Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Fónagy Ivan. Physei/Thesei, l'aspect évolutif d'un débat millénaire . In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 29-45.
doi : 10.3406/flang.1993.1033
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flang_1244-5460_1993_num_1_1_1033
PARCOURS D'ENSEMBLE
Physei/Thesei
IVAN FÓNAGY*
2 | UN SIMPLE MALENTENDU ?
J'ai cru retrouver (1956) l'une des sources du débat perpétuel dans le ré
seau conceptuel erroné qui sous-tend la controverse : on oppose à la moti
vation du signe soit le signe arbitraire, soit le signe conventionnel, en trai
tant les termes « conventionnel » et « arbitraire » comme des synonymes.
C'est ce qui permet à Saussure de considérer la diversité des mots onoma-
topéiques désignant le même objet comme une preuve de leur caractère ar
bitraire. Seymour Chatman (1965) s'est servi cinquante ans plus tard du
même argument. Par contre, dès 1891, dans un article sur les onomatopées
(1928 [1891], 237-240), Hugo Schuchardt a mis en évidence que les mots qui
dénotent le tonnerre, tout en différant sensiblement d'une langue à l'autre
— latin tonitrus, basque durunda, hongrois mennydôrgès [mejidoergej] —,
ont un noyau dur commun ainsi constitué :
occlusive + r + u/o + m/n
ce qui indique que ces mots conventionnels n'en sont pas moins motivés.
Cette constatation n'a rien d'un paradoxe. Chaque signe linguistique est,
par définition, conventionnel (« codé ») en tant qu'élément du système ver
bal. Dire que tel ou tel mot d'une langue est « conventionnel » est un
truisme, en fait, une tautologie, qui ne contient aucune indication sur le
rapport entre signifiant et signifié, voire avec l'objet désigné. Ce rapport
peut être parfaitement aléatoire ou, au contraire, plus ou moins motivé.
Un test sémantique sur des gestes et mimiques accompagnant la parole,
Physei/Thesei 31
Dans la plupart des cas, les onomatopées puisent dans l'inventaire des
phonèmes d'une langue donnée, ce qui impose des restrictions sévères à
l'imitation des phénomènes acoustiques. On peut, à la rigueur, comparer
les sonagrammes des bruits imités avec ceux des onomatopées corres
pondantes. Il est possible d'établir un parallèle entre gestes vocaux (Lautge-
bàrden, selon Wilhelm Wundt, 1900, t. 1, 312-317), ainsi entre le « gliss
ement » et l'articulation des mots tels que glisser ou anglais glide1.
Il serait plus difficile de prouver et surtout de mesurer la ressemblance
entre la « rudesse » morale et les mots qui la dénotent {rude : anglais
rough ; allemand grob ; hongrois durva).
J'ai proposé dans un article antérieur (1978) une méthode indirecte (peu
pratique, mais praticable) qui consiste à établir d'abord le degré de ressem
blance aléatoire entre les mots de deux langues non apparentées, par
exemple l'allemand et le hongrois. Ceci permet de déterminer si la ressem
blance phonétique est plus grande ou non entre les mots correspondants
qualifiés d'onomatopéiques. En d'autres termes, on mesure la distance
phonétique entre les deux mots, pour la comparer à la distance moyenne
des mots qui ne sont pas considérés comme des onomatopées. Il est apparu
que le degré de dissimilarité était de l'ordre de л: = 5.09 (s = 1 .23) pour
les mots non onomatopéiques, et de x = 3.64 (s = 0.97) pour les ono
matopées2.
Il peut paraître surprenant de retrouver cette tendance onomatopéique
en dehors des onomatopées. Le principe <puaei se manifeste dans des ensemb
leslexicaux, composés de mots qui ne sont pas considérés iconiques.
Maxime Chastaing (1962) a consulté les vocabulaires de trois langues, le
français, l'anglais et l'italien, pour voir si la fréquence de voyelles claires
était plus grande dans l'ensemble des mots dénotant la clarté que dans ceux
1 . Les résultats de tests psychophonétiques d'autres auteurs — de Stanley Newman (1933) pour l'an
glais, de M. S. Miron (1961) pour l'américain et le japonais, de Suitbert Ertel (1969) pour l'allemand, d'Eli
Fischer- Jargensen (1978) pour le danois, les tests de Fernando Dogana (1983, 1990), faits avec des sujets ita
liens, ceux de ZuravFëv (1974, 1977) avec des informateurs russes, ukrainiens, bulgares, polonais et litua
niens — semblent confirmer les résultats obtenus à partir des textes français, allemands, hongrois. On trouve
critiques et mises en garde au sujet de ces théories et méthodes chez plusieurs auteurs (voir Combarieu,
1894 ; Delbouffle, 1967).
34 Ivan Fónagy
1 . Ce modèle est présenté d'une façon plus détaillée et plus systématique dans des publications anté
rieures (1971, 1983, 9-26, 152-156).
PhyseijThesei 35
une occlusive laryngale n'est expressive que dans la mesure où elle résulte
d'une distorsion des séquences engendrées par la langue. Le (?) ajouté par
le Modulateur à l'énoncé Je le hais est expressif : il prête de la substance à
un mouvement mental de colère :
LANGUE MODULATEUR EFFET
/зэ 1э e/ [3 te fť\ + (colère)
Un [7] déjà prévu par la langue, telle que le burmais ou l'arabe, n'ajoute
aucune information supplémentaire à l'énoncé /9ata/ « il perd »
LANGUE MODULATEUR EFFET
/?ata/ Pata] O (neutre)
L'interlocuteur français ne percevra dans la séquence [?s] qu'une
voyelle, le /s/, puisque, au cours de l'analyse linguistique préconsciente
qu'implique la perception, il devra ignorer les phénomènes sonores non li
nguistique, et il supprimera à ce stade d'analyse le [?]. Cette suppression, loin
d'annuler l'effet du coup de glotte, libère l'énergie émotive inhérente à ce
geste articulatoire. Par contre, le geste vocal [>] ne sera pas perçu comme tel
par l'interlocuteur arabe pour qui ]?] signale simplement la présence d'un
élément consonantique purement distinctif (privé de substance, puisqu' « il
est impossible que le son, élément matériel, appartienne par lui-même à la
langue », Saussure, 1976 [1916], 157, 164). Cette « surdité fonctionnelle »
est secondaire : elle est le produit de l'apprentissage linguistique. Une petite
fille hongroise qui écoute le discours télévisé d'un diplomate arabe demande
à son père : « Papa, pourquoi est-il fâché, ce monsieur ? » Elle a interprété
les [?] fréquents de l'arabe selon les principes de décodage de sa langue mat
ernelle, où les [>] supplémentaires reflètent généralement la colère ou une
attitude très catégorique (militaire).
Rêvons le temps d'un alinéa que nous sommes dans un salon littéraire
vers le milieu du xvif siècle. Un jeune précieux prononcera mon père avec
beaucoup d'élégance et de chic comme : [môpez], puis il ajoutera : sa bourse
pèse lourd [sa burs pez lu: R]. Le [z] de pèse n'aura aucune valeur stylistique
puisqu'il n'a subi aucune transformation ; contrairement au [z] de père qui
a été prononcé d'une façon « mignarde », « efféminée », selon les grammair
iens de l'époque, en « émasculant » les /r/ roulés — j'emprunte cette méta
phore au linguiste anglais T. H. Pear (1931) ainsi qu'à l'écrivain et critique
allemand Th. F. Vischer (1882). Donc :
LANGUE MODULATEUR EFFET
/mô per/ [mô pez] + (efféminé)
/pez/ [pez] 0
36 Ivan Fónagy
5 | ICONICITÉ PROSODIQUE
6 | ICONICITÉ SYNTAXIQUE
1. Pour d'autres types d'ordre des mots figuratifs (Reitz, 1937 ; Freeman, 1975 ; Žolkovskij, 1979 ;
Kehl, 1980 ; Epstein, 1981 ; Turner, 1986 ; Fónagy, 1964 et 1992, sous presse).
40 Ivan Fónagy
25 mai 1769 à Friedrich Nicolai (cité par Gray, 1991, 109 s.). C'est l'art
dramatique qui excelle selon Lessing dans la transmutation des signes (Lao-
koon [1766], in : 1954-1958, t. 9, 319 s.).
C'est une vraie surprise de découvrir un rapport paradigmatique entre
le contenu global d'un ensemble lexical et la fréquence des phonèmes
correspondants — donc les mieux adaptés à suggérer un contenu précon
ceptuel analogue au contenu verbal de l'ensemble (voyelles vélaires, d'une
part, et couleurs sombres, tristesse, laideur, etc., de l'autre).
La « vive voix » humaine a la particularité de réunir dans un seul seg
ment un élément d'un signe arbitraire, un phonème, et un geste vocal ex
pressif, perçu comme une « manière de prononcer » ce phonème.
L'iconicité de la métaphore — des transferts lexicaux et grammati
caux —, en d'autres termes la motivation de la dynamique lexicale ou
grammaticale, n'a été mise en question à aucun moment de l'évolution des
théories sémantiques, à partir d'Aristote et jusqu'à nos jours. La découverte
de l'iconicité « statique » — c'est-à-dire celle du rapport sémantique naturel
entre les acceptions d'un lexeme (Bréal, 1924 [1897] ; Contras, 1973 ; Lakoff
et Johnson, 1980 ; Lakoff, 1987), d'un morphème (Schulze, 1988) ou d'une
structure syntaxique (Fónagy, 1975), ainsi que des signes de ponctuations
(Fónagy, 1979) — est plus récente.
Ce qui distingue le signe verbal d'autres signes, ce n'est pas son carac
tèrearbitraire, mais les diverses formes de synthèse du principe de l'arbi
traire (cpúaei) et du principe de la motivation (07)crei).
Les traits iconiques sont interdépendants. La valeur des pauses ne dé
pend pas uniquement de leur longueur et de leur fréquence. Elle est déter
minée par la cooccurrence d'autres traits iconiques. Ainsi, les pauses fr
équentes expriment l'hésitation ou l'agressivité, en fonction du « contexte »
phonétique. Associées à un niveau d'intensité bas, à des accents faibles, à
une gamme mélodique réduite, elles seront perçues comme l'expression
d'une attitude hésitante. Accompagnées d'occlusives laryngées, d'accents v
igoureux et fréquents, d'une ligne mélodique angulaire, de montées rapides,
elles participent à l'expression de velléités agressives. Leur caractère sémant
iquedépendra en même temps de leur place dans l'énoncé et de la structure
syntaxique de ce dernier. Le caratère agressif des pauses est mis en évidence
par des énoncés hachés, où les unités sémantiques et syntaxiques sont cou
pées en deux soit par des pauses, soit par l'ordre des mots.
L'analyse statistique de poèmes hongrois du xx? siècle a révélé la co
occurrence de consonnes « dures », d'enjambement « aigus », d'une struc
ture syntaxique hachée, d'une part, et de la haute fréquence des mots ap
partenant à la sphère de l'agression et de la mort (violente), d'autre part
(Fónagy, 19656). Le style verbal est toujours motivé, dans la mesure où les
Physei/Thesei 41
8 | ASPECTS ÉVOLUTIFS
ment figuratif des mots peuvent être considérés comme plus complexes et
plus différenciés que la colère qu'exprime le « démembrement » de l'énoncé
ou l'impatience que manifeste la projection de l'élément essentiel du mess
age. Les contenus exprimés â l'aide d'ordres de mots iconiques — express
ifs ou figuratifs — n'atteignent pas le niveau du contenu des lexemes ou
morphèmes manipulés, ni celui de l'ordre des mots distinguant le sujet de
l'objet ou la possession du possesseur.
Le principe même de l'iconicité, indépendamment de ses manifestations,
est précoce par rapport au principe de l'arbitraire du signe. Ce n'est quà 5-
6 ans que les enfants admettent l'existence de signes arbitraires. Mér asztal
[Pourquoi « table »] demande à ses parents un petit garçon hongrois de
trois ans. Gûnther, le fils de Wilhelm et de Clara Stem (auteur d'un manuel
classique sur le langage enfantin [1928]), a proposé à l'âge de quatre ans
l'étymologie suivante : « On dit océan parce qu'en le voyant on s'écrie
Oh ! » L'étymologie populaire est une conséquence inévitable du rerus du
principe de l'arbitraire. Selon la mythologie égyptienne l'homme est né des
pleurs d'une divinité ancestrale. La source de cette évaluation profondé
ment pessimiste de l'existence humaine est verbale : elle est suggérée par la
quasi-homonymie des mots remet « "l'homme" et remit "les larmes" ».
L'interprétation littérale des expressions idiomatiques s'explique en part
iepar la même confiance inconditionnelle dans la motivation des signes
(voir les tests d'Annelies Buhover, 1980, 235 s.). Mon fils, qui avait deux
ans et demi à l'époque, s'inquiétait de rester peut-être sans déjeuner. Sa
mère le rassure : Ki van zárva [C'est impossible, litt. : c'est exclu]. Hovâ van
kizàrva ? [Exclu où?] Ce trait caractéristique du langage enfantin n'a pas
échappé à Milne :
Cette évolution n'a pas lieu en même temps aux différents niveaux de la
conscience. Le rêve ouvre une fenêtre sur une forme précoce d'élaboration
mentale. On n'y retrouve pas les démotivations successives qui caractérisent
l'évolution du langage. Un éléphant doté d'une trompe énorme entre en
scène : on pense à tromper son mari (Freud [1900], GW, 2/3, 417 ; SE, 5,
413) ; Yauto-érotisme y est représenté par une scène où l'oncle embrasse la
jeune fille dans la voiture (Freud, op. cit., GW, 2/3, 41 3 ; SE, 5, 409). Il est pro
bable que les locutions telles que // lui a coupé la gorge ou Elle est à croquer ou
II la dévorait des yeux sont interprétées différemment par la pensée consciente,
préconsciente et inconsciente. L'expression idiomatique allemande Ich beifie
mir eher den Finger ab [litt. : je préfère arracher mon doigt d'un coup de dents
que de...] pourrait avoir trois sens différents : 1) le contenu manifeste, figurat
if, «je préfère ne pas... » ; 2) un sens préconscient qui correspond à la traduc
tion française ; 3) un sens inconscient, «je préfère me châtrer ».
La « saveur » de ces expressions pourrait être une émanation de l'ana
lyselittérale inconsciente. L'effet des mots d'esprit est dû, sans aucun doute,
au télescopage de l'interprétation consciente qui paraît ignorer le sens origi
nel de l'expression, et de l'interprétation littérale préconsciente. A titre illus-
tratif une anecdote de l'époque de la monarchie austro-hongroise, citée par
Freud ([1905] GW, 6, 134 ; SE, 8, 120) :
Un bel officier fait la cour à une « cocotte ». Elle refuse ses avances de peur de
tomber sur un jeune homme sans moyens, et lui dit : « Je regrette, mais mon
cœur est déjà pris. » — « Mais, Mademoiselle, je n'aurais jamais osé viser si
haut. »
Le terme viser haut est pris simultanément dans ses deux acceptions dif
férentes : une interprétation consciente, « style élevé », s'oppose à une inter
prétation préconsciente, littérale, « style bas », où l'adverbe retrouve sa s
ignification originelle topologique.
rution des Cours de Ferdinand de Saussure, et deux mille cinq cents ans
après la controverse entre Cratyle et Hermogène ?
L'idée se développe, se déploie spontanément, selon la thèse hégélienne.
L'évolution d'une science a, sans doute, sa logique interne. Toujours dans
les cadres de la théorie ontologique de Hegel on pourrait voir dans l'intérêt
soudain pour les sources naturelles du langage une réaction, une antithèse à
la thèse de l'arbitraire du signe et, plus généralement, aux restrictions impos
éespar la linguistique structurale.
Il y a sans doute un rapport entre le renouveau de la thèse G-rçast et le re
gain de l'intérêt pour les origines du langage humain (sujet frappé de tabou
et officiellement exclu des discussions linguistiques par les statuts de la So
ciété linguistique de Paris). La place importante qu'occupe l'étude de l'int
onation, longtemps négligée, dans les recherches linguistiques pourrait s'e
xpliquer par une tendance analogue : la quête du préconceptuel. On doit
ajouter à cet ensemble {package, selon la terminologie de la sociologie
anglo-saxonne) la naissance d'une linguistique pragmatique et, en général,
la tendance à l'élargissement des cadres des sciences du langage, bien au-
delà de la linguistique, dans le sens classique du terme.
Il serait tentant d'élargir les cadres en cherchant les conditions sociales
de ces changements. Nous savons que le débat 6^aet/<púaet avait des impli
cations idéologiques et politiques importantes. Je crois qu'il faut résister à
cette tentation, et reporter cette analyse à un moment où nous disposerons
d'une histoire sociale détaillée et approfondie de la linguistique1.
1 . La théorie «púasi signifiait qu'à l'instar de la rectitude originelle des expressions verbales les institu
tionssociales étaient justes et durables, répondant à des besoins sociaux conçus comme atemporels. La théo
rie(Hjffet, au contraire, concevait les institutions et les mœurs comme changeant d'un pays à l'autre et, dans
le même pays, d'une époque à l'autre. La théorie ipúaei correspondait à la conception idéologique de l'ari
stocratie ; la théorie O^eei à celle de la démocratie d'Athènes.