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Agrégations 2018, littérature française du Moyen Âge, Estelle Doudet, estelle.doudet@univ-grenoble-alpes.

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Dossier
Prologues romanesques au XIIe siècle

Issu de plumes intellectuelles animées par le désir de translater des savoirs vers un public laïc
de haute qualité sociale, le roman fonde sa légitimité culturelle sur le fait qu’il est un texte,
ancré dans l’écriture. De ce fait, le prologue est le lieu d’un investissement des romanciers qui
y expérimentent trois composants essentiels de leur nouvelle poétique :
- l’invention d’un lexique nouveau en français, celui de l’auteur, volontairement opposé
à celui du chant qui est caractéristique des chansons de geste. On ne chante plus de, on
fait de ;
- l’insistance sur les sources savantes et la valeur intellectuelle et culturelle de l’œuvre
et non plus sa (seule) valeur de divertissement et de pédagogie ;
- la création d’un espace où l’écrivain se positionne personnellement, notamment face
aux polémiques littéraires contemporaines, mais aussi face à ses destinataires en
commentant sa relation avec ses dédicataires.

DIRE AUTREMENT LE GESTE LITTERAIRE : DU JONGLEUR A L’AUTEUR


Le premier changement consiste à modifier la voix qui énonce le prologue et, à travers elle, la
communication littéraire proposée aux récepteurs. Dans la chanson de geste, le prologue est dit
en 1ère personne par la voix d’un jongleur récitant. Même si cette oralité est partiellement une
convention du genre, elle fait de la chanson de geste un verbal art, un art de l’oralité et de la
performance, qui suppose une interaction directe avec un public anonyme. Les romans font au
contraire intervenir la voix de l’auteur (ou traducteur), sous la forme d’une 3e personne qui
exprime la médiatisation de l’écrit. La réception attendue est une lecture, même si elle est
oralisée.
Cette opposition est nette si l’on confronte Le Couronnement de Louis, chanson de geste datant
de la première moitié du XIIe siècle et les romans d’antiquité et arthuriens composés à partir de
1150 :

De Loïs ne lairai ne vos chant Je vais tout de suite vous chanter Louis Voix narrative anonyme (1ère
Et de Guillelme al cort nés le Et Guillaume au court nez, le vaillant, pers) = le jongleur récitant
vaillant Qui s’est tant battu contre les Sarrasins, Lexique du chant.
Qui tant sofri sor sarrazine gent ; Nul ne peut, je crois, chanter un Annonce des héros de la
De meillor ome ne cuit que nuls vos meilleur homme. chanson
chant.
(Couronnement de Louis, v. 6-9)

Cil qui fist d’Erec et d’Enide Celui qui écrivit Erec et Enide, Voix personnelle en 3ème pers. =
Et les commandemanz d’Ovide Et traduisit en français les l’auteur
Et l’art d’amors en roman mist… commandements d’Ovide Lexique de l’écriture, liste des
(Cligès, v. 1-3) Et l’Art d’aimer… sources ou des œuvres de
l’écrivain

UNE FORME SAVANTE : CITATION DES SOURCES, REVENDICATION D’UNE AUTORITE


INTELLECTUELLE
Le roman est étymologiquement une mise en roman, une traduction du latin vers la langue
moderne d’œuvres patrimoniales de l’Antiquité. Même si le genre s’autonomise vite, sous
l’influence notamment de Chrétien de Troyes, il fonde sa légitimité sur la revendication d’une
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autorité savante. Elle s’exprime par la création de deux lieux communs romanesques très
puissants : d’une part, la liste de grands auteurs ou de sources livresques que le romancier dit
connaître et souhaiter offrir à son public ; d’autre part, le devoir pour les clercs de montrer leur
savoir, un don de Dieu, et d’en faire profiter les classes sociales supérieures, cultivées mais
moins érudites par définition.
Ces deux arguments sont d’emblée soulignés dans le prologue du Roman de Thèbes, le premier
des romans antiques élaborés dans l’entourage des Plantagenêt, peut-être par un clerc poitevin
travaillant pour Aliénor d’Aquitaine vers 1150. L’œuvre narre la guerre fratricide des
Labdacides (fils d’Œdipe) après la disparition de leur père, en adaptant la Thébaïde de Stace,
une épopée latine.

Qui sages est nel deit celer, Celui qui est sage ne doit pas le Topos de la ‘monstrance’ : celui qui
mais pur ceo deit son sen cacher, est savant doit publier
monstrer Mais doit au contraire montrer son Mention d’auctores antiques
Que, quant serra del siecle alez, savoir Valeur patrimoniale de l’œuvre et
En seit puis toz jours remembrez. Pour que, quand il aura quitté ce assurance de sa future réputation
Si danz Homers et danz Platons monde,
Et Virgiles et Citherons On se souvienne toujours de lui.
Lor sapience celasant, Si maître Homère et maître Platon,
Ja ne fust d'els parlé avant. Et Virgile et Cicéron
Por ce ne voil mon sen taisir, Avaient caché leur sagesse,
O ma sapience retenir, Jamais depuis lors on n'aurait parlé
Ainz me delite a conter d’eux:
Chose digne de remembrer. C'est pourquoi je ne veux pas taire
(Roman de Thèbes, v. 1-12) mon savoir
Ni garder pour moi ma sagesse,
Mais je me plais à raconter
Une chose digne qu'on s'en
souvienne.

LE ROMAN, UN GENRE EN DEBATS


L’ancrage du roman dans l’univers intellectuel du milieu du XIIe siècle, dominé par des
formations universitaires renouvelées et un goût aiguisé pour les disputes contradictoires a fait
de ce genre un lieu de positionnement très puissant des écrivains face à la société de leur temps
et les uns par rapport aux autres. Les romanciers ont activement participé à la construction du
champ alors en construction de la culture en langue moderne par deux gestes : d’abord en
débattant des nouvelles valeurs culturelles attachées au « deuxième âge féodal » (Marc Bloch),
la courtoisie, la chevalerie, l’amour ; ensuite en mettant en débat la pensée et les pratiques de
la littérature (valeur sociale et culturelle d’un genre, relation qu’il noue avec son public, etc.).
De ce point de vue, le roman arthurien a joué un rôle fondamental en déplaçant notamment la
question des sources empruntées par les auteurs.

Une véritable querelle des Anciens et des Modernes se noue vers les années 1160 et autour de
l’œuvre de Marie de France. Avec ses Lais, elle est l’un des premiers auteurs en français à
translater non des grandes œuvres de l’Antiquité gréco-romaine, mais des contes en gallois ou
en anglais. Elle affronte donc la question de l’illégitimité culturelle de ses sources en proposant
trois gestes de défi : d’abord la mise à l’écart de l’Antiquité au profit d’une culture « moderne » ;
ensuite l’affirmation d’une translatio qui opère non plus entre l’écrit latin et l’écrit roman mais
entre des cultures orales inconnues et une écriture qui leur donne pour la première fois une
légitimité culturelle. Ce double déplacement conduit Marie à revendiquer beaucoup plus
fortement que les écrivains des romans d’antiquité son originalité, son œuvre d’auteur et donc
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sa signature. Le prologue des Lais condense tous ses éléments révolutionnaires en quelques
vers :

Ki Deus ad duné escïence Celui à qui Dieu a donné la connaissance Topos de la ‘monstrance’ du savoir
E de parler bone eloquence Et la parole bien éloquente, Justification d’une interprétation
Ne s’en deit taisir ne celer. (…) Il ne doit ni se taire ni se cacher. (…) « à plus haut sens » pour l’œuvre
Es livres ke jadis feseient moderne, à l’instar de l’œuvre
Assez oscurement diseient Ils (les auctores antiques) écrivaient assez antique
Pur ceux ki a venir esteient obscurément Rejet de la translatio pratiquée par
E ki apprendre les deveient Pour que ceux qui venaient ensuite les romanciers d’antiquité à partir
K’i peüssent gloser la lettre Et qui devaient les étudier des sources antiques
E de lur sens le surplus mettre. Puissent gloser leurs textes Valorisation d’une transmission
(…) Et y ajouter leur propre interprétation. orale des histoires que Marie
Pur ceo començai a penser D’abord je commençais à penser transpose à l’écrit et donc éternise
De aukune bone estoire faire Qu’il fallait écrire une bonne histoire
E de latin en romaunz traire; En mettant le latin en roman ;
Mais ne me fust guaires de pris: Mais je n’ai pas estimé cela
Itant s'en sunt altre entremis ! Car d’autres s’en sont occupés !
Des lais pensai, k’oïz aveie. J’ai alors pensé aux lais que j’avais
Ne dutai pas, bien le saveie, entendus.
Ke pur remembrance les firent Je ne doutais pas, je le savais bien :
Des aventures k’il oïrent C’est pour que soient mémorisées
Cil ki primes les commencierent Les aventures qu’ils avaient entendues
Et ki avant les enveierent. Que les firent et les diffusèrent
Ceux qui les premiers les commencèrent.

Le prologue des Lais marque le début d’une sorte de « querelle des Anciens et des Modernes »
avant la lettre, qui se joue entre la matiere de Grece (le roman entendu comme translatio de
l’Antiquité) et la matiere de Bretagne (le roman entendu comme forme autonome). Cette
querelle traverse les années 1160-1180, décennies où le roman s’institutionnalise en tant que
genre le plus apprécié du public aristocratique, en particulier féminin.
Dans ce débat s’esquisse des arguments et un système de valeurs qui resteront longtemps actifs
pour définir ou critiquer le genre romanesque : est-il une écriture savante ou bien un vain
divertissement, nourri de fictions sans légitimité ? A-t-il une utilité sociale ou est-il un genre
pernicieux, notamment à cause de la fascination qu’exerce les histoires arthuriennes sur les
jeunes et les femmes ? Ces débats affleurent dans la célèbre description que Jean Bodel, auteur
de poésies et de chansons de geste, donne de la production littéraire en français à la fin du XIIe
siècle :
N’en sont que trois materes a nul home vivant :
De France et de Bretaigne et de Ronme la grant.
Li conte de Bretaigne si sont vain et plaisant ,
Et cil de Ronme sage et de sens aprenant,
Ci de France sont voir chascun jour aparant.
Jean Bodel, prologue de la Chanson des Saisnes (vers 1190 ?).

Il n’existe que trois matières aujourd’hui :


De France, de Bretagne et de Rome la grande.
Les contes de Bretagne sont futiles et séduisants,
Les histoires inspirées de Rome savantes et productrices de savoir,
Et celles de France, on le voit chaque jour sont des histoires vraies.

La carrière de Chrétien se déroule pendant cette querelle. Il y participe clairement en tant que
Moderne dès son premier roman Erec et Enide, qui fait le choix de la Bretagne. Toutefois,
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Chrétien s’assure une position assez exceptionnelle en choisissant de souligner les points de
contact entre inspiration antique et nouveauté moderne. Trois de ses actions sont
particulièrement importantes.
D’abord, au sein de ses premières œuvres, il ajoute au monde d’Arthur des clins d’œil à
l’Antiquité ; c’est ainsi que la selle magnifique du cheval d’Enide, longuement décrite, est
sculptée de scènes du Roman d’Eneas.
Ensuite, il propose en 1176 la seule synthèse gréco-arthurienne de cette époque, Cligès. La
première partie de ce roman se situe à la cour d’Arthur, la deuxième à Constantinople, dans un
espace grec byzantin saturé de références à la Grèce antique.
Enfin, dans la plupart de ses prologues, il réintroduit dans l’exposition de la matiere de Bretagne
la source écrite rejetée par Marie, en prétendant avoir découvert les histoires qu’il transforme
dans des bibliothèques. Cette invention d’un lieu commun promis à un bel avenir, le manuscrit
perdu retrouvé dans une bibliothèque (que l’on songe au Manuscrit trouvé à Saragosse par
exemple) a été étudiée par Roger Dragonetti sous le nom de « mirage des sources » (voir
bibliographie).

LES PROLOGUES DE CHRETIEN DE TROYES : VERS LE NOUVEAU ROMAN ?

Cligès, 1176
Quelques années après la présentation de la conjointure comme poétique du roman dans Erec
et Enide (voir plus haut), le prologue de Cligès propose une nouvelle exploration du pacte
romanesque. Il s’ouvre par une bio-bibliographie du romancier déjà citée, un auto-portrait par
les œuvres qui est une première dans la littérature moderne. Puis il affirme l’importance de la
translatio studii et imperii, idée-clef de la culture du XIIe siècle : existerait au fil de l’histoire
une évolution continue des centres de la culture et du pouvoir de l’Est vers l’Ouest, un
déplacement géo-politique qui est aussi une transmission d’une civilisation à l’autre. Aux yeux
de Chrétien comme de ses contemporains, il existe bien un passage de relais entre les anciens
empires de l’Antiquité, situés à l’est de la Méditerranée, et les nouvelles puissances
occidentales, France et Angleterre :

Dex doint qu'ele i soit maintenue Dieu fasse qu’(en France) la valeur soit maintenue
Et que li leus li abelisse Et rendue plus belle par le lieu où elle se trouve
Tant que ja mes de France n'isse Si bien que jamais ne parte de France
L'enors qui s'i est arestee. L’honneur qui s’y est arrêté !
Dex l'avoit as altres prestee, Dieu ne l’avait que prêté aux autres
Car des Grezois ne des Romains Car on ne parle plus désormais
Ne dit an mes ne plus ne mains, Des Grecs ni des Romains.
D'ax est la parole remese Leur parole s’est tue
Et estainte la vive brese. (v. 34-41) Et éteinte leur vive braise.

Tout en revendiquant l’héritage des Anciens, Chrétien ne renie pas le camp des Modernes :
l’héritage de l’Antiquité est désormais une « brese ». Sur le plan politique, les rois d’Angleterre
et de France ainsi que les grandes familles princières pour lesquelles l’auteur travaille ont pour
mission de la ranimer. Sur le plan littéraire, c’est le devoir de l’écrivain, qui attisera cette braise
par de nouvelles histoires, celle de la matiere de Bretagne. Le novel conte de Cligès met donc
en scène un valet qui an Grece fu / del linage le roi Artu (v. 9-10), un héros grec mais né en
Bretagne. Chrétien ajoute à cette thématique fort originale un « mirage des sources » en
annonçant qu’il a trouvé son conte dans un livre ancien conservé à l’abbaye Saint-Pierre à
Beauvais. Ce livre n’a jamais pu être retrouvé par la critique.
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Le Chevalier de la Charrette, 1177-1181


Le roman miroir du Chevalier au Lion s’ouvre par le rappel de la commande de la comtesse
Marie de Champagne. Sur un ton mi-sérieux mi-plaisant, Chrétien dit vouloir obéir à sa
commanditaire comme un amant fidèle obéit à la dame de ses pensées, jouant sur une mise en
parallèle implicite entre le romancier et le héros du roman, Lancelot. La comtesse est
responsable du sen, de l’interprétation à donner à l’intrigue à venir, alors que Chrétien, avec
une modestie ironique, déclare y participer uniquement par son talent littéraire. Le jeu entre
l’écrivain et son public est patent.

Puis que ma dame de Champagne Puisque ma dame de Champagne


Vialt que romans a feire anpraigne Veut que j’entreprenne un roman
Je l’anprendrai molt volentiers Je l’entreprendrai volontiers
Comme cil qui est suens antiers (v. 1-4). En homme qui est entièrement à elle.
Del Chevalier de la Charrete (…)
Comance Crestiens son livre ; Chrétien commence ici
Matiere et san li done et livre Son livre du Chevalier de la Charrette ;
La contesse, et il s'antremet La matière et le sens lui ont été donnés par
De panser, que gueres n'i met La comtesse et il s’applique à y réfléchir
Fors sa painne et s'antancion. (v. 25-29). Car lui-même n’y offre que ses efforts et son
intelligence.

Le Conte du Graal, après 1181


Le dernier roman conservé de Chrétien s’ouvre par un très fameux pastiche de la parabole du
Semeur : Chrétien dit semer des histoires que l’esprit des lecteurs fera fructifier, de même que
la parole du Christ fructifie dans l’esprit du croyant. Suit ensuite, entrelacée de citations de
l’Evangile, une louange appuyée de Philippe d’Alsace, comte de Flandre. Le dédicataire du
roman, dont se négocie alors un possible mariage avec Marie de Champagne devenue veuve,
est montré comme la source du roman grâce au cadeau à Chrétien d’un livre (naturellement
mystérieux) que l’écrivain propose de transformer en œuvre romanesque :

Qui petit seme petit quialt,


Et qui auques recoillir vialt
An tel leu sa semance espande
Que fruit a cent dobles li rande ;
Car an terre qui rien ne vaut,
Bone semance i seche et faut.
Crestiens seme et fet semance
D'un romans que il ancomance. (Conte du Graal, v. 1-8)

Celui qui sème peu récolte peu


Et qui veut récolter quelque chose
Doit répandre sa semence dans un lieu
Qui lui rende des fruits au centuple ;
Car dans une terre qui ne vaut rien,
Une bonne semence sèche et disparaît.
Chrétien propose donc la semence
D’un roman qu’il commence.

L’ensemble réflexif extrêmement cohérent formé par les prologues de Chrétien rend manifeste
l’originalité du Chevalier au Lion et de ses prologues brouillés, dédoublés et polysémiques.
C’est bien le déroutement du prologue, la mise en jeu de cet espace définitoire du roman qui
s’opère dans cette œuvre.

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