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I- le faux dialogue :
La remarque s’ouvre sur une série de questions rhétoriques qui signale
l’incompréhension du « je » face aux propos de son interlocuteur. Cette entrée en
matière in medias res donne du dynamisme au texte et stimule la curiosité du lecteur.
Ce dernier n’a toutefois pas accès à ce discours obscur, ce qui indique d’emblée un
rapport de force inégal au profit de celui qui raconte. Les réponses dont on dispose
sont les siennes et elles accentuent son incompréhension par des tournures négatives
redoublées : « je ne suis pas », « j’y suis encore moins ». C’est comme si l’on assistait à
une scène avec un échange en stichomythies, où l’on entend seulement les paroles
d’un des deux acteurs.
L’incompréhension laisse place à l’entendement avec, malgré tout, une dernière
hésitation traduite par une nouvelle interrogative directe et par l’usage du verbe «
deviner » (l. 2) qui souligne le caractère énigmatique des paroles reçues. Pourtant, ces
paroles auraient dû être plus qu’évidentes puisque Acis, dont le nom apparaît pour la
première fois à travers une apostrophe à la l.3, souhaitait juste dire qu’il faisait froid. Il
y a ici un premier effet comique basé sur le fait que le courtisan fasse de la météo,
sujet trivial par essence, quelque-chose de confus voire incompréhensible. Les deux
phrases suivantes sont établies sur une construction binaire avec une alternance de
discours indirect et de discours direct, ponctuée par un verbe de parole à l’impératif :
« vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : il pleut, il neige » (l.4).
C’est déjà la parole du moraliste qui prédomine : celui-ci prescrit une expression
claire et efficace, à l’image des affirmations simples : « il pleut, il neige » qu’il suggère
d’employer pour exprimer le temps qu’il fait. Le même conseil s’applique pour un
autre propos tout aussi banal, à savoir dire que quelqu’un a « bon visage », c’est-à-
dire bonne mine. Les impératifs du verbe « dire » employé à deux reprises,
prescrivent ainsi un discours naturel.
La voix d’Acis se fait enfin entendre pour exprimer une objection, marquée par la
conjonction de coordination «Mais », placée en amorce de sa réponse (l.6). Toutefois,
il s’agit d’un discours rapporté (comme le montre le verbe de parole en incise «
répondez-vous » l.6), ce qui laisse au moraliste le premier rôle. Ainsi, alors qu’Acis
avait peur du caractère banal de son expression (signifié par la répétition « bien uni
et bien clair » l.7), son interlocuteur rétorque par de nouvelles questions rhétoriques
qui disqualifient le point de vue qui vient d’être exprimé. Dans la bouche du
moraliste, les verbes de parole repris en un polyptote : « on parle », « parler » l.8-9
sont articulés à l’intelligence du propos (le verbe « entendre » signifie ici «
comprendre »). Le souci d’être intelligible, selon La Bruyère, doit ainsi primer sur le
désir de se distinguer par un langage cherchant à être raffiné, qui risque de devenir
inintelligible pour la personne à qui l’on s’adresse.
Nous avons donc observé un échange théâtralisé à travers un faux dialogue qui
laissait pratiquement toute la place à la figure du moraliste. Celui-ci a pu ainsi
corriger les défauts d’expression d’Acis. Le portrait de ce dernier va se préciser
lorsqu’il s’agit de corréler art du langage et esprit. Penchons-nous donc, dans un
second temps, sur les critiques et réflexions de l’auteur concernant l’art de la
conversation que devrait savoir maîtriser celui qui se prétend
« honnête homme ».