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DE LA SYNTAXE À LA PRAGMATIQUE

LINGVISTICÆINVESTIGATIONES: SUPPLEMENTA

Studies in French & General Linguistics /


Etudes en Linguistique Française et Générale

This series has been established as a companion


series to the periodical "LINGVISTICEINVESTIGATIONES",
which started publication in 1977. It is published
jointly by the Linguistic Department of the University
of Paris-Vincennes and the Laboratoire d'Automatique
Documentaire et Linguistique du C.N.R.S. (Paris 7).

Series-Editors:

Jean-Claude Chevalier (Univ. Paris-Vincennes)


Maurice Gross (Univ. Paris 7)
Christian Leclère (L.A.D.L.)

Volume 8

Pierre Attal & Claude Muller (eds.)

De la Syntaxe à la Pragmatique
DE LA SYNTAXE À LA
PRAGMATIQUE

ACTES du COLLOQUE de RENNES


Université de Haute-Bretagne

edited by

Pierre Attal & Claude Muller

JOHN BENJAMINS PUBLISHING COMPANY


Amsterdam/Philadelphia
1984
Library of Congress Cataloging in Publication Data
Main entry under title:
De la syntaxe à la pragmatique.
(Lingvisticæ investigationes. Supplementa, ISSN 0165-7569; v. 8).
Bibliography.
Contents: Deux procédés interrogatifs en indonésien / Alice Cartier -- Signification indi­
recte par "Est-ce que" et par "do" auxiliaires / Benoît de Cornulier -- Le rapport entre
prédication associative et détermination associative / Denis Creissels -- [etc.]
1. Grammar, Comparative and general ~ Syntax ~ Congresses. 2. Semantics--Congresses.
3. Pragmatics -- Congresses.
I. Attal, Pierre. II. Muller, Claude. III. Université de Haute Bretagne. IV. Series.
P291.D4 1984 415 84-9329
ISBN 90-272-3118-4
© Copyright 1984 - John Benjamins B.V.
No part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or
any other means, without written permission from the publisher.
Nous remercions tous ceux qui nous ont aidés à réaliser
cet ouvrage :
- la Municipalité de Rennes,
- le Conseil Scientifique de l'Université de Haute-Bretagne
à Rennes,
- Madame Annick Richard.

La composition a été réalisée à l'Université


de Haute-Bretagne.
TABLE DES MATIERES

Préface : 5

Alice Cartier : Deux procédés interrogatifs en Indonésien . . 9


Benoît de Cornulier : Signification indirecte par «Est-ce que»
et par «do» auxiliaires 31
Denis Creissels : Le rapport entre prédication associative et
détermination associative: syntaxe ou sémantique? . . . 63
Nelly Danjou-Flaux : «Au contraire» comme opérateur d'an-
tonymie dans les dialogues 75
Anne-Marie Diller : Réponses indirectes par implicature . . . 95
Claire Fondet : Syntaxe et sémantique chez le jeune enfant:
étude longitudinale 117
Maurice Gross : Une classification des phrases «figées» du
français 141
Jacqueline Guéron : Remarques sur la répresentation de la quantifica­
tion dans une grammaire transformationnelle 181
Amr Helmy Ibrahim : Sur le statut de quelques «accidents»
syntactico-sémantiques 241
Richard Kayne : Catégories vides en français 261
Georges Maurand : Un exemple de rapports entre fonctions
syntaxiques et sémantiques: «Actant» I «Acteur»
en linguistique textuelle 285
Jacques Neuburger : Étude génétique de la sémantique dans le
développement du langage 297
François Recanati : Remarques sur les verbes parenthéti-
ques 319
Paul Sabatier : Une règle d'effacement du VP en français . 353
Ryzsard Zuber : Notion de superphrase 365

***
PREFACE

Les textes ici rassemblés donnent un tableau fidèle de l'état


actuel et de l'orientation des recherches linguistiques.

Non que toutes les écoles, chapelles, églises et sectes y


soient représentées: un seul volume n'y suffirait pas. Mais les
principaux courants y sont, et pas seulement dans les patrona­
ges dont ils se réclament: également dans l'approche des faits,
dans le type de problème soulevé, dans les solutions envisagées.

Ainsi, une même démarche rapproche des communications


de M. Gross et d'A. Cartier: intérêt pour les faits en eux-mê­
mes, qui ne sont pas, comme c'est parfois le cas en linguisti­
que, «découverts» après coup pour justifier une position théo­
rique — mais qui intriguent et interrogent le linguiste. Ceux qui
suivent les travaux de M. Gross et de son équipe du L.A.D.L.
retrouveront dans son texte la même approche taxinomique,
dont la finalité n'est pas le classement en soi, mais rien moins
que le rôle de la mémoire dans l'apprentissage de la syntaxe, et
la place à accorder aux processus productifs et aux règles com-
binatoires de la grammaire. La communication de A. Ibrahim
a la même inspiration: un classement des verbes de mouvement
6 Preface

en égyptien, dont le résultat est formulé dans une paraphrase


(au sens de Harris) rassemblant l'ensemble des facteurs séman­
tiques et syntaxiques pertinents, met en évidence des «acci­
dents» curieusement similaires dans plusieurs langues.

Trois textes illustrent la syntaxe chomskyenne: P. Sabatier


cherche à établir une règle transformationnelle, démarche
classique, mais sur un objet qui l'est un peu moins, puisqu'il
s'agit de deux phrases concaténées. J. Guéron cherche à jus­
tifier le bien-fondé d'une innovation récente, la «forme logi­
que», pour décrire les interactions des quantificateurs. R.
Kayne applique au français une autre innovation récente, les
catégories vides et le principe qui les régit, dont il donne d'ail­
leurs une formulation un peu différente de celle de Chomsky.
— Son but étant de montrer la supériorité de ce principe par
rapport à la règle A sur A, et la démarche étant ici d'aboutir
peu à peu aux principes et aux règles ayant un maximum
d'extension.

La communication de D. Creissels critique certaines analy­


ses génératives des prépositions et des possessifs, dont il pro­
pose une analyse sémantique. Celle de Maurand illustre égale­
ment un autre courant de la linguistique structurale, issu de
Tesnière, appliqué à l'analyse du texte.

L'autre grand domaine de la linguistique, la sémantique,


montre l'intrusion spectaculaire de la pragmatique: les faits
sont désormais des énoncés en situation, des dialogues, le
contexte entre dans l'analyse (N. Danjou-Flaux, M.M. Diller,
F. Recanati). Non seulement le contexte, mais beaucoup de
non-dit, d'habitudes, de rapports sociaux, voire la gestuelle,
qui interviennent dans la détermination du sens réel: en un
sens, l'analyse syntaxique des «expressions figées» (M. Gross)
Preface 7

et la pragmatique se rejoignent sur le terrain de l'indécidabilité


du sens à partir d'une combinatoire de morphèmes. La com­
munication de F. Récanati montre par ailleurs comment la
pragmatique «récupère» un problème (les verbes parenthéti-
ques) anciennement discuté par linguistes et sémanticiens, voi­
re par les syntacticiens.

Deux interventions sont à distinguer: celle de Zuber, au


confluent de la logique et de la sémantique, et l'analyse de de
Cornulier qui prend le contrepied du point de vue structural
habituel sur est-ce que.

Pour compléter ce panorama de la recherche linguistique,


deux communications (Cl. Fondet, J. Neuburger) illustrent le
travail des psycholinguistes sur l'apprentissage, et comblent un
peu le fossé qui sépare encore (par la méthodologie, les préoc­
cupations) spécialistes de la langue et spécialistes du locuteur.
DEUX PROCÉDÉS I N T E R R O G A T F S
EN INDONÉSIEN

L'indonésien dispose entre autres procédés des deux procé­


dés interrogatifs suivants:
I . apa(kah) + phrase

a) Le terme apa «quoi» éventuellement suivi de kah est pla­


cé en tête d'une phrase déclarative.
b) Cette phrase est réalisée du point de vue de l'intonation
de la manière suivante: montée de la voix à la dernière syllabe
du mot suivant le terme interrogatif ainsi q u ' à la dernière syl­
labe de la phrase. Comparez les deux phrases déclaratives ( l ) a
et (2)a et leurs correspondantes interrogatives ( l ) b et (2)b.

(1) a . Ali mau mem-beli - kan Rachman buku


Ah vouloir act.-acheter-bénéf. Rachman livre
«Ali veut acheter un livre pour Rachman»

b . apa(kah) Ali mau mem - beli - kan Rachman buku?


inter. Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Rachman livre
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Rachman?»

(2) a . Ali mau mem-beli-(kan) buku untuk Rachman


Ali vouloir act.-acheter-bénéf. livre pour Rachman
«Ali veut acheter un livre pour Rachman»

b . apa(kah) Ali mau mem - beli (-kan) buku untuk Rach-


10
CARTIER

man?
inter. Ali vouloir act.-acheter-bénéf. livre pour Rach-
man;
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Rachman?»

11 . ( ) - kah

a) Le suffixe kah suit le constituant sur lequel porte la ques­


tion.
b) Celui-ci est nécessairement placé en tête de l'énoncé.
c) La phrase est réalisée selon l'intonation interrogative,
c'est-à-dire que l'intonation est montante sur kah et sur la
dernière syllabe. On peut réaliser une brève pause après kah.

Dans l'exemple 3a, transformation de la phrase la, c'est


l'auxiliaire mau qui subit les transformations en tant que
constituant sur lequel porte la question. L'exemple 3b dans
lequel on a omis d'antéposer le constituant sur lequel porte
la question est inacceptable.

(3) a. mau-kah Ali mem-beli [-kan Rachman buku] ?


[(-kan) buku untuk Rachman]
vouloir-inter. Ah act.-acheter-bénéf. Rachman livre pour
Rachman'
«Ali veut-il acheter un livre pour Rachman?»

b.*Ali mau-kah mem-beli [-kan Rachman buku]

Ah vouloir-inter. act.-acheter-bénéf. Rachman livre pour


Rachman.

Ces deux formes de questions sont utilisées toutes les deux


en tant que yes-no-questions ainsi que pour exprimer l'interro­
gation de confirmation. Nous exposerons successivement le
fonctionnement de ces yes-no-questions, puis celui de l'interro­
gation de confirmation et certaines contraintes de l'interroga-
Interrogation en indonésien 11

tion et, pour finir, nous essaierons de proposer une explica-


tion des contraintes.

1 . YES-NO-QUESTIONS

L'identification d'une question comme une y es-no-question


ou une interrogation de confirmation peut se faire commodé-
ment par le test de la réponse négative. Dans le premier cas la
négation est tidak alors qu'elle est bukan dans le second cas.

1 . 1.Interrogation I

Les phrases telles que les exemples ( l ) a et (2)b sont en fait


ambiguës dans la mesure où la question peut aussi bien porter
sur la phrase toute entière que sur l'un de ses constituants. On
peut envisager les réponses suivantes aux questions ( l ) a et (2)b.

Réponses affirmatives ou négatives à des questions portant sur


l'ensemble de la phrase:

(4) a. ya(,Ali mau mem - beli

oui Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Rachman livre


«oui (,Ali veut acheter un livre pour Rachman»

mau mem-beli... )

ne pas (Ali ne pas vouloir act.-acheter...)


«non (,Ali ne veut pas acheter un livre pour Rachman)

Réponses négatives à des questions portant sur le sujet:

(5) (Ali tidak, tetapi Tuti mau (mem-beli...)


Ali non pas, mais Tuti vouloir act.-acheter
12 CARTIER

«Ali ne veut pas, mais Tuti veut acheter un livre pour


Rachman».

Réponses à des questions portant sur l'auxiliaire:

(6) a . (Ali) tidak mau, tetapi harus mem-beli 2


Ali ne pas vouloir mais devoir act.-acheter...
«Ali ne veut pas, mais il doit acheter un livre pour
Rachman»

b . (Ali) tidak mau, tetapi dia harus 2


Ali ne pas vouloir, mais il devoir
«Ali ne veut pas, mais il doit»

Réponses négatives portant sur le verbe:

(7) (Ali) tidak mau mem3 - beli , tetapi mau me3

Ali ne pas vouloir act.-acheter-bénéf. mais vouloir act.-


emprunter-bénéf. livre pour Rachman
«Ali ne veut pas acheter mais veut emprunter un livre
pour Rachman».

Réponses portant sur le bénéficiaire:

(8) a . Ali tidak mau mem - beli -kan Rachman, tetapi mau
men-beli-kan Tuti (buku)
Ali ne pas vouloir act.-acheter-bén. Rachman mais vou-
loir act.-acheter-bén. Tuti livre
Ali ne veut pas acheter un livre pour Rachman mais
pour Tuti».
Interrogation en indonésien 13

b . Ali tidak mau mem - beli (-kan) buku untuk Rach­


man, tetapi untuk Tuti
Ali ne pas vouloir act.-acheter-bén. livre pour Rach-
man mais pour Tuti
«Ali ne veut pas acheter un livre pour Rachman mais
pour Tuti»

Réponses négatives portant sur l'objet:

(9)a. (Ali) tidak mau mem -beli - kan Rachman buku, teta-
pi mainan
Ali ne pas vouloir act.-acheter-bén. Rachman livre mais
jouet
«Ali ne veut pas acheter un livre pour Rachman mais un
jouet».

b. Ali tidak mau mem - beli -kan buku, tetapi mau mem -
beli -kan mainan untuk Tuti
Ali ne pas vouloir act.-acheter-bén. livre mais vouloir
act.-acheter-bén. jouet pour Tuti
«Ali ne veut pas acheter un livre, mais un jouet pour Tu­
ti».

c. (Ali) tidak mau mem - beli buku, tetapi mainan untuk Tu­
ti
Ali ne pas vouloir act .-acheter livre mais jouet pour Tuti
«Ali ne veut pas acheter un livre mais un jouet pour Tuti»

Ces réponses sont des constructions coordonnées. Nous


n'avons envisagé que des exemples de propositions liées par
le coordinateur tetapi, «mais». Le sujet traité ici ne concer­
nant pas le problème de la coordination, nous ne discuterons
pas des conditions de l'effacement des éléments identiques
dans la première et/ou dans la seconde proposition.

Notons cependant les points suivants:


14 CARTIER

(i) les éléments modaux identiques à gauche du nom sur le-


quel porte la question ne peuvent être effacés. On ne peut pa-
raphraser les exemples (7) comme suit:

(7) c . * (Ali) tidak mau mem - beli - kan;


tetapi Ø me - minjam -kan.
Ali ne pas vouloir act.-acheter-bénéf.
mais act.-emprunter-bénéf.

(ii) Les éléments (modaux et verbaux) identiques à gauche du


nom sur lequel porte la question peuvent être effacés s'ils ne
font pas partie intégrante du complexe verbal. Comparez les
exemples (8)a et (8)b, (9)a, (9)b et (9)c.

1.2 . Interrogation II

Contrairement à l'interrogation I, cette forme d'interro-


gation ne peut porter ni sur la phrase ni sur un actant (sujet,
objet, bénéficiaire). Autrement dit, elle ne peut opérer (en tant
que y es-no-question) que sur un syntagme prédicatif ou sur
ses composants verbaux.

Nous allons voir enfin que certaines opérations sur certains


types de questions traités dans ce paragraphe s'expliquent par
la règle (i).

1.2 . 1 Composants verbaux

Soit les exemples suivants:

(10) a . Ali mem - beli buku


Ali act.-acheter livre
«Ali achète un livre»

(11) a. Ali tidak mau pergi ke Jakarta


Interrogation en indonésien 15

Ali ne pas vouloir aller vers Jakarta.

«Il est qu'Ali ne veut pas aller à Jakarta.

Dans l'exemple (10)a la question peut porter sur le verbe; ain-


si:
(10) b . mem-beli - kah Ali buku?
act.acheter-inter. Ali livre
«achète-t-il un livre, Ali?»

Dans l'exemple ( l l ) a où le verbe est précédé de trois éléments


modaux, la question ne peut porter que sur le premier consti-
tuant, qu'il s'agisse d'un élément modal ou verbal. L'exemple
( l l ) b est possible mais non les exemples ( l l ) c et ( l l ) d .

(11) b . kah Ali tidak mau pergi ke Jakarta?

inter. Ali ne pas vouloir aller vers Jakarta.

«est-il qu'Ali ne veut pas venir à Jakarta

c . * tidak-kah Ali pasti mau pergi ke Jakarta?


ne pas-inter. Ali certain vouloir aller vers Jakarta

d . * mau-kah Ali pasti tidak pergi ke Jakarta?


vouloir-inter. Ali certain ne pas aller vers Jakarta.

Tidak et mau peuvent porter l'interrogation dans les phrases


suivantes (12)b et (13)b qui correspondent aux phrases décla-
ratives (12)a et (13)a:
16 CARTIER

(12) a . Ali tidak mau pergi ke Jakarta


Ali ne pas vouloir aller vers Jakarta
«Ali ne veut pas aller à Jakarta»

b . tidak - kah Ali mau pergi ke Jakarta?


ne pas-inter. Ali vouloir aller vers Jakarta
«Ali ne veut-il pas aller à Jakarta?»

(13) a . Ali mau pergi ke Jakarta


Ali vouloir aller vers Jakarta
«Ali veut aller à Jakarta»

b . mau - kah Ali pergi ke Jakarta?


vouloir-inter. Ali aller vers Jakarta
«Ali veut-il aller à Jakarta?»

De même, certaines modalités aspectuelles peuvent porter la


question. La question (14)b est obtenue à partir de la phrase
déclarative (14)a:

«Ali est en tram de manger / a deja mange»

«Ali est-il en train de manger / a-t-il déjà mangé?»

Enfin, les exemples du type (14)c sont impossibles.


Interrogation en Indonésien 17

sedag]
(14) c . *makan - kah Ali [
[sudah ]
manger-inter. Ali Ien t r a i n de]
[ déjà ]
De même pour l'exemple ( l l ) e :

(11) e . *pergi - kah Ali pasti mau ke Jakarta?


aller-inter. Ali certain vouloir vers Jakarta

On peut donc énoncer la règle suivante:

L'élément sur lequel peut porter une question est nécessai­


rement lexicalisé. Les modalités-opérateurs tels que akan, in­
dice du futur, ou telah, «déjà» - n'ont pas cette possibilité.
Les exemples (15)a et (16)a ne peuvent donner (15)b et (16)b.

(15) a . Ali akan pergi ke Jakarta


Ali futur-aller vers Jakarta
«Ali ira à Jakarta»

b . *akan-kah Ali pergi ke Jakarta?


futur-inter. Ali'aller vers Jakarta

(16) a . Ali telah mem-beli buku


Ali déjà act.-acheter livre
«Ali a déjà acheté un livre»

b . *telah-kan Ali mem-beli buku


déjà-inter. Ali act.-acheter livre

(iii) Quel que soit le nombre d'éléments «verbaux» (verbes et


modalités non-morphologiques), que comporte un syntagme
verbal de phrase déclarative, c'est sur le premier élément et
lui seul que peut porter la question.

Ces données nous conduisent à la conclusion que le premier


18 CARTIER

élément (non-morphologique) d'un syntagme verbal est syn-


taxiquement le verbe principal. Un syntagme verbal tel que
celui de la phrase ( l l ) a aura donc la configuration suivante:

V 1 , V2, et V3 sont susceptibles de porter la question lors­


qu'ils sont le premier élément d'un syntagme verbal.

Le fonctionnement de la règle (i) s'explique par le fait que


le premier élément du syntagme verbal est soit un verbe prin­
cipal (mau «vouloir» dans la seconde proposition de l'exemple
(7), soit un élément morphologique ( m e m , indice de l'actif,
dans la seconde proposition de l'exemple (7) ).

1.2 . 2.Syntagmes verbaux

Une question peut porter sur les syntagmes verbaux V P 3 ,


V P 2 , ou VP1 ou VP du schéma (17). Le syntagme verbal subit
alors les opérations (II a-d).

(18) a . pergi ke Jakarta - kah, Ali?


aller vers Jakarta-inter. Ali
«Ali va-t-il à Jakarta?»
Interrogation en indonésien 19

b . mau pergi ke Jakarta-kah, Ali?


vouloir aller vers Jakarta-inter. Ali
«Ali veut-il aller à Jakarta?»

Pour des raisons qu'il n'est pas question de rechercher ici,


le syntagme verbal (à un seul verbe à deux positions) ne peut
comporter à la fois l'objet et le bénéficiaire. Les exemples (19)
a et (19)b sont possibles mais non l'exemple (19)c:

(19) a . mau mem-beli-kan buku-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. livre-inter. Ali
«Ali veut-il acheter un livre?»

b . mau mem-beli-kan Tuti-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti-inter. Ali
«Ah veut-il acheter pour Tuti?»

c . *mau mem-beli-kan Tuti buku-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre-inter. Ah

Il est possible, en revanche, de faire porter la question sur


un syntagme verbal comportant deux verbes accompagnés cha­
cun par un seul nom. L'exemple (20)b est obtenu à partir de
l'exemple (20)a.

(20) a . Ali me-ngajak Tuti me-nonton sandiwara


Ali act.-inviter Tuti act.-voir pièce de théâtre
«Ali invite Tuti à voir une pièce de théâtre»

b . me-ngajak Tuti me-nonton sandiwara-kah, Ali?


act.-inviter Tuti act.-voir pièce de théâtre-inter. Ali
«Ah invite-t-il Tuti à voir une pièce de théâtre?»

2 . INTERROGATION DE CONFIRMATION

Certains types de questions I et II sont susceptibles d'être


20 CARTIER

utilisés en tant qu'interrogation de confirmation à l'aide de


l'intonation. Le constituant sur lequel porte la question est
alors accentué. La négation bukan est utilisée en cas de répon­
se négative. Certains types d'interrogation II sont également
susceptibles d'être utilisés en tant qu'interrogation de confir­
mation en recourant à d'autres procédés.

2.1 . Accentuation

Seul un constituant peut porter la question. Cette possibi­


lité est déniée au syntagme et à la phrase. Il suffit d'accentuer
le constituant sur lequel porte la question.

(21) a . apa(kah) Ali 'mau mem-beli-kan Tuti buku?


est-ce que Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Tuti?»

b . apa(kah) Ali mau mem-'foeli-kan Tuti buku?


est-ce que Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Tuti?»

c . apa(kah) Ali mau mem-beli-kan 'Tuti buku?


est-ce que Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Tuti?»

à . apa(kah) Ali mau mem-beli-kan Tuti 'buku?


est-ce que Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre
«est-ce qu'Ali veut acheter un livre pour Tuti?»

La réponse négative est faite à l'aide de bukan et non de ti-


dak.
Dans l'interrogation II, l'élément accentué est aussi bien le
constituant suivi de kah - exemple (22)a - qu'un constituant à
l'intérieur d'un syntagme sur lequel porte la question:

(22) a . 'mau-kah Ali mem-beli-kan Tuti buku?


In terrogation en in donésîen 21

vouloir-inter. Ali act.-acheter-bénéf. Tuti livre


«Ali veut-il acheter un livre pour Tuti?»

b . 'mau mem-beli-kan buku-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. livre-inter. Ali
«Ali veut-il acheter un livre?»

c . mau mem-beli-kan buku-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. livre-inter. Ali
«Ali veut acheter un livre?»

d . mau mem-beli-kan 'buku-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. livre-inter. Ali
«Ali veut acheter un livre?»

e . mau mem-beli-kan 'Tuti-kah, Ali?


vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti-inter. Ali
«Ali veut (1') acheter pour Tuti?»

Il n'est pas possible de faire porter la question sur le sujet au


moyen de l'accentuation. Les exemples (23) sont donc impos­
sibles:

(23) a . *apa(kah) 'Ali mau mem-beli-kan Tuti buku?


est-ce que Ali vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre

b . *'Ali-kah mau mem-beli-kan Tuti buku?


Ali-inter. vouloir act.-acheter-bénéf. Tuti livre

2.2 . Questions portant sur le syntagme ou les actants

- Actants . L'interrogation de confirmation ne peut être appli­


quée qu'après la relativisation. L'élément sur lequel porte l'in­
terrogation est extrait et séparé du reste par yang.

La phrase (24)b à sujet relativisé est la transformation de la


22 CARTIER

phrase ( l ) a :

(24) a . Ali yang mau mem-beli-kan Rachman buku


Ali relat, vouloir act.-acheter-bénéf. Rachman livre
«c'est Ali qui veut acheter un livre pour Rachman»

Les phrases (24)b, c sont des formes d'interrogation dans les­


quelles la question porte sur le sujet:

(24) b . Ali-kah mau mem-beli-kan Rachman buku?


Ali-inter. relat, vouloir act.-acheter-bénéf. Rachman
livre
«est-ce Ah qui veut acheter un livre pour Rachman?»

c . Apa(kah) Ali yang mau mem-beli-kan Rachman buku?


est-ce que Ali relat, vouloir act.-acheter-bénéf. Rach­
man livre
«est-ce que c'est Ah qui veut acheter un livre pour
Rachman?»

Enfin, en cas de relativisation de l'objet ou du bénéficiaire, on


doit laisser une trace (anaphore) à sa place initiale:

(25) a . Tutii yang Ali mau mem-beli-kan-nyai buku


Tuti relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf. anaph. livre
«C'est pour Tuti qu'Ali veut acheter un livre»

(26) a . bukui yang Ali mau mem - beli - kan - nyai untuk Tuti
livre relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf.-anaph. pour
Tuti
«c'est un livre qu'Ali veut acheter pour Tuti»

Les exemples (25)b, c et (26)b, c sont les questions correspon­


dant aux phrases déclaratives (25)a et (26)a :

(25) b . Tuti-kah yang Ali mau mem-beli-kan-nya buku?


Interrogation en indonésien 23

Tuti-inter. relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf. anaph.


livre
«est-ce Tuti pour qui Ali veut acheter un livre?»

c . apa(kah) Tuti yang Ali mau mem - beli - kan - nya


buku?
est-ce que Tuti relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf.-
anaph. livre
«est-ce que c'est pour Tuti qu'Ali veut acheter un li­
vre?»

(26)b.buku-kah yang Ah mau mem-beli-kan-nya untuk Tuti?


livre-inter. relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf.-anaph.
pour Tuti
«est-ce un livre qu'Ali veut acheter pour Tuti?»

c . apa(kah) buku yang Ali mau mem - beli - kan - nya


untuk Tuti?
est-ce que livre relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf.-
anaph. pour Tuti
«est-ce que c'est un livre qu'Ali veut acheter pour Tu­
ti?»

Enfin la relativisation de l'objet indirect ne nécessite pas le re­


cours à l'anaphore. On relativise alors le syntagme par l'inser­
tion de untuk/kepada «pour/à» + siapa «qui» à la place de
yang. En voici des exemples:

(27) a . Tuti untuk siapa Ali mau mem - beli (- - kan) buku
Tuti pour qui Ali vouloir act.-acheter-bénéf. livre
«C'est Tuti pour qui Ah veut acheter un livre».

b . Tuti-kah untuk siapa Ah mau mem-beli (- - kan)buku?


Tuti-inter. pour qui Ali act.-acheter-bénéf. livre
«Est-ce Tuti pour qui Ali veut acheter un livre?»
24 CARTIER

c . apa(-kah) Tuti untuk siapa Ali mau mem - beli ( - kan)


buku?
est-ce que Tuti pour qui Ali vouloir act.-acheter-bénéf.
livre
«est-ce que c'est Tuti pour qui ALi veut acheter un
livre?»
- La phrase ou le syntagme prédicatif. On a recours pour faire
porter une question sur une phrase - (28)a - ou un syntagme
prédicatif - (28)b - à adakah (ada «y avoir» + interrogation) ou
à sa négation bukankah.

(28)a. - kah pasti mau pergi ke Jakarta, Ali?

est-ce que (pas) certain vouloir aller vers Jakarta Ali


(«n')est-ce (pas) qu'il est certain qu'Ali veut aller à
Jakarta?»
-kah Ali pasti mau pergi ke Jakarta?

est-ce que (pas) Ali certain vouloir aller vers Jakarta


«(n')est-ce (pas) qu'Ali veut certainement aller à Ja-
karta?»

Il n'est pas possible d'avoir recours dans ces cas à apa(kah).

3 . QUESTIONS EN SUSPENS

Nous avons essayé d'exposer le fonctionnement des deux


procédés de l'interrogation dans le cadre de la phrase simple.
Ces deux types d'interrogation sont susceptibles dans une cer-
taine mesure d'être employés en tant que y es-no-question et
en tant qu'interrogation de confirmation. Nous avons ensuite
essayé d'exposer les procédés utilisés pour exprimer l'interro-
gation de confirmation. Le tableau qui suit présente tous les
éléments sur lesquels peut porter l'interrogation dans ces deux
types:
sujet objet bénéf. modal. verbe syntagme phrase
verbal
+ + + + + + +
1 . apa(kah) (I)

yes-no
+ + + +

questions
2 . kah (II)

1
'

+ + + +
3 . apa(kah) (I)
+ + + +
4 . kah (II)

accent
1 1

1
1

+ + +
uaisduoput ua uopeßojjaiui

5 .apa(-kah)(I)
1

confirmation
+ + + + +
6 . kah (II)

K>
Ol
26 CARTIER

Nous allons maintenant essayer d'expliquer quelques-unes


des contraintes qui apparaissent surtout dans l'interrogation II.

Dans la mesure où la question peut porter sur le syntagme


verbal (prédicatif) dans l'interrogation II, on a l'impression que
le syntagme est fait, pour ainsi dire, pour assumer cette fonc-
tion. Cette possibilité s'explique par le fait que seuls les ver-
baux (verbes et modalités) sont susceptibles d'être placés en
tête de l'énoncé.

Notons que dans la phrase de base, en indonésien, le sujet


et le syntagme prédicatif occupent respectivement les positions
à gauche et à droite du verbe. Le syntagme prédicatif peut être
nominal^. Exemple:

(29) a . Ali dokter

Ali être/ne pas être médecin


«Ali est/n'est pas médecin»

(30) a . Ali di Jakarta

Ali être/ne pas être à Jakarta


«Ali est/n'est pas à Jakarta»

Dans ces exemles la question peut porter sur dokter seul et


non sur Ali, le sujet.

(29) b . dokter - kah, Ali? / *Ali - kah dokter?


médecin-inter. Ali / Ali-inter. médecin
«est-il médecin,Ali? /

b . di Jakarta - kah, Ali? / * Ali - kah di Jakarta?


à Jakarta-inter.Ali / Ali - inter, à Jakarta
«est-il à Jakarta, Ali?»/
27
interrogation en indonésien

On sait déjà comment faire porter la question sur le sujet.

(29) c . Ali-kah yang bekerja sebagai dokter?


Ali-inter. relat. travailler comme médecin
«est-ce Ali qui travaille comme médecin?»

(30) c . Ali-kah yang (berada) di Jakarta?


Ali-inter. relat. se trouver à Jakarta
«est-ce Ali qui se trouve à Jakarta?»

On considérera avec Butar-Butar (1976) que dans les exemples


(29)c et (30)c, de même que dans les exemples (24)b, c le su­
jet n'est en fait qu'un sujet logique mais qu'il s'agit d'un pré­
dicat sur le plan grammatical. Ces exemples sont constitués
de la façon suivante. Le prédicat initial est nominalisé et dé­
placé vers la gauche dans les exemples (29)a et (30)a. Le sujet
initial, repoussé vers la droite, devient alors prédicat. L'inser­
tion d'adalah, la copule, entre le nouveau sujet et le nouveau
pédicat est alors possible. Enfin, la nominalisation du prédicat
se fait par sa relativisation 6 : on ajoute yang à gauche du seg­
ment relativisé précédé éventuellement par l'antécédent.

(31) a . (orang) yang bekerja sebagai dokter adalah Ali


homme relat, travailler comme médecin être Ali
«celui qui travaille comme médecin est Ali»

(32) a . (orang) yang berada di Jakarta adalah Ali


homme relat. se trouver à Jakarta être Ali
«celui qui se trouve à Jakarta est Ali»

Dans ces deux nouveaux exemples le nouveau prédicat est apte


à porter la question dans l'interrogation II. La copule doit
alors être effacée (cf. les exemples (29)c et (30)c). Il va de soi
que le nouveau sujet ne peut porter la question.

(31) b.*(orang) yang bekerja sebagai dokter-kah Ali?


28 CARTIER

homme relat. travailler comme médecin-inter. Ali

(32)b.*(orang) yang berada di Jakarta-kah Ali?


homme relat. se trouver à Jakarta-inter. Ah

D'une manière analogue, l'objet et le bénéficiaire devront être


transformés en prédicat afin de pouvoir porter la question dans
l'interrogation II. Les exemples qui suivent - (26)d et (27)d -
correspondent aux exemples (26)b et (27)a.

(26)d.(barang) yang Ali mau mem-beli-kan-nya untuk Tuti


adalah buku
objet relat. Ali vouloir act.-acheter-bénéf.-anaph. pour
Tuti être livre
«ce qu'Ali veut acheter pour Tuti (c')est un livre».

(27)d. Ali mau mem-beli-kan-nya buku

adalah Tuti.

Ali vouloir act.-acheter - bénéf.

anaph. livre être Tuti.

Bref, pour des raisons qui nous échappent, seul le syntagme


prédicatif serait apte à porter la question.

Alice CARTIER
Université de Paris V
Interrogation en indonésien 29

NOTES

1 . Les deux types de phrases a. et b . sont sémantiquement


identiques. Nous verrons plus loin que leur comportement syn­
taxique n'est pas identique. Nous appellerons Pun «bénéficiai­
re» (a) et l'autre «objet indirect» (b).

2 . Pour des raisons qui nous échappent le sujet de la seconde


proposition peut être effacé si la suite du syntagme verbal est
présente en surface - (6)a - tandis qu'il doit être nécessairement
pronominalisé si l'on efface la suite du syntagme verbal - (6)b.

3 . Le marqueur de l'actif /meN/ varie suivant la nature de


l'initiale de la racine verbale. En gros, devant les sonores / b ,
d, dž (j), g/ le/N/ se réalise comme /m, n, Ƥ (ny) et ŋ (ng);
dans le cas des sourdes correspondantes, c'est l'initiale qui
disparaît, tandis que le /N/ se réalise comme dans les cas précé­
dents. Après /l/ et /r/, la nasale disparaît et, enfin, devant une
voyelle, /N/ se réalise comme /ŋ/.

4 . Le terme «verbal» est inexact: il est vrai pour un certain


nombre de termes mais pas pour d'autres. Les termes sur les­
quels peuvent porter la question de l'interrogation II n'ont pas
tous les mêmes propriétés syntaxiques. C'est ainsi que pasti
«certain» et bisa «pouvoir» n'ont pas les mêmes possibilités
que tidak. Seuls les premiers sont verbaux. Ce problème dépas­
se le cadre de ce travail.

5 . Cf. Butar-Butar (1976) pour plus d'exemples et de détails.

6 . Il s'agit plutôt de la construction pseudo-clivée; la construc­


tion traitée dans le § 2.2 . est la construction clivée.
30 CARTIER

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Akmajian, A. (1970), «On deriving cleft sentences from pseu­


do-cleft sentences», Linguistic Inquiry I, 2,
pp. 149-168.

Butar-Butar, M. (1976), Some movement transformations and


their constraints in Indonesian, thèse PhD
(non publiée), Indiana University.

Freeman, M., Hetzron, R., Schwartz, A. (1970), «A note on


modal structure», Glossa 4, 2. pp. 161-184.

Dardjowidjojo, S. (1978), Indonesian sentence patterns, Uni­


versity of Hawaii.

Lombard, D. (1976), Introduction à la grammaire de Vindoné-


sien, Presses Universitaires Orientalistes, Pa­
ris.
SIGNIFICATION INDIRECTE
PAR EST-CE QUE ET PAR DO AUXILIAIRES *

Dans des langues assez variées, on observe parfois une


tendance à marquer certaines modalités non pas directe­
ment, mais indirectement, le détour se manifestant par une
signification indirecte, parfois même par l'exécution indi­
recte d'un acte de parole. Ce détour peut devenir progres­
sivement conventionnel et se grammaticaliser au point de
n'apparaître tel que suivant une analyse presque «étymo­
logique»; c'est peut-être le cas pour certains emplois de est-
ce que en français et do en anglais.

I - Rôle de est-ce que dans l'expression de l'interrogation.

Comme l'a bien vu Foulet (1921, pp. 261 sv) en situant


les faits dans une perspective à long terme, la tendance appa­
remment négative suivant laquelle, depuis des siècles, la lan­
gue française a progressivement diminué le domaine de l'in­
version du sujet dans l'interrogation est le revers d'une ten­
dance positive à marquer, de plus en plus systématiquement,
la fonction sujet par la position préverbale. Cette tendance
vient compenser la disparition, en ancien français, du mar­
quage désinentiel de la fonction sujet (reste de la déclinai­
son latine). On s'occupera ici à peu près exclusivement de
la question totale, où le problème est plus simple qu'ailleurs.
Accorder à la postposition du sujet une valeur interroga­
tive, c'était déjà limiter cette postposition en la condi­
tionnant par une modalité (l'étape antérieure est celle où
la postposition, modalement indifférente, était, comme
1' antéposition, disponible pour des modes de significa­
tion plus «extérieurs» au sens fondamental du message).
32
CORNULIER

L'étape suivante, qui n'est pas encore complètement dépas­


sée, est l'élimination (achevée vers le 15-16e siècle) du tour
viendra le Président?, c'est-à-dire de l'inversion interrogati­
ve du sujet autonome (c.à d. non clitique); en termes posi­
tifs, cette élimination veut dire que le marquage anté-posi-
tionnel du sujet autonome est obligatoire même si la moda­
lité est interrogative (1). Ce marquage positionnel n'est pas
obligatoire, en cas de modalité interrogative, si le sujet est
clitique; et en exprimant la chose ainsi, la raison en est évi­
dente: le marquage morphologique de la fonction sujet s'est
conservé dans les éléments clitiques para-verbaux: il n'y a
pas de perte de clarté à dire regardes-tu?, puisque tu est
forcément sujet par contraste avec te ou toi. (Ce qui est
notable, plutôt, c'est que l'ordre Verbe-Sujet ait pris va­
leur interrogative même avec un sujet clitique). A cette rai­
son qui paroît solide, s'en joint une autre qui n'est pas mé­
prisable. Un mot clitique est dépendant, syntaxiquement
mineur, intermédiaire à certains égards entre le morphème
et le mot de plein droit (autonome, capable de figurer en­
tre deux «pauses», c'est-à-dire de former un syntagme com­
plet); un clitique para-verbal n'est qu'un appendice du verbe,
dont seuls peuvent le séparer d'autres clitiques para-verbaux.
L'exception que constitue la postposition du sujet dans
serait-ce? est donc moindre que l'exception constituée par
*serait cela?, en ce sens que dans le premier cas il n'existe
pas de sujet autonome et la postposition exceptionnelle
n'affecte qu'un élément clitique, à l'intérieur même du syn­
tagme verbal où le problème est circonscrit. De même dans
cela serait-il? l'ordre normal des syntagmes nominal sujet
et verbal (SV) est intact, et n'y fait exception qu'un élément
clitique, il, par surcroît entièrement redondant en soi. La
contrepartie rythmique de cette remarque est notée par
Foulet (1921, p. 263), pour qui le pronom clitique post­
posé «s'appuie sur (le) verbe et forme avec lui un seul groupe
rythmique: il n'y a plus qu'un mot composé», dont l'unité
accentuelle «dissimule l'inversion» (cette remarque incor­
pore l'observation, rarement faite, que les enclitiques sont
«Est-ce que» et «do» 33

plus soudés à leur base que les proclitiques, comme l'atteste


l'usage graphique des tirets); à cela se joint le fait que les for­
mes clitiques étant en nombre limité, rares et mémorisées,
comme le note Foulet, «ces formes symétriques se présen­
tent facilement à la mémoire». Peut-être est-ce là ce qui
fait dire à Damourette et Pichon (t. 4, pp. 319-320,§1390)
que du fait de la spécialisation progressive des clitiques, «le
tour quand viendra-t-il? & à peu près cessé d'être compris
comme une véritable inversion» (de plus, pour eux, le tour
quand la reine viendra-t-elle? «a l'avantage de ne pas faire l'ef­
fet d'une véritable inversion, puisque le substantif nominal re­
père se montre avant le verbe»). Peut-être d'ailleurs y a-t-il eu
influence réciproque et rétroaction entre le maintien du systè­
me casuel morphologique et la faible pression du système de
marquage positionnel des cas dans les clitiques. En symbolisant
l'importance mineure du clitique par un caractère minuscule,
on peut noter par VS la séquence à postposition du sujet auto­
nome, et par Vs la postposition du sujet clitique. Quoi qu'il en
soit des remarques précédentes, tout compte fait, la postposi­
tion interrogative Vs est une exception mineure au système SV
(dont sV n'est peut-être qu'une extension aux clitiques), et on
peut considérer que l'extension de l'ordre SV aux interrogati­
ves, c'est-à-dire en termes négatifs l'élimination de la postposi­
tion interrogative VS, mais non de la postposition interrogative
«mineure» Vs, correspond du moins à une diminution de l'im­
portance de la postposition du sujet, réduite à opérer à l'inté­
rieur du syntagme ou «mot phonologique» verbal (2).
L'interprétation interrogative de l'ordre verbe-sujet dans
le cas des clitiques n'est pas la dernière étape historique du
progrès de l'ordre sujet-verbe: l'ordre Vs interrogatif tend
lui-même, depuis longtemps, à reculer au profit d'autres
formes du marquage de l'interrogation. Cette restriction
graduelle et à long terme peut sembler contredite par le
développement et l'extension du tour interrogatif est-ce
que P vers le 15-16e siècle, car ce développement est celui
d'une forme de postposition du sujet, fût-il seulement cli­
tique (ce tour apparaît notamment dans des cas où le sujet
34 CORNULIER

de P est lui-même clitique: il ne s'agit donc pas seulement


d'une substitution de Vs à VS). Même à supposer que le
«préfixe» est-ce que aujourd'hui figé et inanalysable, on
peut considérer comme plausible qu'à l'époque où il s'est
implanté, il représentait une forme de postposition inter­
rogative Vs; de plus, contrairement à ce qu'on présuppose
souvent à ce sujet, une expression peut très bien, à force
de spécialisation fonctionnelle, se figer dans une certaine
forme sans devenir pour autant inanalysable. «Etymologi-
quement» au moins, le tour est-ce que P consiste à substi­
tuer à la proposition P qu'on veut mettre en question la
proposition c'est que P , puis à appliquer dans ce substitut
la postposition interrogative du sujet. Or dire (étymologi-
quement) est-ce que ce sera moi au lieu de sera-ce moi, ce
n'est pas éviter la postposition du sujet (ici clitique dans
P), mais, du moins, c'est l'empêcher d'apparaître dans la
proposition ce sera moi à mettre en question, en reportant
l'apparition de cet ordre verbe-sujet dans l'expression c'est
que sous laquelle on l'enchâsse. Ou, en termes positifs, le
tour en est-ce que permet de préserver l'ordre normal sujet-
verbe dans la proposition à questionner, en repoussant l'a­
nomalie (Vs seulement, du reste) dans une expression péri­
phérique ajoutée à cette fin. Suivant ce point de vue, il
apparaît que la pression en faveur de Vordre sujet-verbe est
plus forte dans une proposition qui est l'objet central du
message que dans une expression dont le rôle est seulement
auxiliaire (l'expression auxiliaire supporte mieux l'ordre non
normal).

L'expression c'est que - j'entends ici sauf précision con­


traire l'expression dont est-ce que interrogatif serait la forme
inversée - est-elle, étymologiquement, un mécanisme syntaxi-
quement analysable peut-être mais dépourvu de sens? Pour
affirmer que même à sa période d'apparition une «formule»
syntaxique est dénuée de sens, il faut de fortes raisons. Sui­
vant Foulet (1921, pp. 265-268), qui analyse les formes de
l'interrogation dans leur évolution, et un peu au détriment.
«Est-ce que» et «do» 35

me semble-t-il, de certaines relations synchroniques, dès


l'époque où l'expression est-ce que apparaît comme intro­
ductrice d'interrogation totale, elle est une «formule toute
faite», n'ayant pas le sens focalisateur que son modèle c'est
... que avait au moins à l'origine dans les questions partielles
du type Qu'est-ce que P (=«Ce que P, c'est quoi?») ou qu'il
avait encore dans un exemple comme Por ce est ce que ...
(= «C'est pour cela que...»): le est-ce que de question totale
copierait ces formes, et emprunterait la valeur interrogative
qu'il donnait aux questions partielles, mais il ne serait plus
sémantiquement analysable selon Foulet du seul fait qu'une
analyse focalisatrice ne lui convient manifestement pas. Mais
que le est-ce que de question totale n'admette pas le sens fo­
calisateur qu'a c'est que dans c'est lui qui parle (apparenté à:
celui qui parle (ce) est lui), cela ne prouve pas qu'il n'admet
aucune espèce d'analyse sémantique, le c'est que focalisa­
teur n'étant qu'une des utilisations possibles des mots qui
le forment.

En effet, entre autres analyses concevables de la formule


est-ce que P, il y a celles suivant lesquelles, au moins étymo-
logiquement, ce, ne renvoyant à rien d'antérieur, renvoie
(s'il renvoie à quelque chose) à que P, et être est pris abso­
lument (sans attribut) à peu près dans le sens qu'il a dans
il était une fois; suivant ces analyses (qui peuvent varier
dans le détail), est-ce que P signifie à peu près que P (cela)
est-il. Avant même de voir que suivant cette analyse est-ce
que n'est pas une expression tout à fait isolée dans la lan­
gue, remarquons que, certes sans s'y imposer, du moins n'est-
elle pas inconcevable dans certaines questions partielles: on
peut au moins imaginer qu'à certaines époques, le sens fo­
calisateur de est-ce que tendant à disparaître, une question
du genre pourquoi est-ce qu'il pleut? ou à qui parle-t-il?
ait pu signifier à peu près littéralement pourquoi (qu'il pleut
(cela) est-il)? ou à qui (qu'il parle (cela) est-il)?. Il est évident
que c'est que P (au sens supposé ici: que P est) est vrai si et
36 CORNULIER

seulement si P est vrai, de la même manière que il est vrai que


P est vrai si et seulement si P est vrai (cela découlant du sens,
respectivement de être (absolu) et de être vrai). Par suite, de
même qu'affirmer qu'il est vrai que P peut revenir à affirmer
que P, et de même que demander s'il est vrai que P peut reve­
nir à demander si P, affirmer que «c'est que» P peut revenir (si
on le fait, en ce sens de c'est que) à affirmer que P, et deman­
der si «c'est que» P (en disant est-ce que P) peut revenir à de­
mander si P. Dans cette perspective, étymologiquement, la
question est-ce que P est directement une mise en question de
la proposition c'est que P et indirectement une mise en ques­
tion de P. On comprend aisément que le sens purement redon­
dant (périphrastique) de c'est que dans ce processus ait pu pa­
raître devenir une pure et simple absence de sens, est-ce que
tendant à ne plus rien marquer d'autre que l'interrogation.

L'analyse «redondante» de est-ce que en question tota­


le permet de l'apparenter étymologiquement à u n certain
nombre d'autres expressions de la langue:
1) Dans la suite: P, n'est-ce pas? (dont peut-être n'est-ce
pas que P? est tiré), on peut supposer que ce reprend l'as­
sertion P, en sorte que la contre-question signifie littérale­
ment à peu près{que P)n'est-il pas?, et ainsi signifie indirec­
tement non P? (par cette valeur indirecte, elle est exacte­
ment analogue à la contre-question en anglais dans he is,
isn't he, littéralement il (l') est, ne l'est-il pas?) (3). Que
n'est-ce pas soit à peu près réduit au rôle de contre-ques­
tion, cela peut indiquer qu'il s'agit d'une expression figée,
mais ne prouve pas qu'elle soit aujourd'hui inanalysable, et
le prouve encore moins quant à son origine.
2) Soit cet exemple littéraire d'inspiration dialectale: «Mon­
sieur, êtes-vous chez vous? J e vous demande si c'est que
vous y êtes?» (Monnier, cité par Renchon, p. 210; voir Brunot
1936, p. 492 pour des exemples analogues, mais moins
démonstratifs) (4); il est contextuellement clair que 1'interrogative
« Es t-ce que» et ado» 37

indirecte si c'est que P est, d'une manière seulement peut-


être plus emphatique ou insistante, équivalente à la ques­
tion indirecte si P; cela ne s'explique pas immédiatement si
est-ce que interrogatif est une formule inanalysable ne signa­
lant que la valeur interrogative, mais va de soi si on y recon­
naît l'expression redondante c'est que, la valeur interrogati­
ve étant cette fois apportée par la conjonction si.
3)Soit ces vers de Ronsard dans une «Chanson» de 1555
(Odes, IV, 10):
Si est-ce que je ne voudrois
Avoir été ni roc ni bois
où si veut dire pourtant; cela veut dire: pourtant je ne vou­
drais pas...; donc l'assertion si est-ce que P induit l'assertion
si P. Ce n'est pas une cheville poétique car Vaugelas (1657,
p. 2) dit de même: «Bien qu'il soit vray qu'il n'y a rien de si
bizarre que l'Usage (...), si est-ce qu'il ne laisse pas de faire
beaucoup de choses avec raison» (noter l'abondance de pé­
riphrases, s'agissant d'exprimer l'idée: «Bien que l'Usage soit
très bizarre, il fait beaucoup de choses avec raison»); là enco­
re, sans qu'aucune valeur interrogative soit en jeu, c'est que P
signifie P. Ce tour est cependant apparenté de très près à l'in­
terrogation si on admet l'analyse suivante: dans (si (est-ce que
P)1 ) 2 , la proposition 1 est incluse dans la proposition 2, et
la postposition du sujet clitique, selon sa valeur fondamenta­
le et la plus générale, signifie que la proposition 1 (et non 2)
qu'elle affecte n'est pas (directement) assertée; elle n'est donc
assertée qu'indirectement ou en tant que partie de l'assertion
de 2, l'assertion de 2 si est-ce que P induisant ou comprenant
l'assertion de 1 c'est que P, laquelle à son tour induit l'asser­
tion de P. Dans les interrogations proprement dites, la post­
position Vs n'a pas d'autre valeur, mais la proposition qu'elle
marque n'étant pas intégrée à une énonciation plus vaste est
laissée sémantiquement en suspens, et l'expression de la non-
assertivité est, selon les cas, elle-même interprétée d'une ma­
nière plus ou moins concrète et indirecte (par exemple, comme
38 CORNULIER

expression d'incertitude, et p a r l a , éventuellement, demande


d'information). Il me paraît difficile d'admettre sans raison
sérieuse que le tour interrogatif est-ce que P (question totale)
et le tour assertif si est-ce que P aient pu ne pas être séman-
tiquement apparentés au 16e siècle ou avant. On notera que
dans le second comme dans le premier, l'emploi de l'expres­
sion redondante c'est que aboutit à préserver la proposition
essentielle de l'exception d'ordre verbe-sujet et à y mainte­
nir l'ordre neutre et «normal».
4) Soit: il vous ressemble, si ce n'est qu'il a les cheveux
plus noirs (Littré, si); dans si ce n'est que P (comme dans
n'est-ce pas), c'est que apparaît sous une forme négative,
cette fois en contexte conditionnel. La valeur de si ce n'est
que (excepté que, sauf que) dérive d'abord du fait que ce
n'est que P revient, compte tenu de la valeur redondante de
c'est que à non P (à cela s'ajoute le fait que cette locution
est pragmatiquement spécialisée: elle ne s'emploie que si P
est vrai, et même, peut-être, que comme manière d'asserter
que P) (5). Comparer, avec être à l'imparfait: «Il se renfermait
chez lui, si ce n'était qu'il eût des pauvres à visiter» (Fonte-
nelle, Eloge de Monsieur Morin).
5)On trouve aussi c'est que redondant dans une condition­
nelle sans négation, au moins dialectalement et en ancien fran­
çais: se c'est que femme vos die «je vos aime», nel creez ja;
si c'est qu'on irait? (Renchon 1967, pp. 193, 195) (6).
6) C'est que redondant apparaît enfin dans 1'«affirmation
renforcée»: Ah! c'est que je vous connais (exemple de Brunot
1936, p. 5 0 1 , qui y compare c'est que à le fait est que; son
exemple n'est pas probant hors contexte, mais il suffit qu'on
puisse y supposer une valeur non explicative, et dans laquelle
ce ne renvoie pas à ce qui précède)(7). Comparer dans Les
Mots de Sartre (Gallimard, 1964), p.67): «Marie, aidez-le! Mais
c'est qu'il fait ça très bien!». Borillo (1978, pp.250-251) con­
teste que c'est que emphatique puisse être apparenté à est-ce
que interrogatif: en effet :
«(c'est que emphatique) communique à la phrase ( = propo­
sition) qui suit une force d'insistance ou de quantification qui
39
«Est-ce que» et «do»

fait d'elle une phrase de sens exclamatif; ex.: c'est que je vous
connais!; c'est qu'il est méchant, vous savez!. On voit mal com­
ment ce type de phrase peut-être employé à la forme interro­
gative sans perdre cette valeur emphatique, liée précisément au
fait qu'il s'agit d'une assertion. Il n'y a aucun rapport de sens
entre la phrase affirmative et la phrase interrogative que l'on
voudrait lui faire correspondre».
Le principe de cet argument me paraît critiquable, car s'il
était valide, alors au même titre il faudrait dire que dans
il est vrai que la soupe est tiède, est-il vrai que la soupe est
tiède? et qu'il ne soit pas vrai que cette soupe aura été tiè­
de, l'expression il est vrai entre dans trois locutions acci­
dentellement homonymes et n'ayant aucun sens en commun,
parce que sa première occurrence communique à la propo­
sition qui suit une force de concession (assertive), la seconde
une force interrogative, et la troisième une force défensive.
Il est préférable de maintenir que ces trois modalités diffé­
rentes ne découlent pas du sens de il est vrai, qui est cons­
tant dans ces emplois divers, mais que, suivant les cas, la
proposition il est vrai que P est employée assertivement,
interrogativement ou impérativement (avec négation) ;vrai
doit avoir un sens tel que il est vrai que P est vrai si et seu­
lement si P, donc peut paraître synonyme de P; par suite,
pour toute fonction sémantique ƒ , ƒ (il est vrai que P) re­
vient au même que ƒ (P); la variable ƒ serait ici représentée
par les diverses modalités évoquées. Même chose pour f (c'est
que P), où ƒ est tantôt la modalité interrogative (est-ce que P?),
tantôt la modalité assertive [c'est que je vous connais!)(7)y etc.
Borillo appuie sa critique sur l'impossibilité d'un dialogue tel
que: -Est-ce que je vous connais? - C'est que vous me connais­
sez (ou: -C'est que oui); cette impossibilité me semble montrer
seulement que remploi assertif emphatique de c'est que P avec
c'est que redondant est fortement restreint et spécialisé (8)
(d'autre part, ces impossibilités contemporaines ne nous disent
rien sur le sens étymologique d'une formule plus ou moins fi­
gée). Plutôt que de parler ici de c'est que emphatique, peut-
être faudrait-il, pour être plus clair, préciser qu'il s'agit d'un
40 CORNULIER

emploi assertif emphatique de la périphrase c'est que P, indui­


sant l'assertion emphatique de P (N.B.: «emphase» est pris ici
dans le sens anglais d'«insistance»)(9). C'est que n'y est qu'un
support, auxiliaire, de l'emphase, de même que dans le est-ce
que de question totale, ce n'est pas c'est que qui marque l'in­
terrogation, mais la postposition Vs à quoi cette formule sert
de support.

A ces emplois variés de l'expression c'est (que) redondante,


on peut encore joindre d'autres expressions de sens et de for­
me assez voisins, où être est employé absolument et appliqué
à un fait ou à une proposition. Ainsi dans cela est (cela sera,
cela étant, etc.), cela peut (ne peut pas) être, cela doit être,
etc. On admet souvent que le tour impersonnel il V que P
est très proche sémantiquement (directement ou non) de que
PV [il est curieux qu'il pleuve = qu'il pleuve est curieux); cela
permet de rapprocher c'est que P de il est que P. Cette der­
nière formule apparaît encore dans le tour un peu littéraire
toujours est-il que P, très voisin, par son fonctionnement du
si est-ce que P mentionné plus haut sous le numéro 3. La post­
position Vs bloquant l'assertion directe de il est que P oblige
à ne l'interpréter que comme composant de l'assertion plus
vaste toujours est-il que P; celle-ci implique qu' «il est» que P,
et par là, que P. Ce tour figure au passé sans l'ordre Vs dans
cet exemple du 16e siècle: toujours il a esté que cinq ou six
ont eu l'oreille du tyran (La Boétie, dans Littré). On peut en
rapprocher le tour or est-il que qui survit à l'époque classi­
que: or est-il que le Fils de Dieu a voulu choisir la parole
(Bossuet, dans Littré). Une variante interrogative est attes­
tée chez La Boétie (Littré): a il jamais esté que les tyrans...
n'aient... La variante négative est attestée chez Littré au
16e siècle et chez Molière: il n'est pas que vous ne sachiez
quelques nouvelles de cette affaire (Verlaine l'emploiera
dans un pastiche de lui-même: il n'est pas que vous n'ayez
fait grâce (Parallèlement))* Le moderne peut-être vient vrai­
semblablement d'un il peut être que P progressivement spé­
cialisé dans cette espèce de modalité apparentée à l'assertion
« Es t-ce que» et ado » 41

qu'on pourrait appeler «admissive»; cette expression est em­


ployée négativement (sans cette modalité, forcément) dans
cet exemple du 15e siècle: «Il ne peut estre que en un tel ost
que le roi d'Angleterre menoit, qu'il n'y ait des vilains gar­
çons» (Froissard, dans Littré). Remarque, ô excellent lecteur,
que je cite l'ouvrage vulgaire d'où sort toute cette belle éru­
dition; honnêteté élémentaire, mais qui n'est pas universel­
lement pratiquée dans cette «science» (10). Enfin, l'expres­
sion cela est étant sémantiquement du type que P est, on peut
en rapprocher ce qui suit. Dans n'estoist que P chez Montai­
gne (Littré), au 16e, le sujet de être est que P, dont la post­
position, liée à la valeur de l'imparfait, marque la proposi­
tion comme conditionnelle (ce tour semble limité à la condi­
tionnelle «irréelle», telle que P, dont c'est la négation, est
«réel»). La même construction, spécialisée cette fois dans
l'alternative, apparaît dans la construction encore usuelle:
soit qu'il pleuve, soit qu'il vente, je mets ma casquette. On
pourrait sûrement, par une recherche systématique, multi­
plier les rapprochements. Ils contribuent à rendre fragile
l'assertion de Foulet pour qui le est-ce que de question to­
tale, uniquement comparé au c'est... que focalisateur dont
il est en effet fort éloigné, était dès sa naissance une formu­
le inanalysable. La ressemblance superficielle de est-ce que
tu manges avec qu'est-ce que tu manges a vraisemblablement
favorisé, voire déterminé, l'émergence du est-ce que de ques­
tion totale, mais elle ne pouvait pas, à l'origine, le priver de
sens.

Certes, l'apparentement sémantique de toutes ces varian­


tes de la formule redondante c'est que, et plus généralement
de l'emploi absolu du verbe être à propos d'une proposition,
peut bien, dans une bonne mesure mais à des degrés divers
selon les cas, n'être plus qu'étymologique; mais, rappelons-
le, leur spécialisation plus ou moins poussée et leur figement
plus ou moins complet (notamment au temps présent) ne
suffisent pas à prouver qu'elles n'aient plus aucun rapport
42 CORNULIER

de sens entre elles, et soient devenues, chacune isolément,


complètement opaques. Surtout, une absence apparente
de sens n'est pas forcément une absence réelle: c'est que
peut paraître dénué de sens dans c'est que P parce que, en
vertu même de son sens, c'est que P signifie pratiquement P;
dans une telle dérivation sémantique, c'est que est opératoire,
et plutôt redondant ou transparent que nul (11). Mais quoi
qu'il en soit de la permanence du sens littéral de la périphra­
se en français d'aujourd'hui, laquelle peut d'ailleurs large­
ment varier selon les locuteurs et les styles (par exemple il
n'est pas négligeable qu'en langue écrite est-ce que s'écrive
«en toutes lettres»), il semble bien qu'étymologiquement la
formule de question est-ce que P ait servi à protéger la pro­
position à questionner de la marque modale Vs. Dans ce pro­
cédé de signification indirecte, le développement redondant
c'est que sert d'auxiliaire à la modalisation qui l'affecte au
lieu d'affecter directement P.

II - Sens et rôle de do auxiliaire en anglais.

De même qu'en français la postposition interrogative


du sujet s'est restreinte au sujet clitique, de même (ou: un
peu de même) en anglais elle s'est restreinte au verbe auxi­
liaire (12): on dit encore are you coming? (es toi venant?),
où are est auxiliaire (ceci étant d'ailleurs justement une des
caractéristiques de son caractère auxiliaire), mais on ne dit
plus *come you? (viens toi?), corne n'étant pas auxiliaire
(ce tour, qui subsiste chez Shakespeare, s'élimine au 17e
siècle). L'ordre «normal» ou neutre est donc en français
comme en anglais l'ordre sujet-verbe, et on notera qu'il n'est
pas moins prégnant avec les formes pronominales I (moi,
je), he (lui, il), they (eux, ils), qui sont morphologiquement
marquées comme sujets, qu'avec les formes casuellement
neutres (ceci peut faire soupçonner que la différenciation
casuelle des clitiques sujets en français ne suffit pas à ex-
«Est-ce que» et «do» 43

pliquer leur possibilité de postposition interrogative). Peut-


être peut-on donner sens à ce parallèle en suggérant que les
pronoms clitiques, en français, et les verbes auxiliaires, en an­
glais, ont en commun d'être des formes «mineures» (terme
volontairement vague); comme le clitique, en un certain sens
un peu vague, l'auxiliaire est accessoire et dépendant . La
postposition du sujet dans DINNER is READY/is DINNER
READY (où je suggère par des lettres minuscules la moindre
importance de l'auxiliaire) est peut-être une altération moins
grave, «mineure», de l'ordre sujet-verbe, que celle de YOU
COME/COME YOU. De même que dans JEANNE VIENT-
elle l'ordre sujet-verbe n'est dérangé qu'en faveur d'un cli­
tique, de même dans is DINNER READY, à défaut de l'or­
dre sujet-verbe, reste l'ordre sujet-prédicat plus essentiel.
En anglais comme en français, la postposition à valeur mo­
dale est donc seulement «mineure».

L'élimination de l'ordre interrogatif *come you est com­


pensé par la forme périphrastique do you corne («fais» toi
venir = viens-tu) où do est «auxiliaire»: à défaut de ques­
tionner directement la proposition you corne par l'ordre
verbe-sujet, on lui substitue la proposition you do corne
(littéralement: tu fais (toi) venir), où do est un verbe auxi­
liaire; et à cette proposition on applique l'ordre verbe-sujet
qui la met globalement en question. C'est donc un détour
syntaxique, comme l'insertion de c'est que (est-ce que) en
français, mais son effet n'est pas exactement identique: alors
que dire est-ce qu'il pleut au lieu de pleut-il, c'est protéger
intégralement la proposition il pleut (qui reste intacte) de la
marque modale, dire do you corne au lieu de corne you, c'est
tout de même affecter la proposition you corne à question­
ner (c'est plus visible dans l'opposition he comes/does he
corne, où on s'aperçoit que la forme finie du verbe corne
est remplacée par l'infinitif). Mais même alors, on peut dire
que l'insertion de do sert finalement à préserver le prédicat
corne de la marque interrogative, car il reste final et dans un
44 CORNULIER

ordre normal ou neutre, alors que c'est le verbe auxiliaire do


qui est affecté par l'ordre spécial verbe-sujet dans la suite do
you. Ainsi il semble s'agir d'une tendance à éviter ou réduire
l'application directe de la marque modale sur le prédicat es­
sentiel de la proposition à questionner. Il se pourrait bien que
tel soit le but exact ou principal de l'insertion de est-ce que en
français, quoique son effet protecteur couvre une zone plus
vaste (la proposition entière).

Que signifie do dans do you corne? Comme do you corne


signifie la même chose que signifierait *come you si ça se di­
sait, la réponse usuelle est: Rien. Pour la majorité des gram­
mairiens générativistes, do auxiliaire n'est qu'un «support»
syntaxique dénué de sens. Pour Quirk & Co (1972, p. 77,
§ 3.17) c'est le plus «neutre» de tous les auxiliaires, il «n'a
pas de sens individuel mais sert d'opérateur bidon»(«dummy»).
Voisine de cette réponse, malgré des apparences très diffé­
rentes, est celle selon laquelle do auxiliaire, «fossile verbal»
(Bolinger, 1977, p. 196), aurait une espèce de valeur moda­
le absolument indépendante du sens fictif du verbe non-
auxiliaire «homonyme» do (Bolinger, 1957, cf. plus bas).

Le fait que do you come signifie la même chose que si­


gnifierait *come you ne prouve pas que do soit dépourvu de
sens dans le premier cas, puisque deux expressions ayant des
sens primaires (sous-jacents) différents peuvent avoir le même
sens indirectement. Etymologiquement au moins, en suppo­
sant à do son sens factitif ordinaire, on peut supposer que la
proposition you do come impliquée dans do you come qui la
met en question) a un sens sous-jacent du genre tu (te) fais
venir, d'où dériverait le sens de tu viens. Cette dérivation sé­
mantique implique une équivalence pratique de faire faire
avec faire, ou de faire V avec V pour peu que le verbe V dé­
signe une action qui soit un «faire»; il est vrai que si on fait
qu'on fait quelque chose, alors on le fait; et inversement si
on «fait» quelque chose, le «faire» ainsi présenté simplement
par un mot unique peut toujours être supposé divisible sui-
«Est-ce que» et «do» 45

vant une analyse causale plus fine en une série de plusieurs


«faire» emboîtés, en telle sorte qu'on fait que cette chose
est faite, ou qu'on se la fait faire (13). Dire do you corne au
lieu de *come you pourrait donc être demander si tu (te)
fais venir, étant entendu que cette décomposition de l'ac­
tion de venir en faire venir n'est pas directement pertinente
(on se soucie peu que la venue soit une action complexe,
comportant quelque étape intermédiaire intéressante), mais
qu'elle ne correspond qu'à une étape sémantique accessoire,
le but sémantique étant l'idée résultante de venir simplement.
La fonction opératoire, productrice, d'un sens sous-jacent
peut suffire à justifier son peu de pertinence propre, et par
là contribuer à expliquer qu'il soit inconscient. On pourrait
donc même se demander si le sens «factitif» de do n'est pas
conservé, fût-ce dilué et affaibli, dans l'auxiliaire servant no­
tamment à la formation des questions.

On connaît bien d'autres emplois d'un factitif redondant


tel que faire V revient à peu près à V. Quand on enseigne à
traduire du latin en français, on utilise souvent une espèce de
règle d}explicitation de la factitivité suivant laquelle Caesar
pontem fecit (César fit un pont) devrait se traduire en César
fit faire un pont (il est vrai que c'est un peu retirer à César
ce qu'il s'attribuait fièrement). En allemand, me signale Mar­
cel Vuillaume, va-t'en peut se dire mach dass du fortkommst,
littéralement fais que tu Ven vas. En français, ne faire que par­
ler, c'est-à-dire littéralement, si on remplace ne... que par seu­
lement, seulement faire parler, veut dire seulement parler; le
détour par un verbe faire absolument redondant est unique­
ment dû à l'inacceptabilité de *ne que parler (faire sert donc
de «support»); dans ne faire que V, peut-être faut-il que V
soit un verbe d'action, ou du moins plus généralement un ver­
be exprimant quelque chose dont le sujet puisse être respon­
sable (ne faire que savoir me semble supposer qu'on impute
au sujet la responsabilité du savoir) ; ceci indiquerait que fai­
re support redondant de ne ... que conserve quelque chose de
son sens factitif fondamental. Dans Paul a (bientôt + vite
46 CORNULiER

+ bien) fait d'y aller (cf. Gross, 1975, pp. 162 -163), iln' a pas
plutôt fait d'y aller que,.., la périphrase faire de V permet de
préciser la portée sémantique de l'adverbe, ambigu s'il quali­
fiait directement V. Le factitif redondant (plutôt que dénué de
sens) permet donc de protéger V d'une opération syntaxique-
ment ou sémantiquement problématique si on l'appliquait di­
rectement à V. Pour autant que le factitif conserve là son sens,
on peut reconnaître dans son emploi, même conventionnalisé,
un moyen de signification indirecte.

On peut, dans cette perspective, rejeter l'analyse sémanti­


que que propose de do auxiliaire Bolinger (1957: 23-24 n 2),
à propos de son rôle dans les questions (je traduis):
«Le sens de do-did. C'est «vérité-fausseté», comme en témoi­
gnent son extension à la négation (he came (il vint) / he didn't
come (il ne vint pas , litt, il ne fit pas venir), sa substitution à
oui et non ( - I suppose that you require it? -1 do; - Je suppo­
se que vous l'exigez? - Si fait), et son emploi dialectal comme
reprise affirmative (he hates me, he does; il me déteste, oui),
ainsi que quand il est accentué (I did tell you; je vous V ai
dit, litt, j'ai fait dire à vous). Les questions totales sont essen­
tiellement des questions de vérité-fausseté («true-false ques­
tions»).

On peut soupçonner ici chez Bolinger la même confusion


que j ' a i soupçonnée chez Borillo à propos des questions du
type est-ce que P (voir ci-dessus p. 9 )• La proposition I did
tell you n'affirme la «vérité» de I told you que si elle-même
est affirmée, et du fait qu'elle implique I told you, cette im­
plication étant l'effet de la redondance de do. La même pro­
position, mise en question sous la forme did I tell you, n'est
une mise en question de I told you que parce qu'elle est mise
elle-même en question; et cette mise en question est opérée
par la postposition du sujet, et non par l'auxiliaire do lui-
même - qui là encore n'introduit qu'une redondance. Nier
I did tell you en disant I did not tell you, c'est d'abord as-
serter cette proposition négative, dans laquelle la négativi­
té est marquée par not, et non pas par do, là encore redondant.
« Es t-ce que » et «do» 47

Bolinger attribue à do dans N do V toutes les variétés de sens


qu'apportent les diverses modalités et la négation quand elles
affectent cette proposition.

Il n'y a aucune unité sémantique constante dans cette di­


versité, et c'est pourquoi il se contente de dire que le sens de
do est «vérité-fausseté», ce qui est une définition purement
allusive et vague. Du reste, en disant, d'une manière également
vague, que les questions totales sont des questions de «vérité-
fausseté» (ceci évoquant le terme anglais y es-no question, que
Bolinger lui-même (1978) a justement critiqué), il oublie que
les questions partielles nécessitant la postposition du sujet se
construisent elles aussi par la périphrase factitive (when do you
come? au lieu de *when come you?, littéralement quand fais-
tu venir? pour quand viens-tu?; notons à ce propos que la pé­
riphrase factitive fonctionne sémantiquement dans les ques­
tions partielles exactement de la même manière que dans les
totales, alors que le c'est ... que inversé dans les questions par­
tielles en français, au moins étymologiquement, se distingue
comme focalisateur du c'est que à être absolu inversé dans les
questions totales.

On peut se demander pourquoi do auxiliaire ajoute de l'in­


sistance («emphase») à l'affirmation ou à l'impératif positifs
(comme c'est que, d'une manière différente, à l'affirmation
en français), alors qu'il ne semble pas ajouter d'insistance à
la question ni à l'affirmation ou à l'ordre négatifs: alors que
I do know paraît plus emphatique que I know, I do not know
ne paraît pas plus emphatique que ne serait *I know not si
ça se disait. Justement il faut comparer les acceptabilités de:

E C'est que vous êtes méchant! Vous êtes méchant!


I do not know *I know not
E I do know I know
Do not come *Come not
E Do come in Come in
Do you know *Know you
48 CORNULIER

E signale les emplois nécessairement «emphatiques» dedo (ou


c'est que): ils correspondent exactement aux cas où la péri­
phrase est absolument facultative, en ce sens que l'énoncé cor­
respondant sans périphrase est absolument grammatical et nor­
mal dans la langue. Ce n'est donc pas la périphrase en soi qui
est emphatique, c'est apparemment la périphrase quand elle
n'est pas justifiée par le fait qu'elle protège le prédicat essen­
tiel de l'application de l'inversion du sujet ou de la négation.
Est-ce à dire que tantôt la périphrase aurait un rôle protec­
teur (par rapport au prédicat essentiel), et tantôt un rôle em­
phatique? Mais il est facile de voir que dans I do know ou
do corne in, ce n'est pas do qui est emphatique (en soi), ce qui
est emphatique est la manière dont il doit être prononcé, avec
un accent fort d'insistance; I do know est emphatique en ce
sens qu'on l'asserte emphatiquement, en faisant porter l'em­
phase précisément sur do, qui n'est qu'un support de l'empha­
se; les phrases écrites I do know, Do come in, ne sont que des
squelettes vides, privés de l'insistance avec laquelle il faut pro­
noncer do. Ainsi le rôle de cet auxiliaire est bien unitaire: il
sert ici de support d'emphase (à la place du verbe essentiel)
exactement comme ailleurs il sert de support à not ou à l'in­
version. Il ne paraît signifier ou indiquer l'emphase, que par­
ce que l'emphase est sa justification nécessaire, suivant ce
principe général que la périphrase doit toujours être précisé­
ment justifiée. Il n'y a pas plus de «do emphatique» que de
can emphatique ou de am emphatique dans but I CAN!,
but I AM!: c'est une propriété générale des auxiliaires en
anglais, que de pouvoir aisément supporter l'accent d'insis­
tance, sans changer pour autant de nature et de sens. Do
périphrastique n'est pas plus emphatique (en soi) dans I do
know ou do corne in, qu'il n'est interrogatif dans do I know
ou négatif dans I do not know. Support auxiliaire de l'insis­
tance, de l'inversion modale ou de not, il n'a de sens que ce
qu'il faut pour que do V soit indirectement équivalent exac­
tement à V.
((Est-ce que» et ((do» 49

Sur quoi précisément insiste-t-on en faisant porter l'em­


phase sur un auxiliaire aussi redondant? Le même problème
se pose à propos de tous les auxiliaires («opérateurs» au sens
de Quirk & Co 1972, dont j'utilise ici le § 14.7 p.942-943).
Bolinger (1977,p.192-196)attribue à do, notamment dans des
exemples où il est support d'insistance, la valeur d'un «affir-
matif explicite» («an explicit affirmative»). Ainsi dans Shall
we go over to Jane's? - Let's do! (On va chez Jane? - Allons-
y!) le do serait «un affirmatif explicite en contraste avec let's
not» (ainsi do serait affirmatif comme not est négatif); mais
ce contraste est biaisé: il faut comparer, plus généralement,
let's do, let's not do, let's et let's not; il apparaît alors que ce
qui s'oppose à not, ce n'est pas do, mais l'absence de not
(donc éventuellement do sans not). C'est l'absence de not qui
rend l'énoncé affirmatif, ou plutôt, positif (14), dans let's do
(quant à la modalité imperative, elle vient là comme ailleurs de
la construction imperative dans laquelle entre do, et non de cet
élément lexical en tant que tel). Ainsi do ne paraît avoir un
sens positif («affirmatif») que parce qu'en contraste avec do
not ou don't l'absence de négation peut y être frappante. Et
tel peut être justement l'objet de l'insistance dans I do know.
On retrouve d'ailleurs la même emphase, mais cette fois fa­
cultative, dans I DON'T know ou le mot composé don't,
incorporant la négation, peut être objet d'emphase en tant que
négatif. L'idée d'un do emphatique «affirmatif» ne permet pas
de faire ce rapprochement élémentaire.

Commentant justement l'insistance sur la valeur positive


de l'auxiliaire, Quirk & Co (lieu cité) ont tort de la symboli­
ser ainsi: no, I HAVEn't (Non, je n'AI pas), so you HAVEn't
lost it (alors, tu VAS pas perdu), même si cette notation est
phonétiquement acceptable; il serait plus judicieux de capi­
taliser aussi le morphème négatif n't, même s'il paraît inac­
centué: HAVEN'T. En effet, c'est évidemment sur le mot for­
mé par la combinaison de l'auxiliaire et de n't que porte l'in­
sistance symbolisée ici par des capitales; et si l'accent phoné-
50 CORNULIER

tique peut affecter le radical verbal sans trop toucher le suffixe


négatif, c'est uniquement parce que ce radical est, en quelque
sorte, le porte-accent du groupe entier:l'accent sur le /a/ de
have n'est ici que la réalisation concrète de l'accentuation glo­
bale de haven't. Et de fait quand on veut insister sur l'aspect
négatif en disant, sans contraction, I have not, il est impossi­
ble d'accentuer not moins que have, car alors c'est plus pré­
cisément la négation isolée et autonome not qu'on accentue.

Il est intéressant de noter avec Quirk & Co (même page)


que l'accent d'insistance impliqué par do auxiliaire (en l'ab­
sence de not ou d'inversion) peut focaliser autre chose que
l'absence de négation (la positivité). Dans he owns - or DID
own - a Rolls Royce, fil possède, ou A possédé, une Rolls
Royce), l'insistance peut opposer did, non pas à didn't, mais
à does (does own = owns); en ce cas, dans l'auxiliaire, c'est le
temps qu'elle souligne. Il serait ici aussi absurde de parler d'un
do «temporel» qu'ailleurs d'un do «affirmatif» (15).

Suivant Quirk & Co (1972, § 7.77 n.a et § 14.47 note),


le do utilisé à l'impératif «joue le rôle de marqueur introduc-
tif de l'impératif» («introductory imperative marker»); comme
tel «il est distinct du do emphatique des affirmations (state­
ments)» et n'est pas comme lui un cas de «périphrase en do».
Les deux notes citées ici contredisent explicitement le § 3.17
ou un autre co-auteur sans doute a classé le do d'impératif po­
sitif avec le do d'assertion positive parmi les cas de périphra­
ses en do. L'argument des notes citées est le suivant: le do pé-
riphrastique ou auxiliaire («operator») est placé en tête d'un
verbe quand ce verbe n'est pas un auxiliaire (en cas de besoin
d'un auxiliaire). Or on dit très ordinairement don't be silly!
(ne sois pas idiot, littéralement ne fais pas être idiot), et non
pas *be not silly, quoique be soit auxiliaire; et de même on
peut dire do be quiet au lieu de be quiet avec insistance sur
be (sois sage). Un autre argument est fourni au § 7.76, note a
où on observe que dans la construction impérative don't you
«Est-ce que» et «do» 51

(ou: don 't anyone) open the door (n'ouvre pas (que personne
n'ouvre) la porte), la forme contractée don't n'est pas rempla-
çable par la forme de base do not. Rejetons d'abord cet argu­
ment: il prouve seulement (s'il le prouve) que dans cette cons­
truction en effet très particulière don't est inanalysable; il est
bien nai'f de s'en servir pour montrer que don't est également
inanalysable dans la construction banale don't open the door...
où don't peut être remplacé par do not (tout ce que cette ob­
servation peut faire soupçonner est que don't peut être parfois
employé comme inanalysable même dans la construction sim-
pie).

L'autre argument soulève un problème intéressant. L'accep­


tabilité de do be dans don't be silly est favorisée par deux phé­
nomènes indépendants. D'une part, be y étant traité (à cet
égard) comme un verbe autonome, cela peut être lié au fait
qu'en contexte impératif, il acquiert contextuellement une va­
leur un peu plus riche que celle de la simple «copule»; si on
conseille à quelqu'un d'être ou ne pas être quelque chose, on
fait appel à sa responsabilité d'être tel, en sorte que cet être
tend à s'interpréter comme un comportement (un «être»
qu'il se «fait être» au sens le plus étendu du factitif); à cette
coloration sémantique contextuelle de l'impératif est peut-
être lié le fait que certains verbes ont à ce mode un radical
distinct de celui de l'indicatif (sais/sache, veux/veuille, es/sois,
alors que, suivant la règle ordinaire, l'impératif de vas est va
et non aille); ainsi dans don't be silly (construction banale) et
do be quiet (insistance), la périphrase à auxiliaire do peut être
favorisée par le fait que be tend à ne pas être un simple auxi­
liaire et à devenir un verbe «plein». D'autre part, on observe
qu'en anglais non seulement aucun verbe autonome, mais
aucun auxiliaire ne peut supporter not à la construction im­
perative, sauf les factitifs do et let dans do not go, let's not go
(ne va pas, n'allons pas). En fait dans plusieurs langues le verbe
impératif supporte mal la négation ordinaire; en latin classique
où *ne veni (ne viens pas) est exclu, il faut remplacer l'impé­
ratif par le subjonctif, ou passer par un auxiliaire formé
52 ((Est-ce que» et «do»

par la contraction de la négation et du verbe vouloir (noli veni­


re, ne-veuille-pas venir, où noli n'est pas un impératif affecté
par la négation, puisque celle-ci est absorbée dans le verbe à
l'impératif); en français , la construction imperative s'accommo­
de mal de la négation, puisque la postposition des clitiques qui
la caractérise (16) (tu le manges, mànge-le) est impossible avec
ne (ne le mange pas et non *ne mange-le pas) et seulement fa­
cultative quand, ne étant omis, on a tout de même une des ex­
pressions négatives qu'il accompagne en style soutenu (mange-le
pas ou le mange pas, dis-lui rien ou lui dis rien) (17). La pré­
sence de do dans don't be silly correspond donc à une fonc­
tion typique des auxiliaires, et de do auxiliaire en particulier:
supporter une opération qu'un verbe (qui en l'occurrence peut
être lui aussi auxiliaire) ne peut pas supporter ou supporte mal.
(Peut-être est-ce lié au fait que la négation tombe malaisément
dans le champ de l'impératif, alors qu'elle devrait justement
en être la cible directe? Ou bien la négation plus l'impératif
constituent peut-être à eux deux une charge trop forte pour un
auxiliaire?) L'usage auxiliaire de do à l'impératif négatif de be
s'étend à la question rhétoriquement «impérative» why don't
you be careful? (pourquoi ne fais-tu pas attention? littérale­
ment pourquoi ne (te)fais-tu pas être attentif?; Quirk & Co,
§ 7.77), où non seulement 1'«analogie» avec l'impératif, mais la
valeur comportementale de be, contribuent sans doute à justi­
fier ce rôle exceptionnel de «super»-auxiliaire. En un mot, le
rédacteur du § 3.17 de Quirk & Co est parfaitement fondé à
considérer do à l'impératif comme un cas particulier de l'em­
ploi périphrastique et auxiliaire de do; et le rédacteur (diffé­
rent, espérons-le) qui le contredit dans les notes discutées ici
a tort de ne voir dans ce do qu'une espèce de préfixe à sens
impératif («introductory imperative marker»); ce do est impé­
ratif par construction dans don't be silly tout comme il est
interrogatif par construction, et non en soi, dans Why don't
you be quiet.

Bien sûr, reconnaître l'unité des emplois variés de do auxi­


liaire ne force pas à lui attribuer un sens (factitif). Comme
«Est-ce que» et «do» 53

support de not ou de la postposition modale du sujet, do


peut auxilier n'importe quel verbe pourvu qu'il ne soit pas
auxiliaire, même un verbe d'état comme know ou seem dans
do I seem to be tired (ai-je l'air d'être fatigué), do you know
(savez-vous) (cf. Ross, 1972) (18). Ceci semble indiquer la dis­
parition complète de la «factitivité» étymologique de l'auxi­
liaire. Et pourtant, cette observation ne suffit pas à montrer
que do auxiliaire et do verbe autonome, devenus purement
homonymes, n'ont aucun sens en commun, et que plus pré­
cisément l'auxiliaire n'a aucun sens. Pour le montrer, peut-
être faudrait-il d'abord montrer qu'entre les emplois auxili­
aires de do et les emplois non-auxiliaires (verbe autonome),
il n'existe aucune continuité, ces deux groupes d'emplois ne
se chevauchant pas. A supposer que ce point ait pu être dé­
montré (ce que j'ignore), il resterait encore à montrer que
l'auxiliaire n'a aucun sens. Or, d'une part, peut-être peut-on
supposer que l'absence de sens coïncide avec une générali­
sation maximale, à la limite, du sens de faire dans l'auxiliai­
re; autrement dit, au lieu de considérer que do n'a pas de
sens dans do V, on peut considérer que son sens factitif est
si complètement dilué que do V revient exactement à V et
rien de plus. D'autre part - ceci convergeant avec la sugges­
tion précédente -, un mot peut avoir une définition purement
fonctionnelle, et notamment une définition telle qu'il soit re­
dondant. Par exemple, on peut concevoir de définir et en di­
sant qu'une proposition complexe du type «P et Q» est vraie
si et seulement si P est vrai et Q est vrai; il s'ensuit que fon­
damentalement (en négligeant tous effets de sens possibles),
la suite de deux assertions «P; Q» signifie la même chose que
l'assertion unique «P et Q»; ainsi et peut être redondant, et
toutefois être fonctionnellement signifiant (peu importe ici
si c'est bien le sens du mot français et, il suffit qu'il soit con­
cevable). Ou encore, des logiciens ont proposé de définir le
prédicat vrai par cette équivalence: «P»est vrai (ou que P est
vrai) si et seulement si P: ainsi défini, vrai est pléonastique,
mais non vide de sens. Même chose pour do auxiliaire, qu'on
54 CORNULIER

peut définir ainsi: to do V signifie exactement to V. Si cette


équivalence est prise pour définition, ce qui n'a rien de cho­
quant, alors on attribue un sens très précis à do auxiliaire, et
ce sens rend directement compte de sa redondance, qui dès
lors n'est pas accidentelle.

Ce point de vue est substantiellement différent de celui,


plus classique, selon lequel do auxiliaire n'aurait aucun sens,
donc, notamment, aucun sens fonctionnel. En effet ce point
de vue-là oblige à considérer que des phrases du genre I do not
know ou did you know ne sont que des trompe-l'oeil syntaxi­
ques; il faudrait prétendre que le not qui est «syntaxiquement
accroché» à do porte «en réalité», sémantiquement, sur know;
que la marque de temps passé qui affecte «en apparence, syn­
taxiquement», do (sous la forme did), a pour «véritable inci­
dence sémantique» le verbe know; que l'inversion interroga­
tive du sujet, qui est «formellement appliquée à un do bidon»
dans did you, indique une modalité interrogative qui affecte
en vérité le seul verbe know. Toute cette cuisine sémantique
assez peu élégante, qui a sans doute parfois été proposée, est
inutile si on reconnaît la définition fonctionnelle de do; et cette
définition fonctionnelle permet en plus, si on veut, de consi­
dérer do redondant comme un cas limite de généralisation du
factitif.

Compte tenu de la définition fonctionnelle de l'auxiliaire


do, interpréter une expression où il figure, du type do V, c'est
la traduire par une expression plus simple du type V. Cette tra­
duction peut être considérée comme une signification indirecte,
induite par do. Do, support de la postposition interrogative,
fonctionne donc exactement comme c'est que, support de la
postposition interrogative du sujet dans une question totale en
français.

Benoît de CORNULIER
LUMINY
<<Est-ce que» et «do» 55

NOTES

* Version remaniée du début de «Signification et acte de pa­


role indirects dans l'expression de la modalité», texte de com­
munication présentée à Urbino (Italie) en juillet 1979. Merci
pour leurs remarques à Suzanne Leblanc, Dick Oehrle, René
Rivara et Marcel Vuillaume.

1 . D'une manière générale, la régulation de l'ordre des mots


est une retombée automatique de sa sémantisation (exacte­
ment de la même manière que certains «sons» sont exclus par
le fait même que d'autres sont rendus distinctifs). Remarquer
que pour être ordonnés, il faut bien que les mots soient pré­
sents; et ainsi l'obligation assez générale de présence d'un su­
jet dans une proposition à verbe fini peut être considérée com­
me simplement contenue dans l'obligation de réaliser une suite
sujet-verbe (mais alors cette obligation n'est pas seulement une
obligation de marquer 1' expression sujet par la position préver­
bale, mais peut-être une obligation de marquer ce qu'il signifie
ou à quoi il réfère par la représentation en position préverbale. )
Ainsi, de même que l'ordre verbe-sujet, qui a parfois une valeur
modale, de même l'absence de sujet, qui au moins concourt à
marquer la modalité impérative, est une «exception» à l'ordre
«normal» sujet-verbe. En ce cas comme en bien d'autres dans
les langues, la forme «normale» n'est que le résidu, sémanti-
quement neutre, des formes sémantisées ou chargées de quel­
que valeur spécifique que ce soit (ici, l'existence d'un tel résidu
neutre était sans doute une nécessité; par exemple, il faut bien
un ordre modalement insignifiant puisque il existe des proposi­
tions amodales, au moins dans les subordonnées).

2 . Note de relecture :
Les différences «syntaxiques» entre clitiques et autonomes
quant à l'ordre des mots sont liées à la différence de sémanti­
sation de leurs positions. La principale différence pourrait ve-
56
CORNULIER

nir de ce que les clitiques, étant systématiquement thématiques


(et non foyers), n'ont pas tellement lieu d'être opposés comme
thématiques ou non thématiques, alors que cette opposition est
très pertinente pour les autonomes, qui peuvent être foyers; par
exemple, le contraste entre parle-lui pas et lui parle pas est thé-
matiquement insignifiant quant au mot lui, alors que le contras­
te entre à Luc parle pas et parle pas à Luc peut être signifiant
quant au rôle thématique ou focal de à Luc. La langue a donc
réparti deux fonctions sémantiques: dans les expressions auto­
nomes, l'ordre des mots a, largement, pris des valeurs thémati­
ques (focaliser, thématiser), et dans les clitiques, il n'a de va­
leur que modale (non-assertivité-directe, impératif). Les fonc­
tions casuelles, notamment la fonction sujet, étant fortement
apparentées aux thématiques, on peut considérer que le mar­
quage de la fonction sujet par la position pré-verbale est une
sorte de marquage fondamentalement thématique (à un certain
niveau de l'analyse); l'absence de valeur thématique, et l'ab­
sence de valeur casuelle, dans l'ordre des clitiques apparaissent
alors comme liées.

3 . Le fait qu'en face de II pleut, n'est-ce pas? on n'ait pas


*il pleut, est-ce? reflète simplement le fait que c'est, parmi les
questions-reprises, ne sert qu'à former des contre-questions.
Cette restriction fonctionnelle peut être comparée au fait qu'en
anglais littéraire les questions-reprises sont représentées essen­
tiellement par les contre-questions, si je ne me trompe.

4 . Le si c'est que périphrastique interrogatif s'entend encore,


par exemple, au nord de Nantes.

5 . La modalisation d'une telle phrase est complexe: la princi­


pale conditionnée Il vous ressemble doit être, en un premier
temps (fût-il fictif) indépendamment assertée, d'une manière
catégorique et non conditionnée; puis l'addition d'une condi­
tionnelle la fait à nouveau signifier comme conditionnée; com­
me si ayant d'abord affirmé catégoriquement X, on opérait
5 7
« Es t-ce que » et «do»

un recul, effectuait une soustraction, en passant à l'affirmation


plus faible Si non-Y, X ou Si ce n'est que Y, X; à cela est lié le
fait que la principale doit apparaître avant la conditionnelle et
non la suivre (*Si ce n'est qu'il a les cheveux noirs, il vous res­
semble); comparer J'aime tout, sauf l'eau et ? Sauf l'eau, j'aime
tout. Sur ces stratégies grammaticalement codées de recul énon-
ciatif,cf. Cornulier(1980,p.l01-107).L'astuce enfantine: - Quelle
ressemblance il y a entre une enclume et un tuyau d'arrosage? -
C'est qu'ils sont tous les deux en caoutchouc... sauf l'enclume,
fait vivement sentir la différence entre une évaluation d'emblée
limitée et une règle complétée par une exception.

6 . Foulet (1921,p.285),citant la conditionnelle se c'est qu'ele


le descuevre de la Chastelaine de Vergi, commente: «Mais le
verbe être est pris ici dans un sens très fort qu'il a souvent au
moyen âge et qu'il n'a plus du tout aujourd'hui: il faut enten­
dre «s'il arrive que...». On voit que l'analogie est toute super­
ficielle». Historiquement, et compte tenu que même avec un
sens «fort» de être l'expression c'est que P peut induire P,
l'analogie ne me paraît pas superficielle.

7 . Il me semble qu'il y a la même confusion dans l'idée assez


répandue que dans des phrases du genre les marrons sont chauds
le verbe être («copule») marque «l'affirmation», «l'affirmation
d'une relation», ou de quelque chose comme ça. Car il faudrait
en conclure qu'il y a un homonyme de être marquant l'interro­
gation dans sont-ils chauds?, puis un autre homonyme marquant
le souhait dans qu'ils soient chauds!, et finalement autant d'ho­
monymes que, tout simplement, de modalisations possibles de
la proposition ils sont chauds, sans compter les emplois enchâs­
sés... sans modalité, comme dans la relative de Les marrons qui
sont chauds sentent bons. Cf. note 1 1 .

8 . L'assertion indirecte de P par celle de c'est que P me semble,


en gros, spécialisée dans l'expression de la surprise, de la décou­
verte (c'est son aspect « exclamatif» ). Un peu différente est la
58 CORNULIER

spécialisation analogue de la périphrase emphatique par do en


anglais, qui est d'un usage bien plus général (cf. pp.
sv ci-dessous).

9 . Certes, si c'est que P comme périphrase de P n'a lieu d'être


asserté qu'en cas d'insistance, alors il s'ensuit que la périphrase
peut être considérée comme un indice de l'insistance; mais un
indice aussi indirect ne saurait être pris pour un signe fonda­
mental. Je commets, dans mon 3ème cycle sur les incises
(1973 , p. 476), une erreur voisine de celle que j ' i m p u t e à An­
drée Borillo, en attribuant la signification de l'insistance au re­
doublement par l'auxiliaire do,

10 . Cf. la correction infligée à Benveniste par Minio-Paluello


dans 1' Age de la science ( 1 9 7 0 ; D u n o d , III, 3 , spécialement
note 1, p. 205).

11 . On peut même concevoir une définition sémantique pure­


ment fonctionnelle, pour le français actuel, suivant laquelle,
simplement c'est que P signifie P. Ce point de vue ne définit
pas c'est (que) autrement que comme «redondant» ou «plé­
onastique», mais il n'en constitue pas moins une véritable dé­
finition sémantique de c'est: «signification pléonastique» n'est
pas du tout «absence de signification». On peut de même dé­
finir pléonastiquement être copulatif en disant que par défini­
tion Luc est rond signifie simplement Luc rond; même dans
cette fonction il pourrait historiquement dériver d'un être
existentiel comme on l'a souvent supposé; par exemple P.
Munro argumente qu'en langue yuman les suites du type Luc
rond est dérivent syntaxiquement de (Luc rondjest, où Luc
rond, signifiant que Luc (est) rond, est sujet, et où est est
existentiel («est un fait»); il me paraît plus conforme aux ap­
parences, dans cet ordre d'idées, de considérer que dans Luc
est rond, avec être «originellement» existentiel, rond est attri­
but de Luc comme il peut l'être avec un verbe plein dans Luc
se lève toujours rond; les deux sens coexistent dans Luc pa­
raît fatigué où paraît peut être simplement «copulatif» mais
59
«Est-ce que» et «do»

peut aussi signifier apparaît, se montre, donc se suffire séman-


tiquement, tout en jouant en plus le rôle «copulatif».

12 . Entre autres nombreuses choses q u e j e n'ai pas lues dans ce


domaine, Stéfanini me signale les théories de la fin du 18ème
siècle sur l'auxiliaire, notamment celle de Fogg, et la thèse de
Rousse (Institut Charles V) sur la grammaire anglaise de cette
époque.

13 . Qu'on fère la communication de Stephen Davis (1979, à


paraître).

14 . Dans if you DO go, please don't forget..., l'insistance sur


do go (et par là sur go) peut porter sur la valeur positive, c'est
-à-dire sur l'absence de not (do opposé à don't ou à do not),
et ne peut évidemment pas porter sur 1' «affirmation», puisque
do go est introduit par if (la proposition est amodale).

15 . On s'aperçoit par de tels exemples de l'extrême ambiguïté


de la portée de l'insistance sur un mot donné: en insistant sur
did on peut insister sur le temps passé, ou sur l'absence de né­
gation, ou sur le mode, etc.;l'ambiguïté serait encore beaucoup
plus vaste si au lieu d'insister sur des auxiliaires, on insistait sur
des verbes pleins, directement - ce qui est possible. Par exemple,
dans he DID run, on peut insister sur le temps, l'absence dené­
gation, le mode, etc.; mais dans he RAN, on pourrait tout aussi
bien insister sur le sens précis de ran, par exemple sur son con­
traste sémantique avec went. L'extériorisation d'un auxiliaire
peut donc avoir pour fonction une réduction de l'ambiguïté.

16 . Dans la ferme! (familier; ferme ta gueule) on pourrait voir


un cas exceptionnel d'antéposition du clitique à l'impératif
sans mot négatif; mais cette expression pourrait, plus plausi-
blement, dériver de tu la fermes! (indicatif) par troncation
locutionnaire.
60
CORNULIER

17 . Il est tentant de voir dans l'antéposition des clitiques à


l'impératif négatif un pur résidu d'une nécessité explicable
seulement dans le système de l'ancien français (explication
avancée, je crois, par Skårup). Mais une réduction historique
ne suffirait pas à rendre compte de ce que dans plusieurs lan­
gues la négation de l'impératif pose des problèmes particu­
liers.

18 . Alors que dans son emploi factitif have refuserait l'in­


version modale et justifierait l'insertion de do (did you have
John go et non *had you John go pour as-tu fait partir John),
be employé absolument et non auxiliairement refuserait l'in­
version modale, mais n'admettrait pas non plus l'auxiliation
par do (God is (Dieu est, existe), mais ni *is God? ni *does
God be), me signale Dick Oehrle. Serait-ce un indice que do
auxiliaire a encore un petit reste de sens non purement péri-
phrastique?
«Est-ce que» et «do» 61

REFERENCES
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English, University of Alabama Press, E.U.
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ROSS, J., 1972, «Act» dans Semantics of Natural Language,
pp. 70-126, Reidel.
VAUGELAS, C , 1657, Remarques sur la langue françoise,
éd., Bruxelles.
LE RAPPORT ENTRE PREDICATION ASSOCIATIVE
ET DETERMINATION ASSOCIATIVE:
UN PROBLEME DE SYNTAXE OU DE SEMANTIQUE?

L'objet de cette communication est d'illustrer, à propos des


constructions associatives (plus communément appelées «pos­
sessives») une certaine façon de concevoir l'articulation entre
syntaxe et sémantique. L'étude des constructions associatives
a fait l'objet de ma thèse d'état (Les constructions dites «pos­
sessives», étude de linguistique générale et de typologie lin­
guistique, Université de Paris IV, 1979), et ce qui est présenté
ici constitue un résumé de quelques points traités plus en dé­
tail dans ce travail.

Posons brièvement pour commencer le cadre théorique qui


s'est dégagé au cours de cette étude des constructions associa­
tives comme permettant un traitement relativement satisfai­
sant de la problématique abordée. La grammaire est définie
comme l'étude des régularités que manifeste le comportement
des unités significatives relativement à la construction d'énon­
cés - définition qui situe résolument la grammaire dans le cadre
descriptifqui convient aux concepts avec lesquels opère cette
discipline. On posera en effet qu'on ne saurait atteindre à la
64 CREISSELS

perspective explicative en linguistique par un élargissement


artificiel de la problématique grammaticale, mais seulement
dans le cadre d'une théorie du langage qui prenne en consi­
dération mécanismes conceptuels et opérations énonciatives
sous-jacents à la production des énoncés. Il s'agit là d'une pro­
blématique qui nécessite autre chose que la pure et simple
transposition de concepts grammaticaux à un niveau d'analyse
plus «abstrait». C'est une telle transposition qui a été tentée
par la grammaire g33nerative transformationnelle: avec ses struc­
tures «syntaxiques profondes» qui abordent ou visent à abor­
der des problèmes en fait sémantiques à partir de représenta­
tions qui restent fondamentalement syntaxiques (même s'il
y est pris quelque distance par rapport à la «surface») cette
théorie constitue en un certain sens la forme la plus extrême
de ce «structuralisme» qu'elle a tant critiqué, et la constata­
tion des impasses auxquelles conduit cette position «syntaxi-
ciste» justifie amplement la recherche d'une alternative.

Pour ce qui est de la sémantique, je considère qu'il ne s'agit


pas là d'un niveau d'analyse particulier, ou d'une discipline
linguistique au même titre que grammaire ou phonologie, mais
d'une problématique omniprésente dans la réflexion sur le lan­
gage. Cette position implique en particulier de considérer com­
me le type même du faux problème la question si souvent dé­
battue de l'indépendance du grammatical relativement au sé­
mantique. Elle va de pair avec une distinction fondamentale,
trop souvent brouillée dans l'usage que font beaucoup de lin­
guistes du terme de «sémantique», entre sémantique et con­
ceptuel: par conceptuel, j'entends ce qui relève de représenta­
tions mentales de nature fondamentalement pré-linguistique,
alors que la sémantique est concernée par la production de
sens dans l'activité langagière. Dans cette perspective, il est
clair que la notion parfois utilisée de «structure sémantique
sous-jacente» doit être rejetée comme comportant une contra­
diction dans les termes; par contre, on pourra parler de schè­
mes conceptuels sous-jacents aux structures que décrit la gram-
Prédication associative et détermination associative 65

maire, lesquelles structures seront donc conçues comme l'abou


tissement d'opérations énonciatives productrices de sens plu­
tôt que comme résultant de l'applications de «transforma­
tions» à partir d'un sens qui serait en quelque sorte donné au
départ. Cette position constitue donc un rejet des propositions
de la «sémantique générative», qui ne saurait constituer une al­
ternative aux difficultés rencontrées par la théorie générative
chomskyenne. On aura par contre reconnu au passage l'influ­
ence de linguistes tels que B. Pottier et A. Culioli. D'ailleurs
c'est aussi en accord avec les vues défendues par ces linguistes
que j'insisterai enfin sur la nécessité de ne pas céder à la tenta­
tion de réduire la problématique sémantique à des problèmes
de référence: les linguistes n'ont pas fini de tirer toutes les con­
séquences de la prise en compte du sujet énonciateur dans la
réflexion sur le langage, et d'éliminer les séquelles de cette con­
ception tronquée de la sémantique qui n'envisage l'énoncé que
dans son rapport à la situation ou à l'événement qu'il décrit.

Avant d'aborder le point central de cet exposé que constitue


le rapport entre prédication associative (ex. : Pierre a un livre)
et détermination associative (ex.: le livre de Pierre, son livre),
il est indispensable d'expliquer pourquoi ce terme d' «asso­
ciatif» est ici préféré à celui plus usuel de «possessif». C'est
que ce dernier a dans le langage courant un signifié beaucoup
trop précis pour évoquer de manière adéquate le signifié des
constructions dites «possessives». Même si on admet qu'en
principe le choix d'une terminologie est secondaire et arbitrai­
re, on doit constater qu'en pratique le choix de termes gram­
maticaux non adéquats peut avoir des conséquences graves par
les malentendus qui en résultent. Et ceci est particulièrement
net dans le cas du terme de «possessif». Ce terme suggère en
effet que les emplois très divers des constructions associatives
résulteraient en quelque sorte d'une extension métaphorique
d'une valeur fondamentale de possession (au sens usuel de ce
terme), alors que de nombreuses observations prouvent au
contraire que l'expression de la possession n'est qu'une appli-
66 CREISSELS

cation parmi d'autres du sens général de ces constructions,


que l'on peut décrire comme «participation à la sphère per­
sonnelle»: le propre des constructions dites «possessives» est
de signifier la participation d'un élément x à la sphère person­
nelle d'un individu y sans avoir à spécifier de manière plus pré­
cise la relation exacte qui justifie le rattachement de x à la
sphère de y. Cette notion de sphère personnelle se situe à un
niveau conceptuel, ce qui signifie en particulier qu'il serait vain
de vouloir expliquer l'emploi des constructions associatives en
cherchant, au niveau des relations objectives entre entités, des
conditions qui seraient nécessaires et suffisantes pour détermi­
ner l'apparition de ces constructions. D'ailleurs l'occurrence de
telles constructions dans les énoncés est essentiellement un
problème de stratégie discursive, mis à part des effets de sens
plus particuliers qu'il serait trop long d'analyser ici, on peut
dire en effet que:

-le propre de la prédication associative est de poser une associa­


tion, le choix d'une telle prédication dépendant du fait qu'il
n'apparaît pas nécessaire à l'énonciateur de préciser plus, au
niveau de son discours explicite, la relation qu'il pose ainsi;

- le propre de la détermination associative est de mentionner


une association, qui se trouve ainsi présupposée, dans le but
d'expliciter l'actualisation du terme auquel cette détermina­
tion se rapporte; là aussi, à la limite n'importe quelle relation
entre deux entités permet de concevoir l'une comme partici­
pant à la sphère de l'autre: le choix par l'énonciateur d'une
détermination associative est fondamentalement motivé par
le fait que celui-ci juge suffisant (en fonction du contexte,
de la situation, de son intention communicative) de spécifier
de manière minimale la relation qu'il mentionne pour expli­
citer l'actualisation d'un terme de son discours.

On a beaucoup discuté, dans le cadre de la grammaire gé­


nérative transformationnelle, pour savoir quelle «structure
Prédication associative et détermination associative 67

profonde» il conviendrait d'attribuer aux syntagmes à détermi­


nation associative. Il a été caractéristique pour toute une pério­
de dans l'évolution de cette théorie de systématiquement déri­
ver les structures déterminatives à partir de prédications dé­
pendantes postulées à un niveau sous-jacent. Du point de vue
technique, il est clair que cela ne pose aucun problème grave:
les possibilités formelles du modèle transformationnel sont tel­
les qu'en jouant sur l'écriture des règles de transformation on
peut aboutir à une même structure de surface à partir de
structures profondes très différentes, ce qui signifie qu'en soi,
la possibilité de retrouver la structure de surface voulue à par­
tir de la structure profonde que l'on postule ne prouve rien
quant à l'intérêt qu'il peut y avoir à postuler cette structure
profonde plutôt qu'une autre: l'intérêt du choix de telle ou tel­
le structure profonde ne peut en fait être évalué que relative­
ment à la façon dont elle permet d'aborder les problèmes d'in­
terprétation sémantique. C'est donc dans cette perspective uni­
quement qu'il convient d'évaluer les propositions de dériver
le chapeau de Pierre de structures profondes qui pourraient
être quelque chose comme chapeau (Pierre a un chapeau) ou
chapeau (le chapeau est à Pierre).

Comme base de la discussion nous prendrons un article de


R. Langacker sur les associatifs du français (Langacker, R.W.,
1968, «Observations on French Possessives», Language 44,
pp. 50 à 75), article tout à fait représentatif de la tendance à
abuser de la notion de transformation qui, surtout à une cer­
taine époque, a caractérisé la production générativiste. On voit
en effet nettement se manifester dans cet article l'illusion que
la possibilité d'écrire des dérivations à partir d'une structure
profonde donnée suffit à prouver la validité de cette structure
profonde (alors qu'il suffirait de modifier les règles pour déri­
ver la même structure de surface à partir d'un in-put diffé­
rent) ; on y voit aussi à quel point doit être sommaire la ré­
flexion sémantique pour que l'on puisse envisager d'accepter
de telles «explications».
68
CREISSELS

Langacker va par exemple jusqu'à écrire que «des expressions


comme ma maison sont la réalisation syntaxique d'expressions
sous-jacentes comme la maison qui est à moi». Et il prend soin
de préciser qu'il ne justifie pas ceci uniquement par des argu­
ments d'ordre sémantique - ce qui sous-entend que, sémanti-
quement, le problème de l'équivalence de ces deux expressions
ne se pose même pas. Or justement il faut le poser, et se méfier
d'un jugement hâtif, étayé a posteriori par de soi-disant argu­
ments syntaxiques, qui déclare comme synonymes l'une de
l'autre les expressions ma maison et la maison qui est à moi.
Car il est bien évident que toute la démarche transformationa-
liste est basée sur de tels jugements de synonymie, même si
ces linguistes s'en défendent en construisant après coup des
justifications syntaxiques aux rapprochements auxquels ils
procèdent.

Or la synonymie d'expressions comme ma maison et la mai­


son qui est à moi n'est qu'une illusion que favorise le choix du
mot maison: ce mot, désignant ce qui est typiquement dans
nos cultures un objet de possession au sens strict de ce terme,
induit en erreur quant au signifié véritable de ces deux expres­
sions, en suggérant hors contexte l'interprétation possessive
qui n'est qu'une parmi tant d'autres qu'est susceptible d'avoir
le syntagme à détermination associative. Il devrait en effet être
évident que «la maison qui est à moi» n'est qu'une parmi les
interprétations, en nombre non limité, qu'il est possible d'at­
tribuer au syntagme ma maison. En fonction des éléments
lexicaux intervenant dans les exemples, il est certes courant
que l'interprétation possessive du syntagme à détermination
associative soit la première à laquelle on pense lorsqu'un tel
syntagme est cité hors contexte. Seule une réflexion sémanti­
que approfondie permet d'éviter le piège qui guette tout gram­
mairien, de confondre le signifié d'un morphème ou d'un schè­
me de construction avec ce qui n'est qu'une interprétation par­
ticulière suggérée par l'environnement lexical. A vrai dire, rares
sont les linguistes qui ont travaillé sur les constructions asso-
Prédication associative et détermination associative 69

ciatives et qui ne sont pas tombés dans ce piège à un moment


ou à un autre.

Admettre la dérivation proposée par Langacker, c'est ad­


mettre en particulier de considérer comme synonymes de ce
x est à moi des structures comme ce x est mon x, ce x est le
mien, c'est mon x. Avec x = maison, l'erreur n'est pas trop
flagrante - encore une fois, parce que l'exemple est mal choisi
pour faire apparaître la différence de sens entre ces structures.
Mais prenons comme autre exemple x = pays: des énoncés
comme ce pays est mon pays, ce pays est le mien, c'est mon
pays (qui peuvent être dits par n'importe quel individu par­
lant par exemple de son pays natal) ne signifient pas du tout
la même chose que ce pays est à moi (qu'on ne peut guère con­
cevoir que dans la bouche par exemple d'un dictateur). Com­
ment alors accepter que la structure mon x puisse dériver
d'une expression sous-jacente qui serait le x qui est à moi?

Langacker affirme aussi dans cet article (et ceci montre à


quel point peuvent être sommaires les analyses sémantiques
qui sous-tendent les dérivations proposées) que deux énoncés
tels que j'ai le livre et le livre est à moi seraient équivalents,
ce qui est manifestement faux. Et entre ces deux énoncés il
n'y a pas seulement, comme on pourrait être tenté de le poser
pour résoudre le problème, une différence d'articulation com­
municative: le premier de ces deux énoncés est un énoncé à
prédication associative (qui, du fait de la présence de l'article
défini, s'interprète normalement comme exprimant le simple
fait d'avoir quelque chose à sa disposition), tandis que le se­
cond relève de ce qu'on peut appeler une prédication de dé­
pendance (et sera normalement interprété comme dénotant
une relation de possession au sens strict du terme). D'ailleurs
on peut parfaitement dire le livre que j'ai là n'est pas à moi
(avec l'interprétation: le livre qui est entre mes mains n'est
pas ma propriété), alors que si ce qu'affirme Langacker était
exact, un tel énoncé devrait être rejeté pour cause de contra-
70 CREISSELS

diction dans les termes.

Quant à dériver mon livre de le livre que j'ai (car cela aussi a
été proposé par les générativistes), là aussi tout marchera très
bien (pourrait-il d'ailleurs en être autrement?) tant qu'on en
restera au problème purement technique d'écrire les dériva­
tions. Mais le vrai problème est de voir comment cette hypo­
thèse permet d'aborder la question de l'interprétation séman­
tique. Et là aussi on va buter sur des problèmes d'interpréta­
tion sémantique qui me paraissent insolubles, et dont je ne ci­
terai qu'un exemple: les énoncés j ' a i mon livre et je n'ai pas
mon livre sont en français parfaitement acceptables et interpré­
tables, par contre je ne vois pas bien comment on va pouvoir
expliquer leur interprétation si on se donne comme point de
départ des structures sous-jacentes qui seraient respectivement
j'ai le livre que j'ai (qui est interprétable mais qui ne veut pas
du tout dire la même chose que j'ai mon livre) et je n'ai pas le
livre que j'ai (qui ne veut rien dire du tout).

Il faut aussi évoquer une proposition avancée par certains


générativistes, de distinguer (même si cela ne se manifeste pas
dans la morphologie du syntagme à détermination associative)
entre deux types de syntagmes à détermination associative,
seuls ceux qui sont issus d'une relation «aliénable» étant trai­
tés au moyen d'une transformation. Il semble que les linguis­
tes qui ont avancé cette position aient été gênés par l'utilisa­
tion de structures profondes telles que la tête que Pierre a ou
la tête qui est à Pierre dans la mesure où on a en vue la tête
qui fait partie du corps de Pierre. Toutefois il est gênant de
postuler ainsi l'universalité d'une dichotomie entre relations
«aliénables» et «inaliénables» alors que de toute évidence cet­
te question est du point de vue conceptuel d'une grande com­
plexité - d'ailleurs les langues qui ont des marques morpholo­
giques obligatoires d'une telle distinction manifestent là des
structurations très diverses d'une langue à l'autre. Or si on se
situe en termes d'énonciation, il n'y a là aucun problème: du
7
Prédica tíon associative et dé termination associa five 1

fait que la prédication pose ce que la détermination présup­


pose, il faut s'attendre à ce que des associations inscrites dans
la nature des choses ne se manifestent guère au niveau de la
prédication associative (car il n'est pas habituel de poser quel­
que chose qui va de soi), sans qu'il soit pour autant utile de
considérer les déterminations associatives découlant de telles
relations comme fondamentalement différentes de celles qui
correspondent à une prédication associative d'emploi banal.

Il y a donc toute une série de problèmes sémantiques qu'il


conviendrait d'avoir éclaircis avant de chercher à élaborer des
dérivations à partir de «structures sous-jacentes» - et plus on
avance dans l'étude de ces problèmes, plus on se rend compte
que la solution transformationnelle embrouille plus de choses
qu'elle n'en explique. Par contre les observations sur le fonc­
tionnement des constructions associatives s'expliquent très
simplement en considérant que détermination associative et
prédication associative sont indépendantes en tant que struc­
tures linguistiques bien qu'issues d'un même schème concep­
tuel (la notion de participation à la sphère personnelle), la
spécificité de ces deux constructions en tant que structures
linguistiques étant une conséquence de la spécificité de ces
deux opérations énonciatives fondamentales que sont prédi­
cation et détermination. Par exemple, retenir le concept d'as­
sociation au niveau d'une prédication implique l'insertion à
un système de modalités caractéristiques de la fonction prédi­
cative, et un livre qu'il pourra m'arriver de désigner comme le
livre de Pierre n'est pas forcément, de ce fait, un livre auquel je
puisse faire allusion en disant que Pierre a un livre: ce dernier
énoncé situe en effet l'association du livre en question à Pierre,
soit comme actuelle, soit comme permanente, et ainsi je ne
pourrai l'utiliser si par exemple j ' a i en vue un livre que Pierre
m'a donné autrefois, que donc Pierre n'a plus et que je conti­
nue pourtant à désigner comme le livre de Pierre.
72 CREISSELS

Il est certain qu'il existe néanmoins en un certain sens une


relation d'antériorité entre ces structures; ce qui précède n'est
pas contradictoire avec la reconnaissance de l'antériorité de
Pierre a un livre relativement à le livre de Pierre. Cette antério­
rité est en effet d'ordre purement logique, et ne saurait être
traitée adéquatement en posant qu'une de ces deux structures
dériverait de l'autre: elles ont toutes deux leur origine dans une
relation conceptuelle (la relation de participation à la sphère
personnelle) que l'une pose tandis que l'autre la présuppose.
Quant à la relation de participation à la sphère personnelle, se
situant au niveau conceptuel (et étant, comme diverses obser­
vations le démontrent, antérieure à sa formulation par le langa­
ge), elle est neutre quant à la distinction entre détermination
et prédication (car cette distinction ne prend de sens que dans
le cadre de l'organisation d'un discours, c'est-à-dire dans le
cadre d'un système linguistique).

Une confirmation de ceci découle de l'étude des construc­


tions associatives à travers la diversité des langues, ainsi que de
l'étude des évolutions affectant ces constructions. En effet, si
effectivement il y avait une relation de dérivation entre prédi­
cation associative et détermination associative, il faudrait s'at­
tendre à découvrir des corrélations entre types de prédication
associative et types de détermination associative, il faudrait
s'attendre aussi à de que des évolutions affectant la construc­
tion de la prédication associative aient des répercussions sur la
détermination associative. Or il n'en est rien, et on n'en finirait
pas d'énumérer des contre-exemples. Je n'en citerai qu'un, ce­
lui de la langue manding. Dans cette langue, où le syntagme à
détermination associative manifeste une distinction nécessaire
du type aliénable/inaliénable, cette distinction ne correspond
à rien au niveau de la prédication associative, dans la prédica­
tion associative aussi se manifestent des distinctions sémanti­
ques, mais ce ne sont pas les mêmes qu'au niveau de la déter­
mination (par exemple on rendra avec une même structure pré­
dicative «j'ai deux frères» et «j'ai deux chevaux», alors qu'on
Prédication associative et détermination associative 73

aura nécessairement deux constructions différentes pour «mes


frères» et «mes chevaux»). Et toujours dans cette langue, il est
intéressant de noter qu'un des parlers manding a développé un
verbe d'association dont le sémantisme est très comparable à
celui du verbe «avoir» du français, or le fonctionnement de la
détermination associative dans ce parler reste identique (avec
une distinction nécessaire de type aliénable/inaliénable) à ce
qu'il est dans les parlers qui n'ont pas connu le développement
d'un tel verbe. De telles observations confirment que, si pré­
dication associative et détermination associative entretiennent
un rapport précis du point de vue conceptuel et logique, lin-
guistiquement parlant il s'agit de deux structures autonomes,
qui fonctionnent et évoluent indépendamment l'une de l'autre.

Denis CREISSELS
Université des Langues & Lettres de Grenoble.
A U CONTRAIRE COMME OPERATEUR
D'ANTONYMIE DANS LES DIALOGUES*

L'observation qui est à l'origine de ces travaux est la suivan­


te: dans le dialogue (1) au contraire marque l'approbation don­
née par le locuteur B au locuteur A, et dans le dialogue (2) sa
désapprobation:

(1) A : Pierre n'est pas bête.


B : Au contraire!

(2) A : Pierre est bête.


B : Au contraire !

A partir de là, j ' a i essayé de préciser le champ d'application


de au contraire comme opérateur d'antonymie quand il est em-

* Je remercie vivement O. Ducrot de l'aide qu'il m'a apportée


dans ce travail. Cet exposé a été présenté au préalable dans le
cadre du Centre interdisciplinaire de recherches en linguistique
de Lille.
76 DANJOU-FLAUX

ployé dans les dialogues, et de montrer l'originalité de son


fonctionnement. L'expression «opérateur d'antonymie» est
empruntée à Katz ( 1 ) qui l'utilise à propos de la négation
(grammaticale ou lexicale).

Par «dialogue», j'entends un échange de répliques constitué


au minimum de deux énoncés. J'ai utilisé des exemples de dia­
logues inventés dans lesquels au contraire apparaît seul, c'est-
à-dire constituant à lui seul la réplique du deuxième locuteur.
Il faut ajouter qu'alors au contraire peut toujours être précédé
d'un adverbe «pro-phrase»: si, non, ou un équivalent, et peut
toujours également être suivi d'une proposition de renchérisse­
ment ou de justification. Exemple: au contraire peut faire suite
à l'énoncé Cet homme est laid; il est alors interprété comme
une sorte d'ellipse de (3) ou de (4):

(3) Non! au contraire! Je le trouve même plutôt sé­


duisant.
(4) Non, au contraire! D'ailleurs il a beaucoup de suc­
cès.

C'est à dessein que j ' a i utilisé des exemples très simples, voi­
re simplistes. Il s'agit toujours - en ce qui concerne les énoncés
de A - de phrases à verbe être, détachées de leurs conditions ré­
elles d'énonciation. Le statut de ces exemples n'est sans doute
pas très éloigné de ce qu'A. Culioli appelle le «métatexte» ( 2 ) .
Le recours à de tels exemples me paraît nécessaire dans un
premier temps pour repérer les principales caractéristiques du
fonctionnement de au contraire. Par ailleurs ( 3 ) , je travaille
essentiellement sur corpus, mais il m'a semblé que dans le ca­
dre d'un exposé oral, l'utilisation d'exemples attestés aurait
entraîné de sérieuses difficultés didactiques.

Je défendrai la triple thèse que voici:

1) au contraire marque toujours le désaccord, même


«Au contraire» 77

s'il semble, comme en (1), aller dans le sens de l'énoncé auquel


il réplique.
2) L'emploi de au contraire suppose que le terme au­
quel il s'applique entre dans un système gradable.
3) Au contraire vise toujours la partie positive d'une
échelle conceptuelle; si on prend par exemple l'échelle de l'in­
telligence, l'emploi absolu de au contraire dans un dialogue vi­
se un prédicat dénotant l'intelligence et jamais un prédicat dé­
notant le bêtise.

Ces trois thèses ne valent que pour l'emploi absolu de au


contraire. Employé de manière non-absolue, au contraire ne
vise pas nécessairement à la partie positive de l'échelle, comme
le montre l'exemple suivant:

(5) A : Pierre est très intelligent.


B : Au contraire! Moi, je le trouve complètement
idiot.

Ce à quoi s'oppose au contraire ici, c'est à l'opinion de A.


La réplique de B signifie que son jugement ou son point de vue
s'oppose radicalement à celui de A - sans pour autant exclure
la possibilité de points de vue intermédiaires soutenus par d'au­
tres personnes. On remarquera que l'opposition entre les deux
points de vue recourt presque nécessairement à des formules
de mise en relief telles que moi, je, ou encore pour moi, quant
à moi; à mon avis etc...

Il s'agit là d'une autre catégorie d'emplois de au contraire


qu'il faudra, dans une étude d'ensemble, rattacher à celle que
j ' a i désignée sous l'expression «emploi absolu».

L'utilisation d'exemples inventés présente des risques évi­


dents de subjectivité, d'autant q u e j e ne les ai pas soumis à une
véritable enquête. Je veux tout de même signaler que ce tra­
vail a été effectué en deux temps: j ' a i pu constater que mes
78 DANJOU-FLAUX

intuitions relatives aux exemples n'avaient pas changé dans


l'intervalle.

Avant d'aborder l'étude de au contraire il est nécessaire de


faire quelques rappels à propos de l'antonymie, ce qui sera
l'objet de la première partie.

I . 1 - GRADABILITÉ.

Du point de vue logique, on distingue traditionnellement


parmi les antonymes, les contraires et les contradictoires. Deux
propositions p et q sont contradictoires si elles ne peuvent être
ni vraies ni fausses à la fois (Pierre est mort I Pierre est vivant,
ou Pierre est mort I Pierre n'est pas mort). Deux propositions
p et q sont contraires si elles ne peuvent être vraies à la fois,
mais qu'elles peuvent être fausses l'une et l'autre (Le café est
chaud I Le café est froid).

On distingue également les converses qui sont des proposi­


tions contenant des prédicats à deux places, tels mari/femme,
parent/enfant, maître/serviteur. Tout cela est bien connu.

Naturellement, au contraire ne s'applique ni aux converses


ni aux contradictoires. Le dialogue (8) s'oppose nettement à
( 6 ) e t à (7):

(6) A : Marie est la femme de Pierre.


B : * Au contraire! ( 4 )

(7) A : Marie est morte.


B : * Au contraire!

(8) A : Marie est laide.


B : Au contraire!
«Au contraire» 7g

La distinction logique entre contraires et contradictoires se


double d'une distinction linguistique. Comme le rappelle J.
Lyons ( 5 ) , à la suite de Sapir ( 6 ) notamment, les contraires
sont gradables, c'est-à-dire susceptibles d'entrer dans des sys­
tèmes de comparaison; les contradictoires ne le sont pas, sauf
figure de style ( 7 ) .

Du point de vue de l'emploi de au contraire, c'est la notion


de gradabilité qui est fondamentale. En effet, si l'on s'en tient
à la distinction logique, on ne comprend pas pourquoi le dia­
logue suivant n'est pas naturel (si on raisonne dans un univers
d'objets monocolores) :

(9) A : Ce livre est bleu.


B : * Au contraire!

Du point de vue logique, les termes de couleur peuvent être


considérés comme des contraires (un livre peut n'être ni bleu
ni jaune). Pourtant la réponse de B ne vise pas une couleur par­
ticulière, ni d'ailleurs le complémentaire du bleu, c'est-à-dire le
non-bleu. C'est que, dans ce dialogue, bleu n'est pas conçu
comme l'un des termes d'une gradation, mais comme un pré­
dicat absolu.

Au contraire exige donc, pour être employé seul dans un


dialogue en réplique à un énoncé contenant la proposition
«X est P» :
1) que le terme P auquel il s'applique appartienne à
une gradation;
2) que cette gradation contienne tout objet de type X.

Cette deuxième condition est nécessaire en particulier pour


les termes de couleur . En effet, un adjectif comme bleu ap­
partient bien à une gradation, à savoir la gradation des bleus,
où l'on trouve bleuâtre, assez bleu, bleu, très bleu e t c . . Mais
au contraire est impossible en réponse à l'énoncé Ce livre est
80
DANJOU-FLAUX

bleu parce qu'un livre n'appartient pas nécessairement à la gra­


dation des bleus (il peut être rouge, jaune, e t c . ) . En revanche,
au contraire peut répondre à l'énoncé Cet homme est idiot,
parce que tout homme a une place quelconque dans la grada­
tion intellectuelle.

Rappelons enfin qu'on peut toujours construire le contra­


dictoire d'un terme par négation morphologique ou syntaxi­
que; en revanche, comme cela a été maintes fois souligné, un
terme donné n'a pas toujours de terme contraire qui lui corres­
ponde dans la langue. A la suite de R. Martin , citons éton­
né, surpris, stupéfait, abasourdi. J'esquisserai en conclusion les
conditions auxquelles cela est possible pour l'emploi absolu.
Pour l'emploi non-absolu, je me contente de donner cet exem­
ple qui me paraît tout-à-fait naturel:

(9) A : Pierre a été très surpris de cette nouvelle.


B : Au contraire ! Il s'y attendait depuis longtemps.

1 . 2 - NÉGATION & MARQUE.

Ducrot a établi une nette distinction entre deux types de né­


gation:
- la négation «descriptive» qui «sert à parler de choses
et non pas d'énoncés», comme dans Il n'y a pas un nuage au
9
ciel( )
- La négation métalinguistique ou «réfutative», que
l'on emploie pour marquer que l'on s'oppose à une affirmation
antérieure(* °) . Dans ce cas, ne ... pas peut être remplacé par il
est f aux que, ou mieux encore par Il n'est pas vrai que.
On sait que les contraires se répartissent en deux pôles ( 11 ).
Comme Ducrot l'a remarqué, la comparaison fait apparaître
que le terme positif est non-marqué, en ce sens que dans les
«Au contraire» 81

systèmes de comparaison il désigne l'ensemble de la catégorie,


tandis que le terme négatif est marqué : il désigne la partie né­
gative de l'échelle. Le terme marqué apparaît au niveau présup-
positionnel: (10) présuppose (11) ; mais (12) ne présuppose
pas (13):

(10) Pierre est plus (bête + ennuyeux + laid + petit)


que Paul.

(11) Paul est (bête + ennuyeux + laid + petit).

(12) Pierre est plus (intelligent + intéressant + beau


+ grand) que Paul.

(13) Paul est (intelligent + intéressant + beau + grand)

En dehors des systèmes de comparaison, le terme non-mar­


qué ne désigne qu'une partie de l'échelle, et c'est la partie po­
sitive (intelligent, beau, grand, intéressant).

D'autre part, selon Ducrot, «si la négation d'un terme posi­


tif (non-marqué) équivaut à peu près au négatif (marqué) cor­
respondant, la négation de ce négatif est loin de ramener au
positif» ( 1 2 ) . Ainsi, pas intelligent équivaut à bête, mais pas
bête n'équivaut pas à intelligent. Ce que l'on peut résumer à
l'aide du schéma suivant:

On voit que pour le terme non-marqué (intelligent), contrai­


re et contradictoire se confondent, tandis que pour le terme
82
DANJOU-FLAUX

marqué (bête), ils sont distincts, le contraire étant supérieur


au contradictoire dans l'échelle de l'intelligence.

Cette description - qui a fait l'objet de certaines critiques (1 3 )


- me paraî t valide, et je l'utiliserai comme hypothèse de travail.
Cependant, elle n'exclut pas que l'équivalence bête = pas intel­
ligent connaisse une certaine instabilité, ou qu'elle puisse être
l'objet d'une utilisation pseudo-littérale de la langue, qui rende
comte des «contre-exemples» suivants :

(14) J'ai dit que Marie n'était pas intelligente, mais


je n'ai pas dit qu'elle était bête.

(15) Marie n'est pas intelligente; elle est même bête.

Dernière remarque: quand elle porte sur un terme marqué,


la négation est comprise comme réfutative, alors qu'avec un
terme non-marqué les deux interprétations (description/réfu­
tation) sont possibles: Pierre n'est pas petit équivaut à Il n'est
pas vrai que Pierre soit petit) tandis que Pierre n'est pas grand
peut être compris soit comme une description de Pierre, soit
comme la réfutation d'un énoncé antérieur assertant la grande
taille de Pierre.

II . LES FAITS

Je voudrais maintenant tenter de justifier les trois thèses


présentées au début, en examinant certains faits établis à l'aide
des hypothèses dont il vient d'être question. Ces faits sont il­
lustrés par quatre dialogues articulés autour des assertions sui­
vantes: Pierre est bête ¡Pierre n'est pas bête ¡Pierre est intelli­
gent I Pierre n'est pas intelligent,

II . 1 - PIERRE EST BETE.


Soit le dialogue suivant:
«Au contraire» 83

(16) A : Pierre est bête.


B : Au contraire!

Ici, très normalement, en répondant par au contraire, B


s'oppose à l'énoncé de A. Mais il fait plus que s'opposer à
l'affirmation de la bêtise de Pierre; non eût suffit pour cela,
éventuellement précédé de mais. En disant «au contraire!»,
B veut dire plus. Il vise le terme contraire de bête, à savoir
intelligent et même au-delà.

Au contraire correspond, ai-je dit, à la formule développée:


adverbe pro-phrase ∩ au contraire ∩ proposition de renché­
rissement ou de justification. La réponse de B en (16) peut
donc être «paraphrasée» par (17) ou par (18):

(17) Non, au contraire! Il est même très intelligent.


(18) Non, au contraire! D'ailleurs, il a brillamment
réussi son examen.

Notons qu'avec au contraire il est impossible de restreindre


l'affirmation. On opposera ainsi (19) et (20):

(19) Non, mais il n'est pas très intelligent.


(20) *Non, au contraire! Mais il n'est pas très intelli­
gent.

Bref, quand il fait suite à l'affirmation d'un prédicat marqué


(négatif), au contraire va dans le sens opposé de cette affirma­
tion et vise, à partir du terme contraire, toute la partie positive
de l'échelle; ce que l'on peut représenter par le schéma suivant:

Une remarque à propos de la différence entre non et au


84 DANJOU-FLAUX

contraire. Non, appuyé par une formule réfutative, peut récu­


ser les présupposés de l'énoncé antérieur; au contraire n'a pas
cette possibilité ( 1 4 ):

(21) A : Le fils de Pierre est bête.


B : Mais non, voyons; tu sais bien que Pierre n'a
pas de fils.
B' : * Mais au contraire! Tu sais bien que Pierre
n'a pas de fils.

II . 2 - PIERRE N'EST PAS BETE.


Soit le dialogue:

(22) A : Pierre n'est pas bête.


B : Au contraire!

La négation est ici une négation réfutative, puisqu'elle porte


sur un terme marqué.

Dans cet exemple, apparemment, la thèse selon laquelle au


contraire marque toujours un désaccord se trouve infirmée,
puisqu'il est clair que la réplique de B abonde dans le sens de
A. En fait, au contraire exprime le désaccord de B non pas
avec l'énoncé de A, mais avec l'énoncé auquel A lui-même s'est
opposé. En approuvant A, B réfute l'énoncé réfuté par A. Au
contraire a donc bien une valeur rétutative. Simplement, il
peut s'opposer à un énoncé antérieur à celui qui le précède im­
médiatement.

S'il avait voulu seulement approuver la réfutation de la bêti­


se de Pierre, B se serait contenté d'un simple non. Ce non au­
rait d'ailleurs pu être précédé d'un mais qui, cette fois, s'oppo­
serait non pas à l'énoncé Pierre n'est pas bête, mais à l'énoncé
récusé par A, à savoir Pierre est bête. En disant «Au contrai­
re!», comme lorsqu'il répond à l'affirmation selon laquelle
Pierre est bête, B vise le terme contraire, à savoir intelligent,
<< Au contraire»

et à partir de intelligent, toute la partie positive de l'échelle,


selon le schéma:

De la même façon, au contraire ne peut être suivi de la res­


triction d'une affirmation:

(23) A : Pierre n'est pas bête.


B : Non, mais il n'est pas très intelligent.
B': * Non, au contraire! Mais il n'est pas très in­
telligent.

Faisant suite à la réfutation d'un terme marqué, au contrai­


re va donc dans le sens de cette réfutation et ne se limite pas à
l'affirmation du contradictoire;il vise le terme contraire et mê­
me au-delà.

II . 3 - PIERRE EST INTELLIGENT.

Envisageons maintenant le cas où A dit: «Pierre est intelli­


gent». Pour s'opposer à cet énoncé, B dira plutôt «Non!» ou
«Pas du tout!», de préférence à «Au contráire!» seul. Je ne
prétends pas que au contraire seul soit exclu. S'il est employé,
A comprendra sans difficulté que B juge Pierre bête; et même
plus que bête. Je dis seulement que l'emploi de au contraire,
suite à l'affirmation du prédicat non-marqué intelligent, est
nettement moins naturel que dans les deux cas précédents.

La thèse selon laquelle au contraire vise toujours la par­


tie positive de l'échelle est confortée par cette observation.
Mais elle ne constitue pas une explication en elle-même. On
pourrait expliquer le caracère non-naturel de au contraire dans
le cas qui nous occupe, en disant qu'on ne peut aller au-delà de
86 DANJOU-FLAUX

la négation de intelligent, à savoir pas intelligent, pour viser


le contraire, puisque pas intelligent équivaut à bête. Autre­
ment dit, pour que au contraire puisse être employé, il faudrait
que le contraire de intelligent se distingue de son contradictoi­
re, ce qui n'est pas le cas. Au contraire nécessite la possibilité
d'un renchérissement par rapport au contradictoire.

A cela, on peut répondre que si effectivement il y a confu­


sion entre le contraire et le contradictoire des termes non-mar­
qués, il existe des prédicats plus forts que ces termes; en l'oc­
currence, on peut renchérir sur pas intelligent par crétin, stupi­
de, taré, débile, etc... Exemple:
(24) Il n'est pas intelligent; il est même franchement idiot.

A moins de supposer que la limite inférieure de l'échelle de


l'intelligence est constituée par pas intelligent ou bête. Cette
hypothèse, qui s'appuie sur l'idée, elle-même hypothétique,
que certains couples d'antonymes fonctionnent de manière au­
tonome, devrait, pour être retenue, avoir une motivation indé­
pendante (1 6 ). Ce n'est pas le cas à ma connaissance.

II . 4 - PIERRE N'EST PAS INTELLIGENT.

Soit le dialogue suivant, dans lequel la négation contenue


dans le premier énoncé est interprétée comme descriptive:

(25) A : Pierre n'est pas intelligent. ( 1 7 )


B : Au contraire!

Le fonctionnement de au contraire est ici conforme aux pré­


dictions. La réponse de B est comprise comme s'opposant à
l'énoncé de A. B conteste l'affirmation selon laquelle Pierre
n'est pas intelligent, et pose que Pierre est intelligent et mê­
me plus. Pas intelligent étant équivalent à bête, au contraire
vise le terme contraire, à savoir intelligent et les termes supé­
rieurs.
«Au contra/re» 87

S'il y a un adverbe pro-phrase devant au contraire, c'est né­


cessairement si (précédé éventuellement de mais).

Notons une dernière fois que la restriction n'est pas possible


après au contraire:

(26) A : Pierre n'est pas intelligent.


B : Si, mais son intelligence est limitée.
B': * Si, au contraire! Mais son intelligence est
limitée.

Voici le schéma correspondant au dialogue étudié:

Si maintenant la négation contenue dans l'énoncé de A est


comprise comme une réfutation, la réponse de B par «Au con­
traire! »est très peu naturelle. Pour plus de clarté,je remplace la
négation ne ... pas par il n'est pas vrai que qui échappe à l'am­
biguïté:

(27) A : Il n'est pas vrai que Pierre soit intelligent.


B : * Au contraire!

En ce qui me concerne, je ne sais pas du tout comment in­


terpréter cet au contraire. Va-t-il dans le sens de l'énoncé pro­
duit par A, ou s'y oppose-t-il? Comment peut-on l'expliciter?

L'interprétation selon laquelle B asserte la bêtise de Pierre


est théoriquement exclue, en vertu de la thèse selon laquelle
au contraire vise toujours la partie positive de l'échelle; une
explication possible du caractère non-naturel de la réplique de
B serait alors, comme tout-à-l'heure, que l'emploi de au con­
traire nécessite l'existence d'un terme supérieur au contradic-
88 DANJOU-FLAUX

toire. Or ceux-ci se confondent. Au contraire ne peut renchérir


sur pas intelligent, d'où la bizarrerie.

Supposons tout de même que la réponse de B puisse être in­


terprétée comme signifiant que Pierre est intelligent - et même
plus. B exprimerait alors son désaccord. Or c'est impossible,
parce que le désaccord porterait sur l'acte de parole qu'est la
réfutation - qui n'est pas de l'ordre de la gradabilité. Au con­
traire ne peut s'opposer à une négation réfutative dans le cadre
d'un dialogue, quand il est employé absolument.

Il faut du reste étendre sans doute cette remarque à l'emploi


absolu, comme le suggère le dialogue suivant qui n'est pas na­
turel non plus:

(28) A : Ce n'est pas vrai que Pierre est intelligent.


B : * Au contraire! Moi je le trouve génial.

A (28) on opposera (29) - déjà cité au début - qui, lui, est


tout-à-fait naturel, parce que B ne s'oppose pas à une réfuta­
tion - ni non plus à un prédicat - , mais à un avis, à un point
de vue:

(29) A : Pierre est intelligent.


B : Au contraire! Moi je le trouve complète­
ment idiot.

J'ai centré mon analyse sur ce que Katz appelle des «con­
traires extrêmes», par opposition aux «contraires locaux».
«On a des contraires extrêmes quand la langue n'admet pas de
plus grand écart par rapport à la propriété en question, que ce­
lui qui est exprimé par ces termes. Ils sont diamétralement op­
posés, comme par exemple parcimonieux/prodigue, indigent/
opulent. On a des contraires locaux quand l'opposition appa­
raît entre un terme extrême et un terme non-extrême, tels que
indigent et aisé, ou entre deux termes non-extrêmes comme
«Au contraire»
89
18
frais et tiède. ( )

Ce que Katz ne dit pas, c'est que cette opposition varie en


partie selon les objets auxquels s'appliquent les prédicats an-
tonymiques. Or on peut remarquer que le fonctionnement de
au contraire est le même avec les deux types de contraires. On
pourrait reprendre la démonstration avec Cette bière n'est pas
(pas) fraîche I Cette bière (n')est (pas) tiède. Autrement dit,
au contraire transforme les contraires locaux en contraires ex­
trêmes.

Ceci est à relier à l'emploi de au contraire dans les énoncés


non-dialogiques que j ' a i étudiés ailleurs ( 1 9 ) . Au contraire y
manifeste sa capacité à distendre au maximum l'écart entre
deux termes qui, d'un point de vue purement objectif, appa­
raissent comme simplement disjoints. Cet exemple emprunté
au corpus du Trésor de la Langue Française le montre bien:

Je ne me rappelais plus si c'était ce quatuor, ou au con­


traire le quatuor en ut, dont la première phrase à tel
point m'émeut. ( 2 0 )

Objectivement, la différence ne doit pas être considérable


entre les deux quatuors puisqu'ils se confondent dans la mé­
moire de l'auteur. L'emploi de au contraire indique toutefois
que subjectivement, du point de vue du locuteur, l'écart est
énorme entre les deux morceaux de musique, qu'un saut qua­
litatif les sépare. Au contraire tend toujours à maximiser les
oppositions.

En conclusion, je voudrais reprendre les questions que


je n'ai cessé de me poser au cours de ce travail et auxquelles
je n'ai pu trouver de réponse.

D'abord celle-ci: pourquoi au contraire vise-t-il toujours la


90 DANJOU-FLAUX

partie positive de l'échelle conceptuelle, donc un terme non-


marqué? L'explication selon laquelle il exige la distinction en­
tre contraire et contradictoire, qui pour les termes non-mar­
qués se confondent (partie négative de l'échelle), n'est pas suf­
fisante, puisqu'on peut renchérir, je l'ai dit, sur pas intelligent
ou sur bête, par crétin, stupide, etc...

D. Corbin m'a fait remarquer, à la suite de Zimmer ( 2 1 ), qui


lui-même développe une remarque de Jespersen, un fait qui va
dans le même sens que l'incompatibilité de au contraire avec la
partie négative de l'échelle: c'est qu'on ne peut pas préfixer - à
quelques exceptions près - négativement un adjectif à valeur
négative (exemple: intéressant/inintéressant mais ennuyeux/
*inennuyeux).

Reste à savoir aussi pourquoi c'est le terme négatif qui est


marqué.

J'ai caractérisé au contraire comme un opérateur d'antony-


mie. On peut ajouter qu'il fonctionne aussi comme opérateur
d'antonymie discursive, dans la mesure où il peut viser un
point de l'échelle auquel ne correspond pas de terme lexicalisé.
A cela, une condition: que le prédicat auquel s'applique au
contraire puisse faire l'objet d'un jugement de valeur ou d'une
appréciation permettant de partager l'échelle conceptuelle en
deux parties positive et négative. Exemple:

(29') A : Tu n'es pas déçu?


B : Au contraire!

On peut même envisager un dialogue tel que (30), qui est


tout-à-fait plausible si on le replace dans un contexte adéquat:

(30) A : Ses yeux sont rouges de fatigue.


B : Au contraire!
91
«Au contraire»

Imaginons en effet que A et B discutent de la santé de Pier­


re. A, convaincu que celle-ci est mauvaise, allègue comme indi­
ce ou preuve la couleur de ses yeux. La réponse de B signifie
que celui-ci s'intéresse moins à la qualification de rouge posée
par A (dont on a vu qu'elle n'a pas de contraire linguistique),
qu'à l'appréciation implicite qui est liée à l'énoncé de A (soit:
«Pierre est très fatigué», ou «Pierre travaille trop», ou encore:
«La santé de Pierre a de quoi inquiéter» etc...). Au contraire
signifie que B est en désaccord avec des implications de ce gen­
re. Au contraire permet donc de s'opposer à une affirmation
implicite et d'en introduire une de sens contraire.

La spécificité de au contraire pourrait bien consister à viser


au rétablissement d'une certaine norme, à un retour à l'ordre
«naturel» des choses.

Dernière question: pourquoi au contraire va-t-il toujours


dans le sens de la négation réfutative? Pourquoi ne marque-t­
il le désaccord avec un énoncé négatif que lorsque la négation
est descriptive? Cette particularité est-elle indépendante de la
première - à savoir le fait que au contraire vise la partie posi­
tive de l'échelle - ou en est-elle une simple conséquence? A
cette question comme aux précédentes, j'espère que la discus­
sion apportera des éléments de réponse.

Nelly DANJOU-FLAUX.
Université de Lille.
92
DANJOU-FLAUX

NOTES

(1) Semantic Theory, Harper and Row, p.157-171. On trouve


l'expression «opérateur d'antonymie» dans «Les mots fran­
çais en anti-», A. Rey, Cahiers de Lexicologie, n.12, 1968,I.
A propos de l'antonymie, R. Martin (Inférence, antonymie
et paraphrase, Klincksieck, 1976, pp.59-76), parle d' «opé­
rateur de négation» et «d'opérateur d'inversion».

(2) «Conditions d'utilisation des données issues de plusieurs


langues naturelles», Modèles linguistiques, T.I, fasc.l, 1979,
p. 95.

(3) «Propositions pour une définition de au contraire: sur un


opérateur d'antonymie discursive», Modèles linguistiques,
T.I, fasc.2, 1979, et «Au contraire, par contre, en revanche:
une évaluation de la synonymie», Bulletin du Centre d'Ana­
lyse du Discours, n.4, 1980.

(4) L'astérisque caractérise les énoncés non-naturels.

(5) Eléments de sémantique, traduction française (Larousse),


1978, p. 220.

(6) «Grading: a study in semantics» (1944), traduction fran­


çaise in La Linguistique, (Editions de Minuit), 1968, pp.
207-248.

(7) Cf. l'exemple de Lyons: Est-il toujours vivant? - Et com­


ment! ou Plus que jamais!

(8) Cf. R. Martin (op. cit. p. 64).


((Au contraire» 93

(9) Dire et ne pas dire, Hermann, 1972, p.38.

(10) Ibid.

(11) Voir notamment G. Kleiber, «Adjectifs antonymes: com­


paraison implicite et comparaison explicite», Travaux de lin­
guistique et de littérature, XVI, I, 1976, pp.277-326. Je n'ai
pas repris la distinction faite par Kleiber entre adjectifs
( + obj) et (— obj), car elle ne me paraît pas intervenir dans
le fonctionnement de au contraire.

(12) Dire et ne pas dire, p.138.

(13) Par exemple M. Vanoverbecke, «Antonymie et gradation»


La Linguistique, n . l l , I, 1975, pp.145-174, et aussi G. Klei­
ber (op. cit.).

(14) Comme me l'a fait remarquer A. Joly, au contraire positi-


vise l'existence de ce sur quoi porte l'assertion.

(15) Le caractère non-naturel de au contraire apparaît plus


nettement peut-être avec des prédicats comme gentil, beau,
intéressant: Ce livre est intéressant. * - Au contraire!

(16) Cette hypothèse est en contradiction avec l'affirmation de


nombreux linguistes, notamment R. Martin (op. cit.), selon
lequel «appréhendé au plan du mot, le lexique n'est pas
structuré selon une loi de symétrie» (p.64).

(17) Le caractère descriptif de la négation apparaît plus nette­


ment encore dans des tournures telles que Pierre est un
homme pas intelligent.

(18) Op. cit., p. 159.


94 DANJOU-FLAUX

(19) Cf. note (3).

(20) Ch. Du Bos, Journal 1928, p. 52.

(21) K.E. Zimmer, «Affixal negation in English and other Lan­


guages: an investigation on restricted productivity», suppl. à
Word, T. 20, n.2, août 1964, pp. 47-53. Cette référence m'a
été signalée par D. Corbin.
REPONSES INDIRECTES PAR IMPLICATURE

1. Communication d'information et compétence de commu-


nication.

1. l. La façon dont l'information est véhiculée par la parole met


en jeu non seulement la compétence linguistique des interlocu­
teurs, c'est-à-dire leur maîtrise des règles déterminant des phra­
ses bien formées, mais aussi une compétence de communica­
tion 1 dont la compétence linguistique ne constitue qu'un aspect
et qui permet, entre autres, au locuteur de produire et d'inter­
préter des énoncés qui soient contextuellement appropriés. Un
modèle de compétence de communication est particulièrement
nécessaire pour toute étude sémantique du couple question-ré­
ponse, si on considère que la question est un moyen privilégié
de demander de l'information que la réponse est censée four­
nir. Le destinataire d'une question doit évaluer l'appropriété
de l'information qu'il va donner par rapport à la question pro­
prement dite et par rapport au contexte dans lequel la question
est posée. Cette évaluation doit être basée sur un mode de rai­
sonnement universel, ou tout au moins suffisamment général,
dans une communauté socio-culturelle donnée, pour que l'in­
formation fournie soit ensuite interprétée par le questionneur
sur la base des mêmes données.
96 DILLER

1. 2. La théorie conversationnelle de Grice représente un mo­


dèle possible de compétence de communication, proposant des
principes logiques généraux applicables au comportement lin­
guistique 2 . A la base du modèle se trouve la notion «d'effi­
cacité maximale de l'échange d'information» 3 , entendue es­
sentiellement comme une information de type propositionnel.
A partir du sens littéral des mots énoncés et du contexte de
l'énonciation, des maximes ayant trait à la quantité d'informa­
tion fournie, sa qualité, sa pertinence par rapport au contexte
et la manière dont elle est fournie, permettent de rendre compte
de certains modes indirects d'expression propres aux langues
naturelles. Il est donc possible à un locuteur d'impliquer conver-
sationnellement , de sous-entendre, autre chose que ce qu'il dit,
et de supposer que le destinataire du message est en mesure de
comprendre, de «calculer», l'implicature 4 . Pour cela, il suf­
fit au locuteur de violer de façon patente et ainsi d'exploiter
implicativement une maxime conversationnelle. Voici un exem­
ple d'exploitation de la maxime de qualité («Que votre contri­
bution soit véridique»): A ayant offensé B d'une manière in­
digne de leur amitié, B lui dit (1):
(1) Toi, tu es un bon ami.
Dans ce contexte, le sens littéral de (1) ne pouvant être retenu,
B implique par son énonciation quelque chose comme (2),
(2) Toi, tu es un mauvais ami.
qui est une proposition contradictoire par rapport à celle qu'il
a énoncée. Et il le fait intentionnellement, en sachant que A
décodera l'implicature et ne retiendra pas le sens littéral.

Pour qu'une maxime soit exploitée intentionnellement et


donne ainsi naissance au type d'implicature qui nous intéresse,
certaines conditions doivent être remplies. D'abord, le locuteur
doit avoir la possibilité d'obéir à la maxime en question sans
pour autant violer une autre maxime. En effet, lorsqu'il y a
conflit entre deux maximes, la violation de l'une d'elles peut
entraîner une implicature triviale qui est amenée par la né­
cessité de donner prépondérance à l'autre maxime. Voici un
Réponses indirectes
9 7

exemple de ce genre de conflit. Soit le dialogue suivant:

(3) A : Où habite Sophie?


B : Quelque part en Floride.

La première maxime de quantité («Faites votre contribution


aussi informative que possible») est trangressée, puisque l'in­
formation donnée par B n'est pas complète; mais on peut sup­
poser que cette violation est justifiée par la nécessité d'obéir
à la deuxième maxime de qualité («Ne dites pas ce pour quoi
vous manquez de preuves»). La réponse de B implique, d'après
Grice, que B ne connaît pas l'adresse de Sophie et qu'il ne peut
faire autrement que de donner une réponse incomplète. Une
deuxième condition à l'exploitation des maximes est que le lo­
cuteur ne cherche pas à égarer le destinataire. Le locuteur peut
en effet enfreindre volontairement une maxime, la maxime de
qualité par exemple, mais cela de façon secrète, non ostenta­
toire; et l'implicature n'est alors pas décodée par le destinataire
puisqu'il n'y a pas d'intention d'implicature de la part du locu­
teur. Enfin,le locuteur sait que le destinataire est en mesure de
calculer l'implicature, qu'il possède les connaissances linguisti­
ques et le savoir culturel nécessaires. Ces conditions étant ad­
mises et le principe général de coopération étant respecté, il
est possible de calculer l'implicature, c'est-à-dire de passer d'une
proposition P donnée dans l'énoncé à une autre proposition Q
impliquée par P dans le contexte K de l'énonciation.

1. 3. Le problème q u e j e poserai est de savoir si le mécanisme


de communication d'information linguistique dans le couple
question-réponse est réductible aux seuls critères de Grice, ou
si au contraire l'information sémantique véhiculée par cet
échange minimal nécessite d'autres critères que ceux qui font
appel à la fonction proprement descriptive du langage.

A supposer qu'une question soit, dans bien des cas,


une simple demande d'information, sa réponse, entendue com­
me un énoncé fournissant d'une façon ou d'une autre l'infor-
98 DILLER

mation demandée, peut être directe ou indirecte. La question


(4) peut recevoir aussi bien la réponse directe (5) que la répon­
se indirecte (6):

(4) Est-ce que tu iras chez Pierre ce soir?


(5) Non.
(6) J'ai du travail.

En reprenant la définition proposée par R. Lakoff (1973), je


dirai qu'une réponse directe à une question a comme caracté­
ristique essentielle de ne pas nécessiter pour son interprétation
d'autres assumptions que celles qui découlent logiquement de
la question elle-même. Pour simplifier la démarche, je restrein­
drai l'analyse aux questions oui-non positives, pour lesquelles
les réponses directes sont minimalement constituées en fran­
çais par le système conventionnel des adverbes anaphoriques
oui et non. On obtient ainsi deux catégories de réponses di­
rectes qui fournissent l'information demandée grâce à l'affir­
mation explicite soit d'un accord, soit d'un désaccord avec le
contenu propositionnel de la question 5 . Les réponses indi­
rectes sont alors définies comme des énoncés qui fournissent
l'information demandée par la question, mais dans lesquels
l'accord ou le désaccord n'est pas explicite et doit être re­
construit par déduction, en tenant compte du contenu propo­
sitionnel de la question, de celui de la réponse, du contexte
énonciatif et du savoir partagé par les locuteurs. Il devient
alors légitime d'assimiler ce processus de reconstruction dé­
ductive à un calcul d'implicature et de postuler une identité
entre l'information demandée par la question et l'implicatu-
re véhiculée par la réponse. Ou en d'autres termes: étant donné
une information X demandée par le contenu propositionnel
d'une question et une réponse indirecte à cette question ayant
le contenu propositionnel P, on peut calculer un implicat con­
versationnel Q tel qu'il représente l'informationX.

L'analyse d'exemples spécifiques montrera que le


Réponses indirectes 99

raisonnement précédent ne tient pas compte de certains élé­


ments paralinguistiques de l'échange conversationnel qui inter­
viennent de façon essentielle dans le calcul des implicatures, et
et que l'information fournie implicativement par la réponse in­
directe n'est pas forcément identifiable à l'information deman­
dée par la question. De plus, l'analyse du mécanisme implicatif
des réponses indirectes fera apparaître un autre type d'informa­
tion qui «répond» mieux à la question dans le cadre général du
processus de communication.

2 . Le mécanisme implicatif de la réponse indirecte.

2 . 1 . Considérons le dialogue suivant:

(7) A : Est-ce qu'il pleut?


B : Le ciel est couvert.

Notre intuition nous dit que la réponse de B implique qu'il ne


pleut pas, c'est-à-dire que la réponse à la demande d'informa­
tion est représentée implicitement par un désaccord avec le con­
tenu propositionnel de la question. Le «non» semble être la seu­
le interprétation possible dans ce dialogue, bien qu'il n'y ait au­
cune contradiction naturelle ou discursive à avoir à la fois un
ciel couvert et de la pluie: l'énoncé suivant,

(8) Le ciel est couvert et il pleut.

n'est pas contradictoire. Revenons au dialogue (7) et contras­


tons-le avec (9):

(9) A : Est-ce qu'il pleut?


B : Non.

Si on suppose que l'intention de B est d'informer A qu'il ne


pleut pas, c'est-à-dire de répondre strictement à la question
100 DILLER

et de fournir l'information demandée avec le maximun d'effi­


cacité, on peut dire que la réponse de B en (7) viole la maxime
de quantité au niveau de ce qui est dit, puisqu'il suffirait de la
réponse en (9) pour donner cette information. Cette violation
est patente aussi bien pour A que pour B. Donc, si le principe
de coopération est respecté, la maxime de quantité est exploi­
tée par B pour véhiculer une implicature. La réponse en (7) im­
plique qu'il y a des risques de pluie, d'où on peut déduire ré­
trospectivement qu'il ne pleut pas. Cela n'explique pas toute­
fois pourquoi B fait une réponse plus informative que ce qui
semble être requis par l'échange minimal question-réponse.
Pour cela, il faut redéfinir ce qu'on entend par demande d'in­
formation.

2. 2 . J e dirai que toute question admet deux types d'informa­


tion, 1' information demandée, étant donné le contenu propo-
sitionnel de la question, 1' information souhaitée, étant donné
le contexte de l'énonciation. Ce deuxième type d'information
est fonction du but dans lequel la question a été posée, et ce
but lui-même est en partie déterminé par le cadre conversation­
nel préalable (en abrégé CCP) dans lequel se situe l'échange et
qui conditionne les expectatives raisonnables des participants.
De manière très vague 6 , on peut dire que le CCP tient
compte des rôles sociaux et psychologiques que les interlocu­
teurs sont supposés jouer, du degré de rituel qui est attendu
de chacun, du désir du locuteur d'influencer les autres, de pro­
duire une certaine impression, de sa bonne volonté à se laisser
influencer par les autres, etc. Le respect du principe de coopé­
ration passe par la connaissance préalable du CCP. Une consé­
quence de cette nouvelle formulation porte sur le métalangage
utilisé par Grice pour décrire la logique de la conversation,
c'est-à-dire que l'interprétation, et donc l'exploitation des maxi­
mes s'opère relativement au CCP. Dans cette perspective élar­
gie, le CCP détermine en particulier la quantité et la qualité de
l'information nécessaire pour que l'échange soit approprié par
rapport au principe de coopération. Supposons par exemple
1 1
Réponses índirec tes °
la question suivante:

(10) Où habitez-vous?

La réponse à cette question, c'est-à-dire l'information deman­


dée, sera constituée par une explicitation de la variable sur la­
quelle porte la question. On peut dire que le choix d'une ex­
plicitation de la variable, donc le degré d'informativité néces­
saire pour avoir une réponse appropriée, dépend du CCP. Voi­
ci des exemples de réponses à (10) qui peuvent être faites par
un répondeur unique, dans des situations variées, et qui seront
informatives à des degrés différents:

(11) a - 23, rue Augereau, Paris, 7ème.


b - Près du Champ de Mars.
c - A Paris.
d - En France.

Il y a dans (11) quatre explicitations possibles de la variable


qui font partie d'un ensemble tel que la vérité de (11a) par
rapport à (10) a pour conséquence logique la vérité de (11b),
(11c) et (11d). Ces quatre énonciations obéissent donc aux
maximes de qualité, de relation et de manière. L'interpréta­
tion de la maxime de quantité qui détermine le degré d'appro-
priété de l'information est fonction du CCP. Par exemple,
(11a) est approprié dans un interrogatoire d'identité, (11b)
pour une conversation mondaine dans une soirée parisienne,
(11c) pour une conversation mondaine dans une soirée pro­
vinciale, ( l l d ) pour un congrès international. L'appropriété
de la réponse à (10) varie ainsi en fonction de ce qui est at­
tendu de chacun selon le CCP, et l'interprétation de la maxi­
me de quantité (plus, moins, aussi informatif que nécessaire)
dépend donc en dernier ressort du CCP. Dans la question (10),
l'information demandée reste constante, alors que l'informa­
tion souhaitée varie selon le CCP. Dans les scénarios esquis­
sés ici, les réponses à (10) ne véhiculent aucune implicature
102 DILLER

résultant de la violation délibérée de la maxime de quantité.


Il est évident que l'information souhaitée peut varier, à l'in­
térieur d'un CCP donné, selon le but spécifique de l'échange
(à condition toutefois que ce but soit conforme aux règles gé­
nérales qui régissent le CCP). Supposons par exemple que, pen­
dant un colloque linguistique à Chicago, un linguiste japonais
me pose la question (10) simplement pour engager la conver­
sation: la réponse appropriée, c'est-à-dire le degré d'informati-
vité requis, sera (11d) ou à la rigueur (11c), mais certainement
pas (11a) ou (11b). Par contre, si ce même linguiste demande
(10) dans le but de me faire parvenir son dernier article sur la
thématisation, alors seul (11a) pourra être qualifié de réponse
appropriée, de contribution requise.

2 . 3 . Revenons maintenant au dialogue (7) et voyons comment


les deux types d'information, demandée et souhaitée, affectent
le calcul d'implicature dans une réponse indirecte. Imaginons
pour cela le scénario suivant dans un CCP familial. A, juste
avant de sortir faire une course, demande à B qui se trouve
près de la fenêtre la question en (7). Le b u t de A, en posant sa
question, est d'obtenir une information qui lui permette de
prendre une décision, à savoir: prendre ou ne pas prendre son
imperméable. Tout ce mouvement de pensée est implicite et
probablement inconscient. Mais dans le cadre familial, les ex­
pectatives sont raisonnablement telles que A «sait» que B four­
nira l'information demandée en fonction du but de la question
qu'il devinera, fournira donc en fait l'information souhaitée.
La réponse de B, en impliquant des risques de pluie, implique
du même coup que A aurait intérêt à prendre son imperméa­
ble.

Ce qui est intéressant avec ce scénario, c'est que si


on substitue au dialogue (7) le dialogue (9) et la réponse directe
par «non» à la même question, on obtient le même type de dé­
codage par rapport à l'information souhaitée. Le raisonnement
de A sera le suivant: «B me dit qu'il ne pleut pas; il n'y a donc
Réponses indirectes 103

pas de risques de pluie, car s'il y en avait B m'en informerait


puisqu'elle connaît le but de ma question; je n'ai donc pas à
prendre m o n imperméable». On se trouve ainsi en présence
d'une réponse directe à une question oui-non, réponse qui est
littéralement vraie, qui est claire et pertinente, et dans laquelle
la quantité d'information fournie est calculée à partir d'expec­
tatives indentiques à celles qui fournissent une explication à
l'implicature de la réponse indirecte. Or le calcul proposition-
nel de Grice ne permet pas d'envisager une telle implicature.
Notons au passage que l'intention d'impliquer ne joue ici au­
cun rôle, car B peut suivre le même raisonnement pour pro­
duire sa réponse. Cet exemple montre que les implicatures dans
une réponse à une demande d'information se calculent à par­
tir d'un ensemble de considérations subjectives basées sur les
expectatives des interlocuteurs dans un CCP et que l'interpré­
tation de la maxime de quantité se fait relativement au CCP.

2 . 4 . Dans les deux exemples précédents l'information souhai­


tée est identique dans les deux cas, et c'est sur elle que se base le
raisonnement implicatif. Si ce raisonnement était basé unique­
ment sur l'information demandée, c'est-à-dire sur le contenu
propositionnel de la question, seule la réponse en (7) véhicu­
lerait une implicature à la Grice, et le problème ne se poserait
pas pour la réponse directe en (9). Il me faut donc montrer
maintenant la nécessité de maintenir cette distinction entre
information demandée et information souhaitée pour compren­
dre l'inappropriété de certaines réponses indirectes. Il suffit
pour cela d'imaginer un scénario dans lequel la réponse en (7),
compatible avec l'information demandée, est inappropriée car
elle est incompatible avec l'information souhaitée. Supposons
que A et B sont en train de travailler dans une bibliothèque et
qu'ils entendent un bruit qui ressemble à celui de gouttes d'eau
tombant sur le trottoir. A demande à B qui se trouve près d'une
fenêtre: «Est-ce qu'il pleut?». Dans ce contexte, une réponse
comme «Le ciel est couvert» est totalement inappropriée, bien
qu'elle véhicule l'information qu'il ne pleut pas, c'est-à-dire
104 DILLER

l'information demandée. En effet, dans ce nouveau scénario, le


b u t de la question n'est pas tellement de savoir s'il pleut ou non,
mais plutôt de connaître la cause du bruit entendu. Un énoncé
comme «C'est le laveur de carreaux», qui tient compte de ce
but, est plus informatif en tant que réponse, puisqu'il implique
qu'il ne pleut pas (information demandée) par l'intermédiaire
des raisons du bruit (information souhaitée). L'implicature de
la réponse en (7) n'est pas suffisante pour satisfaire la demande
d'information, bien qu'il y ait identité entre la proposition de­
mandée X de la question et l'implicat conversationnel Q véhi­
culé par la proposition P de la réponse.

2 . 5 . Je résumerai les phénomènes implicatifs analysés de la


façon suivante. Il existe dans les réponses aux questions deux
sortes d'implicature que j'appellerai respectivement implicature
élusive et implicature allusive 7 . La première correspond à
l'information demandée par la question, la seconde correspond
à l'information souhaitée par le questionneur. Dans le dialo­
gue (7), le fait qu'il ne pleut pas correspond à une implicatu­
re élusive, l'implicature allusive étant qu'il y a des risques de
pluie. L'appropriété de la réponse en contexte est condition­
née surtout par l'implicature allusive et non par l'implicature
élusive, ce qui explique pourquoi la réponse de (7) est appro­
priée dans le scénario de l'imperméable et inappropriée dans
celui du bruit d'eau. Dans le dialogue (9), d'autre part, il n'y
a pas d'implicature é
lusive puisque la réponse à l'information
demandée est directe, mais il peut y avoir une implicature al­
lusive de même nature que celle de (7). D'une façon générale,
les deux types d'implicatures ne semblent pas être condition­
nés par les mêmes facteurs. L'implicature élusive est essentiel­
lement déterminée par le contexte linguistique K 1 , c'est-à-dire
par le fait que nous sommes en présence d'un couple question-
réponse, dans lequel l'interprétation de la réponse est contrain­
te par la question. Elle est en grande partie indépendante de la
situation particulière des interlocuteurs 8 . L'implicature al­
lusive est due à K1 auquel s'ajoute le contexte situationnel K s
Réponses indirectes 105

qui avait déclenché la question et qui tient compte des expec­


tatives des interlocuteurs dans u n CCP donné. Cette implicatu­
re varie avec Ks tout en conservant un élément constant dû à

Par cette analyse j ' a i cherché à mettre en évidence


l'existence, dans le couple question-réponse, d'un mouvement
implicatif qui se rattache non plus à la nécessité de fournir l'in­
formation linguistique dont le thème est précisé dans la ques­
tion, mais plutôt d'envisager dans la réponse les raisons qui ont
amené le questionneur à poser sa question. Il arrive d'ailleurs
souvent que le répondeur ne comprenne pas clairement le but
de la question et demande à se la faire préciser, avant de pou­
voir fournir une réponse allant dans le sens de l'information sou­
haitée. Il fait alors une demande de clarification. C'est le cas de
répliques comme «Pourquoi me demandes-tu cela?» ou simple­
ment «Pourquoi?», qui ne peuvent s'expliquer que si on tient
compte du fait qu'une question n'est jamais gratuite mais est
toujours orientée vers un but ultime. Dans la conversation or­
dinaire, la réponse, entendue comme communication d'une in­
formation, tient généralement compte de cet aspect de la com­
munication 9 . Par contre, dans des cadres conversationnels
hautement ritualisés, le choix d'implicature devient plus res­
treint, voire inexistant. En ce qui concerne la double nature de
l'information dans le couple question-réponse, il est intéressant
de constater que les sondages d'opinion, les tests scolaires ou
linguistiques et en général les enquêtes pratiquées par les scien­
ces sociales, qui sont basées par nécessité méthodologique sur
l'information demandée, adoptent souvent la même technique:
elles contraignent dès le départ le type d'information qui sera
fourni, en proposant une série de réponses quantitativement et
surtout qualitativement limitées. Il ne serait pas sans intérêt de
savoir si les réponses qui sont faites ne reflètent pas parfois le
désir inconscient des interlocuteurs de ce dialogue u n peu par­
ticulier de tenir compte aussi de l'information souhaitée.
106
DILLER

3. Autres réponses implicatives à l'information souhaitée.

L'analyse présentée dans la section précédente


était basée sur l'exploitation de la maxime de quantité. Je don­
nerai dans cette section quelques exemples d'exploitation d'au­
tres maximes, pour laquelle les notions d'information demandée
et d'information souhaitée sont distinctes.

3 . 1 . Un procédé courant d'exploitation de la maxime de


qualité consiste à employer deux adverbes anaphoriques contra­
dictoires. Par exemple:

(12) Q: Ça t'a plu?


R: Oui et non.

Cette réponse qui n'est pas exactement informative permet des


interprétations implicatives variées. Elle ouvre des possibilités
de digression sur l'un ou l'autre terme et renvoie la balle au
questionneur. Il s'agit ici essentiellement de laisser le choix,
tout en sous-entendant que la suite de la conversation devrait
porter sur le sujet qui a déclenché la question. Ce genre de ré­
ponse est en effet très rarement utilisé comme une clôture de
conversation. Remarquons aussi qu'une réponse explicitement
contradictoire s'utilise lorsque la question oui-non porte sur un
prédicat subjectif ou qui peut être considéré comme tel. Voici
un exemple de subjectivisation prédicative:

(13) Est-ce qu'il est marié?


Oui et non.

Une des interprétations possibles de ce dialogue est la suivante.


La réponse positive porte sur la lecture objective du prédicat
être marié, en tant qu'il dénote un état juridique précis. La ré­
ponse négative porte alors sur la vision subjective de l'état de
mariage, associé à un comportement psychologique et social
particulier. Cette réponse apparemment contradictoire ne l'est
107
Réponses indirectes

plus si on a la possibilité de ces deux lectures simultanées. Elle


suppose d'ailleurs que les raisons qui ont amené à poser la ques­
tion s'accommodent d'une visée subjective. La réponse en (13)
est incompréhensible avec un questionnaire administratif qui
ne peut retenir que la lecture juridique, puisqu'on est dans une
situation où le CCP définit l'efficacité maximale de l'informa­
tion uniquement par rapport à l'information demandée.

3 . 2 . Une autre illustration des deux types d'information


est fournie par le dialogue (14) dans lequel une violation appa­
rente de la maxime de relation consiste à donner une réponse
qui présuppose la connaissance de l'information demandée.
J'illustrerai ceci par les lignes connues:

(14) Q: Rodrigue, as-tu du coeur?


R: Tout autre que mon père l'éprouverait
sur l'heur.

L'information demandée est impliquée par le statut anaphori -


que du pronom personnel V. Le sens du verbe éprouver est don­
né par les dictionnaires Littré et Robert comme synonyme de
réaliser par sa propre expérience, se rendre compte que. Il s'agit
là d'une construction factive présupposant la vérité de la com­
plétive qu'elle introduit.

Cette présupposition d'existence correspond à une impli-


cature élusive qui laisse entendre le courage du répondeur. Ce
que Rodrigue implique allusivement, donne à entendre, c'est
que son père n'aurait pas dû mettre en question, et donc mettre
en doute, son courage. Il critique ainsi indirectement Don Diè-
gue pour avoir posé une telle question. L'information souhaitée
par Don Diègue est justement cette réaction offensée de Rodri­
gue qui va permettre ensuite au père d'orienter la suite du dia­
logue à l'intérieur du CCP. On peut d'ailleurs regarder la ques­
tion de Don Diègue, tout au moins en ce qui concerne l'infor­
mation demandée, comme une question rhétorique, question
108 DILLER

qu'on définit généralement, dans un sens très large, comme


présupposant sa réponse. Mais la nécessité d'obtenir, pour la
suite du dialogue, l'information souhaitée justifie «informa-
tivement» 1'énonciation de la question et justifie également
l'intégration de ce type de réponse dans la catégorie des ré­
ponses indirectes et non des répliques.

3. 3 . L'exemple que je viens d'analyser ne présente qu'une


violation apparente de la maxime de relation. En effet, il ne
paraît pas possible d'avoir une réponse indirecte, telle que je
l'ai définie au début, qui viole réellement la contrainte de per­
tinence. Car une violation réelle de cette contrainte entraîne
automatiquement une non-réponse, c'est-à-dire une énoncia-
tion dans laquelle l'information demandée n'est pas véhicu­
lée, directement ou indirectement. En voici u n exemple:

(15) A : Quel âge avez-vous?


B: Il fait beau aujourd'hui.

L'énonciation de B dans ce contexte est de façon patente


sans relation avec le contenu de la question, c'est-à-dire qu'il
y a là un refus de répondre directement ou indirectement à
l'information demandée. Le destinataire de la question se re­
tire de l'opération en refusant d'observer le Principe de coopé­
ration. Ce genre de non-réponse est différent de celui qu'on
observe en (16),

(16) A : Maman, est-ce que «empoisonnement» prend


deux n?
B : Demande à ton père.

Dans (16), le refus de répondre à l'information demandée ne


met pas en doute la pertinence de la question, et reconnaît
l'acte de questionnement. Dans (15), le répondeur fait comme
si la question n'avait pas eu lieu. Mais on ne peut pas dire pour
autant que l'information souhaitée n'est pas véhiculée d'une
109
Réponses indirectes

certaine façon. Si l'on suppose que A a posé sa question dans le


but de se placer sur un certain pied d'intimité avec B par exem­
ple, alors la réplique de B implique qu'il refuse le cadre conver­
sationnel fixé par A, et établit un autre cadre dans lequel la ques­
tion de A n'est pas pertinente.

3.4. J'examinerai enfin un type de réponse à une question


qui a un statut un peu particulier. Elle s'apparente aux réponses
indirectes en cela qu'elle déclenche une implicature conversa­
tionnelle. Elle s'apparente aux réponses directes car l'informa­
tion demandée est véhiculée de façon non-implicative par une
affirmation explicite du contenu propositionnel de la question.
Le dialogue suivant est (presque) authentique, la réponse de B
étant prononcée avec une intonation neutre:

(17) A : Est-ce que tu as vu ma cravate?


B : Je n'ai pas vu ta cravate.
A : Ça va, j ' a i compris. C'est incroyable quand même,
en ce moment on ne peut plus te parler.

Dans la réponse de B, le contenu propositionnel de la question


est repris en entier et modifié par l'adverbe de négation, four­
nissant ainsi explicitement une réponse négative à la question.
Il n'y a donc aucune implicature au niveau de l'information de­
mandée, qui est donnée directement par ce qui est dit.

Cependant, si l'on tient compte de la suite du dialogue, la ré­


ponse de B semble violer une règle de conversation et favori­
ser une implicature que commente ensuite la réplique de A.
Cette implicature n'est pas déterminée par le sens convention­
nel des mots utilisés et ne provient apparemment pas d'une
violation des maximes de relation, de quantité ou de qualité.
L'énoncé obéit également à la maxime de manière qui préco­
nise la clarté d'expression. Mais bien que l'information soit
transmise directement et sans ambiguïté et qu'il n'y ait pas
de refus de répondre, on est tenté de libeller ce genre de ré­
ponse comme étant non-coopérative d'un point de vue in-
110 DILLER

teractionnel. Il semble y avoir conflit entre l'information


fournie et l'information souhaitée dans le CCP. Je suggère-
rai l'hypothèse suivante: le locuteur qui, pour répondre à une
question, reprend tous les termes de la question et uniquement
ceux-là, viole la première maxime de quantité («Ne faites pas
votre contribution plus informative que nécessaire»), non pas
au niveau de ce qui est dit, mais par la manière dont l'informa­
tion est transmise10I1semble en effet qu'une règle conversation­
nelle exige que l'on parle anaphoriquement chaque fois qu'il
est possible de le faire sans que cela entraîne une ambiguïté.
Une violation patente de cette règle déclenche une implicature
qui est en relation directe avec le principe de coopération. Mais
cette règle n'est pas générale, car elle dépend toujours en fait
des expectatives des locuteurs dans un CCP. Dans certains con­
textes, scolaire ou juridique par exemple, il est parfois préféra­
ble de répondre à une question en reprenant tous ses termes
et en «faisant une phrase complète».

4 . Conclusion.

J'ai cherché à montrer que lorsqu'on veut faire un calcul


d'implicature dans le cadre du couple question-réponse, il faut
d'abord préciser ce que l'on entend par échange d'information,
et il faut établir une distinction entre l'information demandée
par la question et l'information souhaitée par le questionneur,
pour pouvoir ensuite décoder l'information fournie par le ré­
pondeur. C'est en partant de l'information souhaitée que le
calcul de l'implicature intéressante va souvent se faire. L'infor­
mation souhaitée est elle-même fonction du cadre conversa­
tionnel préalable qui détermine l'efficacité maximale de
l'échange d'information, ou plutôt qui détermine les expecta­
tives de chaque interlocuteur en ce qui concerne cette effica­
cité maximale. De ces expectatives découle l'interprétation de
chaque maxime dans le respect du principe de coopération.
Il ne faut pas confondre ces expectatives avec ce que l'on ap­
pelle généralement le savoir partagé: on entend par savoir
Réponses indirectes 111

partagé ce que les participants à un échange verbal sont suppo­


sés raisonnablement posséder comme connaissances linguisti­
ques et contextuelles communes. Les expectatives dont je par­
le vont au-delà du savoir partagé et ne sont pas nécessairement
partagées par les interlocuteurs.

Alors, étant donné des connaissances communes invaria­


bles, un cadre conversationnel fixé, et à l'intérieur de ce ca­
dre une situation particulière, étant donné ensuite un énoncé
du français, le calcul des implicatures varie en fonction des ex­
pectatives spécifiques de chacun des interlocuteurs au moment
de l'énonciation, dans cet ensemble prédéterminé; c'est-à-dire
que, pour un énoncé-type, l'implicat conversationnel figurera
non seulement «la disjonction de ces explications particuliè­
res» comme le dit Grice, mais aussi la somme des disjonctions
possibles selon la vision de chaque interprétant. Dans cette
perspective, on a pour chaque énonciation quatre possibilités
minimales:

1 - un implicat conversationnel, appelons-le X, est voulu


par le locuteur et décodé par le destinataire.
2 - X est voulu par le locuteur, et Y, un autre implicat,
est décodé par D, bien que X aurait pu être décodé.
3 - X est voulu par L, rien n'est décodé.
4 - Rien n'est voulu par L, X est décodé.

La première possibilité, c'est-à-dire le calcul de l'implicature,


passe par la coexistence des trois autres possibilités, puisque
les expectatives des interlocuteurs ne sont pas nécessairement
identiques au moment de l'énonciation. Ce qu'un participant
choisit de retenir d'un échange linguistique n'est pas forcément
ce que l'autre participant a choisi. La langue atteste d'ailleurs
de cette ambiguïté première de la communication avec des
formules comme «je n'ai pas voulu dire cela», «est-ce que tu
m'as bien compris?», «pourquoi me dis-tu cela?», ou le slogan
de l'homme politique «je vous ai compris», formules qui com-
112 DILLER

mentent non ce qui est dit, mais ce qui est impliqué, et pour
lesquelles chacun choisit sa propre implicature. Les maximes
de Grice permettent le calcul de la première possibilité, mais
elles permettent également celui des autres, puisqu'elles pro­
posent des stratégies pragmatiques dont l'interprétation ne dé­
pend pas en fait de la fonction descriptive du langage. La con­
naissance des facteurs sociaux qui gouvernent la compétence
de communication doit être considérée comme un préalable
à tout«calcul»d'implicature 11.

Anne-Marie DILLER
Université de Dakar.
113
Réponses indirectes

NOTES

1 - Ce terme a été introduit par Hymes (1971).

2 - Le principe de coopération et les maximes peuvent s'appli­


quer à d'autres comportements sémiotiques dans la mesure où
ils présupposent une conduite intentionnelle et rationnelle des
individus engagés dans une interaction.

3-Cf. Grice(1975),p. 47.

4 - La distinction que fait Grice entre implicature conversa­


tionnelle et implicature conventionnelle n'étant pas pertinen­
te ici, le terme «implicature» désignera par la suite l'implica-
ture conversationnelle.

5 - Cf. Diller (1980), chap. III.

6 - Ce concept et le rôle qu'il peut jouer dans l'interprétation


des énoncés sera développé dans Diller (1981)

7 - Ces termes m'ont été suggérés par Jean-Claude Anscombre.

8 - Il faudrait en fait raffiner l'analyse et tenir compte du sa­


voir partagé nécessaire au calcul de l'implicature, qui peut être
général comme dans (7) ou circonstanciel comme dans (6).
Voir à ce sujet Wilson & Sperber (1979).

9 - Dans les interrogations scolaires, qui n'obéissent pas aux


mêmes règles de satisfaction de l'acte de questionnement, la
demande d'information du professeur ne porte pas réellement
sur l'information demandée, mais sur l'information souhaitée,
à savoir le niveau de l'élève par rapport aux normes scolaires.
La stratégie de l'élève ignorant mais astucieux consiste à orien­
ter favorablement l'information souhaitée.
114
DILLER

10 - Une violation analogue des maximes de quantité et de


manière, qui concerne l'utilisation des énoncés ellptiques, est
observée par Brown & Levinson (1978, p. 232) qui donnent
dans leur article un très grand nombre d'exemples de straté­
gies linguistiques d'utilisation de la politesse dans trois langues
non apparentées: anglais, tamil et tzeltal. |

11 - Je n'ai pas abordé ici le problème que poserait l'applica­


tion des critères d'annulation et d'inamovibilité pour tester
les implicatures conversationnelles. L'article de Sadock (1978)
fait le point sur la question. Il conclut (p. 295): «There are no
sufficient tests for conversational implicature and no group of
tests that together are sufficient. Because of the necessarily
great power of Grice's pragmatic calculs, many things can be
calculated that are not conversational implicatures.»

REFERENCES
Brown, P. & S. Levinson (1978): «Universals in language use:
politeness phenomena», in Goody (ed) Questions and polite­
ness, Cambridge University Press.

Diller, A.M. (1981) : «L'illocutoire et le format des espaces»


à paraître dans Cahiers de Linguistique Française.

Grice, H. P. (1975) : «Logic and conversation», in Cole & Mor­


gan (eds) Syntax and Semantics 3 : Speech Acts, Academic
Press.

Hymes, D. (1971) : On communicative competence, Univer­


sity of Pennsylvania Press.

Lakoff, R. (1973) : «Questionable answers and answerable


questions», in Kachru et Alii (eds) Issues in Linguistics :
Réponses indirectes 115

papers in honor of Henry and Renée Kahane, Urbana, III.

Sadock, J.M. (1978) «On testing for conversational implica-


ture», in Cole (ed) Syntax and Semantics 9 : Pragmatics,
Academic Press.

Wilson D. & Sperber (1979) : «Remarques sur l'interpréta­


tion des énoncés selon Paul Grice», in Communications 30.
SYNTAXE ET SEMANTIQUE
CHEZ LE JEUNE ENFANT
D'APRES UNE ETUDE LONGITUDINALE

Sommaire:

I - Une problématique: la formation de la phrase chez


l'enfant:
a) Rapports entre syntaxe et sémantique.
b) Revue du développement génétique: vocalises, babil, stades
ultérieurs: les faits semblent s'enchaîner naturellement.
c) Mais une solution de continuité apparaît dans le développe­
ment, le babil est du bruit gratuit.

II - Les mouvements cycliques: «pré-présyntaxe» ou


«syntaxe archaïque»
a) Observations de différents auteurs.
b) Les miennes (sur les mouvements cycliques) établissent une
continuité: le babil est chargé de sens et fournit un phrasé.

III - Débuts de la combinatoire: le montage des unités


significatives à l'intérieur du phrasé (assemblage en «modu­
les syllabiques»).
a) Articulation de plus en plus complexe.
b) Progrès du notionnel.
118 FONDET

I - Une problématique: la formation de la phrase chez l'enfant.


a) Rapports entre syntaxe et sémantique.

Il peut paraître inutile de donner ici une définition de la


syntaxe (selon l'Encyclopédie Larousse, «partie de la grammai­
re qui traite de la fonction et de la disposition des mots et des
propositions dans la phrase»). Quant à la sémantique, je n'y
reviens pas, puisque Denis Creissels nous a proposé tout à
l'heure de distinguer le «conceptuel» qui relève de la représen­
tation mentale du «sémantique» qui est production de sens.
La syntaxe postule l'existence de la phrase. Etablir un rapport
entre syntaxe et sémantique, c'est donc établir une relation en­
tre l'énoncé minimum qu'est la phrase et une signification que
l'on produit.

Lorsque je définis la parole (orale) comme «la substitution,


aux concepts fournis par la réalité, d'unités formées par le ma­
tériau qu'est la voix articulée», c'est-à-dire comme un medium
composé d'unités dont l'enchaînement est la syntaxe, j'oublie
l'élément «phrase»; je fais comme si la phrase était un ramas­
sis d'unités, une unité supérieure abstraite (tout comme «un
tas de cailloux» par rapport à «tel caillou»).

Or la phrase est définie (chez Larousse encore), comme un


«assemblage de mots présentant un sens complet», une unité
de sens donc. Dans le cas de plusieurs propositions (ex. Va,
cours, vole et nous venge!), c'est la prosodie ( = protase mon­
tante jusqu'à vole et apodose descendante jusqu'à venge) qui
tient lieu de signifiant de cette unité.

Mais le concept de «phrase» est extensible: l'empan mémo-


riel 1 (ou «longueur d'une performance») est variable selon
les individus. Pour ne pas simplifier abusivement en disant que
«certains ne sont capables que d'énoncer des phrases simples
associées en parataxe», limitons la phrase de base au complexe
Syntaxe e t sé man tique chez l'enfant 119

modus + dictum 2 , type de phrase minimale qui suffit à


exprimer une pensée. En voici deux exemples:
On dit qu'elle est malade,
Peut-être qu'elle en mourra ...

Mon postulat est donc: la phrase, telle que je viens de la dé­


finir, est l'élément de base du discours; c'est une unité signifi­
cative qui se morcèle en éléments, peut se diversifier, suivant
des procédures diverses. Le mot (le monème) n'est pas la seule
unité de base essentielle. Disons qu'entre le monème et la phra­
se se produit une dialectique d'analyse et de synthèse. La phra­
se n'est pas la somme de ses éléments: elle est d'un autre ordre
que ses éléments.

Je cite ici l'ouvrage collectif Du parler au lire, composé sous


l'égide de Mme L. Lentin 3 (il s'agit du mécanisme de la lec­
ture):
p.62: «L'unité n'est reconnue que par rapport à l'ordre
supérieur qui la contient (anticipation, reconnaissance d'uni­
tés, savoir préalable, jeux d'hypothèses sur le sens)» et j'ajou­
te avec les Générativistes: «mise en oeuvre de règles diverses».
p.55: «Un enfant apprend à parler... en parlant pour
mettre ou recevoir une pensée, non pour construire une phra­
se».

Il nous faut donc remonter à la source de l'expression et


considérer que la parole n'est qu'un aspect du langage, lan­
gage dont voici un exemple.

Si le chat mordille ma jambe, il veut dire: «j'ai faim» ou «je


veux de la viande»; s'il miaule ou gratte à ma porte: «ouvre la
porte» ou «je veux sortir».

Ceci m'amène à revenir sur ma première définition de la pa­


role et à dire: «la parole consiste à substituer, à un comporte­
ment vis-à-vis du milieu naturel, un ensemble d'unités, elles-
120 FONDET

mêmes formées par le matériau qu'est la voix articulée». Cet


ensemble d'unités comprend au moins modus + dictum. S'il
amalgame modus + dictum, cet ensemble peut n'être composé
que d'une seule unité significative. Inversement: plus le dis­
cours s'éloignera du «je parlant» (et de la situation concrète)
et plus la phrase sera élaborée. La parole verbale surtout at­
teint un fort degré d'abstraction (mais on peut classer ici le
langage gestuel des sourd-muets et les écritures pictographi­
ques).

b) Revue du développement génétique.

Chez l'enfant, la phrase est première. Le cri, le pleur, ex­


pressions réflexes du besoin chez le nouveau-né, deviennent ra­
pidement un moyen de faire réagir l'entourage: tout le monde
est d'accord là-dessus.

Le petit enfant entend, plus qu'il n'écoute: il entend les sons


d'une langue, les bruits divers que l'on émet autour de lui en le
manipulant. En fait il réagit plutôt à des stimulations; il s'ex­
prime aussi, il parle: en effet l'enfant sourd développe une ap­
parence de langage parlé, jusqu'à un point impossible à dépas­
ser.

C'est à ce point justement que l'imitation et la capacité de


réponse prennent toute leur importance.

Sur cette parole première va s'édifier l'apprentissage de la


langue, qui est affaire d'éducation. Mais cet apprentissage ne
crée pas tout ex-nthilo. Au départ il y a la phrase, ce que j'es­
saie de démontrer. Le stade syncrétique du début, qui n'est
ni synthèse ni analyse, pose tout de même à l'entourage un
problème d'analyse et d'interprétation.

Peut-être va-t-on me dire: «Gardez-vous d'essayer de tra­


duire ce que pense le bébé».
121
Syn taxe e t sé man tique chez l'enfan t

P.H. Wolff 4 , pourtant, n'a pas craint d'étudier l'expres­


sion des vocalises dans la première semaine, d'après l'impres­
sion qu'elles produisent chez l'auditeur (colère, frustration,
détresse, etc.). Il y a donc bien quelque chose à interpréter,
même si c'est au travers d'un comportement.

Par ailleurs, M.M. Lewis 5 indique que l'enfant produit


d'abord différents «patterns» ou schèmes intonatifs, ces pat­
terns prédominent longtemps dans les réactions de l'enfant.
Même lorsque les réalisations phoniques sont bien établies,
l'intonation subsiste comme trait supra-segmental.

Tout le monde admet, avec E. Alarcos Llorach («L'Acqui­


sition du langage par l'enfant», in Le Langage, Pléiade, p.325
et sv.) la progression suivante: vocalises, babil, période into-
native encore tributaire du babil, mais moins articulée, holo-
phrases ou «pré-signes» de une ou deux syllabes, énoncés
à deux unités.

A propos des holophrases, les auteurs de la Syntaxe de Ven-


fant avant 5 ans 6 spécifient (p. 158): «Les énoncés à un ter­
me manifestent de façon indissoluble l'objet et le mouvement
vers lui». Donc ici la syntaxe se réduit au syncrétisme de deux
sèmes (dictum, modus) dans un même signe.

A propos de l'étape suivante: «Puis on assiste, dans les énon­


cés à deux termes et plus, à la différenciation sémiologique en­
tre désir - ou mouvement - et désignation de l'«objet» (modus
+ dictum).

Et toujours à ce sujet (p. 134): «Toute succession d'unités


significatives peut introduire une certaine relation entre les
termes (selon Sapir)». On appellera articulation ou présyn­
taxe cette relation, lorsqu'elle n'est pas encore une véritable
syntaxe.
122 FONDET

On a ainsi établi la filiation:


(1) Sémiologique de base → (2) assemblage d'unités lexicales
→ (3) syntaxe.

Comment s'effectue le passage de (1) à (2)? Tout simple­


ment par le massage sonore, l'effet de feed-back, que consti­
tue la reprise des productions de l'enfant par l'entourage adul­
te qui les infléchit en direction de la langue d'accueil.

Et le passage de (2) à (3)? Eh bien,l'enfant le contrôle lui-


même, un peu comme un cycliste débutant freine exagéré­
ment dans la pente; il met en oeuvre un ensemble de procédés
visant à réduire l'information, filtrer les moyens d'expression:

ex. - modulation de fréquence → /modifikã s/,


(7 syll.) (4 syll.) '
/ a o / = «là-haut, cerises, ouvrir»,
à le marché (= au marché) = substitution.

Ces procédés visent, en dernière analyse, à économiser


l'énergie mobilisée pour assembler les unités significatives en
une unité-phrase.

c) Le babil: une solution de continuité.

Tout semble expliqué. Pourtant certains auteurs font appa­


raître une solution de continuité dans l'enchaînement des
faits, ainsi Laurence Lentin 7 (Apprendre à parler à l'en­
fant de 6 ans, p. 49):

«Entre 7 et 30 mois s'accomplit la métamorphose progres­


sive du gazouillis en mots qui deviennent mots-phrase, stade
où l'intonation joue un rôle capital (ex. Nounours! = «je veux
...», Nounours? = «où est ... ?», Nounours! = «viens ...»
Nounours? = «est-ce un ...? »). Il n'est pas possible de préci­
ser davantage la genèse de l'acquisition. C'est dire que nous
Syn taxe e t séman tique chez l'enfant 123

avons bien peu de connaissances sur ce dernier stade au cours


duquel le gazouillis laisse progressivement la place aux mots,
aux mots-phrases, enfin au langage syntaxiquement structuré».
Hiatus donc.

En effet, entre les vocalises et les premiers mots, le ga­


zouillis ou babil constitue une sorte d'activité ludique, gra­
tuite qui, même si elle sert à sélectionner des sons, ne mani­
feste pas clairement sa nature de langage à double face si­
gnifiant/signifié, à tel point qu'on a pu écrire (La syntaxe de
l'enfant avant 5 ans, p. 45):
«Le problème est de savoir comment le langage se monte
sans qu'il y ait besoin de présupposer quelque intention de
signifier que ce soit».

II - Les mouvements cycliques.

a) Observations de différents auteurs.

Comment a-t-on pu en arriver là? Pourquoi veut-on éva­


cuer le sens? Je réponds: faute d'observer assez le jeune en­
fant.

On répète, depuis des années, un peu comme des formu­


les magiques, les termes «activité sensori-motrice», «construc­
tion» 8 , sans toutefois les relier suffisamment au langage.
C'est ce que déplore P. Oléron qui passe au crible de la criti­
que les différentes écoles (behavioristes, pragmatistes, intel­
lectualistes, cognitivistes, etc.) et retient surtout le terme de
«stratégie du sujet»9.

Avec les notions d'activité sensori-motrice, de «pouvoir de


construction», de «stratégie», nous sommes sur la bonne voie.
Et, au sujet des vocalises, du gazouillis (du babil), il est pos­
sible d'aller plus loin.
124 FONDET

Un observateur privilégié (ceci veut dire à demeure, en con­


tact permanent avec le ou les enfants) notera un comporte­
ment caractéristique.

Pour qu'on comprenne bien qu'il ne s'agit pas d'un en­


fant particulier, je cite une voix autorisée, Gertrud Wyatt
(La relation mère-enfant et l'acquisition du langage) 1 0 .
Je précise que Madame Wyatt ne rapporte pas une expérien­
ce de psychanalyse, mais tout simplement des observations
recueillies auprès de sa propre fille qu'elle appelle ici Nana.
(P.100): «Au cours du 3ème mois, Nana se mit à émettre des
sortes de roucoulements rythmés, un peu comme un jeu.
J'imitais parfois ces roucoulements... Nana regardait et écou­
tait, puis elle répondait par des sons, des petits cris et des rou­
coulements aigus. En même temps, elle agitait les jambes en
tous sens, balançait les bras, tortillait le corps et souriait».
(Un peu plus tard, p. 128): «Plus de la moitié des paroles de
N. consistait en un accompagnement verbal sans fin de ses
propres activités ou de ce qui se passait autour d'elle... Les
enfants parlent pour s'informer eux-mêmes de quelque cho­
se».

Et l'auteur se réfère à J. Piaget 11 : «L'ensemble de ce mo­


nologue n' a d'autre b u t que d'accompagner l'action quand
elle a lieu. La parole aide l'enfant à penser».

Tâchons d'être plus précis et revenons au stade des voca­


lises, puis à celui du babil.

Dans un article de 1973, David Crystal 12 cite P.H. Wolff,


au sujet du «cri de base». Je traduis: «Le cri de base est ryth­
mique... une séquence typique consiste en un cri, suivi d'un
silence, puis d'une brève inspiration sifflée à une fréquence
plus haute, et d'un temps de repos plus court que le premier
silence» (le tout fait une seconde environ ).
Syn taxe e t séman tique chez l'enfant 125

Il s'agit ici d'un rythme fondamental, vital et purement ré­


flexe: le rythme respiratoire combiné avec la voix. Le pleur se
situe entre deux inspirations, et il ne peut en être autrement,
même chez l'enfant plus âgé. On peut parler de «groupe de
souffle».

Mais voici autre chose: A. Cruttenden 13 , dans un article


de 1970, décrit un autre type de groupe de souffle, observé
chez ses propres enfants. J'interprète: «Très tôt, le groupe de
souffle ne constitua plus le groupe de base. Celui-ci, que nous
pourrions appeler avec quelque humour groupe de non-sens,
est délimité par une pause. A l'intérieur de ces groupes, des
pauses se produisent aussi, correspondant à des inspirations,
mais elles sont plus brèves que la pause qui délimite les grou­
pes».

De nombreux observateurs décèlent donc un rythme biolo­


gique qui a peut-être une origine innée et qu'on nomme aussi
réaction circulaire.

Ce groupe de base, appelé aussi groupe de non-sens, con­


tient en réalité à la fois du sens et du non-sens. Je m'explique.

b) Mes observations.

J'ai essayé de mettre en évidence, dans Un enfant apprend à


praler, 14 le fait que le tres jeune enfant apprehende la rea-
lté suivant ce rythme que j'ai appelé mouvement cyclique.
Ce rythme est une activité par laquelle le petit être découpe le
réel et commente ce découpage.

Dès deux mois, le cycle se manifeste de la manière suivan­


te:
A : l'enfant maintient ses mains fermées devant sa bouche et
ses yeux; c'est une phase d'effort, d'immobilité, de contrac­
tion.
126
FONDET

B : il se détend, mains ouvertes, bras écartés, agité et relâché


à la fois, dans une sorte de spasme symétrique souvent accom­
pagné de sourire.

A - est une phase mentale d'enregistrement, en même temps


qu'une phase musculaire tonique,
B - est une phase corporelle, ainsi qu'une phase cinétique de
décharge du tonus.

Ce mouvement se manifeste aussi bien en l'absence d'un


partenaire adulte. C'est une machine à découper le réel en
unités discontinues par opposition à l'état initial d'indiffé­
renciation.

A deux mois, le cycle n'est accompagné d'aucun son ou bien


l'enfant donne de la voix dans la phase A mentale.

Autour de 5 mois, les sons proférés dans les deux phases


sont nettement différents, suivant qu'ils sont émis en A ou
enB.

Le son produit en A, après un silence, constitue l'enregis­


trement d'un affect ou d'un percept, donc le signifiant d'un
signifié. Le son produit en B, décharge motrice, est vide de
sens.

L'ensemble sonore A et B forme un seul «groupe de base,


tel qu'il a été défini plus haut: groupe de sens + non-sens.

Voici trois types de réalisations (à 7 mois):

(1) A : /m _ m . m / (doux) B : /ababa/ (explosion)


(B = expression impatiente, subjective, pourrait-on
dire).
(2) A : /ah/ (sur le souffle, immobile), + B : /ata ata ata/
( = expression tranquille).
+ inspirations.
Syn taxe e t sémantíque chez Ven fant 127

(3) A : / ε/ + B : /ba ba/ + inspirations.


(A traduit la discontinuité d'une perception externe,
ébauche d'une connaissance objective).

Il est certain que beaucoup de signaux sont enregistrés passi­


vement et ne sont pas «parlés» de la sorte. Le nourrisson reçoit
en effet une multitude de signaux qui laissent des traces varia­
bles: le cerveau humain n'est pas un film où tout s'inscrit et,
sur la part relativement faible d'enregistrement, une part en­
core plus faible est accessible à la discrimination des mouve­
ments cycliques.

Notons aussi que, lorsque les signaux sont commentés, ce


n'est pas toujours en vue de communiquer avec autrui, puis­
que l'enfant peut le faire en l'absence d'un partenaire. Résu­
mons la phonie des mouvements cycliques (voir schéma en
note):

: calme avec activité mentale: expression ponc­


tuelle (ou fragmentée) exprimant le choc
d'une perception = expression pleine du
point de vue sémantique.

: phase agitée avec vide mental; phase expansive


qui n'est que décharge motrice de la phase A;
vide du point de vue sémantique, mais riche
sur le plan sonore.

= L'ensemble forme le corps d'un phrasé, d'un cadre prêt à se


remplir de mots. Le cycle donne son module à la phrase:

— La phase A se manifeste tôt: c'est ce qu'on nomme vocalise.


A peut toujours ensuite se manifester seul.
128
FONDET

* L'ensemble A-B apparaît à 3-4 mois. La sélection des sons se


fera sur ce schéma cyclique.
* A seul ou B peuvent aussi être une manifestation de réaction
à une stimulation faite par autrui (prenant l'apparence d'une
«réponse»).

On voit que le jeu du babil n'est pas purement ludique et


gratuit: c'est une activité centrée sur la réalité, activité qui est
à la fois manuelle (corporelle) et langagière. On voit aussi com­
ment le cadre sonore du phrasé se relie à cette activité.

L'observation longitudinale d'un de mes enfants m'a permis


de suivre la destinée de ces productions sonores primitivement
liées au mouvement cyclique et de reconnaître dans /même
jaja/ ou dans /ha kaka/ de 1 à 5 mois la suite naturelle de ce
premier babil.

* A 1 an 5 mois, ces productions sonores étaient analysables


ainsi:
-/ m e m ejaja/pouvaits'interpréterensituation«jeveuxBré-
zia» (le nom du chat);
- /ha kaka/ de comprenait «ha! caca» = «sale! caca».

Ces phrases sont bipartites et évoquent les deux temps du


mouvement cyclique. La première partie de ces phrases se rat­
tache à la phase A du cycle ( = affect ou percept) et leur
deuxième partie à la phase B d'extériorisation. Nous voyons se
dessiner là les oppositions modus / dictum et prédicat /thème.

Toute une étude est à faire dans cette perspective; ce qui est
certain, c'est que le sens (percept, affect) est indissolublement
lié à la phrase, au phrasé (réduit à A, ou comprenant A +B ),
et ceci dès que le nouveau-né est assez éveillé au monde am­
biant pour entrer en communication avec les choses et les gens
(1 ou 2 mois).
Syntaxe et sémantique chez /'enfant 129

Dès à présent, on peut dire qu'il n'y a plus de solution de


continuité dans le développement de la parole: la vocalise, le
babil sont remplis de sens. Le babil fournit un phrasé et l'on
voit que le schéma intonatif n'est pas imitation de celui de
l'adulte, mais action.

Par ailleurs, le problème du passage en mots ne se pose plus


dans les mêmes termes. En effet, le mécanisme des mouve­
ments cycliques livre, outre le phrasé,, cadre sonore de la phra­
se ultérieure, l'unité vocalique, syllabique, qui deviendra le
mot.

A aucun moment de la vie, le sens n'est totalement absent


des réalisations vocaliques. Disons qu'un son, un bruit, une
suite de sons, peuvent toujours être produits pour le plaisir,
sans signification, mais le sens reste latent, c'est-à-dire que,
fréquemment dans la journée, le bébé émet des réalisations
sonores en partie liées à un sens (percept, affect).

On pourrait presque dire que le mouvement cyclique per­


siste chez l'adulte: lorsqu'on doit agir, le cerveau commande,
puis se libère, laissant agir le corps. Qui n'a pas secoué sa ci­
garette, pour se détendre nerveusement?

De la même façon, la phrase adulte conserve des caracté­


ristiques du rythme des réactions circulaires. En voici trois
exemples.

Ce «bruit» (heu...) est le moment de prise de conscience de


la phrase à dire. Et puis, surtout chez l'enfant, ponctue le dis­
cours. C'est une «forme énumérative, plutôt que coordonnan­
te» (Oléron, op. cit., p. 213).
130 FONDET

(2) Prédicat thème

A : C'est Pierre B: qui a fait cela


il y en aun
a un qui va parler

partie accentuée, porteuse d'information essentielle

(3) Phrase segmentée:


«topic» «comment»
(l'inverse du précédent)

A : Pierre B: il a menti

tu le connais
(Ce qui frappe l'esprit en même forme prosodique
premier) que (1)

La structure bipartite de la phrase est une réalité contrai­


gnante, même lorsque l'adulte s'en défend. Cette bipartition
est fréquente dans l'emphase.

Bien entendu l'archaïque phase A peut aussi se manifester


seule — dans l'interjection : oh!,
— dans l'acquiescement : oui, bon ...

Pour revenir au développement de la parole, on peut dire


que, d'une certaine façon, le discours de l'enfant est toujours
intelligent, même si un motif répétitif se prolonge dans l'iner­
tie. Ainsi Gertrud Wyatt, à propos de Nana, fait état de la ré­
pétition de ball-bat (balle-raquette), apparemment gratuite.
En fait, par ce moyen, l'enfant s'inculquait la notion, jusqu'à
bien la savoir.
Syn taxe e t séman tique chez l'en f ant 131

III - Débuts de la combinatoire

a) Articulation de plus en plus complexe.

L'échelle de progression indiquée précédemment doit


être prolongée maintenant:

- 0 : cris, pleurs, vocalises;


- 2 mois 1/2 → 1 an : mouvement cyclique, babil;
- 1 an → 1 an 1/2 : schèmes intonatifs;
- 1 an 1/2 → 3 ans : monématique (avec 1, 2 ou n unités);
- 3 ans → 4 ans 1/2 : morphématique.
→ Usage minimum et presque courant de la langue.

Je laisse de côté le problème de syntaxe que pose la mor­


phématique: que l'on considère les suffixations all-ons, prun­
ier ou les syntagmesje vais, des prunes, il s'agit toujours d'as­
semblages. Cet aspect de la syntaxe est propre, d'ailleurs, aux
langues agglutinantes (maix existe-t-il une langue qui ne soit
quelque peu agglutinante?). J e préfère montrer en quoi syn­
taxe et sémantique ont partie liée en monématique, c'est-à-
dire dans les progrès concernant le montage d'un ensemble
d'unités.

L'enfant va devenir progressivement capable de mettre de


plus en plus d'information dans l'unité-phrase, telle que je
l'ai définie en commençant. C'est ce qu'on peut appeler
«combinatoire», «articulation», «présyntaxe», précédant
l'apparition de la syntaxe complexe, agglutinante, celle qui
enserre dans les mailles d'une même phrase plusieurs propo­
sitions (premières velléités de subordination à 2 ans 6 mois
environ).

Jusqu'à 1 an 1/2 environ, la «pré-présyntaxe» des M.C. se


caractérise par la correspondance phrase-signe. Le signe qui re­
vient le plus souvent est/ε/,expression du discontinu. Le mot—
132 FONDET

phrase possède une syllabe (ex. tiens!), parfois deux (ex.


maman), ou carrément trois ou quatre, ceci à cause de la per­
sistance de la phonie des M.C. structurée 1 + n, ex. /bum da
da da / = «qqc. est tombé», à 1 an 6 mois.

Avec lés énoncés à deux termes de la période suivante,


peut commencer l'analyse en «modules syllabiques»:
- /abam/ «jai fait tomber» = 2 syllabes (a est une fausse
modalité),
- /mjam-mjam ma/ «manger moi» = 2 + 1 .

La succession temporelle imposée par les M.C. a déterminé


dans les premiers énoncés à deux termes, l'ordre prédicat-
thème ( = séquence régressive et ordre impressif en français).
L'ordre «progressif» n'est apparu qu'à 1 an 9 mois:
- /tata aba/ «la tata (poussette) est en bas» = 2 4-2, ordre
thème-prédicat (1 an 9 mois).
- C'est alors qu'apparaissent les imbrications: /apy apam b /
(où / b / = b vibré) = «y a plus là-bas (de) / b / ( = voiture)»
= module 2+(2+①),..analysé
2 +① = /apy b / = «y a plus / b / ,
2 +① = /apam b / = «là-bas/b/»,
soient deux phrases bi-partites, dont chacune est agencée en
prédicat-thème. N.B. : le code employé est (x) = terme com­
mun autour duquel s'articule le montage; les parenthèses iso­
lent l'un des deux énoncés imbriqués. On peut, naturellement,
inventer une formalisation meilleure.

- Presque en même temps, apparaît le type /apy/ maman


/apy tata/ —2 + 2 / 2 + 2 , soient deux phrases bipartites
juxtaposées, avec répétition d'un terme (le chiffre en itali­
que ici).

Dès le début de ces combinaisons de modules, on peut


parler de «constellations». La difficulté de les maîtriser pro­
voquera le bégaiement (que i' ai observé personnellement) à
Syntaxe et sémantique chez l'enfant

2 ans 3 mois.

- Dès 1 an 11 mois se manifeste une certaine complexité:


/amam, amam, am , lolo / /amam 1 lolo, am /
/ 2 / ( ② + 2 ) + 2/ / ( ② + 3 )+ 2 /
= «elle mange, elle mange la vache, lolo; elle mange le lolo
la vache».
Dans cet exemple, le «terme commun» est perçu par l'audi­
teur comme un verbe. Ce type constitue l'amorce du complexe
S. V. CO.

- Si le «terme commun» est un nom, ex. /ule m aj/?


= «où est le mouton aïe?» = 2 + (① + 1 )
ou ( 2 + ① ) + l ,
nous pouvons avoir l'amorce d'une relative. Aie se comprend
«qui a mal».

Quand cesse l'analyse par modules? lorsque les monèmes


sont devenus conformes à la langue et que diminuent les faus­
ses-modalités (ex. à 2 ans 3 mois: a est à maman, tout a de­
dans la tata).

On aborde alors la vraie syntaxe.

Du point de vue prosodique, il est intéressant de constater


qu'entre 3 ans 1/2 (période de fort accroissement du vocabu­
laire), la mélodie de la phrase perd de son relief, semble s'apla­
tir, s'atténuer, au profit d'une plus grande densité de mots et
d'une plus grande complexité des agencements.

b) Progrès du notionnel

Je n'ai pas perdu de vue le sens, pourtant le thème «syntaxe


et sémantique» sujet de ce colloque, évoque quelque chose de
moins formel qu'une analyse en modules. En effet les progrès
134 FONDET

de la syntaxe et ce qu'on pourrait appeler «la mise en place


du notionnel» sont en constante interaction.

Il y a là toute une progression qui est d'abord monémati-


que mais qui se grammaticalise:
- ex. (2 ans 1 mois) : Encore une graine sous là. La notion
spatiale sous est le signe d'une certaine maturation; sous-là
se présente comme un adverbe. Sous n'est pas encore prépo­
sition, mais va le devenir.
A 2 ans 5 mois, construire un syntagme prépositionnel
n'est plus une difficulté et les prépositions s'acquièrent en mê­
me temps que les notions: avec, à, pour.

Je suis ici l'échelle de maturation très judicieuse, proposée


par E. Sabeau-Jouannet (in La syntaxe de l'enfant, avant 5
ans):
- vers 2 ans : «adhérence au moment de la parole»,
- 2 ans 4 mois : «opposition actuel / inactuel»,
- 2 ans 10 mois : «opposition antériorité / postériorité,
par rapport au moment de la parole»,
- 4 ans 1/2 environ : «opposition antériorité / postério­
rité par rapport à un moment autre que celui de la parole».
- J'ajouterai, à 1 an 9 mois : opposition positif / négatif
(ex. non + lexème).

Entre ces acquisitions intellectuelles et les formes synta­


xiques correspondantes, il y a, je le répète, interaction.

Conclusion.

Dire qu'il existe un embryon de syntaxe, une syntaxe


archaïque avant même la présyntaxe et alors même que l'en­
fant ne peut associer différentes unités significatives est une
audace. Cela n'en est plus une, si le rôle des mouvements cy­
cliques et de leur phonie (et non pas d'une quelconque struc-
135
Syntaxe et sémantique chez /'enfant

ture mentale enfantine), est reconnu prépondérant, dans la


formation de la parole.

Par ailleurs, évoquer comme je l'ai fait, une permanence


chez l'adulte du mécanisme primitif des mouvements cycli­
ques c'est m'exposer à des critiques telles que: chaque enfant
ne construit pas sa grammaire. Il entre dans la grammaire adul­
te. Oui, mais notre grammaire (notre syntaxe) conserve des
traces de notre développement, l'une d'elles - assez prégnan­
te - étant à mon avis la trace des mouvements cycliques (ou
réactions circulaires).

J'ai ainsi essayé d'établir une continuité plus stricte, moins


subjective, entre le premier cri d'appel chargé de sémantisme
et la phrase constituée en passant par la phonie structurée et
signifiante du babil, et de montrer que le sémantisme (fruit
d'une activité), reste, tout au long du développement, sous-
jacent à la phrase et le mobile essentiel de la phrase. S'il en
est bien ainsi, forme et sens sont liés d'un bout à l'autre du
développement ontologique, que ce soit au niveau de l'unité
significative ou en ce qui concerne la phrase.

Claire FONDET
Université de Dijon
136 FONDET

NOTES

(1) Dans la revue T.A. Informations ( = Revue internationale


de traitement automatique du langage), 1979, n . l , p.4, sous la
plume de P.M. Lavorel, nous lisons: «premièrement on observe
que 1' empan mémoriel, c'est-à-dire le nombre de mots que
peut stocker la mémoire à court terme de l'homme, 1) varie
d'un sujet à l'autre, 2) rend inconcevable qu'une phrase entière
soit toujours traitée d'un coup (l'empan est de 5 à 8 mots pour
les listes simples et de 6 à 20 mots environ pour les énoncés
construits)».

(2) «Modus et dictum» : d'après Ch. Bally, Linguistique géné­


rale et linguistique française.

(3) Lentin, Clesse, Hebrard, Jan, Du parler au lire (interac­


tion entre Vadulte et l'enfant), éd. ESF, 1977. Les auteurs
s'élèvent ici contre la méthode analytique (p.62) : «L'enfant
ne peut passer du déchiffrage à l'activité de lecture où il soit
assez à l'aise pour comprendre et penser dans l'immédiateté
caractéristique de tout fonctionnement langagier explicite».
La méthode - de type semi-global - qui est préconisée
consiste à : «obtenir, au cours d'un entretien oral, un court
texte écrit au tableau. Proposer, un jour après, de recon­
naître les mots de ce texte, en s'aidant de ceux déjà fixés
en mémoire».
Cette méthode est séduisante, parce qu'elle donne des ré­
sultats immédiats. Mais il reste à démontrer qu'elle ne pro­
duit pas des dyslexiques à retardement. Jusqu'à plus ample
informé, la méthode analytique et syllabique est indispensa­
ble dans un premier temps, puis le saut qualitatif à la lecture
courante doit être soutenu par ce type semi-global. Un parai-
Syn taxe e t sé man tique chez I'en fan t 137

lèle entre parler et lire doit tenir compte du fait que parler est
un acte d'encodage, lire un acte de décodage.

(4) P.H. Wolff, «The Natural history of crying and other voca­
lizations in early infancy» in B. Foss éd. Determinants of in­
fant behaviour IV, 1969, London, Methuen, 81-109.

(5) M.M. Lewis, Infant speech: a study of the beginning of


language, 1936, New York, Harcourt Brace.
Ces deux auteurs sont cités par D. Crystal, «Non-segmen-
tal phonology in language acquisition, a review of the issues»,
Lingua 32, 1973, 1-45, North Holland publishing Compagny.

(6) F . François, D. François, E. Sabeau-Jouannet, M. Sourdot,


La syntaxe de Venfant avant 5 ans, Paris, Larousse, 1977.

(7) L. Lentin, Apprendre à parler à l'enfant de moins de 6 ans


(où, quand, comment?), éd. ESF, 1972.

(8) Ouvr. précédent, p.46: «Le gazouillis d'un enfant sourd est
identique à celui d'un enfant entendant, ce qui confirme la na­
ture sensori-motrice de cette activité vocale». Et, p.54: «ce
n'est jamais en répétant en écholalie que l'enfant apprendra à
faire des phrases; c'est en imitant l'adulte. Or l'imitation n'est
pas reproduction, ni conduite passive, activité en miroir.
L'imitation est activité rendue possible par un pouvoir de cons­
truction, fondamental pour toutes les acquisitions où. l'intelli­
gence est en jeu (H. Wallon et J. Piaget se rencontrent sur cette
conception des acquisitions fondamentales de l'enfant)».

(9) P. Oléron, L'enfant et l'acquisition du langage, PUF, le


Psychologue, 1979, p.172 et sv.

(10) G. Wyatt, La relation mère-enfant et Vacquisition du lan­


gage, trad., éd. Ch. Dessart, Bruxelles, 1969.
- p.100 (à 5 mois, au réveil): «elle remuait ses jambes, ses
138 FONDET

bras, sa tête simultanément, tout en produisant des bruits de


succion rythmés».
- p.107 (à 18 mois) : «ce qui frappait le plus dans les paro­
les de N., c'était l'importance du rythme et de la répétition.
Ce n'était pas une imitation des paroles des adultes, mais bien
un rythme inhérent et original, propre à l'enfant». Exemple:
sur l'incitation a ball and a bat («une balle et une raquette»),
l'enfant dit: ball a bat, ball a bat, puis ball bat, ball bat...

(11) J. Piaget, The language and Thought of the child, New


York, Harcourt Brace & World, 1926.

(12) D. Crystal (op. cit.): «The most precise general descrip­


tion of early vocalization is Wolff (1969). For him, the basic
cry is rythmical, with a fundamental frequency of between
250 and 450 cps for either sex (concentrating between 350
and 450). A typical sequence consists of a cry (0.6 s e c , mean
duration) followed by a silence (0.2 sec. m.d.), then a short
inspiratory whistle (0.1 or 0.2 sec.) at a higher fundamental
frequency, and then a rest period (usually shorter than the
first silence)».

(13) A. Cruttenden, «A phonetic study of babbling», Bri­


tish journal of disorders of communication, 1970, p.7 : «At
a very early stage, the breath-group did not seem to be the
basic group. The basic group was something which might
facetiously be called the nonsense-group, at the end of which
a pause did occur. However breathes were often taken within
these groups and there were of course pauses at these points
t o o , but these pauses were shorter than those making non­
sense-groups. These pauses were only long enough to draw
breath».

(14) C. Fondet, Un enfant apprend à parler: récit et analyses


d'un apprentissage de la langue maternelle de la naissance à
six ans, multigr., Dijon, 1979.
Syn taxe e t sé man tique chez l'en fan t 139
UNE CLASSIFICATION DES PHRASES
«FIGEES» DU FRANCAIS

Les études syntaxiques, traditionnelles ou generatives trans­


­­rmationnelles, procèdent par voie d'exemples: à partir d'un
choix de formes, on propose une règle; souvent, on mentionne
des exceptions à cette règle. Nous avons donné notre position
sur cette méthodologie et sur les moyens de remédier à certai­
nes de ses faiblesses (Gross 1975, 1979).

Avec les expressions figées, la situation est différente; les


formes que nous étudierons ont toujours été considérées
comme des exceptions. Aucune règle n'a donc été envisagée
pour elles. Les exemples ont été confinés dans des glossaires
spécialisés où des anecdotes leur sont attachées. Nous mon­
trerons que nous avons affaire à un phénomène d'envergure,
masqué par une absence d'études, dûe à des a priori sur la na­
ture du langage.

Nous traiterons de ce que nous appellerons: phrases, formes


ou expressions figées, encore qualifiées communément de pro­
verbiales, idiomatiques ou composées, et nous inclurons dans
notre étude des métaphores et des clichés.

Des exemples typiques sont

(1) Max a passé l'Vanne à gauche


142 GROSS

(2) Max a répondu à Luc du bout des lèvres


(3) Le sort en est jeté
(4) Nous sommes dans un cul de sac
(5) Max roule sur Vor
(6) Max s'est mis cela dans la tête

Le point de départ de l'étude est l'observation intuitive


bien connue que «le sens des mots ne permet pas d'inter­
préter leur combinaison». Cette observation constitue un
test relativement opératoire, lorsque l'on cherche à classer
des listes d'expressions figées.

Nous nous consacrons à l'étude syntaxique formelle de


telles expressions. Nous montrerons qu'elles ne sont excep­
tionnelles ni par leur syntaxe, ni par rapport au lexique. Nous
serons alors conduit à remettre en cause les rôles attribués à
la syntaxe et au lexique.

Nous décrirons avant tout des phrases, mais la notion in­


tuitive de figé s'applique à d'autres catégories:

(I) Les noms.


Les expressions cul de sac, pomme de terre, se présen­
tent avec la structure productive N de N de chef de groupe
ou de bouteille de lait. En fait, l'usage revient à considérer
des noms composés, qui seraient mieux orthographiés avec des
traits d'union: cul-de-sac, pomme-de-terre. Ces noms compo­
sés deviennent alors des entrées ordinaires de dictionnaire.
Elles apparaissent dans des distributions nominales où elles
ne sont pas distinguables des noms simples comme impasse
ou patate. Les noms composés ont des formes et des conte­
nus hétérogènes, comme le montrent les exemples un aller et
retour, un pied à terre, un je ne sais quoi, qui mettent enjeu
des parties variées du discours. Les noms composés peuvent
avoir toutes les fonctions grammaticales des noms simples
(sujet, objet, circonstanciel, etc.).
Phrases ((figées» 143

(II) Les adverbes.


Dans des exemples comme

(7) Max a mangé le rôti à belles dents


(8) Ida terminera son livre à Pâques ou à la Trinité
(9) Max est parti en douce

il n'est pas possible de séparer la préposition de la séquence


nominale qui la suit: il ne sera pas possible de retrouver avec
le même sens Pâques et/ou la Trinité, (Det) belles dents, (Det)
douce, dans d'autres groupes nominaux, avec un sens rappelant
celui des phrases (7) à (9). Ceci est encore vrai pour les noms
communs comme insu (à /'insu de): on parlera alors de locu­
tion prépositionnelle. Il existe des situations présentant une
apparence de variation, comme dans les phrases

Max a trouvé Ida dans le ruisseau


Max a sorti Ida du ruisseau

Max a mis Ida dans un mauvais pas


Max a sorti Ida d'un mauvais pas

nous en discutons dans Gross 1981, où nous montrons qu'elles


restent bien figées.

(III) Les verbes.


Il existe un certain nombre de verbes composés qui, en gé­
néral, ont été classés de la même façon que les verbes simples:

(10) Ida a envoyé (promener son fils = son fils promener)


(11) Ce travail fait suer Max
(12) Ida a laissé tomber Max

La raison pour laquelle nous considérons que ces phrases com­


portent des verbes composés est qu'elles ne sont pas analysa­
bles selon des règles qui s'appliquent aux phrases superficielle-
G R o s s
144

ment identiques:

Ida a envoyé (son fils se reposer = se reposer son fils)


Ce travail fait dormir Max
Ida a laissé brûler le rôti

et qui conduisent aux phrases simples: Son fils se repose, Max


dort, Le rôti a brûlé.

Si on les analysait de la même façon, les phrases (10) à (12)


devraient comporter les phrases simples: *Luc promène, Max
sue, Max tombe, ce qui n'est pas le cas.

1 . 1 Un exemple.

L'examen d'un exemple donne des indications sur les pro­


blèmes que nous étudierons.

Considérons l'expression casser sa pipe = mourir, c'est-à-


dire la phrase

(1) Max a cassé sa pipe (Max est mort).

Son sens n'était pas prévisible à partir du sens des mots casser
et pipe.
Le sujet de (1) est un Nhum variable, mais verbe et objet
ne peuvent pas être modifiés:
- on ne peut pas substituer dans (1) de verbe synonyme à cas­
ser: les phrases

*Max a (brisé + rompu) sa pipe

n'ont pas de sens apparenté à (1);

- on ne peut pas non plus substituer dans (1) de nom synony­


me ou distributionnellement voisin de pipe, sans que disparais-
145
Phrases (( figée))

se le sens spécifique de l'expression (1):

Max a cassé (son brûle-gueule + sa bouffarde son


fume-cigarette + , etc.)

- on ne peut pas modifier le déterminant:

* Max a cassé sa propre pipe


* Max a cassé (une + la + cette) pipe

et le possessif est obligatoirement coréférent au sujet:

* Max a cassé leur(s) pipe(s)


Luc et Max ont cassé leur pipe

- on ne peut pas introduire de modifieur de pipe:

* Max a cassé sa vieille pipe


* Max a cassé sa pipe bien remplie2

et l'adjectif possessif n' a pas l a source qu'il a habituelle­


ment: un complément de N ou une relative (souvent en avoir):

* (La maladie il) a cassé la pipe de Max


* Max a cassé la pipe que le Seigneur lui a donnée 3

Ainsi donc, des modifications couramment acceptées par


des phrases quelconques sont interdites dans le cas figé. Le
qualificatif «figé» apparaît comme justifié par les absences de
variations que nous venons de constater. Toutefois, la poursui­
te de l'examen de cette forme indique diverses possibilités de
variation:

- nous avons vu que la personne et le nombre du possessif sont


variables avec le sujet,
- le mode du verbe n'est pas figé non plus; on observe
146 GROSS

Max va casser sa pipe


Je crains que Max n'ait cassé sa pipe
Max aurait cassé sa pipe
En cassant sa pipe, Max a sauvé ses complices

et les adverbes de temps ne présentent pas de contraintes qui


seraient dues au caractère figé de la forme:

Max va casser sa pipe dans peu de temps


Je crains que Max n'ait cassé sa pipe le mois dernier

- diverses insertions sont observables entre le verbe et le com­


plément:

Nous casserons tous notre pipe un jour


Tu casseras aussi ta pipe
Max a cassé (bêtement + brusquement) sa pipe

La séquence casser sa pipe n'est donc pas aussi figée que les
premières vérifications l'indiquaient. Les variations de temps et
de positions des adverbes conduisent à l'analyser comme une
structure verbale ou prédicative {VP ou PrédP en grammaire
générative), où sa pipe serait le complément (d'objet direct
peut-être). Il est donc naturel de vérifier l'application des
transformations à ces constructions. Ainsi, on constate que le
passif ne s'applique pas:

* La pipe est cassée par Max


* La pipe de Max est cassée

ni la question:

- Qu'a cassé Max?


- Sa pipe
ni la relativation:
Phrases ((figées» 147

4
* La pipe que Max a cassée fascine Luc

La pronominalisation est acceptable:

? Max Va cassée, sa pipe


Luc a cassé sa pipe et tu la casseras un jour aussi

Il existe des raisons à caractère général qui font que certai­


nes transformations ne sont pas applicables:

- la coréférence obligatoire entre sujet et possessif bloque le


passif (Postal 1971) comme dans

Son gâteau a été mangé par Max

où son ne peut se référer à Max; toutefois, la forme acceptée:

Une fois sa pipe cassée, Max ne nous gênera plus

implique la grammaticalité d'une forme passive. Nous nous


sommes servi de ces phrases pour représenter la propriété
«Passif» dans les tables.

- la question en que ne s'applique que lorsque le pronom indé­


fini quelque chose est accepté comme objet direct, mais ce
n'est pas le cas ici:

* Max a cassé quelque chose

- le pronom relatif a sa source dans un pronom coréférent, or


des discours comme

* Max a cassé sa pipe, elle fascine Luc


* Cette pipe dérangeait Luc, il Va cassée
14S GROSS

sont inacceptables.On remarquera que la pronominalisation qui


a été acceptée ne mettait pas de coréférence en jeu.

De même, l'extraction dans C'est... que n'est pas applicable


à sa pipe:

* Ce n'est pas sa pipe que Max a cassée


* C'est sa pipe que Max a cassée

En effet, l'extraction met en contraste deux groupes nominaux


comparables (Gross 1977b), comme dans

C'est son gâteau que Max a mangé, ce n'est pas son


pain

où le contraste opère entre deux compléments du verbe man­


ger qui sont différents, mais distributionnellement voisins. Or,
avec casser, il n'est pas possible de trouver deux compléments
différents qui soient voisins en distribution, l'extraction n'a
donc pas d'objet d'application.

Dans ces conditions, il est légitime de se demander dans


quelle mesure la forme casser sa pipe est exceptionnelle, alors
que du point de vue syntaxique, son comportement s'explique
par le fait qu'elle ne répond pas aux conditions d'application
des transformations. La suite de l'étude confirmera cette pre­
mière observation.

1 .2 Notations.

Nous appellerons phrases libres les phrases simples


où sujet et complément ont des distributions libres, c'est-à-dire
uniquement contraintes du point de vue sémantique (e.g. entre
manger et son objet direct N t = ; soupe + gâteau + etc). Ces
phrases sont celles qui ont été étudiées par Boons, Guillet, Le-
clère, 1976 a, b ; Gross 1975. Elles ont essentiellement l'une
Phrases « figées» 149

des formes No V(E+N1)(E+Prep N2). Nous appellerons


phrases figées les phrases de même forme, où un ou plusieurs
des actants No, N 1 , N 2 sont lexicalement invariables.

Nous noterons Ci les positions nominales figées. Nous écri­


rons ainsi:

No V C1 = : Max a cassé sa pipe


No V C1 Prep C2 = : Max a pris le taureau par les cornes

Lorsque nous désirons expliciter une partie figée et en mê­


me temps noter sa position syntaxique, nous utiliserons des
parenthèses indicées:

Nous écrirons:

No V à f 1 C de N) = : L'erreur saute aux yeux d'Ida

ce qui revient à exprimer que dans No V à N i , on a:

N1 = : ( 1 C de N) = : Les yeux d'Ida


autrement dit, le complément (d'indice 1) s'analyse en une
partie figée C qui possède pour complément de nom la partie
variable de N.

Nous allons chercher des critères de séparation entre formes


figées et formes libres. Ces critères seront morpho-syntaxiques
dans la mesure du possible, mais nous ferons appel également
à des intuitions de sens qui sont apparues comme reproducti­
bles pour un nombre important de phrases comportant des sé­
quences figées. Nous allons voir que la délimitation n'est pas
simple à tracer, au point que syntaxiquement il semble exis­
ter un continuum entre formes figées et libres.
150 GROSS

2 . Degré de liberté.

Les exemples de phrases que nous avons donnés ne


sont qu'en partie figés, pusique les positions occupées par des
noms propres Max, Luc, etc. sont susceptibles d'accepter des
groupes nominaux quelconques, contraints sémantiquement
par le sens de la phrase.

L'étude d'un lexique de phrases figées d'une taille substan­


tielle donne un certain nombre d'indications sur la répartition
des positions libres. C'est ainsi que l'on a pu constater que
pour environ 8.000 phrases, il existe moins de 600 sujets figés.
Par contre, on a décompté plus de 1.300 objets directs et plus
de 1.700 objets indirects figés. On a encore observé plus de
1.000 compléments de noms figés. Les compléments apparais­
sent donc comme plus souvent figés que les sujets.

Nous donnerons un tableau plus détaillé de ces observations,


mais auparavant nous examinerons en détail la nature qualita­
tive des positions figées. Ainsi, nous serons mieux en mesure
de cerner les limites de l'étude.

2.1 Phrases entièrement figées et proverbes.

Considérons les deux expressions

(1) Les carottes sont cuites


(2) Tous les chemins mènent à Rome.
L'intuition est nette: (1) n'est pas un proverbe, (2) est un pro­
verbe. Les deux expressions sont figées de la même façon: ni
dans l'une ni dans l'autre, il n'est possible d'opérer de commu­
tations:

* Les patates sont cuites


* Toutes les autoroutes mènent à Rome
151
Phrases « figées»

Pourtant leur statut est nettement distinct. L'intuition de pro­


verbe (d'adage, de maxime ou de sentence) paraît liée à un ca­
ractère de généralité de la phrase, parfois signalé au moyen de
déterminants génériques. Par contre, une phrase comme (1)
doit s'appliquer dans un contexte ou situation particulière. On
pourrait être tenté de rechercher une base formelle à cette dis­
tinction de sens dans la nature des déterminants: spécifiques
dans (1) et génériques dans (2), mais aucune étude syntaxique
n'a pu mettre en évidence de différences objectives entre les
deux types de déterminants.

Certains exemples de proverbes ont une structure syntaxi­


que déviante ; dans

Pierre qui roule n'amasse pas mousse

il n'y a de déterminant sur aucun des deux noms; or en règle


générale, les noms comportent un article, surtout en position
sujet. Mais de nombreux proverbes sont bien formés syntaxi-
quement, on ne peut donc pas les distinguer sur cette base.

Il existe des différences entre phrases figées et proverbes,


mais elles ne constituent pas des critères suffisants de sépara­
tion. Reprenons de ce point de vue les exemples précédents;
dans (l):Les carottes sont cuites,le temps est variable:

Quand Max arrivera, les carottes seront cuites


Quand Max est arrivé, les carottes étaient déjà cuites

ce temps n'est pas toujours suffixal:

En réalité, les carottes ont été cuites depuis le début


Les proverbes présentent également des variations de temps:
on acceptera ainsi des variantes comme:
152 GROSS

Dans ce temps-là, tous les chemins menaient à Rome,


mais aujourd'hui...
Jamais, pierre qui roule n'amassera (de) mousse

En général, les variations de temps-mode sont causées par les


conditions de concordance:
- soit par des variations de compléments de temps comme
ci-dessus,
- soit par l'insertion dans une complétive comme dans

J'ai vite compris que les carottes étaient cuites


Max aimerait que la fortune vienne en dormant
? Max a compris que pierre qui roule n'amasserait
pas mousse.

D'autres variations adverbiales sont également possibles,


certaines, en insertion dans la séquence en principe figée:

Les carottes, avec Max, sont toujours cuites


Les carottes sont cette fois entièrement cuites
Pierre qui roule n'amasse (jamais 4- pas souvent)
mousse.

La différence de sens: général vs spécifique entraîne parfois


des différences formelles entre proverbes et phrases figées:

(i) Les proverbes sont difficilement compatibles avec les ad­


verbes marquant l'aspect ponctuel:

* Cette fois, pierre qui roule n'amasse pas mousse,

mais on acceptera

Il y a encore deux ans, la fortune venait en dormant.

(ii) Les phrases figées peuvent matérialiser leur caractère spé-


Phrases «f¡gées» 153

cifique au moyen d'un pronom, c'est le cas de

Le sort en est jeté


Le coeur n'y est pas
Le jeu n'en vaut pas la chandelle
Ca va barder

et les pronoms n'ont pas de source nominale:

* Le sort de (les choses + NJ est jeté


? * Le coeur n'est pas à (cela + NJ
* Le jeu ne vaut pas la chandelle de cette affaire
+ NJ

mais les phrases de même type:

Les deux font la paire


= ? les deux individus font la paire

qui comportent une notion non marquée de coréférence in­


terdisent d'utiliser ces pronoms comme seul critère de distinc­
tion. Il est intéressant de noter que dans ces formes figées,
l'élément pronominal reste très clairement porteur de coréfé­
rence, ce qui n'est pas le cas avec de nombreuses formes ver­
bales libres comme Luc en veut à Max, Luc l'emporte sur Max,
etc.

2 . 2 Interjections.

L'intuition de base utilisée dans les études syntaxi­


ques consiste à juger de la nature phrasale ou non d'une sé­
quence de mots. Cette intuition distinguera les deux formes

(l)Max dort
(2) le sommeil de Max
154 GROSS

(1) est une phrase, mais (2) n'en est pas une. Il existe de nom­
breuses autres distinctions intuitives qui n'ont pas la reproduc-
tibilité de l'intuition de phrase. Ainsi, la notion d'interjection
peut paraître solidement établie: les expressions

(3) Hep! Ouh-Ouh, Hop! Aie! Hum!

sont des interjections, ce que ne sont pas (1), (2).

Cependant, de nombreuses formes font l'objet d'une intui­


tion intermédiaire entre phrase et interjection; par exemple,
il nous semble que les formes

(4a) Marché conclu


(4b) Va-donc!

peuvent aussi bien être dénommées interjections que phrases


entièrement figées. Traditionnellement, on distingue (4b) qui
comporte un verbe et qui sera plus volontiers qualifié de phra­
se, de (4a) que les grammairiens répugnent à nommer phrase
du fait de l'absence de verbe.

Il semble difficile de donner une définition formelle d'in­


terjection par exemple en termes de longueur. En général,
une interjection est courte, mais pas forcément monosyllabi­
que:
Allo. Ohé!

(4b) qui est également disyllabique, ne sera probablement pas


appelé interjection. Notons que les formes (3) et (4) ainsi que
(5) et (6) ci-après occupent des positions syntaxiques de phra­
ses, en compagnie de certaines incises:

(Max devra partir), (s'exclama-t-il + fit-il)


(Hep + Aïe + Marché conclu), (s'exclama-t-il + fit-il)
155
Phrases «figées»

Cette complémentarité tend à indiquer que les formes (1) à


(4) ont un statut de phrase. Notons cependant que l'on obser­
ve des formes comme

(A Ida! + Un livre!) (s'exclama-t-ïl + fit-il)

qui sont superficiellement voisines, mais ces derniers énoncés


ne sont pas complets: pour être interprêtés, ils nécessitent un
contexte, ce qui n'est pas le cas pour les formes (1) à (4).

Nous avons encore considéré comme phrases figées une série


de formes sans verbe, comme

(5) Au feu. A l'abordage. A vos marques. En voiture.


A vos souhaits. A la santé de Max.

Ce sont toutes des exclamations. Notons que des formes excla-


matives comme

(6) Quel bel été!

sont de nature voisine. Toutefois, la productivité de (6) pour­


rait justifier une analyse par effacement d'un verbe; le carac­
tère figé des formes (5) rend peut-être moins évidente une telle
analyse.

Signalons encore:

- les jurons :
(7) Sacredieu! Merde! Bordel! Vérole! Chiotte! ,etc.
Nom de (Dieu + nom + une pipe -f un chien), etc.

qui ont des propriétés combinatoires variées, au point que cer­


tains assemblages semblent récursifs:
156 GROSS

(8) Sacré nom de Dieu de putain de bordel de merde

en particulier putain de est un élément aisément insérable:

Sacré putain de nom de Dieu de putain de bordel de


merde

- les formules de politesse:

(9) Adieu, Bonjour, Au revoir, Bonne nuit, etc.


(10) Bon dimanche, Joyeux anniversaire, Bon retour,
etc.

certaines de ces formules sont productives du point de vue le­


xical. Elles pourraient s'analyser par des effacements de perfor-
matifs:

(9) :Je vous dis =E


(10) :Je vous souhaite un(e) = E

Les formes suivantes s'analyseraient en termes d'effacement


différents:

Vous n'avez pas de chance = Pas de chance!


C'est du tonnerre = Du tonnerrei
Il n'y a rien à signaler = Rien à signaler!

Dans tous ces cas, l'effacement est complémentaire d'un ren­


forcement d'intonation exclamative;

- des expressions pratiquement dénuées de sens, qui, actuelle­


ment, sont des interjections. Ce serait le cas pour

En voiture Simone!
Chauffe Marcel!
Tu Vas dit bouffi, etc.
Phrases «figées» 157

Diverses autres expressions plus ou moins bien formées déclen­


chent l'intuition de phrase:

(11) Sauve qui peut! La ferme! Ferme-la! Bas les pat­


tes! Paix à l'âme de Max! A d'autres!

leur variété formelle permet d'affirmer qu'il n'existe pas de dif­


férence fondamentale entre les interjections comme (1) et les
phrases entièrement figées du § 2.1.

Nous n'avons pas effectué un recensement des formes sans


verbe qui déclenchent l'intuition de phrase, nous limitant à re­
présenter une centaine de ces expressions. D'une part, leur
nombre pourrait être suffisamment élevé pour qu'elles soient
difficilement négligeables en tant que formes exceptionnelles.
D'autre part, certaines de ces expressions sont productives du
point de vue structural: elles présentent des propriétés syntaxi­
ques observées sur des formes courantes, comme par exemple
la formation de possessifs dans

A la santé des mariés!


= A leur santé!
= A la leur!

2 .3 Sens figuré.

Le terme de «sens figuré» pose le problème de l'in­


terprétation de certaines phrases; par exemple, la phrase

(1) Max a truffé son discours de plaisanteries

ne comporte pas le sens de truffe, présent dans le sens propre:

(2) Max a truffé la dinde de truffes du Pakistan

Elle est d'ailleurs synonyme de


158 GROSS

(3) Max a (bourré + rempli) son discours de plaisan­


teries.

Dans la situation (1), et même dans (3), on peut donc arguer


que le sens des mots intervient de façon irrégulière dans l'inter­
prétation de la phrase (Boons 1971); autrement dit, nous ne
sommes pas loin de la situation figée.

L'étude du sens figuré des verbes, donc des phrases simples


en jeu, n'a pas été entreprise de façon systématique. Les dic­
tionnaires distinguent généralement divers sens ou emplois
d'un mot donné, mais les distinctions sont toujours intuitives.
Une étude précise devra motiver ces distinctions, c'est-à-dire
lier les différences de sens à des variations de forme conduisant
à des résultats reproductibles. Il s'agit d'un problème com­
plexe partiellement traité lors de la construction du lexique-
grammaire du L.A.D.L. En effet, l'extension de l'étude des ex­
pressions figées à certains sens figurés constitue une contribu­
tion à la représentation des divers emplois d'un verbe, et donc
de la distinction des sens associés aux phrases simples.

Nous avons donc décrit comme des expressions figées ce qui


est parfois appelé sens figuré, métaphore ou cliché. Mais nous
n'avons retenu que des cas où les possibilités de variations de
la partie figurée étaient faibles 5 . Ainsi, dans l'exemple (1)-
(2), on peut considérer que c'est un changement de la distri­
bution dans le couple objet direct-complément indirect qui
modifie le sens. Dans le sens propre (2), l'objet direct interne
sera par exemple nourriture, et tout nom de nourriture pourra
être objet direct. Dans le sens figuré (1), l'objet direct sera un
terme comme ses mots (les mots prononcés ou écrits par le su­
jet de truffer); dès lors, tout terme de production écrite (texte,
roman, etc.) ou orale (homélie, chanson, etc) pourra être objet
direct de truffer. Nous appelions productive une telle situa­
tion, et nous l'opposons par exemple à la situation figée de
Max couve Ida des yeux
Phrases « figées» 159

où l'on peut substituer le regard à les yeux sans changer le


sens:

Max couve Ida du regard

mais aucun autre nom n'est accepté en position de complé­


ment indirect de ces phrases.

Il n'est pas facile non plus de séparer les formes figées de


formes INTUITIVEMENT FREQUENTES 6 comme par
exemple

Ces personnes ont transféré des capitaux en Suisse

dont on ne dira pas qu'il s'agit d'un cliché. Par contre, on a


l'IMPRESSION que les formes suivantes sont COURANTES
ou FAMILIERES:

Tous les avions sont rentrés à leur base


Ils poursuivent un combat d'avant-garde contre les for­
ces attardées de l'impérialisme.
Ils luttent pour l'amélioration du pouvoir d'achat des
travailleurs.

Il s'agit peut-être ici d'un autre phénomène, voisin de la consti­


tution d'un vocabulaire technique ou liturgique, et qui débou­
che éventuellement sur la fixation de certaines formes. Pour
l'instant, dans ces phrases les cooccurrences de termes, c'est-
à-dire les commutations, sont normales.

- Remarque sur l'interprétation.

Les expressions figées et les métaphores donnent lieu à un


phénomène général d'interprétation. De la même façon qu'une
composition graphique trouve toujours une interprétation,
160 GROSS

éventuellement locale, (cf. le cas extrême du test de Ror­


schach), il sera possible d'interpréter des séquences de mots
syntaxiquement correctes, mais dont les mots ne permettent
pas une cohérence sémantique. Les exemples suivants illus­
trent ce réflexe: dans

Max joue sur plusieurs tableaux


Max perd sur tous les tableaux

on rapprochera probablement tableau de table de jeu, ce qui


fournit une base lexicale pour l'interprétation (figurée) recher­
chée.

Un autre exemple de passage du sens propre au sens figuré est


le suivant:

(4) Max n'attache pas son chien avec des saucisses

correspond à un sens propre où l'on attacherait un chien avec


un matériau COUTEUX. La «traduction» de l'expression par

Max est avare

peut alors être considérée comme un sens figuré de (4). Notons


que certains locuteurs interrogés proposent une autre interpré­
tation de (4); celle-ci est vraisemblablement déduite de façon
analogue à partir d'un sens propre où l'on attacherait un chien
avec un matériau INEFFICACE: la phrase

Max attache son chien avec des saucisses

signifie alors que Max fait des choses absurdes et sa négation


aurait pour sens:

Max prend un minimum de précautions


Phrases « figées» 161

Cette interprétation semble celle de Nisard (p.52).

Nous ne nous intéresserons en aucune façon à l'explication


du sens des formes figées. L'activité qui consiste à expliquer
le sens ou l'apparition d'une forme figée appartient au domai­
ne de l'étymologie. A ce propos, nous prenons au sérieux l'em­
ploi du terme de réflexe dans les recherches d'explications des
irrégularités linguistiques (ou psychologiques). Le besoin d'ex­
plication nous est apparu comme extrêmement compulsif pour
les locuteurs confrontés à des formes figées. Nous avons ob­
servé ce comportement dans des milieux variés en culture et en
âge. C'est ce comportement qui crée les tymologies populai­
res.

Par ailleurs, un premier examen des formes figées indique


une variété énorme de situations, au point que toutes les expli­
cations nous sont apparues comme autant d'anecdotes indivi­
duelles d'où il semble difficile d'extraire des principes géné­
raux de formation. On s'en convaincra aisément en compulsant
les lexiques d'expressions figées: ils sont essentiellement cons­
titués de telles anedcotes, souvent fort divertissantes (Rey,
Chantereau 1980).

2 .4 Vocabulaire technique.

Les vocabulaires techniques donnent également lieu


à des formes difficilement interprétables à partir de leurs élé­
ments constitutifs, ainsi le vocabulaire culinaire:

Max fatigue la salade


Ida roule son couscous 7
Eve blanchit les légumes

sportif:
162 GROSS

Max saute (à la perche


+ en longueur
+ en hauteur
+ en ciseau
+ en rouleau etc.)

Il n'est guère possible de séparer les vocabulaires techniques du


vocabulaire ordinaire. S'il nous a été possible de classer comme
techniques les exemples prédédents, il est difficile de soutenir
que les façons suivantes de boire appartiennent à un vocabulai­
re technique; pourtant, les phrases sont du même type:

Max boit (à la bouteille + au goulot + à la régalade


cul sec + d'un trait + d'une traite)

De telles familles de constructions, où des adverbes figés ne se


combinent qu'avec un petit nombre de verbes, sont vraisembla­
blement nombreuses.

Nous avons mentionné la composition des noms au § 1 ; le


vocabulaire scientifique et technique fait largement usage de ce
procédé. En fait, l'introduction de mots nouveaux construits
de toutes pièces comme radar ou laser est plutôt rare, et le
procédé général consiste à composer des mots existants com­
me dans

canon à électrons, mémoire de masse, génie génétique,


changement de vitesse, verre de contact, poêle à frire.

Vu les dimensions des dictionnaires techniques, il ne fait pas


de doute que le nombre de ces termes composés est plus élevé
que celui des termes simples.

3 . Classification des formes figées.

Les phrases minimales sont, en première approximation, les


Phrases «figées» 163

les formes où les compléments figés ne peuvent pas être omis.

La variété des formes figées données en exemple dans l'in­


troduction met en évidence le fait que le nombre et la posi­
tion syntaxique des parties libres et figées sont variables 8
Nous baserons notre classification sur ces deux critères.

Auparavant, il est important de remarquer qu'il est possible


de parler de positions syntaxiques dans les mêmes termes qu'a­
vec les phrases libres, ce qui nous a conduit aux notations du
§ 1 . 2 . Or une telle situation ne va pas de soi. En effet, le
sens des expressions figées n'est pas lié au sens des mots, il n'y
a donc pas de raison qu'elles soient constituées à partir de
mots, elles auraient tout aussi bien pu être formées de suites
de syllabes quelconques du français (e.g. des onomatopées
«longues»). Mais on constate que dans leur majorité, les ex­
pressions figées sont constituées de mots existants par ailleurs.
Ainsi, les exemples comme: apurer un compte, et avoir marre
de, qui sont tels que apurer et marre n'ont pas d'autres emplois
sont l'exception, le cas général étant celui de casser sa pipe, ou
casser et pipe sont présents dans le lexique des formes libres.

De plus, les mots constituant les expressions figées sont


assemblés de façon syntaxiquement correcte. Cette observa­
tion ne va pas de soi non plus: il n'y a pas de raison que des
assemblages sémantiquement aberrants respectent les règles de
la grammaire, surtout dans le cadre de théories et croyances où
sens et forme sont liés. L'étude systématique des phrases figées
a permis de constater qu'en effet des formes comme

Max a fait d'une pierre deux coups

où l'ordre des compléments direct et indirect est inversé sont


rares par rapport aux cas usuels où les deux ordres sont pos­
sibles 9 :
164 GROSS

* Max a fait deux coups d'une pierre


Max a fait deux cales d'une pierre
? Max a fait d'une pierre deux cales

La rareté est la même pour des formes comme

Libre à Max de partir


Force nous est de constater que Max est parti
Grand bien fasse à Max de partir

qui sont indiscutablement des phrases, mais qui n'ont pas une
analyse grammaticale normale.

Nous avons encore constaté le fait suivant: on en rencontre


jamais plus de deux compléments figés. Cette limitation n'était
pas prévisible. Nous avons donné ( § 1) des exemples de phra­
ses à 1 ou 2 compléments, et rien ne s'opposait à ce qu'il exis­
te des exemples à 3 compléments figés. Or, dans notre étude
(8.000 phrases figées), nous n'en avons pas rencontré.

Nous pouvons néanmoins construire des formes comme

Max a pris le taureau par les cornes avec pertes et fra­


cas

qui ont cette apparence, mais avec pertes et fracas y est un ad­
verbe figé, que l'on retrouve avec le même sens, lorsqu'il porte
sur des phrases libres comme

Max a quitté son usine avec pertes et fracas

Les deux premiers compléments: le taureau et par les cornes


n'ont pas cette propriété.

Dans ces conditions, nous pouvons énumérer les formes de


phrases figées de la façon suivante:
Phrases «figées» 165

(CO) : C0 V (sujet figé


séquence complém. quelconque)

(Cl) :N0 VC1 (sujet libre,


complément direct figé)

(CP1) :N0 VPrép C1 (sujet libre,


complément indirect figé)

(C1PN): N0 VC1 Prép N2 (sujet et 2ème complément libres,


1er complément figé)

(CNP2): N0 VN1 Prép C 2 (sujet et 1er complém. libres,


2ème complément figé)

(C1P2) :N0 VC1 Prép C 2 (sujet libre, 2 compl. figés)

A la gauche de chaque structure figure le sigle de la classe lexi­


cale. Nous avons vu que certains Ci n'étaient pas entièrement
figés, que leurs Dét et Modif étaient libres. On distinguera en
particulier, le cas où le Modif est un complément de nom libre,
nous le notons (1 C de N). Cette propriété nous conduit à ex­
pliciter les structures suivantes:

N0 V ( 1 C de N) = : L u c casse les oreilles de Max


= : Luc boit les paroles de Max

(CPN) : N0 V Prep (1 C de N) = : Luc marcherait sur le corps


de Max

Pour ces constructions nous avons encore séparé deux types de


comportements du complément de nom libre de N:

No V (1 C de N) = N0 V C1 à N = : Luc casse les oreilles à


Max
: ? * Luc boit les paroles à Max
166 GROSS

La pronominalisation de à N distingue plus nettement encore


les deux cas:

(CAN) = : Luc lui casse les oreilles


(CDN) = : *Luc lui boit les paroles

Nous avons encore utilisé comme critère de construction de


classes la possibilité pour les positions libres d'accepter ou non
une complétive (ou une infinitive):

(C5) Que Max soit venu va droit au coeur de Luc

Cette complétive sujet est analogue à celle de la table 5 (Gross


1975).

(C6) Luc lui a envoyé dans les gencives qu'il était en faute
(C7) Max porte un certain intérêt à ce que tout soit en
ordre
(C8) Max se bat l'oeil de ce que Léa parte

Il existe encore une classe où le complément figé est un adjec­


tif (s'accorde avec N 0 ) ou un adverbe:

(CADV) : Léa joue gagnante


Léa se tient coite

ainsi qu'une classe résiduelle dont les compléments sont hété­


rogènes:

(CX) = : Ce livre s'appelle reviens


Max peut toujours courir
Max sait de quoi l'avenir est fait

Sauf cas particulier, les classes que nous venons de définir


Phrases « figées» 167

ne mettent pas en jeu de verbes supports (Gross 1981). Ceux-


ci devront faire l'objet d'une classification spécifique dont il
existe des éléments:

- classes de construction en faire (Giry-Schneider 1978);


- classes de construction en avoir (Meunier 1977);
- classes de construction en être en (de Negroni-Peyre 1978);
- classes de construction être Prép X (Danlos 1980).

On dispose de plus des quelques classes suivantes:

- combinaisons figées C 0 être Prép C1:

(E0P1) : Le gosier de Max est en pente

d'où un opérateur N0 avoir dérivera:

Max a le gosier en pente

- formes en avoir à un ou deux compléments:

(Al) :Max a l'embarras du choix


(Al2) : Max a eu le nez creux
(A1P2) : Max a de la suite dans les idées
(A1PN) : Max a l'oeil sur Luc
(ANP2) : Max a Luc sur le dos
Comme les noms de classes l'indiquent, nous avons utilisé les
mêmes critères de classification pour les verbes supports que
pour les autres verbes. La classification pourra donc être pour­
suivie de façon analogue, par exemple en adjoignant les clas­
ses:

(EDN) : Ce livre est le cadet des soucis de Max


(ADN) : Max a eu le fin mot du scandale
(FDN) : Ce livre a fait l'objet de critiques
168 GROSS

qui sont les analogues de (CDN).

Une table donne les nombres d'éléments des classes que


nous venons de définir-cf. infra, pp.

Il ne fait aucun doute que de nombreuses adjonctions peu­


vent être faites à ces listes. Ainsi, le niveau de langue exploré
est standard, les incursions dans le littéraire et le vulgaire étant
limitées. Il y a donc des possibilités d'extension à d'autres ni­
veaux de langue. De plus, nous ne prétendons pas avoir été ex­
haustif pour le niveau standard, et le dépouillement de lexi­
ques et de textes devrait conduire à un accroissement notable
de la taille de nos listes.
Cl N 0 VC1 Il a loupé le coche 1.800

CAN N0 C(1 C à, de N) Cela a délié la langue de Max ( =lui) 350

CDN N0 V(1C de N) Il bat le rappel de ses amis 250

CPl No V Prép C1 Il charrie dans les bégonias 950

CPN N0 V Prép(l C de N) Il abonde dans le sens de Max 150

CIPN N0 V C1 Prép N2 Il a déchargé sa bile sur Max 1.300 Phrases <<figées>>

CNP2 N0 V N1 Prép C2 Ils ont passé Max par les armes 1.000

C1P2 N0 V C1 Prép C2 Il met de l'eau dans son vin 600

C5 QueP V Prép C1 Que Max reste milite en sa faveur 100

C6 N0 V Qu P Prép C2 Il a pris du bon côté que Max reste 200


169

C7 No VC 1 à ce Qu P Il a dit non à ce que Max reste 100


C8 NoV C1 de ce Qu P Il se mord les doigts de ce qu'il est resté 200 170

CADV N0 V Adv Cela ne pisse pas loin 150

CX N0VX Il est parti sans laisser d'adresse 70

CO C0V La moutarde monte au nez de Max 600

Al N0 avoir C1 Il a eu le mot de la fin 50

A1PN N0 avoir C1Prép N2 Il a barre sur Max 70

ANP2 N0 avoir N1 Prép C2 Il a Max en horreur 50


GROSS

A12 N0 avoir C1 Adj 1 Il a la vue basse 70

A1P2 N0 avoir C1 Prép C2 Il a mal aux cheveux 150

E01 C0 de N être Adj La barbe de Max est fleurie 200

E0P1 C0 être Prép C1 Les rieurs sont du côté de Max 100


TOTAL 8.150
Ces nombres datent de in 1 9 8 0 . En Novembre 1 9 8 1 ,
le total de 1 0 . 0 0 0 a été dépassé.
171
Phrases « figées»

L'étude purement descriptive qui vient d'être présentée


n'est donc pas terminée, mais elle autorise déjà un certain
nombre de remarques. Nous signalons brièvement ici quelques
conséquences qui donneront lieu ultérieurement à des études
plus poussées.

Nous avons signalé, au § 1 . 2 , que les phrases à verbe, sim­


ples et non figées, avaient été étudiées systématiquement. Leur
nombre s'élève à 8.000 environ. Dans les mêmes conditions de
recensement, no;s avons observé plus de 8.000 phrases figées.
Ces deux nombres sont comparables: par exemple, mourir est
compté pour une entrée et casser sa pipe également. Dans le
cas de variantes internes à l'expression, comme

Cette affaire casse les pieds de Max


Cette affaire casse les corniles de Max

un problème de comptage se pose: les deux phrases ont exacte­


ment le même sens, seule une différence de niveau de langue
(standard vs. vulgaire) accompagne le changement de complé­
ment direct. Malgré la parenté sémantique, syntaxique et lexi­
cale de ces deux phrases, nous les avons décomptées comme
constituant 2 entrées indépendantes. Une observation peut
motiver une telle décision: si nous considérons les phrases
libres

Cette affaire embête Max


Cette affaire emmerde Max

elles sont synonymes de la même façon que les deux phrases


figées; puisqu'elles diffèrent par le verbe, elles sont comptées
comme 2 entrées.

Nous constatons donc que les formes figées, qui sont tradi­
tionnellement considérées comme des exceptions, occupent
dans le lexique un volume comparable à celui des formes libres
correspondantes.
172
GROSS

Du point de vue syntaxique, l'étude individuelle des phrases


figées montre qu'elles sont bien formées, c'est-à-dire que les
règles de constitution et de transformation des phrases simples
s'y appliquent de la même façon que dans le cas libre 10.

Le sens des mots n'intervient pas dans l'interprétation des


expressions figées, elles sont donc apprises par coeur. Ce mode
d'apprentissage apparaît comme important dans la maîtrise de
la syntaxe d'une langue. La plupart des discussions sur le carac­
tère inné ou acquis d'une langue ne reposant sur aucune don­
née proprement linguistique, le nombre et la forme des expres­
sions figées pourrait constituer un élément nouveau.

Puisque la syntaxe des formes figées ne diffère pas de la syn­


taxe des formes libres, et vu l'importance des formes figées, on
doit se réinterroger sur le rôle de la syntaxe par rapport à l'in­
terprétation sémantique dans le cas libre. Nous pensons que ce
rôle est des plus limités et que la syntaxe n'aurait surtout
qu'un rôle prosodique: elle aurait pour fonction de déterminer
une scansion des séquences de phonèmes. Le rythme ainsi im­
posé aux phrases faciliterait la mémorisation.

Outre ces observations globales, les expressions figées peu­


vent constituer un outil nouveau dans l'étude de divers pro­
blèmes linguistiques. En effet, par définition, les expressions
figées n'apparaissent que dans un nombre restreint de formes
syntaxiques. Si on les observe dans des contextes inattendus,
il se pose alors la question de l'existence d'une relation entre
ces contextes. Considérons par exemple la phrase

(1) Il y a belle lurette que Max est parti

l'expression belle lurette y est figée. Mais nous l'observons aus­


si dans les phrases synonymes

(2) Voi(ci + là) belle lurette que Max est parti


Phrases «figées» 173

(3) Cela fait belle lurette que Max est parti


(4) Max est parti il y a belle lurette
(5) Max est parti, voilà belle lurette 11

Dans (3), cela est un pronom impersonnel et f aire n'a pas d'au­
tre sujet. On peut donc considérer les phrases (1) et (3) comme
de simples variantes morphonémiques, puisque leurs structures
sont identiques.

La partie figée de (1) et (2) se retrouve en position adverbia­


le dans (4) et (5); l'analyse de Harris 1976 permet de «descen­
dre» un tel prédicat à l'intérieur d'une complétive, et donc de
relier (1) - (2) avec (4) - (5). Les conditions morphémiques de
la relation sont extrêmement spécifiques, et elles auraient été
difficiles à détecter dans le cas général de phrases comme

Il y a dix ans que Max est parti


= Voici dix ans que Max est parti
= Cela fait dix ans que Max est parti
= Max est parti il y a dix ans
= Max est parti voici dix ans

Ici, il n'existait pas de raisons a priori de relier entre elles ces


phrases, la syntaxe des phrases figées fournit un argument.

Il est donc possible de suivre assez aisément une forme figée


dans ses divers emplois. Cette procédure pourrait s'appliquer
en diachronie ou dans les comparaisons entre langues: il est
courant dans les langues européennes, que des expressions fi­
gées se conservent ou se traduisent mot-à-mot avec la même si­
gnification.

Ainsi, il apparaît que les expressions figées habituellement


écartées des discussions théoriques constituent un domaine
d'études à part entière.
ÉCHANTILLON DE TABLE : C 1

No=N-hum
No V
Passif
Autres déterminants
Npc

No=N hum
+ _ CONNAITRE _ + LE — — COUP
- - CONNAITRE — —
POSS-0 — — DOULEUR
+— CONNAITRE — +
LE — — TRUC
+ — NE CONNAITRE PAS — —
POSS-0 — — BONHEUR
+ — NE CONNAITRE QUE — —
— — — ÇA
+ — CONSERVER — —
POSS-0 — — CHEMISE
+ _ SE CONTEMPLER — —
LE + — NOMBRIL
+ — COUPER — +
DET — — CORDON OMBILICAL
+ + DÉBLOQUER _ +
DET — _ SITUATION
+_ DÉTENIR + —
LA — — VÉRITÉ
—+ DISTILLER — +,
LE — + VENIN
+ + DOMINER — +
LE — — LOT
+ — DRESSER — +
POSS-0 — + BATTERIES
+— ENDOSSER — +
LE — — HARNOIS
+ + ENFONCER — +
LE — — CLOU
+ ETRE.N PAS UNE — LUMIERE
+ — ETRE.N PAS — — — — — MANCHOT
—+ ETRE.N PAS — — LA — — MORT
+ — ETRE.S PAS DIT — - — TOUT
11
+ - FAIRE UN BRIN DE TOILETTE
+ - FAIRE — — - — — GRISE MINE
+ - FAIRE — — - _ _ HARA-KIRI
- + FAIRE — — - _ + JURISPRUDENCE
+ - FAIRE - + UNE - + MINUTE DE SILENCE
- + FAIRE — — — — + NOMBRE
+ - I FAIRE - + DET — — OPÉRATION PORTE
OUVERTE
_

+ - FAIRE — — DU _ _ QUARANTE CINQ


FILLETTE
+ - FAIRE — — — — — TAPIS
+ - FAIRE _ _ — — — TINTIN
FAIRE ENTENDRE _ _ POSS-0 _ _ VOIX
+
+ —-
FAIRE PASSER — — DET _ _ ENFANT
+ - FAIRE SAUTER — — DET _ _ ENFANT
Phrases «figées»

-+ + - FERMER - + POSS-0 — — PORTES


FLÉTRIR - + DET _ _ CRIME
+ - FORCER — — LA - + CHANCE
+ - FORMER - + LE CARRÉ
+ - FORMER - + DET — _ NUMÉRO
+ - FORMER - + DET — — NUMÉRO DE TÉLÉPHO-
NE
+ - FORMER - + LES _ _ RANGS
+ + FRANCHIR - + DET CAP
~l
La structure est N0 VCi, c'est-à-dire à objet direct figé. 175
176 GROSS

NOTES

* E.R.A. N 247 du C.N.R.S., associée aux Universités Paris-


VII et Paris VIII. Je suis redevable à J.-P. Boons d'observations
qui m'ont permis d'améliorer la version initiale de ce texte.

1 . Nous utiliserons ici le symbole «*» pour indiquer que la


forme n'a pas le sens idiomatique en jeu. La forme peut être
acceptée avec un sens non pertinent à la discussion.

2 . Par analogie avec une vie bien remplie.

3 . Par analogie avec la vie que le Seigneur lui a donnée

4 . Le sujet de fasciner est distributionnellement non restreint


(Nnr), il n'y a donc pas de contrainte de sélection qui interdise
cette combinaison sujet-verbe.

5 . Par exemple, nous avons privilégié la représentation de:


Max caresse de noirs desseins
que l'on peut aussi qualifier de cliché, par rapport aux nom­
breuses variantes du qualificatif, moins marquées du point de
vue de l'usage, comme:
Max caresse des desseins (inavouables + très clairs)

6 . Rappelons qu'il n'a jamais été possible de déterminer des


fréquences d'utilisation de mots, au sens statistique du terme.

7 . Opération qui consiste à étaler et décoller la semoule à mi-


cuisson.

8 . Cette variabilité a probablement contribué à donner l'im­


pression que les expressions figées étaient des objets excep­
tionnels.
177
Phrases « figées»

9 . Dans des conditions de longueur ou d'effet emphatique.

10 . Ce résultat s'oppose à l'attitude que l'on trouve dans les


nombreuses études sur les formes figées. Nous n'avons cité au­
cune de ces études dans notre bibliographie, pour la raison
qu'elles ne contiennent que peu d'exemples, ce qui est la con­
séquence de la position théorique sur la nature exceptionnelle
des formes figées. Nous citons les principaux recueils et dic­
tionnaires que nous avons utilisés lors de la constitution de nos
matériaux.

11 . On observe d'autres adverbes, comme dans:


Max est parti depuis belle lurette
Max ne viendra pas d'ici belle lurette
Max ne viendra pas avant belle lurette

On remarquera que belle lurette y apparaît comme un substi­


tut de l'adverbe interrogatif quand:
- Depuis quand Max est-il parti?
-Depuis belle lurette.

-Max viendra d'ici quand ?


- Pas d'ici belle lurette.

Or dans les phrases (1) - (3), belle lurette ne peut pas répondre
à la question en quand:
* Quand y-a-t-il que Max est parti?, etc.

La question que nous observons est celle qui correspond à (4)


ou à (5):
- Quand Max est-il parti?
-Il y a belle lurette
ou: -(Cela fait + voilà) belle lurette.

c'est la forme complexe en il y a (voilà, cela fait) qui est com­


plément de temps. Ces adverbes posent donc un problème
178
GROSS

puisqu'ils donnent lieu à des questions où quand est en dis­


tribution complémentaire avec belle lurette. De même qu'avec
d'ici belle lurette, il apparaît que l'on a affaire à deux niveaux
de compléments. On peut alors envisager qu'à la «jonction»
des deux niveaux il se produit, en plus des contractions de pré­
positions (Gross 1977a: 76), une contraction de la partie figée,
il y a = E par exemple.

REFERENCES

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Langue française 1 1 , Paris, Larousse.

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Phrases « figées»

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Rigaud, L. (1887) Dictionnaire des lieux communs, Paris,


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Maurice GROSS
Université Paris 7
Laboratoire d'Automatique Documentaire
et Linguistique. *
REMARQUES SUR LA REPRESENTATION
DE LA QUANTIFICATION
DANS UNE GRAMMAIRE TRANSFORMATIONNELLE

1 . Introduction.

Nous nous intéresserons à la représentation grammaticale


de structures contenant des syntagmes nominaux (SN) inter­
prétables comme des quantificateurs. Il est généralement ac­
cepté que les SN se divisent en principe en deux catégories sé­
mantiques: les descriptions définies ou noms, et les quantifica­
teurs. Avec une réserve importante signalée dans la note 24,
nous adoptons ce point de vue 1.

Nous tâcherons de démontrer que l'hypothèse de l'existen­


ce d'un niveau de la grammaire où sont engendrées des confi­
gurations structurales «invisibles» (non attestées phonologi-
quement), niveau dit des «formes logiques», permet de dévoi­
ler la profonde unité du phénomène de la quantification dans
les langues naturelles.

Nous appellerons structure de quantification toute structu­


re ayant la forme logique (1).

(l)X"i[S-Yi...]

où X " est une catégorie lexicale ayant les traits [ + Q ] et [+ N]


et Y est une catégorie de même type coi'indexée avec X " et in­
terprétable comme variable.
182 GUÉRON

Le trait [ + Q ] résume des marquages lexicaux de morphè­


mes abstraits interprétables comme des opérateurs logiques,
tels que [ + WH ] [ + NEG] ou les opérateurs de quantité
portés par certains spécifieurs tels que un, plusieurs, tous, etc.
[4- N] est un trait lexical assigné aux noms mais aussi sans dou­
te à d'autres catégories figurant dans les quantifications telles
que les adjectifs et les adverbes. Pour simplifier les choses,
nous ferons comme si seuls des SN pouvaient s'interpréter
comme des quantificateurs.

Y est normalement une catégorie vide - trace d'un consti­


tuant déplacé par une transformation. Il semble qu'il existe
des contextes où des catégories non vides, les pronoms, peu­
vent également être interprétées comme des variables 2 , mais
pour, encore une fois, simplifier les choses, nous ferons com­
me si les variables correspondaient toujours à des éléments
vides en structure de surface.

Si nous voulons représenter en termes de structures abs­


traites l'intuition très générale qu'il existe des phrases conte­
nant des quantificateurs ayant toute la phrase sous leur por­
tée, et si, comme nous le proposons, la règle qui interprète
les quantifications s'associe uniquement (ou principalement)
à la structure (1), il faut poser une transformation «logique»
qui déplace en tête des phrases des SN qui ne s'y trouvent
pas au niveau de la syntaxe. Cette transformation a été pro­
posée dans Chomsky (1976) et développée sous le nom de
QR dans May (1977b). Il s'agit d'une règle qui déplace un
constituant dans S et le Chomsky-adjoint à S, de sorte que
ce constituant gouverne, au niveau des formes logiques, le S
qui le contenait en syntaxe 3 . Du point de vue de la configu­
ration de sortie (1), cette règle a le même effet au niveau des
formes logiques que le déplacement WH au niveau de la syn­
taxe 4 .

Nous appuierons l'hypothèse de l'existence d'une telle


Domaines de la quantification 183

transformation logique, hypothèse cruciale pour une concep­


tion unitaire de la quantification, à l'aide de trois arguments:

(1) Cette hypothèse permet de rendre compte d'ambiguïtés


systématiques dans les phrases de la langue en associant des in­
terprétations distinctes à des formes logiques distinctes.

(11) Toute contrainte qui rend impossible le déplacement syn­


taxique d'un constituant marqué WH bloque également Vin-
terprétation où un SN dans S fonctionne comme un quantifi­
cateur ayant tout le S sous sa portée. Sans l'hypothèse d'un dé­
placement logique de SN en tête de phrase, il est difficile d'ex­
pliquer ce comportement parallèle d'une structure d'une part
et d'une interprétation de l'autre. Avec cette hypothèse l'expli­
cation devient simple, dans la mesure où nous posons que les
contraintes sur le déplacement-WH s'appliquent également
(voire uniquement) au niveau des formes logiques.

(111) Les règles qui sont nécessaires pour interpréter des


structures avec un constituant WH dans COMP suffisent pour
interpréter les structures engendrées par déplacement logique.
Notre hypothèse n'exige donc nul ajout de règles interprétati­
ves dans la grammaire.

Notre examen des règles qui interprètent les structures de


quantification nous amène à proposer quelques contraintes
concernant les opérateurs de polarité négative et positive au
niveau des formes logiques et leur interaction avec les quanti­
ficateurs proprement dits.

Nous assumons, dans notre discussion, le modèle de gram­


maire (2) inspiré de Chomsky et Lasnik (1977).

Cf. tableau (2), à la page suivante.


Domaines de la quantification 185

Les règles syntagmatiques engendrent les d-structures (struc­


tures profondes) qui sont transformées par des règles de la
composante transformationnelle et notamment la règle DE­
PLACER a (où a est une catégorie syntaxique quelconque)
en des s-structures (structures superficielles). Les s-structures
sont interprétées par les règles de la composante phonologique
qui engendrent les structures phonétiques. Par ailleurs les s-
structures sont elles-mêmes transformées au niveau de l'Inter­
prétation sémantique-I en formes logiques au moyen de règles
transformationnelles, notamment la règle DÉPLACER a qui
fonctionnent déjà au niveau de la syntaxe, et la règle COIN-
DEXER qui lie, entre autres, les anaphores et leurs antécé­
dents. Les formes logiques sont interprétées par des règles in­
terprétatives (règles de référence, de quantification, contrain­
tes sur la liaison et le gouvernement décrites dans Chomsky
1981) et filtrées à l'aide de principes pragmatiques et de systè­
mes cognitifs non linguistiques pour produire enfin les repré­
sentations sémantiques complètes. Dans ce modèle, les compo­
santes «syntaxiques», niveau des règles syntagmatiques, niveau
des transformations, et niveau de l'interprétation sémantique-I
(formes logiques) sont autonomes: les règles qui les composent
indépendemment du sens des items lexicaux insérés dans les
structures et ne nécessitent même pas d'insertion lexicale dans
la base (niveau syntagmatique). Le sens n'intervient qu'au ni­
veau de l'interprétation sémantique-II.

2 . L'unité du phénomène de la quantification.


Nous présentons trois arguments en faveur de l'associa­
tion de la forme logique (1) à toute structure de quantifica­
tion.

2 . 1 . La correspondance biunivoque entre structure et règle


d'interprétation.

Un des arguments avancés en faveur d'un modèle de gram-


186 GUÉRON

maire contenant deux niveaux syntaxiques, celui des structu­


res profondes et celui des structures superficielles, était que
cette hypothèse rend compte de certaines intuitions syntéma-
tiques des locuteurs concernant l'ambiguïté et la synonymie
des phrases. Ce modèle permet de désambiguïser des phrases
ambiguës en leur associant deux structures profondes ayant
chacune une interprétation distincte. Il est ainsi possible de dé­
sambiguïser (3) ci-dessous au niveau des structures profondes
en lui associant les deux structures (4a) et (4b).

(3) Flying planes can be dangerous. (Chomsky 1965).

(4) a . [ S N [ S N Planes] [ S ' which fly] ] [ S V ... ]

(Des avions qui volent peuvent être dangereux).

b . [ S N [ s' PRO fly planes ] ] [ sv ... ]

(Faire voler des avions ... )

Ce modèle permet également d'expliquer le fait que deux


types de phrases peuvent avoir systématiquement la même in­
terprétation, en leur associant, au moyen de la notion de règle
transformationnelle, une seule structure profonde. La synony­
mie de (5a)-(5b) est expliquée au moyen d'une règle transfor­
mationnelle, règle du PASSIF, qui transforme (5a) en (5b).

(5) a . Jean a vu Marie.


b . Marie a été vue par Jean.

Les configurations pertinentes pour les règles qui interprètent


(4) et (5) sont fixées dans la base 5 .

Les mêmes types d'arguments appuient l'hypothèse d'un


troisième niveau «syntaxique», celui des formes logiques.
D'une part cette hypothèse permet de résoudre l'ambiguïté
Domaines de la quantification 187

systématique de phrases comme (6) en leur associant des for­


mes logiques distinctes, par exemple celles de (7).

(6) Chaque garçon a dansé avec deux filles.


(7) Chaque garçon : deux fillesj [ s ei a dansé avec ej]

b . Deux fillesj chaque garçon i [ ei a dansé avec ej ]

Une des formes logiques (FL) représente l'interprétation de (6)


selon laquelle chaque garçon a une portée plus large que deux
filles, tandis que l'autre représente l'interprétation selon la­
quelle c'est deux filles qui a la portée la plus large .

Le deuxième cas, où deux structures superficielles distinctes


n'ont, de manière systématique, qu'une seule interprétation,
est représenté dans (8). 7 , 8

(8) a . Qui as-tu vu?


b . Tu as vu qui?

En ne prenant en compte que le sens «interrogatif» de (8b) (le


sens de «question écho» ne correspondant pas à une interpré­
tation de quantification) nous pouvons rendre compte de la sy­
nonymie de ces phrases en leur associant une seule structure
logique (9a), interprétable par la formule (9b) par exemple.

(9) a . Quii [+ WH ] [ s tu as vu ei ]

b . Pour quel x, x un homme, tu as vu x.

L'hypothèse d'un niveau de formes logiques nous permet


une grande simplification du modèle de grammaire universelle
dans la mesure où nous nous rapprochons ainsi d'une corres­
pondance biunivoque entre une structure et une interprétation.

2 . 2 . Unité des structures de quantification du point de vue


des contraintes qui les régissent.
188 GUÉRON

Nous allons passer en revue un certain nombre de contrain­


tes qui s'appliquent aux structures contenant un constituant
marqué + WH en position de COMPLEMENTEUR. Ces con­
traintes opèrent soit sur la règle de déplacement -WH elle-mê­
me (la sousjacence) soit sur les configurations qui en résultent
(les autres). Nous montrerons que ces contraintes s'appliquent
tout aussi bien aux structures logiques formées par déplace­
ment d'un constituant portant un marquage [ + Q ] quelcon­
que, structures qui se justifient indépendemment de ce phéno­
mène sur la base de l'argument 2.1.

Il nous semble ainsi possible de considérer la règle de dépla­


cement -WH comme rien d'autre qu'une forme «visible» de
QR.

2.2. 1 . La sousjacence.

(10) Contrainte de la sousjacence. Un constituant ne peut


pas être déplacé par dessus plus d'une frontière «limi­
te» (où les frontières limites sont NP et S' pour le fran­
çais, NP S et S' pour l'anglais). 9

Cette contrainte permet le déplacement -WH illustré dans (11)


mais non ceux de (12) ou (13).
Domaines de ¡a quantification 189

La sousjacence ne bloque pas le déplacement illustré dans


(11b), car aucun noeud limite n'est franchi, mais elle ne per­
met pas celui de (12b), qui traverse deux noeuds limites,
S'1 et S'2, ni celui de (13b), où les deux noeuds limites S'1
et SN sont franchis.

Chomsky explique le contraste entre (12b), qui est gram­


matical, et (13b), qui ne l'est pas, au moyen de la notion de
déplacement cyclique. Il est possible de déplacer un consti­
tuant du noeud COMP de la phrase la plus enchassée jusqu'au
COMP de la phrase qui le domine, et ainsi de suite, jusqu'à ce
que le noeud COMP de la phrase matrice soit atteint. Ce dé­
placement cyclique permet à la structure (12) de contourner
la contrainte de la sousjacence, comme nous l'illustrons dans
(14).

Dans le cas de (13) pourtant, cette option n'est pas disponible


dans la mesure où le déplacement de qui du COMP de S'1 dans
celui de S'2 constitue, comme nous le voyons dans (15), une
violation de la sousjacence.

La sousjacence rend compte du fait que de façon générale


un constituant syntaxique ne peut pas être extrait d'une rela­
tive ou d'un S' complément de nom.

Cette contrainte s'applique tout aussi bien aux déplace­


ments de type logique. May (1977 b) fait remarquer que le dé-
190 GUÉRON

placement par QR est limité, en général, au S qui contient le


constituant quantificateur. Il existe néanmoins des cas où le
déplacement «long» d'un SN par dessus plusieurs noeuds S' est
possible, à en juger d'après l'interprétation accordée à ces
phrases. Il semble possible, par exemple (quoi que pas très na­
turel) d'associer à (16a) non seulement une interprétation où
le SN chaque candidat a une portée plus étroite que quelqu'un
mais également une autre, correspondant à (16b), où ce SN a
la portée la plus large.

(16) a . Quelqu'un voulait que Marie essaie de voir chaque


candidat.

que
b . Chaque candidat: [ S quelqu'un voulait [ s ' 2
Marie essaie [ s'1 de voir [e i ] ] ] ]

Cette interprétation semble tout à fait impossible, pourtant,


dans(17):

(17) a . Quelqu'un a une photo qui montre chaque candidat.

b . chaque candidat- [s'1 quelqu'un a [ SN une photo


[ s' qui montre [ei]

La contrainte de la sousjacence rend compte du contraste


entre (16b) et (17b) de la même façon que de celui entre (14)
et (15) ci-dessus.

En ce qui concerne le déplacement d'un constituant +WH au


niveau des formes logiques, nous examinerons un cas où ce dé­
placement a Heu dans une structure où le noeud COMP con­
tient déjà un élément +WH ayant été déplacé au niveau syn­
taxique. La structure logique ainsi créée subit un processus
d'absorption, décrit dans Higgibotham et May (1979), et sera
interprétée en termes d'une formule sémantique où toute la
phrase est sous la portée d'un seul quantificateur complexe.
Domaines de la quan tif¡cation 191

Cette dérivation logique est illustrée dans (18):

(18) a . Qui a vu qui? - structure syntaxique

b . Qui i qui j [S [ei a vu [e j ] ] - forme logique

c . Pour quelles paires x, y, x et y des êtres humains,


x a vu y. - interprétation sémantique.

Le déplacement logique d'un constituant + W H peut tra­


verser plusieurs noeuds de type S', comme l'illustre (19):

(19) a . Qui sait où Jean veut mettre quoi?


b . Qui i quoi j [S [e i ] sait [ S ' 2 où J e a n veut
[s'1 met-

tre[ej]]] 1o

c . Pour quelles paires x, y, x une personne et y un en­


droit, x sait où Jean veut mettre y.

Il est impossible, pourtant, chaque fois que dans son passa­


ge d'un noeud S' à un autre, le constituant +WH bute sur un
noeud SN, comme il le fait dans (20):

(20) a . * Qui a un endroit où mettre quoi?


qui i quoi j [g [e i ] a [SN un endroit [ S ' o ù met-

tre [ e j ] ] ] ]

La contrainte de la sousjacence, combinée avec l'hypothèse


qu'il est possible de contourner cette contrainte au moyen
d'un déplacement cyclique de constituant d'un noeud COMP à
un autre, rend compte de tous les contrastes d'acceptabilité
examinés ici sans distinction du niveau de la grammaire où
opère la règle de déplacement. 11
192 GUÉRON

2 . 2.2 . La contrainte des «ponts».

Pour que le déplacement d'un constituant à partir d'une


phrase enchassée jusqu'à la phrase matrice soit possible, il
faut que le verbe qui gouverne la phrase qui contient ce cons­
tituant satisfasse à certaines conditions. Il a été proposé, à par­
tir de Erteschik (1973) que certaines classes de verbes servent
de «ponts», permettant le passage d'un constituant du COMP
qu'ils gouvernent jusqu'au COMP supérieur, tandis que d'au­
tres classes de verbes bloquent ces déplacements. Les verbes de
communication tels que dire permettraient le déplacement
mais non ceux qui incluent le trait «manière de dire» 1 '■ Ce
contraste est illustré dans (21) et (22):

(21) Qui dit-elle que Jean a vu?


(22) ?* Qui a-t-elle [déblatéré ] que Jean avait vu?
[rugi ]
[sussuré ]
Il est à noter que l'ajout d'un adverbe de «manière de di­
re» dans une phrase contenant un verbe de communication
simple suffit pour bloquer le déplacement. 1 3

(23) ?* Qui a-t-elle dit que Jean a vu [ en français ]


[ stupidement ]
[ en bégayant ]
[ à voix basse ]

Les déplacements en forme logique sont sujets aux mêmes


contraintes de «ponts» que les déplacements syntaxiques. Ce­
ci est illustré en (24) pour le déplacement logique de consti­
tuants marqués WH.

(24) a . Qui a dit que Jean a acheté quoi?


b . * Qui a dit que Jean a acheté quoi [ en français ]
[ à voix basse ]
Domaines de la quart tífica tíon 193

Il est intéressant de constater que les conditions «ponts»


sont sensibles au type de marquage d'opérateur que porte le
SN déplacé.

Kayne (1979) justifie l'hypothèse du déplacement d'un SN


quantificateur avec le marquage +NEG. Ce déplacement est il­
lustré d a n s ( 2 5 ) :

(25) a . Je ne veux que tu sortes avec personne.


b. Personnel [ s je ne veux que tu sortes avec ei ]
c. Pour aucun x, x un homme, je veux que tu sortes
avec x.

Ce déplacement est sujet à toutes sortes de contraintes lexico-


sémantiques. L'ajout d'un adverbe de temps suffit à le bloquer

(26) * Je n'ai longtemps voulu que tu sortes avec personne.

Or, l'adverbe longtemps ne bloque pas le déplacement-WH, ni


en syntaxe, ni au niveau des formes logiques.

(27) Avec qui as-tu longtemps voulu que je sorte?


Tu as longtemps voulu que je sorte avec qui?

Par contre, il bloque le déplacement syntaxique de constitu­


ants portant le marquage +NEG.

(28) a . A aucun de ces hommes je ne veux que tu parles.


(Kayne 1979).
b . * A aucun de ces hommes je n'ai longtemps voulu
que tu parles.

Le fait que les conditions «ponts» changent selon le mar­


quage d'opérateur que porte un SN quantificateur serait gê­
nant si ces contraintes étaient effectivement des contraintes
lexicales sur le déplacement proprement dit, car dans cette hy-
194 GUÉRON

pothèse les mêmes items lexicaux devraient bloquer tous les


déplacements sans distinction. Il n'est pas forcément gênant,
pourtant, si les conditions de «ponts» sont sémantiques, dans
la mesure où les facteurs qui déterminent l'appartenance d'un
S enchassé à l'affirmation ou à la présupposition de la phrase
dépendant vraisemblablement de l'interprétation de toute la
phrase et notamment de celle du marqueur + Q du quantifica­
teur. Reste, bien sûr, à déterminer ces différences, ce que nous
sommes loin de pouvoir faire.

Notre hypothèse en ce qui concerne les contraintes des


«ponts» est simplement la suivante:

(29) (i) Pour qu'une phrase enchassée puisse donner lieu à


une transformation d'extraction, elle ne doit pas
faire partie de la présupposition de S;

(ii) dans les structures de quantification, les items


lexicaux qui tendent à créer l'interprétation inter­
dite dépendant du type de quantification en jeu;

(iii) le type de quantification est déterminé à la fois


par le marquage d'opérateur et par la structure in­
terne du SN quantificateur.

Chaque type de quantification possède donc ses contrain­


tes de «ponts». Le contraste entre (26) et (27) ci-dessus illus­
tre le cas où l'interprétation d'une structure de type +WH est
distincte de celle d'une structure de type +NEG. Le contraste
entre les exemples de (30) suggère que l'interprétation des
quantifications sur les individus n'est pas la même que celle
des quantifications sur les quantités ou les degrés:

(30) a . Qui regrettes-tu qu'il a invité?


b . Qui as-tu oublié qu'il a invité?
Domaines de la quantification 195

(31) a . *Combien de personnes regrettes-tu qu'il ait in­


vitées?
b . *A quelle distance as-tu oublié qu'il habite?

Les contraintes définies sur la base des structures syntaxi­


ques se retrouvent au niveau des structures logiques. 1 4

(32) a . Qui regrette que Jean a invité qui?


b. *Qui regrette que Jean a invité combien de person­
nes?

Les exemples étudiés dans cette section appuient l'hypothè­


se que les contraintes de «ponts» sont sensibles à des critères
interprétatifs et notamment à celui du type de structure de
quantification, mais qu'elles ne distinguent absolument pas les
structures engendrées par une règle de déplacement syntaxique
de celles engendrées par QR. L'hypothèse que ces contraintes
s'appliquent à des formes logiques du type (1) rendent compte
d'un fait qui serait autrement assez curieux; certaines structu­
res d'une part, certaines interprétations de l'autre sont blo­
quées en présence des mêmes items lexicaux.

2 .2.3 . La contrainte des noms.

Dans certains contextes il est possible d'extraire le complé­


ment prépositionnel d'un SN, pourvu qu'il ait la forme dont.

(33) a . Un portrait de Georges a été fait récemment.


b . Un homme dont le portrait a été fait récemment
est venu nous voir.

Ce déplacement est bloqué quand le SN contenant le complé­


ment contient un marqueur démonstratif.

(34) a . Ce portrait de Georges a été fait récemment.


b . * L'homme dont ce portrait a été (ait récemment
196 GUÉRON

est venu nous voir.

où quand il est dans un contexte qui impose une interpréta­


tion référentielle.

(35) a . Toute personne dont le portrait est raté aura droit


à un remboursement.
b . *Je pense que la personne dont le portrait qui est
au mur est raté aurait dû avoir droit à un rembour­
sement.

On peut rendre compte de l'agrammaticalité de (34b) et de


(35b) au moyen de la contrainte suivante :

La contrainte des NOMS: un SN interprété comme une


description définie (ou nom) ne peut pas contenir une
variable libre dans SN.

Si nous interprétons dont comme un quantificateur qui doit


être lié à une variable au niveau des formes logiques, les SN
pertinents dans (34b) et (35b) auront les FL (36a) et (36b)
respectivement:

(36) a . Ce portrait
b. Le portrait qui est au mur

Dans la mesure où ces SN sont dans des contextes de discours


où ils sont interprétés comme référentiels, la contrainte des
noms est violée et les phrases sont exclues de ce f a i t 1 5 .

La contrainte des noms a été proposée dans May (1977 a)


pour rendre compte de l'inacceptabilité de certaines formes
logiques engendrées par l'application de QR dans ce même ty­
pe de structures. Le contraste interprétatif entre (37a) et
(37b) correspond au contraste d'acceptabilité entre (33b) et
(34b) ci-dessus.
Domaines de la quantification 197

(37) a . Un portrait de chaque homme a été fait récemment


b . Ce portrait de chaque homme a été fait récemment

(37a) est associé avec deux interprétations. Dans l'une le SN


chaque homme est interprété comme ayant une portée plus
large que celui du SN qui le contient, ce qui correspond à une
FL comme (38):
un
(38) Chaque h o m m e i [s [sN portrait de ei ] a été fait
récemment. ]

Dans l'autre, ce même SN a une portée étroite. (Nous dirons


qu'il n'est pas déplacé dans la FL associée à cette interpréta­
tion).

(37b) ne peut être associé qu'avec une seule interprétation,


pourtant, celle où chaque homme a la portée étroite. La struc­
ture où chaque homme a la portée large, (39), constitue une
violation de la contrainte des noms.

(39) Chaque homme i [S ce portrait de ei ] a été fait ré­


cemment.

La même contrainte est à l'oeuvre dans le contraste (40)-


(41):

(40) a . Le nom d'aucun des invités ne m'est connu.


b . * Ce nom d'aucun des invités ne m' est connu.

La seule interprétation acceptable de (40a) est celle où aucun


des invités a une portée large, comme dans (41):

(41) Aucun des invités i [S [le nom de ei ] ne m'est connu]

L'interprétation où ce SN a une portée étroite (ne se déplace


pas au niveau des formes logiques) est exclue, sans doute pour
198 GUÉRON

des raisons de cohérence sémantique. L'interprétation de


type (41) étant exclue par la contrainte des noms dans (40b),
il résulte que cette phrase ne peut être associée à aucune in­
terprétation.

La contrainte des noms s'applique ainsi indifféremment aux


structures syntaxiques ayant subi un déplacement WH et aux
structures logiques engendrées par QR.

2 . 2.4 . Contraintes sur «l'Effacement du SN».

Il existe en anglais une structure où un SN vide est interpré­


té comme une sorte de constituant pronominal (PRO dans le
contexte de Chomsky à par.) prenant comme antécédent un
SV lexicalement plein ailleurs dans la phrase. (Voir la discus­
sion dans Williams, 1977). Cette structure est illustrée dans
(42):

(42) a . John loves Mary and Bill does too.


b . J o h n SV loves Mary and Bill does [SV PRO] too.
(Jean aime Mary et Bill aussi)

Cette structure est inacceptable chaque fois que le SV anté­


cédent contient une variable. (Williams, 1 9 7 7 ) 1 6

(43) a . x Who does J o h n love and who does Mary?


b . w h x John loves x and why Mary PRO

Cette contrainte, que nous assimilons à la contrainte des noms


dans Guéron 1980a et 1 9 8 1 , est également à l'oeuvre au ni­
veau des formes logiques:

(44) Someone saw everyone. (Quelqu'un a vu tout le monde)


(45) a . Someone i [s ei saw everyone]
b . Everyone i [ someone saw ei ]
Domaines de la quan tífica tion 199

L'ambiguïté de (44) est expliquée au moyen de la règle QR qui


permet de l'associer à deux formes logiques (45a) et (45b). La
contrainte de Williams prédit que seule (45a) est possible dans
une structure avec «effacement de SV». C'est effectivement le
cas. 1 7

(46) Someone saw everyone and Bill did too.


(Quelqu'un a vu tout le monde et Bill aussi)

(46) n'a que l'interprétation (45a), (46b) étant exclue par la


contrainte de Williams.

2 . 2.5 . L'anaphore «en arrière». 1 8

Dans (47a) ci-dessous, mais non dans (47b), le pronom sa


peut être interprété comme ayant la même référence que le
SN qui. 1 9

(47) a . Qui aime sa mère?


b . Qui sa mère aime-t-elle?

Chomsky (1976) fait remarquer que si l'on rend compte de ce


contraste par une contrainte sur les interprétations des formes
logiques ayant la forme (48):

(48) Un pronom ne peut pas être coréférentiel avec une va­


riable à sa droite.

il est possible de rendre compte en même temps du contraste


analogue dans (49) et (50).

(49) a . Sa mère aine Jean (énormément).


b . Sa mère aime JEAN (énormément).

(50) a . Chacun aime sa mère,


b . Sa mère aime chacun.
200 GUÉRON

Dans chaque paire, la phrase (a) permet la coréférence entre


SN et pronom, mais cette coréférence est exclue dans la phrase
(b). Si l'on fait l'hypothèse qu'il existe des déplacements logi­
ques, les trois phrases (b) ont une structures identique du
point de vue de la contrainte (48) au niveau des formes logi­
ques interprétées.

(51) FL de (47): déplacement WH.


a . Wh x x aime sa mère.
b . Wh x sa mère aime x.

(52) FL de (49): déplacement du FOCUS.


a . Sa mère aime Jean.
b . x, sa mère aime x = Jean.

(53) FL de (SO): QR.


a . Chacun x x aime sa mère.
b . Chacun x sa mère aime x.

Les structures b sont exclues dans chaque cas par la con­


trainte (48). Le pouvoir explicatif de cette contrainte sert
d'argument en faveur de l'existence de déplacements logiques
tels que le déplacement du FOCUS et QR. Et dans la mesure
où la contrainte est insensible à l'histoire dérivationnelle des
formes logiques, elle appuie notre hypothèse concernant l'uni­
té essentielle du phénomène de la quantification.

2 . 2.6 . La Contrainte des Catégories Vides.

Chomsky (à par.) propose d'expliquer le contraste illustré


dans (54) au moyen de la contrainte (55):

(54) a . Qui crois-tu que Pierre a vu?


b . *Qui crois-tu que a vu Pierre?

(55) Une catégorie vide doit être gouvernée soit par une
Domaines de ia quantification 201

catégorie lexicale, soit par un constituant avec lequel


elle est coïndexée.

Ainsi que le schéma (56) le montre, (55) n'est pas violé dans
(54a), où la catégorie vide (trace) est gouvernée par un verbe,
mais la contrainte est violée dans (54b) où aucune des condi­
tions de gouvernement ne sont satisfaites.

(56) a . Qui i [S tu crois [S' que Pierre a vu ei] ]


b . Qui i [g tu crois [S' que ei Pierre a vu ] ]

La contrainte des catégories vides rend compte ainsi d'une as-


symétrie entre sujet et objet par rapport à l'extraction syntaxi­
que à partir d'une phrase enchassée.

R. Kayne (1979) montre que cette contrainte opère égale­


ment au niveau des formes logiques où elle rend compte de
l'assymétrie entre sujet et objet à la suite de l'extraction logi­
que d'un SN marqué [ =+NEG ].

(57) a . Je ne veux que tu sortes avec personne.


b . Personne i [S je ne veux [S' que tu sortes avec ei ] ]

(58) b . * Je ne veux que personne sorte avec toi.


c . Personne i [S je ne veux [S' que ei sorte avec toi] ]

Le contraste entre (57) et (58) s'explique au moyen de la mê­


me contrainte que celui entre les phrases de (54).

Nous avons passé en revue une série de contraintes qui sont


nécessaires pour rendre compte de l'inacceptabilité de certai­
nes phrases ayant subi le déplacement-WH. Ces mêmes con­
traintes rendent compte également de l'inacceptabilité de cer­
taines interprétations où un SN fonctionne comme un quanti­
ficateur ayant tout le S sous sa portée. Dans chaque cas, le pa­
rallélisme du comportement d'une structure et de l'interpréta-
202 GUÉRON

tion d'une phrase ayant une structure superficielle tout à fait


différente serait difficile à expliquer sans l'hypothèse adoptée
ici: il n'existe qu'une seule structure de quantification, la for­
me logique (1). Elle est engendrée au niveau de la syntaxe pour
les structures contenant un constituant marqué WH et au ni­
veau des formes logiques pour toutes les autres. Les contrain­
tes que nous avons examinées ici s'appliquent à cette unique
structure, soit au moment où elle est engendrée par une règle
de déplacement, soit (et peut-être exclusivement) au moment
où elle est sujette à des règles interprétatives.

2 . 3 . L'interprétation des structures de quantification.

De la même façon que les contraintes qui rendent compte


de l'acceptabilité de phrases ayant subi le déplacement WH en
syntaxe rendent compte également des phrases ayant subi QR
au niveau des formes logiques, les règles nécessaires pour inter­
préter celles-là suffisent, dans une très grande mesure, pour in­
terpréter celles-ci.

Dans cette section nous proposerons des règles qui interprè­


tent (1), la structure de quantification unique. Nous propose­
rons (i) que les SN interprétés comme quantificateurs se dis­
tinguent des SN interprétés comme des noms au moyen de la
notion d'ensemble; et (ii) que la relation sémantique entre un
SN antéposé et le S qu'il gouverne est toujours une relation de
prédication, que le SN soit interprété comme un quantificateur
ou pas.

2 . 3.1 . Les SN quantificateurs et les noms: règles interpré-


tatives.

(59) Un SN référentiel désigne un individu unique dans le


monde du discours (ou individu comprend les êtres, les
objets, les ensembles d'êtres ou d'objets traités comme
un élément unique, et les points dans l'espace ou le
Domaines de ¡a quantification 203

temps). L'existence de cet individu dans le monde du discours


fait partie des présuppositions associées à la phrase.

(60) Un SN quantificateur doit être analysé en deux seg­


ments abstraits a & ß , où a est un opérateur logique
défini au moyen d'un marquage lexical et ß définit un
ensemble d'individus. La cardinalité de l'ensemble peut
être déterminée soit par a soit par ß ou elle peut être
non-déterminée. a sélectionne un individu dans l'en­
semble défini par ß sur lequel il effectue l'opération
dont il porte le marquage.

(61) Illustrations d'interprétations de SN quantificateurs.


204 GUÉRON

Les interprétations que nous associons aux SN quantifica­


teurs sont proches des formules de la logique classique, à deux
exceptions près. (i) Notre propre formule rend explicite la no­
tion que toute quantification implique la définition d'un en­
semble, et (ii) nous éliminons l'opérateur existentiel des struc­
tures de quantification. Notre interprétation de (61d) diffère,
par exemple, de l'interprétation courante, (62):

(62) ~ 3 x, x un homme.

La plus grande plausibilité de notre approche, comparée à


l'approche classique, me semble ressortir d'une considération
des quantifications partitives. (63) peut s'interpréter soit com­
me (64a) soit comme (64b):

(63) Aucun de ces hommes ne m'est connu.


(64) a . ~  x, x un de ces hommes, x m'est connu.
b . Aucun x, x Є [ ces hommes ], x m'est connu.

Si nous supposons que le segment ß du quantificateur com­


plexe (partie en italiques) constitue une présupposition asso­
ciée à S 2 1 , alors (64a) revient à nier l'existence d ' u n être x,
dont l'existence en tant que membre d'un ensemble référen-
tiel, est par ailleurs pérsupposée. (64a) est une formule séman-
tiquement mal formée. Elle correspond d'ailleurs à des structu­
res superficielles inacceptables.

(65) a . * There are none of those men whom I know.


(Cf. There is no man whom I know).
Domaines de la quantification 205

b . Il n'est venu aucun (*de ces) homme(s) que je con­


naisse,
c . Il n'y a aucun (*de ces) hommes(s) que je connaisse.

Les phrases de (65) sont sémantiquement mal formées, car leur


interprétation, (64a), est incohérente.

Nous interprétons (63) comme comportant d'une part la


présupposition qu'il existe un ensemble d'hommes dans le
monde du discours, d'autre part l'affirmation que la propriété
d' «être connu de moi» n'est vraie d'aucun des membres de cet
ensemble.

La quantification consiste donc en la prédication d'une pro­


priété d'un individu a défini au moyen d'une opération sur un
ensemble (3 .

L'ensemble ß a toujours une existence dans le monde du


discours, sinon il serait impossible d'isoler un individu dans cet
ensemble au moyen de l'opération définie dans a . La diffé­
rence entre les quantificateurs de type partitif et les non-parti­
tifs étant que dans le premier cas il s'agit d'un ensemble ayant
une référence précise dans le monde du discours et dont le lo­
cuteur peut en principe instancier les membres, tandis que
dans le deuxième cas l'ensemble est désigné sous un nom géné­
rique. Ainsi (66a) et (66b) présuppose également l'existence de
Schtroumpfs dans le monde du discours. 2 2

(66) a . Aucun Schtroumpf ne vaut le Grand Schtroumpf.


b . Aucun de ces Schtroumpfs ne vaut le Grand Sch­
troumpf.

La différence pertinente ici est que l'ensemble désigné par ¡3


dans (66b) (ces Schtroumpfs) est un sous-ensemble spécifi­
que de l'ensemble désigné par ß dans (66a) (tout ce qui sa­
tisfait à la description de «Schtroumpf»).
206 GUÉRON

L'affirmation que (3 désigne toujours un ensemble qui exis­


te dans le monde du discours est cruciale pour l'hypothèse
que les quantifications sont fondamentalement des prédica­
tions.

En excluant l'opérateur existentiel des structures de quanti­


fication, nous affirmons que des phrases ayant la forme there
is SN, il y a SN, il est venu SN (cf. (65) ci-dessus), traditionnel­
lement associées aux formules de quantification existentielle
de la logique classique ne sont pas des structures de quantifica­
t i o n 2 3 . Nous défendrons cette exclusion dans un travail ulté­
rieur où nous montrerons que les phrases de ce type ne mon­
trent aucune des propriétés des structures de quantification
étudiées ici, n'ayant ni les formes logiques ni l'interprétation
des structures de quantification proprement d i t e 2 4 .

2 . 3.2 . L'interprétation des structures SN S.

Nous proposons de considérer les structures de quantifica­


tion comme une sous-classe des structures prédicatives.

(67) Définition des structures prédicatives2 5


.

Dans une forme logique ayant la forme SN X", X "


décrit une propriété de l'individu défini par SN.

C'est le rôle attribué à l'opérateur a dans (60) ci-dessus qui


nous permet d'inclure les structures de quantification dans les
structures prédicatives.

Cette assimilation de structures prédicatives et structures


quantitatives nous permet de traiter les TOPICALISATIONS
en anglais et les structures + WH comme une seule classe de
structures. Soit les trois classes de structures (68) à (70).

(68) I - a . Pierre, je l'aime beaucoup.


Domaines de la quantification 207

Pierre, I like him very much.

b . ?? [ Beaucoup de gens, je les aime bien ]


[ Many people, I like them a lot. ]

c . * [ Personne, je l'aime bien ]


[ No one, I like him a lot ]
26
(69)II

a . John I like (* Jean j'aime)


b. Many people I like (* beaucoup de gens j'aime)
c . ? Someone I like (* quelqu'un j'aime)
d . * No one I like (*personne je n'aime)
e . * Who you like (* qui tu aimes) 2 7

(70) III

a . * John do I like.
b . * Many people do I like.
c . * Someone do I like.
d . No one do I like.
e . Who do you like?

Dans la structure I, structure de DISLOCATION GAUCHE,


un SN référentiel est coïndexé avec un S qui prédique une
propriété de SN. Dans le cadre (simplificateur) présenté ici,
où seule une catégorie vide peut compter comme variable, et
tout quantificateur doit être lié à une variable, l'absence de
variable dans S implique l'impossibilité d'un SN interprété
comme quantificateur dans la position initiale (que nous ap­
pellerons la position tête).

Dans la classe II, il y a une position vide dans S qui, com­


me il est marqué pour le cas, compte comme variable. Or, il
peut paraître dans la position tête, soit une description défi-
208 GUÉRON

nie, soit une sous-classe de la classe de SN interprétables com­


me quantificateurs. Les critères selon lesquels un SN peut pa­
raître en position tête de cette structure doivent donc être
éclaircis.

La classe III ne diffère de la classe II que par l'inversion du


sujet et du verbe auxiliaire. La classe de SN qui peut paraître
en position tête est complémentaire, dans le cas général, de cel­
le qui paraît en tête dans la classe II.

Dans la grammaire de quantification ébauchée ici, II et III


appartiennent à la même classe, la classe des structures de
quantification, puisque la présence d'une variable dans S im­
plique la présence d'un quantificateur en position de tête.

Nous considérons l'inversion du sujet et du verbe qui dis­


tingue II et III comme un phénomène secondaire nullement
nécessaire à la structure de quantification proprement dite 2 8 .
En anglais l'inversion de III semble servir comme marqueur
structural d'une distinction entre deux sous-classes de SN
quantificateurs.

Si nous supposons que les SN sont lexicalement marqués


pour un trait de polarisation [ ± POSITIF ] (les noms propres
portant un trait identique ou équivalent à [ + POS ]), nous
pouvons distinguer les classes II et III ci-dessus au moyen du
principe (71).

(71) L'inversion du sujet et du verbe auxiliaire est obliga­


toire en anglais dans toute phrase matrice ayant la
forme SN S où SN est [- POS ].

La classe II peut être considérée comme une classe de quanti­


fications positives tandis que III représente la classe de quanti­
fications négatives. Nous discuterons plus loin quelques consé­
quences de cette distinction. Notons déjà que les données de
Domaines de Ja quantification 209

(69) et (70) impliquent, dans le cadre présenté ici, que les


quantificateurs many N, some N, etc. portent le trait [ +POS]
tandis que WH +N, No AT, etc. portent le trait [ - P O S ] .

Il reste à expliquer comment il se fait qu'une structure avec


un nom propre en position tête de la forme (69a) peut être
interprété comme une structure de quantification. Nous l'ex­
pliquons à l'aide du principe interprétatif (72).

(72) Tout nom propre en anglais qui porte un accent princi­


pal peut être interprété comme comportant un opéra­
teur iota abstrait.

La règle (72) est nécessaire dans la grammaire pour rendre


compte de l'interprétation de (53) ci-dessus et du parallélisme
de la coréférence dans les structures (51) à (53). Elle nous sert
ici à associer au nom tête dans la structure (69a) une forme lo­
gique parallèle à celle de la tête de (69b), soit (73a) et (73b)
respectivement.

Le nom propre ayant l'accent principal peut avoir une inter­


prétation identique à celle d'un SN comportant un opérateur
logique lexical, tel que only John, avec la seule différence que
l'opérateur iota abstrait, n'ayant pas de marquage de polarité,
est assimilé au marquage [+ POS] (cas «non-marqué») tandis
[ue only est lexicalement marqué [- POS]. Ceci se déduit du
?ait que l'ajout de cet opérateur suffit pour rendre obligatoire
l'inversion du sujet et de l'auxiliaire:
(74) Only J o h n do I like.
210 GUÉRON

Les règles interprétatives que nous avons données dans cette


section nous permettent de comprendre les liens entre les
structures I à III (68) à (70) ci-dessus. Les trois structures sont
des prédications affirmant une propriété d'un individu. Mais
dans les structures II et III l'individu est défini par rapport à
un ensemble qui l'inclut tandis que la notion d'ensemble est
absente de l'interprétation des structures I. Les structures II et
III ont en commun d'être des structures de quantification,
d'où la catégorie vide dans S et le parallélisme de leur compor­
tement par rapport aux contraintes sur les structures de quan­
tification. Les structures I et II ont en commun d'être positive­
ment polarisées tandis que III est polarisé [-POS].

L'hypothèse que toute structure ayant la forme SN X " au


niveau des formes logiques est une structure de prédication ex­
plique, en même temps que l'ambiguïté de (75), l'interpréta­
tion et la non-ambiguïté de (76) et (77):

(75) Everyone here speaks two languages.


(Tout le monde ici parle deux langues)

(76) Two languages everyone here speaks.

(77) Two languages are spoken by everyone here.

(75) est associé, au moyen de la règle QR, avec deux formes


logiques, (78a) et (78b) (au moins):

(78) a . Everyone here i [S ej speaks two languages]


b . two languagesi [S everyone here speaks ei
29

(76) est associé avec la forme logique (79) :

(79) two languagesi [S everyone here speaks e i ]

et (77) est associé avec (80):


Domaines de la quantífication 211

(80) two languagesi [ ei are spoken by everyone here]

L'interprétation du SN two languages dans (78b), (79) et (80)


est la même. Il s'agit de deux langues particulières, donc les
mêmes langues pour chaque membre de l'ensemble everyone,
que le locuteur est censé pouvoir identifier. Cette interpréta­
tion ne vaut pas pour ce SN dans (78a). Dans le cadre présenté
ici, l'interprétation particularisante, ou individualisante, est
une conséquence de la règle (60) qui interprète les SN têtes de
structures de quantification. La différence entre (78b), (79) et
(80) d'une part, et (78a) d'autre part, découle du fait que dans
le premier groupe seulement, two languages, en tant que tête
d'une structure de prédication, sert de «sujet» de prédication.

L'assimilation de la structure de quantification aux structu­


res prédicatives explique la non-équivalence des exemples a. et
b. de (81) à (83) ci-dessous:

(81) a . I heard many people singing in unisson.


(J'ai entendu beaucoup de personnes chanter en­
semble).
b . Many people I heard singing in unisson.

(82) a . I saw many people disappear.


(J'ai vu disparaître beaucoup de gens)
b . ? Many people I saw disappear.

(83) a . I like to see two young people holding hands.


(J'aime voir deux jeunes personnes se tenir par la
main).
b . Two young people I like to see holding hands.

La différence entre les structures a. et b . du point de vue de


l'interprétation est subtile dans (81) et (82), mais très claire
dans (83) où les structures a. et b . n'ont pas le même sens.
Tandis que (83a) décrit une scène que «j'aime voir» de façon
2 1 2 GUÉRON

générale, (83b) est une prédication à propos de deux person­


nes particulières que le locuteur est censé pouvoir identifier.

Si l'on suppose que l'existence du sujet d'une prédication


est établie indépendamment de l'affirmation contenue dans S,
soit par présupposition dans le cas des noms, soit par l'opéra­
tion qui isole un individu inclus dans un ensemble dans le cas
des SN quantificateurs, aucune phrase qui ne prédique rien
d'autre de SN que son existence ne peut constituer une prédi­
cation sémantiquement cohérente. C'est donc à partir de la rè­
gle (67) qu'il faut expliquer l'inacceptabilité de (84b) ci-des­
sous, qui contraste avec l'acceptabilité de (81b):

(84) a . There are many people in the house.


(Il y a beaucoup de gens dans la maison)

b . * Many people there are in the house.

Les phrases «existentielles» ne peuvent pas figurer dans des


structures quantificationnelles parce qu'elles ne peuvent pas
satisfaire à la définition d'une prédication 3 °.

2 . 3.3 . Quantification et polarité.

Nous supposons que tout SN quantificateur est polari­


sé [ ± POS], la polarisation étant portée par un marquage lexi­
cal sur SN. (85) exprime une contrainte de polarité sur les
structures de quantification.

(85) Dans une structure de quantification (1), SN et S doi­


vent avoir la même polarité.

La contrainte de polarité s'observe de façon directe en fran­


çais. Si nous supposons que l'opérateur ne marque la polarité
[ - POS] dans S, la contrainte de polarité (85) permet d'expli­
quer les contrastes ci-dessous:
Domaines de la quantification 213

(86) a . Tout le monde est venu.


b . * Tout le monde n'est venu.
c . * Personne est venu.
d . Personne n'est venu.

Les phrases de (86) sont associées aux formes logiques (87)


(où seuls figurent les traits pertinents pour la polarité):

(87) a . Tout le monde i [S ei est venu]


[ + POS] [+POS]

b . * Tout le mondei [S ei n'est venu]


[+POS] [-POS]

c . * Personne i [S ei est venu]


[-POS] [+POS]

d . Personne i [S ei n'est venu]


[-POS] [-POS]

L'inacceptabilité de (86b) et (86c) s'explique par le fait que


leurs formes logiques violent la contrainte (85) 3 1 .

En anglais l'inversion du sujet et de l'auxiliaire marque l'in­


version du trait de polarisation [+ POS] qui devient [ -POS] .
C'est donc la contrainte (85) qui explique le contraste entre
(88a) et (88b):

(88) a . * Everyone did I see. (Tout le monde ai-je vu)


[+POS]
b . No one did I see (Personne ai-je vu)
[-POS]

et résume la distinction entre les structures de classe II (69) et


celles de classe III (70) ci-dessus.
L'argument suivant appuie l'hypothèse que les SN sont ef-
214
GUÉRON

fectivement polarisés: cette hypothèse permet de prédire l'en­


semble de contextes syntaxiques où peut paraître un item de
polarité.

Supposons la contrainte (89):

(89) Un item de polarité peut paraître dans tout S marqué


[ - P O S ] 3 2 . (89) prédit que toute phrase ayant subi l'inversion
du sujet et du verbe peut, puisque l'inversion renverse la pola­
rité de S, contenir un item de polarité, et explique le contraste
de (90):

(90) a . * Il a vu grand'chose.
b . A-t-il vu grand'chose?

Supposons maintenant que nous rendons plus forte la con­


trainte de polarité (85):

(91) (remplace (85) ).

La contrainte de polarité. Dans toute structure de prédica­


tion SN X " , SN et X " ont la même polarité.

Les structures interprétables comme des prédications com­


prennent non seulement les structures de quantification, mais
d'autres telles que les structures sujet-verbe (SN SV) et les re­
latives (SN S').

Si les SN sont effectivement polarisés, la conjonction de


(89) et (91) prédit que tout SN qui déclenche l'inversion du
sujet et du verbe dans une structure de TOPICALISATION en
anglais peut être la tête d'une relative qui contient un item de
polarité dite «négative» et que les SN qui ne déclenchent pas
cette inversion ne peuvent pas paraître en position tête de tel­
les relatives. Cette prédiction s'avère être e x a c t e 3 3 .
Domaines de la quantification

(92) a . To no one did I say anything.


(A personne n'ai-je dit quoi que ce soit)
b . * To someone did I say anything.
(A quelqu'un ai-je dit quoi que ce soit)

(93) a . Only John do I like.


(Seul Jean aimé-je)
b . *Even John do I like.
(Même Jean aimé-je)

(94) a . No one who has anything to say should be silent.


(Personne qui a quoi que ce soit à dire doit se taire)
b . *Someone who has anything to say should speak up
(Quelqu'un qui a quoi que ce soit à dire devrait par­
ler)

(95) a . Only the man who has anything to say should


speak.
(Seul celui qui a quoi que ce soit à dire devrait par­
ler)
b . *Even the man who has anything to say should
speak.
(Même celui qui a quoi que ce soit à dire devrait par­
ler)

Un contraste signalé dans Kayne (1979) semble poser un


problème pour notre hypothèse de l'unité des structures de
quantification.

(96) a . To no one did John say anything.


(A personne John n'a dit quoi que ce soit)
b . *John said anything to no one.
c . To no o n e x [s John said anything to x ]
(FL de a. et b.)

Au niveau des formes logiques on ne peut pas distinguer (96a)


216 GUÉRON

de (96b) du point de vue de la structure de quantification.


Mais si les structures de quantification sont, comme nous le
prétendons, des structures predicatives, et si (91) est une con­
trainte sur les prédications, pourquoi (96b) n'est-il pas accep­
table sous la forme (96c)? Le principe (97) rend compte du
contraste entre (96a) et (96b).

(97) La polarité des constituants est déterminée à partir


de la structure de surface.

En supposant l'inversion du sujet et de l'auxiliaire indis­


pensable pour le marquage [- POS] sur S en anglais, (96a) et
(96b) auraient la même forme logique du point de vue de la
quantification mais deux formes logiques distinctes en ce qui
concerne le système des polarités.

(98) ( FL de (96a) )
[ to no one i [S did John say anything e i ]
a a
[-POS] [-POS]

(99) ( FL de (96b) )
[ to no onei ] [S John said anything ei]
a a
[ -POS] [ + POS]

La F L (99) viole la contrainte de polarité (91)

Le fait que la polarisation des constituants est fixée indé­


pendamment des règles qui créent des quantifications au
niveau des formes logiques nous aide à comprendre certai­
nes différences entre l'anglais, le français et l'italien en ce qui
concerne la quantification de type négatif.

Soit le quantificateur (100), réalisé lexicalement par (101a)


en français, (101b) en italien et (101c) en anglais:
Domaines de la quan tífica tí on 217

(101) a . personne
b . nessuno
c . not a man
En principe il peut être vérifié que les SN de (101) fonction­
nent comme quantificateurs à l'aide des contraintes sur la
quantification données dans la section 2.2. R. Kayne (1979)
a vérifié le statut de quantificateur de personne à l'aide de la
Contrainte des Catégories Vides et Rizzi (1980) a appliqué ce
test avec succès à des structures de quantification contenant
nessuno. Le test n'est pas possible avec not a man dans la me­
sure où, pour des raisons que nous tâcherons d'éclaircir, ce SN
n'est jamais extrait d'une phrase enchassée. Nous l'interpréte­
rons quand même comme un quantificateur sur la base de son
marquage lexical et du fait qu'il déclenche l'inversion du sujet
et de l'auxiliaire quant il est antéposé, ce que font seuls les
constituants marqués [-POS] (cf. (71) ci-dessus). Comme les
noms sont tous (équivalents à) [+ POS], il s'ensuit que not a
man est un quantificateur.

Nous cherchons à rendre compte des faits suivants :

(i) en anglais et en italien le quantificateur [-POS] peut pa­


raître en position sujet sans autre marquage de polarisation
dans S, mais cela n'est pas possible en français.

(102) a . Not a man came. (Personne n'est venu)


b . Nessuno a visto Mario. (Personne n'a vu Mario)
c . * Personne a vu Jean.

(ii) En italien le quantificateur [-POS] peut paraître en posi­


tion de topicalisation sans autre changement dans la phrase,
218 GUÉRON

mais cela n'est le cas ni en anglais ni en français:

(103) a . Con nessuno ho parlato.


b . * A personne je veux parler.
c . * Not a man I will speak to.

(iii) En position post-verbale, aucun de ces quantifica­


teurs ne peut paraître sans autre marquage de polarisation
dans S.

(104) a . * Ho parlato con nessuno.


b . * J'ai parlé à personne.
c . * I will speak to not a man.

Les faits de (102) indiquent , à la lumière de la contrainte


(98),qu'il suffit, en anglais et en italien mais non en français,
d'un quantificateur marqué [-POS] en position sujet, pour
que la phrase entière ait le même marquage. Il est plausible de
penser que l'imposition de la polarité [-POS] fait suite à la co-
indexation du sujet et du verbe par la règle de prédication
fonctionnant en structure de surface, comme il est illustré
dans (105):
219
Domaines de la quantification

Le déplacement ultérieur du SN quantificateur au niveau des


formes logiques crée une structure de quantification de type
(1) sans que celle-ci viole la contrainte sur les polarités ( 8 5 ) 3 6 .

Pour que personne en français ne constitue pas une excep­


tion à la généralisation que tout quantificateur [ -POS] en po­
sition sujet renverse la polarité non-marqué [4- POS] de S,
nous poserons que personne n'est pas lexicalement marqué
comme quantificateur. Personne est un item de polarité q u i n e
fonctionne comme quantificateur que quand il est coindexé
avec l'opérateur [-POS] ne37. Cette hypothèse explique le fait
que personne peut fonctionner comme un item de polarité en
position de sujet d'une phrase enchassée, en l'absence d'un élé­
ment ne dans la même phrase. (Cf. Milner 1979).

(106) Je ne crois pas que personne ait jamais dit cela.

Nessuno par contre, est obligatoirement interprété comme un


quantificateur ayant la phrase enchassée sous sa portée dans
cette même position (Rizzi 1980).

(102) est donc agrammatical parce que personne ne fonc­


tionne ni comme quantificateur, en l'absence de ne, ni comme
item de polarité, en l'absence d'un constituant [ + N E G ] qui le
c-commande.

L'équivalent français de (102a) et (102b) est donc (107),

(107) Personne n'a vu Jean.

où ne + personne fonctionne, au niveau des formes logiques,


de la même façon que nessuno et not a man. (Voir le détail
dans la note 36).

Quant aux phrases de (103), dans (103a) le quantificateur


[-POS] nessuno renverse la polarité de S, en position topicali-
220
GUÉRON

sée, à la suite d'une règle de prédication qui coindexe SN et S


en structure de surface. L'exemple (103c) montre qu'en an­
glais il ne suffit pas d'avoir un SN [-POS] en COMP pour ren­
verser la polarité de S. Il faut en plus l'opération d'inversion du
sujet et de l'auxiliaire. Sinon, S a une polarité positive et la
phrase est exclue par la contrainte de polarité (85). L'équiva­
lent de (103a) en anglais est (108):

(108) Not a man will I speak to.

Quant au français, nous n'avons pas d'explication pour le fait


que (109), bien que meilleur que (103b), n'est pas aussi accep­
table que (110), cité dans Kayne (1979) (mais voir la note 38).

(109) A personne je ne veux parler.


(110) A aucun de ces hommes je ne veux que tu parles.

Les phrases de (104) ne posent pas de problème dans le cadre


esquissé ici. Le contraste entre (102a)-(102b) d'une part,
(104a) et (104c) de l'autre est prédit par la contrainte (97).
En l'absence d'un sujet [-POS] ou autre opérateur [-POS],
les phrases de (104) sont polarisées [+POS]. Les FL de (104a)
et (104c) violent la contrainte de polarité (85).

(III) a . con nessuno i [S ho parlato ei ] (FL de (104) )


aa
[ + Q] [ + Q]
[ -POS] [+POS]

b . not a man i [S I will speak to ei ]


||
a a
[+Q] [+Q]
[ -POS] [+POS]

En italien il est possible d'avoir recours à un opérateur [-POS]


Domaines de la quantíficatíon 221

non dans de tels cas. Cet opérateur sert à renverser la polarité


de S, sauvant la phrase des effets de la contrainte de polarité.

(112) Non ho parlato con nessuno.

En anglais par contre, l'ajout de NOT ne rend pas (104c)


acceptable.

(113) * I will not speak to not a man.

(113) est parallèle à (114) en français:

(114) * Je ne parlerai pas à personne.

La différence entre l'anglais et le français d'une part et l'ita­


lien de l'autre est, croyons-nous, la suivante: not en anglais,
ne pas en français, sont des opérateurs de négation sur SV,
mais ne renversent pas la polarité [+ POS] sur S 3 8 . Or (85)
exige que S soit polarisé [-POS] quand il est sous la portée
d'un quantificateur [-POS]. La FL qui correspond à (113) et
(114), que nous schématisons comme (115), est donc mal
formée.

Par contre, en italien, comme le signale Rizzi (1980) dans un


cadre différent, non se comporte soit comme ne soit comme
ne pas en français. Dans le premier cas, nous dirons qu'il ne
fait que renverser la polarité de S, donnant à (112) le même
statut logique que «Je n'ai parlé avec personne» en français.
Dans le deuxième cas, (112) est associé à la même F L inac­
ceptable que (113) et (114), soit (115).

Beaucoup d'autres problèmes concernant l'interaction de


222 GUÉRON

la quantification et de la polarité ont été laissés en suspens 3 9 .


Néanmoins, nous espérons avoir montré dans cette section
qu'il est important d'étudier le système de polarités - systè­
me qui est loin de se réduire, comme l'ont déjà bien vu Horn
(1972) et Fauconnier (1976), à la seule question des contex­
tes où peut paraître un item de polarité négative - pour com­
prendre les structures de quantification. Le système de la po­
larité et le système de la quantification ne doivent pas se
confondre car l'un fonctionne en structure de surface, l'autre
au niveau des formes logiques. Nous avons proposé que leur
articulation se fait au moyen de la contrainte de polarité (85)
sur les structures de quantification.

3 . Conclusion.

Nous avons donné des arguments en faveur de l'inclusion


dans la grammaire d'un niveau de formes logiques compor­
tant notamment la règle QR et un processus de coindexation.
Nous avons proposé que le déplacement -WH et QR ne sont
qu'une seule et même règle du point de vue de leur effet au
niveau des interprétations: elles créent une structure de quan­
tification unique SN S ou SN porte un marquage d'opérateur
lexical. L'examen des conditions sur les structures de quanti­
fication n'en a révélé aucune qui traite les formes logiques en­
gendrées à partir de déplacements syntaxiques autrement que
celles engendrées par des règles logiques 4 0 . Les règles interpré­
tatives que nous avons proposées analysent les quantificateurs
par rapport à deux notions fondamentales, celle d'individu et
celle d'ensemble, et définissent la relation entre un quantifica­
teur et son domaine syntaxique S en termes de prédication.
Comme deux de ces notions (individu, prédication) caractéri­
sent les structures prédicatives traditionnelles, exemplifiées
par des phrases telles que «Jean, je l'aime bien» et «Jean est
blond», nous avons pu proposer que les quantifications ap­
partiennent à la classe des prédications. Les quantifications
ne différeraient des autres prédications que par la notion
Domaines de la quantification 223

d'ensemble d'une part et la possibilité de la polarisation [-POS]


à partir de SN quantificateurs portant ce marquage d'autre
part.

Nous avons suggéré, par contre, en laissant l'argumentation


pour un travail ultérieur, que la classe des quantifications ne
comprend pas la classe des structures existentielles du type «il
est venu quelqu'un», en rappelant sur ce point les travaux de
Milsark (1977) et Guéron (1980b).

Ces deux propositions, à savoir que les quantifications sont


des prédications, et que rien dans les langues naturelles ne cor­
respond terme à terme à la formule logique  x, Px (contrai­
rement à la formule V x Px) sont les deux hypothèses les
plus «hérétiques» de cet essai. Mais en caractérisant de façon
assez détaillée certaines des règles et contraintes caractéristi­
ques des structures de quantification, nous espérons avoir
montré que la première proposition ne manque pas de justifi­
cation, tout en ayant jeté les bases pour un examen de la
deuxième.

Jacqueline GUERON
Université de Paris VIII.

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NOTES

1 . Le fait que certains SN peuvent s'interpréter soit comme


noms soit comme quantificateurs ne contredit pas notre
hypothèse, car la distinction que nous faisons n'est pas
lexicale ou syntaxique mais sémantique. Elle prédit qu'au­
cun SN ne sera interprété à la fois comme nom et comme
quantificateur.

2 . Il s'agit de pronoms liés à des quantificateurs ou, dans cer­


taines langues, de pronoms de rappel (voir e. g. Zaenen et
Maling (1980), Higginbotham (1979), Godard (1980), et
Guéron à paraître.

3 . Un noeud A gouverne un noeud B si le premier consti­


tuant qui domine A domine également B et s'il n'y a aucun
noeud entre A et B. (Voir Chomsky 1980 et 1981).
228 GUÉRON

4 . Nous laissons de côté les problèmes liés éventuellement au


fait que le déplacement -WH déplace des constituants dans
le noeud COMP tandis que QR les Chomsky-adjoint à S.

5 . La théorie des traces (Chomsky, 1980, voir aussi Pollock


1976) permet de préserver les configurations de la base
jusqu'au niveau où s'appliquent les règles interprétatives.

6 . Les structures de (7) sont proposées dans May (1977) sur


le modèle des représentations logiques traditionnelles. Nous
considérons qu'il est possible qu'un SN de type «indéfini»
ne soit pas déplacé du tout au niveau des formes logiques,
ce qui rend possible l'association des deux lectures de (6)
avec, entre autres, les FLs suivants:

(i) Chaque garçon i [S ei a dansé avec deux filles] ( (7a) )

(ii) Deux fillesi [S chaque garçon a dansé avec ei] ( (7b))

7 . Ces exemples ont été étudiés dans Aoun et. al. 1980.

8 . Nous ne considérons pas l'inversion du sujet et du verbe


comme nécessaire pour l'interprétation de quantification.
Voir plus loin pour une hypothèse concernant la fonction
sémantique de ce type d'inversion (Section 2.3.2.)

9 . Pour une discussion de la sousjacence, voir e.g. Chomsky


(1973 et 1982 ) , pour le paramètre des noeuds «limi­
tes» voir L. Rizzi (1978) pour l'italien et D. Sportische
(1979) pour le français.

10 . Le déplacement cyclique esquissé dans (19b) est incompa­


tible avec l'hypothèse qui veut que le noeud COMP ne puis­
se pas servir de lieu d'arrêt pour un constituant +WH quand
COMP est lexicalement rempli (voir sur ce point Chomsky
229
Domaines de la quantification

et Lasnik 1977 et Pesetsky 1978, ainsi que la discussion sur


ce point dans Guéron 1981).

11 . Nous pensons que la contrainte de la sousjacence est sub-


sumée par une contrainte sur les interprétations, la Con­
trainte des Constituants Complets, que nous proposons dans
Guéron , 1 9 8 1 , et qui a comme conséquence l'élimina­
tion de toute contrainte sur les règles de déplacement ainsi
que du recours au déplacement cyclique pour rendre com­
pte des contrastes illustrés ci-dessus. Dans cette perspective
les contraintes 2.2.1 à 2.2.4 sont toutes des sous-cas de la
Contrainte des Constituants Complets. Pour ne pas répéter
ici l'argumentation en faveur de notre hypothèse, nous trai­
tons chacune de ces contraintes comme s'il s'agissait d'un
principe grammatical distinct. Pour d'autres hypothèses
ayant en commun avec la nôtre la réinterprétation de la
sousjacence en termes de contraintes interprétatives, voir
Koster (1978) et Kayne (1980).

12 . Nous pensons que le trait lexico-sémantique «manière


de dire» n'est que la cause indirecte (et d'ailleurs non-suf­
fisante) de l'inacceptabilité de ces phrases. Dans le contex­
te de la contrainte mentionnée dans la note 10, qui est cen­
sée rendre compte des conditions «ponts», la cause directe
nous semble être celle-ci: l'ajout du trait «manière de dire»
à la phrase peut, si ce trait fonctionne effectivement au ni­
veau des interprétations, changer le statut sémantique de la
phrase enchâssée. Normalement faisant partie de l'affir­
mation de S quand elle est gouvernée par un verbe de com­
munication simple, celle-ci ferait alors partie de la présup­
position de S. Or, tout consitituant faisant partie de la pré­
supposition de S doit être complet dans le sens de Guéron ,
1 9 8 1 , c'est-à-dire qu'il ne peut pas contenir de variable
libre.
230
GUÉRON

13 . Ces phrases deviennent moins mauvaises si l'adverbe de


manière n'est pas le dernier élément de la phrase:

(i) ? Qui a-t-elle dit [ en français] que Jean a vu?


[ stupidement ]
[ en bégayant ]
[ à voix basse ]

Ceci est explicable dans le cadre ébauché dans la note 12.


Le dernier constituant de S reçoit l'accent principal de phra­
se, ce qui fait de lui le FOCUS de S. (Voir Jackendoff,
1972, Chomsky 1976, Guéron 1980 pour la discussion de
cette notion). Le reste de la phrase devient la présupposi­
tion, rendant S' sujet à la contrainte des constituants com­
plets. Si par contre l'adverbe de manière est contigu au ver­
be, il est marginalement possible (quoique souvent sémanti-
quement bizarre) de considérer le verbe + l'adverbe comme
un complexe verbal à la suite d'un processus de coindexa-
tion de constituants dont on commence à connaître les res­
sorts (voir e. g. Hornstein et Weinberg 1981 et Rouveret et
Vergnaud 1980).

14 . La signification de la distinction quantification sur les in­


dividus vs quantification sur les degrés dans la détermination
des conditions «ponts» est signalée dans Guéron (1980c)
par rapport à un contraste d'acceptabilité note' dans Rouve-
ret'(1978) à propos des consécutives:

(i) Il pense que Marie est trop honnête pour lui mentir.
(ii) Il regrette que Marie soit trop honnête pour lui mentir

Tandis que (i) est ambigu, trop pouvant avoir une portée
étroite (en auquel cas lui = il) ou une portée large (et alors
lui = Marie), (ii) n'est pas ambigu. La lecture où trop a la
portée large est impossible.
Il semble être le cas général que le verbe regretter est un
Domaines de la quantification 231

«pont» pour la quantification sur les individus mais non


pour la quantification sur les degrés, quel que soit le mar­
quer d'opérateur en jeu.

15 . Pour que la trace de dont compte comme variable au ni­


veau des formes logiques, il faut supposer que dont est un
SN qui hérite du cas génétif de sa trace, au moins si seules
les traces marquées pour le cas comptent comme variables.
Cette supposition n'est même pas nécessaire si nous suppo­
sons, avec Borer (1980) qu'il suffit que l'antécédent soit
interprété comme un quantificateur pour que sa trace soit
prise comme une variable.

16 . Notre analyse suit celle de Williams dans ses lignes essen­


tielles. Elle n'en diffère que sur deux points (i) nous
n'adoptons pas le formalisme de Williams, qui fait usage de
la notation lambda; (ii) nous considérons le SV vide com­
me un constituant PRO et non comme une série de noeuds
vides.

17 . Il est signalé dans Guéron (1980a) que si QR, règle qui


déplace un SN jusqu'au noeud S, était obligatoire, la con­
trainte de Williams prédirait que (46) ne serait pas inter­
prétable, le SN complément d'objet ayant nécessairement
une portée étroite, suggère soit que QR est facultatif, soit
qu'il peut consister en une adjonction au noeud SV aussi
bien qu'au noeud S.

18 . Cette contrainte est la première de celles que nous pas­


sons en revue qui ne peut pas être décrite comme un sous-
cas de la Contrainte des Constituants Complets décrite
dans Guéron , 1981.

19 . Le terme de référence est impropre, car il s'agit sans dou­


te dans ces cas de conditions sur la coindexation d'un pro­
nom et d'une variable (cf.Higginbotham 1979,Milner 1979).
232 GUÉRON

20 . [+ H] résume les traits caractérisant l'ensemble des hom­


mes.

21 . (63) n'est donc pas à interpréter comme la conjugaison de


deux prédications sur un individu x, la partie ¡3 du quantifi­
cateur complexe n'ayant pas le même statut, du point de
vue de l'interprétation de S, que la phrase matrice. Notre
analyse est proche, sur ce point, de l'analyse des quantifica­
teurs + WH dans Z. de Fourier (1980). La seule différence
importante entre notre analyse et la leur, à part le fait que
nous la généralisons à tous les SN quantificateurs, est que
pour nous l'analyse d'un SN quantificateur en partie présup­
posée ( (3 ) et partie affirmée ( a ) a lieu pour tout SN mar­
qué [+ Q] indépendemment de sa structure interne par ail­
leurs.

22 . La distinction entre un SN de type partitif et un SN de ty­


pe non-partitif est cruciale pour l'interprétation de la coréfé-
rence. V. à ce propos Guéron 1979 et Z. de Fourier (1980).

23 . Elles sont plutôt à assimiler aux phrases présentationnelles


discutées dans Guéron (1980b).

24 . Notamment,dans le SN complément d'objet d'une telle


construction n'est interprété ni comme un nom ni comme
un quantificateur. Voir à ce propos Milsark (1977).

25 . Cf. Williams (1980). Nous supposons, comme Williams,


que la prédication implique la coindexation de SN et X " .
La discussion du système de polarité dans 2.3.3. suggère que
la coindexation a lieu à la fois en structure de surface et au
niveau des formes logiques.

26 . Nous ne considérons que les TOPICALISATIONS an­


glaises qui sont prononcées avec deux accents principaux,
l'un sur l'élément antéposé, l'autre ailleurs dans S. Cette
Domaines de la quantification

structure est à distinguer d'un autre type de topicalisation


où seul l'élément antéposé porte un accent principal. Cette
deuxième construction serait à rapprocher de l'antéposi-
tion de constituants dans les langues germaniques et de la
dislocation décrite dans Cinque (1977) qui n'engendrent
vraisemblablement pas des structures de quantification.

27 . (69e) est acceptable dans certains dialectes du français,


ce qui suggère que l'inversion du sujet et du verbe ne joue
pas le même rôle en français (ou dans ces dialectes) que l'in­
version du sujet et de l'auxiliaire en anglais, où elle sert à
distinguer deux sous-classes de structures de quantification.
Ce n'est pas surprenant dans la mesure où l'une de ces sous-
classes, la structure de type John I like n'existe pas en fran­
çais.

28 . Si l'inversion était nécessaire pour la quantification il ne


pourrait pas y avoir de structures de quantification engen­
drées par QR,ce qui éliminerait la possibilité d'expliquer les
phénomènes examinés dans 2.2 en termes de contraintes sur
les structures. En outre il faudrait conclure que les langues
où il n'y a pas de déplacement WH syntaxique et pas d'in­
version n'ont pas de quantification, ce qui semble absurde.

29 . Nous ne discuterons pas le problème de savoir pourquoi


(76) et (77) ne peuvent pas être associés à une interpréta­
tion où everyone a une portée plus large que two languages.
Dans le cadre présenté ici, la raison sera la même que celle
qui rend agrammaticales les structures syntaxiques (i) et (ii):

(i) a . * Who two languages speaks? (cf. (76) ).


b . * Two languages who speaks.
c . * Who two languages does speak?

(ii) * Who are two languages spoken by? (cf. (77) ).


234 GUÉRON

30 . Ce point est élaboré dans Milsark (1977) et dans Guéron


(1980b).

31 . Nous situons le marquage de polarité de S en position


AUX dans (87). Nous supposons que la polarité «non-mar­
qué» de S est [4- POS] mais que des opérations syntaxiques
comme l'inversion du sujet et du verbe, ou l'addition de
l'élément ne peuvent renverser la polarité normale, engen­
drant une polarité [ -POS]. (Voir sur ce point la fin de la no­
te 36).

32 . (89) n'est pas assez fort. Il faut en plus que les items de
polarité, contrairement aux quantificateurs, soient c-com-
mandés par un item lexical portant le même marquage de
polarité, d'où le contraste (i) / (ii):

(i) personne n'est venu.


(ii) * grand'chose n'a pas été fait. (Cf. Milner (1979) ).
(iii) Je n'ai vu personne.
(iv) Je n'ai pas fait grand'chose.

33 . (i) et (ii) ci-dessous suggèrent que (91) peut être remplacé


par une contrainte encore plus forte:

(i) John is tough to buy anything for.


(Jean est difficile à acheter quoi que ce soit pour).

(ii) * Jean is easy to buy anything for.


(Jean est facile à acheter quoi que ce soit pour).

L'item de polarité anything (mais non le quantificateur uni­


versel anything) est exclu dans (11). En supposant, d'une
part, que les AP tough et easy sont coindexés avec S' dans
(i) et (ii), d'autre part que les adjectifs peuvent être polari­
sés [ i POS], la contrainte (iii) rend compte du contraste (i)-
(ii) tout aussi bien que de ceux illustrés dans (86) et (88) ci-
Domaines de la quantífication 235

dessus.

(iii) Dans la configuration X Y, X ne peut pas être coin-


dexé avec Y si X et Y n'ont pas la même polarité.

Le AP tough et le SN anything auraient en commun le trait


[-POS] tandis que le AP easy et le SNsomethingseraient pola­
risés [+POS].

34 . Le contraste entre (96a) ci-dessus et (i) pose pourtant un


problème pour notre analyse:

(i) * Did J o h n say anything to no one?


cf.(ii) Did John say anything?

Notre analyse donne à (i) la même forme logique q u ' à (96a)


soit (99).

35 . Les faits concernant nessuno viennent de Rizzi (1980).


Rizzi considère également que nessuno est un quantificateur
sujet à des contraintes de polarité.

36 . La coindexation en structure de surface, comme la règle


de déplacement du verbe tensé en début de S, a l'effet de
renverser la polarité de S', mais la polarité étant établie à
partir des s-structures, la coindexation ou le déplacement au
niveau des formes logiques vient «trop tard» pour avoir un
tel effet.

37 . Sans entrer dans une comparaison détaillée des items de


polarité et des quantificateurs (ce que nous tâcherons de
faire dans un travail ultérieur) notons quelques différences
cruciales entre les deux types de SN. (i) Les items de pola­
rité ne se déplacent pas au niveau des formes logiques (voir
e. g. la note 12 dans Rizzi 1980 à propos du Principe des
Catégories Vides), (ii) les items de polarité doivent être
236 GUÉRON

c-commandés par un constituant portant le marquage de po­


larité compatible tandis que les quantificateurs doivent seu­
lement être coindexés avec le domaine qu'ils gouvernent (su­
jet à la contrainte (85) ). Le constraste signalé dans la note
32 montre que les deux contraintes ne sont pas équivalentes.
(iii) Bien que les items de polarité soient, comme les quantifi­
cateurs, polarisés [ + P O S ] , ils se distinguent de cette deuxiè­
me classe par l'absence d'un trait opérateur [ + Q]. Ce fait est
la cause des distinctions (i) et (ii). N'ayant pas d'opérateur
logique, l'item de polarité ne peut pas être interprété ni
comme nom, car il ne satisfait pas à la définition de nom,
ni comme quantificateurt(par la règle (60) ), et ne peut donc
pas être sujet d'une prédication. La distinction s'exprime
formellement au moyen du marquage [+ Q] dans un cas,
[-Q] dans l'autre, marquage qui est indépendant du trait
[ + P O S ] . (L'indépendance de ces traits a été démontrée dans
la note 3 3 : l'adjectif tough est également marqué [-Q]
[-POS]).

Nous expliquons le fait que personne, rien, etc. peuvent


fonctionner comme quantificateurs tandis qu'un item de po­
larité comme grand'chose ne peut pas, de la manière suivan­
te: Personne porte le marquage [ + Q] tandis que grand'chose
porte le marquage [-Q]. Personne ne fonctionne comme
quantificateur qu'à la suite du déplacement par la règle QR
et du processus d'absorption au niveau des formes logiques.
Ceci est illustré ci-dessous:

La forme logique (c) est identique à celle associée à (102a)


Domaines de ia quantification 237

et (102b) ci-dessus. Seule la dérivation est distincte: dans le cas


de (a) il fallait une synthèse de deux constituants syntaxiques,
au niveau des Interprétations Sémantiques—I, avant Yanalyse
qui produira, au niveau des Interprétations Sémantiques—II, la
formule sémantique associée avec (c): NEG X x Є [êtres hu­
mains] J e vois x. Les opérations invoquées, QR et l'absorption,
se justifient dans la grammaire indépendamment du cas que
nous examinons ici.

Les items de polarité ne portant pas le marquage [+ Q] ils


ne peuvent pas subir le processus d'absorption et resteront
non-interprétables en cas de déplacement par la règle DEPLA­
CER a .

Signalons que le trait [ + Q] ne fait que résumer la liste (fi­


nie) des opérateurs fonctionnant dans les langues naturelles,
tels que [+ WH], +U, NOMBRE. Dire que les items de polarité
sont [-Q] c'est dire qu'ils ne définissent aucune opération lo­
gique. Le trait [+ Q] est plus qu'un élément d'une combina-
toire ayant une certaine adéquation empirique. Il représente
un universel de type substantif fondé sur l'existence d'un cer­
tain nombre d'opérations logiques pertinentes pour le langa­
ge.

En ce qui concerne ne, si nous posons que ne suffit pour


polariser négativement un domaine syntaxique mais non pas
pour lier un item de polarité, dans la mesure où ne n'a aucun
trait lexical [+ N] [+ V] (voir la note (32) ), nous expliquons
le contraste ci-dessous au moyen des formes logiques (schéma­
tiques) que nous avons associées à chaque S.

(d) je ne vois personne → ne-personne i [S je vois e i ]


[+Q] [+Q]
[+N]
(e) * je ne vois grand'chose ne [g je vois grand'chose]
[+Q] [-Q]
238 GUÉRON

(f) je ne vois pas grand'chose


je [ne pas] [vois grand'chose]
[[+Q][+Q] [SN[-Q] ]
[+A]
En supposant que ne+ pas fonctionne comme opérateur de
NEGATION sur SV (n'ayant pas de trait [ + N ] il ne peut pas
être un quantificateur sur S) et que pas a un trait lexical
[+ A] (ce qui est plausible vu l'existence de phrases comme «il
craint de ne pas supporter cette épreuve» et le fait que les
clitiques s'attachent généralement à des items portant des
traits lexicaux) ce contraste découle des distinctions faites
dans cette note entre les quantificateurs d'une part et les
items de polarité de l'autre.

38 . Nous distinguons la polarité [+ POS] de l'opération de


NEG sur SV.

39 . Il faudrait expliquer, par exemple, pourquoi no one ne se


comporte pas de la même façon que not a man en position
post-verbale en anglais. Contrairement à (104c), (i) ci-des­
sous est acceptable:

(i) I will speak to no one.

Pour garder la généralisation que dans une structure de


quantification S doit être marqué [-POS] si le quantificateur
porte ce marquage ( (85) ci-dessus), tout en maintenant que
la polarité est établie en structure de surface, il faut poser
qu'un SN contenant no n'est que facultativement marqué
[-POS], pouvant être interprété soit comme marqueur
[-POS] soit comme spécifieur [ |- POS] de nombre (=zéro).
L'impossibilité de (ii):
(ii) No one I spoke to. (Personne j ' a i parlé à)
ne serait pas due à la contrainte (85), mais au fait que la
phrase est sémantiquement absurde, de la même manière
que (iii):
Domaines de la quantification 239

(iii) Zero people I spoke to. (Zéro personnes j ' a i parlé à)


Dans d'autres cas, la non-inversion dans un S coindexé avec
un SN contenant no est possible.
(iv) With no job [John will be happy]
[Will J o h n be happy] (Liberman, 1974)
Not, par contre, ne peut pas être interprété comme quantifi­
cateur positif de nombre, car il n'est jamais en position de
spécifieur:
(v) * not men came...
no men came.
three men came.

40 . Mais il peut y avoir de telles contraintes, qui pourront


être révélées par l'examen de problèmes importants que
nous avons laissés de côté ici, tels que celui de la portée res­
pective des quantificateurs —WH et les quantificateurs de
NOMBRE et les conditions de leur inter-action.
SUR LE STATUT DE QUELQUES
«ACCIDENTS»
SYNTACTICO-SEMANTIQUES

J'ai choisi d'exposer ici un phénomène que j'ai observé en


comparant les systèmes verbaux du français, de l'arabe égyp­
tien et de l'arabe moderne 1 et plus particulièrement en es­
sayant d'étayer mon hypothèse selon laquelle il existe un con­
tinuum syntactico-sémantique qui, dans les trois langues, part
des verbes de mouvement-déplacement (V-mt) et aboutit aux
verbes de communication (V-com) 2.

Les V-mt se définissent syntaxiquement par leur entrée dans


la construction:

(N0 V-mt+V-mt N 0 ) (V o -inf+V° -inac)♎ 3


(Luc est sorti+ Ali harag+Haraja Ali)
(acheter+ yèchtèri-+- yachtari)(le journal+ èl gornâl+'al jarida)

et par le fait que cette construction admet la paraphrase mé-


talinguistique locative A: 4

N 0 V-mt de Det Ni- loc Reli No (se trouve+Loc Pro1)


(à+ilâ+lél)
242 IBRAHIM

Det Nj- loc Relj V-n ♎ (est faisable+ fîhi féЄlon momkénon
+fîh Єamal momkén).

Les V-com entrent dans une série de constructions complé­


tives articulables via des relations paraphrastiques avec des opé­
rateurs premiers tels que faire et donner notamment et des V-
mt tels que arriver, partir et sortir notamment, dans une struc­
ture métalinguistique étendue où ils occupent des positions
strictement hiérarchisées et dont la matrice la plus élémentaire
a la forme B:

N 0 (fait + yajЄalo + béyehalli) (partir, sortir N-appr. + -


appr. tarouho, tahrojo + N-appr. terouh, tohrog) (de + m é n )
Det Ni loc Rel i N 0 (se trouve + Loc ProJ) ( à + ilâ + lél) Det
Njloc Relj N 2 (se trouve 4- Loc Pro 1 ) (qui font arriver + où N 0
donne communication de + towassélo, y o Є t î béha N 0 bayâ-
nan e a n + bétwassal, béyéddî fîha N 0 ) (la nouvelle + habar)
(Que P + 'anna P + én P)

La mise en relation de V-com entrant dans des constructions


différentes amène entre autres à s'interroger sur le statut du
verbe assurer en français, de yoЄléno en AM (= annoncer) et
yéЄlén en AE (= annoncer) qui entrent à la fois dans la cons­
truction:

(C) (No V-com |- V-com No ) (Que P + 'anna P + én P )


(à + lé) N 2 "hum;

et la construction:

(D) (No V-com + V-com N 0 ) N 1 -hum (de ce Que P + bé


5
'anna P + bé én P)

comme le montrent les exemples (1) à (6):

(1) - Luc assure à Chloé qu'il viendra


<<Accidents» syntactico-sémantiques 243

(2) - Luc assure Chloé qu'il viendra


(3) - Yoeléno Ali lé Ola 'annaho saya'ti
(Ali annonce à Ola qu'il viendra)
(4) - Yoeléno Ali Ola 'annaho saya'ti
(Ali annonce Ola qu'il viendra)
(5) - Ali béyéelén lé Ola énno gay
(Ali annonce à Ola qu'il va venir)
(6) - Ali béyéelén Ola énno gay
(Ali annonce Ola qu'il va venir)

Une certaine différence de sens - subtile en français: rele­


vant les deux constructions dans un texte de Céline, le Trésor
de la Langue Française donne à assurer dans (C) le sens d'une
«simple communication» et dans (D) celui de «dissiper un sou­
ci» ; plus nette en AM et en AE où la construction (D) a un em­
ploi exclusivement juridique qui la rapproche du sens de noti­
fier alors que (C) correspond à l'emploi courant de annoncer
en français - interdit de relier transformationnellement (C) et
(D). On peut évidemment tourner la difficulté en parlant de
restructuration ou en inventant un nouveau terme pour la rela­
tion, l'important est d'arriver à apprécier l'étendue, la nature
et la fonction de cette relation dans le lexique. Autrement dit,
avons-nous affaire à un accident ou à un phénomène perti­
nent?

Sur l'ensemble des V-com que j ' a i examinés cette relation ne


se vérifie que pour ces verbes en français et en AE mais elle
s'étend à quatre autres verbes en AM: yoblégo et yoballégo
(= informer), yolhémo (= inspirer) et yansaho (= conseiller).

Si l'on se contente d'une paraphrase sémantique à condition


qu'elle soit très étroite, la relation implique des paires du type
annoncer I informer, sommer I ordonner, instruire/apprendre,
mettre au courant/communiquer etc...

D'autre part, les verbes, qu'ils soient ou non de communi-


244 IBRAHIM

cation, concernés par une relation de type DI (standard dati­


ve/inverse) se répartissent de la manière suivante:

DI (a)No V N i Prep N J -hum où Prep=à en F lé en AM et


← → en AE

No V N j -hum Prep Ni où Prep = de en F bé en AM et AE

si N1= Que P Prep est effaçable en construction inverse.

Ex: F Le médecin a amputé une jambe à Marie.


Le médecin a amputé Marie d'une jambe.

Le médecin a assuré qu'il viendrait à Marie.


où Le médecin a assuré Marie (de ce + E ) qu'il viendrait.

AE - Amr 'a lan lé Ali èn èl chèrka fallèsèt


Amr 'a lan Ali èn èl chèrka fallèsèt
(bé+E)
(Amr a annoncé à Ali que la société avait fait faillite)

AM - 'a lan Amr lé Ali 'anna-1-charèka 'aflasat


'a lan Amr Ali (bé+E) 'anna-l- charèka 'aflasat
(=Amr a annoncé à Ali que la société avait fait faillite)

(b) No V Nilé N j -hum ↔ No V N j -hum Ni

ce groupe comprend des verbes comme yéddi, yoЄetî


(=donner), yosallémo, yésallém (=livrer), yoblégo, ye-
ballag ( = faire savoir), yofhémo, yefahkém (=faire, com­
prendre)...

Les verbes français auxquels s'applique la relation DI (a)


sont peu nombreux, leurs compléments ont des traits de sé­
lection très spécifiques et si les constructions inverses d'ampu­
ter et affecter ne posent aucun problème d'acceptabilité celles
«Accidents)) syntactíco-sémantiques 245

de fournir, livrer et servir sont refusées par de nombreux lo­


cuteurs et des verbes comme arnaquer ou escroquer ont des
Ni très spécifiques. Enfin les contraintes qui commandent les
changements d'acceptabilité pour ces verbes n'ont aucun ca­
ractère de généralité.

Parallèlement on a observé une relation de même type con­


cernant des constructions locatives. On l'appellera LI (standard
locative/inverse) :

LI N0VNiLocNj ↔ No V Nj Prep Ni

où Prep = de en F et bé en AM et AE6

On remarque que:
(1) il existe dans chacune des trois langues au moins un verbe
entrant à la fois dans une construction standard dative, dans
une construction standard locative et dans une construction
inverse à condition d'accepter soit les constructions inverses
de livrer, fournir ou servir soit les constructions locatives d'es-
croquer ou arnaquer7

Ainsi par exemple:

Luc livre des fromages à la garnison


Luc livre des fromages dans la garnison
? Luc livre la garnison de fromages

(2) Si, en F, on refuse ces constructions, cette langue se carac­


tériserait par l'impossibilité pour un même verbe d'avoir les
trois constructions. On aurait alors en F trois cas de figure:
- les LI pour lesquels *No V Ni à N j -hum comme charger
ou planter;
- les DI pour lesquels *No V Ni Loc Nj (Loc≠à) comme
affecter
246 IBRAHIM

- ceux qui ont une construction locative et une construction


dative mais n'ont pas de construction inverse comme lancer.

En observant d'autres langues de la famille indo-européenne


on remarque que si en allemand werfen (lancer) qui devient
bewerfen en construction inverse 8 , entre dans les trois cons­
tructions, il semblerait qu'on ne puisse trouver de verbes de ce
type ni en anglais, ni en espagnol, ni en italien, ni en néerlan­
dais.

De toutes façons, qu'il y ait ou non un trou dans la combi-


natoire, ce qui frappe c'est que dans toutes ces langues le nom­
bre des verbes entrant naturellement dans deux constructions
est faible et dans trois très faible sinon nul.

Enfin, quelle que soit la langue concernée, deux différences


sémantiques sont généralement observées:

- dans les relations de type DI les Nj des constructions inver­


ses sont parfois plus affectés par le processus du verbe que
les N J des constructions datives, toutefois l'équivalence sé­
mantique entre les deux constructions est toujours très
grande;
- dans les relations de type DI la différence de sens peut être
résumée par la trace syntaxique qui se manifeste en néerlan­
dais par l'apparition obligatoire dans les constructions inver­
ses devant Nj de vol-adverbe ou adjectif selon les grammai­
res - qui signifie «plein» :

(7) Piet giet koffie op de rok van Maria


(Pierre verse le café sur la jupe de Marie)

(8) Piet giet de rok van Maria vol koffie


(Pierre verse la jupe de Marie plein café)

Autrement dit, avec la construction inverse c'est toute


«Accidents)) syntactico-sémantiques 247

l'étendue ou toute la contenance de NJ qui est concernée


par le processus du verbe, même si, comme dans le cas de (8),
la jupe n'est pas matériellement entièrement recouverte de
café. (8) est l'équivalent de ce que serait en français: Pierre
lui a mis du café plein la jupe.

Une dernière remarque quant aux données: les construc­


tions locatives et inverses des équivalents arabes de lancer
(note 5) partagent l'interprétation «processus hostile à
N j -hum» alors que la construction dative n'a pas cette inter­
prétation. On peut en déduire que c'est la construction loca­
tive et non la construction dative qui correspond à la cons­
truction inverse des équivalents arabes de lancer en dépit du
fait que la construction inverse comporte en position de Nj
un complément nécessairement humain, une propriété liée
au datif.

Les données telles qu'elles viennent d'être présentées sou­


lèvent un certain nombre de questions:

1 / sommes-nous face à un résidu de l'évolution histori­


que? devant une coïncidence entre des idiosyncrasies
non-pertinentes pour une analyse du système linguisti­
que de chaque langue ou bien s'agit-il de verbes à la fois
uniques et centraux du système verbal comme peuvent
l'être, toutes proportions gardées, les verbes être ou avoir
et d'une manière plus générale les verbes opérateurs élé­
mentaires comme faire, donner ou mettre?

2 / Quelle que soit la réponse apportée à la première ques­


tion, l'existence des relations signalées sous la forme que
j ' a i indiquée pose le problème de la relation entre les
structures datives et les structures locatives. A ce sujet, on
peut formuler plusieurs hypothèses. Les observations de
Boons 9 «tendent à montrer que verbes locatifs et verbes
datifs sont à un certain niveau de description deux va-
248 IBRAHIM

riantes d'un même phénomène». Notre analyse de la re­


lation entre les V-mt et les V-com tendrait à une conclu­
sion analogue.

3 / Quelle que soit la réponse apportée à la question précé­


dente, il importe de mettre en relation les constructions
observées avec des constructions et des verbes impliquant
un nombre statistiquement plus significatif d'items lexi­
caux.

Répondre à la première question sans avoir présenté et dis­


cuté l'ensemble des descriptions et des recherches qui légiti­
ment le choix de telle ou telle option n'aurait pas beaucoup de
sens. Je commencerai donc par proposer ma conception de la
relation entre le datif et le locatif pour autant que les construc­
tions que j ' a i présentées sont concernées. D'une manière géné­
rale trois cas de figure se présentent pour ce qui est de la rela­
tion du complément datif et du complément locatif de desti­
nation au verbe:
1 - les deux compléments s'excluent. C'est le cas de charger
et donner.
2 - Les deux compléments s'excluent seulement s'ils appa­
raissent dans le même énoncé et que le locatif n'est pas
N-pc du datif ou qu'on n'a pas affaire à un datif éthique.
C'est le cas de lancer:
N 0 V Ni Loc N J i
OU No V N (à + b é ) Nj
No V N ( à + lé) N -hum Loc N-pcj (Loc≠chez ou Єénd)
i j-

et No V Ni (à+lé) N j -hum Loc N - p J

mais *N 0 VN i (à+lé) N j -hum Loc N k -hum

Si à correspond à Loc destination il est nécessairement suivi de


N-pc et l'on a nécessairement en arabe une préposition locative
autre que lé l'équivalent habituel de à. Dans ce cas comme l'a
souligné Boons (p.193) pour le F le processus de lancer reçoit
nécessairement une interprétation «hostile». C'est également le
«Accidents» syntactíco-sémantiques 249

cas en AE et en AM:

(9) Ali rama -1 kora lé Ola fé wéchchaha (AE)


(9') Rama Ali -1 kora lé Ola fî wajhéha (AM)
(=Ali a jeté le ballon à Ola dans son visage)

Ceci dit lé peut être tout comme à en F une préposition lo­


cative:

(10) Ali safer lé Paris (AE)


(10') Safara Ali lé Paris (AM)
(=Ali est parti à (=pour) Paris)

On peut donc en conclure que c'est bien le verbe et la natu­


re de la construction qui interdisent en (9) et (9') l'emploi de
lé.

3 - Les deux types de compléments sont compatibles dans


la même construction. C'est le cas de livrer. Dans ce cas N-pc
ne peut apparaître en position de NJ et aucun des deux types
de compléments ne peut donner au verbe l'interprétation
«hostile».

Comme en - 1 - il n'y a pas d'interprétation «hostile» structu­


relle, s'il y en a une elle sera due exclusivement aux termes uti­
lisés, c'est uniquement en -2- qu'il y aurait à étudier la relation
entre l'interprétation «hostile» et des contraintes sur les confi­
gurations structurelles.

Il apparaît aussi que dans les trois langues lancer et ses équi­
valents entre dans la combinatoire la plus large et la plus signi­
ficative pour l'étude de la relation entre datif et locatif de des­
tination, même si ce verbe n'apparaît pas en F dans la cons­
truction inverse, tandis que ses équivalents arabes n'apparais­
sent pas dans la construction:
250 IBRAHIM

No V N i lé N-pc N j -hum

En effet on peut noter que bombarder ne peut être rendu en


AE comme en AM que par yermi et yaqàéfo deux équivalents
de lancer et qu'en F il y a une quasi équivalence entre N bom­
barde un objectif et N lance des bombes ou des projectiles di­
vers sur un objectif. Enfin bombarder entre en F dans la cons­
truction inverse.

Cette situation nous donne les éléments d'une étude du pas­


sage syntactico-sémantique du locatif au datif ou vice-yersa si
on y ajoute les données impliquant dans la position Nj un N-
pc:

(11) *Ola ramét korsi lé wéch Ali


(12) *Ramat Ola korséyyan léwajh Ali (=15)
(13) Ola ramét korsi ( Є a l a + f é ) wéch Ali(=16)
(14) Ramat Ola korséyyan ( Єala +fî) wajh Ali
(15) Ola a lancé une chaise au visage d'Ali
(16) Ola a lancé une chaise sur le visage d'Ali

(11') ou (13') *Ola ramet wéch Ali bé korsi


(12') ou (14') *Ramat Ola wajha Ali bé korsi

(18) Ola ramét korsi lé Ali fé wéchcho


(Ola a lancé une chaise à Ali dans son visage)
(18') Ola ramét Ali bé korsi fé wéchcho

(19) Ramat Ola korséyyan lé Ali fî wajhihi


(19') Ramat Ola Ali békorsî fî wajhihi
(20) *Ola ramét ealâ Ali korsi fé wéchcho
(20') *Ramat Ola ealâ Ali korséyyan fî wajhihi
(20") * Ola a lancé sur Ali une chaise sur le visage

Etant donné la paire paraphrastique LI pour yarmi, yermi,


N-pc N j -hum ne devrait pas en position de Nj modifier l'accep-
251
{(Accidents» syntactico-sémantiques

tabilité des constructions. Ce n'est pas le cas. (13) et (14) sont


grammaticaux mais non (13') et (14'). Parallèlement, alors que
No V Ni lé N J est grammaticale, (11) et (12) ne le sont pas. Le
seul cas où le bloc N-pc — N J -hum soit autorisé est dans la posi­
tion de lo.catif de destination: (13), (14), (15) et (16). Lorsque
N-pc et N j j -hum sont séparés, le double locatif est interdit: (20)
(20') et (20"), et seuls les énoncés où N-hum est datif et N-pc
locatif, quelle que soit leur construction, permettent de sépa­
rer les deux éléments, le double datif étant évidemment inter­
dit. La configuration où N-pc serait datif et N-hum locatif est
impossible dans les trois langues et probablement dant toutes
les langues. Provoquées par l'apparition de N-pc ces contrain­
tes sont analogues à celles qu'on rencontre en F avec (22) et
(22'):

(22) Il a lancé à Chloé qu'il s'en irait demain


(22') *ll a lancé à N-pc de Chloé qu'il s'en irait demain.

Le processus du verbe doit, avec le datif, porter sur le tout.


Il est bloqué si on l'oriente sur une partie du tout. La présen­
ce de N-pc dans la structure correspond à une parcellisation du
processus du verbe. Il apparaît d'autre part, comme le mon­
trent les exemples:

(21) *Ola ramét Єala Ali korsi lé wéchcho (AE)


(21') *Ramat Ola Єala Ali korséyyan fí wajhihi (AM)
(21") *Ola a lancé sur Ali une chaise au visage (F)

qu'en présence d'un ensemble et d'un sous-ensemble de cet en­


semble le datif portera sur l'ensemble et le locatif sur le sous-
ensemble mais jamais l'inverse. Enfin il semble bien qu'il ne
puisse pas y avoir dans une phrase simple plus d'un locatif de
destination (ex. (20), (20') et (20").

Certaines de ces contraintes ont un caractère général, d'au­


tres pourraient être liées à lancer. L'élaboration d'une hiérar-
252 IBRAHIM

chie des contraintes qui vaille pour tous les verbes entrant dans
les constructions étudiées est cependant rendue plus difficile
par les caractéristiques syntactico-sémantiques particulières de
verbes comme affubler, atteindre et surtout munir dont il fau­
drait alors tenir compte. Dans l'état actuel de la recherche, le
meilleur lien entre ces phénomènes et la meilleure manière de
les relier à des ensembles statistiquement significatifs se trou­
vent dans la relation qu'ils entretiennent avec les opérateurs
élémentaires donner et mettre et dans la relation entre ces
deux opérateurs. Rappelons le point de départ de l'analyse:

(23) Lu charge le camion de chemises


Lu met dans le camion (une charge de chemises + des
chemises)

Lu béthammél él lori bél 'omsân


Lu béthott fél lori (hemoulét 'omsân+'omsân)

(24) Lu arrose l'école de bombes


Lu lance comme à un arrosage des bombes sur l'école

Lu bétroch él madrasa bél 'anâbél


Lu bétéhdéf ka'anno rach'anâbél Єala -1 madrasa

(25) Lu informe Chloé de la situation


Lu donne à Chloé des informations sur la situation

Lu bétéhbér Chloé bél maw'éf


Lu béteddi lé Chloé 'ahbâr Єan él maw'éf

soit: No-hum V Nj Prep N i -nr où Prep = d e + b é + E

No-hum (mettre+ lancer + donner + leurs équivalents)


Prep N J (V-n Prep N i - V-n N i - E N i - Conj. V-n N

où Prep — L o c + à + l é
« Accidents» syntactico-séman tiques 253

Conj. = comme prep + ka'anno

avec cette différence sémantique constante entre la construc­


tion inverse et la construction à opérateur à savoir que dans
cette dernière le processus verbal ne concerne pas nécessaire­
ment la totalité du Nj ou ne l'atteint pas nécessairement, ce
qui n'est pas le cas pour les constructions inverses.

Par plusieurs de ses propriétés lancer est intermédiaire entre


mettre et donner:
- il entre aussi bien dans la construction dative que dans la
construction locative;
- il entre dans des constructions complétives où ni donner ni
mettre ne peuvent entrer mais qui dérivent de constructions en
donner ce qui le rapproche de donner mais il remplace mettre
dans la paraphrase de verbes comme bombarder ou arroser
dont le sens est incompatible avec donner. Cette incompatibili­
té disparaît toutefois si au lieu de bombarder un véhicule de
projectiles on bombarde quelqu'un de questions. Auquel cas
on retrouve avec lancer plusieurs questions à N-hum un sens
proche des V-com encore que différent dans la mesure où la
complétive reste impossible. De toutes façons dans ce dernier
cas mettre ne peut être relié à lancer qui est alors nettement
une modalité particulière de donner.

La différence entre mettre et lancer apparaît mieux si l'on


observe la construction inverse d'atteindre, yosîbo, yestb:

(26) Lu a atteint Chloé d'une balle à la poitrine


asâbat Lu Chloé bé rasâsatén fî sadréha (AM)
Lu 'asâbét Chloé bé rosasa fé sédraha (AE)

(26') Lu a mis a Chloé une balle dans la poitrine


en AM l'énoncé équivalent n'est pas naturel
Lu hattét lé Chloé rosâsa fé sédraha
254 IBRAHIM

on remarque que (26) bien qu'il y ait «déplacement de trajec­


toire» ne peut se paraphraser par donner mais peut l'être par
mettre qui s'accommode bien du sème «pénétration» impliqué
par le sens du verbe et de la construction. D'où les contraintes
qui apparaissent en (27):

(27) Il lui a lancé une chaise à la tête


* Il lui a lancé une balle de revolver dans la tête
* Il l'a atteint d'une chaise à la tête
* Il lui a mis une chaise dans la tête

les équivalents arabes de lancer connaissent des contraintes


analogues d'autant plus intéressantes que ces verbes ont une
construction inverse à interprétation nécessairement «hostile»

- on note d'autre part que si No V Ni ( à + lé) NJ est para-


phrasable par

(28) No donner Ni ( à + lé) Nj (en le lui lançant+ bél


ramyy )
la standard locative n'est paraphrasable avec mettre qu'avec
certaines prépositions et certains Nj :

(29) * Lu a mis le ballon sur le mur en l'y lançant


* Lu hattét el kora ala -1 héta bél ramyy
* wadaeat Lu 'al kora Єala -1 hâ'ét ramyyan

(30) ? Lu a mis le ballon dans le panier en l'y lançant


? Lu hattét él kora fél salla bél ramyy
? wadaeat Lu 'al kora fil salla ramyyan

Donner exige une réception active, mettre n'admet qu'une


réception passive. Lancer s'accommode des deux situations ou
bien, comme on l'a vu lorsque N 1 correspond aux paroles ou à
un Que P il n'est réductible totalement à aucune des deux si­
tuations. Cette situation sémantique correspond syntaxique-
255
«Acciden ts» syntactíco-séman tíques

ment à des propriétés également «à cheval» entre celles de


donner et de mettre.

Dans No met Ni Loc N j , si Nj = N-hum, il est assimilé à


N-nr et est de ce fait généralement péjoré:
Lu a mis un vase sur Chloé
avec dans l'énoncé devient inacceptable. Ce n'est pas le cas si
Nj = N-pc de N-hum.

Inversement, on peut donner pratiquement n'importe quoi


à N J -hum sans contrainte syntaxique ou sémantique particuliè­
re mais de nombreuses contraintes apparaissent si Nj = N-pc
de N-hum ou N-hum Loc N-pc. En cherchant soigneusement
le N-pc on peut trouver une zone commune à donner et met­
tre. Soit:

(31) Lu a mis un franc dans la main du mendiant


Lu hattét frank fé 'îd él chahhât
wada e at Lu frankan fî yadd-él chahhâd

(32) *Lu a donné un franc à la main du mendiant


*Lu édda frank lé 'îd él chahhât
*'a Є tat Lu frankan lé yadd-él chahhâd

? *Lu a donné un franc dans la main du mendiant


? *Lu éddét frank fé 'îd él chahhât
? *'a Є t a t Lu frankan fî yadd-él chahhâd

(33) Lu a mis au mendiant un franc dans la main


Lu hattét lél chahhât frank fé'îdo
wada Є at Lu lél chahhâd frankan fî yadihi

(33') Lu a donné au mendiant un franc dans la main


Lu éddét lél chahhât frank fé 'ido
'a s tat Lu lél chahhad frankan fî yadihi.
256 IBRAHIM

On remarquera que (33) et (33') sont quasi synonymes à


cette différence près qu'avec donner le processus semble con­
cerner le mendiant à un niveau psychologique ou éthique, la
main n'étant qu'une destination accessoire alors qu'avec met­
tre la main reste, comme dans (31), la destination principale
du processus verbal. Cette différence est responsable des inac­
ceptabilités de (32). En fait la zone commune est très restrein­
te. Elle l'est d'abord à un type de préposition locative - dans
/ fé / fî -. Sur sera impossible avec mettre s'il est possible avec
donner et vice-versa. D'autre part les N 1 et les N-pc sont très
contraints. Le N-pc le plus naturel pour la zone commune est
bien main. A cet égard le cas de dans la bouche est intéressant.
On peut évidemment mettre un franc dans la bouche de N-
hum. Qu'il se montre ou non coopératif. Si par contre on lui
donne un franc dans la bouche, il faut nécessairement qu'il ait
ouvert volontairement la bouche. On comprend mieux de ce
fait pourquoi:

Lu a mis à Chloé un franc dans le cul

ne pose aucun problème, alors que:

? Lu a donné à Chloé un franc dans le cul

est, dans l'état actuel de notre culture, plutôt difficile.

Donner mais pas mettre est incompatible avec un processus


de pénétration. Il peut correspondre à un processus hostile
mais à condition qu'il n'y ait pas de pénétration physique ou
métaphorique de la surface atteinte. Mettre peut correspondre
à poser avec mains et toutes les fois où l'on a sur et ses équiva­
lents mais dans la plupart des autres cas il correspond à une pé­
nétration physique ou métaphorique.

D'une manière générale tous les N à l'exception des N-v (ex.


destruction) ou N-op de V-com (ex. affirmation, annonce) et
«Accidents» syntactico-sémantiques 257

de quelques groupes de N très spécifiques (on ne met pas dans


l'esprit de quelqu'un de la responsabilité ou la responsabilité
mais on lui inculque - c'est-à-dire qu'on lui met dans Vesprit -
le sens des responsabilités) dont on ne connaît pas encore très
bien toutes les propriétés, peuvent via N-pc être mis dans N-
hum, et aucun ne peut l'être sans cet intermédiaire. N-pc est
pour ainsi dire le territoire concret que le processus du verbe
délimite en N-hum et auquel il se destine. Lorsque ce territoire
coïncide avec la totalité de N-hum, soit N-hum disparaît en
tant qu'entité vivante, soit le processus devient symbolique
(ex.: Il lui a mis la main sur le corps). Inversement, le proces­
sus à valence dative est co-extensif à la totalité physique et
morale de N-hum.

Les processus de pénétration et de parcellisation sont liés à


l'opérateur mettre et aux constructions locatives reliées à cet
opérateur et aux constructions dites inverses dans tous les cas
que nous avons étudiés.

Parallèlement, ces processus sont incompatibles avec l'opé­


rateur donner.

Les interprétations hostiles de certaines constructions de


lancer ou paraphrasables en lancer ne le sont que lorsqu'elles
peuvent être reliées à l'opérateur mettre.

La relation entre ces trois opérateurs me paraît exemplaire


pour annoncer l'étude des combinatoires syntactico-sémanti­
ques élémentaires qui se trouvent à la base de la structuration
sémantique du lexique.

Amr Helmy IBRAHIM


PARIS VIII
258 IBRAHIM

NOTES

(1) Etude comparée des systèmes verbaux de l'arabe égyptien,


de Varabe moderne et du français, Doctorat d'Etat préparé
sous la direction de Maurice Gross. Soutenu le 11/1/79 à
l'Université de Paris-VII.

(2) Je ne connais pas d'étude comparable à la mienne pour ce


qui est de la mise en relation systématique des V-mt et des
V-com dans une langue et a fortiori dans plusieurs. Il existe
par contre pour de nombreuses langues et dans de nom­
breux cadres théoriques une littérature abondante sur les
V-mt. L'étude à mon avis la plus intéressante et à ma con­
naissance la plus récente qui mette en relation des proprié­
tés syntactico-lexicales de certains verbes de mouvement
avec des propriétés plus générales de déplacement et de di-
rectionalité est celle de J.S. Gruber Lexical structures in
syntax and semantics (pp. 37 à 91).

(3) Inac signifie inaccompli aussi bien pour l'arabe égyptien


que pour l'arabe moderne (respectivement AE et AM).

(4) Métalinguistique est pris ici au sens harrissien de langue de


description totalement inclue dans la langue naturelle.

(5) Cette construction n'est pas inclue dans la matrice élémen­


taire B. On la retrouve dans l'expansion de cette matrice:
[EH+(pour que N-hum soit V-é)+...]

(6) Bé est effaçable avec yamla' (=remplir), ne l'est pas avec


yaqdéfo, yéhdéf (=lancer). Autres verbes en AM/AE yo-
hammélo, yéhammél (=charger) yazraЄo, yézra (=plan-
«Accíden ts» syn tactíco-séman tiques 259

ter) yarmî, yérmî ( = jeter) yehchor ( = fourrer - AE).


En F : charger, planter, percer, ...

(7) Cf. en AE : Datif - Ali rama touba lé Amr . Locatif- Ali


rama touba ala Amr. Inverse - Ali rama Amr bé touba.

(8) Je n'entrerai pas dans la querelle qui oppose les Germanis­


tes sur le fait de savoir si werfen et bewerfen sont 2 verbes
différents ou deux formes d'un même verbe.

(9) Jean-Paul Boons, Thèse de 3ème cycle, Université de Pa-


ris-VIII, p. 196.
CATEGORIES VIDES EN FRANCAIS

Introduction

Les syntagmes nominaux (NP) quoi que ce soit et de livre


se ressemblent en ce sens qu'ils sont tous deux sensibles aux
contextes négatifs:

(1) * Jean a lu quoi que ce soit hier soir.


(2) * Jean a lu de livre hier soir.

(3) Jean n'a pas lu quoi que ce soit hier soir.


(4) Jean n'a pas lu de livre hier soir.

Ils diffèrent en ce que quoi que ce soit est admissible dans des
contextes où ne l'est pas de livre:

(5) Jean est trop pauvre pour s'acheter quoi que ce soit.
(6) * Jean est trop pauvre pour s'acheter de livre.

Cette distinction peut se résumer comme suit: quoi que ce soit


appartient à la classe des éléments dits «polarisés», qui sont
compatibles avec un certain ensemble de contextes étudiés par
G. Fauconnier 1 . Par contre, de livre, ou plus généralement
(NP de N...), serait un élément «apparemment conditionné (),
dans (son) occurrence, par des éléments grammaticaux particu-
262 KAYNE

liers» (Fauconnier (1976, p.196), d'où provient pour l'essen­


tiel l'exemple (6) ). Puisqu'il se trouve dans (4) un élément
grammatical approprié ne ... pas, de livre y est bien formé.
Trop ... pour ne constituant pas un élément grammatical ap­
proprié, de livre est inadmissible dans (6).

Pourquoi de livre, mais non quoi que ce soit, exige-t-il la


présence d'un élément grammatical particulier? Pourquoi
n'est-ce pas l'inverse qui se produit? Y aurait-il un lien entre
ce problème et celui qui est posé par la distinction suivante:
de livre, mais non quoi que ce soit, est exclu de la position
d'objet prépositionnel?

(7) Jean n'a pas réfléchi à quoi que ce soit.


(8) * Jean n'a pas réfléchi à de livre.

C'est à ces questions que ce travail tentera de répondre.

Section 1.

La clé de l'assymétrie entre quoi que ce soit et de N... se


trouve, nous semble-t-il, du côté de la structure interne de
ce dernier. Nous avons en fait proposé, dans un travail anté­
rieur 2 , que les syntagmes nominaux de la forme ( NP de
N...) contiennent un quantificateur zéro, que nous noterons
maintenant ( QP e) ( QP = syntagme quantificateur, e = l'élé­
ment d'identité de la concaténation), en parlant d'une «caté­
gorie vide» (de type QP). Ce qui revient à dire qu'une repré­
sentation plus correcte serait ( NP ( QP e) de N...), structure
tout à fait comparable à celle de trop de livres: ( NP ( QP
trop) de livres).

Soit le principe suivant: toute catégorie vide doit avoir un


antécédent approprié. Alors, le ( QP e) de ( NP ( QP e) de N...)
doit avoir un antécédent approprié, qui est pas dans (4), mais
Catégories vides 263

qui manque dans (6), d'où l'agrammaticalité de cette dernière


phrase. Le contraste entre (6) et (5) découle simplement de
l'absence de ( QP e) dans ( NP quoi que ce soit). Autrement dit,
(NP de livre), mais non ( NP quoi que ce soit), exige la présence
d'un «élément grammatical approprié» précisément parce que
( NP ( QP e) de livre) contient un QP vide exigeant un antécé­
dent grammatical 3 .

Revenons à la différence observée entre (8) et (7), compa­


rable à (6) vs (5), et en même temps au contraste entre (8) et
(4). L'agrammaticalité de (8) ne semble pas à première vue se
laisser traiter de la même façon que celle de (2) et de (6), vu la
présence de pas, qui semble devoir constituer l'antécédent ap­
proprié exigé par le principe auquel nous venons de faire appel,
comme dans (4). La phrase (4) se distingue néanmoins de la
phrase (8) en ce que pas est plus loin du QP vide dans (8) que
dans (4), ce qui suggère que nous reformulions notre principe:
toute catégorie vide doit avoir un antécédent proche.

Pour préciser la notion d'antécédent proche, nous ferons in­


tervenir celles de c-commande et de gouverner:

A c-commande B si et seulement si
a) A ne domine pas B, ni B A
b) Le premier noeud branchant qui domine A domine
aussi B.

Par exemple, dans (y ( w X Y) Z ), X c-commande Y (et vice


versa), mais ni X ni Y ne c-commandent Z; Z par contre c-com­
mande et X et Y 4 .. A devrait gouverner B si et seulement si
A c-commande minimalement B, et A appartient à la classe des
éléments susceptibles de gouverner. Plus exactement,
A gouverne B si et seulement si
a) A est soit une catégorie lexicale (adjectif, nom, verbe,
préposition - c'est-à-dire X avec zéro barre, du point de
vue de la théorie X 5 ), soit COMP (élément figurant
264 KAYNE

dans la règle syntagmatique —» COMP S );


264
b) A c-commande B, et il n'existe pas de C, C une catégo­
rie lexicale ou COMP, tel que A c-commande C et C
c-commande B 7 .
Autrement dit, A gouverne B si et seulement si A est l'élé­
ment de la classe catégorie lexicale ou COMP le plus proche
de B, parmi ceux de ces éléments qui c-commandent B.

Par exemple, dans (S NP1 (VP VNP 2 ) ), V gouverne NP2


mais non N P 1 . Dans ( y p V (pp PNP) ), P gouverne NP mais
V ne gouverne pas NP. Dans ... V ( NP QP ...), V gouverne QP,
étant donné que la soeur de QP, (de N ...), ne fait pas partie de
la classe prévue par la partie a) de la définition de gouverner.
Dans ... V (pp P ( NP QP ... ) ), P gouverne QP mais V ne gou­
verne pas QP.

(9) Principe des Catégories Vides 8


Toute catégorie vide
I) doit avoir un antécédent qui la c-commande et
II) cet antécédent doit être contenu dans une pro­
jection, au sens de la théorie X, d'un élément qui
gouverne la catégorie vide en question.

Dans (4), le QP vide est gouverné par le V lu, dont une pro­
jection, VP, contient l'antécédent pas. Dans (8), le QP est gou­
verné par la P à, mais aucune projection de à ne contient pas,
de sorte que (8) constitue une violation de (9). 9

Cette explication du contraste entre (4) et (8) peut facile­


ment être étendue à bien d'autres phénomènes syntaxiques du
français:

(10) Jean a beaucoup lu de livres.


Jean a trop acheté de chemises.
Catégories vides

(11) * Jean a beaucoup souri à de passants.


* Il a trop compté sur d'amis.

Il est naturel de supposer qu'il y a un QP vide dans (10) tout


comme dans (4), c'est-à-dire que ( NP de N ...) en français con­
temporain est toujours à analyser comme ( NP ( Q p e) de N...).
Dans (10), l'antécédent de cette catégorie vide est beaucoup
ou trop, selon le cas 10 . Dans (11), il y a de nouveau un QP
vide, dont l'antécédent devrait être beaucoup ou trop. Mais
ces antécédents sont trop éloignés, vu que le QP vide est gou­
verné seulement par la préposition et non par le verbe.

Le Principe des Catégories Vides exclut de la même façon


(12):
(12) * Combien a-t-elle voté pour de socialistes?

Le QP vide est gouverné par pour, dont aucune projection ne


contient l'antécédent combien. La grammaticalité de (13)
nous laisse penser que S compte comme une projection de V
(mais non de P):11

(13) Combien a-t-elle mis de livres dans le tiroir?

Le QP vide de
d e ( (13)
1 3 ) est gouverné par mis, et l'antécédent est
contenu dans S: ( S combien ( S a-t-elle ( y mis ) ( N p ( Q p e)...

Il est à remarquer que les phrases suivantes se laissent cor­


rectement distinguer de (12), (11) et (8):

(14) Elle a voté pour des socialistes.


(15) Il a compté sur de bons amis.

Il ne s'agit pas dans (14) et (15) de ( NP de N ...) et donc pas de


(NP (QP e ) de N ...). Dans (14), nous avons affaire à l'article
partitif, que nous analyserons comme un article complexe, à la
suite de Gross (1967); c'est cet article complexe qui constitue
266 KAYNE

le déterminant du NP, sans qu'il y ait lieu de poser un QP vide.


Dans (15), c'est l'adjectif prénominal qui permet à l'article de
se réaliser comme de tout court. 12

Le contraste que nous avons observé entre (12) et (13) se re­


produit si, au lieu de déplacer en tête de phrase le seul QP,
nous déplaçons tout le NP:

(16) * Combien de socialistes a-t-elle voté pour?


(17) Combien de livres a-t-elle mis dans le tiroir?

Le Principe des Catégories Vides permet de rendre compte de


(12) et de (16) de manière unitaire. En fait, ce principe s'appli­
que à des catégories vides quelconques, donc nécessairement à
des NP vides. Dans (16), nous avons ... voté ( PP pour ( N P e) );
le NP vide est gouverné par la seule préposition, dont aucune
projection ne contient l'antécédent combien de socialistes,
d'où une violation de notre principe 1 3 . La phrase (17) est
admissible de la même façon que (13).

La construction suivante, qui fait intervenir le déplacement


à gauche de tout et de rien étudié dans Kayne (1977), devra
comporter une catégorie vide dans la position de l'objet, par-
rallèlement à (17):

(18) Elle a tout mis dans le tiroir.


Elle ne va rien mettre dans le tiroir.

Ce qui nous permet d'attribuer l'agrammaticalité de (19) à


une violation du Principe des Catégories Vides:

(19) * Elle a tout pensé à.


* Elle n'a rien voté pour.

De même l'application de la transformation de placement de


clitique (PL - CL) étudiée dans Kayne (1977) devrait laisser
267
Catégories vides

une catégorie vide dans la position de l'objet de (20):

(20) Elle vous mettra à la porte.

Cette catégorie vide est gouvernée par le V, dont une projec­


tion contient sans problème l'antécédent vous. Comme on s'y
attend, (21) est impossible, parce que violant le même Princi­
pe des Catégories Vides 14 :

(21) * Elle vous votera pour.


*Elle vous compte dessus.

Ce constraste entre (20) et (21) rappelle celui qu'on observe


entre (22) et (23):

(22) Elle en a mis trois à la porte.


(23) * Elle en a voté pour trois.
* Elle en compte sur trois.

Soit Elle en i a mis ( trois (e) i ) à la porte une représenta­


tion de (22). Pour qu'il n'y ait pas violation de (9), il faut
que la catégorie vide dont l'antécédent est en soit gouvernée
par V (mis); nous obtenons ce résultat en supposant que trois
ne fait pas partie de la classe d'éléments susceptibles de gouver­
ner, et ne peut donc pas empêcher V de gouverner (e). Les pré­
positions, par contre, sont susceptibles de gouverner, ce qui
fait que dans (23), ayant comme représentation elle en ia voté
pour (trois (e) i ), (e) est gouverné par pour et non par voté,
d'où une violation du Principe des Catégories Vides. 15

Ce nouveau principe fait dorénavant concurrence au principe


A-sur-A, que nous avons tenu dans Kayne (1977, sect. 2.8)
pour le principe explicatif dans le cas de (23). Le Principe des
Catégories Vides se révèle pourtant être beaucoup plus général
que l'autre, étant donné que le principe A-sur-A passe sous si­
lence les faits de (5)-(21) dont le Principe des Catégories Vides
268 KAYNE

rend compte, et qui semblent bien être apparentés à ceux de


(22)-(23) 16. Nous verrons dans la section 2 un autre ensem­
ble de faits qui aurait échappé au principe A-sur-A, mais qui se
laisse comprendre à la lumière du Principe des Catégories Vi­
des.

Section 2.

Souvenons-nous des exemples (7) et (8), qui sont repro­


duits en (24) et (25):

(24) Jean n'a pas réfléchi à quoi que ce soit.


(25) * Jean n' a pas réfléchi à de livre.

Ce contraste s'explique par le Principe des Catégories Vides,


dans la mesure où (25) contient une catégorie vide (QP) dont
l'antécédent (pas) est trop éloigné, comme nous l'avons vu.
L'exemple (24) n'entre pas en conflit avec ce principe parce
qu'il ne contient pas de QP vide.

Considérons maintenant (26) (cf. Gaatone (1971, p.203)


et (27):

(26) Jean ne pense pas que qui que ce soit vienne vous voir
aujourd'hui.
(27) * Jean ne pense pas que d'amis viennent vous voir au­
jourd'hui.

La ressemblance entre cette paire de phrases et la paire de


phrases précédente est frappante, ainsi tenterons-nous d'en
rendre compte de façon parallèle: (27) contient un QP vide
dont l'antécédent devrait encore être pas, qui en est pourtant
trop éloigné. Ne contenant pas de QP vide, (26) ne rencontre
pas la même difficulté. La raison pour laquelle pas et ( e )
en (27) sont trop éloignés l'un de l'autre est la suivante: dans
... V ( - C O M P ( s NP ..., le NP sujet de l'enchâssée n'est pas
Catégories vides 269

gouverné par V, étant donné la présence de COMP, que nous


tenons pour un élément susceptible de gouverner, quel que soit
le contenu de COMP. De même, dans (27), c'est COMP, et non
qui gouverne ( Q P e ). Mais aucune projection de COMP ne
contient pas; il y a donc violation du Principe des Catégories
Vides.

La grammaticalité de (28) semble à première vue poser un


problème:

(28) Jean ne pense pas qu'il connaisse de linguistes.

Le QP vide est gouverné par le V connaître, mais la projection


maximale de V ne peut pas dépasser la phrase enchâssée, selon
la théorie X de Chomsky. Il semblerait donc que l'antécédent
pas se trouve en dehors du domaine qui doit le contenir. Pour
résoudre ce problème, nous admettrons une modification de la
formulation (9) que nous avons utilisée jusque là. Au lieu
d'exiger dans le cas b) de (9) que l'antécédent soit contenu
dans une projection de l'élément qui gouverne la catégorie vi­
de, nous exigerons que l'antécédent soit contenu dans une
projection étendue de cet élément.

Soit X une catégorie lexicale ou COMP. Nous dirons que

(29) Y est une projection étendue de X si et seulement si

a) Y est une projection de X ou


b) X = V et Y est une projection de Z et Z gouverne
une projection de X.

Dans (28) Jean ne pense pas ( (cOMP que ) (S il connaisse


(OP e ) de linguistes ) ), le V penser gouverne le enchâssé,
qui est une projection du V connaître 1 7 . Toutes les pro­
jections de penser sont donc des projections étendues de
connaître. C'est le résultat souhaité, puisque pas est effecti-
270 KAYNE

vement contenu dans une projection, VP, de penser.

Il importe de vérifier que (27) continue à être exclu. Cela


se vérifie, puisque dans (27), l'élément qui gouverne ( Q P e )
est que, qui n'est pas un V, et qui ne satisfait donc pas à la
partie b) de (29). Autrement dit, les projections de penser
dans (27) ne sont pas des projections étendues de que; pas
continue à ne pas compter comme antécédent suffisamment
proche par rapport au Principe des Catégories Vides. La dif­
férence essentielle entre (27) et (28) se résume ainsi: le QP vi­
de de (28), mais non celui de (27), est gouverné par V, la seu­
le catégorie qui puisse donner lieu à une projection étendue.

L'agrammaticalité de (27) se retrouve dans celle de (30):

(30) * Il faut beaucoup que d'étudiants viennent demain.

Le Principe des Catégories Vides rend compte de (30) de la


même façon que de (27), et, ce faisant, établit un lien entre
(30) et (11). Le contraste entre (27) et (28) se reproduit dans
le cas de beaucoup, quoique de façon moins nette, puisque
(31) est marginale l 8 :

(31) ?? Il faut beaucoup que tu lises de livres.

Bien que la raison pour laquelle (31 ) n'est pas accepté de


manière uniforme ne soit pas claire, ce contraste entre
beaucoup et pas, c'est-à-dire entre (31) et (28), qui en rappel­
le un autre noté par Milner (1978 a, p. 692), doit relever d'un
principe étranger à celui des catégories vides. (31) rappelle
d'ailleurs (32):

(32) ? Il faut tout que je leur enlève.

Comme pour (31), le Principe des Catégories Vides n'exclut


pas (32), étant donné que dans (32) la trace vide de tout est
271
Catégories vides

gouvernée par V, catégorie pouvant donner lieu à une projec­


tion étendue. Ce qui nous permet précisément de faire appel à
ce principe pour rendre compte de la différence très nette
qu'on observe entre (32) et (33):

(33) * Il faut tout que disparaisse.

Dans (33), la catégorie vide en position sujet est gouvernée par


que, qui n'admet pas de projections étendues, de sorte que
l'antécédent tout reste trop éloigné de sa trace.

L'agrammaticalité de (33) s'avère donc être étroitement ap­


parentée à celle de (19) (dans les deux cas, tout est trop éloi­
gné de sa trace), tout comme l'étaient celles de (30) et de (11).

Nous pouvons de la même manière rapprocher (21) de (34),


ainsi que (23) de (35):

(34) * Il vous faut que veniez tout de suite.

(35) * Il en faut que trois soient faits aujourd'hui.

Il est vrai que (36) et (37) sont tout aussi impossibles:

(36) * Il vous faut que je présente à Jean.


(37) * Il en faut que je présente trois à Jean.
Il y a de toute évidence dans le cas des clitiques objets un au­
tre principe (Condition d'Opacité) qui joue, et dont nous par­
lons ailleurs (voir Kayne (1980 a) ).

Le contraste entre (32) et (33), dû au Principe des Catégo­


ries Vides, réapparaît très clairement en ce qui concerne les dé­
placements interrogatifs:

(38) Qui faut-il qu'elle présente à Jean?


Combien de personnes faut-il qu'elle présente à Jean?
272 KAYNE

(39) * Qui faut-il que la présente à Jean?


* Combien de personnes faut-il que viennent?

Le sujet de l'enchâssé est, dans (39), un NP vide dont l'antécé­


dent se trouve dans le COMP de la phrase principale. Ce NP vi­
de est gouverné par que, dont aucune projection ne contient
cet antécédent. Il n'y a pas non plus de projection étendue de
que. D'où une violation du Principe des Catégories Vides 19 .

Dans (38), le NP vide dont l'antécédent est dans le COMP


supérieur est lui-même gouverné par V, dont une projection
étendue contient, correctement, l'antécédent. (Le S principal
constitue une projection étendue du V inférieur, parce qu'il
constitue une projection du V supérieur, et que celui-ci gouver­
ne une projection (S) du V inférieur 2 ° .

Comme nous l'avons annoncé à la fin de la section 1,


l'agrammaticalité des phrases (27), (30), (33), (35) et (39)
confère un avantage au Principe des Catégories Vides vis-à-
vis du principe A-sur-A,, dans la mesure où celui-ci n'est pas à
même d'en rendre compte. Les faits français que nous avons
étudiés pourraient ainsi contribuer à faire préférer un princi­
pe théorique à un autre moins général 2 1 .

Richard S. KAYNE
Université de Paris VIII.
273
Catégories vides

NOTES

1 . Fauconnier (1976; 1977). Voir aussi Gaatone (1971).

2 . Kayne (1977, p. 40).

3 . (NP quoi que ce soit) pourrait contenir un NP vide objet de


être et dont l'antécédent serait quoi lui-même. Il n'y aurait à
ce moment aucun besoin d'antécédent extérieur au syntagme
quoi que ce soit, contrairement au cas de de livre.
Fauconnier (1976, 198-199) cite il est trop pauvre pour
s'acheter jamais de chemise vs * il est trop fier pour qu'aucun
de nous lui achète de chemise (cf. Muller (1977, 173) ); jamais
peut donc servir d'antécédent à ( Q P e ), de même que sans
dans sans acheter de chemise, sans même d'argent (cf. l'utilisa­
tion de sans comme particule négative en wallon - Remacle
(1956,370) ).
La grammaticalité de personne n'a trouvé de livres (cf. Gaa­
tone (1971, 104) ) indique que ne peut lui-même compter
comme antécédent, du moins quand il apparaît sans pas (peut-
être y aurait-il un choix d'antécédents dans (4) ), et quand il
n'est pas explétif (cf. Gaatone (1971, 81) ). Dans le français
parlé, on peut omettre ne, auquel cas pas serait le seul antécé­
dent possible: ils ont pas trouvé de livres, et cela de façon très
claire pour ceux, comme Attal (1979, 519), qui refusent * per­
sonne a trouvé de lait. Ceux qui l'acceptent doivent le faire en
fonction d'un ne phonologiquement effacé (cf. Milner (1979a,
note 1), Morin (1979, 8) et Pohl (1968).
Il n'est vraisemblablement pas souhaitable de tenter d'inté­
grer dans ce cadre les restrictions, plus fortes que pour de N...,
qui touchent les expressions idiomatiques telles que ne pas en
faire une rame, discutées par Fauconnier (1976, 199-200).
274 KAYNE

4 . Nous supposerons qu'il y a toujours un élément «flexion»


(cf. Rouveret (1980) ) qui empêche V de c-commander le NP
sujet: (g NP (flex VP ) ). La notion de c-commande remonte,
en changeant de nom, jusqu'à Klima (1964, 297).

5 . Cf. Chomsky (1975, 121-124) et Milner (1978 b , 21-22).

6 . Cf. Milner (1978 b , sect. 7.1.2).

7 . La notion de c-commande minimale est due à Chomsky (à


paraître); notre définition de gouverner se distingue légère­
ment de la sienne à la fois dans a) et dans b). D'autres défini­
tions quelque peu différentes se trouvent dans Chomsky (1980
b) et dans Rouveret et Vergnaud (1980).
Il est à remarquer que dans il n'est pas venu d'amis, le jour
où ne sont pas venus d'amis (cf. Gaatone (1971, 110) et Kayne
(1981, Appendice) ) le QP vide est gouverné par V. Pour ce qui
concerne elle n'en a pas acheté, de livres (cf. Gaatone (1971,
124) ), il est peu probable que l'élément disloqué soit gouverné
par le V principal; soit, comme l'a proposé Milner (1978 b ,
sect. 3.3), cet élément n'est pas un NP complet (ne contient
donc pas de QP vide), soit il s'agit de phrases réduites (cf. Ma­
rie a écrit autant d'articles que Jean de livres, où il faut poser
un V qui gouverne le QP vide, l'antécédent étant que -cf. note
12).

8 . Le Principe des Catégories Vides (Empty Category Princi­


ple - ECP) est de Chomsky ( 1981). Une reformulation
proche de celle du texte est proposée dans Kayne (1981); ce
type de reformulation rapproche l'ECP du «Head Constraint»
de Van Riemsdijk (1978, sect. 4.5.2) - cf. Kayne (1981, note
15). Pour la Théorie dite des traces, sous-entendues par toute
cette discussion de catégories vides, voir Chomsky (1977;
1980 a), Pollock (1976) et Kayne (1979).

9 . Nous considérons que pas c-commande le QP vide et dans


Catégories vides 275

(4) et dans (8), c'est-à-dire que ni ría pas, ni ría pas lu, ni
pas lu, ne sont des constituants.
Si ne est clitique au moment où s'applique (9), alors ne ne
peut être antécédent (cf. note 3) que si la définition de la
c-commande est modifiée - v. la fin de la note 14 plus bas.

10 . A propos de la construction (10), voir Milner (1978 b,


sect. 2.3.3). Dans (6), trop n'est pas un antécédent appro­
prié pour le QP vide, parce qu'il ne le c-commande pas, étant
donné le noeud AP qui domine sans doute trop pauvre, et que
trop n'est pas contenu dans une projection de s'acheter.

11 . Ou comme une projection étendue - voir (29) plus bas et


Kayne (1981, note 17).

12 . De même, il ne doit pas y avoir de QP vide dans Jean a vu


de ces chevaux!, construction pour laquelle Morin (1976) po­
se un déterminant 0 ; un tel 0 pourrait avoir un statut compa­
rable à celui de PRO ou de P a (cf. notes 14 et 15), mais ne de­
vrait pas être soumis à (9). Selon Gross (1977, 55), de ces N
exclamatif est acceptable comme objet d'une préposition,
contrairement à de ces N partitif non-exclamatif: * ? Luc a
discuté sur de ces questions (cf. * ? Max a été vu par dans les
trente personnes - Gross (1977, 76) ). Cette restriction est ce­
pendant moins nette (cf. aussi Muller (1977, 169, 1 8 1 , 185) )
que celle de (8), (11), (12); s'il y a un lien entre les deux, il ne
peut être qu'indirect.
Dans elle s'occupe de chevaux, il pourrait y avoir un déter­
minant 0 comme celui de Morin (1976) (cf. pour l'anglais
Fiengo (1977, sect. 3.1) ), mais pas de QP vide.
Haase (1969, sect. 119) fait remarquer qu'on trouve au 17e
siècle «de partitif devant un substantif, sans qu'une expres­
sion quantitative nécessitée par le sens, le précède». Ce qui in­
dique, selon nous, q u ' à cette époque (NP de N ... ) pouvait ne
pas contenir de QP vide, c'est-à-dire que de pouvait constituer
à lui seul le déterminant, comme dans (15) à l'époque actuelle.
276 KAYNE

Certains exemples de Muller (1977, 173-174) seraient à analy­


ser de la même façon.
La phrase suivante n'est, par contre, aucunement archaïque:
Jean a autant de livres que Marie a de journaux. L'antécédent
de ce QP vide doit être le que comparatif, tout comme as en
anglais vis-à-vis du NP sujet vide de As many people entered as
left- pour plus de détails, voir Kayne (1981, sect. 3.1).

13 . Pour ce qui concerne la grammaticalité de l'équivalent an­


glais de (16), voir Kayne (1980 b).

14 . Dans elle vous est rentrée dedans, etc., nous estimons que
la trace de vous n'est pas l'objet de dedans, mais qu'elle se
trouve plutôt à la droite du verbe: ... vousiest rentrée (e)ide-
dans, comme nous l'avons démontré dans Kayne (1977, sect.
2.14). Nous ne trancherons pas sur la question de savoir si de­
dans a ou non un NP objet ici ou encore dans elle est rentrée
dedans; si oui, comme le laisse penser l'existence de j'aurai
tous voté pour (Ruwet (1978, 204) ), alors cet objet ne serait
pas vide (c.-à-d. (NP e) ); il s'agirait plutôt d'un pronom sans
réalisation phonétique, noté (NP PRO), ne correspondant pas
à une trace de déplacement. Pour la distinction entre (e) et
(PRO) (ce dernier se rencontre aussi comme sujet de l'infini-
tive dans Jean i a essayé de (PRO) i chanter), voir Chomsky
( 1981 ) et aussi Kayne ( 1 9 8 0 a ) .
Dans J'aurai tous voté pour PRO, il y a un lien entre tous et
PRO (et (9) interdit qu'il y ait en plus une catégorie vide après
pour liée par tous, ce qui laisse penser que tous ne subit pas de
déplacement, comme dit Ruwet et comme le suggère par ail­
leurs de la même façon il faut tous qu'ils partent vs (33) ),
tandis que tout dans (18) et (19) lie plutôt (e). A cette asymé­
trie entre tout et tous pourrait être reliée celle entre je com­
mence tous à les apprécier et*?Je commence tout à apprécier.
Il est à remarquer que si vous dans (20) est cliticisé sur le
verbe avant l'application de (9), alors la définition de la c-com-
mande doit être légèrement modifiée - cf. Kayne (1980 a, note
277
Catégories vides

2). Une autre possibilité serait que le déplacement vers la gau­


che des pronoms comme vous n'attache pas tout de suite ces
pronoms au verbe, que cet attachement au verbe fasse partie
du composant pholologique.

15 . Le même raisonnement vaut pour * Elle en ressemble à


trois, ainsi que pour * elle nous ressemble à, comparable à
(21). Reste la différence entre elle nous ressemble et * elle en
ressemble. Pour la première nous pourrions proposer elle (pà -
nous) i ressemble (e)i où Pà serait une préposition se distin­
guant de à uniquement en ce que Pà n'aurait pas de réalisa­
tion phonétique (analyse qui serait à celle par effacement de
à de Kayne (1977, sect. 2.6) ce que PRO est à la règle d'effa­
cement dite EQUI - cf. note 14). Il s'agirait d'admettre le dé­
placement de Pà (contrairement à Kayne (1977, sect. 2.6)
pour a ) , puisque Elle nous i ressemble Pà [e)i constituerait une
violation de nouveau comparable à celle de (21). * Elle en res­
semble pourrait être exclu si le des abstrait/effacé de Kayne
(1977, sect. 2.9) bloquait la cliticisation:
Elle (Pà -(DES en) )i ressemble (e)i Pour une discussion plus
détaillée, cf. Kayne (en préparation - a).

16 . Le Principe des Catégories Vides recouvre en effet toutes


les restrictions étudiées dans Kayne (1977, sect. 2.7), par
exemple * la fille dont i Jean est sorti avec la soeur (e)i la trace
de dont ne pouvant être gouvernée par sorti à cause de avec.
Dans la ville dont i on a déploré la destruction [e)i il ne faut
pas que destruction empêche déploré de gouverner la trace -
voir à ce sujet, et peut-être aussi au sujet de (22), Kayne (en
préparation - b), travail dans lequel nous suggérerons égale­
ment que de quoi a-t-elle parlé qui puisse vous intéresser?
est compatible avec ce principe dans la mesure où l'extra-
position de relatives (ou de de + AP) ne s'effectue pas par
une transformation laissant une trace.
Si le principe A-sur—A n'est pas nécessaire pour rendre compte
de (23), qu'en est-il de l'autre domaine principal où il semblait
278 KAYNE

être pertinent, en français, celui de * elle les connaît, qui sont


très intelligents? Peut-être pourrait-on se servir d'un principe
selon lequel l'antécédent d'une relative ne peut pas être un élé­
ment anaphorique (une trace de clitique en est un - voir Kay-
ne (1980 a); dans Elle en a qui... l'antécédent ne serait pas la
trace de en — voir Kayne (1977, sect. 2.9) ).

17 . Nous supposons dans le texte que pas n'est pas un élément


susceptible de gouverner. Dans le cas contraire, on pourrait
considérer que c'est qui gouverne dans (28). Nous limitons
b) au cas de X = V parce que nous ne voulons pas permettre
de projections étendues de prépositions (en français — voir no­
te 13).

18 . Cf. la phrase citée par Attal (1979, 391): ? c'est beaucoup


que nous mangeons de fruits. Comme on s'y attend, la phrase
comparable avec ( Q P e) gouverné par que plutôt que par V est
nettement pire: * c'est beaucoup que d'amis sont venus.
Cette asymétrie sujet-objet se retrouve dans combien faut-
il qu'elle lise de livres? vs ??combien faut-il que de gens vien­
nent chez elle? (Cf. Obenauer (1976, 46, 62, 67), Kayne (1977
chap.l, note 36) et Muller (1977, 185) pour des jugements di­
vers). Mais cette dernière phrase est moins inacceptable que
(27) ou (30). Pour une solution, qui fait intervenir la «cyclici-
té successive» (à propos de cette notion, voir Chomsky (1980
a) , Kayne et Pollock (1978) et Milner (1978 a) ), voir Kay­
ne (1981, sect. 3.2).

19 . A la différence de (39), est acceptable: qui penses-tu qui


est venu?. Comme dans la note précédente, la solution devra
passer par la cyclicité successive (il y aura un antécédent inter­
médiaire dans COMP) ; voir les références citées, et aussi Mil­
ner (1979 b , sect. 5.2) et Kayne (1979, Première partie; 1980
b, 54-55).
279
Catégories vides

20 . Selon (28), dans il ne tient pas à ce qu'elle lise de livres,


tenir gouverne une projection étendue de lise, ce qui permet à
pas de servir d'antécédent au QP vide.
Dans sans qu'elle achète de livre (cf. Gaatone (1971, 106) ),
il suffît que sans (ou sans même; cf. note 3) gouverne IT.

21 . Même si tous deux sont satisfaisants du point de vue de


l'apprentissage - voir Kayne (1977, sect. 2.8, premier paragra­
phe). (Avant de conclure à l'inutilité du principe A-sur-A, il
faudrait savoir si les emplois peuvent en général en être rame­
nés à d'autres principes, question qui déborde le cadre de cet
article.) Les problèmes de la note 56 de notre chapitre 2 sont
neutres par rapport au choix entre les deux principes; le rôle
qui y est joué par de fait penser que la solution passera par la
notion de cas génitif.
280 KAYNE

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UN EXEMPLE DE RAPPORTS ENTRE
FONCTIONS SYNTAXIQUES ET SEMANTIQUES:
« ACTANT» /«ACTEUR»
EN LINGUISTIQUE TEXTUELLE

1 - INTRODUCTION

L'histoire récente de la théorie du langage atteste qu'un do­


maine de recherche ne prend statut scientifique que par rap­
port à un autre domaine de recherche, selon une présupposi­
tion réciproque qui oppose l'identité de l'un à l'altérité de l'au­
tre. C'est ainsi que dans les premiers temps de la linguistique
dite moderne, le statut d'une phonologie a pu être établi par
rapport à celui d'une phonétique et que la tradition continue
d'opposer une syntaxe à une morphologie, comme les deux
parties constitutives de la grammaire; selon cette conception
la morphologie étudie les unités qui composent la phrase,
alors que la syntaxe étudie les relations et les règles de combi­
naison de ces mêmes unités.

Si la sémantique est à son tour considérée comme une com­


posante de la théorie du langage, son statut ne peut être déter­
miné, à notre sens, que par rapport à une syntaxe, ou plutôt
une grammaire articulée en morphologie et syntaxe, avec la­
quelle elle constitue une sémiotique ou science des significa­
tions. On sait qu'en matière de linguistique phrastique les
frontières entre syntaxe et sémantique ont connu d'impor­
tants déplacements, telle école incluant dans la syntaxe les
286 MAURAND

règles de formation qui mettent en jeu les traits sémantiques


(«humain», «animé», «discontinu», «futur» e t c . ) , telle autre
école incluant ces règles, avec le même droit, dans la sémanti­
que. Le même flottement terminologique, tout à tour néga­
teur de l'altérité sémantique ou de l'altérité syntaxique, guette
la linguistique textuelle. On se propose ici de tenter de déga­
ger l'autonomie des fonctions syntaxiques et des fonctions sé­
mantiques dans la perspective théorique de l'analyse du dis­
cours, connue sous le nom de «grammaire narrative».

2 - UN EXEMPLE DE FONCTION SYNTAXIQUE


ÉLÉMENTAIRE: L'ACTANT.

De même qu'en linguistique phrastique les fonctions syn­


taxiques fondamentales sont définies dans le cadre de la phra­
se simple, de même, en linguistique textuelle, elles le sont
dans le cadre de l'énoncé élémentaire. Celui-ci n'est pas envi­
sagé comme l'équivalent de la phrase, mais comme la forme
minimale du texte. Il convient ici d'insister sur le fait que le
texte ne se réduit pas à une concaténation de phrases, dont
le sens véhiculé ne serait dû q u ' à des enchaînements logiques
plus ou moins hasardeusement reconstruits, mais qu'il cons­
titue un ensemble de signification, une conduite langagière
qui comporte une organisation propre reposant sur des arti­
culations syntaxiques et des investissements sémantiques
qui s'étagent du niveau le plus abstrait au niveau le plus figu­
ratif. Le concept d'énoncé élémentaire ici retenu ne postule
pas, contrairement à la tradition aristotélicienne, la binarité
d'une telle structure (sujet / prédicat, thème / rhème, syn-
tagmes nominal/verbal). L'énoncé est considéré, en référence
notamment à la théorie de Tesnière, comme une expansion
relationnelle du prédicat; en tant que fonction, celui-ci pro­
jette et constitue les termes aboutissants de la relation, les
«fonctifs» appelés actants. Ainsi l'énoncé élémentaire se dé­
finit comme une relation-fonction entre au moins deux ac­
tants, selon la formule:
< < A c t a n t > > / < < A c t e u r > > 2 8 7

(1) F(A1,A2,...)

Le nom de fonction est réservé à la seule fonction syntaxi-


que dénommée prédicat et le nom d'actants sert à désigner les
fonctions syntaxiques représentées par les termes-aboutissants
de la relation constitutive de l'énoncé. En tant que fonctions
syntaxiques, les actants sont à considérer comme de pures pla­
ces dans un schéma relationnel. La fonction prédicative est po­
sée comme une relation transitive, orientée, dans le cas de
deux actants, de A l vers A2, qui prennent alors les noms de
sujet et d'objet syntaxiques, interdéfinissables en tant que po­
sitions corrélatives qui n'existent jamais l'une sans l'autre; les
actants sujet et objet occupent une position symétrique et se
situent au même niveau structurel.

L'étape suivante consiste à donner un investissement sé­


mantique minimal à la relation, de manière à poser l'existence
de deux formes d'énoncés élémentaires: des énoncés d'état
et des énoncés de faire. Les premiers se fondent sur une rela­
tion sémantiquement spécifiée comme «jonction».

(2) F jonction (S, O)

La catégorie sémantique de jonction s'articule ensuite en


deux termes paradigmatiquement contraires: la «conjonction»
et la «disjonction», rendant possibles deux types d'énoncés
d'état:

(3) conjonctifs (S  O) et
(4) disjonctifs (S  O).

Les énoncés de faire se fondent sur la spécification séman­


tique de la relation comme «transformation»:

(5) F transformation (S, O)


288 MAURAND

Ils s'inscrivent entre deux énoncés d'état et rendent compte


du passage d'un état à l'autre:

(6) F [ S2=> (Sl  O ) ]

(La fonction de transformation est spécifiée par la double


flèche et la fonction de conjonction par le signe  ; S2 dési­
gne le sujet du faire et SI le sujet d'état. Les crochets entou­
rent l'énoncé de faire et les parenthèses l'énoncé d'état).Dans
la formule (6) seul est posé l'état final, ou résultatif, l'état ini­
tial est présupposé. La formule développée de l'énoncé d'état
serait :

(7) F [ S 2 = > ( S 1  O) → (S1  O ) ]

(La flèche simple indique le passage d'un état à un autre).


Par rapport au sujet de faire S2, l'énoncé d'état fonctionne
syntaxiquement, dans les formules (6) et (7), comme objet.
En résumé les types d'énoncés envisagés jusqu'ici s'articulent
dans le graphe dérivationnel suivant.

Les énoncés de transformation (conjonctive ou disjonctive)


forment les syntagmes élémentaires de la syntaxe narrative,
appelés Programmes narratifs (PN). Ce premier niveau d'ana­
lyse, auquel nous nous limitons pour le moment, permet de
dégager les fonctions syntaxiques actantielles suivantes: sujet
«Actant»/<< Acteur» 289

du faire, sujet d'état, objet.

3 - UN EXEMPLE DE FONCTION SÉMANTIQUE


ÉLÉMENTAIRE: L'ACTEUR.

La mise en discours des formes narratives élémentaires in­


vestit nécessairement dans la position syntaxique qu'est l'ac-
tant des éléments de «contenu» (Hielmslev) ou des «valeurs»
(Saussure) qui permettent de poser parallèlement à chaque
fonction syntaxique, une fonction sémantique, appelée acteur.
Le contenu sémantique premier de l'acteur semble résider dans
la présence du sème d'individuation qui le fait apparaître com­
me une figure autonome de l'univers sémiotique. Le concept
d'individuation, qui chez Leibnitz se fonde sur l'existence sin­
gulière, déterminée dans l'espace et le temps, doit être réinter­
prété en tant que terme de la théorie du langage, autrement dit
en tant que terme métalinguistique: l'individuation est alors
considérée comme un effet de sens reflétant une structure dis­
criminatoire sous-jacente: l'acteur se définit par l'ensemble de
traits pertinents qui distinguent son faire et/ou son être de
ceux des autres acteurs.

Les quatre premiers vers d'une fable de La Fontaine, «Le


Corbeau et le Renard», nous servira de texte pour illustrer la
manière dont les fonctions sémantiques se constituent par in­
vestissement d'un contenu dans les fonctions syntaxiques:

«Maître corbeau, sur un arbre perché,


Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage».

Chacun des deux distiques exprime un état de possession: la


conjonction d'un sujet correspondant successivement à l'ac­
teur dénommé «Maître corbeau» (S1) et à l'acteur dénommé
«Maître renard» (S2), avec un objet correspondant, respective-
290 MAURAND

ment, à l'acteur dénommé «fromage» (01) et à l'acteur dé­


nommé «langage» (02):

(8) (S1  02) et (S2H 0 2 )

Sémantiquement, 01 se définit comme «nourriture» ou


«bien matériel de consommation», valeur confirmée sur le plan
du texte (la fable) par le champ lexical de la «nourriture»
(«bec», «fromage», «allécher», «proie», «vivre»), sur le plan
du contexte par le syntagme prépositionnel «dans son bec».
De même 02 se définit comme «langage», valeur confirmée sur
le plan du texte par un champ lexical qui traverse toute la fa­
ble («bec», «langage», «mentir», «ramage», «mot», «voix»,
«dire», etc.). Les valeurs de ces deux objets s'interdéfinissent
mutuellement, comme le soulignent les parallélismes syntaxi­
que, phonique et prosodique des quatre premiers vers; dans le
premier cas l'objet représente un bien «intériorisable», dans le
second, il s'agit d'un bien «extériorisable»: le propre de la
nourriture est d'être in-gérée, le propre du langage est d'être
é-mis. Ces deux valeurs antithétiques sont mises en relief par
l'opposition aspectuelle imparfait/passé-simple: «tenait» ex­
prime un type de maîtrise qui s'identifie dans son maintien,
son imperfectivité, alors que «tint» exprime un type de maî­
trise qui s'identifie dans son instauration, son inchoativité.
Ainsi à l'actant-objet, fonction syntaxique, le discours associe
un ensemble de valeurs qui en font un acteur. Celui-ci se pré­
sente comme un sémème discursif, ou faisceau de sèmes cons­
truits par le discours. Chacun des sèmes, bien évidemment, ne
représente pas un élément substantiel et atomique, mais un
écart différentiel qui l'oppose à d'autres sèmes; c'est pour­
quoi les étiquettes lexématiques qui dénomment les sèmes,
toujours plus ou moins approximatives, n'ont d'autre fonc­
tion que de dénommer les rapports oppositifs qui les sous-
tendent. Les traits comme «objet consommable», «objet in­
tériorisable» ne prennent sens que par opposition aux traits
«objet langagier, objet extériorisable»; autrement dit, le
291
« Ac tan t» /«Ac teur»

«consommable» se définit comme le «non-langagier» et inver­


sement, e t c . .

Les valeurs sémantiques investies dans l'actant-objet contri­


buent indirectement à définir sémantiquement l'actant-sujet
d'état. A l'actant S1 correspond l'acteur dénommé figurative-
ment «corbeau», dont la fonction sémantique, appelée plus
précisément rôle thématique, peut être spécifiée comme «pos­
sesseur de la nourriture». De même, à l'actant S2 correspond
l'acteur dénommé «renard», dont le rôle thématique est «pos­
sesseur du langage»; en termes plus synthétiques, l'identité de
l'un est dans ce qu'il a, l'identité de l'autre est dans ce qu'il
dit.

4 - LE JEU COMPLEXE DES RELATIONS ENTRE


FONCTIONS SYNTAXIQUES (ACTANTIELLES)
ET FONCTIONS SÉMANTIQUES (ACTORIELLES).

Une analyse narrative moins incomplète permettrait de dis­


cerner dans les quatre premiers vers de la fable, que nous avons
décrits comme un double état de «possession», l'existence
d'un certain nombre d'énoncés de faire, c'est-à-dire de pro­
grammes narratifs, réalisés ou virtuels. On se contentera ici
d'en mentionner trois, qui ont pour sujet opérateur ( = sujet
du faire) l'acteur corbeau. «Tenir un fromage», ce n'est pas
seulement «avoir la possession d'un fromage», mais «en con­
server la possession». En mauvais français, «tenir», c'est «opé­
rer la tenue de», ce qui revient à dire qu'en structure sous-ja-
cente, «tenir» comporte l'opérateur syntaxique «faire». Il
s'agit, pour le sujet opérateur, de faire que le sujet d'état ne
soit pas disjoint de l'objet (la non-disjonction, «garder quel­
que chose») qui présuppose un état antérieur de conjonction,
«avoir quelque chose», est noté par le symbole  ):

(9) F [ S 3 = > ( S 1  01) ]


292
MAURAND

Dans ce schéma syntaxique les deux actants S3 (sujet de


faire) et S1 (sujet d'état) sont pris en charge par un seul ac­
teur (le «corbeau»), la relation entre les actants est dite ré­
fléchie.

Parallèlement à ce PN explicite, fonctionne un autre PN


implicite. En effet, «garder un objet pour soi» présuppose fai­
re qu'un autre ne se l'approprie pas. On posera donc un PN
ayant pour sujet opérateur (S3) l'acteur corbeau et pour sujet
d'état (S2), un acteur indéterminé (le renard par exemple, ou
n'importe quel «hôte de ces bois»). (La non-conjonction est
notée par le symbole ):

(10) F[S3=>(S2 01)]

Dans ce schéma syntaxique les deux actants S3 et S2 sont


pris en charge par deux acteurs différents, la relation entre les
deux actants est dite transitive.

Les formules (9) et (10) qui posent un PN et en présuppo­


sent un autre peuvent être réunies dans un cadre syntaxique
unique:

(11) F[S3=>(S1 01 S2)]

Enfin, «tenir un fromage», ce n'est pas le manger, c'est en


prolonger la possession sans le consommer. Maître de la nour­
riture, le corbeau apparaît plus précisément comme maître
d'une possession qu'il prolonge et donne à voir. L'objet «fro­
mage» prend de ce fait une double valeur: valeur première de
nourriture, que nous appellerons en termes plus généraux va­
leur d'usage (u) et valeur seconde de prestige (p). Tandis que
la première est réalisée par l'acte même de «tenir», la seconde
n'est que virtuelle tant qu'elle n'est pas reconnue: le prestige
se définit comme le fait de frapper d'admiration quelqu'un.
Ainsi les deux premiers vers expriment un PN virtuel qui
293
« Ac tan t»/« Acteur»

permettrait au corbeau d'investir dans l'objet la valeur supplé­


mentaire de prestige (Olp):

(12) F [ S 3 = > S 1  Olp]

Si l'on compare les formules (9) et (12), où l'objet est in­


vesti successivement de la valeur d'usage et de la valeur de pres­
tige, on constate qu'à un même actant (01) correspondent
deux acteurs sémantiquement spécifiés comme «usage» (Olu)
et «prestige» (Olp); le premier se justifie textuellement, on l'a
vu, par le champ lexical de la «nourriture», le second se justi­
fie par le champ du «valorisé» («Maître, Monsieur du, joli,
beau, phénix, belle, large»).

5 - CONCLUSION.

Les PN que nous venons de construire à partir des pre­


miers vers d'une fable de La Fontaine suffisent à montrer
qu'il n'existe pas nécessairement de relations bi-univoques
entre fonctions syntaxiques ou actants et fonctions séman­
tiques ou acteurs. Si à un actant donné (A) peut correspon­
dre un seul acteur (a), il est tout aussi possible que la relation
soit plurivoque, et dans les deux sens. à un acteur correspon­
dent alors plusieurs actants, et inversement, à un actant cor­
respondent plusieurs acteurs, comme en rend compte le sché­
ma suivant :

Fonctions actantielles Fonctions actorielles


294 MAURAND

La structure de l'énoncé élémentaire qui sous-tend la syn­


taxe actantielle, au sein de laquelle les termes-aboutissants de
la relation représentent des positions,peut être considérée com­
me une syntaxe au sens strict, une syntaxe formelle. Mais une
telle syntaxe devient progressivement conceptuelle dans le par­
cours génératif de la signification dans le discours, au fur et à
mesure que la relation s'investit sémantiquement, par exemple
dès qu'elle est spécifiée soit comme «jonction», soit comme
«transformation» et que le prédicat se traduit métalinguisti-
quement, soit par «être», soit par «faire». La difficulté consis­
te à discerner ce qui relève de la syntaxe conceptuelle (ou sé­
mantique syntaxique), par exemple la notion de sujet mani­
pulateur, en tant que sujet du faire-faire, et de la sémantique
tout court, par exemple la notion de flatteur, qui est un des
investissements possibles du sujet manipulateur.

Les investissements sémantiques s'inscrivent dans les mou­


les de la syntaxe narrative de manière à faire correspondre les
acteurs aux actants. Mais, s'il est vrai que les fonctions synta­
xiques commencent à être bien cernées, il n'en est pas de mê­
me des fonctions sémantiques. La notion d'acteur reste un peu
flottante entre le niveau figuratif et le niveau thématique. Il
convient de lui associer la notion plus précise de rôle thémati­
que, définie, ainsi que le proposent les sémioticiens, comme la
réduction d'une isotopie discursive à une seule unité lexéma-
tique. Ainsi pour la fable déjà prise en exemple, l'acteur dé­
nommé figurativement «corbeau» se réalise dans le rôle thé­
matique «possesseur de bien», et l'acteur «renard» dans le
rôle thématique «maître du langage». C'est dans ce sens que
vont les recherches actuellement poursuivies sur les champs
lexicaux du discours et leur organisation. La réticence de
certains linguistes à admettre un concept opératoire comme
celui de sème nous paraît un problème mineur dû à un ma­
lentendu: en effet, en tant qu'unité différentielle, et non
substantielle, le sème ne fait pas plus difficulté que le phème.
L'essentiel nour paraît être de ne pas figer les hypothèses dans
«Ac tan t»/<<Ac teur»

une sorte d'identité théorique totalisatrice qui donne l'illu­


sion de certitudes formelles, et de ne pas perdre de vue que
la syntaxe et la sémantique ne sont autre chose que des lan­
gages construits sans cesse interrogeables et modifiables par
l'exigence de l'adéquation empirique, et en particulier, par
l'épreuve de la nécessaire reconductibilité de toute analyse.

Georges MAURAND
Université de Toulouse-le-Mirail
L'ETUDE GENETIQUE DE LA SEMANTIQUE
DANS LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE

Le premier point auquel doit s'attacher l'observateur dé­


sireux de collecter des données pour une étude du développe­
ment du langage chez le jeune enfant est de se donner une déli­
mitation de ce qu'il retiendra comme fait linguistique. Disons
tout de suite qu'il semble tout à fait arbitraire de s'attacher
dans une situation de communication à la production phoni­
que uniquement en la qualifiant exclusivement de fait linguis­
tique. Certaines productions phoniques perdent en effet toute
signification en dehors de la situation dans laquelle elles ont
été produites et séparées des gestes qui pouvaient les accompa­
gner; aussi lorsqu'on veut s'attacher à l'émergence du langage
chez le bébé, on voit l'inconvénient qu'il y aurait à ainsi dé-
charner la voix que l'on se doit d'étudier comme support d'un
système de signification - la langue - qui s'établit peu à peu
comme dominant chez un organisme faisant appel à toutes les
ressources - gestes, articulations, cris, odeurs - pour échanger
des informations avec son entourage. Il faut noter par ailleurs
que l'expression par geste loin d'être simplement antérieure à
l'apparition d'un langage purement phonique se perfectionne
parallèlement à celui-ci. D'autre part il faut insister sur le fait
que les productions linguistiques apparaissent dans des situa-
298
NEUBURGER

tions d'échange entre l'organisme producteur et son entourage.


Plutôt que d'étudier les productions du bébé seulement sous le
prétexte que c'est lui l'objet de notre recherche, il est indispen­
sable d'admettre tout ce qui constitue cette situation d'échan­
ge parmi les faits à étudier. Il faut se pencher sur la compré­
hension de l'enfant par son entourage. Que comprend-on de
ce que nous dit un enfant et comment nous y prenons-nous
pour interpréter son discours?

Il ne semble pas que l'on puisse borner l'étude du dévelop­


pement du langage chez l'enfant à l'étude de l'évolution des
productions phoniques. Il faut présenter parallèlement à un
modèle des productions des énoncés chez l'enfant un modèle
de son inteprétation du discours des autres, et un modèle de
l'interprétation de son discours par les autres.

J'aimerai rappeler ici la distinction proposée par Ducrot


entre sens et signification dans un article récent sur les lois du
discours:

«Par un choix terminologique arbitraire, j'appelle significa­


tion une valeur sémantique attachée à la phrase et sens celle
de l'énoncé, c'est-à-dire l'ensemble des actes de langage (en en­
tendant par là les actes illocutoires) que le locuteur prétend
accomplir au moyen de son énonciation: le sens de l'énoncé
constitue ainsi une représentation partielle de l'énonciation par
l'énonciateur. Le sens d'un énoncé c'est que l'énonciateur af­
firme X, ordonne Y, présuppose Z e t c . . Cette conception
n'exige alors nullement que chaque énoncé ait un seul sens».

Nous pourrions appliquer cette distinction entre sens et si­


gnification à bien des productions langagières enfantines en
notant que très souvent ces productions n'ont au sens strict
pas de signification et possèdent cependant un sens pour tout
au moins qui connaît les règles du jeu. Prenons par exemple le
cas de cet enfant de 1 an et 2 mois qui, voyant entrer sa mère
Sémantique dans le développement du langage 299

dans sa chambre vers 10 heures, dit: «Bon, Bon, Bon». Cette


émission phonique est totalement dépourvue de signification
pour l'observateur. Elle a cependant pour la mère un sens très
précis: elle a l'habitude tous les matins à cette heure-là d'en­
trer dans la chambre de son enfant en disant «et maintenant
tu vas prendre un bon jus de fruit». L'enfant n'ayant extrait de
cette phrase que le mot «bon» réclame ainsi sa boisson habi­
tuelle.

Faisons état au sujet de cet exemple de la controverse qui


existe entre certains chercheurs au sujet des productions ré­
duites à un mot, dénommées traditionnellement «mots-phra­
ses» ou «holophrases».

Pour Mac Neill il s'agit d'une sorte de prédication relative


au monde extérieur; le locuteur applique en quelque sorte un
prédicat phonique à un sujet qui est la situation qui l'entoure.

Pour Bloom par contre, les variations d'intonation dans ce


qu'il est convenu d'appeler les mots-phrases n'auraient pas de
signification. Si l'enfant produit des suites phoniques réduites
à un seul terme, c'est qu'il n'est pas capable de concevoir une
relation entre deux termes, et seule, la simple juxtaposition de
cet énoncé phonique à un seul terme et du contexte situation-
nel permet de lui donner un sens.

Ma position est différente: les observations systématiques


que j ' a i faites ainsi que certaines tentatives pour proposer en
quelque sorte un métalangage des productions langagières en­
fantines m'ont suggéré d'abord, et pour une question de mé­
thode d'ailleurs, de considérer les holophrases comme des pré­
dicats dont le sujet serait le locuteur lui-même et non le monde
extérieur. L'enfant qui dit «bon, bon, bon» à l'entrée de sa
mère ne dit pas:
«du monde extérieur -je veux du jus d'orange»
mais «à mon sujet - du jus d'orange».
300 NEUBURGER

Cette présentation a l'avantage de permettre de replacer les


hologra-phrases dans une situation de discours.

Si, à la suite de certains linguistes et notamment de Ducrot,


nous reprenons et au besoin adaptons aux nécessités de notre
objet la distinction entre locuteur et énonciateur, nous pour­
rions proposer une description de cette production langagière
«bon, bon, bon» dans laquelle le locuteur serait bien évidem­
ment le bébé mais dans laquelle l'énonciateur serait la mère.
Nous aurions en quelque sorte la reprise à son compte par l'en­
fant de la phrase prononcée habituellement par la mère. L'en­
fant dirait en somme à sa mère:

«Je suis dans une situation où tu devrais dire: voici


ton bon jus d'orange».

Cette présentation des faits pour difficilement acceptable


qu'elle puisse être pour certains et sans doute pour ceux qui
ont une conception des processus mentaux que Popper a spiri­
tuellement appelée «La Théorie du seau vide» a l'avantage de
faire l'économie de la notion d'imitation trop souvent appelée
au secours dans les théories du développement du langage tout
en faisant appel dès le départ de ce développement à des élé­
ments tirés des lois du discours fonctionnant dans le langage
des adultes.

Complétons cet exemple par un autre, extrait du corpus


d'un enfant plus âgé.

Il s'agit du cas de cet enfant de 1 an et 5 mois qui, voyant


partir sa mère chaque matin pleurait et criait, et ceci, jusqu'au
jour où ayant pu articuler «A revoir» a cessé de pleurer et de
crier et s'est délecté au contraire dans la répétition de cette
holophrase.

Sans doute les psychanalystes auraient-ils quelque chose à


301
Séman tique dans le développemen t du langage

dire à ce sujet, mais plus modestement nous pourrions décrire


cette production langagière non comme une simple imitation
mais comme une reprise à son compte par l'enfant des paroles
de sa mère; c'est en quelque sorte la mère qui parle dans le dis­
cours de l'enfant.

Encore une fois nous proposons de décrire cette production


comme ayant pour locuteur l'enfant et pour énonciateur la
mère.

Revenons, après ces rapides exemples, à notre propos qui


était de savoir comment interpréter les production d'enfants.

A un stade où raisonnablement nous ne pouvons parler de


faire fonctionner une syntaxe car ce serait alors faire une pro­
jection sur le langage des enfants des caractéristiques du langa­
ge des adultes, si cependant nous voulons concevoir comment
nous parvenons à donner un sens aux productions des enfants
nous devons admettre que c'est à l'aide de la sémantique et de
la connaissance (même naive) des lois du discours que nous y
parvenons.

Il serait satisfaisant de pouvoir bâtir un modèle génétique du


développement du langage dans lequel nous mettrions à leur
place la sémantique et les lois du discours.

*
**

A défaut de pouvoir présenter aujourd'hui une semblable


théorie, j'aimerai par contre faire part ici de quelques remar­
ques qui me semblent préalables à la construction de cette
théorie.
302 NEUBURGER

Nous avons abordé tout à l'heure la notion de fait linguis­


tique. Nous allons la préciser. D'une façon pragmatique sera
fait linguistique pour tout linguiste étudiant les phénomènes
de développement du langage, tout fait qui est à prendre en
compte par lui comme fait observable dont il doit rendre
compte.

Si communiquer au sens anthropien du terme exige la fa­


culté de donner un sens à une suite ou à un ensemble d'élé­
ments phoniques ou non, on peut admettre qu'il y ait mati­
ère à étude pour le linguiste dès qu'il y a tentative de la part
de l'adulte d'interpréter ce qui lui apparaît comme message
signifiant venant d'un enfant, et tout particulièrement à par­
tir du moment où ce message est principalement constitué
d'une substance phonique. En d'autres termes, si bien sûr il
ne s'agit pas de les traiter avec les mêmes méthodes d'investi­
gation et de description que les productions linguistiques des
adultes, le linguiste doit rendre compte des toutes premières
manifestations dirigées de l'enfant, et le seul véritable critère
qui permette de dire que cette manifestation est ou n'est pas
du langage ne doit pas être tiré d'une théorie linguistique bâ­
tie à partir du langage des adultes, mais doit être le sentiment
qu'a l'entourage de cet enfant qu'il s'agit là d'un début de
langage et non de simples vagissements. Ce critère peut sem­
bler pour le moins sujet à caution, mais il est en fait de même
nature que le critère du sentiment linguistique invoqué par
Chomsky pour déterminer ce qui est grammatical de ce qui
est a-grammatical.

A ceci près que Chomsky distingue grammaticalité et in-


terprétabilité, la grammaticalité étant basée en fait sur des
critères formels et rendant plus interprétables les phrases plus
grammaticales. Il n'est pas question de faire intervenir une
semblable distinction quant au langage enfantin, les critères
formels n'étant justement pas de circonstance. D'autre part, il
n'est pas question non plus de faire intervenir le sentiment lin-
Séman tique dans le développe men t du langage 303

guistique du locuteur, mais on peut considérer comme une


base de départ le sentiment des destinataires du locuteur, c'est-
à-dire de son entourage.

Ce critère doit naturellement être manié avec la plus grande


prudence. Ceci nous conduit à reculer en quelque sorte la limi­
te de l'observable linguistique en incluant le babil dans les ma­
nifestations langagières et en refusant la distinction babil-langa­
ge ou pré-langage - langage qui n'est fondée que sur des critè­
res formels en fait proches de ceux de la grammaticalité et sim­
plement extraits de la description de la langue des adultes. Ce­
ci doit permettre de concevoir un modèle linguistique autono­
me non construit à partir du modèle adéquat à la description
d'un langage adulte et ceci évite de concevoir l'un comme dé-
fectif par rapport à l'autre.

Après tout, rien ne nous permet de distinguer rigoureuse­


ment comme étant plus ou moins proches d'être du langage
des «tieu-tieu» ou des «ta-ta» qui surgissent dans des circons­
tances bien déterminées, et des «bébé», des «mimi» ou des
«dada» qui n'ont sur les précédents que l'avantage de ressem­
bler un peu plus au français que, nous, nous parlons.

S'il est impossible, et même s'il est contraire à la rigueur


scientifique de donner une description de ces débuts du langa­
ge en terme de syntaxe, il est envisageable de le faire en termes
de sémantique. On peut considérer le «tieu-tieu» d'un enfant
de 10 mois émis chaque fois qu'il se trouve en face d'une de
ses poupées préférées, ou le «ta-ta» du même enfant émis cha­
que fois qu'il désire qu'on lui donne un objet qu'il voit comme
étant autre chose qu'une simple manifestation mécanique de
plaisir ou de frustration.

Puisque ceci est interprétable par l'entourage et reçu par lui


comme une manifestation langagière rudimentaire, on peut, au
risque de faire sourire ceux qui sont habitués à traiter des
304 NEUBURGER

exemples moins infantiles, interpréter ces exemples en termes


de sujet et de prédicat où le sujet est toujours le sujet parlant
- le locuteur - et non-exprimé phoniquement, et où le prédicat
nous dit quelque chose du sentiment de ce locuteur et est ex­
primé phoniquement.

Il n'y a en fait que peu de différences de ce point de vue, en­


tre le fait de dire: «tata» parce que l'on veut se faire donner un
chat en peluche et le fait de dire «mimi» pour se faire donner
le même chat. On utilise simplement dans le deuxième cas une
suite phonique plus largement reconnue par l'entourage, et
donc plus efficace, mais la structure de l'énoncé reste fonda­
mentalement la même. A une période du développement où la
permanence de l'objet n'est pas encore acquise, «mimi» ne
saurait désigner un chat au sens où nos noms désignent des
objets, mais simplement signifier le désir que le locuteur a du
chat.

Remarquons ici combien nous semblent vaines les recher­


ches entreprises par certains, par exemple par Buhler, sur l'âge
d'apparition du premier mot. En effet, qu'un mot soit plus re-
connaissable ou moins reconnaissable par l'adulte n'est guère
qu'un problème d'articulation qui ne nous dit pas grand chose
sur les aptitudes au langage de l'enfant. Il serait plus intéres­
sant de déterminer à quel moment un mot devient pour la pre­
mière fois un nom, mais c'est là une recherche infiniment
moins aisée.

* **

Plusieurs chercheurs, comme Mac Neill par exemple, ont


voulu appliquer la notion de syntaxe dans la description des
holophrases. Pour d'autres auteurs on ne pourrait au contraire
305
Séman tique dans le développemen t du langage

parler de syntaxe au sujet des holophrases, mais seulement à


partir des combinaisons de deux mots et ce serait là le critè­
re - le fait que l'on puisse ou que l'on ne puisse pas parler de
syntaxe - qui distinguerait le babil du début du langage.

Je les renverrai volontiers dos à dos dans la mesure où la no­


tion de syntaxe elle-même est tirée de la description des lan­
gues naturelles à leur état achevé. C'est pourquoi d'ailleurs je
préfère quant à moi ne pas utiliser les expressions mots-phrases
ou holophrases, étant donné que - et j ' e m p r u n t e cette remar­
que à Pierre Oléron dans son dernier livre L'enfant et Vacquisi-
tion du langage - : «la notion de mot-phrase paraît donc impli­
quer l'existence - au moins virtuelle, d'une organisation synta­
xique que des empêchements d'ordre extra-linguistique ne per­
mettraient pas de manifester complètement».

Je préfère donc parler de production à monoélement pho­


nique. En effet ainsi qu'elle est définie par exemple dans le
dictionnaire de Ducrot et Todorov, «la syntaxe traite de la
combinaison des mots dans la phrase. Il y est question de l'or­
dre des mots, des phénomènes de rection.»

Il ne semble pas raisonnable de faire subir une telle distor­


sion au concept de syntaxe qu'il puisse s'appliquer aux mots-
phrases.

Cette factorisation a un caractère de globalité et se réalise


sous la forme d'un énoncé à un seul élément phonique qui
peut être soit l'un soit l'autre des deux éléments de la structu­
re sémantique.

*
***

Peut-on raisonnablement envisager que la syntaxe doive oc­


cuper une place dominante dans la description des productions
306 NEUBURGER

à deux éléments?

Pour certains auteurs cela ne fait pas de doute.

Par exemple pour Brown et Bellugi, quoique l'enfant ne pro­


duise alors que des énoncés à deux termes, il «disposerait
d'une grammaire plus complète que ne le suggère l'examen de
ces productions, mais des opérations d'effacement intervien­
draient au cours du traitement en fonction des capacités phy­
siologiques limitées qui imposeraient une contrainte aux énon­
cés».

Frédéric François met en garde contre le risque de «mettre


dans la tête de l'enfant le roman sémantique où se retrouverait
tout ce que l'adulte comprend en entendant son message».

Peut-être aussi devrait-on mettre certains linguistes en garde


contre le risque de prêter à l'enfant des capacités qui débor­
dent largement les données observées.

Pour d'autres auteurs, par exemple Martin Braine, les pre­


miers énoncés à deux éléments de l'enfant seraient constitués
d'unités en inventaire limité relativement fréquentes, et d'uni­
tés moins fréquentes en inventaire ouvert. Généralement les
unités en inventaire fermé constituant une classe appelée clas­
se-pivot, ne seraient pas utilisées seules, et on n'aurait que peu
d'énoncés composés de 2 termes appartenant à la classe pivot.
Ces unités pivot ainsi fortement spécialisées préfigureraient
l'un des aspects de la syntaxe comme ensemble de contraintes
dans l'organisation des unités.

Une étude distributionnelle à partir par exemple de:

- encore pain
- plus pain
- encore bobo
Séman tique dans le développe men t du langage 307

- plus bobo
permet de classer les unités dans ces catégories.

Pour intéressant que soit cet effort de présentation, il est


trop rigide pour rendre compte des productions observées
par divers auteurs. Braine lui-même l'a remis en question dans
un article de 1976.

Sans entrer, faute de temps, dans le détail de la critique des


propositions de Braine, je dirai quelle est ma position forte­
ment nuancée par rapport à lui.

Il ne semble pas que l'on puisse valablement considérer la


période des énoncés à deux termes comme constituant une
unité, en quelque sorte un stade homogène distinct de la péri­
ode des énoncés à trois termes ou plus. Si un enfant peut pro­
duire les énoncés à deux termes suivants: «encore pain» ou
«bobo ici», il n'est pas sûr qu'il y ait réelle transformation de
son langage quand il peut dire: «encore bobo ici».

Pour en revenir à notre présentation sémantique, si nous


envisageons que l'antagonisme entre la globalité de la concep­
tion de l'énoncé et la linéarité de sa réalisation se résoud par
la non-réalisation phonique d'un ou plusieurs éléments, le cri­
tère qui peut nous permettre de distinguer certains types de
production dans le langage des enfants d'autres types de pro­
duction, ne passe peut-être pas par la reconnaissance de cer­
taines régularités de position des termes, mais par le fait que,
quelle qu'en soit d'ailleurs la place qu'ils occupent dans la
chaîne phonique, certains éléments de la structure sémantique
y deviennent patents. Autrement dit, le moment important de
l'évolution est celui où les divers éléments inclus dans la facto­
risation de la structure sémantique peuvent être phoniquement
réalisés, et il est peut-être prématuré alors de chercher à identi­
fier des régularités et des contraintes caractéristiques d'une
structure de type syntaxique.
308 NEUBURGER

D'une part, on constate dans les corpus de nombreux exem­


ples d'énoncés à deux éléments ou même à trois dans lesquels
les éléments peuvent apparaître dans des ordres différents et
l'enfant joue d'ailleurs à intervertir cet ordre.

Exemples:
«parti Papa», «Papa parti»
ou «fiture encore», «encore fiture».

D'autre part, une étude du rythme et des pauses dans les


énoncés de jeunes enfants fait assez bien sentir la difficulté
qu'ils ont à extraire en quelque sorte tous les éléments de la
structure sémantique pour les faire figurer dans la production
phonique.

On entend ainsi des énoncés très caractéristiques du type:

«bobo ici ... Alice ... bobo ici»

ou bien «mimi ... boum par terre ... mimi b o u m » .

Pour tenter de rendre compte de ces hésitations dans le dis­


cours, Guillaume avait proposé de distinguer «le thème maté­
riel» du «thème formel». Il écrit: «le thème matériel et le thè­
me formel peuvent faire sentir leur action dans un ordre ou
dans l'autre. Le thème matériel peut agir d'abord; il va se ma­
nifester par des suggestions verbales qui seront remaniées sous
l'influence d'un modèle qu'elles auront contribué elles-mêmes
à préciser. Mais il se peut aussi que le modèle précède sinon
tout contenu, du moins la réalisation complète du thème ma­
tériel. La phrase tend à se présenter avant que tous les mots
qui doivent la constituer se présentent. Dans le type de phrase
défini par le modèle, certains éléments sont déjà donnés,
d'autres ont leur place et leur fonction grammaticale marquées
mais cette place est vide, et le sujet cherche ses mots».
Sémantique dans le développement du langage 309

Si ce schéma général du double thème permet à Guillaume


de rendre compte de nombreuses données, il peut sembler plus
économique d'opposer la structure sémantique à la réalisation
phonique. Grossièrement on pourrait, dans certains cas, établir
une correspondance entre ce qu'il appelle «le thème matériel»
et le rôle joué par la structure sémantique.

Les hésitations remarquées par Guillaume n'ont en effet pas


leur origine dans un conflit entre un thème matériel et un thè­
me formel, mais dans l'antagonisme que nous avons déjà men­
tionné entre le caractère global de la structure sémantique et le
caractère nécessairement linéaire de la production phonique.

C'est en ce sens que beaucoup plus que de tenter de classer


les termes des énoncés en catégories à l'aide d'une analyse dis-
tributionnelle, il nous semble intéressant de donner une des­
cription sémantique des énoncés et de les répartir en différen­
tes classes suivant le nombre ou le type d'éléments de la struc­
ture sémantique qui sont phoniquement réalisés.

Je ne peux entrer dans le détail de cette présentation ici,


mais outre que cette attitude constitue un modèle autonome
de description du langage enfantin puisque ne faisant pas ré­
férence à la syntaxe du langage adulte, elle a l'avantage de per­
mettre une présentation de certains faits tels que l'apparition
des noms au sens plein du terme.

Il semble important de souligner que le perfectionnement


des énoncés correspond non à l'acquisition d'une syntaxe mais
en quelque sorte à la mise en sons d'une sémantique, et que ce
n'est qu'ensuite que l'acquisition de l'outil syntaxique utilisé
par l'entourage est peu à peu mis en place.

Le caractère durable de l'antinomie entre globalité et liné­


arité outre qu'on peut sans doute en trouver la trace chez tout
locuteur par exemple dans des lapsus, se retrouve à différentes
310 NEUBURGER

phases de l'acquisition de la langue.

Je pense par exemple à ce que François appelle les mots va­


lise (briand, brioche, friand) ou pour prendre un cas plus signi­
ficatif à un enfant de 3 ans qui a bien saisi que «si» indique
une relation conditionnelle entre 2 phrases, semble, par son hé­
sitation quand il l'emploie, reproduire très exactement la mê­
me hésitation qui existait dans «boum par terre... mimi... mimi
boum» et il dit par exemple:
«si on aura des fessées, on aura été vilain»
ou «si... on aura des fessées... si on aura été vilain».

Il semble que l'on ait là une hésitation dans la syntaxe de la


phrase qui est liée moins à une ignorance des règles formelles
de l'emploi de la conjonction si , qu'à l'existence d'une struc­
ture sémantique à caractère global où il existe une factorisa­
tion des 2 propositions principales et subordonnées de la phra­
se, entre lesquelles une hiérarchie rigoureuse n'est pas établie
et qui sont simplement mises dans une relation de rection ré­
ciproque par l'intermédiaire de si.

Cependant si notre attitude consiste à chercher avant tout à


donner une description sémantique des énoncés produits par
les jeunes enfants et à considérer que la description prématu­
rée de ces énoncés en terme de syntaxe est inadaptée, et si no­
tre position est que l'enfant se bâtit une sémantique et ap­
prend peu à peu à exprimer phoniquement tous les termes
contenus dans la structure sémantique de ces énoncés avant
d'être capable d'acquérir les éléments de la syntaxe de l'adulte,
il nous faut quand même indiquer par quelle voie l'acquisition
de la syntaxe, même si elle nous semble plus tardive qu'à la
plupart des auteurs peut se faire.
Sémantique dans le développement du langage 311

Refusant de faire ici appel à la trop simple notion d'imita­


tion que Jean Piaget utilise, on pourrait dire que l'acquisition
de l'outil syntaxique caractéristique de la langue des adultes se
fait par l'appropriation par l'enfant de la parole de l'adulte, par
l'introduction du discours de l'adulte dans le discours de l'en­
fant.

Cette introduction régularise le discours de l'enfant et lui


permet d'acquérir les éléments formels de la syntaxe.

Déjà beaucoup plus tôt, parler pour l'enfant c'était prendre


à son compte le discours de l'autre, prêter sa voix aux mots de
l'autre. Lorsque l'enfant d'un an chantonne «bébé», «bébé»;
dit-il simplement «bébé» ou ne nous dit-il pas plutôt quelque
chose comme:
«Voilà le mot de maman: bébé»,
auquel cas, dès le départ, le discours est habité par l'autre et
sous le locuteur il faut chercher l'énonciateur qui est la mère
ou l'entourage. Ainsi de notre exemple d' «au revoir» cité plus
haut.

*
***

Il est à noter que, d'une part, les enfants observés utilisent


leurs prénoms en position de sujet dans leurs phrases avant
d'employer «je» et que, d'autre part, c'est à partir de cette
utilisation de leur prénom que leurs phrases deviennent plus
aisément compréhensibles en demandant moins de faire inter­
venir la situation pour leur donner un sens, et en ceci devien­
nent plus semblables aux productions linguistiques des adultes.

Or, lorsque par exemple l'enfant dit:


«Alice veut du lait» ou «Kim gentille»
on peut considérer que notre énoncé comprend un locuteur
qui est l'enfant et un énonciateur qui est la mère ou toute au-
312 NEUBURGER

tre personne de l'entourage, et que le sens de:


«Alice veut du lait»
ne se limite pas à la communication de la signification de cette
phrase qui est que «Alice veut du lait», mais que le locuteur
nous dit: «je suis dans une situation où toi tu pourrais dire:
Alice veut du lait.»

A la limite on peut considérer les premières apparitions de


phrases utilisant un schéma formel plus conforme à la langue
adulte comme:
«Je veux du lait»
comme ayant le sens de:
«toute personne dans mon cas peut dire: je veux du
lait».

L'utilisation du pronom «je» exige d'ailleurs que la phrase


soit conçue par le locuteur comme pouvant être utilisée telle
que par d'autres personnes. On assiste donc dans les jours qui
suivent à la première apparition de l'utilisation du pronom à
des jeux linguistiques sur le thème par exemple:
«oh! nounours, il dit je veux faire dodo, l'épicier il dit
je veux faire dodo, oh! alors, etc..»

On assiste ainsi à la mise en place de micro-systèmes de ré­


gularité formelle rapidement généralisés. En ceci nous sommes
d'accord avec Braine quand il estime que: «chaque acquisition
se fait d'une manière parcellaire, c'est-à-dire indépendamment
de l'acquisition qui est faite d'une autre structure.»

Par ailleurs il est intéressant de noter que si les régularités


formelles caractérisant la phrase simple dans la langue adulte
demandent de dépasser l'âge de 3 ans pour être à peu près ac­
quises, on voit par contre très tôt le jeune enfant manipuler
des éléments sémantiques à fonction argumentative.

Ceci n'a rien d'étonnant si l'on veut bien admettre que l'en-
Séman tique dans le développemen t du langage 313

fant ne parle pas pour communiquer une information, mais


pour obtenir ou demander quelque chose.

Ainsi, l'enfant de 20 mois qui dit:


«gentil bébé»
ne cherche nullement à informer son interlocuteur d'une ca­
ractéristique du bébé, mais à o b t e n i r u n câlin.

On voit apparaître par exemple chez l'enfant de 30 mois des


éléments comme même, quand même, mais.

Relevons des phrases comme:


«c'est ma poupée quand même»,
qui a une valeur argumentative très forte, quelque chose com­
me «ce n'est pas à toi, rends-la moi». «Quand même» est un
indicateur logico-argumentatif qui affecte ici toute la phrase.
Le fait qu'on puisse le placer aussi bien au début qu'en fin de
phrase en facilite sans doute l'utilisation.

Il est intéressant de remarquer que l'enfant apprend à mani­


puler des éléments sémantiques complexes avant d'être capable
de construire des phrases simples syntaxiquement correctes.

De même l'emploi par exemple de «ben oui» ou «ben non»


chez un enfant de 35 mois est un exemple significatif de l'em­
ploi de règles de conversation subtiles.

En effet l'enfant répond «ben oui» ou «ben non» en répon­


se à des phrases l'interrogeant sur des sujets pour lui trop évi­
dents:
«tu es allé à l'école aujourd'hui?
- ben oui, j ' a allé à l'école».

«tu as pris l'avion pour aller à l'école?


- ben non, j ' a pas pris l'avion».
314 NEUBURGER

Le sens de ces réponses est quelque chose comme «oui, j ' a i


été à l'école» ou «non, je n'ai pas pris l'avion», à quoi s'ajoute
«mais mon pauvre vieux, c'est évident, ta question est stupide»

On ne peut que regretter que les auteurs aient jusqu'à pré­


sent donné aussi peu d'importance dans leurs études à la place
des lois du discours dans le langage enfantin, car il semble bien
que certaines lois du discours soient utilisées antérieurement à
l'acquisition de la plupart des mécanismes syntaxiques élémen­
taires.

*
***

Comment articuler donc la syntaxe et la sémantique dans


une théorie du développement du langage? Il serait simpliste
d'opposer description syntaxique à description sémantique, de
même qu'il est simpliste de vouloir opposer l'innéisme tout en
bloc au non innéisme.

On peut avoir le sentiment qu'il y a d'abord un développe­


ment d'une sémantique première qui donne à l'enfant l'aptitu­
de à organiser son discours. Cette sémantique première elle-
même n'est pas innée comme on peut dire que le sens de la
marche est inné, car en dehors d'un milieu parlant, elle ne peut
se développer. Cependant elle n'est pas identique à une réduc­
tion télégraphique comme disent certains du parler adulte. Il
s'agit bien d'un mouvement originel chez l'enfant. Ce dévelop­
pement de la sémantique première est dès le départ l'objet
d'un recouvrement par des éléments tirés du parler des adul­
tes, et ne se manifeste même pleinement qu'en utilisant ces
éléments. On assiste donc à un masquage progressif de cette
sémantique première par la syntaxe de la langue naturelle par­
lée dans l'entourage de l'enfant et par la sémantique particu­
lière à cette langue (par exemple par la sémantique lexicale).
Séman tique dans le développemen t du langage 315

Comme on le voit il ne s'agit pas de dire ou syntaxe ou sé­


mantique, mais de concevoir l'existence préalable d'une certai­
ne sémantique à la syntaxe. Il serait trop simple aussi de pré­
tendre que tout ce qui constitue les lois du discours est en ger­
me dès l'origine, mais très certainement l'acquisition d'une lan­
gue ne peut se faire que dans une situation de dialogue, et cer­
taines lois du discours agissent dès le départ. Comme disait
Von Humboldt dans l'apprentissage de la parole par les enfants
«il faut voir une émergence progressive du pouvoir de parole»,
et c'est sans doute le développement de la sémantique premiè­
re qui permet cette émergence.

Mais Von Humboldt remarquait ailleurs: «les indications ti­


rées de la manière de parler des enfants ne sont d'aucune force
dans un raisonnement quelconque sur la nature et le caractère
particulier des langues». Sans doute, en historien et en compa-
ratiste qu'il était, faisait-il allusion au caractère de la langue
d'être un outil collectif, un fait social. Que l'étude de nom­
breux corpus permette de faire découvrir quelque chose d'uni­
versel dans l'émergence du pouvoir de parole, c'est probable,
mais que cela nous permette d'en supposer quelques univer-
saux des langues en tant que faits sociaux, et que ces univer-
saux linguistiques soient inscrits dans un programme généti­
que, c'est moins certain.

En conclusion, je parodierai le propos de Vendryes qui


écrivait, en introduction à son livre Le Langage: «on étonne
toujours en disant que le problème de l'origine du langage
n'est pas un problème d'ordre linguistique. C'est pourtant
l'expression de la vérité. Faute de s'en être avisés, la plupart de
ceux qui depuis 100 ans ont écrit sur l'origine du langage n'ont
fait qu'errer; leur principal tort a été d'aborder le problème
par le côté linguistique, comme si l'origine du langage se con­
fondait avec l'origine des langues».

Ne pourrions-nous dire que les chercheurs qui se penchent


316
NEUBURGER

sur le développement de la parole chez l'enfant risquent sou­


vent d'errer, faute d'avoir distingué l'acquisition du langage
de l'acquisition d'une langue.

Jacques NEUBURGER

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.


317
Séman tique dans le développemen t du langage

BIBLIOGRAPHIE

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318 NEUBURGER

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REMARQUES SUR
LES VERBES PARENTHETIQUES

Dans les années cinquante, trois auteurs - deux philoso­


phes, J.L. Austin et J.O. Urmson, et u n linguiste, E. Benve-
niste - ont mis l'accent sur une propriété remarquable de cer­
tains verbes: Vasymétrie de la première personne du présent
de Vindicatif. Austin isole cette propriété à propos des verbes
performatifs:

We must notice that there is an asymmetry of a systematic kind


between it ( = la première personne du présent) and other persons
and tenses of the very same verb. The fact that there is this
asymmetry is precisely the mark of the performative verb...
Let us take an example: the use of «I bet» as opposed to the use
of that verb in another tense or in another person. «I betted» and
«he bets» are not performatives but describe actions on my and
his part respectively - actions each consisting in the utterance of
the performative «I bet». If I utter the words «I bet...», I do not
state that I utter the words, but I perform the act of betting...
But if I utter the words «he bets», I only state that the utters
(or rather has uttered) the words «I bet»... Now this sort of
asymmetry does not arise at all in general with verbs that are
not used as explicit performatives. For example, there is no such
320 RECANAT!

asymmetry between «I run» and «He runs» (1).


B e n v e n i s t e , q u a n t à lui, isole l ' a s y m é t r i e de la p r e m i è r e per­
sonne à p r o p o s n o t a m m e n t de certains verbes d'attitude pro-
positionnelle:

D'une manière générale, quand j'emploie le présent d'un verbe


aux trois personnes (selon la nomenclature traditionnelle), il
semble que la différence de personne n'amène aucun changement
de sens dans la forme verbale conjuguée. Entre je mange et tu
manges et il mange, il y a ceci de commun et de constant que la
forme verbale présente une description d'une action, attribuée
respectivement, et de manière identique, à «je», à «tu», à «il».
Entre je souffre et tu souffres, il y a pareillement en commun la
description d'un même état. Ceci donne l'impression d'une évi­
dence, déjà impliquée par l'alignement formel dans le paradigme
de la conjugaison. Or nombre de verbes échappent à cette per­
manence du sens dans le changement des personnes. Ceux dont
il va s'agir dénotent des dispositions ou des opérations mentales.
En disant je souffre, je décris mon état présent. En disant je sens
(que le temps va changer), je décris une impression qui m'affecte.
Mais que se passera-t-il si, au lieu de je sens (que le temps va
changer), je dis: je crois (que le temps va changer)*? La symétrie
formelle est complète entre je sens et je crois. L'est-elle pour le
sens? Puis-je considérer ce je crois comme une description de
moi-même au même titre que je sens? Est-ce que je me décris
croyant quand je dis je crois (que...)? Sûrement non. L'opération
de pensée n'est nullement l'objet de l'énoncé; je crois (que...)
équivaut à une assertion mitigée. En disant je crois (que...), je
convertis en une énonciation subjective le fait asserté imperson­
nellement, à savoir le temps va changer, qui est la véritable pro­
position.
Considérons encore les énoncés suivants: «vous êtes, je suppose,
Monsieur X... - Je présume que Jean a reçu ma lettre. - Il a quit­
té l'hôpital, d'où je conclus qu'il est guéri». Ces phrases contien­
nent des verbes qui sont des verbes d'opération: supposer, présu­
mer, conclure, autant d'opérations logiques. Mais supposer, pré­
sumer, conclure, mis à la première personne, ne se comportent
pas comme font, par exemple, raisonner, réfléchir, qui semblent
pourtant très voisins. Les formes je raisonne, je réfléchis me dé­
crivent raisonnant, réfléchissant. Tout autre chose est je suppose,
je présume, je conclus. En disant je conclus (que...), je ne me dé­
cris pas occupé à conclure; que pourrait être l'activité de «con­
clure»? Je ne me représente pas en train de supposer, de présu­
mer, quand je dis je suppose, je présume. Ce que je conclus in­
dique est que, de la situation posée, je tire un rapport de con­
clusion touchant un fait donné. C'est ce rapport logique qui est
Verbes paren thé tiques 321

instauré en un verbe personnel. De même je suppose, je présume


sont très loin de je pose, je résume. Dans je suppose, je présume,
il y a une attitude indiquée, non une opération décrite. En inclu­
ant dans mon discours je suppose, je présume, j'implique que je
prends une certaine attitude à l'égard de l'énoncé qui suit. On au­
ra noté en effet que tous les verbes cités sont suivis de que et une
proposition: celle-ci est le véritable énoncé, non la forme verbale
personnelle qui la gouverne. Mais cette forme personnelle en re­
vanche est, si l'on peut dire, l'indicateur de subjectivité. Elle don­
ne à l'assertion qui suit le contexte subjectif - doute, présomp­
tion, infrence - propre à caractériser l'attitude du locuteur vis-
à-vis de l'énoncé qu'il profère. (2)
Dans tous les cas, qu'il s'agisse des verbes performatifs ou
des verbes donnés en exemple par Benveniste dans ce passage,
l'asymétrie est entre l'emploi descriptif du verbe et son emploi
non descriptif à la première personne du présent. Dans les
exemples de Benveniste, de plus, l'emploi non descriptif est
caractérisé par la transparence de la proposition principale où
figure le verbe à la première personne par rapport à la propo­
sition enchâssée, qui est «le véritable énoncé»: la proposition
principale n'ajoute rien au contenu de l'énoncé - à ce qui est
dit par son moyen - elle indique seulement comment il doit
être pris. Du fait de cette transparence de la proposition prin­
cipale, l'énoncé global a à peu près la même valeur qu'aurait
l'énoncé isolé de la complétive: dire je crois que P , j e suppose
que P, je conclus que P ou je présume que P, c'est, essentiel­
lement, dire que P.

Contrairement à ce qu'ont laissé entendre beaucoup d'au­


teurs, l'asymétrie de la première personne en emploi non des­
criptif ne se manifeste pas toujours sous la forme d'une trans­
parence du verbe par rapport à son complément proposition-
nel. De fait, l'asymétrie de la première personne est une ca­
ractéristique universelle des verbes performatifs, mais on ne
peut parler de «transparence» du verbe à propos de tous les
énoncés performatifs. Dire j'affirme que P, je reconnais que P,
je t'avertis que P, c'est, essentiellement, dire que P. Mais cette
322 RECANATI

équivalence de l'énoncé global et de la proposition enchas­


sée, équivalence qui permet de parler d'une «transparence»
de la proposition principale constituée par le verbe à la pre­
mière personne du présent, n'existe pas avec des énoncés
comme «je te remercie», «je te salue», «je baptise ce bateau
le Jacques Lacan», où l'on chercherait vainement le complé­
ment propositionnel du verbe performatif. Dans d'autres
exemples, le verbe performatif en emploi non descriptif
n'est pas transparent bien qu'il prenne un complément pro­
positionnel: dans «je te remercie d'être venu» et «je parie six
mille francs que Belle d'Azur arrivera en tête», ce ne sont pas
les propositions tu es venu et Belle d'Azur arrivera en tête qui
constituent «le véritable énoncé». Dire «j'en conclus que le
Président aura fort à faire» est une façon de dire que le Prési­
dent aura fort à faire, mais dire «je te remercie d'être venu»
n'est pas (normalement du moins) une façon de dire que tu
es venu. De même, alors que dire «je parie que demain il fe­
ra soleil» (au sens paraphrasable par: «demain il fera soleil,
je parie») est une façon de dire que demain il fera soleil, en
revanche dire «je parie six mille francs que Belle d'Azur ar­
rivera en tête» n'est pas - normalement - une façon de dire
que Belle d'Azur arrivera en tête.

Il en va de même, malgré les apparences, d'un énoncé com­


me «je t'ordonne de venir ici». Dans «je t'ordonnais de venir
ici» et «il t'ordonne de venir ici», le verbe performatif est em­
ployé descriptivement - il contribue à déterminer le contenu
propositionnel de l'acte de parole accompli, acte de parole
dont la force illocutionnaire est indiquée par la forme décla­
rative de la phrase. A la première personne du présent, en re­
vanche, le verbe performatif est employé de façon non des­
criptive, et contribue à déterminer non le contenu de l'acte
de parole - contenu véhiculé exclusivement par la compléti­
ve - mais sa force illocutionnaire, relativement à laquelle la
modalité déclarative de la phrase cesse d'être pertinente: en
disant «je t'ordonne de venir ici», je n'asserte pas que je Vor-
323
Verbes paren thé tiques

donne de venir ici, mais je te dis de venir ici. Il semble donc


qu'il y ait, en un certain sens, transparence de la proposition
principale puisque celle-ci n'apporte rien au contenu de l'énon­
cé, mais indique seulement la nature de l'acte de parole qu'il
sert à accomplir. La «transparence» en question, cependant,
n'est pas la même que celle dont j ' a i parlé à propos d'énoncés
comme «je t'assure que l'or continuera à monter» ou «j'af­
firme que je suis innocent». Ces énoncés ont en effet la par­
ticularité suivante: si l'on supprime purement et simplement
la proposition principale constituée par le verbe performatif
à la première personne du présent de l'indicatif, on ne perd
rien ou presque rien: l'énonciation garde à peu près la même
valeur, tant au plan du contenu propositionnel qu'au plan du
type d'acte de parole accompli. Dans les termes d'Austin, le
performatif primaire «l'or continuera à monter» est inclus à
titre de partie dans le performatif explicite «je t'assure que
l'or continuera à monter», et comme d'autre part un perfor­
matif explicite et le performatif primaire correspondant sont
interchangeables, il s'établit une sorte d'équivalence entre le
performatif explicite «je t'assure que l'or continuera à mon­
ter» et une de ses parties, à savoir la proposition enchâssée:
énoncer celle-ci isolément ou énoncer le performatif expli­
cite tout entier revient en gros au même (nuances mises à
part). D'où l'idée que le verbe performatif, dans ce type
d'énoncé, n'apporte qu'une précision au sujet de la force il-
locutionnaire spécifique de l'énoncé; une précision, c'est-à-
dire rien de bien essentiel. Avec «je t'ordonne de venir ici»,
les choses sont plus compliquées. Le performatif primaire
correspondant est «viens ici», mais il n'est pas évident que,
même à un niveau profond, la proposition enchassée dans
«je t'ordonne de venir ici» soit marquée impérativement,
comme est «viens ici». Autrement dit, il se peut qu'il y ait
dans ce cas une différence entre le complément du verbe per­
formatif et le performatif primaire correspondant (et équi­
valent) au performatif explicite. Une telle différence empê­
cherait naturellement de conclure à une équivalence entre le
324 RECANAT!

performatif explicite et une de ses parties (la proposition en­


châssée), d'où il résulterait qu'un verbe performatif comme
«ordonner», s'il est transparent eu égard au contenu propo-
sitionnel - le contenu du performatif explicite qu'il introduit
étant véhiculé exclusivement par la complétive - n'est pas
transparent à tout point de vue: l'énoncé du performatif ex­
plicite n'est pas globalement équivalent à l'énoncé de la com­
plétive en isolation.

C'est la «transparence à la première personne», et non,


plus généralement, l'asymétrie de la première personne, qui
va me retenir dans cet article. Dans un premier temps, je vais
laisser de côté les énoncés comme «je t'ordonne de venir ici»
pour considérer les énoncés auxquels est pleinement applica­
ble la notion de transparence: j e crois que P, j'affirme que P,
etc. Ces énoncés sont des assertions (mitigées, emphatiques,
etc.) mais, comme l'ont noté les auteurs auxquels j ' a i fait
référence, ce qui est asserté - ce qui est présenté comme
vrai - c'est la complétive (3): on ne peut, sous prétexte qu'il
le soutient effectivement, répondre «c'est vrai» à qui dit
«je soutiens que la terre est plate», et on ne le peut pas parce
que, précisément, ce qu'il soutient c'est que la terre est plate
et non qu'il le soutient. Autrement dit, la proposition intro­
duite par «que» pourrait se suffire à elle-même: l'acte de pa­
role qui est accompli par l'énonciation de la phrase complexe
où elle figure enchâssée le serait tout aussi bien si elle était
énoncée en isolation. A quoi sert donc, dans ces énoncés, la
proposition principale («je crois», «j'affirme»)? Selon les au­
teurs que j ' a i mentionnés, elle n'est qu'un supplément, un
appendice: comme la prière d'insérer au dos d'un livre, ou
comme le «chapeau» qui introduit un article, elle ne fait pas
partie du texte - celui-ci reste intact si on la supprime - mais
ressortit au «métatexte», selon l'expression de Vendler (4);
elle véhicule un commentaire par lequel celui qui parle indi­
que à son auditoire comment son énoncé doit être pris. Ce
commentaire porte tantôt sur la force illocutionnaire spéci-
325
Verbes paren thé tiques

fique de l'énoncé, tantôt sur son attitude affective à l'égard


de ce dont il parle, tantôt sur la valeur argumentative de son
propos dans le contexte discursif où il s'insère... En bref, les
verbes caractérisés par la transparence de la première personne
ont une fonction d' indicateurs pragmatiques; préfixés à un
énoncé ils jouent, selon une analogie fréquemment invoquée,
le même rôle qu'une étiquette, une estampille ou un coup de
tampon apposé sur un objet pour en indiquer la provenance
ou la nature. Comme le dit Urmson,

when these verbs are used in the first person of the present tense,
(...) the assertion proper is contained in the indicative clause with
which they are associated... They themselves have not, in such a
use, any descriptive sense but rather function as signals guiding the
hearer to a proper appreciation of the statement in its context,
social, logical, or evidential. They are not part of the statement
made, nor additional statements, but function with regard to a
statement made rather as «READ WITH CARE» functions in
relation to a subjoined notice, or as the foot stamping and salu­
ting can function in the Army to make clear that one is making
an official report. Perhaps they can be compared to such stage-
directions as «said in a mournful (confident) tone» with refe­
rence to the lines of the play. They help the understanding and
assessment of what is said rather than being a part of what is
said. (5)

II

L'asymétrie de la première personne, sous toutes ses for­


mes, est une asymétrie potentielle. La caractéristique de ver­
bes comme «croire» ou «affirmer», par opposition aux verbes
ordinaires comme «courir», est qu'ils peuvent, à la première
personne du présent, être employés de façon non descriptive -
non qu'ils doivent l'être. Ainsi, alors qu'en disant j ' a i cru que P
ou Jean croit que P je décris mes croyances passées ou les
croyances présentes de Jean, en disant je crois que P je puis
faire deux choses: soit décrire mes croyances présentes, soit
asserter prudemment que P. Ce deuxième emploi est l'emploi
326 RECANATI

non descriptif, «asymétrique» par rapport aux emplois du mê­


me verbe à une autre personne ou à un autre temps que la pre­
mière personne du présent; cet emploi non descriptif n'est pas
le seul, cependant, qu'on puisse faire du verbe «croire» à la
première personne du présent de l'indicatif actif. Si, dans le
contexte d'une enquête sociologique où l'on me demande
d'énumérer mes croyances, je réponds (entre autres choses)
«je crois que les âmes se réincarnent après la mort», il est clair
qu'en disant cela je me serai décrit croyant, dans les termes de
Benveniste: en énonçant je crois que P, je n'aurai pas asserté
que P mais que je le crois. De même, en disant j'affirme que P
je puis asserter que f affirme que P et non asserter que P - il
suffit d'interpréter le présent du verbe comme un présent
d'habitude («dès que j ' a i un peu bu, j'affirme que...») ou
comme un présent historique («p. 183 de m o n livre, j'affir­
me que...»).

Ayant deux lectures possibles, les phrases du type je crois


que P sont, d'une certaine façon, ambiguës, comme sont am­
biguës les phrases où un même adverbe peut être interprété
soit descriptivement (comme adverbe de constituant, modi­
fiant le prédicat) soit non descriptivement (comme adverbe
de phrase, véhiculant une indication pragmatique). Ainsi,
«l'année a malheureusement commencé» signifie ou bien que
l'année a commencé de façon malheureuse, ou bien que l'an­
née, malheureusement, a commencé. Dans la première lecture,
descriptive, l'adverbe modifie le prédicat «avoir commencé»,
donnant naissance au prédicat complexe «avoir commencé
malheureusement», prédicat dont la satisfaction par le sujet
de l'énoncé définit la condition de vérité de celui-ci, c'est-à-
dire la proposition qu'il exprime: l'énoncé dit de l'année
qu'elle a commencé de façon malheureuse, et est vrai si et
seulement si c'est le cas. Dans la deuxième lecture, en revan­
che, c'est la satisfaction par le sujet du prédicat «avoir com­
mencé» qui est la condition de vérité de l'énoncé: l'énoncé dit
de l'année qu'elle a commencé, et est vrai si et seulement si
327
Verbes paren thé tiques

c'est le cas. On voit que la suppression, dans la phrase, de


l'adverbe «malheureusement» ne changerait rien ici à la
proposition qu'elle exprime: la modification introduite
par l'adverbe dans cette lecture est en effet extérieure à
la proposition - elle concerne l'attitude affective du locu­
teur par rapport à celle-ci, attitude qui n'est pas «dite»
ou «décrite», i.e. exprimée par l'énoncé de telle façon
qu'il soit vrai seulement si cette attitude est bien celle du
locuteur, mais «indiquée» dans le «métatexte» qui guide
notre appréciation correcte de ce qui est «dit» dans le
«texte».

L'ambiguïté de «l'année a malheureusement commen­


cé» est facile à expliquer en termes structuraux, si l'on
accepte de donner une réalité syntaxique à la distinction
adverbe de phrase/adverbe de constituant. On pourrait
dire, par exemple, que dans un cas la catégorie «adverbe»
est immédiatement dominée par le noeud «phrase» dans
l'indicateur syntagmatique sous-jacent, alors que dans
l'autre elle est dominée par le noeud «syntagme verbal».
En ce qui concerne l'ambiguïté de je crois que P entre la
lecture transparente et la lecture descriptive, il semble
que nous devions, pareillement, l'expliquer en termes
structuraux - du moins est-ce ce qui ressort d'un rai­
sonnement que font Katz et Postal à propos d'un autre
exemple (6).

Selon Katz et Postal, la phrase anglaise


(1) You will go home
est ambiguë: elle a deux lectures, une lecture impérative
telle qu'en énonçant cette phrase le locuteur demande à
l'auditeur de rentrer chez lui, et une lecture déclarative
telle qu'il lui dit simplement qu'il le fera. La phrase (1),
cependant, ne contient aucun item lexical qui soit ambi­
gu à la façon dont «canon» en français et «bank» en an­
glais le sont. Il en résulte, toujours selon Katz et Postal,
328 RECANAT!

que l'ambiguïté de (1), n'étant pas d'origine lexicale, est struc­


turale; et pour en rendre compte ils font l'hypothèse qu'à (1)
correspondent deux indicateurs syntagmatiques sous-jacents
distincts, l'un où figure un morphème «Impératif» et l'autre
où il ne figure pas. On a donc, sous l'apparence unique de (1),
deux phrases différentes, «You will go home» 1 et «you will
go home» 2, qu'on isole facilement l'une et l'autre car elles ne
se prêtent pas aux mêmes manipulations: si par exemple on in­
sère, au début de (1), un adverbe de phrase comme «maybe»,
modalisateur d'assertion, la lecture impérative est écartée
d'emblée; si on rejette le pronom et le modal en fin de phrase
sous forme de «tag-question» («Go home, will you»), ou plus
radicalement si on les efface («Go home»), la lecture déclara­
tive est écartée. Pour Katz et Postal, «You will go home» 1
est plus proche, malgré les apparences, de «Go home» ou de
«Go home, will you» que de «You will go home» 2.

L'analogie est grande avec les énoncés qui nous intéressent.


J e crois que P, comme (1), est une phrase ambiguë, mais qui
ne contient pas d'item lexical ambigu. On doit en conclure, si
le raisonnement de Katz et Postal est valable, qu'il s'agit non
d'une phrase unique mais de deux phrases, je crois que P 1 et
je crois que P 2, confondues sous une même apparence. Com­
me précédemment, on peut isoler chacune des deux phrases:
si on modifie le verbe en disant, par exemple, je crois dur com-
me fer que P, la lecture «transparente» est écartée; en revanche
seule la phrase dans sa lecture transparente se laisse paraphra­
ser par P, je crois, et l'on peut penser que je crois que P 1 est
syntaxiquement plus proche, malgré les apparences, de P, je
crois que de je crois que P 2.

La proximité, du point de vue du sens, de je crois que P


dans sa lecture transparente ( = je crois que P 1) et de P, je
crois n'a échappé ni à Austin, ni à Urmson, ni à Benveniste.
Parmi les exemples que Benveniste, dans le passage cité plus
haut, donne d'énoncés du type je V que P où la proposition
Verbes paren thé tiques 329

principale est transparente par rapport à la complétive, on


note la présence, révélatrice, d'un énoncé appartenant au ty­
pe P, je V: «Vous êtes, je suppose, M. X» est mis en parallèle
avec «je présume que Jean a reçu ma lettre» et «je conclus
qu'il est guéri». Austin, quant à lui, signale que souvent,
dans un performatif explicite, le verbe performatif à la pre­
mière personne du présent peut être rejeté en incise (7):
«il était là, je t'assure» est un performatif explicite au même
titre que «je t'assure qu'il était là». Urmson, enfin, prend
pour point de départ de son examen des verbes «parenthé-
tiques» l'équivalence intuitive entre P, je V et je V que P
dans sa lecture transparente:

Let us start with an ex ample. Taking the verb to suppose, we may


note that in the first person present we can idiomatically say any
of the following:
I suppose that your house is very old
Your house is, I suppose, very old
Your house in very old, I suppose
A verb which, in the first person present, can be used, as in the
example above, followed by «that» and an indicative clause, or
else can be inserted at the middle or end of the indicative sen­
tence, is a parenthetical verb. (...) In some contexts it will be
virtually indifferent, on all but stylistic grounds, whether the
verb occurs at the beginning, middle, or end of the indicative
sentence with which it is conjoined; this will not always be so,
but when it is the verb will be said to be used purely parenthe­
tically. (8)

Le rejet en incise de la proposition principale souligne son


caractère d'appendice quasi métatextuel, et met en valeur le
fait que la complétive est «le véritable énoncé». La différence
entre je V que P 1 et P, je V est, aux yeux de Urmson, pure­
ment syntaxique - elle n'introduit aucune différence de sens;
la question qui se pose est celle de savoir si cette différence
syntaxique elle-même n'est pas purement superficielle: n'y
a-t-il pas, correspondant à leur équivalence au point de vue
du sens, une équivalence syntaxique profonde entre je V que
P 1 et P, je V, corrélative d'une différence syntaxique pro-
330 RECANATÎ

fonde entre je V que P 1 et je V que P 2?

Austin, Urmson et Benveniste ne font pas (du moins pas


explicitement) d'hypothèses syntaxiques pour rendre compte
de la transparence des verbes parenthétiques; tout au plus
peut-on relever chez eux des suggestions hésitantes: ainsi Aus­
tin déclare-t-il que le «que» du discours rapporté qu'on a dans
«Jean affirme que la terre est plate» est différent de celui
qu'on a dans des performatifs explicites comme «j'affirme que
la terre est plate» (9). - Chez les grammairiens transformatio-
nalistes, en revanche, on rencontre de telles hypothèses.

Les auteurs de la Logique de Port-Royal - une des sources,


comme on sait, de la tradition transformationaliste - disent
ceci (10) : quand je V que P est interprété descriptivement,
P est une «proposition incidente» ( = une phrase constituan­
te), enchâssée dans la «proposition essentielle» ( = la phrase
matrice) je V pour «déterminer» son prédicat V. Mais quand
la lecture «transparente» s'impose, c'est P la proposition es­
sentielle, et je V la proposition incidente; celle-ci ne détermi­
ne ni le sujet ni le prédicat de P, mais la copule, porteuse de
la modalité affirmative. Dès lors dans «je soutiens que la ter­
re est plate» et dans «la terre est plate» le sujet, comme le
prédicat, sont le même: dans les deux cas on dit de la terre
qu'elle est plate. Dans les deux cas aussi l'énoncé se présente,
grâce à la copule, comme une affirmation, mais cette affir­
mation est déterminée plus avant, dans le premier cas, grâce
à la proposition incidente «je soutiens» qui vient compléter
l'indication véhiculée par la copule, de même que la propo­
sition incidente «qui est grande» ajoute quelque chose au
sujet «la terre» dans «la terre, qui est grande, est plate».

Plus récemment, J o h n Lyons a fait une hypothèse analo­


gue (11); il dit que dans J e V que P 1 (contrairement à je V
que P 2) la proposition P n'est pas subordonnée à je V com-
Verbes paren thé tiques 331

me, superficiellement, elle semble l'être. Les deux suites ne


sont pas non plus coordonnées: elles sont, dit-il, parataxique-
ment associées (juxtaposées) en structure profonde, et cette
parataxe peut, au lieu d'apparaître telle quelle en surface
(P, je V) se présenter sous la forme trompeuse je V que P à
la suite d'une transformation. Autre solution, du même or­
dre: pour traiter les phrases comme «Will you go home?»,
ambiguës entre la lecture interrogative et la lecture impéra­
tive, Georgia Green a évoqué (sans la prendre très au sérieux)
la possibilité de les considérer comme dérivées de «Go home,
will you» par antéposition du «tag» quand elles ont un sens
impératif (12); adaptant cette suggestion, on pourrait songer
à dériver je V que P 1 de P, je V par antéposition de je V. On
donnerait ainsi à je V le statut d'expression adverbiale, «gram-
maticalisée» en position initiale comme l'adverbe de phrase
dans les suites du type : heureusement que P, bien sûr que P
etc.

Des hypothèses que je viens de mentionner, celle de J o h n


Lyons est la plus prometteuse, et elle mériterait assurément
d'être élaborée s'il fallait, comme le pensent Katz et Postal,
rendre compte en termes structuraux des ambiguïtés dont la
source n'est pas lexicale. Mais l'argument de Katz et Postal,
comme je vais le montrer maintenant, n'est pas recevable, et
l'on peut fort bien se passer de toute hypothèse structurale
pour rendre compte de l'ambiguïté de je V que P.

III

Une phrase est ambiguë si, hors contexte, elle est suscep­
tible de plusieurs lectures (variations indexicales mises à part).
Quand une phrase ambiguë est énoncée, le contexte permet,
en général, de sélectionner la «bonne» lecture, celle qui cor­
respond aux intentions du locuteur. Il se peut aussi, à l'inver­
se, qu'une phrase non-ambiguë soit, dans un certain contexte,
332
RECANATl

utilisée pour communiquer, outre son sens littéral, un sens


«impliqué» ou «sous-entendu»: ainsi la phrase «il est déjà mi­
nuit» peut être utilisée pour communiquer, en plus de son sens
littéral, le sens de la phrase «veuillez nous laisser maintenant».
Dans ce cas l'énoncé - mais non la phrase - est en quelque sor­
te ambigu entre les deux sens, le sens littéral et le sens impli­
qué. Entre ces deux types d'ambiguïté (l'ambiguïté des phra­
ses, levée sauf exception par le contexte, et l'ambiguïté des
énoncés, engendrée par l'énonciation en contexte), il y a des
différences notables qui mériteraient sans doute d'être énon­
cées explicitement, mais nous ne nous intéresserons qu'à la
façon dont, traditionnellement, ces différences sont perçues;
l'argument de Katz et Postal mentionné dans la section pré­
cédente est en effet solidaire d'une conception traditionnelle
de l'ambiguïté des phrases dont je vais essayer de montrer
qu'elle est erronée.

Dans la conception traditionnelle qui sous-tend l'argument


de Katz et Postal, l'ambiguïté des phrases est sémantique et
l'ambiguïté des énoncés est pragmatique. Quand une phrase
(une phrase-type) est ambiguë, ce sont les règles sémantiques
du langage qui lui associent deux lectures, deux sens littéraux;
en revanche , les deux lectures associées à l'énoncé «il est dé­
j à minuit» dans l'exemple précédent ne sont pas toutes deux
des «sens littéraux» assignés à la phrase par les règles sémanti­
ques du langage: l'un des deux sens (le sens «laissez-nous main­
tenant») est seulement impliqué par l'énonciation de la phrase
en vertu de la présomption selon laquelle le locuteur respecte
certaines normes conversationnelles à la Grice. J'appellerai
«thèse n ° l » la thèse, priori fort plausible, selon laquelle l'am­
biguïté d'une phrase-type est sémantique, par opposition à
l'ambiguïté pragmatique d'un énoncé (ou, plus exactement,
de l'énoncé d'une phrase non ambiguë); et par «ambiguïté
sémantique» j'entendrai toujours l'ambiguïté d'une forme
linguistique entre (au moins) deux sens littéraux qui lui sont
associés par les règles sémantiques du langage.
333
Verbes paren thé tiques

La deuxième thèse traditionnelle dont l'argument de Katz


et Postal présuppose l'acceptation est la thèse selon laquelle
l'ambiguïté sémantique d'une phrase est d'origine lexicale ou
structurale. De fait, l'assignation d'un sens littéral à une phra­
se est fonction à la fois de sa structure syntaxique et du sens
des items lexicaux dont elle se compose; si donc à une «phra­
se» donnée (au sens impropre de: suite phonique et/ou graphi­
que) plusieurs sens littéraux sont assignés, la cause en est soit
qu'un item lexical présent dans la phrase a plusieurs sens, soit
qu'à la phrase correspondent plusieurs structures syntaxiques
possibles.

Supposons qu'on accepte à la fois la thèse n° 1 et la thèse


n° 2. Alors l'argument de Katz et Postal est inattaquable: des
phrases comme «You will go home» ou je crois que P sont
susceptibles, hors contexte, de deux lectures; elles sont donc
sémantiquement ambiguës (par la thèse n ° l : une phrase-type
ambiguë l'est sémantiquement). De là résulte, par la thèse n ° 2 ,
que leur ambiguïté est soit lexicale, soit structurale; or ces
phrases ne contiennent aucun terme ambigu: elles sont donc
structuralement ambiguës, comme «j'ai reçu la pomme de
Newton» ou «l'année a malheureusement commencé».

Comme je l'ai dit, je rejette cette conclusion. Il me faut


par conséquent, si j ' a d m e t s qu'il n'y a pas de mot ambigu dans
«You will go home» ou je crois que P, rejeter la thèse n ° l o u
la thèse n ° 2 . Laissant celle-ci incontestée, c'est celle-là que je
vais prendre pour cible.

Est-il vrai que, quand une phrase-type est ambiguë (suscep­


tible, hors contexte, de deux lectures), elle l'est sémantique­
ment? Ma réponse est: non; une phrase-type peut très bien
être pragmatiquement (et non sémantiquement) ambiguë.
Inutile de perdre du temps en longs discours - prenons tout
de suite u n exemple: «peux-tu ouvrir la fenêtre?» a deux lec­
tures hors contexte, une lecture «impérative» (le locuteur de-
334 RECANATI

mande poliment à l'auditeur d'ouvrir la fenêtre) et une lecture


«interrogative» (le locuteur demande à l'auditeur s'il lui est
possible d'ouvrir la fenêtre) ; mais bien qu'elle ait, hors contex­
te, ces deux interprétations possibles, la phrase «peux-tu ouvrir
la fenêtre?» n'est pas sémantiquement ambiguë: elle n'a qu'un
sens littéral ( = la lecture interrogative), et les mêmes principes
gricéens qui permettent d'expliquer comment en disant «il est
déjà minuit» le locuteur invite son auditeur à partir rendent
très bien compte du deuxième sens, impératif, de «peux-tu ou­
vrir la fenêtre?».

Les principes de Grice, m'objecterez-vous aussitôt, permet­


tent seulement d'expliquer comment un énoncé, une phrase-
occurrence et non une phrase-type, peut véhiculer un sens qui
n'est pas son sens littéral. Selon Grice, une phrase S signifiant
littéralement que P peut être utilisée dans un contexte C pour
«impliquer conversationnellement»(laisser entendre) que Q - il
suffit pour cela qu'il faille supposer que Q pour concilier r é ­
nonciation de S en C avec le postulat selon lequel celui qui l'é­
nonce respecte les règles tacites de l'échange de paroles,c'est-à-
dire, pour Grice, le «Principe de Coopération» et les «maxi­
mes conversationnelles» afférentes. L'implication conversa­
tionnelle, on le voit, est fonction du contexte d'énonciation
C: la même phrase, dont l'énonciation en C n'est conforme au
Principe de Coopération que moyennant la supposition que Q,
pourra, dans un autre contexte, être énoncée sans que cette
hypothèse soit requise pour concilier l'énonciation et la satis­
faction dudit principe. C'est donc non pas S, mais l'énoncia­
tion d'une occurrence de S dans un certain contexte C, qui vé­
hicule le sous-entendu, et l'on ne peut expliquer à l'aide de ce
mécanisme le double-sens d'une phrase-type. Si le sens impéra­
tif de «peux-tu ouvrir la fenêtre?» était dû à une implication
conversationnelle, il serait véhiculé par l'énonciation de cette
phrase dans un certain contexte, et non par la phrase-type elle-
même; si donc ce sens est associé, hors contexte, à la phrase-
type, il n'est pas un sens conversationnellement impliqué.
335
Verbes paren thé tiques

Voici comment je réponds à l'objection. Je reconnais que ce


ne sont pas les phrases qui véhiculent par implication conversa­
tionnelle des sous-entendus, mais leur énonciation dans un
contexte déterminé;je maintiens d'autre part que le sens impé­
ratif de «peux-tu ouvrir la fenêtre?» est un sens conversation-
nellement impliqué et non un sens littéral. En harmonie avec
ces deux positions, j ' a d m e t s que «peux-tu ouvrir la fenêtre?»
ne véhicule un sens impératif que dans certains contextes, à
savoir dans les contextes où il est raisonnable de penser que le
locuteur souhaite l'ouverture de la fenêtre et ne s'intéresserait
pas aux capacités ouvrantes de l'auditeur s'il n'avait ce désir.
Il n'en reste pas moins que la phrase-type «peux-tu ouvrir la
fenêtre?», hors contexte, est ambiguë entre la lecture impé­
rative et la lecture purement interrogative, cette ambiguïté
pouvant être levée par le contexte d'énonciation, comme c'est
le cas de l'ambiguïté des phrases-types en général. Autrement
dit: le sens impératif, non littéral, est bien impliqué conversa-
tionnellement par Vénonciation de la phrase-type dans un cer­
tain contexte, mais la phrase-type est telle que, simplement à
l'entendre mentionnée «hors contexte», nous nous attendons
à ce qu'elle soit utilisée pour véhiculer le sens impératif. La
phrase-type, si l'on veut, a un certain potentiel d'implication
conversationnelle, elle est pragmatiquement ambiguë entre
son sens littéral et un deuxième sens qui lui est associé à titre
de sens potentiel, actualisable en contexte comme implica­
tion conversationnelle de l'énonciation.

Tout le problème, maintenant, consiste à expliquer pour­


quoi nous associons a priori à certaines phrases-types des sens
que leur énonciation dans certains contextes implique conver-
sationnellement. Pour expliquer ce fait il suffit, me semble-t­
il, de reconnaître que toutes les implications conversation­
nelles ne sont pas relatives à un contexte d'énonciation parti­
culier: une implication conversationnelle peut valoir en géné­
ral, auquel cas le problème est résolu, car si en général l'énon­
ciation d'une phrase signifiant que P implique conversation-
336 RECANATÎ

nellement que Q, il est naturel d'associer à une phrase-type S


signifiant que P cette implication conversationnelle qu'une
énonciation de S a toutes les chances d'actualiser.

Nous abordons ici la distinction gricéenne, fort impor­


tante, entre deux types d'implication conversationnelle: les
implications conversationnelles particularisées (i.c.p.) et les
implications conversationnelles généralisées (i.c.g.) (13). Alors
que celles-là sont relatives à un contexte d'énonciation parti­
culier et ont la forme: Dire que P en C implique que Q, celles-
ci ont la forme: Dire que P implique en général que Q. Grice
donne les exemples suivants d'i.c.g.: (1) Parler d'une manière
indéfinie d'une maison ou d'une femme implique généralement
que la maison ou la femme en question n'est pas la maison ou
la femme du locuteur; (2) Enoncer une disjonction implique
en général qu'on ne sait pas lequel des deux membres de la dis­
jonction est vrai. Le propre des i.c.g. est que, loin qu'il faille,
pour dériver l'implication conversationnelle, que le contexte
d'énonciation présente tel ou tel trait particulier, c'est au con­
traire la non-dérivation de l'implication conversationnelle qui
requiert u n contexte d'énonciation spécial: une énonciation
répondant aux conditions de contenu spécifiées en (1) ou en
(2) véhicule en général l'implication associée, à moins qu'un
trait particulier du contexte d'énonciation n'ait pour effet
de «bloquer» la dérivation.

J'ai proposé ailleurs (14) de considérer la différence entre


les deux types d'implication conversationnelle comme une dif­
férence de degré. Une implication conversationnelle est plus ou
moins particulière et plus ou moins générale, et il y a des cas
intermédiaires entre ce que Grice appelle les implications con­
versationnelles particularisées et les implications conversation­
nelles généralisées. Ces cas intermédiaires sont de la forme:
Dire que P dans un contexte de type K implique que Q, K
étant un type très général dont procèdent de nombreux con­
textes d'énonciation particuliers, ou encore une classe de con-
337
Verbes paren thétiques

textes. Alors qu'une i.c.p. (de la forme: Dire que P en C impli­


que que Q) est relative à un contexte particulier, une implica­
tion conversationnelle «intermédiaire» (i.c.i.) est relative à une
classe de contextes, et plus cette classe est importante plus il
est naturel qu'on associe à une phrase-type S signifiant que P
l'implication conversationnelle Q qu'une énonciation de S dans
un contexte C actualisera pour peu que C appartienne à K. Au­
trement dit, qu'une implication conversationnelle soit généra­
lisée ou simplement «intermédiaire», dans les deux cas nous as­
socions à une phrase-type, hors contexte, un sens que son
énonciation a des chances (plus ou moins grandes) d'impliquer
conversationnellement.

Un bon exemple d'i.c.i. est fourni par ce qu'on appelle les


«conditionnelles irréelles». De nombreux philosophes et lin­
guistes ont soutenu qu'une phrase conditionnelle du type «si
j'avais su, je ne serais pas venu» présuppose la fausseté de son
antécédent: la phrase «si j'avais su, je ne serais pas venu» pré­
suppose que je ne savais pas, de même que «je regrette d'être
venu» présuppose que je suis venu. (La «présupposition» dont
il est fait état dans les deux cas est une relation sémantique et
non pragmatique.) Mais Karttunen et Peters ont montré qu'il
y a des conditionnelles de ce type dont l'énonciation ne véhi­
cule pas l'idée d'une fausseté de l'antécédent (15); ainsi la
phrase «if Shakespeare were the author of Macbeth, there
would be proof in the Globe Theater's records for 1605»,
dans un contexte où elle est suivie par «let's go through them
once more to make sure we didn't overlook that proof», ne
présuppose pas que Shakespeare n'a pas écrit Macbeth. Pour
rendre compte de ce fait, Karttunen et Peters ont proposé une
théorie selon laquelle la fausseté de l'antécédent est non pas
présupposée par un certain type de phrases conditionnelles,
mais impliquée conversationnellement par leur énonciation
dans certains contextes - à savoir dans les contextes où la
fausseté du conséquent est manifeste. Ne remettant pas en
question la bipartition de Grice, Karttunen et Peters parlent
338 RECANATl

ici d'implicature conversationnelle particularisée, afin de souli­


gner le rôle du contexte d'énonciation; mais il est clair qu'on a
dans cet exemple ce que j'appelle une implication conversa­
tionnelle intermédiaire, relative à une classe de contextes. Or
vous m'accorderez aisément que nous associons a priori à une
phrase-type comme «s'il avait bu, il aurait de l'alcool dans le
sang» le morceau de sens «il n'a pas bu» que l'énonciation de
cette phrase impliquerait conversationnellement si elle était
énoncée dans un contexte où la fausseté du conséquent est
connue. C'est d'ailleurs parce que nous associons à la phrase-
type le sens que son énonciation a des chances de véhiculer,
que nous prenons ce sens, impliqué conversationnellement par
l'énonciation, pour une présupposition sémantique de la phra­
se.

Il en va de même avec des exemples comme «peux-tu ou­


vrir la fenêtre?». Gordon et Lakoff ont isolé, parmi de nom­
breux autres, un «postulat de conversation» selon lequel de­
mander à l'auditeur s'il peut accomplir l'acte A revient, dans
une classe importante de contextes, à lui demander de le
faire (16). Ce que Gordon et Lakoff appellent «postulat de
conversation» n'est rien d'autre, on le voit, qu'une implica­
tion conversationnelle possédant un certain degré de généra­
lité et mettant en jeu une classe de contextes (une i.c.i.). Ce­
la étant, il est facile de rendre compte pragmatiquement de
l'ambiguïté des phrases-types dont il faudrait, si le raisonne­
ment de Katz et Postal était valable, expliquer syntaxique-
ment le double sens: à savoir «Will you go home», «You will
go home», je crois que P, j'affirme que P, etc. Les deux pre­
mières phrases véhiculent le sens de la phrase «go home» re­
lativement à une certaine classe de contextes, en vertu d'une
i.c.i. recensée par Gordon et Lakoff ou par Searle dans son
extension du système de Gordon et Lakoff (17); de même
l'énonciation de je crois que P équivaut à une assertion que
P en vertu d'une i.c.i. bien connue, selon laquelle asserter que
la condition de sincérité d'un acte illocutionnaire est satis-
Verbes paren thé tiques 339

faite revient à accomplir cet acte (18). Tous ces mécanismes


d'indirection, mentionnés à la fois par Gordon - Lakoff et par
Searle, sont trop fameux pour que je m'y attarde. En ce qui
concerne un performatif comme j'affirme que P, son énoncia-
tion équivaut pragmatiquement à une affirmation que P en
vertu d'une loi comme le Détachement du Sens de Cornulier
(19), loi dont nous pouvons nous demander quels rapports elle
entretient avec les i.c.i. et les i.c.g.; plus exactement, nous
pourrons nous le demander une autre fois, car dans le cadre du
présent propos il suffit que l'énonciation de j'affirme que P,
comme celle de je crois que P, véhicule dans une classe impor­
tante de contextes le sens d'une assertion que P, pour que soit
ainsi expliquée l'ambiguïté des phrases-types j'affirme que P et
je crois que P entre leur sens littéral ( = description d'un acte
de discours ou d'une disposition psychologique) et le sens que
leur énonciation a bien des chances de véhiculer en vertu d'un
mécanisme pragmatique doué d'une certaine généralité(=
assertion que P).

Un argument de plus en faveur de l'ambiguïté pragmatique


des phrases-types est fourni par le fait, souvent noté, qu'une
implication conversationnelle possédant un certain degré de
généralité a tendance à se conventionaliser, i.e. à s'attacher à
des formes linguistiques particulières qui en deviennent pour
ainsi dire les «marqueurs». Parmi les phrases qui servent à de­
mander à l'auditeur s'il a la possibilité de faire un certain acte,
certaines suggèrent une lecture impérative plus facilement que
d'autres: c'est ce que fait apparaître une comparaison entre,
par exemple, «peux-tu ouvrir la fenêtre?» et «As-tu la possi­
bilité d'ouvrir la fenêtre?». Entre les deux phrases, il ne sem­
ble pas qu'il y ait une différence de sens; c'est pourquoi beau­
coup d'auteurs considèrent que le verbe «pouvoir» joue, dans
la première phrase, le rôle d'un «marqueur» indiquant l'éven­
tualité d'une lecture impérative. Dans la théorie d'Anscombre,
les «marqueurs» - parmi lesquels il fait figurer les verbes pa-
renthétiques - sont des formes linguistiques associées conven-
340 RECANATl

tionnellement à ce qu'il appelle des lois de discours (c'est-à-


dire des i.c.i.) et indiquent l'éventualité de leur exploitation.
Si l'on admet qu'il y a de tels marqueurs, on comprendra
d'autant mieux que des phrases-types puissent être prag-
matiquement ambiguës: c'est qu'elles sont associées conven-
tionnellement à deux sens, dont l'un est le sens littéral de la
phrase et l'autre le sens impliqué conversationnellement dont
1' éventuelle actualisation est marquée dans la phrase par une
forme linguistique qui a, outre son sens littéral, une valeur
supplémentaire de «signal» pragmatique.

IV

Dans la section précédente, j ' a i montré qu'il n'est pas né­


cessaire d'expliquer syntaxiquement l'ambiguïté des phrases
du type je crois que P, parce qu'il est possible d'en rendre
compte pragmatiquement, en exploitant la théorie des impli­
cations conversationnelles et des actes de discours indirects
qui est requise de toute façon pour rendre compte d'autres
exemples. On pourrait en conclure qu'il y a deux explications
possibles pour le même phénomène, entre lesquelles on est li­
bre de choisir; mais je ne pense pas que ce soit le cas: dès lors
qu'une explication pragmatique est possible, elle est préférable
en raison du principe méthodologique que Grice a nommé le
«Rasoir d'Occam modifié» (20). En conséquence, je tiendrai
désormais pour acquis le caractère pragmatique de l'ambiguï­
té des phrases je V que P.

De là résulte qu'il n'y a pas deux phrases je V que P 1 et


je V que P 2 confondues sous une même apparence, dont l'une
mais non l'autre aurait la même structure profonde que P, je
V. Il n'y a pas, que ce soit en profondeur ou en surface, de
différence syntaxique entre je V que P 1 et je V que P 2, pour
la bonne raison que je V que P 1 = je V que P 2. La question
qui se pose est celle de savoir comment nous devons mahv
Verbes paren thé tiques 341

tenant appréhender le rapport entre je V que P et P, je V.

Une phrase-type comme «peux-tu ouvrir la fenêtre?» étant


associée a priori au sens non littéral que son énonciation a de
bonnes chances d'impliquer conversationnellement, l'actuali­
sation de cette implication conversationnelle dans un contexte
d'énonciation donné ne se fait pas au terme d'un raisonnement
complexe portant sur l'énonciation dans son rapport avec le
Principe de Coopération: une implication conversationnelle
non particularisée n'a pas à être calculée, elle doit seulement
être confirmée (ou infirmée) par le contexte d'énonciation.
Ainsi on sait que la phrase-type «peux-tu ouvrir la fenêtre?»
aura valeur impérative dans une classe de contextes K, et il
suffit, quand elle est énoncée, que le contexte d'énonciation
appartienne à K pour qu'elle soit interprétée directement com­
me ayant cette valeur impérative, sans qu'il soit nécessaire de
passer par toutes les étapes d'un raisonnement du type «Le lo­
cuteur dit que P (ou, dans le cas présent: demande si P), son
énonciation n'est conforme au Principe de Coopération que
si Q, le locuteur le sait, sait que je le sais et sait que je sais
qu'il sait que le sais, or il ne fait rien pour m'empêcher de
conclure que Q, donc il me laisse entendre (implique conver­
sationnellement) que Q».

L'énoncé «peux-tu ouvrir la fenêtre?» est interprété directe­


ment comme une requête dans bien des contextes. Un énoncé
comme je crois que P, de la même façon, est interprété direc­
tement comme une assertion mitigée que P, mais il se passe
dans ce dernier cas quelque chose de plus. Une analogie, due
à Cornulier, fera mieux comprendre ce dont il est question.
L'affirmation «je te dis chapeau» s'auto-attribue la valeur de
l'exclamation «chapeau!» et, en vertu du Détachement du
Sens, acquiert cette valeur, de même que «peux-tu ouvrir la
fenêtre?» acquiert grâce à une i.c.i. la valeur de «ouvre la fe-
342
RECANATl

nêtre». Comme, de plus, l'énoncé exclamatif «chapeau!» est


formellement identique aux deux dernières syllabes de l'énon­
cé «je te dis chapeau», celui-ci est interprété non seulement
comme ayant la même valeur (le même sens) que l'exclamation
mais aussi comme étant cette exclamation même, préfixée par
les mots «je te dis» qui semblent accompagner sa profération à
la façon dont «je bois à ta santé» accompagne, en la commen­
tant, l'action de vider son verre. Autrement dit, l'énoncé «je
te dis chapeau» est perçu, à la faveur d'une coïncidence for­
melle, comme incorporant l'énonciation dont il acquiert prag-
matiquement la valeur, et par cet effet de surimpression «je
te dis chapeau» devient «je te dis: chapeau!».

Le même processus a lieu avec les énoncés du type je crois


que P. L'assertion P, dont le sens est impliqué conversation-
nellement par l'assertion je crois que P, est formellement iden­
tique à la fin de ce dernier énoncé, et on a vu d'autre part que
je crois que P est interprété directement, dans bien des contex­
tes, comme ayant la valeur de l'assertion P. La conjonction de
ces deux facteurs fait que l'énoncé je crois que P est interprété
comme incorporant l'énoncé dont il acquiert la valeur: l'énon­
cé je crois que P est perçu comme étant l'assertion P simple­
ment préfixée par les mots «je crois» qui indiquent le carac­
tère mitigé de cette assertion. Ainsi s'explique l'illusion «mé-
tatextuelle»: on a l'impression que dans je crois que P ou
j'affirme que P la proposition principale est réduite au rôle
de commentaire en quelque sorte extérieur à l'énonciation
proprement dite. Cette illusion due à une coïncidence for­
melle est la seule différence qu'il y ait entre deux catégories
d'énoncés que j ' a i distinguées dans la première section de
cet article, à savoir les énoncés comme je crois que P ou
j'affirme que P, où la proposition principale est transparen­
te «absolument» en ceci qu'elle pourrait être supprimée sans
dommage, et des énoncés comme «je t'ordonne de venir» où
la proposition principale n'est transparente que relativement
au contenu propositionnel et ne pourrait pas être supprimée.
Verbes parenthétiques 343

En fait, de même que j'affirme que P acquiert, par un proces­


sus pragmatique,le sens de l'assertion P, «je t'ordonne de ve­
nir» acquiert le sens de «viens!»; la différence tient seulement
à ce que, dans le second cas, on n'a pas l'impression qu'on
pourrait supprimer la proposition principale «je t'ordonne»
sans dommage alors que, dans le premier cas, on a cette im­
pression - qui n'est jamais, en tout état de cause, qu'une im­
pression (21).

Dans «je te dis: chapeau!» (par opposition à «je te dis cha­


peau») l'illusion se matérialise, comme dit Cornulier, dans la
graphie. Nous allons voir maintenant qu'elle peut aussi deve­
nir réalité grammaticale. Soit l'énoncé complexe P, je veux
dire que Q. Par le Détachement du Sens cet énoncé acquiert
la valeur de (en abrégé: induit) l'assertion Q, et de là naît l'il­
lusion que dans je veux dire que Q la complétive est assertée
directement, comme si elle n'était pas enchâssée. Mais ce n'est
pas tout: une tendance très nette du français parlé contempo­
rain consiste pour ainsi dire à réaliser l'illusion et à traiter «je
veux dire que» dans P, je veux dire que Q non plus comme une
proposition principale à laquelle Q est subordonnée, mais com­
me un simple connecteur pragmatique reliant l'assertion de
P à l'assertion de Q. Cette tendance va jusqu'à la suppression
complète de la marque grammaticale de l'enchâssement. Au
lieu de P, je veux dire que Q, on entend de plus en plus sou­
vent:
P, j'veux dire, Q
(par exemple: «il est venu, j'veux dire, il est revenu»). On
peut aussi avoir:
P, Q j'veux dire
( = «il est venu, il est revenu j'veux dire»).

Vous remarquerez, j'espère, l'analogie frappante qu'il y a


entre ce je veux dire que Q transformé en Q je veux dire et
Je crois que P transformé en P, je crois. Cette analogie nous
donne à penser que dans les deux cas peut-être il s'agit de
344 RECANAT!

l'incidence syntaxique d'un processus pragmatique. De fait, on


remarque que là où ce processus pragmatique est inexistant, là
où je V que P n'induit pas l'assertion P, la construction P, je V
est impossible.

S'il s'avère que la possibilité de transformer je V que P en


P, je V dépend d'une propriété pragmatique de la phrase origi­
nale, on ne pourra pas néanmoins considérer cette transforma­
tion comme simplement l'effet ou l'incidence, au plan de la
syntaxe, d'un processus pragmatique; la transformation de je
V que P en P, je V (si transformation il y a, ce que je mettrai
en doute un peu plus loin) ne fait pas que refléter ou sanction­
ner les propriétés pragmatiques de je V que P: elle introduit
une nouvelle propriété pragmatique, de sorte que si la transfor­
mation de je V que P en P, je V est l'effet syntaxique d'un pro­
cessus pragmatique elle est aussi, à l'inverse, un processus syn­
taxique qui a des effets pragmatiques. Dans le jargon que nous
autres, pragmaticiens, utilisons parfois, nous dirons que la
transformation de je V que P en P, je V possède les caracté­
ristiques d'un marqueur de dérivation obligatoire (MDO)
(22). Un MDO, en effet, ne peut s'appliquer qu'à une phrase
pragmatiquement ambiguë ( = il est conditionné par un pro­
cessus pragmatique), et il ne laisse pas inchangées les propri­
étés pragmatiques de la phrase à laquelle il s'applique(=
il a des effets pragmatiques).

Plutôt qu'une définition du marqueur de dérivation obliga­


toire, voici quelques exemples. La phrase «j'aimerais avoir
encore un peu de caviar» est pragmatiquement ambiguë en­
tre le simple énoncé d'un désir (lecture littérale) et l'expres­
sion d'une requête (lecture non littérale), mais si on ajoute
«s'il vous plaît» la deuxième lecture, non littérale, devient
obligatoire - elle ne peut pas ne pas être actualisée à l'occa­
sion d'une énonciation de la phrase; dans ce cas, «s'il vous
plaît» fonctionne comme un MDO. Autre exemple (23): la
phrase «il est inutile que nous y allions» est pragmatiquement
345
Verbes paren thé tiques

ambiguë entre la simple constatation d'un fait (le fait qu'il est
inutile d'y aller) et l'expression d'une décision motivée (la dé­
cision de ne pas y aller parce que c'est inutile), mais «inutile
que nous y allions» ne peut avoir que la deuxième valeur, non
littérale: c'est pourquoi «inutile que nous y allions, et pourtant
allons-y puisque tu insistes» est contradictoire, alors que «il est
inutile que nous y allions, et pourtant allons-y puisque tu insis­
tes» ne l'est pas. L'élision de «il est», dans cet exemple, est un
MDO. Il semble que, pareillement, la transformation de je V
que P en P, je V soit un MDO; en effet, la phrase je crois que P
est pragmatiquement ambiguë entre la lecture descriptive et la
lecture transparente, mais cette ambiguïté est levée au profit
de la seule lecture transparente si on rejette en incise le verbe
parenthétique.
Le traitement de la transformation de je V que P en P, je V
comme un MDO est celui que j ' a i proposé dans ma thèse, et
d'autres pragmaticiens comme Anscombre et Diller ont fait de
même. Mais je dois dire qu'il ne me satisfait plus aujourd'hui:
je suis de plus en plus sceptique à son égard, pour des raisons
que je vais exposer maintenant, en guise de conclusion.

Si on traite le rejet du verbe parenthétique en incise (i.e. en


incise progressive et sans copie) comme un MDO, on s'aper­
çoit qu'il se comporte de façon anormale. Ordinairement, les
choses se passent de la façon suivante: une phrase-type est
pragmatiquement ambiguë entre son sens littéral et un deuxiè­
me sens pragmatiquement impliqué, et l'intervention du MDO
a pour effet que seul le deuxième sens, non littéral, peut être
actualisé en contexte, la lecture purement littérale étant pour
ainsi dire forclose. Mais le sens non littéral, s'il est, à cause du
MDO, obligatoirement actualisé par une énonciation de la
phrase, ne devient pas pour autant le sens littéral de celle-ci;
et le sens littéral, s'il ne peut plus être actualisé, ne cesse pas
pour autant d'être le sens littéral. La phrase «j'aimerais avoir
encore un peu de caviar» ne change pas de sens littéral selon
qu'on lui postfixe ou non «s'il vous plaît»: une théorie qui
prétendrait le contraire devrait multiplier les ambiguïtés
346 RECANATI

sémantiques au-delà de toute mesure. Au demeurant, quicon­


que parle français sait très bien à la fois que «j'aimerais avoir
encore un peu de caviar» dans «j'aimerais avoir encore un peu
de caviar, s'il vous plaît» a un certain sens littéral et que ce
sens littéral ne peut qu'être oblitéré, quel que soit le contexte
d'énonciation, par un deuxième sens pragmatiquement impli­
qué dont la présence de «s'il vous plaît» rend l'actualisation
obligatoire.

Avec je crois que P et P, je crois, les choses se présentent


fort différemment. Certes, je crois que P est pragmatiquement
ambigu entre deux lectures (disons A et B), et P, je crois ne
peut avoir que l'une d'elles (disons B) ; mais B a bien l'air d'être
le sens littéral de P, je crois, alors que si le rejet en incise du
verbe parenthétique était un MDO, B devrait être la lecture
non littérale obligatoirement actualisée à cause du MDO.
«Peux-tu me passer le sel, s'il te plaît» est une phrase littérale­
ment interrogative à laquelle est associée une lecture impéra­
tive non littérale dont l'actualisation est rendue obligatoire par
«s'il te plaît»; si «Georges est venu, je crois» était à «je crois
que Georges est venu» ce que «peux-tu me passer le sel, s'il te
plaît» est à «peux-tu me passer le sel», «Georges est venu, je
crois» devrait être littéralement une assertion au sujet de ce
que je crois, et seulement de façon indirecte (via une i.c.i.)
une assertion au sujet de la venue de Georges, étant entendu
que cette interprétation non littérale serait rendue obligatoi­
re par le MDO; mais en fait il semble que «Georges est venu,
je crois» est littéralement une assertion au sujet de la venue
de Georges, alors que l'énoncé «peux-tu me passer le sel, s'il
te plaît» n'est pas littéralement un énoncé impératif bien
qu'il ait obligatoirement une valeur impérative.

Il y a là une première difficulté pour la théorie qui fait du


rejet en incise du verbe parenthétique un MDO - difficulté
que j'avais déjà signalée dans «Les niveaux de l'analyse prag­
matique». En voici maintenant une seconde.
347
Verbes paren thé tiques

Dire de la phrase P, je V qu'elle résulte de l'application d'un


MDO à la phrase je V que P, c'est dire que P, je V dérive de
je V que P, comme «inutile d'y aller» dérive, par élision, de
«il est inutile d'y aller». De fait bien des linguistes, indépen­
damment de toute considération pragmatique, font l'hypothè­
se d'un lien transformationnel entre P, je V et je V que P.
Cette hypothèse, cependant, n'est pas à l'abri des critiques, et
son rejet entraînerait le rejet de la théorie qui fait du «décro­
chement» du verbe parenthétique un MDO, pour la bonne rai­
son qu'il n'y aurait alors plus rien de tel qu'un «décroche­
ment » du verbe parenthétique.

L'hypothèse transformationnelle doit permettre de rendre


compte des structures du type P, je V en les rapportant à d'au­
tres structures dont elles seraient dérivées. Plus exactement,
une structure de type P, je V serait dérivée d'une autre struc­
ture où P est le complément de V. Une dérivation de ce genre
ne pose pas de problème tant qu'on s'en tient à une certaine
catégorie de phrases du type P, je V, nommément celles où
P est une phrase déclarative susceptible d'être subordonnée
à V; malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. Il y a des
phrases du type P, je V où P n'est pas une phrase déclarative
- par exemple «viens ici, je te prie». Que fera-t-on de ces
phrases? Si, conformément à l'hypothèse transformationnelle,
on dérive «viens ici, je te prie» de «je te prie de venir ici» par
dislocation, on devra faire l'hypothèse supplémentaire que le
complément de «prier» dans «je te prie de venir ici» est mar­
qué impérativement en structure profonde. Cette hypothèse
a été soutenue au moins pour l'anglais, mais elle est éminem­
ment contestable; si de plus on cherche à rendre compte de
la même façon de «viens ici, veux-tu» et de «viens ici, je te
prie», il faudra supposer que le complément de «vouloir»
dans «veux-tu venir ici?» est lui aussi marqué impérative­
ment en structure profonde, ce qui est encore plus contes­
table; et si on cherche à rendre compte de la même façon de
«arrêtez-vous là, je vous prie» et de «arrêtons-nous là, je vous
348 RECANATI

prie», de quelle structure bizarre ne serons-nous pas conduits


à dériver cette dernière phrase?

Face à ces difficultés, je préfère considérer, fût-ce provisoi­


rement, que P dans P, je V n'est pas une phrase enchâssée en
profondeur et pour ainsi dire désenchâssée en surface. Autre­
ment dit, je prends l'exact contre-pied des théories exposées
dans la deuxième section, théories selon lesquelles il y a, con­
fondues sous une même apparence, deux phrases distinctes
je V que P 1 et je V que P 2 dont l'une (mais non l'autre) est
transformationnellement apparentée à P, je V. Pour moi, je
V que P 1 et je V que P 2 sont une seule et même phrase,
pragmatiquement ambiguë. De là résulte que je V dans je V
que P 1 n'est pas une sorte d'expression adverbiale préfixée,
mais, comme dans je V que P 2, une proposition principale
tout à fait régulière, à laquelle la proposition P est subordon­
née. Il n'y a pas, en revanche, de raison d'étendre cette ana­
lyse à P, je V, car je nie qu'il y ait un lien transformationnel
entre P, je V et je V que P 1. On peut, en conséquence, admet­
tre pour P, je V l'analyse que je refuse pour je V que P 1 : on
peut considérer que je V dans P, je V est une expression ad­
verbiale analogue à «malheureusement», auquel cas il fau­
drait inclure dans la liste des expressions adverbiales à fonc­
tion pragmatique certains verbes à la première personne du
présent. De fait, les incises pragmatiques comme «je crois»,
«je parie», «je suppose», «je t'assure» ou «je te prie» ont
tout l'air d'appartenir à la langue au sens de Saussure, et elles
devraient être mentionnées comme telles dans le lexique.

Au point de vue pragmatique, ces incises ne seraient pas,


comme «s'il vous plaît» dans «pouvez-vous ouvrir la fenê­
tre, s'il vous plaît», des MDO, c'est-à-dire les indicateurs
d'un acte de discours accompli indirectement via un proces­
sus pragmatique; elles seraient plutôt, comme «s'il vous
plaît» dans «venez ici, s'il vous plaît», les indicateurs d'un
acte de discours directement accompli, ayant pour fonction
349
Verbes paren thé tiques

de spécifier plus avant son type, déjà signifié par le reste de


la phrase. (24)

François RECANATI
C.N.R.S., Paris.

NOTES & REFERENCES

(1) J.L. Austin, How to Do Things with Words ( = the William


James Lectures delivered in Harvard University in 1955),
2e éd., Oxford 1975, pp.62-63.

(2) E. Benveniste, «De la subjectivité dans le langage» (1958),


in Problèmes de Linguistique Générale, Paris 1966, pp.263-
264. (C'est dans ce même article que Benveniste, étudiant
l'asymétrie de la première personne, «redécouvre» les verbes
performatifs.)

(3) Andrée Borillo, dans son exposé au Colloque de Rennes, si­


gnale un phénomène intéressant qui met ce point en valeur
(phénomème également signalé dans O. Ducrot et al., Les
mots du discours, Paris 1980, pp.116-117, et dans B. de
Cornulier, «Le détachement du sens», Communications 32
(1980), p . l 3 l ) . Q u a n d quelqu'un asserte que P, il peut faire
suivre son assertion d'une reprise en interrogation de la né-
;ation de la proposition assertée, reprise abrégée en «si?» si
Î a proposition assertée est négative et en «non?» si la pro­
position assertée est positive. Ainsi on a «il est venu, non?»
et «il n'est pas venu, si?». Cela étant, la question-reprise qui
suit une assertion de «je suppose que tu n'es pas fatigué» de­
vrait être «non?», comme c'est le cas avec «il suppose que
tu n'es pas fatigué», où la question-reprise est effectivement
«non?» :
350
RECANATI

Il suppose que tu n'es pas fatigué, non?


Mais l'asymétrie de la première personne se manifeste ici sous
forme de la «transparence» de la proposition principale «je
suppose», de sorte que ce qui est asserté par «je suppose que
tu n'es pas fatigué», c'est que tu n'es pas fatigué. La propo­
sition assertée est donc négative, et par suite la question-re­
prise est «si?»:
Je suppose que tu n'es pas fatigué, si?

(4) Voir Z. Vendler, «Les performatifs en perspective», Lan­


gages 17 (1970), p.90.

(5) J.O. Urmson, «Parenthetical Verbs» (1952), in C.E. Caton


(ed.) Philosophy and Ordinary Language, Urbana 1963, pp.
239-240.

(6) Voir J.J. Katz et P.M. Postal, An Integrated Theory of Lin­


guistic Descriptions, Cambridge, Mass. 1964, § 4.2.3.

(7) How to Do Things with Words p.77.

(8) «Parenthetical Verbs», p . 2 2 1 .

(9) How to Do Things with Words, p . 7 1 .

(10) Voir La Logique ou l'Art de penser, 5e éd., Paris 1683,


pp. 166-167. Je donne ici, à la suite de Chomsky, une in­
terprétation «syntaxique» des théories de Port-Royal, sans
ignorer ce qu'une telle interprétation a de contestable.

(11) J. Lyons, Semantics, Cambridge 1977, p. 782.

(12) G.M. Green, «How to Get People to Do Things with


Words», Syntax and Semantics, 3, 1975, p.114.

(13) Cf. H.P. Grice, «Logic and Conversation», Syntax and


Verbes paren thé tiques 351

Semantics 3, pp. 56-57.

(14) F. Récanati, «Les niveaux de l'analyse pragmatique»,


Documents de travail et prépublications 94, Urbino,1980.

(15) L. Karttunen et S. Peters, «Conventional Implicature»,


Syntax and Semantics 11 (1979), pp. 4-8.

(16) Voir D. Gordon et G. Lakoff, «Conversational Postu­


lates», Syntax and Semantics 3, pp. 84-87.

(17) Voir J.R. Searle, «Indirect Speech Acts», Syntax and


Semantics 3, p. 72.

(18) Cf. «Indirect Speech Acts», p.79 et «Conversational


Postulates», pp. 88-89.

(19) B. de Cornulier, «Le détachement du sens», Communi­


cations 32 (1980).

(20) H.P. Grice, «Further Notes on Logic and Conversation»,


Syntax and Semantics 9 (1978), pp. 118-119.

(21) Cette «impression» a la fragilité du mirage: elle s'évanouit


si on remplace «j'affirme que je suis innocent» par «j'affir­
me être innocent».

(22) Voir J.C. Anscombre, «La problématique de l'illocutoire


dérivé», Langage et Société 2 (1977).

(23) J'emprunte cet exemple à B. de Cornulier, «La notion


d'auto-interprétation», Etudes de Linguistique Appliquée
19 (1975), p.59.

(24) On pourrait m'objecter le fait troublant noté plus haut:


352 RECANAT!

à toute phrase du type P, je V correspond une phrase du


type je V que P induisant P en vertu d'une i.c.i; cette ré­
gularité milite apparemment en faveur de l'hypothèse syn-
taxico-pragmatique d'une transformation qui jouerait le
rôle de MDO: en effet, si P, je V ne dérive pas de je V que P,
comment expliquer la correspondance systématique entre
ces deux structures?

Cette objection présuppose qu'il n'y a de dérivation que


synchronique. Mais on peut très bien supposer que les inci­
ses pragmatiques du type je V sont entrées dans la langue à
la suite d'un processus diachronique dont le point de départ
est l'emploi régulier des structures du type je V que P pour
induire P. Ainsi rendrait-on compte de la correspondance
systématique entre les structures P, je V et les structures in­
ductrices je V que P, sans recourir à l'hypothèse synchroni­
que d'une transformation-MDO.
UNE REGLE D'EFFACEMENT
DU VP EN FRANCAIS

D'un point de vue morphologique, on peut distinguer deux


types de proformes: celles qui sont morphologiquement réali­
sées comme les pronoms, et celles qui ne le sont pas, les pro­
formes nulles (notées 0 , le morphème zéro), traditionnelle­
ment appelées ellipses, et localisables à l'oral par un contour
mélodique spécifique.

Il existe en français une ellipse du groupe verbal, du VP.


Cette ellipse du VP se manifeste dans des configurations bien
précises; à savoir, les constructions coordonnées et dialogues
contenant les adverbes d'affirmation ou de négation aussi, si,
oui, non, non plus; et qu'illustrent les exemples ( l a ) , (2a),
(3a) et (4a),

(la) Luc connaît la solution, Max Ø , aussi.


( Ø = connaît la solution)

(2a) Luc ne connaît pas la solution, Max Ø , non plus.


(Ø = ne connaît pas la solution)

(3a) Luc connaît la solution, Max 0 , non.


(Ø = ne connaît pas la solution)
354 SABATIER

La question que l'on peut se poser alors est de savoir com­


ment rendre compte de cette ellipse dans le cadre d'une gram­
maire genénérative du français.

Deux hypothèses sont possibles. La première consisterait à


engendrer l'ellipse dans la base. On aurait alors une règle syn-
tagmatique qui réécrirait VP, « Ø ». Ce morphème zéro serait
par la suite interprété par des règles sémantiques qui, à l'aide
d'un jeu d'indices, rattacheraient ce morphème zéro à son pos­
sible antécédent. Il s'agit là de la position dite syntagmatique
ou «interprétative».

La seconde attitude consisterait à obtenir l'ellipse par une


transformation d'effacement du VP, ce à partir d'une cons­
truction «pleine». Ainsi, par exemple, (la) aurait pour origine
(lb),

(lb) Luc connaît la solution, Max connaît la solution, aussi.

Ainsi, les phrases (b),

(2b) Luc ne connaît pas la solution, Max ne connaît pas la


solution, non plus.

(3b) Luc connaît la solution, Max ne connaît pas la solu­


tion, non.

(4b) Luc ne connaît pas la solution, Max connaît la solu­


tion,

subiraient un effacement du second VP, pour aboutir à leur


Règle d'effacement du VP 355

variante elliptique (a). On a reconnu là l'hypothèse dite trans­


formationnelle.

De ces deux attitudes, - interprétation vs transformation - ,


laquelle choisir? Seules des considérations empiriques et expli­
catives peuvent nous conduire vers l'une ou l'autre attitude.
Regardons alors, les faits d'un peu plus près.

Pour une approche interprétative de l'ellipse du VP, aucune


justification solide n'a été avancée. Mais de sérieux arguments
ont été directement ou indirectement lancés contre une telle
approche.

Au vu des exemples (5) et (6),

(5) Luc n'a jamais formulé une contre-hypothèse, Max 0 ,


si; et elle est très discutée.

(6) Luc n'a jamais formulé une contre-hypothèse, Max a


formulé une contre-hypothèse, si; et elle est très discu­
tée.

Grinder et Postal (1971) ont avancé une règle d'effacement


du VP, règle qui relie (6) à (5). Pourquoi opérer ainsi?

Dans (5), aucun NP n'apparaît comme pouvant être l'anté­


cédent du pronom sujet elle. Dans la partie gauche de (6), le
NP une contre-hypothèse ne peut servir d'antécédent pour le
pronom défini elle. Comme le suggère la grammaticalité de (7),

(7) * Luc n'a jamais formulé une contre-hypothèse; et elle


est très discutée.

Il s'agit là du phénomène dit Missing Antecedent; c'est-à-dire


de l'antécédent qui n'est pas réalisé morphologiquement en
surface. Pour Grinder et Postal, lorsqu'une proforme a un anté-
356 SABATIER

cédent syntaxique (sous forme nulle ou non), cet antécédent


doit apparaître pleinement quelque part dans l'histoire dériva-
tionnelle de la phrase où il y est fait référence.

Wasow (1972) a proposé une solution interprétative du phé­


nomène de l'absence d'antécédent: l'hypothèse des structures
vides. Sous cet angle, Wasow avance que les noeuds syntaxi­
ques préterminaux munis de leur ensemble de traits nécessaires
à l'insertion lexicale peuvent se réécrire « À» (delta), c'est-à-di­
re vide; ces deltas étant par la suite interprétés. Cette hypothè­
se revient à faire de l'insertion lexicale une transformation op­
tionnelle, attitude largement partagée aujourd'hui.

A ce niveau, l'hypothèse transformationnelle et l'hypothèse


interprétative sont identiques sur les faits qu'elles expliquent.

L'argument décisif avancé pour une solution transformati­


onnelle de l'ellipse du VP est l'argument soutenu par Sag et
Hankamer (1976, 1979) relatif à la notion de contrôle pragma­
tique.

Lorsqu'on regarde les faits d'un peu plus près, on s'aperçoit


que certaines proformes nécessitent la manifestation syntaxi­
que (sous une forme nulle ou non) de leur antécédent. On dit
alors que la profrome doit être syntaxiquement contrôlée.
C'est-à-dire que son antécédent doit apparaître dans le contex­
te linguistique où la proforme se manifeste. Par contre d'autres
proformes ne nécessitent pas un tel contrôle, l'antécédent peut
ne pas apparaître; un contrôle pragmatique («extralinguisti­
que», «déïctique») suffit. C'est le cas, entre autres, des pro­
noms, comme le suggère l'exemple (8),
(8) Luc (écoutant patiemment Max défendre sa propre con­
tre-hypothèse, très discutée):
- Il ne s'en sortira pas.
où le pronom sujet il n'a pas d'antécédent linguistique; mais
Règle d'effacement du VP 357

seulement un antécédent extralinguistique.

Par contre l'ellipse du VP nécessite un contrôle syntaxique,


comme le suggère l'agrammaticalité de (9),

(9) Luc (même situation qu'en (8) ):


-Max 0 , non; Bob 0 , s i .

A la suite de Sag et Hankamer, on est ainsi amené à distin­


guer deux types de proformes. D'une part celles qui nécessi­
tent un contrôle syntaxique, et d'autre part, celles qui ne né­
cessitent pas un tel contrôle.

Dans la mesure où une proforme comme le pronom peut


ne pas avoir d'antécédent linguistique, il va de soi qu'il est inu­
tile de rendre compte transformationnellement de ce type de
proforme, l'antécédent n'étant pas linguistiquement construc­
tible. Les proformes ne nécessitant pas un contrôle syntaxique
sont alors directement engendrées dans la base et interprétées
par la suite. Par contre pour les autres proformes, comme l'el­
lipse du VP, l'approche transformationnelle reste évidente, ne
serait-ce que pour expliquer le fait que d'autres proformes, el­
les, peuvent ne pas avoir d'antécédent linguistique.

Ainsi, dans le cas de l'ellipse du VP, l'hypothèse transforma­


tionnelle explique le fait que certaines proformes nécessitent
un contrôle syntaxique et non pragmatique seulement; ce à
quoi ne peut prétendre l'hypothèse interprétative, comme celle
des structures vides avancée par Wasow. La solution interpréta­
tive étant écartée, nous parlerons alors pour l'ellipse du VP,
d'une règle d'effacement du VP.

Pour le français, on pourrait avancer une règle de transfor­


mation, comme,

si deux VP sont structuralement et lexicalement identi-


358 SABATIER

ques, et si le second VP est suivi des adverbes aussi, si,


oui, non ou non plus, alors ce second VP s'efface.

Cette règle s'appliquerait parfaitement à ( l b ) et (2b). Cepen­


dant, on s'aperçoit qu'une telle règle ne pourrait s'appliquer
aux VP des exemples (3b) et (4b); dans la mesure où dans cha­
cun de ces exemples, les deux VP sont différents; l'un conte­
nant un verbe à la forme positive, l'autre, un verbe à la forme
négative.

De toute évidence, il faut modifier les conditions d'applica­


tion de l'effacement, si on veut aussi rendre compte de ces
deux derniers cas. La condition d'identité doit être affaiblie.
En d'autres termes, il faut passer à un certain niveau d'abstrac­
tion où les formes positives et négatives sont neutralisées. La
solution qui se présente alors est d'opérer sur des structures lo­
giquement réécrites, et où les quantifications négative et posi­
tive sont hors du champ d'application de l'effacement.

Le type de représentation logique retenu à ce niveau est ce­


lui issu du lambda-calcul. Avec ce type de représentation, les
phrases (b) sont ramenées aux expressions (c),

(lc) λ x (x connaît la solution) (Luc) &


λ, y (y connaît la solution) (Max)

(2c) non ( λx (x connaît la solution) (Luc) ) &


non ( λy (y connaît la solution) (Max) )

(3c) λX (x connaît la solution) (Luc) &


non ( λy (y connaît la solution) (Max) )

(4c) non ( Xx (x connaît la solution) (Luc) ) &


λ.y (y connaît la solution) (Max)
Règle d'effacement du VP 359

Si on reprend l'organigramme général de la grammaire, orga­


nigramme dû à Sag (1976) et reproduit en (10), ces formes lo­
giques sont calculées par un sous-ensemble des règles d'inter­
prétation sémantique opérant sur des structures présuperficiel­
les.

(10)

règles de règles règles


base transfor- d'interprétation
↓ mationnelles sémantique

structures structures formes


de base présuper- → logiques
ficielles

↓ règles
← stylistiques &
effacements

structures
de
surface

En lambda-calcul, deux expressions sont considérées comme


équivalentes si elles ne sont qu'alphabétiquement variantes:
Deux lambda expressions λx (A) et λy (B) sont alphabétique­
ment variantes, si à toute occurrence de x dans A, on a une
occurrence de y dans B, et vice-versa. De même q u ' à tout
quantificateur dans A qui lie des variables dans A, doit corres­
pondre un quantificateur identique en B liant des variables
dans toutes les positions correspondantes.

Pour ce qui est de nos formules retenues en (c), on s'aper­


çoit que chacune d'elles représente deux A-expressions équiva­
lentes, λx (...) et λy (...). Cette équivalence à l'intérieur de
360 SABATIER

chaque formule nous assure l'effacement du second VP. On


peut alors avancer que,

étant donné une phrase S, on peut effacer dans S tout


VP dont la représentation au niveau logique est une
expression alphabétiquement variante d'une autre expres­
sion présente dans la forme logique d'une autre phrase S'
précédant S dans le discours.

C'est ainsi que l'on peut formuler une règle d'effacement


du VP en français. Cette règle est optionnelle et se situe
dans l'ensemble des règles qui s'appliquent sur des structures
présuperficielles.

Condition : 3 Ξ 6 (les λ -expressions associées à 3 et


6 sont alphabétiquement variantes)

La phrase (12) peut être apparentée aux constructions


précédentes,

(12) Luc connaît la solution, Max Ø), pas.


( Ø) = ne connaît pas la solution)

L'acceptabilité de (12) varie selon les locuteurs. Mais tous


acceptent la construction où pas est précédé d'un pronom to­
nique sujet, comme dans (13), ou lorsque pas est suivi du syn-
361
Règle d'effacement du VP

tagme du tout, comme dans (14),

(13) Luc connaît la solution, moi Ø), pas.


(14) Luc connaît la solution, Max Ø), pas du tout.

On peut rendre compte transformationnellement de ces


constructions en pas en reprenant notre règle d'effacement
du VP déjà aperçue en (11); mais il nous faut modifier quel­
que peu ses conditions d'application. Dans les cas précédents,
l'effacement était facultatif; ici, l'effacement est obligatoire,
dans la mesure où il nous faut partir de structures agramma-
ticales comme (15) ou (16),

(15) [*] Luc connaît la solution, Max ne connaît pas la


solution pas.
(16) [*] Luc connaît la solution, Max ne connaît pas la
solution pas du tout.

La transformation d'effacement de VP devient alors


- optionnelle, si le constituant y se réécrit aussi, non, non
plus, si ou oui.
- obligatoire, si y se réécrit pas.

Ces constructions en pas nous dirigent vers d'autres obser­


vations. Ainsi, on s'aperçoit que pas peut précéder le sujet du
VP effacé; comme dans (17) et (18),

(17) Luc connaît la solution, pas Max Ø.


(18) Luc connaît la solution, pas moi Ø.

Ce qui est vrai de pas ne l'est pas des adverbes aussi, non, non
plus, si et oui, comme nous le suggèrent les exemples (19) à
(22),

(19) * Luc connaît la solution, aussi Max.


(20) * Luc ne connaît pas la solution, non plus Max.
362 SABATIER

phrases agrammaticales, dont l'agrammaticalité est résumée en


(23),

Pour rendre compte de (17) et (18), on peut alors proposer


une règle de déplacement de pas en tête de phrase, règle facul­
tative,

PAS-EN-TETE

x - NP - [ Ø ] - (pas) - y
VP
DS: 1 2 3 4 5

CS: 1 4+2 3 Ø 5

Paul SABATIER
Université d'Aix-Marseille IL
363
Règle d'effacement du VP

BIBLIOGRAPHIE

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Williams (1977b), «On Deep and Surface Anaphora», Linguis­


tic Inquiry 8, 692-696.
NOTION DE SUPERPHRASE

1 . La relation entre la forme et le contenu reste, il me sem­


ble, plus que jamais la préoccupation principale et le sujet cen­
tral d'une grande partie des considérations, des spéculations et
des recherches sur les langues naturelles. Il est maintenant évi­
dent que les critiques mutuelles des logiciens par des linguistes
et des linguistes par des logiciens ont beaucoup fait progresser
ce domaine de la recherche. En effet, au début de la grammaire
générative, des linguistes, Chomsky en particulier, ont montré
la faiblesse et l'inadaptation des mécanismes logiques pour trai­
ter les langues naturelles et ont suggéré la nécessité d'introdui­
re des mécanismes plus puissants contenant un nombre assez
élevé d'éléments abstraits absents dans les formes superficiel­
les. Cependant, bien que cette introduction des éléments abs­
traits, nécessités par certaines transformations grammaticales,
ait apporté un progrès dans l'étude de la forme, dans la com­
préhension de la syntaxe, il est loin d'être évident que la sé­
mantique en ait tiré directement un profit notable. Le renou­
veau dans les approches logiques, depuis les travaux de Monta­
gue en particulier, a souligné le peu d'importance qu'il faut at­
tacher aux transformations grammaticales dans les recherches
sémantiques d'une part et l'importance de la structure de sur­
face d'autre part. L'utilisation judicieuse de la grammaire
366 ZUBER

catégorielle par les logiciens qui appliquent la théorie des mo­


dèles à l'étude de la sémantique me paraît très instructive et
très naturelle d'un certain point de vue. Je suis sûr que les ana­
lyses syntaxiques qu'ont faites les logiciens pour déterminer
par exemple les «expressions-opérateurs» et leurs arguments,
sont également très utiles pour un syntacticien. Cependant
cette analyse des logiciens a, pour ainsi dire, un caractère local
et ne s'intéresse pas vraiment à la forme des phrases qui en­
trent dans les différentes relations logiques et sémantiques étu­
diées par les logiciens. La forme des phrases qui sont telles que
l'une est la conséquence logique de l'autre par exemple, ne
joue qu'un rôle secondaire, et a priori il est peu intéressant
pour un logicien de savoir si les deux phrases en question «se
ressemblent syntaxiquement», si l'une est une partie syntaxi­
que de l'autre, e t c . .

Le but de la présente contribution est de proposer une dé­


finition qui permettrait de classifier et de mettre en relation
des formes syntaxiques qui «se ressemblent». Deux phrases
seront mises en relation si une est partie syntaxique de l'autre
ou si la seconde «contient», au sens qui sera précisé, la pre­
mière. La phrase qui «contient» syntaxiquement une phrase
donnée sera appelée superphrase de la phrase donnée (ou sur
la phrase donnée). Les applications de la notion de superphra­
se seront mentionnées.

2 . Commençons par quelques exemples. Il serait très souhai­


table que les cas intuitivement clairs de «contenance» syntaxi­
que soient compris dans la définition de la superphrase. Ainsi
il est normal de considérer que (1) et (2) sont des superphrases
de (3):

(1) Dominique sait que Suzanne est venue


(2) Dominique pense que Suzanne est venue
(3) Suzanne est venue.
367
Superphrase

Notons maintenant que dans certaines langues l'utilisation


de phrases matrices comme celle de (2) nécessite, au moins
pour rendre une nuance sémantique, l'introduction du sub­
jonctif dans la phrase complétive. Il en est de même pour des
phrases complexes utilisant des verbes dits factifs émotifs,
comme dans (4) ou (5):

(4) Dominique regrette que Suzanne soit venue


(5) Il est dommage que Suzanne soit venue

Rien ne s'oppose à ce que l'on considère (4) et (5) égale­


ment comme des superphrases de (3). En effet, dans certai­
nes langues les phrases (4) et (5) sont tout à fait analogues à
(1) et (2). Par ailleurs le changement qu'introduit le subjonc­
tif dans la phrase complétive est, sinon «mineur», au moins
de nature à être permis par la définition d'une superphrase.
En effet, le subjonctif est un opérateur grammatical, synca-
tégorematique, qui n'a pas d'existence à lui tout seul. En cela
le marqueur de subjonctif est comparable à d'autres marqueurs
grammaticaux tels que les marqueurs de temps particulier.
Pour cette raison on peut dire que (7) est une superphrase de
(6):

(6) Suzanne vient


(7) Suzanne viendra

Bien évidemment, ce raisonnement sur les marqueurs gram­


maticaux est seulement possible avec les marqueurs qui entrent
dans une opposition morphologique privative, c.à.d. une oppo­
sition dans laquelle un des membres est marqué et l'autre non-
marqué. En effet, le temps futur est considéré comme marqué
par opposition au présent et pour cette raison (7) est une su­
perphrase de (6). Pour la même raison (3) est probablement
une superphrase de (6), car le passé composé est le temps mar­
qué dans son opposition au temps présent. En revanche, ni (7)
n'est une superphrase de (3), ni (3) n'est une superphrase de
368 ZUBER

(7), car chacune de ces phrases a un marqueur grammatical


(donc opérateur) différent, non présent dans l'autre phrase.

Ce raisonnement avec les marqueurs grammaticaux appliqué


aux exemples ci-dessous donne les résultats suivants: (9) est
une superphrase de (8) mais (10) et (11) ne le sont pas:

(8) Suzanne est venue


(9) Dominique a oublié que Suzanne est venue
(10) Suzanne a réussi à venir
(11) Suzanne a oublié de venir

La raison pour laquelle (9) est une superphrase de (8) est évi­
dente: c'est la même que celle qui fait que (1) et (2) sont su­
perphrases de (3): (8) et (3) sont enchassées in toto sans aucu­
ne modification dans la phrase matrice. Quant à (10) et (11)
elles contiennent (8), mais avec trop de modifications, en par­
ticulier le marqueur Passé Composé s'applique dans (8) au ver­
be venir mais dans (10) et (11) ce marqueur ne s'applique plus
à ce verbe, mais aux verbes complexes oublier de ou réussir à.

Notons que les derniers exemples montrent comment la dé­


composition utilisée ici diffère de celle utilisée en grammaire
transformationnelle, dans laquelle les marqueurs grammaticaux
sont souvent ignorés en structure profonde; ici, la phrase (8)
serait considérée par elle comme faisant partie de (10) ou de
(11).
Il est peut-être utile de résumer partiellement les idées qui
nous ont guidé pour considérer comme superphrases les phra­
ses indiquées jusqu'à présent. D'une part, on considère comme
superphrases les phrases contenant des phrases données sans
qu'aucun changement intervienne dans ces dernières. Ensuite,
on considère comme superphrases les phrases complexes qui
contiennent des phrases données «minimalement» modifiées.
Superphrase 369

La modification permise est celle qui intervient sur l'opérateur


«maximal» le plus extérieur: d'habitude le syntagme verbal de
la phrase donnée. Puis cette modification de l'opérateur exté­
rieur n'entraîne pas de changement de la fonction: l'opérateur
reste un opérateur qui s'applique à l'expression-argument
d'avant modification. Une telle modification est possible non
seulement avec les marqueurs grammaticaux mais aussi avec
d'autres expressions-opérateurs, parfois aussi appelés syncaté-
gorématiques, telles que les adjectifs ou les adverbes. Pour cet­
te raison nous devons admettre que les opérateurs maximaux
peuvent être modifiés par des adverbes ou par des adjectifs
pour donner des superphrases. Ainsi (12) est une superphrase
de (8) et (13) est une superphrase de (14):

(12) Suzanne est venue hier (rapidement, toute seule,


etc...
(13) Suzanne est une étudiante française (paresseuse,
intelligente, ...)
(14) Suzanne est une étudiante.

Il est important de se rendre compte que la modification par


l'adverbe ou par l'adjectif est permise dans les exemples (12) et
(13) seulement parce qu'ils s'appliquent à une expression-opé­
rateur maximal et non pas à une expression-argument comme
dans (15) ou (16):

(15) Une étudiante américaine est venue


(16) La fille qui est venue hier (rapidement, toute seu­
le) est belle.

Donc (15) n'est pas une superphrase de (17) et (16) n'est pas
une superphrase de (18):

(17) Une étudiante est venue


(18) La fille qui est venue est belle.
370 ZUBER

Ceci évidemment à condition que le syntagme nominal sujet


soit pris comme expression-argument et le syntagme verbal (le
prédicat) comme l'expression-opérateur. Cette distribution de
fonction n'est pas généralement acceptée et Montague par ex­
emple considérait, pour une raison technique de traitement des
syntagmes avec un quantificateur, que le sujet est une expres­
sion-opérateur (cf. Partee 1975). Cette position, pas très intui­
tive, a été critiquée dans Keenan and Faltz 1978.

Il faut dire que la distinction entre les opérateurs et les argu­


ments n'est pas toujours évidente et elle ne sera pas faite de fa­
çon précise ici. Pour certains types de syntagmes, la linguisti­
que dite traditionnelle a été amenée à résoudre, au moins par­
tiellement, ce problème, en utilisant un autre vocabulaire: celui
de déterminant et déterminé.

En ce qui concerne les adjectifs, on peut remarquer que leur


rôle d'expression-opérateur ne dépend pas de leur position vis
à vis du nom qu'ils modifient. Ainsi (19) est également une su­
perphrase de (14):
(19) Suzanne est une jeune étudiante.

Notons cependant, à propos de ce dernier exemple, la diffi­


culté rencontrée avec l'article une qui semble dans (14) modi­
fier le nom étudiante tandis que dans (19) cet article modifie
plutôt jeune étudiante et par conséquent on pourrait dire que,
comme dans (11), un opérateur de la phrase de départ n'a pas
le même argument dans la phrase supposée être une superphra­
se (ce qui ne devrait pas être permis). Je pense néanmoins que
les articles, comme les quantificateurs, ne devraient pas être
analysés comme de simples modificateurs tels que les adjectifs
ou les adverbes mais plutôt comme des «complementizers» du
type que dans les phrases complétives. Une des différences en­
tre les adjectifs et les articles est que seuls les adjectifs peuvent
s'appliquer à des syntagmes contenant déjà d'autres adjectifs.
Malheureusement, je n'ai pas grand chose à dire ici à ce sujet,
Superphrase 371

sauf pour remarquer que dans (14) l'article peut être omis.

Un autre cas instructif pour une meilleure compréhension


de la notion de superphrase est celui de certains verbes transi­
tifs, en particulier de ceux qui n'ont pas toujours de complé­
ment d'objet direct, des verbes comme manger, chanter, etc...
Soient les deux exemples suivants:

(20) Dominique chante


(21) Dominique chante un opéra

On pourrait croire que (21) est une superphrase de (20). Ce­


pendant, et j ' e n donnerai des raisons sémantiques plus tard,
notre définition devra exclure cette éventualité. En effet, on
peut dire que la forme finie du verbe chanter s'applique
d'abord à opéra (plutôt un opéra) pour donner à nouveau un
opérateur syntagme verbal ou «syntagme verbal intransitif»
chanter un opéra qui ensuite s'applique au nom Dominique.
Ainsi, dans chacun des deux cas, il n'est pas vrai que les mê­
mes expressions-opérateurs s'appliquent aux mêmes argu­
ments: dans (20) le verbe chanter a un seul argument tandis
que dans (21) il a deux arguments. On peut exprimer ceci au­
trement en remarquant que l'opérateur marqueur du temps
présent dans (21) s'applique dans (20) au verbe lexical chanter
tandis que dans (21) il s'applique au syntagme verbal composé
chanter un opéra.

Un autre exemple lié à la transitivité est celui du nom pré­


dicat «complément» du verbe être: être un étudiant, etc...
Ce complément nominal peut être lui-même «marqué» ou
«non-marqué»: étudiante vs étudiant. Considérons mainte­
nant le cas où ce marquage du nom n'influe pas sur la gram-
maticalité comme c'est le cas en anglais par exemple dans
les phrases suivantes:

(22) Leslie is a poet


372 ZUBER

(23) Leslie is a poetess

Pour des raisons semblables à celles discutées à propos des ex­


emples (20) et (21), on ne peut pas considérer (23) comme
une superphrase de (22). En effet le marqueur de féminin -ess
dans (23) s'applique au nom complément poet qui est l'argu­
ment du verbe be et donc ce marqueur ne s'applique pas au
syntagme entier is a poet; les deux syntagmes composés, is a
poet et is a poetess représentent deux opérateurs différents
par le fait qu'ils contiennent eux-mêmes deux arguments dif­
férents, l'un poet et Vautre poetess.

Quelques mots encore sur deux autres cas où la notion de


superphrase intervient de façon non-triviale. Le premier est
celui où il y a des modifications «simultanées» de l'argument
et de l'opérateur. Ceci arrive par exemple lors du «passage» du
singulier au pluriel:

(24) Une fille est venue


(25) Des filles sont venues

Même en ignorant les articles - qui ne sont pas présents dans


toutes les langues - on remarque qu'aussi bien l'argument (le
sujet fille) que l'opérateur (le syntagme verbal) ont été modi­
fiés par les marques du pluriel. Etant donné qu'il n'y a pas les
mêmes arguments dans les deux phrases, (25) n'est pas une
superphrase de (24).

Le dernier cas que je voudrais mentionner est lié aux pro­


noms anaphoriques. La question légitime qu'on peut se poser
dans un tel cas est la suivante: une superphrase sur une phrase
contenant un pronom anaphorique doit-elle contenir l'antécé­
dent de ce pronom? (27) est-elle une superphrase de (26)?

(26) Il est venu


(27) Suzanne pense qu'il est venu
373
Superphrase

Puisqu'une superphrase forme un tout avec la phrase dont elle


est superphrase, nous allons considérer qu'une superphrase
doit contenir l'antécédent du pronom contenu dans la phrase
dont elle est superphrase; (27) n'est donc pas une superphrase
sur (26). En revanche (28) (avec il renvoyant à Pierre) est une
superphrase sur (26):

(28) Pierre pense qu'il est venu

Bien évidemment cette décision peut paraître arbitraire. Ce­


pendant, je ne tenterai pas de la justifier, car une telle justifi­
cation nécessiterait les considérations sur les phrases comple­
xes contenant les conjonctions de coordination ou de subordi­
nation qui semblent poser des problèmes encore plus comple­
xes que ceux des complétives. En effet, la syntaxe des conjonc­
tions donnant lieu plus souvent aux interférences sémantiques
(anaphores, coréférences, ellipses, etc..., cf. Zuber 1979 et Zu­
ber 1980), il me semble préférable de ne s'occuper que des
phrases complexes sans faire intervenir les conjonctions. Le
dernier exemple de superphrase est celui de la négation: (29)
est une superphrase de (30):

(29) Dominique n'est pas venu


(30) Dominique est venu

En effet la négation est une opération qui s'effectue sur le pré­


dicat, donc sur l'opérateur le plus extérieur de la phrase don­
née. L'exemple de la négation sera utilisé explicitement dans
la discussion des applications de la notion de superphrase.
Dans cette discussion nous utiliserons également d'autres ex­
emples, non mentionnés plus haut.

3 . Avant de montrer l'utilité de la notion de superphrase, je


voudrais donner une définition relativement précise de cette
notion et faire ensuite quelques commentaires généraux.
374 ZUBER

Etant donné que la notion de superphrase (relative à une


phrase donnée) concerne la forme et la structure d'une phrase,
une grammaire qui permet l'analyse des phrases en leurs com­
posantes doit être donnée au départ. D'après les exemples que
nous avons présentés, il s'ensuit qu'une telle grammaire doit
pouvoir distinguer entre les composantes qui jouent le rôle des
opérateurs (fonctions) dans la phrase et les composantes qui en
sont les arguments. Actuellement, depuis l'article d'Ajdukie-
wicz (1936) on sait que la grammaire dite «grammaire catégo­
rielle» fait explicitement référence à ces deux types d'expres­
sions: arguments et opérateurs. Plus précisément, ce type de
grammaire a été utilisé dans la sémantique basée sur la théorie
des modèles appliquée aux langues naturelles par le logicien
Montague et ses successeurs (cf. Partee 1975). Il faut cepen­
dant dire que d'autres chercheurs en linguistique utilisent éga­
lement des concepts équivalents à ceux utilisés en grammaire
catégorielle. Je pense en particulier aux travaux de Harris (Har­
ris 1976). Il est sans doute également vrai que la linguistique
traditionnelle a souvent eu recours à la même distinction que
celle faite explicitement par Ajdukiewicz. Par exemple, les no­
tions de déterminant et déterminé ou d'élément régi et élé­
ment régissant correspondent, d'un certain point de vue, à la
notion d'opérateur ou d'argument. En fait ces notions tradi­
tionnelles sont parfois utilisées comme critères pour définir
ce qui appartient à la classe d'opérateurs ou d'arguments. (Cf.
Keenan 1974, Keenan et Faltz 1978). Cependant la grammai­
re catégorielle utilisée en sémantique logique a un champ d'ap­
plication beaucoup plus large que celui de la grammaire tradi­
tionnelle et surtout elle est concernée par les phénomènes plus
récemment introduits en linguistique et d'une complexité tech­
nique plus grande (cf. par exemple Bartsch 1978, Bach 1979).

Comment définit-on une grammaire catégorielle ou un lan­


gage catégoriel, c-à-d. un langage produit par une grammaire
catégorielle? L'idée de base d'une telle grammaire, c'est la no­
tion de catégories syntaxiques. Il y a deux types de catégories
Superphrase

syntaxiques: catégories de base (catégories basiques) et catégo­


ries d'opérateurs (catégories de fonctions). Il est en principe
possible d'avoir plusieurs catégories de base, mais les logiciens,
pour des raisons de simplicité ontologique, ont introduit seule­
ment deux catégories de base: noms et phrases (propositions).
Bien évidemment le choix de catégories de base est un problè­
me empirique et les recherches ultérieures peuvent l'influencer.

Les catégories des opérations sont des expressions qui,


«appliquées» à d'autres expressions, peut-être plusieurs fois,
donnent les expressions de catégories basiques. Par exemple la
catégorie des verbes intransitifs est une catégorie d'expressions
qui, appliquées aux noms, donnent des phrases. Ce que signifie
«appliquer» dans ce cas ne peut être explicite que dans une
grammaire formellement donnée, mais normalement il s'agit
de différentes opérations syntaxiques dont la plus simple est
la concaténation. On utilise parfois une notation mnémotech­
nique pour nommer les différentes catégories. Si la catégorie
de noms est désignée par n et la catégorie des phrases par p,
alors la catégorie que les linguistes appellent syntagme verbal
sera désignée par p/n: c'est la catégorie des expressions qui,
appliquées à un nom (le sujet de la phrase), donnent une phra­
se.

Le numérateur p désigne ici la catégorie du résultat de l'ap­


plication et le «dénominateur» n la catégorie de l'argument
auquel s'applique la catégorie dérivée par p/n. Par conséquent
la catégorie des verbes intransitifs aura le symbole p/n et la ca­
tégorie des verbes transitifs aura le symbole (p/n)/n: un verbe
intransitif est une expression qui appliquée à un nom (dans ce
cas son complément d'objet direct) donne un syntagme verbal.
Un adverbe sera de la catégorie (p/n)/(p/n) - quelque chose
qui, appliqué à un syntagme verbal, donne un nouveau syntag­
me verbal. Des adverbes de phrase et certains connecteurs pro-
positionnels auront, dans leur symbolisation fractionnelle, la
catégorie des phrases aussi bien dans leur numérateur que dans
376 ZUBER

leur dénominateur. Par exemple Il est vrai que et Il est possi­


ble que, de même que l'adverbe évidemment, seront de la ca­
tégorie p/p et la conjonction phrastique mais de la catégorie
p/(p,p) c-à-d. une expression qui appliquée à deux phrases
donne une phrase. Il me semble important de souligner le fait
qu'il s'agit d'une analyse en surface, où la notion de la structu­
re profonde devrait être évitée le plus souvent possible. Pour
reprendre un exemple d'habitude discuté en grammaire généra­
tive, aussi bien le verbe promettre que le verbe interdire peu­
vent être de la catégorie (p/n)/(p/n) comme le montrent les
deux phrases suivantes:

(31) Dominique promet de venir


(32) Dominique permet à Carole de venir

Cependant cela ne veut pas dire que l'analyse catégorielle


n'admet pas d'éléments abstraits comme faisant partie d'une
phrase. Nous avons déjà vu l'utilisation d'opérateurs relevant
de la morphologie tels que les marqueurs de temps ou de mode
dans l'analyse catégorielle. Bien évidemment, l'existence d'irré­
gularités et d'exceptions donne tout naturellement lieu à l'in­
troduction d'éléments abstraits. De plus, il est a priori possible
que certaines tranformations fassent partie des opérations syn­
taxiques accomplies par des expressions-opérateurs: ces opéra­
tions peuvent inclure aussi bien des opérations simples, comme
la concaténation et la permutation, que des opérations plus
complexes qui ressemblent aux transformations de la grammai­
re transformationnelle. Par exemple une combinaison des opé­
rations simples et de changement de la portée est nécessaire
pour résoudre le problème lié aux différences de contrôle dans
(31) et (32) - où les sujets profonds n'ont pas le même «gou­
verneur».

Bien évidemment le problème de détermination du stock


des opérations syntaxiques qu'une langue (ou une grammaire
utilise n'est pas simple, et de plus, il doit être résolu par rap-
377
Superphrase

port à une théorie linguistique donnée. Une discussion de cet­


te problématique, en relation avec la grammaire catégorielle
utilisée en grammaire de Montague est donnée dans Partee
(1979).

La décomposition même des éléments d'une phrase en caté­


gories syntaxiques ne doit pas avoir de caractère arbitraire con­
trairement sans doute à l'intention d'Adjukiewicz et de cer­
tains de ses partisans modernes parmi les logiciens. Il est intui­
tivement clair que par exemple c'est l'adjectif qui modifie le
nom ou qui s'y applique dans un syntagme adjectival et non
pas le nom qui modifie l'adjectif - donc l'adjectif est l'opéra­
teur et le nom - son argument. La situation ne peut pas tou­
jours être aussi claire, mais c'est un autre problème. Comme je
l'ai déjà dit, l'établissement de catégories de base, de même
que la distribution des expressions entre les opérateurs et les
arguments, est un problème empirique et doit faire partie de
recherches linguistiques indépendantes.

Ajoutons à ce propos qu'il existe une équivalence du point


de vue formel entre une grammaire catégorielle et la grammai­
re «context free» utilisée en grammaire générative pour repré­
senter la structure profonde. Ce fait ne me semble pas être
sans importance dans les recherches empiriques sur les caté­
gories réellement existantes dans une langue donnée.

Nous pouvons à présent donner une définition de la super­


phrase. Pour cela nous pouvons supposer que toute phrase
peut être représentée en dernière instance comme l'application
d'un opérateur O (peut-être complexe) à un ou plusieurs argu­
ments A i eux-mêmes éventuellement complexes; ainsi chaque
378 ZUBER

phrase peut s'écrire comme O (A). Nous dirons que la phrase


T est une superphrase de la phrase S, si et seulement si T est
défini par une des deux définitions suivantes:

(1) Si S s'écrit O (A) et T s'écrit O' (A'), alors O' est un opé­
rateur complexe de la même catégorie que O et il a O comme
argument, et A a la même forme que A'.

(2) Si T s'écrit comme O ( A 1 , A 2 ) , alors un argument Ai


(i = 1, 2) a la même forme que S et l'autre argument est le su­
jet de T.

Ces deux définitions correspondent à la modification adver­


biale (cf. exemples (12) ) - «superphrases prédicatives», ou à
l'enchâssement de la phrase S comme complétive (exemples
(1), (2) et (4) ) - «superphrases propositionnelles». D'après la
condition (1) de la définition, une superphrase d'une phrase
donnée S est une phrase plus complexe que S et obtenue à par­
tir de S par application d'un opérateur à l'opérateur le plus ex­
térieur de S avec comme résultat de cette application un nou­
vel opérateur de la même catégorie que l'opérateur original de
S. Ce nouvel opérateur s'applique à l'argument auquel s'appli­
quait l'opérateur original de S. La condition (2) de la défini­
tion postule qu'une superphrase de la phrase donnée S est une
phrase qui contient S comme sa complétive (en structure de
surface c-à-d. comme que-complétive.

Il suit de la définition que la superphrase d'une phrase don­


née est une phrase plus complexe que cette phrase et qui «con­
serve» la structure de surface (structure catégorielle) de la
phrase donnée. Autrement dit, la superphrase d'une phrase
donnée contient toutes les règles grammaticales (règles de com-
379
Superphrase

binaison catégorielle) et les règles lexicales (c-à-d. l'utilisa­


tion des «mêmes mots» que ceux de la phrase donnée) sauf
éventuellement le dernier opérateur qui peut être réutilisé
comme argument d'un opérateur de la superphrase. Il s'ensuit
également que les phrases composées à l'aide d'une conjonc­
tion, quelle qu'elle soit, ne sont pas des superphrases.

On peut facilement vérifier que les exemples donnés dans la


section précédente satisfont à cette définition.

4 . Puisque la notion de superphrase n'est pas, intuiti­


vement, une notion arbitraire, c-à-d. une notion qui n'a pas de
corrrespondants «naturels» dans la syntaxe, on peut espérer
que cette notion permettra des applications non-triviales à
l'étude du contenu sémantique. En effet la notion de super­
phrase permet l'étude «simultanée» de la forme et du contenu
par le fait même que l'étude des relations sémantiques entre
une phrase et une de ses superphrases est nécessairement, par
définition, l'étude des relations sémantiques entre certaines
formes syntaxiques.

On connaît déjà un cas où on analyse une phrase à l'aide de


ses superphrases: le cas de la présupposition; la relation de pré­
supposition est en fait déterminée à l'aide de la superphrase,
car la négation est un cas particulier de la superphrase. Plus
précisément, on définit une présupposition d'une phrase don­
née comme une conséquence de la phrase donnée et de sa né­
gation - donc d'une de ses superphrases. Cependant, comme on
le sait, cette définition de la présupposition ne s'applique pas
aux phrases non-déclaratives. Et c'est ici que nous pouvons
nous servir de la notion de superphrase pour définir la présup­
position de toutes les phrases. Cela peut être fait de la façon
suivante (cf. Zuber, à paraître, pour plus de détails):

La phrase P présuppose la phrase QSSI si toute superphrase sur


380 ZUBER

P formée à l'aide d'un opérateur opaque appliqué à P, impli­


que Q. (Un opérateur est dit opaque si le remplacement d'un
argument de cet opérateur par un autre lui équivalant logique­
ment, provoque le changement de la valeur de vérité de la
phrase complexe formée à l'aide de cet opérateur).

On peut facilement vérifier que cette définition est une gé­


néralisation de la définition classique. Cependant elle a l'avan­
tage de s'appliquer aux phrases non-déclaratives comme les
questions, ordres ou exclamations. Ceci parce que les questions
ont comme superphrases des questions indirectes (qui sont for­
mées à l'aide des opérateurs opaques). Par exemple (33) pré­
suppose (34) puisque (35a) et (35b), des superphrases sur (33),
impliquent (34):

(33) Qui est venu?


(34) Quelqu'un est venu
(35a) Dominique sait qui est venu
(35b) Jacques a oublié qui est venu

De façon semblable, (36), une exclamation,présuppose (37),


puisque des superphrases comme (38) impliquent (37):

(36) Qu'elle est belle!


(37) Elle est belle
(38) C'est étonnant ce qu'elle est belle

Notons que dans ces exemples nous nous intéressons uni­


quement à la forme (aux superphrases) et il nous importe peu
qu'il puisse y avoir un glissement de sens entre une question
«directe» et la question indirecte formée à partir de la ques­
tion directe. Du point de vue de la forme, il n'y a pas, bien évi­
demment, de changement.

La généralisation de la présupposition est un cas particulier


Superphrase 381

qui illustre l'idée qu'il est possible de parler de certaines pro­


priétés sémantiques d'une phrase en parlant des propriétés sé­
mantiques d'une phrase plus complexe, syntaxiquement reliée
à la première. Ce changement de niveau peut être parfois sou­
haitable parce que la phrase plus complexe syntaxiquement
(la superphrase) peut être plus simple sémantiquement. C'est
de cette manière qu'on analyse souvent les questions à l'aide
de questions indirectes puisque les questions indirectes (à l'in­
verse des questions directes) sont des phrases déclaratives
(donc, en un sens, sémantiquement plus simples). Ainsi on
peut montrer qu'une question du type Est-ce que P est une
expression qui présuppose P ou qui présuppose non-P. Ceci
parce que les questions indirectes sur P, donc des superphrases
sur P, impliquent P ou impliquent non-P.

Notons encore à propos des phrases non-déclaratives que


toutes leurs superphrases sont construites à l'aide des opéra­
teurs opaques. Ceci est évidemment lié au fait que les phrases
non-déclaratives n'ont pas de valeur de vérité.

Il y a bien évidemment d'autres constructions «difficiles»


qui peuvent être analysées de façon semblable. En voici deux
exemples. Le premier concerne les constructions comparatives.
On sent intuitivement qu'il y a une relation entre une cons­
truction comparative et la phrase à partir de laquelle elle est
formée. Mais on sait également que les relations sémantiques
entre une phrase comparative et la phrase sur laquelle la com­
paraison est basée, ne sont pas simples. Il me semble cependant
que ces relations peuvent être éclaircies avec l'aide de la notion
de superphrase et de la définition de la présupposition basée
sur cette notion. En effet une construction comparative peut
être considérée comme une superphrase de la phrase «de dé­
part». Plus précisément (39) est une superphrase sur (38):

(38) Dominique est grand


(39) Dominique est plus grand que Paul
382 ZUBER

En effet la phrase (39) peut être considérée comme obtenue


à partir de (38) par la modification appropriée du prédicat (c-
à-d. de l'opérateur le plus extérieur de cette dernière). Cepen­
dant, (39) n'implique pas (38) mais plutôt quelque chose com­
me (40):

(40) Il y a quelqu'un qui n'est pas de la même taille que


Dominique.

De plus, l'opérateur de «comparaison» est un opérateur opa­


que. Cela veut dire que (38) présuppose (40). On ne peut donc
parler de la taille d'un objet que relativement à un autre «com­
parable». En revanche il y a des propriétés qui peuvent raison­
nablement être attribuées à des individus sans que l'existence
d'un univers de ces individus soit présupposée. Par exemple,
bien que (42) soit également une superphrase de (41), cette su­
perphrase n'est pas «bonne» car elle implique (41) et donc
l'opérateur utilisé n'est pas un opérateur opaque: (cf. Zuber
1973)

(41) Dominique est malade


(42) Dominique est plus malade que Paul

Par conséquent, une phrase analogue à (40), à savoir (43),


ne peut pas être une présupposition de (41):

(43) Il y a quelqu'un dont l'état de santé n'est pas le mê­


me que celui de Dominique.

Cela veut dire que nous pouvons parler de l'état de santé


dans l'absolu mais de la taille seulement de façon relative.
Nous retrouvons ainsi une distinction bien connue entre les ad­
jectifs absolus et relatifs.

Un autre problème qui peut être approché à l'aide de la no­


tion de superphrase est celui des phrases génériques. On con-
Superphrase 383

naît les difficultés que pose une description sémantique de ces


phrases. Par exemple on ne sait pas très bien comment on ob­
tient une lecture «universelle» pour (44) et pourquoi il n'y a
pas de contradiction entre (44) et (45): (cf. Zuber 1976 et Zu­
ber 1978)

(44) Un linguiste connaît beaucoup de langues


(45) Dominique, qui est un linguiste, ne connaît pas
beaucoup de langues.

Sans prétendre ici pouvoir donner une solution complète au


problème des phrases génériques, je peux indiquer une voie
vers une solution à ce problème, basée sur la notion de super­
phrase. Cette solution exploiterait explicitement le fait que
dans beaucoup de langues les phrases événementielles (non-gé­
nériques) sont des superphrases sur les phrases génériques cor­
respondantes. Par exemple en anglais (46) peut être considéré
comme une superphrase sur (47):

(46) A writer is writing a book


(47) A writer writes a book.

De l'autre côté (46) n'a pas de sens générique. Selon notre


définition de la présupposition, (47) présuppose ce que (46)
implique puisque (46) est une superphrase de (47) et toutes les
superphrases plus complexes formées à l'aide d'un opérateur
opaque impliquent également ce que (46) implique. Donc, en
première approximation, on peut dire qu'une phrase générique
pésuppose ce qu'affirme (pose) sa contre-partie non-générique.
Ce résultat, bien évidemment, utilise explicitement la notion
de superphrase.

Notons qu'à toutes ces possibilités d'application de la no­


tion de superphrase, est sous-jacente une théorie sémantique
particulière. Selon cette théorie, le sens, ou plus généralement,
la description sémantique d'une phrase, doit se faire non seule-
384 ZUBER

ment à l'aide des phrases impliquées par cette phrase donnée


mais aussi à l'aide de certaines phrases qui la contiennent syn-
taxiquement. Ces phrases ont été appelées «superphrases».
L'idée qu'il faut tenir compte de certains contextes, en un cer­
tain sens plus complexes, n'est pas nouvelle, car elle a été à la
base de la sémantique logique intentionnelle qui met en évi­
dence le fait que deux phrases (ou deux unités linguistiques)
logiquement équivalentes peuvent entraîner dans certains con­
textes des différences de valeur de vérité . Cependant la propo­
sition qui a été faite ici est plus générale, car elle ne concerne
pas seulement la substantivité des éléments co-extensionnels.
Voici encore deux exemples pour illustrer cette idée. Les deux
phrases suivantes peuvent être considérées comme logiquement
synonymes:

(48) Dominique a vendu cette voiture à Jacques


(49) Jacques a acheté cette voiture à Dominique

Maintenant il est facile de construire sur ces phrases des su­


perphrases «analogues» qui diffèrent par leur valeur de vérité:

(50) Il est surprenant que Dominique ait vendu cette voi­


ture à Jacques
(51) Il est surprenant que Jacques ait acheté cette voiture
à Dominique.

Puisque la surprise peut avoir des raisons différentes dans les


deux phrases, les deux phrases peuvent différer par leur valeur
de vérité. On en trouve un autre exemple dans les phrases sui­
vantes:

(52) La salle était à moitié vide


(53) La salle était à moitié pleine.

Ces deux phrases peuvent être non seulement logiquement


mais même sémantiquement considérées comme équivalentes.
Superphrase 385

(54) Avant que tu ne viennes, la salle était à moitié vide


(55) Avant que tu ne viennes, la salle était à moitié pleine

Il semble que ces deux phrases aient des implications diffé­


rentes, à savoir que la première implique (ou présuppose) que
la salle se vidait tandis que la seconde implique que la salle se
remplissait. Tous ces exemples posent un problème à une sé­
mantique logique basée sur le principe de la compositionnalité,
qui dit que le sens des unités plus complexes est une fonction
des unités composantes. Puisque cette fonction opère sur les
valeurs de vérité (sur les extensions), elle devrait associer la mê­
me valeur (le même sens) aux phrases (50) et (51) ou (54) et
(55).

L'idée qui se dégage des considérations ici présentées est que


d'une part, les problèmes d'opacité forment un cas particulier
d'une série de problèmes liés à l'existence des superphrases, et,
d'autre part, un maniement approprié de la notion de super­
phrase peut être utile pour la sémantique et peut remplacer
certaines notions traditionnelles telles que contexte, compléti­
ve, structure enchâssée, e t c . . Bien évidemment, l'étude appro­
fondie de la notion même de superphrase apparaît nécessaire
de ce point de vue. Par exemple, le simple fait que notre défi­
nition propose deux types des superphrases, «prédicatives» et
«propositionnelles» nécessite une explication. En fait on peut
remarquer que toute superphrase «propositionnelle» peut être
représentée sous forme «prédicative». Par exemple (56) dans
une de ses lectures est équivalente, dans un langage «logique»
à (57) et pareillement (58) à (59):

(56) Dominique pense que Suzanne est venue


(57) Suzanne est telle que Dominique pense d'elle qu'elle
est venue
(58) Dominique sait qui est venu
(59) Quelqu'un est tel que Dominique sait de lui qu'il est
venu.
386 ZUBER

Cette possibilité de représenter les superphrases «proposi-


tionnelles» sous la forme «prédicative» indiquerait que la ré­
union de deux types de superphrases sous une même défini­
tion n'est pas complètement arbitraire.

De plus, il y a des superphrases qui «lient grammaticale­


ment» la phrase enchâssée dans le sens qu'un changement
grammatical dans l'opérateur de la superphrase nécessite un
changement analogue dans la phrase enchâssée. Par exemple
(60) n'est pas possible sémantiquement:

(60) Demain Dominique fera en sorte que Jacques soit


parti hier.

parce que les conditions sur le temps ne sont pas satisfaites.


D'autres superphrases sont «grammaticalement libres» parce
qu'elles n'imposent pas de telles restrictions. Par exemple les
phrases suivantes sont toutes possibles:

(61) Dominique sait que Jacques est parti hier


(62) Dominique saura (demain) que Jacques est parti
hier
(63) Dominique a su que Jacques est parti hier

Evidemment, ici, nous touchons au problème classique de


la concordance des temps qui peut être approché d'une façon
nouvelle à travers la notion de superphrase. On peut montrer
par exemple que si une superphrase, qui ne lie pas grammatica­
lement sa complétive (comme (61), (62) et (63) ), implique sa
complétive, alors elle la présuppose. En revanche, une super­
phrase qui lie grammaticalement sa complétive (comme (60) )
peut impliquer celle-ci sans la présupposer.

Tous ces problèmes sont mentionnés ici seulement à titre


d'indication et leur traitement complet reste à faire. Il me sem­
blait intéressant et instructif que la notion de superphrase unis-
Superphrase 387

se d'une certaine façon un grand nombre de notions tradi­


tionnelles, aussi bien syntaxiques que sémantiques, et pour
cette raison puisse faciliter des généralisations et des appro­
ches différentes pour un certain nombre de problèmes bien
connus.

Ryzsard ZUBER
C.N.R.S.

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388 ZUBER

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