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Texte 5 :

Le portrait d’Acis

Introduction :

La deuxième moitié du XVIIème, en France, voit succéder, aux déboires du baroque, la rigeur du
classicisme. Le classicisme est le témoignage littéraire d’une société animée par l’idéal de l’Honnête
Homme, encré dans les règles de la bienséance. Jean de La Bruyère est un des représentants les plus
éminents du courant classique : né le 16 août 1645 dans une famille bourgeoise, son exercice du droit
lui procure moins d’intêret que d’ennui. Il s’installe en 1685 à l’hôtel de Condé, situé à Versailles, où il
deviendra le gentilhomme ordinaire du duc, en charge de la bibliothèque, une position idéale pour le
moraliste qui couche alors ses observations de la haute société sur le papier, à travers les Caractères ou
les Mœurs de ce siècle, satire magistrale de la société de son époque. L’œuvre de La Bruyère connaît
dès la parution de sa première édition en 1688 un succès fulgurant, jusqu’à la neuvième et dernière
publiée en 1696, à titre posthume : elle comprend 16 livres, chacun consacré à un aspect de la société
de l’époque de son auteur ; ces chapitres sont constitués de nombreuses remarques qui mêlent à la fois
maximes et portraits et forment le choix de l’auteur d’une écriture fragmentaire, ayant pour objectif de
délaisser toutes futilités pour se concentrer uniquement sur la peinture objective d’une société qu’il
souhaite réformer tant moralement que socialement. L’œuvre de La Bruyère couvre parfaitement les 4
aspects majeurs du classicisme : elle exclut toute création fantaisiste, elle se conforme à la Nature
comme le préconise Racine qui dit : « Un écrivain qui s’écarte du naturel ne peut que trahir le bon
sens », elle s’inscrit dans une imitation des Anciens, qui représentent à l’Humanisme comme au
classicisme un modèle inégalable, La Bruyère est d’ailleurs un fervant défenseur des Anciens dans la
querelle qui les opposent aux modernes. Enfin, elle incarne l’idée de placere et docere, plaire et
instruire, soigner les maux de l’Homme et perfectionner, justement, leurs caractères, parfois en
utilisant des procédés qui contribuent au plaisir de lecteur si, comme l’évoque La Bruyère dans sa
préface, « Cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire ». Le texte présenté
est la septième remarque du livre 5, De la société et de la conversation, qui se veut être un guide de
l’Honnête Homme dans les situations mondaines. On y fait le portrait d’un contre-modèle de
l’Honnête Homme, Acis, courtisan qui représente la préciosité – mode littéraire français du début du
XVII siècle qui met en avant la place des femmes et préconise un travail poétique de la langue - et qui
s’oppose, par son langage moins préoccupé du fond que la forme, à la maxime de Boileau « Ce qui se
conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». De quelle manière La
Bruyère critique-t-il, à travers le personnage d’Acis une utilisation du langage inutilement
compliquée et fait-il la satire des précieux ? Nous analyserons dans un permier mouvement la manière
dont l’auteur dénonce un langage ridiculement complexe à travers un dialogue ironique et à sens
unique. Nous pencherons ensuite, dans le deuxième mouvement du texte, sur la satire générale des
courtisans précieux et le conseil du moraliste à travers la pointe finale.

Analyse linéaire :
I. Un dialogue à sens unique qui dénonce un langage inutilement complexe

- (De « Que dites vous » à « recommencer ») Dès le premier coup d’œil, on remarque les signes
typographiques du dialogue, à savoir les guillemets et le discours direct. Le dialogue débute
in medias res, « au milieu des choses », un procédé littéraire qui consiste à placer le lecteur
dans l’action pour clarifier le cadre après coup. Nous sommes dans une situation dans de
dialogue fictif entre le moraliste et son interlocuteur, où on ne lit pas les réponses de
l’interlocuteur en question, elles sont elliptiques car peu intéressantes ; il est fréquent que La
Bruyère prenne la parole à la première personne dans son œuvre. Il y a une série de trois
questions rapides. Le vouvoiement, l’emploi du « Comment ? » ou du conditionnel « vous
plairait-il » indique que nous sommes dans une conversation mondaine entre personnes
éduquées. Les questions qui ouvrent le texte montrent une incompréhension face aux propos
précédemments évoqués dans la conversation  ils ne sont pas mentionnés, ce qui suscite la
curiosité du lecteur et crée un effet d’attente. Il y a une oppostion entre le « vous » et le
« je ». Cette incompréhension donne une dimension vivante, presque théâtrale au dialogue 
c’est donc une mise en abyme.
- « Je n’y suis pas » « J’y suis encore moins. Je devine enfin » On a une gradation qui montre
que le propos est obscur et incompréhensible, et qui montre une progression de la
compréhension, avec le « enfin » qui dénote l’impatience du narrateur. Aussi, le « J’y suis
encore moins » montre un paradoxe car l’auteur demande des éclaircissements, mais il est de
moins en moins éclairci. L’utilisation du présent et la forme du dialogue rendent le texte vivant
et réel.
- (à partir de « ; vous voulez ») Après l’incompréhension qui avait mit le spectateur dans un
effet d’attente, on a la réponse, Acis voulait dire qu’il fait froid  Déception du narrateur face
à des propos aussi banals et prosaïques. On a un décalage comique entre l’incompréhension
et la banalité.
- Le narrateur va employer un ton didactique et placer Acis en posture d’élève pour employer
trois exemples précis. Il y a un parallélisme de construction entre avec les phrases de ces
trois exemples, et un rythme ternaire s’installe ce qui donne un effet d’accéleration au
passage, en plus d’un évident comique de répétition avec « vous voulez me dire », « vous
voulez m’apprendre », « vous me trouvez ». Bien qu’il y ait un parallélisme de contruction, il
y a une différence entre « que ne disiez vous » et « dites » : le ton devient plus impératif.
L’emploi du « que » en tant que en tant qu’adverbe interrogatif au sens de « pourquoi » dans
« que ne disiez vous » et des impératifs « dites » accentuent cette impression de leçon, qui
ridiculise Acis. On a un deuxième décalage comique entre la banalité des sujets évoqués par
le narrateur comme la météo, le physique, et la complexité du langage d’Acis, ce qui dresse
une satire comique par antithèse entre les deux.
- Le tiret indique une prise de parole d’Acis, mais dont on prend connaissance, comme au
début du texte, sous la retranscription du narrateur. Elle est donnée sous forme d’objection
introduite par la conjonction de coordination « mais » et l’incise « répondez-
vous ». Réponse en deux temps : « Cela est bien uni et bien clair » : les adjectifs sont donc
péjoratifs pour Acis qui trouve qu’un propos simple n’est pas assez intéressant pour se faire
remarquer, pour se distinguer. La fausse question « et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire
autant ? » est extrêment révélatrice. Le but d’Acis est celui des courtisans, d’apparaître comme
supérieur, d’être différent des autres ; c’est une critique des précieux dont La Bruyère fait la
satire en rendant le précieux prétentieux et excessif au point de plus n’être compris du tout.
- Enfin, le narrateur par sa réponse pose un jugement et expose sa thèse au lecteur. La question
qu’il pose est une question rhétorique comme on le comprend par l’hyperbole ironique
« un si grand mal ». Il y a un chiasme avec « être entendu quand on parle » et « parler comme
tout le monde » qui associe les deux idées. La conversation s’achève puisque Acis ne dira plus
rien après, et le narrateur à le dernier mot.
- Le premier mouvement s’achève avec un dialogue à sens unique, une sorte de saynète où
l’auteur n’aura fait parler Acis qu’à partir de la ligne 6, où il s’exprime à travers le narrateur
qui la tourne en dérision. Acis est éloigné du gentilhomme classique qui doit suivre des
principes comme celui de Boileau énoncé en introduction : « Ce qui se conçoit bien s’énonce
clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ».

II. Satire générale des précieux et pointe ironique finale

- A partir de ce deuxième mouvement, le précieux n’a plus la parole et c’est le moraliste


classique qui la lui prend et la monopolise pour lui donner un exemple du style classique d’il
faut adopter désormais.
- D’abord on a une généralisation et un élargissement : le pronom « vous » ne désigne plus
Acis en particulier, mais prend un sens collectif. Le caractère satirique du texte apparaît plus
que jamais avec la métaphore « les diseurs de Phébus », qui fait appel à une périphrase,
voire ici une antonomase puisque Phébus est un nom propre, pour qualifier les précieux en
référence aux devins d’Apollon qui s’exprimaient de manière très obscure. Le narrateur crée
un nouvel effet d’attente avec la répétition de la proposition « une chose vous manque » et
l’hyperbole « je vais vous jeter dans l’étonnement ». Le lecteur remarque que le narrateur est
un observateur aiguisé des travers des hommes.
- Le deuxième temps de la satire, la révélation, arrive très vite avec le présentatif « c’est » et
dans un présent de vérité générale qui n’admet pas de contradiction, péremptoire. Alors que
« avoir de l’esprit » signifie habituellement savoir manier habilement le langage dans la
conversation et avoir le sens de la répartie, le narrateur sort une révélation qui satirise
complètement la sottise des précieux en les attaquant sur ce qu’il cherche à avoir. Le propos
est blessant et sans concession.
- L’auteur ajoute aussi tôt une seconde attaque. L’expression « Ce n’est pas tout » montre une
construction logique et argumentative, une proéminence de la raison, il cherche à convaincre
son interlocuteur. Cette seconde attaque est introduite par un parallélisme et, en même temps,
une antithèse : « une chose vous manque » et « il y a en vous une chose de trop ». Cette fois,
le narrateur s’attaque exclusivement à la prétention des précieux et à leur suffisance.
L’antithèse entre le « manque » et le « trop » souligne le fait qu’ils ne sont pas dans la juste
mesure, l’auteur les rabaisse alors que ces derniers ont tendance à se rehausser.
- « Voilà la source » : après le présentatif « c’est l’esprit », le présentatif « voilà » donne un ton
solennel, comme une sentence, il annonce son triomphe en découvrant la vraie nature des
précieux.
- L’énumération ternaire péjorative qui suit critique violemment le langage employé par Acis
et ses semblables avec les adjectifs « pompeux », « embrouillés » ou encore la proposition
subordonnée relative « qui ne signifient rien ». L’auteur insiste à la fois sur le caractère
incompréhensible et prétentieux du langage des précieux, c’est le paroxysme de la satire.
- Le narrateur va ensuite utiliser cette satire pour prodiguer un conseil, il va faire mine, pour ne
pas être trop sévère, de reprendre depuis le début. La Bruyère se met en scène avec le
précieux. On a des éléments caractéristiques de la cour avec « Vous abordez » ou « Vous
entrez dans cette chambre ». La Bruyère délivre un conseil mais il ne fait pas confiance au
précieux, infantilisé, ce pourquoi il le « tire par son habit » : le conseil est délivré au discours
direct mais est comme un secret, « dis à l’oreille ».
- Puis, il délivre sa morale. Il y a un impératif qui trahit un profond registre didactique « ne
songez point », « n’en ayez point », « ayez », ce style injonctif donne raison au moraliste.
Les négations, dans la première partie de la phrase, insistent sur le fait que le précieux doit
adopter une conduite radicalement différente de sa conduite habituelle. L’expression c’est
votre rôle souligne le Theâtrum Mundi que dénonce La Bruyère dans les Caractères, il invite
le courtisan à être naturel, le naturel étant une autre valeur classique. « Ne songez point à
avoir de l’esprit » souligne qu’il doit être naturel, l’esprit est une qualité qui ne se commande
pas.
- A partir du point virgule, la négation laisse place à l’enseignement et surtout à la pointe
ironique : « Ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne
trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez ». « Si vous pouvez » marque
la méfiance du narrateur vis-à-vis de la capacité du précieux à se perfectionner. La pointe
est ironique car La Bruyère, après toute cette morale, après avoir expliqué qu’un langage
simple et concis valait mieux qu’un langage inutilement complexe qui traduit une suffisance et
une prétention de la part des précieux, suggère que ce dernier n’aura toujours pas d’esprit, il se
peut se contrefaire en personne avec de l’esprit, comme il tente déjà de le faire, ce qui est
suggéré par les modalisateurs « Croira-t-on » et « Peut-être ». « Croira-t-on que vous en
avez », c’est déjà ce qu’il reproche à Acis de vouloir faire croire qu’il a de l’esprit ; il lui
suggère d’être crédible en adoptant l’attitude des gens qui ont vraiment de l’esprit, ceux qui
sont méprisés par les précieux. On note le vocabulaire extrêmement simpliste du narrateur, qui
illustre lui-même son propos.

En somme, La Bruyère dénonce une utilisation inutilement compliquée du langage et fait la satire des
précieux d’abord par le ridicule et anticlassique personnage d’Acis, qui peine à être compris. La
saynète vivante qui confronte le courtisan au moraliste laisse place à un dialogue ironique dans lequel
la parole est monopolisée par l’auteur, qui, par une multitude de procédés comiques, tourne en dérision
la mode de la préciosité, devenue ridicule à l’époque classique. La Bruyère dresse une satire acerbe de
ce courant qu’il attaque sans réserve dans le deuxième mouvement, par un exposé argumentatif visant
à dévoiler l’incohérence des propos d’Acis et les sentiments de suffisance qui les motivent, exposé
qu’il couronne, à la fin du texte, par une pointe ironique. Cette empreinte finale suppose que le
langage simple dénote plus d’esprit que le « pompeux galimatias » des « diseurs de Phébus », avec une
chute qui voit le triomphe intellectuel du moraliste qui défait le précieux sur son terrain du langage et
de l’esprit, dans une langue simple qui illustre bien l’esthétique classique de brièveté, de clarté et de
simplicité, et qui n’empêche pourtant pas l’esprit de briller. Antécédante, la pièce de Molière « Les
précieuses ridicules », représentée pour la première fois en 1659, dressait déjà la satire de la
préciosité : mais le génie de La Bruyère emploie le principe d’ironie ou de dissimulation, qui, à
l’inverse de la raillerie, à pour objectif selon Théophraste de « rendre l’homme raisonnable en
disposant les éléments du discours de manière que le lecteur constitue un sens, et non dans une morale
didactique ». Ce procédé est fréquemment utilisé à l’ère classique notamment par Nicolas Boileau
dans sa « Satire 6, Les embarras de Paris » ou encore par Montesquieu dans Lettres Persanes, à travers
la plume ironique du jeune persan Rica, et c’est ce qui justifiera la phrase de l’écrivain français André
Gide en 1926 qui qualfie les Caractères en ces termes : « Si claire est l’eau de ces bassins qu’il faut se
pencher longtemps au dessus pour en comprendre la profondeur ».

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