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CORRIGE

QUESTION DE REFLEXION LITTERAIRE

« Qu’est-ce que bien parler ? »

Poser la question de cette manière semble impliquer un jugement de valeur sur la parole. Il y
aurait une bonne manière de parler et une mauvaise. Les choses sont plus complexes. La qualité de la
parole dépend à la fois de l’énonciateur et du destinataire. Nous nous proposons ici de présenter et
d’expliquer quels seraient les facteurs déterminants pour parvenir à un acte de parole qu’on pourrait
qualifier d’accompli. Il faudra distinguer ce qui relève de l’énonciateur, comme la maîtrise technique
ou les qualités naturelles, de ce qui relève du destinataire, comme le contexte ou la réception des
paroles. Et parmi tous ces éléments, distinguer ceux qui à nos yeux semblent les plus propres à
produire la meilleure parole possible.

Du point de vue de l’énonciateur, on pense tout d’abord à des techniques pour apprendre à
s’exprimer en public, qui existent depuis l’Antiquité, et qui sont rassemblées sous le non de rhétorique.
La rhétorique antique nous est connue par divers textes, mais c’est le texte fondateur d’Aristote sur le
sujet, intitulé Rhétorique, qui a servi de modèle à tous les autres. Il y expose des principes
fondamentaux comme la tripartition des discours en trois genres, judiciaire, délibératif et épidictique,
qui conditionne tout un art de la parole, tant dans sa modalité de production, allant de l’invention à
l’action, que dans sa structuration, allant de l’exorde à la péroraison. Cette croyance forte en l’art de
la parole réduit à une technique a régné dans la pensée européenne jusqu’à nos jours, et a constitué
une base fondamentale de l’Antiquité à l’époque moderne, en passant par le moyen âge. La difficulté
de la technique, c’est qu’elle laisse supposer que la parole ne serait qu’une production objective
soumise à des règles, qui, du moment qu’elles sont bien appliquées, atteindrait parfaitement son
objectif. Mais ce que nous dit Tacite, dans son Dialogue des Orateurs, semble plutôt nous indiquer que
c’est par l’expérience, au contact des professionnels de la parole, comme les avocats, que l’apprenti
orateur apprend le « vrai visage de l’éloquence ». Nous reviendrons sur ce mot, mais pour l’instant
contentons-nous de constater que la maîtrise technique ne saurait assurer à elle seule la meilleure
parole possible.

A l’inverse, du point de vue du destinataire, nous pourrions être convaincus que l’adaptation
du discours à son auditoire est la clé du succès de la parole, au-delà de toute maîtrise technique. C’est
ce qu’enseigne Cicéron dans son Orateur idéal lorsqu’il introduit la notion de « decorum », autrement
dit la parfaite maîtrise du contexte dans lequel se produit la parole. Connaissance du climat politique,
social, culturel dans lequel évolue le public, juste perception des émotions et des attentes du public,
empathie. C’est indéniablement une force de l’orateur, comme le montre Périclès lorsqu’il s’adresse
aux Athéniens pour leur redonner du courage dans la guerre meurtrière qui oppose la cité à Sparte. Il
sait s’appuyer sur la décence du propos pour ne pas heurter les parents endeuillés comme il sait les
rendre fiers d’eux-mêmes en exaltant le courage et l’exemplarité de leurs fils tombés au combat.

Néanmoins, la maîtrise du « decorum » peut tout aussi bien constituer un détournement de la parole,
qui, en assurant son efficacité l’éloigne aussi de la sincérité. E ton peut se demander si u ne parole
insincère mérite le titre de « bonne parole ». C’est ce que révèle l’intervention d’Octavien au Sénat, à
la fin des Guerres civiles, lorsqu’il s’apprête à prendre le pouvoir absolu à Rome, en 27 avant JC. Dans
ce discours, il ment ouvertement pour se présenter comme l’incarnation de toutes les vertus romaines,
ce qui implicitement et logiquement ferait de lui le premier citoyen, le princeps, le mieux à même de
diriger les destinées de l’Etat. C’est l’objectif caché du discours, qui explicitement prend le contrepied
de cette ambition personnelle pour brosser le portrait d’un homme éminemment désintéressé et
généreux. Tactique habile de l’orateur qui sait qu’il faut flatter les sénateurs et les rassurer s’il veut les
mettre de son côté, ce qui réussit à merveille. C’est un bon exemple de prise en compte du « decorum »
qui mène au succès de la parole. La critique n’en reste pas moins valide : la fin justifie t elle les moyens,
peut-on qualifier de parole réussie une parole qui au nom de l’efficacité verse dans le mensonge et la
duplicité ?

C’est là que nous devons revenir au point de vue de l’énonciateur pour introduire une
dimension éthique de la parole. Par éthique, nous entendons les principes qui devraient régir la
production de parole afin de lui assurer sa validité. La rhétorique et le decorum sont des conditions
nécessaires, mais certainement pas suffisantes pour qu’on puisse dire de quelqu’un qu’il a bien parlé.
Il faut d’autres qualités qui tiennent à la personne de l’orateur, son ethos, et qu’on réunit sous le terme
d’éloquence. D’après Cicéron, l’éloquence est un talent naturel qui permet à l’orateur de plaire,
d’instruire et d’émouvoir. Et il considère l’émotion partagée entre l’orateur et le public comme le
sommet du talent oratoire. En effet, c’est bien la sensibilité de l’orateur qui atteint le mieux son objectif
en étant partagée par son public qui succombe à l’émotion. Rappelons que ce terme d’émotion
suggère un mouvement de l’âme, soit une altération du sentiment qui a plus de force sur l’esprit du
destinataire, durant le discours, que l’appel à la raison ou le brio technique. C’est ce que prouve
Corneille lorsqu’il écrit le discours final d’Auguste, dans Cinna, qui donne de l’ampleur à sa
démonstration de clémence par l’usage de la poésie dramatique, en recourant au rythme musical du
vers et à la force des images, au lieu de se cacher derrière une rhétorique calculée ou des
raisonnements froids. L’émotion emporte alors l’auditoire et le persuade de la grandeur et de la
sincérité de l’orateur. Il faut ici bien distinguer cet usage de l’ethos, la dignité de l’orateur, et du pathos,
la passion qui enflamme le discours, du « decorum » vu précédemment : il ne s’agit plus ici d’un
Octavien calculateur prêt à tous les mensonges pour réussir son discours et atteindre le pouvoir, mais
d’un Auguste sûr de son pouvoir qui peut se permettre de donner une image crédible de sa puissance,
magnifiée par le talent poétique de l’auteur.

Au terme de cette étude, bien parler nous apparaît comme une alchimie à trouver entre ce qui
relève des qualités personnelles de l’orateur et la beauté sensible de ses mots. C’est bien ce que retient
aussi Cicéron comme qualités cardinales de l’Orateur, au-dessus de la technique qui ne saurait à elle
seule assurer le succès de la parole, et même du « decorum » qui certes est indispensable mais qui
peut aussi bien mener à une parole sincère qu’insincère.

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