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Langages

La mise en discours en tant que déictisation et modalisation


Herman Parret

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Parret Herman. La mise en discours en tant que déictisation et modalisation. In: Langages, 18ᵉ année, n°70, 1983. La mise en
discours. pp. 83-97;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1983.1154

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1983_num_18_70_1154

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Herman PARRET
Fonds National belge de la Recherche Scientifique
(Universités de Louvain et d'Anvers)

L ENUNCIATION EN TANT QUE DÉICTISATION


ET MODALISATION

1. L'instance d'énonciation comme effet d'énoncé

Une théorie adéquate du discours (en philosophie, en sémiotique, en


linguistique) met l'accent sur la nature constitutive du système signifiant : la
signification n'est pas seulement structurée de manière autonome à l'égard du
monde (l'ensemble des objets, « états de choses » et. événements) et à l'égard
du sujet producteur, mais, de plus, créatrice et « disséminante ». Une
théorie adéquate du discours prévient ainsi tout réalisme naïf (le discours
comme « miroir du monde »), tout positivisme brutal (le discours comme
syntagmatique distributionnelle) et tout psycho-sociologisme. Ceci posé,
l'introduction du concept d'énonciation ne transforme pas nécessairement la
théorie du discours en une théorie du sujet psycho-sociologique autonome
(qu'un tel sujet soit « subjective », à la manière idéaliste, ou « objectivé »,
à la manière behavioriste — stratégies relevant d'un seul et même
paradigme, que rejette précisément l'approche adéquate de renonciation). La
théorie du discours n'est pas une théorie du sujet avant qu'il énonce mais
une théorie de Vinstance d'énonciation qui est en même temps et
intrinsèquement un effet d'énoncé. Que l'instance d'énonciation soit un effet
d'énoncé ne signifie pas du tout que toute renonciation soit « énoncée ». Un
effet d'énoncé n'est pas présent dans l'énoncé sous forme de marqueurs ou
d'indicateurs morpho-syntaxiques ou sémantico-syntaxïques, mais doit être
reconstruit ou « découvert » par un effort d'interprétation. Cet effort
d'interprétation qui nous fait découvrir l'instance d'énonciation se ramène
en fait à une transposition de sens : il s'agit en quelque sorte du remplissage
d'un espace elliptique par une activité de paraphrase ou, pour employer un
terme de Hjelmslev, d'encatalyse.

Ceci constitue une prise de position dans deux débats centraux en


théorie linguistique actuelle : celui concernant la conventionnalité de l'énoncia-
tion, et celui concernant la relation de renonciation à la signification. Je
voudrais indiquer comment ma position se traduit au niveau de ces deux
débats. Je dirai d'abord que renonciation n'est pas « empiriquement
présente » comme un ensemble de marques conventionnelles. C'est précisément

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sur ce point que la pragmatique de style austinien 1 est réductrice à l'égard
de renonciation : si toute renonciation est dans la performativité et si toute
la performativité est exprimée par des formules performatives, ou du moins
par des conventions performatives 2, renonciation n'est alors nulle part
ailleurs que dans l'empirie de l'énoncé. Bien sûr, il existe effectivement
certaines marques conventionnelles de renonciation : elles sont inventoriées en
grammaire (en morpho-syntaxe, en syntaxe sémantique), en théorie des
actes de langage, en analyse conversationnelle 3 ; mais ces marques «
empiriques » ne sont qu'une infime partie de l'iceberg énonciatif. Il n'est pas
contradictoire d'affirmer en même temps, d'une part, que le linguiste et le
sémioticien ne doivent s'intéresser à renonciation que dans sa dimension
discursive (donc à l'instance d'énonciation /effet d'énoncé, et non pas au
sujet prédiscursif ou psycho-sociologique), et, d'autre part, que renonciation,
bien que « marquée » dans l'énoncé, n'est pas énoncée : renonciation est
transposée à partir de l'énoncé, elle est l'ellipse qui se remplit « en abyme » par
paraphrase ou encatalyse. Il se révèle suggestif de retourner pour un instant
à cette notion hjelmslevienne de (en)catalyse 4. On a souvent dit 5 que
renonciation est le terme d'une fonction, selon Hjelmslev 6, l'autre terme
étant l'énoncé. Ceci est insuffisant car il faut alors spécifier la nature de
cette relation fonctionnelle spécifique : d'un côté, renonciation et l'énoncé
ne peuvent être les termes d'une relation de présupposition bilatérale (le
mari et son épouse) ; d'un autre côté, dire qu'ils sont les termes d'une
relation de présupposition unilatérale (le roi du jeu d'échecs et les autres pièces)
ne ferait pas disparaître le problème concernant le statut non empirique de
l'instance d'énonciation /effet d'énoncé. Il y a heureusement, chez
Hjelmslev, des définitions d'autres types de relations qui sont sans doute plus
intéressantes pour notre propos que celles de présupposition (ou de
détermination). Hjelmslev définit ainsi la rection comme la relation entre un élément
constituant (qui serait alors renonciation) et un élément caractérisant
(l'énoncé) 7 ; la cohésion, par ailleurs, est définie comme la relation entre un

1. Voir J. Searle, Speech Acts, Cambridge U.P., 1969. Cette thématique est au centre de
l'attention de O. Ducrot (voir, e.a., sa contribution « Enonciation » au Supplément de
Encyclopedia Universalis, 528-532).
2. Pour une discussion très développée concernant ce thème, voir l'ouvrage de F. Récanati,
Les énoncés performatifs, Paris, Ed. de Minuit, 1981.
3. Je pense en premier lieu à la théorie gricéenne de la signification et de l'implicature
conversationnelle. Voir « Logic and Conversation » in P. Cole and J. Morgan (eds.), Syntax and
Semantics 3 : Speech Acts, New York, Academic Press, 1975, 41-58.
4. L'exemple préféré de Hjelmslev est la préposition latine sine présupposant un ablatif et
non inversement ; il s'agit de « l'interpolation d'une cause à partir de sa conséquence » (voir Le
langage, Paris, Ed. du Minuit, 1966).
5. Voir A. J. Greimas et J. Courtes, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette, 1979.
6. Hjelmslev définit une fonction comme suit : « Dependence that fulfils the conditions for
an analysis » (Prolegomena, dél. 8).
7. Voir L. Hjelmslev, Le langage, Paris, Ed. de Minuit, 1966 (1963). Pour la définition de
la rection, voir p. 177.

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terme elliptique et un terme encatalyse 8. C'est précisément de ce type de
relations qu'il s'agit quant il faut thématiser l'entrelacement de renonciation
et de l'énoncé. Dire que renonciation est « logiquement présupposée » par
l'énoncé, comme l'affirme A.J. Greimas 9, et en déduire que renonciation se
constitue ainsi en méta-discours (ou en méta-énoncé) risque de nous mener
d'emblée dans une direction hasardeuse. Tout métalangage comporte une
auréole glorifiante (en mathématique, en logique) dans la mesure où il met
un point final à tout processus d'interprétation (l'aspect « Jugement
dernier » du métalangage, férocement dénoncé par Wittgenstein). Il faudrait
plutôt remplacer « énonciation comme métalangage » par « énonciation
comme péri-discours (ou para -discours) ». En revanche, c'est en exploitant
la notion hjelmslevienne, quelque peu marginalisée, de (en)catalyse que l'on
pourra penser Yellipticité et la périphrasticité de renonciation.
Pas plus que la cause n'est dam la conséquence, renonciation n'est dans
l'énoncé (comme le pensent Austin et ses successeurs). Mais elle n'est pas
non plus « logiquement présupposée » : elle est encatalysée, ajoutée comme
un supplément au « corps » : si renonciation est le supplément 10 et l'énoncé
le corps, le décryptage de renonciation se fera par transposition. Cette
transposition n'est pas une opération logique : si Y analyse est de l'ordre de
la pensée, la catalyse est au contraire de l'ordre du sentiment (tout comme
Y abduction chez Peirce, par opposition à l'induction, qui est l'ordre de
l'expérience, et à la déduction, de l'ordre de la pensée) n. Pourtant, on n'est
pas totalement démuni d'instruments conceptuels pour parler de cette chose
difficile, paralogique, qu'est renonciation. U. suffit d'élaborer le champ
notionnel catalyse/cohésion/syncrétisme chez Hjelmslev, ou, dans la
perspective kantienne (qui est également celle du néo-kantien Peirce),
aperception /intuition /abduction. Tous ces concepts nous ramènent plutôt
au sentiment qu'à la pensée, et je n'hésiterai pas à invoquer la notion d'une
compétence passionnelle, responsable de la projection de l'instance d'énon-
ciation : il faut en effet être capable de passion communautaire pour être
capable de catalyse énonciative (voir la Section 3 de cet article).
J'indiquerai brièvement ma position dans l'autre débat évoqué plus
haut, celui concernant la relation de Y énonciation à la signification. Une
longue tradition, en linguistique, en logique et en philosophie, nous a ensei-

8. Il est intéressant de voir que « catalyse » est opposé par Hjelmslev à « analyse » (voir la
définition de la « fonction », note 6), dont le prototype est « analyse textuelle » ou « syntagma-
tique » puisqu'il s'agit dans ces cas d'une reconstruction scientifique d'une chaîne de termes en
présence. Ceci n'est pas vrai pour la catalyse qui est une relation dont un terme est m absentia
et l'autre in presentia.
9. Voir l'article « Enonciation » dans le Dictionnaire de Greimas et Courtes {op. cit.).
10. On ne peut pas ne pas penser ici à cette notion centrale de supplément dans la
philosophie de Jacques Derrida, et à ce que Derrida nous a appris quant à la force « déconstructrice »
du supplément.
11. Que la catalyse soit de l'ordre du sentiment est suggéré par Hjelmslev lui-même dans
les dernières pages des Prolégomènes, là où, au niveau de la plus grande généralité, Universali-
tas et Humanitas sont encatalysées à la théorie linguistique elle-même.

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gné l'autonomie de la sémantique. Les exemples abondent et nous font
découvrir des solidarités insoupçonnées — c'est ainsi que la structure
élémentaire de la signification, dans Sémantique structurale de A.J. Greimas,
est autonome, tout comme la signification dans la sémantique logique de
Carnap, même si la première est dite « immanente » — puisqu'elle
présuppose la clôture du système signitif — et la seconde référentielle. Dans tous
ces cas, renonciation est considérée comme un surplus qui ne touche pas le
noyau : chez Carnap, par exemple, la pragmatique (qui devrait s'occuper
des phénomènes d'énonciation) ne peut être que descriptive (s
'identifiant ainsi à la psycho -sociologie d'une part et à la bio-acoustique de l'autre)
tandis que la sémantique est pure 12. Il est évident que l'ouverture de la
sémantique vers le monde ne signifie pas nécessairement que renonciation
soit démarginalisée. Frege lui-même témoignait d'une certaine sensibilité
pour les conditions pragmatiques de production de significations, surtout
dans des écrits quelque peu oubliés comme Der Gedanke 13, puisqu'il
distingue, à côté du sens et de la référence, une troisième composante appelée
force. Toutefois, cette force (ou « tension de production ») ne subvertit
aucunement l'autonomie de la sémantique à l'égard des conditions énoncia-
tives de production : la force est ajoutée paratactiquement à la signification
de l'expression. La signification d'une expression est complète et achevée
une fois que cette expression a un sens et une référence : la force ne fait que
se surajouter 14. Si l'on regarde du côté de la théorie des actes de langage,
on retrouve le même schéma concernant la relation de renonciation à la
signification. Dans la formule bien connue de Searle, F(p) 15, il y a
autonomie totale du contenu propositionnel. Les conditions de contenu proposition -
nel d'un acte de langage ne sont pas déterminées par d'autres types de
conditions, celles qui gouvernent la production des forces illocutionnaires
spécifiques. F est ajouté paractiquement à p : l'opérateur n'est pas un
modificateur mais un foncteur au sens faible du terme. Il y a, dans le panorama des
théories linguistiques et philosophiques du discours, peu d'exceptions à cette
règle qui veut que renonciation soit un surplus à la signification. Le point
de vue alternatif que je voudrais défendre dans le cadre d'une pragmatique
dite « intégrée » ou maximaliste repose sur l'option que renonciation est
partout où il y a signification 16. Tout d'abord, elle n'est pas dans tel ou tel
mot mais dans toute la séquence signitive. Toutefois, si renonciation est
partout où il y a signification, elle n'y est pas sous forme d'une présence
« empirique », observable et déterminable par des méthodologies
sémantiques classiques : on l'a déjà dit, renonciation n'est pas dans l'énoncé sous

12. Voir R. Carnap, Meaning and Necessity, Chicago/Londres, 1956, 234 et 248.
13. Traduction en français dans Ecrits logiques et philosophiques (trad. С. Imbert), Paris,
Ed. du Seuil, 1971.
14. J'ai explicité ce mécanisme dans « Nouveaux éléments de pragmatique intégrée »,
Annales de l'Institut de Philosophie et de Sciences Morales, Bruxelles, Ed. de l'Université
Libre de Bruxelles, 1982, 61-76.
15. F pour « force » et p pour « proposition »/« contenu propositionnel ».
16. Voir mon article « Les paralogismes de renonciation » dans Ch. Perelman (éd.),
Philosophie et Langage, Ed. de l'université de Bruxelles, 1976, 69-92.

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forme de marqueurs ou d'indicateurs mais elle y est en tant que condition
de possibilité et donc comme résultat d'une reconstruction transpositive. Il
faut insister sur le fait que la sémantique autonome est un leurre puisque
c'est une entreprise vaine que d'étudier les discours en faisant abstraction de
leurs conditions énonciatives de production. L'énonciation, toutefois, ne
peut être vue comme un surplus accidentel ou arbitraire — elle constitue
bien plutôt un supplément fondateur.

2. La déictisation et la modalisation

J'admets que toutes les propositions faites ci-dessus n'ont pas été
entièrement justifiées, ni vérifiées. Elles ne pouvaient d'ailleurs l'être, car leur
vérification dépend de leur traduction en méthodologies. Comme disait Kant, il
y a des concepts que l'on peut appeler « paralogiques » dès lors qu'il n'y a
aucun prédicat qui en épuise le contenu. Le concept d 'énonciation est, de
toute évidence, un de ces concepts, et il vaut donc mieux déplacer la
discussion au niveau des stratégies opérationnelles ou méthodologiques. Or, si l'on
essaie de formuler une méthodologie, le concept d 'énonciation tend aussitôt
à se dissoudre : cet éparpillement peut s'effectuer dans deux directions, que
j'appellerai respectivement la déictisation et la modalisation de
l'énonciation. Il s'agit évidemment d'une double réduction mais les deux
méthodologies sont heureusement complémentaires. Je voudrais suggérer comment une
bonne méthodologie déictisante présuppose nécessairement une organisation
ego-centrique de la deixis, tandis qu'une bonne méthodologie modalisante
présuppose au contraire une organisation inter actantielle, et donc « ego-
fugale » : l'organisation de la deixis se fait à partir du moi (de la
subjectivité ego-centrique), alors que l'organisation des modalités est orientée à
partir d'une communauté énonciative (on pourrait dire également : à partir de
la subjectivité communautaire). Bien que complémentaires, la déictisation et
la modalisation sont en fait hiérarchisables : le modèle idéal se boucle par la
modalisation de la déictique ou, en d'autres termes, par la reconstruction de
l'instance d 'énonciation /effet d'énoncé en tant que compétence modalisa-
trice. Je suis très conscient du caractère squelettique de ces propositions —
ce n'est pas la matière qui manque, mais l'espace 17.

2.1. La « monstration »
« Le sujet se montre, ne se dit pas ». Wittgenstein reprend dans les
Investigations philosophiques une opposition — celle du dire et du montrer
— que l'on retrouve tout au long de l'histoire des théories du discours : c'est
ainsi que la Logique de Port-Royal la développe dans une perspective

17. Je développe ces propositions dans De la rationalité du discours. Sur le problème


du parallélisme logico-grammatical, Paris, 1983 (Chap. 2 : La rationalité énonciative), à
paraître.

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rationaliste 18 et Condillac dans une perspective empiriste 19. Dire versus
montrer n'est absent ni chez Austin ni chez Benveniste, mais c'est à Karl
Bïihler que l'on doit ce beau syntagme : le discours « comme champ mons-
tratoire » 20. En utilisant les trois composantes classiques de la deixis
(personne, temps, espace) on pourrait dire que les dynamismes « monstratoi-
res » du discours sont la personnalisation, la temporalisation et la spatialisa-
tion. Avant d'analyser ces dynamismes monstratoires, il se révèle toutefois
nécessaire de comprendre l'opposition paradigmatique dire versus montrer
elle-même. Dans la constellation des options archétypiques — et l'horizon ici
est Platon — dire équivaut à nommer. C'est ainsi que la théorie
grammaticale elle-même est focalisée sur la différence entre la monstration et la
nomination. On peut facilement interpréter la formule wittgensteinienne
mentionnée ci-dessus comme étant équivalente à : « Le sujet se montre, ne se nomme
pas ». Il est vrai que le paradigme classique en théorie du discours consiste
à voir le langage dans sa fonction représentative. Le nom propre y est la
catégorie grammaticale exemplaire : la « nomination » transparente du nom
propre touche à l'idéal de représentation pure. Le privilège du nom — et du
nom par excellence qu'est le nom propre — oriente la théorie linguistique
quasi automatiquement vers le lexicalisme : toute signification est enfermée
non pas dans des opérations mais dans des catégories (essentiellement
lexicales). Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les théories de la signification très à
la mode (je pense à Frege et Kripke 21) pour redécouvrir vite les privilèges
du nom propre et du lexicalisme. Opposé à ce paradigme normatif surgit le
paradigme déviant ou « supplémentaire » qui réévalue la fonction « mons-
tratoire » du discours. Dans cette perspective, le démonstratif devient
exemplaire. Toutefois, la fonction monstratoire s'exerce par des opérations : on
pense à la prédication (c'est ainsi que les logiciens de Port-Royal abordent
la fonction monstratoire), à l'affirmation et à d'autres types d'actes de
langage, mais aussi à des opérations plus formelles, comme le repérage,
l'appropriation et la distanciation (pour ne reprendre que quelques notions
de Culioli 22). On se rappelle que c'est par le biais de l'étude des pronoms
que Benveniste a réintroduit le paradigme « supplémentaire », celui qui
nous permet en effet de reconstruire « la subjectivité dans le langage » 23.
Benveniste indique que l'étude des pronoms dans la langue transcende le
niveau lexical et nous met au niveau des unités linguistiques d'action : le

18. Voir l'introduction de M. Foucault à La grammaire générale et raisonnée d'Arnauld et


Lancelot, Republications Paulet, Paris, 1969.
19. Voir ma monographie Idéologie et sémiologie chez Locke et Condillac : la question de
l'autonomie du langage devant la pensée, Lisse, P. de Ridder Press, 1975.
20. K. Biïhler, Sprachtheorie, Jena, 1934 (voir la distinction faite par Buhler entre Zeichen
et Anzeichen).
21. Lire S. Kripke, Naming and Necessity, Oxford, Blackwell (2e éd.), 1980.
22. J. P. Desclés, « Représentation formelle de quelques déictiques français », Université
de Paris VII, PITFALL 22, 1976.
23. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, toute la
section intitulée « L'homme dans la langue ».

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démonstratif fonctionne bien plutôt comme une opération que comme une
catégorie grammaticale.
Toutefois, l'intérêt pour les démonstratifs, et par conséquent pour la
fonction monstratoire du discours, ne mène pas nécessairement vers une
théorie adéquate de renonciation. Il y a bien des exemples, dans le domaine
des études philosophiques et linguistiques des démonstratifs, où la monstra-
tion est automatiquement réduite à Yostension : c'est le « geste colophoni-
que » (le colophone étant le signe typographique du doigt qui pointe) qui
symbolise la monstration. C'est ainsi que Russell définit Je comme étant
« la biographie vers laquelle je pointe » — c'est organiser le champ
monstratoire autour du Ceci/Cela, ce qui mène à la spatialisation du domaine
déictique (méthodologie discutable dont je dirai quelques mots
ci-desssous 24). Mais ce qui importe le plus en ce lieu est la validation de la
spécificité de la monstration par rapport à la nomination dans la formule wittgens-
teinienne « le sujet se montre, ne se nomme pas ».
Le critère « logique » qui permet de distinguer la monstration de la
nomination consiste à noter leur fonctionnement respectif au niveau du
métalangage : « nommer une nomination » est une mention, tandis que
« montrer une monstration » est un usage. Montrer une monstration est une
intensification de la deixis et non pas son interprétation finale. On pourrait
dire qu'il n'y a pas de véritable méta-monstration puisque montrer que l'on
montre est tout simplement montrer un peu plus, un peu mieux, c'est
intensifier le fonctionnement de la monstration. L'instance d'énonciation se
présente dans la monstration quelque peu à la manière d'un indice peircien : le
sujet s'investit dans la monstration. Mais la « vie du discours » comporte
deux versants et oscille indéfiniment entre l'investissement et le désinvestis-
sement de l'instance d'énonciation. L'instance d'énonciation se présente par
des stratégies spécifiques, mais elle s'absentifie également, et par d'autres
types de stratégies : s'absentifier équivaut en fait à la re-présentation du
non-sujet (à la manière d'un symbole peircien). La présentation de
l'instance d'énonciation dans le système signitif constitue le moment de
déstructuration tandis que son absentification — ou la représentation du non-sujet,
i.e. « l'objectivité » — constitue plutôt le moment de la structuration. La
« vie du discours » est encore cette conjonction des mouvements
déstructurant et structurant, de la présentation de la « subjectivité » et de la
représentation de l'« objectivité » (i.e. du non-sujet). Le sujet se retirant de son
discours est le sujet qui dé-montre ou le sujet qui se soumet à l'objectivité
représentée par un langage qui ne se compose que de noms. Là où le monde
ou la projection objective est représenté (comme dans un discours
scientifique, par exemple), le sujet s'absentifie « en démontrant ».

24. Voir également mon article « Demonstratives and the I-sayer », in J. van der Auwera
(éd.), The Semantics of Determiners, London/Baltimore, Croom Helm, 1980, 96-111.
Enonciation

Nomination -< *- Monstration Dé-monstration


(Peirce : Indice Symbole)
dé-structuration structuration
PRÉSENTATION REPRÉSENTATION
DU SUJET DU NON-SUJET
(absentification du sujet)

Schéma 1

2.2. Les méthodologies déictisante et modalisante


A partir de l'adage wittgensteinien — « le sujet se montre, ne se nomme
pas » — nous venons d'expliciter la centralité de la fonction monstratoire
pour une théorie de renonciation. Opérationaliser ces intuitions consistera à
développer deux heuristiques à partir de l'idée de la monstration, que l'on
abordera soit par la déictique, soit par les modalités. Il est intéressant de
constater que la déictisation d'un énoncé comporte des caractéristiques
parallèles à la modalisation. Les deux heuristiques trahissent le double
mouvement de l'investissement et du désinvestissement du sujet. On peut
concevoir ainsi la modalisation d'un énoncé comme une tentative de
déstructuration du système signitif. Démodaliser un énoncé, par contre, constitue une
tentative de structuration : le sujet modalisateur se retire devant la
représentation d'une objectivité. Ce va-et-vient, cette montée et descente, cet
investissement et désinvestissement de l'instance dénonciation est ce qu'il y a de
plus créateur dans la « vie du discours ». Et pourtant, bien que parallèle, la
déictisation et la modalisation sont complémentaires. Il suffit de regarder de
plus près les positions de transparence et ďopacité sur les deux axes pour
s'en convaincre. Sur l'axe de la modalisation, on constate que Y énoncé
démodalisé constitue la norme, la « transparence » : ce sont effectivement
les logiques modales qui apparaissent comme déviantes par rapport à la
logique classique 25. Quine s'est toujours attaqué à la logique modale
précisément à cause du fait que la signification que l'on prétend y reconstruire
est par nature opaque — l'énoncé modalisé est fondamentalement opaque.
Si l'on se tourne vers l'autre méthodologie, la déictisation, on constate
exactement l'inverse. Ce qui est transparent dans la déictique discursive est la
présence du sujet : le fait primitif est la présence transparente de l'instance
dénonciation. Ce qui rend un discours déictisé opaque est précisément le
désinvestissement du sujet, ou le fait que l'instance d 'énonciation se retire
(s'absentifie en projetant la représentation de son contraire, l'objectivité du
monde). L'opacification du discours se réalise à l'aide des stratagèmes d'une

25. Voir, par exemple, le livre de S. Haack, Deviant Logic, Cambridge U.P., 1974, où
l'auteur développe la même conception concernant la relation des logiques modales à l'égard
des logiques classiques (essentiellement aristotéliciennes).

90
subjectivité qui s'absentifie en tant que systématique déictique. Il suffit de
penser à la « démonstration scientifique » et au jeu de cache-cache que la
subjectivité y joue. Il s'agit évidemment d'un retrait illusoire et l'opacité est
plus persuasive que réelle : le sujet en retrait exerce de fait tous les
stratagèmes manipulatoires aptes à faire croire précisément que le discours
démonstratif est « neutre » et « objectif ».

On dispose donc de deux heuristiques parallèles mais complémentaires


pour aborder méthodiquement le phénomène énonciatif : la déictisation et la
modalisation. Puisque la typologie des modalités est plus élaborée que la
typologie des classes déictiques, il vaut mieux prendre la première comme
ooint de départ 26. Distinguons donc quatre types de modalités :

(1) les modalités distributionnelles (distribution des modes


grammaticaux dans les verbes modaux mais aussi sur d'autres catégories et unités
grammaticales) ;

(2) les modalités propositionnelles (distinguées par Kant dans sa


réflexion sur le nécessaire, le possible, le contingent et le facultatif, et trans-
criptibles sur les axes aléthique, épistémique et déontique) ;

(3) les modalités illocutionnaires (la systématique extrêmement complexe


des intentions conventionnalisées dans les unités actionnelles du discours
appelées « actes de langage ») :

(4) les modalités axiologiques (où « axiologique » équivaut plus ou


moins à « sémiotique » — je pense, bien sûr, à l'enchaînement « narrati-
visé » qui, en fait, n'est autre chose que le déploiement d'une compétence
modale où s'entrecroisent dans des combinaisons spécifiques un savoir, un
vouloir, un pouvoir et un devoir 27).

Ces quatre types de modalités peuvent être généralisés au niveau de la


monstration elle-même, correspondant ainsi à quatre types de sujets
monstr atoires et à quatre types de stratégies énonciatives. On me permettra de
suggérer une terminologie systématique qui, comme toutes les terminologies,
est largement arbitraire (elle est évidemment tributaire sur bien des points
de termes traditionnels en linguistique, en philosophie et en sémiotique).

26. J'ai exposé cette typologie des modalités dans « La pragmatique des modalités »,
Langages, 10 (1976), 43, 47-63.
27. Voir tous les termes modaux dans le Dictionnaire de Greimas et Courtes (op. cit. ) et les
articles de Langages, 10 (1976), 43.

91
Sujets Stratégies
monstratoires énonciatives (monstration) (dé-monstration )
1. sujet distri-
butionnel BRAYAGE embrayage débrayage
(grammatical) (pertinence*
comme règle
Destinateur
2. SUJET PROPO-
SITIONNEL MODIFICATION « subjectivation » « objectivation »
comme foncteur (expressivité)
« Enonciateur »
3. SUJET ILLOCU-
TIONNAIRE ACTIONNALISATION performativi- déperformati-
comme condition (contractualité) sation visation
Acteur
4. SUJET AXIOLO-
GIQUE TENSION symbolisation ana/catapho-
comme principe (authenticité) risation
Actant
Schéma 2

Je reprends maintenant les notions utilisées au niveau de ces quatre


sous-systèmes en ajoutant quelques explications. (1) Le BRAYAGE est la
monstration relevant d'un sujet qui se comporte comme règle grammaticale
(ou distributionnelle). Les stratégies énonciatives de ce sujet-destinateur sont
motivées par la pertinence de l'expression à l'égard du message à véhiculer.
Je note que je reviens ainsi à la notion jakobsonienne de shifter, en forgeant
le terme de débrayage (comme le font les sémioticiens) et en indiquant par
là le désinvestissement du sujet grammatical. Le terme neutre est celui de
« brayage » : le brayage est la monstration de surface en relation directe
avec la (dé)structuration informationnelle (comme c'était d'ailleurs le cas
chez Jakobson). (2) La MODIFICATION est la monstration relevant d'un
sujet qui se comporte comme foncteur propositionnel. Les stratégies de ce
sujet- « enonciateur » sont motivées par Yexpressivité du fragment discursif à
l'égard de la « vérité » à véhiculer. « Enonciateur » — au sens restreint du
terme puisqu'il ne s'agit évidemment pas de l'instance d'énonciation globale
— est le sujet de véridiction ou de vérification. Les deux versants de la
modification sont l'objectivation et la subjectivation (largement commentées
plus haut). Le terme de « modification » suggère une certaine interprétation
de Y opérateur modal ou du foncteur propositionnel : on voit l'opérateur
modal comme « modifiant » de fond en comble tout contenu de vérité et
non pas comme étant ajouté paratactiquement à un quelconque contenu
propositionnel. (3) L 'ACTIONNALISATION est la monstration relevant d'un
sujet qui se comporte comme condition illocutionnaire. Les stratégies de ce
sujet-acteur sont motivées par la contractualité du fragment discursif à
l'égard d'une certaine intentionnalité. Remarquons en passant que la théorie
classique des actes de langage doit être amendée au moins sur deux points :
il faut d'une part inventorier les stratégies de dé-performativisation
(personne, en théorie des actes de langage, n'a jamais pensé à une taxinomie ou

92
une classification des formules « dé-performativisantes ») ; il faudra d'autre
part abandonner le parti-pris selon lequel les conditions illocutionnaires
seraient des conditions de production (ce qui est certainement la conviction
de Austin et de Searle) : ce sont, bien au contraire, des conditions de «
lecture », de découverte, de compréhension, de décryptage — le sujet-acteur
est avant tout un sujet-décrypteur de séquences actionnelles (même s'il les
« produit ») 28. (4) La TENSION (ou TENSIVITÉ) est la monstration relevant
d'un sujet qui se comporte comme principe axiologique. Les stratégies de cet
actant-sujet sont motivées par l'authenticité du « récit » à l'égard de la
structure interactantielle. La montée et la descente de la subjectivité, la
présentation du sujet et son absentification se traduisent au niveau de ce récit
dans les procédures de la symbolisation d'un côté et de
Vana/cataphorisation de l'autre. Les procédures mentionnées devraient être
formalisées par une sémiotique qui manifeste de plus en plus d'attention
pour le phénomène énonciatif 29.
Cette typologie des sujets monstratoires et des stratégies énonciatives 30
concerne le dynamisme aussi bien déictisant que modalisateur du discours.
Il faut indiquer maintenant en quoi les heuristiques déictisante et modalisa-
trice sont spécifiques. La spécificité de chacune des deux heuristiques
repose, rappelons-le, sur le fait que l'organisation déictique adéquate est
ego-centrique, tandis que l'organisation modale adéquate est ego-fugale. Je
ne ferai ici qu'esquisser le principe de cette distinction.
La linguistique de la deixis 31 ne peut échapper à la structuration interne
des trois composantes (personne, temps, espace) du triangle déictique. La
réduction traditionnelle effectuée est celle de la spatialisation du temps et de
la personne (j'ai mentionné plus haut l'exemple de la définition du moi chez
Russell) 32. La réduction méthodologique qui se révèle pourtant plus
adéquate va dans l'autre sens : Espace — Temps — Personne 33. Ceci revient
au résultat d'une théorie du temps et de l'espace en termes de compétence
spatio-temporalisante.

28. J'ai développé cette prise de position dans une monographie, Contexts of
Understanding, Amsterdam, J. Benjamins, 1980.
29. Je pense aux développements récents en sémiotique greimassienne. Les définitions
données de « symbole » et « anaphore/cataphore » dans le Dictionnaire de Greimas et Courtes
sont inchoactives et méritent un élargissement considérable. Voir aussi la monographie de
Cl. Zilberberg, Les modalités tensives, Amsterdam, Benjamins, 1982.
30. Voir mon article « Les stratégies pragmatiques », Communications (Numéro Spécial sur
les Actes de discours), 32 (1980), 250-273.
31. Je pense spécialement à l'excellent article de Th. Fraser et A. Joly, « Le système de la
deixis. Esquisse d'une théorie d'expression en anglais », dans Modèles linguistiques, C.I.R.L.,
1 (1979), 97-151.
32. J. Lyons donne un beau résumé des positions dans le chapitre « Deixis, Space and
Time » de son livre Semantics 2, Cambridge U.P., 1977. Voir surtout ce que cet auteur écrit
sur le soi-disant « lodalisme » en linguistique.
33. J'ai explicité ma position sur ce point dans « Time, Space, and Actors : the Pragmatics
of Development », dans Harris, R., et Bailey, C.J. (eds), Developmental Mechanisms of
Language, Oxford, Pergamon Press, 1983 (à paraître).

93
PERSONNE
moi I/ hors-moi
/ \
toi lui
ESPACE *~ TEMPS
ici // hors-ici maintenant // hors-maintenant
là-(bas) ailleurs hier/ « une
demain fois »

Schéma 3

L'obsession d'une spatialisation de la deixis est constante, et les


linguistiques et logiques du temps en sont le meilleur exemple. Il est vrai que le
temps est la composante la plus instable du triangle déictique — il est en
effet extrêmement difficile d'échapper au naturalisme ou au physicalisme
(où le temps est vu comme ontologiquement donné dans le monde), qui ne
peut lui-même que spatialiser le temps. L'alternative est de s'intéresser
davantage aux procédures de temporalisation qui présupposent une
compétence créatrice projetant la temporalité à partir de la personne. Mais
l'organisation interne de la composante déictique de la personne doit être telle que
le moi, en se distinguant du hors-moi, échappe à la détermination spatiali-
sante. En empruntant quelques concepts à la linguistique de Culioli, on
pourrait homologuer les catégories de la personne aux procédures suivantes :

Schéma 4

moi || hors-moi appropriation II repérage


tO1 1ш différenciation non- repérage

Le repérage (résultant dans une différenciation ou dans un effet zéro) est


évidemment une procédure spatialisante : le domaine du hors-moi est un
domaine spatial. Mais la procédure d'« appropriation », qui mène à
l'identification du moi (et, par la suite, de Y ici-maintenant), n'est pas spatialisante.
L'appropriation présuppose non pas un « point spatial », mais un « creux
intérieur » qui permet que le moi se retourne sur lui-même, s'approprie en
tant que personne. Ce « creux intérieur » n'est pas un contenu intentionnel,
épistémique ou, plus généralement, psychologique mais seulement
l'intersection de la temporalisation et de la spatialisation, donc une compétence
spatio-temporalisante 34. Si la méthodologie adéquate en déictique est ego-
centrique, c'est parce que le moi (-ici -maintenant) ne peut être réduit aux
concepts spatiaux. On ferait bien de renoncer à tous les symbolismes spa-

34. Dès lors, il se révélera important d'axer la théorie de Vaspectualisation non plus sur le
temps (comme c'est le cas dans la plupart des théories linguistiques) mais directement sur la
personne (ou le moi).

94
tiaux pour parler de la compétence spatio-temporalisante — par exemple à
celui de la linéarité (saussurienne) : la syntagmatisation d'une compétence
spatio-temporalisante n'est pas linéaire, pas plus qu'elle n'est continue ou
irréversible...

Le dynamisme modalisateur, par contre, ne repose pas sur le moi mais


sur le Nous, appelé plus haut « subjectivité communautaire » et équivalent
évidemment à la communauté énonciative. Toute théorie des modalités —
de la grammaire de surface, où les modalités ne sont considérées que sous la
couverture des verbes modaux, jusqu'à la sémiotique des modalités axiologi-
ques profondes — ne peut réussir que si on réévalue de prime abord l'inter-
subjectivité : les notions primitives sont celles d'interaction (par exemple en
théorie des actes de langage) et d'interactantialité (en théorie des actants
sémiotiques). Toutefois, il faut ajouter que le Nous, condition de possibilité
de toute modalisation, n'est pas une notion univoque : le Nous est
polymorphe, et sa typologie correspond évidemment aux quatre sous-systèmes énon-
ciatifs distingués plus haut (Schéma 2). La typologie des « communautés
énonciatives » (voir la Section 3) montrera en quoi la méthodologie modali-
sante est hiérarchiquement supérieure à la méthodologie déictisante, bien
que complémentaire par rapport à elle.

2.3. L'agencement pyramidal des sous-systèmes énonciatifs


L'existence d'une terminologie pour les sous-systèmes énonciatifs
(Schéma 2) ne peut nous faire oublier le problème épistémologique
angoissant de l'agencement de ces sous-systèmes. Ma proposition (d'ailleurs
inchoativement développée ici) serait qu'il s'agit d'un agencement
pyramidal. Je considère les quatre sous-systèmes comme des isotopies théoriques
qui ne se réduisent pas l'une à l'autre — elles sont plutôt reliées par des
règles de correspondance. Cette structure pourrait être symbolisée par V
iceberg ou la pyramide. La superposition des carrés du schéma ci-dessous doit
être perçue, en effet, comme la vue en vol d'oiseau d'une pyramide.
On laisse donc l'autonomie aux quatre sous-systèmes, et ce n'est que
dans une phase ultérieure (synthétique) de la reconstruction que les sous-
systèmes sont mis en relation selon une hiérarchie certaine : il est évident
que la tension (l'ensemble des stratégies énonciatives du sujet axiologique)
englobe l'actionnalisation (l'ensemble des stratégies énonciatives du sujet illo-
cutionnaire), englobant à son tour la modification (l'ensemble des stratégies
énonciatives du sujet propositionnel) qui englobe enfin le brayage (ensemble de
stratégies énonciatives du sujet distributionnel ou grammatical).
On retrouve les quatre sous-systèmes sous forme de carrés (Schéma 5)
dont les termes sont : Je, dénomination lexématique du quadruple [actant/
acteur/ « énonciateur »/destinateur] ; Tu /Vous, dénommant lexématique-
ment le quadruple [co-actant/co-acteur/« énonciataire «/destinataire] ;
Il/On/Ça dénommant lexématiquement les positions non-repérées dans
chaque sous-systèmes (cette position est inexistante au niveau du carré le plus

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Sujet-actant 0
AXIOLOGIE (str. interactantielle)
Sujet-acteur ÇA (agit)
ACTION (str. interactorielle)
Sujet- « énonciateur » ON (énonce)
VÉRITÉ (str. véridiçto-
rielle)
Sujet-destin, il (dit)
MESSAGE
(str.
informationnelle)
pertinence
Communauté Co-sujet
de parole destinataire
expressivité
Communauté Co-sujet
de monde « énonciataire »
contractualité
Communauté Co-acteur
d action authenticité
Communauté Co-actant
transcendantale
Schéma 5

englobant, celui de l'axiologie) ; Nous dénomme lexématiquement la


communauté énonciative qui est, en fait, un quadruple [communauté
transcendantale, communauté d'action, communauté de monde, communauté de
parole].

3. La communauté énonciative

II convient maintenant de déterminer mieux le quadruple appelé «


communauté énonciative ». (1) La communauté de parole se limite minimalement à
la co-perception du code. On ne transcende jamais à ce niveau la strate
informationnelle de la communicabilité. « Parole » garde ses connotations
minimaliste et péjorative par opposition à « discours ». La communauté de
parole fonctionne dès qu'un destinateur et un destinataire procèdent à
l'encodage sur la base du même code. (2) La communauté de monde se
limite à la co-vérification sur fond d'un horizon mondain ou ontologique
identique. Un thème négligé en philosophie du langage est celui de la co-
référentiation ou des contraintes dialogiques déterminant en profondeur tout

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acte individuel de référentiation 35. (3) La communauté d'action est celle de
la co-analyse des conventions. C'est à partir de Y uptake rendu possible par
la conventionalité des intentions d'un acteur (celui qui réalise une action
linguistique) que la communauté d'action s'instaure. Il est évident que la con-
tractualité entre partenaires se matérialise dans l'intention de conventionali-
ser les procédures aussi bien de production que d'interprétation d'actes de
langage. (4) La communauté transcendantale — on ne saurait éviter ici un
philosophème archi-classique — est le type de communauté qui ne se laisse
plus déduire (par conjonction, disjonction, négation, implication) du Je
(dans sa combinaison avec Tu/ Vous et avec II/ On/ Ça). Comparez, pour
illustrer le Nous dont il est question à ce quatrième niveau : « Nous nous
promenons » dont je déduis « Je me promène », avec « Nous avons tué dix
hommes » dont je ne peux déduire « J'a! tué dix hommes ». Le Nous du
second exemple transcende le Je-Tu-Il conjoints. Pourtant, c'est bien la
communauté transcendantale qui constitue le soubassement de toute la
pyramide : s'il n'y avait pas cette base communautaire qui échappe à la
détermination en termes de Je-Tu-Il (conjoints), il n'y aurait pas d'instance
d 'énonciation : la pyramide s'effondrerait.
Si l'on n'admet pas le soubassement transcendantal de la communauté
énonciative — et donc de renonciation elle-même — on sera forcé de se
tenir à une vue scénographique de renonciation où il n'y a rien au-delà des
simulacres 36. La mise-en-discours, pourtant, ne peut être identifiée tout
simplement à une mise en scène. Tout comme le visage ne peut être
identifié au masque, renonciation n'est pas identique à une scénographie
construisant des simulacres. C'est que « l'affaire sentimentale » qui permet
d'encatalyser l'instance d 'énonciation (voir la Section 1.) est en fait l'affaire
des passions esthétiques (au sens de Kant), celles de Yenthousiasme et de la
reconnaissance 37. Les passions esthétiques garantissent dans une
communauté énonciative que c'est par désir et obligation que l'instance d
'énonciation soit encatalysée. Ce désir et cette obligation constituent un a priori pour
tout membre de la communauté énonciative. Ce n'est que par l'ancrage
dans ce fond érotétique et déontique que renonciation, bien que paralogi-
que, est communautaire et communicable sans être empirique.

35. Une heureuse exception est faite par l'œuvre de F. Jacques. Voir surtout Dialogiques.
Recherches logiques sur le dialogue, Paris, 1979 (Deuxième recherche : Essai pour introduire
en pragmatique les concepts de rétro-référence et de co-référence).
36. La vue « scénographique » de renonciation est défendue en sémiotique (voir l'article de
E. Landowski dans le présent volume).
37. Voir ma monographie « Eléments pour une typologie raisonnée des passions », dans
Actes Sémiotiques/ Documents (Paris, E.H.E.S.S.-C.N.R.S.), 4 (1982), 37, pour le statut des
passions dites esthétiques et pour une analyse de l'enthousiasme et de la reconnaissance.

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