Vous êtes sur la page 1sur 10

Langue française

Les circonstanciels : de la phrase au texte.


Laurent Gosselin

Citer ce document / Cite this document :

Gosselin Laurent. Les circonstanciels : de la phrase au texte.. In: Langue française, n°86, 1990. Sur les compléments
circonstanciels. pp. 37-45;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1990.5790

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1990_num_86_1_5790

Fichier pdf généré le 04/05/2018


Laurent GOSSELIN
URA 1234 CNRS
Caen

LES CIRCONSTANCIELS : DE LA PHRASE AU TEXTE

1. À la recherche d'une définition


Dans les grammaires, classiques et modernes, le concept de complément circonstanciel — aussi
bien, d'ailleurs, que celui de circonstant — paraît écartelé entre deux définitions 1 : l'une, positive,
associe ce type de complément à la catégorie sémantique des circonstances ; l'autre, négative, consiste
à tenir pour circonstanciel tout complément dont on ne sait quoi faire. Soit, pour illustrer cette thèse,
deux exemples issus d'horizons suffisamment éloignés pour que leur rapprochement soit significatif de
l'importance du phénomène. M. Grevisse (69) introduit ainsi le chapitre consacré aux subordonnées
circonstancielles :
« Les propositions circonstancielles marquent les circonstances de temps, de lieu, de cause, de but,
de conséquence, d'opposition (ou de concession), de condition, de comparaison. De là, huit groupes
(...) causales, finales, consécutives, d opposition (concessives), conditionnelles (hypothétiques ),
comparatives » (M. Grevisse, 1969, § 1016).
Apparaît ici clairement l'incohérence d'une conception des circonstanciels, fondée simultanément sur les
deux définitions déjà citées, qui diffèrent dans leur principe et qui ne se recouvrent pas dans leur
extension. Comment concevoir, en effet, que les subordonnées (comparative et consécutive) dans les
phrases suivantes, expriment des circonstances, au sens usuel du terme :
(1) II est plus grand que son frère ne l'était au même âge
(2) II travaille si bien qu'il réussira 2
La même difficulté se rencontre avec les « circonstanciels » de prix, de poids, de profondeur,
etc. » 3 :
(3a) Ce bijoux coûte mille francs
(3b) Pierre pèse cent kilos
(3c) Ce puits a dix mètres de profondeur.
L'autre exemple est tiré de L. Tesnière, qui, après avoir posé la distinction fondamentale entre
octants et circonstants, devait se résoudre à analyser le syntagme de veste dans la phrase :
(4) Alfred change de veste
comme un circonstant, essayant même de faire croire à la coïncidence de la définition négative avec la
définition positive :
« (...) de veste ne peut pas être un actant, puisqu'il ne répond ni à la définition du prime actant, qui
fait l'action, ni à celle du second actant, qui supporte l'action, ni enfin à celle du tiers actant, au
bénéfice ou au détriment de qui se fait l'action. N'étant pas un actant, il ne peut être qu'un
circonstant. Effectivement, on peut concevoir que de veste exprime une des circonstances qui
accompagnent et définissent l'action de changer» (L. Tesnière, 1966, p. 128).

1. Nous reprenons pour les trois premières sections de cet article des analyses développées plus longuement dans
notre thèse, cf. Gosselin (85), rédigée sous la direction de M. Denis, Slakta. La section 4 présente certains des résultats
obtenus dans le cadre d'une recherche sur la cohésion des textes narratifs, menée dans le Laboratoire de recherche en
grammaire de texte de l'Université de Caen.
2. Ces deux exemples sont empruntés à R. L. Wagner & J. Pinchon, 1962 ; ils servent tous deux à illustrer le
chapitre consacré aux « propositions dépendantes circonstancielles ».
3. Le signe etc. figure en effet à la fin de toutes les listes de circonstanciels dans les grammaires. Comme le remarque
A. Chervel (1977, p. 176), « Le problème majeur des circonstanciels était, et est encore, l'impossibilité d'en arrêter une
liste exhaustive ».

37
Est-il besoin de dire que si la notion de circonstanciel a quelque intérêt linguistique, c'est dans la
stricte mesure où elle est fondée sur la définition positive, et non sur la négative qui ne peut circonscrire
que l'ignorance du linguiste. Reste alors à définir ce que recouvre le terme de circonstances. Comme le
remarque J.-P. Golay, cela n'est jamais fait :
« Circonstanciel se trouve défini par circonstance et circonstance par l'énumération des
circonstances. Le concept de circonstance n'est jamais expliqué » (J.-P. Golay, 1959, p. 65).
Avant de revenir sur ce point décisif, nous devons cependant examiner une tentative de définition
formelle des circonstanciels, illustrée, entre autres, par le père Buifier, par Dumarsais, et plus récemment
par R.L. Wagner & J. Pinchon (62). Elle consiste à opposer les compléments circonstanciels aux
compléments essentiels. On reconnaît là le ton post-aristotélicien de la grammaire générale : les
compléments essentiels sont nécessaires, les circonstanciels sont contingents ou accidentels. Cette
distinction, initialement sémantique, peut être interprétée, comme il semble que ce soit le cas chez
Wagner & Pinchon, de façon syntaxique : un circonstanciel peut être autrement qu'il n'est, c'est-à-dire
qu'il peut être ailleurs dans la phrase (il est déplaçable) ou ne pas être du tout (il est facultatif).
Pour intéressante que soit cette définition, qui évite la notion de circonstance et qui permet
d'opposer les phrases :
(5a) cplt essentiel : II va à Paris / * II va
(5b) cplt cire. : II se promène à Paris / II se promène
(6a) cplt essentiel : Jean est à la maison / * Jean est
(6b) cplt cire. : Jean est heureux à la maison / Jean est heureux 4,
elle ne saurait cependant suffire. Tout d'abord, chez Wagner & Pinchon, cette distinction ne porte que
sur les compléments du verbe, alors que nombre de circonstanciels sont des compléments de phrase. On
pourrait certes l'étendre à ce type de compléments, mais quel critère syntaxique permettrait alors de
distinguer les circonstanciels des autres éléments facultatifs et déplaçables : adverbes modaux (ex. :
peut-être), adverbes argumentatifs (ex. : justement), relatives prenant la phrase pour antécédent, etc. ?
Ensuite, si l'on s'en tient aux compléments du verbe ou du groupe verbal, la classe des compléments
facultatifs ne recouvre nullement celle des circonstanciels (telle que l'a établie la tradition grammaticale
et telle que l'utilisent en fait Wagner & Pinchon). Ainsi les compléments d'objet direct des verbes boire,
manger, chanter, siffler, pardonner, etc., sont-ils facultatifs (circonstanciels ?), sans parler des
compléments d'objet indirects, ni même des compléments d'attribution et des compléments d'agent dont la
réalisation syntaxique n'est presque jamais nécessaire 5. Reste donc à construire la classe des
circonstanciels comme une sous-classe de celle des compléments accidentels, en référence au concept de
circonstance.

2. La catégorie sémantique des circonstances


Le propos est de définir le concept de circonstance à l'intérieur d'une théorie sémantique. Il est
remarquable que la plupart des théories sémantiques, qu'elles fassent ou non usage d'une composante
logique, reposent fondamentalement sur un certain nombre de décisions ontologiques définissant un
ensemble plus ou moins bien circonscrit d'entités auxquelles il peut être fait référence dans le
méta-langage sémantique 6. Or ces assomptions ontologiques fondamentales paraissent souvent
arbitraires et inadaptées à l'étude des langues naturelles. Par exemple, l'ontologie qui est au service des
logiques quantifiées utilisées dans les grammaires chomskyennes ne retient pour entités que les individus
discrets et dénombrables qui peuvent appartenir à une classe (et constituer des valeurs pour des
variables). Comme le remarque J.R. Searle (1972, p. 105), l'analyse classique (russellienne) des
descriptions définies ne saurait être appliquée à des expressions du type « le temps qu'il fait ». Plutôt
que d'ignorer ces fondements ontologiques (tout en les présupposant) et/ou d'en laisser la responsabilité

4. Ces deux derniers exemples sont dus à J. Dubois & Fr. Dubois-Charlier (70), p. 83. À l'exemple (5a), tiré de
Wagner & Pinchon (1962, p. 76), nous pourrions cependant opposer ce contre-exemple :
« Sous les sombres sapins sexagénaires dont les branches s'alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à côte ils
allaient » (Remy de Gourmont, 1982, p. 45).
5. R. L. Wagner & J. Pinchon conviennent eux-mêmes que « la différence entre complément essentiel et
complément circonstanciel reste parfois difficile à établir » (§ 68. 4, p. 75).
6. Par exemple, admettre qu'il existe des événements (comme D. Davidson) ou des situations (avec Barwise & Perry)
détermine directement les représentations sémantiques associées aux phrases, cf. J. Higginbotham (84). Ces catégories
ontologiques fondamentales peuvent avoir des statuts très différents d'une théorie à l'autre, puisqu'elles sont
considérées tantôt comme des catégories de la réalité extérieure au sujet, tantôt comme des catégories conceptuelles
universelles de l'esprit humain.

38
aux seules théories philosophiques, il nous paraît nécessaire de les reconsidérer d'un strict point de vue
linguistique. Nous faisons, dans ce sens, quelques propositions qui visent à définir la catégorie des
circonstances dans le cadre d'une ontologie sémiologique, conçue comme science de l'être en tant qu'il est
dit.
On connaît la démonstration d'E. Benveniste 7 selon laquelle les catégories ontologiques d'Aristote
correspondraient, en fait, à des catégories de la langue grecque. Cette analyse est présentée par son
auteur, lui-même, comme essentiellement négative et critique, comme condamnant à l'avance tout
projet de constitution d'une ontologie stable. Les commentateurs modernes d'Aristote n'ont cependant
pas manqué de rappeler que le Stagirite ne prétendait pas faire autre chose, en dressant la liste des
catégories, que de décrire des catégories langagières, des « manières de dire l'étant » (J. Derrida, 1972,
p. 219), puisque, pour la pensée grecque, l'être se manifestait dans et par le logos :
« C'est en effet avec la parole (logos) seulement que la chose apparaît en ce qu'elle est et comme
elle est. (...) » [J. Beaufret, 1973, p. 106].
Dans cette perspective, l'analyse par Benveniste des catégories d'Aristote peut dès lors être
considérée positivement et servir de principe à la constitution d'une ontologie revendiquant ses
fondements linguistiques : une ontologie sémiologique qui admettrait pour catégories des classes
d'expressions partageant un fonctionnement grammatical particulier, irréductible à des propriétés
syntaxiques formelles.
Concrètement, seront considérées comme appartenant à une même catégorie toutes les réponses
possibles à un même type de question. Ainsi, pour les circonstances, ce principe permet d'isoler quatre
catégories fondamentales : le lieu (qui correspond à la question ou ?), le temps (quand?), la manière
(comment ?) et la cause-but (pourquoi ?). Au critère de l'interrogation partielle, s'ajoute celui de la
coordination : deux circonstanciels, quelle que soit leur réalisation syntaxique (adverbe, syntagme
prépositionnel ou subordonnée), peuvent être coordonnés si et seulement s'ils expriment la même
catégorie de circonstance :
(7) *Pierre se promène à Paris et le dimanche matin.
On remarque à ce propos que les circonstanciels de cause et de but, qui correspondent à la même
question (pourquoi ?) peuvent aussi être coordonnés :
(8) Pierre se promène pour digérer et parce qu'il aime la marche.
On retrouve ainsi l'analyse de la cause finale par Aristote :
« La cause est aussi la fin, c'est-à-dire la cause finale. Par exemple, la santé est la cause de la
promenade. Pourquoi, en effet, se promène-t-on ? Nous répondons : pour se bien porter, et, en
parlant ainsi, nous pensons avoir rendu compte de la cause. » (Métaphysique V, 2, 1013a 33).
Si un sujet X accomplit une action A pour un but B, c'est la croyance de X que A causera В qui cause
le fait que X accomplisse A.
Reste qu'une telle analyse ne doit pas se limiter aux « expressions sans aucune liaison » (Catégories
4, lb 25), mais traiter aussi des catégories exprimées au moyen de phrases complètes, lesquelles vont
alors être considérées, selon qu'elles forment ou non des réponses possibles à la question « Qu'arrive-
t-il ? », comme des événements ou des non- événements. Exemples :
(9) Qu'arrive-t-il ? Pierre est malade
II pleut
? ? L'homme est un animal bipède
? ? Pierre est le fils de Jean.
Si l'on admet que les catégories de différents niveaux peuvent être mises en relation — nous
nommerons cette relation, définie par le seul fait qu'elle peut être niée et interrogée, relation de
prédication — , les conséquences suivent très concrètement, qui déterminent la grammaire des
circonstanciels : seules les phrases qui sont interprétées comme exprimant des événements supportent des
compléments circonstanciels :
(10a) Pierre est êpouvantablement malade, le soir, à Londres
(10b) II pleut êpouvantablement, le soir, à Londres
(10c) *L'homme est un animal bipède, le soir, à Londres
(lOd) * Pierre est le fils de Jean, le soir, à Londres.
En fait, la possibilité d'insérer des circonstanciels est directement fondée sur le statut logique
reconnu aux faits décrits ; les événements acceptent des circonstanciels parce qu'ils sont contingents par
essence, mais des non- événements peuvent aussi admettre des circonstanciels du type :

7. Cf. E. Benveniste (66), pp. 63-74.

39
(lia) Depuis la nuit des temps, l'homme est un animal bipède
(lib) Depuis qu'elle existe, la terre tourne autour du soleil
(Ile) Les hérons ont un long bec pour pouvoir attraper les poissons
dans la mesure où ils ne sont plus alors perçus comme des nécessités logiques ou ontologiques (on suppose
qu'il pourrait ou qu'il aurait pu en être autrement) : dans l'énoncé (Ha), par exemple, la proposition
« l'homme est un animal bipède » n'est plus conçue comme analytique.
A poursuivre plus avant dans cette voie, on fait apparaître, par le jeu des questions plus ou moins
larges et par le test de la coordination tout un système complexe et hiérarchisé de catégories sémantiques
à l'intérieur duquel les catégories de circonstance et d'événement occupent une place clairement définie.
Mais plutôt que d'exposer ici ce système de catégories abstraites (cf. L. Gosselin, 1985, chap. IV), nous
nous attacherons à décrire la façon dont elles se réalisent concrètement dans le cadre de la phrase.

3. Les circonstanciels dans la phrase


L'énoncé
(12) L'assassin ne s'est pas servi de son revolver
exprime un événement. Cet événement peut à son tour être décomposé en une substance animée humaine
(l'assassin répondant à la question qui ?) et en un faire (se servir de son revolver répondant à la question
qu'a fait l'assassin ?), lequel se trouve nié par l'opérateur de négation. D'autre part, cet événement est
énoncé et présenté comme vrai, ce que l'on exprimera en postulant une catégorie du dire, censée
représenter renonciation. D'où la structure sémantique de l'énoncé :
(13) dire : événement (substance + faire).
Cette structure de l'énoncé a des effets immédiats sur la grammaire des circonstanciels : si le faire
constitue un type d'événement (opposé au subir) 8, considéré indépendamment de l'agent et des
opérateurs (de négation et/ou de modalité), et si le dire est lui-même un type de faire, alors le dire,
V événement et le faire de la structure (13) serviront chacun de support virtuel pour des circonstances
exprimées linguistiquement par des compléments circonstanciels.
Dans l'énoncé
(14) L'assassin ne s'est pas servi de son revolver, parce qu'il n'y a pas de trace de balle sur le corps de
la victime
le circonstanciel porte sur le dire et non sur Yévènement décrit. Les circonstanciels de ce type, qui ne
peuvent exprimer que la cause, servent généralement à justifier renonciation, ce qu'indique la
paraphrase (15) :
(15) C'est parce qu'il n'y a pas de trace de balle sur le corps de la victime que je dis que l'assassin ne
s'est pas servi de son revolver.
En revanche, l'exemple
(16) L'assassin ne s'est pas servi de son revolver parce qu'il entendait les sirènes de la police
est virtuellement ambigu. Il reçoit deux interprétations qui diffèrent radicalement selon que le
circonstanciel est prédiqué sur le faire (il est alors dans le champ de la négation) ou sur Yévènement (il
est hors du champ de la négation). Soit deux paraphrases qui expriment respectivement la prédication
sur Yévènement et la prédication sur le faire :
(17a) C'est parce qu'il entendait les sirènes de la police que l'assassin ne s'est pas servi de son revolver.
(17b) Ce n'est pas parce qu'il entendait les sirènes de la police que l'assassin s'est servi de son revolver.
Transposée au plan de la syntaxe formelle, cette différence de niveau d'incidence va prendre la
forme d'une hiérarchisation des syntagmes remplissant la fonction de circonstanciels. En termes
générativistes, les circonstanciels prédiqués sur le faire seront dominés par SV, ceux qui portent sur
Yévènement seront générés directement sous S, et ceux qui affectent le dire seront dominés par une
projection de S (S', S"...).
Mais deux remarques préalables doivent impérativement être prises en compte par qui veut
construire une représentation syntaxique des circonstanciels dans la phrase :
A) Les circonstanciels — à l'exception de ceux qui entrent dans le champ de la négation —
jouissent d'une relative mobilité dans la phrase, dont on ne saurait rendre compte en termes de

8. Le faire et le subir, qui appartiennent aux catégories d'Aristote, sont considérées comme « des expressions sans
aucune liaison » ; c'est lorsqu'elles sont prédiquées sur un sujet qu'elles se changent en événements.

40
transformations, d'abord parce qu'on ne voit pas pourquoi telle position serait dérivée à partir de telle
autre (on peut toujours imaginer l'ordre dérivationnel inverse) et ensuite parce que les développements
récents de la grammaire generative interdisent toute prolifération incontrôlée de transformations.
B) En l'absence de la négation ou de certains adverbes, il est généralement impossible de distinguer
les circonstanciels, placés après le verbe, qui portent sur Г événement de ceux qui portent sur le faire (ex. :
« Pierre se promène dans le jardin » vs « Pierre ne se promène pas dans le jardin » — seul le second
énoncé est virtuellement ambigu) ; de même qu'il est parfois très difficile de déterminer si le
circonstanciel est prédiqué sur le dire ou sur Y événement (ex. : « Passe-moi la carafe, parce que j'ai
soif ! »). Mieux, avec l'énoncé suivant, il est possible que le locuteur justifie son dire (qui est interprété
alors comme l'expression d'une supposition), mais alors le circonstanciel porte tout de même sur le faire
et sur Yévènement (la cause du faire de l'assassin est simultanément cause du dire du locuteur) :
(18) L'assassin s'est servi d'un silencieux, parce que c'était le seul moyen de ne pas alerter les voisins.
Si l'on retient les règles syntagmatiques de N. Chomsky (86), la configuration fondamentale de la
phrase se présente ainsi :

X" (cpltde V)

où С", С, I", Г, V", V forment l'axe central A des « g-projections » de V 9.


On sait qu'une telle représentation arborescente établit deux relations d'ordre, la relation domine
qui fixe la hiérarchie des constituants, et la relation précède qui en détermine la succession linéaire 10.
La remarque (A) nous commande de soustraire les circonstanciels qui sont hors du champ de la
négation (i.e. ceux qui portent sur Yévènement ou sur le dire) à l'ordre précède. Dans des situations
analogues, J.R. Vergnaud (pour les relatives), J.-Cl. Milner et N. Ruwet (pour les insultes) u ont eu
recours à la procédure de génération en troisième dimension : on admet que la position structurale d'un
élément ainsi généré ne détermine pas strictement sa place en surface, qui résulte, en fait, d'une
procédure de linéarisation tardive. La difficulté est alors de définir une telle procédure ; or il nous paraît
que la structure (19) nous permet de le faire sans avoir à renvoyer ce problème au composant phonétique
où il devrait attendre une hypothétique solution : un circonstanciel généré en troisième dimension peut
être linéarisé entre chacun des éléments qui sont directement rattachés à l'axe A. On prédit ainsi
l'impossibilité de placer un circonstanciel entre un substantif et ses compléments (S prep, S Adj,
relative), puisque ceux-ci ne sont pas directement rattachés à l'axe A, ou encore l'impossibilité de
l'insérer à l'intérieur d'une subordonnée — à moins, bien sûr, qu'il ne dépende de l'axe A' de cette
subordonnée, auquel cas il ne pourra être placé entre les éléments de la principale.
Dans la structure
(20) X le fils de ma voisine de palier X a X décidé X que Y sont frère Y gagnerait Y la gare la plus
proche YX

9. « Nous appellerons « les g-projections de V » la séquence maximale de nœuds allant de V vers le haut, telle que
cette séquence ne traverse pas de projection maximale constituant une branche gauche » (R. Kayne, 1986, p. 129). Les
propositions qui suivent pourraient être transposées dans d'autres versions de la théorie X-barre ; par exemple, dans
L. Gosselin (85), nous utilisons la théorie-X'" de R. Jackendoff (77).
10. Sur les relations d'ordre en syntaxe, cf. B. N. Grunig (80) et D. Clément (80).
11. Cf. J. R. Vergnaud (74), p. 182, J. Cl. Milner (78), p. 239 et N. Ruwet (82), pp. 296-297.

41
les X et les Y représentent respectivement les places possibles pour des circonstanciels rattachés à
l'axe A de la principale et à l'axe A' de la complétive. De la double place finale, on déduit l'ambiguïté
virtuelle de l'énoncé :
(21) Lefilsi de ma voisine de palier a décidé que son frère gagnerait la gare la plus proche, sans
prévenir personne


car le lecteur-auditeur peut ne pas savoir dans ce cas, et dans ce cas seulement, si le circonstanciel est
structuralement rattaché à A ou à A'.
La remarque (B) nous conduit, en revanche, à restreindre la portée de l'ordre domine, puisque dans
l'interprétation décrite de l'exemple (18), le circonstanciel devrait être rapporté simultanément à trois
nœuds distincts. Une solution plus élégante consiste à admettre qu'il n'est pas rattaché à un nœud
spécifique, mais directement à l'axe A, qu'il peut parcourir librement. La présence de la négation (ou de
certains adverbes) scinde ce parcours en deux portions distinctes et oblige le lecteur-auditeur à rattacher
le circonstanciel à la portion de l'axe qui est C-Commandée par la négation (V — V") ou à celle qui ne
l'est pas, tandis que des considérations d'ordre sémantico-pragmatiques pourront conduire le lecteur à
faire porter le circonstanciel sur le dire, en le rattachant à la portion de A supérieure à I", ou sur
Vévènement (il dépend alors d'une position inférieure ou égale à I"). On obtient donc trois portions sur
l'axe A, qui correspondent respectivement à la prédication du circonstanciel sur le faire (V — V"), sur
Vévènement (V" — I"), sur le dire (I" — C"), mais qui ne s'opposent les unes aux autres que dans des
situations particulières (négation, contraintes sémantiques...). Exemples :
i) le circonstanciel est libre sur la portion V — I" (il porte sur le faire et/ou sur Vévènement) :
(22) Pierre se promène dans le jardin
ii) il est libre sur la portion I" — C" (il porte sur Vévènement et/ou sur le dire) :
(24) Je n'en reprends pas, parce que je n'ai plus faim
iii) il est libre sur l'axe A :
(25) Je veux du pain parce que j'ai faim.

4. Les circonstances dans le texte


Le linguiste qui aborde le fonctionnement des circonstanciels dans le texte (et non plus simplement
dans la phrase), est frappé par une évidence : à la différence des syntagmes nominaux dont la reprise
anaphorique assure la cohésion du texte 12, les circonstanciels sont très rarement repris par des
expressions anaphoriques, les circonstances ne sont généralement exprimées qu'une fois, et il se peut
même qu'elles ne le soient pas du tout. Et pourtant tout lecteur d'un texte narratif (i.e. d'un texte qui
se compose essentiellement ^événements) sait que des phrases qui se suivent et qui expriment des
événements entretiennent nécessairement un rapport circonstanciel, qu'il s'agisse d'un décalage
explicitement marqué (ex. : plus tard, le lendemain, à gauche...) ou d'une identité de circonstances qui n'a pas
même besoin d'être explicitement indiquée. Soit pour exemple les premières lignes de l'aventure
d'Arsène Lupin intitulée Le Bouchon de cristal où, en l'absence de toute chaîne de SN coréférentiels, la
cohésion du texte est assurée par l'identité des circonstances de lieu et de temps, pourtant dépourvue de
marques linguistiques explicites :
(26) Les deux barques se balançaient dans l'ombre, attachées au petit môle qui pointait hors du jardin.
A travers la brume épaisse, on apercevait ça et là, sur les bords du lac, des fenêtres éclairées. En
face, le casino d'Enghien ruisselait de lumière, bien qu'on fût aux derniers jours de septembre.
Quelques étoiles apparaissaient entre les nuages. Une brise légère soulevait la surface de l'eau. »
L'hypothèse la plus couramment admise laisse la responsabilité de cette interprétation au lecteur,
qui serait guidé par des maximes pragmatiques fondées sur un pacte de lecture de type coopératif13.
Pourtant, les principes pragmatiques ne peuvenL fonder que des relations interprétatives probables (des
implicatures), car le propre de toute maxime est de pouvoir être transgressée, et l'on sait que les auteurs
de romans policiers ne s'en privent pas, qui usent de tous les moyens propres à susciter la surprise du
lecteur. Or les relations qui garantissent la cohésion circonstancielle s'imposent au lecteur et à l'auteur
lui-même comme nécessaires : seul un changement de paragraphe, qui se double le plus souvent d'un
changement de chapitre, peut rompre (provisoirement) la cohésion circonstancielle. Leur étude relève

12. Cf. D. Slakta (75) et (80).


13. Cf. U.Eco (85), chap. 3.

42
donc non pas d'une sémantique pragmatique, qui ne peut établir que des vérités plausibles, mais d'une
sémantique formelle qui doit établir des lois nécessaires et qui appartient de droit à la grammaire.
Pour avoir étudié ces phénomènes sur un corpus romanesque étendu, nous pouvons poser les
principes suivants :
A) Dans le champ de la sémantique conceptuelle, dont nous tentons de rendre compte au moyen d'une
ontologie sérniologique, tout événement suppose des circonstances de lieu, de temps, de cause et de
manière.
B) Au plan syntaxique, on admettra que INFL peut être marquée [+/~ Événement], et on pose la
règle suivante : INFL sous-catégorise quatre types de compléments circonstanciels si et seulement si elle
est marquée [ + Événement] ; ces circonstanciels seront rattachés à l'axe A.
C) Les catégories circonstancielles sous-catégorisées par INFL peuvent être réalisées lexicalement ou
non. Si elles restent vides, elles se comportent comme des pronoms : elles peuvent être coïndicées avec
d'autres éléments, appartenant à des phrases antérieures et/ou postérieures, donnant lieu à des « chaînes
circonstancielles ».
D) Les chaînes circonstancielles comprennent des compléments circonstanciels (syntagmes
prépositionnels et adverbiaux, subordonnées circonstancielles), des catégories vides, mais aussi d'autres types
de syntagmes (syntagmes nominaux, phrases entières, etc.) qui n'ont pas le statut de compléments
circonstanciels (ils peuvent avoir toutes sortes de fonctions dans les phrases où ils sont inclus). Soit
quelques exemples qui illustrent diverses configurations possibles pour les chaînes circonstancielles :
— Dans les énoncés suivants, une chaîne locative de la forme {[Sprep]; [e]; [e]( [e]; [e]; [e];} est associée
à une chaîne anaphorique « classique » :
(27) « Je fus le seul à descendre du train [à Farewell^.
Un hommej sortit de la salle d'attente sous la pluie / ejt.
( ...) IL portait une casquette imperméable grise et un manteau gris de coupe militaire [e]^
II ne me regarda pas [e]t. IL regardait la valise et le sac de voyage que je portais / ej\. IL avança
rapidement à petits pas saccadés /e/;. » (D. Hammett, 1976, p. 235).
— À l'inverse, dans la chaîne locative de l'exemple (28), les catégories vides précèdent l'indication
circonstancielle, réalisée par un syntagme nominal :
(28) « II y a deux lits [e]t, un grand pour madame et un plus petit de l'autre côté pour monsieur. Le
lavabo est caché par un rideau [e]t. C'est [une grande chambre] i avec une odeur faible, presque
imperceptible d'hôtel bon marché » (J. Rhys, 1969, p. 11).
— Les chaînes locatives et temporelles se combinent ici en prenant les formes respectives : {[e]; [e];
[SprepOJ et {[e]j [S]j [eL} :
(29) « Les invités avaient pris congé depuis longtemps feji [e]j. [L'horloge venait de sonner la demie
de minuit [ej^:. Seuls notre amphitryon, Serge Nicolaiévitch et Vladimir Pétrovitch restaient
encore [au salon]i [e]- » (I. Tourgueniev, 1947, p. 5).
— Un même syntagme appartient parfois à deux chaînes distinctes ; dans cet exemple, le syntagme
nominal la dernière soirée de Lady Windermere avant Pâques indique à la fois le lieu et le temps des
événements décrits :
(30) C'était [la deuxième soirée de Lady Windermere avant Pâques J^j, et les invités, plus nombreux
encore qu'à l'ordinaire, se pressaient à Bentinck House [e]i [e] •. Six ministres en titre, venus
après la réception du président, arboraient toutes leurs décorations [eji /e/ ; les femmes portaient
leur plus belle robe [e]t [e]j (...) » (0. Wilde, 1963, p. 13).
Dans ces chaînes circonstancielles, la coïndiciation des éléments est associée à la relation
sémantique de coréférence, mais ce n'est pas toujours le cas. De même que les relations anaphoriques
entre SN relèvent parfois de Yanaphore associative et n'impliquent pas la coréférence, comme dans
l'énoncé :
(31) La voiturei est en panne. Le moteur [de e;/ est cassé
les relations entre les éléments d'une chaîne circonstancielle supportent souvent des décalages
référentiels, construits à partir d'un point de référence, spatial ou temporel :
(32) Samedi^ il pleuvait. Le lendemain [de ej, il faisait soleil.
L'exemple suivant présente une chaîne temporelle coréférentielle, tandis que la chaîne locative
comporte des marqueurs de décalage :
(33) « [II était à peu près huit heures du soir]^ et [sur les eaux de la Marne ] -, visible de la terrasse
du restaurant Verjus, un brouillard épais commençait à régner (...). À droite [de ej], la masse
sombre des berges profilait de vagues contours impénétrables à la vue [e]t ; à gauche [de ejj,

43
dans le ciel, il y avait un rougeoiement perpétuel [e]i ( ...) » (P. Souvestre et M. Alain, 1987,
p. 33 ").
Or ces décalages ne sont pas toujours linguistiquement marqués ; ils sont alors inférés à partir de
connaissances encyclopédiques. À la lecture de
(34) « La reine Ti-so-la-é (Aurore des yeux) est seule dans la chambre haute de son palais d'été. Le vent
du lac agite les feuilles brillantes des saules » (J. Lorrain, 1980, p. 223).
le lecteur comprend pour des raisons grammaticales que le vent agite les branches des saules en un lieu
qui entretient une relation avec la chambre de la reine (il y a co-indiciation entre le SPrep., complément
circonstanciel, de la première phrase et la catégorie vide qui représente le circonstanciel de lieu dans la
structure syntaxique de la seconde phrase), mais il comprend aussi pour des raisons sémantico-
pragmatiques que le vent agite les saules à l'extérieur de la chambre.
Nous pouvons donc affirmer que les circonstanciels de lieu et de temps réalisés syntaxiquement par
des catégories vides sont nécessairement co-indicés avec des circonstanciels ou des marqueurs de
circonstances appartenant à d'autres phrases, sans que cette co-indiciation implique toujours la
coréférence. Seul un changement de paragraphe ou a fortiori un changement de chapitre permet de
suspendre provisoirement cette exigence (le lecteur a, pour quelques instants, l'impression qu'un
nouveau texte commence).
Insistons, pour conclure, sur l'impossibilité d'étudier les circonstanciels sans prendre en compte la
catégorie sémantique des circonstances, d'abord parce qu'elle seule permet d'en donner une définition
positive et opératoire — les circonstanciels sont des compléments non-nécessaires qui expriment des
circonstances — , et ensuite parce que, dans le texte, les circonstanciels entrent dans des chaînes de
coïndiciation contenant divers éléments qui ne sont pas tous des compléments circonstanciels, mais qui
tous expriment des circonstances.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

OUVRAGES THÉORIQUES :
ARISTOTE (77) : Catégories, trad. J. Tricot, Vrin, Paris.
ArisTOTE (81) : La Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris.
BEAUFRET, J. (73) : Dialogue avec Heidegger, t. 1 : Philosophie grecque, Éd. de Minuit, Paris.
BENVENISTE, E. (66) : Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, Paris.
CHERVEL, A. (77) : ... et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français, Payot, Paris.
CHOMSKY, N. (86) : « Barriers », Linguistic Inquiry Monograph 13, MIT Press, Cambridge, Mass.
CLÉMENT, D. (80) : « Le problème de l'ordre linéaire dans les structures sous-jacentes en grammaire
generative. Arbres chomskyens ou Mobiles ? », dans Des ordres en linguistique, DRLA V 22/23, Univ.
Paris VIII.
Derrida, J. (72) : Marges de la philosophie, Éd. de Minuit, Paris.
DUBOIS, J. & Dubois-CharLIER, Fr. (70) : Éléments de linguistique française : syntaxe, Larousse, Paris.
ECO, U. (85) : Lector in fabula, trad. M. Bouzaher, Grasset, Paris.
GOLAY, J.-P. (59) : « Le complément de manière est-il un complément de circonstance ? », Le Français
moderne, janvier 1959.
GOSSELIN, L. (85) : Circonstances et compléments circonstanciels, thèse (nouveau régime) de l'Université
de Caen.
GREVISSE, M. (69) : Le Bon Usage, Duculot, Gembloux.
GRUNIG, B. N. (80) : « Pour et contre l'omniprésence des relations d'ordre en linguistique. De la syntaxe
à la pragmatique », dans Des ordres en linguistique, DRLAV22/23, Univ. Paris VIII.
JACKENDOFF, R. (77) : « X' Syntax : A Study of Phrase Structure », Linguistic Inquiry Monograph 2,
MIT Press, Cambridge, Mass.
HlGGINBOTHAM, J. (84) : « La logique des comptes rendus de perception », trad. A. Gerschenfeld, dans
Communications 40.
KAYNE, R. (86) : « Connexité et inversion du sujet », dans La Grammaire modulaire, éd. par M. Ronat,
Éd. de Minuit, Paris.
MlLNER J.-Cl. (78) : De la syntaxe à l'interprétation, Éd. du Seuil, Paris.
RllWET, N. (82) : Grammaire des insultes et autres études, Éd. du Seuil, Paris.
SEARLE J. R. (72) : Les actes de langage, Hermann, Paris.

14. Les marqueurs de décalage à gauche et à droite impliquent, en fait, deux points de repère, ici « les eaux de
Marne », et « la terrasse du restaurant ».

44
SLAKTA, D. (75) : « L'ordre du texte », dans les Cahiers de linguistique appliquée 19.
SLAKTA, D. (80) : Sémiologie et grammaire de texte, thèse d'état, Université de Paris X, Nanterre.
TESNIÈRE, L. (66) : Éléments de syntaxe structurale, Klincksieck, Paris.
VERGNAUD, J. R. (74) : The French Relative Clauses, thèse de Ph. D., MIT.
WAGNER, R. L. & PlNCHON, J. (62) : Grammaire du français classique et moderne, Hachette, Paris.

OUVRAGES ROMANESQUES :
GOURMONT, R. de 1982 : Sixtine, 10/18, UGE, Paris.
HAMMETT, D. (76) : Le Dixième Indice et autres enquêtes du Continental OP, trad. F. M. Watkins, Folio,
Gallimard, Paris.
LEBLANC, M. (65) : Le Bouchon de cristal, Le livre de poche, Paris.
LORRAIN, J. (80) : Princesses d'ivoire et d'ivresse, UGE, Paris.
RHYS, J. (69) : Bonjour, minuit, trad. J. Bernard, Denoël, Paris.
SOUVESTRE, P. & ALAIN, M. (87) : Fantômas I, R. Laffont, Paris.
TOURGUENIEV, I. S. (47) : Premier Amour, trad. R. Hoffmann, Le livre de poche, Paris.
WILDE, O. (63) : Le Crime de Lord Arthur Saville, trad. L. Lack, Folio, Gallimard, Paris.

45

Vous aimerez peut-être aussi