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Enonciation, méta-énonciation et approches du sujet, in Les sujets et leurs discours - Enonciation et

interaction, R. Vion (éd.), Publications de l'Université de Provence, 1998, p. 63-79.

Enonciation, méta-énonciation.
Hétérogénéités énonciatives et problématiques du sujet

Jacqueline Authier-Revuz
Université Paris 3

1.

C'est à partir du survol de l'étude que j'ai consacrée à la "modalité autonymique"


1
, forme impliquant une activité langagière d'auto-représentation de son dire par
l'énonciateur, que je vais tenter de contribuer, depuis une position de linguiste, aux
débats de ces journées sur "les sujets et leurs discours" ; et cela, en indiquant
1) sur quel mode j'ai été amenée à poser une articulation inévitable du
linguistique au sens strict - qui était mon point de départ et demeure mon point
d'ancrage - à des "extérieurs théoriques" ;
2) quelques une des repères - en particulier en termes de clivages
théoriques - dont j'ai eu besoin dans la description de ce que j'ai appelé hétérogénéités
ou non-coïncidences énonciatives (au pluriel).
Ce pluriel, que je souligne, est, si l'on peut dire, un pluriel multiple ! Il renvoie,
en effet,
a) aux quatre axes sur lesquels, dans l'énonciation, s'inscrit "de l'hétérogène" (cf.,
ci-dessous ) ;
b) aux deux niveaux articulés des hétérogènes "représentés dans" et "constitutif de"
l'énonciation ;
c) à l'hétérogénéité théorique propre au champ énonciatif, et dont la reconnaissance ne
revient pas à souscrire au projet d'un objet interdisciplinaire "total" (du type
communicationnel, par exemple).

2. Le dédoublement méta-énonciatif de la modalité autonymique

La configuration énonciative étudiée, relevant de la réflexivité langagière,


constitue un mode de dire complexe, dédoublé, dans lequel l'énonciation d'un élément X
quelconque d'une chaîne s'accomplit, associée à une auto-représentation d'elle-même,
sur le mode d'une boucle.
Ainsi en est-il, dans les exemples suivants, extraits d'un ensemble de 4000
énoncés relevés dans les discours les plus divers2

(1) C'est un service d'ordre /musclé qu'ils ont, si vous voyez ce que je veux dire.

1
cf. Authier-Revuz (1992) et Authier-Revuz (1995).
2
le gras souligne l'élément X, l'italique le commentaire réflexif, les barres obliques notent sommairement
les suspens intonatifs avec coup de glotte, précédant certains X à l'oral.
(2) Il avait plein de ces, comment dites-vous déjà /mousquetons accrochés partout à la
taille.
(3) C'est une raison /sémiologique, pour employer un mot un peu chic, qui fait que […].
(4) La ligne politique qu'il exprime avec constance : une défense plutôt rugueuse, comme
on dit au rugby, des principes communistes […].
(5) Quand vous voyez quelqu'un qui fait des je dis /sottises, il n'y a pas d'autre mot, avec
une telle désinvolture […].
(6) On est allé dans une auberge, si on peut appeler ça une auberge, enfin, un local.
(7) Ce toit à refaire, c'est une tuile, c'est le cas de le dire.
(8) Une seule scène surnage (si l'on ose écrire) : celle de la piscine.

ou, pour donner un aperçu de la richesse de ces formes de prolifération du langage sur
lui-même, dans ces deux énoncés, l'un ici appartenant à l'oral le plus familier et dont on
va voir qu'il n'exclut pas la sophistication de boucles méta-énonciatives récursives :

(9) Ah, non, changer des bébés toute la journée, moi je trouve ça emmerdant, … au sens
propre d'ailleurs, enfin, propre [rires] si on peut dire. [Entendu dans un train de banlieue,
jeunes filles parlant du métier de puéricultrice, oct. 84]

l'autre relevant de l'écrit littéraire le plus travaillé, et où la très longue suspension du


déroulement normal du fil du discours par un immense commentaire méta-énonciatif est
la forme admirablement adéquate au récit d'une suspension analysante du cours normal
des choses :

(10) A ce moment-là son maître d'hôtel m'aurait fait plaisir en me demandant de lui donner
ma montre, mon épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le
reconnaissait pour mon héritier: selon la belle expression populaire dont, comme pour
les plus célèbres épopées on ne connaît pas l'auteur, mais qui comme elles et
contrairement à la théorie de Wolf en a eu certainement un (un de ces esprits inventifs et
modestes ainsi qu'il s'en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles telles que
"mettre un nom sur une figure", mais leur nom à eux, ils ne le font pas connaître), je ne
savais plus ce que je faisais. [M. Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleur.] (souligné
dans le texte)

Ce que tous ces énoncés ont en commun, on le voit, c'est qu'en un point de leur
déroulement, le dire se représente comme n'allant plus "de soi". Le signe, au lieu d'y
remplir, dans une apparente transparence, dans l'effacement de soi, sa fonction
médiatrice de nomination, s'interpose - avec son signifié et son signifiant - dans sa
matérialité, comme un objet qui, rencontré dans le trajet du dire, s'y pose comme objet
de celui-ci ; et l'énonciation de ce signe, au lieu de s'accomplir "simplement", dans
l'oubli qui accompagne les évidences inquestionnées, se redouble d'une représentation
d'elle-même.

Du triple objectif qui a été le mien :


(1) décrire, au plan linguistique, la variété des formes à travers lesquelles se linéarise sur
la chaîne le "en même temps" d'un dire de X et de son commentaire (je dis X …), des
incises les plus explicites aux simples marquages typographiques ou intonatifs ;
(2) interroger, au plan de la pratique langagière, la spécificité de ce mode énonciatif
dédoublé, marqué par une distance interne, et tenter d'en saisir la fonction dans
l'économie énonciative en général - ce qui se joue dans le passage à ce mode complexe
de dire par rapport au mode standard - ;
(3) faire apparaître des mises en œuvre discursives diversifiées, manifestations de
"positions énonciatives" propres à des discours, des genres, des sujets, …
c'est seulement du (2), et des choix théoriques dont il est le lieu - concernant les
conceptions du sujet et de son rapport au langage - qu'il sera question ici, en séparant
ainsi, artificiellement et au risque de tenir un discours à l'apparence dogmatique, ces
choix théoriques des descriptions en langue (1) et en discours (3) auxquelles ils sont
étroitement liés.
La configuration visée relève, centralement, de deux champs parcourus par des
problématiques diverses, parfois opposées :
(a) en tant que forme d'auto-représentation du dire, du champ du "métalangage", pris ici
au sens le plus général d'engageant "de la représentation" d'objets de nature langagière,
cf. 3., ci-dessous ;
(b) en tant que mode dédoublé, distancié, …, non-un, du dire, de l'énonciation en
général, mais plus particulièrement, de ce que l'on pourrait appeler la "complexité
énonciative", c'est-à-dire l'énonciation conçue, observée, comme n'étant pas "une",
"monobloc", et dont l'approche comme plurielle ou (et) hétérogène ne peut pas ne pas
engager des théorisations du sujet, du sens et de la communication, cf. 4., ci-dessous.

3. Repères dans le champ du métalangage.

Quelques oppositions permettent de cerner le fait de réflexivité que constitue la


modalité autonymique.

3.1. Elle relève évidemment, par opposition aux métalangages logiques, externes à la
langue, et construits, du métalangage naturel, interne à la langue et observable, celui de
la fonction métalinguistique de Jakobson et du travail fondateur de J. Rey-Debove. Elle
manifeste le "pouvoir de réflexivité" des langues naturelles, souligné avec insistance par
Benveniste. Ce "pouvoir" n'est nullement mis en cause par le "Il n'y a pas de
métalangage" de Lacan3 : cette thèse, au contraire, implique l'existence de ce pouvoir
des langues naturelles dont elle fait une contrainte, ce qu'elle met en cause, c'est
l'existence d'un lieu d'extériorité au langage (celui d'une pensée en particulier) d'où il
serait possible de prendre le langage pour objet ; ce qui revient à dire, que faute d'un
lieu de surplomb réel, hors langage, "nous ne pouvons nous retourner [sur la parole]
qu'en nous laissant toujours pousser plus avant"4.
On aperçoit, ici, l'incidence de cette thèse sur le statut que l'on peut donner, dans
l'énonciation, aux formes méta-énonciatives à travers lesquelles un énonciateur se
représente en position de "surplomb" par rapport à son dire : c'est un clivage radical
qu'opère ici la contestation du métalangage (position que partagent le Merleau-Ponty de
Signes ou le Wittgenstein des Investigations Philosophiques5). Centrale dans la théorie
lacanienne du sujet qui pose qu'il n'est pas, pour le "parlêtre" qu'est l'homme, de lieu
hors de l'ordre du langage, dans et par lequel il est constitué comme sujet, elle est en
opposition directe avec les conceptions de l'énonciation comme utilisation, pour
communiquer sa pensée, de l'instrument langue, par un sujet qui serait toujours à même,

3
cf. par exemple Miller (1976), Arrivé (1986).
4
Lacan (1966), p. 271.
5
cf. Authier-Revuz (1995), p. 8-15.
depuis l'extériorité de la dite pensée, d'évaluer et de contrôler, en surplomb réel sur eux,
l'instrument et son utilisation.

3.2. Elle relève du métalinguistique courant, ou épilinguistique (par opposition au


métalinguistique scientifique), donnant accès aux représentations des sujets à propos du
langage, de la langue, du sens, de la communication.

3.3. Elle relève du méta-énonciatif, entendu comme auto-représentation du dire en train


de se faire, par opposition, dans le champ de l'épilinguistique, avec ce qui est discours
sur le langage en général, sur un autre discours, sur le discours de l'autre en face, en
dialogue. Dans cette "boucle du dire" (correspondant dans les catégories proposées par
M.M. de Gaulmyn, à propos des reformulations6, à un auto-commentaire, auto-initié,
immédiat), le discours sur la pratique langagière émerge de celle-ci, en des points du
dire qui requièrent, pour s'accomplir, "l'en plus" d'un commentaire : en ces points se
conjuguent les deux plans de la pratique et de la représentation, comme partie de cette
pratique, la dimension imaginaire des représentations du dire faisant alors partie
strictement intégrante du fait de dire.

3.4. Elle relève de l'opacification (par opposition à la transparence) de l'élément


auto-représenté du dire, mettant en jeu, dans la représentation, via l'autonymie, la forme
signifiante du dire - avec le blocage de la synonymie que cela implique.
C'est-à-dire que, dans le champ de la méta-énonciation, cela exclut ce qui est
retour réflexif sur un simple contenu du dire en train de se faire, sans prise en compte de
sa forme ; ainsi, on opposera (a) et (b) comme boucles avec/sans opacification

(a) pour employer un mot savant ; si vous me passez l'expression.


(b) pour ne rien vous cacher ; si vous me suivez.

Directement issue de la notion de connotation autonymique, dégagée par


J. Rey-Debove, comme structure de cumul sémiotique "dénotant la chose et connotant
le mot", la modalisation autonymique est, via une redéfinition - opérant entre autres7 un
déplacement vers un point de vue énonciatif - envisagée comme un mode de dire qui, au
mode de dire "simple" d'un élément X renvoyant à un référent x : X -> x, oppose le
mode de dire complexe, de dédoublement opacifiant, tel que la nomination du référent x
s'effectue en faisant intervenir, de quelque façon que ce soit (c'est-à-dire à travers une
variété de structures syntactico-sémantiques), l'autonyme X' homonyme de X :
[…X'…] -> x .
Cette configuration touche doublement à la langue comme système de signes : 
présentant (1) un dédoublement, la distance interne qui le traverse par le fait de la
réflexivité, et (2) une altération de la transparence interposant dans le dire sa saisie
comme manière de dire, cette configuration énonciative est définie, formellement,
comme un fait de langue - reposant sur la mise en jeu de la catégorie linguistique de
l'autonymie - et non pas comme un "comportement", communicationnel (de
"distanciation" par exemple) ; et, via l'opacification, ce qu'elle fait apparaître c'est un
énonciateur aux prises avec la résistance des mots, la matérialité de la langue.

6
cf. de Gaulmyn (1987), p. 168.
7
cf. Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 27-40.
3.5. La modalité autonymique, en tant que forme énonciative de réflexivité, isolable
comme telle sur la chaîne, est à distinguer d'une conception de l'énonciation comme
réflexivité, telle que celle de Ducrot. Très schématiquement, l'observation selon laquelle
"il arrive, quand on parle, qu'on parle de sa parole" qui constitue mon objet, n'implique
nullement d'adhérer à la thèse globale du "Quand on parle, on parle de sa parole" de
Ducrot.8

4. Repères dans le champ de l'énonciation.

La modalisation autonymique, forme de l'énonciation comportant une


représentation de l'énonciation, relève doublement, si l'on veut, de ce champ hétérogène
de l'énonciation où la langue - et partant la linguistique - rencontre la parole, le discours,
le sujet.
Ce point de rencontre est le lieu de clivages théoriques importants, concernant -
en interrelation - le statut qui est reconnu au concept de langue, et la conception qui est
mise en jeu du sujet et de son rapport au langage et au sens, ces choix théoriques divers
ayant des incidences fortes sur la description des phénomènes envisagés.

4.1. Poser le problème en terme de "rencontre", faite à partir de la langue, d'un ailleurs,
est déjà une prise de position : elle pense l'énonciation comme lieu d'une inévitable
hétérogénéité - et partant d'une incomplétude - théorique affectant l'approche
linguistique des fait énonciatifs, et imposant que soient explicités les extérieurs
théoriques à la linguistique proprement dite auxquels la description est contrainte de
s'appuyer. Ce point de vue se trouve rejeté, sur des modes divers, par différentes
approches :
(a) par celles qui pensent cette rencontre, sur le mode d'un "dépassement du
structuralisme", comme impliquant, par rapport à la linguistique structurale, un
changement d'objet, niant ou diluant la langue comme "ordre propre" au profit d'un
objet autre, relevant d'autres champs : ce peut être Bourdieu, récusant le concept de
langue au profit d'un "tout social" exerçant ses "causes" dans le secteur langagier
comme dans tous les autres secteurs de l'activité humaine ; c'est, de façon générale, la
perspective "communicationnelle" qui "fond" la langue dans un objet interdisciplinaire
global9, pour lequel les catégories de base sont de l'ordre de "l'échange" ;
(b) d'autre part, dans un mouvement en partie inverse, par la conception explicitée par
Ducrot dans sa théorie "intralinguistique" de l'énonciation et du sens, d'une autonomie
du linguistique, y compris dans le champ énonciatif, autorisant à se passer de tout appui
à des extérieurs.
L'approche que je propose des faits méta-énonciatifs relève, sans ambiguïté, du
premier point de vue ; elle consiste : (1) à partir systématiquement des formes de
langue - et non de catégories communicationnelles, comme c'est le cas de façon
dominante dans les travaux sur le méta-discours - (cf. ci-dessous 5.1.) ; (2) à expliciter
les extérieurs mis en œuvre sur cette zone frontalière de la linguistique qui interviennent
dans la description, en y inscrivant des points d'incomplétude, de manque - et non en

8
cf. Ducrot (1980), et Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 41-45.
9
Sur cette question, outre Authier-Revuz (1995), tome 1, p. 47-65, tome 2 p. 511-516, voir Normand
(1990).
débouchant sur un horizon "d'objet énonciatif global" où pourrait se saisir,
interdisciplinairement, le tout de l'énonciation.
C. Fuchs (1981), structurant la diversité des approches de l'énonciation,
distingue deux courants : le "pragmatique" partant de "concepts logico-linguistiques" ou
de catégories relatives au "langage en actes" ou à l'interaction, et un courant "énonciatif
au sens étroit", "néo-structuraliste", partant des formes de langue, marqué, en
particulier, par les noms de Bally, Benveniste, Culioli, … Ce courant, où j'inscrirais, par
exemple, les travaux de A. Grésillon ou J. Milner (sur l'interrogation, les monstres de
langue, les brouillons), de C. Fuchs et P. Le Goffic (sur paraphrase et ambiguïté), …
m'apparaît comme celui d'une affirmation, non majoritaire mais têtue - en marge de
l'équivalence énonciation = communication - de la pertinence du concept de langue et
des catégories descriptives de la linguistique au cœur de l'approche d'un fait énonciatif,
reconnu comme excédant le linguistique proprement dit.

4.2.

4.2.1. Si l'on pose, donc, que, sur des modes différents, toute approche de l'énonciation
met nécessairement en œuvre des choix théoriques extérieurs à la linguistique au sens
strict (que ces choix soient explicités comme tels ou qu'ils jouent sur le mode implicite
des évidences), la nature des extérieurs théoriques invoqués, relatifs à la question du
sujet et à son rapport au langage, se pose de façon spécifiquement aiguë dans l'approche
des faits méta-énonciatifs, avec ce qu'ils impliquent d'auto-représentation du dire, et,
donc, de distanciation interne dans une énonciation dédoublée par son propre reflet.
La ligne de fracture fondamentale qui passe entre, d'un côté, le sujet
origine - celui de la psychologie, et de ses variantes "neuronales" ou sociales - et, de
l'autre, le sujet effet -  celui, assujetti à l'inconscient, de la psychanalyse ou celui des
théories du discours postulant la détermination historique d'un sens non-individuel -  est
ici cruciale, parce qu'elle pose fondamentalement la question de la représentabilité, pour
un énonciateur, de son énonciation et du sens qui s'y produit.

4.2.2. Si, en effet, on s'appuie (A), explicitement ou implicitement au premier,


c'est-à-dire à un sujet-source intentionnel du sens qu'il exprime à travers une langue
instrument de communication - ce qui est le cas, de façon générale, pour les approches
pragmatico-communicationnelles -, il est alors cohérent de considérer que l'énonciateur
est en mesure de (se) représenter son énonciation et le sens qu'il y "produit", et qui peut
lui être transparent, accessible. Dans ce cas il est normal d'envisager que les formes de
représentation que les énonciateurs donnent de leur propre dire soient un reflet direct du
procès énonciatif ; et le dédoublement méta-énonciatif apparaîtra alors comme une
forme manifeste du contrôle fonctionnel exercé par l'énonciateur, depuis son
intentionnalité, sur la machinerie communicationnelle, et s'intégrera particulièrement
bien aux approches de l'énonciation comme théâtre, mise en scène, jeux de masques,
d'images et de rôles, pour des sujets qui se dédoublent dans un rapport interactif à
l'autre.
Dans cette approche de l'énonciation, inscrite dans le "théâtre de la vie sociale",
la complexité d'une énonciation reconnue comme non-monodique, est renvoyée - sous
les noms "d'altérité", de "division" - à deux dimensions de non-un : celle d'une
production interactive (incorporant donc, dans le dire de l'un, le deux de "l'autre en
face") "d'images de soi" (supposant le deux du dédoublement).
Ainsi, dans la métaphore de la représentation théâtrale proposée par Ducrot pour
la "polyphonie", où le locuteur, "faisant de son énonciation une sorte de représentation
où la parole est donnée à différents personnages", est conçu comme "le metteur en scène
de la représentation énonciative", Ducrot note que, "en posant que le sens d'un énoncé
décrit l'énonciation comme une sorte de dialogue cristallisé où plusieurs voix
s'entre-choquent", il entend donner à "l'altérité" une "valeur constitutive"10.
Dans le cadre, différent, du modèle socio-communicatif de Charaudeau, se
retrouvent les deux paramètres de la mise en scène et de la division : tout acte de
langage est conçu comme "une mise en scène qui résulte du calcul que les partenaires
font l'un sur l'autre […] (regards évaluateurs croisés) et du coup stratégique qu'ils jouent
pour communiquer" et "le sujet parlant est un être complexe, divisé, parce que il a
maille à partir avec les images qu'il se construit de l'autre comme interlocuteur et avec
ce que peut être l'enjeu de l'acte langagier"11 (je souligne).
L'autre, l'altérité, la division dont il est question ici (causé par le jeu des images,
cf. le "parce que" ci-dessus) s'inscrit dans l'espace propre à la psychologie sociale qui
est celui d'un jeu interactif, spéculaire, des intentionnalités. Le sujet metteur en scène, si
nombreux que soient les rôles dans lesquels il se démultiplie, demeure
fondamentalement UN, en tant que centré et "maître en sa propre demeure" pour parler
comme Freud.

4.2.3. On peut, au contraire (B), s'appuyer sur des extérieurs théoriques dépossédant le
sujet de la maîtrise sur son dire - ainsi la théorie du discours et de l'interdiscours comme
lieu de constitution d'un sens échappant à l'intentionnalité du sujet, développée par
M. Pêcheux, et, centralement, la théorie élaborée par J. Lacan d'un sujet produit par le
langage et structurellement clivé par l'inconscient - c'est-à-dire où le sujet, effet de
langage, advient divisé, sur le mode d'une non-coïncidence à soi-même, un sujet
radicalement séparé d'une partie de lui-même, marqué, dit Lacan, de cette "hétéronomie
radicale dont Freud a constaté dans l'homme la béance".
Les mots trompeusement partagés en (A) et (B), comme altérité, division,
renvoient à des approches irréductibles du sujet : au divisé-dédoublé, dans l'espace du
même et de l'autre, et au jeu d'images réciproques entre soi et autrui de (A), s'oppose
absolument le divisé-décentré (sous l'action d'un Autre radical, d'un hétérogène absolu),
ainsi que le rappelle E. Roudinesco : "[dans la structure de la subjectivité humaine]
(distincte du schéma spéculaire du même et de l'autre qui règne en maître dans la
positivité des sciences humaines) […] le sujet n'est pas double mais divisé, qu'il parle
sans le savoir d'un autre lieu (A)" et "le sujet (de l'inconscient) représenté par le
signifiant n'est pas dédoublé ni divisé comme les moitiés d'une poire. Il est un sujet où
manque le fait d'une subjectivité psychologique. Il est, barré par le désir, l'expression
même d'une division"12. Et cette polysémie du vocabulaire du "non-un" - altérité,

10
Ducrot (1984), p. 9.
11
Charaudeau (1989), p. 9-10.
12
Roudinesco (1977), p. 72 et p. 48.
hétérogénéité, sujet divisé, clivé, … - constitue un risque permanent de "glissade",
amalgames ou malentendus13. 
Si donc, c'est sur des extérieurs de ce type (B) que l'on s'appuie, on considérera
que le dire ne saurait être transparent à l'énonciateur auquel il échappe, irreprésentable
dans sa double détermination par l'inconscient et par l'interdiscours : dans ce cas,
s'imposera la nécessité de repenser - autrement que comme reflet simple - le statut des
faits, observables, d'auto-représentation.
Cela renvoie, automatiquement, le contrôle, le surplomb de la position
méta-énonciative, du côté du fantasme, de l'imaginaire de l'énonciateur - ce qui ne veut
pas dire du côté de l'inexistant, ni même du négligeable, de l'inessentiel. La catégorie
lacanienne de l'imaginaire est en effet ce qui permet de sortir du simple constat
d'irréductibilité entre les conceptions (A) et (B) du sujet, dans la mesure où elle permet
de repenser ce qui est pris en compte en A dans les termes de B.
Si, en effet, pour le sujet structurellement divisé de l'inconscient, le centre (le un,
la maîtrise) sont posés comme relevant de l'illusion, c'est d'une façon non moins
structurelle qu'est reconnue dans le sujet la place vitale d'une fonction de
méconnaissance - de méprise - assurée par un moi occupé à annuler, dans l'imaginaire,
la division, le manque, la perte, le décentrement qui affectent le je : "Le sujet est
décentré de sa position de maîtrise […]. Il est "divisé" raconte Freud, mais pour autant il
ne disparaît pas, il parle et continue dans le fantasme sous la forme du Moi. La
découverte de l'inconscient permet de signifier cette division inaugurale en montrant
que l'illusion du centre demeure et qu'elle est inhérente à la constitution du sujet
humain"14.
Ainsi s'agit-il de s'efforcer de "mettre l'imaginaire à sa place", c'est-à-dire
comme instance du sujet, chargée d'assurer la nécessaire illusion du UN, permettant au
sujet de fonctionner comme non-un. Mettre l'imaginaire à sa place, c'est, en particulier,
ce qui permet de sortir de l'alternative "bloquée" que présentait Ducrot dans sa réponse
post-face au Mauvais Outil de P. Henry (1977) : cette alternative correspond à deux
approches, réduisant pareillement le sujet et son énonciation à ce qui n'en est que
l'imaginaire, mais pour en tirer des conséquences opposées.
Ce sont (1), d'une part, les approches pragmatiques, faisant place aux faits
énonciatifs, mais enfermant ceux-ci dans un espace d'intention, d'interactions, de
représentations (stratégies, rapports à l'autre, dédoublement , images …), ignorant
résolument ce qui, dans l'énonciation, pourrait échapper à ce registre, de l'imaginaire, et
(2), d'autre part, pendant tout un temps, l'analyse du discours, développée par et autour
de M. Pêcheux, se désintéressant - au profit de l'étude des "processus discursifs", conçus
comme véritables "sujets cause" du dire - des formes concrètes de l'énonciation, tenues

13
Ainsi, le couple constitué d'une critique, adressée par A. Grésillon à la théorie des actes de langage,
"[refusant] de mettre l'unité du sujet en question", critique faite au nom d'une conception post-freudienne
d'un sujet clivé par le fait de l'inconscient, et de la remarque, faite en réponse, par C. Kerbrat-Orecchioni
(1991, p. 123) : "Si en 1979, Grésillon pouvait encore et à juste titre, reprocher aux pragmaticiens une
conception archaïque et monolithique du sujet parlant les temps ont depuis bien changé : la polyphonie
est désormais partout […] on la traque dans les énoncés les plus innocemment monodiques en apparence,
et ce qui menace le sujet c'est aujourd'hui bien plutôt une atomisation excessive, voire une pulvérisation
totale", relève-t-il exemplairement de ce malentendu entre "non-un" pensé dans le cadre (A) et dans le
cadre (B).
14
Roudinesco (1977), p. 42.
pour pures manifestations superficielles de "l'illusion subjective" : une "écume" sans
intérêt …
Cet effort pour mettre l'imaginaire à sa place d'illusion vitale pour le sujet, dont
il est nécessaire d'envisager les formes, autant qu'il est indispensable de ne pas y réduire
le sujet - et le sujet parlant -, se trouve explicité, par exemple, dans La parole
intermédiaire de F. Flahaut, rare exemple d'approche de la conversation soucieuse
d'articuler ses observations à la double détermination de l'inconscient et de
l'idéologie : "l'écran […] que nous interposons entre le fonctionnement réel de la parole
et la conscience que nous en prenons […] ne [doit] pas être considéré seulement
négativement, comme une pure illusion sans épaisseur nous voilant la réalité : l'opacité
est elle-même une réalité", et "ce qu'il faut regarder en face, c'est que le voile (avec ses
effets d'illusion), nous ne pourrions vivre sans lui. Il s'agit donc de prendre au sérieux le
superficiel, l'écume de la quotidienneté, la zone de tout ce qui vient conjurer
l'insupportable surgissement du réel […], l'espace où sont produites et où circulent des
médiations dont la texture mêle le symbolique à l'imaginaire"15.
Pour les boucles méta-énonciatives de la modalité autonymique, reconnaître
dans la position de surplomb méta-énonciatif un lieu privilégié de l'imaginaire de
l'énonciation, dès lors qu'on pose, comme condition de celle-ci, qu'il n'y a pas de
métalangage, mais un sujet effet divisé du langage, non-coïncident à lui-même et
débouté de la maîtrise d'un sens qui lui est irreprésentable, revient :
- et à revendiquer l'importance, dans l'approche de l'énonciation, du fait de la
méta-énonciation et des images qui s'y produisent (contre la position qui tiendrait pour
négligeable ce qui relève du registre de l'illusion),
- et à poser (contre la position qui en méconnaîtrait le caractère d'illusion) que le statut
du représenté, au plan méta-énonciatif, ne peut être saisi que dans sa mise en rapport
avec ce qui, dans l'énonciation, irreprésentable, lui échappe.

5. Rencontre et représentations des non-coïncidences du dire.

5.1. Le mode "bouclé" du dire d'une élément X apparaît comme un micro-événement à


la surface du dire : celui d'une rencontre et d'une réponse : rencontre de quelque chose
dans le dire, hic et nunc, de X qui en altère la transparence et réponse à cette rencontre.
Ces "réponses" - les boucles produites en retour sur X au cœur de l'énonciation
de celui-ci - offrent un très riche discours sur l'énonciation, l'interlocution, la
nomination, le sens, etc., dès lors qu'on les prend "au sérieux" comme porteuses de
représentations auxquelles les énonciateurs ont recours pour assurer leur dire - in
vivo - dans la pratique même de celui-ci : et les prendre au sérieux signifie, à mes yeux,
étudier de façon systématique ce que les commentaires disent, sur le mode le plus
littéral qui soit …, de quoi ils parlent, comment, avec quels mots, etc. … ?
C'est sur la base de cette prise "au pied de la lettre" des formes de gloses
méta-énonciatives, que se sont imposés quatre espaces (non exclusifs l'un de l'autre) de
"non-coïncidence", ou d'hétérogénéité, auxquels le dire se représente comme localement
confronté aux point X où, altéré, il se dédouble : 
(a) non-coïncidence interlocutive entre les deux co-énonciateurs, dans les boucles où,
explicitement, le tu est convoqué, comme par exemple en (1) et (2) ; 

15
Flahaut (1978), p. 153 et p. 154.
(b) non-coïncidence du discours à lui-même, dans les boucles mettant en scène en X le
jeu d'un discours autre, comme par exemple en (3), (4) ou (10) ;
(c) non-coïncidence entre les mots et les choses, dans des boucles évoquant la question
de la nomination, de la "propriété", de l'adéquation, comme par exemple en (5) et (6) ;
(d) non-coïncidence des mots à eux mêmes;, dans des gloses faisant jouer en X les
autres sens, les autres mots de la polysémie, de l'homonymie, des calembours, comme
en (7), (8) et (récursivement !) en (9).
"Prendre au sérieux" les formes par lesquelles les énonciateurs "suturent" les
accrocs de leur dire, c'est, à mes yeux, donner tout leur poids aux mots eux-mêmes qui
les constituent, envisager pleinement la différence - de structure phrastique, de mode, de
personne, de vocabulaire, … - d'un "disons", d'un "si vous voulez", d'un "passez-moi…"
(pour rester ici dans le champ (a) des formes explicitant le tu), et encore d'un "comme
on dit", d'un "pour ainsi dire", d'un "comment dire ?" … : c'est refuser de partir
d'actes"de précaution" ou "de réserve" dans le vaste paradigme desquels se
neutraliseraient la spécificité de ces formes … et de tant d'autres ; c'est évidemment, a
fortiori, refuser la facilité de leur démotivation, au nom d'un fonctionnement phatique,
de tic. Même devenue "tic verbal', c'est-à-dire échappant à l'évidence au contrôle
intentionnel conscient de l'énonciateur, un forme verbale est toujours une forme
signifiante ; et l'appui constant et incontrôlé d'une parole à un "si tu veux", à un "pour
ainsi dire" ou à un "comme on dit", révèle un mode d'inscription foncièrement différent
dans l'espace des quatre non-coïncidences où se produit le dire.
Prendre au sérieux les formes de représentation que les énonciateurs donnent de
leur dire, c'est, on vient de le voir, prendre les énonciateurs "à leur parole", ne rien
araser de ce qui fait la spécificité, le grain de leur "méta-dire" ; ce n'est , en revanche,
certainement pas, les "croire sur parole", c'est-à-dire prendre ces représentations comme
images fiables du procès énonciatif : la part "de vérité" des gloses tient plus à ce qu'elles
manifestent - trahissent même - du rapport intime d'un énonciateur aux conditions
réelles de son énonciation, dans la représentation qu'elles en donnent, qu'à une
impossible "fidélité" de ces représentations à un réel foncièrement irreprésentable.
Ainsi, en rapport avec ce qui à été dit plus haut, en 4., ces images données par
les énonciateurs de la "rencontre" qu'ils font - localement - dans leur dire de ces diverses
non-coïncidences, et de la "réponse" qu'ils y apportent, sont saisies non pas comme
reflet exact donnant accès directement au réel de l'énonciation, mais en rapport avec des
hypothèses théoriques sur ce fonctionnement réel, selon lesquelles c'est
constitutivement - c'est-à-dire de façon inhérente, permanente et irreprésentable - que le
dire est affecté par ces quatre champs de non-coïncidence.
Dès lors, au-delà de ce qu'elles représentent - des "figures" très diverses de
gestion locale des faits de non-un qu'elles mettent en scène -, les formes de
représentation de faits de non-coïncidence apparaissent comme manifestant, sur un
mode ne relevant pas de l'intentionnalité, la négociation obligée de tout énonciateur
avec le fait des non-coïncidences foncières qui traversent son dire : négociation relevant
d'un travail de "dénégation", où les formes de représentation, traces, émergences des
non-coïncidences foncières, en apparaissent en même temps comme des masques, dans
l'image qu'elles en donnent : en ce que les non-coïncidences sont représentées à la fois
comme circonscrites (c'est-à-dire constituant le reste, différentiellement, comme UN) et
maîtrisées (par un énonciateur à même, depuis sa position de surplomb méta-énonciatif,
de contrôler son dire).
Dans chacun des quatre champs évoqués, il s'agit (1) de décrire les formes que
prennet pour les énonciateurs les réponses qu'ils formulent à la rencontre locale qu'ils
font d'une non-coïncidence qui (2) est posée, sur des bases théoriques explicites, comme
foncière, permanente et irreprésentable, et (3) d'aborder des discours - de l'oral le plus
quotidien au littéraire le plus travaillé - par l'image qu'ils offrent en eux-mêmes du jeu
de ces non-coïncidences - place grande ou faible ?, également répartie ou non entre les
quatre champs ? ayant recours à quelles "figures", majoritairement ou exclusivement ?
en quels points du dire ? etc… -, image conçue comme manifestation d'une "position
énonciative", propre à un sujet singulier, à un type de discours, à un genre …
Cet espace de non-coïncidences où se fait le sens, nourri de ces hétérogénéités
qui le distinguent de la fixité une du signal, est aussi, indissociablement celui dans
lequel il pourrait se défaire, si ne le protégeait, s'opposant à sa dispersion, une force de
lien, de cohésion, de UN qui fait "tenir" une parole, qui fait que tenir une parole c'est,
entre autres, faire "tenir ensemble " ce qui ne fait sens que de n'être pas un.
Ecloses à la surface du dire, les gloses méta-énonciatives ne sont pas de l'ordre
de la fioriture : à travers ces formes qui témoignent du mode selon lequel un dire "se
tient" dans le jeu dispersant des non-coïncidences, ce sont pour un sujet qui est sujet
d'être parlant, c'est-à-dire d'être pris dans le langage, des enjeux essentiels qui se jouent,
touchant à son mode singulier d'être pris dans le langage, qui est, en particulier, mode
singulier de "se poser" dans, ou de "faire avec" ses non-coïncidences et ce qu'elles
inscrivent, au cœur du sujet et du sens, de division fondatrice et de menace de déliaison.

5.2. Ainsi, la non-coïncidence interlocutive est-elle, sur des bases théoriques


post-freudiennes, posée comme constitutive de l'énonciation : au-delà des différences
psychologiques et sociales - espace où s'inscrivent les "stratégies interactives", les
calculs, calculs des calculs de l'autre … qui, si sophistiqués soient-ils, renvoient toujours
à une relation duelle, en miroir, et relevant de cette "two-body psychology", dans
laquelle "l'autre apparaît comme le reflet du même via une règle de conversion" -, c'est
un écart structurel, irréductible, qui marque, par le fait de leur inconscient, singulier, la
relation de deux sujets, radicalement "non-symétrisables", pour reprendre l'expression
de J.C. Milner16, c'est-à-dire "dont d'aucun point de vue la différence ne peut être
comblée", via quelque calcul ou stratégie que ce soit.
La communication conçue comme production de "un" entre les co-énonciateurs
est ici conçue comme un leurre, l'imaginaire d'une co-énonciation foncièrement
marquée de non-un, de ce "malentendu" dont - sans ironie - Lacan fait le "fondement"
de la communication.
Dans leur diversité, les formes de la non-coïncidence interlocutive représentée
(a) apparîtront comme les figures variées de réponse de l'énonciateur, et de son
imaginaire de maîtrise communicative, à la rencontre (très locale, "protégé" qu'il est par
le dit imaginaire) qu'il fait de la non-coïncidence interlocutive constitutive (a'). Ces
figures s'inscrivent sur deux versants : (1) conjurer le fait qu'une manière de dire ou un
sens ne sont pas d'emblée, ou pas du tout, "partagés", par des stratégies diverses
(injonction à dire d'une seule voix : disons X ; appel au bon vouloir de l'autre : X,
passez-moi … ; suspension du dire au vouloir de l'autre : X, si vous voulez , si vous
voyez ce que je veux dire), c'est-à-dire tenter de restaurer un UN de co-énonciation là où
il semble menacé, ou au contraire (2) prendre acte, en ce point, du non-un, en marquant
16
Milner (1978).
que "les mots que je dis ne sont pas les vôtres" (X, comme vous ne dites pas ; X, je sais
bien que vous n'aimez pas le mot ) ou que "les mots que je dis sont les vôtres, pas les
miens" (X, comme vous venez de dire, comme vous aimez à dire, etc.).
La non-coïncidence du discours à lui-même est posée comme constitutive, en
référence au dialogisme bakhtinien (considérant que c'est tout mot qui, de se produire
dans le "milieu" du déjà-dit des autres discours, est habité par du discours autre) et à la
théorisation de l'interdiscours, dans le cadre de l'analyse de discours (cf. M. Pêcheux)
maintenant, à travers une évolution faisant place de plus en plus à l'hétérogénéité des
formations discursives elles-mêmes, le principe fondamentalement extériorisateur pour
le dire de sa détermination par du "ça parle, ailleurs, avant et indépendamment". Et elle
débouche, au plan du sujet, sur ce que M. Schneider appelle "l'inappartenance foncière
du langage"17.
En signalant parmi ses mots la présence étrangère de mots marqués comme
appartenant à un autre discours, un discours dessine en lui le tracé - relevant d'une
"interdiscursivité représentée" - d'une frontière intérieur/extérieur. Un certain nombre
d'oppositions peuvent être dégagées dans l'ensemble de ces formes, permettant de
spécifier des types de frontières entre soi et l'autre, par lesquelles un discours produit en
lui-même, par différence, une image de soi.
Entre les positions énonciatives "extrêmes" que sont celle des discours à image
monologique - discours politiques "totalitaires", par exemple - déniant toute place en
eux-mêmes à une quelconque extériorité discursive, ou celle - non exempte de risques
pour l'énonciateur, cette fois - de l'écriture d'un Flaubert, visant à n'être plus
qu'extériorité portée par un (énonciateur-)recopieur, c'est-à-dire où tout, le moindre mot,
devrait être perçu comme marqué des guillemets d'un "comme on dit", se déploie
l'infinie variété des représentations que chaque parole, écriture, propose de ses rapports
aux autres, sur le fond - irreprésentable - de la présence constitutive en tout discours du
déjà-dit où il se produit.
La non-coïncidence entre les mots et les choses est posée comme constitutive,
dans la double perspective, d'une part, de l'opposition, reconnue par la linguistique entre
le "quadrillage discernant" (J.C. Milner) de la langue - système fini d'unités discrètes -
et le continu, les infinies singularités du réel à nommer, inscrivant un "jeu" inévitable
dans la nomination et, d'autre part, en termes lacaniens, du réel comme radicalement
hétérogène à l'ordre symbolique, c'est-à-dire du défaut (constitutif du sujet comme
manquant) de "prise de la lettre sur l'objet", débouchant sur la "perte" inhérente au
langage, à laquelle répondent, sur des modes opposés, l'écriture - "habitant" cet écart - et
la production de mythes consolateurs - les diverses langues "parfaites" refusant cet
écart.
On notera que, si les deux écarts précédemment évoqués - inscrits
respectivement dans le rapport à l'autre (inter)locuteur et à l'autre discours - sont
envisageables dans le cadre du "dialogisme" bakhtinien, il n'en va pas de même pour les
écarts (c) et (d), tenant au réel de la langue - comme forme d'une part, comme espace
d'équivoque d'autre part -, auxquels la perspective dialogique ne fait pas place dans son
approche de l'énonciation.
Les figures qui, ponctuellement, font place à cet écart dans le dire relèvent de
trois types : (1) figures du UN réalisé dans la nomination, saisi sous l'angle de la
coïncidence de l'énonciateur à son dire (faisant jouer intentionalité, désir personnel,
17
Schneider (1985).
normes collectives, … : X et je dis bien X ; j'ose dire X ; ce qu'on peut, ce qu'il faut
appeler X) ou de la coïncidence du mot à la chose (X, c'est le mot, exact, juste, qui
convient ; X au sens strict ; X proprement dit ; …) ; (2) figures de l'adéquation visée,
représentant une énonciation "entre le dire et le ne pas dire" (ce qu'on pourrait appeler
X ; je ne dis pas X mais presque ; dirai-je X ?), ou une nomination "entre deux mots"
(X, j'ai failli dire Y ; X, devrais-je dire Y ? ; X, ou plutôt Y ; X, non Y ; X ou Y) ; (3)
figures du défaut de la nomination, saisi, soit au plan du mode du dire absent à
lui-même (dans les modalités "suspensives" : si on peut dire, ou "annulatoires" : le je ne
dirai pas X qui …) ou présentant une imperfection (X, j'emploie X faute de mieux, par
commodité, provisoirement ; X, pour ainsi dire), soit au plan de l'écart décrit entre le
mot et la chose (écart spécifié : X, c'est un euphémisme ; … ou écart flou : X, entre
guillemets ; …).
La non-coïncidence, enfin, des mots à eux-mêmes est posée - contre les
approches "monosémisantes", réduisant à des phénomènes ludiques, ou accidentels, du
côté de la réception, la dimension d'équivoque du dire - comme consubstantielle au jeu
de ce que Lacan appelle Lalangue, dans la langue, vouant fondamentalement le système
linguistique d'unités distinctes, et les énoncés, à l'équivoque d'une homonymie
généralisée, celle où s'ancrent la poésie, la pratique psychanalytique, et qu'avait
rencontrée Saussure avec effroi dans ses anagrammes.
Les figures qui, ponctuellement, témoignent de la rencontre par les énonciateurs
de l'équivoque jouant dans leurs mots, relèvent de quatre types : (1) réponses de fixation
d'un sens (X, au sens p ; X, pas au sens q ; X, sans jeu de mot ; …) ; (2) figures du dire
altéré par la rencontre du non-un : excuses, réserves, modalités irréalisantes du dire,
liées au jeu d'un "sens en plus" (j'ai failli dire X ; X si j'ose dire ; …); (3) le sens
déployé dans le non-un (X, au sens q aussi, au sens p et au sens q, aux deux sens, à tous
les sens du mot) ; (4) le dire réassuré par le non-un, souvent imprévu, du sens (X, c'est le
cas de le dire ; X, c'est le mot ! ; X, pour le dire d'un mot précieusement ambigu ; … ).

Ce parcours a privilégié les considérations théoriques - notamment liées à la


question du sujet -, en survolant ou éliminant les aspects descriptifs, linguistiques ou
discursifs, de faits énonciatifs. Ceci ne correspond pas à ce qu'a été ma démarche qui est
partie de la forme de la modalité autonymique, et de sa configuration
syntactico-sémiotique, pour buter, au premier essai d'en donner une formulation en
termes d'activité du sujet-énonciateur, à chaque mot - "distance, dédoublement,
auto-représentation, surplomb, …" - sur des questions théoriques contraignant à faire un
choix entre des théories non seulement différentes mais incompatibles, notamment, en
ce qui concerne, de façon cruciale, la méta-énonciation, sur la question de la
représentabilité de son sens pour le sujet parlant.
Mais, de façon rétrospective, m'apparaît de façon claire que ces choix théoriques
n'ont aucunement le caractère ornemental d'un "supplément d'âme", mais
conditionnent - sitôt quitté le niveau de la description linguistique (lexico-syntaxique)
des formes de la modalité autonymique - la decription que l'on peut faire des faits
relevant de ce champ hétérogène que constitue le champ énonciatif. 

Bibliographie

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