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Ivan Fónagy

Physei/Thesei, l'aspect évolutif d'un débat millénaire


In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 29-45.

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Fónagy Ivan. Physei/Thesei, l'aspect évolutif d'un débat millénaire . In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 29-45.

doi : 10.3406/flang.1993.1033

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flang_1244-5460_1993_num_1_1_1033
PARCOURS D'ENSEMBLE

Physei/Thesei

L'aspect évolutif d'un débat millénaire

IVAN FÓNAGY*

I | « C'est une question débattue depuis bien longtemps », écrit le sa


vant grammairien allemand Justus Georg Schottel en 1663, « de savoir, si
les mots sont dus à la nature ou à un choix libre, s'ils sont naturels ou arbi
traires, à l'origine » (voir Fónagy, 1956).
II y a, en effet, près de deux mille cinq cents ans qu'Hermogène a soumis à
Socrate sa controverse avec Cratyle sur la nature du signe verbal. Il s'agissait
d'un débat qui avait déjà cours dans les milieux intellectuels d'Athènes. Crat
yle déclarait qu'il y avait une rectitude originelle inhérente aux mots, associés
par des liens naturels aux objets désignés (Platon, Cratyle, 384c, 1. 1, p. 614).
Hermogène représente dans le dialogue le point de vue des sophistes pour qui
le langage était basé sur des conventions (vó^xío « selon la coutume », 384,
385). Il préconise le principe de l'arbitraire du signe qui, selon Ferdinand de
Saussure, constitue l'axe de la linguistique moderne (1976 [1966], p. 110). Il
apporte, avec Socrate, des arguments décisifs : on désigne le même objet diff
éremment en différentes langues (434c, 1. 1, p. 683) ; le nom d'un objet peut être
modifié sans cesser de dénoter le même objet (384<f, I, p. 614) ; les sons, censés
avoir telle ou telle qualité, se trouvent dans des mots qui ne possèdent point
cette qualité (434c-435a, I, p. 68 1 s.).
A peine posée, la question sur la nature du signe verbal était résolue. Et,

* Académie hongroise des Sciences.


Faits de langues, 1/1993
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pourtant, la discussion continue au cours de l'Antiquité (Steinthal, 1971


[1863]) et du Moyen Age : les « réalistes » seront les défenseurs de la théorie
cpútfsi et les « nominalistes » soutiendront le principe B-rçasi. Un débat ana
logue a eu lieu aux Indes (Regnaud, 1884, 12 s.).
Dans ses cours, Ferdinand de Saussure constate que « le principe de l'ar
bitraire du signe n'est contesté par personne » (1976 [1916], p. 100). Saussure
aurait été sans doute étonné de voir le volume publié en 1962 par Rudolf En-
gler rapportant les critiques du principe de l'arbitraire du signe (auquel l'au
teur a dû ajouter en 1964 un complément) ; encore plus étonné devant le nouv
elessor de la thèse de Cratyle — les congrès internationaux, linguistique et
sémiotique, ayant l'iconicité pour thème central, et devant le nombre tou
jours croissant d'études qui signalent la présence du principe cpúcrsi, sur tous
les niveaux d'organisation du langage : celui des sons, de la prosodie, de la
syntaxe, de la structure sémantique des lexemes et monèmes grammaticaux.

2 | UN SIMPLE MALENTENDU ?

J'ai cru retrouver (1956) l'une des sources du débat perpétuel dans le ré
seau conceptuel erroné qui sous-tend la controverse : on oppose à la moti
vation du signe soit le signe arbitraire, soit le signe conventionnel, en trai
tant les termes « conventionnel » et « arbitraire » comme des synonymes.
C'est ce qui permet à Saussure de considérer la diversité des mots onoma-
topéiques désignant le même objet comme une preuve de leur caractère ar
bitraire. Seymour Chatman (1965) s'est servi cinquante ans plus tard du
même argument. Par contre, dès 1891, dans un article sur les onomatopées
(1928 [1891], 237-240), Hugo Schuchardt a mis en évidence que les mots qui
dénotent le tonnerre, tout en différant sensiblement d'une langue à l'autre
— latin tonitrus, basque durunda, hongrois mennydôrgès [mejidoergej] —,
ont un noyau dur commun ainsi constitué :
occlusive + r + u/o + m/n

ce qui indique que ces mots conventionnels n'en sont pas moins motivés.
Cette constatation n'a rien d'un paradoxe. Chaque signe linguistique est,
par définition, conventionnel (« codé ») en tant qu'élément du système ver
bal. Dire que tel ou tel mot d'une langue est « conventionnel » est un
truisme, en fait, une tautologie, qui ne contient aucune indication sur le
rapport entre signifiant et signifié, voire avec l'objet désigné. Ce rapport
peut être parfaitement aléatoire ou, au contraire, plus ou moins motivé.
Un test sémantique sur des gestes et mimiques accompagnant la parole,
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fait parallèlement à Paris, à Budapest et à Tokyo, montre que les gestes et


mimiques du français parisien sont motivés dans la plupart des cas, et
conventionnels dans tous les cas (voir Geneviève Calbris, 1990, 1-25). La
moyenne des expressions françaises correctement interprétées était de 84 %.
Le caractère conventionnel était relativement faible pour certaines expres
sionsmimétiques et plus important pour d'autres ; certaines étaient souvent
mal comprises par les informateurs hongrois et japonais.
Les « gestes sémantiques », les transferts lexicaux sont, comme les
gestes manuels, des signes conventionnels motivés. Le mot kran désignait
en moyen-haut-allemand l'oiseau échassier, la grue, et par extension
métaphorique la machine qui permet de soulever et de déplacer des fa
rdeaux lourds. En allemand contemporain Kran a gardé son sens méta
phorique, mais ne désigne plus l'oiseau que dénote le mot Kranich, dérivé
de Kran. Par contre, à aucun moment le mot allemand n'a désigné la
prostituée. Un locuteur allemand doit connaître les conventions lexicales
du français qui assignent ces trois sens au mot grue pour s'en servir cor
rectement, tout en reconnaissant le bien-fondé des deux métaphores. C'est
grâce à sa motivation qu'une nouvelle métaphore est comprise par l'inte
rlocuteur ou le lecteur, et c'est la convention qui assure une précision et
une constance relatives à la structure sémantique des signes lexicaux ou
grammaticaux.
L'analyse prosodique de nombreuses langues non apparentées
(Dwight Bolinger, 1978) a montré que la mélodie des phrases interroga-
tives (non marquées par des morphèmes segmentaux) est montante et/ou
plus élevée. Ce rapport statistique très significatif révèle la motivation de
ces formes mélodiques, mais ne dispense nullement de l'apprentissage des
conventions, des règles d'intonation propres à chaque langue. L'enseignant
de français aura beaucoup de peine à faire prononcer, ou simplement à
faire entendre la différence entre la montée progressive (courbe convexe)
de l'énoncé interrogatif C'est évident ?, d'une part, et la montée précipitée
(plutôt concave) de l'énoncé exclamatif C'est évident/, d'autre part
(Fónagy, 1981 b).
La diversité des formes peut masquer dans tous ces cas la présence
d'une motivation sous-jacente. Le contraire est plus rare. Les variantes
combinatoires (contextuelles) des phonèmes présentent de tels exemples.
Selon le Projet de terminologie standardisée du Cercle linguistique de
Prague (1931), la variation combinatoire est « extra-phonologique »,
puisque ce sont seulement les contraintes physiologiques qui déterminent
les modifications que subissent les consonnes ou les voyelles. Ainsi, la na
sale /n/ suivie de /k/ ou /g/ apparaîtra sous la forme de [rj] en allemand,
en anglais, en hongrois. Mais non en russe, où le /n/ ne change pas son
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point articulatoire alvéolaire habituel. Le mot якенка est prononcé


[зепка]. Ici, le caractère conventionnel (linguistique) est masqué par la
motivation physiologique.

3 | COMMENT DÉTERMINER LE DEGRÉ DE MOTIVATION

Dans la plupart des cas, les onomatopées puisent dans l'inventaire des
phonèmes d'une langue donnée, ce qui impose des restrictions sévères à
l'imitation des phénomènes acoustiques. On peut, à la rigueur, comparer
les sonagrammes des bruits imités avec ceux des onomatopées corres
pondantes. Il est possible d'établir un parallèle entre gestes vocaux (Lautge-
bàrden, selon Wilhelm Wundt, 1900, t. 1, 312-317), ainsi entre le « gliss
ement » et l'articulation des mots tels que glisser ou anglais glide1.
Il serait plus difficile de prouver et surtout de mesurer la ressemblance
entre la « rudesse » morale et les mots qui la dénotent {rude : anglais
rough ; allemand grob ; hongrois durva).
J'ai proposé dans un article antérieur (1978) une méthode indirecte (peu
pratique, mais praticable) qui consiste à établir d'abord le degré de ressem
blance aléatoire entre les mots de deux langues non apparentées, par
exemple l'allemand et le hongrois. Ceci permet de déterminer si la ressem
blance phonétique est plus grande ou non entre les mots correspondants
qualifiés d'onomatopéiques. En d'autres termes, on mesure la distance
phonétique entre les deux mots, pour la comparer à la distance moyenne
des mots qui ne sont pas considérés comme des onomatopées. Il est apparu
que le degré de dissimilarité était de l'ordre de л: = 5.09 (s = 1 .23) pour
les mots non onomatopéiques, et de x = 3.64 (s = 0.97) pour les ono
matopées2.
Il peut paraître surprenant de retrouver cette tendance onomatopéique
en dehors des onomatopées. Le principe <puaei se manifeste dans des ensemb
leslexicaux, composés de mots qui ne sont pas considérés iconiques.
Maxime Chastaing (1962) a consulté les vocabulaires de trois langues, le
français, l'anglais et l'italien, pour voir si la fréquence de voyelles claires
était plus grande dans l'ensemble des mots dénotant la clarté que dans ceux

1 . En japonais comme en hongrois, on distingue l'imitation vocale des phénomènes acoustiques — ja


ponais giongo, hongrois hangutànzàs —, d'une part, et l'imitation d'autres phénomènes, visuels, tactiles ou
mentaux par des moyens vocaux — japonais gitaigo, hongrois hangfestés « peinture sonore » —, d'autre
part.
2. La méthode et les résultats illustratifs sont décrits avec plus de détails dans un ouvrage à paraître,
portant le même titre que l'article référé.
Physei/Thesei 33

dénotant l'obscurité. Le résultat était nettement positif (1962). Indépe


ndamment de l'étude de Chastaing, nous sommes arrivés à des résultats ana
logues (Fónagy, 1965 ; I. et J. Fónagy, 1970) en comparant la distribution
de fréquence des voyelles appartenant aux sphères sémantiques suivantes :
a) sombre, là-bas, triste, laid, amer, grand, lent ; b) clair, là-haut, joyeux,
doux, petit, agile ; puis la distribution des consonnes dans les ensembles :
c) colère, sauvage, dur, mauvais, amer ; d) amour, mou, bon, doux. Les
voyelles antérieures dominaient dans le groupe a) ; les postérieures dans le
groupe b) ; les occlusives sourdes dominaient dans le groupe c) ; le m, le /
et le yod dans le groupe d).
On retrouve des correspondances semblables, le long de l'axe syntagma-
tique, dans des textes poétiques. Il apparaît, comme prévu par Denis d'Ha-
licarnasse, que les voyelles postérieures (sombres) sont significativement
plus fréquentes dans des cycles de poèmes exprimant les « chagrins
d'amour » (Kesergô szerelem), du poète hongrois Sándor Kisfaludy (1772-
1844), tandis que les voyelles antérieures ressortent dans le cycle « bonheur
d'amour » (Boldog szerelem) (Fónagy, 1965, 76). La plus haute fréquence
des consonnes « dures » (k, t, r) accompagne l'expression des émotions
agressives dans les Châtiments de Victor Hugo, dans Invectives de Verlaine,
dans les Geharnischte Sonette [Sonnets en harnais] de Friedrich Riickert, et
dans les poèmes guerriers de Sándor Petôfi (1920-1849) ce sont, au
contraire, les consonnes douces, m, l, yod, qui sont mises en relief dans les
cycles reflétant une attitude sereine et affectueuse, dans L'art d'être grand-
père, dans La bonne chanson, dans le Liebesfrtihling [Printemps d'amour] de
Riickert et dans les poèmes idylliques de Petôfi.
Les résultats obtenus par l'analyse statistique peuvent être contrôlés au
moyen de la synthèse. On peut faire varier la fréquence relative des voyelles
et consonnes dans des « poèmes » écrits en (pseudo-)français ou en
(pseudo-)hongrois probabilitaire, et faire des tests sémantiques à partir de
variantes qui ne diffèrent que dans la fréquence de tel ou tel trait distinctif
vocalique ou consonantique. Les participants aux tests doivent répondre à
des questions telles que : « Lequel des poèmes est un poème d'amour plato
nique vs. erotique ? », « Lequel décrit un paysage d'automne ? », « Lequel
est un poème belliqueux vs. contemplatif? », etc. (Fónagy, 1980, 73-81)1.

1 . Les résultats de tests psychophonétiques d'autres auteurs — de Stanley Newman (1933) pour l'an
glais, de M. S. Miron (1961) pour l'américain et le japonais, de Suitbert Ertel (1969) pour l'allemand, d'Eli
Fischer- Jargensen (1978) pour le danois, les tests de Fernando Dogana (1983, 1990), faits avec des sujets ita
liens, ceux de ZuravFëv (1974, 1977) avec des informateurs russes, ukrainiens, bulgares, polonais et litua
niens — semblent confirmer les résultats obtenus à partir des textes français, allemands, hongrois. On trouve
critiques et mises en garde au sujet de ces théories et méthodes chez plusieurs auteurs (voir Combarieu,
1894 ; Delbouffle, 1967).
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4 | LA PAROLE BAIGNE DANS LE NATUREL : ENCODAGE DOUBLE

Les analyses physiologiques et acoustiques montrent que les phonèmes,


en tant que modèles linguistiques, laissent une large marge à l'actualisation
des voyelles et des consonnes (Buhler, 1933 ; 101 et s.)- Pour certains au
teurs, les modifications de l'articulation idéale peuvent être conçues comme
une simple distorsion : un bruit qui recouvre le message (Fodor et Garret,
1966 ; Watt, 1970). Dans cette hypothèse il faudrait s'attendre à ce que
a) la dispersion des sons concrets dans le cadre du phonème soit aléatoire,
et b) que l'écart par rapport à la réalisation idéale n'apporte aucune sorte
de message. Or, les mesures acoustiques et ciné-radiologiques montrent
clairement que les écarts ont une direction, et que leur centre se déplace sui
vant l'attitude émotive du locuteur.
Il apparaît que dans la joie le point d'articulation des voyelles se déplace
vers l'avant, la langue se lève et s'avance ; tandis que dans la tristesse, elle
se baisse et se retire. Dans la colère ou dans la parole haineuse, les organes
de la parole sont tendus : les muscles expiratoires sont très actifs, l'entrée de
la glotte se rétrécit, la langue se crispe, son mouvement est saccadé, elle est
pressée vigoureusement contre le palais ou les alvéoles pour articuler les oc
clusives k, g ; t, d, et les lèvres sont plus serrées pour prononcer les
consonnes labiales. Dans l'expression des émotions tendres, l'activité des
muscles expiratoires est faible, l'entrée de la glotte est détendue, la langue
est plus décontractée et ses mouvements sont déliés, les transitions sont
graduelles.
Selon les analyses radiologiques de deux langues non apparentées, le
français et le hongrois, des émotions analogues produisent les mêmes modif
ications, indépendamment des structures phonologiques, syntaxiques et s
émantiques des langues en question. Les transformations ne dépendent que
des émotions. Le code qui engendre les distorsions se situe en dehors de la
langue. Il faudrait les attribuer à un Détracteur ou Modulateur indépen
dant, mais étroitement lié à la langue (à la « Grammaire »). Le Modulateur
est constitué d'un corpus de règles de transformation ; il est essentiellement
parasitaire, et présuppose l'existence des messages verbaux engendrés par la
langue1.
Ce sont les transformations qui véhiculent le message complémentaire,
paralinguistique, et non les sons transformés eux-mêmes. Par conséquent

1 . Ce modèle est présenté d'une façon plus détaillée et plus systématique dans des publications anté
rieures (1971, 1983, 9-26, 152-156).
PhyseijThesei 35

une occlusive laryngale n'est expressive que dans la mesure où elle résulte
d'une distorsion des séquences engendrées par la langue. Le (?) ajouté par
le Modulateur à l'énoncé Je le hais est expressif : il prête de la substance à
un mouvement mental de colère :
LANGUE MODULATEUR EFFET
/зэ 1э e/ [3 te fť\ + (colère)

Un [7] déjà prévu par la langue, telle que le burmais ou l'arabe, n'ajoute
aucune information supplémentaire à l'énoncé /9ata/ « il perd »
LANGUE MODULATEUR EFFET
/?ata/ Pata] O (neutre)
L'interlocuteur français ne percevra dans la séquence [?s] qu'une
voyelle, le /s/, puisque, au cours de l'analyse linguistique préconsciente
qu'implique la perception, il devra ignorer les phénomènes sonores non li
nguistique, et il supprimera à ce stade d'analyse le [?]. Cette suppression, loin
d'annuler l'effet du coup de glotte, libère l'énergie émotive inhérente à ce
geste articulatoire. Par contre, le geste vocal [>] ne sera pas perçu comme tel
par l'interlocuteur arabe pour qui ]?] signale simplement la présence d'un
élément consonantique purement distinctif (privé de substance, puisqu' « il
est impossible que le son, élément matériel, appartienne par lui-même à la
langue », Saussure, 1976 [1916], 157, 164). Cette « surdité fonctionnelle »
est secondaire : elle est le produit de l'apprentissage linguistique. Une petite
fille hongroise qui écoute le discours télévisé d'un diplomate arabe demande
à son père : « Papa, pourquoi est-il fâché, ce monsieur ? » Elle a interprété
les [?] fréquents de l'arabe selon les principes de décodage de sa langue mat
ernelle, où les [>] supplémentaires reflètent généralement la colère ou une
attitude très catégorique (militaire).
Rêvons le temps d'un alinéa que nous sommes dans un salon littéraire
vers le milieu du xvif siècle. Un jeune précieux prononcera mon père avec
beaucoup d'élégance et de chic comme : [môpez], puis il ajoutera : sa bourse
pèse lourd [sa burs pez lu: R]. Le [z] de pèse n'aura aucune valeur stylistique
puisqu'il n'a subi aucune transformation ; contrairement au [z] de père qui
a été prononcé d'une façon « mignarde », « efféminée », selon les grammair
iens de l'époque, en « émasculant » les /r/ roulés — j'emprunte cette méta
phore au linguiste anglais T. H. Pear (1931) ainsi qu'à l'écrivain et critique
allemand Th. F. Vischer (1882). Donc :
LANGUE MODULATEUR EFFET
/mô per/ [mô pez] + (efféminé)
/pez/ [pez] 0
36 Ivan Fónagy

Le phonème n'apparaît jamais sous sa forme pure. Dans la vive voix, il


s'écarte nécessairement de l'articulation idéale — centre idéal d'un cercle de
variation admise — selon le modèle proposé : il doit passer par le modulat
eur. La modulation peut être infime, insignifiante au sens physique et s
émantique du terme. Dans ce dernier cas, il reflétera une attitude neutre
(spontanée ou voulue).
Les règles de transformation du Modulateur sont paralinguistiques et
motivées. La motivation est indirectement attestée par l'universalité de ces
règles. Les liens naturels entre le contenu émotif et sa forme d'expression
sont apparents. Il est symptomatique (rapport de cause à effet), et/ou symb
olique. Félix Trojan ramène les attitudes que reflète la constriction pha
ryngée — dégoût, mépris, haine, ironie — à l'envie de vomir (1952, 186-
189 ; 1975, 69-79). Les aspects symboliques de l'articulation ont été mis en
relief, entre autres, par Wundt (1900, t. I, 326-347), Otto Jespersen (1922,
chap. 20, § 7-8), R. Paget (1930), André Spire (1986 [1949]). Jespersen lie la
tendance à exprimer la petitesse à la réduction de la distance entre la langue
et le palais dur. Spire voit dans l'articulation expressive une sorte de panto
mime. Bien avant les phonéticiens et psychologues du XXe siècle, Socrate
met en rapport les gestes articulatoires et corporels : on peut « mimer la na
ture » avec les mouvements de la langue comme avec les mouvements du
corps (Cratyle, Alla, I, 665 ; 426î/, e, I, 670 s.).
Les traits distinctifs vocaux de la colère peuvent être interprétés comme
la reproduction miniaturisée de la préparation à un combat au corps à
corps, et du combat même. La préparation au combat se reflète dans la
forte tension musculaire des organes de la parole. La constriction laryngée
— les cordes vocales sont contractées et fortement accolées, les bandes ven-
triculaires s'imbriquent, les ventricules se rétrécissent — rappelle un acte de
strangulation. Les groupes musculaires antagonistes — muscles expira-
toires et muscles externes et internes de la glotte — s'affrontent, l'expiration
violente est contrecarrée par la constriction laryngée. Les mouvements sac
cadés de la langue pourraient correspondre au rythme du combat violent.
Les accents récurrents qui frappent les syllabes avec force semblent marquer
des coups musclés.

5 | ICONICITÉ PROSODIQUE

Cette pantomime est en même temps projetée dans l'espace sonore à


l'aide de la prosodie. Des sommets d'intensité et de hauteur traduisent les
contractions musculaires accentuelles. Aux mouvements saccadés de la
Physei/Thesei 37

langue correspond une ligne mélodique angulaire : une ligne mélodique r


igide est brisée par des sauts mélodiques répétés. Une attitude émotive op
posée, comme l'angoisse, réduit au contraire les intervalles mélodiques,
évoquant la position contractée de l'homme traqué qui tâche d'échapper à
la vue, d'être à la fois invisible et inaudible, comme en témoigne la voix im
parfaite, semi-chuchotée de l'angoisse et de la peur.
Les termes latins ictus et russe ударение associent l'accent à l'action
d'asséner des coups ; les termes anglais stress et allemand Druckakzent à
l'effort, à la pression. La distribution des accents dans l'énoncé est arbi
traire dans la mesure où elle dépend des règles qui déterminent la place de
l'accent dans le mot et dans le groupe rythmique. Le locuteur est en même
temps libre de varier, dans les cadres fixés par la langue, la force des ac
cents, ce qui lui permet de marquer l'importance qu'il donne à tel ou tel él
ément du message, et de refléter la structure sémantique de son discours. Les
écarts par rapport à ces règles, le degré d'irrégularité de leur distribution
sont toujours motivés : ils expriment des attitudes émotives.
Ceci est également vrai de la distribution des pauses physiques qui dé
pend à la fois des règles qui gouvernent le placement des pauses abstraites
(jonctures) et des attitudes émotives et intellectuelles des locuteurs. Le poète
réussit à imiter les déplacements expressifs des pauses en créant des désac
cords entre structure métrique et structure prosodique. L'enjambement en
est l'exemple classique. L'analyse statistique et sémantique des enjambe
ments (« aigus ») montre que le poète fait un usage plus nuancé et plus
complexe de ces pauses virtuelles que la vive voix. Dans la parole quoti
dienne, les pauses irrégulières reflètent des émotions ou mettent en relief le
mot qui suit la pause. En poésie, l'enjambement est souvent figuratif1.

6 | ICONICITÉ SYNTAXIQUE

Le Modulateur a autant de niveaux que la langue, malgré la diversité i


r éductible de leur fonctionnement2. Un éclat de colère peut désorganiser,
déchiqueter l'énoncé « objectifié » à la fois au niveau prosodique et syn
taxique. L'éditeur fictif du roman Sartor Resartus (1970 [1836], p. 57) de

1 . Ainsi, Venjambement, c'est-à-dire le franchissement d'un obstacle, figure la structuration spatiale,


l'enchaînement, une fin abrupte, la mort et la renaissance, l'infini, etc. J'ai tâché d'esquisser la syntaxe et la
sémantique de l'enjambement dans des publications antérieures (1965, 82-89 ; 1981).
2. Sur les règles qui sous-tendent l'activité du Modulateur aux niveaux phonétique, syntaxique, sémant
iqueet graphique, voir un article antérieur (1971).
38 Ivan Fónagy

Thomas Carlyle souligne le caractère à la fois humoristique et agressif des


violations des règles syntaxiques qui gouvernent Tordre des mots, et parle
du « démembrement » de la phrase et du texte1. Un tel « démembrement »
de l'énoncé, le style haché, pourrait être comparé au geste symptomatique
d'une personne agitée ou en colère qui, au cours d'une conversation tél
éphonique, déchire en petits morceaux une feuille de papier.
Si on admet que l'agressivité est un des facteurs possibles du « d
émembrement » de l'énoncé neutre (non marque), on doit s'attendre à
trouver une corrélation positive entre la fréquence des hiatus syntaxiques
et l'attitude agressive. Une telle analyse devrait de préférence porter sur
un corpus suffisamment vaste et varié, en ce qui concerne l'attitude émot
ive du locuteur. A défaut d'un tel corpus, j'ai comparé deux cycles de
poèmes de Verlaine, les Invectives et Sagesse. Les enjambements aigus,
« violents » sont significativement plus fréquents dans les Invectives que
dans Sagesse, 9,8 % contre 3,3 %. On retrouve le même contraste au ni
veau de la syntaxe : le style haché domine dans les Invectives. On compte
15,8 virgules sur 100 mots dans les Invectives et 8,5 dans le recueil La
bonne chanson.
Il y a deux formes d'iconicité syntaxique qu'on pourrait distinguer à
l'aide des termes d'iconicité dynamique et d'iconicité statique. L'iconicité dy
namique résulte de la transformation de l'ordre syntaxique originel par le
Modulateur. Cette transformation est toujours motivée (iconique), en tant
que reflet d'une attitude émotive. L'iconicité statique relève de l'isomor-
phisme entre la structure syntaxique de l'énoncé et celle de son contenu.
L'ordre de mots impressionniste suit la psychogenèse de l'image dé
crite. « Les effarés » de Rimbaud nous en offre un exemple inégalable2.
Nous apercevons d'abord vaguement à travers la brume un objet qui se
détache du fond blanc du paysage enneigé et qui apparaît noir par
contraste avec le soupirail illuminé par le feu. On identifie au fur et à me
sure cet objet, les derrières de silhouettes agenouillées : des enfants qui r
egardent par le soupirail le boulanger. Et c'est avec les yeux des gosses
(dans le dernier vers de la deuxième strophe) qu'on perçoit qu'il est en
train de faire du pain.

1. Voir à ce sujet l'article de Peter Allan Dale (1981).


2. Noirs, dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits — misère !
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.
(Les effarés)
PhyseijThesei 39

Dans d'autres cas, la construction syntaxique reflète une structure spat


iale. Leo Spitzer nous montre dans son article sur Fhyperbate (1926, 146-
159) comment Verlaine crée une image « à trois coulisses » (Drei-Kulissen-
System), à l'aide d'une double interposition1.
Le château Le soleil couché
tout blanc à son flanc
Avec
(L'allée est sans fin)
Les multiples formes de motivation des structures syntaxiques et mor
pho-syntaxiques ont fait l'objet d'études récentes (Cureton, 1981 ; Epstein,
1981 ; Skoda, 1982 ; Haiman, 1985 ; Turner, 1986 ; Landsberg (éd.), 1991,
in press ; Mayerthaler, 1981).

FORMES DE SYMBIOSE DE L'ENCODAGE ARBITRAIRE


ET DE L'ENCODAGE MOTIVÉ

La tendance physei se manifeste donc de façons très diverses.


Charles Sanders Peirce (1931-1958 [1867]) distingue deux sortes de s
ignes iconiques (motivés) : images et diagrammes. Les images correspondent
directement au contenu, tandis que dans les diagrammes la similitude entre
signifié et signifiant est purement structurale (isomorphique) : ce sont les
rapports entre signifiants qui correspondent aux rapports entre signifiés
(voir aussi Greenlee, 1973). Jakobson (1971 [1965], 345-359) reprend et dé
veloppe la théorie de Peirce. Nous retrouvons la distinction des concepts
« image » et « diagramme » chez Christian Wolff (1983 [1719], t. 2, 177 s.).
Il considère les signes verbaux pris isolément comme arbitraires. Les rap
ports entre les signes sont, cependant, motivés, et constituent une « mimét
ique structurelle ».
La peinture sonore est superposée, d'une façon astucieuse, au texte com
posé d'unités lexicales et grammaticales arbitraires dans les textes poéti
ques. La correspondance des sonorités et du message transmis sur les deux
canaux est due au choix des mots : choix qui tient compte à la fois du
contenu conceptuel des unités linguistiques et du contenu préconceptuel des
gestes vocaux. « La poésie doit relever les signes arbitraires au niveau des
signes naturels », écrit Gotthold Ephraim Lessing dans une lettre du

1. Pour d'autres types d'ordre des mots figuratifs (Reitz, 1937 ; Freeman, 1975 ; Žolkovskij, 1979 ;
Kehl, 1980 ; Epstein, 1981 ; Turner, 1986 ; Fónagy, 1964 et 1992, sous presse).
40 Ivan Fónagy

25 mai 1769 à Friedrich Nicolai (cité par Gray, 1991, 109 s.). C'est l'art
dramatique qui excelle selon Lessing dans la transmutation des signes (Lao-
koon [1766], in : 1954-1958, t. 9, 319 s.).
C'est une vraie surprise de découvrir un rapport paradigmatique entre
le contenu global d'un ensemble lexical et la fréquence des phonèmes
correspondants — donc les mieux adaptés à suggérer un contenu précon
ceptuel analogue au contenu verbal de l'ensemble (voyelles vélaires, d'une
part, et couleurs sombres, tristesse, laideur, etc., de l'autre).
La « vive voix » humaine a la particularité de réunir dans un seul seg
ment un élément d'un signe arbitraire, un phonème, et un geste vocal ex
pressif, perçu comme une « manière de prononcer » ce phonème.
L'iconicité de la métaphore — des transferts lexicaux et grammati
caux —, en d'autres termes la motivation de la dynamique lexicale ou
grammaticale, n'a été mise en question à aucun moment de l'évolution des
théories sémantiques, à partir d'Aristote et jusqu'à nos jours. La découverte
de l'iconicité « statique » — c'est-à-dire celle du rapport sémantique naturel
entre les acceptions d'un lexeme (Bréal, 1924 [1897] ; Contras, 1973 ; Lakoff
et Johnson, 1980 ; Lakoff, 1987), d'un morphème (Schulze, 1988) ou d'une
structure syntaxique (Fónagy, 1975), ainsi que des signes de ponctuations
(Fónagy, 1979) — est plus récente.
Ce qui distingue le signe verbal d'autres signes, ce n'est pas son carac
tèrearbitraire, mais les diverses formes de synthèse du principe de l'arbi
traire (cpúaei) et du principe de la motivation (07)crei).
Les traits iconiques sont interdépendants. La valeur des pauses ne dé
pend pas uniquement de leur longueur et de leur fréquence. Elle est déter
minée par la cooccurrence d'autres traits iconiques. Ainsi, les pauses fr
équentes expriment l'hésitation ou l'agressivité, en fonction du « contexte »
phonétique. Associées à un niveau d'intensité bas, à des accents faibles, à
une gamme mélodique réduite, elles seront perçues comme l'expression
d'une attitude hésitante. Accompagnées d'occlusives laryngées, d'accents v
igoureux et fréquents, d'une ligne mélodique angulaire, de montées rapides,
elles participent à l'expression de velléités agressives. Leur caractère sémant
iquedépendra en même temps de leur place dans l'énoncé et de la structure
syntaxique de ce dernier. Le caratère agressif des pauses est mis en évidence
par des énoncés hachés, où les unités sémantiques et syntaxiques sont cou
pées en deux soit par des pauses, soit par l'ordre des mots.
L'analyse statistique de poèmes hongrois du xx? siècle a révélé la co
occurrence de consonnes « dures », d'enjambement « aigus », d'une struc
ture syntaxique hachée, d'une part, et de la haute fréquence des mots ap
partenant à la sphère de l'agression et de la mort (violente), d'autre part
(Fónagy, 19656). Le style verbal est toujours motivé, dans la mesure où les
Physei/Thesei 41

traits phonétiques, syntaxiques et sémantiques qui constituent le profil ver


bal individuel expriment le caractère, en tant qu'ensemble de messages per
manents, plus ou moins figés (Fónagy, 1964, 19656, 1983, 152-210).

8 | ASPECTS ÉVOLUTIFS

Le débat sur la rectitude du signe se déroule dans Cratyle dans les ca


dres de la synchronie. C'est Epicure qui lui prête une dimension temporelle,
en distinguant entre un stade primitif (originel) du langage dominé par l'e
xpression spontanée, naturelle des émotions, c'est-à-dire par le principe
<púcrei, et une évolution ultérieure, où le principe Btqctsl passe au premier
plan (Diogène Laerce, 1541, X, 75). Nous retrouvons cette conception chez
les théoriciens du siècle des Lumières. Selon Leibniz (1966 [1717], t. 2, 519-
555), les mots sont tout aussi arbitraires que les chiffres ou les jetons. Dans
le langage originel, par contre, les signes verbaux étaient motivés. Au cours
de l'histoire, les liens naturels entre signifiant et signifié ont été oblitérés. On
peut, toutefois, retrouver dans certains cas les traces d'une correspondance
originelle, et Leibniz apporte de nombreux exemples (acceptables et inac
ceptables). Le père de la physiognomie, le pasteur suisse Johann Kašpar
La vater, parle de la mutilation du langage naturel (1768-1778, t. 3, 102).
Nous croyons savoir aujourd'hui que le système de communication évo
lué n'a pas évincé son précurseur. La présence simultanée des deux prin
cipes sémiotiques à tous les niveaux de la communication verbale est d'au
tant plus remarquable qu'ils sous-tendent deux systèmes de communication
fondamentalement différents et très éloignés sur l'échelle évolutive. Le stade
du geste vocal précède probablement de centaines de milliers d'années la
formation des systèmes de signes articulés en phrases, mots et phonèmes. Il
est pourtant impossible d'actualiser un phonème dans la parole sans y ajou
terun geste vocal, donc un message qui relève d'un système de communicat
ion prélinguistique.
La prosodie — accents, intonation, débit — superpose à la séquence
d'unités segmentales un message plus évolué que l'interjection, mais moins
évolué que les signes à double articulation (Martinet, 1967), qui relève de
l'idéation conceptuelle. Le contenu modal que véhicule l'intonation interro
gative est plus proche de l'élaboration conceptuelle que celui des intona
tionsémotives, mais on doit, néanmoins, accepter la thèse de Roman Ja
kobson (1971, [1939], 289) selon laquelle l'intonation interrogative
provoque des énoncés références, sans être elle-même « réfêrentielle ».
Les contenus mentaux que représentent les formes multiples de l'agence-
42 Ivan Fónagy

ment figuratif des mots peuvent être considérés comme plus complexes et
plus différenciés que la colère qu'exprime le « démembrement » de l'énoncé
ou l'impatience que manifeste la projection de l'élément essentiel du mess
age. Les contenus exprimés â l'aide d'ordres de mots iconiques — express
ifs ou figuratifs — n'atteignent pas le niveau du contenu des lexemes ou
morphèmes manipulés, ni celui de l'ordre des mots distinguant le sujet de
l'objet ou la possession du possesseur.
Le principe même de l'iconicité, indépendamment de ses manifestations,
est précoce par rapport au principe de l'arbitraire du signe. Ce n'est quà 5-
6 ans que les enfants admettent l'existence de signes arbitraires. Mér asztal
[Pourquoi « table »] demande à ses parents un petit garçon hongrois de
trois ans. Gûnther, le fils de Wilhelm et de Clara Stem (auteur d'un manuel
classique sur le langage enfantin [1928]), a proposé à l'âge de quatre ans
l'étymologie suivante : « On dit océan parce qu'en le voyant on s'écrie
Oh ! » L'étymologie populaire est une conséquence inévitable du rerus du
principe de l'arbitraire. Selon la mythologie égyptienne l'homme est né des
pleurs d'une divinité ancestrale. La source de cette évaluation profondé
ment pessimiste de l'existence humaine est verbale : elle est suggérée par la
quasi-homonymie des mots remet « "l'homme" et remit "les larmes" ».
L'interprétation littérale des expressions idiomatiques s'explique en part
iepar la même confiance inconditionnelle dans la motivation des signes
(voir les tests d'Annelies Buhover, 1980, 235 s.). Mon fils, qui avait deux
ans et demi à l'époque, s'inquiétait de rester peut-être sans déjeuner. Sa
mère le rassure : Ki van zárva [C'est impossible, litt. : c'est exclu]. Hovâ van
kizàrva ? [Exclu où?] Ce trait caractéristique du langage enfantin n'a pas
échappé à Milne :

— Qu'est-ce que tu fais là ? lui cria Porcinet


— Je chasse.
— Tu chasses quoi ?
— Chut ! fit Winnie d'un ton mystérieux, je suis sur une piste.
— Quelle piste ? reprit Porcinet en s'approchant.
— C'est justement ce que je suis en train de me demander.
— Ah ! et qu'est-ce que tu vas te répondre ?
{Winnie l'Ourson, p. 39 s.).

La contrainte de remotivation, ou plutôt l'incapacité de démotiver, est


l'un des symptômes caractéristique de l'aphasie. Les malades interprètent
les mots composés comme s'ils obéissaient aux règles de la charade : chien
dent — chien + dent (Goldstein, 1933). La remotivation accompagne
toute régression mentale chronique. « Je le trouvais incapable, d'une façon
agaçante et décourageante, d'accepter une expression au sens figuré », écrit
Physei/Thesei 43

Searles (1965, 564). La guérison est accompagnée du retour progressif des


locutions démotivées.
Les idées délirantes des schizophrènes peuvent être considérées comme
des métaphores vécues. Une schizophrène se plaint d'avoir les yeux tordus,
démis. Elle dramatise le mot composé allemand Augenverdreher « hypoc
rite », litt. : « celui qui détourne ses regards » (Freud [1915], GW, 10,
296 s. ; SE, 14, 198). L'astasie d'une jeune fille hystérique dramatise
l'énoncé allemand ich komme nicht von der Stelle [je suis comme clouée au
sol] (Breuer et Freud [1895], voir Freud, G W, 1, 244 ; SE, 2, 276).
La magie verbale — de l'incantation au tabou verbal — implique une
remotivation poussée au-delà des limites verbales : les signes verbaux sont
assimilés aux objets inertes ou animés qu'ils désignent ; les énoncés, à peine
prononcés, se transforment en faits réels. Une telle identification précons
cientedu mot et de la chose sous-tend les diverses formes de la politesse ver
bale. L'euphémisme est censé embellir la réalité, transformer une vieille
femme en une femme d'un certain âge indéterminé et la mort en simple dé
part. Mano Kertész (s.d.) ramène les diverses formes d'appel indirect au
tabou de toucher une personne vénérée, même par l'intermédiaire de la pa
role (p. 102-113) : on fait semblant de s'adresser à une troisième personne
ou à l'une de ses qualités, objectifiée par hypostase (« Votre Majesté »,
« Votre Grâce », « Votre Excellence »).
Vues sous cet angle, la métaphore et la métonymie apparaissent comme
des actes magiques transformés en actes verbaux. Roman Jakobson (1971,
[1955] t. 2, 229-238) ramène, à juste titre, la métaphore à la magie analo
gique qui agit sur une personne à travers son effigie, et la métonymie à la
magie sympathique basée sur le principe de la contiguïté : il suffit au sorcier
de s'emparer des cheveux ou des ongles d'une personne pour avoir un pou
voir total sur elle (Frazer, 1890, t. 2, 258-290). Le poète sorcier transforme
au plan verbal une personne en loup, en renard, une rivière en serpent, le
ciel en océan. Sur ce plan, la métaphore, la métonymie, la synecdoque sont
plus proches des transformations magiques que les Métamorphoses d'Ovide.
L'iconicité réduit sous toutes ses formes la distance entre le signifiant et
le signifié, d'une part, entre le signe et l'objet signalé, d'autre part. Les mou
vements des organes phonatoires et les bruits produits sont des échantillons
d'objets ou d'actes représentés en tant qu'entités idéales. La métaphore telle
que saisir, comprendre, ainsi que les termes correspondants latin (capio, ca-
pisco), allemand (begreifen) ou russe (понять,) ramènent au plan de la s
ignification l'idéation à un acte physique. Le remplacement progressif du
principe cpúaei par le principe Orjast va de pair avec la transformation gra
duelle de l'acte physique en « pur » signe.
44 Ivan Fónagy

9 ! MOTIVATION ET NIVEAUX DE CONSCIENCE

Cette évolution n'a pas lieu en même temps aux différents niveaux de la
conscience. Le rêve ouvre une fenêtre sur une forme précoce d'élaboration
mentale. On n'y retrouve pas les démotivations successives qui caractérisent
l'évolution du langage. Un éléphant doté d'une trompe énorme entre en
scène : on pense à tromper son mari (Freud [1900], GW, 2/3, 417 ; SE, 5,
413) ; Yauto-érotisme y est représenté par une scène où l'oncle embrasse la
jeune fille dans la voiture (Freud, op. cit., GW, 2/3, 41 3 ; SE, 5, 409). Il est pro
bable que les locutions telles que // lui a coupé la gorge ou Elle est à croquer ou
II la dévorait des yeux sont interprétées différemment par la pensée consciente,
préconsciente et inconsciente. L'expression idiomatique allemande Ich beifie
mir eher den Finger ab [litt. : je préfère arracher mon doigt d'un coup de dents
que de...] pourrait avoir trois sens différents : 1) le contenu manifeste, figurat
if, «je préfère ne pas... » ; 2) un sens préconscient qui correspond à la traduc
tion française ; 3) un sens inconscient, «je préfère me châtrer ».
La « saveur » de ces expressions pourrait être une émanation de l'ana
lyselittérale inconsciente. L'effet des mots d'esprit est dû, sans aucun doute,
au télescopage de l'interprétation consciente qui paraît ignorer le sens origi
nel de l'expression, et de l'interprétation littérale préconsciente. A titre illus-
tratif une anecdote de l'époque de la monarchie austro-hongroise, citée par
Freud ([1905] GW, 6, 134 ; SE, 8, 120) :
Un bel officier fait la cour à une « cocotte ». Elle refuse ses avances de peur de
tomber sur un jeune homme sans moyens, et lui dit : « Je regrette, mais mon
cœur est déjà pris. » — « Mais, Mademoiselle, je n'aurais jamais osé viser si
haut. »
Le terme viser haut est pris simultanément dans ses deux acceptions dif
férentes : une interprétation consciente, « style élevé », s'oppose à une inter
prétation préconsciente, littérale, « style bas », où l'adverbe retrouve sa s
ignification originelle topologique.

10 | <p\>aei - 8^(T£l ET L'HISTOIRE


PhyseijThesei 45

rution des Cours de Ferdinand de Saussure, et deux mille cinq cents ans
après la controverse entre Cratyle et Hermogène ?
L'idée se développe, se déploie spontanément, selon la thèse hégélienne.
L'évolution d'une science a, sans doute, sa logique interne. Toujours dans
les cadres de la théorie ontologique de Hegel on pourrait voir dans l'intérêt
soudain pour les sources naturelles du langage une réaction, une antithèse à
la thèse de l'arbitraire du signe et, plus généralement, aux restrictions impos
éespar la linguistique structurale.
Il y a sans doute un rapport entre le renouveau de la thèse G-rçast et le re
gain de l'intérêt pour les origines du langage humain (sujet frappé de tabou
et officiellement exclu des discussions linguistiques par les statuts de la So
ciété linguistique de Paris). La place importante qu'occupe l'étude de l'int
onation, longtemps négligée, dans les recherches linguistiques pourrait s'e
xpliquer par une tendance analogue : la quête du préconceptuel. On doit
ajouter à cet ensemble {package, selon la terminologie de la sociologie
anglo-saxonne) la naissance d'une linguistique pragmatique et, en général,
la tendance à l'élargissement des cadres des sciences du langage, bien au-
delà de la linguistique, dans le sens classique du terme.
Il serait tentant d'élargir les cadres en cherchant les conditions sociales
de ces changements. Nous savons que le débat 6^aet/<púaet avait des impli
cations idéologiques et politiques importantes. Je crois qu'il faut résister à
cette tentation, et reporter cette analyse à un moment où nous disposerons
d'une histoire sociale détaillée et approfondie de la linguistique1.

1 . La théorie «púasi signifiait qu'à l'instar de la rectitude originelle des expressions verbales les institu
tionssociales étaient justes et durables, répondant à des besoins sociaux conçus comme atemporels. La théo
rie(Hjffet, au contraire, concevait les institutions et les mœurs comme changeant d'un pays à l'autre et, dans
le même pays, d'une époque à l'autre. La théorie ipúaei correspondait à la conception idéologique de l'ari
stocratie ; la théorie O^eei à celle de la démocratie d'Athènes.

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