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Cahiers de philosophie de l’université de

Caen
43 | 2006
Dire le néant

Les mots pour dire le néant en grec ancien


Nicole Guilleux

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cpuc/1921
DOI : 10.4000/cpuc.1921
ISSN : 2677-6529

Éditeur
Presses universitaires de Caen

Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2006
Pagination : 15-26
ISBN : 978-2-84133-293-9
ISSN : 1282-6545

Référence électronique
Nicole Guilleux, « Les mots pour dire le néant en grec ancien », Cahiers de philosophie de l’université de
Caen [En ligne], 43 | 2006, mis en ligne le 14 février 2023, consulté le 15 novembre 2023. URL : http://
journals.openedition.org/cpuc/1921 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cpuc.1921

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LES MOTS POUR DIRE LE NÉANT EN GREC ANCIEN

Les philosophes grecs ont eu, les premiers en Occident, à exprimer


la notion de néant, opérant des choix qu’on souhaite examiner ici.
Partant d’un bref rappel typologique concernant la négation dans
les langues européennes anciennes et modernes, on s’intéressera
ensuite spécifiquement au grec ancien, afin de faire l’inventaire de
ses ressources potentielles pour dire le néant et d’expliciter les prin-
cipales conditions d’emploi des deux adverbes négatifs ouj et mhv.
On observera enfin le cas des négations accumulées, sans avoir tou-
tefois la prétention de donner une solution à tous les problèmes
épineux que posent en grec l’emploi et le choix de la négation.

Si on se place dans une perspective typologique 1, on constate


sans surprise que l’expression du néant est toujours tributaire de
celle de la négation, même si les procédés mis en œuvre sont variés.
Il peut s’agir de pronoms appartenant à la catégorie des quantifieurs
négatifs 2, qui, comme fr. rien ou esp. nada, comportent initialement
un sens positif 3 : si l’inversion sémantique constatée peut paraître

1. Pour une information plus détaillée, on se reportera à A. C. Moorhouse, Studies


in the Greek negatives, Cardiff, University of Wales Press, 1959, p. 1-11 ; L. Tes-
nière, Éléments de syntaxe structurale, 2e éd., Paris, Klincksieck, 1966, p. 217-
237 ; R. Forest, Négations. Essai de syntaxe et de typologie lingusitique, Paris, Klinck-
sieck, 1993 et, en dernier lieu, à D. Petit, « Le verbe “être” et sa négation dans
les langues baltiques », Lalies, 25, 2005, p. 195-196.
2. Voir A. Orlandini, « La négation non et autres quantifieurs négatifs en latin »,
Lalies, 25, 2005, p. 147-151.
3. Rien < lat. rem « chose », nada < (rem) natam « (chose) née » : voir sur ce point,
l’article « Rien, Néant », in Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des
intraduisibles, B. Cassin (dir.), Paris, Le Robert – Seuil, 2004. C’est aussi pro-
bablement le cas de la négation ouj du grec ancien : en effet, la meilleure propo-
sition étymologique (W. Cowgill, « Greek ouj and Armenian oč c », Language, 36,
1960, p. 347-350) invite à poser, sur la base d’un rapprochement avec l’armé-
nien, une négation à double détente *ne… h2oyu, « pas… de (toute) la vie », dont

Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n° 43


surprenante en première analyse, elle découle en fait du fonctionne-
ment normal d’une négation à double détente, telle celle du français ;
le premier élément ne, appelé « discordantiel » dans la terminologie
de Tesnière, est complété par un forclusif, pas, point, guère, mie,
goutte, rien, personne, jamais…, qui dans certains contextes s’emploie
seul (par exemple, Lui est fatigué, moi pas. Qui est venu ? – Personne.
Qu’as-tu fait ? – Rien.) 4 ; en devenant l’élément unique de la néga-
tion, le forclusif perd son sens positif originel pour assumer à lui
seul le sémantisme négatif qui était dévolu au discordantiel. Voilà
qui explique que rien, parti d’un sens positif, bien attesté en ancien
français et en français classique, et encore conservé dans des tour-
nures archaïsantes de la langue moderne (du type Peut-on rien com-
prendre à cela ? S’il y a rien à comprendre à cela…, Je doute qu’on puisse
rien y comprendre), soit passé à un sens totalement négatif. Quant
aux quantifieurs négatifs comme lat. nihil, angl. nothing, gr. oujdevn, ils
reposent sur l’univerbation d’une négation et d’un élément positif
(nihil <*ne hilum, « pas un hile » 5, nothing <*no thing « aucune chose »,
oujdevn <*oujdæ(e) e{n « pas même un »), où la coexistence de formations
parallèles (angl. anything, everything…, gr. oujdev<tero", oujd<amw'"…)
maintient chez les locuteurs le sentiment de cette composition.
Pour dire le néant, les langues ont pu également utiliser des
substantifs, créant (assez rarement) des dérivés abstraits, comme
angl. nothingness, ou préférant la substantivation de pronoms (all.
nichts, d’où das Nichts, fr. néant 6, d’où le néant) ou de formes nomi-
nales du verbe, infinitifs ou participes, en général appariées à un
antonyme positif de même structure syntaxique, comme fr. le non-
être (~ l’être), all. das Nichtsein (~ das Sein) ou fr. le non-étant (~ l’étant),
all. das Nichtseyende (~ das Seyende) 7.

4. le forclusif est une forme du nom de l’éternité *h2ey-w-, auquel sont apparen-
tés, entre autres, gr. aijwvn et lat. aeuus / aeuum.
4. On peut évoquer aussi les formulations du français parlé : Il parle pas. Il dit rien,
qui pourraient constituer la future norme, malgré qu’on en ait.
5. Petit point noir au bout des fèves (Festus).
6. Pour un aperçu des emplois et de l’histoire de néant, de l’ancien français au
français contemporain, voir la notice du Trésor de la langue française informatisé
[= TLF], Paris, Éditions du CNRS, 2004, qui montre que ce substantif repose
sur un plus ancien quantifieur négatif, comme l’indique notamment le tour
réduire à néant. Quant à l’étymologie de néant, elle reste discutée : au total, il est
difficile de trancher entre un étymon *ne… gentem ou *ne… entem.
7. Terminologie de F. Schelling, Darstellung des philosophischen Empirismus, in
Sämmtliche Werke, Stuttgart – Augsburg, J. G. Cotta, 1861, t. 10, p. 283. Il
s’agit à l’évidence d’un calque du grec, l’auteur distinguant das Nichtseyende de
das nicht Seyende, pour rendre respectivement le oujk o[n et le mh; o[n des Grecs ; à

16
Pour ce qui est du grec ancien, les possibilités offertes par la
langue pour dire « néant » étaient nombreuses en théorie, si l’on en
juge par la phrase suivante, tirée du Théétète : oujsivan levgei" kai; to;
mh; ei\nai, kai; oJmoiovthta kai; ajnomoiovthta, kai; to; taujtovn te kai; to;
e{teron, « tu veux parler de l’être et du non-être, de la ressemblance
et dissemblance, de l’identité et de la différence » 8. La négation se
déploie ici sous trois des espèces distinguées par Aristote dans les
Catégories (X, 11b, 17-23) : to; taujtovn et to; e{teron illustrent les con-
traires (ta; ejnavntia) et le composé privatif ajnomoiovth", en face du
positif oJmoiovth", la privation (hJ stevrhsi"), tandis que to; mh; ei\nai,
qui s’inscrit dans un binome dissymétrique, relève de la négation
(hJ ajpovfasi"). Dans ce contexte général, on est en droit de se deman-
der pourquoi les Grecs n’ont pas usé d’un abstrait négatif pour dési-
gner le néant : il apparaît en fait que l’obstacle majeur à la création, à
partir de l’abstrait féminin oujsiva, d’un antonyme dénotant la notion
de non-être tient autant à la polysémie de ce lexème 9 qu’à la nature
de la négation. En effet, le préfixe privatif correspond à ouj (néga-
tion de mot dans ce cas), et non à mhv, plus apte à exprimer la notion
de néant de manière générale. C’est ce qu’illustre ce passage du
Sophiste :
Sunnoei'" ou\n wJ" out[ e fqevgxasqai dunato;n ojrqw'" out[ æ eijpei'n out[ e dia-
nohqh'nai to; mh; o]n aujto; kaqæ aujtov, ajllæ e[stin adj ianovhtovn te kai; ar
[ rhton
kai; a[fqegkton kai; a[logon … « Comprends-tu alors qu’on ne peut cor-
rectement ni prononcer, ni dire, ni penser le non-étant lui-même
par lui-même, mais qu’il est impensable, indicible, imprononçable
et irrationnel ? » (Platon, Sophiste, 238c) 10.

8. quoi il faut joindre das Unseyende, que Schelling glose par das nicht seyn Sollende
« ce qui ne doit pas être », affectant ce composé négatif d’une nuance modale
d’obligation. Pour un commentaire et des indications bibliographiques con-
cernant ce texte, on se reportera à la contribution de A. Roux et P. David,
dans Le Néant. Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occiden-
tale, J. Laurent et Cl. Romano (éd.), Paris, PUF (Épiméthée), 2006, p. 453-
482.
8. Platon, Théétète, 185c. A. Diès (trad.), Paris, Les Belles-Lettres, 1965. D’une
manière générale, les citations suivent le texte des Belles-Lettres.
9. En tant que terme philosophique, oujsiva signifie « essence, substance », « être »
ou « élément, substance première », en regard du sens concret, à valeur collec-
tive, de « biens, fortune, richesses », qu’il a dès Hérodote. On notera en outre
la création tardive d’ajnouvsio" « sans substance » (Proclus), et de son antonyme
oujsiwvdh" « essentiel, substantiel » (Plutarque, Plotin).
10. Traduction de J. Laurent dans « Platon, Sophiste (extrait) », in Le Néant : con-
tribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, p. 76.

17
Cette équivalence fonctionnelle est corroborée par le témoi-
gnage des grammairiens :

JH ou[ ajpov <fas>i", ajnairou'sav tina mevrh lovgou, kai; eij" th;n a metalam-
bavnetai stevrhsin, ouj fivlo" af
[ ilo", ouj sevbw as
j ebw', « lorsque la néga-
tion annule un mot seul, n’importe lequel, on peut lui substituer
l’alpha privatif : ou philos « non amical » = aphilos « inamical », ou
sébô « je ne suis pas pieux » = asébô « je suis impie » 11.

Dans ces conditions, on comprend pourquoi il ne pouvait exis-


ter de pendant négatif synthétique à oujsiva, malgré des exemples
avérés de sa synonymie avec to ; ei\nai 12.
En dehors des quantifieurs négatifs oujdevn et mhdevn, le grec ancien
a donc choisi, pour dire le néant, la substantivation d’énoncés ver-
baux. Ainsi, des assertions comme : oujk e[sti « il n’y a pas / il n’est
pas » ou levgei, noei' oujk ei\nai 13 « il dit, il pense qu’il n’y a pas / qu’il
n’est pas » pouvaient être transformées en syntagmes nominaux,
avec comme noyau un infinitif ou un participe. Toutefois, il existe
une différence sémantique entre eux : l’infinitif a comme référent
l’idée verbale, si bien que, accompagné de l’article neutre singu-
lier, il fournit l’équivalent d’un substantif abstrait, tandis que le
participe déterminé par l’article, en tant que forme adjective du
verbe, définit une qualité, objectivement réalisée dans une unité ou
représentée comme une catégorie générale 14. Or, cet état de fait a

11. Apollonius Dyscole, Traité des conjonctions, C. Dalimier (trad.), Paris, Vrin,
2001, 231, p. 26-28. Signalons que, pour des raisons de commodité typogra-
phique, on n’a pas noté l’accent des mots grecs transcrits et que e, h, o et w ont
été translitérés respectivement par é, è, o et ô.
12. Voir notamment Platon, Sophiste, 238e-239b.
13. La présente description privilégie les données de la prose classique, dont le
poème de Parménide se démarque parfois, parce que sa langue est formelle-
ment tributaire de la tradition épique : ainsi, les infinitifs dialectaux e[mmen et
e[mmenai (en face de la forme ionienne-attique ei\nai), tout comme l’usage du
verbe pevlein comme substitut du verbe « être », s’expliquent par des conventions
spécifiques à la poésie hexamétrique (voir sur ce point les remarques d’A. Stevens
dans Le Néant : contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale,
p. 38, note 1) ; par ailleurs, on prendra garde au fait qu’à l’époque archaïque,
l’article défini est en voie d’émergence, à partir du thème de ce qui a d’abord
été un anaphorique ; enfin, on se souviendra que certaines formulations ellip-
tiques peuvent être dues aux contraintes imposées par le mètre.
14. Sur cette opposition, voir J. Humbert, Syntaxe grecque, Paris, Klincksieck, 1960,
3e éd., p. 52-55, p. 357-362. Voir également A. C. Moorhouse, Studies in the
Greek negatives, p. 40, qui distingue entre mhv « negative of the notional and the
ideal » et ouj « negative of the concrete and the actual ».

18
une incidence sur l’usage de la négation. Si l’emploi de mhv avec
l’infinitif substantivé est contraint (d’où to; mh; ei\nai « le non-être »),
le choix est théoriquement possible avec le participe accompagné de
l’article : ainsi, pour dire « le non-étant », on peut trouver aussi bien
to; mh; o[n (c’est-à-dire « ce qui n’est pas », comme catégorie générale)
que to; oujk o[n (« ce qui n’est pas », comme non-être accompli) 15,
même si l’usage philosophique a tendu à privilégier la première
formulation.

Quoi qu’il en soit sur ce point particulier, il importe de préciser


les conditions dans lesquelles s’emploient les deux négations grec-
ques, non sans avoir au préalable rappelé de quel matériel les locu-
teurs disposaient. À l’instar du sanscrit, le grec ancien a conservé
avec mhv la négation prohibitive héritée, mais il n’utilise plus qu’en
composition la forme réduite de l’adverbe *ne, qu’il a remplacé par
l’ancien forclusif ouj 16. À partir des adverbes de base ouj, oujk, oujc (iv) et
mhv s’est donc constituée une double série de formes composées –
quantifieurs, conjonctions de coordination et adverbes négatifs – :

– ou[<ti", ou[<ti ; ou[<te, d’où oujq<eiv", oujq<evn ; ou[k<eti ; ou[<pw" ou[<pote ;


ouj<dev, d’où oujd<eiv", oujd<evn, oujd<amav, oujd<amh'/, oujd<amw'" …
– mhv<ti", mhv<ti ; mhv<te, d’où mhq<eiv", mhq<evn ; mhv<k<eti 17 ; mhv<pw" ; mhv<pote ;
mh<dev, d’où mhd<eiv", mhd<evn, mhd<amav, mhd<amh'/, mhd<amw'" ,…

Dès l’Antiquité, les grammairiens ont bien reconnu l’opposi-


tion fondamentale qui règle le choix entre ouj et mhv : ainsi, dans sa

15. D’un strict point de vue linguistique, on ne peut suivre F. Schelling, Darstel-
lung des philosophischen Empirismus, Sämmtliche Werke, t. 10, p. 284) quand il
écrit que, dans l’expression du néant avec participe substantivé, le champ de
la négation a une extension plus grande avec ouj qu’avec mhv : il semble bien que
le grec classique dise l’inverse, dans la mesure où la négation objective limite
son champ à l’inventaire du réel ( to; oujk o[n étant ce qui n’existe effectivement
pas), tandis que la négation subjective s’applique à une catégorie générale, a
priori ouverte, si bien que to ; mh; o[n présente le non-étant sous des espèces non
limitées. Il est vrai que F. Schelling (ibid. p. 283) se place explicitement dans
une perspective non linguistique, mais philosophique : die Grammatiker schei-
nen über den Unterschied dieser beiden negierenden Partikeln nicht völlig im Reinen
zu seyn ; ich mußte, um denselben mir deutlich zu machen, doch zuletzt zu meinen
philosophischen Begriffen Zuflucht nehmen, « les grammairiens ne semblent pas
être parfaitement au clair sur la différence à faire entre ces deux particules
négativantes ; pour me les rendre distinctes, je devais donc finalement prendre
pour refuge mes propres concepts philosophiques » (trad. personnelle).
16. Voir supra note 3.
17. Forme où le [k] est analogique de son pendant ou[k<eti.

19
Grammaire, Denys le Thrace distingue, au sein de la catégorie des
adverbes, ceux « de dénégation ou de négation, par exemple ou,
oukhi [“non, ne… pas”], oudèta [“certes non”], oudamôs [“nulle-
ment”] » de ceux « de prohibition, par exemple mè [“que… ne…
pas”], mèdèta [“non ! que… ne… pas”], mèdamôs [“qu’en aucune
façon…”] » 18. De son côté, Apollonius Dyscole souligne la relation
privilégiée que chacune des deux négations entretient avec des
modes spécifiques, ouj avec l’indicatif et mhv avec l’optatif et l’impé-
ratif 19 :
Safe;" ou\n o{ti kai; ejgkeimevnhn e[cei th;n katavfasin. Kai; e{neka touvtou to;
kalouvmenon ajpofatiko;n ejpivrrhma, wJ" a]n macovmenon th'/ naiv katafavsei,
ejpitrevcei th;n oJristikh;n e[gklisin, i{na th;n ejgkeimevnhn katavfasin ajpos-
thvsh/, ouj graf v ei, ouj p eripatei' : ouj mh;n e[ti th;n eujktikh;n h] prostaktikhvn :
oujde; ga;r e[gkeitai ejn tai'" toiauvtai" ejgklivsesin hJ macomevnh th'/ ajpo-
favsei katavfasi", h}n, wJ" proeivpomen, sunevbh ajnairei'sqai uJpo; th'"
ou[ ajpofavsew". Diæ o{ti mevntoi hJ mhv ajpagovreusi" ejpi; ta;" proeirhmevna"
ejgklivsei" sunteivnei, ejn tw'/ peri; aujtw'n eijrhvsetai: fame;n ga;r mh; gin v wske,
m h ; g n o ih
v ", mh; gnw"/' . « Il est donc clair que l’indicatif contient l’af-
firmation. Et c’est pour cela que l’adverbe appelé négatif [scil. gr.
ou], en tant qu’il est incompatible avec l’affirmation naí [oui], se
joint au mode indicatif pour éliminer l’affirmation qu’il contient :
ou graphei [il n’écrit pas], ou peripatei [il ne marche pas]. Mais il
n’en va plus de même avec l’optatif ou l’impératif, car ces modes
ne contiennent pas l’affirmation incompatible avec la négation et
qui se trouve abolie, comme nous l’avons dit, par la négation ou.
Quant à la raison pour laquelle c’est le prohibitif mè qui s’attache
aux modes en question, nous l’exposerons quand nous parlerons
d’eux 20 ; nous disons en effet mè ginôske [ne connais pas (impér.)],
mè gnoiès [puisses-tu ne pas connaître (opt.)], mè gnôis [ne connais
pas (subj.)] » 21.

Apollonius donne ici une description tout à fait exacte du fonc-


tionnement de la négation grecque dans ses grandes lignes, et son

18. Ta; de; ajrnhvsew" h] ajpofavsew", oi\on ou[ oujciv oujdh'ta oujdamw'", et 16.11 : Ta; de; ajpa-
goreuvsew", oi\on mhv mhdh'ta mhdamw'". La Grammaire de Denys le Thrace, J. Lallot
(trad.), Paris, Éditions du CNRS, 1989, 16.9.
19. Manque la mention explicite du subjonctif, dont Apollonius reconnaît cepen-
dant l’existence ailleurs qu’après ejavn et i{na : sur ce point, voir la note 208 ad
III. 90, Apollonius Dyscole, De la construction (syntaxe), J. Lallot (trad.),
Paris, Vrin, 1997, 2 vol., t. II, p. 209.
20. Ce qu’Apollonius n’a pas fait, à en juger du moins par le texte qui nous a été
transmis.
21. Apollonius Dyscole, Syntaxe, III 90 (trad. J. Lallot).

20
exposé est assez proche de ce qu’enseignent les grammaires moder-
nes 22. En effet, elles opposent traditionnellement ouj à mhv, qualifiant
ces négations, l’une d’« objective » et l’autre de « subjective », ce qui
revient à définir la compatibilité de ouj avec les énoncés assertifs (qu’ils
soient affirmatifs ou interrogatifs) et celle de mhv avec les énoncés
non-assertifs (interdictions et souhaits négatifs), et par conséquent
à prendre en compte la contrainte exercée par le mode du verbe de
ces énoncés. On observe effectivement ouj quand il s’agit de nier
une assertion affirmative – ajllæ oudj ei"v , wJ" ejgw'/mai, fqovno" aujtw'/ diel-
qei'n' aujtav, « mais il n’aura, j’imagine, nulle gêne à s’exprimer là-
dessus » (Platon, Soph. 217a 23) – ou une assertion interrogative – para;
v n eij" duvnamin tiv pote levgousi to; o[n …
tw'n e}n to; pa'n legovntwn a\ræ ouj p eusteo
« de ceux qui disent que le Tout est un, ne faut-il pas faire tous ses
efforts pour apprendre ce qu’ils peuvent bien entendre par l’être ? »
(Platon, Soph. 243b). En revanche, le choix se porte obligatoirement
sur mhv dans l’expression de l’interdiction, quel que soit le mode
utilisé : impératif présent – mh; katokv nei makra;n oJdo;n poreuvesqai pro;"
tou;" didavskein ti crhvsimon ejpaggellomevnou", « n’hésite pas à faire un
long voyage pour rejoindre ceux qui te promettent un enseignement
utile » (Isocrate, Démonicos 19 24) –, subjonctif aoriste 25 – mhv me
oi|on patroloivan up J olab
v h"/ givgnesqaiv tina, « ne me regarde pas comme
un parricide » (Platon, Soph. 241d) –, voire infinitif jussif – a]n dæ a[ra
ti tw'/ mhvkei ponw'n a[cqh/, mh; ejme; aitj ia'sqai touvtwn, ajlla; touvsde tou;"
sou;" eJtaivrou", « si donc ce labeur prolongé vient à te peser quelque
peu, ce n’est point à moi qu’il faut t’en prendre, mais à tes amis ici
présents. » (Platon, Soph., 218a) – ; de même, mhv caractérise l’expres-
sion du souhait négatif – mhv pw" ejgw; uJpo; Melhvtou tosauvta" divka"

22. Voir notamment J. Wackernagel, Vorlesungen über Syntax mit besonderer Berück-
sichtigung von griechisch, lateinisch und deutsch, Bâle, Birkhäuser, 1926-1928,
2e éd., p. 263 sq. ; R. Kühner et B. Gerth, Ausführliche Grammatik der griechischen
Sprache, 2e partie : Satzlehre [1904], Hanovre, Hann,1966, 2e vol., p. 178-223,
E. Schwyzer et A. Debrunner, Griechische Grammatik auf der Grundlage von Karls
Brugmanns Griechischer Grammatik, Munich, Beck, 1959, 2e éd., t. II, Syntax und
syntaktische Stilistik, p. 590-599, J. Humbert, Syntaxe grecque, p. 344-367.
23. Traduction A. Diès, sauf mention particulière, pour le Sophiste et l’Apologie.
24. Traduction G. Mathieu et É. Brémond, Paris, Les Belles-Lettres, 1929.
25. À ce propos, on soulignera l’impossibilité en grec d’un énoncé mh; ejpoivhse en
indépendante, que F. Schelling, Darstellung des philosophischen Empirismus,
p. 284 ; Le Néant : contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occiden-
tale, p. 479) utilise dans sa démonstration (so würde ich gut griechisch bloß sagen
können : mh; ejpoivhse, « alors je pourrais dire en bon grec, tout simplement, “il
ne l’a pas fait” »).

21
fugv oimi « ah ! que Mélétos au moins n’aille pas m’accuser d’une telle
témérité ! » (Platon, Apol., 19c).

Cette règle fondamentale se complique lorsqu’il y a subordina-


tion. En effet, l’enchâssement d’énoncés peut s’accompagner d’une
contrainte modale particulière, qui rejaillit sur le choix de la néga-
tion dans la subordonnée : on a donc mhv principalement dans les
infinitives (ou avec les infinitifs) dépendant de verbes d’obligation,
les subordonnées finales, les consécutives à l’infinitif (conséquence
non effective), les protases 26, et tous autres énoncés subordonnés
(relatives, temporelles, participiales) équivalant à une protase. En
revanche, la négation ouj concerne toutes les subordonnées consti-
tuant un énoncé objectif : complétives, à l’indicatif ou à l’infinitif,
dépendant de verbes de déclaration ou de connaissance, causales,
consécutives à l’indicatif (conséquence effective), apodoses, ainsi
que relatives, temporelles et participiales (à l’exception de celles
qui correspondent à des protases) 27.
Il arrive aussi qu’on ait apparemment le choix entre les deux
négations, ce qui est une illusion, l’énoncé négatif ne faisant qu’ex-
pliciter une différence restée implicite dans l’énoncé affirmatif. Par
exemple, dans les relatives, le choix entre ouj et mh; souligne deux
orientations sémantiques distinctes : ainsi, dans l’Apologie, quand
Platon écrit dokei'n… eijdevnai ejsti;n a} oujk oi\den, « c’est s’imaginer
que l’on sait ce qu’on ignore [effectivement] » (29a) et a} mh; oi\da
oujde; oi[omai eijdevnai, « ce qu’éventuellement je ne sais pas, je ne
m’imagine pas non plus le savoir » (21d), il oppose deux formes
différentes d’ignorance, l’une définie et avérée, l’autre non déter-
minée et potentielle. De même, si les syntagmes nominaux, en ce
qu’ils sont aptes à définir une catégorie générale, sont ordinaire-
ment niés par mhv (ainsi, to; mh; ei\nai, to; mh; ajlhqinovn, oJ mh; iJa-
trov" 28…), les abstraits déverbaux, eux, peuvent être niés par ouj
quand ils se réfèrent à une occasion unique, car il y a alors actua-

26. Pour les dérogations à ce principe général chez Homère et en ionien, voir, entre
autres, P. Chantraine, Grammaire homérique, t. II, Syntaxe, Paris, Klincksieck,
1953, p. 330-339 ; J. Humbert, Syntaxe grecque, p. 351-352, et surtout l’étude
de L. Basset, La Syntaxe de l’imaginaire : Étude des modes et des négations dans
l’Iliade et dans l’Odyssée, Lyon, Maison de l’Orient, 1989.
27. Pour des exemples, voir les grammaires mentionnées supra note 22, ainsi que
des manuels normatifs comme la Syntaxe grecque de M. Bizos (Paris, Vuibert,
1971, 6e éd.), p. 205-212 ou la Griechische Grammatik d’E. Bornemann et
E. Risch (Francfort-sur-le-Main, M. Diesterweg, 1978, 2e éd.), p. 257-261.
28. Platon, Gorgias, 459b, Paris, Les Belles-Lettres, 1928.

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lisation de la notion verbale : gravya" […] th;n tw'n gefurw'n […] tovte
diæ aujto;n ouj diavlusin, « rappelant dans sa lettre… le fait qu’alors,
grâce à lui,… les ponts n’avaient pas été coupés » (Thucydide, 1,
137, 4) 29. La négation des participes substantivés relève d’une
opposition analogue à celle qui s’observe dans les relatives : ainsi,
entre to;n ga;r oujk o[nta a{pa" ei[wqen ejpainei'n, « chacun, d’ordinaire,
fait l’éloge de celui qui n’est plus » (Thucydide, 1, 45, 2) et levgei"
a[ra ta; mh; o[nta doxavzein th;n yeudh' dovxan … « ce sont donc, selon toi,
des non-êtres 30 que conçoit l’opinion fausse ? » (Platon, Soph., 240e).

Mais ce qui rend encore plus complexe la syntaxe des néga-


tions en grec ancien, c’est qu’elles peuvent se combiner entre elles
en des configurations homogènes (association de ouj ou mhv à leurs
formes composées respectives) ou hétérogènes (combinaison de
ouj et mhv). Pour discerner la logique à l’œuvre dans ces divers cas
de figure, souvent délicats à expliquer, il est nécessaire de se rap-
peler que la négation n’affecte pas uniformément les énoncés. En
effet, non seulement il est possible de nier le contenu d’un énoncé
dans son ensemble, aussi bien qu’un mot isolé 31 – ce qui définit la
négation dite « descriptive » –, mais il existe également une négation
qui dépasse le cadre de l’énoncé pour affecter la relation entre les
interlocuteurs, réels ou fictifs, et qu’on qualifie communément de
« polémique », puisqu’elle exprime une opposition, une résistance
à l’assertion, explicite ou implicite, d’un autre 32.
Pour rester, dans un premier temps, dans le cadre de la néga-
tion descriptive, on observera que les accumulations homogènes
sont régies en grec par une règle, qu’on peut résumer comme suit,
en s’appuyant sur ces trois exemples, volontairement simplifiés 33 :

29. Sur la fréquence de tels faits et leur extension chez les philosophes, voir Moor-
house, Studies in the Greek negatives, p. 36-40.
30. Mot-à-mot : « des non-étants », comme catégorie la plus générale.
31. On distinguera, à la suite des grammairiens modernes, entre négations « de
phrase » et « de mot » (terminologie traditionnelle), « nexale » et « spéciale » (Moor-
house) ou « connexionnelle » et « nucléaire » (Tesnière), et l’on considérera par
suite leur portée, ou leur incidence (pour suivre la terminologie de R. Forest,
Négations, p. 23-26).
32. Exemple : – Vous avez vu le feu ? – Je ne suis pas passé au rouge. Sur la négation
polémique, voir notamment Langue française, n˚ 62 / 2, 1984, La Négation et
LINX, no spécial La Négation (Actes du colloque de Paris X-Nanterre, 12-14
novembre 1992), P. Attal (dir.), 1994.
33. Pour un exposé plus complet, voir J. Humbert, Syntaxe grecque, p. 363-365 et
L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, p. 232-237, auquel nos remarques
typologiques sont très largement redevables.

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(1) oujk h\lqen oujdeiv", « personne n’est venu »
(2) oujdei;" oujk h\lqen, « il n’y a personne qui ne soit venu »
(3) oujdei;" ou[pote h\lqen, « personne n’est jamais venu ».

(1) s’oppose à (2), en ce qu’une suite négation simple + négation


composée n’annule pas l’orientation négative de l’énoncé, tandis que
l’ordre inverse, négation composée + négation simple, aboutit à une
affirmation renforcée ; ce qui peut se décrire en termes d’incidence
de la négation : ainsi, en (1), on peut considérer que, si oujk a comme
base d’incidence l’énoncé complet, celle de oujdeiv" se limite au groupe
nominal sujet, alors qu’en (2), la base d’incidence est la même pour
les deux mots négatifs 34. Quant à l’exemple (3), il constitue une
variante de (1), dans la mesure où le grec, à l’instar du français et
du russe, ne dispose pas de quantifieurs minimaux comme le latin,
l’anglais ou l’allemand : dans l’impossibilité de créer des énoncés
du type nemo umquam talia dixit, nobody ever said so ou das hat
keiner je gesagt, il est contraint d’utiliser un mot négatif composé,
qui, n’étant pas « imperméable à gauche » 35, ne change pas l’orien-
tation négative de l’énoncé.
Quant aux accumulations hétérogènes, il convient de faire le
départ entre négations descriptives et négations polémiques. Pour
la première catégorie, la situation présentée par le grec ancien,
sous des dehors parfois contournés, est somme toute assez claire,
si on s’applique à considérer que les bases d’incidence des diverses
négations à l’intérieur d’un même énoncé ne sont pas forcément
les mêmes. Chaque mot négatif est donc choisi selon la contrainte
jouant au sein de sa base d’incidence, conformément à ce qui a été
vu plus haut à propos de la négation unique : ainsi, dans l’exemple
suivant ou|toi ouj dia; to; mh; ajkontivzein ouk
j e[balon aujtovn, « eux, ce
n’est pas parce qu’ils ne lançaient pas le javelot qu’ils ne l’ont pas
atteint » (Antiphon, Tétr., 2.4.6) 36, le premier ouj nie l’énoncé cau-
sal que constitue le groupe nominal prépositionnel et le second porte
sur le prédicat verbal, cependant que mhv, qui est imposé par l’infi-
nitif substantivé, ne vaut que dans ce syntagme. On peut pareille-
ment expliquer la formule d’Épicure oudj en; givnetai ejk tou' mh; o[nto",
« rien ne naît du non-étant » (Épicure, Ep. I, 38) : les deux négations

34. Il semble bien que (2) résulte de la combinaison de (2a) oJ dei'na oujk h\lqen,
« Untel n’est pas venu » et de (2b) oujdei;" h\lqen, « personne n’est venu ».
35. Sur cette notion, voir L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, p. 235-237.
36. F. Decleva Caizzi (éd.), Milan – Varese, Istituto Editoriale Cisalpino, 1969.

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ne s’annulent aucunement, étant donné qu’elles n’ont pas la même
portée, à la différence de ce qui se passe dans la phrase oujdei;" oujk
h\lqen. Il n’en va pas tout à fait de même dans le cas d’énoncés
commençant par ouj mhv 37, comme chez Parménide (VII.1, ouj ga;r
mhvpote tou'to damh'/, ei\nai mh; ejovnta), où l’on doit admettre que la
négation initiale, loin d’être descriptive, est polémique. On se trouve
en effet dans un contexte de contre-argumentation, et c’est ce qui
permet d’élucider le jeu des négations dans ce fameux vers : s’il est
clair que mhvpote tou'to damh'/, quelle qu’en soit la traduction finale,
doit se comprendre comme une injonction négative (« que ceci ne
soit jamais dompté ») et que mh; ejovnta, bien que dépourvu de l’arti-
cle, est un participe substantivé, le ouj initial, loin d’être explétif, est
en fait une négation polémique, qui exprime la contestation de
l’assertion « il existe des non-étants ».

Le grec ancien, on l’a vu, disposait de nombreuses possibilités


pour dire le néant, que les philosophes ont largement exploitées,
distinguant entre ouj et mhv, d’une part, et, de l’autre, entre « rien »,
« non-étant » et « non-être », selon une gradation du plus concret au
plus abstrait. À cet égard, le choix des atomistes est notable : au
moins à l’origine (et pour autant que les sources l’attestent sûre-
ment), c’est, avec oujdevn, la négation objective qui a été privilégiée,
car c’était la seule qui fût véritablement compatible avec la notion
de vide qu’elle servait à gloser ; on soulignera aussi la créativité de
Démocrite, qui invente par mécoupure intentionnelle devn : théori-
quement impossible dans la langue régulière, ce « non-mot », anto-
nyme effectif de oujdevn (plutôt que de mhdevn, initialement 38), se trouve
apte à dénoter un plein qui présente l’avantage de n’être ni un ni
quelque chose 39. À la gradation dans l’expression du néant s’ajoutait,

37. Pour une présentation des divers types de phrases commençant par ouj mhv, voir
notamment, J. Humbert, Syntaxe grecque, p. 365-367, qui, sans se référer
explicitement à la notion de « négation polémique », propose une analyse
allant dans ce sens.
38. Ainsi, Philopon (Commentaire sur la Physique, Berlin, 1887, p. 110) transmet :
kai; Dhmovkrito" de; ta;" ajtovmou" kai; to; keno;n uJpotiqevmeno", ta;" ajtovmou" plh're" ejkavlei.
To; plh're" ga;r kai; to; keno;n ajrca;" ei\nai tw'n o[ntwn e[lege, kai; de;n kai; oujdevn. De;n me;n
to; plh're", to; de; keno;n oujdevn, « et Démocrite, posant comme principes les atomes
et le vide, a nommé les atomes “le plein”. Il disait en effet que le plein et le
vide sont les principes des étants et qu’ils sont quelque chose et non-quelque
chose, quelque chose le plein et le vide rien » (trad. J. Laurent).
39. Sur l’opposition entre devn et oujdevn chez Démocrite, voir les remarques de P.-
M. Morel, « Leucippe et Démocrite, témoignages et fragments », in Le Néant :
contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, p. 43-44.

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pour le participe du moins, un jeu a priori libre sur les deux adver-
bes négatifs, ouj déterminant une catégorie moins générale que mhv,
même si la terminologie a tendu à se figer au profit de to; mh; o[n,
pour des raisons sans doute plus philosophiques que linguistiques.

Nicole GUILLEUX
Université de Caen Basse-Normandie

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