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Logique de la puissance esthétique

Forme et performativité de l’art dans le Peri Hupsous

Le petit traité de Cécilius, qu'il a composé sur le Sublime, quand nous l'avons analysé ensemble, comme tu
le sais, mon cher [...] Térentianus, nous a paru bien moins haut que le sujet dans son ensemble, et ne pas
s'attacher du tout aux points essentiels, ne pas rendre le grand service que l'écrivain doit principalement
viser pour les lecteurs, s'il est vrai que deux fonctions s'attachent à tout traité technique, la première qui est
de montrer le sujet ; la seconde par le rang, mais qui l'emporte en dignité, qui est de montrer comment nous-
mêmes, nous pouvons nous rendre maîtres de ce sujet et par quelle méthode.1

Voilà quelles lignes ouvrent le célèbre traité Peri Hupsous, écrit au Ier siècle par un
anonyme longtemps pris pour Longin, et traduit au XVIIème par Boileau en Traité du sublime. Cet
écrit pose les bases de la problématique qui hantera l'histoire des idées sous le nom de sublime.
Mais à travers ce concept, le hupsos, le « très-haut », ce sont des enjeux philosophiques
d'importance qu'aborde le traité et qu'il léguera à la postérité. L'un de ceux-ci, l'un des plus
essentiels, ne consiste en rien de moins que la question du pouvoir des mots, du pouvoir des
discours rhétorique et poétique qu'analyse le Pseudo-Longin, pouvoir qu'il semble étendre
finalement à l’œuvre d'art en général. Les premières phrases du traité, d'apparence anodine,
livrent déjà des indices sur la façon dont cette ambitieuse interrogation sera développée par la
suite.

Adressant son traité comme une lettre à un jeune disciple, Térentianus, le Pseudo-Longin
commence par critiquer l'écrit antérieur d'un certain Cécilius, autre traité du sublime dont nous
n'avons pas trace, apparemment peu satisfaisant ; l'auteur inscrit son propre texte comme une
tentative pour remédier à ces insuffisances. Or la critique adressée est particulièrement
intéressante : le Pseudo-Longin reproche au texte de Cécilius de ne pas avoir été aussi « haut que
le sujet », de n'avoir pas réussi à « montrer » par son écrit théorique le sublime lui-même. Que
que nous dit ici l’auteur ? Que seul un traité lui-même sublime est capable de rendre compte du
sublime comme concept. À première vue, il s'agit ici d'un futur topos de la philosophie de l'art
quant à l'écart séparant la théorie des objets dont elle tente de rendre compte. Peut-on dire
l'essence du beau dans une langue qui n'est elle-même ni belle, ni élégante ? Peut-on définir avec
justesse et légitimité la poésie sans être soi-même poète ? Peut-on parler du plus-que-haut dans
un style plat et évoquer l'effet transfigurateur de la parole sans provoquer soi-même un début
d'émotion ? Telle est la question rhétorique qu'adresse le Pseudo-Longin à son prédécesseur,
marquant durablement la tradition du sublime de ce présupposé implicite. Ses commentateurs ne
s'y sont d’ailleurs pas trompés, ils ont bien entendu l'argument de l'auteur antique et ne manquent
pas de lui reconnaître la qualité que ce dernier déniait à Cécilius. Boileau déjà, traduisant le traité,
1
LONGIN, Du sublime, trad. fr. PIGEAUD J., Paris, Rivages Poche, 1993, chap. I, § 1, p. 51. Pour les prochaines
citations, nous indiquerons simplement le nom de l’auteur (économisant l’éventuel « pseudo ») suivi du chapitre et
du paragraphe, ainsi que la page où se trouve l’extrait dans la présente édition.

1
souligne l'adéquation du style et de la chose chez le Pseudo-Longin comme la marque
indéfectible du sublime, qui touche jusqu'à la personnalité même de l'auteur :

Je dis d'éloquence ; parce que Longin ne s'est pas contenté, comme Aristote et Hermogene, de nous donner
des preceptes tous secs et depoüillés d'ornemens. Il n'a pas voulu tomber dans le defaut qu'il reproche à
Cecilius, qui avoit, dit-il, écrit du Sublime en stile bas. En traitant des beautez de l'Elocution, il a employé
toutes les finesses de L'Elocution. Souvent il fait la figure qu'il enseigne ; et en parlant du Sublime, il est lui-
mesme tres-sublime. [...] Le caractere d'honneste homme y paroist par tout ; et ses sentimens ont je ne sçais
quoy qui marque non-seulement un esprit sublime, mais une ame fort élevée au-dessus du commun.2

De telles considérations ne s'arrêtent pas à l'époque classique. Jackie Pigeaud, dans sa


récente édition du texte, les reconduit : « C'est le seul livre de rhétorique qui bouleverse
d'émotion. [...] C'est ce qui donne à l’œuvre cette tension, cette énergie, cette détermination à
être, elle aussi, sublime. »3 De semblables remarques perpétuent un jugement de valeur qui
n'éclaire que peu ce qu’est ou fait le sublime, pérennisant plutôt l'aura de mystère qui entoure le
concept, en faisant le miracle non-objectivable d'une parole efficace qui touche au comble de ses
potentialités, ce qui se situe paradoxalement à l'inverse de l'ambition du Pseudo-Longin.4 Celui-ci
entend en effet léguer une méthode sûre et concrète pour produire la sublimité du discours. Sans
doute faut-il donc lire cette entrée en matière du traité de façon plus profonde.

S'adressant à Térentianus comme il s'adresserait à la génération qui lui succède, le


Pseudo-Longin veut être « utile » et transmettre les clés de l'excellence du discours, faire passer
le génie des poètes antiques qu'il citera en exemple aux écrivains en devenir que sont ses lecteurs.
Pour cela, l'auteur se fixe deux objectifs : « montrer le sujet » dont on parle, et « montrer
comment [s'en] rendre maîtres », c'est-à-dire livrer les façons de produire le sublime. Ces points
constitueront l'enjeu des chapitres suivants qui, d'une définition du sublime, passeront à la
description de sa technè, des méthodes (methodôn) formelles garantissant l'engendrement du
grand art. C'est à partir de ce cadre qu'il faut interroger les premières remarques de l'auteur.
Pourquoi le traité théorique doit-il être aussi haut que son sujet pour « faire voir » le sublime ?
Nous soutiendrons l'hypothèse que cette exigence révèle la logique même du sublime et l'un des
intérêts philosophiques majeurs du Peri Hupsous. Celui-ci, pour le dire rapidement, tient en la
formulation précoce d'une pensée de la puissance esthétique. Une pensée qui ne se contente pas
de souligner l'existence d'un certain effet de l'art ou de caractériser cet effet de telle ou telle façon,
mais qui tente d'en réfléchir les conditions de possibilité et de le faire à partir des œuvres comme
telles, indépendamment de toute réception particulière par l’une ou l’autre subjectivité. Bien que
le but revendiqué du Pseudo-Longin soit d'apprendre à produire et répéter un effet puissant à

2
BOILEAU-DESPREAUX N., Traité du Sublime, BOUDHORS C.-H. (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1942. p. 39-
40.
3
PIGEAUD J., « Introduction », in LONGIN, Du sublime, op. cit., p. 7.
4
Le Pseudo-Longin s'inscrit en effet en faux contre ces « gens » qui pensent « que se trompent complètement ceux
qui ramènent de telles choses à des préceptes techniques. Car, disent-ils, elle est innée, la sublime nature ; et son
apparition n’est pas liée à l’enseignement ; il n’y a qu’une seule technique pour y arriver, c’est d’être né pour cela.
[....] Moi, je veux prouver qu’il en est tout autrement » LONGIN, II, 1-2, p. 53.

2
travers les usages poétiques ou rhétoriques du langage, il nous semble que l'auteur nous mène
plus essentiellement à une réflexion vibrante sur la manière de comprendre la forme de l'art et ce
que nous pourrions nommer, dans un vocabulaire anachronique, sa performativité.

I. Une puissance immanente des œuvres ?

Quelques lignes plus loin, le Pseudo-Longin explicite le sens du sublime sous-entendu


dans ses premières remarques, et qu'il décrit comme l'acception usuelle et évidente, presque
inutile à répéter. « Puisque aussi bien c'est à toi que s'adresse cet écrit, mon très cher ami, toi qui
es un maître de la culture, je suis tout à fait délivré d'avoir à consacrer beaucoup de temps à
établir en principe que le sublime est le plus haut point, l'éminence du discours, et que les poètes
et les prosateurs n'ont jamais tenu le premier rang d'un autre lieu que de là »5. Le Pseudo-Longin
va néanmoins se prêter à l'exercice d'une définition et celle-ci est particulièrement intéressante :
la très-haute qualité du sublime ne se conquiert et ne se fonde que par son effet sur l'auditeur ou le
lecteur.

Car ce n'est pas à la persuasion mais à l'extase que la sublime nature mène ses auditeurs. Assurément
partout, accompagné du choc, le merveilleux toujours l'emporte sur ce qui vise à convaincre et à plaire ;
puisque aussi bien le fait d'être convaincu, la plupart du temps, nous en restons maîtres ; tandis que ce dont
nous parlons ici, en apportant une emprise et une force irrésistibles, s'établit bien au-dessus de l'auditeur. [...]
le sublime, quand il se produit au moment opportun, comme la foudre il disperse tout et sur-le-champ
manifeste, concentrée, la force de l'orateur. Toutes choses, à mon avis [...] mon très cher Térentianus, dont tu
pourrais montrer le chemin grâce à ton expérience. 6

À travers la problématique du sublime, l’auteur anticipe certains enjeux de l'esthétique


moderne. C'est de l'effet de l’œuvre dont il est question ici, du jugement du lecteur sur l'écrit et de
son « expérience » (peiras) esthétique. Si la beauté règle la qualité intrinsèque de l’œuvre, le
sublime met en jeu sa force (dunamin). Pour autant, le Pseudo-Longin n'abandonne pas le
sublime à la contingence des circonstances de sa réception, il entend en repérer les conditions et
les modalités à même l'élaboration de l'art, à travers une poétique du discours. En effet, si le
sublime désigne le comble de l'art, son expérience ne dépend en aucune façon du destinataire –
de son goût, de sa disposition, de sa volonté – mais s'impose à lui, pour autant qu'elle éclate « au
moment opportun » (kairiôs) nuance tout de même l'auteur.
Guidées par une main sûre et avertie, les œuvres sublimes devraient alors toucher
semblablement tout homme, en quelque temps que ce soit : « voici la règle : est sûrement et
vraiment sublime ce qui plaît toujours et à tous »7. Pour Pigeaud, il s'agit de la première fois
qu'une universalité est ainsi affirmée d'un point de vue esthétique.8 Dans un vocabulaire

5
LONGIN, I, 3, p. 52.
6
Ibid., I, 4, p. 52-3.
7
Ibid., VII, 4, p. 62.
8
PIGEAUD J., « Introduction », op. cit., p. 15.

3
anachronique, nous pourrions presque dire qu'avec le sublime se réfléchissent les conditions
d’une puissance a priori de la poièsis sur ses destinataires, avant même que ne soient posées les
conditions matérielles et historiques de sa réception. On serait sans doute en droit de juger le
projet du Pseudo-Longin impossible ou naïf à première vue. Mais le véritable intérêt du texte est
ailleurs : à travers une analyse du langage littéraire, des œuvres « en vers ou en prose », le
Pseudo-Longin entend déterminer ce que « fait » le texte au-delà de ce qu'il dit, au-delà d'une
pure signification qui ne s'adresserait, elle, qu'à notre entendement et notre conviction.

Comment le Pseudo-Longin décrit-il l'effet des œuvres du sublime ? « Il ne saurait y avoir


là de vrai sublime, pour autant qu’il ne subsiste que le temps seul de l’audition. Car cela est
grand, en vérité, qui supporte un réexamen fréquent, mais contre quoi il est difficile et même
impossible de résister, et qui laisse un souvenir fort et difficile à effacer. »9 Si le sublime consiste
en une fulgurance, agissant comme la foudre, il est concomitant d'un sens dépassant le seul
moment de l'expérience esthétique. Le sublime, dit l'auteur, doit laisser « à la réflexion plus que
ce qui est dit effectivement »10. En d'autres termes, l'intensité esthétique du sublime est redevable
d'une émotion, d'une pensée11, d'un bouleversement du lecteur, autant de conséquences qui
perdurent au-delà du temps de la représentation ou de l'énonciation, inscrivant paradoxalement le
sublime dans une forme de durée12.
Le sublime est toujours déjà action, trouvant sens par sa puissance sublimatoire qui élève,
qui touche et fait penser. Il consiste, pour le dire avec Deguy, dans le di-airein : « l'enlèvement
qui fait passer ; mouvement d'emportement, de traversée, de soulèvement »13. Ce trait sera
également souligné par la tradition, Boileau insistant sur le ravissement, à comprendre au double
sens du terme, du sublime : « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et
qui fait qu'un ouvrage enleve, ravit, transporte. »14 Un tel sublime-puissance est également rendu
par le grec deinos, « terrible » ou « véhément », qui annonce déjà la théorie burkéenne d'un
plaisir esthétique paradoxal, trouvant sa source dans la terreur, agissant avec une certaine
violence sur son destinataire. Comme le souligne Pigeaud, « une des grandeurs du traité a été de
ne pas limiter la violence à celle de la passion. Longin a vu qu'il existe une violence de la pensée,

9
LONGIN, VII, 3, p. 61.
10
Ibid.
11
Il semble que, par l'intermédiaire de la lecture de Burke, Kant reprenne d'ailleurs au Pseudo-Longin l'idée d'une
réflexion dans la reconnaissance esthétique du sublime : les mouvements de l'esprit « ne peuvent prétendre à
l'honneur d'une présentation sublime [erhabenen Darstellung], s'ils ne laissent pas derrière eux un état d'esprit qui,
bien que seulement de façon indirecte, influe sur la conscience que l'on a de ses forces et de sa résolution [die,
wenngleich nur indirekt, auf das Bewußtsein seiner Stärke und Entschlossenheit zu dem] relativement à ce qui
comporte en soi une finalité intellectuelle pure (pour le supra-sensible). » KANT E., Critique de la faculté de juger,
trad. RENAUT A., Paris, Aubier, 1995, p. 257.
12
Comme l'explicite J. Pigeaud, « L'écrivain sublime est conscient du temps, de la durée ; il n'écrit pas pour le
présent de la parole qui s'écoule. Il rivalise avec un passé qu'il connaît et qu'il pratique, avec les grands, les plus
grands qu'il a choisis comme tels, et avec un avenir qui l'attend et qu'il ne connaît pas, par définition. » PIGEAUD J.,
« Introduction », op.cit., p. 24-25.
13
DEGUY M., « Le grand-dire », in Du Sublime, DEGUY M. et al. (éd.), Paris, Belin, 1988, p. 13.
14
BOILEAU-DESPREAUX N., Traité du Sublime, op. cit., p. 45.

4
de la morale, de l'imaginaire. »15 Le discours ne doit pas s'arrêter, il doit demeurer en mouvement
pour être sublime, toujours « s'élancer » : « car dans l'arrêt réside la tranquillité tandis que dans le
désordre se manifeste la passion, puisqu'elle est un transport et un mouvement de l'âme ». C'est là
que se trouve la source de sa force, caractérisée par une violence assumée : « Par ces mots
l'orateur n'agit pas autrement que l'agresseur ; il frappe la pensée des juges en leur portant des
coups ininterrompus. »16
Le concept ne prend donc sens qu’en tant qu’il met conceptuellement en lumière la
dunamis qui excède toujours déjà la seule forme de l’art, la puissance qui à son tour transforme le
monde et ceux pour qui l’œuvre résonne. Là réside l'élément-clé pour distinguer beau et sublime :
« les beautés du premier, même si elles sont nombreuses, pourtant, sans grandeur, inertes ‟dans le
cœur d'un homme sobre”, laissent aussi en repos l'auditeur (vraiment aucun lecteur d'Hypéride n'a
peur) », contrairement au sublime, défini par « la force d'une parole grandiose, la passion pleine
de souffle, l'abondance, l'intelligence, la rapidité [...] la force et la puissance auxquelles nul ne
peut accéder, puisque cela, je l'affirme, comme les dons envoyés des dieux (car il n'est pas permis
de les appeler humains) »17.

Parmi les différentes figures du sublime, l'une est particulièrement remarquable en ce


qu'elle résume pour ainsi dire toutes les autres. C'est le paradoxe qui, à bien lire le traité, semble
incarner la condition de possibilité de la puissance du sublime. Le para-doxos18, en s'affirmant
contre une logique du bon sens, devient une source puissante de surprise : l'expression peut
d'ailleurs se traduire par « contre toute attente ». C'est de cette capacité à surprendre que va
dépendre le pouvoir du sublime : « ce qu'il [le lecteur] admire toujours, c'est l'inattendu. »19 Ainsi
les conseils du Pseudo-Longin vont-ils toujours dans le sens d'une originalité de la création à
même de saisir l'auditeur. Par exemple, « là où les noms sont singuliers, les mettre au pluriel est
une marque de passion inattendue ; quand ils sont au pluriel, unir la pluralité sous un seul nom
qui sonne bien, en raison de la métamorphose des choses en leur contraire, place aussi en état de
surprise. »20 Il s'agit pour l'écrivain de rendre « l'urgence du moment », ce qui semble s'imposer
naturellement au poète qui tente de représenter la nature en son mouvement : « le changement

15
PIGEAUD J., « Introduction », op. cit., p. 39.
16
LONGIN, XX, 2, p. 90.
17
Ibid., XXXIV, 4, p. 110.
18
LACOUE-LABARTHE P., « La problématique du sublime » in Universalis [vidéo sur CD-ROM], Paris,
Encyclopaedia Universalis, 2006 : le paradoxe, « un mot clef, depuis Longin, et peut-être le concept majeur de la
théorie du sublime ».
19
LONGIN, XXXV, 5, p. 112. Un tel trait se retrouvera plus tard sous la plume d'autres théoriciens : Edmund Burke,
par exemple, fait à la fois de la nouveauté et de la combinaison paradoxale les conditions de la force et de l'intérêt du
sublime : « Une certaine nouveauté doit entrer dans la composition de tout ce qui agit sur l'esprit ; et la curiosité se
mêle plus ou moins à toutes nos passions. » (BURKE E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées et du
beau, trad. fr. SAINT GIRONS B., Paris, Vrin, 1990, p. 73.) Et plus loin : « Ainsi deux idées aussi opposées que
possible se réconcilient dans leurs extrêmes [two ideas (…) reconciled in the extremes of both] et, malgré leur nature
contraire, concourent à produire le sublime [brought to concur in producing the sublime]. Mais ce n'est pas le seul
cas où l'action de deux extrêmes opposés est favorable au sublime [opposite extremes operate equally in favor of the
sublime], qui, en toutes choses abhorre la médiocrité [abhors mediocrity]. » Ibid., p. 126.
20
LONGIN, XXIV, 2, p. 95.

5
dans la construction est venu brutalement au-devant de celui qui opère ce changement. »21
C'est en adoptant une structure paradoxale, mêlant des contraires de façon surprenante,
que la poésie sera la plus sublime, puisque l'expérience du sublime se vit elle-même de façon
double et paradoxale, « condensant en un seul trait » peine et plaisir. Ainsi le poème de Sappho22
que prend l'auteur en exemple du sublime tire-t-il sa puissance de la contradiction des émotions
qu'il parvient à représenter dans le tout du « coup de foudre », avatar amoureux de l'expérience
foudroyante du sublime. Sappho « est capable à la fois de choisir et de lier ensemble ce qu'il y a
de plus aigu et de plus tendu dans ces affections. [...] sous des effets opposés, en même temps elle
a froid et elle a chaud, elle délire et raisonne »23, commente le Pseudo-Longin. La poétesse
parvient à mettre des mots sur l'expérience « limite » du sublime en même temps qu'elle la
provoque au lecteur :

[…] alors il ne m'est plus possible de parler, pas même une parole ; mais voici que ma langue se brise, et
que subtil aussitôt sous ma peau court le feu ; dans mes yeux il n'y a plus un seul regard, mes oreilles
bourdonnent ; la sueur coule sur moi ; le tremblement me saisit toute ; je suis plus verte que la prairie ; et je
semble presque morte ; mais il faut tout endurer...24

En plus d'être sa figure poétique et rhétorique par excellence, le paradoxe donne à voir la
structure théorique du sublime et de son expérience, apparaissant homologiquement aux
différents niveaux du discours. Le sublime est-il la cause matérielle du sentiment, le sentiment
lui-même ou le concept esthétique qui permet d'en rendre compte ? Le sublime déstabilise la
logique de non-contradiction en désignant simultanément l'effet et la cause d'une même
opération, effet devenu sa propre cause, ce qui contribue sans doute à l'insaisissabilité du concept.
Pour Baldine Saint Girons, « La difficulté principale d'une philosophie du sublime tient ainsi à la
causalité circulaire qu'elle met en œuvre. »25 Décrivant en détail la dynamique du sublime, la
philosophe note ce trait du sublime qui

[...] constitue une forme a priori de conscience, dans laquelle le sujet et l'autre, le dedans et le dehors, le fini
et l'infini, le sensible et l'intelligible échangent leurs positions et s'engendrent mutuellement. [...] Il
occuperait alors une place à part dans le champ catégoriel, puisqu'il est à la fois moyen et fin, ou plutôt qu'il
constitue le moyen de sa propre fin [...] Il est concept opératoire et résultat, cause et effet. 26

Renversant l'ordre logique, le sublime nous amène dans son mouvement à nous
« retourner » et suppose d'ailleurs déjà chez le créateur la même « agilité à se retourner » (to
agchistrophon)27. On pourrait entendre cette force de retournement comme la puissance

21
Ibid., XXVII, 1, p. 97-98.
22
SAPPHO, fr. 31, in Poetarum Lesbiorum Fragmenta, Lobel E. & Page D. (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1955,
vol. 1, no. 8.
23
LONGIN, X, 1-3, p. 70-71.
24
SAPPHO, citée dans LONGIN, X, 2, p. 71.
25
SAINT GIRONS B., Fiat lux – Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993, p. 12.
26
Ibid., p. 11.
27
LONGIN, IX, 3, p. 64.

6
d'étonnement de l'art. Comme frappée par la foudre du sublime, la conscience étymologiquement
« é-tonnée » marque un arrêt qui rend possible un retour réflexif sur elle-même. C'est en effet
dans la temporalité paradoxale du sublime que se trouve sa puissance à faire réfléchir.28

II. La cohérence comme condition

Or cette puissance qui dépasse l’œuvre et sa présentification trouve paradoxalement son


origine dans l'opération de la poièsis elle-même. Ce sera là tout l'enjeu du Pseudo-Longin qui
veut saisir les techniques formelles à même de produire le sublime :

Certaines sources du sublime, qui ne sont pas innées et naturelles « passent aussi par la technique : c'est
d'abord la qualité de la fabrication des figures ; (elles sont de deux sortes, les figures de pensée et les figures
de mots) ; il faut y ajouter l'expression généreuse, dont font partie à leur tour le choix des mots et
l'expression figurée et fabriquée. La cinquième cause de la grandeur et qui enferme toutes les autres
énumérées avant elles, c'est la composition digne et élevée.29

En d'autres termes, le sublime dépend de la forme de l’œuvre : du travail de ses figures,


du choix de ses mots, de la qualité de sa composition. « les figures viennent au secours du
sublime » dit l'auteur, « tandis qu'inversement elles reçoivent en retour un secours étonnant de sa
part. »30 Nous l’avons vu pour le paradoxe. Mais il est important de noter que le sublime survient
précisément lorsque la forme n'est pas envisagée indépendamment du sens du discours. Les
différentes figures de style propres à engendrer le sublime n'agissent qu'en tant qu'elles
soutiennent le propos, qu'elles produisent un effet de sens qui est aussi effet de cohérence. Le
Pseudo-Longin propose une foule d'images de cette adéquation31, s'arrêtant même devant leur
potentielle infinité : le poète « frappe encore bien plus fort grâce à l'audace même et à
l'incertitude qui s'attache aux hyperbates. Mais épargnons les exemples, tant ils sont
nombreux »32. Aussi l'auteur conclut-il à l'unité des idées, des mots et des sons dans le tout de
l’œuvre et de la « pensée » qu'elle produit : « Mais la pensée est énoncée aussi bien par
l'harmonie que par la conception même. »33

28
L'étonnement sera associé au thaumazein, à l'expérience d'un étonnement amenant la réflexion. S'inspirant de
Lyotard, D. Viennet fait de cette dimension l'enjeu philosophique du sublime : « L’étonnement, to thaumasion, est le
tressaillement, le dessaisissement-même, accompagné d’ekplèxis, d’une frayeur subite, d’une stupeur. Étonner veut
dire vibrer devant ce qui apparaît ; la phantasia décrite par Longin est à associer à l’apparition philosophique, au
sens même de la Erscheinung phénoménologique, le regard de l’enfant, devant ce qui est et n’est pas, devant le
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? VIENNET D., « Il y a « quand même ». À propos du sublime
aujourd’hui », Philosophique, vol. 14, 2011, p. 67.
29
LONGIN, VIII, 1, p. 62.
30
Ibid., XVII, 1, p. 86.
31
« Car les phrases brisées et qui, néanmoins se pressent, apportent l'impression d'une agitation qui entrave l'auditeur
tout en le précipitant en avant. Cela, le Poète l'a réalisé grâce aux asyndètes. » Ibid., XIX, p. 89 ; « Ainsi chez les
meilleurs écrivains, par l'emploi des hyperbates, l'imitation approche des actions naturelles » Ibid., XXII, 1, p. 92.
32
Ibid., XXII, 4, p. 93.
33
Ibid., XXXIX, 4, p. 118.

7
Le sublime relève donc simultanément de nos affects et d'une noesis34, lui qui est défini
comme « ce qui atteint son but avec force dans les pensées » (to peri tas noêseis adrepêbolon)35.
Il exige pour ce faire « grandeur d'expression et élévation de pensée »36, « puisque assurément,
dans le discours, la pensée et l'expression se déploient le plus souvent l'une grâce à l'autre »37. La
mégalègoria (grandeur dans la parole, grand dire) est aussi grandeur d'esprit (mégalophrosynè).
Pigeaud précise : « il s'agit de la pensée, quel que soit ce que nous y mettons. La mégalophrosynè
est une détermination du mégalophuès, de la grandeur de nature. Elle peut s'identifier au concept
(ennoia) qui est le terme qui viendra ensuite. Or elle est sensible. »38 La puissance du sublime est
ainsi conditionnée par l'adhérence complète du poétique à lui-même, du signifiant au signifié, de
l'expression à ce qu'elle exprime. Le Pseudo-Longin sous-entend d'ailleurs qu'un travail qui ne
serait que formel ne pourrait relever que de la singerie, d'une apparence de sublime qui tomberait
vite dans l'enflure, l'excès, sans toucher au paroxysme de la hauteur puisqu'il ne conjuguerait pas
le sens et le sentiment. L'auteur évoque à ce propos un poème d’Eschyle dont les formules ne
sont pas tragiques « mais se donnent l'air tragique [...] Car tout cela est brouillé dans la manière
de dire et troublé dans les apparitions plutôt que rendu terrifiant »39.

Puisque la lettre se confond avec l’esprit dans l'éminence du sublime, on ne s'étonnera pas
que le grand-dire ait pour prédilection de dire le grand, que les exemples choisis par le Pseudo-
Longin pour représenter le sublime soient les plus hautes tentatives de la poésie pour saisir l'effort
de l'homme à dépasser ce qui le borne, sa bassesse. Contrairement au grotesque, le sublime ne
peut concerner de basses choses : il s'agit, dans une perspective toute classique, de produire du
beau même avec le laid, de toujours rester dans l'ordre du moralement représentable. Au chapitre
IV, le Pseudo-Longin suggère que même les barbares ne doivent pas manquer aux bienséances et
au beau dans leurs discours : le sublime justifie ce sacrifice au réalisme, il doit se distinguer de ce
qui est bas et ridicule, de ce qui produit « une vision de cuisine »40. Cette prescription, bien
entendu, peut faire sourire ; d'un certain point de vue, elle peut même apparaître contradictoire
par rapport à l'exigence de cohérence du discours. Elle ne doit pourtant pas être prise au pied de
la lettre dans la perspective qui nous retient. Elle nous intéresse pour son insistance à reconnaître
dans le sublime un recouvrement complet de la haute ambition du texte et de sa haute
formulation. Dire le grand nécessite un grand-dire à même de former ce dont il parle pour le
rendre présent. Pour l'auteur, les poètes ne peuvent avoir de pensées basses s'ils souhaitent
atteindre le sublime, et réciproquement, il semble certain que toute mesquinerie de caractère soit
radicalement étrangère aux génies d'antan. Aussi ce que dévoilent les poètes les plus sublimes

34
Les deux sources naturelles du sublime se trouvent d’ailleurs tant dans la passion violente que dans la maîtrise des
idées (noesis), à éduquer pour parvenir à la grandeur : « L'inné est à éduquer, souligne Deguy. La sublimation
(l'élévation au sublime) est l'éducation même. » DEGUY M., « Le grand-dire », op. cit., p. 28.
35
LONGIN, VIII, 1, p. 62.
36
Ibid., XIV, 1, p. 78.
37
Ibid., XXX, 1, p. 101.
38
PIGEAUD J., « Introduction », op. cit., p. 17.
39
LONGIN, III, 1, p. 55.
40
Ibid., XLIII, 3, p. 122.

8
est-ce bien l'idée que

[...] la nature n'a pas fait de nous un vivant vil et bas [...] sitôt elle a fait naître dans nos âmes un amour
irrépressible pour tout ce qui est éternellement grand et pour ce qui est, en comparaison de nous, plus divin.
[...] C'est pourquoi même l'univers, dans son entier, ne suffit pas à l'élan de la contemplation et de la
conception humaines ; mais les intuitions franchissent souvent les bornes de l'enveloppe ; et si [...] on
perçoit combien ce qui est supérieur et beau l'emporte en tout, on reconnaîtra rapidement la fin pour laquelle
nous sommes nés.41

En outre, si l'analyse est bien issue d'une interrogation sur le langage, ses conclusions s'étendent
aux formes de l'art en général, le Pseudo-Longin opérant divers parallèles avec la peinture et la
musique par exemple. Si la poésie demeure le modèle de la création, il s'agit ici aussi d’une
première « comparaison systématique et raisonnée » (Pigeaud) entre les arts. Plus qu'une
classification ou une hiérarchisation, ces derniers sont convoqués pour s'éclairer mutuellement
dans leurs façons respectives de travailler les formes. « Et, par Zeus, les notes de la cithare, qui
ne portent absolument aucune signification, par le changement des sons, par leur combinaison
réciproque, par le mélange de la symphonie, produisent souvent, comme tu le sais, un charme
merveilleux. »42 Or cette puissance apparaît semblablement dans la matérialité de la langue
poétique dont l'harmonie,

par le mélange et la multiplicité des formes de ses propres sons introduit chez les âmes des proches la
passion qui est présente chez celui qui parle ; qui la fait toujours partager à l'auditoire ; qui ajuste la
grandeur à la gradation des expressions ; ne pensons-nous pas, dis-je, que par ces moyens mêmes la
composition séduit et en même temps, nous dispose sans cesse à la grandeur, à la dignité, au sublime, et à
tout ce qu'elle contient elle-même, elle qui règne absolument sur notre pensée ?43

Les trois auteurs les plus sublimes aux yeux du Pseudo-Longin sont, sans distinction de
registre, Homère, qu'il nomme « le Poète », Démosthène et Platon. Ce dernier est d'ailleurs loué
pour avoir enrichi sa philosophie de toutes les ressources de l'expressivité poétique (XIII, 4).
Poésie, prose et philosophie, quels que soient les commerces qu'elles entretiennent avec la vérité
comme avec le sensible, sont jugées au même titre, réunies dans la visée commune du sublime.

La hauteur du sublime est celle d'une union, d’un idéal de simplicité (qui sera celui du
classicisme44), au sens d'une forme simple, en-deçà ou au-delà de la différence des arts ou des
genres, de la krisis. Contrairement à l'amplification qui nécessite « de la quantité et du superflu »
(XII, 1), l'élévation concentrée en un point ou n'apparaît guère : « c'est pour cela, note le Pseudo-

41
Ibid., XXXV, 2-3, p. 111.
42
Ibid., XXXIX, 2, p. 117.
43
Ibid., XXXIX, 3, p. 117
44
« Simple et sublime sont synonymes : la critique, en particulier le livre de Monk, et des travaux récents ont montré
sans qu'il faille y revenir comment la ‟stratégie” des partisans du sublime a fait de cette notion, telle que Boileau
l'avait renouvelée, une arme contre l'école française, passée bien vite dans la pensée anglaise, puis allemande »
CROUZET M., La poétique de Stendhal : Forme et société, le sublime. Essai sur la genèse du romantisme, Paris,
Flammarion, 1993, p. 143.

9
Longin, que le sublime existe souvent dans une seule pensée »45. Boileau, commentant le traité de
l'Anonyme, soulignera également les vertus de simplicité et d'unité dans la création du sublime :
« des passages, qui bien sur tres-sublimes, ne laissent pas d'estre simples et naturels, et qui
saisissent plûtost l'ame qu'ils n'eclatent aux yeux. » « Le Sublime se peut trouver dans une seule
pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles. »46 Comme le remarque d'ailleurs
Michel Deguy, « La tradition justifiait l'agencement ‟désordonné’’ du traité du Sublime par
l'homologie – elle-même critère théorique du sublime – entre la chose en question (le sublime) et
la question de la chose (le traité). Le même transgressant la différence [...] la différence par
excellence, à savoir celle qui partage le dire et son dit »47.
La totalité demeure néanmoins dialectique, opérant un travail infini de synthèse : la
cinquième et dernière condition du chef-d’œuvre est d’ailleurs la capacité du poète à opérer un
travail de composition de la forme, d'arrangement, dont le terme grec est sunthesis. Une tension
interne demeure présente qui fait voir la forme non depuis son unité mais comme la réunion
toujours en cours d'éléments contradictoires, mêlés dans une composition paradoxale d'où, nous
l'avons vu, le sublime tire son énergie. « Et vraiment les propositions qui sont d'ordinaire
séparées, il les a contraintes ensemble, contre la nature ; et il les a forcées à s'unir »48. Une telle
synthèse a pour fonction de produire une harmonie supérieure (XXXIX, 1-2). Or il n'est pas
anodin que l'analyse du processus de synthèse indispensable au sublime trouve place à la fin du
traité : la théorie du sublime elle-même ne peut se comprendre que comme une synthèse à
effectuer en chacune de ses parties et entre les parties elles-mêmes. En effet, aucune de celles-ci
ne vaut en soi, ce ne sont que réunies qu'elles se révèlent effectives. Si la « composition »
couronne et comprend toutes les autres techniques propres au sublime, c'est qu'il s'agit
primordialement d'un travail de combinaison apte à produire une unité cohérente. 49 Commentant
une ligne d'Euripide, le Pseudo-Longin affirme : « C'est un langage tout à fait commun ; mais il
est sublime parce que la composition des mots correspond à la chose. »50 Au premier chef, le
sublime donne à voir une union de la nature et de l'art, du naturel et de l'artificiel : « puisque
l'absence de défaillance est le plus souvent la perfection de l'art, tandis que la supériorité, bien

45
LONGIN, XII, 1, p. 74.
46
BOILEAU-DESPREAUX N., Traité du Sublime, Boudhors C.-H. (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 45.
47
DEGUY M., « Le grand-dire », op. cit., p. 19. Cette propriété du sublime marquera durablement la philosophie,
justifiant pour une part l'impossibilité d'en rendre compte sur un plan conceptuel. Michel Deguy se pose par exemple
la question de savoir si l'oubli dans lequel a sombré Longin ne s'accorde pas précisément au haut propos du texte, qui
« défierait l'interprétation comme le plus élevé pic l'escalade » DEGUY M., op. cit., p. 10. Tandis que Jackie Pigeaud
de son côté nous dit du traité du Pseudo-Longin : « En vérité ce livre est impensable » PIGEAUD J.,
« Introduction », op. cit., p. 7, liant sa lecture du sublime comme silence absolu au caractère du livre lui-même.
48
LONGIN, X, 6, p. 72.
49
Ce point-clé du sublime sera puissamment exprimé par Jean-Luc Nancy, bien que ce soit dans un tout autre
contexte philosophique que celui de l'auteur antique : « L'union est l'affaire du sublime, comme l'unité celle du beau.
Or l'union est l’œuvre de l'imagination (comme l'unité est son produit) : elle unit le concept et l'intuition, la
sensibilité et l'entendement, le divers et l'identique. Dans le sublime l'imagination ne touche plus à ses produits mais
à son opération – et ainsi à sa limite. [...] L'union, comme ‟Idée du tout”, n'est ni l'un ni le multiple : c'est au-delà de
tout, c'est la ‟totalité” au-delà ou en deçà de l'unité formée du tout, c'est ailleurs, ce n'est pas localisable, mais cela a
lieu – ou plus exactement c'est l'avoir-lieu de tout ou du tout en général. » NANCY J.-L., « L’offrande sublime », in
Du Sublime, DEGUY M. et al. (éd.), Paris, Belin, 1988, p. 70-71.
50
LONGIN, XL, 3, 119.

10
qu'elle ne puisse se maintenir dans la même intensité, relève de la grande nature, il convient, dis-
je, que partout l'art prête secours à la nature ; car l'alliance des deux pourrait peut-être réaliser la
perfection. »51 Comme le souligne très finement Michel Deguy, « Le ‟tout”, qui est par
composition, se joue à chaque partie, à chaque niveau de lui-même » ; « Le sublime est le
mouvement qui emporte la cohésion de tous les constituants dans la mimésis de l'unité donnée en
modèle ou ‟Nature”. »52 Il y a toujours une synthèse à effectuer, à quelque niveau de l'analyse
que ce soit, une synthèse phusis-technè nécessaire pour penser authentiquement la puissance qui
tente de faire vivre le tout lui-même, à sa limite. Il s'agit en effet, dit l’auteur, de parvenir à
représenter « pur et grand, le divin, comme il est en vérité, et sans mélange. »53

Ainsi pourrions-nous affirmer que la pensée que porte le traité est celle d'une forme
« cohérente » au sens de Cicéron, dont Patrick Marot a bien remarqué l'influence sur le Pseudo-
Longin. Cette idée de la cohérence est héritée du De Oratore de Cicéron et relève d'une
métaphore médicale appliquée au discours : « un texte excède infiniment la somme de ses
composantes, saut qualitatif que Cicéron définit comme le mystère organique de la ‟cohaerentia”,
et qu'il met à la fois au cœur et à l'extérieur de toute instrumentation rhétorique. »54 Et l'auteur
antique de placer cette valeur au centre de l'élévation propre au sublime comme sa condition
même : « Pour ce qui fait surtout la grandeur des discours, il en est comme des corps, c'est
l'articulation des membres ; aucun d'eux, en effet, s'il est séparé d'un autre, n'a en lui-même de
valeur ; mais tous pris ensemble, les uns avec les autres, réalisent une structure achevée. »55 Aussi
s'agit-il dans le sublime de faire « réentendre l'unité »56, ce qui nécessite de travailler l’homologie
dans l'assemblage des parties afin d'obtenir un corps organique (X,1). Une cohérence qui doit
amener la forme à faire véritablement corps avec elle-même pour toucher au sublime. Cette idée
se voit incarnée dans le fragment de Sappho déjà cité : le poème invente un véritable corps en
faisant l'épreuve d'une passivité et d'une intensité émotionnelle paradoxale à travers ses différents
organes sensoriels (X, 2-3). Pour le Pseudo-Longin, la « cause du sublime » réside « dans le fait
de choisir toujours les éléments constitutifs essentiels et d'être capable, en les articulant les uns
avec les autres, d'en faire comme un seul corps [en ti soma poiein dunasthai] »57. Pour Pigeaud,
c'est le moment où l’auteur s’attaque au processus même de la création :

La pluralité des événements, leur tension contradictoire, le concours de ces passions, elle [la poétesse] les
rapporte en un même lieu, qui n'est plus son corps, mais qui est le corps constitué du poème. Sappho est
capable, si l'on peut dire, d'opérer une composition par élection à partir d'elle-même. Elle choisit en elle-
même ses propres sentiments qu'elle isole. Le sublime est là, dans la capacité de se dessaisir de soi et de
constituer un autre corps, essentiel celui-là, débarrassé de l'accessoire, du non-signifiant, du tumulte

51
Ibid., XXXVI, 4, p. 113.
52
DEGUY M., « Le grand-dire », op. cit., p. 26 et 27.
53
LONGIN, IX, 8, p. 66.
54
MAROT P., « Introduction », in La littérature et le sublime, MAROT P. (éd.), Presses Universitaires du Mirail,
2007, p. 17.
55
LONGIN, XL 1, 118.
56
DEGUY M., « Le grand-dire », op. cit., p. 25
57
LONGIN, X, 1, p. 70.

11
confus.58

Le sublime est traversé par le rêve d'une forme qui ne se penserait plus en contraste de la
matière, du fond ou de la force, mais nous forcerait à la considérer d'emblée comme une unité
cohérente, inséparable, homologique. Une cohérence de l’œuvre qui s'exprime encore dans la
tension59 et la concentration dont elle doit faire preuve. L'auteur nous explique par exemple, à
l'occasion de l'analyse d'une tournure particulièrement sublime, que la haute pensée de la phrase
dépend tant de l'harmonie musicale des termes que des conceptions qu'ils traduisent. La
modification de cette harmonie, « si tu l'allonges d'une syllabe », est également une modification
de cet alliage fragile du sublime : « le sens est le même ; mais le rythme est différent, parce que
l'allongement des syllabes finales détend et relâche l'aspect escarpé du sublime ».60 En d'autres
termes, le sublime ne supporte ni dilution, ni paraphrase : il tient à la cohérence d'un discours où
se lient dans la même concentration le signifié et le signifiant. C'est une authentique pensée de
l’art qui se joue ici, et qui tente de remonter en-deçà des dualismes de l’art, là où la technicité
formelle disparaît comme telle pour se fondre dans le sens du discours. Aussi le Pseudo-Longin
célèbre-t-il Homère pour avoir réussi à imprimer à sa langue ce que le poème veut véritablement
dire : son vers, son dire, fait à ce moment lui-même ce dont il parle.

III. La performativité en régime esthétique

Au-delà d'une simple conception de l'art, cette cohaerentia de l’œuvre est la condition
même du type particulier de puissance qui se trouve engagé dans le sublime. Cet effet qui
s'impose à l'auditeur, qui ne se réduit en aucune façon à la signification du logos poïétique, est
rendu possible par l'adéquation de la forme de l'art à son sujet. Plus encore : par le fait que
l’œuvre réalise ce qu'elle dit par sa façon de le dire, et au moment même où elle le dit. C'est cette
puissance spécifique des œuvres, désignée par le Pseudo-Longin comme l'effet (et en même
temps la cause) propre du sublime, que l'on pourrait nommer dans un vocabulaire actuel la
« performativité » de l'art. Ce concept permet de donner un nom à l'exigence d'un art qui ne serait
génial qu'à être aussi toujours déjà cohérent et performatif, tandis que le sublime et sa
théorisation permettent de caractériser avec précision le mode de cet agir particulier et d'en
donner la logique.

58
PIGEAUD J., « Introduction », op. cit., p. 23.
59
L'auteur évoque par exemple « l'extrême tension » présente dans l'écriture de Démosthène qui comme « l'orage ou
la foudre » « embrase, si l'on peut dire, et déchire en même temps toute chose avec rapidité, force, véhémence »
LONGIN, XII, 4, p. 75.
60
Ibid., XXXIX, 4, p. 118. Un sublime qui relâcherait sa tension ne pourrait se maintenir tel, il se transformerait
nécessairement en autre chose, ce que nous glisse l'Anonyme en suggérant que parfois le sublime « se relâche et
aboutit à l’éthos. » Ibid., IX, 14 ; p. 70. Apparaît chez le Pseudo-Longin une certaine supériorité de l'esthétique sur
l'éthique : « le pathos participe au sublime dans la même mesure que l'éthos participe au plaisant. » Ibid., XXIX, 2,
p. 101.

12
Reprenons l’analyse des premières lignes du traité. La critique à Cécilius peut certes
s'expliquer par le fait que le sublime consiste davantage en un effet, une force, un élan qu'en une
essence fixe. Aussi ne suffit-il pas au Peri Hupsous de définir le sublime ni même d'appliquer ses
propres formules : c'est l'action même du sublime qu'il doit représenter pour véritablement le
« monter ». Mais si le traité doit être aussi haut que le sujet c’est parce que le Pseudo-Longin veut
être cohérent avec ce dont il parle, c'est-à-dire avec un sublime qui se trouve dès lors
réflexivement défini comme le principe même d'une cohérence à entendre au sens fort. En
d'autres termes, le sens produit par le grand-dire n'est pas isolable des tropes ou des figures dans
lesquelles il se dit. Il doit faire ce qu'il dit. Or si le dire doit d'emblée être un faire, si le traité ne
peut parvenir à dire le sublime que dans la mesure où il le fait, et si ce n'est que par son dire que
le Pseudo-Longin accomplit ce qu'il dit, c'est que le sublime n'apparaît que performativement 61.
Cette condition tient moins de l'arbitraire qu'elle ne trahit le fait que le concept du sublime éclaire
la performativité du poétique elle-même.
La teneur des exemples paradigmatiques du sublime confirme cette déduction. Que l’on
en prenne pour preuve l'énoncé biblique de la création, le « fiat lux » (IX, 9) qui traversera toute
la philosophie du sublime à la suite de sa citation par le Pseudo-Longin. Pour l'auteur, Moïse
présente « pur et grand, le divin, comme il l'est en vérité, et sans mélange » lorsqu'il écrit « dans
le Prologue des Lois : ''Dieu a dit'', [...] et quoi ? : ''Que la lumière soit, et elle fut ; que la terre
soit, et elle fut »62, ce que Marc Fumaroli désigne comme « l'acte originel performatif de la
Création (quand dire c'est faire) par lequel la parole et l'acte divins se confondent. »63 Un autre
exemple anticipe d'ailleurs ceux d'Austin, c'est la figure du serment, employé par Démosthène :
« Par la seule figure du serment [...] [le poète] transforme la nature de la démonstration en un

61
Nul mieux que Paul de Man, dans ses travaux sur Kant, n'a mis en évidence le caractère performatif que l'on peut
reconnaître dans la logique du sublime. Enrichissant sa lecture de Kant des écrits de Pascal, Paul de Man avance que le
sublime ne doit pas être compris au niveau transcendantal ou métaphysique puisqu'il s'avère, à son sens, plutôt opérant à
un niveau linguistique. « When the sublime is translated back, so to speak, from language into cognition, from formal
description into philosophical argument, it loses all inherent coherence and dissolves in the aporia of intellectual and
sensory appearance. It is also established that [...] this place is only formally, and not transcendentally, determined. The
sublime cannot be grounded as a philosophical (transcendental or metaphysical) principle, but only as a linguistic
principle. » Aesthetic Ideology, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990, p. 78. Ce qui nous intéresse ici,
c'est que pour De Man apparaît un saut déterminant (« a deep, perhaps fatal, break or discontinuity » Ibid., p. 79.) dans
la transition kantienne du sublime mathématique au sublime dynamique, saut qui fait basculer le langage de sa fonction
cognitive vers le performatif. « Why does Kant need the dynamic sublime at all ? There are various explanations that
one can give. Finally, we had to resort to a linguistic model, a linguistic model of precisely the passage from trope to
performative, in order, not to account for, but to explain why this juxtaposition, why this succession, this apparent
sequence occurs in Kant » Ibid., p. 137. Ce dont rend formellement compte le sublime dynamique, c'est d'une force
différente de celle de l'expérience esthétique – « including the aesthetic experience of the beautiful and of the sublime as
described by Kant and Hegel themselves » Ibid., p. 83 – une force redevable de ce que De Man nomme la
« matérialité » (materiality) de l'imagination. Si notre analyse est fortement éloignée des enjeux de celle de Paul De
Man, il est cependant intéressant de constater que ce dernier ait précisément reconnu dans la dynamique du sublime une
puissance performative à l’œuvre. Voir aussi sur cette question WARMINSKI A., « Returns of the Sublime: Positing
and Performative in Kant, Fichte, and Schiller », MLN, Vol. 116, n°5, Comparative Literature Issue, 2001, p. 964-
978.
62
LONGIN, IX, 9, p. 67.
63
FUMAROLI M., « Le recours au “sublime” ou le secret de la République des Lettres », Commentaire, n°157,
2017, p. 19.

13
sublime et une passion extrêmes [...] et en même temps, dans l'âme des auditeurs, il injecte son
verbe comme un remède et un antidote »64.
Ce n'est sans doute pas un hasard si l'acte divin et performatif de la création incarnera
l'exemple même du sublime à travers les âges. La logique de la performativité telle qu'elle
apparaît ici est celle d'une forme qui ne renvoie plus à aucun fond, à aucun référent, c'est-à-dire à
rien qui lui serait extérieur. En ce sens, le performatif en jeu pourrait rejoindre la définition qu’en
donne Austin lorsqu’il affirme que ce dernier ne renvoie absolument pas à la question de la vérité
d'un discours descriptif, et que le performatif, finalement, ne « veut simplement dire [que] ce qu'il
dit »65. Sur ce mode, l’œuvre produit son sens par sa forme même, tautégoriquement, engendrant
ce qu'elle représente de façon concomitante au moment de la représentation. Ce qui se trouve
finalement au centre de la performativité du sublime, c'est l'insistance du traité sur le poïétique,
sur l'acte même de création, qu'il faut entendre au sens fort au sein de la mimèsis. En cela, on
pourrait soutenir que le Peri Hupsous relève moins d'un traité de poétique que du poétique. Et
l'insistance sur la dimension de création se retrouve particulièrement explicite dans deux idées-
forces du traité qui peuvent être comprises non plus comme le cadre théorique du performatif
mais comme ce que le sublime performe en tant que tel, ce que fait le langage poétique à la
différence peut-être du langage ordinaire.

Premièrement, le sublime exerce sa force par le biais de l'imagination, en produisant une


apparition : « Quel est donc le pouvoir de l'apparition [phantasia] dans le discours ? [...]
l'apparition ne convainc pas seulement l'auditoire, elle le rend aussi esclave. »66 Le Pseudo-
Longin souligne l'importance de l'imagination dans la production du sublime, elle qui peut
devenir un régime de création à part entière, un mode presque en concurrence avec la mimèsis
puisqu'il évoque un « sublime selon les pensées, et qui naît de la grandeur d'âme, soit par
l'imitation, soit par l'apparition [phantasia]. »67 Jackie Pigeaud développe une théorie intéressante
quant à l'originalité de l'auteur par rapport au sens commun de la notion grecque de phantasia68.
Selon lui, le Pseudo-Longin a conscience de l'histoire de la notion et lui fait subir un changement
de signification, passant d'une définition communément admise – « le nom d'apparition est
communément donné à toute espèce de pensée qui se présente, engendrant la parole »69 – à l'idée
d'une imagination non seulement représentative mais profondément productive. Au départ,
toujours suivant Pigeaud, l'imagination possède un sens très large dans la philosophie grecque :
« nous sommes baignés d'apparition, et c'est le fondement même de la pensée sous toutes ses
formes, pour la philosophie hellénistique. Penser, en quelque sorte, c'est voir, c'est-à-dire recevoir

64
LONGIN, XVI, 2, p. 85.
65
AUSTIN J. L., « Les énoncés performatifs », trad. B. AMBROISE, in B. AMBROISE & S. LAUGIER, (éd.),
Textes clés de philosophie du langage, Vol. 2, Paris, Vrin, 2011, p. 233.
66
LONGIN, XV, 9, p. 82.
67
Ibid., XV, 12, p. 83.
68
Sur la question de l’imagination dans le traité du Pseudo-Longin, voir l’article de RICHARD A. et MOLINA V.,
« La φαντασία du poète et de l’orateur dans le traité Περὶ ὕψους de Pseudo-Longin : dénouement d’un débat
ancien », Methodos [En ligne], vol. 19, 2019.
69
LONGIN, XV, 1, p. 79.

14
des apparitions. C'est ce qui fait [...] qu'entre voir, rêver, imaginer, être fou, il existe ce facteur
commun de la phantasia. »70
Or, au chapitre XV du traité, les phantasiai sont décrites comme des « fabricantes
d'images » – des eidolopoiiai, renvoyant littéralement à l’idée d’une poièsis de l’image (eidolon)
– agissant dans des circonstances précises : « maintenant le sens qui l’emporte est celui-ci : quand
ce que tu dis sous l’effet de l’enthousiasme et de la passion, tu crois le voir et tu le places sous les
yeux de l’auditoire (blepein dokès kai up’opsiv tithès tois akouousin). »71 Il semblerait bien que le
sublime nous fasse donc « voir », transformant notre imagination par ses images. La capacité du
poète à se faire lui-même « voyant » constituerait en outre la condition de possibilité de la
création du sublime : le poète doit avoir eu lui-même les hallucinations de ses personnages pour
pouvoir leur donner une chair poétique. « Imaginer, c’est d’abord voir, c’est-à-dire avoir, recevoir
des apparitions [...] mais désormais c’est aussi être capable de susciter chez autrui les mêmes
apparitions (valeur active). C’est le double aspect de la phantasia qui fait son sens nouveau. »72
Il n’est pas anodin que les passages sur la phantasia trouvent place dans le traité juste
avant la réflexion sur les figures, puisqu’elle « est naturellement une des forces de contrainte de
la figure [...] la nécessité ressentie de faire voir aux autres par l’intermédiaire du langage. »73
« Car en même temps qu’il argumente sur les faits, l’orateur a suscité une apparition (phantasia),
et il a, de la sorte, franchi la limite de la persuasion pour son sujet »74. L’insistance du Pseudo-
Longin sur la phantasia met en fait en lumière la puissance productrice de la mimèsis. Nous
pourrions avancer que le sublime révèle dans les formes la puissance autonome qu’elles ont de
re-faire forme. Loin de l’idée d’une imprésentation, le sublime soutient souvent un appel à la
visibilité qui se retrouve dans un autre exemple du traité : « Donne à leurs yeux de voir, mais fais-
nous mourir dans la lumière ! »75 Placée plus haut que la vie, la lumière est solidaire d’un
sublime qui concerne les formes autant qu’il relève fondamentalement de l’apparence, prenant
sens par ce qu’il transforme de l’imagination dans le mouvement même de son apparition. Le
Pseudo-Longin fait de l’œuvre sublime l’agent performatif d’une création qu’elle rend effective
au sein de l’imagination comme une « re-création ». C’est là le second élément que souligne le
Pseudo-Longin : l’œuvre sublime performe par sa puissance imaginaire un nouvel acte poétique
qui n’imite qu’en tant qu’il recrée.

Ce sera le second point : l'expérience du sublime n'est pas que passion, elle tomberait
sinon dans le seul pathétique76 : elle amène l'auditeur à l'activité, le faisant participer à son
aboutissement : « sous l’effet du véritable sublime, notre âme s’élève, et, atteignant de fiers

70
PIGEAUD J., « Introduction », op.cit., p. 138.
71
LONGIN, XV, 1, p. 79 (Nous soulignons).
72
PIGEAUD J., « Notes », in LONGIN, Du sublime, op.cit., p. 139.
73
PIGEAUD J., « Introduction », op.cit., p. 28.
74
LONGIN, XV, 10, p. 83.
75
Ibid., IX, 10, p. 67.
76
« Comme si, sous l’effet d’un accès de folie [mania] ou de pneuma [termes qui renvoient à l'image de la pythie],
elle [la passion] soufflait dans le délire de l’enthousiasme, et donnait aux discours une allure apollinienne. » Ibid.,
VIII, 4, p. 64.

15
sommets, s’emplit de joie et d’exaltation, comme si elle avait enfanté elle-même ce qu’elle a
entendu (ôs autè gennèsasa hoper èkousen). »77 Si nous avons pu dégager l'idée d'une certaine
passivité du sujet dans l'expérience du sublime qui le dépasse totalement, en même temps – et
paradoxalement – le sublime le rend actif, lui fournit les forces nécessaires à la création. Pour
Baldine Saint Girons, le concept représente « une commotion (commovere) qui force soi-même à
sortir hors de soi, à devenir-autre, étranger à soi : l’ek-stasis. À la lettre et au sens anglais, celui
qui est dessaisi par le sentiment du sublime déménage, to move, il est en transe, comme la transe
de la Pythie, la forme du soi est traversée par de l’autre, il est radicalement trans-formé. »78 Il ne
s'agit donc pas tant de saisir ce qui est sublime que ce qui sublime, les deux opérations allant
souvent de pair dans le paradoxe du sublime. « Le sublime n'est pas : il advient », appuie la
spécialiste, « et son avènement exige la métamorphose ou la ‟sublimisation’’, au moins
provisoire, de tout ce avec quoi il entre en contact, c'est-à-dire inséparablement, des éléments
qu'il utilise, et de quiconque se montre sensible à ses manifestations. »79 C'est la question de la
reproduction qui est en jeu et celle de la transmission du génie. Dans la théorie longinienne du
sublime, l'œuvre n'est pas inventée ex nihilo, elle n'est pas non plus copiée, mais répétée
performativement, réitérée dans l'acte même du sublime.
Cette dynamique très spécifique marquera durablement la pensée du sublime80 ainsi que le
souligne encore Baldine Saint Girons, y reconnaissant la naissance d'un enthousiasme créateur
qui échappe lui aussi à l'ordre traditionnel des causes : « le moi ébranlé prétend alors se
reconquérir lui-même, en s'enorgueillissant du sentiment qu'il éprouve, comme si c'était lui-même
qui en était la source. Le propre de la contemplation du sublime est d'engendrer un effet, tel que le
sujet finit par s'en croire plus ou moins la cause. Longin, Burke et Kant insistent, tous trois, sur
cette identification à la source et la métamorphose durable qu'elle engendre. »81 La circularité du
sublime met en évidence celle de la performativité en général, caractéristique d’un art qui s’auto-
fonde, qui a pour effet d’engendrer sa propre cause, sa condition de possibilité, sur un mode
paradoxal. La circularité appelle jusqu’à la répétition de l’acte poétique. Un enthousiasme, au
sens étymologique d'un souffle divin, s'empare de l'homme qui se découvre comme destin de
participer lui-même à ce sublime qui « résonne » en lui. Il est rempli par une ambition presque
divine à laquelle l’œuvre sublime a contribué, en l’éduquant à la grandeur : il s’agit bien
« d’éduquer les âmes en direction du grand » dit le Pseudo-Longin, « et les rendre toujours
enceintes, si l’on peut ainsi s’exprimer, d’une exaltation généreuse. »82
Si ce pouvoir agissant du sublime se transmet dans l'expérience, c'est en tant que celle-ci
n'est pas conçue comme un jugement subjectif désinvesti de l'objet qu'il juge, mais sur un mode

77
Ibid., VII, 2, p. 61.
78
VIENNET D., « Il y a « quand même ». À propos du sublime aujourd’hui », op. cit., p. 67.
79
SAINT GIRONS B., Fiat lux – Une philosophie du sublime, op. cit., p. 11.
80
Chez Burke par exemple : « l'esprit revendique alors toujours pour lui-même une part de la dignité et de
l'importance des choses qu'il contemple. De là vient cette glorification et ce sentiment de grandeur intérieure qui,
comme le note Longin, emplissent toujours le lecteur dans les passages des poètes et des orateurs qui paraissent
sublimes » BURKE E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées et du beau, op. cit., p. 91-92.
81
SAINT GIRONS B., Fiat lux – Une philosophie du sublime, op. cit., p. 37-38.
82
LONGIN, IX, 1, p. 64.

16
participatif qui reprend l'idée de l'écho. « Le sublime est l'écho de la grandeur d'âme
(megalophrosynès apèchèma) »83, dit le Pseudo-Longin. Il résonne de proche en proche et ne se
comprend ontologiquement que dans cet effet dynamique, ce passage qui traduit l'action
performative du sublime. « Alors que la contemplation du beau ne rend pas beau, alors que la
reconnaissance du bon reste souvent périphérique et objective, l'identification du sublime devrait
d'une certaine manière rendre sublime, comme si l'échange de valeur entre sujet et objet devenait
la condition nécessaire de son approche. »84 Ainsi le sublime définirait-il par principe les
conditions mêmes de la réception esthétique de ses formes et de leur action sur notre imagination.
Burke reprend du Pseudo-Longin cette idée de la transmission d'un sublime qui, comme le feu, se
propage par simple contact intersubjectif, en un effet contagieux : « Par la contagion (contagion)
des passions, nous nous enflammons alors d'un feu qui brûle déjà dans un autre (a fire already
kindled in another) et qui n'aurait probablement jamais jailli de l'objet décrit. »85 Chez le Pseudo-
Longin comme chez les modernes, « La transmission et la répétition du génie se fait donc par une
sorte de (mystérieuse) contagion mimétique, mais qui n'est pas l'imitation. [...] peut être un génie
celui que le grand art impressionne. »86 La « route qui mène au sublime », dit l'Anonyme,

C'est l'imitation des grands écrivains et poètes du passé, et l'esprit d'émulation avec eux. [...] Car beaucoup
sont transportés par un souffle étranger, de la même façon que, selon ce qu'on raconte, la Pythie, quand elle
s'approche du trépied [...] Ainsi la grandeur naturelle des Anciens, vers les âmes de leurs émules, comme
d'ouvertures sacrées montent des effluves ; pénétrés de leur souffle, même les moins capables de prophétiser
s'enthousiasment en même temps sous l'effet de la grandeur des autres. [...] L'imitation n'est pas un vol ;
mais c'est comme l'empreinte de beaux caractères, de belles œuvres d'art ou d'objets bien ouvragés. 87

Dans un vocabulaire contemporain, nous pourrions dire qu'il y a un effet d'encapacitation,


d'empowerment à l’œuvre dans le sublime. L'entreprise du Pseudo-Longin vise sans doute pour
une part à donner confiance à la jeune génération quant à son pouvoir de dire, qui ne doit pas
demeurer en reste du génie des anciens, ainsi que le formule joliment Michel Deguy : « ne pas
rétrécir le monde sous le prétexte que nous ne croyons plus comme eux. Mais transporter, dans
notre dire s'efforçant, ce qui peut être compris de leur expérience pour transmettre notre
expérience... »88

***

En conclusion, le Peri Hupsous vaut sans doute moins pour ses conseils rhétoriques
obsolètes, pour ses définitions du sublime parfois naïves, que pour la vibrante réflexion qu’il met
en chantier sur la question de la puissance des œuvres, et ce à travers sa conceptualisation du
sublime. Cette dernière nous permet de mettre au jour une conception de l’art qui dépasse les
83
Ibid., IX, 2, p. 64.
84
SAINT GIRONS B., Fiat lux – Une philosophie du sublime, op. cit., p. 11-12.
85
BURKE E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées et du beau, op. cit., p. 217.
86
LACOUE-LABARTHE P., « La vérité sublime », in Du Sublime, op. cit., p. 177-179.
87
LONGIN, XIII, 2-4, p. 76-77.
88
DEGUY M., « Le grand-dire », op. cit., p. 13.

17
dualismes de la forme et du fond ou de la forme et de la matière, pour penser leur union toujours
déjà en acte dans l’œuvre. L’idée d’une telle cohérence révèle la dynamique homologique du
concept lui-même et fonde sa puissance spécifique, qu’on serait en droit de nommer
anachroniquement sa « performativité ». Le terme n’est pas à entendre de manière stricte au sens
d’Austin, bien qu’il ne soit sans doute pas anodin que cette réflexion naisse déjà dans le contexte
d'une analyse du discours. Le performatif n’est pas ici le fait même que les mots sont aussi des
actes, mais il traduit une certaine modalité de l'agir, un type de puissance, une certaine logique de
l'effet qui est intrinsèquement liée au rapport de l’œuvre avec sa propre forme. La circularité du
sublime n’est pas pour autant une autoréférentialité, un discours qui ne serait performatif qu’à
réfléchir infiniment sa propre efficacité. Le sublime traduit l’action d’une œuvre qui est ce qu’elle
dit et produit son référent dans l’acte même de sa formulation. Dans son apparition, elle agit
fortement sur le monde qui l’entoure ; c’est également à travers son caractère performatif que se
trouve réfléchie la reconduction d’un geste poétique tendu entre le passé et l’avenir, entre les
anciens et ceux pour qui ils continuent à faire écho.

Le traité éclaire en cela une poièsis qui se donne comme puissance et fonction des formes
et non comme l’ensemble des traits établis d'un genre, comme les qualités d'une chose ou encore
celles d'un certain emploi du langage. Le concept de sublime ne constitue certes pas l’horizon
indépassable de la puissance ou de la performativité de l’art ; toute œuvre qui agit n’est pas
sublime et, contrairement à ce que dit l’auteur antique, on pourrait aisément prêter une force
prégnante à des produits culturels qui relèveraient d’autres tonalités esthétiques, du grotesque au
mélancolique en passant par le kitsch, l’ironique, l’utopique. Mais il semble néanmoins que la
pensée de l’hupsos grec, et tous les échos qu’elle eut jusqu’à aujourd’hui sous le nom de
« sublime », initie pour nous un questionnement d’importance, d’ordre « méta-esthétique », sur
les conditions d’une puissance immanente de l’œuvre en général et sur la logique de son
éventuelle dimension performative.

Martin Mees

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Annexes
Titre anglais :

« Logic of aesthetic power. Form and performativity of art in Peri Hupsous »

Affiliation :
Centre Prospéro – Langage, image et connaissance
Université Saint-Louis – Bruxelles

Résumé
Cet article propose une relecture du traité du Pseudo-Longin, le Peri Hupsous (Du Sublime), pour
mettre en évidence l’un de ses enjeux philosophiques dont l’intérêt apparaît particulièrement
actuel. Au cours de sa conceptualisation du sublime, l’auteur antique produit certes une définition
du grand-dire mais il questionne surtout la puissance des œuvres, et ce de façon immanente, avant
toute réception subjective. Or cette pensée de la puissance esthétique est solidaire d’une
conception de l’art qui récuse tout dualisme de la forme pour saisir l’œuvre en tant qu’unité
paradoxale et intimement cohérente. Notre hypothèse tient en l’idée qu’à travers cette adéquation
de la puissance à la logique même de la poièsis, le Pseudo-Longin ne nous donne à lire rien de
moins qu’une première formulation de ce que nous appellerions dans un vocabulaire
contemporain la performativité de l’art. Ce sont les conditions d’une telle performativité, étendue
du discours à l’esthétique en général, que cet article tente de repérer tout au long du traité.

Mots-clés : Théorie du sublime, esthétique, Peri Hupsous, Pseudo-Longin, poièsis,


performativité, puissance de l’art, forme

Abstract
This article proposes a re-reading of the Pseudo-Longinus treaty, Peri Hupsous (On the Sublime),
to highlight one of its philosophical issues whose interest appears particularly current. In the
course of his conceptualization of the sublime, while the ancient author produces a definition of
the high poetry, he questions above all the power of the works of art in an immanent manner,
independently of any subjective reception. Yet this thought of aesthetic power goes hand in hand
with a conception of art that rejects any dualism of form in order to grasp the work as a
paradoxical and intimately coherent unit. Our hypothesis is that through this adequacy of power
to the very logic of the poiesis, Pseudo-Longinus gives us to read nothing less than a first
formulation of what we would call in a contemporary vocabulary the performativity of art. This
article attempts to identify what are the conditions for such a performativity, extended from the
discourse to aesthetics in general.

Keywords: Theory of the sublime, aesthetics, Peri Hupsous, Pseudo-Longinus, poiesis,


performativity, power of art, form

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