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Le temps présent n’est pas suffisamment clair pour prétendre connaître le passé
car la lecture de celui-ci a fait longtemps l’objet d’appropriation par les clivages
partisans de la scène politique. L’enjeu est de taille. Entre la tradition et la
modernité, l’instrumentalisation par les acteurs des deux vecteurs théoriques de
la culture dans son sens le plus général offre aujourd’hui à l’observation les
limites des deux approches qui furent souvent opposées. Question
d’optique entre divers projets en compétition, au nom de la nation, pour
s’accaparer l’Etat ? La phase coloniale dans l’histoire du Maroc n’est pas encore
suffisamment clarifiée malgré les nombreux raccourcis dominant l’interprétation
de période, ses politiques et ses conséquences.
C’est dans cette genèse que nous allons l’examiner pour étudier et analyser
ses résultats, puisque la genèse qui semble tranchée depuis longtemps, ne cesse
de connaître des rebondissements. On croyait aussi la question nationale une
question du passé, et voilà qu’elle surgit sur la question territoriale au Sahara ou
la question identitaire des Imazighen pour que l’historien se retrouve de
nouveau, au cœur de la problématique du passé et des usages du passé, non
seulement d’un point de vue historique mais aussi et surtout de point de vue
politique et anthropologique. Le passé en vigueur est l’objet d’interrogation à la
lumière des évolutions locales, régionales, nationales et universelles. Les
différents événements mondiaux ne cessent d’influer sur l’évolution des
systèmes et des régimes. Les facteurs endogènes et exogènes jouent leurs rôles,
et ce ne sont pas l’amnésie officielle et le volet sélectif de cette amnésie qui
constituent pour le chercheur l’obstacle d’interrogation. L’historiographie est
constamment mise à jour, et c’est par cette reconstitution du passé récent que le
passé lointain pourrait être éclairé, au niveau des faits comme au niveau des
lectures.
La France s’est inscrite dans une logique coloniale que structure cette
vision de l’histoire de l’Afrique du Nord, et ne fait par sa conquête d’Alger que
prendre la place d’un autre conquérant, selon cette construction. L’autochtone
n’est qu’un éternel dominé et assujetti, précise Renan dans son exploration
scientifique, et ne peut être producteur à ce titre, selon lui, de civilisation ou de
système de gouvernement. Ce jugement académique doublé d’un ensemble de
politiques coloniales ont fini par consacrer une distinction politique, ethnique,
voire raciale des «Arabes conquérants» objet de l’orientalisme et les «Berbères
conquis» objet de l’ethnologie. La majorité des recherches continuent à
reproduire ce schème d’une manière systématique, et l’analyse en terme
d’Arabes et de Berbères continue à faire la part belle à ses stéréotypes.
L’exemple de la tradition savante et des sciences religieuses ou profanes
produites en Afrique du Nord est éloquent.
Marcel Mauss dans son unique article consacré au Maroc avait pourtant,
mis en garde contre ces types idéaux à la Max Weber. Pour lui, le Maroc est
«foncièrement berbère», malgré les apparences que laissent entendre les études
marocaines12. Pourtant, Robert Montagne qui avait soutenu sa thèse13, sous ses
auspices juste après ce séjour marocain, avait conclu en la «spécificité berbère».
Dans son ouvrage, Révolution au Maroc, Montagne précisait que sa thèse est à
l’origine, une réponse à la commande de Lyautey, qui voulait comprendre
comment un chef tribal se transformait en caïd et arrivait à «manger» sa tribu et
à s’imposer au détriment des «républiques» qui s’administrent elle mêmes14.
Comment donc résoudre ce double dilemme d’un Maroc «foncièrement
berbère» de Marcel Mauss, et les Berbères de R. Montagne qui représentent une
«spécificité» par rapport à la norme qui est «le Makhzen arabe» si cher à
Lyautey ? L’étude d’un manuscrit édité et annoté par A. Sedki d’Azaykou sur la
destruction d’une zawiya par Moulay Ismaïl, en 1720, dans le Haut Atlas de
Marrakech15 coïncide avec l’installation de l’ancêtre du Glaoui, comme caïd des
armées du même Sultan dans le col de Telouat, comme le révèle le livre de
M. Kenbib, Temps présent et fonctions de l'historien, Publications de la 7
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat Agdal, n° 158
Abdessadeq El Glaoui sur son père et ses ancêtres16. Où peut-on trouver la
spécificité alors que le Makhzen et ses agents sont issus du terroir ?
A cette date de 1930, «La pacification» battait encore campagne dans les
diverses zones et taches de «dissidence berbère». En même temps, le Protectorat
connaissait une renaissance, après sa défaillance lors de la guerre du Rif, ce qui
avait fait développer l’idée d’une nouvelle politique indigène selon des plans de
Lyautey pour réaménager l’organisation territoriale du Makhzen et refonder la
politique indigène. R. Montagne rapporte vingt ans plus tard, ce n’est qu’en
1928-1930, que les sociologues et les juristes devaient réussir à achever des
travaux qui renouvelleraient nos idées sur le rôle historique du Maghzen en
tribu et mettraient en évidence les capacité que pourraient avoir les tribus à
s’administrer elles mêmes...Mais...les vues politiques des spécialistes allaient
partout s’effacer devant la supériorité des techniciens de l’administration et les
La vision coloniale (et académique) est devenue une vulgate sur le bled
makhzen arabe avec ses soumis, ses scribes et ses vieilles familles citadines, et
bled siba berbère avec ses marabouts, ses coutumes et ses éternelles
insoumissions. Les racines savantes de cette vision sont résumées dans l’étude
d’Edmund Burke sur les origines «intellectuelles» de la politique de Lyautey18.
Quels que soient les plans de Lyautey, des techniciens de la colonisation et des
spécialistes des indigènes, aux divers plans du Protectorat, à l’indépendance
d’autres plans se sont succédés, plans qui se résument dans la matrice de la
nation arabo-islamique, dont l’histoire commence avec l’avènement de l’Islam,
et tourne autour des Arabes et de la langue arabe, normes constitutives, légitimes
légales et historiques retenues pour exprimer le passé.
La base de tout cela est un ensemble d’idées génériques qui sont le fruit
d’une vision idéologique du nationalisme, et d’une instrumentalisation des
éléments constitutifs de l’identité nationale supposée, en opposition à la vision
coloniale à vocation purement politique dans un contexte de domination et de
colonialisme. Les deux premiers ouvrages publiés au lendemain de
l’indépendance véhiculent ce que E. Gellner avait qualifié de, The Struggle for
Morocco’s past19 qui s’annonçait, comme enjeux, au lendemain de
l’indépendance. Toute une autre histoire qui atteste les origines allogènes de la
civilisation marocaine, consacrée par les premiers livres à vocation nationaliste,
publiés au lendemain de l’indépendance.
2. Constructions types :
C’est la «la politique berbère» qui pose problème et qui avait fait, donc, la
raison de la protestation, pourrait-on avancer. Cela constitue un prolongement de
la dichotomie coloniale et sa consécration par le nationalisme naissant.
Rappelons que nous sommes déjà dans un univers d’une politique
«naturellement» «arabe» et «musulmane», conformes aux souhaits du système
édifié depuis 1912, système basé sur une construction assez élaborée dès 1909,
par l’un des penseurs de ce même système, Michaux-Bellaire, respectivement de
1906 à 1930, patron de la Mission Scientifique, de la Section Sociologique de la
Direction des Affaires Indigènes et Conseiller de la Résidence.
3. Types d’amnésies :
La défense des «Berbères» par leurs frères «Arabes» dans leurs versions
coloniales, a pourtant glissé durant les décennies suivantes vers la lutte contre
«le berbère», perçu comme facteur de déstabilisation de la matrice «arabo-
islamique» de la nation, perturbateur de sa pureté arabe et de son orthodoxie
islamique dans sa version orientaliste. Les exemples ne manquent pas, depuis la
naissance sous le Protectorat, comme à l’indépendance avec l’accès au pouvoir,
le nationalisme a marocain a exalté son arabo-islamité, pourtant, simple idée
académique d’essence coloniale, contestable sans sa construction comme dans
sa lecture, transformée par la machine intellectuelle en matrice et support
M. Kenbib, Temps présent et fonctions de l'historien, Publications de la 12
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idéologique de nouvelles idées politiques et éducatives. Comment ce processus
est-il né ?
Dans ce discours publié par Allal El Fassi, nous pouvons lire l’importance
accordée par son auteur à l’étape française dans la formation académique et
littéraire de ce grand homme de son pays et de la nation arabe, qui avait fait ses
études à Paris et longuement séjourné dans diverses régions et pays d’Europe.
Dans ce discours en français, il fut précisé aussi que la famille de Chawki est
d’origine arabe, venue du pays des Kurdes et qui a suivit Mohamed Ali en
Egypte ! A. Fauque rapporte que cette «journée nationaliste» comme il la
nomme, commémorée le 28 novembre par l’élite de la ville où les étudiants de la
M. Kenbib, Temps présent et fonctions de l'historien, Publications de la 13
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Qarawiyine côtoyaient ceux du Collège franco musulman Moulay Driss, ce qui
est en soit un évènement, précise t-il. Parmi les invités, il y avait également des
enseignants français du lycée, et cite Le Tourneau26, Bonjean27 et Sallefranque.
Allal El Fassi présidait la cérémonie et distribua la parole, en commençant par le
témoin qu nous citons ici, Alfred Saab Fauque, qui fut élève au Lycée et à qui
les organisateurs avaient demandé d’ouvrir les festivités28.
Le texte s’interroge ainsi sur ce peuple, ses origines et son sort. Il passe en
revue toutes les polémiques académiques des principaux auteurs du moyen âge,
sur les origines et les convictions de cette branche humaine, pour conclure qu’il
n’y a pas lieu de chercher les Barabr, puisqu’ils ont les mêmes origines que les
Arabes, mais ayant été touchés par une déviation, ils portent en eux le stigmate
de la trahison de leurs origines d’où leur besoin perpétuel des Arabes pour
exister. L’auteur y aborde également les tenants des divers discours sur les
Barbar et les Berbères des divers camps en compétition à l’époque, en
distribuant les bons et les mauvais points aux différents acteurs des événements,
pour donner raison aux uns et critiquer les autres. Cet article est celui qui avait
sortis des méandres de la poésie, le vers d’un poète Andalou de l’époque
Almoravides, qui fait dire à Adam que s’il s’avère que les Barbar sont de sa
descendance, Eve serait répudiée.
4. Conclusion
Dans l’un de ses livres34, Ernest Gellner a consacré le chapitre intitulé The
roots of cohesion (les racines de la cohésion)35, à un retour sur le Maroc et
l’Afrique du Nord. L’occasion de ce «retour» après son magistral travail sur la
Zawiya Ahensal, par lequel il a relancé dans le champ académique la théorie de
la segmentarité fut la réédition d’un livre référence sur l’Algérie et peu utilisé,
celui d’Emile Masqueray sur la formation des cités36.
M. Kenbib, Temps présent et fonctions de l'historien, Publications de la 16
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat Agdal, n° 158
Pour Gellner, ce livre négligé par les spécialistes au détriment d’un autre
plus connu et étudié37, ne manque pas de matériaux pour réfléchir sur les
sociétés nord-africaines pour comprendre et penser les racines de la cohésion
sociale dans une société où la citoyenneté est un fondement majeur. Gellner a
rappelé dans cette étude l’usage sélectif qu’avait fait E. Durkheim des travaux
de Masqueray et de Hanotaux sur l’Algérie, pour construire sa conception
théorique des sociétés mécaniques ainsi que sur les conditions de la société
organique et de la division sociale du travail. Gellner écrivait qu’il doit à R.
Montagne sa découverte de Masqueray, et nous offre une autre lecture de son
livre, le Makhzen et les Berbères38.