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L'Information Grammaticale

L'hypotypose : un essai de définition formelle


Yves Le Bozec

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Le Bozec Yves. L'hypotypose : un essai de définition formelle. In: L'Information Grammaticale, N. 92, 2002. pp. 3-7.

doi : 10.3406/igram.2002.3271

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2002_num_92_1_3271

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U HYPOTYPOSE :
UN ESSAI DE DÉFINITION FORMELLE

Yves LE BOZEC

Le mot sonne déjà comme une promesse, chaque consonne l' ekphrasis, puisque cette figure pose les rapports de
semblant marteler le bouclier d'Achille : c'est l' hypotypose. l'hypotypose avec la description.
Figure bien-aimée des stylisticiens, l'hypotypose trouve un À ce stade, proposons a priori pour nos trois termes une
accord quasi unanime sur sa définition, aussi longtemps répartition définitoire, que nous tenterons de justifier par la
qu'on la cantonne aux effets persuasifs qu'elle fait naître ;
suite. Il existe tout d'abord une figure macrostructurale, une
elle semble en revanche manquer cruellement de définition figure typologique du discours, nommée ekphrasis; elle
formelle. C'est pourquoi il nous semble nécessaire, après relève plus ou moins, dans le cadre de la rhétorique antique,
avoir rappelé ses attributions habituelles, de proposer de ce que nous désignons aujourd'hui comme description;
quelques éléments permettant, nous l'espérons, de cerner
cependant, l'ekphrasis a pour caractéristique dominante
textuellement l'hypotypose, et d'ouvrir ainsi un nécessaire l'usage d'une figure d'expression, l'hypotypose, qui réunit
débat. divers procédés aboutissant à l'effet d'évidence ou enargeia
(mettre sous les yeux).
Dans sa célèbre somme, Bernard Lamy écrivait : Interrogeons-nous en premier lieu sur le statut de la
« Ces descriptions, qui sont si vives, se distinguent des description. La description n'existe pas comme telle dans la
descriptions ordinaires. Elles sont appelées hypotyposes parce qu'elles théorie antique, comme le montre le nombre des termes dont ce
figurent les choses, et en forment une image qui tient lieu des mot est censé être la traduction. J.-M. Adam rappelle que
choses mêmes c'est ce que signifie ce nom grec hypoty- les rapports de la description avec le récit ont toujours été
poseO).»
;

conflictuels, surtout dans les traditions antiques et classiques,


Une étymologie plus complète du terme fut ensuite car elle semble « incompatible avec une esthétique littéraire
proposée par Dumarsais (2), qui rattachait le terme hypotypose fondée sur les valeurs dominantes d'ordre et de mouvement,
au grec hypotypoô (dessiner), mot dans lequel il isole hypo d'harmonie et de dynamisme » (5).
(sous) et typoô (image, tableau). De nos jours, B. Cassin(3) Un terme récurrent est celui d'ekphrasis, concept qui est
affine cette étymologie en rattachant le terme à hypetypô- souvent l'objet d'une confusion avec l'hypotypose, car il est
sato, construit sur typtô avec le sens frapper, et en le liant fréquemment défini en des termes similaires. Toutefois, la
à typos, l'empreinte que laisse la frappe d'une matrice, le portée de l'ekphrasis est plus large que celle de
type dans tous les sens du terme. Selon elle, le terme d' l'hypotypose. Selon Théon (6), on y retrouve d'abord la notion
hypotypose signifie traceries grandes lignes. d'évidence (« la clarté, la visibilité »), qui fait le lien avec
La définition aujourd'hui partagée de l'hypotypose comme l'hypotypose. Mais, à cela, il faut rajouter l'idée d'une autonomie
la figure qui consiste à mettre sous les yeux, semble de la description (des objets « indépendants de la volonté »),
toutefois être le fruit d'une évolution et d'une réduction assez ce qui nous amènera à associer ekphrasis et tableau, dans
complexe. Quintilien (4) évoquait déjà l'équivalence des un questionnement qui posera plus largement le statut de
multiples termes que sont phantasia, exergasia, epexerga- la description. Viennent ensuite deux qualités rhétoriques
sia, energeia, auxquels on peut rajouter les mots grecs enar- essentielles : l'économie («éviter une totale prolixité»), et
geia, diatypôsis, ekphrasis, et les mots latins evidentia, le convenable et vraisemblable (« ne doivent pas être en
repraesentio, illustratio, persipicuitas. Dans cette liste, nous désaccord avec la nature de ces objets »). Toutes ces
privilégierons deux termes foyers : l'enargeia, qualité de la exigences vont devoir trouver une expression particulière :
narration historique transposée dans la rhétorique, et elles poseront le problème du style et des figures, mais nous

1 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l'art de parler, éd. de B. Timmermans,


L'Interrogation philosophique, PUF, Paris, 1998, p. 200.
.

2. Dumarsais, Des tropes ou des différents sens, éd. de F. Douay-Soublin, 5. Jean-Michel Adam, La Description, Que sais-je, PUF, 1993, p. 67. On
coll. Critiques, Flammarion, 1988, p. 133. y consultera avec bonheur l'historique que l'auteur fait du concept de
3. Barbara Cassin, L'Effet sophistique, Nrf Essais, Gallimard, 1995, p. 609, description.
n. 73. 6. Théon, Exercices préliminaires, in Rhetores graeci, L. Spengel, 3 vol.,
4. Quintilien, Institution oratoire, 12 vol., 7 tomes, Les Belles Lettres, Teubner, Leipzig, 1 853-1 856, repr. Francfort / Main, 1 996 cité par Françoise
Pans, éd. et trad, de J. Cousin, 1977 à 1980, t. 5, p. 85. Desbordes, La Rhétorique antique, Hachette supérieur, 1996, p. 226-227.
;

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amènerons surtout à nous pencher sur le locuteur et sa difficile de dire quand elle s'arrête de raconterpour montrer,
manifestation. et développer alors de façon spécifique une hypotypose. La
nuance reste encore dans la subjectivité des sens,
L'ekphrasis, si elle est description, est néanmoins puisqu'elle est « une représentation des faits proposée en termes
indépendante de la nature de l'objet décrit, comme le confirme si expressifs que l'on croit voir plutôt qu'entendre (15)».
Hermogène (7). D'ailleurs, lorsqu'on a voulu insister sur
l'objet de la description, on a créé une terminologie appropriée Enfin, une dernière qualité de l'ekphrasis est sa nature de
où apparaissaient l'éthopée, la topographie, la chronogra- modèle détachable (le bouclier de l'Iliade illustre la
phie, la prosopographie, etc. Tout au contraire l'ekphrasis description ornementale d'ADAM et Petitjean), qui nous la fait
cherche sa définition à travers un mode discursif, celui d'une rapprocher du tableau décrit par Fontanier. Le tableau est
exposition détaillée. une « description vive et animée, de passions, d'actions,
d'événements, ou de phénomènes physiques et
De fait, la principale qualité rhétorique de l'ekphrasis est sa moraux» 06); si Fontanier ne confond pas l'hypotypose,
capacité d'exhaustion. Hermogène posait déjà que
l'ekphrasis exposait « en détail » et avait de « l'évidence » (8). classée parmi les figures de style par imitation, avec le
précédent, figure de pensée par développement, il pose que d'une
Ceci se justifie étymologiquement quand B. Cassin (9) évoque
« l'insolence d'un jusqu'au bout », « une mise en phrase qui suite d'hypotyposes résulte un tableau. Contrairement à
B. VouillouxC17) qui ne voit dans ce double usage du terme
épuise son objet » et analyse le terme sur ek-, (jusqu'au
tableau qu'une homonymie malheureuse, il nous semble
bout), et phrazô, (faire comprendre, montrer, expliquer). que Fontanier attire l'attention sur le lien entre l'hypotypose
Un second point essentiel est le lien entre l'ekphrasis et la et l'ekphrasis (le tableau comme figure de pensée), d'une
narration ; Adam et Petitjean CO) rappellent comment la part en montrant comment la première figure est quasi
narrativisation est un des aspects de la description antique, constitutive de la seconde, d'autre part en soulignant l'aspect
particulièrement par l'usage de l'hypotypose. Quintilien, le détachable du tableau, qui rompt le rythme du discours, non plus
premier a pointé la difficulté en soulignant que « l'hypotypose par une rupture du récit - qui se traduirait, par exemple, par
ne doit pas être tenue pour une narration O1)». le passage du passé simple à l'imparfait -, mais par un
procédé de mise sous les yeux, l'hypotypose, qui modifie le
La précaution montre l'ampleur du problème, écrivions-nous statut de l'instance narrative.
il y a quelque temps C2).
Définie à partir de sa capacité à instaurer une rupture
Il y a deux causes au possible rattachement de l'hypotypose discursive, l'ekphrasis est un morceau, au double sens d'une unité
à la narration. Tout d'abord, l'enargeia, qualité majeure de close donc transférable, et d'une pièce d'anthologie (18),
cette figure - mais pas exclusivement de celle-ci - est identifiable à travers la puissance dégagée par l'évidence :
globalement un mode de la narration avant de devenir la qualité l'enargeia devient alors energeia, caractéristique d'épipha-
propre de l'ekphrasis (13>; ensuite et surtout, l'hypotypose nie de l'hypotypose (19), qui servit si bien la «sophistique
est la figure dominante et quasi exclusive de l'ekphrasis (14>. sacrée » (2°).
En effet, même s'il peut exister des ekphrasis de gens ou Venargeia pose le concept phare de l'hypotypose, qui
d'animaux, le centrage autour de l'hypotypose établit un lien consiste à mettre sous les yeux.
privilégié entre ekphrasis et description d'actions : la
description d'actions, contrairement à la narration pure, ne vise pas Si la notion est déjà présente chez Aristote (le poète, pour
une transformation impliquant l'actant; de ce fait, elle n'exige créer les histoires, doit «se mettre la scène sous les yeux
pas de marques explicites de la distribution temporelle : (pro ommatôn)...» (21)), le terme d'enargeia relève d'abord
d'ailleurs, elle peut présenter - dans la linéarité de la philosophie comme mode de connaissance ; il est un
incontournable du discours - les actions dans leur simultanéité. critère de l'objectivité des sensations, puisqu'il est entre
autres le mode d'apparition du divin quand il s'impose à
L'ekphrasis concerne les circonstances de l'action, mais elle l'homme comme vérité
aussi l'exposition des acteurs et de leurs actes : il est souvent
:

« Uenargeia est donc bien le mode privilégié de la manifestation


7. Hermogène, L'Art rhétorique (Les Exercices préparatoires, Les États sensible, l'effet de la connaissance empirique immédiate, le
de cause, L'Invention, Les Catégories stylistiques du discours, La Méthode critère de la vérité objective, essentiellement par le moyen de la
de l'habileté), éd. et trad, de M. Patillon, LÂge d'homme, 1997, p. 147. vue. Inséré dans une théorie de la connaissance, le concept est
8. Idem. par excellence le moyen qui permet de faire l'économie du recours
9. B. Cassin, op. cit., p. 501 et 680. au langage. Concept anti-rhétorique s'il en est! » (22>
10. Jean-Michel Adam & André Petitjean, Le Texte descriptif, Nathan,
1989, p. 10.
1 1 Quintilien, op. cit., t. 3, p. 40. 15. Quintilien, op. cit., t. 5, p. 181.
12. Yves Le Bozec, « Ekphrasis de mon cur, ou l'argumentation par la 16. Fontanier, Les figures du discours, éd. de G. Genette, coll. Champs,
.

description pathétique», Littérature, n° 111, octobre 1998, éd. Larousse et Flammarion, Paris, 1977, p. 390 et 431
Univ. Paris vin, p. 11-124. 17. Bernard Vouilloux, « Le tableau description et peinture. », Poétique,
: .

13. Cl. Calame attribue à Theon et à Hermogène la responsabilité d'un éd. du Seuil, n° 65, 1986.
lien préférentiel entre évidence et ekphrasis. Claude Calame, « Quand dire, 18. J.-M. Adam et A. Petitjean, op. cit., p. 73.
c'est faire voir, l'évidence dans la rhétorique antique », Études de lettres, Fac. 19. Cl. Calame, op. cit.
des Lettres, Univ. de Lausanne, n° 4, 1991 p. 3-22. 20. Nous avons en permanence à l'esprit, sans pouvoir le reprendre en
1 4. On définit des hypotyposes brèves ou diatyposes, qui ne développent détails, l'immense travail de Marc Fumaroli, L'Âge de l'éloquence, Droz, 1980,
,

pas d'ekphrasis. Albin Michel, Bibliothèque de l'Évolution de l'Humanité, 1994.

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Toutefois le concept sera récupéré par la rhétorique. On peut ment; et qui lui frappant l'imagination, l'empêche
tout d'abord le rapprocher d'un procédé ressortissant à la d'examiner de si près la force des preuves, à cause de ce grand
psychologie générale, nommé par Quintilien phantasia (latin éclat dont elle couvre et environne le discourse29). »
visio), c'est-à-dire « la faculté de nous représenter les images
des choses absentes au point que nous ayons l'impression L'hypotypose séduit, à en perdre la raison !
de les voir de nos propres yeux et les tenir devant nous » (23).
C'est dans un troisième temps que le concept glisse à un Dans leur typologie, Adam et Petitjean définissaient une
procédé poétique, associé plus spécifiquement à la description expressive, typique de l'écriture romantique, liée
description : à une conception individualiste du sujet et à la consécration
« La description [demonstratio] consiste à narrer un fait de telle de l'imagination et de l'originalité :
manière que l'action semble se dérouler et l'événement se passer « Expressive la description l'est d'abord parce qu'elle se présente
sous nos yeux (24).» comme le dépositaire d'un point de vue, qu'il soit celui de
Enfin, quand la notion apparaît sous le vocable enargeia - l'auteur ou du personnage, qui surdétermine la description^0). »
qualité qui domine l'hypotypose au point de se confondre C'est à l'exact opposé de cette description-ci que se situe
avec la figure elle-même - elle désigne une qualité du style. l'hypotypose. Comme spectacle qui laisse la place à l'objet
L'hypotypose bascule ainsi d'un sens vers l'autre, puisque du regard, « pas moins que si nous assistions aux
« l'expression doit presque produire la vision au moyen de événements eux-mêmes », de sorte « que l'on croit voir plutôt
l'ouïe » (25), et réalise cette fusion des arts selon le principe qu'entendre» (31), elle implique de supprimer du discours toute
horatien de l'utpictura poesis. apparence de médiation du locuteur entre l'objet de la
description et l'allocuteur : s'abolira donc tout point de vue
Longin attribuait aux images deux fonctions distinctes : issu d'une instance organisatrice. Cet effacement n'est en
surprise en poésie, mais clarté en prose ; néanmoins, dans
l'un et l'autre cas, les images cherchaient à émouvoir (26). aucun cas une focalisation zéro, qui sauterait d'un point de
vue à l'autre. Conformément à l'étymologie de l'expression
Dans l'hypotypose, c'est précisément de la crudité de (sub oculos subjectio) il y a neutralisation du sujet parlant
l'évidence que naît la surprise ! Rhétorique ou poétique, au profit de l'objet qui devient alors le seul sujet actif et
l'hypotypose a toujours une valeur de persuasion et de séduction,
entraîne conséquemment une passivation du sujet
en provoquant un effet de réel, comme le rappelle Cicéron (27). regardant : « dérobée au monde, l'évidence sensible est
Il s'agit, par un procédé d'imitation, de précipiter l'émotion transférée à la Présence réelle » <32).
de l'allocuteur, d'induire en lui un effet de sidération, qui le
Cette mise de côté du narrateur n'est pas synonyme de la
met, comme bouche bée, devant une représentation si forte disparition du locuteur : il peut rester là comme témoin, tant
qu'elle s'impose à lui, au-delà (en deçà) de la narration, qu'il n'intervient pas dans la figure ; mieux, sa présence
comme la seule réalité, une réalité à laquelle il assiste passive accroît l'effet de sidération, en même temps qu'elle
passivement, en spectateur impuissant mais fasciné. L'hypotypose
accrédite la scène. Fontanier l'a bien compris quand il a
est de l'ordre de la stupéfaction, tant dans le discours que
dans l'action : elle étonne - au sens classique du terme - choisi ce passage d'Andromaque (III, 8) pour illustrer
l'hypotypose :
et laisse pétrifié.
« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout
Pour ce faire l'hypotypose doit toucher les sens et non la un peuple une nuit éternelle / Figure-toi Pyrrhus, les yeux
raison, elle doit faire appel au plaisir et à l'épouvante, friser étincelants / Entrant à la lueur de nos palais brûlants ; / Sur tous
l'insoutenable en une jouissance intense mais terrible, mes frères morts se faisant un passage / Et de sang tout couvert
inciter un emballement, faire jaillir « un enthousiasme et un échauffant le carnage ; / Songe aux cris des vaincus, songe aux
mouvement extraordinaire de l'âme » (28). Axe central des cris des mourants, / Dans la flamme étouffés, sous le fer
images, l'hypotypose fait en sorte qu'« elles domptent, pour expirants; / Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue... »
ainsi dire, elles soumettent l'auditeur. [...] Car, comme en Dans cet extrait, le locuteur (Andromaque) devient
toutes choses on s'arrête naturellement à ce qui brille et personnage à la personne trois, se dédoublant du narrateur afin de
éclate davantage, l'esprit de l'auditeur est aisément entraîné n'être plus qu'un élément du tableau : contrairement à une
par cette Image qu'on lui présente au milieu d'un raisonne- peinture romantique qui placerait le poète assis seul sur un
rocher au centre de la toile, l'hypotypose le cache au mieux
21 Aristote, Poétique, trad, et notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, parmi la foule.
coll. Poétique, Seuil, 1980, p. 93.
.

22. Claude Calame, op. cit. La première conséquence de l'abolition du point de vue est
23. «...ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur... », l'exclusion du lyrisme : l'hypotypose s'interdit toute
Quintilien, op. cit., t. 4, p. 31. expression des sentiments du locuteur; elle est à nouveau à mille
24. Rhétorique à Herenmus, éd. de Guy Achard, Les Belles Lettres, Paris,
1989, p. 224. lieux de la description romantique, qui n'est le plus souvent
25. Hermogène, op. cit., p. 148.
26. (pseudo-) Longin, Traité du sublime, trad, de N. Boileau, éd. de 29. idem, p. 99.
F. Goyet, Le Livre de Poche, LGF, 1995, p. 97. 30. Jean-Michel Adam et André Petitjean, Le Texte descriptif, Nathan,
27. Ciceron, De l'orateur, 3 vol., éd. de H. Bornecque et E. Courbaud, 1989, p. 18.
Les Belles Lettres, Paris, 1927, 1930, 1967, t. 3, p. 83-84. 31 Quintilien, op. cit., t. 4, p. 32 et t. 5, p. 181
28. (pseudo-) Longin, op. cit., p. 97. 32. M. Fumaroli, op. cit., p. 680.
.

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qu'un prétexte aux émotions de l'âme du poète. Touts les des marques organisationnelles qui trahissent la volonté du
marqueurs de subjectivité vont disparaître : termes sujet regardant : l'hypotypose ne déploie plus un temps,
modalisateurs et axiologiques, épithètes caractérisantes, volonté du locuteur, mais impose une accumulation
distributeurs spatio-temporels, etc. d'espaces fragmentés à la sidération de l'allocuteur.
Ce sont des caractéristiques équivalentes (fonction Outre l'asyndète, la figure utilisera des phrases courtes ou
focalisante et imbrication dans le récit) qui nous font refuser tout hachées, propres à exprimer un rythme incessant,
lien entre l'hypotypose et les descriptions représentative et endiablé, éventuellement modulé par une variation périodique
productive (33). discrète ; parallèlement, le présent historique accréditera
l'effet de présence et d'évidence, comme le montre ce
Les marqueurs de subjectivité sont rejetés à l'extérieur de
passage de Phèdre (V, 6) :
la figure ; tout au plus encadreront-ils l'hypotypose, marquant
ainsi en contraste ses limites, comme dans la célèbre « Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois / Pleins d'une
oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre : ardeur si noble obéir à sa voix, / L'il morne maintenant et la
tête baisée / Semblaient se conformer à sa triste pensée. / Un
«[...] qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque effroyable cri sorti du fond des flots / Des airs en ce moment a
tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d'un troublé le repos / Et du sein de la terre une voix formidable /
mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on Répond en gémissant à ce cri redoutable. »

;
trouve tout consterné excepté le cur de cette princesse. Partout,
on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et L'évidence s'affirme progressivement : l'apparence initiale,
l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout glissant vers le présent, se fait réalité.
le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble
que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : ... » Il faut éviter un autre écueil : il y a contradictoi rement dans
l'hypotypose d'une part une tendance à l'énumération
L'hypotypose, marquée par le on indéfini, est encadrée par exhaustive des détails, qui vise dans un entassement linéaire
deux jugements subjectifs marqués par le nouse\ le je. Cet la peinture parlante, « pour que l'auditeur ait l'impression de
encerclement souligne la nature de tableau détachable de les voir et qu'il soit amené à la compassion », d'autre part
l'ekphrasis. une prétention de simplicité « qui ne consiste pas seulement
Pareillement, fonctionne l'injonction qui invite l'allocuteur au à placer la chose ouvertement devant nos yeux, mais de
spectacle par des verbes expressifs (songe, peins-toi, dans façon concise et rapide (35).» L'amplification asyndétique
l'exemple pris à Andromaque) (34) ; cette intervention du nous semble être la réponse : elle concilie l'accumulation
locuteur qui prend par la main l'allocuteur, avant l'hypotypose, avec la rapidité et la clarté. D'ailleurs, ce développement de
voire en incise récurrente, comme une structure soutenant l'hypotypose peut suivre un rythme croissant, par le moyen
le tableau, n'est jamais plus que l'invitation au plaisir d'une gradation (klimax), comme le conseille Hermogène (36).
foudroyant de la figure. Car le véritable spectateur pétrifié Les théoriciens antiques soulignaient également la
par le spectacle, c'est l'allocuteur, celui-là même à qui mimesis stylistique où naissaient la clarté et l'évidence : « Il importe
l'apostrophe offre la scène. en outre que les éléments de l'expression se modèlent sur
La disparition du point de vue laisse un vide : la description les objets (37). »
est fréquemment organisée, pour sa justification, selon le Cette nécessité du vraisemblable et du convenable, selon
mouvement des yeux ; mais celui-ci autorise rapidement un les termes habituels d'ARiSTOTE, vont de pair avec la volonté
glissement vers l'analyse, que trahissent les marqueurs de d'économie recommandée pour l'hypotypose : qu'en est-il
subjectivité. alors de l'usage des figures qui ornent une belle rhétorique ?
Comment éviter à l'hypotypose cet effet d'ordre qui Plusieurs tendances semblent s'affronter, montrant
contredit l'effet de sidération ? Nous posons comme seule issue historiquement une évolution du concept; Aristote, dans la
que la figure livre une accumulation de sketches, comme Rhétorique i38), associe la figure pro ommatôn à la
une suite de clichés fixes, qui donne cependant une métaphore, achevant ainsi la facile confusion entre energeia et
impression de mouvement, sans que celui-ci ne soit organisé enargeia. Cicéron semble se contredire ; d'une part, la
logiquement. La simultanéité picturale sera suggérée par une métaphore sert le brio de l'orateur, et « donne de l'éclat au style »
accélération du rythme qui n'autorisera pas le spectateur à en étant « cette partie du style [...] qui place les choses pour
s'arrêter -ce serait l'expression d'un libre-arbitre qu'interdit ainsi dire sous nos yeux... » (39); d'autre part, il concède que
la figure - trop longtemps sur une partie du tableau : au « la brièveté est atteinte par l'emploi de mots simples, quand
contraire, l'hypotypose se doit de l'emporter dans un on exprime chaque idée qu'une fois et qu'on ne s'attache à
tourbillon irrésistible. C'est pourquoi, l'hypotypose présente le l'idée que pour l'exprimer clairement (40). » Quintilien se
plus souvent un style asyndétique, qui autorise d'une part
l'entassement propre à la spatialité du tableau
(ac umulation linéaire et effet d'exhaustion), d'autre part la disparition 35. Quintilien, op. cit., t. 5, p. 83.
36. HERMOGENE, Op. Cit., O. 405.
37. HERMOGENE, Op. Cit., p. 148.
33. J.-M. Adam et A. Petitjean, op. cit. 38. Aristote, Rhétorique, ni, 1411b25.
34. Voir sur la « séquence descriptive dominante - séquence injunctive 39. Ciceron, Les Divisions de l'art oratoire ; les Topiques, éd. de
dominée » l'article de Françoise Revaz, « Du descriptif au narratif », Pratiques, H. Bornecque, Les Belles Lettres, 1924., p. 10.
n°56, Metz, déc. 1987. 40. Ciceron, idem, p. 9.

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range à ce dernier avis ; plus généralement, il conseille buccins, des olifants, des bugles, et des trompettes, une sorte
l'emploi de mots simples et courants (41). Il condamne de fanfare prométhéenne. [...] Sans trêve, jour et nuit, en toute
l'hyperbole, affirmant que « la clarté [perspicuitas] dans les mots saison, au tropique comme au pôle, en sonnant dans leur trompe
tient surtout à leur propriété. . . » (42). Hermogène éperdue, ils mènent, à travers les enchevêtrements de la nuée
surenchérit de conseils en ce sens : il montre en exemple Thucydide et de la vague, la grande chasse noire des naufrages. Ils sont
des maîtres de meutes. Ils s'amusent. Ils font aboyer après les
qui emploie un minimum de verbes (43), mais surtout roches les flots, ces chiens. »
Isocrate, que le souci de la beauté conduit à réduire son
usage des métaphores (44). La propriété du vocabulaire va Tout semble concourir à la constitution d'une l'hypotypose :
de pair avec la sobriété : le locuteur est absent d'un texte vif et exhaustif, le non-
«... il n'y a qu'un seul mot qui nomme la chose avec une très humain est le seul acteur du tableau. Toutefois, la
grande évidence : car il ne faut pas rechercher alors une richesse surdétermination stylistique, où se glissent des évaluations
qui masque l'évidence de la chose et dont l'emploi produise un subjectives, trahit la volonté d'un enonciateur qui fait de ce spectacle
étalage intempestif, tout en détruisant la portée du texte (45). » une allégorie. L'emphase épuise le sujet jusqu'à en
rajouter, et qui peut en rajouter sinon un narrateur qui ne peut
C'est pourquoi nous poserons qu'un des critères définitoires échapper à son amour-propre de poète ? Chez le lecteur qui
de l'hypotypose au service de la clarté, (persipicuitas chez attend la stupeur brute, le parti pris d'enflure provoque
Quitinlien, saphèneia chez Hermogène) est la disparition quelque chose comme de l'écurement : l'hypotypose doit
des tropes (principalement métaphore et hyperbole) au profit procurer « plaisir et saveur» (46), et le premier ne doit pas
du sens usuel et immédiat des mots, dans la mesure où ces disparaître sous l'excès de la seconde.
tropes traduisent l'expressivité subjective du locuteur.
Enfin, il nous faut replacer l'hypotypose dans le cadre plus
général de la persuasion : comme figure cherchant le movere, L'hypotypose, cette « peinture parlante » qui développe « l'art
donc le flectere, elle est confrontée à la question la plus de rendre présentes les choses absentes » et de « rendre
essentielle de la rhétorique et de la poétique, le problème imaginable l'inimaginable et vraisemblable l'invraisemblable »
du vraisemblable. Ce problème du vraisemblable se 47 repose sur des critères stylistiques qui autorisent une
cristallise dans la fameuse figure décrite par Korax, qui lui a donné autre définition que celle fondée sur le repérage impressif.
son nom. Le corax, c'est cette position de l'avocat qui Figure de l'abolition duy'e, elle introduit dans la littérature la
consiste à accumuler les preuves évidentes quand il attaque, possible apparition de l'insoutenable, autrement dit du divin.
et, à l'inverse, à nier l'excès de preuves quand il défend,
Yves LE BOZEC
sous cette même justification de l'évidence, que l'on peut
résumer ainsi : trop de vraisemblable tue le vraisemblable.
Pareillement, nous pouvons affirmer que trop d'hypotypose
tue l'hypotypose : pour être efficace à persuader, la figure
doit être discrète ; si elle s'affiche, elle encourt le reproche
de procédé, et on lui niera toute vérité (en fiction, tout
réalisme) au dépens d'une accusation de littérature, comme
dans cet extrait des Travailleurs de la mer (II, m, 2) :
« Les vents courent, volent, s'abattent, finissent, recommencent, 41 Quintilien, op. cit., t. 5, p. 56.
42. Quintilien, op. cit., t. 5, p. 54.
.

planent, sifflent, mugissent, rient ; frénétiques, lascifs, effrénés,


prenant leurs aises sur la vague irascible. Ces hurleurs ont une 43. HERMOGENE, Op. Cit., p. 354.
44. Idem, p. 400.
harmonie. Ils font tout le ciel sonore. Ils soufflent dans la nuée 45. Idem, p. 514.
comme dans un cuivre, ils embouchent l'espace et ils chantent 46. HERMOGENE, Op. Cit., O. 429.
dans l'infini, avec toutes les voix amalgamées des clairons, des 47. M. FUMAROLl, op. cit., p. 678 et 679.
;

L'Information grammaticale n° 92, janvier 2002

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