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Le Bozec Yves. L'hypotypose : un essai de définition formelle. In: L'Information Grammaticale, N. 92, 2002. pp. 3-7.
doi : 10.3406/igram.2002.3271
http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2002_num_92_1_3271
Yves LE BOZEC
Le mot sonne déjà comme une promesse, chaque consonne l' ekphrasis, puisque cette figure pose les rapports de
semblant marteler le bouclier d'Achille : c'est l' hypotypose. l'hypotypose avec la description.
Figure bien-aimée des stylisticiens, l'hypotypose trouve un À ce stade, proposons a priori pour nos trois termes une
accord quasi unanime sur sa définition, aussi longtemps répartition définitoire, que nous tenterons de justifier par la
qu'on la cantonne aux effets persuasifs qu'elle fait naître ;
suite. Il existe tout d'abord une figure macrostructurale, une
elle semble en revanche manquer cruellement de définition figure typologique du discours, nommée ekphrasis; elle
formelle. C'est pourquoi il nous semble nécessaire, après relève plus ou moins, dans le cadre de la rhétorique antique,
avoir rappelé ses attributions habituelles, de proposer de ce que nous désignons aujourd'hui comme description;
quelques éléments permettant, nous l'espérons, de cerner
cependant, l'ekphrasis a pour caractéristique dominante
textuellement l'hypotypose, et d'ouvrir ainsi un nécessaire l'usage d'une figure d'expression, l'hypotypose, qui réunit
débat. divers procédés aboutissant à l'effet d'évidence ou enargeia
(mettre sous les yeux).
Dans sa célèbre somme, Bernard Lamy écrivait : Interrogeons-nous en premier lieu sur le statut de la
« Ces descriptions, qui sont si vives, se distinguent des description. La description n'existe pas comme telle dans la
descriptions ordinaires. Elles sont appelées hypotyposes parce qu'elles théorie antique, comme le montre le nombre des termes dont ce
figurent les choses, et en forment une image qui tient lieu des mot est censé être la traduction. J.-M. Adam rappelle que
choses mêmes c'est ce que signifie ce nom grec hypoty- les rapports de la description avec le récit ont toujours été
poseO).»
;
2. Dumarsais, Des tropes ou des différents sens, éd. de F. Douay-Soublin, 5. Jean-Michel Adam, La Description, Que sais-je, PUF, 1993, p. 67. On
coll. Critiques, Flammarion, 1988, p. 133. y consultera avec bonheur l'historique que l'auteur fait du concept de
3. Barbara Cassin, L'Effet sophistique, Nrf Essais, Gallimard, 1995, p. 609, description.
n. 73. 6. Théon, Exercices préliminaires, in Rhetores graeci, L. Spengel, 3 vol.,
4. Quintilien, Institution oratoire, 12 vol., 7 tomes, Les Belles Lettres, Teubner, Leipzig, 1 853-1 856, repr. Francfort / Main, 1 996 cité par Françoise
Pans, éd. et trad, de J. Cousin, 1977 à 1980, t. 5, p. 85. Desbordes, La Rhétorique antique, Hachette supérieur, 1996, p. 226-227.
;
description pathétique», Littérature, n° 111, octobre 1998, éd. Larousse et Flammarion, Paris, 1977, p. 390 et 431
Univ. Paris vin, p. 11-124. 17. Bernard Vouilloux, « Le tableau description et peinture. », Poétique,
: .
13. Cl. Calame attribue à Theon et à Hermogène la responsabilité d'un éd. du Seuil, n° 65, 1986.
lien préférentiel entre évidence et ekphrasis. Claude Calame, « Quand dire, 18. J.-M. Adam et A. Petitjean, op. cit., p. 73.
c'est faire voir, l'évidence dans la rhétorique antique », Études de lettres, Fac. 19. Cl. Calame, op. cit.
des Lettres, Univ. de Lausanne, n° 4, 1991 p. 3-22. 20. Nous avons en permanence à l'esprit, sans pouvoir le reprendre en
1 4. On définit des hypotyposes brèves ou diatyposes, qui ne développent détails, l'immense travail de Marc Fumaroli, L'Âge de l'éloquence, Droz, 1980,
,
22. Claude Calame, op. cit. La première conséquence de l'abolition du point de vue est
23. «...ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur... », l'exclusion du lyrisme : l'hypotypose s'interdit toute
Quintilien, op. cit., t. 4, p. 31. expression des sentiments du locuteur; elle est à nouveau à mille
24. Rhétorique à Herenmus, éd. de Guy Achard, Les Belles Lettres, Paris,
1989, p. 224. lieux de la description romantique, qui n'est le plus souvent
25. Hermogène, op. cit., p. 148.
26. (pseudo-) Longin, Traité du sublime, trad, de N. Boileau, éd. de 29. idem, p. 99.
F. Goyet, Le Livre de Poche, LGF, 1995, p. 97. 30. Jean-Michel Adam et André Petitjean, Le Texte descriptif, Nathan,
27. Ciceron, De l'orateur, 3 vol., éd. de H. Bornecque et E. Courbaud, 1989, p. 18.
Les Belles Lettres, Paris, 1927, 1930, 1967, t. 3, p. 83-84. 31 Quintilien, op. cit., t. 4, p. 32 et t. 5, p. 181
28. (pseudo-) Longin, op. cit., p. 97. 32. M. Fumaroli, op. cit., p. 680.
.
;
trouve tout consterné excepté le cur de cette princesse. Partout,
on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et L'évidence s'affirme progressivement : l'apparence initiale,
l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout glissant vers le présent, se fait réalité.
le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble
que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : ... » Il faut éviter un autre écueil : il y a contradictoi rement dans
l'hypotypose d'une part une tendance à l'énumération
L'hypotypose, marquée par le on indéfini, est encadrée par exhaustive des détails, qui vise dans un entassement linéaire
deux jugements subjectifs marqués par le nouse\ le je. Cet la peinture parlante, « pour que l'auditeur ait l'impression de
encerclement souligne la nature de tableau détachable de les voir et qu'il soit amené à la compassion », d'autre part
l'ekphrasis. une prétention de simplicité « qui ne consiste pas seulement
Pareillement, fonctionne l'injonction qui invite l'allocuteur au à placer la chose ouvertement devant nos yeux, mais de
spectacle par des verbes expressifs (songe, peins-toi, dans façon concise et rapide (35).» L'amplification asyndétique
l'exemple pris à Andromaque) (34) ; cette intervention du nous semble être la réponse : elle concilie l'accumulation
locuteur qui prend par la main l'allocuteur, avant l'hypotypose, avec la rapidité et la clarté. D'ailleurs, ce développement de
voire en incise récurrente, comme une structure soutenant l'hypotypose peut suivre un rythme croissant, par le moyen
le tableau, n'est jamais plus que l'invitation au plaisir d'une gradation (klimax), comme le conseille Hermogène (36).
foudroyant de la figure. Car le véritable spectateur pétrifié Les théoriciens antiques soulignaient également la
par le spectacle, c'est l'allocuteur, celui-là même à qui mimesis stylistique où naissaient la clarté et l'évidence : « Il importe
l'apostrophe offre la scène. en outre que les éléments de l'expression se modèlent sur
La disparition du point de vue laisse un vide : la description les objets (37). »
est fréquemment organisée, pour sa justification, selon le Cette nécessité du vraisemblable et du convenable, selon
mouvement des yeux ; mais celui-ci autorise rapidement un les termes habituels d'ARiSTOTE, vont de pair avec la volonté
glissement vers l'analyse, que trahissent les marqueurs de d'économie recommandée pour l'hypotypose : qu'en est-il
subjectivité. alors de l'usage des figures qui ornent une belle rhétorique ?
Comment éviter à l'hypotypose cet effet d'ordre qui Plusieurs tendances semblent s'affronter, montrant
contredit l'effet de sidération ? Nous posons comme seule issue historiquement une évolution du concept; Aristote, dans la
que la figure livre une accumulation de sketches, comme Rhétorique i38), associe la figure pro ommatôn à la
une suite de clichés fixes, qui donne cependant une métaphore, achevant ainsi la facile confusion entre energeia et
impression de mouvement, sans que celui-ci ne soit organisé enargeia. Cicéron semble se contredire ; d'une part, la
logiquement. La simultanéité picturale sera suggérée par une métaphore sert le brio de l'orateur, et « donne de l'éclat au style »
accélération du rythme qui n'autorisera pas le spectateur à en étant « cette partie du style [...] qui place les choses pour
s'arrêter -ce serait l'expression d'un libre-arbitre qu'interdit ainsi dire sous nos yeux... » (39); d'autre part, il concède que
la figure - trop longtemps sur une partie du tableau : au « la brièveté est atteinte par l'emploi de mots simples, quand
contraire, l'hypotypose se doit de l'emporter dans un on exprime chaque idée qu'une fois et qu'on ne s'attache à
tourbillon irrésistible. C'est pourquoi, l'hypotypose présente le l'idée que pour l'exprimer clairement (40). » Quintilien se
plus souvent un style asyndétique, qui autorise d'une part
l'entassement propre à la spatialité du tableau
(ac umulation linéaire et effet d'exhaustion), d'autre part la disparition 35. Quintilien, op. cit., t. 5, p. 83.
36. HERMOGENE, Op. Cit., O. 405.
37. HERMOGENE, Op. Cit., p. 148.
33. J.-M. Adam et A. Petitjean, op. cit. 38. Aristote, Rhétorique, ni, 1411b25.
34. Voir sur la « séquence descriptive dominante - séquence injunctive 39. Ciceron, Les Divisions de l'art oratoire ; les Topiques, éd. de
dominée » l'article de Françoise Revaz, « Du descriptif au narratif », Pratiques, H. Bornecque, Les Belles Lettres, 1924., p. 10.
n°56, Metz, déc. 1987. 40. Ciceron, idem, p. 9.