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Enonciation, méta-énonciation.
Hétérogénéités énonciatives et problématiques du sujet
Jacqueline Authier-Revuz
Université Paris 3
1.
(1) C'est un service d'ordre /musclé qu'ils ont, si vous voyez ce que je veux dire.
1
cf. Authier-Revuz (1992) et Authier-Revuz (1995).
2
le gras souligne l'élément X, l'italique le commentaire réflexif, les barres obliques notent sommairement
les suspens intonatifs avec coup de glotte, précédant certains X à l'oral.
(2) Il avait plein de ces, comment dites-vous déjà /mousquetons accrochés partout à la
taille.
(3) C'est une raison /sémiologique, pour employer un mot un peu chic, qui fait que […].
(4) La ligne politique qu'il exprime avec constance : une défense plutôt rugueuse, comme
on dit au rugby, des principes communistes […].
(5) Quand vous voyez quelqu'un qui fait des je dis /sottises, il n'y a pas d'autre mot, avec
une telle désinvolture […].
(6) On est allé dans une auberge, si on peut appeler ça une auberge, enfin, un local.
(7) Ce toit à refaire, c'est une tuile, c'est le cas de le dire.
(8) Une seule scène surnage (si l'on ose écrire) : celle de la piscine.
ou, pour donner un aperçu de la richesse de ces formes de prolifération du langage sur
lui-même, dans ces deux énoncés, l'un ici appartenant à l'oral le plus familier et dont on
va voir qu'il n'exclut pas la sophistication de boucles méta-énonciatives récursives :
(9) Ah, non, changer des bébés toute la journée, moi je trouve ça emmerdant, … au sens
propre d'ailleurs, enfin, propre [rires] si on peut dire. [Entendu dans un train de banlieue,
jeunes filles parlant du métier de puéricultrice, oct. 84]
(10) A ce moment-là son maître d'hôtel m'aurait fait plaisir en me demandant de lui donner
ma montre, mon épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le
reconnaissait pour mon héritier: selon la belle expression populaire dont, comme pour
les plus célèbres épopées on ne connaît pas l'auteur, mais qui comme elles et
contrairement à la théorie de Wolf en a eu certainement un (un de ces esprits inventifs et
modestes ainsi qu'il s'en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles telles que
"mettre un nom sur une figure", mais leur nom à eux, ils ne le font pas connaître), je ne
savais plus ce que je faisais. [M. Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleur.] (souligné
dans le texte)
Ce que tous ces énoncés ont en commun, on le voit, c'est qu'en un point de leur
déroulement, le dire se représente comme n'allant plus "de soi". Le signe, au lieu d'y
remplir, dans une apparente transparence, dans l'effacement de soi, sa fonction
médiatrice de nomination, s'interpose - avec son signifié et son signifiant - dans sa
matérialité, comme un objet qui, rencontré dans le trajet du dire, s'y pose comme objet
de celui-ci ; et l'énonciation de ce signe, au lieu de s'accomplir "simplement", dans
l'oubli qui accompagne les évidences inquestionnées, se redouble d'une représentation
d'elle-même.
3.1. Elle relève évidemment, par opposition aux métalangages logiques, externes à la
langue, et construits, du métalangage naturel, interne à la langue et observable, celui de
la fonction métalinguistique de Jakobson et du travail fondateur de J. Rey-Debove. Elle
manifeste le "pouvoir de réflexivité" des langues naturelles, souligné avec insistance par
Benveniste. Ce "pouvoir" n'est nullement mis en cause par le "Il n'y a pas de
métalangage" de Lacan3 : cette thèse, au contraire, implique l'existence de ce pouvoir
des langues naturelles dont elle fait une contrainte, ce qu'elle met en cause, c'est
l'existence d'un lieu d'extériorité au langage (celui d'une pensée en particulier) d'où il
serait possible de prendre le langage pour objet ; ce qui revient à dire, que faute d'un
lieu de surplomb réel, hors langage, "nous ne pouvons nous retourner [sur la parole]
qu'en nous laissant toujours pousser plus avant"4.
On aperçoit, ici, l'incidence de cette thèse sur le statut que l'on peut donner, dans
l'énonciation, aux formes méta-énonciatives à travers lesquelles un énonciateur se
représente en position de "surplomb" par rapport à son dire : c'est un clivage radical
qu'opère ici la contestation du métalangage (position que partagent le Merleau-Ponty de
Signes ou le Wittgenstein des Investigations Philosophiques5). Centrale dans la théorie
lacanienne du sujet qui pose qu'il n'est pas, pour le "parlêtre" qu'est l'homme, de lieu
hors de l'ordre du langage, dans et par lequel il est constitué comme sujet, elle est en
opposition directe avec les conceptions de l'énonciation comme utilisation, pour
communiquer sa pensée, de l'instrument langue, par un sujet qui serait toujours à même,
3
cf. par exemple Miller (1976), Arrivé (1986).
4
Lacan (1966), p. 271.
5
cf. Authier-Revuz (1995), p. 8-15.
depuis l'extériorité de la dite pensée, d'évaluer et de contrôler, en surplomb réel sur eux,
l'instrument et son utilisation.
6
cf. de Gaulmyn (1987), p. 168.
7
cf. Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 27-40.
3.5. La modalité autonymique, en tant que forme énonciative de réflexivité, isolable
comme telle sur la chaîne, est à distinguer d'une conception de l'énonciation comme
réflexivité, telle que celle de Ducrot. Très schématiquement, l'observation selon laquelle
"il arrive, quand on parle, qu'on parle de sa parole" qui constitue mon objet, n'implique
nullement d'adhérer à la thèse globale du "Quand on parle, on parle de sa parole" de
Ducrot.8
4.1. Poser le problème en terme de "rencontre", faite à partir de la langue, d'un ailleurs,
est déjà une prise de position : elle pense l'énonciation comme lieu d'une inévitable
hétérogénéité - et partant d'une incomplétude - théorique affectant l'approche
linguistique des fait énonciatifs, et imposant que soient explicités les extérieurs
théoriques à la linguistique proprement dite auxquels la description est contrainte de
s'appuyer. Ce point de vue se trouve rejeté, sur des modes divers, par différentes
approches :
(a) par celles qui pensent cette rencontre, sur le mode d'un "dépassement du
structuralisme", comme impliquant, par rapport à la linguistique structurale, un
changement d'objet, niant ou diluant la langue comme "ordre propre" au profit d'un
objet autre, relevant d'autres champs : ce peut être Bourdieu, récusant le concept de
langue au profit d'un "tout social" exerçant ses "causes" dans le secteur langagier
comme dans tous les autres secteurs de l'activité humaine ; c'est, de façon générale, la
perspective "communicationnelle" qui "fond" la langue dans un objet interdisciplinaire
global9, pour lequel les catégories de base sont de l'ordre de "l'échange" ;
(b) d'autre part, dans un mouvement en partie inverse, par la conception explicitée par
Ducrot dans sa théorie "intralinguistique" de l'énonciation et du sens, d'une autonomie
du linguistique, y compris dans le champ énonciatif, autorisant à se passer de tout appui
à des extérieurs.
L'approche que je propose des faits méta-énonciatifs relève, sans ambiguïté, du
premier point de vue ; elle consiste : (1) à partir systématiquement des formes de
langue - et non de catégories communicationnelles, comme c'est le cas de façon
dominante dans les travaux sur le méta-discours - (cf. ci-dessous 5.1.) ; (2) à expliciter
les extérieurs mis en œuvre sur cette zone frontalière de la linguistique qui interviennent
dans la description, en y inscrivant des points d'incomplétude, de manque - et non en
8
cf. Ducrot (1980), et Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 41-45.
9
Sur cette question, outre Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 47-65, tome 2 p. 511-516, voir Normand
(1990).
débouchant sur un horizon "d'objet énonciatif global" où pourrait se saisir,
interdisciplinairement, le tout de l'énonciation.
C. Fuchs (1981), structurant la diversité des approches de l'énonciation,
distingue deux courants : le "pragmatique" partant de "concepts logico-linguistiques" ou
de catégories relatives au "langage en actes" ou à l'interaction, et un courant "énonciatif
au sens étroit", "néo-structuraliste", partant des formes de langue, marqué, en
particulier, par les noms de Bally, Benveniste, Culioli, … Ce courant, où j'inscrirais, par
exemple, les travaux de A. Grésillon ou J. Milner (sur l'interrogation, les monstres de
langue, les brouillons), de C. Fuchs et P. Le Goffic (sur paraphrase et ambiguïté), …
m'apparaît comme celui d'une affirmation, non majoritaire mais têtue - en marge de
l'équivalence énonciation = communication - de la pertinence du concept de langue et
des catégories descriptives de la linguistique au cœur de l'approche d'un fait énonciatif,
reconnu comme excédant le linguistique proprement dit.
4.2.
4.2.1. Si l'on pose, donc, que, sur des modes différents, toute approche de l'énonciation
met nécessairement en œuvre des choix théoriques extérieurs à la linguistique au sens
strict (que ces choix soient explicités comme tels ou qu'ils jouent sur le mode implicite
des évidences), la nature des extérieurs théoriques invoqués, relatifs à la question du
sujet et à son rapport au langage, se pose de façon spécifiquement aiguë dans l'approche
des faits méta-énonciatifs, avec ce qu'ils impliquent d'auto-représentation du dire, et,
donc, de distanciation interne dans une énonciation dédoublée par son propre reflet.
La ligne de fracture fondamentale qui passe entre, d'un côté, le sujet
origine - celui de la psychologie, et de ses variantes "neuronales" ou sociales - et, de
l'autre, le sujet effet - celui, assujetti à l'inconscient, de la psychanalyse ou celui des
théories du discours postulant la détermination historique d'un sens non-individuel - est
ici cruciale, parce qu'elle pose fondamentalement la question de la représentabilité, pour
un énonciateur, de son énonciation et du sens qui s'y produit.
4.2.3. On peut, au contraire (B), s'appuyer sur des extérieurs théoriques dépossédant le
sujet de la maîtrise sur son dire - ainsi la théorie du discours et de l'interdiscours comme
lieu de constitution d'un sens échappant à l'intentionnalité du sujet, développée par
M. Pêcheux, et, centralement, la théorie élaborée par J. Lacan d'un sujet produit par le
langage et structurellement clivé par l'inconscient - c'est-à-dire où le sujet, effet de
langage, advient divisé, sur le mode d'une non-coïncidence à soi-même, un sujet
radicalement séparé d'une partie de lui-même, marqué, dit Lacan, de cette "hétéronomie
radicale dont Freud a constaté dans l'homme la béance".
Les mots trompeusement partagés en (A) et (B), comme altérité, division,
renvoient à des approches irréductibles du sujet : au divisé-dédoublé, dans l'espace du
même et de l'autre, et au jeu d'images réciproques entre soi et autrui de (A), s'oppose
absolument le divisé-décentré (sous l'action d'un Autre radical, d'un hétérogène absolu),
ainsi que le rappelle E. Roudinesco : "[dans la structure de la subjectivité humaine]
(distincte du schéma spéculaire du même et de l'autre qui règne en maître dans la
positivité des sciences humaines) […] le sujet n'est pas double mais divisé, qu'il parle
sans le savoir d'un autre lieu (A)" et "le sujet (de l'inconscient) représenté par le
signifiant n'est pas dédoublé ni divisé comme les moitiés d'une poire. Il est un sujet où
manque le fait d'une subjectivité psychologique. Il est, barré par le désir, l'expression
même d'une division"12. Et cette polysémie du vocabulaire du "non-un" - altérité,
10
Ducrot (1984), p. 9.
11
Charaudeau (1989), p. 9-10.
12
Roudinesco (1977), p. 72 et p. 48.
hétérogénéité, sujet divisé, clivé, … - constitue un risque permanent de "glissade",
amalgames ou malentendus13.
Si donc, c'est sur des extérieurs de ce type (B) que l'on s'appuie, on considérera
que le dire ne saurait être transparent à l'énonciateur auquel il échappe, irreprésentable
dans sa double détermination par l'inconscient et par l'interdiscours : dans ce cas,
s'imposera la nécessité de repenser - autrement que comme reflet simple - le statut des
faits, observables, d'auto-représentation.
Cela renvoie, automatiquement, le contrôle, le surplomb de la position
méta-énonciative, du côté du fantasme, de l'imaginaire de l'énonciateur - ce qui ne veut
pas dire du côté de l'inexistant, ni même du négligeable, de l'inessentiel. La catégorie
lacanienne de l'imaginaire est en effet ce qui permet de sortir du simple constat
d'irréductibilité entre les conceptions (A) et (B) du sujet, dans la mesure où elle permet
de repenser ce qui est pris en compte en A dans les termes de B.
Si, en effet, pour le sujet structurellement divisé de l'inconscient, le centre (le un,
la maîtrise) sont posés comme relevant de l'illusion, c'est d'une façon non moins
structurelle qu'est reconnue dans le sujet la place vitale d'une fonction de
méconnaissance - de méprise - assurée par un moi occupé à annuler, dans l'imaginaire,
la division, le manque, la perte, le décentrement qui affectent le je : "Le sujet est
décentré de sa position de maîtrise […]. Il est "divisé" raconte Freud, mais pour autant il
ne disparaît pas, il parle et continue dans le fantasme sous la forme du Moi. La
découverte de l'inconscient permet de signifier cette division inaugurale en montrant
que l'illusion du centre demeure et qu'elle est inhérente à la constitution du sujet
humain"14.
Ainsi s'agit-il de s'efforcer de "mettre l'imaginaire à sa place", c'est-à-dire
comme instance du sujet, chargée d'assurer la nécessaire illusion du UN, permettant au
sujet de fonctionner comme non-un. Mettre l'imaginaire à sa place, c'est, en particulier,
ce qui permet de sortir de l'alternative "bloquée" que présentait Ducrot dans sa réponse
post-face au Mauvais Outil de P. Henry (1977) : cette alternative correspond à deux
approches, réduisant pareillement le sujet et son énonciation à ce qui n'en est que
l'imaginaire, mais pour en tirer des conséquences opposées.
Ce sont (1), d'une part, les approches pragmatiques, faisant place aux faits
énonciatifs, mais enfermant ceux-ci dans un espace d'intention, d'interactions, de
représentations (stratégies, rapports à l'autre, dédoublement , images …), ignorant
résolument ce qui, dans l'énonciation, pourrait échapper à ce registre, de l'imaginaire, et
(2), d'autre part, pendant tout un temps, l'analyse du discours, développée par et autour
de M. Pêcheux, se désintéressant - au profit de l'étude des "processus discursifs", conçus
comme véritables "sujets cause" du dire - des formes concrètes de l'énonciation, tenues
13
Ainsi, le couple constitué d'une critique, adressée par A. Grésillon à la théorie des actes de langage,
"[refusant] de mettre l'unité du sujet en question", critique faite au nom d'une conception post-freudienne
d'un sujet clivé par le fait de l'inconscient, et de la remarque, faite en réponse, par C. Kerbrat-Orecchioni
(1991, p. 123) : "Si en 1979, Grésillon pouvait encore et à juste titre, reprocher aux pragmaticiens une
conception archaïque et monolithique du sujet parlant les temps ont depuis bien changé : la polyphonie
est désormais partout […] on la traque dans les énoncés les plus innocemment monodiques en apparence,
et ce qui menace le sujet c'est aujourd'hui bien plutôt une atomisation excessive, voire une pulvérisation
totale", relève-t-il exemplairement de ce malentendu entre "non-un" pensé dans le cadre (A) et dans le
cadre (B).
14
Roudinesco (1977), p. 42.
pour pures manifestations superficielles de "l'illusion subjective" : une "écume" sans
intérêt …
Cet effort pour mettre l'imaginaire à sa place d'illusion vitale pour le sujet, dont
il est nécessaire d'envisager les formes, autant qu'il est indispensable de ne pas y réduire
le sujet - et le sujet parlant -, se trouve explicité, par exemple, dans La parole
intermédiaire de F. Flahaut, rare exemple d'approche de la conversation soucieuse
d'articuler ses observations à la double détermination de l'inconscient et de
l'idéologie : "l'écran […] que nous interposons entre le fonctionnement réel de la parole
et la conscience que nous en prenons […] ne [doit] pas être considéré seulement
négativement, comme une pure illusion sans épaisseur nous voilant la réalité : l'opacité
est elle-même une réalité", et "ce qu'il faut regarder en face, c'est que le voile (avec ses
effets d'illusion), nous ne pourrions vivre sans lui. Il s'agit donc de prendre au sérieux le
superficiel, l'écume de la quotidienneté, la zone de tout ce qui vient conjurer
l'insupportable surgissement du réel […], l'espace où sont produites et où circulent des
médiations dont la texture mêle le symbolique à l'imaginaire"15.
Pour les boucles méta-énonciatives de la modalité autonymique, reconnaître
dans la position de surplomb méta-énonciatif un lieu privilégié de l'imaginaire de
l'énonciation, dès lors qu'on pose, comme condition de celle-ci, qu'il n'y a pas de
métalangage, mais un sujet effet divisé du langage, non-coïncident à lui-même et
débouté de la maîtrise d'un sens qui lui est irreprésentable, revient :
- et à revendiquer l'importance, dans l'approche de l'énonciation, du fait de la
méta-énonciation et des images qui s'y produisent (contre la position qui tiendrait pour
négligeable ce qui relève du registre de l'illusion),
- et à poser (contre la position qui en méconnaîtrait le caractère d'illusion) que le statut
du représenté, au plan méta-énonciatif, ne peut être saisi que dans sa mise en rapport
avec ce qui, dans l'énonciation, irreprésentable, lui échappe.
15
Flahaut (1978), p. 153 et p. 154.
(b) non-coïncidence du discours à lui-même, dans les boucles mettant en scène en X le
jeu d'un discours autre, comme par exemple en (3), (4) ou (10) ;
(c) non-coïncidence entre les mots et les choses, dans des boucles évoquant la question
de la nomination, de la "propriété", de l'adéquation, comme par exemple en (5) et (6) ;
(d) non-coïncidence des mots à eux mêmes;, dans des gloses faisant jouer en X les
autres sens, les autres mots de la polysémie, de l'homonymie, des calembours, comme
en (7), (8) et (récursivement !) en (9).
"Prendre au sérieux" les formes par lesquelles les énonciateurs "suturent" les
accrocs de leur dire, c'est, à mes yeux, donner tout leur poids aux mots eux-mêmes qui
les constituent, envisager pleinement la différence - de structure phrastique, de mode, de
personne, de vocabulaire, … - d'un "disons", d'un "si vous voulez", d'un "passez-moi…"
(pour rester ici dans le champ (a) des formes explicitant le tu), et encore d'un "comme
on dit", d'un "pour ainsi dire", d'un "comment dire ?" … : c'est refuser de partir
d'actes"de précaution" ou "de réserve" dans le vaste paradigme desquels se
neutraliseraient la spécificité de ces formes … et de tant d'autres ; c'est évidemment, a
fortiori, refuser la facilité de leur démotivation, au nom d'un fonctionnement phatique,
de tic. Même devenue "tic verbal', c'est-à-dire échappant à l'évidence au contrôle
intentionnel conscient de l'énonciateur, un forme verbale est toujours une forme
signifiante ; et l'appui constant et incontrôlé d'une parole à un "si tu veux", à un "pour
ainsi dire" ou à un "comme on dit", révèle un mode d'inscription foncièrement différent
dans l'espace des quatre non-coïncidences où se produit le dire.
Prendre au sérieux les formes de représentation que les énonciateurs donnent de
leur dire, c'est, on vient de le voir, prendre les énonciateurs "à leur parole", ne rien
araser de ce qui fait la spécificité, le grain de leur "méta-dire" ; ce n'est , en revanche,
certainement pas, les "croire sur parole", c'est-à-dire prendre ces représentations comme
images fiables du procès énonciatif : la part "de vérité" des gloses tient plus à ce qu'elles
manifestent - trahissent même - du rapport intime d'un énonciateur aux conditions
réelles de son énonciation, dans la représentation qu'elles en donnent, qu'à une
impossible "fidélité" de ces représentations à un réel foncièrement irreprésentable.
Ainsi, en rapport avec ce qui à été dit plus haut, en 4., ces images données par
les énonciateurs de la "rencontre" qu'ils font - localement - dans leur dire de ces diverses
non-coïncidences, et de la "réponse" qu'ils y apportent, sont saisies non pas comme
reflet exact donnant accès directement au réel de l'énonciation, mais en rapport avec des
hypothèses théoriques sur ce fonctionnement réel, selon lesquelles c'est
constitutivement - c'est-à-dire de façon inhérente, permanente et irreprésentable - que le
dire est affecté par ces quatre champs de non-coïncidence.
Dès lors, au-delà de ce qu'elles représentent - des "figures" très diverses de
gestion locale des faits de non-un qu'elles mettent en scène -, les formes de
représentation de faits de non-coïncidence apparaissent comme manifestant, sur un
mode ne relevant pas de l'intentionnalité, la négociation obligée de tout énonciateur
avec le fait des non-coïncidences foncières qui traversent son dire : négociation relevant
d'un travail de "dénégation", où les formes de représentation, traces, émergences des
non-coïncidences foncières, en apparaissent en même temps comme des masques, dans
l'image qu'elles en donnent : en ce que les non-coïncidences sont représentées à la fois
comme circonscrites (c'est-à-dire constituant le reste, différentiellement, comme UN) et
maîtrisées (par un énonciateur à même, depuis sa position de surplomb méta-énonciatif,
de contrôler son dire).
Dans chacun des quatre champs évoqués, il s'agit (1) de décrire les formes que
prennet pour les énonciateurs les réponses qu'ils formulent à la rencontre locale qu'ils
font d'une non-coïncidence qui (2) est posée, sur des bases théoriques explicites, comme
foncière, permanente et irreprésentable, et (3) d'aborder des discours - de l'oral le plus
quotidien au littéraire le plus travaillé - par l'image qu'ils offrent en eux-mêmes du jeu
de ces non-coïncidences - place grande ou faible ?, également répartie ou non entre les
quatre champs ? ayant recours à quelles "figures", majoritairement ou exclusivement ?
en quels points du dire ? etc… -, image conçue comme manifestation d'une "position
énonciative", propre à un sujet singulier, à un type de discours, à un genre …
Cet espace de non-coïncidences où se fait le sens, nourri de ces hétérogénéités
qui le distinguent de la fixité une du signal, est aussi, indissociablement celui dans
lequel il pourrait se défaire, si ne le protégeait, s'opposant à sa dispersion, une force de
lien, de cohésion, de UN qui fait "tenir" une parole, qui fait que tenir une parole c'est,
entre autres, faire "tenir ensemble " ce qui ne fait sens que de n'être pas un.
Ecloses à la surface du dire, les gloses méta-énonciatives ne sont pas de l'ordre
de la fioriture : à travers ces formes qui témoignent du mode selon lequel un dire "se
tient" dans le jeu dispersant des non-coïncidences, ce sont pour un sujet qui est sujet
d'être parlant, c'est-à-dire d'être pris dans le langage, des enjeux essentiels qui se jouent,
touchant à son mode singulier d'être pris dans le langage, qui est, en particulier, mode
singulier de "se poser" dans, ou de "faire avec" ses non-coïncidences et ce qu'elles
inscrivent, au cœur du sujet et du sens, de division fondatrice et de menace de déliaison.
Bibliographie