sympathique du plaisir causé par l'objet, du possesseur au
spectateur, puis même, en retour, du spectateur au possesseur, et ainsi de
suite. L'affirmation théorétique "the observation of convenience gives
pleasure, since convenience is a beauty" implique le processus de
"contagion affective," décrit plus haut, entre le plaisir du possesseur et
celui du spectateur. Ainsi Hume est conduit à une première définition
subjectiviste du beau comme un sentiment produit par la sympathie:
"Most kinds of beauty are derived from this origin [the force of
sympathy]"19 et, en conséquence, à voir la sympathie aussi à l'origine de
"our taste of beauty."20 Vingt ans plus tard, en 1759, Adam Smith (qui,
rappelons-le, était l'ami de Hume) après avoir encensé Hume, rapporte et
adopte cette théorie esthétique de l'effet sympathique causé par l'utilité
d'un objet dans The Theory Of Moral Sentiments.21 Dans l'Essay on Taste,
publié la même année, Alexander Gerard évoque aussi l'incidence de la
sympathie sur le sentiment de délectation que procure la vue d'un objet
bien conçu, donc beau: "we sympathetically enter into a strong feeling of
delight which must attend the possession or use of what is well designed
and executed" et il conclura, comme Hume, que la sympathie est à
l'origine des "sentiments of taste."22
Cette théorie du rapport sympathique entre un objet agréable et un
spectateur soulève sans doute la question de l'intérêt ou du désintérêt du
spectateur envers cet objet23 – question qu'il n'y a pas lieu de développer
ici. Notons seulement que Hume, héritier en cela de Shaftesbury et de
Hutcheson, est catégorique sur ce point: le jugement de beauté ne peut en
aucun cas émaner de l'intérêt propre du spectateur:
18
. Hume, Treatise 576-77 (3.3.1).
19
. Hume, Treatise 363-65 (2.2.5).
20
. Hume, Treatise 577 (3.3.1).
21
. Smith 297-98.
22
. Alexander Gerard, An Essay on Taste, 1759; facsimile de la 3e édition de 1780
(Florida: Scholars' Facsimiles, 1963) 185.
23
. Voir Stolnitz, "On the Origins of 'Aesthetic Disinterestedness,'" Journal of
Aesthetics and Art Criticism 20 (1961): 131-43; Dabney Townsend, Hume's Aesthetic
Theory (London: Routledge, 2001).

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It is certain our own interest is not in the least concerned; and as this is a
beauty of interest, and not of form, so to speak, it must delight us merely
by communication, and by our sympathizing with the proprietor of the
lodging. We enter into his interest by the force of imagination, and feel
the same satisfaction, that the objects naturally occasion in him.24
Cette citation montre clairement aussi le rapport étroit que Hume
établit entre la sympathie et l'imagination dans la genèse du sentiment de
beauté: l'élan sympathique du spectateur vers le sentiment du possesseur
stimule l'imagination du spectateur qui, par un phénomène de conversion,
transforme l'idée que celui-ci a reçue du plaisir du possesseur en une
réelle impression de plaisir,25 sans pour autant qu'il éprouve lui-même un
désir de possession.
Dans ses essais "The Sceptic" et "Of the Standard of Taste"26 –
publiés environ deux ans après le Treatise of Human Nature – David
Hume rompt avec la tradition des critères qualitatifs du beau et généralise
sa définition subjectiviste:27 "Beauty is no quality in things themselves: it
exists merely in the mind which contemplates them." 28 Dans "The
Sceptic," il oppose l'opération purement intellectuelle que nécessite
l'objet "vrai" ou scientifique à la réaction affective qu'entraîne la
considération de l'objet "beau" et affirme que c'est le sentiment de plaisir
ou de déplaisir qui détermine l'esprit à décider de la beauté ou de la
laideur d'un objet. Puis il précise: "Now, it is evident, that this sentiment
must depend upon the particular fabric or structure of the mind, which
enables such particular forms to operate in such a particular manner, and
produces a sympathy or conformity between the mind and its objects." 29
Remarquons le sens que Hume donne ici au terme "sympathy," qui est
celui de "conformity," donc d'accord ou d'affinité, et qui diffère du sens
qu'il lui avait donné dans les définitions du Treatise. Ici, le sentiment du
beau dépend donc de la "sympathie" entre la constitution de l'esprit et
celle des objets.30 La triple répétition de l'adjectif "particular" dans cette
citation montre à quel point Hume confère à l'avènement de la sympathie,
24
. Hume, Treatise 364 (2.2.5).
25
. C'est sa propre théorie de "belief" que David Hume applique ici: voir Treatise 369
(2.2.7).
26
. David Hume, Essays Moral, Political, and Literary, 1741-42 (London: Longmans,
1875) 213-31 et 266-84.
27
. Sur l'esthétique de David Hume, voir principalement Olivier Brunet, Philosophie et
esthétique chez David Hume (Paris: Nizet, 1965) et Townsend.
28
. Hume, Essays 268 ("Of the Standard of Taste").
29
. Hume, Essays 218 ("The Sceptic").
30
. Voir l'histoire sémantique du terme "sympathy" dans l'OED, 20 vols. (Oxford:
Clarendon, 1989) 17: 460.

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donc du sentiment du beau, une valeur et un statut particuliers, c'est-à-


dire que loin de l'uniformiser ou de le banaliser, il l'intègre dans la
perspective subjectiviste et individualiste de l'expérience esthétique qui
est la sienne. L'individualisation de ce rapport sympathique entre le sujet
et l'objet devient alors un aspect caractéristique des théories du beau dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle: on le trouve par exemple en 1759
dans l'Essay on Taste d'Alexander Gerard: "the degree of force with
which objects strike us, depends much on the prevailing disposition of the
mind"31 ou en 1790 chez Alison: "the perception of beauty also depends
upon the temporary sensibility of his [every man's] mind."32 Cette théorie
subjectiviste du beau va amener les esthéticiens du XVIIIe siècle à
reconnaître la diversité des perceptions, donc, des sentiments du beau33 et
certains, comme Hume et Gerard, à se pencher sur la question de la
diversité des goûts et de l'existence d'une norme du goût – qu'il serait
inopportun de traiter ici.34
C'est avec Alison que la sympathie prend sa portée et sa valeur
esthétiques. En effet, dans Essays on the Nature and Principles of Taste,
Alison présente une théorie du beau (qu'il associe au sublime) semblable
à celle de Hume en ce qu'elle est subjectiviste et que la sympathie et
l'imagination y jouent un rôle primordial. Néanmoins, si Alison soutient
la thèse du désintéressement du sentiment de beauté, selon lui, les
qualités d'un objet, telles que "the useful, the agreeable, the fitting or the
convenient,"35 bien qu'agréables à l'entendement, n'ont que peu d'effet sur
l'imagination, donc sur la sympathie. En effet, pour Alison,
l'appréhension du beau (et du sublime) est le résultat d'une émotion
complexe supérieure qu'il nomme "Emotion of Beauty or Sublimity,"
elle-même comprise dans "Emotions of Taste."36 Ces émotions ne
peuvent advenir que si l'émotion simple suscitée par les qualités d'un
objet éveille dans l'imagination des associations entre ces qualités et des
qualités mentales, "Qualities of Mind," dont les premières sont les
"signes" ou les "expressions." "Qualities of Matter are not Beautiful or
Sublime in themselves, but as they are, by various means, the Signs or
31
. Gerard 77.
32
. Sir Archibald Alison, Essays on the Nature and Principles of Taste, 1790, 2 vols.
(Edinburgh: Constable, 1817) 1: 94.
33
. Voir Münch.
34
. Voir Hume, Essays 206-84 ("Of the Standard of Taste") et Gerard 207-74. Voir
aussi Renée Bouveresse, L'Expérience esthétique (Paris: Armand Colin, 1998) 3e partie,
chap. 1.
35
. Alison 19.
36
. Remarquons que Kames avait utilisé ces dénominations dans Elements of Criticism
(1762).

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Expressions of Qualities capable of producing Emotion . . . [they] only


produce this effect from their associations with other Qualities expressive
of some Qualities of Mind."37 Ces associations suscitent alors des
enchaînements de pensées ("trains of thought"38) qui sont à l'origine
d'émotions plaisantes qu'Alison nomme "Emotion(s) of Delight."39 Mais
il est une autre condition nécessaire à une telle émotion, c'est la médiation
de la sympathie entre l'émotion simple initiale et l'émotion complexe de
beauté ou de sublimité: cette médiation est assurée, d'une part, grâce à
l'"accord" ou à la "coïncidence" entre ces qualités exprimées et la
disposition d'esprit du spectateur, d'autre part, par l'effet de "contagion
affective" que provoque cette affinité entre le sujet et l'objet; c'est-à-dire
que, comme pour Hume, les idées des passions exprimées par l'objet ou
par les associations avec cet objet, suggérées par l'imagination, se
transforment en émotions réelles. Parmi les nombreux exemples de ce
processus sympathique que donne Alison dans son deuxième essai,
retenons celui des sons de la voix humaine:
Such sounds are beautiful or sublime, only as they express Passions or
Affections which excite our sympathy. . . . The effect of such sounds in
producing these Emotions, instead of being permanent, is limited by the
particular temper of mind we happen to be in, or by the coincidence
between that temper, and the peculiar qualities of which such sounds are
expressive.40
Alison applique cette théorie expressionniste des effets esthétiques
de la sympathie entre sujet et objet tant aux sons composés qu'aux sons
naturels: selon lui, les plaisirs procurés par la musique ne sont pas des
plaisirs mécaniques dus à la simple perception des sons, mais des
plaisirs raffinés suscités par l'expression de quelque "pathetic or
interesting affection." De fait, Alison n'établit aucune distinction entre
les causes de la beauté des objets naturels et celles de la beauté des
objets artificiels: il traite des "Fine Arts" (peinture, sculpture,
architecture, poésie ou musique) comme il traite des formes, des sons
ou des couleurs. Quel que soit l'objet contemplé, le sentiment de beauté
n'est autre que l'effet momentané d'une concordance sympathique entre
les "qualités mentales" ou émotions exprimées par l'objet et la capacité
affective ou sensibilité du sujet; autrement dit, la sympathie devient
avec Alison le principe conducteur de cette relation intime entre

. Alison 176.
37

. Thomas Hobbes avait introduit les "trains of thought" dans Leviathan 94 (1e partie,
38

chap. 3).
39
. Alison 23.
40
. Alison 237-38.

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l'objectif et le subjectif qui est propre à l'expérience esthétique. L'intérêt


de cette théorie alisonienne de la sympathie comme force génératrice
de l'émotion complexe de beauté ou de sublimité réside aussi dans le
fait que cette émotion résulte du choix tendanciel du sujet à instaurer
cette relation sympathique avec l'objet contemplé ou non. Se référant
aux arts plastiques, Alison écrit: "This Beauty is in fact either felt or
unfelt, precisely as the state of our minds induces us either to
sympathize or not with the disposition of mind which the countenance
displays."41 La totale subjectivisation de ce processus psycho-esthétique
permet à Alison de libérer le sujet/spectateur de la suprématie des
critères purement formels de l'objet externe puisqu'il donne au sujet la
possibilité de conférer à l'objet un caractère qui ne lui appartient pas:
"our minds instead of being governed by the character of external
objects are enabled to bestow upon them a character which does not
belong to them."42 En outre, il confirme la libération de l'artiste par
rapport aux règles classiques – libération déjà annoncée par Addison
(Spectator n°29), par Hume (Essays 137 ["Of the Standard of Taste"]
137), par Gerard (249, 267) ou encore par Reynolds. 43 Le but de l'artiste
est alors avant tout d'éveiller la sympathie du spectateur: "[the artist's]
ambition is only to be ratified when he can excite the sympathies of
mankind."44
Ce "pathos" ou "affectus" que Quintilien avait jadis perçu comme
"l'âme et la vie" de l'art oratoire afin d'exciter les passions des
auditeurs,45 et que John Dennis, au début du XVIIIe siècle, avait
considéré comme "the characteristical mark of poetry," 46 devient, dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, le critère premier et unique de toute
œuvre d'art, au détriment du but didactique qui lui était
traditionnellement associé. Mais, selon les penseurs que nous avons
cités, la sympathie joue un rôle primordial dans la communication de ce
pathos puisqu'ils affirment qu'il doit être communiqué à tout spectateur,
de la même manière que la joie ou la détresse réelles d'autrui, par le
principe de sympathie. Burke exprime cette idée par la métaphore de la
"transfusion" des passions: "It is by this principle [of sympathy] chiefly
41
. Alison 284-85.
42
. Alison 428.
43
. "[R]ules are the fetters of genius" (Sir Joshua Reynolds, Discourses, 1769-90
[London: Penguin, 1992] 83).
44
. Alison 351.
45
. Voir Quintilien, Institutio Oratoria (Paris: Panckoucke, 1831) 147 (livre 6, chap.
2).
46
. Voir John Dennis, Advancement and Reformation of Poetry (London: Parker,
1701) chap. 5; The Grounds of Criticism in Poetry (London: Strahan, 1704) chap. 3.

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that poetry, painting and other affecting arts, transfuse their passions
from one breast to another"47 et Gerard par celle de la contagion
affective ou "infection."48 Tandis que Hume expose les effets
sympathiques de l'éloquence, des récits historiques et de la poésie,49 et
Gerard ceux de la poésie,50 Blair remarque la sublimité des poèmes
d'Ossian qui émeuvent par le pouvoir de la sympathie 51 et Alison
confirme que le but de la poésie, comme de toute œuvre d'art, est de
susciter par la sympathie "the Emotions of Taste." Mais ces
philosophes ne s'en tiennent pas à de simples constatations; ils
requièrent deux conditions à la production de cet effet sympathique. La
première condition est celle de la sympathie/conformité ("conformity")
déjà proposée, nous l'avons vu, par Hume et Alison dans l'expérience
esthétique, et appliquée ici par Hume aux situations et aux points de
vue entre l'œuvre d'art et le spectateur: "every work of art, in order to
produce its due effect on the mind, must be surveyed in a certain point
of view, and cannot be relished by persons whose situations, real or
imaginary, is not conformable to that which is required by the
performance."52 Hume recommande même une ressemblance entre le
lecteur et l'auteur comme garantie de l'effet sympathique sur le lecteur:
"we choose our favourite author as we choose our friend, from a
conformity of humour and disposition. Mirth or passion, sentiment or
reflection; whichever of these predominates in our temper, it gives us a
peculiar sympathy with the writer who resembles us."53 La deuxième
condition de l'effet sympathique concerne l'intérêt des sujets et des
modes de représentation et leur capacité à susciter la sympathie du
lecteur: "a representation destined by its nature to affect, must only be
founded upon a great and interesting subject, but in the management of
this subject, such means only must be employed as are fitted to
preserve, and to promote the interest and sympathy of the reader."54

. Burke 44.
47

. Voir Gerard 79.


48

49
. Hume, An Enquiry Concerning the Principles of Morals (2e partie, section 5,
subsec. 180-181).
50
. Voir Gerard 278.
51
. Voir Hugh Blair, A Critical Dissertation on the Poems of Ossian, 1763, The
Sublime: a Reader in British Eighteenth-Century Aesthetic Theory, ed. Andrew Ashfield
and Peter de Bolla (Cambridge: Cambridge UP, 1996) 210-12.
52
. Hume, Essays 276 ("Of the Standard of Taste").
53
. Hume, Essays 281 ("Of the Standard of Taste").
54
. Alison 150.

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DU RÔLE DE LA "SYMPATHIE" 67

Donnant tout son sens à l'"ut pictura poesis" d'Horace, Alison et ses
prédécesseurs prônent le style figuratif, "coloured by imagination,"55
comme le plus apte à toucher la sensibilité du lecteur par le processus
de sympathie: Hume et Gerard, par exemple, associent la force des
images à la vivacité des idées représentées et affirment que, comme
pour les objets réels, cette vivacité transforme en émotions réelles les
idées des passions suggérées par les images. C'est pourquoi ils
reprennent la distinction d'Aristote entre histoire et poésie et
s'accordent à proclamer la supériorité de la poésie qui, par son mode
métaphorique d'expression, éveille des émotions plus vives que
l'histoire: "poetry excites stronger and livelier ideas, sentiments and
emotions, than history; that in a manner sets the objects before our
eyes, that we almost think that we see them." 56 Cet "effet de réel" n'est
pas dû à une servile imitation de la nature mais à l'imagination qui,
selon Alison, est capable, par son effet sur la sympathie, de produire
des émotions supérieures à celles-mêmes que peut produire la Nature:
"of a more exquisite and profound delight, that Nature itself is ever
destined to awaken."57 Comme le suggère David Marshall dans The
Surprising Effects of Sympathy,58 le miroir ne reflète plus la Nature
mais la nature humaine, c'est-à-dire que l'art représentatif devient l'art
d'émouvoir le spectateur par la sympathie. Les Effets surprenants de la
sympathie (1713-14) est le titre du premier roman de Marivaux dont la
préface, "Avis au lecteur," renferme déjà le postulat esthétique selon
lequel la valeur d'une œuvre d'art dépend de sa capacité à éveiller la
sympathie du spectateur. S'intéressant ainsi à la question de la mimesis,
Burke, Gerard et Alison comparent aussi la poésie à la peinture et
donnent encore la préséance à la poésie qui, contrairement aux arts
plastiques, n'est pas imitative parce que, selon Alison, elle s'adresse à
l'imagination et non au regard: "The Painter addresses himself to the
Eye. . . . The Poet speaks to the Imagination."59 C'est Burke qui est le
plus explicite sur ce point: il contredit du Bos, 60 selon lequel la
peinture, par la clarté de sa représentation, est plus pathétique que la
poésie, en opposant l'art mimétique de la peinture à l'art sympathique
de la poésie:
55
. Hume, Essays 277-78 ("Of the Standard of Taste").
56
. Gerard 279.
57
. Alison 434-35.
58
. Voir David Marshall, The Surprising Effects of Sympathy (Chicago: U of Chicago
P, 1988) chap. 1.
59
. Alison 131.
60
. Voir Burke 60-61. Les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de
l'abbé Dubos (1640-1742) furent traduites en anglais par Thomas Nugent en 1748.

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68 ANDRÉA GAGNOUD

In reality, poetry and rhetoric do not succeed in exact description so well


as painting does; their business is to affect rather by sympathy than
imitation; to display rather the effects of things on the mind of the
speaker, or of others, than to present a clear idea of the things
themselves.61
Dans cette dernière section de l'Enquiry consacrée, comme l'indique
son titre "How Words Influence the Passions," aux effets du langage sur
la sympathie, Burke raisonne par syllogisme: toute représentation des
passions humaines éveille la sympathie du spectateur,62 rien ne peut
mieux représenter les passions que les mots, donc les arts discursifs tels
la poésie et la rhétorique ont plus d'influence sur la sympathie que tout
autre art ou même que la nature. En outre, Burke distingue le langage
descriptif "clair," qui décrit une chose "as it is" et qui ne s'adresse qu'à
l'entendement, du langage poétique "fort" qui décrit une chose "as it is
felt" et qui seul peut séduire, pour ainsi dire, la sympathie du spectateur:
"we yield to sympathy what we refuse to description."63 La force du
langage, ne dépendant pas des images sensibles, est de pouvoir, au moyen
de combinaisons de mots, représenter des choses qui dépassent les sens
ou l'entendement humains ou de créer des idées de choses ou d'êtres qui,
ayant une grande influence sur la sympathie, suscitent les idées du beau
et du sublime.
Sur le sublime poétique, Burke et ses contemporains semblent très
proches de Longin qui, dans le fameux traité Du sublime, proposait "des
pensées élevées," "la véhémence et l'enthousiasme de la passion" et "le
tour particulier des figures" comme trois des cinq sources du sublime. 64
De nombreux penseurs, tout au long du XVIIIe siècle, ont disserté sur le
sublime et l'ont défini, à l'instar de Longin, comme ce qui provoquait
l'admiration ou/et l'étonnement et qui élevait l'esprit.65 Pourtant,
l'affirmation de Burke que le langage poétique ne peut être sublime que
s'il comprend des images confuses et obscures – affirmation reprise par
exemple par Duff et par Blair – est antithétique des idées du père
fondateur présumé du sublime. Pour Burke, comme pour Blair ou Price,
l'obscurité, tant physique que psychologique ou intellectuelle, est l'une
. Burke 172.
61

. C'est l'idée humienne de l'intérêt que les êtres humains portent à leurs semblables
62

(voir Treatise 117).


63
. Burke 175.
64
. Longin, Du Sublime (Paris: Belles Lettres, 1939) 10 (8.1). Le traité fut traduit par
Boileau en 1674.
65
. Sur les penseurs du "sublime," voir Samuel H. Monk, The Sublime: A Study of
Critical Theories in Eighteenth-Century England, 1935 (Ann Arbor: U of Michigan P,
1960).

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DU RÔLE DE LA "SYMPATHIE" 69

des caractéristiques du sublime66 car elle est une condition nécessaire de


l'effet de terreur, et celle-ci est "the ruling principle of the sublime."67 Que
la terreur soit réelle ou représentée, elle provoque toujours, selon Burke,
une réaction de malaise qui, grâce au principe de sympathie, se
transforme en une émotion agréable qu'il nomme "delight." Le rapport de
cause à effet entre "sympathy" et "delight" s'explique par la théorie de
Burke selon laquelle la sympathie est une passion sociale (au même titre
que l'imitation et l'ambition) qui, lorsqu'elle est orientée vers la douleur,
devient une émotion complexe, source de sublime: "this passion
[sympathy] may either partake of the nature of those which regard self-
preservation, and turning upon pain may be a source of the sublime."68
L'idée paradoxale que le spectacle fictif ou réel de la douleur et du
danger est source de délectation n'est certes pas nouvelle: Aristote avait
montré dans sa Poétique69 que, dans la tragédie, "le plaisir que doit
produire le poète vient de la pitié et de la frayeur éveillées par l'activité
représentative"; et Lucrèce avait justifié ce sentiment, dans son célèbre
"Suave mari magno,"70 par le plaisir que ressent le spectateur, non pas à
la souffrance d'autrui, mais dans la conscience qu'il a d'en être épargné.
L'image des marins en péril de Lucrèce, citée par Bacon dans son premier
essai, "Of Truth," en 1625,71 fut reprise par Hume pour illustrer sa théorie
de la sympathie/conversion (Treatise 594). Dennis et Addison avaient
aussi avancé l'argument de la "distance" du spectateur, mais tous deux
avaient vu principalement les effets moraux et religieux de la tragédie.72
En revanche, Burke, qui disserte sur les effets de la sympathie chez le
spectateur d'une détresse réelle et chez le spectateur de tragédie (Enquiry,
Sections 14 et 15), refuse d'expliquer ce sentiment hétéropathique par
l'argument de la "distance" physique ou psychologique. Bien qu'il
admette que cette "distance" en soit une condition nécessaire – "terror is a
passion which always produces delight when it does not press too close"
(46) –, il démontre que cette délectation n'est pas due à l'immunité du

66
. Voir Burke (2.3).
67
. Burke 58. Rappelons l'importance que Kant donna à cette théorie burkienne du
sublime dans Critique de la faculté de juger, 1787, trad. Alexis Philonenko (Paris: Vrin,
1993) 163-64.
68
. Burke 44.
69
. Aristote, Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot (Paris: Seuil, 1980)
chap. 14 (53b).
70
. Lucrèce, De Rerum Natura livre 2, vers 1-5.
71
. Hobbes, en revanche, nomme "cruelty" le fait de se réjouir du malheur d'autrui en
raison de son propre sentiment de sécurité: Leviathan 126 (1e partie, chap. 6).
72
. Voir William P. Albrecht, The Sublime Pleasures of Tragedy (Kansas: UP Kansas,
1975) chaps. 1 et 2.

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70 ANDRÉA GAGNOUD

spectateur mais à la sympathie qu'il éprouve devant les scènes les plus
horribles. Comment rend-il compte alors du caractère paradoxal de ce
sentiment que Kierkegaard appellerait "antipathie sympathique?" Dans un
discours sociochrétien, Burke affirme que la sympathie a été créée par
Dieu pour unir les êtres humains et que ce lien est renforcé par le
sentiment de "delight" devant la douleur de nos semblables, sans lequel
ils s'en détourneraient: "and as our Creator has designed we should be
united by the bond of sympathy, he has strengthened that bond by a
proportionable delight; and there most where our sympathy is most
wanted, in the distresses of others."73
Il en est de même pour le sentiment de "delight" éprouvé devant les
malheurs représentés dans la tragédie: Burke reconnaît qu'il est des cas
où le plaisir dû au spectacle de la passion fictive est supérieur à celui
que suscite la douleur réelle d'autrui. Mais lorsque Burke nie que le
plaisir de l'imitation, si véridique que soit celle-ci, puisse l'emporter sur
le plaisir de la réalité, n'est-il pas en contradiction avec lui-même? Il
donne l'exemple du théâtre qui se vide en faveur du spectacle d'une
exécution sur la place publique et écrit: "in a moment the emptiness of
the theatre would demonstrate the comparative weakness of the
imitative arts, and proclaim the triumph of the real sympathy." 74 De
tous les penseurs du XVIIIe siècle, Burke est celui qui pousse la théorie
de la "sympathie réelle" à l'extrême,75 mais ceci au détriment, peut-être,
d'une réflexion plus spécifiquement esthétique sur le pouvoir de la
représentation, réflexion déjà amorcée par David Hume et par Gerard et
poursuivie au XIXe siècle par Knight, Shelley et Hazlitt.76 Donnons-en
trois exemples: dans A Treatise of Human Nature, Hume explique que
toutes les passions, douloureuses ou joyeuses, représentées dans une
tragédie, sont forcément communiquées au spectateur par le principe de
sympathie et non par une qualité originale de la passion:
A spectator of a tragedy passes through a long train of grief, terror,
indignation, and other affections, which the poet represents in the
persons he introduces. . . . the spectator must sympathize with all these
changes. . . . all of them [passions] arise from that principle
[sympathy].77

. Burke 46.
73

. Burke 47.
74
75
. Dans A Review of 'The Landscape', A Didactic poem (1795), William Marshall
suggèrera que le spectateur même "exposed" peut ressentir des "sublime emotions."
76
. Voir Albrecht.
77
. Hume, Treatise 369.

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DU RÔLE DE LA "SYMPATHIE" 71

Plus tard, dans son essai "Of Tragedy" (1757), il constate que le plaisir
du spectateur est proportionnel au degré de ses émotions et de leur
débordement:
It seems an unaccountable pleasure which the spectators of a well-
written tragedy receive from sorrow, terror, anxiety, and other passions
that are in themselves disagreeable and uneasy… They are pleased in
proportion as they are afflicted, and never are so happy as when they
employ tears, sobs, cries, to give vent to their sorrow and relieve their
heart, swoln with the tenderest sympathy and compassion.78
Hume rend compte de cette délectation par le caractère (toujours)
agréable de l'imitation qui adoucit les passions et, comme pour l'art
oratoire, par le pouvoir des "beauties of imagination and expression"
qui s'exerce sur l'esprit du spectateur et "convert[s] the whole feeling
into one uniform and strong enjoyment."79 (261). Gerard, dans une
perspective analogue, affirme que, dans la tragédie, les passions, telles
que "suspense, anxiety, terror," qui, dans la réalité seraient un "pur
tourment," sont transmises au spectateur par la force de la sympathie et
rendues agréables par la force de l'imitation: "There can be no stronger
proof of the force of imitation in conferring on its effects the power of
pleasing, than its rendering those passions agreeable, when excited by
it, which, when produced in the natural way, are pure and unmixed
pain."80 Knight, dans Analytical Inquiry into the Principles of Taste,
publié en 1805, associera la tragédie au sublime et expliquera que le but
de la tragédie est de susciter "exquisite and delightful thrills of
sympathy" chez le spectateur par l'expression des passions et l'énergie
mentale que celles-ci déploient.81 Tous trois précisent que ces réactions
sympathisantes du spectateur ne sont rendues possibles que par la
conscience qu'il a de sa distance par rapport aux événements
représentés. En somme, c'est la question de "l'illusion théâtrale" qui est
soulevée par ces théories des effets sympathiques de la tragédie, telle
qu'elle fut développée par Diderot dans Paradoxe sur le comédien82 (du
point de vue de la création de l'illusion) ou plus tard par Stendhal qui,
dans Racine et Shakespeare (1823), tente de montrer comment le
sublime tragique peut, grâce à la sympathie, créer "l'illusion parfaite."
Les esthéticiens britanniques du XVIIIe siècle nous prouvent que

78
. Hume, Essays 258-59 ("Of Tragedy").
79
. Hume, Essays 261 ("Of Tragedy").
80
. Gerard 51-52.
81
. Voir Albrecht chap. 6.
82
. Paradoxe sur le comédien fut écrit par Diderot entre 1769 et 1773 et publié en
1830.

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72 ANDRÉA GAGNOUD

l'illusion de l'art, selon l'expression d'Alison, est rendue possible, d'une


part, grâce au principe psychologique de sympathie et, d'autre part, par
ce que Bullough, au début du XXe siècle, appellera "psychical
distance," c'est-à-dire, "the separation of personal affections . . . from
the concrete personality of the experiencer."83 Devant les passions
représentées, le moi réel, "absorbé" par "the force of the prevailing
moment,"84 devient un "moi fictif"85 et la sympathie ou "fusion
affective" devient un phénomène purement esthétique.
Cette analyse des effets de la sympathie sur le sujet/spectateur
montre à quel point les théories de la sympathie au XVIIIe siècle
cristallisent la subjectivisation de la relation sujet/objet développée par
les philosophes empiristes. Après la fameuse déclaration
antirationaliste de Hume86 et son introduction du principe de sympathie
dans ses théories épistémologique et esthétique, les penseurs théorisent
sur les effets sympathiques des passions réelles ou représentées: ils
découvrent que la sympathie peut donner lieu à des émotions
complexes, voire contradictoires, et modifient les préceptes classiques
du "sublime." Ils justifient ainsi la totale subjectivité de l'expérience
esthétique, c'est-à-dire du plaisir réellement et librement éprouvé
devant un objet réel ou représenté, agréable ou non, préfigurant ainsi le
"jugement esthétique" kantien, soit "un jugement qui repose sur des
principes subjectifs et dont le principe déterminant ne peut être un
concept."87 La sympathie leur permet, en outre, de concilier leur
croyance en des principes universels de la nature humaine et leur
constat de la particularité individuelle de cette expérience. Hume et
Alison, qui proclament leur volonté d'instaurer, l'un, une "Science of
Man,"88 l'autre, une "Science of Mind,"89 en sont des exemples patents.
D'autre part, en affirmant l'influence réciproque de l'imagination et de
la sympathie, soit dans le phénomène de conversion d'idées en
impressions (Hume, Smith, Gerard) ou de sentiments pénibles en
délectation, soit dans la capacité mentale à faire abstraction des
données spatio-temporelles dans la réception ou la création artistique,
les théoriciens de la sympathie écartent radicalement de la scène
83
. Edward Bullough, "Psychical Distance," The British Journal of Psychology 2
(1912): 87-118.
84
. Hume, Essays 262 ("Of Tragedy").
85
. Voir Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, 1923, trad. Marcel Lefebvre
(Paris: Payot, 1971) 30-31.
86
. Voir Hume, Treatise (2.3).
87
. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger 95 (livre 1, §15).
88
. Hume, Treatise (introduction).
89
. Alison (introduction).

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DU RÔLE DE LA "SYMPATHIE" 73

intellectuelle britannique les théories absolutistes et mimétiques de la


représentation et annoncent l'expressionnisme romantique et
postromantique.90 Enfin, cette concordance entre sympathie et
imagination dans l'expérience esthétique qui, pour la majorité des
penseurs du XVIIIe siècle, est une façon d'attester le "dessein
providentiel," sera pour Shelley une manière d'accéder à la
connaissance de soi et d'autrui et de s'élever au-dessus des forces
insondables de la nature ("the unfathomable agencies of nature").91
Comme Alison l'avait suggéré, la simple perception du beau et du
sublime devient alors une véritable vision de la sublimité. 92 Dans A
Defence Of Poetry, Shelley décrit ainsi les effets du langage poétique:
"it is a strain which distends, and then bursts the circumference of the
reader's mind, and pours itself forth together with it into the universal
element with which it has perpetual sympathy."93
En opérant cette fusion entre l'objectif et le subjectif, entre
l'individuel et l'universel, les théories de la sympathie marquent une
étape déterminante dans le développement de la pensée esthétique au
XVIIIe siècle et contribuent à l'avènement de l'esthétique moderne.

Andréa GAGNOUD
Université Paul Valéry – Montpellier III

90
. Voir Meyer H. Abrams, The Mirror and the Lamp (1953; Oxford: Oxford UP,
1974).
91
. Percy B. Shelley, Defence of Poetry, 1812 (London: Porcupine P, 1973) 26.
92
. Voir Albrecht chap. 7.
93
. Shelley 17.

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