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PRESENTATION
Enfin, nous avons cerné le Maghreb avec une approche qui tient compte
du local dans sa corrélation avec le global ou l’universel, à savoir l’Europe
(essentiellement l’ancienne puissance coloniale) et la Méditerranée. Sans
conteste, les sociétés magrébines ont connu l’une des phases les plus
1
Nous remercions vivement les responsables de revues et d’institutions de recherche qui nous ont
aimablement autorisé à publier de nouveau ces contributions. Nous remercions également ceux qui ont aidé et
facilité la publication de cet ouvrage particulièrement M. le Président de l’Université de la Manouba.
Il est à préciser que nous n’avons pas porté de modifications à ces textes dont certains datent d’une vingtaine
d’années comme l’affaite l’Ouenza ou la politique financière de la France en Tunisie. Nous nous sommes
également abstenu de compléter ou de changer la bibliographie pour insérer de nouveaux résultats de la
recherche historique. Bien que ces textes restent le produit de leurs contextes, il nous semble qu’ils gardé leur
pertinence.
2
troublées de leur histoire, nous en avons relaté certains aspects comme les
crises économiques. Toutefois, cela ne justifie pas l’idée de l’immobilisme de
ces sociétés, car nous avons constaté, en dépit d’une ankylose plus ou moins
généralisée, une certaine dynamique qui touche les idées, les institutions et
l’économie. Pour se limiter au champ économique, le Maghreb s’insère, en
dépit de sa propre temporalité, aux fluctuations de l’économie capitaliste : il
attire des investissements miniers et bancaires coloniaux, adhère à sa
manière à « la mondialisation », adopte en phase postcoloniale une politique
de modernisation économique.
-Elle est le produit d’un autre type d’acteurs qui sont des praticiens de
l’économie ou de la politique : Les responsables des Etats indépendants, des
personnes physiques (comme Ben Ayyed ou les colporteurs) ou des
personnes morales comme les entreprises : la société l’Ouenza et la Banque
Centrale de Tunisie.
4
car les Européens n’ont fait que transposer des pratiques féodales et
despotiques dans un nouveau contexte économique, ce qui a donné au
capitalisme un caractère violent et sauvage2. Peu à peu, le divorce est
consommé entre libéralisme et capitalisme. Quoique ce dernier ait constitué,
surtout avec sa phase impérialiste, une forme de mondialisation, il n’en reste
pas moins que celle-ci a marqué la rupture définitive entre ce système de
production et l’essence du libéralisme.
Le monde arabe n’a pas pu produire une économie politique car il n’a
connu ni une croissance économique ni une révolution culturelle. Nous
2
Walltersein (E.), le capitalisme historique, Edition la découverte, Paris, 1985.
5
pouvons étendre la même réflexion au politique puisque les indépendances
de ces pays ou les « révolutions arabes » auraient permis d’asseoir la
démocratie, mais ces occasions, comme tant d’autres, ont été manquées. La
démocratie, tout comme la croissance et le développement ne peuvent se
faire que sur la base d’une mutation culturelle profonde capable de
construire un nouveau citoyen conscient de son devenir et capable
d’assumer ses droits comme ses devoirs. Les éphémères changements de
régimes politiques ou politiques économiques n’aboutiront à rien tant que
les ambigüités et les contradictions dominent notre système de pensée.
Contentons-nous d’un seul exemple pour élucider notre propos. La Réforme
a trouvé une adéquation entre la religion chrétienne et le prêt à intérêt, ce
qui a permis à Max Weber de lier le capitalisme au protestantisme. Cette
question du prêt à intérêt n’est pas résolue au niveau de la pensée arabo-
islamique, d’où des pratiques acrobatiques comme celle de « la finance
islamique ».
Notre blocage est avant tout historique et culturel. Mais cela ne signifie
aucunement qu’il est uniquement identitaire. Tout comme celui de la
modernité, le paradigme de « l’identité », souvent évoqué ou étudié par des
politiques, devrait être appréhendé à la lumière des sciences sociales avec
une approche socioculturelle se référant à l’histoire.
6
pouvons citer à cet égard deux cas : la micro-storia qui privilégie le local au
détriment de l’universel et les études relatives à l’ethnicité3 qui, à partir des
années 1970-80, introduisent ce nouveau paradigme pour remplacer
d’autres concepts comme tribu4, communauté, minorité, ce qui est de nature
à permettre l’utilisation d’une nouvelle grille pour étudier des phénomènes
relativement connus. A la lumière de ce nouveau contexte et de ce
renouvellement épistémologique, l’identité est autrement appréhendée.
Néanmoins, elle reste appréciée avant tout comme une question à
dimension particulièrement culturelle. Nous nous limitons aux deux formes
d’identités collectives les mieux élaborées, à savoir la nation et l’ethnie.
3
Poutignat (Ph) & Streiff-Fenart (J.), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1999.
4
Certains auteurs ont rejeté l’idée d’une Afrique précoloniale dominée par des structures tribales tout en
affirmant que « les groupes ethniques se formaient et se transformaient sous l’effet des migrations, du
commerce et de la conquête, et les identités de groupes étaient relatives et changeantes.», Cité par Poutignat
(Ph) & Streiff-Fenart (J.), Ibid, pp. 31-32.
5
Voir, à titre d’exemple, Identité culturelle et conscience nationale en Tunisie, actes du colloque de Tunis,
Cahiers du C.E.R.E.S, Série sociologie II, juin 1975.
6
Les théories qui définissent la nation par la race comme donnée objective sont rejetées par la plupart des
recherches en sciences sociales.
7
Renan (E.), « Qu’est-ce qu’une nation ? », in E. Renan, Discours et conférences, Paris, Calmann Lévy,
1887, pp. 278-310.
7
les liens culturels comme facteur de formation des nations tout en
minimisant le poids du passé au profit de celui de l’oubli. L’essence d’une
nation, affirme-t-il, est que tous les individus aient beaucoup de choses en
commun et que tous aient oublié bien des choses8. L’adhésion à une nation
reste donc déterminée par des facteurs subjectifs, mais ayant tous un fond
culturel9, comme la volonté, le consentement, l’amour de la patrie, le
sentiment d’appartenance à cette identité collective…La théorie de Max
Weber va presque dans le même sens dans la mesure où elle considère, qu’à
l’opposé de l’ethnie se référant à la croyance subjective à la communauté
d’origine, la nation est fondée sur la passion liée à la revendication d’une
puissance publique. Cette logique se réfère, sans pour autant l’expliciter, au
principe des nationalités exprimé à partir de 1830 par Mazzini qui affirme
qu’il faut à chaque nation un Etat et un seul Etat pour chaque nation.
Ces deux cas que nous avons évoqués, à savoir nation et ethnie,
témoignent encore une fois que les identités collectives sont souvent définies
et interprétées en termes ethnoculturels11. Cela signifie-t-il que d’autres
paramètres, comme l’économie ou tous les aspects de la civilisation
matérielle, ne contribuent-ils pas à la formation de l’identité ?
8
Renan (E.), op. cit., p. 286.
9
Stambouli (F.) et Zghal (A.), « Nation, nationalisme et Etat National dans le Monde Arabe », in Identité
culturelle et conscience nationale en Tunisie, op. cit., p. 66.
10
E. Hobsbawm (E.), “Ethnicity and nationalism in Europe today”, in Anthropology today, vol. 8 n1, 1992,
p.4, cite par Poutignat (Ph) & Streiff-Fenart (J.), op. cit., p. 57.
Voir aussi du même auteur: Nations et nationalisme depuis 1870, Paris, Gallimard, 1990.
11
Déloye (Y.), Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.
8
Certains auteurs ont déjà évoqué la question en traitant
particulièrement du thème de la naissance de l’Etat moderne qui a attiré les
chercheurs bien avant celui de la nation12. Une autre approche plus globale
a tenté de cerner la question de l’Etat-nation tout en focalisant l’analyse sur
l’interaction entre ces deux entités (Etat et nation) dans le processus
historique de formation des identités collectives13.
9
territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui,
dans ce but, a réuni entre les mains des dirigeants les moyens matériels de
domination15. Il va sans dire que ces moyens matériels de domination sont
une des composantes de toute identité collective. Fidèle à l’usage d’une
terminologie économique en matière politique, Max Weber applique ce
schéma théorique à l’Europe capitaliste en précisant que partout le
développement de l’Etat moderne a pour point de départ la volonté du prince
d’exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui,
détiennent un monopole administratif, c’est-à-dire tous ceux qui sont
propriétaires de moyens de gestion, de moyens militaires, de moyens
financiers et de toutes sortes de biens susceptibles d’être utilisés
politiquement. Ce processus s’accomplit en parfait parallèle avec l’entreprise
capitaliste expropriant petit à petit les producteurs indépendants16.
Ces propos montrent que l’identité se forge aussi bien par le culturel
que par le politique ou encore par le matériel comme l’économie. Ernest
Gellener a bien démontré le lien historique entre la construction nationale et
la croissance capitaliste en Europe en mettant en exergue les bases
matérielles de la nation. Le point de vue de Gellener place l’Etat au cœur du
processus de formation de l’identité nationale en insistant non pas sur sa
domination, comme l’a fait Max Weber, mais plutôt sur son rôle dans
l’invention du nationalisme qui crée la nation17. Deux procédés sont utilisés
par celui-ci pour réaliser cette entreprise : l’enseignement et l’économie. Par
la mise en place d’un système éducatif, l’Etat fonde des valeurs communes
partagées par l’ensemble de la nation et il fournit, par le développement
économique, les conditions matérielles de son unité.
15
Weber M., Le Savant et le politique, Plon, 1959, p. 119.
16
Weber, Ibid., p. 120.
17
Gellener (E.), Nations et nationalisme, Payot, 1989.
10
phénomène identitaire qui a prévalu (nationalisme arabe ou le wahhabisme)
au détriment d’autres.
11
Première partie
DYNAMIQUES D’OUVERTURE
12
CRISES ECONOMIQUES ET ECHELLES DU TEMPS18
18
In La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Actes des tables rondes de mai-septembre
2005, textes réunis et édités par Fatma Ben Slimane et Hichem Abdessamad, Laboratoire Diasset Etudes
Maghrébines et Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, Tunis, 2011, pp. 106-121.
13
bien en Europe qu’ailleurs, l’économie politique19, première branche de la
science économique, est née au XVI et XVIIè siècle européen avec l’Etat
moderne. Philosophes et penseurs, comme Jean Bodin ou Thomas Hobbes,
mais aussi certains acteurs politiques ou économiques, comme Colbert20, se
sont attelés à trouver, dans le cadre du mercantilisme de l’époque, les
moyens d’accroître la richesse du Prince qui se confondait avec celle de la
nation. Ils sont ainsi les instigateurs de ce qui prendra par la suite le nom de
l’économie politique21. Si l’histoire est par sa nature la science du passé,
l’économie politique s’occupe du temps présent. L’une cherchait à ancrer le
pouvoir du Prince dans le passé et l’autre fondait sa puissance dans le temps
présent. Ayant deux échelles de temps différentes, les deux sciences se
complètent pour donner au pouvoir politique la légitimité dont il a besoin.
19
Ben Aziza (H.), « Mafhoum ezzamen fi el ektissad essiyassi » [la notion du temps en économie politique],
in Cahiers de Tunisie, n° 181, 2002, pp. 55-99.
20
Jean –Baptiste Colbert, (1619-1683), homme d’Etat français , ministre de Louis XIV, il est nommé en 1664
surintendant des Bâtiments, désigné en 1665 contrôleur des Finances , puis Secrétaire d’Etat à la maison du
roi (1668) et à la marine (1669).
A travers ces différentes charges ministérielles, il a étendu son pouvoir à tous les domaines pour réorganiser
les finances du pays par les moyens d’une nouvelle législation et d’une politique économique protectionniste.
Il puisa ses idées dans la pensée mercantiliste en encourageant le commerce extérieur par le développement
de la marine marchande et la fondation de compagnies commerciales. La création de manufactures d’Etat
destinées à favoriser la production industrielle est pour lui le meilleur moyen de relancer le mouvement des
exportations.
21
Molinier (J.), Les métamorphoses d’une théorie économique. Le revenu national chez Boisguillebert,
Quesnay et J.B Say., Armand Colin, Paris, 1958.
22
François Quesnay (1694-1794), le fondateur de l’école des physiocrates, a écrit en 1756 dans
l’Encyclopédie l’article « Fermiers » puis en 1757 l’article « Grains ». En 1758 il fait paraître la première
version de son Tableau économique dont la seconde version est publiée en 1766 dans le Journal de
l’agriculture, de l’industrie et de le finance. Pierre Le Pesant De Boiguillebert (1646-1714) a écrit en 1697
« Le détail de la France » puise, en 1707 « Le factum de la France ».
23
1727-1781.
14
Les classiques sont les premiers à vouloir couper le cordon ombilical
entre l’économie et l’Etat. Dans cette pensée, l’individu et le capital privé
acquièrent d’une place importante en tant qu’acteurs économiques capables
de créer la richesse de la nation, différente, ici, de celle du prince. La
situation idéale pour des auteurs comme David Ricardo ou Adam Smith24,
serait celle de l’Etat minimal.
24
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publié en 1776.
15
La quête de l’autonomie de l’économie va cependant continuer. Se
détachant de l’économie politique soupçonnée d’être toujours au service de
l’Etat, l’économie s’est imposée dans un premier temps comme une science
sociale autonome. Elle sera, par la suite scindée en deux types de savoir : la
macroéconomie qui traitera de la comptabilité nationale, ce qui exprime le
maintien d’une certaine dépendance du politique, et donc du temps présent,
et la micro-économie liée beaucoup plus à la recherche, donc à l’avenir. Mais
dans les deux cas l’économie prend des formes d’une science exacte, fondée
sur les mathématiques et les statistiques, essayant de dégager des équations
et des formules théoriques. Un fossé commence alors à séparer l’économie
et l’histoire économique qui demeure, avant tout, une science sociale. Pire,
l’économie, en tant que science exacte manipulant des théories et des
équations se libère du temps, alors que l’histoire demeure toujours, sur ce
plan, figée.
25
Regroupant d’éminents historiens comme Alain Plessis, J. Marseille, Hubert Bonin et d’autres, le Comité
d’Histoire économique du Ministère des Finances a tenté de combler ce vide en organisant des colloques qui
donnent lieu à des publications intéressantes.
16
économique qui évolue à la manière de l’économétrie en s’appuyant sur les
calculs mathématiques et statistiques, faisant abstraction du temps. En
Allemagne, par ailleurs, l’anthropologie économique s’impose de plus en
plus comme une nouvelle tendance de la recherche en histoire économique
où le passé et le présent sont souvent étudiés pour saisir les comportements
des individus et des sociétés.
17
une sorte de purge au sein de l’appareil économique. Elle correspond donc à
un temps d’arrêt de la croissance. C’est un moment de marasme et de
difficulté. C’est un accident de parcours. Le problème des historiens et des
non historiens est de savoir quelle est la durée de la crise qu’on estime, ou
qu’on espère toujours, de courte durée.
Par ailleurs, chaque crise économique est à cerner dans le cadre d’un
cycle qui reproduit les fluctuations de la production de la consommation et
des prix. C’est la durée du cycle et celle de la crise, mais aussi leur périodicité,
qui intéressent l’historien car elles incarnent une certaine représentation du
temps réparti en deux périodes, une décroissance et une autre de marasme
et de repli. Les économistes ont tenté de dégager des lois à ce sujet en
attendant, à chaque fois, la fin de la récession ou la sortie du tunnel. Les
historiens admettent-ils cette perception du temps qui exclut ou presque
l’homme en tant qu’acteur économique ?
26
« Climatics fluctuations and Populations Problems in early modern History”, in The Scandinavian
Economic History Review, Vol III, n 1, 1955.
27
Le territoire de l’historien, Gallimard, Paris, 1973, p. 425.
28
Ibid., p. 424.
18
selon lui, une période de refroidissement général du climat aux XIV et XV
siècles, notamment l’avance des glaciers, ce qui explique la baisse de la
production des céréales, notamment en Europe du Nord, et le recul de la
viticulture anglaise. Vers la fin du XVe siècle, surtout après 1460, l’Europe a
bénéficié d’un climat beaucoup plus clément qui se prolongea durant le XVIe.
Selon cette manière de penser, la croissance européenne et la renaissance
intellectuelle de ce faste siècle seraient liées, avant tout à cet élément
cosmique. La découverte du nouveau monde et l’introduction en Europe
d’une masse de métaux précieux ne seraient qu’un facteur secondaire venu
se rajouter à ce beau tableau général. Il en va de même pour la grande
dépression du XVIIe siècle européen29 qui serait le produit non de la famine
monétaire, mais de données climatiques. Bien qu’il affirme que ce
déterminisme climatique n’est valable que pour des économies agricoles et
des sociétés traditionnelles, Emmanuel Le Roy Ladurie l’applique à l’Europe
industrielle du XVIIIe et du XIXe siècle.
29
Mousnier (R.), Les XVI et XVIIe siècles, PUF, Paris, p. 394.
30
Douglas (A.E.), Climatic cycles and tree growth, Carnegie Institute of Washington, n 289, 3 vol, 1919,
1928, 1936.
31
Le Roy Ladurie (E.), Le territoire de l’historien, op. cit., p. 434.
32
Chaunu (P.), « La grande dépression du Mexique colonial », in Annales, n 3, 1957, p. 514.
19
trouve par la même confirmée. Elle reste, au contraire, entièrement à
démontrer »33, ce qu’il tente de faire en expérimentant les mêmes
hypothèses pour la Chine et la Russie. En se basant sur l’étude De Pin Ti-
Ho34, E. Le Roy Ladurie constate, dans un autre travail, que la Chine a connu
vers 1400 une crise semblable à celle de l’Europe qui se répercute surtout au
niveau de la démographie35. De même pour la grande dépression du XVIIe, il
affirme que la Russie a vécu, au même moment que l’Europe, son « temps de
troubles»36.
33
Le Roy Ladurie (E.), Le territoire de l’historien, op. cit., p. 437.
Tout en militant pour une histoire du climat, cet auteur se méfie de tout schématisme. En parlant des séries
météorologiques, il conclut dans cette étude : De telles séries ont un intérêt intrinsèque. Elles sont également
utiles, nécessaires même, à l’édification d’une histoire totale véritable : la mise en évidence des fluctuations
météorologiques telles qu’elles ont réellement eu lieu exorcisera en effet une fois pour toutes ce déterminisme
paresseux qui, à chaque grand fait économique ou démographique mal expliqué, ajuste gratuitement une
explication climatique. Mais elle permettra aussi de donner au climat la part qui lui revient dans l’histoire
des sociétés traditionnelles, part qui n’est ni la première, ni la dernière ; elle permettra de déterminer dans
quelles mesures le hasard et la contingence des saisons et des récoltes a servi, contrarié, dévié parfois les
tendances profondes et la nécessité intime du développement historique.
34
Studies on the population of China, Cambtidge, 1959.
35
Le territoire de l’historien, T II, Gallimard, 1978, p. 436.
36
Ibid., p. 437.
37
Publication de Dar el Maaref Littibaa wa annachir, Sousse, 1 er édition 1991.
Ibn Khaldoun est un sociologue est historien arabe né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406. En plus leur
originalité, ses idées constituent une synthèse de la pensée arabe médiévale.
38
Cette notion d’el-omnrane el bachari est un concept clef chez Ibn Khaldoun que nous retrouvons presque
dans la plupart des chapitres de son ouvrage.
39
La Muqaddima, Ibid, p. 158.
20
production et la démographie40. Par ailleurs, ce penseur arabe croit à un
certain déterminisme historique, à savoir la décadence et la fin des Etats et
des civilisations, fassad et nihayet –el omrane41. La crise, symbolisée chez cet
auteur par les notions de kharb et de mort, devrait être générale : politique,
économique, démographique et sociale42.
40
Chapitre relatif au développement du omrane lors de la faiblesse de l’Etat et ce qui en découle comme
épidémies et famines, ibid., p. 167.
Pour la situation démographique du Maghreb médiéval, voir :
Talbi (M.), « Effondrement démographique au Maghreb du XIau XV siècle », in Cahiers de Tunisie n° 97-98,
1977, pp. 51-60.
41
La Muqaddima, op. cit., p.202.
42
Plusieurs ouvrages et travaux ont analysé la pensée d’Ibn Khaldoun. Nous nous limitons à signaler quelques
uns en rapport avec le présent travail :
Bousquet (G.H.), Les textes économiques et sociaux de la « Muqaddima », Paris, 1962.
Mahmassani (S.), Les idées économiques d’Ibn Khaldoun, Lyon, Bosc et Riou, 1932.
Chaddadi (A.), Ibn Khaldoun, l’homme et le théoricien de la civilisation, Gallimard, Paris, 2006.
43
Ettarikh el mali lddaoula el outhmaniya, traduit de l’anglais à l’arabe par Abdelatif el Hares, Dar el madar
el islami, Bayrouth, 2005.
44
Exemples les travaux de Omar Lotfi Barkane.
45
Bamouk (Ch.), Ettarikh el mali…, op. cit, p. 408.
46
Ibid., p. 410.
21
fluctuations économiques, y compris les crises, avec une périodicité et une
intensité identiques.47
47
Ibid., p. 410.
48
« Sounou el izdilaf wa azamat el imbratouriya al outhmaniya al maliya (Les années izdilaf et les crises
financières de l’Empire ottoman) », in Revue d’Histoire Maghrébine, n 12, juillet 1978, pp.143-171.
49
Flammarion, Paris, 1969, p. 23.
50
Fi attaoun wa bidai ettaoun, aw alharaku el fikri wa el ejtimai fi qadhaya ettabadi wa ettahdith fi majali
ettaamuli maa ettaouni bi el biladi ettounissiya wa biladi el maghrob el arabi bayna montassafi el qarni
22
a évoqué le lien entre la démographie et le niveau matériel des
populations51, les crises économiques ne sont pas abordées d’une manière
précise et systématique.
errabii achar wa awakhiri el qarni atthmin achar, Thèse d’Etat en Histoire, Faculté des Sciences Humaines et
sociales de Tunis, 2004-2005.
51
Ibid., pp.112-114.
52
Mrabet-Azerwel (T.), Ezzalazil el koubra bi el mentaqa el magharibiya wa mokhalafatiha ala el insani wa
mohitihi, Rabat, 2005.
53
Vivre et mourir en Alger. L’Algérie ottomane aux XVIe-XVIIe siècles : Un destin confisqué, l’Harmattan,
Paris, 2002.
54
Ghettas (A.), « Pour une révision de la structure démographique de la société algéroise : données puisées
dans les archives locales », en langue arabe, in Insaniyat, pp.38-39
23
sur des difficultés économiques55. Quoiqu’elle demeure sous l’influence des
mêmes déterminants cosmiques et naturels56, la Tunisie semble obéir à
d’autres déterminants. En s’appuyant sur le trafic commercial entre la
Régence de Tunis et les ports européens, S. Boubaker a démontré le lien
entre « trafics et conjonctures »57 affirmant, de ce fait, le poids « du temps
cycliques »58. Il est parvenu à dégager trois phases de longue durée : une
phase de 1606-1630/40 ; une autre de « 1630/40-1622/1665 et une
troisième de 1622/1665-1705. Des cycles ascendants » et des moments de
« régressions »59 ont marqué chacune de ces trois phases. En effet,
l’ouverture commerciale de la Régence sur la Méditerranée occidentale et
son intégration précoce dans les circuits d’échanges européens sont à
l’origine d’un autre genre de crises économiques liées particulièrement au
mouvement de l’économie mercantiliste. En effet, nous avons constaté lors
d’une étude précédente60, que le commerce et la ville de Tunis ont connu
une phase de repli lors de la deuxième moitié du XVIIe siècle, et ce en
rapport avec la crise européenne de cette période. L’historiographie
tunisienne, et même française, est presque unanime pour considérer le
XVIIIe siècle, en dépit de quelques temps de difficiles, comme une période
faste. A l’origine de ce phénomène, en plus de la nouvelle dynastie
husseinite61, l’exportation des produits tunisiens vers l’Europe. Après le
« cycle des blés », L. Valensi a défini un nouveau cycle, celui de l’huile, qui
s’affirmait notamment au XIXe siècle62. Estimant que les « difficultés
tunisiennes » commencent en 1830, M.H. Chérif a rappelé que la Tunisie a
55
Bazzaz (M.), Awiatu wa majaatu el Marghrib des XVIIIet XIXe siècles [Epidémies et famines du Maroc
au XVIIe et XIXe siècles], Thèse d’Etat en histoire, Faculté des Lettres et sciences humaines , Rabat, 1989-
1990.
56
Boujerra (H.), op. cit.
57
La Régence de Tunis au XVIIe siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe Méditerranée,
Marseille et Livourne, CEROMDI, Zaghouan, 1987, p. 198.
58
Ibid., p. 205.
59
, Ibid., 199-200.
60
« Ickaliyat tataouer madinet Tounes fi el ahd el hadith », (La question de l’extension de la ville de Tunis
pendant la période moderne), in Revue Historique Arabe des Etudes Ottomanes n°19, août 1994, pp. 213-224.
61
Cherif (M.H.), Pouvoir et société dans la Tunisie de H’sayn Bin ‘Ali (1705-1740), Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1986 (2 tomes).
62
Fellahs tunisiens. L’économie rurale et la vie des campagnes aux 18 e et 19e siècles, Mouton, Paris, La
Haye, 1977, pp. 329-327.
24
profité du contexte des guerres de la Révolution et de l’Empire pour
préserver une prospérité conjoncturelle63 qui reste, tout de même, tributaire
des événements européens.
Sans se prononcer sur la période médiévale, il est évident que ces crises
liées à des déterminants surtout naturels, sont perceptibles lors de la période
moderne, c’est-à-dire préindustrielle. Il semble aussi que le Maghreb, malgré
quelques différences, est de point de vue économique, intégré dans le temps
euro méditerranéen. Ce temps façonné par la nature, particulièrement les
variations climatiques, est-t-il temps chaotique et désordonné ou bien obéit-
il à des normes et à des échelles permettant de dégager une certaine
régularité et un certain ordre ?
63
« Expansion européenne et difficultés tunisiennes : 1815 – 1830 », in : Annales E.S.C mai –juin
1970, pp.714 –745.
64
Chater (K), Dépendance et mutations précoloniales, la régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1984.
65
Ganiage (J.), Les origines du protectorat français en Tunisie, PUF, Paris, 1959.
66
« Les crises économiques au Maghreb de la deuxième moitié du XIXème siècle », in RAWAFID n 7, 2002,
pp. 7-23.
25
pouvons, en prenant comme base de notre réflexion les travaux déjà cités,
constater trois échelles du temps :
*Le temps naturel n’est pas chaotique et il a sa propre logique qui reste
à étudier et à cerner.
L’élément nouveau dans ce type de temps, c’est qu’il n’est pas façonné
par le climat ou la nature mais par le travail. Ce n’est plus le temps naturel,
c’est le temps matériel créé par l’homme et par sa production économique.
Celle-ci est différemment appréciée par la pensée économique. Les
26
classiques qui pensaient que l’économie est gérée par une « main invisible »
croyaient au plein emploi. Malgré le pessimisme de Malthus, ils n’ont jamais
parlé de crises économiques. La division du travail, la liberté d’entreprise, la
concurrence et la recherche du profit sont des conditions suffisantes pour
assurer une croissance constante. Le progrès serait ainsi irréversible. Il s’agit
alors d’une ère de prospérité pendant la quelle l’humanité connaîtrait un
période nouvelle marquée par un temps linéaire et ascendant sans le
moindre accident ou la moindre rupture.
Toute autre est la vision des marxistes qui sont les premiers à parler
des crises économiques qualifiant le capitalisme de système de crises, le
temps serait selon ce mode de pensée un temps discontinu. Les dépressions
capitalistes survenues à la fin du XIXe siècle puis lors des années 1930 ont
changé la donne puisque les économistes libéraux, adoptent cette vision du
temps discontinu. Les historiens épousent, eux aussi, cette approche et
l’incluent dans leurs analyses. Un consensus est établi entre les spécialistes
de tout bord dans la mesure où les crises économiques sont appréciées dans
le cadre de cycles bien définis ayant chacun une durée donnée. Le cycle
Kondriateff est un cycle de 40 à 50 ans, avec deux phases A et B exprimant un
temps de croissance puis une autre, de récession. Le cycle Juglar est un
cycle décennal au sein duquel il y a des différentes variations correspondant
au cycle Kitchen. Même les économies planifiées de types socialistes ont
leurs cycles bien conscrits dans le temps et dans l’espace. Il en découle que le
temps cyclique est appréhendé, divisé et rythmé, mais toujours avec un
trend qui peut aller dans le sens de la hausse ou bien celui de la baisse.
67
Voir à titre d’exemple :
Bouvier (J.), L’historien sur son métier, Etudes économiques XIX-XX siècles, édition des archives
contemporaines, Paris, 1989.
Fridenson (P.) et Srauss (A.) (Sous-dir.), Le capitalisme français 19 e - 20 e, blocages et dynamismes d’une
récession, Fayard, Paris, 1987.
Cameron (R.), La France et le développement économique de l’Europe 1800-1914, Seuil, Paris, 1971.
27
Peut-on, parler d’un autre genre de crise et d’un autre type de temps
ayant une durée qui dépasserait celles des cas précédemment étudiés?
Marseille (J.), « Les origines ‘‘ inopportunes’’ de la crise de 1929 en France », in Revue économique, n°,
juillet 1980.
68
La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien régime et au début de la Révolution, PUF, Paris, 1943.
28
crise qui en découla après les trente glorieuses furent les dernières, sinon les
plus récentes tentatives qui évoquèrent la fin du capitalisme69.
Conclusion
69
Mandel (E.), La Crise, Flammarion, Paris, 1985.
29
LES CRISES ECONOMIQUES AU MAGHREB DE LA DEUXIEME MOITIE DU
XIXe SIECLE70
Mahjoub (A.), Industrie et accumulation du capital en Tunisie de la fin du XVIII siècle jusqu’à la la seconde
guerre mondiale, Centre d’Etudes, de recherches et de publication de la Faculté de Droit et des Sciences
Politiques et Economiques de Tunis, Tunis, 1983
30
En dépit de l’importance de ce débat, nous écartons à dessein ce
problème chronologique dans sa dimension globale lui préférant la méthode
d’échantillonnage. Nous allons donc nous limiter à une courte période, celle
de la deuxième moitié du XIXe siècle, que nous connaissons le mieux, pour
aborder une question précise, celle des crises économiques au Maghreb.
Pourquoi ce choix?
Notre propos consiste donc à savoir dans quelle mesure les théories et
les concepts de crises économiques européennes sont valables pour le
Maghreb. Nous nous attachons à l’approche et à la démarche beaucoup plus
qu’à tout autre chose. Notre objectif est donc de présenter une réflexion
méthodologique sous forme de synthèse qui couvrirait les trois pays du
Maghreb.
Dougui (N.), Histoire d’une grande entreprise coloniale : la compagnie des phosphates et du chemin de fer à
Gafsa, 1897-1930, Faculté des Lettres Manouba, Tunis, 1895, pp. 542-543.
Timoumi (H.), Colonialisme capitaliste et formations sociales précapitalistes : les prolétaires khammès de
Tunisie (1861-1943), Faculté des sciences Humaines et sociales, Tunis, 1999.
31
Les physiocrates qui sont les premiers à élaborer un corps doctrinal
homogène n’ont jamais parlé de crise ou de difficultés économiques. L’ordre
économique qu’ils proposent, étant le produit de l’ordre naturel, est capable
d’assurer une production économique aussi riche et aussi harmonieuse que
la nature elle-même. S’il y a pénurie, déséquilibre ou difficultés, Quesnay,
Boisguillebert ou Pont Du Nemours les imputent aux méfaits du colbertisme
qu’ils critiquent et rejettent totalement73.
73
François Quesnay (1694-1794), le fondateur de l’école des physiocrates, a écrit en 1756 dans
l’Encyclopédie l’article « Fermiers » puis en 1757 l’article « Grains ». En 1758 il fait paraître la première
version de son Tableau économique dont la seconde version est publiée en 1766 dans le Journal de
l’agriculture, de l’industrie et de le finance. Pierre Le Pesant De Boisguillebert (1646-1714) a écrit en 1697
« Le détail de la France » puise, en 1707 « Le factum de la France ». Ses autres écrits sont publiés en 1712
sous le titre « testament politique du maréchal de Vauban ». Voir à ce sujet : Jean Molinier, Les
métamorphoses d’une théorie économique, le revenu national chez Boriguillebert, Ouesnay et J.B.Say,
Armand Colin, Paris, 1958 pp. 15-16.
32
David Ricardo dans ses Principes de l’économie politique et de l’emploi
publié en 1817 reste fidèle à cette manière de concevoir le rythme de
l’activité économique. Il va même plus loin en jugeant que les industriels ont
toujours besoin d’accroître leurs profits qui sont réinjectés au sein du circuit
économique sous forme de nouveaux investissements.
C’est Thomas Malthus qui, avec son scepticisme et son pessimisme, est
le premier à douter des bienfaits de l’accroissement de l’investissement et de
la production en prévoyant une surabondance générale de biens74. Dans sa
réponse à Malthus, Ricardo75 remarque que toute surabondance est
temporaire et partielle et elle n’affecte en rien, selon cette logique,
l’équilibre et l’évolution du système de production.
Trois principes nouveaux sont introduits par cet auteur dans son
analyse consacrée au libéralisme économique:
74
Cette idée est exprimée dans son Essai sur le principe de population publié en 1798.
75
David Ricardo (1772-1823) était l’ami de Malthus (1766-1834), avec qui il était cependant en désaccord
sur plusieurs questions. Ses principales idées sont développées dans ses Principes de l’économie politique et
de l’impôt publié en 1817.
33
de réserve” qui sont les chômeurs76. Les contradictions internes du
capitalisme et le chômage provoqueront une crise majeure qui marquera la
fin de l’économie libérale. (La crise de 1929 était perçue comme la grande
dépression qui correspondrait à la fin du capitalisme),
76
Marx (K.), Le capital, livre I, ch. XV, machinisme et grande industrie, Flammarion, Paris, 1985. p. 271-
363.
77
Bouvier (J.), Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIX-XX), SEDES,
Paris, 1982, p. 30-31.
34
- l’économie est un processus cumulatif, c’est une dynamique qui
produit des fluctuations à des rythmes variés. Il est à rappeler qu’au sein
d’une même phase d’un cycle l’évolution s’effectue à vitesses différentes.
Même si l’idée de cycle économique est souvent réservée au capitalisme, les
autres modes de productions ont leurs propres fluctuations avec leurs
propres rythmes. Chaque structure économique produit ses propres
mouvements cycliques.
- Une crise économique ne peut être appréciée que dans le cadre d’un
cycle économique. Ainsi nous pouvons définir une crise économique comme
étant une rupture qui vient arrêter le mouvement ascendant du processus
économique. C’est « un changement de pente » ou un renversement de la
tendance entre une phase A et une phase B désignée souvent par
l'expression « retournement de la conjoncture ». Loin de se limiter à cet
instant historique « de changement de pente », la crise se prolonge pendant
toute la phase B pour être aigue lorsque le creux de la vague est atteint.
Il faut, par ailleurs, rappeler que la crise n’est pas une anomalie ou une
parenthèse au sein d’un processus économique donné. Son existence est
inhérente au système et elle est aussi indispensable que la croissance
économique, du moins à deux niveaux:
- Chaque crise est annonciatrice d’une reprise une fois que le creux de la
vague est atteint. Mais chaque croissance enfante une crise. On ne peut,
ainsi, imaginer un essor ou une expansion sans crise ou une récession sans
une reprise.
35
Contrairement aux économistes qui ont souvent travaillé dans un cadre
micro-économique, les historiens ont, la plupart du temps, traité de la
macro-économie. Leurs études ont permis de mettre en évidence une
typologie des crises économiques.
Bien que des crises textiles soient étudiées par Maurice Levy-Leboyer
pour la première moitié du XIXe siècle et par Claude Fohlen pour la période
du Second-Empire79, Ernest Labrousse considère que la première crise
78
Labrousse (E.), La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution,
PUF, Paris, 1943.
79
Fohlen (C.), L’industrie textile en France au temps du Second Empire, Plon, Paris, 1956.
36
contemporaine est celle de 1873-1896. La dépression de 1930 présente le
meilleur exemple de ce type de crise.
37
DHIAF80. Il semble que l’année 1866 ait été une année de mauvaise récolte.
Les populations rurales n’ont pu préserver ni la quantité suffisante pour leur
consommation ni les semences nécessaires pour l’année 1867. La sécheresse
du printemps 1867 est venue aggraver une situation déjà périlleuse. Sous-
production, disette, épizootie et épidémies se sont propagées pendant l’été-
automne 1867 et pendant l’année 1868, celle de toutes les calamités
qualifiée par Ibn Dhiaf d’ « année terne »81.
80
Ibn Abi Dhiaf (A.), Ethaf ahl ezzaman bi akhbari muluki Tunis wa ahd el aman, volumeVI, MTE, Tunis,
1989, p. 105. Nous citons le texte en arabe :
أما الجوع فبالمساغب و احتباس الغيث و عدم حبوب األقوات و أما نقص األموال فبنحس النحاس و تبديل قيمته إلى النصف ثم إلى الربع دفعة
ثم بحمى العقن التي...و موت األنعام و أما األنفس فبالكوليرة و الحر ب األهلي بين عسكر المحلة و أهل الجبل ليدفعوا ما ال طاقة لهم به
وقعت بعد الكوليرة و أما نقص الثمرات فبالجدب و احتباس القطر و عدم البذر لتعذر وجدان الحبوب و بيع االت الفالحة و مواشيها في
خالص المغارم المتقدم ذكرها
81
Ibid., p. 118. L’expression utilisée en arabe est « » السنة الشهباءqui pourrait avoir aussi le sens d’année
jaunâtre, ce qui fait allusion au manque de pluie et à l’absence de toute verdure.
82
Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III (1861-1870), SNED, Alger, 1977, p. 441.
38
« Offensive d’acridiens », « misère indigène », « sous-nutrition
généralisée », « cycle infernal de la faim », « migration de la faim »83, telles
sont les expressions utilisées par Annie Rey-Goldzeiguer pour décrire cette
crise algérienne de 1867-69 qui n’a épargné ni les colons ni le monde des
villes.
Il est ainsi évident que les trois pays du Maghreb ont connu le même
cycle économique. En dépit de certaines variables, le mouvement est le
même, lors des années 1860, pour l’ensemble du Maghreb, voire pour une
partie du Marchrek : les événements du Liban et les différentes révoltes
paysannes des années 1860 le prouvent.
83
Ibid., p.441-449.
84
Etudes d’histoire marocaine, Société marocaine des auteurs réunis, Rabat, 1983, pp. 98-138.
85
Ibid., p.118.
39
qui a sombré dans une grave crise économique est sociale. Sans conteste,
cette crise maghrébine n’est pas le prolongement de la crise économique
européenne de 1867-68 étudiée par Claude Fohlen d’autant plus que le
Maghreb n’est pas encore entré dans l’ère de l’industrialisation. La crise
économique du Maghreb de 1867-69 correspondrait plutôt au modèle
Labroussien qualifié de crise « d’ancien régime » ou de crise agricole
provoquée par des calamités climatiques ou naturelles. Toutefois, certains
paramètres gênent cette conception des choses:
L’Algérie du milieu les années 1860 n’a pas échappé, quant à elle, aux
méfaits d’une crise financière incarnée par le resserrement du crédit et la
pénurie des capitaux, d’où l’enquête monétaire et financière effectuée en
1865. L’Empereur a pensé débloquer la situation en créant la S.G.A, dite
société des 100 millions, qui s’est révélée par la suite une simple illusion.
40
Tétouan. La plupart des problèmes financiers et monétaires du Maroc
découlent donc de cet évènement politique.
L’Algérie a connu en 1864 la révolte des Ouled Sidi echikh qui a menacé
l’ordre colonial et qui a été violemment réprimée.
86
Insurrection et répression de la Tunisie du XIX siècle : la Mehalla de Zarrouk au Sahel (1864),
Publications de l’Université de Tunis, 1978.
87
Aux origines de l’insurrection populaire de 1864, Fondation Nationale Beit-Al-Hikma Carthage, Tunis,
1991, p.13.
88
Ithaf, op.cit., p.119. Cette phrase en langue arabe est :
41
Pour Ernest Labrousse, la crise économique de sous-production doit
évoluer inévitablement en crise politique qui déclenche une révolution
comme celle de 1789.
89
Flammant (M.) et Singer-Kerel (A.), Crises et récessions économiques, Que-sais-je, 1295, PUF, Paris,
1974.
90
Plusieurs ouvrages traitent de la conjoncture économique en France pendant la deuxième moitié du XIXe
siècle, voir à titre d’exemple :
-Bouvier (J.), L’historien sur son métier, Etudes économiques XIX-XX siècles, édition des archives
contemporaines, Paris, 1989.
42
Boulangisme et l’affaire Dreyfus ne sont que l’expression politique et sociale
de cette dépression capitaliste de 1873-1896. La reprise économique est
amorcée avec le nouveau siècle, cette nouvelle phase de croissance appelée
« belle époque » s’est prolongée jusqu’à la première guerre.
-Cameron (R.), La France et le développement économique de l’Europe 1800-1914, Seuil, Paris, 1971.
91
Mahjoubi (A.), L’établissement du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de Tunis,
Tunis, 1977.
92
Voir :
-Poncet (J.), La colonisation et l’agriculture européenne en Tunisie depuis 1881, Mouton, Paris- La Haye,
Mouton, 1961.
-Yazidi (B.), La politique coloniale et le domaine de l’Etat en Tunisie de 1881 jusqu’à la crise des
années trente, Thèse, Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis, 2001.
43
Le sort de l’agriculture dite « indigène » n’est pas moins alarmant.
Dépossédées de leurs terres, les fellahs tunisiens n’ont pas pu résister aux
retombées d’une conjoncture morose et aux caprices du climat. Plusieurs
enquêtes ont été menées par l’administration coloniale pendant des
dernières années du XIXe pour déterminer les causes de la crise de cette
agriculture.
93
Dougui (N.), Histoire d’une grande compagnie.., op. cit., p. 52-60.
94
Gharbi (M. L.), La Compagnie Bône-Guelma et son réseau minier tunisien, IBLA N° 164, 1989.
44
gouvernement français. Les quelques banquiers privés de la place, ou les
quelques agences de banques algériennes comme la Compagnie Algérienne,
ont vu leur affaires péricliter. Les faillites bancaires sont nombreuses entre
1886 et 1896: les Pizani, le Crédit hypothécaire, le Crédit foncier de Tunisie.
95
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-1914), Publisud, Paris,
1983. pp. 79-86.
96
Ageron (Ch. R.), Histoire de l’Algérie contemporaine, tome II de l’insurrection de 1871 au déclenchement
de la guerre de libération (1954), PUF, Paris, 1979, pp. 100-114.
45
algériens. La baisse des prix et l’attitude « égoïste » de la Métropole,
préférant les produits agricoles américains moins chers, ont renforcé le
malaise algérien. Dès lors, nous assistons à un retournement de la
conjoncture qui a déclenché une grave crise dont les principaux aspects sont
les saisies immobilières, l’extension de l’usure, et l’ébranlement de tout le
système de crédit créé depuis un demi-siècle: la S.G.A est liquidée, la Banque
d’Algérie frôle la faillite et le gouvernement refuse en 1897 de lui accorder
l’extension de son privilège97. La crise économique et financière de l’Algérie
s’est transformée en crise morale et politique incarnée par l’antisémitisme et
le séparatisme des dernières années du XIXe siècle.
Nous pensons que l’Algérie et la Tunisie avaient leur propre crise locale,
tout comme le Maroc qui n’était pas encore intégré dans le champ colonial
français. Sur ce fond de crise structurelle et orientale s’était greffé un autre
type de marasme véhiculé par le colonialisme. Une crise peut en cacher une
97
Gharbi (M. L.), Banques et crédit au Maghreb, Thèse d’Etat en histoire Faculté des Sciences Humaines et
Sociales, Tunis, 1998, pp. 553-556.
46
autre, mais la plus apparente et la plus spectaculaire est celle qui était
introduite par le colonialisme. Voilà pourquoi, nous proposons pour l’Algérie
et la Tunisie, le concept de « crise coloniale » que nous préférons à celui de
crise mixte qui suppose une infrastructure industrielle développée.
Tout d’abord des conclusions pour chacun des trois pays de Maghreb:
48
L’ECONOMIE LOCALE AU MAGHREB ET LA « MONDIALISATION »
98
In Droit des gens et relations entre les peuples dans l’espace méditerranéen autour de la révolution
française, collectif sous la direction de Marcel Dorigny et Rachida Tlili-Sellauoti, Publication de la Société
d’études robespierristes, Paris, 2006, pp.151-158.
49
un sens qui s’adapte avec leur champ de recherche. A titre d’exemple, les
origines de la mondialisation ou ses premières formes historiques sont une
première piste à explorer.
99
Braudel (F.), La dynamique du capitalisme, Arthaud, Paris, 1985, p.85.
50
Malgré ses limites géographiques100, techniques et financières, cette
économie monde dont l’épicentre était Lisbonne au XVI siècle, Amsterdam
au XVII et Londres au XVIIIe, était la première forme de mondialisation.
100
Le commerce international est avant un tout un commerce maritime. Il se limite donc aux zones côtières.
101
Wallerstein (I.), le capitalisme historique, Edition la découverte, Paris, 1985 p 57.
102
Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce. Albin Michel, Paris, 1984.
103
Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français 1871-1914, A. Colin, Paris, 1960.
51
faiblesse sinon l’absence d’investissements en la matière104. Nous avons eu
l’occasion de démontrer nous-même la défaillance de l’impérialisme français
au Maghreb dans un secteur sensible, celui des banques et des finances 105.
Le peu de rentabilité de l’affaire est aujourd’hui un fait historiquement
vérifié et approuvé. La décolonisation n’est qu’un aveu d’échec d’une
mondialisation à l’européennes privilégiant le politique à l’économique. Vu
cet échec, la mondialisation européenne a cédé la place à la globalisation
américaine que nous vivons aujourd’hui.
104
L’industrialisation de l’Algérie (1930-1962), échec d’une politique, thèse de doctorat en histoire,
dactylographiée, Université de Paris I, 1944.
105
Banques et crédit au Maghreb (1847-1914), Thèse d’Etat en histoire, Faculté des Sciences Humaines et
Sociales, Tunis, 1998.
52
-[Elle] accepte toujours un pôle, un centre représenté par
une seule dominante…
Toutefois, dans chacun de ces trois espaces, une ville s’est imposée
comme le centre économique du pays. Tunis, Fès et Tlemcen, « malgré la
médiocrité de la vie urbaine en Algérie »108, se sont érigés comme pôles
économiques. De véritables industries, avec une organisation rationnelle du
travail se sont développées dans ces villes : le textile à Tlemcen, le cuir à Fès
et la chéchia à Tunis109. L’exportation des produits de cette « grande
industrie »110 à l’ensemble du Maghreb, au Levant et une partie de l’Europe a
élargi l’emprise de ces pôles111. Nous avons déjà constaté, pour le cas de
Tunis que nous connaissons le mieux, que l’extension de la ou ses moments
de repli sont toujours en rapport avec les fluctuations de l’économie et de la
106
La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 86-87.
107
- Cherif (M. H.), Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin ‘Ali (1705-1740), Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1984.
- Laroui (A.), Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocaine (1830-1912), Centre Culturel
Arabe, Casablanca, 1993.
108
Valensi (L.), Le Maghreb avant la prise d’Alger, Flammarion, Paris, 1969, p. 50.
109
Valensi (L.), Islam et capitalisme : production et commerce des chéchias en Tunisie et en France aux
XVIIIe et XIXe siècles, in Revue d’histoire Moderne et Contemporaine, T. XVIII, juillet-septembre 1969, p.
376-400.
110
Valensi (L.), Le Maghreb..., op. cit., p.55.
111
Nouschi (A.), Les villes dans le Maghreb précolonial, in Système urbain et développement au Maghreb,
Cerès production, Tunis, 1980, p. 49.
53
conjoncture européennes112. Par ailleurs, le poids économique de Tunis, de
Fès et de Tlemcen n’a pas empêché de « zones successives » dans chacun des
trois pays maghrébins : le Jerid113, Sfax114, Marrakech,Tétouane, Alger115 et
Constantine.
L’idée qui se dégage de cette brève analyse montre que les économies
du Maghreb répondaient aux critères de « l’économie-monde » établis par
Braudel. Mieux encore, certains auteurs parlant d’ « économie ouverte » ont
démontré que le Maghreb était intégré au négoce international116. Sadok
Boubaker a décrit d’une manière pertinente le degré d’intégration de Tunis
au commerce européen en général et méditerranéen en particulier117.
L’exportation des blés et l’installation de comptoirs en pleine zones rurales,
comme Cap Nègre118 prouvent que les produits des campagnes, comme ceux
des villes, alimentaient ce commerce maritime.
54
la banque d’Algérie en 1851 au moment ou le capital métropolitain et l’Etat
français n’étaient pas convaincus par la nécessité d’une telle entreprise120.
120
Ibid., pp. 87-120.
121
L’introduction de cet ouvrage est traduite et publiée en langue française sous le titre « Le plus sûr moyen
pour connaître l’état des nations », Imprimerie rapide, Tunis, 1896. Nous allons nous référer à cette version
française d’ouvrage.
Il est à rappeler qu’une présentation de l’œuvre de Kéreddine a été faite par Magali Morsy sous le titre Essai
sur les réformes nécessaires aux Etats musulmans, Edisud, Aix-en-Provence, 1987. Dans cette présentation
annotée, Magali Morsy a qualifié Khéreddine d’idéologue, p. 37.
122
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès Editions, 1994, pp.72-76.
55
qui s’est fixé comme objectif l’étude des « moyens qui doivent contribuer
avec le progrès au bonheur de la nation »123.
56
l’avantage de protéger la fortune des actionnaires qui s‘engagent dans la
limite de leur participation financière. « Quel individu eût jamais été assez
riche et assez puissant pour entreprendre un chemin de fer, se demande-t-
il ? Peu de personnes auraient voulu engager toute leur fortune dans de
pareils projets, rendus faciles de nos jours avec la réunion de deux ou trois
cent mille associés ou actionnaires, ne risquant qu’une portion de leur
fortune pour se créer une part de propriété dans une grande compagnie,
dont les statuts… sont approuvés par le gouvernement…et que dirige sous le
nom de conseil d’administration, des hommes distingués »126. Il est d’ailleurs
frappant de constater comment Kéreddine retrace dans le moindre détail le
fonctionnement des sociétés anonymes en parlant de leurs conseils
d’administration, de son élection, des actions, des dividendes... Il réserve
même quelques passages à certaines institutions de ce genre comme la
Banque de France dont il décrit le rôle et l’organisation. Pour convaincre les
hommes politiques et les détenteurs de capitaux, Khéreddine considère que
les sociétés anonymes sont les seules à permettre d’associer tous les
partenaires engagés dans le processus de production économique. « Les
hommes d’Etat, les inventeurs, les ouvriers habiles, c’est-à-dire l’intelligence
et le travail, écrit-il, trouvent dans l’esprit d’association un auxiliaire puissant
pour se procurer le capital et les moyens nécessaires d’appliquer leurs
découvertes, de développer leur industrie et d’augmenter la fortune
publique »127.
125
Ibid., p.26-27.
126
Ibid., p.27.
127
Ibid., p.28.
57
les entreprises commerciales »128. La liberté politique et économique permet
au capital et à l’individu de s’épanouir, le premier par profit, le second par le
salaire. Ainsi capital et travail se trouvent associer pour déterminer la
production dans toutes ses formes : quantité, qualité et prix.
58
moins pour protéger, en cas de besoin, le marché national et pour fournir
l’ordre, car l’ordre garantit la propriété privée et le profit.
- Ordre, propriété privée et profit : « Pour qu’il y ait d bien être quelque
part, il faut que l’ordre social soit assis sur des bases solide, que la propriété
soit respectée, que la sécurité règne, il faut en un mot que l’homme qui
travaille ne soit pas exposé à se voir ravir le fruit de ses peines »131.
Conclusion
130
Ibid., p.14.
131
Ibid., p.26.
132
En analysant les idées de Kéreddine, Béchir Tlili a pu écrire : « il faut donc organiser le travail productif,
non seulement à l’échelle de l’entreprise, mais aussi au niveau de la société entière. Cela requiert, entre
autres, que la production s’oriente suivant les besoins. Les producteurs ne doivent pas ignorer le marché et
les consommateurs. Ils doivent aussi produire pour accroître l’accumulation du capital, la prospérité et
l’intérêt général de la société arabo-musulmane », Etudes d’histoire sociale, Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1974, p.237.
133
« Or en présence de l’inertie de ces gouvernements…, il conviendrait… que les gouvernements civilisés
de l’Europe… vinssent, enfin, sincèrement en aide aux aspirations des populations, en faisant disparaître les
entraves qui s’opposent à l’introduction et au fonctionnement des réformes libérales chez les musulmans »,
Khéreddine, Le plus sûr chemin…, op. cit., p.24.
59
capitalisme colonial. L’économie du Maghreb était parfaitement liée à la
première forme de mondialisation incarnée par le commerce international.
60
LA BANQUE DE L’ALGERIE ET L’EXPERIENCE DU CREDIT AGRICOLE A LA
FIN DU XIXe SIECLE134
134
In La France et l’Outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Comité pour l’Histoire
Economique et Financière de la France- 1998 (actes du colloque tenu à Bercy les 13, 14 et 15 novembre
1996), pp.364-388.
61
d’émission et celui d’un organisme de crédit agricole, deux tâches
diamétralement opposées ? Les aléas de l’agriculture algérienne
n’affecteraient-ils pas la stabilité de cette banque d’émission ? Comment la
Banque de l’Algérie se comporterait-elle lors de la dépression capitaliste de la
fin du XIXe siècle qui ébranlera les structures d’une économie algérienne déjà
fragile ? La Banque de l’Algérie pourrait-elle, et à quel prix, revenir à
l’orthodoxie financière digne d’un institut d’émission ?
135
- Bardelette (F.), La vérité sur la Banque de l’Algérie, imprimerie Jules Angeli, Djidjelli, 1896, p. 8.
62
économique amorcée suite au traité de libre échange de 1860, la France
connaît à partir de 1882 une conjoncture morose tout comme le reste des
pays capitalistes. Le ralentissement de l’activité économique est provoqué
par le krach de l’Union générale et la faillite de la Banque de Lyon et Loire136.
Les faillites de la Compagnie de Panama et du Comptoir d’Escompte de
Paris137. L’affaire du boulangisme et le suicide de Denfert-Rochereau,
directeur du Comptoir d’Escompte de Paris, compliquent la situation.
Cette crise capitaliste touche l’Algérie au milieu des années 1880 avec
certaines spécificités propres à cette colonie française. L’Algérie étant
toujours un pays agricole, c’est dans l’agriculture que se déclenche la crise,
en dépit de son origine capitaliste. Mais ce sont les activités agricoles liées à
l’exportation et au marché métropolitain, notamment les vins et les céréales,
qui sont les premiers affectés. Le premier symptôme de la crise algérienne
est apparu avec le phylloxéra détecté en Algérie en juillet 1885. Le 4 de ce
mois, « était signalé à l’administration la première apparition du phylloxéra
dans le vignoble de Mansourah (Tlemcen) et le 4 août une seconde tâche à
Sidi-bel-Abbès »138. Depuis, le mal se répand et se généralise en Algérie.
Paniqués, les colons et les planteurs se trouvent en proie à des difficultés
insurmontables. Désarmée, l’autorité coloniale s’incline devant le fait
accompli. Le désarroi gagne l’opinion publique qui croyait, il y a quelques
semaines, que le mouvement de prospérité et de progrès est irréductible. Un
autre événement vient aggraver le choc algérien : la baisse des prix agricoles.
Les céréales, notamment « celles qui sont exportables »139 connaissent une
chute de leur prix à partir de 1884-1885. Les blés algériens qui permettaient
136
- Bouvier (J.), Le krach de l’Union générale, 1878-1882, PUF, 1960.
137
- Gille (B.), « Un épisode de l’histoire des métaux : le krach des cuivres », in Revue d’histoire de la
sidérurgie, 1969, p. 68.
138
- Douel (M.), Un siècle de finance coloniale, librairie Félix Alin, Paris, 1930, p. 399.
139
- Nouschi (A.), Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête
jusqu’à 1919, essai d’histoire économique et sociale, PUF, Paris, 1961, p. 516.
63
aux agriculteurs d’avoir des prix rémunérateurs grâce à l’exportation,
connaissent un fléchissement sur le marché international des blés du
nouveau monde moins chers grâce au machinisme agricole et aux conditions
avantageuses de transport. Au moment où les prix des céréales d’Europe et
d’Amérique sont sur le marché mondial de 15 Fr. le quintal, les prix des blés
étaient « tombés en Algérie autour d’une moyenne de 20 Fr., ce qui était
inférieur au prix de revient »140. La mévente des céréales et l’avilissement des
prix des vins algériens, conjugués à d’autres calamités naturelles,
correspondent à la phase et au caractère agricole de la crise algérienne.
Comment agirait la Banque de l’Algérie dans ce contexte de crise ?
140
- Ageron (Ch. R.), Histoire de l’Algérie contemporaine, T. II : de l’insurrection de 1871 au
déclenchement de la guerre de libération, PUF, Paris, 1979, p. 101.
64
comme des cas isolés auxquels elle se plaît à trouver des circonstances
atténuantes.
Le coup d’alarme est lancé par les censeurs qui se sont attaqués aux
dirigeants de la Banque. Après la lecture d’un rapport condamnant le
comportement de la direction lors de la crise, le censeur Blasselle demande :
141
- ANOM., CA de la BA du 27 avril 1886, 80 S 127. (ANOM : archives nationales d’Outre-mer, CA :
conseil d’administration, BA : Banque de l’Algérie, ANF : archives nationales françaises, Paris).
142
- ANOM. , CA de la BA du 11 mai 1886, 80 S 127.
143
- ANOM., CA de la BA du 19 mai 1886, 80 S 127.
144
- ANOM., CA de la BA du 19 mai 1886, 80 S 127.
65
« compréhension » et « patience » les situations les plus périlleuses dans
l’attente de lendemains meilleurs, elle s’obstine à distribuer, en mai 1886, un
dividende semestriel élevé145. Cette attitude de la direction et les mauvaises
récoltes de l’été 1886 ont attiré l’attention des pouvoirs publics parisiens.
Une solution radicale s’impose : forcer la main du directeur Chevallier pour
demander un départ à la retraite. Cette intervention des pouvoirs publics
prouve que la crise, à son origine agricole, commence à s’amplifier en
affectant les autres branches d’activité économique.
145
- La direction a proposé un dividende semestriel de 45 F, le ministre des Finances l’a réduit à 40 F.
146
- Cette expression signifie qu’il est né en Algérie où sa famille s’est installée, ANF, F 18 I 319, note du
préfet de Dijon du 23 janvier 1880.
66
algérien et ses connaissances en droit nous révèlent la mission qu’il est
chargé d’accomplir à la tête de la Banque : résoudre les litiges entre la
Banque et ses débiteurs et trouver des solutions à la crise provoquée par
l’échec de l’expérience du crédit agricole. Il commence 147 son mandat par
une tournée dans diverses contrées algériennes à l’issue de laquelle il
constate que « l’engagement pour la vigne a été poussé à l’extrême et les
créateurs bien attentionnés mais mal servis par une abondance de crédit,
sont arrivés à immobiliser de très grosses sommes représentées par des
valeurs dans le portefeuille de la Banque »148 . Le directeur met en question
l’expérience de crédit agricole amorcée en 1880 tout en accusant les
pouvoirs publics de forcer la Banque d’aller dans cette voie : « si l’on peut
mettre en doute l’obligation créée à la Banque par son monopole et son
privilège de venir en aide à toutes les branches de l’activité humaine, à la
culture et au commerce on ne saurait nier davantage qu’en tant qu’auxiliaire
de l’agriculture la Banque de l’Algérie, banque d’émission, était tenue à une
certaine réserve »149. Mais le problème fondamental consiste dans les
modalités de mise en œuvre de cette politique : « devons-nous, désireux
d’effacer le passé, provoquer une liquidation hâtive quelles qu’en soient les
conséquences ? »150. Cette politique risquerait de provoquer la ruine totale et
rapide de l’économie algérienne. La complexité de la situation et l’ampleur
de la crise obligent la direction à penser à une lente et prudente liquidation :
« cette situation critique, affirme le nouveau directeur, commande bien des
ménagements. Je suis absolument résolu à arrêter toute nouvelle opération
devant aboutir à une immobilisation. Pour ce qui est des faits acquis, des
engagements actuellement existants, j’estime que nous devons
immédiatement entrer dans la période des liquidations. Mais cette opération
généralisée doit être faite avec toute la prudence, le tact, les ménagements
que comportent le soin de nos intérêts et l’existence même de la
147
- ANOM., rapport du directeur présenté au CA du 11 janvier 1887, 80 S 127.
148
- Ibid.
149
- ANOM., circulaire du 22 juillet 1887, 80 S 127.
150
- ANOM ., rapport du directeur présenté au CA du 11 janvier 1887, 80 S 127.
67
Banque »151. La banque retrouve sa stratégie et son autonomie, éléments
jugés indispensables par la nouvelle direction pour être en mesure de faire
face à la crise. D’ailleurs, le plan de liquidation est arrêté par Nelson-Chiérico
et ses collègues sans aucune consultation des pouvoirs publics. Le ministre
des Finances en été informé « verbalement ». L’application de ce plan sera
aussi la libre affaire de la Banque.
151
- Ibid.
68
se transformant en crise de crédit. La Banque de l’Algérie, le plus puissant
établissement de crédit de la Colonie, ayant fermé ses vannes, tous les
organismes bancaires algériens adoptent le même comportement. L’argent
devient rare et cher. Le taux d’escompte passe de 5% à 10% et l’usure
reprend de plus belle. Face à cette pénurie des capitaux et suite à
l’accroissement des opérations de saisies immobilières, les terres destinées à
la vente ne trouvent plus d’acquéreur. La dépréciation des prix des terres
provoque, après la phase d’optimisme et de spéculation des années 1880-
1885, une crise foncière aiguë.
69
connaît une crise inconnue jusqu’à ce jour. Elle a besoin qu’on lui vienne en
aide et son principal établissement de crédit a droit à quelque
bienveillance »154.
154
- ANOM., lettre du directeur de la Banque de l’Algérie au directeur du Mouvement général des fonds, 29
novembre 1893, 80 S 129.
155
- ANOM., CA du 3 juillet 1888, 80 S 129.
70
trouve en possession d’une vingtaine de propriétés. Le 5 avril 1887 on
annonce déjà neuf cas d’expropriation prévus. A la fin de l’année 1891, c’est-
à-dire quatre ans après la mise en application du plan de liquidation, la
Banque gère un domaine réparti en trois régions : Philippeville, Jemmapes et
Bône. La plus grande partie de ce domaine est composée de propriétés
rurales, mais il comprend aussi des propriétés urbaines qui font l’objet de
locations multiples. Dans leurs différentes missions le directeur et les
inspecteurs de la Banque procèdent comme d’habitude à l’exécution de leurs
débiteurs, mais aussi au contrôle du nouveau domaine de la Banque. Après
une tournée dans l’est algérien l’administrateur Servat présente un rapport
détaillé sur la mise en valeur du domaine dans lequel il met en évidence la
différence entre l’excellent état des propriétés de la Banque « gérées,
administrées et surveillées d’Alger et celui des propriétés avoisinantes
appartenant à des particuliers gérant eux-mêmes sur place »157 . On pense
que la Banque a réussi à bien faire valoir et bien entretenir son domaine qui,
suite à cette opération, prendrait une valeur plus importante. Le même
administrateur, soutenu dans son rapport par le directeur, considère avec
fierté que son établissement « a eu en ce moment un actif immobilier dont la
valeur est réelle et qui sera réalisable facilement dès que la crise perdra son
intensité158. Voilà un glissement grave dans l’évolution de la Banque de
l’Algérie et dans la conception des hommes qui la dirigent : le gage d’un
institut d’émission ce n’est plus son encaisse ou sa circulation monétaire ou
encore le volume de ses escomptes. Mais son actif immobilier. Cette
anomalie, prouvant que la crise a atteint son paroxysme, est d’autant plus
sérieuse que la direction de cette Banque d’émission se vante d’être en
possession d’un vaste domaine urbain et rural. Pis encore l’institut
d’émission se transforme en fermier ou en société de colonisation agricole.
Le censeur Warot, après la visite du domaine de la Banque a constaté « non
sans satisfaction, combien l’organisation créée par le directeur de la Banque
était de nature à nous satisfaire. Un personnel spécial d’agents techniques a
156
- ANOM., rapport du secrétaire général de la Banque d’Algérie présenté au CA du 5 avril 1887, 80 S 127.
157
- ANOM., rapport de Servat au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.
158
- ANOM., Ibid
71
été soigneusement recruté »159. En pleine dépression économique la Banque
se transforme en gros propriétaire foncier au détriment des colons
dépossédés de leurs biens et aux dépens de son rôle initial. En s’écartant des
limites qui lui sont imposées par ses statuts, la Banque a commis une double
erreur : tout d’abord elle s’est spécialisée dans le crédit agricole et par la
suite dans la mise en valeur agricole : « elle plante, arrache, laboure,
défriche, sème, la voilà banque agricole. Elle achète des plantes de vignes,
des charrues, des instruments agricoles, des fourches, récolte du vin, la voilà
vigneronne »160 . Les dirigeants de la Banque, à leur tête Nelson-Chiérico, ne
se sont-ils pas rendu compte que la banque n’a pas respecté sa vocation en
s’engageant sur un terrain qui n’est pas le sien ?
159
- ANOM ., rapport du censeur Warot au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.
160
- La corade, 6 juin 1900.
161
- ANOM., rapport du censeur Warot au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.
72
deuxième échec, celui du plan de liquidation. Leur souci, cette fois-ci, est de
trouver un moyen de sauver la Banque de l’Algérie.
Dividendes
Exercices Exercices Dividendes (Fr)
annuels
1857-1858……………… 36 1881-1882…………….. 80
1864-1865……………… 60 1888-1889…………….. 80
1865-1866……………… 62 1889-1890……………... 80
1866-1867……………… 63 1890-1891…………….. 70
A17.
73
1867-1868……………… 65 1891-1892…………….. 60
1870-1871……………… 66 1894-1895…………….. 30
1872-1873……………… 80 1896-1897…………….. 15
1873-1874……………… 80 1897-1898……………... 15
1874-1875……………… 80 1898-1899……………... 15
Ce qui est frappant à cet égard c’est que les dividendes de la Banque au
lieu d’être réduits lors de l’application du plan de liquidation se sont bien au
contraire accrus. Pendant la décennie prospère des années 1870 la moyenne
annuelle des dividendes est de 73 Fr., alors qu’elle passe lors de la décennie
suivante, c’est-à-dire en pleine dépression économique à 83.86 Fr.
L’augmentation des dividendes en temps de crise prouve que l’intérêt des
actionnaires passe avant tout et qu’on a profité de la crise pour consolider
ses profits. Les pouvoirs publics ont jugé que ces dividendes exorbitants ne
traduisent pas une situation saine de la société et occultent au contraire
l’une des situations les plus périlleuses de l’économie coloniale. Suite aux
réductions de dividendes imposées à la Banque par le ministre des Finances à
partir du début des années 1890, certains administrateurs ont protesté en
affirmant que l’intérêt de 6% garanti par les statuts n’est plus respecté. Un
administrateur fait observer que déjà « plusieurs réclamations d’actionnaires
se sont produites »163 à ce sujet. Le censeur Warot considère que les statuts
de la Banque ne sont plus respectés : « Je ne demande pas, dit-il, la
distribution d’un dividende, je me borne à réclamer l’intérêt »164.
163
- ANOM., CA du 27 mai 1896, 80 S 130.
164
- ANOM., CA du 2 octobre 1896, 80 S 130.
74
statuaires afin d’être capable de négocier le renouvellement de son privilège.
Quelques mois avant l’expiration du privilège, ces mesures n’ont pas
amélioré la situation de l’institution. Des décisions radicales s’imposent,
entre autres, le départ de Nelson-Chiérico.
165
- La libre parole, 3 août 1897.
166
- ANOM., Lettre du 9 février 1897, 80 S 130.
167
- ANOM., CA du 6 avril 1897, 80 S 130.
168
- Ibid.
169
- Ibid.
75
règlements destinés à assurer le bon emploi des derniers publics. C’est vous
dire quel esprit d’ordre et de régularité je compte apporter »170.
170
- Ibid.
171
- ANOM., CA du 1er novembre 1897, 80 S 131.
172
- Journal financier français. 20 mai 1894.
173
- La corcade, 28 février 1900.
76
Cinq éléments essentiels vont sauver la Banque avec l’avènement du
XXe siècle :
174
- ANOM., CA du 18 juin 1899, 80 S 131.
175
- ANF., 65 A Q A 172, AGE du 16 novembre 1899.
77
sans aucun effet car le gouvernement persiste « à penser que le projet de loi
ne pourra être déposé qu’autant que la résiliation du domaine de la Banque
sera dès à présent assurée »176. Face à cette détermination des pouvoirs
publics, une combinaison est trouvée entre les deux parties. Elle réside dans
la création par la Banque d’une société immobilière ayant pour objet
d’acheter le domaine. Cette opération réalisée, la Banque de l’Algérie a
obtenu, par la loi du 5 juillet 1900, le renouvellement de son privilège
pendant une vingtaine d’années.
Conclusion
176
- ANOM., CA du 27 novembre 1899, 80 S 132.
177
- Gharbi (M. L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès éditions, collection Horizon maghrébin, Tunis, 1994.
178
- Gharbi (M. L.) , « L’affaire l’Ouenza », Revue d’histoire maghrébine, n°63-64, juillet 1991, p. 259-277.
179
- Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984, p. 105.
78
coloniales, bancaires ou autres, d’innover, en temps de crise et en temps de
croissance économique.
Deuxième partie
79
ETRE ARABOPHILE EN ALGERIE AU XIXe SIECLE :
Du point de vue historique, l’Algérie est le seul pays arabe qui a connu
une situation coloniale incarnée par une domination française établie depuis
1830.
80
Bien plus, l’Algérie a été une sorte de laboratoire au sein duquel toutes
les méthodes de gouvernance et toutes les théories concernant les rapports
entre colonisateurs et colonisés ont été testées181.
Les autres Européens, notamment les Espagnols, les Italiens, les Maltais,
les Belges et les Allemands constituent une autre catégorie de gens venus en
Algérie où ils occupent une position médiane due, en plus de leur origine
européenne, à la possibilité d’une mobilité sociale offerte par
l’assimilation183. C’est aussi le cas des Juifs qui, bien que, dans leur grande
majorité, ils ne soient pas venus d’Europe, ont acquis une certaine ascension
180
In Etre étranger au Maghreb et ailleurs, collectif, sous dir. Gharbi (M.L), Fac des Lettres, des Arts et des
Humanités Manouba et Laboratoire Diraset maghrébines, Tunis, 2012, pp. 131-147.
181
Ageron (Ch. R.), Les Algériens musulmans et la France, PUF, Paris, 1968.
182
En plus de L’Etranger, Albert Camus exprimait bien cette identité en écrivant : « Quelle chance d’être né
au monde sur les collines de Tipasa. Et non à Saint Etienne ou à Roubaix », Carnets, III, 20 janvier 1989, p.
154, cité par J. Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée,
Fayard, Paris, 2001, p.11.
183
Nous pouvons citer le cas de Neslson-Chérico ayant des origines italiennes devenu directeur de la Banque
d’Algérie de lors des années 1880, voir :
81
par leur dynamisme économique et, également, grâce aux décrets Crémieux
de 1870184. En bas de la hiérarchie sociale se trouvent les Arabes et les
Berbères qui se considèrent comme des musulmans affaiblis et humiliés par
les Roumis, dénomination générique pour tous les Européens venus d’ailleurs
violer cette terre d’islam. Face au droit de conquête et de pacification que
revendiquent les Français d’Algérie, les Arabes et les Berbères réclament le
droit du sol et le devoir du Jihad. Cela explique le soulèvement d’Abdelkader,
la révolte de l’Est algérien, l’insurrection de Bouamama et, ultérieurement, le
mouvement de libération nationale.
Gharbi (M.L.), Crédit et discrédit de la Banque d’Algérie, PUF, Paris, 2005, pp.224-225.
184
Cette mobilité sociale des Juifs n’a pas empêché des tensions témoignant, dans certains cas, de l’échec de
cette assimilation, voir :
Gharbi (M.L.), « La crise anti-juive en Algérie à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un métissage ? », in Histoire
des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux peuples ? Ouvrage collectif, s. d. Bernard
Grunberg et Monique Lakroum, L’Harmattan, Paris, 1999, pp. 133-142.
185
Ageron (Ch. R.), Les Algériens musulmans, op. cit.
186
Il faut reconnaître que, pour cette dernière catégorie, l’appellation qui a fini par triompher, notamment
depuis la décolonisation, est Français d’Algérie ; Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Julliard, 1961 ;
Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, op. cit.
82
Comment peut-on être arabophile dans un milieu colonial dominé par le
refus et l’exclusion de l’indigène ?
187
Ansart (P.), Saint-Simon, PUF, Paris, 1969.
Parmi les publications de Saint-Simon nous pouvons citer :
- Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, 1802.
- Essai sur l’organisation sociale, 1802 (brochure),
- Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807-1808) ; Esquisse d’une nouvelle Encyclopédie
ou Introduction à la pholosophie du XIXe siècle, 1810.
Histoire de l’homme, 1810.
188
Michel Chevalier l’un des théoriciens, sinon le plus important théoricien de l’époque, était saint-simonien.
Les frères Pereire qui croyaient à cette pensée ont le mieux incarné ces idées par leur Crédit Mobilier et par
leur rôle actif dans la construction du réseau ferroviaire français. Voir à ce sujet : Jean Autin, Les frères
Pereire. Le bonheur d’entreprendre, Perrin, Paris, 1984.
83
une hiérarchie et un mode de vie bien spécifiques. Après la mort de Saint-
Simon en 1825, le Père Enfantin est désormais le prophète de cette nouvelle
religion fondée sur une trilogie : Dieu, le Père et la Mère. Ainsi, les Saint
Simoniens étaient toujours à la recherche de cette Mère que le Père Enfantin
est allé lui-même découvrir. Istanbul, se situant à la porte de l’Orient pourrait
être, à leurs yeux, cette Mère. Après un séjour dans cette ville, le Père fut
déçu et le Caire fut désormais, pour lui, l’espoir recherché. Le legs de
l’expédition de Napoléon en Egypte et la politique moderniste de Mohamed
Ali ont nourri cette conviction, raison pour laquelle tous les apôtres du Saint-
simonisme ont effectué de longs pèlerinages dans ce pays et y ont appris
l’arabe. C’est le cas, en plus du Père Enfantin, d’Ismail Urbain et de Léon-
Roches. Malgré une nouvelle déception, les Saint-simoniens ont toujours
gardé une admiration particulière pour l’Egypte : en témoigne la construction
du Canal se Suez par une importante figure du saint-simonisme, en
l’occurrence Ferdinand de Lesseps189.
189
Bonin (H.), Suez, du canal à la finance (1858-1987), Economica, Paris, 1987.
84
avec sa composante arabe et française. Nous pouvons même affirmer que
c’est lui qui a initié son maître aux hommes et aux choses de ce pays.
En plus de ces deux hommes qui avaient une place particulière dans ce
réseau, les militaires formaient une autre strate du système. Ce sont
généralement les officiers des fameux bureaux arabes qui, en côtoyant ces
populations, ont fini par admirer certains aspects de leur culture et même
subir leur influence et prendre leur défense. Quelques exemples peuvent
être cités pour illustrer l’itinéraire de ces hommes qui ont admiré l’Autre et
sa culture.
Après les officiers des bureaux arabes, une autre catégorie de personnes
tient une place importante dans le réseau saint-simonien et joue un rôle
déterminant dans cette politique arabophile, à savoir les interprètes.
L’exemple le plus célèbre est celui de Léon Roches qui s’est engagé dans le
corps des spahis en 1837 et est, par la suite, devenu l’ami d’Abdelkader et
désigné en 1842 par Bugeaud comme interprète en chef. Il est en relation
190
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870), SNED,
Alger, 1977, p. 756.
191
Ibid. p.761.
192
Ibid., p. 783.
85
d’amitié et d’intérêt avec les Lesseps. Si la carrière de cet homme s’effectue
dans la diplomatie, la plupart des interprètes évoluent dans les bureaux
arabes ou dans d’autres institutions algériennes. C’est le cas de Charles Henri
Brosselard qui parle l’arabe et le berbère et occupe la fonction d’interprète
principal de l’armée. Auguste Martin est un autre exemple d’interprète
militaire qui, après sa retraite, devient professeur de la Chaire d’Arabe à
Constantine193.
193
Ibid., p. 773.
194
Ibid., p. 771.
86
l’idée d’un royaume arabe195. Brosselard, qui a commencé comme interprète
entre dans l’administration préfectorale à Alger pour devenir, par la suite,
préfet d’Oran, est resté fidèle à ses penchants arabophiles. Chanzy,
spécialiste des affaires arabes de l’Ouest et directeur des affaires arabes de la
subdivision de Constantine de 1856 à 1858, a servi lui aussi la cause
arabophile. Henri Gresley qui a débuté dans la direction des affaires arabes
de la division de Constantine était le conseiller du Général Desvaux. A cause
de ses prises de positions, il a été la cible des colonistes196. Certains
gouverneurs généraux, comme le Maréchal Randon ou des hauts
fonctionnaires, comme Charles Tassin, véritable plaque tournante de la
politique algérienne197, ont joué le jeu arabophile. Des hommes politiques
étaient en relation étroite avec des figures notoires du saint-simonisme
algérien. C’est le cas de l’ami de Lacroix, Gervais de Caen, qui a favorisé les
arabophiles à plusieurs égards.
195
Ibid., p. 761.
196
Ibid., p. 767.
197
Ibid., p. 781.
198
Ibid., p. 770.
199
Messaoudi (A.), Savants, conseillers, médiateurs : les arabisants de la France coloniale (vers 1830- vers
1930), Thèse en histoire, Université Paris I-Panthéon Sorbonne, 2008, dactylographié, p.168-195.
87
connaissait l’arabe et le berbère a évolué en orientaliste200. Nicolas Perron,
médecin de formation, à l’instar du Docteur Warnier, est le prototype de
l’intellectuel et de l’orientaliste qui a travaillé aussi bien en Algérie qu’en
Egypte. Après avoir été professeur à l’Ecole de médecine du Caire où il a
publié de nombreux ouvrages en Arabe, il a été nommé directeur du premier
collège arabe français et devient, en 1864, inspecteur des écoles arabes
françaises d’Algérie201.
200
Il a publié plusieurs ouvrages de linguistique et de grammaire des dialectes kabyles et touaregs. Parmi ses
écrits nous pouvons citer Poésies populaires de la Kabylie, du Jurjura (1867), La Kabylie et les coutumes
kabyles (1873).
201
Rey-Goldzeiguer (A.), op. cit., p. 777.
202
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb (1847-1914),
Faculté des Lettres, la Manouba, Tunis, p. 106.
203
Rey (J.A.), La Banque en Algérie, Imprimerie A. Brouge, Alger 1858.
204
Jourdan, Projet de création d’une banque agricole et d’amortissement, Imprimerie algérienne Dubos
frères, Alger, 1859.
205
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès Production, Tunis, 1994, pp. 36-38.
88
meilleure illustration. Il en va de même pour les arabisants qui ne sont pas
tous des arabophiles206. Berbugger, orientaliste et archiviste fondateur en
1856 de la Société historique algérienne avec sa Revue Africaine est connu
pour avoir servi l’action coloniste207.
Quelles sont les idées et les pratiques arabophiles mises en œuvre par
ce puissant réseau contrôlé par les saint-simoniens ?
La première idée qui mérite d’être clarifiée est relative à l’attitude des
saint-simoniens à l’égard de la conquête de l’Algérie et de la colonisation
d’une manière générale. Les fondements de leur théorie, comme
l’humanisme, les ont prédisposés à se hisser contre ce phénomène perçu
comme une sorte d’agression et d’injustice. Le progrès, les techniques et le
bonheur devraient être répandus par des moyens pacifiques, notamment la
science, l’apprentissage et l’éducation de l’Autre208. D’ailleurs, leur tâche
206
Messaoudi (A.), Savants, conseillers, médiateurs, …, Op. Cit., p. 192-193.
207
Rey-Goldzeiguer (A.), op. cit., p. 757. Berbugger est aussi historien, archéologue et épigraphiste. Il a
collecté les archives algériennes qui constitueront le fonds arabe des archives d’Alger.
208
Le Père Enfantin qui reste toujours attaché à l’Orient a écrit dans une lettre à Arlès-Dufour datée du 26
janvier 1840 : « Que les musulmans de Constantinople continuent à apprendre le français, les mathématiques ;
qu’ils aient nos théâtres, nos plaisirs sous leurs yeux…et ils seront à nous mille fois plus que si nous tenions
89
essentielle consiste, à leurs yeux, à jouer le rôle de missionnaire de cette
nouvelle civilisation universelle, sorte de mondialisation humaine, auprès des
autres peuples.
Sans aller jusqu’à renier ce principe, ils ont modifié leur attitude au sujet
de la présence française en Algérie. Avec la pacification de plusieurs
territoires, surtout après la conquête de Constantine en 1837 et l’installation
d’une importante population européenne qui commence à réussir certaines
expériences, ils estiment que l’Algérie pourrait être leur terre promise. Leurs
multiples échecs pour retrouver la Mère, ainsi que leur pragmatisme, ont
renforcé cette posture. Mieux encore, ils estiment que toutes les conditions
pour concrétiser leur idéal sont réunies en Algérie : la présence de plusieurs
communautés dans ce pays, son appartenance à l’Orient, sa richesse
naturelle et culturelle et le dynamisme d’une élite européenne
entreprenante capable d’être l’instigatrice du progrès. Ainsi, tous les
ingrédients sont là pour que l’Algérie soit le terrain sur lequel sera réalisée
l’union entre l’Orient et l’Occident. Toutes ces raisons sont suffisantes pour
que les saint-simoniens croient, tout en bannissant la colonisation comme
système de domination et d’humiliation de l’Autre, que celle-ci pourrait être
transformée en une chance pour les différentes races, surtout arabe et
française. Loin d’être une sorte d’acrobatie intellectuelle, cette équation
traduit un certain réalisme. En effet, la colonisation étant un fait réel qu’ils ne
peuvent éradiquer, leur devoir consiste, donc, à en faire un instrument au
service de l’Arabe. Leur tâche est alors d’effectuer un changement de
l’intérieur du système pour l’adapter à leur idéal et aux intérêts des
populations locales.
garnison au Caire, à Smyrne et à Scutari et mille fois plus à nous qu’aux Russes et aux Anglais », cité par M.
Emerit, Les saint-simoniens en Algérie, p. 95.
90
Certains, comme le Docteur Warnier, sont allés vivre des mois et des années
avec des tribus en adoptant leurs comportements et leurs modes de vie. En
agissant ainsi les saint-simoniens se sont transformés en linguistes, en
ethnographes, en historiens se spécialisant de plus en plus dans la
connaissance de l’Autre. Ils sont sinon les pionniers, du moins parmi les
premiers à fonder ce nouveau type de savoir colonial qui a pour objet l’Arabe
et le Berbère. Le résultat de cette quête de l’Autre est une série de riches et
formidables publications sur la société locale se rapportant presque à tous les
aspects de la vie humaine. S’il est difficile de citer tous ces écrits, certains
méritent d’être signalés non seulement pour leur pertinence, mais aussi et
surtout pour leur perception des Arabes et des Kabyles.
209
Paris, chez Bertrand, 1848.
210
Revue de l’Orient et de l’Algérie, 1848, t. 12, pp. 251-259.
211
Paris, 1862.
212
Revue de Paris, 1er avril 1857.
213
Pseudonyme. Voisin, Paris, 1861.
214
1848-49.
215
1853.
91
Hugonnet qui, en plus de ses Souvenirs de chef de bureau arabe écrit en
1858, traite dans une autre publication de 1860 des rapports entre les
Français et les Arabes en Algérie. Jean Baptiste Montaudon, écrit en 1869,
quant à lui, une brochure ayant pour titre Etude sur l’Algérie pour la fusion
des races. Enfin, et pour se limiter à ce dernier exemple, Louis Auguste Pein
publie Lettres familières sur l’Algérie, un petit royaume arabe.
216
C’est le cas de Frédéric Lacroix qui publie en avril 1863 une brochure anonyme intitulée L’Algérie et la
lettre de l’Empereur.
217
Il a écrit à propos de sa mère : « Je vous dis que je suis l’apôtre de la chair noire, des négresses et des noirs.
Je vous dis que mon aïeule était noire, qu’elle était esclave et qu’elle a souffert de l’amour impur de son
maître », Cité par M. Emerit, Les saint-simoniens…, op. cit., p. 70.
92
s’est partagé la tâche avec son ami Gustave d’Eichtal qui s’est consacré à
l’étude de la race noire, alors qu’Urbain s’est spécialisé dans l’étude des
populations et de la culture arabes. D’ailleurs, ils publient ensemble en 1839
Lettres sur la race noire et blanche. Ils soutiennent, dans ces écrits, que les
Arabes et les Européens constituent une seule race -ce qui favoriserait leur
cohésion ; alors que les noirs forment une autre race qui doit, elle aussi,
fusionner avec la race blanche218.
218
Les Juifs sont exclus de cette théorie. Une grave crise opposera les Français aux Juifs à la fin du XIXe
siècle suite au décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui a décidé une naturalisation collective des Juifs
d’Algérie. Voir notre article : « La crise anti-juive en Algérie de la fin du XIXe siècle : l’échec d’un
métissage ? », in Histoire des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux peuples?,
l’Harmattan, 1999, collectif, publié Bertrand Grunberg et Monique Lakroum, Paris, pp.133-142.
219
Emerit (M.), op. cit., p. 82.
220
Ibid., p.93
221
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe…, op. Cit., p. 776.
222
Cité par Emerit (M.), op. cit. p. 76.
223
Ibid., p. 72.
93
mon apostolat. Ysmayl, fils d’une esclave, un bâtard abandonné de son père.
C’est lui dit la tradition qui a découvert une source d’eau auprès de la Mecque
et qui a bâti avec son père Ybraym la Caaba. Qui sait si Dieu ne me réserve pas
de découvrir dans ses déserts qu’on a créés là où fleurissait la foi, une source
nouvelle où toutes les populations musulmanes viendront se désaltérer » » ?
224
. S’il a choisi l’Islam, c’est aussi parce cette confession est, à ses yeux, comme
l’a écrit M. Emerit, « la plus tolérante des religions »225. Toutefois, avec cette
conversion à l’islam, Ismail Urbain ne renie pas sa nationalité et son identité
françaises. Bien au contraire, il a écrit à l’agent de France au Caire qu’il n’entend
pas renoncer à sa qualité de citoyen français. Mieux encore, par son adoption
de l’Islam, il veut donner l’exemple. Voilà pourquoi il n’hésite pas de comparer
le père Enfantin à Mohamed et à affirmer qu’est venu « le temps où il faut que
les chrétiens se fassent musulmans »226. Léon Roches a pu, quant à lui, se rendre
à la Mecque pour obtenir une fatwa227.
224
Cité par Emerit (M.), ibid., p.73.
225
Ibid, p. 234. Cet auteur note aussi à la même page : Pour lui la résistance des Arabes de l’Algérie n’est
point due au fanatisme, mais à leur patriotisme et à leur manque de confiance à l’égard des Européens.
226 226
Cité par Emerit (M.), ibid., p.77. sic.
227
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe…, op. Cit., p. 779.
228
Liauzu (C.), « Disparition de deux hybrides culturels », in Confluences Méditerranée, p.113.
94
civilisation auprès d’eux, ou bien me poser comme représentant des Arabe
auprès des Français »229.
Cette médiation s’est concrétisée dans un domaine vital pour les Arabes et
pour les Français, à savoir celui des terres et de la propriété. La politique
coloniale était marquée par le refoulement des tribus et la confiscation de leurs
terres offertes aux colons. L’Algérie a connu, dans ce domaine, plusieurs
expériences, en l’occurrence le système de concession, fondé sur l’intervention
de l’Etat qui accordait directement les terres aux colons et octroyait de grands
domaines à des sociétés qui se chargeaient de créer des centres de colonisation
par un peuplement européen. Le grand perdant de cette politique était les
populations arabes fragilisées, qui ne détenaient pas généralement des titres de
propriétés écrits.
229
Cité par Emerit (M.), op. cit., p.83.
95
Ainsi, toute la philosophie saint-simonienne, d’une manière générale, et
arabophile, d’une manière particulière, a comme toile de fond la tolérance qui
exige le respect de l’Autre et de sa culture. Aussi bien dans leurs idées que dans
leurs actions, les arabophiles étaient défavorables à la violence utilisée contre
cet Autre. Dans une correspondance entre le Père Enfantin et Ismail Urbain,
celui-là écrit : « Je te demande pour l’amour de moi, de prétendre à sauver les
noirs par l’amour des blancs pour toi et pour eux, et non par la révolte
seulement et la violence, quoique la révolte et la violence soient voulus de Dieu
pour certains lieux et certains âges »230.
Conclusion
230
Cité par Emerit (M.), op. cit., p. 71.
96
Sur le plan économique, ils ont réussi à introduire de nouveaux moyens
de communication au Maghreb, incarnés par le réseau ferroviaire. Le même
combat a continué à être mené par F. de Lesseps pour la réalisation d’un
chemin de fer de Tunis-Suez afin de réaliser une union économique arabe.
Peut-on alors conclure que l’arabophilie est née en Algérie, pour vivre
ou survivre dans les deux pays voisins ?
231
Communication présentée au colloque organisé à Paris les 16 et 17décembre 2010 par Jocelyne Dakhliya
et le laboratoire Diraset Maghrébines sur le thème Repenser l’assimilation et l’intégration en Méditerranée.
97
nouveau lexique pour ce nouveau dogme: on parlait ainsi de « mission
civilisatrice » plutôt que de « colonisation » et de « pacification » plutôt que
de « conquête» ou d’ « occupation ». Toute la machine coloniale aussi bien
en métropole que dans les colonies est souvent mise à contribution pour
montrer le bienfondé de l’entreprise coloniale tout en hissant le drapeau de
l’assimilation. Celle-ci est, selon cette logique, un passage obligé pour être à
même de bénéficier des bienfaits de la nouvelle civilisation. « Le mot
malheureux, notait Frédéric –Lacroix qui soutenait les idées de Napoléon III,
c’est celui de l’assimilation, c’est-à-dire les rendre absolument semblables à
nous. Il faut civiliser, non absorber »232.
98
autres étaient fusionnistes »234. Assimilationnistes, ils l’étaient tous, mais
avec des conceptions, des moyens et des degrés divers.
Dépourvus d’expérience coloniale, les Français ont pris, dès les années
1830, une série de décisions administratives qui visaient à aboutir, au bout
d’un certain temps, à une assimilation totale de l’Algérie.
234
Rivet (D.), Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette, Paris, 2002, p. 124.
235
Cette même ordonnance instaure le régime législatif spécial que l’Algérie va garder jusqu’à 1947.
Voir au sujet des différents textes et règlements qui régissent l’administration algérienne :
Collot (C.), Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-I962), Editions du CNRS et
Office des Publications Universitaires, Paris et Alger, 1987.
99
découle d’autres mesures allant dans le même sens telle que la création de
trois départements algériens236 ou le rattachement de certains services
algériens aux ministères compétant se trouvant à Paris237 ou encore
l’intégration des dépenses de l’Algérie à celle de l’Etat français, ce qui fait
que celle-ci n’a jamais bénéficié durant tout le XIXe siècle d’un budget
autonome. Dans cette quête de l’assimilation institutionnelle, le Second
Empire franchit un nouveau pas en supprimant, en 1858, le gouvernement
général238 et en rattachant tous les services algériens à l’administration
parisienne. L’échec de telles tentatives et l’avènement de la IIIe République
placent l’Algérie sous l’autorité d’un gouvernement général rattaché au
ministère de l’intérieur. En dépit de ce retour au régime civil, le principe du
rattachement est renforcé239. Dépourvu de toute initiative, le gouvernement
général ne fait que transmettre les dossiers aux ministères parisiens en se
contentant de mentionner uniquement son avis.
236
La constitution du 4 novembre 1848 crée trois départements algériens adoptant ainsi les mêmes divisions
territoriales que celles de la métropole.
237
L’arrêté du 16 novembre 1848 rattache la justice, l’instruction publique, les finances, le culte aux
ministères parisiens.
238
Le décret du 24 juin 1858 crée le Ministère de l’Algérie et des colonies.
239
Le décret du 24 octobre 1870 place l’Algérie sous l’autorité d’un gouvernement général civil et organise
les départements algériens selon le même régime établi en Métropole.
100
fonds de colonisation seraient, dans ces conditions, décidés et accordés
directement par le budget métropolitain. C’est donc en vue d’avoir le
maximum de fonds pour développer la colonisation agraire que les colons
ont crée cette idée « des rattachements ». Aussi, ils voulaient bénéficier
d’une franchise pour l’exportation de leurs produits à un moment où la
colonisation terrienne a donné de beaux résultats.
240
Ageron (Ch.R), Les Algériens musulmans et la France (1871-1019), Tome premier, PUF, Paris, 1968, p.
176-183.
241
Gharbi (M.L), « La crise anti-juive en Algérie à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un métissage ? », in
Grunberg (B.) et Lakroum (M.), Histoire des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux
peuples ?, l’Harmattan, Paris, 1999, pp. 133-142.
242
Gharbi (M.L), Crédit et discrédit de la Banque d’Algérie, l’Harmattan, Paris, 2005, p. 219-137
243
Ageron (Ch.R), Les Algériens…, op.cit, pp. 569-576.
101
II Le Royaume arabe de Napoléon III : L’intégration par le territoire ou
l’assimilation par le bas.
102
certains « Européens », particulièrement des Espagnols et des Italiens, ayant
réussi à intégrer la catégorie des colons par l’acquisition de la terre. En plus
la propriété terrienne, ce bloc franco-européen est arrivé à fusionner car il
est venu d’Europe et souvent d’Europe Latine (Espagne, Italie, Corse, le sud
de la France), ce qui facilite une certaine homogénéité culturelle. Face à
cette catégorie d’allogènes se trouve la population « indigène » constituée,
elle aussi par plusieurs composantes ethniques ayant, à leur origine, en
commun le sol algérien : Les Arabes, les kabyles, les Juifs constituent les
éléments les plus importants. Les deux grandes catégories construites par
l’Empereur sont alors composées de sous catégories dont les éléments
représentatifs sont, d’un côté, les Français, et de l’autre, les Arabes cités en
tant que tels à la fin de sa lettre. Cette hiérarchisation d’un monde algérien
très hétéroclite est accompagnée d’une autre stratégie d’unification qui fait
du territoire algérien un support sur lequel une nouvelle « nation » est
appelée à se former sur la base d’une assimilation collective. Celle-ci se ferait
non pas par l’intégration socioéconomique, mais par le territoire composé
d’un vaste royaume arabe où pourrait cohabiter plusieurs communautés.
Annie Rey-Goldzeiguer note à juste titre que « la politique du royaume arabe
sert ainsi de support à la création d’une future nation algérienne de type
nouveau où pourront se fondre les communautés jadis hostiles »246.
L’Empereur invente ainsi une future société « algérienne » ayant le territoire
comme identité collective247. C’est l’assimilation par le bas.
Quels sont les enjeux et les milieux d’influence qui sont derrière ce
mode d’assimilation qui reste, somme toute, une pure création de l’esprit ?
246
Le royaume arabe…, op. cit., p.383.
247
A ce sujet, l’Empereur s’adressait aux arabes en ces termes : « La France n’est pas venue détruire la
nationalité d’un peuple, mais au contraire affranchir ce peuple d’une oppression séculaire…, comme vous, il y
a 20 siècles, nos ancêtres, aussi, ont résisté avec courage à une invasion étrangère et cependant, de leur défaite
date leur régénération. Les Gaulois vaincus se sont assimilés au Romains vainqueurs et de l’union forcée est
née, avec le temps, cette nationalité française. Qui sait si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et
confondue avec la race française ne trouvera une puissante individualité semblable à celle qui pendant des
siècles l’a rendu maîtresse des rivages de la Méditerranée ? », Cité par A. Rey-Goldzeiguer,, Ibid, p. 383.
103
qu’il domine. C’est donc pour sa propre satisfaction et celle des militaires que
Napoléon III a cherché à se doter de nouveaux espaces à coloniser. La
politique du royaume arabe annonce, de ce fait, une stratégie d’expansion
coloniale incarnée par l’expédition du Mexique en 1863 et les visées
d’intégration de la Tunisie qui se précisèrent depuis cette date. Prôner
l’assimilation des « indigènes » permettrait de préparer les populations à
conquérir à accepter l’annexion de leurs territoires par la France. Sur un
autre plan Napoléon III cherche, dans la cadre d’un « plan méditerranéen », à
faire de la France une puissance « protectrice » d’une vaste nation arabe
qui « ferait le pendant, en quelque sorte, à la nationalité italienne »248.
248
Rivet (D.), Le Maghreb…, op. cit, p. 123.
249
Nouschi (A.), Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Belin, Paris, 2005, p. 71.
250
Emerit (M.), Les Saint-simoniens en Algérie, Paris, 1941.
104
algérien. Le saint-simonisme algérien et sa passion assimilationniste étaient
le principal catalyseur du rêve impérial fondé sur l’intégration de toutes les
communautés vivant en Algérie dans un vaste « royaume arabe ».
Toutefois, les trente dernières années du XIXe siècle ont donné lieu à
une refonte des différents groupes de cette société désormais fondée sur
une stratification de type de nature différente. Celle-ci est le produit d’une
nouvelle conception de l’assimilation appelée à être hiérarchisée et sélective.
Il s’agit, en fait, d’une intégration à plusieurs niveaux et avec des moyens
divers propres à chaque catégorie.
105
sollicitaient leur permettrait, puisqu’ils sont déjà français, d’être assimilés,
comme nous l’avons déjà expliqué dans la première partie de ce travail, sur le
plan administratif et économique à la Métropole.
Bien qu’on utilise le procédé d’une loi au lieu de celui de décret, la loi du
29 juin 1889 naturalisa en masse, « les étrangers » nés sur le sol algérien. Il
s’agit, cette fois-ci, d’Européens composés majoritairement d’Espagnols et
d’Italiens. Ils sont baptisés « Etrangers » car ils ne sont ni algériens d’origine,
comme les Arabes ou les Kabyles, ni Français d’origine comme les colons qui
253
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe, op.cit, p. 382.
254
Cité par Dermenjian (G.), La crise anti-juive oranaise (1895-1905). L’antisémitisme dans l’Algérie
coloniale, Paris, 1986, p. 53.
255
La question de la naturalisation des Juifs d’Algérie a été évoquée à la veille de la guerre de 1870. En effet,
le 19 juillet 1870 Emile Olivier, dernier Garde des Sceaux répondit ainsi à une interpellation de Crémieux :
« L’honorable M. Crémieux demande au gouvernement de vouloir bien naturaliser 40 000 Israélites algériens
qui demandent à devenir citoyens français, car ils sont déjà français. Je réponds à l’honorable M. Crémieux
que le gouvernement désire naturaliser les Israélites, seulement il est arrêté par une question de droit ; la
naturalisation peut-elle se faire en vertu d’un décret ou exige-t-elle une loi ? », Cité dans L’œuvre des anti-
juifs d’Alger, ouvrage anonyme, Alger, Imprimerie commerciale, 1899, p. 4.
106
ont inventé cette appellation. Malgré leur européanité, cette extranéité fait
d’eux des gens doublement « étrangers ».
256
Ageron, Les Algériens…, op.cit, p. 343.
107
Il est évident, comme nous l’avons déjà signalé, que c’est le parti des
colons qui est derrière cette nouvelle perception de la vie sociopolitique
algérienne. Contrairement à l’assimilation institutionnelle et à l’intégration
territoriale négociées et sollicitées par des acteurs métropolitains, ce sont
des acteurs locaux qui sont déterminants de la règle du jeu de l’assimilation
sélective. Grâce à leurs représentants au parlement français, en l’occurrence
Eugène Etienne et Gaston Thomson qui ont créé au sein de cette institution
un lobby défendant les colons d’Algérie, ils ont réussi à imposer leurs points
de vue à la métropole. Toutefois cet atout politique n’était pas suffisant, car
pour dominer, le parti avait besoin en Algérie d’un nombre assez important
d’hommes dans un pays où le problème démographique se posait pour les
Français257. Juifs et Européens étaient les seuls communautés qui
constituaient une réserve démographique dans laquelle on pouvait puiser de
nouveaux nationaux.
Par ailleurs, les Juifs d’Algérie sont connus par leur discipline électorale
tracée souvent par leurs rabbins. Dans les différentes batailles électorales
menées en Algérie (municipalités, départements et parlement français), les
colons avaient besoin de leurs voix. Eugène Etienne et Gaston Thomson sont
élus grâce aux nouvelles voix fournies par les Juifs et les Européens devenus
citoyens français.
257
En 1860 les Français étaient au nombre de 150 000 alors que les Juifs avaient en 1865 un effectif de
37000 âmes.
108
juifs ont pu avoir une certaine aspiration qui leur permettrait de se
transformer, du moins, en force politique déterminant le vote algérien.
Conclusion
109
INVESTISSEMENTS FRANÇAIS ET DEPLOIEMENT ECONOMIQUE EN
TUNISIE (1863-1914) : GROUPES DE PRESSION ET ESPRIT IMPERIAL259
259
in L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en
France et dans l’empire, collectif, sous la direction de Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean François ,
Publications de la Sfohm, Paris, 2008, pp. 581-597.
110
capital français dans un pays comme la Tunisie traduit ou non un esprit
impérial. Quels sont les intérêts ou les groupes de pressions qui sont derrière
ces investissements publics et privés ?
260
Voir, à titre d’exemple,
-BEAUD (C.), « Investissements et profits du groupe multinational Schneider », in Histoire, économie et
Société, 1er trimestre 1988, pp. 127-137.
-BUSSIERE (E.), « La France et les affaires pétrolières au lendemain de la première Guerre mondiale. La
politique des groupes financiers à travers celle de la Banque de l’Union parisienne. », in Histoire, économie et
Société, 1er trimestre 1982, pp. 313-327.
-GILLE (B.), « Finance internationale et Trusts », in Revue Historique, janvier – mars 1962, pp.291-326.
261
Marseille (J.), « L’investissement français dans l’Empire colonial : l’enquête du gouvernement de Vichy
(1943), in Revue Historique, n° 512, octobre - décembre 1974, p.409.
262
Voir à ce sujet :
-Dresch (J.), « Recherches sur les investissements dans l’Union française Outre-mer ; leur répartition ; leurs
conséquences », in Bulletin de l’association de géographes français, n° 231-232, janvier- février 1953, pp. 2-
13.
Brunschwig (H.), Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français (1871-1914), Armand Colin, Paris,
1960.
Marseille (J.), Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984.
Collectif, La France et l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Actes du colloque tenu à
Bercy les 13, 14 et 15 novembre 1996, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris,
1998.
263
HARA (T.), « Les investissements ferroviaires français en Algérie au XIXè siècle », Revue d’histoire
économique et sociale, n° 2, 1976, pp. 185-211.
111
Les problèmes de méthode, signalés par les spécialistes de la question,
sont nombreux et épineux. Comment calculer les investissements ?
Comment les définir ? Les « dépenses de souveraineté », pour n’en citer
qu’un seul exemple, devraient-elles être considérées comme investissement
public ou non ?264 Tout en discutant « plusieurs formules pour évaluer ces
investissements » relatifs à l’Algérie coloniale, A. Nouschi propose la
définition suivante : « C’est l’ensemble des dépenses consacrées pour la mise
en valeur du pays »265. Cette règle pourrait être adoptée pour la Tunisie
coloniale, néanmoins quelques précisions devraient être apportées.
264
Nouschi (A.), « Note sur les investissements français en Algérie. Essai méthodologique », in Les Cahiers
de Tunisie n°89-90, 1975, p. 20.
265
Ibid, p. 19.
266
Gouia (R.), Les investissements en Tunisie et leurs effets sur la croissance économique de 1881 à nos
jours, Thèse de IIIe cycle, dactylographiée, Université de Paris, 1977.
Amin (S.), L’économie du Maghreb. La colonisation et la décolonisation, Les Editions de minuit, Paris, 1966.
112
charges fiscales267. Les capitalistes français engagés en Tunisie furent surpris
par cette mesure et pensèrent à retirer leur argent de ce pays. Une lettre
envoyée au résident général parle d’un groupe d’amis « qui a amené en
Tunisie beaucoup de capitaux ému par la loi fiscale » et découragé par une
telle mesure en ajoutant que « les capitalistes français ayant investi leurs
capitaux en Tunisie, vont se trouver dans une situation paradoxale »268.
Emportés par une rivalité qui les opposait aux Anglais et aux Italiens
dans un contexte semi colonial, les Français ont cherché à accroître leur
influence économique en Tunisie. Hommes d’affaires, entrepreneurs et
banquiers, mais aussi le gouvernement français, ont participé à cette
aventure qui a donné lieu à un processus d’engagement de la finance
française en Tunisie. L’exportation de ces capitaux se faisait par deux
moyens : les prêts accordés au gouvernement beylical et les investissements
économiques.
113
fonds européens. Après une rivalité entre Londres et Paris, c’est cette jeune
place financière, qui cherche à s’aventurer dans les emprunts des
gouvernements orientaux269, qui l’emporte. La chronologie, les conditions et
les montants de ces emprunts beylicaux sont connus, nous nous contentons
d’en rappeler l’essentiel présenté par le tableau suivant :
269
C’est le cas de l’Empire ottoman et de l’Egypte qui séduisent de plus en plus lors de cette période la place
de Paris, voir Thobbi (J.), Intérêts et impérialisme français dans l’Epire ottoman (1895-1914), Publications de
la Sorbonne, Paris, 1977.
270
Ganiage (J.), les origines du protectorat français en Tunisie, PUF, Paris, 1959.
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb. Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien, Cérès
Production, Tunis, 1994, p56.
114
27 mars 2795584 Erlanger,
1865 8 (obligations de Morpurgo et le
500) Comptoir d’Escompte
de Paris
271
Dridi (S.), Le réseau télégraphique en Tunisie (1847-1914) : Modernisation ou domination ?, Mémoire de
DEA, Faculté des Lettres de la Manouba, 2003-2004, dactyligraphié, 2003-2004.
272
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit.
273
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-1914), Publisud, Paris,
1983, pp. 35-36.
116
Il semble ainsi que le capital français ait choisi, lors d’une première
phase, celle des années soixante, la stratégie des prêts au gouvernement
tunisien. Les opérations de nature économique sont, lors de cette même
période, rares puisqu’elles se limitent, à notre connaissance à deux cas : le
financement du réseau télégraphique tunisien assuré par l’Etat français et
l’achat du domaine de Sidi Thabet par le Comte Sancy. Suite au désintérêt
des Anglais tournant le dos à la Régence lui préférant l’Egypte, le capital
français adopte, au cours des années 1870, une autre stratégie fondée sur le
financement des entreprises économiques. Il s’agirait alors de deux phases
distinctes avec chacune une forme particulière d’exportation du capital.
Mais, paradoxalement lors de la première période (1863-1869), pendant
laquelle le capital est resté au service du pouvoir beylical, les résultats
politiques, qui pourraient refléter un esprit impérial, sont restés dérisoires.
En revanche, lors de la deuxième (1870-1881), celle des investissements
économiques, les conséquences politiques sont déterminantes pour la
Tunisie et pour ses bailleurs de fonds puisque le protectorat français est
établi au lendemain de 1881 révélant ainsi l’efficacité de l’arme économique
en dans le domaine impérial. Le vote de la loi du 26 mars 1877 accordant la
garantie d’intérêt de l’Etat à la ligne de la Medjerda montre cette complicité
entre le politique et l’économique pour élargir le champ impérial. C’est
pourquoi les responsables du Bône-Guelma n’ont pas cessé de rappeler
« que tout le monde savait au moment du vote de la loi du 26 mars à la
chambre des Députés, comme au Sénat, … qu’il s’agissait d’une œuvre
véritablement française d’un grand intérêt national à sauvegarder »274. C’est
alors à la veille de 1881 que nous décelons un véritable esprit impérial
incarné par cette stratégie de conquête adoptée par les acteurs de l’époque.
Le discours mis en exergue à l’époque consiste à montrer que le capital privé
est au service de l’intérêt de la France et de son expansion et sa grandeur.
Cette idée est perceptible dans les propos du président du Bône-Guelma à
l’assemblée générale de 1879 expriment bien cet esprit impérial : « les
président et le vice-président de note conseil d’administration assistaient
274
ANF (Archives nationales françaises), PV du conseil d’administration de la Compagnie Bône-Guelma, 1
sep. 1877, 65 AQ13.
117
avec une satisfaction patriotique à l’inauguration de la première section de la
ligne de la Medjerda entre Tunis et Tebourba…Ces journées ont été bonnes
pour notre compagnie, bonnes surtout pour la France »275. Toutefois, depuis
cet événement, c’est-à-dire l’établissement du protectorat, le
comportement des capitalistes français en Tunisie change aussi bien au
niveau des investissements publics que celui des investissements privés.
275
ANF, compte rendu à l’assemblée générale du 15 mai 1879, 65 AQ4
276
Gouia (R.), op . cit.
277
Dougui (N.), « Sociétés capitalistes et investissements coloniaux en Tunisie (1881-1920) : quelques
éléments d’approche », in Les Cahiers de Tunisie, n 131-132, 1er et 2e trimestres 1985, p.77.
278
Ibid., p. 77.
118
En dépit de ses limites, dues à un problème de sources, cette enquête a
permis de nous donner une idée sur les secteurs d’activité qui ont attiré le
capital notamment français :
Nombre et statut juridique des sociétés coloniales fondées entre 1881 et 1920 279.
Sociétés minières 52 3 5
Sociétés agricoles 30 5 4
Sociétés immobilières 21 2
Banques 13
Sociétés de transport 12
Pêcheries 5
Sociétés d’électricité et de 4 2
gaz
9
Huilières
6
Minoteries, semouleries
7 1 1
Conserveries, distilleries
4 - 2
Briqueteries, climenteries
6 3 3
Métallurgie
6 -
Artisanat
- 27 11
Sociétés commerciales
23 136 11
Sociétés industrielles
8 - 2
Divers
11 62 12
Total
223 237 57
279
Dougui (N.), Ibid, p. 75
119
La lecture de ce tableau nous incite à poser les deux questions: Quels
sont les milieux d’affaires engagés dans de telles entreprises ? Peut-on
distinguer parmi eux différents réseaux ou groupes de pressions ?
En dépit des remarques évoquées plus haut, l’enquête sur les sociétés
créées en Tunisie révèle que les capitaux mobilisés sont très modestes. La
somme de 360, 968 millions de francs est d’autant plus dérisoire qu’elle est
le fruit presque d’une trentaine d’années d’engagement de sociétés
capitaliste en Tunisie.
120
Crédit Lyonnais à Tunis est très tardive : elle fut en 1911 pour la première et
en 1913 pour la deuxième280.
Par ailleurs, deux cas relatifs aux deux projets les plus alléchants de la
Tunisie de cette époque le confirment, à savoir celui de création d’une
banque d’émission en Tunisie et la fondation d’une société pour
l’exploitation des phosphates de Gafsa. Malgré les efforts de la résidence
générale et du ministère des Affaires étrangères pour les convaincre par la
portée d’une participation à la création d’une banque d’émission Tunisienne,
les banques parisiennes ont exprimé une fin de non recevoir. Tout comme la
Banque de France ou le Comptoir d’Escompte de Paris, « le Crédit Foncier se
désintéresse de l’affaire et le Crédit Lyonnais s’efface », note un
fonctionnaire du Ministère des Affaires Etrangères281 , d’où l’échec d’un tel
projet. L’attitude était la même à l’égard de la Société des phosphates et du
chemin de fer de Sfax-Gafsa qui avait du mal, pendant presque toute une
décennie, à trouver un bailleur de fonds pour fournir son capital social pour
pouvoir enfin exploiter le plus important gisement minier de la régence. Suite
à cette répugnance du grand capital métropolitain, la société projetée s’est
heurtée à « des difficultés de mobilisation du capital »282.
280
Bonin (H.), « L’outre-mer, marché pour la banque commerciale de 1875 à 1985 ? », in La France et
l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Comité pour l’Histoire économique et
financière de la France, Paris, 1998, p. 445.
281
MAE, N.S. Tunisie, carton 139, lettre envoyée au ministre des Affaires Etrangères, 8 juin 1887.
282
Dougui (N.), Histoire d’une grande entreprise coloniale: la Compagnie des phosphates et du chemin de
fer de Gafsa 1897-1930, Publication de la Faculté des Lettres de la Manouba, Tunis 1995, p. 52.
121
comme la Société Marseillaise de Crédit Industriel et commercial, ou
d’autres qui ont vu leurs affaires perdre de l’ampleur en France tels que les
Pereire. Présents en Tunisie par leur agence de la Banque transatlantiques,
ces derniers collaborent avec la Société Marseillaise de Crédit Industriel et
commercial qui, elle aussi, crée en 1879 une filiale : la Franco-tunisienne de
Crédit Industriel et Commercial.
283
Terras ((J.M.), Rapports sur l’établissement d’une cour d’appel, sur la compétence des tribunaux français
de Tunisie et note sur la création en Tunisie d’une banque de réescompte et d’émission, Conférence
consultative, Imprimerie rapide, Tunis, 1891, pp. 19-20.
284
C’est le cas de la région de Mornag et de l’arrière-pays de Sfax, voir :
122
Ce groupe lyonnais est-il attaché au puissant Crédit Lyonnais ? Nous ne
pouvons pas, à l’état actuel de la recherche historique, ni le confirmer ni
l’infirmer. Néanmoins, le désintérêt du Crédit Lyonnais à l’égard de la Tunisie
est papable à plus d’un titre : refus de s’aventurer dans le projet de la
banque d’émission tunisienne, aucune participation directe dans le
financement des principales mines étudiées et connues et auxquelles nous
aurons l’occasion de revenir, seulement une participation à un emprunt
tunisien que nous évoquerons au cours de ce travail. Cela pourrait, donc,
favoriser l’hypothèse d’une action isolée du groupe Terras.
Poncet (J.), L’agriculture et la colonisation européenne en Tunisie depuis1881, Paris-Lahaye, Mouton, 1961.
285
Jules Dolfus et Deparchy qui obtiennent pour 47 ans la concession des ports de Tunis, Sousse et Sfax sont
aussi des dirigeants de la Société internationale des travaux publics. Ces des Hommes, notamment jules
Dolfus sont en rapport d’intérêt avec le CFAT, voir :
Bonin (H.), Un outre-mer bancaire méditerranéen. Histoire du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-
1997), Publications de la société française d’histoire d’outre-mer, Paris, 2004, p.70.
286
DOUGUI (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 52-53.
287
Shili (R.), Milieux d’affaires et activité minière coloniale. Les mécanismes de l’emprise des structures. (Le
cas de quelques mines du Centre-Ouest Tunisien 1900-1956), Thèse en Histoire, Université Reims
Champagne-Ardennes, 1995-1956, dactylographié, pp.67-121
123
puissantes institutions bancaires et d’entreprises industrielles
métropolitaines engagées dans les principales mines de cette région comme
les Mallet, les Mirabaud, les Cambefort, le Comptoir National d’Escompte, la
Banque de l’Union Parisiennes, L’Omnium Lyonnais, les Messageries
Maritimes, les Talabot, la Compagnie Générale des Eaux, Les Houillères de
Ronchamp, Denain et Anzin, la Compagnie Française des Métaux, la
Compagnie Françaises de Banque et de mines288 .
- Ces investissements sont moins attirés par un esprit impérial que par la
rentabilité des placements miniers possibles dans les colonies plus
qu’ailleurs. La législation coloniale, la main-d’œuvre et l’appui de
l’administration fournissent des conditions très avantageuses pour tout
capital en quête de profit.
- Les cas étudiés couvrent le XXe siècle, ce qui permet de penser que la
naissance de cet esprit impérial est tardive. Il serait né au même moment
que le parti colonial289 avec le XXe siècle à la faveur de la reprise économique
pour s’affirmer au lendemain de la première guerre mondiale. A. Sarrault, n’a
–t-il pas noté en 1923 en véritable connaisseur du monde colonial que « la
France trop longtemps a méconnu cette vérité certaine. La mise en valeur de
nos colonies a subi trop de lenteur et trop d’atermoiement. L’heure est
venue de l’action résolue, puissante sans arrêt »290
- En plus de son avènement tardif, cet esprit impérial est surtout suscité
par la concurrence de capitalistes non français parmi lesquels des Italiens,
288
Shili (R.), Ibid, p. 122
289
Ageron (Ch.R.), France coloniale ou parti colonial ? Paris, P.U.F., 1978.
290
Sarrault (A.), La mise en valeur des colonies françaises, Paris, 1923.
124
des Anglais et des Belges ayant participé au financement de ces mêmes
sociétés minières. Certaines d’entre-elles sont dominées par des groupes
belges291. Par ailleurs, une part non négligeable des capitaux des ces mêmes
entreprises minières était fournie par des intérêts algériens, c’est-à-dire
français d’Algérie.
291
Shili (R.), Milieux d’affaires, op. cit., p. 69.
292
Paul Leroy-Beaulieu est propriétaire du domaine de Chouigui dans la région de Tébourba, il était
administrateur de la Compagnie Sfax-Gafsa,
voir, Dougui (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 71.
125
un signe de réussite de ce lobby algérien et d’échec des banques
métropolitains, d’où notre formule, le capital français à la traîne293.
293
Nous avons étudié cette question avec de plus amples détails dans notre ouvrage Le capital français à la
traîne…, op. .cit., pp. 287-311.
294
Bonin (H.), Un outre-mer bancaire méditerranéen. Histoire du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, op.
cit., pp. 70-71.
295
Dougui (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 74.
296
Ibid, p. 65.
297
Shili (R.), Milieux d’affaires, op. cit., p. 122.
126
multiplicité d’intérêts qu’a exigée la richesse et la diversité des gisements
miniers. Néanmoins, une entente entre les milieux métropolitains et les
milieux algériens est palpable à cet égard pour une bonne exploitation des
richesses du sous-sol tunisien.
Il n’est pas dans notre intention d’étudier toutes les sommes engagées
par l’administration du protectorat, notamment sous forme de « dépenses
298
Il serait intéressant de voir les imprécations humaines et sociales de ce réseau, mais tel n’est
pas notre propos dans cette étude.
127
de souveraineté » car, non seulement la tâche est difficile, mais parce que
nous voulons aussi restreindre cette enquête aux investissements
économiques. Vu la réticence du capital privé dans un contexte de crise
économique générale comme celui de la fin du XIXe, problème que nous
avons traité ailleurs299, l’Etat colonial s’est trouvé contraint à s’engager
financièrement dans ce « nouveau » pays. Par ailleurs, le pouvoir politique se
donne souvent des prérogatives économiques en milieu colonial où, selon
une formule utilisée à l’époque, « tout est à construire ».
299
« Les crises économiques au Maghreb de la deuxième moitié du XIXe siècle », in RAWAFID, N 7, 2002,
pp. 7-23
128
l’emprunt de 315.376 obligations 4% jouissance du 1er juillet 1884 émis par
S.A. Le Bey…, chacun pour la part et la portion ci-après déterminées et sans
solidarité, à savoir :
MM. De Rothschild : 62 500 obligations
300
Mahjoubi (A.), Les origines du protectorat français en Tunisie (1904-1934), Publications de l’Université
de Tunis, Faculté des Lettres, Tunis, 1982, pp. 24-25
301
Cité par Mahjoubi (A.), L’établissement du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1977, p. 216.
302
L’émission de 315 376 obligations de 500 Fr. devrait en fait donner une somme de 157 688 000 Fr., mais
après déduction de différents intérêts et commissions, le montant net de cet emprunt est de 142 550 000 Fr.
303
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français …, op. cit, p. 79-111.
304
Essahli (W.), Le budget général tunisien (1844-1899), Mastère en Histoire, Faculté des Lettres, des Arts et
des Humanités, Manouba, 2005-2006,dactylographié.
129
première fois, en 1892, le procédé de l’emprunt pour financer une telle
entreprise.
Il est toutefois à préciser que les toutes les études ayant abordé la
question des emprunts tunisiens, ignorent cette opération financière en
commençant par celui de 1902. Seul Carmel Sammut fait allusion à un
« emprunt de 1892 »306 qui sera, indique-t-il, suivi par d’autres, sans apporter
pour autant d’indication ni sur la nature ni sur le montant de cette opération.
Certaines sources d’archive nous ont permis d’avoir une idée sur cet
emprunt de 1892 émis par le gouvernement tunisien amortissable en 96 ans
et constitué d’obligations de 500fr. 3%. « Il a été mis en circulation…396 386
obligations dont 355.116 restent à amortir…L’emprunt de 1892 a été réalisé
par la garantie du Gouvernement français… »307. Ainsi, une telle opération est
de nature à rapporter une somme considérable de 198.193.000 francs,
supérieure à celle de 142.550.000 francs rapportée par la conversion de la
dette tunisienne. Aussi bien par l’importance de son montant que par la
garantie du gouvernement français, cet emprunt est exceptionnel d’autant
plus qu’il incarne le passage d’un mode de financement des chemins de fer à
un autre308. Quoiqu’il en soit, il inaugure une nouvelle politique financière : le
recours à la technique des emprunts pour construire l’ensemble des lignes de
chemins de fer projetées et réclamées aussi bien par les colons que par les
concessionnaires de mines. Toutefois, un changement de taille est à
signaler : les futurs emprunts seront garantis par le gouvernement tunisien
qui offre les revenus du pays comme gage.
305
Gharbi (M.L.), Impérialisme…, op. cit., p. 254-256.
306
L’impérialisme capitaliste…, op. cit., p. 130.
307
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 107, lettre du résident général Lucien Saint à A. Briand président du
conseil, ministre des Affaires étrangères, 5 mars 1926.
308
C’est peut-être ce caractère exceptionnel et transitoire qui fait que la plupart des études n’ont pas évoqué
cet emprunt qu’on avait du mal à classer avec ceux de 1902, 1907 et 1912 garantis par le gouvernement
tunisien.
130
Emprunts coloniaux309
(millions de francs)
1902 40 Remboursement de la
dette tunisienne et financement
1902 1ère tranche 14.5 du réseau minier des chemins
de fer.
1906 2ème tranche 19
1907 75 Remboursement de la
dette tunisienne, chemins de
1908 1ère tranche 40 fer, routes, achat de terres pour
la colonisation
1911 2ème tranche 35
309
Sebag (P.), La Tunisie, essai de monographie, Editions sociales, Paris, 1951, p.46.
131
Il est évident que le procédé d’emprunt utilisé est devenu alors le seul
moyen de financement de « l’outillage économique » dans un pays où, selon
la formule de l’époque, « tout est à construite ». Certains membres français
de la Conférence consultative ont créé haut et fort que « ce sont des capitaux
considérables et immédiats qui sont nécessaires : seul un emprunt peut les
fournir et cet emprunt est urgent parce que le protectorat qui paye pour une
œuvre non achevée les intérêts de la partie réalisée et inutilisée de l’emprunt
1912, a besoin d’être mis vite en possession des chemins de fer commencés
ou projetés pour vivifier les régions qu’ils doivent desservir, intensifier la
production de leur sol et de leur sous-sol et subvenir de la sorte... aux
besoins de la population locale et aux demandes pressantes de la Métropole
en céréales , en huiles, en bétail, en phosphates en minerais »310. Voilà
pourquoi la dette de 461. 234 millions de Fr, y compris la reprise du passif
d’avant 1881, n’est pas considérée par certains milieux comme une charge
qui pèse sur le pays qui présente, selon eux « un budget en équilibre parfait
et une personnalité trop exceptionnelle pour qu’on ne le considère pas avec
autant de surprise que d’admiration »311.
132
affirme-t-on, tirer le moindre revenu appréciable tant que ce seront ces
Messieurs du Quai d’Orsay et de l’Administration irresponsable du
protectorat qui présideront nos destinées. Les requins de la mine et des
carrières sont trop puissants à Paris »314.
Sans prendre partie dans ce débat, nous constatons que les emprunts
sont devenus presque une règle pour attirer l’argent vers la Tunisie dans
contexte de méfiance des investissements privés qui avaient besoin d’être
devancés et rassurés par les investissements publics. Quels sont alors les
organismes financiers qui ont souscrit de tels emprunts pour fournir au
protectorat les sommes dont il avait besoin ?
314
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 84, ibid., p. 32.
315
Bousselmi (D.), Les emprunts Tunisiens (1902-1912), Mémoire de Mastère, Faculté des Lettres, des Arts
et des Humanités, la Manouba, 2005-2006, dactylographié, p.22.
133
Paris et des Pays-Bas316. Contrairement aux emprunts de 1902 -1907, émis
presque par le même groupe financier, celui de 1912 est pris en charge
entièrement par le Crédit Foncier de France qui, suite à un accord passé le 9
octobre 1912 avec le protectorat, s’est engagé à fournir la somme de 90
millions de Francs.317
Conclusion
134
lendemain de 1881, chose qui, paradoxalement, s’est manifesté avant cette
date. Peut-on malgré tout distinguer des réseaux d’affaires parmi les acteurs
économiques agissant en Tunisie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
siècle. Il nous semble que trois types de réseaux ont raflé les principales
affaires. Certains parmi eux se sont implantés en Tunisie en se transformant
en véritable groupe de pression :
135
emprunts tunisiens incarnée par la présence du Crédit algérien dans de telles
opérations. Certaines entreprises algériennes se sont tunisifiées comme le
Crédit Foncier et Agricole d’Algérie transformé depuis le 19 septembre
1908318 en Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, ou le Bône- Guelma
devenue depuis le 22 juin 1922 la Compagnie Fermière des chemins de fer
tunisiens, ou encore la Banque d’Algérie transformée depuis le 19 avril 1948
en Banque d’Algérie et de Tunisie319. La Compagnie Algérienne ou Moctaa el
Hadid qui préférer garder leur raison sociale algérienne sont elles aussi très
actives en territoire tunisien. Nous pensons même que c’est ce réseau
algérien qui a le mieux profité du champ tunisien plus que le capital
métropolitain qui avait une autre stratégie et d’autres préférences. Non
seulement un capital algérien est né après un demi-siècle de présence
française dans cette partie du Maghreb, mais aussi un esprit colonial
algérien.
Cet esprit colonial créé, surtout avec le temps, dans les colonies est
différent de l’esprit impérial qui peut apparaître chez telle entreprise ou tel
groupe de pression métropolitain comme le parti colonial. Se considérant
318
Le décret beylical du19 septembre 1908 accorde le monopole des prêts foncier à cette société devenue
officiellement depuis cette date Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie.
319
Gharbi (M.L.) «La politique financière de la France en Tunisie au lendemain de la deuxième Guerre :
Contraintes mondiales et exigences nationalistes » in La Tunisie de l’après Guerre 1945/1950, actes du V
colloque l’ l’I.S.H.M.N, Université de Tunis, 1991, p. 25.
136
plus libre à l’égard de telles institutions, ces milieux du grand capital
adoptent une stratégie universelle beaucoup plus qu’impériale, ce qui
constituerait peut-être un prélude à la mondialisation. Ces derniers ont-ils
alors mieux compris le sens de l’histoire contrairement aux réseaux attachés
à l’esprit colonial destinés par leur nature à s’effacer et à s’éteindre avec la
décolonisation?
137
POLITIQUE FINANCIERE DE LA FRANCE EN TUNISIE AU LENDEMAIN DE
LA IIe GUERRE: CONTRAINTES MONDIALES ET EXIGENCES NATIONALISTES320
*
Introduction
320
In, Actes du Ve colloque international sur La Tunisie de l’après-guerre (1945-1950), organisé à la Faculté
des Sciences Humaines et Sociales de Tunis les 26, 27 et 28 mai 1989, publications de l’Institut Supérieur
d’Histoire du Mouvement National, 1991, pp. 11-42.
(A.N. : Archives Nationales françaises, M.F. : Ministère des Finances, M.A.E. : Ministère des Affaires
Etrangères, Q. O. : Quai d’Orsay, A.G.G.T. : Archives Générales du Gouvernement Tunisien (actuellement
Archives nationales)., C : carton, F : Folio, CNUDST : Centre national universitaire de documentation
scientifique et technique : nous avons consulté les microfilms des archives rapatriés de France par l’ancien
PNR qui étaient déposés dans ce centre et qui sont actuellement à l’Institut Supérieur d’Histoire de la Tunisie
Contemporaine).
138
La banque de l’Algérie est créée par la loi du 4 août 1851 lui accordant le
privilège d’émission de billets en Algérie pendant une vingtaine d’années.
Son rôle est celui de la « banque d’escompte, de circulation et de dépôt »321.
Malgré quelques difficultés liées au crédit agricole et à la crise viticole, la
banque de l’Algérie a pu s’imposer sur deux niveaux :
321
- Picard (E.), La monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830, collection du centenaire de l’Algérie 1830-
1930. Paris 1930.
322
- les textes relatifs à la prorogation du privilège de la banque de l’Algérie sont :
- décret impérial du 13 janvier 1868
- loi du 3 avril 1880
- loi du 9 juillet 1897
- loi du 8 juillet 1898
- loi du 5 juillet 1990
323
- A.N., 65 AQ A 17
324
- M.F., B34 126 Convention entre la banque de l’Algérie et le gouvernement tunisien annexée au décret
du 8 janvier 1904.
325
- la loi française du 29 décembre 1918 et le décret beylical du 30 décembre 1918 a fixé la fin du privilège
de la banque aussi bien en Algérie et en Tunisie pour le 31 décembre 1945.
139
Aussi bien la fin de la guerre que l’expiration du privilège de la banque
de l’Algérie hâta la prise d’une décision fixant l’avenir de cet établissement.
La loi des finances du 31 décembre 1945 s’est prononcée pour la
nationalisation de la banque de l’Algérie. Tout en instaurant un régime
transitoire de gestion, cette loi a prorogé jusqu’au « 31 mars 1946 le privilège
de la banque de l’Algérie et prévu qu’avant cette date le gouvernement
soumettrait à l’assemblée constituante, un projet de loi tendant à fixer le
statut définitif de l’émission dans les territoires où la banque de l’Algérie
exerce son privilège »326. Le décret beylical du 18 avril 1946 est venu
tardivement proroger le privilège de la banque en Tunisie du 1er janvier au 31
mars 1946. Un projet de loi portant la nationalisation de la banque de
l’Algérie est soumis à l’assemblée nationale constituante et « adopté sans
débat » le 17 mai 1946. Les autorités métropolitaines semblent pressées
pour exécuter le projet de nationalisation.
L’adoption à la hâte de la loi du 17 mai 1946 ne doit pas nous cacher les
divergences entre la Tunisie et la banque concernant l’application de cette
décision. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point fondamental relatif à
la position de la Tunisie à l’égard du statut de l’émission dans ce pays.
Par la loi du 17 mai 1946 la banque passe entre les mains de l’Etat
français dont il sera le principal actionnaire. Les actionnaires auront en
échange de leurs actions des obligations nominatives négociables à la bourse.
La banque sera dirigée par un président directeur général nommé par le
gouvernement français et un conseil d’administration au sein duquel siègent
des représentants de l’Algérie et de la Tunisie327. Après avoir tracé les
grandes lignes du changement introduit par la nationalisation de la banque
326
- M.A.E., (Q. O) S13 1944, C 49.
327
-. M. Fraisse, directeur des finances, représente la Tunisie au conseil d’administration de la banque de
l’Algérie.
140
de l’Algérie la question qui se pose est celle de savoir les raisons de cette
décision.
328
- Cité par Caron (F), Histoire économique de la France XIX XXe, Collection U., Armand Colin, p. 226.
329
- Bouvier (J), Un siècle de banque française : les contraintes de l’Etat et les incertitudes du marché,
Hachette. Paris, 1973, p. 270.
330
- M.A.E. S., 13. 1944-49 C45. D.1. F2. Lettre du résident général du 20 nov.
331
- Ibid., note : « la nationalisation en Tunisie des entreprises essentielles à la vie économique ».
141
par suite c’est ce dernier qui est le bénéficiaire éventuel de cette opération
de nationalisation. Or, l’absorption par l’Etat tunisien de sociétés, en très
grande majorité françaises, n’est pas souhaitable »332.
142
plupart des pays étrangers, notre établissement devenait chaque jour
davantage un organisme dont l’activité était commandée moins par des
préoccupations d’intérêt privé que le souci de satisfaire aux exigences de
l’économie générale du pays »335.
335
- Compte rendu (publié) du président du conseil d’administration de la banque de l’Algérie à l’assemblée
générale des actionnaires du 3 octobre 1946.
336
- Voir Julien (Ch. A), L’Afrique du nord en marche. Nationalistes musulmans et souveraineté française,
Troisième édition, Julliard, Paris 1972, p. 157-158.
337
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, Edition Jeune Afrique, Paris 1985, p. 24.
338
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F24.
339
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 2 E441.
143
infraction fiscale »340 . Malgré deux autres décrets beylicaux341 du même
genre et la création d’une police des changes, le trafic n’a pas cessé. Le
débarquement allié en Afrique du nord a changé les données du problème.
Suite à l’introduction du dollar américain et de la livre sterling en Tunisie, le
marché clandestin de la monnaie a prix de l’ampleur. L’office algérien de
changes autorise par instruction du 5 février 1943 l’introduction en Afrique
du nord des dollars américains portant cachet jaune et des « billets spéciaux
de sterling portant inscription British Military Authority »342. Les billets
américains et anglais sont acceptés en règlement de tout paiement aux taux
de 50 francs pour le dollar et de 200 francs pour la livre. Cette autorisation
accordée aux militaires anglais et américains a eu comme conséquence
l’introduction d’une grande quantité de monnaies américaines et anglaises.
340
- A.G.G.T, Série E. C. 31. D11. Art. 1.
341
- Ceux du 26 août et du 10 novembre 1943.
342
- M.A.E., Fonds de Nantes.
343
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 2 F. 422.
344
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F. 25.
144
presse que les alliés ne confèreraient cours légal aux billets français
qu’autant qu’ils seraient revêtus de l’estampille américaine »345.
345
- A.G.G.T, Série E. C31. D11. Lettre non datée envoyée par le secrétaire général du gouvernement tunisien
au général Mast, résident général.
346
- A.G.G.T., Ibid.
347
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F13-15.
348
- M.A.E., Fonds de Nantes. Note du 6 sept. 43.
145
la question de la dévaluation du franc français et du franc tunisien à la fin de
cette étude.
349
- Mitterrand (F.), « La politique française en Afrique du Nord » in Preuves, troisième année n°33,
novembre 1953.
350
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 1. F. 140.
146
En quoi consiste le différend ? Quelles sont les forces et les mobiles qui
sont derrière cette attitude audacieuse de la Tunisie ?
351
- Ibid.
147
ministre français des finances de ces réticences à l’égard de l’avant-projet
élaboré par l’Algérie s’oppose catégoriquement au renouvellement au
privilège de la banque. Pour justifier sa position, le Général Mast affirme que
« le texte préparé par la direction générale des finances va à l’encontre du
vœu renouvelé à diverses reprises par la section tunisienne du grand conseil
tendant à la création d’une banque autonome en Tunisie. Or, en l’état actuel
du régime organique du grand conseil, le décret beylical qui rendrait
applicable à la Tunisie la loi sanctionnant l’avant-projet préparé par la
direction générale des finances algériennes, doit être obligatoirement soumis
au grand conseil »352.
Ainsi, les motifs évoqués par le résident général pour appuyer son
opposition à la nationalisation de la banque de l’Algérie ne sont aucunement
d’ordre économique ou financier, ils sont plutôt d’ordre politique. Les
mobiles du général Mast sont plus explicites lorsqu’il parle des « vœux
formulés par l’opinion tunisienne au sujet de l’institution d’une banque
d’émission spécifiquement tunisienne »356. Les vœux de cette opinion
publique tunisienne et de la section tunisienne du grand conseil traduisent
une revendication nationaliste concernant le statut de l’émission en Tunisie :
« la passation d’une nouvelle convention avec la banque de l’Algérie se
heurte à des difficultés politiques d’autant plus grandes que les nationalistes
tunisiens rejettent le parti pris à tout accord nouveau entre l’Etat tunisien et
352
- Ibid.
353
- Le décret beylical du 15 sept. 1945 signale dans son article 38 que cette assemblée est obligatoirement
consultée préalablement à l’adoption de tout décret à caractère législatif, d’ordre financier, économique ou
social ».
354
- M.A.E, Ibid., F. 55-56.
355
- 10% du capital social de la banque.
356
- M.A.E., S 13. 1944-49, C 120. F81.
148
la France et appuient, par voie de conséquence, la thèse de l’organisation
d’une banque d’émission en Tunisie »357.
357
- M.A.E., Ibid.
358
- M.A.E., Ibid.
359
- Ces personnalités politiques tunisiennes pourraient être des ministres tunisiens, ou des membres du grand
conseil ou même des nationalistes.
360
- M.A.E., S. 13. 1944-49, C. 120 F. 55.
361
- M.A.E., Ibid.
362
- M.A.E., Ibid.
149
La « participation de ces musulmans au conseil d’administration a pour
but de manifester une étroite collaboration franco-tunisienne au sein de cet
établissement bancaire afin de pouvoir ainsi devenir une banque
d’émission »363.
Mais quelles sont les raisons qui sont derrière l’opposition de J. Mons à
la création d’un institut d’émission autonome en Tunisie ? Quelle solution
propose t-il à ce sujet ?
363
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033 d. 1. F. 108.
364
- Cohen-Hadria (E), Du protectorat français à l’indépendance tunisienne p. 178, centre de la
Méditerranée Moderne et contemporaine, Nice ,1976.
365
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, op. cit. p. 25
366
- Cohen-Hadria (E), Du protectorat français, op. cit. p. 178, le général Mast était à l’origine de la création
de l’Institut des hautes études.
367
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, op. cit. p. 24.
368
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033 d. 1. F. 166.
150
d’émission doit être, dans l’esprit du nouveau résident général, le fruit du
développement économique du pays couronné par l’équilibre de sa balance
commerciale. Or, le commerce extérieur de la Tunisie était souvent
déficitaire notamment au cours de l’année 1947 où ce déficit « atteint 12
milliards sur un volume d’importations de 18 milliards »369. Le problème
monétaire est donc cerné en liaison avec l’essor du commerce extérieur. En
effet, la banque tunisienne d’émission, en cas de sa création, devrait être
capable de couvrir les billets qu’elle émet soit par des crédits extérieurs soit
par des devises ou bien encore par de l’or. La règle est que « la valeur de
cette couverture doit être au moins égale au 1/3 des billets en
circulation »370. La banque nationale d’Egypte couvre la totalité des billets en
circulation à raison de 50% en or et 50% en titres. La banque d’Etat du
Maroc, en plus de son statut international lui donnant une garantie certaine,
couvre sa circulation fiduciaire en devises et en bons du trésor français. En
Tunisie où la circulation monétaire est évaluée à 10 milliards de francs, une
banque d’émission doit être capable de fournir au moins trois milliards et
demi de francs. Or, « l’Etat tunisien ne dispose pratiquement ni d’or, ni de
devises étrangères, ni de crédits extérieurs »371. La Tunisie étant jugée
incapable de couvrir sa circulation fiduciaire, elle devrait rester liée à la
banque de l’Algérie et par là à la France : « l’association monétaire avec la
France apparait donc comme une sauvegarde irremplaçable pour l’économie
de la Régence et une banque d’émission étroitement liée à la France doit
servir d’intermédiaire. C’est le rôle que remplit la banque de l’Algérie et
qu’un institut indépendant de la France ne pourrait l’assumer »372. Sur un
autre plan, la création d’une banque d’émission tunisienne constituerait,
selon J. Mons, une source de difficultés financières pour le protectorat
puisque la gestion du secteur tunisien de la banque de l’Algérie était toujours
déficitaire. Un autre élément d’ordre financier évoqué par le résident général
369
- M.A.E., Ibid, F. 167.
370
- M.A.E., Ibid, F. 142.
371
- M.A.E., Ibid, F. 142. En ce qui concerne l’or, il serait intéressant de rappeler les quantités d’or collectées
en Tunisie par la banque de l’Algérie pendant la Première guerre afin de régler les achats à l’étranger de la
Tunisie et dont la valeur estimée à 16.287.000 francs en 1920.
372
- M.A.E., Ibid, F. 168.
151
pour appuyer son point de vue consiste dans le risque d’inflation. Les
défenseurs du projet de banque d’émission tunisienne prévoient que celle-ci
pourrait accorder plus librement des avances au gouvernement tunisien et
doter la Tunisie de sa propre politique de crédit. Par contre J. Mons pense
que dans cette situation le gouvernement serait contraint à mener une
politique d’inflation puisque les avances faciles octroyées au gouvernement
auraient comme conséquence une inflation inévitable. Pour prévaloir une
politique de crédit bon marché il faut avoir une masse importante de
capitaux, chose qui fait défaut en Tunisie de l’après-guerre.
373
- M.A.E., S 13. 1944-49 , C 10. F. 82.
374
- M.A.E., Ibid.
152
conseillers de la nécessité pour la Tunisie de passer une nouvelle convention
avec la banque de l’Algérie »375.
375
- M.A.E., Ibid, F. 83.
376
- l’article 1 de la convention du 19 avril 1948 stipule :
a- « représentation du gouvernement tunisien et des intérêts généraux de la Régence au sein du conseil
d’administration de la banque par trois administrateurs et un censeur
b- attribution à la Tunisie de sept mille cinq cents actions de la banque de l’Algérie pour la durée du privilège
c- représentation à Tunis de la direction générale de la banque
d- fixation d’un plafond d’émission propre à la Tunisie ».
153
francs377. Sur un autre plan, la banque a consenti de pratiquer en Tunisie
l’escompte des effets à moyen terme, opération qui n’est pas normalement
du ressort des instituts d’émission. Toutes ces nouvelles dispositions prévues
par la convention du 19 avril 1948 seront insérées au sein des statuts
définitifs de la banque qui prendra le nom de « banque de l’Algérie et de la
Tunisie ».
377
- Le compte du trésor tunisien à la banque de l’Algérie comprend deux parties : une comporte les
opérations faites en Tunisie, la deuxième comporte les opérations faites en France. La Tunisie a souvent
éprouvé des difficultés pour payer les découverts de son compte en France. Elle a souvent négocié avec la
banque de l’Algérie pour élever les avances au Trésor tunisien destinées à régler le découvert en France.
378
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 1983 d. 4. F. 697.
Mr. Brunet est le président directeur général de la banque de l’Algérie M.H.H. Abdelwaheb était tout
simplement administrateur de la succursale de Tunis de cet établissement.
379
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120. F. 81.
154
défense devant une menace extérieure constituée par un impérialisme plus
fort et plus conquérant, à savoir l’impérialisme américain ? Dans les archives
du protectorat traitant des questions économiques de l’après-guerre
l’antiaméricanisme est une donne constante. La « menace » de
l’impérialisme américain est en Tunisie est d’autant plus grandes que ce
dernier essaie de collaborer avec les nationalistes tant sur le plan politique
que sur le plan économique. Les Américains ont tenté de pénétrer par un
moyen que les Français ont toujours essayé de préserver entre leurs mains, à
savoir le secteur bancaire.
380
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033, d.1. F37.
381
- M.A.E., Ibid.
382
- M.A.E., Ibid, F. 38.
155
renouveler son opposition par suite de son entière suggestion à sa puissance
alliée »384. Les milieux politiques et financiers tunisiens se sont intéressés à ce
projet. Parmi les personnalités attirées par cette affaire M’Hammed Ali El
Annabi, Salah Ben Youssef, Aziz Jellouli, Salah Farhat et en particulier
M’Hammed Chenik. Aziz Jellouli et M’Hammed Chenik sont accusés par les
autorités du protectorat d’avoir des relations solides avec le consulat général
américain : « le 15 octobre 1942, au cours, d’un dîner intime, ces Tunisiens
furent mis au courant du futur débarquement américain en Afrique du Nord.
Comme on s’en doute, en bons nationalistes et en hommes réalistes, ils ne se
manquèrent pas d’engager au cours des conversations qui suivirent, l’avenir
de leurs pays dans un sens américain »385.
383
- M.A.E., Ibid,
384
- M.A.E., Ibid, F37.
385
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 1983 d. 2, F. 203.
386
- M.A.E., Ibid.
156
L’étude de l’inflation nous permet de cerner les indices, les rouages, les
forces et les facteurs déterminants de la vie économique de la Tunisie de
l’après-guerre. De-là nous pourrons savoir si les Français restent
prépondérants ou bien si la domination française a reculé en faveur d’une
nouvelle percée de l’impérialisme américain.
Inflation
387
- Bouvier (J.), Un siècle de banque française, op. cit. p. 251.
388
- Ibid, p. 250.
157
En matière monétaire l’alignement de la monnaie tunisienne sur celle de
la Métropole était la règle. La parité du franc tunisien était fixée en fonction
du franc français. Le franc tunisien n’ayant pas sa propre parité, il « n’était ni
défini ni gagé en soi »389 et sa seule garantie était donc le franc français. Une
telle politique était jugée indispensable parce que « si la Tunisie disposait
d’une monnaie indépendante, cette monnaie disparaitrait aussitôt »390. Le
franc tunisien, étant solidaire du franc français, il était affecté par la
dépréciation de ce dernier. En effet, par la dévaluation du franc français de
décembre 1945 le franc tunisien a perdu de sa valeur par rapport aux devises
étrangères. Dans la crainte d’une deuxième dévaluation, « des transactions
sont opérées à Tunis sur les devises étrangères par certains capitalistes
qui…achèteraient le dollar papier à 400 francs et la livre papier jusqu’à 900
francs »391. Le tableau suivant, établi par le consul général américain à Tunis
en septembre 1947, nous donne une idée de la dépréciation constante du
franc tunisien par rapport au dollar. Malgré la résistance du franc tunisien
face au dollar pendant les années de guerre, la baisse de sa valeur est
énorme en 1946392.
389
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120. F61.
390
- Hubal (P.) Tunisie. Collection « Union française ». Paris, Editions Berger-Levrant. 1948, p. 121.
391
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d2 F497..
392
Change du franc en dollar :
1937 → 0.0398
1938 → 0.0284
1939 → 0.0249
1940 → 0.0228
1941 → 0.0228
1942 → 0.0228
1943 → 0.0209
1944 → 0.02
158
En plus du dollar américain et des devises étrangères d’une manière
générale, l’or a pris de la valeur. Pour stabiliser le marché de l’or, le
gouvernement tunisien a fixé à 130 francs le cours du gramme d’or. Mais le
15 mai 1947, le même gouvernement « a alloué une indemnité de 74 francs
par gramme aux producteurs de ce métal »393. Ainsi, le prix de l’or est passé
de 130 à 204 francs le gramme. L’augmentation de la valeur de l’or a
accentué la dévaluation dans une « proportion de 35% sans même que le
public s’en soit rendu compte »394. La dégradation de la valeur du franc a
nourri la crainte d’une deuxième dévaluation. Face à cette situation les
Tunisiens ont réagi pour revendiquer l’indépendance du franc tunisien. Un
meeting des commerçants, négociants et industriels tunisiens s’est tenu le 6
juin 1946 à Tunis pour débattre du problème de la dévaluation du franc qui a
jeté un « vif mécontentement » parmi la population musulmane. La section
tunisienne du grand conseil a adopté une motion « demandant qu’en cas de
nouvelle dévaluation du franc, le franc tunisien soit détaché du franc
français »395.
1945 → 0.02
1946 → 0.0084
159
territoires faciliterait l’exercice des influences étrangères et porterait atteinte
au prestige de la France »397. Ainsi, les problèmes économiques et financiers
ne sont pas étudiés en tant que tels, mais on essaye, de la part des
nationalistes comme de la part des Français, de les résoudre sous un angle de
vue politique. Pour n’importe quel problème monnaie, banques, finances…,
les Tunisiens réclament « l’autonomie » ou même l’ « indépendance » alors
que les autorités françaises insistent à chaque fois sur « le rattachement »
« l’alignement » et la « dépendance » de la Métropole. Pour justifier cette
politique, les autorités françaises évoquent les mêmes arguments : « les
influences étrangères » en particulier américaine et le « prestige de la
France ». La dévaluation, tout comme le statut de l’émission fiduciaire, a mis
les autorités françaises devant deux contraintes : l’influence croissante et
menaçante de l’impérialisme américain et les revendications audacieuses des
nationalistes. La politique française de lutte contre la hausse des prix en
Tunisie n’échappe pas à cette règle.
Pour la position du Maroc à l’égard de la question monétaire, voir lettre du général Juin du 22 août 1947
adressée au ministre des affaires étrangères. Ibid.
397
- M.A.E., Ibid, F. 64.
398
- Les biens consommés provenant à la fois de l’importation et de la production locale.
399
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d2 F. 469.
400
- M.A.E., C. 134. F. 194.
401
- Les prix des céréales à la production étaient plus bas en Tunisie qu’en Algérie et en France à cause du
coût élevé de la main d’œuvre et de l’étendue des superficies. Pour porter les prix des céréales produites en
160
l’incapacité du gouvernement de supporter la charge financière des produits
importés (comme les combustibles, les machines agricoles, certaines denrées
alimentaires…) ont obligé ce dernier à augmenter en même temps les prix et
les salaires. « La politique qui semble découler des indications ci-dessus a
comme but une valorisation des salaires402 ». Pour lutter contre l’inflation on
n’a trouvé de solution que l’inflation..
Le commerce extérieur
Tunisie à ceux des céréales produites par l’Algérie, le gouvernement a augmenté de 20% leur prix à la
consommation.
402
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d.2, F. 464.
403
- Cette politique était amorcée en 1948 et non pas auparavant, parce que la production oléicole était
déficitaire pendant les années précédentes à cause de la sécheresse.
404
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 137. F. 104.
161
protectorat sur la nécessité d’une politique commune entre les trois pays
d’Afrique du nord en matière et de prix d’huile d’olive qui doit être orientée
vers les zones dollar ou sterling. A cet égard deux décisions importantes
étaient prises par l’administration du protectorat en commun accord avec les
autorités métropolitaines :
405
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 138. F. 25.
406
- Pendant la campagne oléicole 1948-49, la production était de 45.000 tonnes, l’excédent exportable était
évalué à 10.000 tonnes.
407
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 138, F. 53.
162
Les Tunisiens étaient conscients des « sacrifices » faits au profit de la
métropole, ils n’ont pas oublié les tracts distribués par les militaires
américains stipulant que la Tunisie aura à payer la reconstruction de la
France à raison de 200 millions par an408. Pour cela, la France était accusée
par les nationalistes de vivre avec les devises nord-africaines en général et
tunisiennes en particulier. Mr. Bonneau, directeur d’Afrique-Levant, pendant
sa conférence de presse du 19 décembre 1947 lors de sa visite en Tunisie, a
essayé de réfuter de telles accusations409. La recherche de devises rares,
notamment le dollar, pour les besoins de la reconstruction avait comme
conséquence immédiate la création de relations commerciales étroites entre
la Tunisie et les USA. On s’est même passé de l’intermédiaire entre ces deux
partenaires, c’est-à-dire la France, puisque une délégation économique
tunisienne était installée à New-York pour rechercher de « nouveaux
débouchés aux exportations de la Régence »410. Les deux tableaux suivants
dressés à partir des chiffres du commerce extérieur tunisien publiés par la
banque de l’Algérie dans son rapport annuel reflètent le renforcement des
relations commerciales entre la Tunisie et « l’étranger » en particulier les
USA.
Importations tunisiennes
408
- M.A.E., Fonds de Nantes , C. 134, F. 197.
409
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 134, F. 198.
410
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 134, F. 14.
163
ée Valeur % Valeur % Valeur %
(en Fr) (en Fr) (en Fr)
Exportations tunisiennes
Aussi bien pour les importations que pour les exportations tunisiennes,
la part de l’étranger a enregistré un accroissement sensible de 1938 à 1946
au détriment de la métropole ce qui confirme les conclusions de J. Marseille
sur l’empire colonial français411. Il serait plus intéressant de voir la part des
USA dans les échanges avec « l’étranger ». Aux yeux du ministre français des
finances qui était conscient du préjudice causé à la France par le changement
des partenaires économiques de certaines de ses colonies, « l’étranger » ne
peut-être que les USA : « Laissera-t-on les territoires d’outre-mer libres
d’exporter leur production à l’étranger ? Les Laissera-t-on libres de disposer
411
- Marseille (J.), Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel. Paris 1984.
164
de la totalité de leurs devises ainsi obtenues pour s’approvisionner au cours
mondial ? C’est-à-dire les décrochera-t-on de l’économie métropolitaine
française pour les accrocher à l’économie mondiale, en fait à l’économie
américaine ? Ce serait une véritable sécession économique. Or, une
sécession économique … sera obligatoirement le prélude d’une sécession
politique »412.
Les investissements
412
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2110, D.2, F.6.
413
- Voir Mitterrand (F.), Aux frontières de l’union française. Indochine. Tunisie, Julliard, Paris, 1952.
414
- Tableau établi à partir des chiffres concernant les investissements dans les trois pays d’Afrique du Nord
C.N.U.D.S.T. BR 36. 2110. D.2.
415
- Ibid., F. 33.
165
1943 1944 1945 1946 1947 1
Mines 1 1 2 2. - - 1 15 6 12.0 2
et carrières 4.000 150 0 50 7
Total 1 4 1 9 2 8 4 19 3 1.00 3
00 4.538 88 9.009 53 8.333 05 9.503 98 0.280 85 4
166
public et l’investissement privé pour la création de nouvelles entreprises416.
Mais est-ce que les capitaux privés français ont permis de combler
l’insuffisance des investissements publics ?
416
- Exemples : Tunis-Air, la Société d’Etudes et de Recherches de Sels de Potasse et de sels Connexes en
Tunisie, la S.O.R.E.M.I.T.
417
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120, F.64.
418
- Wagner (H.), L’évolution des finances en Tunisie de 1938 à 1948, thèse de droit, Université de Paris
1950. Imprimerie SAPI. Tunis.
419
- M.A.E. S 13. 1944-49, C. 134, F197.
167
ressources économiques »420 de la Tunisie comme les centres miniers et les
zones de cultures maraîchères. Des ingénieurs américains sont venus se
documenter à la bibliothèque Souk-El-Attarine sur les mines. Dans les milieux
français de Tunisie les conversations portaient sur « l’intérêt croissant que
semble porter les américains aux richesses et aux possibilités minières de la
Régence »421. Des demandes de création de sociétés étrangères notamment
américaines étaient adressées au résident général. Ce dernier était contraint
de demander aux autorités métropolitaines la politique à adopter en matière
d’investissements étrangers : « j’ai été en effet consulté à diverses reprises
ces temps derniers sur l’opportunité de laisser se constituer des sociétés de
capitaux ou à participation étrangère ou d’autoriser les sociétés étrangères à
investir des capitaux dans la Régence… j’estime pour ma part qu’une
opposition de principe aux investissements étrangers n’est pas souhaitable,
mais que les capitaux français doivent cependant être encouragés à venir en
Tunisie »422.
420
- C.N.U.D.S.T., BR 53. C1184. D.3. Lettre du 26 août du chef de la circonscription d’un contrôle de Gafsa.
421
- M.A.E., ibid, note du 2 mai 1944.
422
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 126, F. 22.
423
- Wagner (H), op, cit. p. 340.
424
- A titre d’exemple la Tunisie a bénéficié dans le cadre du plan Marshall de 13.830.000 dollars pendant le
premier semestre 1947 et de 4.008.000 dollars pendant le premier semestre 1948, C.N.U.D.S.T. B 583. C147.
D3. F. 22.
168
Marshall425. L’aide financière américaine à la Tunisie a continué même après
l’indépendance en particulier entre 1957 et 1961. D’après Ben Romdhane
cette aide était pour la période indiquée de 239.2 millions de dollars qui
« représentaient 47% de l’investissement brut total du quinquennat 1957-
1961 »426.
425
- Ben Romdhane (M.), Mutations économiques et sociales et mouvement national en Tunisie de 1956 à
1980, ouvrage collectif. Centre de recherches et d’études sur les sociétés maghrébines, Edition du CNRS.
Paris, 1985.
426
- « Rassemblement » du 20 avril 1949. S.E.R.E.P.T. : Société d’études, de recherches et d’exploitation des
pétroles de Tunisie.
427
- Ibid.
428
- « Rassemblement » du 22 avril 1949.
429
- M.A.E., R 53. C. 1584. D. 3, F. 720.
430
- S.H.A.T., C. 2 H 133. « Evolution de la politique indigène depuis 1940 au 30 septembre 1944 » Note :
« Le néo-destour, les princes et les Anglo-Saxons ».
169
septembre 1943, le secrétaire d’Etat américain aux affaires étrangères a
exprimé explicitement cette volonté : « les nations libres sont responsables
des peuples qui aspirent à la liberté. Le devoir de ces nations, lorsqu’elles ont
avec ces peuples des liens politique sous forme de mandats, protectorats ou
autres, est d’aider à leur développement matériel et moral, de les préparer
aux devoirs et responsabilités du gouvernement autonome et d’encourager
leurs efforts vers la liberté ».
Conclusion
431
- voir notre thèse, Réseau de la compagnie Bône-Guelma et sa contribution à la pénétration française en
Tunisie. 1875-1900, Thèse III cycle dactylographiée. Reims, Mai 1985.
170
adoptée quelques années avant la fin de l’ère coloniale était appliquée à la
fin du XIXe siècle pour instaurer la colonisation en Tunisie432.
432
- M.A.E. S 13. 1944-49. F22.
171
UNE VOLONTE DE DECOLONISATION FINANCIERE :
DE TUNISIE 1955-1958434
433
- Voir Hamza (H-R), «Les Etats-Unis et la question tunisienne (1939-1943) : à la recherche d’une
politique», Article dactylographié.
434
In IBLA, 2003, pp. 161-178. (Abréviations : B.C.T : Banque Centrale de Tunisie, M.F.F.F :
Archives du Ministère des Finances (France), S.T.B : Société Tunisienne de banques.)
172
début d’une autre, mais toute forme de rupture politique occulte une
continuité au niveau économique.
435 Conventions entre la France et la Tunisie signées à Paris le 3 juin 1955, Paris,
Imprimerie Nationale, 1955, p. 111.
436Ibid., p. 112.
173
ces deux partenaires. Mais il ne faut pas perdre de vue que cet « accord » est
conclu au terme de 74 ans de présence coloniale et qu’il ne peut, de ce fait,
servir de la même manière une puissance coloniale et une colonie aspirant à
son indépendance. Sur un autre plan, il ne peut y avoir coopération réelle et
liberté que lorsque les chances sont égales.
Par ailleurs, les relations de la Tunisie avec les pays extérieurs à la Zone
Franc doivent passer par un organisme central métropolitain, à savoir l’Office
des Changes de la Zone Franc placé sous l’autorité administrative du
gouverneur de la Banque de France, Président du Comité Monétaire. Un
174
office des Changes doit être créé à Tunis pour accorder des licences
d’importation et d’exportation et pour veiller à la bonne application de la
politique de l’organisme central établi à Paris. Les ressources tunisiennes en
devises « sont versées au Fonds de stabilisation des changes de la Zone
Franc, sur lequel sont, d’autre part, prélevées les devises nécessaires aux
paiements extérieurs de la Tunisie »442. Ainsi, la France contrôle l’émission
monétaire, les paiements intérieurs et extérieurs de la Tunisie. Cela n’est pas
nouveau, puisque l’établissement du protectorat443 a visé un tel objectif,
mais ce qui est nouveau c’est que le contrôle de la France se fait par le
moyen d’un nouvel instrument : les institutions de la Zone Franc.
175
d’étalon-or445. Les troubles monétaires des années vingt ont été aggravés par
les méfaits de la dépression des années trente. Face à l’ébranlement de leurs
structures économiques et financières et en l’absence d’un système
monétaire mondial cohérent, les puissances coloniales ont cherché à se
protéger en s’appuyant sur leurs empires coloniaux. «Préférence impériale»,
protectionnisme et zones monétaires étaient alors établis pour remédier au
marasme économique et financier de l’époque : la zone escudo est créée par
le Portugal446, la zone sterling par la Grande Bretagne447 et la zone franc par
la France.
445 Bouvier (J.), Un siècle de banque française. Les contraintes de l’Etat et les incertitudes
du marché, Librairie Hachette, Paris, 1973, pp 45-52.
446 Torres (A.), « La zone escudo et « l’espace économique portugais » ont-ils favorisé le
développement du Portugal et de ses colonies d’Afrique dans les années 1960-1970 » dans
La France et l’Outre-mer, un siècle de relations monétaires et financières , Comité pour
l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1998, p. 615.
447 Krozewski (G.), « La zone sterling dans les relations de la Grande Bretagne avec
176
Nous comprenons alors le contrôle monétaire imposé par la France à la
Tunisie par le biais de la convention de 1955. Cette tutelle monétaire ne peut
se faire sans une autre donnée: l’union douanière entre la Tunisie et la
France. Ces deux pays « conviennent de constituer leurs territoires douaniers
respectifs en union douanière »449. Ils s’engagent alors à « ne pas faire
obstacle à la liberté des relations commerciales au sein de l’Union
douanière »450. La loi douanière du 19 juillet 1890, promulguée suite à
l’établissement du protectorat, a accordé un régime préférentiel à certains
produits des deux pays. L’expiration du traité tuniso-italien en 1898 a libéré
la Tunisie de cet engagement à l’égard de l’Italie et certains produits
tunisiens pouvaient entrer dès lors en franchise en France451. Une franchise
totale est établie pour certains biens d’équipement français dont la Tunisie
avait besoin. Ce régime douanier préférentiel est encore réduit en 1928 pour
prendre le nom « d’Union douanière restreinte »452.
Il est ainsi évident que l’union douanière intégrale et totale n’a jamais
été de rigueur entre la Tunisie et la France lors de toute la période coloniale.
Or, aussi paradoxal que cela semble-t-il l’être, la convention de l’autonomie
interne, établit une véritable union douanière entre les deux pays453. Certes,
la France s’engage par cette même convention à fournir à la Tunisie les
investissements nécessaires à son développement économique454, cependant
l’union douanière constitue un risque énorme pour ce jeune pays. En effet,
l’entrée en franchise des biens d’équipement et surtout des biens de
consommation français en Tunisie entraverait la naissance de toute activité
décembre 1955 précisant que cette Union douanière se limitait uniquement à la France
métropolitaine.
454 Conventions du 3 juin 1955, art 20. L’article 21 de la même convention précise que la
France pourra garantir les emprunts tunisiens contractés à l’étranger. Sur un autre plan
la Tunisie s’engage à maintenir la propriété privée des Français installés sur son territoire
et elle accorde toute liberté aux entreprises et aux capitaux français se trouvant déjà sur
place (art 29 et 30).
177
industrielle dans ce pays. Par ailleurs, la Tunisie n’ayant plus le droit
d’exporter ses produits vers des pays en dehors de la zone franc, comme les
phosphates ou l’alfa jadis exportés vers la Grande Bretagne, elle sera privée
de devises. Pire, la Tunisie n’est même pas libre de ses devises gérées
désormais par le Comité monétaire et l’office des changes de la zone franc.
mai 1957.
460 Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au
179
Agricole461. Ces banques françaises n’attirant plus de nouveaux capitaux
réduisent leurs escomptes, et diminuait les moyens de financement de
l’économie tunisienne. Plus grave, ces établissements drainent les capitaux
dans le sens inverse, c’est-à-dire celui de la Tunisie vers la France. « Clients et
banquiers, comme l’a noté une banque marseillaise profitant de cette
situation, entendaient que ces fonds soient en sécurité en France »462.
Certains auteurs ont signalé que cet exode des capitaux français a
commencé dès les premières négociations préalables aux conventions de
l’autonomie interne463 en soulignant que « le transfert d’épargne non
investies ou de capitaux contribue bien à priver la Tunisie de ces capitaux qui
auraient pu s’investir »464. D’ailleurs, il a été déjà remarqué pour une autre
colonie qu’il était plus facile d’y épargner «que d’y investir»465.
1960.
463 Destanne De Bernis (G.), « La Tunisie et la zone franc », op. cit., p.48.
464Ibid., p. 49.
465 Marseille (J.), "Une approche économique et financière de la décolonisation, l’évolution
des bilans des entreprises coloniales (1938-1954)", actes du colloque organisé par l’Institut
d’Histoire du Temps Présent, 4-5 oct. 1984, Editions du CNRS, Paris, 1986, p. 165.
466 El Gafsi (A.), Le système bancaire tunisien, structure et financement du
180
- Le peu de moyens dont dispose l’Etat tunisien
468 A.M.F.F, carton Z1404, convention signée à Paris le 30 juin 1956 entre Paul Ramadier
Ministre des Finances et des Affaires Economiques et Hédi Nouira, Ministre des Finances.
Les fonds prêtés sont productifs d’intérêt du taux de 1,5%.
469 A.M.F.F, carton B 24933, note du directeur du Trésor pour le président, 19 février 1957.
470 A.M.F.F, carton Z 4982, note pour le Ministre, 29 septembre 1959.
471 Les banques en Tunisie, op. cit., p. 7.
181
Tunisie, l’Union douanière est toujours de rigueur, et le nouvel Etat national
est soumis aux décisions et aux institutions de la zone franc. Tout en étant
occupés par les problèmes de gestion du quotidien, les Tunisiens n’ont pas
arrêté de relever, à maintes reprises, ce paradoxe. Hédi Nouira a rappelé que
«le Gouvernement tunisien désire entamer rapidement des négociations afin
de modifier la convention économique et financière du 3 juin 1955 dont les
dispositions conçues pour un régime d’économie interne ne sont plus
compatibles avec l’indépendance»472. Le point qui tient à cœur aux Tunisiens
était le statut de l’émission monétaire, et cela pour de multiples raisons.
182
les banques de la place ont fait fuir leurs capitaux en France et vivent par le
moyen du réescompte de la Banque d’Algérie et de Tunisie. Le directeur de
cet organisme a déclaré à Baccar Touzani, censeur de la même société : « ce
ne sont pas des banquiers, ici à Tunis, ce sont des cyclistes. Dès qu’ils
obtiennent un crédit, ils viennent le réescompter à la Banque d’Algérie et de
Tunisie »475.
Aidés dans leur action contre la Banque d’Algérie et de Tunisie par les
textes même de la convention qui évoquent la possibilité de création d’un
institut d’émission tunisien, les responsables tunisiens entament des
négociations à ce sujet avec la France. Ayant obtenu un accord
« officieusement »476 à ce sujet Nouira est déterminé à en accélérer le
processus. Baccar Touzani, censeur de la Banque d’Algérie et de Tunisie, était
chargé de négocier et d’assurer le transfert de l’émission monétaire à la
Tunisie. Georges Gorse, ambassadeur de France, Wilfrid Baum Gartner
gouverneur de la Banque de France et Jean Watteau gouverneur de la
Banque d’Algérie et de Tunisie ont participé à ces négociations qui étaient
difficiles et « complexes »477.
475 Entretien que nous a accordé Baccar Touzani à Paris le 8 novembre 1999.
476 A. M.F.F, carton B 24933, note pour le président, 19 février 1957.
477 Discours de Bourguiba lors de l’inauguration de la Banque Centrale de Tunisie, La
183
- Nationaliser la puissante Banque de Tunisie créée depuis 1884 et
principal rescapé de l’après 1956. Cette éventualité est d’autant plus
envisageable que cette banque avait été fondée dans le but d’obtenir le
privilège de l’émission monétaire479. L’Etat tunisien pourrait lui accorder ce
que l’administration coloniale lui a refusé à la fin du XIXe siècle. Néanmoins,
les Tunisiens ont voulu marquer leur rupture avec les institutions bancaires
de l’époque coloniale. « Nous n’avons aucun intérêt à nationaliser les
banques françaises privées » nous a déclaré Baccar Touzani480.
Voir aussi Alaya (H.), Monnaie et financement en Tunisie, Cérès Production, Centre d’Etudes
de Recherche et de Publications de l’Université de Droit de l’Economie et de Gestion Tunis,
1991, p. 59.
184
politique. Tellement politique que lorsqu’on a signé à Paris le 19 juin 1958 le
transfert des maîtres-monnaies, un responsable français m’a dit, affirme
Baccar Touzani : maintenant j’ai appris comment mener la négociation avec
l’Algérie»484. La décision politique de fonder une banque centrale étant prise,
un comité d’experts tunisiens et français est désigné afin de préparer les
statuts du nouvel établissement qui doivent tenir compte de l’appartenance
de la Tunisie à la zone franc485. La France espérait ainsi que des Etats
indépendants, comme la Tunisie ou le Maroc, seraient «satisfaits de leur
indépendance politique et conscients du bénéfice qu’ils tiraient à vivre dans
le giron économique de la France, ne cherchaient pas à s’affranchir sur ce
plan-là »486. Ayant cédé en acceptant la création d’une banque centrale
tunisienne, la France tenait à préserver le maintien de la Tunisie au sein de la
zone franc. Ce compromis trouvé, les préparatifs de formation du nouvel
institut d’émission s’accélèrent487. L’urgence était les textes réglementaires,
d’où la publication le 19 septembre 1958 au Journal Officiel Tunisien des
statuts de la Future B.C.T. Le capital n’était pas un obstacle en soi car cette
entreprise était sous forme de société publique qui avait besoin, avant tout,
de l’appui de l’Etat. Par ailleurs, le transfert de la part tunisienne du capital
de la Banque d’Algérie et de Tunisie au nouveau pouvoir tunisien constituait
un élément important de l’actif de la B.C.T. Le 18 octobre 1958, trois lois sont
promulguées : la première approuve la convention intervenue le 25 juillet
1958 entre le gouvernement tunisien et la Banque d’Algérie et de Tunisie
réglant les modalités du transfert du privilège de l’émission monétaire à la
B.C.T488. La deuxième loi crée le dinar tunisien comme unité monétaire
nationale tout en autorisant les billets de la Banque d’Algérie et de Tunisie à
avoir provisoirement cours légal489. Par une telle mesure le gouvernement
tunisien vise à préserver les quelques capitaux français qui demeurent
484 Ibid.
485 A.M.F. F, carton B 24933, note pour le Ministre, 19 février 1957.
486 Gern (J.P.), Le Maroc et la Tunisie face à l’autonomie monétaire, op. cit., p. 13.
487 Les Tunisiens étaient aidés dans leur tâche de création de la B.C.T. par des experts
mis à leur disposition par l’ONU, discours de Bourguiba du 3 novembre 1958 rapporté par
La Presse du 4 novembre 1958.
488 Journal officiel tunisien, 17-21 octobre 1958, loi n°58-108 du 18 octobre 1958.
489 Journal officiel tunisien, 17-21 octobre 1958, loi n°58-109 du 18 octobre 1958.
185
encore en Tunisie. Le troisième texte de loi fixe le capital de la B.C.T dont la
création était décidée par la loi du 19 septembre 1958 à 1.200.000 de dinars.
Ce capital est entièrement souscrit par l’Etat à « concurrence d’un million de
dinars par apport des immeubles, du mobilier et du matériel acquis par l’Etat
de la Banque de l’Algérie et de Tunisie et à concurrence de deux cent mille
dinars par versement en espèces »490.
186
force »494 tout en insistant sur les mesures libérales prises par la Tunisie en
matière de transfert de capitaux et de change monétaire. Quant à Nouira, il
insiste, dans un discours, sur la mission de la B.C.T qui consiste à se charger
de l’émission monétaire et à assurer «la stabilité externe de la monnaie
nationale»495. Mais chose paradoxale, Nouira qui reconnaît le caractère
politique de l’institut d’émission sollicite, en libéral convaincu, du
gouvernement les pouvoirs qui pourraient assurer « à la direction de la
banque la stabilité et l’indépendance indispensables pour l’exercice objectif
de sa mission »496.
187
sujet499. En dépit du bon démarrage de l’opération dinar500, Mansour Moalla,
Directeur Général de la B.C.T, était obligé de calmer les esprits501.
499 Bourguiba a déclaré que « tous les détenteurs d’anciens billets pourront les échanger
entre les nouvelles coupures ... Nul ne sera tenu de fournir son identité ni de justifier les
origines des fonds à échanger », La Presse, 4 novembre 1958.
500La Presse, 5 novembre 1958.
501 La Presse, 7 novembre 1958.
502 La Banque de l’Algérie et de Tunisie a été chargée, par convention du 29 mars 1956
passée avec l’Etat, de la question d’un fonds d’avances et de garantie en faveur des
entreprises françaises en Tunisie. Après la perte du privilège d’émission monétaire dans ce
pays, la Banque de l’Algérie et de Tunisie est remplacée, dans cette opération, par le
Comptoir National d’Escompte de Paris par une convention en date du 18 août 1958
conclue avec le Ministère des finances, A.M.F. F, carton Z 1404.
503 La Presse, 4 novembre 1958.
504 « On nous a envoyé un télégramme, trois jours après, pour nous informer de la
188
après une longue concertation505 décident le 5 janvier 1959 de ne pas
dévaluer tout en bloquant les transferts pour éviter toute spéculation.
Cependant, « 2-3 milliards de Fr. quittent le pays sous l’effet d’une psychose
générale. C’est pourquoi le 13 janvier, un système de contrôle est mis en
vigueur »506. La décision prise par les Tunisiens, pour des mobiles plus
politiques que financiers, de ne pas dévaluer est lourde de conséquences à
tous les niveaux. Bien qu’elle soit de nature financière, elle signifie le refus de
la dépendance économique et financière incarnée par la parité entre les deux
monnaies. Les Tunisiens qui ne veulent pas dévaluer le dinar trois mois après
sa naissance, ont tenu à « politiser l’affaire »507, ils ont voulu engager le
Maroc avec eux, une délégation est dépêchée au Maroc, mais les entretiens
avec Allel El Fesi, le chef du Gouvernement Bouabid et le roi Mahomed V
n’ont rien donné508. Cette attitude du Maroc n’a pas empêché la Tunisie
d’aller plus loin : quitter la zone franc. En effet, la non dévaluation du dinar
signifie la suppression de la parité avec le franc. « La France, par sa
maladresse, nous a obligés à sortir de la zone-franc », affirmait Baccar
Touzani qui parlait même de « bêtise commise par la France »509. Ce dernier
est chargé d’informer le Ministre des Finances de la décision du
gouvernement tunisien. L’entretien a duré quelques minutes. Une semaine
après, un haut responsable de la rue de Rivoli est venu s’excuser auprès de la
Tunisie espérant qu’elle reviendra sur sa décision, mais en vain.
Conclusion :
505 Baccar Touzani affirmait que « si El Hédi était pour la dévaluation pour des raisons
économiques et financières. Ahmed Mestiri était partisan du maintien de la parité
franc/dinar », ibid.
506 Gern (J.P.), Le Maroc et la Tunisie, op. cit., p. 17.
507 Propos de Baccar Touzani, op. cit.
508 Baccar Touzani, nous a raconté les péripéties de ce voyage au Maroc auquel il a
participé.
509Ibid.
189
d’échange destiné à remplacer les anciennes relations coloniales. Après avoir
sacrifié en 1955 le côté économique et financier au profit du politique, les
nationalistes profitent du contexte de l’indépendance pour récupérer ce qui
est déjà perdu. Ainsi, les problèmes financiers et monétaires du lendemain
de l’indépendance ont été traités avec une logique politique beaucoup plus
qu’économique : la création d’un institut d’émission national en 1958 avant
l’expiration du privilège de la Banque d’Algérie et de Tunisie ainsi que le
décrochage du dinar de la zone franc. Les Tunisiens voulaient imposer leur
souveraineté et prendre une certaine revanche à l’égard de l’ex-métropole.
Ces impératifs nationalistes étaient lourds de conséquences pour la Tunisie
et son économie : fuite de capitaux, faiblesse des investissements510 dans une
conjoncture climatique marquée par une pluviométrie déficiente511, mais
aussi un contexte international difficile. Ni l’Algérie toujours occupée, ni le
monde arabe dominé par le nassérisme, ne pouvaient constituer des
partenaires économiques. Un nouveau réseau d’échange européen se met en
place avec la création, par le traité du 25 mars 1957, du marché commun, ce
qui fait que la France tourne le dos à la Tunisie. Mise en quarantaine par
l’Europe, par le monde arabe et par le Maghreb, la Tunisie est livrée à son
propre sort au début d’une nouvelle décennie qui s’annonçait difficile. Le
socialisme était alors la seule alternative pour l’Etat tunisien. Mais un
socialisme sans capitaux mène à l’étatisme. C’est en 1969 que la Tunisie se
rend compte qu’elle a manqué sa décolonisation financière. Après la
parenthèse des années 1960, elle opte au début des années 1970 pour la
politique que Hédi Nouira avait souhaitée entreprendre au lendemain de
l’indépendance. Le sous-développement n’est pas uniquement dû au
colonialisme, mais aussi à l’échec de la décolonisation que la France et la
Tunisie, et peut-être l’Europe et l’Afrique, mal négociée.
510 Les investissements étaient de 5.630 millions de dinars en 1958. Voir Les banques en
Tunisie, op. cit., p. 7.
(511) Rapport du gouverneur de la B.C. T au Président de la République, exercice 1958-59.
190
LA MODERNISATION ECONOMIQUE AU MAGHREB A L’ERE DES
INDEPENDANCES POLITIQUES512
512
In Actes du III congrès international du dialogue arabo-turc, Bigart, Istanbul, 2003, pp. 55-71.
191
monde depuis le XVIIIe siècle étant l’industrie moderne, tous les projets de
513
192
aucune modernisation économique. Affaibli par la Première Guerre
mondiale, l’impérialisme colonial avait du mal à faire face aux retombées de
la crise capitaliste des années 1930514. Il ne pouvait ainsi entreprendre aucun
effort de modernisation dans les colonies considérées comme « réserves »
appelées à venir au secours de la métropole. Après la Deuxième Guerre, la
France s’est rendue compte que le meilleur moyen pour préserver ses
colonies nord-africaines était de procéder à des réformes économiques dites
de « mise en valeur ». Une partie du plan Marshall était destinée à financier
une telle entreprise au Maroc et en Tunisie séduits par les perspectives
alléchantes américaines. En Algérie, le plan de Constantine a envisagé en
1958 un effort exceptionnel dans cette colonie.
514
Mahjoub (A.), « Economie et société : la formation du sous-développement. L’évolution socio-économique de
la Tunisie précoloniale et coloniale », in Tunisie au présent. Une modernité au–dessus de tout soupçon ? ouvrage
collectif , sous-direction de M. CAMAU, Editions du CNRS, Paris, 1987, pp. 114-115.
515
Elsenhans ( H.), « Du malentendu à l’échec ? Guerre d’Algérie et tiers-mondisme français entre ajustement
capitaliste et engagement libéro-socialdémocrate », in the Maghreb Review, vol 20, 1-4, 1995, p.44.
193
Le bilan économique de la France au Maghreb s’étend aux secteurs
suivants : une agriculture coloniale, des industries extractives, un réseau
ferroviaire et un système bancaire. Certes, l’agriculture coloniale a introduit
le machinisme, mais elle ne pouvait écouler ses produits sur le marché
métropolitain. Les industries extractives fournissaient les matières
exclusivement aux usines métropolitaines. Le système bancaire épaulait
l’économie coloniale en tournant le dos aux musulmans considérés non
solvables.
194
panarabisme. L’après Deuxième Guerre n’a pas arrangé les choses, car la
guerre contre le nationalisme était ouverte suite à la radicalisation des
mouvements nationaux maghrébins. Ainsi, l’impérialisme colonial s’est
intéressé au Maghreb, son existence durant, aux problèmes politiques
(rivalités extérieures, nationalisme…) reléguant à l’arrière-plan toute œuvre
de modernisme économique.
517
Ibid., p.145.
518
Ibid., p.138.
195
Nous comprenons ainsi, pour la Tunisie, le choix de M’hamed Chenik et
de Tahar Ben Ammar, deux figures de la bourgeoisie nationale, à la tête du
premier et du deuxième ministère de négociation.
196
raisons, des termes comme « interdépendance », « fédéralisme »,
« autonomie interne », « association » et même « union » étaient à l’ordre
du jour. Une formule était trouvée au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale, celle de « l’Union française » qui comprenait, en plus de la France
métropolitaine, des départements et des territoires d’outre-mer, les « Etats
associés »523. Les formules de décolonisation négociées par la suite avec
nationalistes maghrébins ont ménagé les intérêts économiques et financiers
de la France dans ces pays.
197
textes définissent les relations monétaires et les échanges entre les deux
parties en insistant sur l’appartenance de l’Algérie à la zone franc et
« l’institution de tarifs préférentiel ou l’absence de droit »527, chose qu’on
avait paradoxalement du mal à établir en peine période coloniale. Par
ailleurs, l’indépendance de l’Algérie n’a pas empêché le maintien des intérêts
économiques et stratégiques français en Algérie, surtout au Sahara et à
Mers-el Kébir528. Malgré ses engagements économiques et financiers au
Maghreb, la France ne peut réussir en phase transitoire, en l’occurrence
celle de la décolonisation, ce qu’elle n’a pas réussi pendant presque un siècle
de présence coloniale au Maghreb.
198
n’étaient en fait qu’une simple remise en cause de ceux du protectorat pour
le Maroc et la Tunisie, ont prévu des accords de coopération ultérieure. Suite
au rapport Jeanneny élaboré en 1963 et défendant la thèse du
« redéploiement », la France a envisagé une politique d’aide au
développement pour l’ensemble des pays du tiers-monde530.
199
économique et de promotion sociale visant l’indépendance économique à
l’égard de l’ex-métropole et de l’eurocentrisme.
200
clôture du 1er séminaire national de la coopération, Ahmed Ben Salah définit
ainsi le socialisme tunisien : « La coopération doit constituer l’un des
fondements essentiels de notre socialisme et l’une des voies qui conduisent
vers l’instauration de la justice sociale, juge d’une véritable démocratie
économique… Dans notre plan national de développement il est
expressément mentionné que le socialisme en Tunisie doit répondre à une
vocation nationale, renouer avec les tendances communautaires de notre
peuple… et si nous avons opté pour la coopération, c’est parce qu’elle
répond à notre volonté d’organisation socialiste et à notre souci de réaliser la
justice sociale, la démocratie économique, et la promotion intellectuelle »536.
201
sans aucune idée de classe sociale ou d’universalisme : « Ce qui importe c’est
que notre nation, dit-il, a besoin de tous ses fils pour gagner sa bataille, ne
connaisse pas la haine sociale encouragée par les tenants du socialisme
scientifique, semant la dérision et mutilant la patrie »539.
202
d’Evian542 et choisira la voie nassérienne adoptée au sujet de canal de Suez
en procédant à la nationalisation des terres puis celle des sources d’énergie
le 24 février 1971. Ainsi, le panarabisme va déterminer tous les traits du
nationalisme algérien en matière économique et dans le domaine des
relations internationales : l’anticolonialisme teinté d’un anti-américanisme
qui mène au tiers-modernisme543. Le socialisme algérien serait conçu comme
une forme de libération à l’égard du colonialisme qui doit consolider
l’indépendance politique. Le président Boumediene dit souvent : « Nous
avons consenti un million de martyrs pour nous libérer politiquement et
économiquement »544. Il ira jusqu'à dire : « Construire dans l’esprit de
novembre »545. Le socialisme algérien est un socialisme libérateur qui s’érige
en modèle pour les autres pays sous-développés. En évoquant la guerre de
libération et le rôle historique de l’Algérie, El Moujahid, journal officiel
algérien, parle d’une « influence positive » de l’Algérie sur le « mouvement
d’émancipation générale qu’ont connu les pays du tirs-monde… Dans la
bataille pour le développement, affirme le même journal, où sont engagés la
plupart de ces mêmes pays, il apparaît non moins incontestable que l’Algérie
joue un rôle moteur en matière de pétrole. Ses positions ont déclenché et
continuent de nourrir un vaste processus de justes revendications au profit
des peuples jusque-là honteusement exploités »546.
542
L’Algérie oblige la France à signer un nouvel accord dans le domaine du pétrole le 29 juillet 1955.Voir El
Mellouki Rifi (B.), La politique française de coopération, op. cit., p. 374.
543
« La révolution algérienne, en nationalisant 51 % des secrets pétrolière françaises, des même que toutes
les ressources en gaz naturel et les moyens de transport terrestre se place une nouvelle fois à l’avant garde de
la lutte dans le tiers-monde », El Moujahid, 25/2/71.
544
Cité par Etienne (B.), « Vocabulaire politique et légitimité en Algérie », in Elites, pouvoir et légitimité au
Maghreb, CNRS, 1973, Paris, p.95.
545
Ibid., p.95.
546
Nous pouvons lire dans l’éditorial d’El Moudjahid du 26/2/71: « C’est une nouvelle étape historique que la
révolution algérienne vient de franchir avec les grandes décisions prises mercredi par le pouvoir
révolutionnaire. En vérité, cette étape s’inscrit étroitement dans une démarche suivie avec une rare constance
depuis le redressement du 19 juin 1965 et qui prend ses racines dans les idéaux révolutionnaires du 1 er
novembre. Pour l’Algérie, l’indépendance ne saurait se limiter à une simple formule plus ou moins vide de
sens politique. Elle doit impliquer cette authentique souveraineté, c’est-à-dire concerner tous les domaines et
en particulier le domaine économique, afin de parvenir effectivement à l’élimination du sous-développement
et à l’édification d’une société de justice, de prospérité et de progrès ».
203
formule est même tentée conjointement avec l’Egypte, celle du non-
alignement. En dépit de sa démarche tiers-mondiste, le socialisme algérien
intègre le modèle soviétique fondé sur le socialisme autogestionnaire dans le
domaine agricole et un socialisme d’Etat dans le domaine industriel.
204
rôle prépondérant. Or par leur nature, ces deux institutions conservatrices
refusent le socialisme.
Conclusion
548
Du 25/2/1971
205
- Ne croyant pas au discours politique, les populations ne se sont pas
engagées dans les projets du modernisme économique, d’où leurs échecs (les
populations contre le réformisme, le modernisme colonial et le socialisme).
Ce refus est dû, entre autres, à l’absence dune culture économique chez ces
populations.
- Malgré les slogans prêchés par les gouvernements, ces derniers ont du
mal à définir des projets de société: universalisme mais aussi authenticité,
libéralisme économique, mais autoritarisme politique, « décollage »,
croissance et progrès, mais sous-développement et de promotion sociale
limitée549.
Tout en ayant connu la « nuit coloniale »551, les historiens français, que
nous proposons d’étudier, étaient témoins de l’épisode de la décolonisation,
particulièrement les années 1950 et le début des années soixante qui
549
Esquisses historiques, Centre Culturel Arabe, Casablanca, s.d. pp.125-133.
550
A paraître dans la revue RAWAFED n ° 18.
551
Ferhat Abbes, La nuit coloniale, Julliard, Paris, 1962.
206
constituaient, selon l’expression de Claude Liauzu, « un temps fort dans une
longue histoire »552. L’expérience de ces derniers était essentiellement forgée
au Maghreb, ce qui les incitait à prendre des positions à l’égard du
colonialisme français. Se trouvant au cœur de la tourmente, ils ne pouvaient
rester neutres à l’égard des événements des « années algériennes ».
La liste de tels historiens est assez longue: les plus connus sont Marcel
Emerit, Charles-André Julien, André Nouschi, Annie Rey-Goldzeiguer, Claude
Liauzu, Charles-Robert Ageron, André Martel, Omar Carlier et Gilbert
Meynier. Il est impossible de traiter des œuvres de l’ensemble de ces
universitaires français qui, non seulement ont passé un épisode de leur vie au
Maghreb, mais ils se sont, en plus, spécialisés dans l’histoire de cette partie
de l’ancien empire colonial français au moment où on s’intéressait peu, sur le
plan de la recherche historique, à cette « Afrique du Nord ». Une sélection
doit se faire parmi ces derniers en fonction d’autres critères en étroite
corrélation avec notre sujet parmi les quels l’élément identitaire.
552
http://www.différences-larevue.org/ , article «Intellectuels laïques et nationalistes algériens ».
553
- Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830), Flammarion, Paris, 1969.
- Fellahs tunisiens : l’économie rurale et la vie des campagnes aux XVIII et XIXe siècles, Mouton, Paris-La
Haye, 1977.
207
vue, un itinéraire singulier qui n’entre pas dans le cadre des
questionnements évoqués par cette étude.
208
contemporaine pour se spécialiser dans l’histoire de la Métropole ou dans
d’autres temps historiques ? Quelles approches historiques ont-ils adopté ?
Comment ces témoins de la décolonisation ont-ils écrit l’histoire ? Dans
quelle mesure cette histoire du Maghreb qu’ils ont produite retrace-t-elle
leurs propres histoires ? Quelle est l’attitude de cette génération à l’égard du
débat sur le colonialisme apparu au début du XXIe siècle ?
216.
209
Normale Supérieure de Tunis. Cet épisode qui a duré quelques années,
était, nous déclarait elle un jour, « l’un des meilleurs moments de ma vie »555.
Elle a retrouvé son monde où elle a réussi à former, avec la complicité et
l’amitié de Mohamed-Hédi Chérif, une pépinière de jeunes historiens. La
victoire de la gauche en 1981 lui a redonné, comme c’était le cas de la
plupart des intellectuels français, espoir pour regagner la France et
enseigner à l’Université de Reims où elle continuait à diriger des thèses de
Maghrébins et de non maghrébins sur son Algérie et sa Tunisie.
555
Témoignage qu’ Annie-Rey-Goldzeiguer nous a généreusement accordé à Tunis le 21 décembre 2010.
556
Nouschi (A.), La guerre d’Algérie, p.3, document manuscrit que nous a généreusement livré cet auteur que
nous remercions vivement. Il nous a précisé dans le mail qu’il nous a envoyé le 29 mai 2010 et auquel ce
document était joint qu’il s’agissait d’un texte qu’il avait « présenté il y a quelques années à Tunis ».
557
Ibid., p.3.
558
Ibid., p.3.
559
Ibid., p.3.
210
étaient une occasion pour élargir le cercle « des amis algériens »560 parmi
lesquels « des camarades messalistes »561. En effet, il luttait à Constantine
par différentes manières contre le préfet Papon et les tenants de la
colonisation qui disaient, suite du déclenchement du coup du 1 novembre
1954, « qu’i fallait écraser dans l’œuf, par le fer et le feu, le début de la
rébellion562 ». Bien qu’il ait décidé depuis 1948 de ne pas reprendre sa carte
du parti communiste, il resta un homme de gauche et milita dans des
organisations syndicales en étroite collaboration avec des camarades
communistes dont certains furent assassinés ou tués563. « Je me suis tourné,
précisait-il, vers les combattants de la paix, j’étais donc à gauche sans faire
partie du PC ».564 Son engagement politique le poussa à se présenter aux
élections municipales à Constantine qui étaient depuis l’arrivée du Préfet
Papon truquées. Au sein de l’université populaire, il organisait avec d’autres
camarades, des conférences et des débats « sur le thème l’Algérie en
1950 ? »565.
560
Ibid., p.5.
561
Ibid., p.1.
562
Ibid.,p.3.
563
« Comment ne pas évoquer à ce propos l’exécution d’Yveton, un militant communiste qui avait déposé
dans un placard d’EGA un sac avec un explosif. Arrêté, il est jugé sans que le PCA ait venu à son aide…Sa
mort venait après celle de Maillot, de Siméon abandonnés par le FLN », Ibid., p .14.
564
Ibid., p.1.
565
Ibid., p.3.
566
Ibid., p.5.
567
Il écrit à ce propos : « Le climat au lycée était détestable : le proviseur Plane, un personnage
médiocre…semblait hors du temps. Les élèves ? Ils étaient différents de ceux de Constantine (le plus souvent
211
tueries et des massacres commis par des Français, il repartit écœuré en
criant sa honte, ce qui l’incita à se poser la question suivante : « Qu’ai je à
faire encore dans ce pays où on peut tuer n’importe qui sans
impunité ? »568.
des gosses de riches). Ici, les Algériens n’étaient qu’une poignée tandis que les petits Européens affichaient
leurs convictions de différentes façons…Fouillant le cartable de l’un deux, j’y trouve un pistolet que je
confisque ; interrogé, le garçon me répond : c’est pour les Arabes ! A la fin du cours je vais chez Plane pour
lui raconter l’incident et lui montrer le pistolet confisqué. Sur quoi Plane prend l’arme et me dit : vous n’allez
pas prendre cela au sérieux ? C’est un enfantillage Mr Nouschi. Je tente de lui faire comprendre la gravité de
l’acte et je lui demande de traduire le garçon devant le conseil de discipline ; ce qu’il refuse en me congédiant.
J’étais abasourdi par l’inconscience et l’indignité de Plane ; après cet incident, je l’ai jugé encore plus minable
et plus misérable », Ibid., p. 6.
568
Ibid. p. 3.
569
Les suites de la question et l’ambiance de la réunion sont décrites par A. Nouschi en ces termes : « La salle
est saisie par un lourd silence, pendant que Monjouvais se prend la tête dans les mains un long moment et ne
dit rien. J’attends évidemment sa réponse, décidé à ne pas le lâcher. Puis il relève la tête et la taille et me
répond : camarade, si nous avions à vouter les pleins pouvoirs aujourd’hui, nous le referions. Plusieurs
personnes disent à haute voix leur stupeur et leur opposition ; alors Monjouvais ajoute : oui, camarade, en
212
une réponse affirmative et engueulé par ses camarades à cause de ces
questions « inhabituelles », il ne sera plus invité à de telles réunions. Dès lors
naissait chez lui un malaise lié à sa mésentente avec les milieux parisiens, ce
qui provoqua un autre dépaysement et une nouvelle rupture illustrée par
une volonté de quitter la capitale.
voutant les pleins pouvoirs, le PC renforce la solidarité de la classe ouvrière symbolisée par l’unité des
socialistes et des communistes. Je suis abasourdi par cette réponse inattendu et je lui rétorque : Les Algériens
seront heureux d’apprendre qu’au nom de l’unité de la classe ouvrière, ils doivent accepter les tortures et les
assassinats!...Dresch baisse la tête ; Prenant et quelques autres membres du PC m’engueulent d’avoir posé ces
questions inhabituelles…je préfère m’en aller. Je n’ai plus été invité par la cellule Sorbonne-Lettres », Ibid.,
p. 19-20.
570
Ibid, p.18.
571
Nouschi (A.), « Les débuts de l’Université de Tunis (1959-1964) », in Les relations franco-tunisiennes au
miroir des élites (XIXe,XXe siècles) , collectif, Université de la Manouba, Tunis, 1997, pp. 255-266.
572
Wiképidia, Claude Liauzu.
213
En dépit d’origines magrébines diverse et de parcours différents, nos
trois historiens ont fini après les indépendances politiques, et suite à de
multiples revers, par s’installer à Tunis pour enseigner au sein de la jeune
université tunisienne. En plus de l’opportunité de « la coopération technique
et culturelle » qu’offrait ce pays aux Français, son ouverture en a fait, un
pont ou une croix de transmission entre le Maghreb et la France.
573
Interview du journal EL Waten, 21 avril 2005.
574
Nouschi (A.), Guerre d’Algérie, op. cit., p. 16.
575
Ibid., p.15.
576
Ibid., p.1.
577
A. Nouschi rapporte: les propos suivants « Et quand Estier de passage à Tunis pour France Observateur
me demande…si je prendrai demain la nationalité française, je lui réponds qu’il n’en est pas question », ibid.,
p.25.
578
Rey-Goldzeiguer (A), Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, de mers-el-kébir aux massacres du
nord-constantinois, la découverte, Paris, 2002.
214
Mais est-ce une manière, pour cette historienne et son collègue André
Nouschi, de nier la dimension maghrébine de leur vie et leur lutte pour
l’indépendance de l’Algérie ?
579
Guerre d’Algérie, op. cit, p.26.
580
Aux origines de la guerre d’Algérie…, op. cit., p.7.
581
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer à Tunis, op. cit.
582
Voir à ce sujet Gaudard (J.P), Les orphelins du P.C., Belfond, Paris, 1986.
215
Toutefois, une constante demeure chez ces militants : ils sont restés à gauche
et ils ont mené un combat anticolonialiste sur plusieurs fronts.583 Leur lutte,
particulièrement pour l’indépendance de l’Algérie et leur soutien au FLN
n’empêchent pas leur différence avec celui-ci notamment en matière de
violence et de choix idéologiques au moment de la mise en place de l’Etat
national. Si A.Nouschi condamne les actions de l’OAS584 , Claude Liauzu va
plus loin en parlant d’un « contentieux entre une parie des intellectuels de
gauche, des laïques et les nationalistes algériens »585. Ce litige est dû aux
fondements islamo-arabiques du nationalisme qui s’opposent à la « tradition
anti-islamique … de la culture laïque française »586, mais aussi à l’existence
« au cœur de la gauche d’un certain préjugé nord-africain »587. Estimant que
le procès du colonialisme est déjà fait, cet historien considère qu’ « on ne
peut plus faire aujourd’hui de l’histoire de la décolonisation si on néglige la
critique aussi des mouvements nationalistes. D’autant plus que moi comme
d’autres historiens de ma génération, nous avons mis au second plan une
réflexion critique sur les mouvements de libération, parce que nous étions
engagés dans des mouvements de solidarité ou de sympathie »588.
L’anticolonialisme, l’attitude rebelle à l’égard du PC ou la distance à l’égard
de certains choix du FLN ont en commun un attachement inconditionnel à la
liberté, la fraternité, la laïcité et la paix. C’est, en fin d’analyse, un certain
humanise de ces historiens militants, en plus de leurs identités plurielles, qui
les ont incités à jouer le rôle de médiation entre la France et les pays du
Maghreb en vue leur indépendance589.
583
André Nouschi se définit comme « homme de gauche », in Guerre d’Algérie, op .cit., p. 1.
584
André Nouschi note à ce propos : « Ultérieurement, lorsque l’OAS met l’Algérie à feu et à sang, notre
amicale des enseignants de Tunis, dans laquelle je représente l’Université et le Supérieur, décide non
seulement de condamner l’AOS, son action criminelle, mais ostensiblement nous soutenons de Gaulle contre
lequel nous nous sommes dressés en 58. Mais dans ce cas, il s’agit bien d’autre chose ; nous avons conscience
d’œuvrer pour la paix en Algérie et de nous dresser contre les fascistes », in Guerre d’Algérie, Ibid., p. 24.
585
http://www.différences-larevue.org, article « Intellectuels laïques et nationalistes algériens ».
586
Liauzu (C.), Ibid.
587
Liauzu (c.), Ibid.
588
Liauzu (C.), Interview du journal EL Waten, 21 avril 2005.
589
Parlant des différents protagonistes de l’affaire algérienne mais aussi des hommes politiques tunisiens,
André Nouchi note : « j’ai donc l’avantage d’être invité ici et là et de discuter avec tous », in Guerre
d’Algérie, op. cit, p. 23-27.
216
Mais cet engagement aura-t-il une influence quelconque sur leurs
travaux ?
217
pour ces thésards. « Travailler sur l’Algérie, c’était le plus bas des étudiants,
nous a déclaré Annie Rey-Goldzeiguer »594.Tout en étant brillants, ces jeunes
historiens se sont entendus avec Charles-André Julien pour faire leurs
recherches sur l’Algérie afin de changer l’image qu’avaient les historiens
classiques, comme « Gautier et Hardy qui considéraient les populations
autochtones comme des sous-hommes »595, de ce pays, des ses habitants et
de son histoire. Nous pouvons ainsi parler d’une stratégie de recherche, d’un
véritable programme de travail et d’une équipe soudée autour de son maître,
Charles-André Julien. Des chercheurs français de convictions politiques
différentes en faisaient partie. En plus de ces doctorants de gauche comme
A. Nouschi et A. Rey-Goldzeiguer, d’autres faisant partie du centre, comme
Charles-Robert Ageron596, ou même de droite comme c’est le cas de Jean
Ganiage sont venus enrichir scientifiquement et politiquement cette
pépinière. Il est évident que les présupposés, les résultats des recherches,
et dans certaines mesures les approches de travail, ne soient pas les mêmes
pour les deux clans.
Attaché aux idées de son maître, A. Nouschi l’est aussi à son propre
territoire, le Constantinois, qui en fait le sujet de sa thèse. Au-delà du risque
de subjectivité dont il est certainement conscient, des données objectives,
comme la disponibilité des archives, sa connaissance du terrain où il vivait et
travaillait, l’ont encouragé à opter pour ce choix. Mais, son objectif ultime
reste sa volonté de défendre et de servir son Constantinois. L’objectif et le
subjectif, le scientifique et l’idéologique se mêlaient. C’est, après tout
humain, pour ne pas dire légitime, car aucun historien ne peut l’éviter et
toute étude en humanités ne pourrait prétendre être totalement objective.
594
Ibid.
595
Ibid.
596
Ibid. Nous en trouvons confirmation dans le document d’A.Nouschi, Guerre d’Algérie, op. cit.
218
si ce n’est, peut-être, son travail en Tunisie qui lui a permis d’être en contact
avec ses archives et son directeur de thèse, lui aussi enseignant à ce même
endroit. Quant à Annie Rey-Goldzeiguer, elle nous a répondu lorsque nous
lui avons demandé les raisons qui l’ont empêchée d’opter pour la Tunisie
comme sujet de thèse : « Je n’ai pas écrit sur la Tunisie, car la Tunisie c’est
moi »597. C’est donc, contrairement à A. Nouschi, par défaut qu’elle a
procédé et par crainte de subjectivité.
219
dynamique, et donc la temporalité, algérienne en affirmant que « l’évolution
des Musulmans de l’Algérie n’est pas exclusivement en fonction de la
situation ou de la gestion coloniales »601 . Telle n’est pas l’option de nos
historiens de gauche qui se sont situés en pleine période coloniale. Mais
quelle que soit la période étudiée, ils ont tous commencé par les débuts du
temps colonial en partant de « la conquête » pour le cas de Nouschi, et de
« la naissance », pour celui de Liauzu. Quant à A.Rey-Goldzeiguer, elle
n’échappe pas à cette règle puisque Napoléon III inaugure les débuts d’une
véritable « politique algérienne ». Partant de cela, ils se situent tous dans la
longue durée, pour déboucher, sur leur propre temps : celui de la
décolonisation. Indépendamment de la limite chronologique de leurs
travaux602, ils ont comme arrière-fond de leur analyse les questions
d’actualité, autrement dit, celles de leur temps présent. Traitant des
questions chaudes, en l’occurrence celles-liées à la décolonisation, ils ont
ainsi fait, à leur manière, de l’histoire immédiate. Les débuts, la naissance ou
la conquête ne sont en fin d’analyse que des prétextes pour faire l’histoire de
la décolonisation qu’ils vivaient et pour la quelle ils militaient. Ils ont
propulsé, consciemment ou inconsciemment, leur temps dans le temps
historique. Cette projection ne se limite pas au temps de l’historien, elle
touche aussi les questionnements qu’il évoque, entre autres ceux liés au
colonialisme.
-Le colonialisme : c’est le thème central des travaux réalisés par nos
auteurs. Pourquoi ce choix ? Est-il uniquement pour des raisons scientifiques
pures ? Constitue-t-il une option facile pour faire la thèse ?
601
Ibid., p.1.
602
1871, 1919 et 1931.
220
engagement intellectuel et politique. Annie Rey-Goldzeiguer nous affirmait
avec une certaine insistance comme si c’était de l’évidence pour elle et ses
amis engagés dans la même cause : « la thèse est un instrument de combat
politique …, on est marqué politiquement et on ne peut pas séparer la thèse
et le combat politique »603 mené pour la décolonisation, laisse-t-elle
entendre. La thèse, selon ces propos, n’était pas une fin en soit, était plutôt
une arme de combat dont les données devraient être utilisées pour
convaincre de l’utilité de la décolonisation. Les thématiques étudiées furent
volontairement choisies pour servir cette cause. En optant pour l’étude de
l’Algérie et particulièrement celle de la colonisation, cette historienne a
sciemment préféré appréhender l’amère réalité de la société autochtone.
En effet, « le drame de l’histoire coloniale, note-t-elle, c’est d’avoir laissé
dans une ombre prudente le colonisé, pour braquer tous les projecteurs sur
le colonisateur. Le colonisé simple acteur figurant ne se projette sur la scène
coloniale que par l’explosion violente des rébellions. Conçue ainsi, l’histoire
commet l’erreur du psychiatre qui étudie le psychisme d’un patient à partir
de l’observation limitée à une crise brève »604.
603
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.
604
Rey-Goldzeiguer (A), Le royaume arabe…, op. cit, p. 11.
605
Ibid., p. 10.
221
De même, la thèse de Nouschi est une démonstration, chiffres et
arguments à l’appui, mettant à mal les fondements du colonialisme français.
En traitant des problèmes de la propriété et des niveaux de vie dans le
Constantinois, André Nouschi, sans l’expliciter dans le titre ni dans l’analyse
pour détourner l’attention des tenants de la colonisation qui tenaient aussi
les archives, s’attaquait en fait aux problèmes des paysans arabes. La
dépossession des fellahs et le refoulement des tribus, questions traitées
aussi par Annie Rey-Goldzeiguer, mettent en évidence les excès du système
colonial. Les crises, comme celle de 1867-1868 décrite dans le Royaume
arabe, ou celle 1875 étudiée dans « l’enquête sur le niveau de vie »,
montrent au-delà de la misère algérienne et l’injustice coloniale, l’échec de
l’idée de « la mission civilisatrice ». Nous comprenons alors l’utilité de cette
« pièce à conviction » utilisée par les dirigeants du FLN lors des négociations
avec leurs vis-à-vis français. Parlant des responsables français, cet auteur
note : « Mes analyses les troublent trop fort et semblent les éclairer sur la
politique à mener pour la suite ; nous sommes encore en pleine guerre
d’Algérie et j’ai l’impression que désormais tous savent que l’Algérie aura son
indépendance. En tout cas je pousse de toutes mes forces dans ce sens. Ai-je
influencé ces responsables ? Je suis sûr, en tout cas, de leur avoir fourni des
arguments et des raisons pour arrêter cette guerre ».606
606
Guerre d’Algérie, op. cit, p. 21.
222
système qui ne pouvait trop durer. L’anticolonialisme affiché par ces travaux
nous a livré une histoire trop engagée produite par des personnes qui ont
tenté de résoudre les problèmes de leur temps par le combat politique et le
militantisme scientifique. Mais après un demi-siècle des indépendances des
pays du Maghreb, nos historiens se sont-ils libérés des séquelles
intellectuelles et morales de la décolonisation ? Ont-ils oublié cette guerre et
réglé les problèmes de ce passé?
Après un silence qui a duré presqu’un demi siècle nos historiens ont
commencé depuis quelques années à reparler de la décolonisation. En plus
de la naissance d’une nouvelle école, en l’occurrence celle des études
postcoloniales, de nouveaux problèmes de la société française comme
l’immigration, le racisme, les incidents des banlieues, le débat sur l’identité
française ont permis la remontée en surface des la question coloniale et
particulièrement la guerre d’Algérie607. D’autres donnes liées à l’histoire
française, telle que la période de Vichy, ont incité les élites françaises à
réexaminer leur passé, entres autres le passé colonial. L’ouverture partielle
de certaines archives relatives à la guerre d’Algérie, après le délai de
cinquante ans, a facilité cette entreprise qui reste somme toute tributaire de
sources « réservées ». A.Rey-Goldzeiguer résume en ces termes le drame de
l’élite mais aussi celui de la société française incapables d’assumer « un passé
qui ne passe pas » : « N’est-on pas capable en France, près d’un demi-siècle
des faits, de regarder …notre histoire en face, ne serait-ce que pour
appréhender notre avenir immédiat ? »608
607
Coquery-Vidrovitch (C.), Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone, Paris, 2009.
608
Aux origines de la guerre d’Algérie, op.cit, p. 10.
609
En effet le terme « tensions » est utilisée par Claude Liauzu dans le titre d’un ouvrage collectif qu’il a
dirigé : Tensions méditerranéennes, L’harmattan, Paris, 2003 ».
223
quoique, cette fois-ci, de moindre envergure que celui des guerres
d’indépendance. Quelle était l’attitude Claude Liauzu, d’André Nouschi et
d’A. Rey-Goldzeiguer ? Quels sont les écrits produits, à ce sujet, par ces
historiens ? Comment ont-ils écrit la décolonisation ? L’ont-ils fait en tant
qu’historiens ou en tant que témoins ? S’agit-il alors d’histoire, de mémoires
ou d’histoire-mémoires ou encore de « la contre-histoire » ?
610
Ibid., p. 6.
611
Ibid., propos notés sur la couverture de l’ouvrage.
612
Op. cit.
613
Ibid., p. 6.
614
Ibid, p. 6.
224
Algérie. Limitons nous, pour le prouver, à deux exemples : les dates clefs
choisies par l’auteur, puis la conclusion de l’ouvrage.
Après avoir parlé de « rudes leçons pour les Algériens», mais disons-le,
pour sa personne, elle conclut sur un ton qui trahit aussi une double
amertume : « Les événements de Sétif ont eu pour conséquence décisive
d’avoir dressé deux camps ennemis. Les passerelles que le monde du contact
avait réussies à édifier, s’écroulent les une après les autres. Ce monde-pont
est en ruine »618. A travers ce drame et cette « fracture » ou ces « ruptures »
615
Ben Youssef (A.), « une figure de la médecine française en Tunisie : Docteur David Goldzeiguer (1886-
1943), in Revue d’Histoire Maghrébine, N° 117, année 2005, pp. 13-28.
616
Interview de Claude Liauzu, le Monde, 8 mai 2005.
617
Rey-Golzeiguer (A.), Aux origines…, op. cit, p. 13.
618
Ibid., p. 380.
225
provoqués par le 8 mai 1945, elle décrit, sans le savoir, son propre drame ou
sa propre désillusion et son échec, elle qui a toujours cru au monde du
contact et en a fait partie. André Nouschi agira-t-il autrement ?
226
philosophie de l’histoire et auxquelles il répond souvent :
« personnellement». Ces réflexions sont nourries par un savoir accumulé
pendant toute une vie et par une volonté de témoigner, d’où l’expression
récurrente « j’ai moi-même » dans l’introduction : « j’ai moi-même passé
mon temps à m’engager quand je pensais que le jeu en valait le prix. Cet
essai est donc un témoignage d’un monde disparu et qui ne cesse de se
transformer sous nos yeux »621.
Quant à Claude Liauzu, il se distingue, à plus d’un titre, par ses dernières
publications. A la différence de ses deux collègues connus par leurs thèses et
leurs premières publications, il est, quant à lui, réputé grâce à ses récents
écrits. Il n’est plus, de ce fait, perçu comme spécialiste du syndicalisme
tunisien ou du sous-développement, sujet qui l’ont intéressé au début de sa
carrière universitaire, mais plutôt comme spécialiste de la colonisation, la
décolonisation, de la mémoire coloniale, de l’immigration, du racisme et des
621
Ibid., p. 20.
227
relations nord-sud. L’abondance de ses écrits à ce sujet l’atteste622. La toile
de fond de ces publications auxquelles il faudrait rajouter plusieurs articles
parus dans des revues spécialisées comme Confluence est un combat mené
partant des problèmes de la société française. L’auteur est même à l’avant-
garde de plusieurs combats comme celui de la mémoire des pieds-noirs et la
lutte contre la loi du 23 février 2005. Ainsi, son action est très médiatisée, ce
qui a donné un certain renom à ses écrits qui traitent de l’histoire immédiate
beaucoup plus qu’autre chose.
Au-delà des différences entre les trois auteurs et leurs écrits, ceux-ci
traduisent une volonté de témoigner sur des épisodes et des événements
qu’ils ont vécus et à propos desquels ils ont gardé le silence pour maintes
raisons. L’ouverture de certaines archives et les problèmes actuels de la
société française ont permis le retour de ce passé refoulé. Cette nouvelle
histoire reflète une mémoire peu apaisée, d’où la récurrence, même dans
les titres des publications, des termes comme tensions, guerres (guerre
d’Algérie ou guerre de mémoires), massacres, armes. Ce sont donc des
histoires-mémoires ou des histoires partielles, presque personnelles, qui
versent dans le cours de l’histoire globale, celle de la colonisation et de la
décolonisation.
Conclusion
622
- La société française face au racisme. De la révolution à nos jours, Bruxelles, Complexes, 1999.
- Aux-origines du tiers-mondisme. Colonisés et anti-colonialistes en France, 1919-1939, Paris,
l’Harmattan, 2000.
- L’enjeu tiers-mondiste. Débats et combats, Paris, l’Harmattan, 2000.
228
scientifique : la vie de militant pour la cause algérienne, la phase de la thèse,
et celle des dernières publications. Or, des constantes demeurent lors de ces
trois phases:
623
Nouschi (A), Les armes…, op. cit. p. 13.
229
Troisième partie
230
DES ACTEURS A L’ŒUVRE
DU XIXe SIECLELE
231
deniers de l’Etat.
624
- Bachrouch (T.), Le saint et le prince. Les élites du pouvoir et de la dévotion, contribution à l’étude des
groupes sociaux dominants (1782-1881), Publications de l’université de Tunis 1, Tunis, 1989, 710 p.
- Chater (K.), Dépendance et mutations précoloniales. La régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications
de l’Université de Tunis, Tunis, 1984, 660 p.
232
palais dans cette localité, à Tunis et ses environs, ses biens urbains sont très
répandus625 si bien qu’ils dépassent ceux de son contemporain le grand
ministre Mustapha Khaznadar626.
625
Ouissifi (Y.), Mahmoud Ben Ayyed wa el Iyyala ettounessiya (1847-1856), Mastère en langue arabe,
(Mahmoud Ben Ayyed et la Régence de Tunis (1847-1856), Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis,
2003-2004.
626
Kouki (A.), Mostapha Khaznadar wa dawroho essiyassi wa el eqtissadi fi tahrikh el bilad ettounissiya
khilal el qarn ettasea achar, Thèse de doctorat en langue arabe, (Mostapha Khaznada r et son rôle politico-
économique dans l’histoire de la Tunisie du XIXe siècle), Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis,
2007-2008.
627
Saadaoui (B.), tatawero aila makhziniya makhziniya bi tounes fi el asr el hadith, aal ben ayyed beyna
sanawet 1740 wa 1837 (l’évolution d’une famille makhzen dans la Tunisie moderne entre 1740 et 1837),
Thèse de Doctorat en histoire, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1999.
628
Jean Ganiage considère que Mahmoud Ben Ayyed est le frère de Hmida, alors qu’il est son neveu,
Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), PUF, Paris, 1958, p. 184.
233
l’ascension de notre acteur commence avec l’avènement d’Ahmed bey en
1837. Les deux hommes sont si proches que ce dernier, en plus de la charge
de ministre, lui attribue le titre de Général, puis le qualifie de « notre fils »629.
Ben Ayyed obtient également plusieurs licences d’exportation de produits
agricoles cultivés dans la Régence630 et se lance dans toutes sortes
d’opérations commerciales. Dans un premier temps, celles-ci s’insèrent dans
le réseau d’échange traditionnel qui relie la Régence à l’Empire ottoman et à
l’Orient631. Profitant, ensuite, du nouveau contexte marqué par la fin de la
course imposée aux pays « barbaresques » au lendemain du congrès de
Vienne, l’occupation de l’Algérie et le déclin de « l’homme malade », il
oriente ses affaires commerciales vers la Méditerranée occidentale, en nouant
des liens d’affaires avec des partenaires français qui le qualifiaient de
« négociant tunisien »632.
629
Cette expression est récurrente dans la plupart des documents émis par Ahmed bey au sujet de Mahmoud
Ben Ayyed.
630
Jerfel (K.), « De grands acteurs économiques : les négociants européens dans les villes portsde la côte est
de la régence de Tunis au XIXe siècle », in MAWARID, n° 17, année 2012, pp. 124-188.
631
Abid (M.), Dawro wokalaa wa qanasel el eyyala ettounissiya bi Istanbul wa Trables wa Malta ala dhaouii
rssaelihem (1830-1881) (rôle des agents et consuls de la régence de Tunis à Istanbul, Tripoli et Malte à la
lumière de leurs correspondances (1830- 1837), Thèse de Doctorat en histoire, Faculté des Sciences
Humaines et Sociales de Tunis, 1995.
632
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 1, sentence arbitrale du 29 aout 184 3.
234
tous les établissements nécessaires à la préparation de la laine jusqu’à l’état
d’étoffe ; il y établit, une filature, un atelier de tissage, une foulonnerie, une
teinturerie de la laine ; il fait venir d’Europe des contre-maîtres… »633. La
conception, l’exploitation et les bénéfices de cette entreprise d’Etat
reviennent à Ben Ayyed qui, en contre partie, paye une redevance au
gouvernement tunisien. Il nomme à la tête de cette entreprise un ingénieur
français : Aninat fils634.
Un financier du bey
Nous utilisons le terme « financier » dans le sens le plus large qui englobe
l’ensemble des relations sociales, y compris économiques, liant les « gens
d’affaires » à l’Etat. Nous adoptons une définition donnée à ce terme par une
récente recherche sur les financiers et la construction de l’Etat en France et en
Espagne. « Elle inclut les officiers comptables et les particuliers qui assurent le
recouvrement des ressources du roi, les financiers au sens strict, mais aussi
tous ces gens d’affaires qui ont d’importants contrats privés avec les Etats
qu’ils lui offrent du crédit et des transferts de fonds ou qu’ils mettent en
œuvre sa dépense. De ce fait, les contemporains n’hésitent pas à assimiler ces
derniers, les munitionnaires ou les banquiers, à des financiers, et il n’est pas
633
Anonyme, Notice sur le général Mahmoud Benaid, sa famille, son administration à Tunis, Imprimée en
1853 à Paris chez Cosson et imprimée de noouveau par l’Imprimerie administrative, de Paul Dupont, Paris,
1876, pp. 15-16.
634
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 1, lettre d’Aninat fils au consul de France, 1 mai
1850.
235
rare qu’ils conjuguent leur activité de commerce ou de banque à la
finance »635. Dans une période historique - en France comme en Tunisie - où
toutes activités liées à l’Etat sont concentrées entre les mains de certains
riches personnages, le terme « finance » désigne tout ce qui se rapporte à la
fois au commerce, à l’argent et à l’Etat. Ben Ayyed est, de ce point de vue, un
financier qui remplit pleinement cette fonction.
635
Dubet (A.) et Luis (J. Ph ), Les financiers et la construction de l’Etat, France, Espagne (XVIII-XIX),
Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 12 .
636
Ganiage (J.), Les origines du protectorat français.., op. cit, p .157.
637
Anonyme, Notice sur le général Mahmoud Benaid, sa famille, son administration à Tunis, Imprimée en
1853 à Paris chez Cosson et imprimée de nouveau par l’Imprimerie administrative, de Paul Dupont, Paris,
1876, p. 7.
638
Obligé de payer un important tribut au Dey d’Alger, suite au conflit entre husseinia et bachiya, le bey de
Tunis cherchait une source de financement, Haj Ali Ben Ayyed, oncle de Mahmoud s’est proposé en disant
« hader bache ! je suis prêt ! … » et il versa immédiatement la somme la somme de 4 millions, il devint
désormais son nom « hader bache ! je suis prêt ! … », Ibid., p. 124.
639
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.
236
négocie des emprunts en sa faveur. Lors de son arrivée en France, il parle
d’une créance de 5 millions de piastres que lui doit son ancien maître. Ce
financier de l’Etat tunisien nous rappelle le rôle d’Aguado640 auprès de la
monarchie espagnole ainsi que celui des Rothschild auprès de certains
gouvernements européens ou orientaux. Mais si ces derniers sont connus par
la création et la gestion de leurs propres maisons de banque, Ben Ayyed se
distingue par la création, en Tunisie, d’une banque d’Etat641. Placé à la tête de
cet institut d’émission depuis sa naissance, son départ en 1852 en marque
aussi la fin.
640
Luis (J. Ph.), « la dette publique et la reconfiguration des relations entre les financiers et l’Etat durant la
dernière décennie de l’Ancien Régime espagnol (1823-1834) », in Dubet (A.) et Luis (J. Ph.), Les financiers
et la construction de l’Etat…, op. cit., pp. 155-174.
641
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb colonial (1847-
1914), Faculté des Lettres, la Manouba, Tunis, 2003.
642
Gharbi (M.L.), « L’économie locale au Maghreb et « la mondialisation » pendant la période
précoloniale et coloniale », in Droit des gens et relations entre les peuples dans l’espace méditerranéen
autour de la révolution française, collectif sous la direction de Marcel Dorigny et Rachida Tlili-Sellauoti,
Publication de la Société d’étude robespierristes, Paris, 2006, pp-151-158.
237
Le réseau français de Tunis
643
Chater (K.), Dépendance… , op.cit.
644
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 5, lettre du consul de France au Bey, 7 octobre
1848.
645
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 2, Extrait de minute en langue arabe traduite par
le consulat de France et par laquelle le bey intervient pour obliger « notre fils Mahmoud Ben Ayyed Cayem
makem », 22 septembre 1848.
646
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 5, lettre du consul de France au Bey, 13 janvier
1848.
238
Tunis est celui de Carcassonne aîné, qui demande au « sieur Be Ayet …de lui
payer la somme de deux cent cinquante mille piastres »647 dans une affaire à
laquelle, un autre négociant, David Vita Forti, se trouve associé. D’autres
noms de négociants français, ayant des liens d’intérêt avec Ben Ayyed,
apparaissent régulièrement dans nos sources comme Jean Baptiste Stalla,
Louis Antoine Chapelier, Fabre et Guirand, et tant d’autres, qui évoquent leurs
différends avec lui.
647
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey le 30 octobre 1847.
648
Archives du Quai d’Orsay, série correspondance politique, sous-série Tunisie, art. 18, lettre du chef de la
délégation commerciale au Ministre français des affaires étrangères du 19 octobre 1850.
649
Ibid.
239
en 1852 ces derniers continuaient à exploiter les teskrès d’exportation d’huile
d’olive qu’il leurs avait vendus. A cet effet, ils s’opposent, en protestant
auprès du bey, contre la caducité éventuelle des ces teskrès en cas de
séquestre des biens de Ben Ayyed. « Si son altesse, notent-ils, déclare que nul
séquestre n’a été mis sur les biens du général Ben Ayyed, à plus forte raison
on ne saurait admettre qu’elle ait le droit de frapper de nullité les permis
d’huile qui on été vendus par le Général ben Ayed à Messieurs Fould, Fould-
Oppenheim et Pastré Frères »650.
Il est à préciser, d’après le corpus dont nous disposons, que les Pastré
Frères de Marseille occupent une place privilégiée dans les relations d’affaires
de la Régence avec la France. Ils jouissent presque d’un monopole de fait en
matière d’exportation d’huile d’olive. Ils détiennent, au début des années
1850, « une somme considérable de permis de sortie d’huile d’olive qui leurs
ont été cédés par le Général Mahmoud Ben Ayet » ainsi qu’il résulte « d’un
contrat intervenu entre eux et ce dernier qui avait le droit de faire cette
cession en vertu d’une amra du bey portant la date de joumada el Tani 1266
soit avril-mai 1850 »651.
Parallèlement aux faveurs obtenus par les Pastré à Tunis, ces derniers
constituent, en France, l’intermédiaire inévitable entre notre homme
d’affaires tunisien et ses vis-à-vis au point qu’ils nous semblent, parfois, jouer
le rôle de son représentant ou de son agent dans ce pays. Ils le renseignent
sur l’évolution du marché de l’huile de l’olive en France652, ils livrent pour lui, à
partir du Havre des produits tel que des caisses de vin et assurent, en son
nom, le paiement de certains fournisseurs653.
Ils ne sont toutefois pas les seuls à entretenir des relations privilégiées
650
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey du 6 décembre 1854.
651
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre d’Alfred Mercier au Consul de
France, 14 mai décembre 1853.
652
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey du 6 décembre 1854.
652
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, quittance de chargement de 25 caisses de vin
rouge, 16 septembre 1847.
653
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, Lettre du consul de France au bey, 24
novembre 1848. Ce document parle de « la lettre de change que sidi Mahmoud Ben Ayed lui avait fait
remettre dans le temps sur MM. Pastré frères de Marseille et qui devrait faire solder Mr Jean Luce … ».
240
avec notre homme d’affaires tunisien dont les partenaires français à Tunis
sont aussi diversifiés que ses intérêts et ses besoins. Nous pouvons aussi citer
à titre d’exemple, Alfred Daninos, fournisseur de bois, Jacques Foa qui a
vendu un bateau à Vapeur à Ben Ayyed ou les maisons de commerce Thomas
Alsarès, Charles Lasseur et Perier Frères banquiers à Paris qui lui ont souvent
avancé de l’argent contre les revenus de la ferme des cuirs654.
En somme, Ben Ayyed s’est appuyé sur les milieux du commerce français
installés à Tunis pour constituer un véritable réseau d’affaires qui, à partir, de
Marseille s’élargit à Paris et à d’autres places. Dans cette dynamique il fait
preuve d’une ouverture sur le Méditerranée tout en adoptant une nouvelle
stratégie qui consiste à faire de la France un relai au service de ses
opérations. Le choix de la France, comme nouvelle patrie n’est donc pas
fortuit. Il est l’aboutissement d’une ligne de conduite entamée à Tunis et le
reflet d’une certaine maturité économique de notre acteur qui semble
désormais parfaitement intégré dans les sphères du capitalisme français.
Une fois arrivé en France, il marque cette nouvelle phase de sa vie par
un acte politique : il demande la citoyenneté française et l’obtient
rapidement compte tenu de ses relations avec Napoléon III. C’est à la fois une
protection contre les actions judiciaires intentées par le bey à son encontre655
et une condition nécessaire au développement de ses affaires à partir de son
nouveau pays. Dans la logique de cette démarche acheter plusieurs propriétés
dans Paris. « Pour indiquer sa ferme détermination à habiter la France, et
pour utiliser les capitaux qu’il avait entre les mains, il acheta successivement
654
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, Lettre du consul de France au bey, 13 janvier
1853.
655
Cette pratique était, d’une certaine manière, couramment adoptée à Tunis quoique sous une autre forme.
Plusieurs notables ou agents du Makhzen s’adressaient à certains consulats de puissances européennes en
Tunisie, notamment ceux d’Angleterre ou de France, pour avoir le statut de « protégé », afin d’échapper à la
justice beylicale et à la confiscation de leurs biens. Le père de Mohamoud Ben Ayyed, s’était lui-même
refugié au consulat d’Angleterre lors de l’ascension de son fils.
241
une maison rue de la ville-Lévêque moyennant 800 000 francs, puis un hôtel
sur le Quai d’Orsay pour en faire son habitation personnelle du prix de 500
000 fr ; enfin il devint propriétaire du passage du Saumon pour la somme de 3
millions. Cette dernière affaire était fort importante, non seulement par le
chiffre auquel elle s’élevait, mais par le nombre de locataires qui habitaient le
passage et la diversité des industries qui s’y exerçaient »656.
656
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.
657
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.
242
d’un agent de change de la place de Paris évoque ainsi un ordre donné par ce
capitaliste pour acheter pour son compte 40 obligations de la ville de Saint –
Louis658. Au moment de la crise financière tunisienne du début des années
1860, Ben Ayyed, qui n’a jamais totalement rompu avec les affaires de la
Régence, cherche encore à participer à un emprunt beylical. En échange d’une
avance de 8millions de fr., il demande que tous les revenus de la Régence lui
soient affermés659.
Qu’elles aient abouti ou non, ces deux opérations ainsi que les propriétés
acquises à Paris et les intérêts qui en découlent montrent l’importance des
sommes engagées et l’esprit d’entreprise de Ben Ayyed. Son divorce avec
l’Etat tunisien ne serait-il pas justement lié à sa volonté de pouvoir librement
développement de ses affaires ? Par ailleurs, quitter la Tunisie et son Bey
pour retrouver la place de Paris dans une conjoncture de croissance
économique française n’est-il pas un signe de maturité économique de
l’homme et de son capital ? Ne s’agit-il pas d’un financier qui se transforme en
capitaliste libéral chassant les affaires et le profit là où ils se trouvent ?
658
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 2, sous dossier 1, Lettre du 14 aout 1852 envoyée à Ben
Ayyed .
659
Ganiage (J.), op.cit, pp. 359-360.
660
Thobie J., (1977), Intérêts et impérialisme français dans l’empire ottoman (1895-1914), Publications de la
Sorbonne, Paris, 817 p.
243
L’homme aux identités multiples
Parallèlement à cela, Ben Ayyed est rapidement intégré dans les milieux
politiques et commerciaux de la capitale. Les titres que l’on lui accorde, parmi
lesquels ceux de Pacha et de « grand officier de l’ordre du médjédié »664,
révèlent son accès aux hautes sphères du pouvoir. Pour faciliter cette
admission, il met en avant son origine tunisienne puisque certains documents
parlent de « son excellence Mahmoud Pacha de Tunis »665 alors que d’autres
le qualifient parfois de Tunusly666. La Tunisie étant une régence ottomane,
cela lui garantit le statut de « sujet ottoman ». Il s’agit, en fin d’analyse, d’une
identité politique et culturelle qui, sur le plan du droit, ne se contredit pas
661
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, expertise des immeubles cédés à Ben Ayyed,
document traduit par le consulat de France près de la Porte, 22 avril, 1867.
662
Nous disposons à ce sujet de trois documents aux ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous
dossier 2
-une note non datée intitulée Description d’une vaste propriété située à Tchamildja
663
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, une note non datée intitulée Description
d’une vaste propriété située à Tchamildja .
664
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed au Chancelier du
Consulat de France à Constantinople, 1 août 1871.
665
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 2, sous dossier 1 contrat entre Ben Ayyed et Nazaret Calfa ;,
Tatios Calfa et Maguer Oidj au sujet de la construction d’un hôtel à Tchamildja, 11 septembre 1871 ;
666
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, attestation d’assurance contre l’incendie et
sur la vie effectuée par Mahmoud Pasha Tunusly auprès de la Northern Assurance Company, agence
Constantinople, 3 aout 1871.
244
avec son statut de citoyen français. Ce nouvel ancrage identitaire est
nécessaire pour la réussite de ses nouveaux projets en Turquie.
Loin d’être confiné dans un espace local ou national, cet acteur était un
« citoyen » transméditerranéen. D’ailleurs, son installation à Constantinople
ne l’empêche pas de séjourner aussi à Paris, où il apparait comme étant
résidant à Neuilly669 ou bien au boulevard Friedland670. Ses identités multiples
qui nous rappellent l’exemple de banquiers et de commerçants juifs, sont
mises à contribution pour soutenir ses différents projets.
667
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed , 18 septembre 1864.
668
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed au Chancelier du
Consulat de France à Constantinople, 1 août 1871.
669
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, dans un contrat signé entre Baquer de
Retamose et Ben Ayyed et daté du 11 juillet 1874 il est mentionné que ce dernier réside à Neuilly sur Seine au
22 boulevard Maillot.
670
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre de H. Brandon à Ben Ayyed, 10 mai
1875.
245
l’état de détresse des finances ottomanes, il fait intervenir l’un de ses agents
à Constantinople pour proposer au ministre des finances un emprunt de 100
millions de Fr. Ce dernier finit par montrer qu’il « est disposé à accepter »
cette offre671. Le ministre des finances arrive, précise la même source, « à
nous promettre de ne rien conclure avec d’autres groupes avant de recevoir
notre réponse définitive. je vous prie, conclut la correspondance adressée à
Ben Ayyed, de ne point faire attendre votre dépêche m’annonçant la décision
de vos capitalistes »672.
671
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre du 8 juin 1874 adressée à Ben Ayyed.
672
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre du 16 juin 1874 adressée à Ben Ayyed.
673
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, document portant le titre de « procuration »,
juillet 1872, folio 66.
674
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre de Ben Ayyed à Baquer de Restomasa,
25 août 1874.
246
anonymes, tout acte de création d’entreprise capitaliste, en l’occurrence une
banque, devrait émaner du Sultan. Par ailleurs, cette autorisation permettrait
aux promoteurs de ce projet de se protéger contre toute contestation qui
viendrait de la Banque Impériale Ottomane, raison pour laquelle on a opté
pour le terme « nationale ».
Le projet semblait bien parti. Ben Ayyed engage, en tant que promoteur
fondateur et président de la Banque Nationale de Turquie, une série de
contacts aussi bien à Paris qu’à Londres pour fournir la partie européenne du
capital social. Une convention est signée, le 11 juillet 1874, entre ce dernier
et Baquer de Restomasa qui promet de fournir le concours « d’un groupe de
puissants banquiers » qui obtiendraient la qualité de fondateurs de la future
Banque676. Toutefois, les premières tentatives faites par son mandataire
auprès des milieux de la city aboutissent à un échec cuisant puisqu’il
explique qu’il « a contacté les puissances financières les intelligentes de
Londres » qui n’étaient pas seulement des financiers, mais des amis » et
conclue qu’il ne fait que perdre son temps677.
Ben Ayyed cherche aussi à impliquer l’Anglo danubian Bank678 dont il est
vice-président. Celle-ci devrait fournir douze administrateurs formés de
« banquiers de premier ordre »679 qui fourniront un millions de livres sterling.
Mais il semble qu’aucune suite n’a été donnée à cette combinaison, car Mr
675
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3.
676
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2.
677
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, lettre d’Arnode à Baquer de Restomasa, 30
juillet 1874.
678
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre H. Brandon à Ben ayed, 10 mai 1875 .
679
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, folio 61.
247
Sprent, représentant de l’Anglo-danubian Bank, a exigé que la banque
projetée soit scindée en deux organismes, l’un turc et l’autre anglais, qui se
substitueraient en bonne et due forme aux deux groupes qui devraient exister
au sein de la Banque nationale turque680. D’ailleurs, Ben Ayyed qui s’attend à
un tel résultat a tenté d’autres alternatives. Depuis 1873, il demande des
informations sur certaines banques de Londres comme la London Country
Bank et la Société Générale Limited qui seraient susceptibles d’être
contactées681. D’autres maisons londoniennes sont encore sollicitées comme
Robinson Fleming et Gabriel Brandon682.
680
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre anonyme à Ben Ayyed, 20 avril 1875.
681
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre anonyme à Ben Ayyed,10 février 1873.
682
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre de Ben Ayyed 5 mai 1875.
683
Imprimerie administrative de Paul Dupont.
684
Ibid, art. 4.
685
Mahmoud Pacha Ben Ayad, de Tunis ; Agop Effendi Keutchekoglou ; Laurondo ; Stefanoviche ; Pandia
Sekiari ; Youvan Effendi Chichmanoglou ; Audon Bey Missirlioglou ; Simon Bey Maksoud ; Kévork Effendi
Bachtchévanoglou ; Stéfano Ralli ; Camara ; Karagueuzoglo ; Zafiroupolo ; Margossian ; ibid, art. 14.
248
de toute espèce et notamment de celles qui ont pour objet des entreprises de
chemins de fer, canaux, ports, mines, docks, et d’autres grands travaux
publics, et faire toute sorte de fournitures au Gouvernement Impérial…, à
affermer tous impôts, dîmes et autres revenus publics, et ce d’après les lois et
règlements en vigueur de l’Empire Ottoman »686.
L’aventure de Ben Ayyed dans le domaine bancaire n’a d’égale que ses
tentatives dans le domaine des chemins de fer, de travaux publics et
d’entreprises industrielles. Une convention signée le 6 décembre 1872 au nom
de la Banque Nationale de Turquie et l’entreprise générale des chemins de fer
et de travaux publics lui accorde « à l’exclusion de tous les autres
entrepreneurs, l’étude des travaux publics ou privés dont elle voudrait. Elle lui
confiera l’exécution des ces travaux »688. Par ailleurs, l’accord conclu le 17
janvier 1873 entre Ben Ayyed et l’ingénieur Ernest Belle de Coste, engage ce
dernier à à construire de plus de 33oo km de chemin de fer, y compris une
ligne qui va jusqu’à el-Bassorah, dont notre entrepreneur est
concessionnaire689.
Ce qui nous intéresse dans tous ces projets, selon les objectifs que nous
686
Ibid., art. 2.
687
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, folio 33.
688
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, Convention signée par Mahmoud Ben Ayyed
et Charles Cotard directeur de l’Entreprise Générale à Constantinople.
689
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1.
249
nous sommes fixé au début de cette étude, ce sont les idées de l’homme et
son approche de l’économique. Indépendamment de leur devenir, ils nous
permettent de déduire un certain nombre de constats. Sur l’esprit
d’entreprendre de Ben Ayyed, tout d’abord. Il s’agit d’un entrepreneur qui se
lance dans des secteurs modernes comme la banque ou les chemins de fer. Il
est ainsi animé par un esprit d’entreprise qui se transforme souvent en
véritable passion. La seconde réflexion concerne les entreprises dans
lesquelles il s’engage. En plus des secteurs modernes, il se lance aussi dans
d’autres types d’opérations comme l’emprunt de 100 millions de fr. qu’il
propose, en juillet 1874, au ministre des finances ottoman. C’est donc un
véritable homme d’affaires qui guette les opérations de tout genre. Enfin si
l’on tient compte de la dynamique économique engagée par cet acteur, nous
constatons que sa conversion en capitaliste, et particulièrement en
entrepreneur, correspond uniquement à certaines phases de sa vie. Mais si
l’on prend en considération toutes les étapes de son parcours, notamment
l’étape tunisienne, et l’ensemble de ses opérations (financier de l’Etat,
marchand, propriétaire…), il serait préférable de le considérer comme un
homme d’affaires plutôt qu’un entrepreneur.
Conclusion
Lors des trois phases qui résument parcours, Ben Ayyed ne s’est jamais
enfermé dans un espace donné : A partir de Tunis il entretient des rapports
250
commerciaux avec le monde ottoman et il a créé un réseau d’affaires avec la
France et Livourne. Une fois en France, il maintient des liens d’intérêt avec la
Tunisie et la Turquie. Malgré son installation à Constantinople, il se déplace à
Paris pour gérer ses affaires parmi les quelles ses opérations en Tunisie et en
Algérie où il est intéressé par l’idée d’une banque coloniale. Nous sommes en
présence d’une mobilité constante dans un triangle transméditerranéen
comprenant la Tunisie, la France et la Turquie. Bien plus, il arrive à mobiliser
son réseau d’influence dans chacun de ces trois pays en faveur des deux
autres réussissant, à chaque fois, cette trilogie. Il incarne parfaitement, aussi
bien par ses pratiques économiques que par son identité et son parcours
l’image d’un véritable « citoyen » de la Méditerranée. L’argent et les affaires,
sont à pour ce passeur de rives, une croix de transmission entre les différentes
places. Le local (Tunis, Paris, Constantinople) n’était pour lui qu’un relais pour
la Méditerranée. Mais celle-ci est, à son tour, une ouverture sur le central et
le incarné la civilisation occidentale et la modernité dans lesquelles il est
parfaitement intégré.
Loin d’être un cas isolé, Ben Ayyed est le produit d’une riche famille qui
constituait une véritable dynastie bourgeoise à l’instar de celles d’Europe.
251
Toutefois, les Ben ayyed, les Jellouli, les Ellouz, pour ne citer que ces quelques
exemples690, étaient, contrairement aux Fould ou aux vernes et Hottinguer,
pénalisés par l’environnement politique et économique de la rive sud de la
Méditerranée. Le processus de dynamique économique engagé dans la
Tunisie lors du XVIIIe siècle, grâce au commerce maritime et à l’essor de
certaines corporations, était handicapé par un Etat qui n’a pas réussi à
assumer de telles mutations. L’Etat ottoman est lui aussi resté enclavé dans
des conceptions et des pratiques précapitalistes pour ne pas dire
anticapitalistes. Voilà ce qui explique, en partie, l’échec de la plupart des
entreprises de Ben Ayyed lancées dans ces deux pays. Malgré sa
métamorphose et ses initiatives, ce dernier n’a pas pu, malgré ses tentatives,
se libérer de l’Etat. S’il arrive à le quitter en Tunisie et à s’en libérer en France,
il est allé le chercher à Constantinople. C’est la contradiction ou la tragédie de
cet hybride tant au niveau identitaire qu’au niveau économique qui porte en
lui les germes de l’échec plus que ceux de la réussite.
690
Boubaker (S.), « Négoce et enrichissement individuel à Tunis du XVIIe siècle au début du XIXe siècle »,
in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2003/4, n° 50-4, pp. 29-62.
252
L’AFFAIRE L’OUENZA (1900-1914)691
La concession primitive
691
In Revue d’Histoire Maghrébine, 1991, pp.259-277.
253
révélateur est celui de la Compagnie Moctaa El Hadid gérée par Paulin
Talabot, patron de la puissante Compagnie algérienne. Les gisements
exploités par Moctaa El Hadid se situent dans la région bônoise et la
compagnie possède sa propre ligne de chemin de fer pour évacuer sur le port
de Bône sa production minière dont la majeure partie est constituée par des
minerais de fer. Plus au sud, et à une époque plus tardive, l’exploitation des
phosphates a débuté dans les années 90. Leur évacuation se fait au moyen
d’une ligne de chemin de fer reliant Tébessa à Bône dont le port vient d’être
rénové. Cette ligne est exploitée par la compagnie Bône-Guelma qui gère
dans
692
- Voir Gharbi (M.L.), Réseau de la Compagnie Bône-Guelma et sa contribution à la pénétration française
en Tunisie, Thèse 3è cycle dactylographiée REIMS mai 1985.
693
- ShiliI (R.), La pénétration du capitalisme dans le secteur minier en Tunisie coloniale : le cas des
gisements de Kalaat Jerda depuis la fondation jusqu’à la fin de la première guerre, C.A.R. dactylographié.
Faculté des Lettres et Sciences Humaines Tunis juin 1984.
694
- Dougui (N.), Les intérêts économiques et militaires français dans le port militaire de Bizerte (1890-1918)
, C.A.R. dactylographié. Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Tunis septembre 1977.
695
- Gharbi (M.L.), « La Compagnie Bône-Guelma et son réseau minier tunisien. 1900-1914 » in IBLA
1989/2 N° 164 pp. 225-254.
254
Pascal et ce dernier reste seul propriétaire du seul permis de recherche. Mais
n’ayant pas d’argent, Pascal conclut en juin 1900 un contrat avec M. Louis
Rolland-Chevillon, avocat à Marseille, et constitua la société africaine des
mines dont il faisait partie. Dans cette société, MM Rolland-Chevillon et
Joseph Robaud, banquier, apportaient les fonds nécessaires »696.
696
- Révolution du 28 février 1909.
697
- Révolution du 8 mars 1909.
255
oppose deux propriétaires se réclamant le même droit. De point de vue
politique et administratif, elle traduit une complicité de l’administration
publique avec une partie au détriment d’une autre. Cela est d’autant plus
confirmé que le tribunal d’Aix, devant lequel l’affaire est portée, a jugé aux
dépens du concessionnaire primitif699. L’administration publique a interprété
le décret du 20 mai 1901 accordant au groupe Pascal la concession des
gisements miniers de l’Ouenza comme une concession seulement de terrain.
L’ingénieur des mines à Alger explique que « la concession ne portait pas sur
la minière, et c’est par gaffe que l’acte de concession a parlé de fer »700. La
complicité de l’administration et du gouvernement français dans cette affaire
se confirme par l’octroi, le 7 juillet 1902, de la concession de l’Ouenza à
Carbonnel. L’affaire est alors portée devant le Conseil d’Etat qui nomme une
commission spéciale pour étudier la question. Cette commission finit par
confirmer le premier jugement. Comment peut-on expliquer ce résultat ?
L’influence du Comité des Forges et de Schneider était exercée au sein de
cette commission spéciale, « spécialement composée » par Dreux membre
de cette commission et chef du premier bureau des mines au Ministère du
travail. Or, ce dernier est parent de deux autres Dreux qui s’intéressent à la
métallurgie et qui sont en rapport étroit avec Schneider : « L’un M.E. Dreux
attaché à la direction de la société des scieries de Longwy et administrateur
des mines de Valleroy. L’autre M.A. Dreux, directeur de la société de Longwy,
du comité des Forges et des mines de fer de Meurthe et Moselle ; du
comptoir des Poutrelles, président du comptoir d’exportation des produits
métallurgiques ; vice-président de la caisse de retraite et celle d’assurance
contre les accidents du travail du comité des Forges de France ;
administrateur, avec MM. Louis, Henri et Robert Rocheling -Les grands
métallurgistes allemands- de la société des mines de Valleroy ; enfin avec
Eug. Schneider, vice-président du Comité de Direction des Forges de
France »701.
698
- Ibid.
699
- Baldacci (A.), L’Algérie et la société de l’Ouenza, Imprimerie Officielle, Alger, 1947, p. 30.
700
- Révolution du 4 mars 1909.
701
- La revue Pages libres n° 124 p. 169.
256
Toutes les pressions politiques et administratives se sont donc exercé en
faveur du groupe Carbonnel-Schneider. Mais jusque là, l’affaire, avec toute sa
complexité ses intrigues et ses manœuvres, reste une affaire française après
avoir été, à son début, uniquement algérienne. Après la délibération de la
commission spéciale au début de 1903, l’affaire sort de son cadre français
puisque des intérêts internationaux entrent en jeu. Schneider est associé à
des capitalistes allemands et le groupe Pascal est associé à des capitalistes
hollandais. Parallèlement à cela, d’autres intérêts tunisiens et algériens
entrent en scène en évoquant la question du chemin de fer et du port
d’embarquement des minerais de l’Ouenza. Le différend revêt alors plusieurs
aspects : intérêts étrangers, rivalité entre l’Algérie et la Tunisie concernant le
transport et le port d’exportation sans pourtant avoir résolu le problème de
la mine. L’affaire s’amplifie et ne trouve pas de solution à un moment où la
France a besoin d’une importante quantité de fer pour compenser la
production de ses gisements lorrains.
En parlant des Dreux nous avons vu que la liaison est déjà établie entre
les métallurgistes français et les métallurgistes allemands. Pour exploiter la
mine de l’Ouenza, Schneider s’associe à deux puissantes sociétés
allemandes : La maison Krupp et la maison Thyssen702. Face à ce puissant
consortium franco-allemand, Pascal ne peut continuer à travailler seul. Il
s’associe à la maison Muller représentée par Portalis. Ce nouveau groupe,
pour être plus puissant, entre en relation avec des capitalistes hollandais et
constitue le 30 avril « la société concessionnaire du Djebel Ouenza ». L’objet
de cette société anonyme est ainsi défini par ses statuts703 :
Lette de l’Ingénieur en chef des mines Mr. Jacob à l’ingénieur en chef des mines, à Paris, Lecornou, Cité par
Révolution du 3 mars 1909.
702
- Réunion de la Chambre syndicale du syndicat commercial du 12 décembre 1911 : La question de
l’Ouenza, Alger, Imprimerie Adolphe Jourdan. 1911 p. 18.
703
- Les statuts sont déposés chez Mr. Dufour notaire à Paris. La société est régie par les lois du 24 juillet
1867, 1er août 1893 et 9 juillet 1902.
257
« La mise en valeur des gisements du Djbel Ouenza par l’exploitation de
la concession des mines de fer, cuivre et autres métaux connexes dite
concession d’Ouenza…
La vocation de la société, telle qu’elle est définie, est très large. Elle
effectue des recherches, exploite des richesses minières, assure le transport
et la commercialisation de sa production. Son capital social de 25 000 fr. est
composé de 5 000 actions de 500 fr. dont le 1/5 est attribué à Pascal auquel
d’autres faveurs sont accordées notamment une redevance de 1 fr. par tonne
de minerai extrait. En cas de construction du chemin de fer, « cette
redevance, au profit de Pascal, serait de 200 000 fr. au minimum pour la
première année qui suivrait la mise en exploitation du dit chemin de fer et de
300 000 Fr au minimum pour chacune des années suivantes »705.
704
- A.N., 89 AQ 1206. , art. 2 des statuts de la société concessionnaire des mines de l’Ouenza, (A.N :
Archives Nationales françaises, Paris).
705
- A.N., ibid, art. 7.
706
- Ibid, art. 6.
258
concessionnaire des mines de l’Ouenza 707. La première assemblée générale
n’étant pas, à cette date, réunie, le conseil d’administration n’est pas donc
élu. Ainsi, la deuxième assemblée générale est consacrée à l’élection du
conseil, après quoi la société est déclarée définitivement constituée. Le
président de l’assemblée est Henri Cardozo, et les deux scrutateurs sont A.G.
Kroller et Joseph Portalis. Pascal est représenté à l’assemblée générale par
Verane. Suite à cette étape conseil d’administration est constitué708.
L’assemblée nomme en outre comme membre dudit conseil Mr. Vérane
Amédée, 42 rue Dragon, Marseille lequel entrera en fonctions dès qu’il sera
actionnaire de la société et possesseur du nombre d’action exigé par l’article
21 des statuts »709.
Ainsi, les intérêts les plus représentés au sein de la nouvelle société sont
les intérêts miniers, on remarquera aussi la présence de négociants
armateurs et de propriétaires. D’après cette composition du conseil
d’administration de la société concessionnaire des mines de l’Ouenza, les
707
- On peut lire dans la dépêche tunisienne du 22 juillet 1909 « nous apprenons avec plaisir que dans leur
dernière assemblée générale, les actionnaires des mines de l’Ouenza ont nommé Mr. Emilie Pascal,
administrateur, membre du conseil d’administration de cette société. Nous sommes heureux pour la Tunisie
de ce choix, car Mr. Pascal y a traité déjà des affaires minières très importantes et se propose d’y retourner
bientôt pour terminer plusieurs affaires actuellement à l’étude ». par ailleurs, Mr. Emile Pascal a traité avec la
Compagnie Bône-Guelma pour la construction d’un embranchement particulier dans la région de Hammam-
Lif.
708
Il se compose de :
M. Richard, Joseph, ingénieur constructeur, ancienne maison Moraille, 80 rue Taitbout, Paris.
Portalis Joseph, directeur des mines de Rar-el-Maden, administrateur délégué de la Société d’Exploitations
minières, 24, rue de Mogador, Paris.
709
- Journal bihebdomadaire l’écho des mines et de la métallurgie, lundi 29 juin 1903. D’après l’art. 21 des
statuts, chaque administrateur doit être propriétaire de 20 actions au cours de son mandat.
259
intérêts hollandais paraissent faiblement représentés. Mais ces derniers se
sont consolidés avec le temps au sein de la société. Dans la brochure traitant
de « la question de l’Ouenza » publiée en 1911 par la chambre syndicale du
syndicat de commerce d’Alger, la composition du conseil d’administration a
évolué au profit des intérêts hollandais710.
710
« MM. Baguyenault de Puchesse, Président, Paris.
711
- On ignore encore si les archives du tribunal de Guelma sont encore conservées. Toutefois les étapes de la
procédure suivie par le député Colin ont été exposées devant la chambre syndicale du syndicat commercial
algérien le 12 décembre 1911.
712
- Jonnart est le gendre de Mr. Aynard « député de Lyon (2è circonscription) régent de la banque de France,
administrateur de la société lyonnaise de dépôts et comptes courants et de crédits industriels, président du
conseil d’administration de la compagnie des fonderies forges et aciéries de Saint-Etienne… société qui
appartient au Comité des Forges de France ». Révolution du 6 mars 1909.
260
que son précédent pour défendre les intérêts du consortium franco-
allemand. En effet, dès sa nomination, Jonnart est passé à l’action. Il
commence tout d’abord par signer le 26 juin 1905, avec le consortium
franco-allemand la convention définitive des mines de l’Ouenza. Mais cela ne
semble pas suffisant et rassurant. La bataille juridique pourrait être perdue, il
faut alors déplacer le combat sur un autre terrain moins glissant. C’est sur le
terrain parlementaire que s’exerceraient mieux les hautes influences dont le
consortium dispose.
713
- A.N., 89 AQ 1206.
714
- Réunion de la chambre syndicale, op. cit. p. 23.
715
- voir Dougui (N.), « La naissance d’une grande entreprise coloniale la compagnie des phosphates et du
chemin de fer de Gafsa » in Les Cahiers de Tunisie, n° 119/120, 1982, p. 141-148.
262
définitive. Le 13 février 1909, Clémenceau déclare « qu’il exigeait la
discussion immédiate de l’Ouenza de suite après l’impôt sur les revenus »716.
716
- Révolution du 28 février 1909.
717
- La Dépêche tunisienne du 24 mars 1918.
718
- Réunion de la chambre syndicale, op. cit. p. 26.
263
ce duel gouvernement-chambre, un autre facteur entre en jeu pour rendre
l’affaire plus complexe, à savoir la Tunisie qui réclame sa part du gâteau.
La rivalité entre l’Algérie et la Tunisie est donc à son origine une rivalité
de port d’évacuation des minerais. Mais le différent s’élargit lorsque au
problème de port sera associé celui de chemin de fer. C’est alors que d’autres
intérêts entrent en jeu notamment le Bône-Guelma qui se trouve confronté
aux concessionnaires. Ces derniers, bien qu’ils soient d’accord avec le
Gouvernement Général pour évacuer les minerais par Bône, refusent
d’utiliser la voie de Tébessa-Bône exploitée par le Bône-Guelma719. Les
concessionnaires cherchent alors à construire leur propre ligne de chemin de
fer. Compte tenu du relief accidenté de l’Est algérien, les concessionnaires
sont contraints de chercher un tracé passant par le territoire tunisien. Le
groupe Carbonnel envisage une ligne pénétrant dans le territoire tunisien au
niveau de l’Ouenza puis remontant au nord. Cette ligne devrait traverser la
ligne de la Medjerda du côté de Ghardimaou pour revenir au territoire
algérien afin d’aboutir à Bône. Cette ligne devrait donc contourner les reliefs
élevés de la frontière algéro-tunisienne, or ce fut au tour de l’administration
du protectorat de refuser.
264
longeant l’oued Mellègue pour se souder en plein territoire tunisien avec la
ligne de la Medjerda. Les minerais algériens seront transportés jusqu’à ce
point, après quoi ils se dirigeront vers Bône par la ligne de la Medjerda.
265
Cette solution conciliant l’Algérie et la Tunisie était sur le point d’être
concrétisée en mars 1909. Toutefois, de nouvelles difficultés surgissent. Le
Ministre de la Marine a jugé la proposition d’acheminer par Bizerte
uniquement les minerais de Boukhadra insuffisante. D’un autre côté, « les
assemblées algériennes repoussent de façon unanime et avec la plus grande
énergie »722 l’accord algéro-tunisien. La solution de l’affaire de l’Ouenza est
donc retardée, une fois de plus. Le gouvernement Clémenceau qui a essayé
de trouver une issue à cette question tombe en juillet 1909. Bizerte perd
alors le peu de terrain qu’elle à conquis et il faudrait repartir de zéro. C’est
pourquoi les démarches tunisiennes sont de plus en plus actives auprès du
nouveau ministère. Dès la chute du ministère Clémenceau, le Résident
général dépêché à Paris « avait employé son congé non à ne rien faire, mais à
s’occuper des intérêts de la Tunisie et ceux de Bizerte en Particulier »723.
720
- La chambre de commerce a émis le vœu que « les minerais de Djebel l’Ouenza… ne soient pas détournés
du port de Bizerte et viennent au contraire, y concourir au développement de l’arsenal de Sidi Abdallah et à la
constitution des approvisionnements de la place de guerre ». Le républicain du 5 décembre 1909.
721
- Révolution du 9 mars 1909.
722
- Journal officiel tunisien du 18 décembre 1909. Explications fournies par le résident général à la
conférence consultative au sujet de la question de l’Ouenza.
723
- Le Républicain du 5 décembre 1909.
724
- Le Journal Officiel tunisien du 18 décembre 1909, op. cit.
725
- La Dépêche tunisienne du 12 octobre 1909.
266
ancien Résident Général à Tunis. Mais la question n’intéressant pas
directement son département, les chances de Bizerte restent dérisoires. Une
nouvelle démarche est entreprise en décembre 1909 par les intérêts tunisiens
lors de la discussion de la convention et de l’avenant passées entre Jonnart et
la société concessionnaire de l’Ouenza par la commission parlementaire des
travaux publics.
726
- La Dépêche tunisienne du 10 décembre 1909.
727
- Ibid.
728
- La Dépêche tunisienne du 5 décembre 1909 : « les intérêts bizertins et les pouvoirs publics ».
729
- La dépêche tunisienne du 10 décembre 1910.
730
- La dépêche tunisienne du 12 février 1910.
267
de nouvelles équipes gouvernementales hostiles à ce projet depuis qu’elles
étaient dans le camp de l’opposition. C’est la Tunisie qui, cette fois, a amorcé
l’ajournement d’une solution définitive puisque la rivalité entre Bizerte et
Bône n’a fait que prolonger le profond sommeil des fers de l’Ouenza dans les
Jbels de l’Est algérien.
731
- Liberté du 10 mars 1909.
268
priver d’un trafic assuré une vingtaine de bateaux (français) au profit
d’équipages italiens ou anglais »732. En effet, la loi du 2 août 1889 réserve la
navigation en l’Algérie et la France au pavillon français, par contre la Tunisie
dispose d’une liberté de pavillon. L’essor du port de Bizerte ne doit pas se
faire par les minerais de l’Ouenza pensent les Algériens, mais par la
production de son riche arrière-pays : minerais des Nefza, Phosphates de
Kalaâ Jerda qui, au lieu d’être écoulés par Tunis, devraient l’être par Bizerte.
269
manière dont ce groupe de capitalistes monopolise les fonctions publiques et
les affaires de l’Algérie suscite l’hostilité du syndicat commercial algérien et
le syndicat commercial bônois. Ces deux institutions ont fourni, dans la
bataille électorale algérienne, leur soutien au député Collin concurrent de
Gerente736.
736
- des motions de soutien sont établies au profit de Mr. Colin, Ibid.
737
- La Dépêche tunisienne du 10 décembre 1909.
270
Un deuxième groupe de l’Est algérien, qui agit dans le même sens que le
premier, est constitué par les frères Bertagna, véritables maîtres de Bône.
Ces derniers sont concessionnaires des phosphates de Tébessa738 et sont
membres du conseil général de Constantine. Par le biais de cette institution
les frères Bertagna exercent leur influence économique et politique. Un seul
exemple peut en témoigner : c’est le rapport et la motion du conseil général
de Constantine sur l’affaire l’Ouenza qui finissent par être adoptés par le
conseil supérieur d’Algérie lors de sa séance de juin 1909. Dominique
Bertagna ose affirmer à l’un de ses intimes interlocuteurs, à un moment où la
question de l’Ouenza reste sans issue, que l’affaire sera réglée en faveur de
Bône : « la question est liquidée, entends-tu ? C’est Bône irrévocablement
Bône qui est choisie comme port de sortie de l’Ouenza et de Boukhadra
malgré Bizerte… l’exportation du minerai de l’Ouenza par Bône représente
des millions qu’elle n’a plus le droit d’abandonner »739.
271
complémentaires en attendant une solution du problème avec l’aide de
l’administration algérienne. « En dépit de nos pertes, affirment les
responsables du Bône-Guelma, nous demandons la révision de nos contrats
en vue de leur mise en harmonie avec les conditions d’une exploitation pour
laquelle la logique et l’équité démontrent qu’ils n’ont pas été faits »742. Ainsi,
le Bône-Guelma a toujours cherché à s’entendre avec l’administration
algérienne afin de trouver « une solution radicale »743 pour sa ligne
défectueuse. Le résident Général ayant refusé la construction d’une ligne de
chemin de fer passant par la frontière tunisienne pour regagner Bône, le seul
tracé possible reste l’orientation nord-sud, c’est-à-dire le tracé emprunté par
la ligne de Tbéssa-Souk Ahras. L’idéal pour cette compagnie est de se mettre
d’accord avec le Gouvernement général de l’Algérie et avec les
concessionnaires de l’Ouenza pour reconstruire la ligne de Tébessa-Bône afin
d’assurer le transport des phosphates de Tébessa et des minerais de
l’Ouenza. Deux documents mettent en évidence ce projet établi par le Bône-
Guelma.
742
- A.N., 156 A Q 7, AG du 29 mai 1909.
743
- A.N. , 156 A Q 7, AG du 25 juin 1910.
744
- « le réseau algérien de Bône-Guelma : propositions nouvelles de la compagnie », Paris 1912. Bureaux de
la revue politique et parlementaire.
272
bônoise lui permettra, en revanche, de conserver tout le terrain algérien où
les menaces sont pesantes.
745
- « le chemin de fer de l’Ouenza », Bureaux de la revue politique et parlementaire. Paris 1912. L’auteur de
l’ouvrage n’est pas indiqué, mais on trouve sur la première page de cette brochure la dédicace faite par
l’auteur à Mr. Edouard Gouin administrateur de la société de construction des Batignolles. La dédicace écrite
et signée par l’auteur est la même qu’une autre dédicace portant la même signature et figurant sur un autre
ouvrage intitulé : « les chemins de fer de l’Algérie » écrit par Jacques Lacourt-Gayet. Les deux brochures
défendant les intérêts du Bône-Guelma et proposant les mêmes solutions, seraient, à notre avis, écrites par le
même auteur : Jacques Lacourt-Gayet.
746
- Ibid. p. 18. L’auteur entend par le « vieux réseau » la ligne de Tébessa Bône à la fin du XIX è par la
compagnie Bône-Guelma.
273
En somme, c’est le grand capital dont les entreprises se développent
dans l’Est algérien depuis presqu’un demi-siècle747 qui continue à
monopoliser les activités de cette région. Son pouvoir s’est élargi avec le
début du XXe siècle puisqu’il réussit à déterminer la politique métropolitaine
concernant les affaires algériennes. En collaboration avec le grand capital
métropolitain (Schneider, Batignolles…), Bertagna et Thomson ont pu
imposer aux différents gouvernements français leurs positions. Tant que
leurs revendications ne sont pas satisfaites, le projet l’Ouenza restera
toujours suspendu à un moment où la France a plus que jamais besoin de
minerais de bonne teneur. Quels sont, d’un autre côté, les intérêts tunisiens
et quelle est leur argumentation pour revendiquer la totalité ou une partie
des minerais de l’Ouenza et de Boukhadra ?
Vu son site bien abrité, le port de Bizerte est mieux protégé que celui de
Bône. Ce facteur a son importance dans une période où les tensions règnent
en Europe et en Méditerranée. Ainsi, l’intérêt de défense nationale est
pleinement exploité par les Bizertins. « Bizerte bien défendue par sa
situation, ses forts et sa flotte pourrait donner le jour à des hauts fourneaux
bien abrités que les installations analogues qui s’élèveraient à Bône, mal
747
- voir notre thèse, op. cit., p. 61.
748
- La Dépêche tunisienne du 24 mars 1918.
274
protégée contre les croiseurs ennemis »749. L’autorité militaire prend goût à
ces propositions. Un projet de hauts fourneaux est même établi par cette
administration et trente amiraux appuient la question750. Les intérêts privés
de la compagnie du port de Bizerte et ceux de l’administration militaire
s’unissent pour défendre la même cause. Leur argumentation, en plus du
site privilégié du port de Bizerte, repose sur deux points.
749
- Ibid.
750
- La Dépêche tunisienne du 25 novembre 1909.
751
- La Dépêche tunisienne du 25 octobre 1909.
275
Après avoir présenté les différentes péripéties et les multiples
dimensions de l’affaire de l’Ouenza, chose qui nous intéresse le plus, il serait
utile de voir en guise de conclusion, l’issue de cette affaire. L’année 1913
était décisive pour le règlement définitif de la concession de la mine, c'est-à-
dire que le contexte de la veille de la guerre n’est pas sans rapport avec
l’aboutissement de cette question. A la demande de l’administration et des
différents protagonistes des consultations juridiques et des rapports
techniques sont établis par des spécialistes comme si tout le monde était
convaincu de la nécessité de trouver une solution au problème de
l’Ouenza752. Ces études ont permis d’élucider les différents aspects de la
question et ont préparé un terrain d’entente entre les deux sociétés rivales.
Après une rencontre réunissant le Ministre des travaux publics avec des
représentants de la société d’études de l’Ouenza et de la société
concessionnaire des mines de l’Ouenza, un accord est conclu entre les deux
parties. Deux lettres adressées par ces deux sociétés au Ministre des travaux
publics annoncent leur adhésion au projet d’entente lors de la rencontre
avec ce dernier. La première est envoyée par la société concessionnaire des
mines de l’Ouenza le 4 octobre 1913, la deuxième est envoyée, deux jours
après, par la seconde société. Les deux documents portent d’ailleurs en
grande partie le même texte: « Nous avons l’honneur de vous confirmer
notre accord relatif au règlement de la question de l’Ouenza. Nous déclarons
accepter sans réserve ce qui a été discuté et arrêté en votre présence et dont
une copie est jointe à notre lettre. Nous sommes prêts à signer les actes
prévus par cet accord et nous nous engageons à ne formuler à l’avenir
752
- A.N., section d’Outre-mer, Aix-en-Provence.
Série X. on trouve dans le carton 5x2 à titre d’exemple les documents suivants :
1/ consultation pour la compagnie concessionnaire des mines de l’Ouenza par H. Berthelmy, professeur à la
Faculté de droit de Paris du 21 juillet 1913.
2/ Examen par H. Berthelmy, professeur à la Faculté de droit de Paris des arguments produits au profit de la
société d’études de l’Ouenza par MM. Les professeurs Massigli et Jacquelin, Alger 1913.
3/ consultation de Mr. Otten, avocat conseil de la direction des travaux publics. Alger, 18 mars 1913.
4/ documents parlementaires (exposés de motifs de projets de loi relatifs à l’affaire l’Ouenza…)
5/ Avis de l’inspecteur général des ponts et chaussées en Algérie (Mr. Godart).
6/ plusieurs rapports de l’ingénieur en chef Soulyre.
276
aucune réclamation en ce qui concerne les faits relatifs à l’Ouenza et
antérieurs à la présente lettre… »753.
Après cet engagement des deux sociétés une convention est signée le
16 octobre 1913 et elle définit les bases de l’entente entre les deux groupes:
753
- A.N, section d’Outre-mer, ibid.
277
20% seront réservés à des banques françaises, ou à des métallurgistes
ou industriels français, désignés par la société concessionnaire et agrées par
le Gouvernement général,
Les deux sociétés devraient donc fusionner pour former une seule
entreprise avec presque une égale répartition capitale sociale : 35% et 45%.
Une part de 20% du même capital est réservée à des entreprises industrielles
ou à des banques françaises. On a voulu garantir une forte participation
française au capital et à la gestion de la société de l’Ouenza. Toutefois, la
convention du 16 octobre 1913 n’a pas abouti. Par une lettre du 22
novembre 1913 envoyée par le Ministre des travaux publics à Carbonnel,
fondé de pouvoir de la société d’études de l’Ouenza, le Gouvernement
annonce son opposition à la participation de la dite entreprise à la création
de la nouvelle société de l’Ouenza. Quelles sont les raisons de ce refus ?
754
- A.N., section d’Outre mer, op. cit.
755
- A.N., section d’Outre mer, Ibid.
278
Ce refus, quels que soient ses fondements, nous permet de conclure
que le gouvernement a tranché en définitive au détriment du groupe
Schneider-Krupp. La conjoncture internationale et l’influence allemande à la
veille de la première guerre expliquent, à notre avis, cette solution de
l’affaire l’Ouenza au dépend du groupe allemand Krupp et de son vis-à-vis
Schneider.
756
- Baldacci (A.), ‘L’Algérie et la société l’Ouenza, op. cit. p. 37.
279
LES COLPORTEURS : UN RESEAU D’ECHANGE DANS LA TUNISIE
COLONIALE757
Mouedden, M. Lazhar Gharbi, Université Mohamed V-Agdal, Rabat, 2008, pp. 43-61.
758
Fontaine (L.), Histoire du colportage en Europe, XV-XIX, Albin Michel, Paris, 1993.
المملكة، جامعة محمد الخامس، مساهمة في تاريخ المغرب االقتصادي. التجارة بالمغرب في القرن السادس عشر،) المنصوري (عثمان759
.2001 ،المغربية
Une chanson traditionnelle marocaine parlant du colporteur et de ses relations avec le monde des femmes
s’intitule Attar ya attar.
280
en Algérie, du moins en Kabylie760, d’autres appellations, relatives surtout à
l’activité, particulièrement celle de bayya’ (marchand), se sont imposées en
Tunisie. Malgré l’ancienneté de cette activité notre enquête se limitera à la
période coloniale, ce qui ne nous empêchera de faire, en cas de besoin,
quelques incursions dans la période moderne. Ce choix est dicté non
seulement par la rareté des sources pour l’avant 1881, mais aussi par notre
problématique qui tentera de cerner l’impact d’une économie moderne et
ouverte, en l’occurrence l’économie coloniale, sur un secteur ancien, à savoir
le colportage.
760
Iberraken (F.), « Les colporteurs kabyles entre 1840 et le début du XXe siècle », article dactylographié, p.
1.
281
collective sera aussi sollicitée pour nous livrer des informations et appuyer
notre analyse. Toutefois, des zones d’ombre vont persister, raison pour
laquelle nous n’avancerons que des hypothèses qui resteront à étayer.
761
Le zembil est fabriqué en alfa. Parfois deux grands coffrets en bois peuvent remplacer le zembil
762
Par le décret beylical du 30 mars 1912 et celui du 29 décembre 1913 l’administration coloniale a tenté de
réglementer le colportage de produits alimentaires. Nous pouvons lire dans le dernier texte publié par le
Journal Officiel du 31 dé1913 : « Toute personne, quelle que soit sa nationalité, se livrant en dehors des
territoires communaux à l’achat ou à la vente en colportage des produits alimentaires…sera astreinte au
paiement d’un droit de licence dont le taux est fixé à six francs par an ».
763
Certains colporteurs sahéliens, qualifiés de Hammar zeyt, se sont spécialisés dans la commercialisation de
l’huile d’olive. Nous développerons ce phénomène ainsi que celui du commerce du sel qui était un monopole
d’Etat et qui faisait l’objet de contrebande alimentée, entre autres, par ces colporteurs.
282
calme et une certaine paix764. Nous comprendrions ainsi pourquoi le
colportage est mentionné dans les études que nous connaissons à partir de
l’époque de Hammouda Pacha qui a tenté de réglementer le commerce,
particulièrement celui du colportage765.
-2004 تونس, كلية العلوم االجتماعية و اإلنسانية، نشأة المجال: إيالة تونس بين قرنين السادس عشر و التاسع عشر،) بن سليمان(فاطمة764
2005
، تونس، دكتوراه في التاريخ كلية اآلداب والعلوم،1837-1740 آل بن عياد بين سنوات: تطور عائلة مخزنية بتونس،) سعداوي (ابراهيم8
.563 ص
146-145 عدد، الكراسات التونسية," " أضواء على األسواق الريفية بالبالد التونسية خالل القرن التاسع عشر، ) بن طاهر (جمال766
99-65 ص1989 -1988
.2006 ماي، نص مداخلة في ندوة مراكش، " شبكات التواصل وتحييز المجال في البالد التونسية خالل الفترة الحديثة، ( هنية )عبد الحميد767
283
participe à sa manière à la redistribution des produits fabriqués arrivant ainsi
à conquérir la population rurale et même tribale.
768
H’sen Ben Farah, un ancien colporteur de M’saken nous a affirmé que le bayya’ ne payait aucun impôt et
ne subissait aucun contrôle, ce qui permettait d’augmenter sa marge de profit.
284
entreprenariat de confiance770 débordant le cadre de la France stimulant ainsi
un nouveau type d’échange économique avec le pays d’origine. L’essor du
colportage dans le cadre d’une économie de marché aurait-il connu, à la
faveur dynamique coloniale, une forme de capitalisation qui prendra un
aspect purement capitaliste grâce à la restructuration et à la l’adaptation
des mêmes réseaux dans le nouveau contexte d’ouverture de l’économie
mondiale ?
770
Bourguiba (T.), « Lieux de déploiement identitaire et réseaux de parenté : La formation socio-spatiale
msaknie entre espace patrimonial et espace d’accueil (la Côte d’Azur) », in Mawarid, n°9 - 2004, p. 37-80
771
Le Capital., livre I, Flammarion, Paris, 1985, p. 77-78.
772
Dedieu (J.P.), "Approche de la théorie des réseaux sociaux" et "L'historien de l'administration et la notion
de réseau", in Dedieu et Castellano, Réseaux, familles et pouvoirs..., CNRS Editions, Paris, 1998, p. 7-30
et 247-263.
773
Lemieux (V.), A quoi servent les réseaux sociaux ? Québec, PUF, 2000.
285
La stratégie de conquête et d’ouverture est une deuxième condition
nécessaire à chaque réseau. Autant celui-ci est fermé, puisqu’il mobilise
uniquement ses membres, autant il est ouvert sur autrui dans un objectif
d’intérêt matériel ou immatériel. Des liens sont ainsi tissés avec l’Autre, ce
qui permet de créer différents cercles d’alliance autour du réseau pour le
consolider de l’extérieur. Le réseau obéit, en fin d’analyse, à deux forces,
l’une interne, l’autre externe. Faute de cette ouverture et de cette conquête,
les réseaux ne sont plus nourris et soutenus et ils finissent par péricliter et
disparaître. Il faut reconnaître que L’évolution politique et administrative de
la deuxième moitié du XXe siècle a fait que des réseaux fonctionnels, créés à
l’échelle d’une même institution ou d’un même espace, ont remplacé les
anciennes formes de solidarité. Indépendamment de cette évolution les
réseaux demeurent un instrument efficace utilisé par tous les acteurs
sociaux775.
774
Coston (H.), (sous la dirction), Dictionnaire des dynasties bourgeoises et du monde des affaires, Editions
Alain Moreau, Paris, 1975.
775
Lemieux(V.), Les réseaux d’acteurs sociaux, PUF, première édition, p.141, Paris, 1999.
286
israélites et musulmans tunisiens776. De même, la mémoire collective a gardé
l’image et le travail de la Dellala, dame généralement d’origine espagnole et
d’un certain âge, qui accède au monde des femmes pour écouler ses
produits transportés dans un sac tenu sur son dos ou sur sa tête. C’est alors
que nous sommes en présence d’une diversité de colporteurs qui agissent
individuellement ou dans le cadre d’un réseau. Bien que des acteurs de types
très différents se soient adonnés au colportage en Tunisie coloniale, nous
avons pu réduire à trois les types de réseaux, qui correspondent à trois
catégories ayant chacune une origine géographique et une appartenance
culturelle distincte, à savoir les Juifs, les Sahéliens et les Kabyles.
Le réseau juif
776
A.N.T. (Archives nationales tunisiennes), série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Bizerte
au résident général, 26/10/1910.
777
Les sources d’archive relatives à l’histoire des Juifs de Tunisie de la période préccoloniale recensées par
Ridha Ben Rrejeb ne traitent pas du colportage, voir « Les Juifs de Tunisie à l’époque précoloniale à travers
les fonds des archives nationales tunisiennes », in Histoire communautaire, Histoire plurielle, la communauté
juive de Tunisie, Actes du colloque de Tunis organisé les 25-26-27février 1998 à la Manouba, CPU, 1999, pp.
65-81.
778
Cette situation changea avec le pacte fondamental qui accorda depuis 1857 aux non musulmans, parmi
lesquels les juifs, le droit d’acquérir des biens immeubles.
287
bon exemple. « Ils sont au nombre de 6 à Kairouan, tous d’origine israélite,
affirme le contrôleur civil, et se nomment Khelifa el Mokni, Khialou Syllan,
Zakkine Ben Rebbi Khelfa, Abraham Ben Yacoub, David Kheddadja,
Bechinou » 779. Le commerce de ces derniers est décrit à merveille par le
même contrôleur civil qui met en relief la présence de l’usure parallèlement à
leur activité marchande.
Le deuxième type de réseau juif est celui des colporteurs qui sillonnent
certaines zones rurales. Ces juifs sont avant tout des citadins qui quittent la
ville tout en s’approvisionnant de ses produits pour entreprendre leur
aventure ailleurs. Leur activité obéit au modèle décrit par L. Valensi faisant
allusion à une « division du travail qui correspondait en une
complémentarité entre activité agraire et activité artisanale et petit
commerce ; entre villes et régions rurales »780. Faudrait-il rappeler ici que
malgré le nombre d’études relatives à l’histoire de la communauté juive du
Mahgreb781 et particulièrement celle de Tunisie782, nous disposons de peu
779
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Kairouan au résident général, 28 octobre
1910.
780
« Une histoire des Juifs de Tunisie est-elle nécessaire ? est-elle possible ? », in Histoire communautaire,
Histoire plurielle, la communauté juive de Tunisie, op. cit., p. 57.
781
Taïeb (J.), Etre Juif au Maghreb à la veille de la colonisation, Albin Michel, Paris, 1994.
Attal (R.), Les Juifs d’Afrique du Nord : Bibliographie, Edition refondue et élargie, Yad, Izhaq Ben-zvi et
Université Hébraïque, Jérusalem, 1993.
288
d’informations au sujet du travail des colporteurs juifs en milieu rural. Les
travaux réalisés à ce sujet ont traité de cette communauté en tant qu’élite
économique citadine liée à la cour beylicale, au négoce et au commerce
maritime783, raison pour laquelle un grand nombre de cette minorité s’est
installé dans des villes côtières comme Tunis, Sfax, Sousse784, Jerba et Gabès.
Des travaux ayant établi une nomenclature des professions des juifs de
Tunisie ont mentionné le colportage entrepris par ces derniers comme étant
une activité touchant l’ensemble du territoire de la régence785. Néanmoins, la
mémoire collective a retenu ce type de commerce uniquement pour les
territoires de Sud tunisien. Deux cas mieux connus sont à citer à cet égard :
le premier est celui des juifs de Gafsa et d’El-Guetar qui se déplacent dans la
proche couronne de la ville, ce qui permettrait d’y revenir le soir ; le
deuxième est celui des juifs de Jerba qui vont vers les villages et petites villes
des plaines littorales. Ils sont appelés par les populations de la région de
Tataouine et de Mednine, chayyed, terme qui signifie crieur, ou challeg alors
que les habitants de Gafsa et d’El-Guetar parlent de choualgui ou chlelgui,
c’est-à-dire marchand de tissus. Même d’autres produits sont présents, c’est
la vente des tissus qui prime, peut-être vu l’importance du tissage dans des
contrées comme l’île de Jerba et le Jerid. Pour les populations du sud ouest
et du sud est le colporteur est avant tout un juif. C’est le même phénomène
qui a été souligné pour le sud ouest marocain notamment les zones rurales
proches de la ville d’Essouira domineés par le colportage juif786.
782
Larguèche (A.), Les ombres de la ville. Pauvres, marginaux et minoritaires à Tunis (XVIIIème et XIXème
siècles), CPU-Fac des Lettres de Manouba, Tunis, 1999, pp. 360-363.
كلية العلوم، ، شهادة التعمق في البحث جامعة تونس األولى،1948 األقلية اليهودية بتونس من انتصاب الحماية إلى،)العالقي (عبد ااكريم
.1993-1992 تونس،اإلنسانية واالجتماعية
دراسة في األدوار االقتصادية من خالل سجالت المتجر، النخب اليهودية في تونس وموقعها من االقتصاد والسلطة،) بن رجب ( رضا783
.2003 تونس، كلية العلوم اإلنسانية واالجتماعية، دكتوراه في التاريخ،1857-1685 ،وااللتزام في الفترة الحديثة
دار محمد علي صفاقس وكلية اآلداب، 1939 -1881 مدينة سوسة، الجاليات األوروبية في ظل اإلستعمار الفرنسي،) جرفال (كمال784
.2001 تونس، والعلوم اإلنسانية سوسة
785
Jamoussi (H.), Juifs et chrétiens en Tunisie au XIXè S : Essai d’une étude socio-culturelle des
communautés non-musulmanes (1815-1881), Thèse de Doctorat en Histoire, Fac des Sciences Humaines et
Sociales, Université de Tunis I, 1998-1999, dactylographié, tableau n 5 : p. 126
، تعريب خالد بن الصغير،1886- 1844 المجتمع الحضري واإلمبريالية في جنوب غرب المغرب، تجار الصويرة، ) شروتر (دانييل786
.167 ، ص،1977 ، الرباط،كلية اآلداب والعلوم اإلنسانية
289
- L’activité des Kharraj et des colporteurs juifs est liée à la ville et à la
boutique. C’est un complément ou un appoint au commerce citadin qui
cherche à gagner d’autres espaces et d’autres clients extra-muros. Toutefois,
le marchand, le produit et le capital sont issus de la ville et leur point de
départ demeure l’échoppe appartenant au négociant ou au simple boutiquier
juif.
- Les territoires ciblés par le réseau juif restent proches du centre, c’est-
à-dire de la ville qui constitue un point d’ancrage pour ces commerçants. Les
distances parcourues et les espaces desservis ne sont pas éloignés car ces
hommes, surtout ceux qui parcourent les contrées du sud tunisien, ne
peuvent pas trop supporter les aléas d’un milieu difficile où la population est
très parsemée. Il est vrai aussi que les colporteurs juifs dont la plupart sont
de la catégorie de Twànsa ne veulent pas prendre des risques en s’éloignant
de leur communauté. Ainsi, la mobilité des colporteurs juifs entretenant des
liens avec le monde rural montre que l’image du Juif cantonné dans la Hara
est à nuancer.
787
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb (1874-1914),
Faculté des Lettres Manouba, Tunis, 2003, pp. 3344-345.
788
Martel ( A.), Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie (18811-1911), PUF, Paris, 1965, T1, p. 95-96.
Gharbi (M.L), « Du Sahara oriental au sud tunisien de la fin du XIXe siècle : La construction d’un
nouveau territoire » in Le Sud Tunisien de l’Occupation à l’Indépendance 1881-195, actes du XIIe colloque
international organisé par l’ISHMN les 6-7 et 8 mai 2004, Tunis, 2005, p. 36-38.
290
Jerba qui, d’une manière ou d’une autre, alimente le commerce des
colporteurs juifs.
Par son ouverture, le réseau juif nous rappelle une autre chaîne, celle
des Sahéliens opérant dans différentes parties de la régence.
. المرجع المذكور،1948 األقلية اليهودية بتونس من انتصاب الحماية إلى،) العالقي (عبد ااكريم789
790
Ce terme désigne les habitants du Sahel tunisien. Le mot Sahel qui signifie rivage, région littorale
s’applique, en Tunisie, à une région nettement individualisée…Le Sahel est essentiellement l’arrière pays des
vieilles cités de Sousse, se Sousse et de Mahdia, J. Despois, La Tunisie orientale, Sahel et basse Steppe, étude
géographique, Paris, PUF, 1955, p. 287.
Il est à remarquer que les limites du Sahel qui correspond à l’ancien Bysacium n’ont pas cessé de s’étendre
surtout vers le nord et vers l’intérieur à la faveur de la dynamique économique et humaine de cette région.
791
Bachrouch (T.), « Le Sahel, essai de définition d’un espace citadin », in Les Cahiers de Tunisie, n° 137-
138, 3è et 4è trimestre 1986, pp. 209-265.
792
Despois (J.), La Tunisie orientale…, op. cit, p.287.
291
phéniciennes illustrées entre autres par la ville d’Hadrumète793, et donc une
tradition mercantile, à s’adonner au commerce. Ouvert sur la mer, le Sahel a
pu facilement s’intégrer pendant la période coloniale dans l’économie
capitaliste par le biais de la ville de Sousse qui a connu un véritable essor
grâce à son nouveau port qui assurait notamment l’exportation de l’huile
d’olive794. Doté d’un avant-pays maritime, mais aussi d’un arrière-pays795, le
Sahel joue désormais le rôle de courroie de transmission entre l’économie
coloniale et l’économie locale. Les colporteurs qui trouvent chez les
commerçants musulmans et juifs produits et capitaux à acquérir pour les
redistribuer ailleurs, constituent l’un des maillons de cette chaîne.
793
Ben Younes (H.), « Le Sahel préromain, pays des Libyphéniciens », in Du Byzacium au Sahel. Itinéraire
historique d’une région, collectif, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, l’Or du Temps,
Tunis, 1999, p. 18-19.
ورد في من البيزاكيوم إلى،" "التحديث والمستوطنون الفرنسيون في الساحل التونسي مع اطاللة القرن العشرين،) بديرة (المازري794
.58-35 ص، تبر الزمان، كلية اآلداب بسوسة، جامعة الوسط،الساحل مسيرة منطقة تونسية عبر العصور
795
Lamine (R.), Villes et Citadins du Sahel, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, Tunis,
l’Or du Temps, Tunis, 2001.
796
Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris, 1987, p.166.
797
Despois (J.), La Tunisie orientale…, op. cit., p.314.
798
Cet auteur parle d’une forme saisonnière de colportage, La Tunisie orientale, op. oit, p.314.
292
Qu’ils soient permanents ou saisonniers, les colporteurs sahéliens vont
dans les régions céréalières notamment pendant deux moments définis par
une expression locale baad el kaaba et baad el habba799, c’est-à-dire après la
cueillette des olives (kaaba) et après la moisson (habba). Ces deux périodes
qui correspondent à la fin des travaux agricoles au Sahel coïncident avec la
belle saison, c'est-à-dire le printemps puis l’été, permettant ainsi d’éviter les
aléas climatiques lors des déplacements. Par ailleurs, c’est à partir de la fin
du printemps qu’on commence dans les zones céréalières à tondre les
moutons pour se consacrer par la suite à la moisson, ce qui permettrait aux
colporteurs sahéliens de trouver ces produits en abondance et donc à une
valeur réduite. La complémentarité n’est pas uniquement au niveau des
produits puisque les colporteurs sahéliens ramènent surtout la laine et le blé,
produits rares au Sahel, mais elle est palpable aussi au niveau du calendrier
agricole. Même si le troc est de rigueur puisque les colporteurs vendent leurs
produits contre la laine ou le blé, la monnaie n’est pas exclue dans ce type
d’échange car ces denrées sont souvent revendues en fin de parcours.
L’argent obtenu à l’aval vient consolider ou compenser le capital dépensé
par le colporteur en amont. Ainsi, le colporteur sahélien constitue une sorte
d’articulation entre l’économie de subsistance et l’économie monétaire
contrairement au réseau juif qui s’insère presque intégralement dans
l’économie de marché et dans l’économie urbaine.
799
Ce proverbe nous a été révélé par Haj Mahmoud El Guezzah de Msaken
293
camionnette, surtout au XXe siècle800, a remplacé le bourricot ou le chameau
d’autant plus qu’elle a permis de transporter une quantité plus importante
de produits. C’est surtout l’alfa, ramenée de la Steppe, mais aussi le sel,
produit de contrebande parce qu’il faisait partie du monopole, qui étaient
acheminés au Cap Bon. Connaissant parfaitement le Sahel, ces colporteurs
arrivent à accéder clandestinement aux différentes salines, en empruntant
des chemins peu connus afin de s’approvisionner gratuitement en sel. La
poterie émaillée, les nattes et les produits de vannerie de Moknine sont
vendus au Cap Bon et particulièrement à Nabeul où l’on fabrique une poterie
commune et d’autres produits dérivés de l’alfa. En plus du blé, d’autres
aliments comme le son qui a l’avantage de camoufler dans des sacs des
produits de contrebande, étaient ramenés au Sahel. En plus de ces produits
locaux témoignant de l’ancienneté de cette activité, des produits nouveaux
sont insérés dans ces circuits d’échange.
800
Despois (J.), La Tunisie orientale…, ibid., p.314.
Des témoins nous ont parlé de la fameuse karrita qui, pour un certain moment de l’histoire de la Tunisie, a
joué un rôle très important aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Suite à la construction du réseau
ferroviaire et du réseau routier des karrita, sorte d’araba introduite, semble- t-il par les Andalous, ont joué un
rôle de jonction entre les gares et les campagnes les plus refoulées. A Tunis, les Krartiya d’origine surtout
Metoui ont assuré le transport des céréales entre le port et différents points de la ville.
، شهادة دكتوراه، القلعة الكبرى وأكودا نموذجا: األوض اع االقتصادية واالجتماعية بظهير سوسة في ما بين الحربين،) اللطيف (علي801
376801 ، ص، 2000-1999 جامعة تونس األولى كلية العلوم االنسانية واالجتماعية بتونس
294
de ce village hammar, 802
il arrive que d’autres moyens, tel que le cheval,
soient utilisés…
Même s’ils font le même travail que les autres colporteurs, ceux
d’Akkouda se distinguent par la spécialisation de certains produits parmi
lesquels l’huile d’olive : les sources parlent de hammar zeyt803. Quant aux
régions convoitées par ces derniers, le terme Frigua est omniprésent dans les
sources écrites, comme les actes notariés établis entre certains colporteurs
et leurs partenaires, et les sources orales. Malgré l’étendue de ce territoire,804
trois points sont souvent cités : Sidi Bourouis, Tajerwouine et Béja, mais
avant d’arriver à de telles contrées le premier point visité est celui
d’Essouassi. Ce territoire proche du Sahel est une zone d’intersection et de
bifurcation entre les colporteurs Akkoudi et les colporteurs Msakni.
802
Hammar, le terme Himar, c’est-à-dire bourricot, est à l’origine de cette appellation.
. 408. ص، نفس المرجع،) اللطيف (علي803
العدد العاشر، روافد،" مسار مجال خالل الفترة الحديثة والمعاصرة:" "من "افريقيا" إلى "الشمال الغربي،) غربي(محمد األزهر804
.154-143 ص،2005
805
Témoignage de Haj Mohamoud El Guezzah de Msaken et de H’san Ben Fareh, ancien colporteur Msakni.
295
avec ce qui en découle comme éloignement et absence prolongée, qui est à
l’origine du terme saffar que lui donnent les habitants de sa ville.
Par leur percée en territoire algérien, les Msakni assurent une ouverture
économique et territoriale entre deux pays voisins réalisant ainsi la même
opération que les colporteurs kabyles oeuvrant en Tunisie, quoique le
mouvement se fasse dans deux sens opposés. D’ailleurs, une rivalité
impitoyable a souvent opposé, en Tunisie, le réseau sahélien et le réseau
kabyle puisque celui-ci s’étend, parfois, jusqu’au Sahel806.
806
A.N.T., Séie E, lettre du contrôleur civil de Sousse à la Résidence générale, 29 octobre, 1929.
807
Iberraken (F.), Les colporteurs kabyles…, op. cit.
808
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/1, rapport du secrétaire général du gouvernement, 26 mai 1907.
809
M’halla (M.M.), Le développement du capitalisme dans la Tunisie coloniale 1881-1936, Thèse de III
cycle, Paris VII, 1978-1979, dactylographié, pp. 80-83.
296
Inquiétées par les proportions de ce commerce, les autorités du
protectorat ont décidé en 1910 de mener une enquête sur ce phénomène810.
Des mesures prises contre des kabyles811, parmi lesquelles leur renvoi en
territoire algérien, n’ont pas empêché leur commerce de perdurer en Tunisie
jusqu’au début des années 1960. L’indépendance de l’Algérie et la naissance
de deux Etats nationaux, en plus des nouvelles conditions socio-économiques
du milieu du XXe siècle, furent seules capables à mettre un terme à cette
activité.
810
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne…op. cit., p. 343.
811
Les décrets du 30 mars 1912 et celui 29 décembre 1913, cités plus haut, ont été promulgués suite à une
vaste enquête sur les colporteurs kabyles menée en 1910 et 1911. Ces textes interdisant la vente en colportage
de certains produits sous peine de soumettre toute personne « quelle que soit sa nationalité » se livrant à de
telles opérations, visent, entre autres, à cantonner l’action des colporteurs kabyles.
297
uniquement d’agents de transmission, mais ils ont colporté aussi des armes
et transporté des armes et couvert des actions nationalistes812.
Il est par ailleurs évident que les colporteurs algériens ne sont pas
rattachés à une ville donnée à laquelle ils appartiennent et qui constituerait
pour eux un centre. La ville qu’ils traversent, qu’elle soit Sétif ou Souk-Ahras
ou autre, n’est qu’un relais qui leur procure les produits de leur commerce.
Tout l’est algérien dans sa dimension rurale beaucoup plus que dans sa
dimension urbaine, particulièrement la Kabylie, constitue en quelque sorte,
le centre. C’est cet aspect d’une vie rude et difficile813 qui explique, en partie,
leur capacité d’aller au-delà des frontières en traversant des montagnes et en
risquant leur vie. D’origine rurale et montagnarde, les Kabyles arrivent à
fournir eux-mêmes certains produits agricoles ou « industriels »814 qui
alimenteront leurs échanges. Leur réseau est donc similaire à celui des
colporteurs grecs qui, vu leur origine montagnarde, constituent un élément
de jonction entre montagne, plaine et ville permettant de ce fait à trois
réseaux de se nouer : « le premier est villageois… ; le deuxième unit les
812
De telles informations nous ont été livrées par de vieilles personnes d’origine algériennes qui ont cité les
noms ou les surnoms de certains colporteurs kabyles comme Obbay Hammouch.
813
Nouschi (A.), Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en
1919. Essai d’histoire économique et sociale, PUF, Paris 1961, p. 54 et p. 71
814
A. Nouschi parle pour les Kabyles d‘une « industrie » en précisant qu’elle « n’a rien de commun avec
l’industrie du XIXe siècle, de type capitaliste européen, c’est essentiellement un artisanat local, utilisant ce
qu’il a sous la main », Ibid, p. 71.
298
marchands colporteurs aux négociants urbains ; le troisième, campagnard, lie
le colporteur à ses clients du bas pays »815.
815
Fontaine (L.), « La montagne et la ville : le crédit enchaîné », in Dertilis (B.G), (s.d), Banquiers, usuriers
et paysans. Réseaux de crédit et stratégies du capital en Grèce, Fondations des treilles/ éditions la découverte,
Paris, 1988, p. 99.
299
principalement dans des régions de Souk-El-arba, le Kef et Thala sous
prétexte d’y faire du commerce… Ces Kabyles ne font en réalité que des
opérations usuraires. Ces opérations se présentent généralement sous forme
de ventes consenties à crédit. Les Kabyles vendent des céréales, des étoffes
ou des vêtements à des Tunisiens qui se présentent devant des notaires,
déclarent avoir reçu des marchandises et s’engagent à en payer la valeur
dans un délai déterminé »817.
Plus frappant encore les taux usuraires élevés qui passent du simple au
double durant une saison agricole, d’où les procès à l’encontre de certains
marchands kabyles réputés par ce genre de pratiques comme Djebera et
Azoug818. Il parait même que ce dernier se place à la tête d’un réseau de
colporteurs qu’il contrôle d’une manière très efficace819. L’importance des
sommes prêtées par ces hommes prouve que certains d’entre eux agissent
en véritables banquiers au moment où la Tunisie n’avait pas encore un
système bancaire colonial comme c’était le cas de l’Algérie. Il est ainsi
évident qu’en plus de leurs propres capitaux, qui restent malgré tout limités,
ces derniers se procuraient de l’argent auprès des établissements de crédit
de l’Est algérien pour l’écouler en Tunisie. L’enquête sur les pratiques
usuraires « imputables aux colporteurs kabyles» agissant dans le contrôle
816
A.N.T., Série E, carton, 550, d. 24/1, note du contrôleur civil au résident général, 13 déc. 1900.
817
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/1, rapport du secrétaire général du gouvernement, 26 mai 1907.
818
Voir pour cette affaire :
M’halla (M.M.), Le développement du capitalisme dans la Tunisie coloniale…, op. cit., pp. 80-83.
819
La liste de colporteurs kabyles impliqués dans cette affaire renforce cette hypothèse, voir :
A.N.T., Série E, carton 550, d. 24/2, « affaire des Kabyles Azoug et Dejebara, liste des créances accusées par
l’adel Mabrouk Ben Haj Ammar», note du contrôleur civil de Souk-El-Arba, 18 jan. 1907.
300
civil de Bizerte a montré que ces derniers «servent de courtiers aux
capitalistes»820. Tout en profitant d’un contexte favorable à leur commerce,
ils préparent de surcroît, le terrain à l’extension du réseau bancaire algérien –
de nature coloniale - dans la régence au moment où une vive polémique
enflammait l’opinion publique française de Tunisie à ce sujet. Par ailleurs, ces
prêts se faisaient en monnaie algérienne, ce qui explique l’extension à large
échelle de ces pièces et la préparation psychologique et économique des
musulmans de Tunisie à une prochaine installation de la Banque d’Algérie
dans ce pays821.
820
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Bizerte au résident général, 26/10/1910.
821
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne…, op. cit., p.343.
301
de la Steppe822. Il s’agit du même rôle, mais avec deux changements
importants : l’échange n’est plus assuré par une tribu, mais par un réseau et
les agents de ce commerce n’appartiennent plus à l’hinterland, mais au
littoral.
Les colporteurs opèrent souvent dans le cadre d’un réseau, ce qui incite
à penser que cette activité est liée, en dépit de sa précarité, à l’argent qui
nécessite solidarité et confiance. Même si le troc est toujours présent,
puisque certains produits sont échangés contre la laine ou le blé, le recours à
l’argent n’est pas totalement exclu. En effet celui-ci se trouve en amont en
aval de ce commerce d’autant plus que le colporteur achète sa marchandise
moyennant un capital-argent qu’il doit fournir au préalable. Par ailleurs, le
blé obtenu est souvent collecté et écoulé sur le marché urbain le plus proche
des campagnes le colporteur que sillonnait selon plusieurs témoignages qui
ont affirmé aussi que la laine obtenue par ce dernier est transformée par sa
femme en fils ou en couvertures vendus dans sa propre ville. Le profit ainsi
obtenu vient consolider le capital initial.
. المرجع المذكور،" " شبكات التواصل وتحييز المجال في البالد التونسية خالل الفترة الحديثة، (هنية )عبد الحميد 822
302
au sujet de la propriété d’un âne, ce qui témoigne encore une fois de la
valeur de cet animal. Dans une requête de Khlifa Ben Ali Ben Salah Oueslati
demeurant à M’saken rédigée par deux notaires823 et réfutant les
accusations H’sen Ben Amor El Kenani El Akkoudi prétendant la possession
du même bourricot, la généalogie, la description minutieuse de cet animal et
les 62 témoins venus l’attester, prouvent la portée de cette force de travail
pour la société sahélienne. Des contrats sont parfois établis entre des
hammar et d’autres partenaires qui fournissent l’animal alors que les
produits et le travail sont à la charge du colporteur824. Certains contrats,
établis souvent sous forme de reconnaissance de dette, parlent même d’une
véritable société de personnes, charika, entre le colporteur et une tierce
personne qui fournit l’animal et le capital-argent nécessaires au travail en
précisant que les bénéfices seront partagés à parts égales entre les deux
parties. C’est le cas de Sowayeh Ben Mohamed Ben Boubaker El Akkoudi qui
reconnaît par un contrat notarié du 24 février 1923 avoir reçu de Quacem
Ben Mohamed El Kouki la somme de 200 fr et un cheval pour travailler en
tant que colporteur à Frigua825. Pour se procurer ce modeste capital certains
hammar recourent à d’autres moyens comme l’endettement auprès des
usuriers en se servant souvent des bijoux de leurs femmes comme garantie.
823
Acte notarié rédigé par Mohamed el Mahjoub et Haj Mohamed Ben Haj Mohamed El Mensi El Oueslati
daté de aouasset Chaabane 1285, [ 1865], cité par Mahmoud Ben Haj Mohamed Gazzah, in Adhoua ala
Tarikh Madinet i Ms’aken el ijtimai min khilali naqulin li majmouatin mina el ouquoudi alquadimati,
document manuscrit.
824
C’est le cas Fatma bent El Kalboussi Ben El Haj Mohamed propriétaire d’un cheval qu’elle a mis à la
disposition du hammar Frej ben Mohamed Jmel Akkoudi. Par un contrat notarié du 8 juin 1924 ce dernier
reconnaît qu’il se servira du cheval appartenant à cette dame pour le colportage dans la région de Frigua, cité
par El Taief Ali, op.cit., p. 408.
.408 علي اللطيف المرجع السابق ص825
826
Cette appellation nous est rapportée par des gens de la région de Kasserine et par certaines personnes de
Zarat, village se situant au sud de Gabès. Des contemporains nous ont raconté que le baddel, c’est-à-dire le
colporteur arrive aux champs au moment des laboureurs et propose au khammès (métayer) certains produits
303
achetés, sont fournis par la ville qui demeure sur le plan économique, le
symbole de la richesse et du capital et de la présence coloniale. Sousse,
Jerba, Constantine et Bône où viennent s’approvisionner les colporteurs
sahéliens, juifs et kabyles sont des relais du capitalisme colonial d’autant plus
que la plupart d’entre-elles sont des villes côtières. Les colporteurs juifs, les
kharraj, le réseau kabyle opèrent en étroite corrélation avec le capitalisme
colonial comme nous l’avons démontré plus haut. Les colporteurs sahéliens,
moins intégrés dans cette dynamique constituent une articulation entre
l’économie agricole et l’économie monétaire.
en échange d’une quantité de blé faisant partie des semences, d’où le terme baddal, qui appartiennent en fait
à son maître. Cette opération qui se fait à l’insu de ce dernier profite à la fois au colporteur et au khammès
827
Témoignage de H’sen Ben Farah ancien colporteur originaire de M’saken.
Cette même précaution est prise au Maroc où deux sinon trois colporteurs se déplacent ensemble, voir :
.167 المرجع المذكور ص، ... المجتمع الحضري واإلمبريالية، تجار الصويرة، )شروتر (دانييل
828
Le Capital., livre I, Flammarion, Paris, 1985, p. 79.
304
marchand ambulant à l’égard de sa communauté, constitue en soi une quête
d’ouverture sur autrui. De par son origine, sa culture et ses produits le
colporteur est différent des contrées visitées et de leurs populations, raison
pour laquelle mépris et méfiance829 sont la chose la mieux partagée des deux
côtés. Toutefois, ce dernier joue un rôle de médiateur entre deux économies
et deux territoires, mais aussi entre deux sociétés et deux cultures. Le
langage, les proverbes et les chansons des populations visitées sont parfois
appris par le colporteur et utilisés dans un but mercantile. Etant
économiquement et culturellement représentant de son village ou de sa ville
auprès de sa clientèle, le colporteur ne se prive pas de donner aux siens une
image sur les régions et les populations fréquentées qui mêle mystère et
séduction. Les liens créés avec les territoires visités et le travail de
préparation psychologique fait par certains colporteurs auprès de leurs
familles expliquent leur installation et leur insertion économiques dans des
régions où ils exerçaient leur commerce. C’est le cas de certains colporteurs
m’sakni qui ont acheté des terres et dans la région de Robaa Séliana. Plus
frappant encore est le cas d’un bayya m’sakni, un certain Zammit, qui
travaillait dans la région de Frigua depuis qu’il était célibataire. Son mariage à
Msaken ne l’a pas empêché de continuer son activité transmise par la suite à
ses trois enfants. Deux parmi eux opéraient dans la région de Mateur où ils
ont acheté des terres, puis des magasins dans cette ville où ils ont fini par
s’installer avec leurs familles. Quant au troisième, il a choisi la riche zone
agricole de Oued Zergua pour exercer son commerce où il a fini par acheter
des terres et s’installer avec sa famille. Tout ce processus a été fait en pleine
période coloniale et s’est achevé avant l’indépendance nous ont rapporté des
témoins m’sakni.
830
En arrivant au douar les colporteurs exposent la liste de leurs produits en criant à haute voie. L’une des
maximes chantées par ces derniers est la suivante : Haw izzit wa ezzyout Wa eddouar elli fih azouza yarraha
etmout, [Voici l’huile et les huiles et que toute vieille dans tout douar disparaisse], témoignage de H’sen
Farah, un ancien colporteur de Msaken.
Certains propos adressés aux femmes ont parfois un sens ambivalent du genre …Haw elli thibbou ensaa,
[voici ce que désirent les femmes].
167 المرجع المذكور ص، ... المجتمع الحضري واإلمبريالية، تجار الصويرة، ) شروتر (دانييل831
832
Goldberg (H.), « Ecologic and demographic aspects of rural tripolitain jewry 1853-1949 », in Middle East
Studies n° 1971, pp.245-265.
833
L’expression Baiaa wa boulidatou [Un bayyaa, mais il a des enfants !] montre que c’est bizarre et
étonnant qu’un colporteur puisse avoir des enfants ce qui laisse entendre qu’il est un sous-homme,
témoignage de H’sen Ben Farah, un ancien colporteur de Msaken
306
conquérir le monde des femmes qui arrivent, en cas d’absence prolongée du
bayya’ de lui envoyer des lettres dans lesquelles elles mentionnent la liste
des produits qu’elles désireraient acheter tout en lui faisant part de leurs
désirs de le revoir. Ce genre de relations a parfois donné lieu à des mariages.
C’est le cas de certains colporteurs m’sakni qui se sont mariés et installés
définitivement dans l’Est algérien. D’autres, qualifiés parfois de zendiq
étaient connus dans leurs villes ou villages par rapports fréquents avec des
femmes d’ailleurs au point qu’ils se sont abstenus de se marier834. Ainsi, ces
derniers sont perçus comme des marginaux dans une société dominée par la
morale religieuse et ils ont réussi à créer des liens économiques et sociaux
avec les femmes835 auxquelles seules les dallala pouvaient théoriquement
accéder.
Marginaux par leurs produits, par leur errance, par leur clientèle, les
colporteurs ont réussi à leur manière une ouverture au sein d’un monde
doublement scellé, celui des campagnes et des femmes rurales.
Conclusion
834
Des habitants de Msaken nous raconté qu’un colporteur de leur ville, que nous nous abstenons de citer le
nom, était connu comme zendik. Vu ses rapports avec sa clientèle féminine, il n’a pas voulu, malgré ses
cinquante ans se marier. Un témoin nous a parlé des lettres envoyées par des femmes qu’il lisait pour le
compte de ce dernier.
835
La chanson traditionnelle marocaine attar ya attar sus mentionnée exprime bien les rapports que peuvent
établir des femmes avec le colporteur.
307
s’ouvrir, lui aussi, sur des structures précapitalistes qu’il finit parfois de
s’approprier.
836
Goldberg (H.), « Ecologic and demographic aspects of rural tripolitain jewry 1853-1949 », op. cit., pp.245-
265.
837
Essaouira est présentée comme étant la ville des colporteurs qui , malgré le contexte précolonial, ont été
décrits comme un réseau intégré dans une dynamique impérialiste, voir :
167-166 المرجع المذكور ص، ... المجتمع الحضري واإلمبريالية، تجار الصويرة، )شروتر (دانييل
838
Fontaine (L.), « La montagne et la ville : le crédit enchaîné », op. cit., pp. 95-117.
308
capitalisme méditerranéen du XIXe siècle marqué par un dualisme des
structures économiques différent du capitalisme de l’Europe occidentale bâti
sur des principes et des comportements ayant rompu avec « l’ancien
régime » ?
309
TABLE DES MATIERES
PRESENTATION…………………………………………………………
……………………………….p. 1.
Première partie :
DYNAMIQUE
D’OUVERTURE………………………………………………………………
………..p.13.
Deuxième partie
310
ETRE ARABOPHILE EN ALGERIE AU XIXe SIECLE : LE CAS
DES SAINT-SIMONIENS………p.92
Troisième partie
DES ACTEURS A
L’ŒUVRE………………………………………………………………………
…...p. 266.
311
L’AFFAIRE L’OUENZA (1900-
1914)………………………………………………………………….. p.292
312