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PRESENTATION

Le présent ouvrage reprend un ensemble d’articles ou de contributions


que nous avons publiés, à des dates variées, dans des revues ou actes de
colloques, en Tunisie ou à l’étranger1. Tout en restant liés aux contextes de
leur parution, ils tentent de traiter, quoique de différentes manières, les
mêmes thématiques.

Il est tout d’abord question du Maghreb de la période contemporaine.


Bien que certaines études touchent l’ère moderne ou la phase des
indépendances politiques, elles le font en corrélation avec des
questionnements liés au contexte colonial. La donne coloniale demeure donc
la toile de fond de cet ouvrage.

Ensuite, le Maghreb, abordé en totalité ou en partie, correspond aux


trois anciennes colonies françaises baptisées jadis « l’Afrique du nord ». En
dépit des différences et des particularismes liés à l’Algérie ou à la Tunisie ou
encore au Maroc, ces trois entités politiques constituent un ensemble
façonné tant par la géographie que par l’histoire dont le colonialisme a
achevé la construction.

Enfin, nous avons cerné le Maghreb avec une approche qui tient compte
du local dans sa corrélation avec le global ou l’universel, à savoir l’Europe
(essentiellement l’ancienne puissance coloniale) et la Méditerranée. Sans
conteste, les sociétés magrébines ont connu l’une des phases les plus

1
Nous remercions vivement les responsables de revues et d’institutions de recherche qui nous ont
aimablement autorisé à publier de nouveau ces contributions. Nous remercions également ceux qui ont aidé et
facilité la publication de cet ouvrage particulièrement M. le Président de l’Université de la Manouba.
Il est à préciser que nous n’avons pas porté de modifications à ces textes dont certains datent d’une vingtaine
d’années comme l’affaite l’Ouenza ou la politique financière de la France en Tunisie. Nous nous sommes
également abstenu de compléter ou de changer la bibliographie pour insérer de nouveaux résultats de la
recherche historique. Bien que ces textes restent le produit de leurs contextes, il nous semble qu’ils gardé leur
pertinence.

2
troublées de leur histoire, nous en avons relaté certains aspects comme les
crises économiques. Toutefois, cela ne justifie pas l’idée de l’immobilisme de
ces sociétés, car nous avons constaté, en dépit d’une ankylose plus ou moins
généralisée, une certaine dynamique qui touche les idées, les institutions et
l’économie. Pour se limiter au champ économique, le Maghreb s’insère, en
dépit de sa propre temporalité, aux fluctuations de l’économie capitaliste : il
attire des investissements miniers et bancaires coloniaux, adhère à sa
manière à « la mondialisation », adopte en phase postcoloniale une politique
de modernisation économique.

Cette dynamique se caractérise par trois traits majeurs :

- Elle est stimulée par des facteurs à la fois intérieurs (richesses,


acteurs, ou parfois le capital local) et extérieurs ou centraux (bailleurs de
fonds, marchés, techniques…).

- Elle répond à certaines idées ou stratégies : le saint-simonisme, le


réformisme, le nationalisme ou l’humanisme d’intellectuels français comme
les historiens, le socialisme postcolonial. Toutes ces idées sont défendues par
des acteurs agissant surtout au niveau de la superstructure.

-Elle est le produit d’un autre type d’acteurs qui sont des praticiens de
l’économie ou de la politique : Les responsables des Etats indépendants, des
personnes physiques (comme Ben Ayyed ou les colporteurs) ou des
personnes morales comme les entreprises : la société l’Ouenza et la Banque
Centrale de Tunisie.

Indépendamment du champ de leur intervention ou de la nature de


leurs actions, ces acteurs agissaient, consciemment ou inconsciemment, en
fonction des enjeux de leurs temps. C’est ce que nous appelons : « la
modernité ».

La dynamique mise en œuvre par ces acteurs prouve que le Maghreb


contemporain (précolonial, colonial et postcolonial) cherche à s’engager, en
dépit de son blocage structurel, dans la modernité. Or, ces expériences que
nous allons relater, sans avoir été conçues au préalable dans le cadre d’un
3
projet global de modernité, ont été menées au nom d’une certaine
modernisation. Seules, peut-être, la pensée réformiste ou l’idéologie saint-
simonienne ou encore la théorie socialiste, échappent à cette règle. Les Etats
indépendants, même la Tunisie de Bourguiba, se sont contentés de réformes
ou de politiques sectorielles. Pourquoi cette défaillance ? S’git-il alors d’une
déficience au niveau des élites du Maghreb ou bien d’une conception
erronée de la modernité ?

Il est évident que la « modernité » reste, en tant que concept, une


notion polysémique ayant plusieurs sens touchant l’Etat, la société et la
culture. A notre sens, la modernité se caractérise essentiellement par la
rationalité introduite dans tous les domaines de la vie d’une société.
Comme elle touche la pensée, le rapport à l’Etat fondé sur un pacte
démocratique, la relation à l’autre dans le cadre de la citoyenneté, elle
englobe aussi tous les aspects matériels de la vie comme les techniques et
les moyens de production, de consommation et de communication.

Le Maghreb, quant à lui, n’a pas réussi à trouver cette rationalité, ou


cette modernité, tant dans le domaine du politique que celui de l’économie
ou de la culture. Certes, il y a eu des tentatives de modernisation de
l’économie, de l’Etat ou de la société, mais leur bilan reste maigre.

L’histoire de l’Europe est marquée par une dualité : l’imbrication entre


les techniques ou l’économique et les idées. En effet, la Renaissance dans
l’Europe méridionale et la Réforme en Europe du Nord sont concomitantes
avec la naissance du mercantilisme au XVIe siècle soldé par la mise en place
d’un nouvel ordre économique international qui constitue, à notre sens, une
première étape de la mondialisation. La philosophie des lumières en France
et la pensée libérale en Angleterre ont préparé la naissance du capitalisme du
XVIII et XIXe siècles. C’est à tort que certains confondent libéralisme et
capitalisme puisque le premier reste à l’échelle des idées alors que le second
n’est qu’une tentative de concrétisation de ces idées au niveau de la réalité
économique. D’ailleurs, certains auteurs, comme Emmanuel Walltersein,
estiment avec raison que cette opération s’est soldée par un échec cuisant

4
car les Européens n’ont fait que transposer des pratiques féodales et
despotiques dans un nouveau contexte économique, ce qui a donné au
capitalisme un caractère violent et sauvage2. Peu à peu, le divorce est
consommé entre libéralisme et capitalisme. Quoique ce dernier ait constitué,
surtout avec sa phase impérialiste, une forme de mondialisation, il n’en reste
pas moins que celle-ci a marqué la rupture définitive entre ce système de
production et l’essence du libéralisme.

Dès le milieu du XIXe siècle, une nouvelle philosophie à dimension


sociale, née comme réaction aux excès du capitalisme, a préparé le terrain à
une économie de type socialiste qui a émergé au début du XXe siècle.

Cette interférence entre la pensée et l’économie qui a prévalu en


Occident pendant la période moderne et contemporaine n’a pas servi
d’exemple pour le Maghreb. Le Japon avec l’expérience Meïji du milieu du
XIXe siècle a pu trouver, par la suite, le chemin de la modernité. Certes, le
réformisme tunisien a tenté avec Khérédinne d’introduire la modernité en
parlant à la fois des institutions politiques et des organismes économiques
modernes, mais cette expérience n’a pas eu de suite pour maintes raisons
parmi lesquelles l’avènement du colonialisme. Les nationalistes maghrébins
ont négligé, notamment au niveau de la pensée dans leur combat
anticolonial, la donne économique. L’échec des politiques économiques
postcoloniales l’atteste.

L’économie politique, comme une nouvelle science en Europe, a


permis la jonction entre les idées et la réalité. Cela s’est traduit par une
première expérience faite par le capitalisme ayant réussi à introduire la
rationalité dans l’appareil productif. Le marxisme n’est qu’une deuxième
tentative cherchant à introduire une autre rationalité dans le même
système.

Le monde arabe n’a pas pu produire une économie politique car il n’a
connu ni une croissance économique ni une révolution culturelle. Nous

2
Walltersein (E.), le capitalisme historique, Edition la découverte, Paris, 1985.

5
pouvons étendre la même réflexion au politique puisque les indépendances
de ces pays ou les « révolutions arabes » auraient permis d’asseoir la
démocratie, mais ces occasions, comme tant d’autres, ont été manquées. La
démocratie, tout comme la croissance et le développement ne peuvent se
faire que sur la base d’une mutation culturelle profonde capable de
construire un nouveau citoyen conscient de son devenir et capable
d’assumer ses droits comme ses devoirs. Les éphémères changements de
régimes politiques ou politiques économiques n’aboutiront à rien tant que
les ambigüités et les contradictions dominent notre système de pensée.
Contentons-nous d’un seul exemple pour élucider notre propos. La Réforme
a trouvé une adéquation entre la religion chrétienne et le prêt à intérêt, ce
qui a permis à Max Weber de lier le capitalisme au protestantisme. Cette
question du prêt à intérêt n’est pas résolue au niveau de la pensée arabo-
islamique, d’où des pratiques acrobatiques comme celle de « la finance
islamique ».

Par ailleurs, des valeurs fondamentales devraient être ancrées au niveau


de la pensée et la mentalité des individus pour pouvoir s’inscrire dans la
modernité : le travail, la liberté et le rapport au temps. Nos sociétés
méprisent le travail, bafouent les libertés ou en abusent et sous-estiment le
temps. Il est ainsi difficile de concevoir toute mutation tant que ces valeurs,
et tant d’autres, ne sont pas intériorisées par le moi collectif.

Notre blocage est avant tout historique et culturel. Mais cela ne signifie
aucunement qu’il est uniquement identitaire. Tout comme celui de la
modernité, le paradigme de « l’identité », souvent évoqué ou étudié par des
politiques, devrait être appréhendé à la lumière des sciences sociales avec
une approche socioculturelle se référant à l’histoire.

Plusieurs éléments expliquent le regain d’intérêt, aujourd’hui, des


études relatives à la question de l’identité parmi lesquels les revers d’une
mondialisation pesante qui a suscité un retour du communautarisme, des
réflexes d’autodéfense chez les peuples et les élites, mais aussi le
renouvellement des approches anthropologiques et historiques. Nous

6
pouvons citer à cet égard deux cas : la micro-storia qui privilégie le local au
détriment de l’universel et les études relatives à l’ethnicité3 qui, à partir des
années 1970-80, introduisent ce nouveau paradigme pour remplacer
d’autres concepts comme tribu4, communauté, minorité, ce qui est de nature
à permettre l’utilisation d’une nouvelle grille pour étudier des phénomènes
relativement connus. A la lumière de ce nouveau contexte et de ce
renouvellement épistémologique, l’identité est autrement appréhendée.
Néanmoins, elle reste appréciée avant tout comme une question à
dimension particulièrement culturelle. Nous nous limitons aux deux formes
d’identités collectives les mieux élaborées, à savoir la nation et l’ethnie.

La plupart des théories relatives au fait identitaire insistent sur le rôle du


processus historique dans la formation du moi collectif5. La nation, comme
processus historique de construction identitaire, n’est pas une essence ou
une donnée objective et immuable6, elle serait plutôt, comme l’explique
Renan7, le produit de faits contingents comme les conquêtes, les guerres, les
mouvements de populations qui tissent au cours de l’histoire des liens solides
et une volonté de vie en commun. Les nationalistes allemands comme Fichte
ont défini la nation avant tout par la langue et l’appartenance à une culture
commune. La perception des nationalistes italiens lors de la première phase
du Risorgimento ou celle d’un Michelet qui a écrit Le Peuple en 1846, et par
la suite celle des nationalistes arabes, entrent dans le cadre de cette vision
romantique de la nation. Bien qu’il insiste sur la dialectique entre Etat et
nation, entre structures et changements historiques, Hegel considère, quant
à lui, que la nation se forme et se transforme par le biais des instruments
culturels. Influencé par le problème de l’Alsace- Lorraine, Renan insiste sur

3
Poutignat (Ph) & Streiff-Fenart (J.), Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1999.
4
Certains auteurs ont rejeté l’idée d’une Afrique précoloniale dominée par des structures tribales tout en
affirmant que « les groupes ethniques se formaient et se transformaient sous l’effet des migrations, du
commerce et de la conquête, et les identités de groupes étaient relatives et changeantes.», Cité par Poutignat
(Ph) & Streiff-Fenart (J.), Ibid, pp. 31-32.
5
Voir, à titre d’exemple, Identité culturelle et conscience nationale en Tunisie, actes du colloque de Tunis,
Cahiers du C.E.R.E.S, Série sociologie II, juin 1975.
6
Les théories qui définissent la nation par la race comme donnée objective sont rejetées par la plupart des
recherches en sciences sociales.
7
Renan (E.), « Qu’est-ce qu’une nation ? », in E. Renan, Discours et conférences, Paris, Calmann Lévy,
1887, pp. 278-310.

7
les liens culturels comme facteur de formation des nations tout en
minimisant le poids du passé au profit de celui de l’oubli. L’essence d’une
nation, affirme-t-il, est que tous les individus aient beaucoup de choses en
commun et que tous aient oublié bien des choses8. L’adhésion à une nation
reste donc déterminée par des facteurs subjectifs, mais ayant tous un fond
culturel9, comme la volonté, le consentement, l’amour de la patrie, le
sentiment d’appartenance à cette identité collective…La théorie de Max
Weber va presque dans le même sens dans la mesure où elle considère, qu’à
l’opposé de l’ethnie se référant à la croyance subjective à la communauté
d’origine, la nation est fondée sur la passion liée à la revendication d’une
puissance publique. Cette logique se réfère, sans pour autant l’expliciter, au
principe des nationalités exprimé à partir de 1830 par Mazzini qui affirme
qu’il faut à chaque nation un Etat et un seul Etat pour chaque nation.

D’autres auteurs comme Hobsbawm ont montré que l’ethnie et la


nation, en tant qu’identités collectives, obéissent au mêmes processus de
formation historique avec une différence majeure qui réside dans le fait que
la nation, contrairement à l’ethnie, a un objectif politique incarné par le
nationalisme, à savoir la formation d’un Etat. L’ethnicité est, selon cet auteur,
une des façons de remplir les récipients vides du nationalisme10. Mais au delà
de ces différences, ethnie et nation, à l’instar de toute autre forme d’identité
collective, ont un fond historique et culturel incontestables.

Ces deux cas que nous avons évoqués, à savoir nation et ethnie,
témoignent encore une fois que les identités collectives sont souvent définies
et interprétées en termes ethnoculturels11. Cela signifie-t-il que d’autres
paramètres, comme l’économie ou tous les aspects de la civilisation
matérielle, ne contribuent-ils pas à la formation de l’identité ?

8
Renan (E.), op. cit., p. 286.
9
Stambouli (F.) et Zghal (A.), « Nation, nationalisme et Etat National dans le Monde Arabe », in Identité
culturelle et conscience nationale en Tunisie, op. cit., p. 66.
10
E. Hobsbawm (E.), “Ethnicity and nationalism in Europe today”, in Anthropology today, vol. 8 n1, 1992,
p.4, cite par Poutignat (Ph) & Streiff-Fenart (J.), op. cit., p. 57.
Voir aussi du même auteur: Nations et nationalisme depuis 1870, Paris, Gallimard, 1990.
11
Déloye (Y.), Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.

8
Certains auteurs ont déjà évoqué la question en traitant
particulièrement du thème de la naissance de l’Etat moderne qui a attiré les
chercheurs bien avant celui de la nation12. Une autre approche plus globale
a tenté de cerner la question de l’Etat-nation tout en focalisant l’analyse sur
l’interaction entre ces deux entités (Etat et nation) dans le processus
historique de formation des identités collectives13.

Pour Norbert Elias qui parle de configuration, la genèse de l’Etat


moderne, qu’il situe au bas moyen âge, est le résultat de plusieurs
prétendants cherchant à exercer une domination sur un territoire donné.
Nous pouvons ainsi comprendre la notion de configuration ou celle de
territoire comme étant une composante socio-économique de l’identité d’un
Etat ou d’un peuple. Mieux encore, la terminologie utilisée par Norbert Elias
pour traiter de l’émergence de l’Etat moderne est à caractère surtout
économique dans la mesure où il parle du mécanisme monopoliste du
pouvoir ou du monopole fiscal ou encore du monopole militaire d’un Etat
pour imposer sa domination. C’est donc la suprématie financière du prince
qui lui permet une certaine étatisation de la société ou une certaine
socialisation de l’Etat pour constituer une même identité régie par des liens
pacifiés : Les détenteurs du monopole se transforment en simples exécutants
d’un appareil administratif aux fonctions multiples.14

La démarche de Max Weber qui se sert comme N. Elias de l’expérience


historique de l’Occident n’est pas totalement différente de ce dernier. En
effet, le sociologue allemand établit un parallèle frappant entre la
concentration politique et la concentration économique pour la formation
d’une même identité incarnée par un Etat moderne destiné à exercer la
violence légitime. L’Etat moderne, note-t-il, est un groupement de domination
de caractère institutionnel qui a cherché à monopoliser, dans les limites d’un
12
Certains auteurs ont fait remarquer qu’on a commencé à parler de nationaux et de nationalité en France
seulement de lors de la deuxième moitié du XIXe siècle, voir :
Brubaker (R.) « De l’immigré au citoyen », in Actes de la recherche en sciences sociales, n 99, sept. 1993, p.
3-25.
13
Pour des auteurs comme Hobsbawm,: Etat = nation = peuple, alors que pour la pensée révolutionnaire
comme celle de Mazzini le peuple est identifié à l’Etat pour construire la nation.
14
Elias N., La dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1975, p. 35.

9
territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui,
dans ce but, a réuni entre les mains des dirigeants les moyens matériels de
domination15. Il va sans dire que ces moyens matériels de domination sont
une des composantes de toute identité collective. Fidèle à l’usage d’une
terminologie économique en matière politique, Max Weber applique ce
schéma théorique à l’Europe capitaliste en précisant que partout le
développement de l’Etat moderne a pour point de départ la volonté du prince
d’exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui,
détiennent un monopole administratif, c’est-à-dire tous ceux qui sont
propriétaires de moyens de gestion, de moyens militaires, de moyens
financiers et de toutes sortes de biens susceptibles d’être utilisés
politiquement. Ce processus s’accomplit en parfait parallèle avec l’entreprise
capitaliste expropriant petit à petit les producteurs indépendants16.

Ces propos montrent que l’identité se forge aussi bien par le culturel
que par le politique ou encore par le matériel comme l’économie. Ernest
Gellener a bien démontré le lien historique entre la construction nationale et
la croissance capitaliste en Europe en mettant en exergue les bases
matérielles de la nation. Le point de vue de Gellener place l’Etat au cœur du
processus de formation de l’identité nationale en insistant non pas sur sa
domination, comme l’a fait Max Weber, mais plutôt sur son rôle dans
l’invention du nationalisme qui crée la nation17. Deux procédés sont utilisés
par celui-ci pour réaliser cette entreprise : l’enseignement et l’économie. Par
la mise en place d’un système éducatif, l’Etat fonde des valeurs communes
partagées par l’ensemble de la nation et il fournit, par le développement
économique, les conditions matérielles de son unité.

Au Maghreb, nous avons eu droit à des tentatives de modernisation


oubliant l’élément identitaire qui ressurgit aujourd’hui sous différentes
formes (la question amazigh ou le salafisme) alors qu’au Machrek c’est le

15
Weber M., Le Savant et le politique, Plon, 1959, p. 119.
16
Weber, Ibid., p. 120.
17
Gellener (E.), Nations et nationalisme, Payot, 1989.

10
phénomène identitaire qui a prévalu (nationalisme arabe ou le wahhabisme)
au détriment d’autres.

Or, aussi bien pour l’identité que pour la modernité, le culturel et le


matériel sont intrinsèquement liés pour fonder tout progrès et tout
développement. Les entreprises les plus performantes en Amérique ou en
Europe, associent dans leurs structures administratives des spécialistes en
économie ou en finance, mais aussi des experts en sciences humaines et
sociales. La psychologie, la sociologie ou l’histoire constituent une partie
intégrante du management. Or, dans les sociétés arabo-musulmanes on
continue à tourner le dos à de telles sciences. Les programmes de transfert
de technologie, les projets de modernisation de l’infrastructure ou du
système bancaire, l’augmentation des volumes d’investissement ne
mèneront pas à grand-chose tant qu’ils ne sont pas accompagnés par une
valorisation des sciences de l’homme qui pourraient changer les mentalités
et les esprits pour éclairer le chemin de la modernité.

C’est afin d’illustrer cette imbrication entre le culturel et le matériel,


c’est-à-dire entre les idées et les techniques, que nous avons associé dans le
titre le terme « modernité » et mot « capital ». En effet, nous avons privilégié
dans cet ouvrage les aspects économiques de la modernité souvent occultés
dans des écrits relatifs à cette question, ce qui justifie la mise en exergue du
terme « capital ».

Toutefois, ce concept a, par ailleurs, un sens symbolique défini


essentiellement par Bourdieu. En effet, La modernité est un capital
symbolique dans le sens d’une idée ou d’un projet que cherchent à
concrétiser, en totalité ou en partie, les acteurs socio-économiques au
Maghreb. « Le capital modernité », signifie, en fin d’analyse, que la
modernité tentée par plusieurs expériences historiques, demeure au-delà de
certains échecs, un atout fondamental dont bénéficie le Maghreb
d’aujourd’hui pour bâtir des lendemains meilleurs.

11
Première partie

DYNAMIQUES D’OUVERTURE

12
CRISES ECONOMIQUES ET ECHELLES DU TEMPS18

L’histoire et l’économie sont deux sciences ayant chacune son propre


cheminement et son approche particulière. Toutefois, certains points
communs unissent ces deux types de savoir. Tout d’abord, l’économie, à
l’instar de l’histoire, est née à ses débuts comme science sociale. Certains
sujets, comme les crises économiques, se sont imposés comme un terrain qui
intéressait aussi bien les économistes que les historiens. Dès lors l’histoire
avait besoin de l’économie pour saisir l’évolution des sociétés et cette
dernière ne pouvait s’empêcher de recourir à la première pour appréhender
la conjoncture et la pensée économiques. Enfin, l’histoire économique,
comme discipline nouvelle, est venue couronner ce rapprochement entre les
deux sciences.

Histoire et l’Economie ont elles une même perception du temps ?

Tout en cherchant à répondre à cette question centrale en nous fondant


sur l’approche qu’elles ont l’une et l’autre des crises économiques nous
tenterons de dégager les liens très complexes qui les unissent dans leur
essence et leur évolution.

Histoire et Economie : deux perceptions du temps ?


L’économie, en tant que science est beaucoup plus récente que
l’histoire. La première différence est ainsi celle du temps de l’affirmation de
chacune des deux sciences comme un savoir autonome. Toutefois, toutes les
deux sont, dans une certaine mesure, nées et elles se sont développées dans
le sillage de l’Etat. Si l’histoire s’est souvent faite prisonnière de l’Etat, aussi

18
In La périodisation dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Actes des tables rondes de mai-septembre
2005, textes réunis et édités par Fatma Ben Slimane et Hichem Abdessamad, Laboratoire Diasset Etudes
Maghrébines et Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, Tunis, 2011, pp. 106-121.

13
bien en Europe qu’ailleurs, l’économie politique19, première branche de la
science économique, est née au XVI et XVIIè siècle européen avec l’Etat
moderne. Philosophes et penseurs, comme Jean Bodin ou Thomas Hobbes,
mais aussi certains acteurs politiques ou économiques, comme Colbert20, se
sont attelés à trouver, dans le cadre du mercantilisme de l’époque, les
moyens d’accroître la richesse du Prince qui se confondait avec celle de la
nation. Ils sont ainsi les instigateurs de ce qui prendra par la suite le nom de
l’économie politique21. Si l’histoire est par sa nature la science du passé,
l’économie politique s’occupe du temps présent. L’une cherchait à ancrer le
pouvoir du Prince dans le passé et l’autre fondait sa puissance dans le temps
présent. Ayant deux échelles de temps différentes, les deux sciences se
complètent pour donner au pouvoir politique la légitimité dont il a besoin.

Si les physiocrates, surtout au XVIIe siècle, se sont attachés à l’ordre


naturel beaucoup plus qu’à l’ordre politique, ils sont néanmoins restés
proches des monarques. D’ailleurs, Quesnay22, l’instigateur de cette école
était le médecin du roi. Les idées des physiocrates seront appliquées par
Turgot23, disciple de Quesnay et intendant général de Limoges, puis
contrôleur général des Finances. Tout comme pour les mercantilistes, le
temps présent est resté l’objet de préoccupation des physiocrates.

19
Ben Aziza (H.), « Mafhoum ezzamen fi el ektissad essiyassi » [la notion du temps en économie politique],
in Cahiers de Tunisie, n° 181, 2002, pp. 55-99.
20
Jean –Baptiste Colbert, (1619-1683), homme d’Etat français , ministre de Louis XIV, il est nommé en 1664
surintendant des Bâtiments, désigné en 1665 contrôleur des Finances , puis Secrétaire d’Etat à la maison du
roi (1668) et à la marine (1669).
A travers ces différentes charges ministérielles, il a étendu son pouvoir à tous les domaines pour réorganiser
les finances du pays par les moyens d’une nouvelle législation et d’une politique économique protectionniste.
Il puisa ses idées dans la pensée mercantiliste en encourageant le commerce extérieur par le développement
de la marine marchande et la fondation de compagnies commerciales. La création de manufactures d’Etat
destinées à favoriser la production industrielle est pour lui le meilleur moyen de relancer le mouvement des
exportations.
21
Molinier (J.), Les métamorphoses d’une théorie économique. Le revenu national chez Boisguillebert,
Quesnay et J.B Say., Armand Colin, Paris, 1958.
22
François Quesnay (1694-1794), le fondateur de l’école des physiocrates, a écrit en 1756 dans
l’Encyclopédie l’article « Fermiers » puis en 1757 l’article « Grains ». En 1758 il fait paraître la première
version de son Tableau économique dont la seconde version est publiée en 1766 dans le Journal de
l’agriculture, de l’industrie et de le finance. Pierre Le Pesant De Boiguillebert (1646-1714) a écrit en 1697
« Le détail de la France » puise, en 1707 « Le factum de la France ».
23
1727-1781.

14
Les classiques sont les premiers à vouloir couper le cordon ombilical
entre l’économie et l’Etat. Dans cette pensée, l’individu et le capital privé
acquièrent d’une place importante en tant qu’acteurs économiques capables
de créer la richesse de la nation, différente, ici, de celle du prince. La
situation idéale pour des auteurs comme David Ricardo ou Adam Smith24,
serait celle de l’Etat minimal.

Marx a continué au XIXe siècle cette tendance en cherchant à créer une


rupture entre l’économie politique et l’Etat. Bien plus, la révolution des
prolétaires se chargerait de mettre un terme à l’Etat bourgeois pour établir
un ordre économique et social nouveau dominé par le prolétariat qui se
substituerait au pouvoir politique.

Mais paradoxalement au moment où l’économie politique a tenté de


rompre avec l’Etat, surtout pendant la deuxième moitié du XIX è siècle,
l’histoire, du moins en France, a resserré, le nationalisme et le positivisme
aidant, ses liens avec celui-ci. C’est l’école des Annales qui, depuis les années
1930, a tenté d’écarter cette hégémonie du politique en minimisant le rôle
de l’événement et de l’individu, fut-il un leader politique, dans le processus
historique. La société et l’économie furent, depuis, le terrain préféré de cette
école. L’histoire économique est alors née, à ce moment-là, sorte de
rencontre entre histoire et économie cherchant à en finir, toutes les deux,
avec le politique. Toutefois, une différence de taille sépare encore les deux
sciences : l’histoire est restée engluée dans le passé, l’économie élargit le
champ de ses investigations aussi bien en amont qu’en aval : tout en restant
liée au présent elle étudie, en cas de besoin, le passé et fixe, avec la
planification amorcée surtout après la dépression des années 1930, les jalons
du futur. Par sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie,
ouvrage écrit en 1936, J.M. Keynes, par l’instigateur de cette nouvelle
tendance. Son plan sera la base des la conférence de Bretton Woods de 1944
qui débouchera sur la création du Fonds monétaire international.

24
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publié en 1776.

15
La quête de l’autonomie de l’économie va cependant continuer. Se
détachant de l’économie politique soupçonnée d’être toujours au service de
l’Etat, l’économie s’est imposée dans un premier temps comme une science
sociale autonome. Elle sera, par la suite scindée en deux types de savoir : la
macroéconomie qui traitera de la comptabilité nationale, ce qui exprime le
maintien d’une certaine dépendance du politique, et donc du temps présent,
et la micro-économie liée beaucoup plus à la recherche, donc à l’avenir. Mais
dans les deux cas l’économie prend des formes d’une science exacte, fondée
sur les mathématiques et les statistiques, essayant de dégager des équations
et des formules théoriques. Un fossé commence alors à séparer l’économie
et l’histoire économique qui demeure, avant tout, une science sociale. Pire,
l’économie, en tant que science exacte manipulant des théories et des
équations se libère du temps, alors que l’histoire demeure toujours, sur ce
plan, figée.

La conséquence de ce divorce va se faire sentir différemment en France


et aux Etats-Unis. Après la génération de Jean Bouvier, François Caron, René
Girault, François Crouzet et Maurice Levy-Leboyer, nous assistons, en France,
depuis le milieu des années 1980, à un recul, pour ne pas dire, à une crise de
l’histoire économique. Depuis la Thèse de Jacques Marseille, nous ne
connaissons pas de travaux qui ont marqué ou bouleversé la recherche dans
ce domaine25. Il est paradoxal de constater que ce recul se déroule au
moment où la mondialisation, en tant que phénomène économique, mais
aussi historique, touche de plein fouet non seulement tous les pays mais
aussi la plupart des sciences sociales, du moins au niveau de la recherche. Par
ailleurs, il semble que les pays du Maghreb où l’histoire économique n’a pas
encore réussi à s’imposer, ont subi les conséquences des difficultés de cette
discipline en France.

Toute autre est l’évolution de la situation aux Etats-Unis où nous


assistons, depuis le milieu du XXe siècle à la naissance de la Nouvelle Histoire

25
Regroupant d’éminents historiens comme Alain Plessis, J. Marseille, Hubert Bonin et d’autres, le Comité
d’Histoire économique du Ministère des Finances a tenté de combler ce vide en organisant des colloques qui
donnent lieu à des publications intéressantes.

16
économique qui évolue à la manière de l’économétrie en s’appuyant sur les
calculs mathématiques et statistiques, faisant abstraction du temps. En
Allemagne, par ailleurs, l’anthropologie économique s’impose de plus en
plus comme une nouvelle tendance de la recherche en histoire économique
où le passé et le présent sont souvent étudiés pour saisir les comportements
des individus et des sociétés.

Cette relation entre Histoire et économie, avec toutes ses péripéties et


ses rapports avec le temps étudié, repose-t-elle sur une même
représentation du temps ou bien sur deux conceptions distinctes propres
chacune à l’histoire et à l’économie ?

La crise : un temps de repli de courte durée ?


Nous avons choisi les crises économiques qui constituent un sujet étudié
à la fois par des historiens et des économistes, pour voir, à travers ce prisme,
la représentation du temps véhiculée par chacun de deux savoirs. Le terme
crise est un mot galvaudé. Il est utilisé par les économistes, les sociologues et
les politologues pour désigner des difficultés de tout genre. Plus que ces
difficultés vécues lors d’un moment donné, il traduit les propres difficultés
des chercheurs à saisir des phénomènes à la fois profonds et complexes.
Ainsi, le mot crise devient une sorte de fourre-tout qui se prête à tous les
usages et tous les sens : crise politique, crise sociale, crise démographique,
crise économique… Même si l’on se contente d’un type donné de ces crises,
les sens divergent et la confusion persiste.

Pour se limiter au domaine économique, objet de cette contribution, la


crise consiste dans une sorte de grippage de la machine économique qui
aboutit au ralentissement ou même l’arrêt d’une certaine dynamique
qualifiée, selon les contextes, de croissance, de belle époque, d’années
glorieuses ou fastes, de rakha ou Taraf. La crise, du moins sur le plan
économique, est un retournement de la conjoncture, elle traduit alors un
déséquilibre au sein du système qui ne pourrait continuer sans se
débarrasser de ses propres contradictions internes. Elle est alors un
dispensable dans la mesure où elle a un effet rénovateur puisqu’elle introduit

17
une sorte de purge au sein de l’appareil économique. Elle correspond donc à
un temps d’arrêt de la croissance. C’est un moment de marasme et de
difficulté. C’est un accident de parcours. Le problème des historiens et des
non historiens est de savoir quelle est la durée de la crise qu’on estime, ou
qu’on espère toujours, de courte durée.

Par ailleurs, chaque crise économique est à cerner dans le cadre d’un
cycle qui reproduit les fluctuations de la production de la consommation et
des prix. C’est la durée du cycle et celle de la crise, mais aussi leur périodicité,
qui intéressent l’historien car elles incarnent une certaine représentation du
temps réparti en deux périodes, une décroissance et une autre de marasme
et de repli. Les économistes ont tenté de dégager des lois à ce sujet en
attendant, à chaque fois, la fin de la récession ou la sortie du tunnel. Les
historiens admettent-ils cette perception du temps qui exclut ou presque
l’homme en tant qu’acteur économique ?

Crises et temps naturel


Ce sont des crises liées à ce que les physiocrates qualifient d’ordre
naturel. Non seulement la production est déterminée surtout par les facteurs
naturels, comme c’est le cas dans une économie agricole, mais les crises aussi
sont provoquées par ces mêmes facteurs naturels. Nous limiterons notre
étude de cas spécifiques à l’historiographie de l’Europe et celle de la
Méditerranée, Maghreb compris.

Le premier est celui des travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie qui,


travaillant sur l’histoire du climat en Europe de la période moderne, a fait la
synthèse des travaux disponibles à ce sujet. Partant des recherches de
l’historien scandinave Gustav Utterststrom26, il évoque « l’influence exercée
par le climat sur l’histoire médiévale et moderne »27. Mieux encore, il défend
l’histoire du climat comme discipline nouvelle et fait état des « fluctuations
météorologiques et leur incidence sur l’histoire économique »28. Il y aurait,

26
« Climatics fluctuations and Populations Problems in early modern History”, in The Scandinavian
Economic History Review, Vol III, n 1, 1955.
27
Le territoire de l’historien, Gallimard, Paris, 1973, p. 425.
28
Ibid., p. 424.

18
selon lui, une période de refroidissement général du climat aux XIV et XV
siècles, notamment l’avance des glaciers, ce qui explique la baisse de la
production des céréales, notamment en Europe du Nord, et le recul de la
viticulture anglaise. Vers la fin du XVe siècle, surtout après 1460, l’Europe a
bénéficié d’un climat beaucoup plus clément qui se prolongea durant le XVIe.
Selon cette manière de penser, la croissance européenne et la renaissance
intellectuelle de ce faste siècle seraient liées, avant tout à cet élément
cosmique. La découverte du nouveau monde et l’introduction en Europe
d’une masse de métaux précieux ne seraient qu’un facteur secondaire venu
se rajouter à ce beau tableau général. Il en va de même pour la grande
dépression du XVIIe siècle européen29 qui serait le produit non de la famine
monétaire, mais de données climatiques. Bien qu’il affirme que ce
déterminisme climatique n’est valable que pour des économies agricoles et
des sociétés traditionnelles, Emmanuel Le Roy Ladurie l’applique à l’Europe
industrielle du XVIIIe et du XIXe siècle.

En se référant à d’autres travaux, notamment à la dendroclimatologie30,


cet auteur reproduit des courbes des indices de croissance des arbres en
Amérique du Nord pour la période allant du XVe au XXe siècle. D’après
l’étude des conifères très âgés, il semble « qu’à un siècle de grande
sécheresse dans le Sud-ouest (des USA) succédât, à partir des années 1300,
un siècle- presque sans interruption- d’années pluvieuses »31. Une grande
sécheresse frappa les zones arides américaines y compris le Mexique32.
Quoiqu’il soit méfiant à l’idée d’appliquer de tels constats à des régions
humides américaines, E. Le Roy Ladurie conclut ainsi : « L’existence attestée
d’oscillations séculaires du climat dans l’Ouest américain, autour des années
1300, offre un argument assez plausible pour la thèse de M. Utterststrom sur
l’existence d’oscillations analogues en Europe à la même époque ; cela ne
veut nullement dire, ajoute-t-il, que cette idée de l’historien scandinave se

29
Mousnier (R.), Les XVI et XVIIe siècles, PUF, Paris, p. 394.
30
Douglas (A.E.), Climatic cycles and tree growth, Carnegie Institute of Washington, n 289, 3 vol, 1919,
1928, 1936.
31
Le Roy Ladurie (E.), Le territoire de l’historien, op. cit., p. 434.
32
Chaunu (P.), « La grande dépression du Mexique colonial », in Annales, n 3, 1957, p. 514.

19
trouve par la même confirmée. Elle reste, au contraire, entièrement à
démontrer »33, ce qu’il tente de faire en expérimentant les mêmes
hypothèses pour la Chine et la Russie. En se basant sur l’étude De Pin Ti-
Ho34, E. Le Roy Ladurie constate, dans un autre travail, que la Chine a connu
vers 1400 une crise semblable à celle de l’Europe qui se répercute surtout au
niveau de la démographie35. De même pour la grande dépression du XVIIe, il
affirme que la Russie a vécu, au même moment que l’Europe, son « temps de
troubles»36.

Qu’en est-il pour le monde méditerranéen en général et pour le monde


islamique en particulier ?

Bien que la période médiévale n’entre pas dans le cadre de notre


enquête, nous ne pouvons pas faire l’économie des idées d’Ibn Khaldoun qui,
dans sa Muqaddima37 a longuement parlé de cycles de formation et de
désintégration des Etats mais aussi d’El-Omnrane el bachari38, c’est-à-dire de
la civilisation humaine. La périodicité de ces cycles, atouar ou ahoual, cernés
comme une sorte de lois socio-économiques, l’incitent à concevoir deux
types de temps : un temps d’essor, rakha, taraf, ou rafah, et un autre de
décadence, Faqar, khalel, tanaqis el omrane, kharab el omrane39. Ce
mouvement est façonné et rythmé par les pratiques politiques, le travail, la

33
Le Roy Ladurie (E.), Le territoire de l’historien, op. cit., p. 437.
Tout en militant pour une histoire du climat, cet auteur se méfie de tout schématisme. En parlant des séries
météorologiques, il conclut dans cette étude : De telles séries ont un intérêt intrinsèque. Elles sont également
utiles, nécessaires même, à l’édification d’une histoire totale véritable : la mise en évidence des fluctuations
météorologiques telles qu’elles ont réellement eu lieu exorcisera en effet une fois pour toutes ce déterminisme
paresseux qui, à chaque grand fait économique ou démographique mal expliqué, ajuste gratuitement une
explication climatique. Mais elle permettra aussi de donner au climat la part qui lui revient dans l’histoire
des sociétés traditionnelles, part qui n’est ni la première, ni la dernière ; elle permettra de déterminer dans
quelles mesures le hasard et la contingence des saisons et des récoltes a servi, contrarié, dévié parfois les
tendances profondes et la nécessité intime du développement historique.
34
Studies on the population of China, Cambtidge, 1959.
35
Le territoire de l’historien, T II, Gallimard, 1978, p. 436.
36
Ibid., p. 437.
37
Publication de Dar el Maaref Littibaa wa annachir, Sousse, 1 er édition 1991.
Ibn Khaldoun est un sociologue est historien arabe né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406. En plus leur
originalité, ses idées constituent une synthèse de la pensée arabe médiévale.
38
Cette notion d’el-omnrane el bachari est un concept clef chez Ibn Khaldoun que nous retrouvons presque
dans la plupart des chapitres de son ouvrage.
39
La Muqaddima, Ibid, p. 158.

20
production et la démographie40. Par ailleurs, ce penseur arabe croit à un
certain déterminisme historique, à savoir la décadence et la fin des Etats et
des civilisations, fassad et nihayet –el omrane41. La crise, symbolisée chez cet
auteur par les notions de kharb et de mort, devrait être générale : politique,
économique, démographique et sociale42.

Pour la période moderne et précisément la Méditerranée orientale, le


travail de Chouket Bamouk relatif à l’histoire financière de l’Etat ottoman43
apporte quelques éléments de réponse à notre questionnement de départ.
Cet auteur qui a traité de la politique monétaire et financière de la Sublime
Porte et de ses incidences sur les prix et le commerce a établi, en se référant
à d’autres études sur la question44, une synthèse relative aux cycles
économiques dans cette partie de la Méditerranée. Il a constaté que le XVIe
siècle était une période de croissance économique incarnée par une
augmentation des prix, en parlant même de « révolution des prix »45,
d’accroissement démographique et de développement urbain. La fin du XVIe
a connu une crise profonde, considérée souvent comme un tournant décisif
annonçant la décadence de l’Empire ottoman. Celle-ci se prolongea le long du
XVII alors que le XVIIIe siècle serait une période « d’expansion économique et
de stabilité financière »46. Ainsi, Chaouket Bamouk conclut que l’Empire
ottoman a connu, en même temps que l’Europe, les mêmes types de

40
Chapitre relatif au développement du omrane lors de la faiblesse de l’Etat et ce qui en découle comme
épidémies et famines, ibid., p. 167.
Pour la situation démographique du Maghreb médiéval, voir :
Talbi (M.), « Effondrement démographique au Maghreb du XIau XV siècle », in Cahiers de Tunisie n° 97-98,
1977, pp. 51-60.
41
La Muqaddima, op. cit., p.202.
42
Plusieurs ouvrages et travaux ont analysé la pensée d’Ibn Khaldoun. Nous nous limitons à signaler quelques
uns en rapport avec le présent travail :
Bousquet (G.H.), Les textes économiques et sociaux de la « Muqaddima », Paris, 1962.
Mahmassani (S.), Les idées économiques d’Ibn Khaldoun, Lyon, Bosc et Riou, 1932.
Chaddadi (A.), Ibn Khaldoun, l’homme et le théoricien de la civilisation, Gallimard, Paris, 2006.
43
Ettarikh el mali lddaoula el outhmaniya, traduit de l’anglais à l’arabe par Abdelatif el Hares, Dar el madar
el islami, Bayrouth, 2005.
44
Exemples les travaux de Omar Lotfi Barkane.
45
Bamouk (Ch.), Ettarikh el mali…, op. cit, p. 408.
46
Ibid., p. 410.

21
fluctuations économiques, y compris les crises, avec une périodicité et une
intensité identiques.47

Khalil Sahli48 a constaté, quant à lui, l’existence d’un type particulier de


crises économiques et financières propres à l’empire Ottoman. Ce problème
est provoqué par le recours simultané à de deux types de calendriers. Le
calendrier solaire de 365 jours est utilisé pour les dépenses de l’Etat, comme
le paiement des fonctionnaires et de l’armée, alors que les recettes du
budget se font en fonction du calendrier lunaire composé de 354 jours. Il en
découle une différence de 11 jours qui, au bout de 33 ans, donne une année
de recette perdue au moment où les dépenses sont maintenues. Cette année
de perdue, dite sannat el Izdilaf ou souich, est alors à l’origine d’une crise
financière et économique qui se reproduit tous les 33 ans. Aux crises
séculaires qui frappaient l’empire ottoman avec la même périodicité que
l’Europe, viennent se rajouter ces crises d’izdilaf

Qu’en est-il des crises économiques au Maghreb ? Le premier élément


à noter à cet égard est la rareté des études sur ce sujet notamment les
travaux qui couvriraient l’ensemble de la rive sud de la Méditerranée
orientale. L’étude de L. Valensi sur Le Maghreb avant la prise d’Alger, a
recensé les nombreuses « agressions épidémiques » et les « calamités
atmosphériques » sans pouvoir montrer, d’une manière concrète, leur
corrélation avec les fluctuations de la production : « Je n’entreprendrai pas,
affirme-t-elle, de resituer ici le mouvement des récoltes de Tunis au Maroc : il
nous échappe entièrement »49.

La thèse de H. Boujerra qui a traité des épidémies et de l’attitude des


élites et des populations à l’égard de ce phénomène, a le mérite de couvrir
en grande partie l’ensemble du Maghreb lors d’une longue période allant de
la fin du XIVe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle50. Malgré l’apport de ce travail qui

47
Ibid., p. 410.
48
« Sounou el izdilaf wa azamat el imbratouriya al outhmaniya al maliya (Les années izdilaf et les crises
financières de l’Empire ottoman) », in Revue d’Histoire Maghrébine, n 12, juillet 1978, pp.143-171.
49
Flammarion, Paris, 1969, p. 23.
50
Fi attaoun wa bidai ettaoun, aw alharaku el fikri wa el ejtimai fi qadhaya ettabadi wa ettahdith fi majali
ettaamuli maa ettaouni bi el biladi ettounissiya wa biladi el maghrob el arabi bayna montassafi el qarni

22
a évoqué le lien entre la démographie et le niveau matériel des
populations51, les crises économiques ne sont pas abordées d’une manière
précise et systématique.

Un autre travail, d’un autre genre, puisqu’il traite des grands


mouvements sismiques au Maghreb et leurs incidences sur l’homme et son
environnement52 couvre toute cette aire géographique et semble confirmer
la même thèse : le Maghreb demeure, aussi bien au niveau de sa population
que de son économie soumis au temps naturel. Toutefois, ce dernier ouvrage
se contente essentiellement du recensement de tels accidents, depuis
l’antiquité jusqu’à 2004, sans tenter de les cerner dans une dynamique
historique globale pour aborder des questions comme les crises
économiques. Certes, certaines épidémies sont évoquées, comme celle de
1603 au Maroc, mais l’auteur se limite souvent à des études de cas sans les
appréhender dans la longue durée, ce qui ne permet pas de dégager des
conclusions éclairantes pour notre sujet. Pour le cas de l’Algérie des XVI-XVIIe
siècles, F. Khiari qui a traité de la question des épidémies, révélatrices de
certains types d’aléas économiques et surtout agricoles, a remarqué que les
hommes restent déterminés, dans leur vie, par « les phénomènes de la
nature »53. Une étude de la démographie algéroise au XVIIIe siècle, partant
de l’exemple l’épidémie de 1817-1822, a signalé des fluctuations
démographiques et économiques déterminés en grande partie par cette
calamité naturelle54.

Le Maroc semble évoluer de la même manière que l’Algérie, c’est-à-


dire une série de crises démographiques et d’aléas naturels qui débouchent

errabii achar wa awakhiri el qarni atthmin achar, Thèse d’Etat en Histoire, Faculté des Sciences Humaines et
sociales de Tunis, 2004-2005.
51
Ibid., pp.112-114.
52
Mrabet-Azerwel (T.), Ezzalazil el koubra bi el mentaqa el magharibiya wa mokhalafatiha ala el insani wa
mohitihi, Rabat, 2005.
53
Vivre et mourir en Alger. L’Algérie ottomane aux XVIe-XVIIe siècles : Un destin confisqué, l’Harmattan,
Paris, 2002.
54
Ghettas (A.), « Pour une révision de la structure démographique de la société algéroise : données puisées
dans les archives locales », en langue arabe, in Insaniyat, pp.38-39

23
sur des difficultés économiques55. Quoiqu’elle demeure sous l’influence des
mêmes déterminants cosmiques et naturels56, la Tunisie semble obéir à
d’autres déterminants. En s’appuyant sur le trafic commercial entre la
Régence de Tunis et les ports européens, S. Boubaker a démontré le lien
entre « trafics et conjonctures »57 affirmant, de ce fait, le poids « du temps
cycliques »58. Il est parvenu à dégager trois phases de longue durée : une
phase de 1606-1630/40 ; une autre de « 1630/40-1622/1665 et une
troisième de 1622/1665-1705. Des cycles ascendants » et des moments de
« régressions »59 ont marqué chacune de ces trois phases. En effet,
l’ouverture commerciale de la Régence sur la Méditerranée occidentale et
son intégration précoce dans les circuits d’échanges européens sont à
l’origine d’un autre genre de crises économiques liées particulièrement au
mouvement de l’économie mercantiliste. En effet, nous avons constaté lors
d’une étude précédente60, que le commerce et la ville de Tunis ont connu
une phase de repli lors de la deuxième moitié du XVIIe siècle, et ce en
rapport avec la crise européenne de cette période. L’historiographie
tunisienne, et même française, est presque unanime pour considérer le
XVIIIe siècle, en dépit de quelques temps de difficiles, comme une période
faste. A l’origine de ce phénomène, en plus de la nouvelle dynastie
husseinite61, l’exportation des produits tunisiens vers l’Europe. Après le
« cycle des blés », L. Valensi a défini un nouveau cycle, celui de l’huile, qui
s’affirmait notamment au XIXe siècle62. Estimant que les « difficultés
tunisiennes » commencent en 1830, M.H. Chérif a rappelé que la Tunisie a
55
Bazzaz (M.), Awiatu wa majaatu el Marghrib des XVIIIet XIXe siècles [Epidémies et famines du Maroc
au XVIIe et XIXe siècles], Thèse d’Etat en histoire, Faculté des Lettres et sciences humaines , Rabat, 1989-
1990.
56
Boujerra (H.), op. cit.
57
La Régence de Tunis au XVIIe siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe Méditerranée,
Marseille et Livourne, CEROMDI, Zaghouan, 1987, p. 198.
58
Ibid., p. 205.
59
, Ibid., 199-200.
60
« Ickaliyat tataouer madinet Tounes fi el ahd el hadith », (La question de l’extension de la ville de Tunis
pendant la période moderne), in Revue Historique Arabe des Etudes Ottomanes n°19, août 1994, pp. 213-224.
61
Cherif (M.H.), Pouvoir et société dans la Tunisie de H’sayn Bin ‘Ali (1705-1740), Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1986 (2 tomes).
62
Fellahs tunisiens. L’économie rurale et la vie des campagnes aux 18 e et 19e siècles, Mouton, Paris, La
Haye, 1977, pp. 329-327.

24
profité du contexte des guerres de la Révolution et de l’Empire pour
préserver une prospérité conjoncturelle63 qui reste, tout de même, tributaire
des événements européens.

Plus emblématique est le cas du XIXe, et particulièrement sa deuxième


moitié, qui correspond à une grave crise structurelle ayant ébranlé les
structure économiques et politique de la société tunisienne64, d’où semble-t-
il, l’établissement du protectorat français65. Toutefois, cette rupture n’est pas
uniquement tunisienne et nous avons eu l’occasion de constater, dans une
autre recherche, le déclenchement, lors des années 1860, d’une crise
provoquée par des calamités naturelles qui a affecté, en plus de l’ensemble
du Maghreb, le bassin oriental de la Méditerranée comme le prouvent les
révoltes paysannes du Liban66.

Que peut-on déduire de ces crises de l’Europe, de la Méditerranée et du


Maghreb ?

Sans se prononcer sur la période médiévale, il est évident que ces crises
liées à des déterminants surtout naturels, sont perceptibles lors de la période
moderne, c’est-à-dire préindustrielle. Il semble aussi que le Maghreb, malgré
quelques différences, est de point de vue économique, intégré dans le temps
euro méditerranéen. Ce temps façonné par la nature, particulièrement les
variations climatiques, est-t-il temps chaotique et désordonné ou bien obéit-
il à des normes et à des échelles permettant de dégager une certaine
régularité et un certain ordre ?

Il est clair que le mouvement des crises permet d’affirmer l’existence


d’un temps cyclique. En ce qui concerne la durée de ces cycles, nous

63
« Expansion européenne et difficultés tunisiennes : 1815 – 1830 », in : Annales E.S.C mai –juin
1970, pp.714 –745.
64
Chater (K), Dépendance et mutations précoloniales, la régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1984.
65
Ganiage (J.), Les origines du protectorat français en Tunisie, PUF, Paris, 1959.
66
« Les crises économiques au Maghreb de la deuxième moitié du XIXème siècle », in RAWAFID n 7, 2002,
pp. 7-23.

25
pouvons, en prenant comme base de notre réflexion les travaux déjà cités,
constater trois échelles du temps :

- Temps séculaire : c’est E. Le Roy Ladurie qui, en partant des exemples


étudiés plus haut, a parlé de ce temps séculaire puisque les crises reviennent
presque une fois tous les siècles.

- Temps trentenaire ou temps d’une trentaine d’années : les


mouvements des années d’Izdilaf, prouvent que nous sommes en présence
d’une autre échelle du temps avec des cycles de trente trois ans.

- Temps de quelques d’années : L’exemple des années 1860 au Maghreb


révèle que les variations de temps se font au bout de quelques années de
deux à trois ou mêmes à quatre ans. Il est évident si on veut affiner l’analyse,
qu’il existe d’autres types de temps à l’échelle d’une même année et d’une
même saison.

Ces différentes échelles du temps naturel nous autorisent à dégager


deux idées principales :

*Le temps naturel n’est pas chaotique et il a sa propre logique qui reste
à étudier et à cerner.

* Les trois échelles du temps naturel nous autorisent à affirmer


l’existence de cycles longs, de cycles moyens et de cycles courts, un peu à la
manière des cycles dégagés dans le cadre d’une économie capitaliste. Avec
celle-ci nous abordons un autre type temps que nous qualifions, pour
emprunter la terminologie de Braudel qui a parlé de « civilisation
matérielle », de « temps matériel ».

Autres genres de crises, autres types de temps


Crises et temps matériel

L’élément nouveau dans ce type de temps, c’est qu’il n’est pas façonné
par le climat ou la nature mais par le travail. Ce n’est plus le temps naturel,
c’est le temps matériel créé par l’homme et par sa production économique.
Celle-ci est différemment appréciée par la pensée économique. Les
26
classiques qui pensaient que l’économie est gérée par une « main invisible »
croyaient au plein emploi. Malgré le pessimisme de Malthus, ils n’ont jamais
parlé de crises économiques. La division du travail, la liberté d’entreprise, la
concurrence et la recherche du profit sont des conditions suffisantes pour
assurer une croissance constante. Le progrès serait ainsi irréversible. Il s’agit
alors d’une ère de prospérité pendant la quelle l’humanité connaîtrait un
période nouvelle marquée par un temps linéaire et ascendant sans le
moindre accident ou la moindre rupture.

Toute autre est la vision des marxistes qui sont les premiers à parler
des crises économiques qualifiant le capitalisme de système de crises, le
temps serait selon ce mode de pensée un temps discontinu. Les dépressions
capitalistes survenues à la fin du XIXe siècle puis lors des années 1930 ont
changé la donne puisque les économistes libéraux, adoptent cette vision du
temps discontinu. Les historiens épousent, eux aussi, cette approche et
l’incluent dans leurs analyses. Un consensus est établi entre les spécialistes
de tout bord dans la mesure où les crises économiques sont appréciées dans
le cadre de cycles bien définis ayant chacun une durée donnée. Le cycle
Kondriateff est un cycle de 40 à 50 ans, avec deux phases A et B exprimant un
temps de croissance puis une autre, de récession. Le cycle Juglar est un
cycle décennal au sein duquel il y a des différentes variations correspondant
au cycle Kitchen. Même les économies planifiées de types socialistes ont
leurs cycles bien conscrits dans le temps et dans l’espace. Il en découle que le
temps cyclique est appréhendé, divisé et rythmé, mais toujours avec un
trend qui peut aller dans le sens de la hausse ou bien celui de la baisse.

Depuis, plusieurs études économiques et historiques se penchées sur la


dépression capitaliste de la fin du XIXe et celles des années 1930 aboutissant
presque toutes aux mêmes conclusions67.

67
Voir à titre d’exemple :
Bouvier (J.), L’historien sur son métier, Etudes économiques XIX-XX siècles, édition des archives
contemporaines, Paris, 1989.
Fridenson (P.) et Srauss (A.) (Sous-dir.), Le capitalisme français 19 e - 20 e, blocages et dynamismes d’une
récession, Fayard, Paris, 1987.
Cameron (R.), La France et le développement économique de l’Europe 1800-1914, Seuil, Paris, 1971.

27
Peut-on, parler d’un autre genre de crise et d’un autre type de temps
ayant une durée qui dépasserait celles des cas précédemment étudiés?

Crises de systèmes ou le temps culturel


Jusque-là nous nous sommes contenté des crises économiques sans
aborder leurs répercussions sociales et politiques qui sortiraient du cadre de
cette étude. Il est évident que ce genre de difficultés affecte tous les aspects
de la vie d’une société, et au fur et à mesure qu’elle s’élargit, la crise est de
plus en plus durable dans le temps. Par ailleurs, une forte périodicité de ces
crises économiques, sociales et politiques et leur succession rapide dans des
intervalles de temps peu éloignés témoigne de leur intensité et de leur
profondeur. Ainsi, le retour rapide et l’acuité de ces crises générales
s’attaquent, à un certain moment, aux fondements du système en place et
menacent son existence. Nous pouvons parler dans ce cas de trend
exprimant un temps linéaire avec une tendance vers la baisse annonçant la
fin d’un système politique, économique et social. C’est dans certains cas la fin
de toute une civilisation ou d’une culture. Le temps étudié par les historiens
est alors un temps culturel ou historique dans le sens où il concerne un
système ou une culture révolus. Des termes comme ancien, ou salaf, ou
encore azman khaliya expriment le caractère révolu de ce temps. C’est le cas
de l’ancien régime en France précédé par une profonde crise étudiée par E.
Labrousse68. La décadence de la civilisation romaine et de l’islam historique
sont un autre cas de ce temps culturel exprimé dans certaines mesures par
Ibn Khaldoun qui fait le parallèle entre les différentes phases vécues par
l’être humain et les Etats ou les civilisations débouchant sur une mort
certaine. C’est aussi ce que prévoyaient ou espéraient les marxistes qui
pensaient que les crises du capitalisme finiraient, par mettre un terme à ce
système et au temps de la culture bourgeoise. Le choc pétrolier de 1974 et la

Marseille (J.), « Les origines ‘‘ inopportunes’’ de la crise de 1929 en France », in Revue économique, n°,
juillet 1980.
68
La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien régime et au début de la Révolution, PUF, Paris, 1943.

28
crise qui en découla après les trente glorieuses furent les dernières, sinon les
plus récentes tentatives qui évoquèrent la fin du capitalisme69.

Conclusion

Partant de deux approches différentes du temps, l’histoire et l’économie


tendent de plus en plus à avoir la même perception et le même découpage
du temps. La question des cycles et des crises économique le prouve. Certes,
contrairement à l’histoire, l’économie est de plus en plus théorique se
débarrassant ainsi de toute contrainte de temps, mais l’histoire économique
a permis de jeter les ponts entre ces deux sciences rapprochant ainsi leur
appréciation du temps.

Par ailleurs, il faudrait remarquer qu’au fur et à mesure que l’homme


est maître de son destin, il se rend maître aussi de son temps. Ce temps était
au début large et lâche, c’était le temps naturel. Il se serra et se précisa par la
suite correspondant à des civilisations façonnées par l’homme et par la
nature, ce fut le temps culturel. Avec l’avènement de l’économie industrielle,
le temps est plus court et plus précis, il est mieux cerné, c’est le temps
matériel déterminé par l’homme et son travail.

69
Mandel (E.), La Crise, Flammarion, Paris, 1985.

29
LES CRISES ECONOMIQUES AU MAGHREB DE LA DEUXIEME MOITIE DU
XIXe SIECLE70

La mondialisation nous dicte aujourd’hui de revoir l’histoire du Maghreb


et de repenser son insertion au sein de « l’économie-monde ». Le problème
chronologique nous interpelle de prime abord: à quel moment historique
s’est effectuée cette intégration des économies maghrébines au sein des
circuits économiques internationaux?

Les modernistes estiment que l’adhésion de certains pays du Maghreb,


comme la Tunisie, aux réseaux d'échange mondiaux s’est réalisée par le
moyen du commerce dans le cadre du système mercantiliste71. Les
spécialistes de la période coloniale considèrent, quant à eux, que « le
contact » entre une économie archaïque locale et une économie européenne
développée s’est produit, au Maghreb, au temps de l’impérialisme colonial.
C’est donc une économie locale à la fois asservie et extravertie qui se met au
service d’un capitalisme industriel dominant et monopolistique72.

70 In RAWAFID, n° 7, 2002, pp. 7-23.


71
Boubaker (S.), La régence de Tunis au XVII siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe
méditerranéenne, Marseille et Livourne, Centre d’Etudes et de Recherche Ottomanes et Morisco-Andalouses,
Zaghouan, 1987, pp. 167-180.
72
Voir à titre d’exemple :

Mahjoub (A.), Industrie et accumulation du capital en Tunisie de la fin du XVIII siècle jusqu’à la la seconde
guerre mondiale, Centre d’Etudes, de recherches et de publication de la Faculté de Droit et des Sciences
Politiques et Economiques de Tunis, Tunis, 1983

30
En dépit de l’importance de ce débat, nous écartons à dessein ce
problème chronologique dans sa dimension globale lui préférant la méthode
d’échantillonnage. Nous allons donc nous limiter à une courte période, celle
de la deuxième moitié du XIXe siècle, que nous connaissons le mieux, pour
aborder une question précise, celle des crises économiques au Maghreb.

Pourquoi ce choix?

- Tout d’abord les crises économiques nous permettent de juger et de


jauger le degré d'intégration des économies maghrébines dans l’économie
mondiale tant lors des phases de prospérité de ce Maghreb (ex: le XVIIIe
siècle) que pendant les périodes de difficultés et de marasme économiques
(ex: deuxième moitié XIXe siècle). L’intégration doit se vérifier pendant les
périodes d’essor, mais aussi durant les périodes de revers et de déboires.
L’étude des crises économiques au Maghreb nous permet, par ailleurs, de
tester notre outil de travail et nos techniques d’histoire économique dans un
champ non européen, en l’occurrence celui du Maghreb.

Notre propos consiste donc à savoir dans quelle mesure les théories et
les concepts de crises économiques européennes sont valables pour le
Maghreb. Nous nous attachons à l’approche et à la démarche beaucoup plus
qu’à tout autre chose. Notre objectif est donc de présenter une réflexion
méthodologique sous forme de synthèse qui couvrirait les trois pays du
Maghreb.

Commençons par un rappel succinct de la littérature économique et


historique qui a traité la question des crises économiques en Europe.

I- Théories et études concernant les crises économiques

Dougui (N.), Histoire d’une grande entreprise coloniale : la compagnie des phosphates et du chemin de fer à
Gafsa, 1897-1930, Faculté des Lettres Manouba, Tunis, 1895, pp. 542-543.

Timoumi (H.), Colonialisme capitaliste et formations sociales précapitalistes : les prolétaires khammès de
Tunisie (1861-1943), Faculté des sciences Humaines et sociales, Tunis, 1999.

31
Les physiocrates qui sont les premiers à élaborer un corps doctrinal
homogène n’ont jamais parlé de crise ou de difficultés économiques. L’ordre
économique qu’ils proposent, étant le produit de l’ordre naturel, est capable
d’assurer une production économique aussi riche et aussi harmonieuse que
la nature elle-même. S’il y a pénurie, déséquilibre ou difficultés, Quesnay,
Boisguillebert ou Pont Du Nemours les imputent aux méfaits du colbertisme
qu’ils critiquent et rejettent totalement73.

Il est par ailleurs paradoxal de constater que le fondateur de la pensée


libérale n’a jamais, lui non plus, fait allusion ni de près ni de loin, aux crises
économiques. En effet, Adam Smith, dans Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, publié en 1776, a estimé que la propriété
privée, la libre entreprise et la division du travail sont des conditions
suffisantes pour assurer le plein emploi de la main-d’œuvre mais aussi du
capital. L’économiste français, Jean Baptiste Say, a conforté cet optimisme
des classiques qui ont considéré que le progrès se réalise d’une façon linéaire
sans la moindre discontinuité ni le moindre accident. En effet “la loi de Say”,
exposée pour la première fois en 1803 dans son Traité d’économie politique,
est ainsi formulée : « l’offre crée sa propre demande ». Cela laisse entendre
que chaque travailleur qui contribue à la production d’un bien donné est un
consommateur potentiel grâce au salaire qu’il obtient. La consommation
étant le premier facteur de production, elle est toujours capable de faire
tourner la machine économique.

73
François Quesnay (1694-1794), le fondateur de l’école des physiocrates, a écrit en 1756 dans
l’Encyclopédie l’article « Fermiers » puis en 1757 l’article « Grains ». En 1758 il fait paraître la première
version de son Tableau économique dont la seconde version est publiée en 1766 dans le Journal de
l’agriculture, de l’industrie et de le finance. Pierre Le Pesant De Boisguillebert (1646-1714) a écrit en 1697
« Le détail de la France » puise, en 1707 « Le factum de la France ». Ses autres écrits sont publiés en 1712
sous le titre « testament politique du maréchal de Vauban ». Voir à ce sujet : Jean Molinier, Les
métamorphoses d’une théorie économique, le revenu national chez Boriguillebert, Ouesnay et J.B.Say,
Armand Colin, Paris, 1958 pp. 15-16.

32
David Ricardo dans ses Principes de l’économie politique et de l’emploi
publié en 1817 reste fidèle à cette manière de concevoir le rythme de
l’activité économique. Il va même plus loin en jugeant que les industriels ont
toujours besoin d’accroître leurs profits qui sont réinjectés au sein du circuit
économique sous forme de nouveaux investissements.

C’est Thomas Malthus qui, avec son scepticisme et son pessimisme, est
le premier à douter des bienfaits de l’accroissement de l’investissement et de
la production en prévoyant une surabondance générale de biens74. Dans sa
réponse à Malthus, Ricardo75 remarque que toute surabondance est
temporaire et partielle et elle n’affecte en rien, selon cette logique,
l’équilibre et l’évolution du système de production.

Marx est le premier économiste éminent qui, tout en restant dans le


cadre de la pensée classique, a eu le mérite de mettre en évidence les revers
du système capitaliste générateur de crises économiques. Certes, Karl Marx
n’a pas réservé, dans Le Capital un chapitre aux crises économiques, mais
toute sa démonstration et sa critique du capitalisme sont dominées par un
tel leitmotiv.

Trois principes nouveaux sont introduits par cet auteur dans son
analyse consacrée au libéralisme économique:

- Les contradictions internes du capitalisme sont génératrices


d’antagonisme, de disparité et de tension,

- Le chômage : sera provoqué par l’accroissement des investissements


et le développement du machinisme qui se fera aux dépens de cette “armée

74
Cette idée est exprimée dans son Essai sur le principe de population publié en 1798.

75
David Ricardo (1772-1823) était l’ami de Malthus (1766-1834), avec qui il était cependant en désaccord
sur plusieurs questions. Ses principales idées sont développées dans ses Principes de l’économie politique et
de l’impôt publié en 1817.

33
de réserve” qui sont les chômeurs76. Les contradictions internes du
capitalisme et le chômage provoqueront une crise majeure qui marquera la
fin de l’économie libérale. (La crise de 1929 était perçue comme la grande
dépression qui correspondrait à la fin du capitalisme),

- La notion de cycle économique: certes la notion de cycle économique


était connue du temps de Karl Marx, pendant les années 1850-1860, mais cet
auteur en affine l’analyse en considérant que l’économie capitaliste évolue
selon un mouvement cyclique. Il a ainsi montré que les cycles économiques
ne sont qu’une série de crises à répétition,

Quoiqu’il en soit, la notion de cycle économique est devenue un


élément clef de la pensée économique. Clément Juglar, économiste français
du Second-Empire, a constaté en 1860 des « cycles courts » (« mouvements
intra décennaux » ou « cycle Juglar ») avec une périodicité qui varie de 7 à 11
ans.

Deux économistes, l’un Russe et l’autre Français, ont analysé les


mouvements de l’économie capitaliste dans une perspective de longue
durée: Kondratieff (mouvement inter décennaux ou cycle Kondratieff) a
décrit des cycles économiques de 40 à 50 ans alors que François Simiand a
distingué, au sein d’un même cycle, l’existence d’une phase A et d’une phase
B77. Lors de la phase A, la tendance est à hausse (prix, salaires, profits), en
revanche la phase B correspond à la baisse de tous les indicateurs de
l’activité économique.

En somme, la notion de cycle économique est intéressante car elle nous


permet de distinguer deux éléments:

76
Marx (K.), Le capital, livre I, ch. XV, machinisme et grande industrie, Flammarion, Paris, 1985. p. 271-
363.

77
Bouvier (J.), Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIX-XX), SEDES,
Paris, 1982, p. 30-31.

34
- l’économie est un processus cumulatif, c’est une dynamique qui
produit des fluctuations à des rythmes variés. Il est à rappeler qu’au sein
d’une même phase d’un cycle l’évolution s’effectue à vitesses différentes.
Même si l’idée de cycle économique est souvent réservée au capitalisme, les
autres modes de productions ont leurs propres fluctuations avec leurs
propres rythmes. Chaque structure économique produit ses propres
mouvements cycliques.

- Une crise économique ne peut être appréciée que dans le cadre d’un
cycle économique. Ainsi nous pouvons définir une crise économique comme
étant une rupture qui vient arrêter le mouvement ascendant du processus
économique. C’est « un changement de pente » ou un renversement de la
tendance entre une phase A et une phase B désignée souvent par
l'expression « retournement de la conjoncture ». Loin de se limiter à cet
instant historique « de changement de pente », la crise se prolonge pendant
toute la phase B pour être aigue lorsque le creux de la vague est atteint.

Il faut, par ailleurs, rappeler que la crise n’est pas une anomalie ou une
parenthèse au sein d’un processus économique donné. Son existence est
inhérente au système et elle est aussi indispensable que la croissance
économique, du moins à deux niveaux:

- Chaque crise est annonciatrice d’une reprise une fois que le creux de la
vague est atteint. Mais chaque croissance enfante une crise. On ne peut,
ainsi, imaginer un essor ou une expansion sans crise ou une récession sans
une reprise.

- Etant le produit du grippage de la machine et des disparités inhérentes


au système, la crise introduit une régulation au sein de l'activité économique.
Certes, elle produit des chocs, des déséquilibres, des faillites, mais elle est
indispensable dans la mesure où elle effectue une certaine “purge” au sein
de l’appareil de production qui pourra, à ce moment là, entamer sa reprise.

Comment les historiens ont-ils apprécié ce phénomène de crise


économique?

35
Contrairement aux économistes qui ont souvent travaillé dans un cadre
micro-économique, les historiens ont, la plupart du temps, traité de la
macro-économie. Leurs études ont permis de mettre en évidence une
typologie des crises économiques.

- la crise d’ancien régime: (« crise de subsistance », ou « de sous-


production » ou « crise agricole »). A partir de l’exemple de la France de
1788-89, Ernest Labrousse a défini les grands traits de cette crise78. Selon le
modèle labroussien, la crise d’ancien régime doit être appréhendée dans un
système de production précapitaliste. Elle est provoquée par des facteurs
climatiques qui se traduisent par une baisse de la production agricole dont
les conséquences immédiates sont la cherté des produits agricoles. La
récession économique se transforme en malaise social provoquant disettes,
famines et soulèvements populaires. La révolution de 1789 n’est que la
manifestation politique d’une crise économique. Il est clair que dans ce
modèle labroussien, influencé par l’école des Annales, l’économique précède
le politique.

- la crise contemporaine: « crise de surproduction » appelée par les


contemporains qui ne maîtrisent pas encore les mécanismes de l’économie
industrielle « crise commerciale » et « crise textile ». Produite par une
certaine léthargie de l’industrie, la crise contemporaine est à cerner dans le
cadre d’un système de production capitaliste. Quoique certains auteurs
soient en faveur de la thèse de surproduction industrielle produite par les
excès d’investissement, d’autres considèrent que la crise contemporaine est
déclenchée plutôt par la sous-consommation.

Bien que des crises textiles soient étudiées par Maurice Levy-Leboyer
pour la première moitié du XIXe siècle et par Claude Fohlen pour la période
du Second-Empire79, Ernest Labrousse considère que la première crise

78
Labrousse (E.), La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution,
PUF, Paris, 1943.

79
Fohlen (C.), L’industrie textile en France au temps du Second Empire, Plon, Paris, 1956.

36
contemporaine est celle de 1873-1896. La dépression de 1930 présente le
meilleur exemple de ce type de crise.

Sur un autre plan, nous devons préciser que la crise contemporaine se


déclenche avant tout dans la sphère du capital et de la finance, c’est-à-dire
de la bourse et de la banque, avant d’affecter le secteur industriel. Elle se
traduit par des krachs, des faillites et par une baisse de la production, de la
consommation et des revenus (rentes, profits, salaires).

- la crise mixte, ou intermédiaire présente un troisième type de


récession économique étudié par les historiens. Ce genre de crise est à situer
dans le cadre d’une économie dualiste, à la fois agricole et industrielle. Ceux
qui ont étudié des crises mixtes, comme Bertrand Gille ont insisté sur la
concomitance entre crise agricole et crise industrielle, raison pour laquelle ils
ont parlé de « crises parallèles ». 1848 et 1867-68 sont les meilleurs
exemples de crises mixtes étudiées par Bertrand Gille et Claude Fohlen.

En somme, historiens et économiste ont tenté d’élucider, chacun à sa


manière, les crises économique. Malgré l’apport de ces travaux, les crises
économiques demeurent un phénomène complexe et ambigu à la fois. Voilà
pourquoi on se contente, à présent d’attribuer à chaque crise non pas une
définition ou un nom qui la caractérise, mais une date.

II - La crise de 1867-69 au Maghreb: crise d’ancien régime?

La Tunisie a connu, notamment en 1867-1868, une grave crise


économique et sociale dont les principaux aspects sont décrits par IBN ABI

37
DHIAF80. Il semble que l’année 1866 ait été une année de mauvaise récolte.
Les populations rurales n’ont pu préserver ni la quantité suffisante pour leur
consommation ni les semences nécessaires pour l’année 1867. La sécheresse
du printemps 1867 est venue aggraver une situation déjà périlleuse. Sous-
production, disette, épizootie et épidémies se sont propagées pendant l’été-
automne 1867 et pendant l’année 1868, celle de toutes les calamités
qualifiée par Ibn Dhiaf d’ « année terne »81.

Etant déclenchée dans les campagnes, et dans la sphère de l’agriculture,


la crise gagne, dans un deuxième temps, la ville. Deux événements le
prouvent : tout d’abord l’exode massif des populations rurales vers la
capitale, puis, une dépréciation monétaire incarnée par la frappe d’une
monnaie en cuivre qui perd, rapidement de sa valeur.

Malgré la mise en place d’un secteur économique nouveau, l’Algérie


coloniale a connu de 1867 à 69, le même sort que la Tunisie. La société
autochtone était agressée et l’on a assisté, selon Annie Rey-Goldzeiguer, à
« la rupture de l’équilibre biologique »82. Sécheresse et vent du sud ont
empêché Fellahs et colons de travailler leurs terres en 1866. Le retard de la
saison des pluies et le froid de l’hiver 1867 ont provoqué la mort des
hommes et la disparition d’une bonne partie du cheptel. La fonte des neiges
et les inondations de l’année 1868 n’ont pas non plus amélioré la situation.

80
Ibn Abi Dhiaf (A.), Ethaf ahl ezzaman bi akhbari muluki Tunis wa ahd el aman, volumeVI, MTE, Tunis,
1989, p. 105. Nous citons le texte en arabe :

‫أما الجوع فبالمساغب و احتباس الغيث و عدم حبوب األقوات و أما نقص األموال فبنحس النحاس و تبديل قيمته إلى النصف ثم إلى الربع دفعة‬
‫ ثم بحمى العقن التي‬...‫و موت األنعام و أما األنفس فبالكوليرة و الحر ب األهلي بين عسكر المحلة و أهل الجبل ليدفعوا ما ال طاقة لهم به‬
‫وقعت بعد الكوليرة و أما نقص الثمرات فبالجدب و احتباس القطر و عدم البذر لتعذر وجدان الحبوب و بيع االت الفالحة و مواشيها في‬
‫خالص المغارم المتقدم ذكرها‬

81
Ibid., p. 118. L’expression utilisée en arabe est « ‫ » السنة الشهباء‬qui pourrait avoir aussi le sens d’année
jaunâtre, ce qui fait allusion au manque de pluie et à l’absence de toute verdure.
82
Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III (1861-1870), SNED, Alger, 1977, p. 441.

38
« Offensive d’acridiens », « misère indigène », « sous-nutrition
généralisée », « cycle infernal de la faim », « migration de la faim »83, telles
sont les expressions utilisées par Annie Rey-Goldzeiguer pour décrire cette
crise algérienne de 1867-69 qui n’a épargné ni les colons ni le monde des
villes.

Même si les données nous manquent concernant le Maroc, il semble


que le royaume chérifien ait suivi la même évolution que les deux autres pays
maghrébins lors des années 1860. En étudiant la crise financière marocaine
des années 1860, Germain Ayache a fait allusion à certains aspects de la crise
économique et sociale du pays en se référant à des textes de chroniqueurs et
à la correspondance de l’époque.

Un agent du Makhzen a noté à cet égard: « quand nous avons voulu


percevoir les sommes imposées, nous nous sommes aperçus qu’une partie
des contribuables ont fui la tribu en raison de leur pauvreté »84. Suite à cette
citation Germain Ayache conclut : « ruine des paysans, abandon des terres,
décomposition de la base agricole »85, voilà donc les symptômes de la crise
marocaine qui n’a pas tardé à se transformer, toujours selon le même auteur,
en disette.

Il est ainsi évident que les trois pays du Maghreb ont connu le même
cycle économique. En dépit de certaines variables, le mouvement est le
même, lors des années 1860, pour l’ensemble du Maghreb, voire pour une
partie du Marchrek : les événements du Liban et les différentes révoltes
paysannes des années 1860 le prouvent.

Indéniablement cette décennie fut décisive pour l’Europe qui a amorcé


sa deuxième révolution industrielle et elle fut déterminante pour le Maghreb

83
Ibid., p.441-449.

84
Etudes d’histoire marocaine, Société marocaine des auteurs réunis, Rabat, 1983, pp. 98-138.

85
Ibid., p.118.

39
qui a sombré dans une grave crise économique est sociale. Sans conteste,
cette crise maghrébine n’est pas le prolongement de la crise économique
européenne de 1867-68 étudiée par Claude Fohlen d’autant plus que le
Maghreb n’est pas encore entré dans l’ère de l’industrialisation. La crise
économique du Maghreb de 1867-69 correspondrait plutôt au modèle
Labroussien qualifié de crise « d’ancien régime » ou de crise agricole
provoquée par des calamités climatiques ou naturelles. Toutefois, certains
paramètres gênent cette conception des choses:

- La crise agricole est précédée au Maghreb par une crise financière et


monétaire: la banqueroute du gouvernement tunisien en 1864, l’instauration
de la majba en 1855 qui passe, par la suite, de 36 à 72 Rials, la série
d’emprunts négociés auprès des banquiers européens, la dépréciation
monétaire, sont autant de signes du marasme financier du Bey. Le Maroc a
connu, pendant la même période, une augmentation de ses impôts qui varie
selon Germain Ayache de 65% à 400%. Pire, certains impôts qui étaient payés
en nature sont désormais payés en argent comme l’impôt sur le bétail. Une
nouvelle contribution appelée par le Makhzen el ma’ouna (aide) et par la
population el meks touche les villes à partir de 1861. Tout comme Sadok
Bey, le Sultan Mohammed Ben Abderrahman a négocié une série d’emprunts
européens dans des conditions onéreuses.

L’Algérie du milieu les années 1860 n’a pas échappé, quant à elle, aux
méfaits d’une crise financière incarnée par le resserrement du crédit et la
pénurie des capitaux, d’où l’enquête monétaire et financière effectuée en
1865. L’Empereur a pensé débloquer la situation en créant la S.G.A, dite
société des 100 millions, qui s’est révélée par la suite une simple illusion.

- La crise économique est précédée aussi par des difficultés politiques et


même sociales: le Maroc a inauguré la décennie par sa défaite militaire de
1860 qui s’est soldée par l’occupation de Tétouan. Le sultan était obligé de
payer aux Espagnols une lourde indemnité de guerre pour reprendre

40
Tétouan. La plupart des problèmes financiers et monétaires du Maroc
découlent donc de cet évènement politique.

La révolte de 1864 est le principal événement politique auquel a été


confronté le Bey de Tunis. La répression des populations a pris un caractère à
la fois politique et financier par l’augmentation de certains impôts évoqués
par Ibn Abi Dhiaf et étudiés par Chater pour la région du Sahel86.

L’Algérie a connu en 1864 la révolte des Ouled Sidi echikh qui a menacé
l’ordre colonial et qui a été violemment réprimée.

La crise financière, la tension politique et sociale (T. Bachrouch parle de


« violence collective »)87 qui précèdent la crise économique de sous-
production relèvent de problèmes liés à l’Etat. C’est, à notre sens, la crise de
l’Etat, qu’il soit chérifien, beylical ou colonial, qui est à l’origine de la crise
économique maghrébine de 1867-69. Les facteurs naturels et climatiques ne
sont que des catalyseurs. D’ailleurs, une expression rapportée par Ibn Abi
Dhiaf (18) est révélatrice à cet égard. Les habitants de Tunis ne
s’empêchaient pas de dire aux bédouins errant que « Que Dieu appauvrisse
celui qui vous a appauvris »88, en faisant allusion au Bey. A cause de sa
politique fiscale, le Bey était tenu pour l’unique responsable du drame
tunisien.

Ainsi définie, la crise économique du Maghreb bien qu’elle présente les


traits d’une crise d’ancien régime en diffère à plusieurs égards.

86
Insurrection et répression de la Tunisie du XIX siècle : la Mehalla de Zarrouk au Sahel (1864),
Publications de l’Université de Tunis, 1978.
87
Aux origines de l’insurrection populaire de 1864, Fondation Nationale Beit-Al-Hikma Carthage, Tunis,
1991, p.13.
88
Ithaf, op.cit., p.119. Cette phrase en langue arabe est :

.‫هللا يعري من عراكم‬

41
Pour Ernest Labrousse, la crise économique de sous-production doit
évoluer inévitablement en crise politique qui déclenche une révolution
comme celle de 1789.

A notre avis, au Maghreb, c’est le politique qui fait la pluie et le beau


temps avant même le facteur climatique. Certes, la domination politique et
fiscale est mieux supportée pendant les années de vaches grasses, mais elle
déclenche une crise économique et sociale pendant les années de vaches
maigres.

Bien que le terme de “crise d’ancien régime” puisse être appliqué au


Maghreb de 1867-69, nous lui préférons celui de « crise économique
orientale » qui a le mérite de montrer le rôle de l’Etat dans un tel processus.
Nous pensons que la crise de l’Etat est à l’origine de la crise économique et
sociale dans ce type de sociétés.

III - La dépression capitaliste de la fin du XIXe siècle et son impact


au Maghreb.

La croissance économique européenne des années 1850 1860 a


engendré en 1873 une récession transformée à partir du début des années
1880 en véritable dépression89. Le Krach de l’Union générale en 1882 fut le
point de départ d’une série de difficultés qui vont se succéder : faillites
bancaires, comme celle du Comptoir d’Escompte dont le directeur Denfert
Rochereau se suicida en 1885, ralentissement de l’activité industrielle,
difficultés des compagnies de chemin de fer, l’impossibilité de lancer de
nouvelles affaires ou de créer de nouvelles sociétés comme la compagnie de
Panama dont l’échec a donné lieu au procès de Ferdinand De Lesseps90. Le

89
Flammant (M.) et Singer-Kerel (A.), Crises et récessions économiques, Que-sais-je, 1295, PUF, Paris,
1974.
90
Plusieurs ouvrages traitent de la conjoncture économique en France pendant la deuxième moitié du XIXe
siècle, voir à titre d’exemple :

-Bouvier (J.), L’historien sur son métier, Etudes économiques XIX-XX siècles, édition des archives
contemporaines, Paris, 1989.

42
Boulangisme et l’affaire Dreyfus ne sont que l’expression politique et sociale
de cette dépression capitaliste de 1873-1896. La reprise économique est
amorcée avec le nouveau siècle, cette nouvelle phase de croissance appelée
« belle époque » s’est prolongée jusqu’à la première guerre.

L’élément nouveau pour le Maghreb est, dans ce contexte, l’occupation


de la Tunisie en 1881. Loin d’être le produit d’une quelconque expansion
économique ou d’un impérialisme conquérant, comme l’ont soutenu certains
historiens tunisiens91, l’annexion de la Tunisie par la France est l’œuvre d’un
capitalisme en proie à des difficultés énormes.

La France est venue en Tunisie à cause de sa crise. Elle s’est y installée


avec sa crise. Certes, l’arrivée des Français a donnée lieu à une vague de
spéculation concernant l’achat des terres, mais le mouvement s’est
rapidement arrêté. La politique de colonisation officielle entamée en 1890
n’est pas le signe d’un essor économique ou agricole comme le pensent ceux
qui ont traité de cette question92, elle signifie plutôt l’intervention de l’Etat
pour venir au secours d’une colonisation en léthargie. Le peu de moyens dont
disposent les colons et les subventions accordées par l’Etat colonial montrent
que l’agriculture coloniale n’était pas florissante lors des deux dernières
décennies du XIXe siècle.

-Fridenson (P.) et Straus (A.) (Sous-direction), Le capitalisme français 19 e - 20 e, blocages et dynamismes


d’une croissance, Fayard, Paris, 1987.

-Cameron (R.), La France et le développement économique de l’Europe 1800-1914, Seuil, Paris, 1971.

91
Mahjoubi (A.), L’établissement du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de Tunis,
Tunis, 1977.

92
Voir :

-Poncet (J.), La colonisation et l’agriculture européenne en Tunisie depuis 1881, Mouton, Paris- La Haye,
Mouton, 1961.

-Yazidi (B.), La politique coloniale et le domaine de l’Etat en Tunisie de 1881 jusqu’à la crise des
années trente, Thèse, Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis, 2001.

43
Le sort de l’agriculture dite « indigène » n’est pas moins alarmant.
Dépossédées de leurs terres, les fellahs tunisiens n’ont pas pu résister aux
retombées d’une conjoncture morose et aux caprices du climat. Plusieurs
enquêtes ont été menées par l’administration coloniale pendant des
dernières années du XIXe pour déterminer les causes de la crise de cette
agriculture.

Dans le domaine industriel, aucun investissement de taille n’a créé, lors


des vingt premières années du colonialisme, une activité industrielle notable.
Les richesses minières du nord-ouest tunisien, tant convoitées par les
capitalistes de l’Est algérien, n’étaient pas encore exploitées. Tel était aussi le
sort des phosphates de Gafsa découverts en 1885 par Philippe Thomas. Aussi
alléchante qu’elle ait été, l’affaire des phosphates de Gafsa n’a pas suscité
l’intérêt des bailleurs de fonds métropolitains93. Le seul secteur qui ait connu
un dynamisme relatif à la ville et au début du protectorat, à savoir celui des
travaux publics, s’est rétracté avec la suspension des projets de chemins de
fer à défaut de financement94.

La répugnance ou la défaillance des investissements métropolitains ne


se limite pas uniquement à l’agriculture et à l’industrie, elle a atteint aussi le
secteur bancaire. La seule banque française qui ait vu le jour pendant notre
période est la Banque de Tunisie fondée en 1884. Mais il ne s’agit
aucunement d’une création nouvelle, mais plutôt d’une transformation d’une
agence de la Banque Transatlantique implantée en Tunisie en 1880, en
Banque de Tunisie.

Le résident Général Massicault a vainement sollicité les banques


françaises pour créer une banque d’émission en Tunisie. La Banque de
France, le Crédit Foncier de France et la Banque d'Algérie ont refusé
d’installer des succursales en Tunisie malgré des appels incessants du

93
Dougui (N.), Histoire d’une grande compagnie.., op. cit., p. 52-60.
94
Gharbi (M. L.), La Compagnie Bône-Guelma et son réseau minier tunisien, IBLA N° 164, 1989.

44
gouvernement français. Les quelques banquiers privés de la place, ou les
quelques agences de banques algériennes comme la Compagnie Algérienne,
ont vu leur affaires péricliter. Les faillites bancaires sont nombreuses entre
1886 et 1896: les Pizani, le Crédit hypothécaire, le Crédit foncier de Tunisie.

Les saisies immobilières prennent des proportions considérables et les


avoirs des banques sont transformés en biens fonciers qui n’ont plus de
valeur. Tout cela parallèlement à une crise monétaire due à l’introduction de
monnaies françaises et algériennes95.

Un secteur des travaux publics en léthargie, une activité minière qui a


du mal à démarrer, le piétinement de la colonisation capitaliste et de
l’agriculture traditionnelle, l’avilissement des prix des terres, l’absence d’un
réseau bancaire et l'extension de l’usure, voilà les aspects saillants de la crise
économique de la Tunisie lors des deux décennies du XIXe siècle.

Si le colonialisme français n’a pas stimulé un quelconque dynamisme


économique en Tunisie, tel n’a pas été le cas de l’Algérie du début des
années 1880. La crise de la Métropole a nourri le rêve d’un décollage
économique colonial. Cet optimisme déclencha alors un mouvement
euphorique des affaires : la colonisation agricole reprend de plus belle, les
prix des terres augmentent et nourrissent une véritable spéculation foncière.
Le phylloxéra et la baisse de la production des vins français ont renforcé la
tendance en stimulant une extension du vignoble algérien96.

Les banques se sont engagées dans ce mouvement. Parallèlement au


Crédit Foncier et Agricole d’Algérie, la Banque d’Algérie a mis en place un
réseau de comptoirs d’escomptes spécialisés en matière de crédit agricole, le
mot d’ordre étant « toujours en avant ». Néanmoins, toutes ces illusions se
dissipent au milieu des années 1880 suite à la mévente des vins et des blés

95
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-1914), Publisud, Paris,
1983. pp. 79-86.
96
Ageron (Ch. R.), Histoire de l’Algérie contemporaine, tome II de l’insurrection de 1871 au déclenchement
de la guerre de libération (1954), PUF, Paris, 1979, pp. 100-114.

45
algériens. La baisse des prix et l’attitude « égoïste » de la Métropole,
préférant les produits agricoles américains moins chers, ont renforcé le
malaise algérien. Dès lors, nous assistons à un retournement de la
conjoncture qui a déclenché une grave crise dont les principaux aspects sont
les saisies immobilières, l’extension de l’usure, et l’ébranlement de tout le
système de crédit créé depuis un demi-siècle: la S.G.A est liquidée, la Banque
d’Algérie frôle la faillite et le gouvernement refuse en 1897 de lui accorder
l’extension de son privilège97. La crise économique et financière de l’Algérie
s’est transformée en crise morale et politique incarnée par l’antisémitisme et
le séparatisme des dernières années du XIXe siècle.

Malgré la spécificité de chacun des deux pays, l’Algérie et la Tunisie ont


connu, à la fin de XIXe le même type de crise économique qui a ébranlé à la
fois le secteur européen ou moderne et le secteur local ou traditionnel. Nous
avons alors tous les traits d’une « crise mixte ».

Toutefois, cette image parfaite de « crise parallèles » est troublée par


un élément, à savoir l’absence d’un véritable secteur industriel moderne en
Algérie et en Tunisie. Cette remarque mérite d’être signalée car dans une
crise intermédiaire la surproduction apparaît dans l’industrie. Il est à noter
aussi que la Tunisie et l’Algérie ont vu se mettre en place un secteur
financier moderne sans qu’il ait été soutenu, pour notre période, d’un
secteur industriel de ce genre. Force est de reconnaître que les excès sont
apparus au sein du réseau bancaire moderne, mais cela justifie-t-il le concept
de « crise mixte » pour le Maghreb colonial?

Nous pensons que l’Algérie et la Tunisie avaient leur propre crise locale,
tout comme le Maroc qui n’était pas encore intégré dans le champ colonial
français. Sur ce fond de crise structurelle et orientale s’était greffé un autre
type de marasme véhiculé par le colonialisme. Une crise peut en cacher une

97
Gharbi (M. L.), Banques et crédit au Maghreb, Thèse d’Etat en histoire Faculté des Sciences Humaines et
Sociales, Tunis, 1998, pp. 553-556.

46
autre, mais la plus apparente et la plus spectaculaire est celle qui était
introduite par le colonialisme. Voilà pourquoi, nous proposons pour l’Algérie
et la Tunisie, le concept de « crise coloniale » que nous préférons à celui de
crise mixte qui suppose une infrastructure industrielle développée.

Que peut-on conclure au terme de cette analyse?

Tout d’abord des conclusions pour chacun des trois pays de Maghreb:

- Lors de la crise coloniale qui sévit en Algérie et en Tunisie, le Maroc


traine toujours sa crise orientale qui s’accentue de plus en plus et prépare,
peu à peu, par la conférence de Madrid de 1880, son futur statut colonial.

- L’image d’une Tunisie « grenier de Rome », et « Eldorado d’affaires »


nourrie par l’idéologie coloniale doit être revue et corrigée. L’historiographie
tunisienne tout comme ces « pseudo capitaliste » qu’elle présente à tort
comme de capitalistes assoiffés de gain, est faussée par ce discours et cette
fiction qui n’ont aucun fondement dans la réalité.

- A la faveur de la crise économique et financière des dernières années


du XIXe siècle, les Français d’Algérie ont réussi à obtenir en 1900 l’autonomie
financière de la colonie. Un tel objectif est atteint après 70 ans de
colonialisme et de centralisme métropolitains.

Nonobstant ces remarques mettant en évidence la spécificité de chacun


des trois pays maghrébins, des conclusions pour l’ensemble du Maghreb sont
à souligner:

- Le Maghreb évolue selon le même rythme et subit les mêmes crises


économiques (1867-68, 1880-1896). Cela ne doit pas surprendre, car ce
Maghreb a gardé les mêmes structures économiques depuis la période
moderne sinon depuis le moyen-âge. Voilà pourquoi les 37 années de
présence coloniale n’ont pas empêché l’Algérie de connaître en 1867 la
même crise que les deux autres pays voisins.

- Les traits et la même terminologie des crises économiques


européennes se vérifient au Maghreb, mais avec certaines différences, raison
47
pour laquelle nous avons avancé le concept de « crise orientale », et celui de
« crise coloniale ».

L’essor économique du Maghreb a été souvent entravé par les


gouvernements en place monopolisant les richesses et les revenus de leurs
pays. Les crises des économies de ces pays sont le produits des crises de leurs
gouvernements (Beylical, chérifien, colonial). C’est dire que le Maghreb avait
besoin autant d’Etat moderne que d’économie développée.

- L’intégration du Maghreb au sein de l’économie mondiale s’est


effectuée lors d’une double crise, l’une étant locale, l’autre étant
européenne, à savoir celle du capitalisme. Etant le produit de cette double
crise, le colonialisme ne peut créer les conditions favorables au décollage et
au développement du Maghreb.

-L’insertion du Maghreb dans “l’économie-monde” étant réalisée à la


faveur d’une crise et d’une agression coloniale, la mémoire collective
maghrébine a raison de concevoir la mondialisation comme une nouvelle
forme d'agression.

48
L’ECONOMIE LOCALE AU MAGHREB ET LA « MONDIALISATION »

PENDANT LA PERIODE PRECOLONIALE ET COLONIALE98

Parler de la mondialisation pour la période moderne paraît une tâche


risquée. L’entreprise est d’autant plus périlleuse qu’il s’agisse de l’économie,
ou des économies des pays du Maghreb jugé(s) archaïque(s) ou attardée(s)
par rapport à une Europe qui s’engageait sur la voie du décollage
économique.

En dépit d’un certain anachronisme qu’on pourrait nous reprocher,


l’exercice mérite d’être tenté. Tout en adoptant une démarche
macroéconomique et comparative à la fois, nous voulons présenter une
réflexion sur l’ordre économique pré-mondialisation tout en cherchant à
définir la place du Maghreb dans cet ordre.

I/ Tentative d’une « mondialisation » à l’européenne

Le concept « mondialisation » est utilisée par les politologues, les


économistes et rarement par les chercheurs en sciences humaines. Nous
pensons que les historiens peuvent mettre à profit ce terme en lui donnant

98
In Droit des gens et relations entre les peuples dans l’espace méditerranéen autour de la révolution
française, collectif sous la direction de Marcel Dorigny et Rachida Tlili-Sellauoti, Publication de la Société
d’études robespierristes, Paris, 2006, pp.151-158.

49
un sens qui s’adapte avec leur champ de recherche. A titre d’exemple, les
origines de la mondialisation ou ses premières formes historiques sont une
première piste à explorer.

La mondialisation telle qu’elle est conçue aujourd’hui réside surtout


dans les moyens de communication modernes permettant une circulation
rapide de l’information à l’échelle planétaire, d’où le terme globalisation
utilisé dans les pays anglo-saxons.

Cette définition nous semble exclure l’essentiel, à savoir les échanges


économiques favorisés par les nouveaux moyens de communication. La
mondialisation résidait plutôt dans les réseaux d’échanges économiques
ayant comme corollaire l’établissement de moyens de communications
rapides.

Nous essayons d’appliquer cette définition à l’histoire pour savoir à quel


moment les économies européennes, et même maghrébines, ont connu une
première forme mondialisation.

Le commerce international a établi dès le XVIe siècle des réseaux


d’échange reliant l’Europe, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique. « Economie de
traite », « système de plantation » ou « colonisation mercantiliste », ces
nouveaux systèmes de production ont permis aux spécialistes de la période
moderne de parler de « l’économie-monde ». Braudel a défini ce terme
comme suit : « Il nous faudra, écrit-il, en effet, utiliser les deux expressions :
Economie mondiale et économie-monde…Par économie mondiale j’entends
l’économie du monde pris en son entier…Par économie-monde, j’entends
une portion seulement de notre planète, dans la mesure où elle forme un
tout économique. J’ai écrit il y a longtemps que la méditerranée du XVI était
à elle seule une économie monde, un monde en soi »99

99
Braudel (F.), La dynamique du capitalisme, Arthaud, Paris, 1985, p.85.

50
Malgré ses limites géographiques100, techniques et financières, cette
économie monde dont l’épicentre était Lisbonne au XVI siècle, Amsterdam
au XVII et Londres au XVIIIe, était la première forme de mondialisation.

Le capitalisme industriel fondé sur la libre circulation des produits et des


capitaux a élargi au XIXe siècle la sphère des échanges internationaux. On
passe alors de « l’économie monde » à « l’économie mondiale » ou à
« l’empire monde » selon l’expression d’Immanuel Wallerstein101.

Les échanges ne se limitent pas désormais aux zones côtières puisque


l’extraction des matières premières et la diffusion des techniques et des
produits fabriqués ont incité les Européens à aller à l’intérieur des continents.

Non seulement l’Europe constitue le centre d’une nouvelle économie


mondiale, sinon impériale, ayant le monde comme périphérie, mais elle a
conquis un grand nombre de territoires africains et asiatiques, ce qui a donné
lieu à l’impérialisme colonial. L’impérialisme colonial est une deuxième forme
de mondialisation, beaucoup plus évoluée que la première, celle du
commerce international. Néanmoins, cette deuxième forme de
mondialisation à l’européenne a échouée pour deux raisons essentielles :

- Tout d’abord les rivalités entre différents impérialismes européens,


voulant chacun, dominer le monde.

- L’impérialisme colonial a instauré partout une domination militaire


politique reléguant à l’arrière plan la rentabilité économique. La thèse de
Jacques Marseille parlant de « béquilles politiques »102sur lesquelles s’appuie
le capitalisme français pour s’affirmer dans le monde colonial n’est pas
nouvelle puisque bien avant lui Henri Brunschwig a démontré les limites, sur
le plan économique, de l’impérialisme colonial français103. Daniel Lefeuvre a
mis en évidence l’échec des politiques d’industrialisation en insistant sur la

100
Le commerce international est avant un tout un commerce maritime. Il se limite donc aux zones côtières.
101
Wallerstein (I.), le capitalisme historique, Edition la découverte, Paris, 1985 p 57.
102
Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce. Albin Michel, Paris, 1984.
103
Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français 1871-1914, A. Colin, Paris, 1960.

51
faiblesse sinon l’absence d’investissements en la matière104. Nous avons eu
l’occasion de démontrer nous-même la défaillance de l’impérialisme français
au Maghreb dans un secteur sensible, celui des banques et des finances 105.
Le peu de rentabilité de l’affaire est aujourd’hui un fait historiquement
vérifié et approuvé. La décolonisation n’est qu’un aveu d’échec d’une
mondialisation à l’européennes privilégiant le politique à l’économique. Vu
cet échec, la mondialisation européenne a cédé la place à la globalisation
américaine que nous vivons aujourd’hui.

Ainsi, pour arriver à la mondialisation dans son aspect actuel, on est


passé par deux phases ou deux formes de mondialisation historique :

-« L’économie-monde » dominée par des réseaux d’échange se


limitant aux côtes et aux ports.

-Le capitalisme colonial ayant créé sur de vastes territoires des


ensembles économiques plus au moins ouverts mais dominés par plusieurs
puissances coloniales.

-La mondialisation actuelle s’étend à l’ensemble de la planète, et


elle a un caractère macrocéphale : elle est particulièrement américaine.

La mondialisation est de ce fait un processus historique liés aux


différentes formes et aux divers stades du capitalisme. Elle serait le stade
suprême du capitalisme.

Quelle est la place du Maghreb et de ses économies dans ce processus ?

II / Le Maghreb précolonial et « l’économie monde ».

Braudel a défini les critères d’une « économie-monde » :

-« Elle occupe un espace géographique donné…

104
L’industrialisation de l’Algérie (1930-1962), échec d’une politique, thèse de doctorat en histoire,
dactylographiée, Université de Paris I, 1944.
105
Banques et crédit au Maghreb (1847-1914), Thèse d’Etat en histoire, Faculté des Sciences Humaines et
Sociales, Tunis, 1998.

52
-[Elle] accepte toujours un pôle, un centre représenté par
une seule dominante…

-Toute économie-monde se partage en zones successions106 »

Nous allons tenter d’appliquer ces paramètres à l’économie du Maghreb


moderne, mais deux difficultés majeures doivent être signalées :

-Le nombre réduit d’études consacrées à ce sujet complique


notre tâche.

-L’inexistence d’un espace économique maghrébin pour


différentes raisons parmi lesquelles l’antagonisme entre les trois pouvoirs
en place107. Le Maghreb moderne était constitué de trois entités territoriales
formant trois espaces politico-économiques distincts.

Toutefois, dans chacun de ces trois espaces, une ville s’est imposée
comme le centre économique du pays. Tunis, Fès et Tlemcen, « malgré la
médiocrité de la vie urbaine en Algérie »108, se sont érigés comme pôles
économiques. De véritables industries, avec une organisation rationnelle du
travail se sont développées dans ces villes : le textile à Tlemcen, le cuir à Fès
et la chéchia à Tunis109. L’exportation des produits de cette « grande
industrie »110 à l’ensemble du Maghreb, au Levant et une partie de l’Europe a
élargi l’emprise de ces pôles111. Nous avons déjà constaté, pour le cas de
Tunis que nous connaissons le mieux, que l’extension de la ou ses moments
de repli sont toujours en rapport avec les fluctuations de l’économie et de la

106
La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 86-87.
107
- Cherif (M. H.), Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin ‘Ali (1705-1740), Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1984.
- Laroui (A.), Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocaine (1830-1912), Centre Culturel
Arabe, Casablanca, 1993.
108
Valensi (L.), Le Maghreb avant la prise d’Alger, Flammarion, Paris, 1969, p. 50.
109
Valensi (L.), Islam et capitalisme : production et commerce des chéchias en Tunisie et en France aux
XVIIIe et XIXe siècles, in Revue d’histoire Moderne et Contemporaine, T. XVIII, juillet-septembre 1969, p.
376-400.
110
Valensi (L.), Le Maghreb..., op. cit., p.55.
111
Nouschi (A.), Les villes dans le Maghreb précolonial, in Système urbain et développement au Maghreb,
Cerès production, Tunis, 1980, p. 49.

53
conjoncture européennes112. Par ailleurs, le poids économique de Tunis, de
Fès et de Tlemcen n’a pas empêché de « zones successives » dans chacun des
trois pays maghrébins : le Jerid113, Sfax114, Marrakech,Tétouane, Alger115 et
Constantine.

L’idée qui se dégage de cette brève analyse montre que les économies
du Maghreb répondaient aux critères de « l’économie-monde » établis par
Braudel. Mieux encore, certains auteurs parlant d’ « économie ouverte » ont
démontré que le Maghreb était intégré au négoce international116. Sadok
Boubaker a décrit d’une manière pertinente le degré d’intégration de Tunis
au commerce européen en général et méditerranéen en particulier117.
L’exportation des blés et l’installation de comptoirs en pleine zones rurales,
comme Cap Nègre118 prouvent que les produits des campagnes, comme ceux
des villes, alimentaient ce commerce maritime.

Les techniques financières, tel que le quiradh, sorte de prêt bancaire,


pratiqué par Youssef Saheb Ettab’ ou la lettre de change, nous incitent à
penser à une accumulation primitive du capital au Maghreb moderne. Tunis a
crée sa première banque d’émission avec un papier- monnaie en 1847119. En
Algérie, les milieux financiers locaux issus du négoce international ont fondé
112
Gharbi (M. L.), Ichkaliyat tataour madinet Tunis fi el ahd el hadith [Problématique du développement de
la ville de Tunis pendant la période modene], in Actes du Ve Symposium International d’Etudes Ottomanes
sur à l’époque ottomane: Les villes arabes, La Démographie historique et la Mer Rouge, CEROMDI,
Zaghouan, 1994, pp. 213-223. Voir aussi :
Henia (A.), Propriété et stratégies sociales à Tunis (XVI-XIX siècles), Faculté des sciences humaines et
sociales de Tunis, Tunis, 1999, pp.322-344.
113
Henia (A.), Le Grid , ses rapports avec le beylik de Tunis (1676-1840), Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1980.
114
Zouari (A.), Les relations commerciales entre Sfax et le Levant aux XVIIe et XIXe siècles, Institut National
d’Archéologie et d’Art, Tunis, 1990.
115
Khiari (F.), L’organisation marchande de la ville d’Alger 1570-1670, in Démographie historique et la Mer
Rouge, CEROMDI, Zaghouan, 1994, pp.140-151.
116
Valensi (L.), Le Maghreb…, op. cit., pp. 70-83.
117
La Régence de Tunis au XVIIe siècle : ses relations commerciales avec les ports de l’Europe
méditerranéenne, Marseille et Livourne, CEROMDI, Zaghouan, 1987.
118
Boubaker (S.), L’économie de traite dans la Régence de Tunis au début du XVIII siècle : le comptoir du
Cap Nègre avant 1741, in Revue d’histoire maghrébine n° 53-54, 1989, p. 29-67.
119
Gharbi (M.L.), Banques et crédit au Maghreb, op. cit., pp. 23-40.

54
la banque d’Algérie en 1851 au moment ou le capital métropolitain et l’Etat
français n’étaient pas convaincus par la nécessité d’une telle entreprise120.

Réseaux d’échange établis avec les ports méditerranéens, industries qui


restent au stade de la manufacture, activité bancaire issue du négoce, voilà
ce qui nous permet de parler d’un capitalisme marchand au Maghreb. Par sa
nature, ce dernier ne peut vivre qu’en étroite liaison avec le capitalisme
commercial européen de l’époque.

Le réformisme tunisien, et notamment Khéreddine dans son Aquam El


Massalek 121, ouvrage écrit en 1868, a tenté d’introduire une mutation
économique à l’échelle de la umma Islamya de nature à l’intégrer dans le
capitalisme industriel qui se développait en Europe au XIXe siècle. Le
programme de Kéreddine est, en fin d’analyse, un projet d’adhésion de
l’économie tunisienne à ce que nous avons considéré comme deuxième
forme de « mondialisation ».

III / Le réformisme : un projet d’adhésion à « La mondialisation ».

Nous avons eu l’occasion de démontrer dans une précédente recherche


que le réformisme tunisien ne doit pas être réduit à une simple projet
politico-culturel, mais qu’il revêt des dimensions économiques
incontestables122. Si nous avions analysé certains éléments concrets du
programme économique de Khereddine, entre autres mines et chemins de
fer, nous privilégions dans cette contribution les aspects théoriques ou la
pensée de l’homme. « Richesse », « prospérité », « inventions », « bien
être », « liberté » sont des termes récurrents sous l’ouvrage de Khéreddine

120
Ibid., pp. 87-120.
121
L’introduction de cet ouvrage est traduite et publiée en langue française sous le titre « Le plus sûr moyen
pour connaître l’état des nations », Imprimerie rapide, Tunis, 1896. Nous allons nous référer à cette version
française d’ouvrage.
Il est à rappeler qu’une présentation de l’œuvre de Kéreddine a été faite par Magali Morsy sous le titre Essai
sur les réformes nécessaires aux Etats musulmans, Edisud, Aix-en-Provence, 1987. Dans cette présentation
annotée, Magali Morsy a qualifié Khéreddine d’idéologue, p. 37.
122
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès Editions, 1994, pp.72-76.

55
qui s’est fixé comme objectif l’étude des « moyens qui doivent contribuer
avec le progrès au bonheur de la nation »123.

Khéreddine a voulu, par ailleurs, redonner l’élan à la nation islamique en


valorisant « les affaires temporelles » et certaines valeurs de la civilisation
arabo-musulmane. A l’image des Saint-simoniens qui croient aux progrès et à
une civilisation universelle, il constate que la civilisation moderne est « un
courant impétueux » qui, à partir de l’Europe s’étendrait au monde islamique
« car le voisinage produit naturellement des influences qui doivent
s’accroître en proportion des besoins, des relations réciproques et de
l’avancement des arts et des diverses industries dont les produits agglomérés
rendent nécessaires la création de nouveaux débouchés pour augmenter le
revenu par l’exportation »124.

Dans cet ensemble économique euro-islamique l’exportation joue un


rôle moteur de croissance économique. Les industries nouvelles sont les
seules à permettre la création d’un marché national et un excédent de la
balance commerciale. Les conditions nécessaires au développement des
industries modernes, ou « les moyens généraux d’accroître la production »
sont : « Les voies de communication, les institutions de crédit et l’éducation
professionnel. Par les voies de communications l’on rapproche la production
et la communication… Par les institutions de crédit, on fait circuler les
capitaux qui fécondent la production, et on les fait parvenir entre les mains
les plus capables de les faire valoir. Par l’éducation professionnelle, on
façonne, à l’art de la production, l’homme qui en est l’agent essentiel »125.

Mais pour créer de telles entreprises, comme les moyens de transports


rapides ou les banques modernes, de procédés de financement adéquats et
une nouvelle organisation de l’économie doivent être adoptés. Les sociétés
anonymes sont alors le moyen le plus efficace pour collecter les capitaux
destinés à financer les grands projets économiques. Non seulement elles
permettent de stimuler les investissements, mais elles présentent aussi
123
Khéreddine, Le plus sûr chemin…, op. cit., p. 20.
124
Ibid., p.25.

56
l’avantage de protéger la fortune des actionnaires qui s‘engagent dans la
limite de leur participation financière. « Quel individu eût jamais été assez
riche et assez puissant pour entreprendre un chemin de fer, se demande-t-
il ? Peu de personnes auraient voulu engager toute leur fortune dans de
pareils projets, rendus faciles de nos jours avec la réunion de deux ou trois
cent mille associés ou actionnaires, ne risquant qu’une portion de leur
fortune pour se créer une part de propriété dans une grande compagnie,
dont les statuts… sont approuvés par le gouvernement…et que dirige sous le
nom de conseil d’administration, des hommes distingués »126. Il est d’ailleurs
frappant de constater comment Kéreddine retrace dans le moindre détail le
fonctionnement des sociétés anonymes en parlant de leurs conseils
d’administration, de son élection, des actions, des dividendes... Il réserve
même quelques passages à certaines institutions de ce genre comme la
Banque de France dont il décrit le rôle et l’organisation. Pour convaincre les
hommes politiques et les détenteurs de capitaux, Khéreddine considère que
les sociétés anonymes sont les seules à permettre d’associer tous les
partenaires engagés dans le processus de production économique. « Les
hommes d’Etat, les inventeurs, les ouvriers habiles, c’est-à-dire l’intelligence
et le travail, écrit-il, trouvent dans l’esprit d’association un auxiliaire puissant
pour se procurer le capital et les moyens nécessaires d’appliquer leurs
découvertes, de développer leur industrie et d’augmenter la fortune
publique »127.

Après avoir tracé les objectifs, les moyens de la nouvelle économie,


Khéreddine en décrit les fondements :

-Liberté d’entreprise et individualisme : Bien que la liberté ait pour tous


les réformistes un sens avant tout politique, elle revêt néanmoins chez
Kéreddine une dimension économique incontestable. Il note à cet égard que
l’« une des conséquences de la liberté, c’est l’indépendance individuelle dans

125
Ibid., p.26-27.
126
Ibid., p.27.
127
Ibid., p.28.

57
les entreprises commerciales »128. La liberté politique et économique permet
au capital et à l’individu de s’épanouir, le premier par profit, le second par le
salaire. Ainsi capital et travail se trouvent associer pour déterminer la
production dans toutes ses formes : quantité, qualité et prix.

-Le travail qui détermine le prix de la marchandise : Khéreddine déplore


l’état arriéré de l’économie tunisienne. La cause, d’ailleurs à l’instar de tous
les pays islamiques, n’est pas dû au manque de richesses, mais plutôt une
défaillance du capital et du travail qui permettraient de transformer les
matières premières en produits finis. Une fois accomplie, une telle opération
donnerait à ces produits une valeur ajoutée. Ainsi le prix d’une marchandise
dépendrait de le quantité de travail fourni. « Nous ne possédons dans notre
Etat actuel, précise Kéreddine, comme produits, que les matières premières.
En effet chez nous l’éleveur du bétail, le cultivateur du coton…passent toute
l’année dans les travaux pénibles, et finissent par vendre à bas prix leurs
produits bruts aux Européens, qui dans un court délai les leurs revendent
transformés par leurs industrie à un prix dix fois plus élevée »129. Afin d’éviter
une pareille situation, il faut non seulement pouvoir transformer ses matières
premières en produits finis, mais il faut réussir à les écouler sur le marché
national.

- Marché national et indépendance économique: il décrit et condamne


le comportement des musulmans qui importent les produits de
consommation européens « dans des proportions nuisibles aux intérêts du
pays, sans se préoccuper de la production nationale…Il est facile de
comprendre comment un pareil système de consommation et humiliant,
antiéconomique et anti-politique…antiéconomique parce qu’il favorise
l’industrie étrangère au détriment de l’industrie nationale »130.

Ainsi liberté, capital, travail ne peuvent avoir d’impact que lorsque la


consommation locale favorise la création d’un marché national. Les pouvoirs
publics doivent, d’une manière ou d’une autre appuyer ce système, du
128
Ibid., p.27.
129
Ibid., p.15.

58
moins pour protéger, en cas de besoin, le marché national et pour fournir
l’ordre, car l’ordre garantit la propriété privée et le profit.

- Ordre, propriété privée et profit : « Pour qu’il y ait d bien être quelque
part, il faut que l’ordre social soit assis sur des bases solide, que la propriété
soit respectée, que la sécurité règne, il faut en un mot que l’homme qui
travaille ne soit pas exposé à se voir ravir le fruit de ses peines »131.

Liberté d’entreprendre, travail, capitaux, marché national, tels sont les


fondements de l’économie dont la finalité est la richesse nationale,
l’exportation et le bien être du peuple132. Avec de telles notions n’est-il pas
permis de comparer Khéreddine à Adam Smith qui a mis les bases de la
pensée libérale. Fondée sur une pensée libérale l’économie définie par notre
penseur doit mener à l’intégration du monde islamique dans le cadre d’un
ordre économique capitaliste. Cette insertion si elle n’est pas réalisée
volontairement, elle le sera par la force133. A défaut d’un capitalisme
national, les pays islamiques finiront, selon Khéreddine, de tomber sous le
joug d’un capitalisme colonial européen. Mais dans les deux cas l’adhésion
des économies nationales à l’économie mondiale serait acquise.
L’européanisation ou la mondialisation à l’européenne est, selon cette
manière de voir, incontournable pour le monde islamique.

Conclusion

Loin d’être un phénomène nouveau, la mondialisation est le résultat


d’un processus historique. Elle a connu, au moins deux étapes ou deux
formes historiques : celle de la domination mercantiliste et celle du

130
Ibid., p.14.
131
Ibid., p.26.
132
En analysant les idées de Kéreddine, Béchir Tlili a pu écrire : « il faut donc organiser le travail productif,
non seulement à l’échelle de l’entreprise, mais aussi au niveau de la société entière. Cela requiert, entre
autres, que la production s’oriente suivant les besoins. Les producteurs ne doivent pas ignorer le marché et
les consommateurs. Ils doivent aussi produire pour accroître l’accumulation du capital, la prospérité et
l’intérêt général de la société arabo-musulmane », Etudes d’histoire sociale, Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1974, p.237.
133
« Or en présence de l’inertie de ces gouvernements…, il conviendrait… que les gouvernements civilisés
de l’Europe… vinssent, enfin, sincèrement en aide aux aspirations des populations, en faisant disparaître les
entraves qui s’opposent à l’introduction et au fonctionnement des réformes libérales chez les musulmans »,
Khéreddine, Le plus sûr chemin…, op. cit., p.24.

59
capitalisme colonial. L’économie du Maghreb était parfaitement liée à la
première forme de mondialisation incarnée par le commerce international.

Le réformisme est un projet économique qui a préparé, du moins sur le


plan théorique, l’adhésion du Maghreb à la deuxième forme de
mondialisation, à savoir celle du capitalisme industriel.

Incapable de réaliser cette mutation, les pays maghrébins ont été


soumis par la force à la mondialisation européenne, celle de l’impérialisme
colonial. Privilégiant la domination territoriale politique et stratégique,
l’impérialisme colonial a relégué à l’arrière plan l’économique. La
décolonisation n’est qu’un aveu d’échec de l’impérialisme colonial européen
privilégiant le politique au détriment de l’économique.

Tirant les leçons des revers de l’impérialisme colonial européen, les


Américains ont inversé l’ordre des priorités : après avoir établi une
domination (mondialisation) technologique et économique, ils tentent de
passer à une mondialisation politique et stratégique qui s’étendrait à
l’ensemble de la planète.

60
LA BANQUE DE L’ALGERIE ET L’EXPERIENCE DU CREDIT AGRICOLE A LA
FIN DU XIXe SIECLE134

Fondée le 4 août 1851, la Banque de l’Algérie se charge de l’émission


monétaire et de l’escompte commercial. Cette institution parvient au bout
d’une trentaine d’années d’existence à asseoir son crédit en mettant en place
les bases du crédit commercial et en réussissant à assainir, du moins en
partie, la circulation monétaire. A l’occasion du renouvellement de son
privilège en avril 1880 le gouvernement, sous la pression de l’opinion
publique coloniale, lui demande d’élargir ses opérations à l’agriculture et à la
colonisation. Avec l’expérience du crédit agricole, entamée dans un climat de
confiance et de prospérité, la Banque de l’Algérie connait alors une nouvelle
phase de son histoire dont les différentes péripéties se terminent avec le
siècle. La Banque de l’Algérie parviendrait-elle à concilier son rôle d’institut

134
In La France et l’Outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Comité pour l’Histoire
Economique et Financière de la France- 1998 (actes du colloque tenu à Bercy les 13, 14 et 15 novembre
1996), pp.364-388.

61
d’émission et celui d’un organisme de crédit agricole, deux tâches
diamétralement opposées ? Les aléas de l’agriculture algérienne
n’affecteraient-ils pas la stabilité de cette banque d’émission ? Comment la
Banque de l’Algérie se comporterait-elle lors de la dépression capitaliste de la
fin du XIXe siècle qui ébranlera les structures d’une économie algérienne déjà
fragile ? La Banque de l’Algérie pourrait-elle, et à quel prix, revenir à
l’orthodoxie financière digne d’un institut d’émission ?

I Le crédit agricole et les illusions de la Banque de l’Algérie

Au lendemain du renouvellement de son privilège en avril 1880, la


Banque se met à exaucer ses engagements en matière de crédit agricole par
deux moyens : certains capitaux sont accordés aux colons sous forme de
crédits de campagne renouvelés plusieurs fois, d’autres sont octroyés par le
canal des comptoirs d’escompte, sorte de sociétés de crédit agricole mutuel
qui escomptent le papier des colons. Ces établissements réescomptent ce
même papier agricole chez la Banque de l’Algérie, opération non conforme à
ses statuts et à son rôle de banque d’émission. La mobilisation d’importantes
sommes dans l’agriculture coloniale donne un coup de fouet aux affaires.
Avides d’un enrichissement rapide, les colons commencent à acheter des
terres et des équipements, à défricher et à planter. L’apparition précoce du
phylloxéra en France pendant les premières années de la décennie 1880 a
incité les Français d’Algérie à développer la culture de la vigne afin de
substituer, sur le marché métropolitain, les vins algériens aux importés
d’Espagne et d’Italie. Une vague d’optimisme et de spéculation s’amorce : les
prix des terres connaissent une véritable flambée, les capitaux affluent et
circulent sans peine dans la Colonie. La Banque de l’Algérie soutient le
mouvement avec le mot d’ordre suivant : « toujours en avant »135.

C’est dans ce contexte euphorique provoqué surtout par la généreuse


politique de crédit de la Banque de l’Algérie que le renversement de la
conjoncture métropolitaine se produisit. Après la phase de croissance

135
- Bardelette (F.), La vérité sur la Banque de l’Algérie, imprimerie Jules Angeli, Djidjelli, 1896, p. 8.

62
économique amorcée suite au traité de libre échange de 1860, la France
connaît à partir de 1882 une conjoncture morose tout comme le reste des
pays capitalistes. Le ralentissement de l’activité économique est provoqué
par le krach de l’Union générale et la faillite de la Banque de Lyon et Loire136.
Les faillites de la Compagnie de Panama et du Comptoir d’Escompte de
Paris137. L’affaire du boulangisme et le suicide de Denfert-Rochereau,
directeur du Comptoir d’Escompte de Paris, compliquent la situation.

Avec ces deux vagues de crises financières du début et de la fin des


années 1880, la France se trouve en présence d’une dépression économique
qui s’amplifie en se prolongeant dans le temps et dans l’espace.

Cette crise capitaliste touche l’Algérie au milieu des années 1880 avec
certaines spécificités propres à cette colonie française. L’Algérie étant
toujours un pays agricole, c’est dans l’agriculture que se déclenche la crise,
en dépit de son origine capitaliste. Mais ce sont les activités agricoles liées à
l’exportation et au marché métropolitain, notamment les vins et les céréales,
qui sont les premiers affectés. Le premier symptôme de la crise algérienne
est apparu avec le phylloxéra détecté en Algérie en juillet 1885. Le 4 de ce
mois, « était signalé à l’administration la première apparition du phylloxéra
dans le vignoble de Mansourah (Tlemcen) et le 4 août une seconde tâche à
Sidi-bel-Abbès »138. Depuis, le mal se répand et se généralise en Algérie.
Paniqués, les colons et les planteurs se trouvent en proie à des difficultés
insurmontables. Désarmée, l’autorité coloniale s’incline devant le fait
accompli. Le désarroi gagne l’opinion publique qui croyait, il y a quelques
semaines, que le mouvement de prospérité et de progrès est irréductible. Un
autre événement vient aggraver le choc algérien : la baisse des prix agricoles.
Les céréales, notamment « celles qui sont exportables »139 connaissent une
chute de leur prix à partir de 1884-1885. Les blés algériens qui permettaient
136
- Bouvier (J.), Le krach de l’Union générale, 1878-1882, PUF, 1960.
137
- Gille (B.), « Un épisode de l’histoire des métaux : le krach des cuivres », in Revue d’histoire de la
sidérurgie, 1969, p. 68.
138
- Douel (M.), Un siècle de finance coloniale, librairie Félix Alin, Paris, 1930, p. 399.
139
- Nouschi (A.), Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête
jusqu’à 1919, essai d’histoire économique et sociale, PUF, Paris, 1961, p. 516.

63
aux agriculteurs d’avoir des prix rémunérateurs grâce à l’exportation,
connaissent un fléchissement sur le marché international des blés du
nouveau monde moins chers grâce au machinisme agricole et aux conditions
avantageuses de transport. Au moment où les prix des céréales d’Europe et
d’Amérique sont sur le marché mondial de 15 Fr. le quintal, les prix des blés
étaient « tombés en Algérie autour d’une moyenne de 20 Fr., ce qui était
inférieur au prix de revient »140. La mévente des céréales et l’avilissement des
prix des vins algériens, conjugués à d’autres calamités naturelles,
correspondent à la phase et au caractère agricole de la crise algérienne.
Comment agirait la Banque de l’Algérie dans ce contexte de crise ?

Cette dernière entend maintenir la même stratégie en soutenant les


agriculteurs en proie de difficultés immenses. Confiante dans l’avenir et se
considérant le nouveau maître de l’Algérie, elle a voulu, en plus de son rôle
financier, jouer un rôle moral auprès des Français d’Algérie. Elle a ainsi
renouvelé la plupart des crédits attribués à ses débiteurs touchés par la
baisse des prix de leurs produits exportés et par la réduction de leur
production.

Grâce à cette attitude de sagesse et d’indulgence de la Banque de


l’Algérie l’année agricole 1885-1886 est sauvée puisque les agriculteurs
bénéficiant de report de leurs échéances et même de nouvelles sommes se
remettent au travail. Les mauvais résultats en perspective de cette année
agricole sont à l’origine de nouvelles difficultés qui, cette fois-ci touchent la
Banque de plus près. Quelques « errements » de certains correspondants de
la Banque sont signalés pour la première fois en avril 1886. Le cas le plus
grave est celui du correspondant de la Banque à la Calle141, point proche de la
frontière tunisienne. La direction de la Banque semble ignorer ou du moins
sous-estimer l’acuité du problème en considérant que la Calle a périclité suite
à l’occupation de la Tunisie en 1881. En dépit de cette nouvelle situation, la
Banque continue ses largesses de crédit en considérant ces quelques faillites

140
- Ageron (Ch. R.), Histoire de l’Algérie contemporaine, T. II : de l’insurrection de 1871 au
déclenchement de la guerre de libération, PUF, Paris, 1979, p. 101.

64
comme des cas isolés auxquels elle se plaît à trouver des circonstances
atténuantes.

Le coup d’alarme est lancé par les censeurs qui se sont attaqués aux
dirigeants de la Banque. Après la lecture d’un rapport condamnant le
comportement de la direction lors de la crise, le censeur Blasselle demande :

« que le correspondant de la Banque à la Calle soit livré à la justice


comme exemple aux autres correspondants ;

Que Mr le directeur de la succursale de Bône soit déclaré responsable


des pertes que le correspondant de la Calle a fait éprouver à la Banque ;

Que cette responsabilité soit étendue à M. le directeur de la


Banque… »142.

Un débat houleux s’engage entre les censeurs et les administrateurs sur


la politique de crédit de la Banque en temps de crise. La direction continue à
nier cette crise et sa propre responsabilité dans les faillites qui se sont
produites. Blasselle continue à protester contre « l’extension donnée à
certaines fiches et contre des crédits avec renouvellement…, opérations qui
sont anti-statutaires » et finit par demander « la liquidation la plus prompte
de ces opérations »143. N’ayant pas obtenu gain de cause, les censeurs ont
démissionné. Ce départ arrange le directeur Chevallier qui pense avoir ainsi
évité un conflit au sein de son établissement. La cohésion est, estime-t-il,
indispensable pour continuer la même ligne de conduite dans l’intérêt même
de la Banque. Il reconnaît qu’ils sont allés un peu loin dans les facilités
accordées », mais il juge que cette politique n’a « jamais visé d’autre but que
le développement de la richesse publique de la Colonie, les intérêts généraux
de la métropole, et ceux plus particuliers de la Banque »144. La direction
persiste dans sa vision optimiste : elle continue à traiter avec

141
- ANOM., CA de la BA du 27 avril 1886, 80 S 127. (ANOM : archives nationales d’Outre-mer, CA :
conseil d’administration, BA : Banque de l’Algérie, ANF : archives nationales françaises, Paris).
142
- ANOM. , CA de la BA du 11 mai 1886, 80 S 127.
143
- ANOM., CA de la BA du 19 mai 1886, 80 S 127.
144
- ANOM., CA de la BA du 19 mai 1886, 80 S 127.

65
« compréhension » et « patience » les situations les plus périlleuses dans
l’attente de lendemains meilleurs, elle s’obstine à distribuer, en mai 1886, un
dividende semestriel élevé145. Cette attitude de la direction et les mauvaises
récoltes de l’été 1886 ont attiré l’attention des pouvoirs publics parisiens.
Une solution radicale s’impose : forcer la main du directeur Chevallier pour
demander un départ à la retraite. Cette intervention des pouvoirs publics
prouve que la crise, à son origine agricole, commence à s’amplifier en
affectant les autres branches d’activité économique.

Avec la « démission » de Chevallier en octobre 1886, le creux de la


vague est atteint. Son départ marque la fin d’une étape, mais aussi d’une
politique de crédit jugée néfaste. On fait porter la responsabilité des
« errements » de la Banque à ce bouc émissaire que le Ministre des finances
cherche à remplacer par un homme plus compétent et plus ferme.

A ce stade de l’évolution de la crise algérienne les pouvoirs publics sont


restés les véritables arbitres de tous les contentieux économiques dans la
colonie : le différend entre les censeurs de la Banque et sa direction, le
récent conflit opposant cette dernière à l’opinion publique réclamant de
nouveaux délais de grâce supplémentaires, sont réglés par la nomination par
le Ministre des Finances d’un nouveau directeur à la tête de la Banque de
l’Algérie. La tentative manquée de la Banque à juguler la crise a laissé la libre
voie à l’Etat pour bien accomplir son rôle de décideur, de protecteur et de
sauveur.

II Des immobilisations agricoles et un plan de liquidation peu efficace

Nelson-Chiérico est nommé directeur de la Banque de l’Algérie par le


ministre des finances le 26 octobre 1886. En plus de sa riche carrière
préfectorale, cet homme bénéficie de deux autres atouts : une bonne
formation en droit et sa qualité d’ « Algérien »146 connaissant parfaitement
les hommes et les choses de son pays natal. Son appartenance au milieu

145
- La direction a proposé un dividende semestriel de 45 F, le ministre des Finances l’a réduit à 40 F.
146
- Cette expression signifie qu’il est né en Algérie où sa famille s’est installée, ANF, F 18 I 319, note du
préfet de Dijon du 23 janvier 1880.

66
algérien et ses connaissances en droit nous révèlent la mission qu’il est
chargé d’accomplir à la tête de la Banque : résoudre les litiges entre la
Banque et ses débiteurs et trouver des solutions à la crise provoquée par
l’échec de l’expérience du crédit agricole. Il commence 147 son mandat par
une tournée dans diverses contrées algériennes à l’issue de laquelle il
constate que « l’engagement pour la vigne a été poussé à l’extrême et les
créateurs bien attentionnés mais mal servis par une abondance de crédit,
sont arrivés à immobiliser de très grosses sommes représentées par des
valeurs dans le portefeuille de la Banque »148 . Le directeur met en question
l’expérience de crédit agricole amorcée en 1880 tout en accusant les
pouvoirs publics de forcer la Banque d’aller dans cette voie : « si l’on peut
mettre en doute l’obligation créée à la Banque par son monopole et son
privilège de venir en aide à toutes les branches de l’activité humaine, à la
culture et au commerce on ne saurait nier davantage qu’en tant qu’auxiliaire
de l’agriculture la Banque de l’Algérie, banque d’émission, était tenue à une
certaine réserve »149. Mais le problème fondamental consiste dans les
modalités de mise en œuvre de cette politique : « devons-nous, désireux
d’effacer le passé, provoquer une liquidation hâtive quelles qu’en soient les
conséquences ? »150. Cette politique risquerait de provoquer la ruine totale et
rapide de l’économie algérienne. La complexité de la situation et l’ampleur
de la crise obligent la direction à penser à une lente et prudente liquidation :
« cette situation critique, affirme le nouveau directeur, commande bien des
ménagements. Je suis absolument résolu à arrêter toute nouvelle opération
devant aboutir à une immobilisation. Pour ce qui est des faits acquis, des
engagements actuellement existants, j’estime que nous devons
immédiatement entrer dans la période des liquidations. Mais cette opération
généralisée doit être faite avec toute la prudence, le tact, les ménagements
que comportent le soin de nos intérêts et l’existence même de la

147
- ANOM., rapport du directeur présenté au CA du 11 janvier 1887, 80 S 127.
148
- Ibid.
149
- ANOM., circulaire du 22 juillet 1887, 80 S 127.
150
- ANOM ., rapport du directeur présenté au CA du 11 janvier 1887, 80 S 127.

67
Banque »151. La banque retrouve sa stratégie et son autonomie, éléments
jugés indispensables par la nouvelle direction pour être en mesure de faire
face à la crise. D’ailleurs, le plan de liquidation est arrêté par Nelson-Chiérico
et ses collègues sans aucune consultation des pouvoirs publics. Le ministre
des Finances en été informé « verbalement ». L’application de ce plan sera
aussi la libre affaire de la Banque.

La direction commence à étudier les fiches des débiteurs et à effectuer


des visites d’inspection des zones affectées par la crise. Après une série
d’ajournements, les liquidations vont se succéder et s’intensifier en 1888-
1889. Les colons qui ont bénéficié d’arrangements antérieurs sont exécutés
devant l’autel des saisies immobilières. Quelles sont les conséquences de
cette purge financière et foncière sur l’évolution de la crise algérienne et sur
les équilibres internes de la Banque ? Le changement de politique de crédit
de la Banque a soulevé une vague de contestation dans les milieux de la
colonisation en particulier, et au sein de l’opinion publique algérienne en
général. En plus des méfaits de la crise, les colons se voient dépossédés de
leurs biens à cause de vastes opérations de saisies immobilières décidées par
les hommes de la Banque de l’Algérie. Certains sont allés jusqu’à accuser la
Banque d’avoir simulé une flambée artificielle des affaires pour provoquer
par la suite une crise foncière qui lui permettrait de reprendre à bas prix les
plus belles terres algériennes. Devenant la cible de toutes les attaques, la
Banque de l’Algérie a perdu le crédit dont elle bénéficie depuis presque une
quarantaine d’années. La crise économique algérienne se transforme en crise
morale sont les principales manifestations sont l’antisémitisme et le
séparatisme. Loin d’apporter de nouvelles solutions, le plan de liquidation de
la nouvelle direction a compliqué la situation de la Banque et celle de la
colonie.

Même sur le plan purement économique et financier le programme de


Nelson-Chiérico s’est révélé inefficace. La crise économique ayant au départ
un caractère purement agricole et foncier prend de nouvelles dimensions en

151
- Ibid.

68
se transformant en crise de crédit. La Banque de l’Algérie, le plus puissant
établissement de crédit de la Colonie, ayant fermé ses vannes, tous les
organismes bancaires algériens adoptent le même comportement. L’argent
devient rare et cher. Le taux d’escompte passe de 5% à 10% et l’usure
reprend de plus belle. Face à cette pénurie des capitaux et suite à
l’accroissement des opérations de saisies immobilières, les terres destinées à
la vente ne trouvent plus d’acquéreur. La dépréciation des prix des terres
provoque, après la phase d’optimisme et de spéculation des années 1880-
1885, une crise foncière aiguë.

A la fin des années 1880, en dépit et peut-être à cause du plan de


liquidation, le marasme économique ne fait que prendre de l’ampleur pour
se transformer avec la nouvelle décennie en profonde dépression
économique qui affectera la Banque de l’Algérie et ses équilibres financiers.
L’incapacité des colons de rembourser leurs dettes et la vente des terres
séquestrées à vil prix font éprouver à la Banque d’énormes pertes. Nelson-
Chiérico reconnaît qu’il lui « est impossible de préciser le chiffre des
pertes »152 subies ou à subir par son établissement. Le portefeuille de la
Banque et celui des comptoirs d’escompte qu’elle contrôle comprennent dès
lors un grand nombre de valeurs impayées. A la fin de l’année 1892, et suite
aux critiques de la commission sénatoriale qui a visité l’Algérie, la Banque
était obligée de faire apparaitre dans son bilan annuel un « compte
liquidation » comprenant toutes « les valeurs mauvaises et douteuses
retirées du portefeuille et amorties de 50% »153. Les sommes liquidées dans
ce compte passent de 33 millions F en 1894 à 45 millions F en 1896. Certes,
les effets impayés augmentent d’une manière inquiétante, mais plus grave
encore, ils sont constitués de papier agricole que la Banque de l’Algérie n’a
pas le droit en tant qu’institut d’émission d’accepter dans son portefeuille.
Face aux dangers qui pèsent sur la Banque, la direction se déclare incapable
d’appréhender la nature de la crise algérienne tout en sollicitant
l’intervention des pouvoirs publics : « L’Algérie, estime Nelson-Chiérico,
152
- ANOM., CA du 18 juin 1888, 80 S 127.
153
- ANOM., CA du 16 novembre 1894, 80 S 129.

69
connaît une crise inconnue jusqu’à ce jour. Elle a besoin qu’on lui vienne en
aide et son principal établissement de crédit a droit à quelque
bienveillance »154.

Ayant à la fois des aspects agricoles et financiers, la crise économique


algérienne est une sorte de crise mixte qui revêt certains traits propres au
contexte colonial algérien. D’ailleurs l’un des aspects financiers de cette crise
réside dans la « baisse constante »155 du cours des actions de la Banque,
baisse amorcée depuis l’été 1888. Plusieurs lettres émanant d’actionnaires
métropolitains sont envoyées à la direction de la Banque pour demander des
explications sur cette dépréciation. Perdue dans la tourmente des
événements et incapable de donner une réponse, cette dernière a préféré
maintenir « son silence ordinaire ». Un autre aspect de la dégradation de la
situation de la Banque, consiste dans un conflit au sein de son conseil
d’administration se soldant par la démission d’un certain nombre de
dirigeants, ce qui a compliqué la gestion de la crise. Même les affaires
internes de la Banque deviennent difficiles à gérer d’autant plus que cette
dernière se trouve en présence d’un phénomène nouveau : « le domaine ».

La Banque a procédé en l’espace de peu de temps à plusieurs


expropriations au détriment de ses débiteurs. Mais à cause de la crise et du
manque des capitaux, la Banque a du mal à vendre ces terres dont la valeur
ne cesse de baisser de jour en jour. Dans l’attente de lendemains meilleurs,
elle est obligée de préserver, d’entretenir et de gérer ces terres : en
attendant que la crise « soit terminée ou diminuée d’intensité il sera
nécessaire d’acquérir nous-mêmes puis de faire exploiter, vendre ou
louer »156. Ainsi, la Banque se trouve propriétaire d’un certain nombre
d’exploitations agricoles qu’elle appelle « domaine ». Certains détracteurs de
la Banque estiment que celle-ci a provoqué la crise dans le but de
s’approprier, à bas prix, les meilleures terres de la colonie. Après le
démarrage du programme de liquidation en janvier 1887, la Banque se

154
- ANOM., lettre du directeur de la Banque de l’Algérie au directeur du Mouvement général des fonds, 29
novembre 1893, 80 S 129.
155
- ANOM., CA du 3 juillet 1888, 80 S 129.

70
trouve en possession d’une vingtaine de propriétés. Le 5 avril 1887 on
annonce déjà neuf cas d’expropriation prévus. A la fin de l’année 1891, c’est-
à-dire quatre ans après la mise en application du plan de liquidation, la
Banque gère un domaine réparti en trois régions : Philippeville, Jemmapes et
Bône. La plus grande partie de ce domaine est composée de propriétés
rurales, mais il comprend aussi des propriétés urbaines qui font l’objet de
locations multiples. Dans leurs différentes missions le directeur et les
inspecteurs de la Banque procèdent comme d’habitude à l’exécution de leurs
débiteurs, mais aussi au contrôle du nouveau domaine de la Banque. Après
une tournée dans l’est algérien l’administrateur Servat présente un rapport
détaillé sur la mise en valeur du domaine dans lequel il met en évidence la
différence entre l’excellent état des propriétés de la Banque « gérées,
administrées et surveillées d’Alger et celui des propriétés avoisinantes
appartenant à des particuliers gérant eux-mêmes sur place »157 . On pense
que la Banque a réussi à bien faire valoir et bien entretenir son domaine qui,
suite à cette opération, prendrait une valeur plus importante. Le même
administrateur, soutenu dans son rapport par le directeur, considère avec
fierté que son établissement « a eu en ce moment un actif immobilier dont la
valeur est réelle et qui sera réalisable facilement dès que la crise perdra son
intensité158. Voilà un glissement grave dans l’évolution de la Banque de
l’Algérie et dans la conception des hommes qui la dirigent : le gage d’un
institut d’émission ce n’est plus son encaisse ou sa circulation monétaire ou
encore le volume de ses escomptes. Mais son actif immobilier. Cette
anomalie, prouvant que la crise a atteint son paroxysme, est d’autant plus
sérieuse que la direction de cette Banque d’émission se vante d’être en
possession d’un vaste domaine urbain et rural. Pis encore l’institut
d’émission se transforme en fermier ou en société de colonisation agricole.
Le censeur Warot, après la visite du domaine de la Banque a constaté « non
sans satisfaction, combien l’organisation créée par le directeur de la Banque
était de nature à nous satisfaire. Un personnel spécial d’agents techniques a

156
- ANOM., rapport du secrétaire général de la Banque d’Algérie présenté au CA du 5 avril 1887, 80 S 127.
157
- ANOM., rapport de Servat au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.
158
- ANOM., Ibid

71
été soigneusement recruté »159. En pleine dépression économique la Banque
se transforme en gros propriétaire foncier au détriment des colons
dépossédés de leurs biens et aux dépens de son rôle initial. En s’écartant des
limites qui lui sont imposées par ses statuts, la Banque a commis une double
erreur : tout d’abord elle s’est spécialisée dans le crédit agricole et par la
suite dans la mise en valeur agricole : « elle plante, arrache, laboure,
défriche, sème, la voilà banque agricole. Elle achète des plantes de vignes,
des charrues, des instruments agricoles, des fourches, récolte du vin, la voilà
vigneronne »160 . Les dirigeants de la Banque, à leur tête Nelson-Chiérico, ne
se sont-ils pas rendu compte que la banque n’a pas respecté sa vocation en
s’engageant sur un terrain qui n’est pas le sien ?

Il nous semble que Nelson-Chiérico a cherché par son programme de


liquidation à doter son établissement par ce vaste domaine. Son objectif est
mis à nu par le censeur Warot : « le programme de M. le directeur consistait
à prendre un domaine en mauvais état, sans valeur réalisable et à en faire un
gage certain »161. Loin de remédier aux méfaits de la crise, le plan de
liquidation a sombré l’Algérie et sa banque dans une sorte de faillite et de
banqueroute générale. Au lieu de restituer les sommes qu’elle a prêtées, la
Banque de l’Algérie voit son capital immobilisé dans un domaine peu
rentable et son portefeuille s’alourdir d’effets douteux et à caractère
agricole. Ironie du sort ou paradoxe d’une crise : un institut d’émission
consolide de plus en plus, à la veille de renouvellement de son privilège en
1897, son actif immobilier. Cette anomalie économique prouve l’incapacité
de la direction de la Banque de juguler la crise agricole et financière qui sévit
en Algérie. La situation de la Banque est devenue périlleuse car elle risquerait
d’être emportée par la tempête si elle n’obtient pas des pouvoirs publics la
prorogation de son privilège. Si les pouvoirs publics sont intervenus une
première fois en 1886 suite à l’échec de l’expérience du crédit agricole, ils
sont contraints, après une décennie, d’intervenir une deuxième fois après un

159
- ANOM ., rapport du censeur Warot au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.
160
- La corade, 6 juin 1900.
161
- ANOM., rapport du censeur Warot au CA du 29 octobre 1891, 80 S 128.

72
deuxième échec, celui du plan de liquidation. Leur souci, cette fois-ci, est de
trouver un moyen de sauver la Banque de l’Algérie.

III Comment sauver une banque devenue « un Panama algérien » ?

L’un des premiers champs d’intervention de l’autorité de tutelle, réside


dans la non-approbation des dividendes proposés par la Banque. Depuis
1893 une bataille acharnée s’engage entre les dirigeants de la Banque et le
ministre des Finances cherchant à imposer une réduction des dividendes.

Dividendes annuels distribués la BA (1851-1900)162

Dividendes
Exercices Exercices Dividendes (Fr)
annuels

1851-1852……………… 21.60 1875-1876……………... 61

1852-1853……………… 30.65 1876-1877…………….. 66

1853-1854……………… 32.25 1877-1878…………….. 70

1854-1855……………… 36.50 1878-1879……………... 70

1855-1856……………… 37.05 1879-1880……………... 71

1856-1857……………… 35.30 1880-1881……………... 90

1857-1858……………… 36 1881-1882…………….. 80

1858-1859……………… 42.80 1882-1883…………….. 100

1859-1860……………… 46.50 1883-1884……………... 95

1860-1861……………… 45.10 1884-1885……………... 92

1861-1862……………… 54.45 1885-1886……………... 80

1862-1863……………… 57.20 1886-1887…………….. 80

1863-1864……………… 58.15 1887-1888……………... 80

1864-1865……………… 60 1888-1889…………….. 80

1865-1866……………… 62 1889-1890……………... 80

1866-1867……………… 63 1890-1891…………….. 70

- ANF., « Etat de statistique générale » annexé au rapport du CA à l’AG du 28 novembre 1901, 65 AQ


162

A17.

73
1867-1868……………… 65 1891-1892…………….. 60

1868-1869……………… 65.50 1892-1893…………….. 50

1869-1870……………… 66 1893-1894……………... 37.50

1870-1871……………… 66 1894-1895…………….. 30

1871-1872……………… 77 1895-1896……………... 17.50

1872-1873……………… 80 1896-1897…………….. 15

1873-1874……………… 80 1897-1898……………... 15

1874-1875……………… 80 1898-1899……………... 15

1875-1876……………… 61 1899-1900……………... 17.50

Ce qui est frappant à cet égard c’est que les dividendes de la Banque au
lieu d’être réduits lors de l’application du plan de liquidation se sont bien au
contraire accrus. Pendant la décennie prospère des années 1870 la moyenne
annuelle des dividendes est de 73 Fr., alors qu’elle passe lors de la décennie
suivante, c’est-à-dire en pleine dépression économique à 83.86 Fr.
L’augmentation des dividendes en temps de crise prouve que l’intérêt des
actionnaires passe avant tout et qu’on a profité de la crise pour consolider
ses profits. Les pouvoirs publics ont jugé que ces dividendes exorbitants ne
traduisent pas une situation saine de la société et occultent au contraire
l’une des situations les plus périlleuses de l’économie coloniale. Suite aux
réductions de dividendes imposées à la Banque par le ministre des Finances à
partir du début des années 1890, certains administrateurs ont protesté en
affirmant que l’intérêt de 6% garanti par les statuts n’est plus respecté. Un
administrateur fait observer que déjà « plusieurs réclamations d’actionnaires
se sont produites »163 à ce sujet. Le censeur Warot considère que les statuts
de la Banque ne sont plus respectés : « Je ne demande pas, dit-il, la
distribution d’un dividende, je me borne à réclamer l’intérêt »164.

En dépit de ces réclamations, le ministre des Finances continue à obliger


le Banque à restreindre ses dividendes pour faire consolider ses réserves

163
- ANOM., CA du 27 mai 1896, 80 S 130.
164
- ANOM., CA du 2 octobre 1896, 80 S 130.

74
statuaires afin d’être capable de négocier le renouvellement de son privilège.
Quelques mois avant l’expiration du privilège, ces mesures n’ont pas
amélioré la situation de l’institution. Des décisions radicales s’imposent,
entre autres, le départ de Nelson-Chiérico.

Accusé d’être responsable des embarras financiers de la Banque de


l’Algérie devenue « un Panama algérien »165, Nelson-Chiérico est appelé à
d’autres fonctions. Marc Lafon, sous-directeur et assurant la direction par
intérim, reçoit des consignes précises du ministre des Finances pour épurer
rapidement la situation. Il envoie une lettre confidentielle aux chefs des
succursales pour les appeler à agir dans ce sens : « Ainsi que vous le savez, le
montant cumulé de nos comptes courants et de notre circulation fiduciaire
est depuis longtemps beaucoup supérieur au triple de notre encaisse
métallique. Cet écart anti-statuaire s’est élevé en octobre dernier à 48
millions… Pour le faire disparaître progressivement nous devons restreindre,
dans certaines mesures les opérations de la Banque…Nous devons nous
attacher à alléger notre portefeuille des valeurs que sous des apparences
diverses, seraient en réalité des immobilisations »166. La nomination de
Rihouet en avril 1897 directeur de la Banque consolide cette politique de
rigueur préconisée et surveillée de très près par le pouvoir central. Cet
homme « ayant rempli de hautes fonctions avec distinction dans la cour des
comptes »167 bénéficie d’une connaissance profonde en matière de droit. Il
tient sa nouvelle fonction à la tête de la Banque « de M. le Président de la
République »168 et il a reçu « le désir formel de M. le ministre des Finances et
des membres du Parlement »169 de rétablir les équilibres financiers de la
Banque. Après avoir dressé un bilan sombre de la situation de son
établissement, Rihouet annonce sa politique et les moyens de son exécution
en étroite collaboration avec les pouvoirs : « j’ai eu constamment à appliquer
les règles de notre droit financier et à veiller à l’exécution des lois et

165
- La libre parole, 3 août 1897.
166
- ANOM., Lettre du 9 février 1897, 80 S 130.
167
- ANOM., CA du 6 avril 1897, 80 S 130.
168
- Ibid.
169
- Ibid.

75
règlements destinés à assurer le bon emploi des derniers publics. C’est vous
dire quel esprit d’ordre et de régularité je compte apporter »170.

Cette politique de rigueur a donné certains fruits : baisse du compte du


trésor, réduction du papier des comptoirs d’escompte et des immobilisations
à caractère agricole. Toutefois cette même politique a engendré des effets
néfastes comme l’opposition de certains administrateurs et
l’incompréhension de l’opinion publique, ce qui explique la propagation des
rumeurs les plus inimaginables. « La rumeur publique prête à la Banque
l’intention de restreindre brusquement les crédits et refusant tout
renouvellement d’effets à l’escompte »171.

C’est dans ce climat d’incertitude et d’antagonisme que le sort de la


Banque de l’Algérie est discuté au sein du parlement à l’occasion de sa
demande de renouvellement du privilège à la fin de l’année 1897. La presse
et l’opinion publique métropolitaines ont pris part à ce débat. Certains
journaux estiment « qu’il n’y a pas lieu de perpétuer un privilège inutile »172,
d’autres insistent sur les irrégularités commises par la Banque pour aboutir à
la même attitude : « une privilège qui serait maintenu dans les conditions où
la Banque de l’Algérie a exercé celui qui lui a été conféré constituerait une
véritable monstruosité »173. Se trouvant en présence de cette hostilité
métropolitaine appelant à la disparition pure et simple de la Banque de
l’Algérie, le gouvernement central de Paris était obligé de proroger son
privilège seulement pour six mois, et puis il lui a accordé deux fois un sursis
d’un an. Ce délai de grâce visait de la part du gouvernement deux objectifs :
attendre les résultats des améliorations qui commencent à s’opérer au sein
de la Banque et préparer, en cas de leur non-aboutissement, à une autre
alternative en l’occurrence l’extension des pouvoirs de la Banque de France à
l’Algérie.

170
- Ibid.
171
- ANOM., CA du 1er novembre 1897, 80 S 131.
172
- Journal financier français. 20 mai 1894.
173
- La corcade, 28 février 1900.

76
Cinq éléments essentiels vont sauver la Banque avec l’avènement du
XXe siècle :

Tout d’abord l’amorce d’une reprise économique générale en France et


en Algérie et la fin de la dépression capitaliste ;

L’échec des pouvoirs publics à trouver une autre alternative et le refus


catégorique de la Banque de France, qui n’a pas voulu s’engager dans ce
« gouffre algérien », de s’immiscer dans cette affaire ;

Le soutien de l’opinion algérienne à la Banque de l’Algérie qui a mené


une campagne auprès de toutes les institutions de la colonie. Chambres de
commerce, délégations financières, conseils généraux ont tous envoyé des
pétitions au gouvernement réclamant la prorogation du privilège de l’institut
d’émission algérien. Dans un contexte d’hostilité entre la colonie et la
métropole, la Banque de l’Algérie est devenue le symbole du consensus
algérien qu’on cherche à imposer au pouvoir central de Paris ;

Le redressement financier de la Banque suite à la politique de rigueur et


au contrôle rigoureux du ministre des Finances. Ce dernier a reconnu lors de
la discussion du renouvellement du privilège « une amélioration…
notamment dans la fortification des réserves dans une très large mesure, la
réduction notable des immobilisations du portefeuille »174. Néanmoins, cet
effort reste aux yeux des pouvoirs publics insuffisant du moment que la
charge du domaine pèse toujours sur les finances de la Banque ;

L’aliénation du domaine est alors une nécessité pour la Banque.


Reconnaissant que la formation et la gestion de ce domaine est une erreur
économique, elle a accepté la proposition de sa liquidation formulée par le
ministre des Finances. Cherchant à éviter une perte provoquée par la vente
immédiate et rapide de ses propriétés, elle émet le vœu « d’insister auprès
du ministre des Finances… pour qu’il soit accordé à la Banque un délai aussi
long que possible pour liquider son domaine »175. Toutefois, ce vœu est resté

174
- ANOM., CA du 18 juin 1899, 80 S 131.
175
- ANF., 65 A Q A 172, AGE du 16 novembre 1899.

77
sans aucun effet car le gouvernement persiste « à penser que le projet de loi
ne pourra être déposé qu’autant que la résiliation du domaine de la Banque
sera dès à présent assurée »176. Face à cette détermination des pouvoirs
publics, une combinaison est trouvée entre les deux parties. Elle réside dans
la création par la Banque d’une société immobilière ayant pour objet
d’acheter le domaine. Cette opération réalisée, la Banque de l’Algérie a
obtenu, par la loi du 5 juillet 1900, le renouvellement de son privilège
pendant une vingtaine d’années.

Conclusion

Le double échec, et à deux reprises, de la Banque de l’Algérie à juguler la


crise économique algérienne et à redresser sa propre situation, a permis aux
pouvoirs publics d’intervenir. L’existence de la Banque est sauvée par les
mesures dictées par le ministre des Finances beaucoup plus que par sa
propre initiative. L’exemple de la Banque de l’Algérie révèle que l’Etat reste
dans les colonies en temps de crises à la fois le protecteur et le sauveur. Il est
conçu comme une force miraculeuse qui détient la clef de toutes les
solutions. Pis encore, cette conception de l’Etat ne se limite pas aux périodes
de marasme économique ou de calamités naturelles ou encore de guerre,
mais elle demeure la même en temps de paix, de stabilité et de prospérité.
D’autres exemples d’entreprises que nous avons étudiées, comme les
chemins de fer177 et les mines178, confirment cette image que l’on se faisait
de l’Etat dans les colonies d’autant plus que ce dernier accorde les
concessions de terres, de gisements miniers, de lignes ferroviaires, paye la
garantie d’intérêt, et reste le principal bailleur de fonds. Jacques Marseille
avait raison de noter que les colonies sont le champ privilégié de
collaboration entre l’Etat et le capitalisme privé179. Cette intervention ou
cette « aide » de l’Etat aux entreprises coloniales faisant de lui en quelque
sorte le prêteur de dernier recours qui, à notre avis, empêche les entreprises

176
- ANOM., CA du 27 novembre 1899, 80 S 132.
177
- Gharbi (M. L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès éditions, collection Horizon maghrébin, Tunis, 1994.
178
- Gharbi (M. L.) , « L’affaire l’Ouenza », Revue d’histoire maghrébine, n°63-64, juillet 1991, p. 259-277.
179
- Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984, p. 105.

78
coloniales, bancaires ou autres, d’innover, en temps de crise et en temps de
croissance économique.

Deuxième partie

STRATEGIES D’ACTEURS ET Enjeux de Stratégies d’acteurs


et enjeux de la modernité

79
ETRE ARABOPHILE EN ALGERIE AU XIXe SIECLE :

LE CAS DES SAINT-SIMONIENS180

L’intérêt et la richesse du cas de l’Algérie du XIXème siècle, en matière


d’extranéité, se vérifie, de nos jours, à plus d’un titre. En témoignent les
traumatismes résultant de la guerre d’Algérie tels que vécus par les différents
protagonistes.

Du point de vue historique, l’Algérie est le seul pays arabe qui a connu
une situation coloniale incarnée par une domination française établie depuis
1830.

80
Bien plus, l’Algérie a été une sorte de laboratoire au sein duquel toutes
les méthodes de gouvernance et toutes les théories concernant les rapports
entre colonisateurs et colonisés ont été testées181.

Par ailleurs, le fait colonial a mis face à face plusieurs populations et


communautés d’origines et de cultures diverses réclamant chacune le droit
du sol qu’on refuse aux autres, considérés comme étrangers. Au sommet de
la hiérarchie sociale se trouvent les Français qui se donnent une légitimité
par la conquête et la pacification qu’ils continuent à réclamer. Explorations
archéologiques et missions scientifiques sont devenues fréquentes à partir de
la fin des années 1830 afin de créer une nouvelle mémoire fondée sur les
vestiges d’une ancienne présence européenne sur cette terre qu’ils
baptisent, à dessein, l’Afrique. Cette désignation est une manière de
s’approprier ce territoire en mettant un terme à la parenthèse arabe.
D’ailleurs, ils finiront par s’identifier au pays en se faisant appeler les
Algériens182, refusant même d’être dénommés comme Français. Se
considérant différents de ces derniers par leur genre de vie et par leurs
intérêts, ces Algériens se sont ainsi créé une nouvelle identité à laquelle les
métropolitains donneront, au moment de la décolonisation, l’appellation
pieds-noirs.

Les autres Européens, notamment les Espagnols, les Italiens, les Maltais,
les Belges et les Allemands constituent une autre catégorie de gens venus en
Algérie où ils occupent une position médiane due, en plus de leur origine
européenne, à la possibilité d’une mobilité sociale offerte par
l’assimilation183. C’est aussi le cas des Juifs qui, bien que, dans leur grande
majorité, ils ne soient pas venus d’Europe, ont acquis une certaine ascension

180
In Etre étranger au Maghreb et ailleurs, collectif, sous dir. Gharbi (M.L), Fac des Lettres, des Arts et des
Humanités Manouba et Laboratoire Diraset maghrébines, Tunis, 2012, pp. 131-147.
181
Ageron (Ch. R.), Les Algériens musulmans et la France, PUF, Paris, 1968.
182
En plus de L’Etranger, Albert Camus exprimait bien cette identité en écrivant : « Quelle chance d’être né
au monde sur les collines de Tipasa. Et non à Saint Etienne ou à Roubaix », Carnets, III, 20 janvier 1989, p.
154, cité par J. Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée,
Fayard, Paris, 2001, p.11.
183
Nous pouvons citer le cas de Neslson-Chérico ayant des origines italiennes devenu directeur de la Banque
d’Algérie de lors des années 1880, voir :

81
par leur dynamisme économique et, également, grâce aux décrets Crémieux
de 1870184. En bas de la hiérarchie sociale se trouvent les Arabes et les
Berbères qui se considèrent comme des musulmans affaiblis et humiliés par
les Roumis, dénomination générique pour tous les Européens venus d’ailleurs
violer cette terre d’islam. Face au droit de conquête et de pacification que
revendiquent les Français d’Algérie, les Arabes et les Berbères réclament le
droit du sol et le devoir du Jihad. Cela explique le soulèvement d’Abdelkader,
la révolte de l’Est algérien, l’insurrection de Bouamama et, ultérieurement, le
mouvement de libération nationale.

Dans le contexte du mouvement national, ces Arabo-Berbères finissent


par construire une nouvelle identité collective tout en s’appropriant le terme
utilisé par leurs adversaires qui se considéraient comme les véritables
Algériens. Dans un souci d’objectivité traduisant une volonté de conciliation,
certaines études estiment que cette identité algérienne est la chose la mieux
partagée par toutes ces communautés, raison pour laquelle elles parlent
d’Algériens musulmans185 et d’Algériens français186.

Ainsi, contrairement à d’autres contextes historiques, le contexte


colonial présente-t-il un cas atypique parce que l’extranéité n’est pas
stigmatisante, mais, au contraire, valorisante.

Les saint-simoniens se sont distingués par leur perception particulière


des colonisés, raison pour laquelle leurs adversaires les qualifient
d’arabophiles, appellation qui les distingue des arabophones, dont le référent
est limité au fait qu’ils sont simplement des gens initiés à la culture arabe.

Gharbi (M.L.), Crédit et discrédit de la Banque d’Algérie, PUF, Paris, 2005, pp.224-225.
184
Cette mobilité sociale des Juifs n’a pas empêché des tensions témoignant, dans certains cas, de l’échec de
cette assimilation, voir :
Gharbi (M.L.), « La crise anti-juive en Algérie à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un métissage ? », in Histoire
des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux peuples ? Ouvrage collectif, s. d. Bernard
Grunberg et Monique Lakroum, L’Harmattan, Paris, 1999, pp. 133-142.
185
Ageron (Ch. R.), Les Algériens musulmans, op. cit.
186
Il faut reconnaître que, pour cette dernière catégorie, l’appellation qui a fini par triompher, notamment
depuis la décolonisation, est Français d’Algérie ; Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Julliard, 1961 ;
Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, op. cit.

82
Comment peut-on être arabophile dans un milieu colonial dominé par le
refus et l’exclusion de l’indigène ?

Aux origines de l’arabophilie : le réseau saint-simonien

Le saint-simonisme est une théorie apparue en France au début du


XIXème siècle dans un contexte marqué par les bouleversements politiques
et économiques européens et méditerranéens résultant de la Révolution de
1789 et de la naissance de l’industrie moderne. Par sa nouvelle pensée
philosophique, Saint-Simon187 cherchait à définir les fondements d’une
nouvelle société, un peu à la manière des socialistes de l’époque. D’après, ce
mode de pensée, la diffusion du progrès technique, notamment les nouvelles
voies de communication, comme les chemins de fer et la mobilisation des
capitaux à large échelle, devraient toucher non seulement les différentes
catégories de la société industrielle européenne, mais aussi d’autres peuples
extra-européens188 en vue d’une modernité et d’un bonheur universels.
Universalisme et humanisme sont la pierre angulaire de cette philosophie.
Deux autres idées force sous-tendent par ailleurs cette théorie : la fusion des
races et l’union entre l’Orient et l’Occident. Celui-ci devrait apporter son
savoir technique et celui-là son expérience et sa richesse culturelles afin de
moraliser le matérialisme de l’économie et de la société industrielles.

Rapidement cette théorie s’est transformée en dogme et en véritable


ordre religieux, aspect qui se traduit par la vie des adeptes dans le couvent à
Ménilmontant et le port de tenues vestimentaires particulières. Nous
pouvons même affirmer qu’ils évoluent en une sorte de communauté avec

187
Ansart (P.), Saint-Simon, PUF, Paris, 1969.
Parmi les publications de Saint-Simon nous pouvons citer :
- Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, 1802.
- Essai sur l’organisation sociale, 1802 (brochure),
- Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807-1808) ; Esquisse d’une nouvelle Encyclopédie
ou Introduction à la pholosophie du XIXe siècle, 1810.
Histoire de l’homme, 1810.
188
Michel Chevalier l’un des théoriciens, sinon le plus important théoricien de l’époque, était saint-simonien.
Les frères Pereire qui croyaient à cette pensée ont le mieux incarné ces idées par leur Crédit Mobilier et par
leur rôle actif dans la construction du réseau ferroviaire français. Voir à ce sujet : Jean Autin, Les frères
Pereire. Le bonheur d’entreprendre, Perrin, Paris, 1984.

83
une hiérarchie et un mode de vie bien spécifiques. Après la mort de Saint-
Simon en 1825, le Père Enfantin est désormais le prophète de cette nouvelle
religion fondée sur une trilogie : Dieu, le Père et la Mère. Ainsi, les Saint
Simoniens étaient toujours à la recherche de cette Mère que le Père Enfantin
est allé lui-même découvrir. Istanbul, se situant à la porte de l’Orient pourrait
être, à leurs yeux, cette Mère. Après un séjour dans cette ville, le Père fut
déçu et le Caire fut désormais, pour lui, l’espoir recherché. Le legs de
l’expédition de Napoléon en Egypte et la politique moderniste de Mohamed
Ali ont nourri cette conviction, raison pour laquelle tous les apôtres du Saint-
simonisme ont effectué de longs pèlerinages dans ce pays et y ont appris
l’arabe. C’est le cas, en plus du Père Enfantin, d’Ismail Urbain et de Léon-
Roches. Malgré une nouvelle déception, les Saint-simoniens ont toujours
gardé une admiration particulière pour l’Egypte : en témoigne la construction
du Canal se Suez par une importante figure du saint-simonisme, en
l’occurrence Ferdinand de Lesseps189.

En plus de ces multiples échecs, la conquête de l’Algérie changea la


donne. C’est alors que les Saint-simoniens se mettent à découvrir ce pays, ses
habitants et sa culture. La visite du Père Enfantin, qui est arrivé à Alger en
décembre 1839 en tant que membre de la Commission chargée
d’explorations scientifiques en Algérie, constitue un tournant à ce sujet. Non
seulement le Père effectue un travail d’ethnographe pour la découverte de
l’Autre, mais l’Algérie est désormais pour lui la Mère tant recherchée. Les
saint-simoniens misent alors sur ce pays où pourrait se faire l’union entre
l’Orient et l’Occident.

En somme, le séjour du Père en Algérie, de décembre 1839 jusqu’au 20


octobre 1841, lui a permis, certes, de tisser des liens avec l’autorité
algérienne, mais, de même, de constituer un puissant réseau d’adeptes qui,
au-delà de la colonie, s’étend à la Métropole. Des hommes comme Ismail
Urbain ont déjà préparé le terrain puisqu’il était déjà installé dans la province
orientale depuis longtemps. Il a été le relais entre le Père et le milieu algérien

189
Bonin (H.), Suez, du canal à la finance (1858-1987), Economica, Paris, 1987.

84
avec sa composante arabe et française. Nous pouvons même affirmer que
c’est lui qui a initié son maître aux hommes et aux choses de ce pays.

En plus de ces deux hommes qui avaient une place particulière dans ce
réseau, les militaires formaient une autre strate du système. Ce sont
généralement les officiers des fameux bureaux arabes qui, en côtoyant ces
populations, ont fini par admirer certains aspects de leur culture et même
subir leur influence et prendre leur défense. Quelques exemples peuvent
être cités pour illustrer l’itinéraire de ces hommes qui ont admiré l’Autre et
sa culture.

Le colonel Laurent-Estève Boissonnet, directeur des affaires indigènes


de la province de Constantine, ami d’Abdelkader, fondateur en 1857 de la
Société historique d’Alger est berbérisant et arabophile convaincu190. En plus
de ses relations étroites avec Ismail Urbain, ses idées et ses points de vue
sont appréciés par Napoléon III. Après avoir travaillé dans des bureaux arabes
de plusieurs contrées de la province d’Oran, Joan Dasturgue, est devenu
spécialiste des affaires arabes de l’ouest algérien et des questions
marocaines. En plus de l’arabe, il a appris le touareg et il s’est adonné à
l’histoire en étudiant les tribus de la région de Mascara. Tout cela le
prédispose à occuper le poste de directeur politique des affaires du Général
Deligny de 1863 à 1870191. Charles Joseph Wolf, qui maitrise l’arabe et le
kabyle, est un autre exemple d’officier qui a passé toute sa carrière aux
bureaux arabes192.

Après les officiers des bureaux arabes, une autre catégorie de personnes
tient une place importante dans le réseau saint-simonien et joue un rôle
déterminant dans cette politique arabophile, à savoir les interprètes.
L’exemple le plus célèbre est celui de Léon Roches qui s’est engagé dans le
corps des spahis en 1837 et est, par la suite, devenu l’ami d’Abdelkader et
désigné en 1842 par Bugeaud comme interprète en chef. Il est en relation

190
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870), SNED,
Alger, 1977, p. 756.
191
Ibid. p.761.
192
Ibid., p. 783.

85
d’amitié et d’intérêt avec les Lesseps. Si la carrière de cet homme s’effectue
dans la diplomatie, la plupart des interprètes évoluent dans les bureaux
arabes ou dans d’autres institutions algériennes. C’est le cas de Charles Henri
Brosselard qui parle l’arabe et le berbère et occupe la fonction d’interprète
principal de l’armée. Auguste Martin est un autre exemple d’interprète
militaire qui, après sa retraite, devient professeur de la Chaire d’Arabe à
Constantine193.

Interprètes et officiers des bureaux arabes appartenant au clan


arabophile sont liés au réseau saint-simonien par un homme qui joue le rôle
d’intermédiaire entre les militaires et chefs civils, à savoir Ferdinand
Lappasset. Très versé dans l’étude de l’arabe194, cet officier est lui-même
responsable à différentes reprises de plusieurs bureaux arabes avant d’être
nommé en 1853 directeur divisionnaire des affaires arabes pour la province
d’Alger. Il entretenait une correspondance permanente avec Ismail Urbain et
le Père Enfantin dans laquelle il leur explique les attitudes à prendre et la
politique à suivre pour la défense des populations autochtones. Il leur
recommande, également, d’exercer une influence dans ce sens sur l’autorité
administrative et politique algérienne et métropolitaine.

En effet, des responsables politiques et administratifs en Algérie ont


joué le jeu du Père Enfantin et de son ami Ismail Urbain. Leurs charges
politiques ou administratives ne permettaient pas une affiliation ou une
adhésion manifeste au réseau saint-simonien. Toutefois, par leur influence et
leur pouvoir, ils ont servi la cause saint-simonienne en général et arabophile
en particulier. Jérôme David qui a commencé son expérience africaine dans
les bureaux arabes avait une parfaite connaissance de la langue arabe. Après
avoir été attaché au cabinet du prince Napoléon, il a été nommé ministre de
l’Algérie en 1858. Il sera par la suite vice-président du corps législatif où il
sera le défenseur de l’armée et des bureaux arabes. Il restera toujours
conseiller de l’Empereur en matière de politique algérienne et défendra

193
Ibid., p. 773.
194
Ibid., p. 771.

86
l’idée d’un royaume arabe195. Brosselard, qui a commencé comme interprète
entre dans l’administration préfectorale à Alger pour devenir, par la suite,
préfet d’Oran, est resté fidèle à ses penchants arabophiles. Chanzy,
spécialiste des affaires arabes de l’Ouest et directeur des affaires arabes de la
subdivision de Constantine de 1856 à 1858, a servi lui aussi la cause
arabophile. Henri Gresley qui a débuté dans la direction des affaires arabes
de la division de Constantine était le conseiller du Général Desvaux. A cause
de ses prises de positions, il a été la cible des colonistes196. Certains
gouverneurs généraux, comme le Maréchal Randon ou des hauts
fonctionnaires, comme Charles Tassin, véritable plaque tournante de la
politique algérienne197, ont joué le jeu arabophile. Des hommes politiques
étaient en relation étroite avec des figures notoires du saint-simonisme
algérien. C’est le cas de l’ami de Lacroix, Gervais de Caen, qui a favorisé les
arabophiles à plusieurs égards.

Mis à part leurs convictions personnelles, ces responsables politiques ou


administratifs étaient attachés au clan saint-simonien par des hommes
comme Frédéric Lacroix, ami de Randon, de Lappasset et d’Urbain. En plus de
son engagement saint-simonien, Frédéric Lacroix, par ses différentes
attaches, ses multiples fonctions administratives, son expérience de
publiciste et son savoir historique et géographique du monde algérien, a
assuré, dans le cadre de la mouvance arabophile, le lien entre le clan militaire
et impérial et le clan intellectuel198.

Indéniablement, plusieurs intellectuels ou militaires, se transformant en


véritables orientalistes199, militaient en faveur des idées arabophiles, en
collaboration avec le réseau saint-simonien. Parallèlement à ses fonctions
militaires surtout dans les bureaux arabes, Louis Joseph Hanoteau qui

195
Ibid., p. 761.
196
Ibid., p. 767.
197
Ibid., p. 781.
198
Ibid., p. 770.
199
Messaoudi (A.), Savants, conseillers, médiateurs : les arabisants de la France coloniale (vers 1830- vers
1930), Thèse en histoire, Université Paris I-Panthéon Sorbonne, 2008, dactylographié, p.168-195.

87
connaissait l’arabe et le berbère a évolué en orientaliste200. Nicolas Perron,
médecin de formation, à l’instar du Docteur Warnier, est le prototype de
l’intellectuel et de l’orientaliste qui a travaillé aussi bien en Algérie qu’en
Egypte. Après avoir été professeur à l’Ecole de médecine du Caire où il a
publié de nombreux ouvrages en Arabe, il a été nommé directeur du premier
collège arabe français et devient, en 1864, inspecteur des écoles arabes
françaises d’Algérie201.

Parallèlement à l’armée, aux milieux politiques et aux intellectuels, le


réseau saint-simonien s’appuie sur le monde des affaires aussi bien algérien
que métropolitain. En plus de Frédéric Lacroix, principal instigateur du réseau
ferroviaire algérien, d’autres hommes d’affaires installés en Algérie ou ayant
des intérêts dans ce pays sont impliqués dans le saint-simonisme. Arlès-
Dufour, le puissant capitaliste lyonnais202, Jean Auguste Rey203 et Jourdan204
ont tenté de contribuer, surtout par leurs institutions bancaires, à la diffusion
du crédit à large échelle. La Société Générale Algérienne, créée en 1864 à la
fois comme établissement de crédit et comme organisme de colonisation, est
la meilleure réussite saint-simonienne en Algérie205.

En somme, les saint-simoniens ont réussi à mettre en place en Algérie


tout un réseau fondé sur des bases idéologiques dont la plus importante est
l’arabophilie. Sa force ne réside pas uniquement dans le fait qu’il a touché
toutes les institutions de l’Algérie coloniale, mais, notamment, dans sa
capacité de mobiliser des hommes et des responsables non saint-simoniens
en faveur de la cause arabophile. Force est alors de préciser que tous les
arabophiles ne sont pas des saint-simoniens. Le général Yusuf en est la

200
Il a publié plusieurs ouvrages de linguistique et de grammaire des dialectes kabyles et touaregs. Parmi ses
écrits nous pouvons citer Poésies populaires de la Kabylie, du Jurjura (1867), La Kabylie et les coutumes
kabyles (1873).
201
Rey-Goldzeiguer (A.), op. cit., p. 777.
202
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb (1847-1914),
Faculté des Lettres, la Manouba, Tunis, p. 106.
203
Rey (J.A.), La Banque en Algérie, Imprimerie A. Brouge, Alger 1858.
204
Jourdan, Projet de création d’une banque agricole et d’amortissement, Imprimerie algérienne Dubos
frères, Alger, 1859.
205
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb, Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien,
Cérès Production, Tunis, 1994, pp. 36-38.

88
meilleure illustration. Il en va de même pour les arabisants qui ne sont pas
tous des arabophiles206. Berbugger, orientaliste et archiviste fondateur en
1856 de la Société historique algérienne avec sa Revue Africaine est connu
pour avoir servi l’action coloniste207.

Ainsi, nous pouvons asserter que nous sommes en présence de plusieurs


cercles : le premier est celui des maîtres comme le Père Enfantin puis Ismail
Urbain ; le deuxième est celui de certains chefs de file comme Frédéric
Lacroix ou Lapasset ; le troisième est constitué par une élite de
polytechniciens, comme Laurent-Estève Boissonnet, le dernier maillon de la
chaîne étant celui des sympathisants. Il est évident que le nombre des
adeptes s’élargit au fur et à mesure qu’on passe d’un cercle à l’autre. Bien
qu’ils soient élitistes, les saint-simoniens ont réussi à créer un réseau, à la fois
fermé et ouvert, traversant la plupart des institutions et l’essentiel des
milieux de l’Algérie coloniale. Grâce à leur conviction, mais aussi à leur
pragmatisme ils ont pu utiliser cette chaîne de relation en faveur de leur la
cause.

Quelles sont les idées et les pratiques arabophiles mises en œuvre par
ce puissant réseau contrôlé par les saint-simoniens ?

Idées et pratiques arabophiles

La première idée qui mérite d’être clarifiée est relative à l’attitude des
saint-simoniens à l’égard de la conquête de l’Algérie et de la colonisation
d’une manière générale. Les fondements de leur théorie, comme
l’humanisme, les ont prédisposés à se hisser contre ce phénomène perçu
comme une sorte d’agression et d’injustice. Le progrès, les techniques et le
bonheur devraient être répandus par des moyens pacifiques, notamment la
science, l’apprentissage et l’éducation de l’Autre208. D’ailleurs, leur tâche

206
Messaoudi (A.), Savants, conseillers, médiateurs, …, Op. Cit., p. 192-193.
207
Rey-Goldzeiguer (A.), op. cit., p. 757. Berbugger est aussi historien, archéologue et épigraphiste. Il a
collecté les archives algériennes qui constitueront le fonds arabe des archives d’Alger.
208
Le Père Enfantin qui reste toujours attaché à l’Orient a écrit dans une lettre à Arlès-Dufour datée du 26
janvier 1840 : « Que les musulmans de Constantinople continuent à apprendre le français, les mathématiques ;
qu’ils aient nos théâtres, nos plaisirs sous leurs yeux…et ils seront à nous mille fois plus que si nous tenions

89
essentielle consiste, à leurs yeux, à jouer le rôle de missionnaire de cette
nouvelle civilisation universelle, sorte de mondialisation humaine, auprès des
autres peuples.

Sans aller jusqu’à renier ce principe, ils ont modifié leur attitude au sujet
de la présence française en Algérie. Avec la pacification de plusieurs
territoires, surtout après la conquête de Constantine en 1837 et l’installation
d’une importante population européenne qui commence à réussir certaines
expériences, ils estiment que l’Algérie pourrait être leur terre promise. Leurs
multiples échecs pour retrouver la Mère, ainsi que leur pragmatisme, ont
renforcé cette posture. Mieux encore, ils estiment que toutes les conditions
pour concrétiser leur idéal sont réunies en Algérie : la présence de plusieurs
communautés dans ce pays, son appartenance à l’Orient, sa richesse
naturelle et culturelle et le dynamisme d’une élite européenne
entreprenante capable d’être l’instigatrice du progrès. Ainsi, tous les
ingrédients sont là pour que l’Algérie soit le terrain sur lequel sera réalisée
l’union entre l’Orient et l’Occident. Toutes ces raisons sont suffisantes pour
que les saint-simoniens croient, tout en bannissant la colonisation comme
système de domination et d’humiliation de l’Autre, que celle-ci pourrait être
transformée en une chance pour les différentes races, surtout arabe et
française. Loin d’être une sorte d’acrobatie intellectuelle, cette équation
traduit un certain réalisme. En effet, la colonisation étant un fait réel qu’ils ne
peuvent éradiquer, leur devoir consiste, donc, à en faire un instrument au
service de l’Arabe. Leur tâche est alors d’effectuer un changement de
l’intérieur du système pour l’adapter à leur idéal et aux intérêts des
populations locales.

Pour réaliser cet objectif, les saint-simoniens ont commencé à mener


des enquêtes partout en Algérie transformée en véritable champ
d’investigation. Tribus, coutumes, langues, vestiges du passé sont désormais
sujet d’étude et souvent d’admiration, la méthode la plus efficace pour
connaître l’Autre étant, bien évidemment, de comprendre sa culture.

garnison au Caire, à Smyrne et à Scutari et mille fois plus à nous qu’aux Russes et aux Anglais », cité par M.
Emerit, Les saint-simoniens en Algérie, p. 95.
90
Certains, comme le Docteur Warnier, sont allés vivre des mois et des années
avec des tribus en adoptant leurs comportements et leurs modes de vie. En
agissant ainsi les saint-simoniens se sont transformés en linguistes, en
ethnographes, en historiens se spécialisant de plus en plus dans la
connaissance de l’Autre. Ils sont sinon les pionniers, du moins parmi les
premiers à fonder ce nouveau type de savoir colonial qui a pour objet l’Arabe
et le Berbère. Le résultat de cette quête de l’Autre est une série de riches et
formidables publications sur la société locale se rapportant presque à tous les
aspects de la vie humaine. S’il est difficile de citer tous ces écrits, certains
méritent d’être signalés non seulement pour leur pertinence, mais aussi et
surtout pour leur perception des Arabes et des Kabyles.

Tout d’abord l’ouvrage du Père Enfantin, rédigé au terme de sa


participation à la Commission Scientifique de l’Algérie, intitulé Colonisation
de l’Algérie209, retrace un tableau des injustices commises à l’égard des
populations musulmanes. Les titres des publications d’Ismail Urbain sont plus
explicites. Certaines d’entre-elles, en l’occurrence Français et indigènes210, ou
Indigènes et immigrants211, posent le problème des liens qui devraient unir
Français et Arabes, alors que d’autres traduisent une posture favorable aux
populations autochtones et annoncent un programme en leur faveur, comme
La tolérance dans l’islamisme212 et L’Algérie pour les Algériens213. D’autres
arabopiles engagés, Comme Antoine Carette, ont mis en évidence l’existence
d’un peuplement local très ancien ayant son genre de vie et sa propre culture
par des travaux, comme Etudes sur la Kabylie proprement dite214 et
Recherches sur les principales migrations des tribus de l’Afrique
septentrionale215. La question des rapports entre les deux principales
communautés vivant en Algérie et la nécessité d’une coexistence pacifique
est évoquée par plus d’un auteur saint –simonien à l’instar de Ferdinand

209
Paris, chez Bertrand, 1848.
210
Revue de l’Orient et de l’Algérie, 1848, t. 12, pp. 251-259.
211
Paris, 1862.
212
Revue de Paris, 1er avril 1857.
213
Pseudonyme. Voisin, Paris, 1861.
214
1848-49.
215
1853.
91
Hugonnet qui, en plus de ses Souvenirs de chef de bureau arabe écrit en
1858, traite dans une autre publication de 1860 des rapports entre les
Français et les Arabes en Algérie. Jean Baptiste Montaudon, écrit en 1869,
quant à lui, une brochure ayant pour titre Etude sur l’Algérie pour la fusion
des races. Enfin, et pour se limiter à ce dernier exemple, Louis Auguste Pein
publie Lettres familières sur l’Algérie, un petit royaume arabe.

Ouvrages, brochures, articles de journaux, lettres et correspondances


sont incontestablement utilisés pour exprimer et diffuser les idées
arabophiles chez l’opinion publique française d’une manière générale et
coloniale d’une manière particulière. Ces moyens d’expression sont aussi
employés comme instrument de lutte pour convaincre l’autorité algérienne
et métropolitaine. Voilà pourquoi certains auteurs, vu leur activité officielle,
n’hésitent pas à recourir à des pseudonymes ou à publier des écrits
anonymes mettant en cause la politique du gouvernement216. Ainsi, les saint-
simoniens, qui ont le sens de la communication, ont fait usage des moyens
les plus divers et les plus efficaces pour convaincre : ils se sont avérés de
bons polémistes et ont réussi à passer leur message aux plus hautes sphères
de la société et de l’administration françaises d’Algérie.

En somme, les saint-simoniens estiment que leur connaissance de la


société et de la culture arabes et leur appartenance à la civilisation
européenne leur donnent une double identité. Loin d’être une forme
d’ambivalence, cette double identité est, au contraire, perçue comme un
enrichissement et est, de ce fait, destinée à être renforcée. Plusieurs idées et
plusieurs moyens sont conçus dans cette perspective : plus qu’un simple
brassage de populations, ils préconisent une sorte de melting-pot, ou mieux,
de métissage biologique et culturel. Fils d’un commerçant marseillais et
d’une négresse esclave de Cayenne217, Ismail Urbain est un mulâtre qui
incarne bien cette idée de métissage qui l’a marqué pendant toute sa vie. Il

216
C’est le cas de Frédéric Lacroix qui publie en avril 1863 une brochure anonyme intitulée L’Algérie et la
lettre de l’Empereur.
217
Il a écrit à propos de sa mère : « Je vous dis que je suis l’apôtre de la chair noire, des négresses et des noirs.
Je vous dis que mon aïeule était noire, qu’elle était esclave et qu’elle a souffert de l’amour impur de son
maître », Cité par M. Emerit, Les saint-simoniens…, op. cit., p. 70.

92
s’est partagé la tâche avec son ami Gustave d’Eichtal qui s’est consacré à
l’étude de la race noire, alors qu’Urbain s’est spécialisé dans l’étude des
populations et de la culture arabes. D’ailleurs, ils publient ensemble en 1839
Lettres sur la race noire et blanche. Ils soutiennent, dans ces écrits, que les
Arabes et les Européens constituent une seule race -ce qui favoriserait leur
cohésion ; alors que les noirs forment une autre race qui doit, elle aussi,
fusionner avec la race blanche218.

Cette idée de métissage est à concrétiser par deux moyens : les


mariages mixtes et l’échange culturel. Non seulement Ismail Urbain est
mulâtre, mais à 18 ans il a aimé une femme noire de la Guyane, puis une
mulâtresse égyptienne musulmane, Hanem. En Algérie, il s’est marié avec
une musulmane, Nouna, qu’il a aimée de toute son âme et qui lui a donné
une fille conciliant la foi musulmane et la culture française219. Le peintre
Morelet a épousé, lui aussi, une musulmane algérienne, ce qui ne prouve pas
qu’il est moins panthéiste qu’Urbain220. Le Maréchal Louis Morris s’est marié
à une juive autochtone de Constantine, Zohra ben Krouli, dite Louli221. Ces
mariages mixtes sont l’exemple d’une double intégration qui a permis à ces
hommes et à ces femmes d’être des passeurs de rives.

L’échange culturel constitue une autre forme métissage vécu et sollicité


par les arabophiles. Ismail Urbain s’est converti à l’Islam en Egypte, car il n’ pas
voulu rester, comme il l’a écrit lui-même, incompris dans ce pays222 ou encore,
comme l’a noté M. Emerit, « le roumi simplement toléré »223. Il s’est fait
circoncire et il a choisi le nom d’Ismail, « nom de prophète précise-t-il, nom
symbolique pour moi, dans lequel se réunissent presque tous les caractères de

218
Les Juifs sont exclus de cette théorie. Une grave crise opposera les Français aux Juifs à la fin du XIXe
siècle suite au décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui a décidé une naturalisation collective des Juifs
d’Algérie. Voir notre article : « La crise anti-juive en Algérie de la fin du XIXe siècle : l’échec d’un
métissage ? », in Histoire des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux peuples?,
l’Harmattan, 1999, collectif, publié Bertrand Grunberg et Monique Lakroum, Paris, pp.133-142.
219
Emerit (M.), op. cit., p. 82.
220
Ibid., p.93
221
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe…, op. Cit., p. 776.
222
Cité par Emerit (M.), op. cit. p. 76.
223
Ibid., p. 72.

93
mon apostolat. Ysmayl, fils d’une esclave, un bâtard abandonné de son père.
C’est lui dit la tradition qui a découvert une source d’eau auprès de la Mecque
et qui a bâti avec son père Ybraym la Caaba. Qui sait si Dieu ne me réserve pas
de découvrir dans ses déserts qu’on a créés là où fleurissait la foi, une source
nouvelle où toutes les populations musulmanes viendront se désaltérer » » ?
224
. S’il a choisi l’Islam, c’est aussi parce cette confession est, à ses yeux, comme
l’a écrit M. Emerit, « la plus tolérante des religions »225. Toutefois, avec cette
conversion à l’islam, Ismail Urbain ne renie pas sa nationalité et son identité
françaises. Bien au contraire, il a écrit à l’agent de France au Caire qu’il n’entend
pas renoncer à sa qualité de citoyen français. Mieux encore, par son adoption
de l’Islam, il veut donner l’exemple. Voilà pourquoi il n’hésite pas de comparer
le père Enfantin à Mohamed et à affirmer qu’est venu « le temps où il faut que
les chrétiens se fassent musulmans »226. Léon Roches a pu, quant à lui, se rendre
à la Mecque pour obtenir une fatwa227.

Indéniablement, ces hybrides culturels228 peuvent mieux accéder au


monde de l’Autre et le changer dans le sens voulu. Mais au-delà des hommes,
selon la vision arabophile, le métissage culturel devrait être relayé et accompli
par des institutions. Un institut oriental, dont l’idée est lancée par le Père
Enfantin, est destiné à être un instrument d’échange culturel entre l’Europe et
l’Islam. La double appartenance culturelle des saint-simoniens et leur
connaissance des deux principales communautés de l’Algérie coloniale leur
permettent, en conséquence, d’assurer la médiation entre ces deux groupes.
C’est d’ailleurs la mission que s’est fixée Ismail Urbain en écrivant au Père
Enfantin : « Il y a deux manières d’interpréter ma présence en Afrique, explique-
t-il. Je pouvais ou m’attacher exclusivement aux Arabes et espérer d’exercer un
jour sur eux une grande autorité comme musulman et comme avocat de la

224
Cité par Emerit (M.), ibid., p.73.
225
Ibid, p. 234. Cet auteur note aussi à la même page : Pour lui la résistance des Arabes de l’Algérie n’est
point due au fanatisme, mais à leur patriotisme et à leur manque de confiance à l’égard des Européens.
226 226
Cité par Emerit (M.), ibid., p.77. sic.
227
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe…, op. Cit., p. 779.
228
Liauzu (C.), « Disparition de deux hybrides culturels », in Confluences Méditerranée, p.113.

94
civilisation auprès d’eux, ou bien me poser comme représentant des Arabe
auprès des Français »229.

Cette médiation s’est concrétisée dans un domaine vital pour les Arabes et
pour les Français, à savoir celui des terres et de la propriété. La politique
coloniale était marquée par le refoulement des tribus et la confiscation de leurs
terres offertes aux colons. L’Algérie a connu, dans ce domaine, plusieurs
expériences, en l’occurrence le système de concession, fondé sur l’intervention
de l’Etat qui accordait directement les terres aux colons et octroyait de grands
domaines à des sociétés qui se chargeaient de créer des centres de colonisation
par un peuplement européen. Le grand perdant de cette politique était les
populations arabes fragilisées, qui ne détenaient pas généralement des titres de
propriétés écrits.

Tout en dénonçant ce système et ces injustices, les saint-simoniens ont


étudié le droit musulman en publiant des livres, des brochures et des articles
appuyant l’existence d’une propriété privée et collective en terre d’Islam
différente de celle connue par les Européens. Les terres ‘arch sont pour eux une
propriété exclusive des tribus qui ne devraient pas être dépossédées. Mieux
encore, les arabophiles ont milité pour l’octroi de lotissements de terres
défrichées aux Arabes comme aux colons. La Société Générale Algérienne, dite
société des 100 millions, créée et gérée par des saint-simoniens, a bénéficié
d’une concession de 100 000 ha dont une partie a été a été remise à certains
Arabes, sorte de colons non européens.

Outre la préservation de la propriété musulmane, les arabophiles ont


défendu le maintien des institutions locales qui méritent, dans certains cas,
d’être réformées ou doublées d’autres organisations françaises. Tel est le cas de
la justice musulmane qui, selon eux, devrait être maintenue. C’est également le
cas du système d’enseignement dans lequel devait être introduite une dose de
français et de sciences modernes.

229
Cité par Emerit (M.), op. cit., p.83.

95
Ainsi, toute la philosophie saint-simonienne, d’une manière générale, et
arabophile, d’une manière particulière, a comme toile de fond la tolérance qui
exige le respect de l’Autre et de sa culture. Aussi bien dans leurs idées que dans
leurs actions, les arabophiles étaient défavorables à la violence utilisée contre
cet Autre. Dans une correspondance entre le Père Enfantin et Ismail Urbain,
celui-là écrit : « Je te demande pour l’amour de moi, de prétendre à sauver les
noirs par l’amour des blancs pour toi et pour eux, et non par la révolte
seulement et la violence, quoique la révolte et la violence soient voulus de Dieu
pour certains lieux et certains âges »230.

Conclusion

Les arobophiles ont-ils réussi ou non?

Les idées saint-simoniennes en général et arabophiles en particulier sont


souvent considérées comme de simples illusions, ce qui laisse entendre leur
échec et prouve encore que ces hommes étaient doublement étrangers :
c’est-à-dire qu’ils étaient rejetés aussi bien par le monde colonial que par la
société arabe. Toutefois, nous pensons qu’ils ont réussi, malgré tout, à
introduire en Algérie coloniale une vision valorisante de l’Autre. Les Arabes
ainsi que les Français ne sont pas, en fin de compte, si étrangers dans ce pays
cosmopolite. La preuve de cette réussite est palpable à travers quelques
éléments :

La mobilisation du clan coloniste qui, pour la première fois, se trouvait


dans une position défensive et dans une situation de faiblesse.

L’engagement de Napoléon III dans la création d’un royaume arabe,


sous l’influence des arabophiles, est une autre preuve de cette réussite.
Certes, l’avènement de la Troisième République a permis aux colonistes de
reprendre les avant-scènes, ce qui suppose un échec à moyen terme,
toutefois, nous pensons que la réussite saint-simonienne et arabophile est à
cerner surtout à long terme :

230
Cité par Emerit (M.), op. cit., p. 71.

96
Sur le plan économique, ils ont réussi à introduire de nouveaux moyens
de communication au Maghreb, incarnés par le réseau ferroviaire. Le même
combat a continué à être mené par F. de Lesseps pour la réalisation d’un
chemin de fer de Tunis-Suez afin de réaliser une union économique arabe.

La réinvention d’une nouvelle politique coloniale en Tunisie et au Maroc


cherchant à respecter la culture de l’Autre, comme la préservation du style
architectural arabe et la conservation des Médinas ou le maintien de
certaines institutions locales, n’est-elle pas le résultat du travail mené en
Algérie par les arabophiles ?

Peut-on alors conclure que l’arabophilie est née en Algérie, pour vivre
ou survivre dans les deux pays voisins ?

LORSQUE LA COLONISATION SE FAIT AU NOM DE L’ASSIMILATION : LE


CAS DE L’ALGERIE DE

LA DEUXIEME MOITIE DU XIXe SIECLE231

Entamée par les Européens suite aux grandes découvertes, la première


colonisation a visé les territoires et les produits coloniaux en réservant aux
populations locales un statut à part, ce qui écartait toute idée d’assimilation.
Engagée suite au mouvement des lumières et au lendemain de plusieurs
révolutions, la deuxième colonisation a cherché à se donner un visage
humaniste d’où cette idée de l’assimilation. Toute une idéologie fut forgée à
dessein. En effet, les acteurs de cette idéologie coloniale ont inventé un

231
Communication présentée au colloque organisé à Paris les 16 et 17décembre 2010 par Jocelyne Dakhliya
et le laboratoire Diraset Maghrébines sur le thème Repenser l’assimilation et l’intégration en Méditerranée.

97
nouveau lexique pour ce nouveau dogme: on parlait ainsi de « mission
civilisatrice » plutôt que de « colonisation » et de « pacification » plutôt que
de « conquête» ou d’ « occupation ». Toute la machine coloniale aussi bien
en métropole que dans les colonies est souvent mise à contribution pour
montrer le bienfondé de l’entreprise coloniale tout en hissant le drapeau de
l’assimilation. Celle-ci est, selon cette logique, un passage obligé pour être à
même de bénéficier des bienfaits de la nouvelle civilisation. « Le mot
malheureux, notait Frédéric –Lacroix qui soutenait les idées de Napoléon III,
c’est celui de l’assimilation, c’est-à-dire les rendre absolument semblables à
nous. Il faut civiliser, non absorber »232.

Il est évident que le contexte colonial met en contact plusieurs


catégories qui cherchent à négocier leurs places dans un ordre en état de
création. Dans cette nouvelle dynamique le principal acteur demeure les
décideurs métropolitains, ce qui n’empêche pas les acteurs locaux, aussi bien
autochtones qu’allogènes, d’agir à leurs manières. Ainsi, la France a toujours
cherché à accorder un statut à part à l’Algérie qui avait, pour plusieurs
raisons, une certaine spécificité au cours de l’histoire coloniale française.
C’est au nom de cette exception algérienne que le pouvoir métropolitain,
mais aussi certains milieux coloniaux en Algérie, ont brandi l’idée d’une
assimilation de cette colonie.

En effet, le point de départ de la politique algérienne de la France


demeure ce vœu pieux d’une assimilation algérienne qui reste une constante
de l’histoire coloniale et postcoloniale française. Alors que certains historiens
mettent en évidence la « bataille assimilationniste »233 menée en Algérie par
certaines forces politiques, d’autres parlent de « controverse » entre les
différents protagonistes de la politique algérienne « piégée par la confusion
qui s’attache au terme assimilation que tous revendiquent. Les uns et les
232
L’Algérie et la lettre de l’Empereur, Didot Challamel, Paris, 1863, p. 80.
233
Le royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, (1861-187O), SNED, Alger, 1977, p. 647.

98
autres étaient fusionnistes »234. Assimilationnistes, ils l’étaient tous, mais
avec des conceptions, des moyens et des degrés divers.

Par quels moyens la puissance coloniale cherche- t- elle à intégrer


l’Algérie au nom de cette « sacro-sainte assimilation »? Quels sont les enjeux
qui sous-tendent cette stratégie d’intégration et d’assimilation ? Quels sont
les temps forts de ce discours assimilationniste ?

Il est à rappeler que la question de l’assimilation a été traitée par les


classiques de l’histoire de l’Algérie coloniale. N’étant pas en mesure de
rajouter des informations historiques ou des données archivistiques
nouvelles en la matière, nous nous contentons dans cette contribution de
« repenser l’assimilation » à partir des éléments que nous venons de citer.
Notre approche consiste à introduire, à partir de cette matière disponible,
une réflexion générale sur les tenants et les aboutissants de l’assimilation
telle qu’elle a été conçue et utilisée par les acteurs de l’époque comme un
enjeu de pouvoir.

I L’assimilation institutionnelle ou l’échec d’une assimilation par le


haut

Dépourvus d’expérience coloniale, les Français ont pris, dès les années
1830, une série de décisions administratives qui visaient à aboutir, au bout
d’un certain temps, à une assimilation totale de l’Algérie.

Ces tentatives ont mobilisé tout un arsenal de règlements et de lois qui


permettraient à l’Algérie d’être intégrée, du moins sur le plan institutionnel,
dans le champ français. Ainsi, l’ordonnance royale du 22 juillet 1834 instaure
le principe de l’annexion de l’Algérie à la France235. Le 4 mars 1848, c’est-à-
dire deux jours après la formation du nouveau gouvernement provisoire, un
nouveau décret déclare l’Algérie partie intégrante du territoire français. Il en

234
Rivet (D.), Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette, Paris, 2002, p. 124.
235
Cette même ordonnance instaure le régime législatif spécial que l’Algérie va garder jusqu’à 1947.
Voir au sujet des différents textes et règlements qui régissent l’administration algérienne :
Collot (C.), Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-I962), Editions du CNRS et
Office des Publications Universitaires, Paris et Alger, 1987.

99
découle d’autres mesures allant dans le même sens telle que la création de
trois départements algériens236 ou le rattachement de certains services
algériens aux ministères compétant se trouvant à Paris237 ou encore
l’intégration des dépenses de l’Algérie à celle de l’Etat français, ce qui fait
que celle-ci n’a jamais bénéficié durant tout le XIXe siècle d’un budget
autonome. Dans cette quête de l’assimilation institutionnelle, le Second
Empire franchit un nouveau pas en supprimant, en 1858, le gouvernement
général238 et en rattachant tous les services algériens à l’administration
parisienne. L’échec de telles tentatives et l’avènement de la IIIe République
placent l’Algérie sous l’autorité d’un gouvernement général rattaché au
ministère de l’intérieur. En dépit de ce retour au régime civil, le principe du
rattachement est renforcé239. Dépourvu de toute initiative, le gouvernement
général ne fait que transmettre les dossiers aux ministères parisiens en se
contentant de mentionner uniquement son avis.

Le procédé des « rattachements », considéré par le parti des colons


comme le meilleur moyen d’assimilation de l’Algérie, est étendu aux autres
aspects de la vie économique et sociale. Ainsi, la loi d’août 1874 supprime
toutes les juridictions kabyles en les remplaçant par des tribunaux français et
celle de 1889 restreint les pouvoirs des cadis au statut personnel, ce qui fait
que les musulmans sont justiciables en matière pénale des tribunaux de type
français. Mieux encore, la loi du 22 mars 1882 instaure l’état civil en Algérie
selon le modèle laïc240. Sur le plan économique, la loi du 29 décembre 1884
assimile le territoire algérien au territoire français pour permettre le
transport des produits algériens sous pavillon français.

En somme, l’assimilation institutionnelle était utilisée par les colons


pour éviter le filtre de l’administration algérienne. Capitaux, subventions,

236
La constitution du 4 novembre 1848 crée trois départements algériens adoptant ainsi les mêmes divisions
territoriales que celles de la métropole.
237
L’arrêté du 16 novembre 1848 rattache la justice, l’instruction publique, les finances, le culte aux
ministères parisiens.
238
Le décret du 24 juin 1858 crée le Ministère de l’Algérie et des colonies.
239
Le décret du 24 octobre 1870 place l’Algérie sous l’autorité d’un gouvernement général civil et organise
les départements algériens selon le même régime établi en Métropole.

100
fonds de colonisation seraient, dans ces conditions, décidés et accordés
directement par le budget métropolitain. C’est donc en vue d’avoir le
maximum de fonds pour développer la colonisation agraire que les colons
ont crée cette idée « des rattachements ». Aussi, ils voulaient bénéficier
d’une franchise pour l’exportation de leurs produits à un moment où la
colonisation terrienne a donné de beaux résultats.

Plus d’un demi-siècle de tentatives d’ « annexion » et de


« rattachements » introduites par les différents régimes a révélé aux colons
que l’assimilation qu’ils réclamaient n’était qu’un mirage. Cette nouvelle
donne plongea l’Algérie dans une profonde crise morale déclenchée par
l’antisémitisme241 et renforcée et un marasme économique qui secoua
l’ensemble des forces de production242. Le nouveau mot d’ordre est «
l’autonomie algérienne »243. La loi du 19 décembre 1900 accorde à l’Algérie
une personnalité morale et une autonomie budgétaire. Depuis, la politique
d’assimilation est remplacée par « une politique d’association » qui demeure
jusqu’à 1956 pour revenir de nouveau à une stratégie d’assimilation totale
qui sera couronnée par un échec cuisant en 1962 : l’indépendance de
l’Algérie.

Ainsi, l’assimilation par le haut n’était durant toute l’histoire coloniale


algérienne qu’une fiction ou un slogan que les décideurs métropolitains ont
utilisé pour maintenir les acteurs locaux dans le giron de la puissance
coloniale. C’est au nom de l’assimilation que les pires antagonismes sociaux
économiques et autres ont été instaurés.

L’échec de l’assimilation par le haut incite Napoléon III à tenter un


autre moyen, à savoir l’intégration territoriale ou l’assimilation par le bas.

240
Ageron (Ch.R), Les Algériens musulmans et la France (1871-1019), Tome premier, PUF, Paris, 1968, p.
176-183.
241
Gharbi (M.L), « La crise anti-juive en Algérie à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un métissage ? », in
Grunberg (B.) et Lakroum (M.), Histoire des métissages hors d’Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux
peuples ?, l’Harmattan, Paris, 1999, pp. 133-142.
242
Gharbi (M.L), Crédit et discrédit de la Banque d’Algérie, l’Harmattan, Paris, 2005, p. 219-137
243
Ageron (Ch.R), Les Algériens…, op.cit, pp. 569-576.

101
II Le Royaume arabe de Napoléon III : L’intégration par le territoire ou
l’assimilation par le bas.

Dans une lettre adressée à Pélissier et publiée en 1863, Napoléon III


note que « l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume
arabe. Les indigènes ont droit égal à ma protection comme les colons. Je suis
bien l’Empereur des Arabes que celui des Français »244.

Il est évident que de tels propos s’inscrivent dans le débat


sociopolitique de l’époque qui cherchait à attribuer un statut particulier à la
colonie et à ses habitants. Dès lors plusieurs appellations sont attribuées,
surtout au lendemain de l’arrivée des Français, aux populations locales
comme «Musulmans », « Turcs », « Arabes », « Kabyles », « Israélites » ou
encore « régnicoles »245. Cette terminologie communautaire sera remplacée
par une autre beaucoup plus simple, à savoir « indigènes » auxquels
s’opposent « Africains » ou « Algériens », deux termes qui désignent les
Français d’Algérie. Au-delà de son avantage d’être simple et claire, chose
dont les décideurs métropolitains avaient besoin, cette hiérarchie fait
référence au territoire beaucoup plus que l’appartenance ethnique. Cette
nouvelle classification est certes le produit de la dynamique coloniale créée
en Algérie, mais elle reflète aussi une volonté de restructuration de la société
appelée à être intégrée autrement, en l’occurrence par le territoire. C’est
dans cette même perspective que se situe « la politique algérienne » de
Napoléon III fondée sur la notion d’un « royaume arabe ».

Ainsi, l’Empereur crée des catégories à sa manière. C’est une vision


toujours dualiste du monde algérien puisqu’on continue à y voir deux blocs
distincts : «les colons » et « les indigènes ». Ces deux notions, telles qu’elles
sont cernées par Napoléon III et ses collaborateurs, méritent d’être
interrogées. Elles prennent en considération à la fois l’appartenance
ethnique, la situation socioéconomique et l’origine géographique. En effet,
les colons sont essentiellement constitués d’éléments français, mais aussi de
244
Cité par Rey-Goldzeiguer (A.) , op.cit., p. 195.
245
Ageron (Ch.R), Les Algériens…, op.cit, p. 343.

102
certains « Européens », particulièrement des Espagnols et des Italiens, ayant
réussi à intégrer la catégorie des colons par l’acquisition de la terre. En plus
la propriété terrienne, ce bloc franco-européen est arrivé à fusionner car il
est venu d’Europe et souvent d’Europe Latine (Espagne, Italie, Corse, le sud
de la France), ce qui facilite une certaine homogénéité culturelle. Face à
cette catégorie d’allogènes se trouve la population « indigène » constituée,
elle aussi par plusieurs composantes ethniques ayant, à leur origine, en
commun le sol algérien : Les Arabes, les kabyles, les Juifs constituent les
éléments les plus importants. Les deux grandes catégories construites par
l’Empereur sont alors composées de sous catégories dont les éléments
représentatifs sont, d’un côté, les Français, et de l’autre, les Arabes cités en
tant que tels à la fin de sa lettre. Cette hiérarchisation d’un monde algérien
très hétéroclite est accompagnée d’une autre stratégie d’unification qui fait
du territoire algérien un support sur lequel une nouvelle « nation » est
appelée à se former sur la base d’une assimilation collective. Celle-ci se ferait
non pas par l’intégration socioéconomique, mais par le territoire composé
d’un vaste royaume arabe où pourrait cohabiter plusieurs communautés.
Annie Rey-Goldzeiguer note à juste titre que « la politique du royaume arabe
sert ainsi de support à la création d’une future nation algérienne de type
nouveau où pourront se fondre les communautés jadis hostiles »246.
L’Empereur invente ainsi une future société « algérienne » ayant le territoire
comme identité collective247. C’est l’assimilation par le bas.

Quels sont les enjeux et les milieux d’influence qui sont derrière ce
mode d’assimilation qui reste, somme toute, une pure création de l’esprit ?

Il est évident que le Second Empire correspond à un régime militaire. La


puissance d’un empereur et de son armée est en fonction des territoires

246
Le royaume arabe…, op. cit., p.383.
247
A ce sujet, l’Empereur s’adressait aux arabes en ces termes : « La France n’est pas venue détruire la
nationalité d’un peuple, mais au contraire affranchir ce peuple d’une oppression séculaire…, comme vous, il y
a 20 siècles, nos ancêtres, aussi, ont résisté avec courage à une invasion étrangère et cependant, de leur défaite
date leur régénération. Les Gaulois vaincus se sont assimilés au Romains vainqueurs et de l’union forcée est
née, avec le temps, cette nationalité française. Qui sait si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et
confondue avec la race française ne trouvera une puissante individualité semblable à celle qui pendant des
siècles l’a rendu maîtresse des rivages de la Méditerranée ? », Cité par A. Rey-Goldzeiguer,, Ibid, p. 383.

103
qu’il domine. C’est donc pour sa propre satisfaction et celle des militaires que
Napoléon III a cherché à se doter de nouveaux espaces à coloniser. La
politique du royaume arabe annonce, de ce fait, une stratégie d’expansion
coloniale incarnée par l’expédition du Mexique en 1863 et les visées
d’intégration de la Tunisie qui se précisèrent depuis cette date. Prôner
l’assimilation des « indigènes » permettrait de préparer les populations à
conquérir à accepter l’annexion de leurs territoires par la France. Sur un
autre plan Napoléon III cherche, dans la cadre d’un « plan méditerranéen », à
faire de la France une puissance « protectrice » d’une vaste nation arabe
qui « ferait le pendant, en quelque sorte, à la nationalité italienne »248.

Parallèlement au poids des militaires, Napoléon III agissait sous


l’influence du grand capital dans une conjoncture de croissance économique
stimulée par la révolution industrielle et bancaire. Par de nouveaux
établissements de crédit, comme la Société Générale Algérienne, et des
concessions minières et ferroviaires, les milieux d’affaires espéraient ouvrir
le champ algérien au grand capital. Entamée par de puissantes entreprises,
la grande colonisation tenait à mettre en échec la petite colonisation.
L’Arabe était associé à cette grande colonisation puisqu’il pouvait bénéficier,
tout comme l’Européen, de lots de terre. Son assimilation vise alors à
affaiblir le parti des colons249.

Mais au-delà des intérêts économiques qui étaient derrière le discours


assimilationniste, l’idéologie saint-simonienne était déterminante à cet
égard. En effet cette doctrine qui prônait la fusion des races avait une vision
très positive de l’Arabe et de sa culture. Les saint-simoniens qui ont tenté,
par l’intermédiaire du père Enfantin et Ismail Urbain, de concrétiser leur
idéal en Algérie250 militait aussi pour l’union de l’Orient et de l’Occident et la
conciliation de la culture arabe et du progrès technique de l’Europe. Non
seulement l’empereur était un ardent défenseur de cette théorie, mais il
était sous l’influence d’Ismail urbain qui l’accompagna lors de son séjour

248
Rivet (D.), Le Maghreb…, op. cit, p. 123.
249
Nouschi (A.), Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Belin, Paris, 2005, p. 71.
250
Emerit (M.), Les Saint-simoniens en Algérie, Paris, 1941.

104
algérien. Le saint-simonisme algérien et sa passion assimilationniste étaient
le principal catalyseur du rêve impérial fondé sur l’intégration de toutes les
communautés vivant en Algérie dans un vaste « royaume arabe ».

La fin de l’Empire et l’avènement de la III république ont permis de créer


un nouveau contexte et l’émergence de nouveaux acteurs brandissant le
drapeau de l’assimilation mais avec une autre vision et une nouvelle
conception.

III L’assimilation républicaine : une assimilation sélective

Une nouvelle donne de taille émergea en Algérie après 1870 : au lieu du


territoire prôné par Napoléon III, c’es le lien républicain qui est appelé à être
le ciment des différents groupes d’Algérie. La République avec ses principes
et fondements égalitaires est, pour un grand nombre de contemporains
emportés par un optimisme général, de nature intégratrice. On pensait
qu’elle fournirait le terrain sur lequel se ferait la recomposition de la société
algérienne.

Toutefois, les trente dernières années du XIXe siècle ont donné lieu à
une refonte des différents groupes de cette société désormais fondée sur
une stratification de type de nature différente. Celle-ci est le produit d’une
nouvelle conception de l’assimilation appelée à être hiérarchisée et sélective.
Il s’agit, en fait, d’une intégration à plusieurs niveaux et avec des moyens
divers propres à chaque catégorie.

- L’assimilation administrative et économique des colons : ces


représentations de la colonisation terrienne, quoiqu’ils aient été
majoritairement des Français, ils étaient politiquement et économiquement
marginalisés au temps du Second empire. Ils cherchèrent, à la faveur du
nouveau contexte républicain, à se placer au sommet de la hiérarchie
sociopolitique algérienne251. La politique de « rattachements »252 qu’ils
251
Ageron (Ch.R.), Les Algériens…, op.cit, p. 37-48.

105
sollicitaient leur permettrait, puisqu’ils sont déjà français, d’être assimilés,
comme nous l’avons déjà expliqué dans la première partie de ce travail, sur le
plan administratif et économique à la Métropole.

- L’assimilation citoyenne des Juifs et « étrangers » d’Algérie : ce


procédé, qui consiste dans l’utilisation de la nationalité française comme
moyen d’intégration, a touché en premier lieux les Juifs d’Algérie. Il est
cependant à rappeler que cette question n’émergea pas avec la République.
Elle était, au contraire, débattue sous le Second Empire. Parlant au nom de sa
communauté, le grand Rabbin d’Oran demande à l’Empereur au moment de
son voyage en Algérie « Sire, daignez leur permettre de se régénérer par le
sentiment de la patrie, sentiment profond chez l’Israélite qu’il confond dans
sa conscience avec le dévouement qu’il doit à son bienfaiteur »253. Face à
cette volonté et parlant de l’ensemble des Juifs d’Algérie, l’Empereur
déclarait : « j’espère que bientôt les Israélites seront français »254. Cette
attitude, mais aussi les différents débats parlementaires montrent que cette
question était envisagée avant 1870255, mais réglée définitivement avec la
République puisque le décret Crémieux accorda à ce groupe la nationalité
française aux Juifs d’Algérie.

Bien qu’on utilise le procédé d’une loi au lieu de celui de décret, la loi du
29 juin 1889 naturalisa en masse, « les étrangers » nés sur le sol algérien. Il
s’agit, cette fois-ci, d’Européens composés majoritairement d’Espagnols et
d’Italiens. Ils sont baptisés « Etrangers » car ils ne sont ni algériens d’origine,
comme les Arabes ou les Kabyles, ni Français d’origine comme les colons qui

253
Rey-Goldzeiguer (A.), Le royaume arabe, op.cit, p. 382.
254
Cité par Dermenjian (G.), La crise anti-juive oranaise (1895-1905). L’antisémitisme dans l’Algérie
coloniale, Paris, 1986, p. 53.
255
La question de la naturalisation des Juifs d’Algérie a été évoquée à la veille de la guerre de 1870. En effet,
le 19 juillet 1870 Emile Olivier, dernier Garde des Sceaux répondit ainsi à une interpellation de Crémieux :
« L’honorable M. Crémieux demande au gouvernement de vouloir bien naturaliser 40 000 Israélites algériens
qui demandent à devenir citoyens français, car ils sont déjà français. Je réponds à l’honorable M. Crémieux
que le gouvernement désire naturaliser les Israélites, seulement il est arrêté par une question de droit ; la
naturalisation peut-elle se faire en vertu d’un décret ou exige-t-elle une loi ? », Cité dans L’œuvre des anti-
juifs d’Alger, ouvrage anonyme, Alger, Imprimerie commerciale, 1899, p. 4.

106
ont inventé cette appellation. Malgré leur européanité, cette extranéité fait
d’eux des gens doublement « étrangers ».

Quoiqu’on utilise pour ces « étrangers » la voie de la naturalisation


collective adoptée auparavant pour les Juifs, celle-ci est, dans ce cas,
sélective car on se limite aux seuls natifs d’Algérie.

En dépit de cette restriction, on voulait ainsi assimiler collectivement


par la citoyenneté deux catégories qui constituaient une certaine élite de
l’Algérie coloniale. Pour réaliser ce dessein, cette assimilation collective
devrait être choisie se limitant à un groupe particulier, en l’occurrence les
Juifs, puis à un sous-groupe à savoir les européens natifs d’Algérie. Derrière
l’assimilation par la citoyenneté se cache ainsi l’ombre d’un autre filtre, celui
de l’intégration par la culture. C’est ce critère qui exclut les Arabes et les
Kabyles, de culture jugée opposée, raison pour laquelle un régime particulier
leur sera consacré : le code de l’indigénat.

-Le code de l’indigénat : un moyen d’intégration ou d’exclusion ?

Avec Napoléon III est apparue la notion de « musulman français »


utilisée par certains juristes français. En effet la cour d’appel d’Alger a décidé
que « tout en n’étant pas citoyen, l’indigène est français »256. Les colons
refusèrent cette qualité aux populations autochtones, d’où l’élaboration, lors
des années 1880, du « code de l’indigénat ». Il s’agit, en fait, d’une
réglementation spéciale à laquelle est soumise cette population, ce qui
dénote d’une volonté de lui attribuer un statut à part. Nous sommes alors
en présence d’une stratégie ambivalente voulant une exclusion
sociopolitique de l’Arabe mais qui reste en revanche assimilé par les lois de la
République auxquelles il est appelé à être soumis plus que les autres.

Au demeurant, nous constatons derrière le désir de créer une société


hiérarchisée une stratégie d’assimilation choisie. Quelles sont les forces et
les enjeux qui sont derrière cette conception utilisant la république pour
réaliser cet objectif ?

256
Ageron, Les Algériens…, op.cit, p. 343.
107
Il est évident, comme nous l’avons déjà signalé, que c’est le parti des
colons qui est derrière cette nouvelle perception de la vie sociopolitique
algérienne. Contrairement à l’assimilation institutionnelle et à l’intégration
territoriale négociées et sollicitées par des acteurs métropolitains, ce sont
des acteurs locaux qui sont déterminants de la règle du jeu de l’assimilation
sélective. Grâce à leurs représentants au parlement français, en l’occurrence
Eugène Etienne et Gaston Thomson qui ont créé au sein de cette institution
un lobby défendant les colons d’Algérie, ils ont réussi à imposer leurs points
de vue à la métropole. Toutefois cet atout politique n’était pas suffisant, car
pour dominer, le parti avait besoin en Algérie d’un nombre assez important
d’hommes dans un pays où le problème démographique se posait pour les
Français257. Juifs et Européens étaient les seuls communautés qui
constituaient une réserve démographique dans laquelle on pouvait puiser de
nouveaux nationaux.

Par ailleurs, les Juifs d’Algérie sont connus par leur discipline électorale
tracée souvent par leurs rabbins. Dans les différentes batailles électorales
menées en Algérie (municipalités, départements et parlement français), les
colons avaient besoin de leurs voix. Eugène Etienne et Gaston Thomson sont
élus grâce aux nouvelles voix fournies par les Juifs et les Européens devenus
citoyens français.

En somme, cette métamorphose des Juifs et Européens était facilitée


par leur mobilité économique et sociale. Plusieurs Européens ont pu se
transformer en propriétaires terriens ou parfois en petits entrepreneurs dans
le bâtiment ou dans les travaux publics. Quant aux Juifs divisés en deux
groupes, les « Francs » venus souvent d’Europe et réputés « civilisés » et « les
vieux turbans » originaires d’Algérie, ils ont connu une certaine dynamique à
la faveur du nouveau contexte colonial. Initiés au commerce et aux affaires,
forts de leurs capitaux et pratiquant souvent plusieurs langues, ils ont pu
accéder aux banques, aux chambres de commerce et aux tribunaux. Devenus
ainsi les véritables maîtres de certains secteurs de l’économie algérienne, les

257
En 1860 les Français étaient au nombre de 150 000 alors que les Juifs avaient en 1865 un effectif de
37000 âmes.
108
juifs ont pu avoir une certaine aspiration qui leur permettrait de se
transformer, du moins, en force politique déterminant le vote algérien.

Conclusion

Plus qu’une réalité, l’assimilation s’avère, du moins en milieu colonial,


un mirage par lequel on cherche à séduire un groupe de personnes
auxquelles on miroitait un nouveau statut. L’assimilation en Algérie de la
deuxième moitié du XIX e siècle, telle qu’elle été conçue par différents
acteurs, est passée par trois phases qui ont donné lieu à trois formes
d’intégration : une assimilation institutionnelle cherchant une annexion
totale de l’Algérie, une assimilation territoriale ciblant l’ensemble des
populations de la colonie et une assimilation sélective préférant les groupes
les plus « évolués » au détriment des autres.

Ainsi, le cercle de l’assimilation, même au niveau du discours, ne fait


que se rétrécir au fil du temps. Depuis lors, c’est l’assimilation sélective qui
sera désormais adoptée pour le XXe siècle, notamment dans les deux
protectorats au Maghreb258.

Il est à noter aussi que l’émigration en France postcoloniale a connu le


même cheminement que celui de l’assimilation aboutissant aujourd’hui à
« l’émigration choisie ». L’assimilation reste ainsi le corollaire de la
colonisation puis de l’émigration que la République veut utiliser comme un
réservoir pour une intégration sélective. Par un tel discours et de telles
pratiques, la République est, en dépit de son idéal égalitaire et
assimilationniste, génératrice d’exclusion beaucoup plus que d’intégration.

El- Ghoul (Y), Naturalisation et nationalisme en Tunisie de l’entre-deux-guerres, Centre de Publication


258

Universitaire, Tunis, 2009.

109
INVESTISSEMENTS FRANÇAIS ET DEPLOIEMENT ECONOMIQUE EN
TUNISIE (1863-1914) : GROUPES DE PRESSION ET ESPRIT IMPERIAL259

La question de l’esprit impérial est souvent étudiée à partir du centre, à


savoir les institutions politiques et économiques se trouvant en France
métropolitaine. Une étude de ce phénomène à partir de la périphérie, c’est-
à-dire les colonies, est-elle possible?

Certes, il serait judicieux de combiner les deux approches. Toutefois,


nous pensons qu’une étude des acteurs œuvrant dans les différentes parties
de l’empire porterait un autre éclairage à cette question. Pour se faire nous
avons choisi comme thématique la question des investissements français en
Tunisie, notre objectif étant de savoir dans quelle mesure l’exportation du

259
in L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en
France et dans l’empire, collectif, sous la direction de Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean François ,
Publications de la Sfohm, Paris, 2008, pp. 581-597.

110
capital français dans un pays comme la Tunisie traduit ou non un esprit
impérial. Quels sont les intérêts ou les groupes de pressions qui sont derrière
ces investissements publics et privés ?

Il faudrait rappeler au préalable, la complexité de notre tâche. Plusieurs


travaux consacrés aux investissements français engagés dans différentes
parties du monde ont montré la difficulté d’un tel travail même pour un seul

secteur ou pour une seule entreprise260. La tâche semble plus risquée en


ce qui concerne une colonie vu les problèmes de sources et d’approche
auxquels est confrontée toute recherche de ce genre. Nous nous contentons
de quelques exemples déjà connus:

L’enquête de Vichy, malgré les données qu’elle fournit, qualifiée de


« maquis statistiques »261, a exclu le Maghreb, ce qui prive toute recherche,
sur cette partie de l’Empire colonial français, d’une source qui pourrait être
éclairante à ce sujet. La plupart des travaux disponibles se rapportent à
l’ensemble de l’Empire colonial262. Rares sont les recherches qui ont touché
un seul pays comme l’Algérie263 ou la Tunisie.

260
Voir, à titre d’exemple,
-BEAUD (C.), « Investissements et profits du groupe multinational Schneider », in Histoire, économie et
Société, 1er trimestre 1988, pp. 127-137.
-BUSSIERE (E.), « La France et les affaires pétrolières au lendemain de la première Guerre mondiale. La
politique des groupes financiers à travers celle de la Banque de l’Union parisienne. », in Histoire, économie et
Société, 1er trimestre 1982, pp. 313-327.
-GILLE (B.), « Finance internationale et Trusts », in Revue Historique, janvier – mars 1962, pp.291-326.
261
Marseille (J.), « L’investissement français dans l’Empire colonial : l’enquête du gouvernement de Vichy
(1943), in Revue Historique, n° 512, octobre - décembre 1974, p.409.
262
Voir à ce sujet :
-Dresch (J.), « Recherches sur les investissements dans l’Union française Outre-mer ; leur répartition ; leurs
conséquences », in Bulletin de l’association de géographes français, n° 231-232, janvier- février 1953, pp. 2-
13.
Brunschwig (H.), Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français (1871-1914), Armand Colin, Paris,
1960.
Marseille (J.), Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel, Paris, 1984.
Collectif, La France et l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Actes du colloque tenu à
Bercy les 13, 14 et 15 novembre 1996, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris,
1998.
263
HARA (T.), « Les investissements ferroviaires français en Algérie au XIXè siècle », Revue d’histoire
économique et sociale, n° 2, 1976, pp. 185-211.

111
Les problèmes de méthode, signalés par les spécialistes de la question,
sont nombreux et épineux. Comment calculer les investissements ?
Comment les définir ? Les « dépenses de souveraineté », pour n’en citer
qu’un seul exemple, devraient-elles être considérées comme investissement
public ou non ?264 Tout en discutant « plusieurs formules pour évaluer ces
investissements » relatifs à l’Algérie coloniale, A. Nouschi propose la
définition suivante : « C’est l’ensemble des dépenses consacrées pour la mise
en valeur du pays »265. Cette règle pourrait être adoptée pour la Tunisie
coloniale, néanmoins quelques précisions devraient être apportées.

Tout d’abord, notre propos n’est pas de recenser l’ensemble des


investissements français effectués en Tunisie coloniale. Non seulement la
tâche est difficile pour l’historien en quête de sources et surtout de séries
statistiques, mais des économistes l’ont fait avec leurs méthodes et leurs
propres grilles d’analyse266. Nous voulons tout simplement cerner le
mouvement des capitaux en focalisant sur les différents acteurs
économiques, ou groupes de pressions afin de cerner leurs stratégies et
leurs attitudes à l’égard de l’entreprise coloniale.

Ensuite, un pays comme la Tunisie ayant un statut de protectorat


présente pour le chercheur, en plus des problèmes d’approche signalés ci
haut, des difficultés particulières. Cette partie de l’Empire est parfois
considérée comme une colonie, et elle est, dans d’autres cas, traitée comme
un territoire non français. Nous citons comme exemple les dispositions prises
par la loi française du 3 avril 1918 relative au régime de l’exportation des
capitaux et étendues à la Tunisie par le décret beylical du 24 avril de la
même année. Selon cette nouvelle réglementation, les capitaux français
investis dans les pays de protectorat comme la Tunisie, sont considérés
comme étant placés en territoire étranger et sont soumis à de lourdes

264
Nouschi (A.), « Note sur les investissements français en Algérie. Essai méthodologique », in Les Cahiers
de Tunisie n°89-90, 1975, p. 20.
265
Ibid, p. 19.
266
Gouia (R.), Les investissements en Tunisie et leurs effets sur la croissance économique de 1881 à nos
jours, Thèse de IIIe cycle, dactylographiée, Université de Paris, 1977.
Amin (S.), L’économie du Maghreb. La colonisation et la décolonisation, Les Editions de minuit, Paris, 1966.

112
charges fiscales267. Les capitalistes français engagés en Tunisie furent surpris
par cette mesure et pensèrent à retirer leur argent de ce pays. Une lettre
envoyée au résident général parle d’un groupe d’amis « qui a amené en
Tunisie beaucoup de capitaux ému par la loi fiscale » et découragé par une
telle mesure en ajoutant que « les capitalistes français ayant investi leurs
capitaux en Tunisie, vont se trouver dans une situation paradoxale »268.

La fluctuation des rapports économiques et financiers entre la


Métropole et le protectorat nous incite ainsi à opter pour la longue durée
afin de voir la tendance générale du capitalisme français en Tunisie. Vu ce
choix il serait alors opportun de commencer par « la préhistoire » des
capitaux français en Tunisie coloniale, c’est-à-dire l’exportation du capital
français sous forme de prêts accordés au beylic.

I Exportation du capital français et groupes de pression en Tunisie


précoloniale (1863-1881) : Les prémisses d’un esprit impérial ?

Emportés par une rivalité qui les opposait aux Anglais et aux Italiens
dans un contexte semi colonial, les Français ont cherché à accroître leur
influence économique en Tunisie. Hommes d’affaires, entrepreneurs et
banquiers, mais aussi le gouvernement français, ont participé à cette
aventure qui a donné lieu à un processus d’engagement de la finance
française en Tunisie. L’exportation de ces capitaux se faisait par deux
moyens : les prêts accordés au gouvernement beylical et les investissements
économiques.

1) Les emprunts beylicaux : l’Etat impérial expansionniste au service de


la finance euro méditerranéenne (183-1869).

Le besoin de financer les nouvelles réformes et les difficultés


économiques et sociales du pays ont contraint le bey de Tunis de s’orienter
en 1863, pour la première fois dans l’histoire de la régence, aux bailleurs de
267
MAE, (Archives du Ministère des Affaires étrangères, Quai d’Orsay), série Tunisie 1917-40, carton 107,
note anonyme intitulée exportation des capitaux à l’étranger et annexe à une lettre du 6 juillet 1926, folios
51, 52.
268
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 107, lettre envoyée au résident général, 6 juin 1925.

113
fonds européens. Après une rivalité entre Londres et Paris, c’est cette jeune
place financière, qui cherche à s’aventurer dans les emprunts des
gouvernements orientaux269, qui l’emporte. La chronologie, les conditions et
les montants de ces emprunts beylicaux sont connus, nous nous contentons
d’en rappeler l’essentiel présenté par le tableau suivant :

Principaux emprunts beylicaux des années 1860270

Date Montant Finalité Echéa Banque ou


(fr) nce banquier

10 mai 3934600 15 ans Erlanger et


1863 0 (obligations de Oppenheim
500)

269
C’est le cas de l’Empire ottoman et de l’Egypte qui séduisent de plus en plus lors de cette période la place
de Paris, voir Thobbi (J.), Intérêts et impérialisme français dans l’Epire ottoman (1895-1914), Publications de
la Sorbonne, Paris, 1977.
270
Ganiage (J.), les origines du protectorat français en Tunisie, PUF, Paris, 1959.
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb. Histoire d’un chemin de fer algéro-tunisien, Cérès
Production, Tunis, 1994, p56.

114
27 mars 2795584 Erlanger,
1865 8 (obligations de Morpurgo et le
500) Comptoir d’Escompte
de Paris

Traité 2502462 Paiement des 3 mois Comptoir


du 28 juin 1866 obligations de 1863 avec un d’Escompte de Paris
intérêt de 8%

28 2000000 Remboursem Remb Comptoir


septembre ent de l’emprunt du oursable le 30 d’Escompte de Paris
1866 28 juin 1866 mars 1867
avec un
intérêt de 8%

Janvier 9000000 Comptoir


1867 d’Escompte de Paris

Erlanger, Oppenheim et Morpurgo ne font partie ni de la nouvelle


banque, comme le Crédit Mobilier, ni des institutions financières les plus
notoires de la place de Paris comme, par exemple, le Crédit Foncier de
France. Il s’agit plutôt de financiers privés juifs appartenant à un réseau
oriental euro-méditerranéen ayant une conception conservatrice de la
banque renonçant à tout investissement industriel et privilégiant les
opérations liées aux Etats. Leur force réside dans le fait qu’ils agissent en
véritable groupe de pression d’où leur réussite à engager la garantie du
gouvernement français, chose qui donnait un autre crédit à leurs opérations.
Peut-être cette attitude de l’Etat français présent déjà en Algérie et ayant
entrepris en cette même année 1863 une expédition au Mexique traduit-elle
les prémices d’un esprit impérial au sein de la classe politique à situer dans le
contexte des rivalités semi-coloniales de l’époque ?

En effet, suite à cet engagement de l’Etat français les emprunts


beylicaux entrent dans une deuxième phase marquée par l’engagement d’un
autre groupe de pression constitué essentiellement par certaines banques
parisiennes comme le Comptoir d’escompte de Paris. Les créanciers du bey
obtiennent comme gage la production de la Régence (céréales, huiles) en
plus des revenus de la douane et de l’impôt mejba. D’autres banques
anglaises et italiennes réussissent à entrer dans cette compétition financière
115
devenue pour ainsi dire internationale. La banqueroute de l’Etat tunisien
s’est soldée par l’établissement en 1869 d’une commission financière
internationale ayant pour mission de gérer le budget tunisien afin de garantir
les droits des créanciers du bey. Conclus dans des conditions onéreuses pour
le beylic, ces prêts sont destinés à répondre aux besoins les plus urgents de la
cour beylicale. Ils n’ont jamais donné lieu à un investissement économique.

2) Les investissements économiques (1870-1881) : lorsque l’intérêt privé


devient un « intérêt national ».

L’Etat français s’est engagé, lors de cette nouvelle phase, à construire à


ses propres frais les lignes télégraphiques tunisiennes271. Parallèlement à cet
investissement public, le capital privé a choisi, lui aussi, le secteur des travaux
d’infrastructure. Le cas le plus important est la construction, de 1877 à 1881,
de la ligne de la Medjerda par le Bône-Guelma. Cette filiale de la Société de
Construction des Batignolles contrôlée par les Gouin est soutenue
financièrement par le Comptoir d’Escompte de Paris et la Banque de Paris et
des Pays-Bas. La réussite de ce mouvement de pénétration économique à
permis à ces opérateurs français d’obtenir le monopole construction de
lignes télégraphiques et de chemins de fer272.

Un autre groupe financier, à savoir celui des Pereire et de la Société


marseillaise de crédit, choisit de diversifier ses activités. Ses investissements
s’orientent vers les transports maritimes, le secteur bancaire et l’achat de
terres agricoles incarné par le l’acquisition du domaine de l’Enfidha, affaire
devenue célèbre par ce qu’elle a servi de prétexte à l’expédition de 1881273.

Faudrait-il alors parler, pour la période précoloniale, de deux formes ou


de deux phases d’exportation du capital français en Tunisie ?

271
Dridi (S.), Le réseau télégraphique en Tunisie (1847-1914) : Modernisation ou domination ?, Mémoire de
DEA, Faculté des Lettres de la Manouba, 2003-2004, dactyligraphié, 2003-2004.
272
Gharbi (M.L.), Impérialisme et réformisme au Maghreb…, op. cit.
273
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-1914), Publisud, Paris,
1983, pp. 35-36.

116
Il semble ainsi que le capital français ait choisi, lors d’une première
phase, celle des années soixante, la stratégie des prêts au gouvernement
tunisien. Les opérations de nature économique sont, lors de cette même
période, rares puisqu’elles se limitent, à notre connaissance à deux cas : le
financement du réseau télégraphique tunisien assuré par l’Etat français et
l’achat du domaine de Sidi Thabet par le Comte Sancy. Suite au désintérêt
des Anglais tournant le dos à la Régence lui préférant l’Egypte, le capital
français adopte, au cours des années 1870, une autre stratégie fondée sur le
financement des entreprises économiques. Il s’agirait alors de deux phases
distinctes avec chacune une forme particulière d’exportation du capital.
Mais, paradoxalement lors de la première période (1863-1869), pendant
laquelle le capital est resté au service du pouvoir beylical, les résultats
politiques, qui pourraient refléter un esprit impérial, sont restés dérisoires.
En revanche, lors de la deuxième (1870-1881), celle des investissements
économiques, les conséquences politiques sont déterminantes pour la
Tunisie et pour ses bailleurs de fonds puisque le protectorat français est
établi au lendemain de 1881 révélant ainsi l’efficacité de l’arme économique
en dans le domaine impérial. Le vote de la loi du 26 mars 1877 accordant la
garantie d’intérêt de l’Etat à la ligne de la Medjerda montre cette complicité
entre le politique et l’économique pour élargir le champ impérial. C’est
pourquoi les responsables du Bône-Guelma n’ont pas cessé de rappeler
« que tout le monde savait au moment du vote de la loi du 26 mars à la
chambre des Députés, comme au Sénat, … qu’il s’agissait d’une œuvre
véritablement française d’un grand intérêt national à sauvegarder »274. C’est
alors à la veille de 1881 que nous décelons un véritable esprit impérial
incarné par cette stratégie de conquête adoptée par les acteurs de l’époque.
Le discours mis en exergue à l’époque consiste à montrer que le capital privé
est au service de l’intérêt de la France et de son expansion et sa grandeur.
Cette idée est perceptible dans les propos du président du Bône-Guelma à
l’assemblée générale de 1879 expriment bien cet esprit impérial : « les
président et le vice-président de note conseil d’administration assistaient

274
ANF (Archives nationales françaises), PV du conseil d’administration de la Compagnie Bône-Guelma, 1
sep. 1877, 65 AQ13.

117
avec une satisfaction patriotique à l’inauguration de la première section de la
ligne de la Medjerda entre Tunis et Tebourba…Ces journées ont été bonnes
pour notre compagnie, bonnes surtout pour la France »275. Toutefois, depuis
cet événement, c’est-à-dire l’établissement du protectorat, le
comportement des capitalistes français en Tunisie change aussi bien au
niveau des investissements publics que celui des investissements privés.

II Investissements privés et réseaux d’affaires au lendemain de 1881 :


un esprit impérial ambivalent?

En appréhendant les investissements et les groupes de pressions qui ont


agi en Tunisie lors de la période 1881-1914 nous cherchons à savoir si leur
engagement dans ce pays est le signe ou non de l’émergence d’un esprit
impérial entreprenant. Une recherche effectuée 1977 sur Les investissements
en Tunisie et leurs effets sur la croissance économique de 1881 à nos jours276
a traité de cette question d’une manière globale et ne permet pas de
d’apporter une réponse à notre problématique. Plus intéressante, une
enquête menée sur les sociétés capitalistes fondées en Tunisie lors de la
période 1881-1920, a pu recenser 591 sociétés avec un total de capitaux
mobilisés s’élevant à 360, 968 millions de francs277. Il est à remarquer
cependant que cette somme ne donne qu’une idée globale des
investissements français car il faudrait soustraire de ce montant la part des
entreprises capitalistes appartenant à d’autres nationalités, comme les
sociétés belges ou italiennes, et rajouter par la suite « l’apport des sociétés
dont le rayon d’action s’étend à l’ensemble des pays du Maghreb » et que
l’auteur a « exclues »278. Sans doute il faudrait compléter tout cela par les
investissements qui n’ont pas pris une forme sociétaire et ceux effectués par
des sociétés métropolitaines intervenant directement en Tunisie.

275
ANF, compte rendu à l’assemblée générale du 15 mai 1879, 65 AQ4
276
Gouia (R.), op . cit.
277
Dougui (N.), « Sociétés capitalistes et investissements coloniaux en Tunisie (1881-1920) : quelques
éléments d’approche », in Les Cahiers de Tunisie, n 131-132, 1er et 2e trimestres 1985, p.77.
278
Ibid., p. 77.

118
En dépit de ses limites, dues à un problème de sources, cette enquête a
permis de nous donner une idée sur les secteurs d’activité qui ont attiré le
capital notamment français :
Nombre et statut juridique des sociétés coloniales fondées entre 1881 et 1920 279.

Nature de l’entreprise Sociétés anonymes Sociétés en Sociétés en


nom collectif commandite

Sociétés minières 52 3 5

Sociétés agricoles 30 5 4

Sociétés immobilières 21 2

Banques 13

Sociétés de transport 12

Dock, port et entrepôt 6 2

Pêcheries 5

Sociétés d’électricité et de 4 2
gaz
9
Huilières
6
Minoteries, semouleries
7 1 1
Conserveries, distilleries
4 - 2
Briqueteries, climenteries
6 3 3
Métallurgie
6 -
Artisanat
- 27 11
Sociétés commerciales
23 136 11
Sociétés industrielles
8 - 2
Divers
11 62 12
Total
223 237 57

279
Dougui (N.), Ibid, p. 75

119
La lecture de ce tableau nous incite à poser les deux questions: Quels
sont les milieux d’affaires engagés dans de telles entreprises ? Peut-on
distinguer parmi eux différents réseaux ou groupes de pressions ?

1) Des groupes métropolitains hétéroclites et un esprit impérial mitigé

En dépit des remarques évoquées plus haut, l’enquête sur les sociétés
créées en Tunisie révèle que les capitaux mobilisés sont très modestes. La
somme de 360, 968 millions de francs est d’autant plus dérisoire qu’elle est
le fruit presque d’une trentaine d’années d’engagement de sociétés
capitaliste en Tunisie.

Ce piètre résultat prouve que, contrairement à une idée reçue, les


capitaux français n’ont pas déferlé en Tunisie au lendemain de l’expédition
de 1881. Non seulement le grand capital se trouve rassuré parce que cette
occupation a éliminé les autres rivaux, notamment les Anglais et les
Italiens, celui-ci se trouve, en plus du marasme de la fin du XIXe siècle, peu
intéressé par « l’affaire tunisienne ».

Au demeurant, les grandes banques d’affaires ont tourné le dos à la


Tunisie : la BPPB, le Crédit Foncier de France, la Société Générale, le Crédit
Industriel et Commercial se sont dérobées à maintes reprises notamment
lors des vingt dernières années du XIXe siècle. Cette attitude qui exprime une
stratégie de réticence, et donc une faiblesse sinon une absence d’un esprit
impérial, s’est manifestée à l’égard des plus importantes affaires de la Tunisie
de la fin du XIXe. A titre d’exemple l’installation de la Société Générale et du

120
Crédit Lyonnais à Tunis est très tardive : elle fut en 1911 pour la première et
en 1913 pour la deuxième280.

Par ailleurs, deux cas relatifs aux deux projets les plus alléchants de la
Tunisie de cette époque le confirment, à savoir celui de création d’une
banque d’émission en Tunisie et la fondation d’une société pour
l’exploitation des phosphates de Gafsa. Malgré les efforts de la résidence
générale et du ministère des Affaires étrangères pour les convaincre par la
portée d’une participation à la création d’une banque d’émission Tunisienne,
les banques parisiennes ont exprimé une fin de non recevoir. Tout comme la
Banque de France ou le Comptoir d’Escompte de Paris, « le Crédit Foncier se
désintéresse de l’affaire et le Crédit Lyonnais s’efface », note un
fonctionnaire du Ministère des Affaires Etrangères281 , d’où l’échec d’un tel
projet. L’attitude était la même à l’égard de la Société des phosphates et du
chemin de fer de Sfax-Gafsa qui avait du mal, pendant presque toute une
décennie, à trouver un bailleur de fonds pour fournir son capital social pour
pouvoir enfin exploiter le plus important gisement minier de la régence. Suite
à cette répugnance du grand capital métropolitain, la société projetée s’est
heurtée à « des difficultés de mobilisation du capital »282.

Il semble ainsi que le grand capital, du moins d’après le cas de la Tunisie


de la fin du XIXe siècle, ne dispose pas d’un esprit impérial bien ancré. Il
serait plutôt attiré par des affaires hors du monde colonial : le cas des
emprunts russes ou des investissements dans l’empire ottoman ou encore
celui du Maroc d’avant 1912 le confirment. Quels sont alors les milieux
d’affaires métropolitains qui se sont substitués, en Tunisie, au grand capital ?

Ce sont des milieux représentant une gamme moyenne de capitalistes


parmi lesquels ceux qui viennent de connaître une certaine ascension,

280
Bonin (H.), « L’outre-mer, marché pour la banque commerciale de 1875 à 1985 ? », in La France et
l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Comité pour l’Histoire économique et
financière de la France, Paris, 1998, p. 445.
281
MAE, N.S. Tunisie, carton 139, lettre envoyée au ministre des Affaires Etrangères, 8 juin 1887.
282
Dougui (N.), Histoire d’une grande entreprise coloniale: la Compagnie des phosphates et du chemin de
fer de Gafsa 1897-1930, Publication de la Faculté des Lettres de la Manouba, Tunis 1995, p. 52.

121
comme la Société Marseillaise de Crédit Industriel et commercial, ou
d’autres qui ont vu leurs affaires perdre de l’ampleur en France tels que les
Pereire. Présents en Tunisie par leur agence de la Banque transatlantiques,
ces derniers collaborent avec la Société Marseillaise de Crédit Industriel et
commercial qui, elle aussi, crée en 1879 une filiale : la Franco-tunisienne de
Crédit Industriel et Commercial.

En somme, un véritable réseau SMC-Pereire s’est constitué en Tunisie


cherchant à mettre la main sur les principales affaires de la régence
témoignant d’un esprit colonial très entreprenant. En plus de la colonisation
agraire et des transports maritimes, il réussit à fonder en 1884, suite à la
fusion de la Franco-tunisienne et l’agence de la Banque transatlantique, la
seule institution financière coloniale, à savoir la Banque de Tunisie. Mieux
encore, ce puissant réseau soutenant la Banque de Tunisie agit en véritable
lobby auprès de l’administration du protectorat et du Quai d’Orsay pour
obtenir le privilège de l’émission monétaire. Aussi bien la conférence
consultative283 que le résident général Massicault finit par adopter cette
position. Un courant d’opinion favorable à ce projet fut même créé parmi les
Français de Tunisie. Aussi la force de ce réseau réside dans la diversité des
intérêts et des secteurs d’activité (transport, finance, colonisation…) qu’il a
réussi à regrouper malgré la différence d’origine de ses promoteurs
particulièrement la SMC et les Pereire. Tel n’est pas le cas d’un autre groupe
présent en Tunisie, à savoir le groupe lyonnais.

En effet, ce dernier est constitué par des éléments ayant la même


origine géographique, son maître d’œuvre étant J. M. Terras. Les opérations
de ce milieu lyonnais se limitent, pour un certain temps, surtout à la
colonisation agraire, et ce en constituant plusieurs sociétés pour
l’exploitation de différents domaines284, et à la colonisation urbaine
particulièrement les immeubles lyonnais de Ferryville.

283
Terras ((J.M.), Rapports sur l’établissement d’une cour d’appel, sur la compétence des tribunaux français
de Tunisie et note sur la création en Tunisie d’une banque de réescompte et d’émission, Conférence
consultative, Imprimerie rapide, Tunis, 1891, pp. 19-20.
284
C’est le cas de la région de Mornag et de l’arrière-pays de Sfax, voir :

122
Ce groupe lyonnais est-il attaché au puissant Crédit Lyonnais ? Nous ne
pouvons pas, à l’état actuel de la recherche historique, ni le confirmer ni
l’infirmer. Néanmoins, le désintérêt du Crédit Lyonnais à l’égard de la Tunisie
est papable à plus d’un titre : refus de s’aventurer dans le projet de la
banque d’émission tunisienne, aucune participation directe dans le
financement des principales mines étudiées et connues et auxquelles nous
aurons l’occasion de revenir, seulement une participation à un emprunt
tunisien que nous évoquerons au cours de ce travail. Cela pourrait, donc,
favoriser l’hypothèse d’une action isolée du groupe Terras.

Parallèlement aux puissants groupes de pression constitués en Tunisie,


d’autres opérateurs métropolitains s’engagent surtout dans le domaine des
mines et celui des grands travaux. Il s’agit, surtout pour la période de la fin du
XIXe siècle, d’entreprises généralement familiales ou fraîchement
transformées en sociétés anonymes. Le meilleur exemple est la Société des
Batignolles qui a construit les chemins de fer et le port de Tunis ou Hersent
qui s’est chargé du port de Bizerte encore les Dolfus et Deparchay
concessionnaires depuis 1894 de la Compagnie des ports de Tunis, Sousse et
Sfax.285 C’est aussi le cas de la banque Mirabaud qui a fourni l’essentiel du
capital de Sfax-Gafsa286 .

Pour les autres gisements miniers, notamment ceux du Centre-Ouest


Tunisien, qui constituent une affaire aussi alléchante que celle des
phosphates de Sfax-Gafsa, une recherche couvrant la période 1900-1956 a
fait ressortir une panoplie d’intérêts qui ont mobilisé d’importants
capitaux287. Nous pouvons nous contenter de quelques exemples de

Poncet (J.), L’agriculture et la colonisation européenne en Tunisie depuis1881, Paris-Lahaye, Mouton, 1961.

285
Jules Dolfus et Deparchy qui obtiennent pour 47 ans la concession des ports de Tunis, Sousse et Sfax sont
aussi des dirigeants de la Société internationale des travaux publics. Ces des Hommes, notamment jules
Dolfus sont en rapport d’intérêt avec le CFAT, voir :
Bonin (H.), Un outre-mer bancaire méditerranéen. Histoire du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-
1997), Publications de la société française d’histoire d’outre-mer, Paris, 2004, p.70.
286
DOUGUI (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 52-53.
287
Shili (R.), Milieux d’affaires et activité minière coloniale. Les mécanismes de l’emprise des structures. (Le
cas de quelques mines du Centre-Ouest Tunisien 1900-1956), Thèse en Histoire, Université Reims
Champagne-Ardennes, 1995-1956, dactylographié, pp.67-121

123
puissantes institutions bancaires et d’entreprises industrielles
métropolitaines engagées dans les principales mines de cette région comme
les Mallet, les Mirabaud, les Cambefort, le Comptoir National d’Escompte, la
Banque de l’Union Parisiennes, L’Omnium Lyonnais, les Messageries
Maritimes, les Talabot, la Compagnie Générale des Eaux, Les Houillères de
Ronchamp, Denain et Anzin, la Compagnie Française des Métaux, la
Compagnie Françaises de Banque et de mines288 .

Différents liens financiers, économiques et administratifs sont établis


entre diverses parties parmi ces capitalistes et de véritables réseaux se sont
ainsi constitués. Par ailleurs, la masse de capitaux et la typologie des
bailleurs de fonds permettent de parler, pour les investissements miniers,
d’un véritable esprit impérial conquérant et efficace. Toutefois, trois
remarques s’imposent :

- Ces investissements sont moins attirés par un esprit impérial que par la
rentabilité des placements miniers possibles dans les colonies plus
qu’ailleurs. La législation coloniale, la main-d’œuvre et l’appui de
l’administration fournissent des conditions très avantageuses pour tout
capital en quête de profit.

- Les cas étudiés couvrent le XXe siècle, ce qui permet de penser que la
naissance de cet esprit impérial est tardive. Il serait né au même moment
que le parti colonial289 avec le XXe siècle à la faveur de la reprise économique
pour s’affirmer au lendemain de la première guerre mondiale. A. Sarrault, n’a
–t-il pas noté en 1923 en véritable connaisseur du monde colonial que « la
France trop longtemps a méconnu cette vérité certaine. La mise en valeur de
nos colonies a subi trop de lenteur et trop d’atermoiement. L’heure est
venue de l’action résolue, puissante sans arrêt »290

- En plus de son avènement tardif, cet esprit impérial est surtout suscité
par la concurrence de capitalistes non français parmi lesquels des Italiens,

288
Shili (R.), Ibid, p. 122
289
Ageron (Ch.R.), France coloniale ou parti colonial ? Paris, P.U.F., 1978.
290
Sarrault (A.), La mise en valeur des colonies françaises, Paris, 1923.

124
des Anglais et des Belges ayant participé au financement de ces mêmes
sociétés minières. Certaines d’entre-elles sont dominées par des groupes
belges291. Par ailleurs, une part non négligeable des capitaux des ces mêmes
entreprises minières était fournie par des intérêts algériens, c’est-à-dire
français d’Algérie.

2) un réseau algérien dominant et un esprit colonial vivace

Indéniablement ce réseau algérien a commencé à prendre pied en


Tunisie à la veille de 1881 avec la compagnie Bône-Guelma d’autant plus que
son chemin de fer de la Medjerda reliant l’Algérie et la Tunisie a aidé
l’arrivée dans ce dernier pays, suite à l’expédition de 1881, des hommes, des
produits et des capitaux originaires de la colonie voisine. Ce mouvement fut
consolidé par l’implantation en Tunisie de la Compagnie Algérienne qui
épaula l’établissement dans ce pays des différents intérêts des Français
d’Algérie, particulièrement dans le domaine commercial et en matière de
colonisation agraire. Cet axe Bône-Guelama Compagnie Algérienne constitue
le noyau dur de tout un groupe algérien qui a ses défenseurs et ses
théoriciens parmi lesquels le célèbre économiste Paul Leroy-Beaulieu
transformé, entre temps, en propriétaire foncier et en capitaliste prenant
part au financement de plusieurs entreprises coloniales œuvrant en
Tunisie292.

Une autre opportunité est offerte à ce milieu algérien, à savoir


l’éventualité d’un élargissement des pouvoirs de la Banque d’Algérie à la
Tunisie. Une vive campagne est menée par les intérêts algériens de Tunisie
en faveur de ce projet. Les milieux de la colonisation et de la presse ont pris
part à cette opération. Victor de Carnières et son journal La Tunisie française
en sont la meilleure illustration. La fondation en 1904 d’une succursale de
cette banque privilégiée à Tunis pour y jouer le rôle d’institut d’émission est

291
Shili (R.), Milieux d’affaires, op. cit., p. 69.
292
Paul Leroy-Beaulieu est propriétaire du domaine de Chouigui dans la région de Tébourba, il était
administrateur de la Compagnie Sfax-Gafsa,
voir, Dougui (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 71.

125
un signe de réussite de ce lobby algérien et d’échec des banques
métropolitains, d’où notre formule, le capital français à la traîne293.

Suite à cette percée de la finance algérienne, le Crédit Foncier et


Agricole d’Algérie disposant depuis 1894 d’une agence à Tunis finit par
absorber le modeste Crédit Foncier de Tunisie pour se transformer à partir de
mai 1909 Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie294, évidemment avec la
possibilité d’effectuer les mêmes opérations dans les deux pays.

Ainsi, dans le domaine bancaire, comme c’est le cas aussi pour le


secteur ferroviaire, la Tunisie se trouve sous la coupe des milieux algériens et
particulièrement ceux de la province orientale. Les sociétés minières l’Est
algérien n’ont-elles contemplé d’un bon œil les richesses minières de la
régence dont les plus importantes se situaient dans une proche de la
frontière entre les deux pays. Pour le Sfax –Gafsa, « la compagnie Mokta El
Hadid, qui était l’une des rares entreprises françaises à avoir compris l’intérêt
de l’affaire » 295 a bénéficié de 8000 actions, soit 1/5 du capital social de la
nouvelle entreprise, ce qui constituait l’une des deux plus fortes
participations financières296. Telle n’est pas la part de la Compagnie
algérienne a pu avoir seulement 600 actions.

Au demeurant, cette contribution financière algérienne dans les


différentes sociétés minières tunisiennes s’intensifie au fil des années :
Mokta El Hadid et Bône –Guelma sont présents au Djbel Djerissa alors que
l’Ouest Algérien et le Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie sont des
actionnaires de la Société des Phosphates Tunisiens. Pour le cas de la
Compagnie du Dyr, la participation algérienne est plus élargie, elle englobe
l’Est Algérien, l’Ouest Algérien, Mokta El Hadid et la Compagnie algérienne297.
Certes, les entreprises minières de la Tunisie coloniale incarnent une

293
Nous avons étudié cette question avec de plus amples détails dans notre ouvrage Le capital français à la
traîne…, op. .cit., pp. 287-311.
294
Bonin (H.), Un outre-mer bancaire méditerranéen. Histoire du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, op.
cit., pp. 70-71.
295
Dougui (N), Histoire d’une grande entreprise coloniale…, op. cit., p. 74.
296
Ibid, p. 65.
297
Shili (R.), Milieux d’affaires, op. cit., p. 122.

126
multiplicité d’intérêts qu’a exigée la richesse et la diversité des gisements
miniers. Néanmoins, une entente entre les milieux métropolitains et les
milieux algériens est palpable à cet égard pour une bonne exploitation des
richesses du sous-sol tunisien.

Nonobstant cette osmose entre les deux parties, l’omniprésence pour


ne pas dire la prédominance des intérêts algériens dans la nouvelle
économie coloniale de la Tunisie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
est manifeste pour celui qui connaît la réalité historique de ces deux pays et
de cette période. La force de ce groupe algérien réside moins dans sa
puissance financière que dans sa ramification dans les différents secteurs
d’activité de la Tunisie298. Sa percée serait aussi favorisée par la réticence ou
l’hésitation du grand capital métropolitain à l’égard de certaines affaires
jugées peu ou pas rentables. L’expansionnisme algérien, qualifié par M.
Emerit d’impérialisme constantinois, est aussi le fruit d’un esprit de conquête
et d’attachement à la France périphérique que je qualifierais d’esprit colonial
formé et né dans les colonies, différent de l’esprit impérial qui a couvé dans
la Métropole. Cet idéal colonial a eu, pour le cas de la France, l’Algérie
comme véritable laboratoire. C’est de là qu’il s’est propagé vers la Tunisie,
puis vers le Maroc. Le milieu colonial fournit des conditions propices pour la
constitution et la consolidation des réseaux, ce qui confirme notre idée
d’esprit colonial qui naît, se développe et s’affirme dans les colonies. Cette
règle valable pour le capital privé l’est-elle pour les investissements publics ?

III Les investissements publics français en Tunisie après 1881 et la


politique des emprunts : un Etat colonial ou service d’un capitalisme rentier

Il n’est pas dans notre intention d’étudier toutes les sommes engagées
par l’administration du protectorat, notamment sous forme de « dépenses

298
Il serait intéressant de voir les imprécations humaines et sociales de ce réseau, mais tel n’est
pas notre propos dans cette étude.

127
de souveraineté » car, non seulement la tâche est difficile, mais parce que
nous voulons aussi restreindre cette enquête aux investissements
économiques. Vu la réticence du capital privé dans un contexte de crise
économique générale comme celui de la fin du XIXe, problème que nous
avons traité ailleurs299, l’Etat colonial s’est trouvé contraint à s’engager
financièrement dans ce « nouveau » pays. Par ailleurs, le pouvoir politique se
donne souvent des prérogatives économiques en milieu colonial où, selon
une formule utilisée à l’époque, « tout est à construire ».

Après une phase de colonisation dite « capitaliste » marquée par


l’acquisition de grandes propriétés terriennes par des hommes d’affaires ou
des hommes politiques ou encore par des sociétés, le mouvement s’est
ralenti. Le gouvernement du protectorat est obligé d’intervenir pour relancer
cette opération en octroyant des terres à des colons français qu’il faisait
venir souvent de France, c’est la politique « de colonisation officielle »300
inaugurée à partir de 1892. Des fonds sont alors nécessaires pour financer
une telle entreprise et créer de nouveaux « centres de colonisation ».

En plus de l’achat des terres pour la colonisation, l’intervention de l’Etat


a touché aussi le financement des grands travaux et le remboursement de la
dette tunisienne. Suite à la convention de la Marsa signée le 8 juin 1883 et
ratifiée en avril 1884, la France a consolidé son autorité en Tunisie sur la
scène internationale. Pour épurer la situation financière de la Tunisie et
démarrer sur de nouvelles bases, le Protectorat procéda alors à la
conversion de l’ancienne dette tunisienne remontant à l’avant 1881. Une
convention est signée le 29 mai 1884 par le résident général Paul Cambon
d’un côté et les Frères Rothschild, Denfert-Rochereau et Durrieu d’un autre
côté, ces derniers agissant bien sûr au nom du syndicat bancaire qui a pris en
charge la conversion de la dette tunisienne. Ce texte stipule que : « MM. De
Rothschild et les établissements représentés par MM. Denfert-Rochereau et
Durrieu prennent ferme au prix de 452 francs par obligation la totalité de

299
« Les crises économiques au Maghreb de la deuxième moitié du XIXe siècle », in RAWAFID, N 7, 2002,
pp. 7-23

128
l’emprunt de 315.376 obligations 4% jouissance du 1er juillet 1884 émis par
S.A. Le Bey…, chacun pour la part et la portion ci-après déterminées et sans
solidarité, à savoir :
MM. De Rothschild : 62 500 obligations

Le Comptoir d’Escompte de Paris : 62 600 //

Le Crédit Industriel et Commercial : 62 600 //

La Banque de Paris et des Pays-Bas : 30 950 //

Le Crédit Lyonnais : 30 950 //

La Société Générale : 30 950 //

La Société Marseillaise de Crédit Industriel et Commercial : 30 826 //

Total : 315 376 //301

Cette opération n’est en fait qu’un emprunt lancé par la nouvelle


autorité permettant de lui fournir de l’argent frai pour faire face aux
différentes dépenses. Une somme de 142.550. 000 francs302 est ainsi mise à
la disposition du protectorat, ce qui lui permettra de financer les réformes
nécessaires au déploiement économique303. Depuis, une stratégie est
adoptée par le protectorat : « l’œuvre française » en Tunisie doit être,
contrairement à l’Algérie, financée par les propres ressources de la régence.
C’est pourquoi il a été décidé d’instituer un budget tunisien depuis le 13
octobre 1884304, raison pour laquelle « le second réseau » de la Compagnie
Bône Guelma, constitué essentiellement des lignes de Bizerte, du Sahel et du
Pont du Fahs, sera financé par ce même budget305. Les finances de la Tunisie
ne permettant pas de fournir de telles ressources, on choisit, pour la

300
Mahjoubi (A.), Les origines du protectorat français en Tunisie (1904-1934), Publications de l’Université
de Tunis, Faculté des Lettres, Tunis, 1982, pp. 24-25
301
Cité par Mahjoubi (A.), L’établissement du protectorat français en Tunisie, Publications de l’Université de
Tunis, Tunis, 1977, p. 216.
302
L’émission de 315 376 obligations de 500 Fr. devrait en fait donner une somme de 157 688 000 Fr., mais
après déduction de différents intérêts et commissions, le montant net de cet emprunt est de 142 550 000 Fr.
303
Sammut (C.), L’impérialisme capitaliste français …, op. cit, p. 79-111.
304
Essahli (W.), Le budget général tunisien (1844-1899), Mastère en Histoire, Faculté des Lettres, des Arts et
des Humanités, Manouba, 2005-2006,dactylographié.

129
première fois, en 1892, le procédé de l’emprunt pour financer une telle
entreprise.

Il est toutefois à préciser que les toutes les études ayant abordé la
question des emprunts tunisiens, ignorent cette opération financière en
commençant par celui de 1902. Seul Carmel Sammut fait allusion à un
« emprunt de 1892 »306 qui sera, indique-t-il, suivi par d’autres, sans apporter
pour autant d’indication ni sur la nature ni sur le montant de cette opération.
Certaines sources d’archive nous ont permis d’avoir une idée sur cet
emprunt de 1892 émis par le gouvernement tunisien amortissable en 96 ans
et constitué d’obligations de 500fr. 3%. « Il a été mis en circulation…396 386
obligations dont 355.116 restent à amortir…L’emprunt de 1892 a été réalisé
par la garantie du Gouvernement français… »307. Ainsi, une telle opération est
de nature à rapporter une somme considérable de 198.193.000 francs,
supérieure à celle de 142.550.000 francs rapportée par la conversion de la
dette tunisienne. Aussi bien par l’importance de son montant que par la
garantie du gouvernement français, cet emprunt est exceptionnel d’autant
plus qu’il incarne le passage d’un mode de financement des chemins de fer à
un autre308. Quoiqu’il en soit, il inaugure une nouvelle politique financière : le
recours à la technique des emprunts pour construire l’ensemble des lignes de
chemins de fer projetées et réclamées aussi bien par les colons que par les
concessionnaires de mines. Toutefois, un changement de taille est à
signaler : les futurs emprunts seront garantis par le gouvernement tunisien
qui offre les revenus du pays comme gage.

305
Gharbi (M.L.), Impérialisme…, op. cit., p. 254-256.
306
L’impérialisme capitaliste…, op. cit., p. 130.
307
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 107, lettre du résident général Lucien Saint à A. Briand président du
conseil, ministre des Affaires étrangères, 5 mars 1926.
308
C’est peut-être ce caractère exceptionnel et transitoire qui fait que la plupart des études n’ont pas évoqué
cet emprunt qu’on avait du mal à classer avec ceux de 1902, 1907 et 1912 garantis par le gouvernement
tunisien.
130
Emprunts coloniaux309

Date Montant Finalité

(millions de francs)

1892 198.193 Financement des lignes


du Sahel, du Cap Bon et de
Bizerte

1902 40 Remboursement de la
dette tunisienne et financement
1902 1ère tranche 14.5 du réseau minier des chemins
de fer.
1906 2ème tranche 19

1908 3ème tranche 6.54

1907 75 Remboursement de la
dette tunisienne, chemins de
1908 1ère tranche 40 fer, routes, achat de terres pour
la colonisation
1911 2ème tranche 35

1912 90.5 Remboursement de la


dette tunisienne et chemins de
1912 1ère tranche 58.5 fer

1918 2ème tranche 13.85

1920 3ème tranche 18.15

309
Sebag (P.), La Tunisie, essai de monographie, Editions sociales, Paris, 1951, p.46.

Gharbi (M.L.), « La compagnie du Bône-Guelma et son réseau minier tunisien (1900-1914) »,


IBLA, t.52, n°164, 1989, pp. 225-254.

131
Il est évident que le procédé d’emprunt utilisé est devenu alors le seul
moyen de financement de « l’outillage économique » dans un pays où, selon
la formule de l’époque, « tout est à construite ». Certains membres français
de la Conférence consultative ont créé haut et fort que « ce sont des capitaux
considérables et immédiats qui sont nécessaires : seul un emprunt peut les
fournir et cet emprunt est urgent parce que le protectorat qui paye pour une
œuvre non achevée les intérêts de la partie réalisée et inutilisée de l’emprunt
1912, a besoin d’être mis vite en possession des chemins de fer commencés
ou projetés pour vivifier les régions qu’ils doivent desservir, intensifier la
production de leur sol et de leur sous-sol et subvenir de la sorte... aux
besoins de la population locale et aux demandes pressantes de la Métropole
en céréales , en huiles, en bétail, en phosphates en minerais »310. Voilà
pourquoi la dette de 461. 234 millions de Fr, y compris la reprise du passif
d’avant 1881, n’est pas considérée par certains milieux comme une charge
qui pèse sur le pays qui présente, selon eux « un budget en équilibre parfait
et une personnalité trop exceptionnelle pour qu’on ne le considère pas avec
autant de surprise que d’admiration »311.

Toutefois, autre partie de l’opinion publique estime que la politique


d’emprunts est de nature à conduire la Tunisie vers la ruine en gageant sa
production incapable de supporter les lourdes charges qui pèsent sur elle. Le
pays vit, selon cette manière de voir, « en perpétuelle liquidation » et « va de
déconfiture en déconfiture »312. On ira jusqu’à évoquer une « tendance
suspecte des gouvernants du protectorat à construire indéfiniment des
chemins de fer »313 par le procédé des emprunts en mettant ainsi en cause la
collusion entre les milieux politiques et les milieux d’affaires et toute la
politique économique du protectorat : « le trésor tunisien ne pourra jamais,
310
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 84, Conférence consultative, session extraordinaire de mars 1920,
note au sujet du projet d’emprunt, document imprimé, 6 mars 1920.
311
Le Temps 15 mai 1919.
Nous pouvons lire dans ce même journal : « la lecture du bilan de la Tunisie permet de constater que sa belle
situation tient, d’abord, à ce qu’elle n’est pas grevée d’une lourde dette. Une charge annuelle de 12 millions
environ résultant d’une dette de 400 millions …ne présente que 13% des dépenses de la régence ».
312
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 84, Du peuple tunisien au peuple français, note imprimée, 16 avril
1920, p. 2.
313
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 84, ibid., p. 11.

132
affirme-t-on, tirer le moindre revenu appréciable tant que ce seront ces
Messieurs du Quai d’Orsay et de l’Administration irresponsable du
protectorat qui présideront nos destinées. Les requins de la mine et des
carrières sont trop puissants à Paris »314.

Sans prendre partie dans ce débat, nous constatons que les emprunts
sont devenus presque une règle pour attirer l’argent vers la Tunisie dans
contexte de méfiance des investissements privés qui avaient besoin d’être
devancés et rassurés par les investissements publics. Quels sont alors les
organismes financiers qui ont souscrit de tels emprunts pour fournir au
protectorat les sommes dont il avait besoin ?

Il faudrait reconnaître que pour l’emprunt de 1892 nous ne disposons


pas, à l’état actuel de notre documentation, d’information sur les organismes
qui se sont chargés de fournir la totalité ou une partie de son montant de
198.193.000 francs. Les données à ce sujet sont d’autant plus rares que
l’historiographie française et tunisienne, comme nous l’avons déjà signalé, a
exclu de son champ d’étude cette opération. Tel n’est pas le cas de l’emprunt
de1902 autorisé par la loi du 30 avril de la même année et destiné au
financement du « réseau économique » comprenant les lignes du Pont du
Fahs à Kelaat Esnam, de Kairouan à Sbiba, de Bizerte à Nefza et de Sousse à
Sfax. En effet, une convention est signée le 15 mars1902 entre le
gouvernement tunisien et un syndicat bancaire qui prendra à son compte
l’émission de l’emprunt. Ce dernier se compose du Comptoir National
d’Escompte, du Crédit Lyonnais, du Crédit Algérien et de la Société Générale
pour favoriser le développement315.

Quant à l’emprunt de 1907 autorisé par la loi du 10 janvier 1907 et


destiné à fournir 75 millions de Fr pour liquider le précédent emprunt, une
convention est signée le 24 octobre 1908 entre le gouvernement et
précédent syndicat bancaire auquel s’est associée, cette fois-ci, la Banque de

314
MAE, série Tunisie 1917-40, carton 84, ibid., p. 32.
315
Bousselmi (D.), Les emprunts Tunisiens (1902-1912), Mémoire de Mastère, Faculté des Lettres, des Arts
et des Humanités, la Manouba, 2005-2006, dactylographié, p.22.

133
Paris et des Pays-Bas316. Contrairement aux emprunts de 1902 -1907, émis
presque par le même groupe financier, celui de 1912 est pris en charge
entièrement par le Crédit Foncier de France qui, suite à un accord passé le 9
octobre 1912 avec le protectorat, s’est engagé à fournir la somme de 90
millions de Francs.317

En sommes, nous constatons que les principales banques


métropolitaines se sont engagées dans les emprunts tunisiens, y compris la
conversion de la dette tunisienne, qui constituaient un placement sûr
garantis par l’Etat français ou l’Etat tunisien. Nous trouvons aussi les grandes
banques françaises dans l’industrie minière de la régence comme nous
l’avons explicité plus haut. Une déduction s’impose alors : le grand capital
métropolitain qui s’est dérobé pour les petites affaires, comme la
colonisation agraire ou le projet de banque d’émission tunisienne ou encore
le crédit agricole, est présent dans les opérations qui rapportent gros et qui
constituent un placement sûr. Il s’agit là d’un capitalisme rentier qui s’engage
avec des pas mesurées. Encore faut-il préciser que cet engagement est tardif
en Tunisie et il s’est confirmé au début du XXe avec l’emprunt de 1902 et
l’amorce de l’exploitation des gisements miniers de la régence.

Conclusion

Loin de déterminer d’une manière exhaustive l’ensemble des capitaux


français placés en Tunisie, notre enquête a permis de tracer une tendance
générale ou plutôt un ordre de grandeur que nous espérons représentatif ou
proche de la réalité. Contrairement au discours colonial qui a certainement
influencé les études soutenant l’idée d’un déferlement de capitaux en Tunisie
coloniale, les investissements privés engagés dans ce pays demeurent limités,
en deçà des espérances et des besoins de mise en valeur des richesses du
pays, ce qui explique le recours presque excessif aux emprunts. Cela nous
incite à plaider en faveur de l’hypothèse d’une faiblesse de l’esprit impérial
cher les principaux capitalistes français attirés par d’autres sphères au
316
Ibid., pp. 40-41.
317
Ibid., pp. 63-67.

134
lendemain de 1881, chose qui, paradoxalement, s’est manifesté avant cette
date. Peut-on malgré tout distinguer des réseaux d’affaires parmi les acteurs
économiques agissant en Tunisie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe
siècle. Il nous semble que trois types de réseaux ont raflé les principales
affaires. Certains parmi eux se sont implantés en Tunisie en se transformant
en véritable groupe de pression :

- Le réseau du grand capital métropolitain : il est constitué à Paris depuis


le milieu du XIXe siècle indépendamment de « la petite Tunisie », ce qui ne
l’empêche pas d’intervenir dans des opérations ponctuelles mais sûres et
rapportant gros comme la conversion de la dette tunisienne, ou les emprunts
ou encore certains placements miniers. Ce réseau comprend les principales
institutions financières de la nouvelle banque parisienne à laquelle a pu
s’associer conjoncturellement la haute banque. Les milieux de la résidence
générale et du Quai d’Orsay ont souvent supplié ces milieux du grand capital
pour intervenir en Tunisie, mais ces derniers n’ont pas voulu, dans la plupart
des cas, se mouiller dans une telle aventure.

- Un deuxième réseau est constitué de milieux bancaires et industriels


métropolitains de moindre envergure comme les Pereire, les Gouin et la
Société Marseillaise de Crédit ou certains intérêts lyonnais. Issus de
différentes régions métropolitaines, ces derniers ont vu leurs intérêts se
converger en Tunisie où ils ont établi un véritable réseau qui tente d’être
proche de l’administration du protectorat pour déterminer sa politique
économique. Un esprit colonial entreprenant est né sur place en vue de
défendre l’œuvre française menacée par certains périls comme les Italiens,
les autochtones ou mêmes certains milieux français d’Algérie.

- Le réseau algérien: riches de leur expérience algérienne et dotés d’u


esprit colonial vivace, des intérêts français implantés en Algérie ont élargi la
sphère de leur action à la Tunisie où ils ont consolidé leurs affaires et leurs
liens. Hormis les colons ou certains capitalistes agissant individuellement des
sociétés algériennes sont présentes dans tous les secteurs économiques : les
mines, les banques, les chemins de fer et même la souscription des

135
emprunts tunisiens incarnée par la présence du Crédit algérien dans de telles
opérations. Certaines entreprises algériennes se sont tunisifiées comme le
Crédit Foncier et Agricole d’Algérie transformé depuis le 19 septembre
1908318 en Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, ou le Bône- Guelma
devenue depuis le 22 juin 1922 la Compagnie Fermière des chemins de fer
tunisiens, ou encore la Banque d’Algérie transformée depuis le 19 avril 1948
en Banque d’Algérie et de Tunisie319. La Compagnie Algérienne ou Moctaa el
Hadid qui préférer garder leur raison sociale algérienne sont elles aussi très
actives en territoire tunisien. Nous pensons même que c’est ce réseau
algérien qui a le mieux profité du champ tunisien plus que le capital
métropolitain qui avait une autre stratégie et d’autres préférences. Non
seulement un capital algérien est né après un demi-siècle de présence
française dans cette partie du Maghreb, mais aussi un esprit colonial
algérien.

Emergé en Algérie, cet esprit colonial gagnera avec le temps la


communauté française de Tunisie, sa meilleure incarnation est le projet de
banque d’émission tunisienne ou le parti agrarien ou encore une certaine
presse. Cet esprit colonial est marqué un certain chauvinisme cherchant à
défendre les intérêts de la colonie face à la Métropole et parfois à ses
dépens. Plusieurs exemples l’attestent : l’exportation des vins, les tarifs
douaniers, le régime de la circulation des capitaux, les impôts…Cet esprit
colonial a pris lors de la décolonisation une dimension politique exprimant un
attachement fort à la colonie illustré, pour le cas de l’Algérie, par le
phénomène des pied-noirs.

Cet esprit colonial créé, surtout avec le temps, dans les colonies est
différent de l’esprit impérial qui peut apparaître chez telle entreprise ou tel
groupe de pression métropolitain comme le parti colonial. Se considérant
318
Le décret beylical du19 septembre 1908 accorde le monopole des prêts foncier à cette société devenue
officiellement depuis cette date Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie.
319
Gharbi (M.L.) «La politique financière de la France en Tunisie au lendemain de la deuxième Guerre :
Contraintes mondiales et exigences nationalistes » in La Tunisie de l’après Guerre 1945/1950, actes du V
colloque l’ l’I.S.H.M.N, Université de Tunis, 1991, p. 25.

136
plus libre à l’égard de telles institutions, ces milieux du grand capital
adoptent une stratégie universelle beaucoup plus qu’impériale, ce qui
constituerait peut-être un prélude à la mondialisation. Ces derniers ont-ils
alors mieux compris le sens de l’histoire contrairement aux réseaux attachés
à l’esprit colonial destinés par leur nature à s’effacer et à s’éteindre avec la
décolonisation?

137
POLITIQUE FINANCIERE DE LA FRANCE EN TUNISIE AU LENDEMAIN DE
LA IIe GUERRE: CONTRAINTES MONDIALES ET EXIGENCES NATIONALISTES320
*

Introduction

L’effort de reconstruction à entreprendre en France et en Tunisie, l’une


des colonies les plus affectées par la guerre, était colossal. La reconstruction,
les besoins de mise en valeur et de modernisation de l’équipement productif
de la Tunisie exigeaient une capacité et une politique financière solide.

La France était-elle en mesure d’arrêter cette politique et de financer le


redressement économique de la Tunisie de l’après-guerre ? Quels étaient les
principaux changements introduits et quels étaient les facteurs déterminants
de cette politique financière ?

Telles sont les questions majeurs auxquelles nous tentons de répondre


tout en essayant d’étayer notre hypothèse. Celle-ci suppose trois contraintes
qui ont modelé la politique financière de la France en Tunisie.

- les faiblesses internes de l’impérialisme colonial français ;

- la pression nationaliste de plus en plus exigeante ;

- l’influence croissante de l’impérialisme américain en Tunisie.

I Nationalisation de la Banque de l’Algérie

320
In, Actes du Ve colloque international sur La Tunisie de l’après-guerre (1945-1950), organisé à la Faculté
des Sciences Humaines et Sociales de Tunis les 26, 27 et 28 mai 1989, publications de l’Institut Supérieur
d’Histoire du Mouvement National, 1991, pp. 11-42.

(A.N. : Archives Nationales françaises, M.F. : Ministère des Finances, M.A.E. : Ministère des Affaires
Etrangères, Q. O. : Quai d’Orsay, A.G.G.T. : Archives Générales du Gouvernement Tunisien (actuellement
Archives nationales)., C : carton, F : Folio, CNUDST : Centre national universitaire de documentation
scientifique et technique : nous avons consulté les microfilms des archives rapatriés de France par l’ancien
PNR qui étaient déposés dans ce centre et qui sont actuellement à l’Institut Supérieur d’Histoire de la Tunisie
Contemporaine).
138
La banque de l’Algérie est créée par la loi du 4 août 1851 lui accordant le
privilège d’émission de billets en Algérie pendant une vingtaine d’années.
Son rôle est celui de la « banque d’escompte, de circulation et de dépôt »321.
Malgré quelques difficultés liées au crédit agricole et à la crise viticole, la
banque de l’Algérie a pu s’imposer sur deux niveaux :

Renouvellement de son privilège d’émission en Algérie chaque fois qu’il


était nécessaire de le faire322 ;

Assainir la circulation fiduciaire en créant une monnaie algérienne


bénéficiant du cours légal.

La banque de l’Algérie inaugure le XXème siècle avec une nouvelle


réussite, à savoir l’élargissement de son champ d’action à la Tunisie. Le
décret beylical du 8 janvier 1904 stipule dans son article premier que « la
banque de l’Algérie est autorisée à s’installer en Tunisie avec le privilège
d’émission de billets payables au porteur et à vue »323. Ces billets sont ceux
émis en Algérie, mais revêtus d’une estampille spéciale. En contre partie de
ce privilège accordé par la Tunisie à la banque, celle-ci s’engage à verser au
trésor tunisien une avance annuelle d’un million de francs324. En plus de
l’émission fiduciaire, la banque de l’Algérie se charge de réescompter les
effets des banques de la place de Tunis considérées comme banques locales.

La deuxième guerre va-t-elle apporter des changements à l’activité de la


banque de l’Algérie en Tunisie d’autant plus que son privilège arrive à son
terme le 31 décembre 1945325 ?

321
- Picard (E.), La monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830, collection du centenaire de l’Algérie 1830-
1930. Paris 1930.
322
- les textes relatifs à la prorogation du privilège de la banque de l’Algérie sont :
- décret impérial du 13 janvier 1868
- loi du 3 avril 1880
- loi du 9 juillet 1897
- loi du 8 juillet 1898
- loi du 5 juillet 1990
323
- A.N., 65 AQ A 17
324
- M.F., B34 126 Convention entre la banque de l’Algérie et le gouvernement tunisien annexée au décret
du 8 janvier 1904.
325
- la loi française du 29 décembre 1918 et le décret beylical du 30 décembre 1918 a fixé la fin du privilège
de la banque aussi bien en Algérie et en Tunisie pour le 31 décembre 1945.

139
Aussi bien la fin de la guerre que l’expiration du privilège de la banque
de l’Algérie hâta la prise d’une décision fixant l’avenir de cet établissement.
La loi des finances du 31 décembre 1945 s’est prononcée pour la
nationalisation de la banque de l’Algérie. Tout en instaurant un régime
transitoire de gestion, cette loi a prorogé jusqu’au « 31 mars 1946 le privilège
de la banque de l’Algérie et prévu qu’avant cette date le gouvernement
soumettrait à l’assemblée constituante, un projet de loi tendant à fixer le
statut définitif de l’émission dans les territoires où la banque de l’Algérie
exerce son privilège »326. Le décret beylical du 18 avril 1946 est venu
tardivement proroger le privilège de la banque en Tunisie du 1er janvier au 31
mars 1946. Un projet de loi portant la nationalisation de la banque de
l’Algérie est soumis à l’assemblée nationale constituante et « adopté sans
débat » le 17 mai 1946. Les autorités métropolitaines semblent pressées
pour exécuter le projet de nationalisation.

L’adoption à la hâte de la loi du 17 mai 1946 ne doit pas nous cacher les
divergences entre la Tunisie et la banque concernant l’application de cette
décision. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point fondamental relatif à
la position de la Tunisie à l’égard du statut de l’émission dans ce pays.

Contentons-nous, à présent, de voir les dimensions de cette


nationalisation à l’échelle de la banque et sur le plan de la politique
métropolitaine.

Par la loi du 17 mai 1946 la banque passe entre les mains de l’Etat
français dont il sera le principal actionnaire. Les actionnaires auront en
échange de leurs actions des obligations nominatives négociables à la bourse.
La banque sera dirigée par un président directeur général nommé par le
gouvernement français et un conseil d’administration au sein duquel siègent
des représentants de l’Algérie et de la Tunisie327. Après avoir tracé les
grandes lignes du changement introduit par la nationalisation de la banque

326
- M.A.E., (Q. O) S13 1944, C 49.
327
-. M. Fraisse, directeur des finances, représente la Tunisie au conseil d’administration de la banque de
l’Algérie.

140
de l’Algérie la question qui se pose est celle de savoir les raisons de cette
décision.

Tout d’abord, la nationalisation de la banque de l’Algérie s’insère dans le


cadre de la politique entreprise par le gouvernement français après la
libération. La constitution de 1946 prévoit que « tout bien, toute entreprise
dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public doit devenir
propriété de la collectivité328 ». C’est ainsi que les importantes entreprises
françaises sont nationalisées : les usines Renault en janvier 1945, les
charbonnages en mai 1946, l’électricité et le gaz en avril-mai de la même
année. La nationalisation de ces secteurs ne peut être réalisée sans le secteur
bancaire. « Au démarrage économique planifié, il faut un financement
correspondant et de même nature. La fabrication de la monnaie de banque
et la politique d’emplois des plus grandes banques ne peuvent être laissées à
l’initiative des grands intérêts privés »329. La logique interne du dirigisme
étatique instauré en France en 1945 a étendu la politique de nationalisation
au secteur bancaire : la banque de France fut nationalisée par la loi du 12
décembre 1945.

La politique de nationalisation va s’étendre aux colonies pour toucher


les secteurs clefs de l’économie coloniale. Dès novembre 1944 le Résident
Général annonce que la nationalisation des grandes entreprises françaises en
Tunisie est envisagée330. Une étude sur les mines, l’énergie électrique, les
sociétés de transport, est élaborée en prélude à cette nationalisation331 qui
devrait créer un « ordre économique nouveau ». L’exécution de ce
programme se heurte à un obstacle juridico-politique majeur relatif à la
nature du traité du Bardo. « En Tunisie, en effet, la nationalisation pose des
questions délicates qui se rattachent au principe même du protectorat ; les
traité qui ont institué celui-ci se sont attachés, tout en organisant le contrôle
de l’Etat français à sauvegarder la personnalité juridique de l’Etat tunisien ; et

328
- Cité par Caron (F), Histoire économique de la France XIX XXe, Collection U., Armand Colin, p. 226.
329
- Bouvier (J), Un siècle de banque française : les contraintes de l’Etat et les incertitudes du marché,
Hachette. Paris, 1973, p. 270.
330
- M.A.E. S., 13. 1944-49 C45. D.1. F2. Lettre du résident général du 20 nov.
331
- Ibid., note : « la nationalisation en Tunisie des entreprises essentielles à la vie économique ».

141
par suite c’est ce dernier qui est le bénéficiaire éventuel de cette opération
de nationalisation. Or, l’absorption par l’Etat tunisien de sociétés, en très
grande majorité françaises, n’est pas souhaitable »332.

Mais si le handicap politique a retardé ou même empêché la


nationalisation des sociétés françaises installées en Tunisie, il ne pourrait
s’appliquer à la banque de l’Algérie qui est considérée comme banque
algérienne, c’est-à-dire française.

La nationalisation de la banque de l’Algérie s’avère donc au départ


comme une opération sans ambiguïté et sans risque. Elle incarne l’extension
du dirigisme métropolitain aux colonies.

D’autre part, la nationalisation de la banque de l’Algérie, intervenue au


cours du même mois que celle de la banque de France, vise un autre objectif,
à savoir l’alignement des finances algériennes et tunisiennes sur celles de la
métropole. C’est le ministère des finances qui trace, dorénavant, la politique
des deux établissements. Les mêmes, dispositions règlementent et régissent
les deux instituts d’émission. D’ailleurs, la loi du 31 décembre 1945 portant
nationalisation de la banque de l’Algérie s’est attachée « à reproduire les
dispositions de la loi française du 2 décembre 1945 relative à la
nationalisation de la banque de France »333.

Mais est-ce dire que la nationalisation de la banque de l’Algérie est


dictée purement et simplement par des mobiles propres à la métropole ?

Au cours de son histoire aussi en Algérie qu’en Tunisie, la banque de


l’Algérie s’est comportée comme une banque d’Etat cherchant
l’assainissement de la circulation monétaire, l’aménagement du crédit et
l’équilibre de la balance commerciale des deux pays. Par ce rôle de banque
centrale, elle était liée beaucoup plus aux pouvoirs publics qu’aux différents
représentants de l’économie privée334. « Comme dans la métropole et la
332
- Ibid.
333
- M.A.E., S. 13. 1944-49, C. 120 F 54.
334
- La banque de l’Algérie s’est rétractée cette politique dès les dernières années du XIXe siècle suite à
l’échec de l’expérience du crédit agricole.

142
plupart des pays étrangers, notre établissement devenait chaque jour
davantage un organisme dont l’activité était commandée moins par des
préoccupations d’intérêt privé que le souci de satisfaire aux exigences de
l’économie générale du pays »335.

La nationalisation de la banque de l’Algérie est certes dictée par des


motifs propres à la métropole, mais elle trouve ses origines dans l’évolution
du rôle joué par cette société en Algérie et en Tunisie. Elle va de pair avec les
réformes administratives entreprises en Tunisie après la guerre comme la
réorganisation du grand conseil et la création de régions administratives336.

Ces réformes « marquèrent un accroissement de l’autorité française


surtout par le renforcement de l’autorité centrale »337. Le poids de
l’administration doit se manifester aussi sur le plan économique et financier.
L’assainissement de la circulation monétaire en Tunisie étant devenu une
nécessité impérieuse après la guerre, il ne peut se faire, aux yeux du
gouvernement, que par le contrôle de l’émission fiduciaire. En effet, « avant
septembre 1939 les billets de la banque de France circulaient en Tunisie en
vertu d’une tolérance ancienne338, la guerre a introduit d’autres monnaies
qui, par la force des choses, ont fini par avoir cours légal en Tunisie. Il s’agit
notamment des billets de la banque d’Etat du Maroc, de l’Afrique occidentale
et de l’Afrique équatoriale339. Toutes ces monnaies ayant une valeur
inférieure à la monnaie métropolitaine, plusieurs personnes se sont livrées à
un trafic des billets de la banque de France. Le décret beylical du 5 juillet
1943 a essayé de réprimer ce moyen d’enrichissement illicite : « toute
opération ou tentative d’achat, de vente ou d’échange de billets de la banque
de France à un prix différent de la valeur nominale de ces billets ou
moyennant une prime quelconque en espèces ou en nature constitue une

335
- Compte rendu (publié) du président du conseil d’administration de la banque de l’Algérie à l’assemblée
générale des actionnaires du 3 octobre 1946.
336
- Voir Julien (Ch. A), L’Afrique du nord en marche. Nationalistes musulmans et souveraineté française,
Troisième édition, Julliard, Paris 1972, p. 157-158.
337
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, Edition Jeune Afrique, Paris 1985, p. 24.
338
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F24.
339
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 2 E441.

143
infraction fiscale »340 . Malgré deux autres décrets beylicaux341 du même
genre et la création d’une police des changes, le trafic n’a pas cessé. Le
débarquement allié en Afrique du nord a changé les données du problème.
Suite à l’introduction du dollar américain et de la livre sterling en Tunisie, le
marché clandestin de la monnaie a prix de l’ampleur. L’office algérien de
changes autorise par instruction du 5 février 1943 l’introduction en Afrique
du nord des dollars américains portant cachet jaune et des « billets spéciaux
de sterling portant inscription British Military Authority »342. Les billets
américains et anglais sont acceptés en règlement de tout paiement aux taux
de 50 francs pour le dollar et de 200 francs pour la livre. Cette autorisation
accordée aux militaires anglais et américains a eu comme conséquence
l’introduction d’une grande quantité de monnaies américaines et anglaises.

Cette situation est d’autant plus inquiétante pour les autorités


françaises que des billets ne portant pas mention de l’autorisation spéciale
sont mis en circulation : « on signale depuis quelques temps qu’un trafic
d’une certaine ampleur se fait à Tunis sur le dollar américain autre que celui
portant l’estampille jaune lequel a seul cours que ceux portant l’estampille
jaune, c’est-à-dire à 50 francs l’un, et sont revendus à certains grossistes avec
un bénéfice variant de 20 à 40 francs par dollars »343.

On est donc en présence d’un phénomène nouveau qui ne consiste plus


à faire un trafic sur la monnaie métropolitaine. Celle-ci a, au contraire, perdu
sa valeur en faveur du dollar américain. La conséquence c’est que les
détenteurs des billets thésaurisés en coupures de la banque de France, dont
la masse a été estimée de trois milliards à trois milliards et demi de francs344,
ont inondé le marché avec cette monnaie dont la valeur a connu une
dépréciation importante. On a même pensé « sur la fois d’une information de

340
- A.G.G.T, Série E. C. 31. D11. Art. 1.
341
- Ceux du 26 août et du 10 novembre 1943.
342
- M.A.E., Fonds de Nantes.
343
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 2 F. 422.
344
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F. 25.

144
presse que les alliés ne confèreraient cours légal aux billets français
qu’autant qu’ils seraient revêtus de l’estampille américaine »345.

Les billets de la banque de France se trouvant dépréciés par rapport au


dollar et ayant été retirés de la circulation fiduciaire en Tunisie suite aux
différentes mesures d’assainissement monétaire sont vendus
clandestinement à « des prix dérisoires avec l’espoir sans doute de les faire
rentrer frauduleusement dans la circulation métropolitaine »346. La police de
changes a relevé plusieurs opérations visant à faire sortir de Tunisie des
billets de la banque de France347. On assiste donc à un courant inverse à celui
qui a souvent existé et qui consiste à « importer » les coupures de la banque
de France afin de les introduire en Tunisie. Un autre aspect du renversement
de la situation est à signaler : les billets de la banque de France après avoir
été achetés à des prix élevés sont maintenant vendus à bas prix. Ce
bouleversement total des choses à jeté le désarroi dans le monde des
finances et a renforcé la spéculation.

La banque de l’Algérie nationalisée est destinée à lutter contre ce


marché clandestin pour revenir à l’ancien équilibre qui devrait avantager la
monnaie tunisienne et même française face au dollar. Pour arriver à ce but la
nationalisation de la banque de l’Algérie est une condition fondamentale car
le trafic sur le dollar se pratique au sein du marché parallèle organisé dans les
halls et les guichets des banques privées et auquel participe le personnel de
ces établissements. « Certains employés de banque, de service aux guichets,
abusent de l’avantage qu’ils ont, se livrent personnellement à ces achats, ceci
naturellement à l’insu de leur administration »348.

Le trafic illicite du dollar inaugure une période nouvelle caractérisée par


la dévalorisation des monnaies tunisiennes et françaises face à la monnaie
américaine même au sein du marché officiel du change. Nous reviendrons sur

345
- A.G.G.T, Série E. C31. D11. Lettre non datée envoyée par le secrétaire général du gouvernement tunisien
au général Mast, résident général.
346
- A.G.G.T., Ibid.
347
- M.A.E., S. 13. 1944-49 C. 120 F13-15.
348
- M.A.E., Fonds de Nantes. Note du 6 sept. 43.

145
la question de la dévaluation du franc français et du franc tunisien à la fin de
cette étude.

Réinstaurer l’unité monétaire en Tunisie, par le biais de la


nationalisation de l’institut d’émission constitue l’un des piliers du
programme de relance économique, mais aussi un signe de renforcement de
l’autorité française en Tunisie défini ainsi : « sécurité stratégique, sécurité
intérieure, détention ou contrôle des produits du sous-sol, enseignement de
la langue, protection des biens, droits privilégiés des Français, unité
monétaire »349.

L’unité monétaire est perçue par la métropole comme une barrière à la


concurrence du dollar américain et un moyen de fermeté vis-à-vis des
revendications nationalistes.

Cela nous amène à nous interroger sur l’attitude des nationalistes et


l’administration du protectorat concernant la nationalisation de la banque de
l’Algérie. Quelle était la position de la Tunisie concernant la politique
financière élaborée par la métropole.

II La Tunisie et la nationalisation de la banque de l’Algérie

Depuis l’expiration du privilège de la banque de l’Algérie, le 31 mars


1946, aucun texte ne lie la Tunisie à cet institut d’émission. Malgré cette
rupture juridique la banque de l’Algérie continue à exercer ses activités en
Tunisie. « Une telle anomalie n’en demeure pas moins regrettable sue le plan
juridique comme sur le plan économique350 », jugeait le directeur des
finances. Suite à la promulgation de la loi de nationalisation de la banque de
l’Algérie, la Tunisie devait, comme elle s’est accoutumée de le faire, s’aligner
sur la décision métropolitaine. Mais cette fois-ci, la Tunisie a renoncé à le
faire et le différend s’amplifie de plus en plus entre le protectorat et la
banque de l’Algérie d’une part, et la Tunisie et la France d’autre part.

349
- Mitterrand (F.), « La politique française en Afrique du Nord » in Preuves, troisième année n°33,
novembre 1953.
350
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d. 1. F. 140.

146
En quoi consiste le différend ? Quelles sont les forces et les mobiles qui
sont derrière cette attitude audacieuse de la Tunisie ?

Suite à la loi du 31 décembre 1945 portant nationalisation de la banque


de l’Algérie, la direction des finances du gouvernement général algérien a
établi un avant-projet de loi définissant les modalités de cette opération. Cet
avant-projet prévoit que la banque nationalisée porterait le nom de
« banque de l’Algérie et de la Tunisie », et elle continuerait l’émission des
billets dans les deux pays. Le capital social de la future banque de l’Algérie et
de la Tunisie serait réparti de la façon suivante : 60% des actions
appartiendraient à l’Etat français, 30% des actions seraient attribuées à
l’Algérie et 10% à la Tunisie. L’avant-projet de loi algérien n’a pas bénéficié
de l’approbation du protectorat. En plus de la part minime du capital social
accordé à la Tunisie, le résident général Mast fait remarquer que « le texte
proposé ne comporte aucune précision en ce qui concerne, notamment, les
règles de l’émission, les avances gratuites de l’institut d’émission à la Tunisie,
les redevances de la banque envers la Tunisie, l’articulation entre l’institut
d’émission et le gouvernement de la régence pour la conduite de la politique
du crédit »351.

Le général Mast, tout en insistant sur les lacunes de ce texte, a voulu


revaloriser les droits de la Tunisie en contre partie du privilège à accorder à la
banque.

La rupture entre la banque de l’Algérie et la Tunisie serait-elle une sorte


de conflit administratif opposant le protectorat à cet établissement et au
gouvernement général de l’Algérie ? S’agit-il d’un conflit de tutelle entre les
autorités tunisiennes et les autorités métropolitaines ? Ou bien est-on en
présence de politiques économiques différentes opposant toutes ces
parties ?

En réalité le fond de cette affaire économique prenant parfois un aspect


administratif est politique. Le Résident général tout en faisant part au

351
- Ibid.

147
ministre français des finances de ces réticences à l’égard de l’avant-projet
élaboré par l’Algérie s’oppose catégoriquement au renouvellement au
privilège de la banque. Pour justifier sa position, le Général Mast affirme que
« le texte préparé par la direction générale des finances va à l’encontre du
vœu renouvelé à diverses reprises par la section tunisienne du grand conseil
tendant à la création d’une banque autonome en Tunisie. Or, en l’état actuel
du régime organique du grand conseil, le décret beylical qui rendrait
applicable à la Tunisie la loi sanctionnant l’avant-projet préparé par la
direction générale des finances algériennes, doit être obligatoirement soumis
au grand conseil »352.

En effet, la réforme de 1945 du grand conseil353 a attribué de nouveaux


pouvoirs à cette assemblée qui doit être consultée en cas de nationalisation
de la banque de l’Algérie pour « le vote des crédits destinés à faire face aux
frais du rachat des actions »354. Même la section française du grand conseil
s’opposerait, d’après le résident général, à la nationalisation de la banque de
l’Algérie vu la faiblesse de la part du capital social accordée à la Tunisie355.

Ainsi, les motifs évoqués par le résident général pour appuyer son
opposition à la nationalisation de la banque de l’Algérie ne sont aucunement
d’ordre économique ou financier, ils sont plutôt d’ordre politique. Les
mobiles du général Mast sont plus explicites lorsqu’il parle des « vœux
formulés par l’opinion tunisienne au sujet de l’institution d’une banque
d’émission spécifiquement tunisienne »356. Les vœux de cette opinion
publique tunisienne et de la section tunisienne du grand conseil traduisent
une revendication nationaliste concernant le statut de l’émission en Tunisie :
« la passation d’une nouvelle convention avec la banque de l’Algérie se
heurte à des difficultés politiques d’autant plus grandes que les nationalistes
tunisiens rejettent le parti pris à tout accord nouveau entre l’Etat tunisien et
352
- Ibid.
353
- Le décret beylical du 15 sept. 1945 signale dans son article 38 que cette assemblée est obligatoirement
consultée préalablement à l’adoption de tout décret à caractère législatif, d’ordre financier, économique ou
social ».
354
- M.A.E, Ibid., F. 55-56.
355
- 10% du capital social de la banque.
356
- M.A.E., S 13. 1944-49, C 120. F81.

148
la France et appuient, par voie de conséquence, la thèse de l’organisation
d’une banque d’émission en Tunisie »357.

Est-ce donc le consensus entre les nationalistes, le grand conseil et la


résidence générale concernant le statut de l’émission en Tunisie?

Certains arguments nous incitent à accepter cette thèse. « Plusieurs


personnalités politiques tunisiennes encouragées en cela par l’ancien
directeur des finances de la Tunisie Mr. Culmann, se sont prononcées pour
l’installation en Tunisie d’une banque tunisienne d’émission »358. Un ancien
directeur des finances encourage des personnalités politiques tunisiennes359
à réclamer un institut d’émission spécifiquement tunisien, mais aussi, un
résident général qui évoque « l’hypothèse d’une évolution politique du
protectorat »360, voilà un terrain d’entente entre ces différentes parties. Le
résident général en refusant le renouvellement du privilège de la banque de
l’Algérie en Tunisie a proposé comme solution, tout comme les nationalistes,
« la création d’une banque d’émission locale, par voie de nationalisation des
trois banques spécifiquement localisées »361, c’est-à-dire la banque de
Tunisie, la banca italiana di credito et la banque franco-tunisienne. Le nouvel
institut d’émission serait certes nationalisé afin de garantir la tutelle
française, mais il permettrait la « satisfaction morale »362 et politique
recherchée par les Tunisiens. Les propositions du général Mast ont donné
lieu, sur le plan de la réalité, à une collaboration entre certains milieux
financiers français et tunisiens afin de préparer la création de l’institut
d’émission projeté. La banque de Tunisie qui est destinée à constituer le
noyau de la nouvelle banque d’émission a transformé la composition de son
conseil d’administration en y introduisant des membres musulmans dont le
plus important est Tahar Ban Ammar.

357
- M.A.E., Ibid.
358
- M.A.E., Ibid.
359
- Ces personnalités politiques tunisiennes pourraient être des ministres tunisiens, ou des membres du grand
conseil ou même des nationalistes.
360
- M.A.E., S. 13. 1944-49, C. 120 F. 55.
361
- M.A.E., Ibid.
362
- M.A.E., Ibid.

149
La « participation de ces musulmans au conseil d’administration a pour
but de manifester une étroite collaboration franco-tunisienne au sein de cet
établissement bancaire afin de pouvoir ainsi devenir une banque
d’émission »363.

Toutefois, le projet de création d’un institut d’émission tunisien est


enterré avec le départ du général Mast et la nomination en janvier 1947 de
jean Mons comme résident général. Faut-il conclure que la création d’une
banque autonome est en définitive une affaire liée à la personnalité et la
politique des deux résidents généraux ? Fait paradoxal, « le Général Mast,
homme très fort et s’appuyant sur une administration directe aggravée »364
opte pour une résolution qui ménage les revendications nationalistes alors
que Jean Mons réputé pour être « un résident libéral »365 met fin à cet espoir.
La position du général Mast pourrait s’expliquer par son goût pour « les
créations spectaculaires366 et elle pourrait être considérée comme « une
mesure maladroite »367 qui a hâté son départ.

Mais quelles sont les raisons qui sont derrière l’opposition de J. Mons à
la création d’un institut d’émission autonome en Tunisie ? Quelle solution
propose t-il à ce sujet ?

Le nouveau résident général propose tout simplement le


renouvellement du privilège de la banque de l’Algérie en Tunisie. Si le général
Mast s’est placé sur le terrain politique pour justifier la création d’une
banque d’émission en Tunisie, J. Mons se place sur le terrain économique
pour signaler les dangers d’un tel projet. « Certaines fractions de l’opinion se
sont montrées favorables à l’institution d’une banque tunisienne d’émission.
Cette prise de position semble témoigner d’une méconnaissance totale des
possibilités de l’économie tunisienne »368. La création d’une banque

363
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033 d. 1. F. 108.
364
- Cohen-Hadria (E), Du protectorat français à l’indépendance tunisienne p. 178, centre de la
Méditerranée Moderne et contemporaine, Nice ,1976.
365
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, op. cit. p. 25
366
- Cohen-Hadria (E), Du protectorat français, op. cit. p. 178, le général Mast était à l’origine de la création
de l’Institut des hautes études.
367
- Julien (Ch. A), Et la Tunisie devint indépendante, op. cit. p. 24.
368
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033 d. 1. F. 166.
150
d’émission doit être, dans l’esprit du nouveau résident général, le fruit du
développement économique du pays couronné par l’équilibre de sa balance
commerciale. Or, le commerce extérieur de la Tunisie était souvent
déficitaire notamment au cours de l’année 1947 où ce déficit « atteint 12
milliards sur un volume d’importations de 18 milliards »369. Le problème
monétaire est donc cerné en liaison avec l’essor du commerce extérieur. En
effet, la banque tunisienne d’émission, en cas de sa création, devrait être
capable de couvrir les billets qu’elle émet soit par des crédits extérieurs soit
par des devises ou bien encore par de l’or. La règle est que « la valeur de
cette couverture doit être au moins égale au 1/3 des billets en
circulation »370. La banque nationale d’Egypte couvre la totalité des billets en
circulation à raison de 50% en or et 50% en titres. La banque d’Etat du
Maroc, en plus de son statut international lui donnant une garantie certaine,
couvre sa circulation fiduciaire en devises et en bons du trésor français. En
Tunisie où la circulation monétaire est évaluée à 10 milliards de francs, une
banque d’émission doit être capable de fournir au moins trois milliards et
demi de francs. Or, « l’Etat tunisien ne dispose pratiquement ni d’or, ni de
devises étrangères, ni de crédits extérieurs »371. La Tunisie étant jugée
incapable de couvrir sa circulation fiduciaire, elle devrait rester liée à la
banque de l’Algérie et par là à la France : « l’association monétaire avec la
France apparait donc comme une sauvegarde irremplaçable pour l’économie
de la Régence et une banque d’émission étroitement liée à la France doit
servir d’intermédiaire. C’est le rôle que remplit la banque de l’Algérie et
qu’un institut indépendant de la France ne pourrait l’assumer »372. Sur un
autre plan, la création d’une banque d’émission tunisienne constituerait,
selon J. Mons, une source de difficultés financières pour le protectorat
puisque la gestion du secteur tunisien de la banque de l’Algérie était toujours
déficitaire. Un autre élément d’ordre financier évoqué par le résident général

369
- M.A.E., Ibid, F. 167.
370
- M.A.E., Ibid, F. 142.
371
- M.A.E., Ibid, F. 142. En ce qui concerne l’or, il serait intéressant de rappeler les quantités d’or collectées
en Tunisie par la banque de l’Algérie pendant la Première guerre afin de régler les achats à l’étranger de la
Tunisie et dont la valeur estimée à 16.287.000 francs en 1920.
372
- M.A.E., Ibid, F. 168.

151
pour appuyer son point de vue consiste dans le risque d’inflation. Les
défenseurs du projet de banque d’émission tunisienne prévoient que celle-ci
pourrait accorder plus librement des avances au gouvernement tunisien et
doter la Tunisie de sa propre politique de crédit. Par contre J. Mons pense
que dans cette situation le gouvernement serait contraint à mener une
politique d’inflation puisque les avances faciles octroyées au gouvernement
auraient comme conséquence une inflation inévitable. Pour prévaloir une
politique de crédit bon marché il faut avoir une masse importante de
capitaux, chose qui fait défaut en Tunisie de l’après-guerre.

Les arguments développés par le résident général sont repris et utilisés


par le gouvernement français pour appuyer sa décision définitive en faveur
du renouvellement du privilège de la banque de l’Algérie en Tunisie en
éliminant l’éventualité de création d’un institut d’émission tunisien. Mr.
Fraisse, directeur des finances, a étudié avec le ministre français des finances
et le directeur de la banque de l’Algérie les conditions dans lesquelles une
nouvelle convention sera conclue entre la Tunisie et ladite banque. Après
l’élaboration de cette convention, le résident général l’a présentée au Bey le
15 février 1948. « Sur le fond, il a approuvé les propositions du résident
général pour l’établissement d’une nouvelle convention avec la banque de
l’Algérie, mais il n’a pas dissimulé qu’il redoutait l’opposition de nombreux
Tunisiens et les critiques à son adresse qui pourraient en résulter »373. Après
l’accord du Bey, la convention est présentée par le directeur des finances au
conseil des ministres. Les ministres tunisiens tout en approuvant la
convention à passer avec la banque de l’Algérie « redoutaient une opposition
politique ou une campagne de presse nationaliste »374.

L’adoption à l’unanimité du projet de convention par le conseil des


ministres tunisiens n’a pas empêché ce dernier de prévoir et préparer « la
tactique à employer pour désarmer l’opposition et convaincre les grands

373
- M.A.E., S 13. 1944-49 , C 10. F. 82.
374
- M.A.E., Ibid.

152
conseillers de la nécessité pour la Tunisie de passer une nouvelle convention
avec la banque de l’Algérie »375.

Cette convention est signée le 19 avril 1948. Elle renouvelle le privilège


de la banque en Tunisie pour une période de 25 ans. Mais comparée aux
conventions précédentes intervenues entre ces deux parties, celle-ci accorde
de nouveaux avantages à la Tunisie. Tout d’abord, par la nouvelle
convention, la Tunisie est étroitement associée à la gestion de la banque de
l’Algérie. Cela est concrétisé par l’augmentation du nombre
d’administrateurs représentant la Tunisie au conseil d’administration et
l’élévation de la participation de la Tunisie au capital social de la banque376.
L’Etat français propriétaire de la banque de l’Algérie garde la moitié des
50.000 actions constituant le capital social de l’établissement et rétrocède à
l’Algérie et à la Tunisie la deuxième moitié de ce capital. Sur les 25.000
actions la Tunisie va bénéficier de 7.500. Ainsi, la part de la Tunisie est 15%
des titres de la banque alors que le projet initial préparé en 1946 par la
direction algérienne des finances a fixé cette proportion à 10%. La banque de
l’Algérie s’engage, par la convention du 19 avril 1948, à renforcer le réseau
bancaire de la Tunisie en transformant son bureau de Sfax en succursale et
en créant de nouveaux bureaux à l’intérieur du pays. La deuxième série
d’avantages accordés par la banque à la Tunisie est d’ordre financier. Tout
d’abord, la redevance annuelle payée au gouvernement tunisien calculée sur
le montant de la circulation fiduciaire est portée de 34 millions à 500 millions
de francs. Une deuxième redevance fixée en fonction des bénéfices de
chaque exercice sera attribuée au protectorat conformément à un barème à
déterminer. D’autre part, la banque de l’Algérie a accepté de régler les
découverts du trésor tunisien en France jusqu’à la somme de 200 millions de

375
- M.A.E., Ibid, F. 83.
376
- l’article 1 de la convention du 19 avril 1948 stipule :
a- « représentation du gouvernement tunisien et des intérêts généraux de la Régence au sein du conseil
d’administration de la banque par trois administrateurs et un censeur
b- attribution à la Tunisie de sept mille cinq cents actions de la banque de l’Algérie pour la durée du privilège
c- représentation à Tunis de la direction générale de la banque
d- fixation d’un plafond d’émission propre à la Tunisie ».

153
francs377. Sur un autre plan, la banque a consenti de pratiquer en Tunisie
l’escompte des effets à moyen terme, opération qui n’est pas normalement
du ressort des instituts d’émission. Toutes ces nouvelles dispositions prévues
par la convention du 19 avril 1948 seront insérées au sein des statuts
définitifs de la banque qui prendra le nom de « banque de l’Algérie et de la
Tunisie ».

Les avantages exorbitants accordés à la Tunisie montrent à quel point le


gouvernement français était déterminé à maintenir en Tunisie l’activité de
l’institut d’émission algéro-tunisien nationalisé. C’est le gouvernement
français qui, après avoir « fixé sa doctrine » a forcé la main de la Tunisie pour
conclure rapidement la convention du 19 avril 1948. Ce texte était élaboré et
adopté sans que le débat sur la question soit élargi. M. H.H. Abdelwaheb, en
parlant du privilège de la banque « regrette de ne pas avoir été consulté en
sa qualité d’administrateur depuis 30 ans et ses relations avec Monsieur
Brunet »378. Les autorités métropolitaines ont exigé la propagation du
privilège de la banque de l’Algérie en Tunisie pour que « le contrôle exercé
par le ministre des finances français sur la banque de l’Algérie »379 soit
étendu à la Tunisie. La mainmise de la France sur la banque de l’Algérie, qui
joue le rôle de banque d’Etat en Tunisie, permet à la France de déterminer la
circulation fiduciaire, de fixer la politique de crédit et de contrôler le secteur
bancaire. Au lendemain de la deuxième guerre, la France est plus que jamais
déterminée à reprendre le contrôle de l’appareil productif en Tunisie.

Est-ce que cette volonté de renforcement de la domination financière et


économique de la France en Tunisie peut-être considérée comme un signe
d’affaiblissement structurel de l’impérialisme colonial français en Tunisie de
l’après-guerre ? Ou bien une telle politique traduit-elle un réflexe d’auto-

377
- Le compte du trésor tunisien à la banque de l’Algérie comprend deux parties : une comporte les
opérations faites en Tunisie, la deuxième comporte les opérations faites en France. La Tunisie a souvent
éprouvé des difficultés pour payer les découverts de son compte en France. Elle a souvent négocié avec la
banque de l’Algérie pour élever les avances au Trésor tunisien destinées à régler le découvert en France.
378
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 1983 d. 4. F. 697.
Mr. Brunet est le président directeur général de la banque de l’Algérie M.H.H. Abdelwaheb était tout
simplement administrateur de la succursale de Tunis de cet établissement.
379
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120. F. 81.

154
défense devant une menace extérieure constituée par un impérialisme plus
fort et plus conquérant, à savoir l’impérialisme américain ? Dans les archives
du protectorat traitant des questions économiques de l’après-guerre
l’antiaméricanisme est une donne constante. La « menace » de
l’impérialisme américain est en Tunisie est d’autant plus grandes que ce
dernier essaie de collaborer avec les nationalistes tant sur le plan politique
que sur le plan économique. Les Américains ont tenté de pénétrer par un
moyen que les Français ont toujours essayé de préserver entre leurs mains, à
savoir le secteur bancaire.

« En septembre 1943, l’ingénieur M’Hammed Ali Annabi avait lancé


l’idée de la création à Tunis d’une banque populaire au capital de 50 millions.
L’aide financière américaine était prévue 380 ».

Des documents étaient remis par le Consulat Général américain aux


« vieux et néo-destouriens ». L’organisation de la future banque et la
participation tunisienne et américaine étaient définies et établies dans les
proportions suivantes : « les ¾ du capital seraient versés par l’Amérique, le
quart étant réservé aux Tunisiens, à raison de 12/16 aux membres
fondateurs et 4/16 au public par souscription. De riches Jerbiens dont
certains sont les banquiers et mécènes habituels du néo-destour auraient été
présentés par Mr. Salah Ben Youssef qui appartient, lui-même, à une riche
famille de Jerba »381. La banque américano-tunisienne accorderait des prêts
aux industriels, commerçants et agriculteurs tunisiens selon des normes qui
ménagent la loi musulmane. Le but du nouvel organisme de crédit est
d’empêcher les Tunisiens de « contacter des emprunts dans des
établissements français »382 et il est conçu par ses promoteurs « comme une
entreprise éminemment anti-française »383. Les nationalistes tunisiens,
conscients des nouveaux rapports de force sur le plan international, ont
profité de la conjoncture de l’après-guerre pour mettre en place ce projet.
« Aujourd’hui, l’aide américaine étant acquise, la France ne pourrait

380
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033, d.1. F37.
381
- M.A.E., Ibid.
382
- M.A.E., Ibid, F. 38.

155
renouveler son opposition par suite de son entière suggestion à sa puissance
alliée »384. Les milieux politiques et financiers tunisiens se sont intéressés à ce
projet. Parmi les personnalités attirées par cette affaire M’Hammed Ali El
Annabi, Salah Ben Youssef, Aziz Jellouli, Salah Farhat et en particulier
M’Hammed Chenik. Aziz Jellouli et M’Hammed Chenik sont accusés par les
autorités du protectorat d’avoir des relations solides avec le consulat général
américain : « le 15 octobre 1942, au cours, d’un dîner intime, ces Tunisiens
furent mis au courant du futur débarquement américain en Afrique du Nord.
Comme on s’en doute, en bons nationalistes et en hommes réalistes, ils ne se
manquèrent pas d’engager au cours des conversations qui suivirent, l’avenir
de leurs pays dans un sens américain »385.

Les Français craignent l’évolution politique et économique de la Tunisie


dans un sens favorable aux Américains et au détriment de leurs intérêts.
Malgré son loyalisme, M’Hammed Chenik, ce « politico-industriel », est
qualifié par les autorités du protectorat de « demi-américain »386.

L’impérialisme colonial français affaibli au lendemain de la guerre


redoute l’influence américaine en Tunisie du moins dans deux secteurs
fondamentaux : le domaine financier et le domaine politique. Mais en dehors
de ces deux secteurs les Français craignent-ils un autre aspect d’intervention
et de domination américaine en Tunisie ?

Pour répondre à cette question il faut commencer par étudier le


phénomène de l’inflation en Tunisie au lendemain de la II guerre. L’étude de
cette question s’impose pour deux raisons:

Tout d’abord, l’inflation est une donnée fondamentale de la situation


financière de l’époque ; il faut donc voir quelle politique la France a adopté
pour juguler ce phénomène.

383
- M.A.E., Ibid,
384
- M.A.E., Ibid, F37.
385
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 1983 d. 2, F. 203.
386
- M.A.E., Ibid.

156
L’étude de l’inflation nous permet de cerner les indices, les rouages, les
forces et les facteurs déterminants de la vie économique de la Tunisie de
l’après-guerre. De-là nous pourrons savoir si les Français restent
prépondérants ou bien si la domination française a reculé en faveur d’une
nouvelle percée de l’impérialisme américain.

III Inflation, commerce extérieur et investissements

L’inflation est une des caractéristiques fondamentales de l’économie


capitaliste pendant le XXe siècle. Elle est apparue pendant la première
guerre, « la seconde guerre mondiale incontestablement la relança
vigoureusement »387. Pour la dévaluation et la hausse des prix, qui
constituent ses deux paramètres essentiels, l’inflation crée « ses victimes
mais aussi « ses grands gagnants : les vendeurs, les emprunteurs (l’Etat en
tête et les grandes firmes) »388. Parmi les victimes de l’inflation dans la
Tunisie de l’après-guerre les couches populaires tunisiennes, mais aussi les
salariés et les fonctionnaires, ce qui s’est traduit par le nouvel élan donné au
mouvement syndical après 1945. Mais qui étaient les « grands gagnants » de
l’inflation en Tunisie au lendemain de la deuxième guerre ? Qui étaient les
vendeurs et les emprunteurs ? Est-ce l’Etat français et les grandes firmes
françaises ou bien s’agit-il de nouvelles forces économiques autres que
françaises, notamment américaines ?

C’est l’étude des « grands gagnants » de l’inflation qui nous intéresse


dans le présent travail. Pour connaitre les « vendeurs » de produits et de
capitaux nous devons procéder à l’étude du commerce extérieur tunisien et
des investissements effectués en Tunisie pendant l’après-guerre. Mais tout
d’abord voyons les grands traits de l’inflation : la dévaluation et la hausse des
prix.

Inflation

387
- Bouvier (J.), Un siècle de banque française, op. cit. p. 251.
388
- Ibid, p. 250.

157
En matière monétaire l’alignement de la monnaie tunisienne sur celle de
la Métropole était la règle. La parité du franc tunisien était fixée en fonction
du franc français. Le franc tunisien n’ayant pas sa propre parité, il « n’était ni
défini ni gagé en soi »389 et sa seule garantie était donc le franc français. Une
telle politique était jugée indispensable parce que « si la Tunisie disposait
d’une monnaie indépendante, cette monnaie disparaitrait aussitôt »390. Le
franc tunisien, étant solidaire du franc français, il était affecté par la
dépréciation de ce dernier. En effet, par la dévaluation du franc français de
décembre 1945 le franc tunisien a perdu de sa valeur par rapport aux devises
étrangères. Dans la crainte d’une deuxième dévaluation, « des transactions
sont opérées à Tunis sur les devises étrangères par certains capitalistes
qui…achèteraient le dollar papier à 400 francs et la livre papier jusqu’à 900
francs »391. Le tableau suivant, établi par le consul général américain à Tunis
en septembre 1947, nous donne une idée de la dépréciation constante du
franc tunisien par rapport au dollar. Malgré la résistance du franc tunisien
face au dollar pendant les années de guerre, la baisse de sa valeur est
énorme en 1946392.

389
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120. F61.
390
- Hubal (P.) Tunisie. Collection « Union française ». Paris, Editions Berger-Levrant. 1948, p. 121.
391
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d2 F497..
392
Change du franc en dollar :

1937 → 0.0398

1938 → 0.0284

1939 → 0.0249

1940 → 0.0228

1941 → 0.0228

1942 → 0.0228

1943 → 0.0209

1944 → 0.02

158
En plus du dollar américain et des devises étrangères d’une manière
générale, l’or a pris de la valeur. Pour stabiliser le marché de l’or, le
gouvernement tunisien a fixé à 130 francs le cours du gramme d’or. Mais le
15 mai 1947, le même gouvernement « a alloué une indemnité de 74 francs
par gramme aux producteurs de ce métal »393. Ainsi, le prix de l’or est passé
de 130 à 204 francs le gramme. L’augmentation de la valeur de l’or a
accentué la dévaluation dans une « proportion de 35% sans même que le
public s’en soit rendu compte »394. La dégradation de la valeur du franc a
nourri la crainte d’une deuxième dévaluation. Face à cette situation les
Tunisiens ont réagi pour revendiquer l’indépendance du franc tunisien. Un
meeting des commerçants, négociants et industriels tunisiens s’est tenu le 6
juin 1946 à Tunis pour débattre du problème de la dévaluation du franc qui a
jeté un « vif mécontentement » parmi la population musulmane. La section
tunisienne du grand conseil a adopté une motion « demandant qu’en cas de
nouvelle dévaluation du franc, le franc tunisien soit détaché du franc
français »395.

Le problème de l’autonomie monétaire se pose pour la France à


l’échelle de l’Afrique du Nord. On soupçonne même cette revendication de
l’indépendance monétaire en Tunisie d’avoir pour origine une « propagande
marocaine »396. En plus de l’aspect financier et économique du problème, la
France donne à la question monétaire une dimension politique
incontestable : « L’abandon de la parité monétaire entre la France et
l’ensemble des pays de l’Afrique du nord présente à mon sens de graves
dangers, estime un haut responsable français. Sur le plan politique vous
estimerez sans doute que l’autonomie monétaire apparente de ces

1945 → 0.02

1946 → 0.0084

MAE., S 13. 1 1944-49, C .134. F196.


393
- M.A.E., Fonds de Nantes, C. 2033 d2 F. 500.
394
- M.A.E., Ibid.
395
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120. F. 64.
396
- M.A.E.,, Ibid, F. 68.

159
territoires faciliterait l’exercice des influences étrangères et porterait atteinte
au prestige de la France »397. Ainsi, les problèmes économiques et financiers
ne sont pas étudiés en tant que tels, mais on essaye, de la part des
nationalistes comme de la part des Français, de les résoudre sous un angle de
vue politique. Pour n’importe quel problème monnaie, banques, finances…,
les Tunisiens réclament « l’autonomie » ou même l’ « indépendance » alors
que les autorités françaises insistent à chaque fois sur « le rattachement »
« l’alignement » et la « dépendance » de la Métropole. Pour justifier cette
politique, les autorités françaises évoquent les mêmes arguments : « les
influences étrangères » en particulier américaine et le « prestige de la
France ». La dévaluation, tout comme le statut de l’émission fiduciaire, a mis
les autorités françaises devant deux contraintes : l’influence croissante et
menaçante de l’impérialisme américain et les revendications audacieuses des
nationalistes. La politique française de lutte contre la hausse des prix en
Tunisie n’échappe pas à cette règle.

Pour apprécier l’ampleur de la hausse des prix, il serait intéressant de


voir l’évolution de la valeur de la consommation globale398 pour l’année 1945
et l’année d’après, c’est-à-dire au lendemain de la dévaluation de décembre
1945. La valeur des biens consommés en Tunisie était de 25 milliards de
francs pour l’année 1945. Cette même valeur passe pour l’année d’après à 32
milliards 700 millions de francs399. Ainsi le taux d’augmentation des prix de
1945 à 1946 est de 30.8%400. La hausse vertigineuse des prix a incité
l’administration du protectorat à lutter contre l’inflation. Mais en
augmentation les prix des céréales à la production401 afin de soutenir l’effort
des colons, et en majorant les tarifs des transports et les prix des produits
importés, le gouvernement a accentué l’inflation. La pression syndicale et

Pour la position du Maroc à l’égard de la question monétaire, voir lettre du général Juin du 22 août 1947
adressée au ministre des affaires étrangères. Ibid.
397
- M.A.E., Ibid, F. 64.
398
- Les biens consommés provenant à la fois de l’importation et de la production locale.
399
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d2 F. 469.
400
- M.A.E., C. 134. F. 194.
401
- Les prix des céréales à la production étaient plus bas en Tunisie qu’en Algérie et en France à cause du
coût élevé de la main d’œuvre et de l’étendue des superficies. Pour porter les prix des céréales produites en

160
l’incapacité du gouvernement de supporter la charge financière des produits
importés (comme les combustibles, les machines agricoles, certaines denrées
alimentaires…) ont obligé ce dernier à augmenter en même temps les prix et
les salaires. « La politique qui semble découler des indications ci-dessus a
comme but une valorisation des salaires402 ». Pour lutter contre l’inflation on
n’a trouvé de solution que l’inflation..

Si on a pu dégager certaines répercussions de l’inflation sur le plan


intérieur, c’est-à-dire spécifiquement tunisien, on se demande quels seraient
ses effets sur le plan extérieur ? Quel serait l’impact de la dévaluation du
franc sur le commerce extérieur et sur les investissements ?

Le commerce extérieur

Vu la faiblesse de sa production économique au lendemain de la guerre,


la France était obligée d’importer à la fois les biens de consommation et les
produits d’équipement des Etats Unis d’Amérique. Ces derniers exportaient
les machines agricoles, les combustibles, les céréales aussi bien pour la
France que pour ses colonies. Les importations tunisiennes des USA se sont
développées après la guerre comme c’était le cas de la plupart des colonies
françaises, mais ce qui était spécifique à la Tunisie, c’était l’accroissement
aussi de ses exportations vers ce pays. Si les besoins de la consommation et
de l’équipement ont justifié les importations des USA, la recherche des
devises américaines a contraint la France à exporter le maximum de produits
tunisiens vers son allié américain. Une telle mesure était prise concernant
l’huile d’olive en 1948403.

Mr. Yrissou, inspecteur, général de l’économie nationale chargé des


services de l’Afrique du nord, a effectué une visite en Tunisie en octobre
1948. Au cours de sa mission404, il a insisté auprès des autorités du

Tunisie à ceux des céréales produites par l’Algérie, le gouvernement a augmenté de 20% leur prix à la
consommation.
402
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2033 d.2, F. 464.
403
- Cette politique était amorcée en 1948 et non pas auparavant, parce que la production oléicole était
déficitaire pendant les années précédentes à cause de la sécheresse.
404
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 137. F. 104.

161
protectorat sur la nécessité d’une politique commune entre les trois pays
d’Afrique du nord en matière et de prix d’huile d’olive qui doit être orientée
vers les zones dollar ou sterling. A cet égard deux décisions importantes
étaient prises par l’administration du protectorat en commun accord avec les
autorités métropolitaines :

« 1- Vente aux pays étrangers à devises appréciées à un prix minimum


fixé périodiquement par les pays exportateurs en accord avec la métropole.

Interdiction de vente à la France et à tous pays l’union française »405.


L’obligation pour la Tunisie d’exporter son huile en particulier vers les pays
de la zone dollar était respectée pendant les deux campagnes oléicoles 1948-
49 et 1949-50. Cette politique d’exportation de l’huile d’olive était bénéfique
pour la métropole et néfaste pour la Tunisie. D’une part, les devises
provenant de l’exportation de ce produit revenaient uniquement à la
métropole. Le Résident général a envoyé plusieurs lettres aux autorités
métropolitaines réclamant « l’urgence de l’attribution des devises à la
Tunisie ». D’autre part, en acceptant de vendre son huile à des pays à devises
appréciées, la Tunisie s’est privée de sommes importantes qu’elle aurait pu
obtenir en exportant vers la France. Le Résident général était conscient et
témoins de cette situation puisqu’il a écrit dans sa lettre envoyée le 25
janvier 1949 au Ministre des finances et des affaires économiques ce qui
suit : « il ne faut pas oublier en effet qu’en acceptant d’exporter vers les
zones dollar ou sterling, au lieu d’envoyer ses huiles vers la métropole ou
certains pays européens, la Tunisie renonce à un bénéfice en francs que l’on
peut évaluer si les quantités exportées atteignaient 10.000 tonnes406 à deux
ou trois milliards de francs. A l’heure où la Tunisie manque de capitaux le
sacrifice qu’elle consent, en acceptant d’exporter vers les pays à devises
rares, est extrêmement lourd, et elle compte fermement qu’en
compensation un juste dédommagement en devises lui sera accordé »407.

405
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 138. F. 25.
406
- Pendant la campagne oléicole 1948-49, la production était de 45.000 tonnes, l’excédent exportable était
évalué à 10.000 tonnes.
407
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 138, F. 53.

162
Les Tunisiens étaient conscients des « sacrifices » faits au profit de la
métropole, ils n’ont pas oublié les tracts distribués par les militaires
américains stipulant que la Tunisie aura à payer la reconstruction de la
France à raison de 200 millions par an408. Pour cela, la France était accusée
par les nationalistes de vivre avec les devises nord-africaines en général et
tunisiennes en particulier. Mr. Bonneau, directeur d’Afrique-Levant, pendant
sa conférence de presse du 19 décembre 1947 lors de sa visite en Tunisie, a
essayé de réfuter de telles accusations409. La recherche de devises rares,
notamment le dollar, pour les besoins de la reconstruction avait comme
conséquence immédiate la création de relations commerciales étroites entre
la Tunisie et les USA. On s’est même passé de l’intermédiaire entre ces deux
partenaires, c’est-à-dire la France, puisque une délégation économique
tunisienne était installée à New-York pour rechercher de « nouveaux
débouchés aux exportations de la Régence »410. Les deux tableaux suivants
dressés à partir des chiffres du commerce extérieur tunisien publiés par la
banque de l’Algérie dans son rapport annuel reflètent le renforcement des
relations commerciales entre la Tunisie et « l’étranger » en particulier les
USA.

Importations tunisiennes

France Union Etranger


française
Ann

408
- M.A.E., Fonds de Nantes , C. 134, F. 197.
409
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 134, F. 198.
410
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 134, F. 14.

163
ée Valeur % Valeur % Valeur %
(en Fr) (en Fr) (en Fr)

193 0.96 6 0.12 8 0.47 3


8 millions 2% millions % millions 0%

194 5.4 5 1.4 1 4 3


6 millions 2% million 0% millions 8%

Exportations tunisiennes

France Union Etranger


française
Ann
ée Valeur % Valeur % Valeur %
(en Fr) (en Fr) (en Fr)

193 0.75 5 0.07 8 0.53 3


8 millions 6% millions % millions 9%

194 1.9 4 0.3 7 1.8 4


6 millions 8% million % millions 5%

Aussi bien pour les importations que pour les exportations tunisiennes,
la part de l’étranger a enregistré un accroissement sensible de 1938 à 1946
au détriment de la métropole ce qui confirme les conclusions de J. Marseille
sur l’empire colonial français411. Il serait plus intéressant de voir la part des
USA dans les échanges avec « l’étranger ». Aux yeux du ministre français des
finances qui était conscient du préjudice causé à la France par le changement
des partenaires économiques de certaines de ses colonies, « l’étranger » ne
peut-être que les USA : « Laissera-t-on les territoires d’outre-mer libres
d’exporter leur production à l’étranger ? Les Laissera-t-on libres de disposer

411
- Marseille (J.), Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel. Paris 1984.

164
de la totalité de leurs devises ainsi obtenues pour s’approvisionner au cours
mondial ? C’est-à-dire les décrochera-t-on de l’économie métropolitaine
française pour les accrocher à l’économie mondiale, en fait à l’économie
américaine ? Ce serait une véritable sécession économique. Or, une
sécession économique … sera obligatoirement le prélude d’une sécession
politique »412.

Il faut dire que le premier partenaire économique de la Tunisie au


lendemain de la deuxième guerre reste toujours la France. Mais
l’accroissement des échanges avec la zone dollar, conséquence inévitable de
la dévaluation, était de nature à susciter les inquiétudes des autorités
métropolitaines. Ces inquiétudes sont d’autant plus grandes que
l’impérialisme américain a touché le domaine des investissements en Tunisie.

Les investissements

Dès la fin de la guerre « un plan de mise en valeur » était élaboré en


Tunisie, pour être appliqué à partir de 1945. Un deuxième plan dit « plan de
modernisation et d’équipement » devrait être établi pour la période 1948-
1952413.

L’exécution de ces deux plans, le premier étant à caractère agricole et le


deuxième à caractère industriel, a posé le problème de financement de cet
effort de production économique. Comme le montre le tableau suivant414 les
investissements étaient généralement faibles, notamment de 1943 à 1946,
car l’essentiel de l’effort financier de la France s’orientait vers la métropole.

Constitution de société en Tunisie415

(Nombre de sociétés, capital en milliers de francs)

412
- M.A.E., Fonds de Nantes C. 2110, D.2, F.6.
413
- Voir Mitterrand (F.), Aux frontières de l’union française. Indochine. Tunisie, Julliard, Paris, 1952.
414
- Tableau établi à partir des chiffres concernant les investissements dans les trois pays d’Afrique du Nord
C.N.U.D.S.T. BR 36. 2110. D.2.
415
- Ibid., F. 33.

165
1943 1944 1945 1946 1947 1

Agricul 3 8 6 3. 8 5. 8 17. 1 48.1 1


ture, foret, 50 225 991 125 1 15 7 0
pêche

Mines 1 1 2 2. - - 1 15 6 12.0 2
et carrières 4.000 150 0 50 7

Industr 8 1. 1 9. 9 2. 2 9.6 1 8.22 2


ies 105 8 285 780 0 56 2 0 3 4
alimentaires

Autres 2 5. 4 1 4 1 8 53. 6 551. 9


Industries 0 103 8 7.630 1 9.572 3 582 4 411 1 2

Travau 6 1. 1 5. 1 9. 3 13. 5 48.5 2


x publics et 982 2 550 5 780 2 830 6 56 6 9
transports

Comm 5 1 7 3 1 4 1 70. 1 232. 1


erce 2 5.721 9 7.890 69 8.440 57 780 78 510 58 8

Divers 1 5. 2 2 1 1. 1 34. 7 99.4 7


0 777 3 3.279 1 770 04 380 1 18 1 8

Total 1 4 1 9 2 8 4 19 3 1.00 3
00 4.538 88 9.009 53 8.333 05 9.503 98 0.280 85 4

Etant donné l’incapacité de l’Etat à financer la production économique,


on a essayé dans le cadre de « l’économie mixte » d’associer l’investissement

166
public et l’investissement privé pour la création de nouvelles entreprises416.
Mais est-ce que les capitaux privés français ont permis de combler
l’insuffisance des investissements publics ?

Le tableau montre la faiblesse des investissements dans les secteurs


productifs (agriculture, industrie) que ce soit sur le plan du nombre de
sociétés créées ou sur le plan de la masse des capitaux engagés. Par ailleurs,
le volume global des investissements diminue de moitié de 1947 à 1948 (il
passe de 1 000 280 à 504 922) au moment où on commence l’exécution du
plan de modernisation et d’équipement. Cet étrange paradoxe illustre
l’insuffisance ou/et la réticence des capitaux privés métropolitains en Tunisie.
Le 26 mars 1947 le ministre des finances a écrit à son collègue aux affaires
étrangères pour lui annoncer que à l’apport de « capitaux en provenance de
la métropole venait à se ralentir417. Les investissements français aussi bien
publics que privés étaient donc fort réduits »418.

Les besoins de la reconstruction et de la mise en valeur d’une part, et la


faiblesse des investissements français d’autre part, ont attiré l’attention des
capitalistes américains. Le consul général américain à Tunis G. Fuller, après
avoir brossé un tableau de la situation économique de la Tunisie dans un
rapport envoyé aux autorités américaines, aboutit à la conclusion suivante :
« il y a beaucoup de possibilités intéressantes d’investissement de capitaux
en Tunisie : les jardins d’olivier qui rapportent 25% par an, les établissements
thermaux romains à reconstruire, les hôtels qui font fortune…., les plans
d’irrigation, les usines pour transformer les matières locales, comme l’huile
d’olive, le poisson, les minerais et les produits de ferme… »419.

Depuis le débarquement allié, des officiers américains effectuaient


d’une manière quasi-permanente des tournées de « prospection de

416
- Exemples : Tunis-Air, la Société d’Etudes et de Recherches de Sels de Potasse et de sels Connexes en
Tunisie, la S.O.R.E.M.I.T.
417
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 120, F.64.
418
- Wagner (H.), L’évolution des finances en Tunisie de 1938 à 1948, thèse de droit, Université de Paris
1950. Imprimerie SAPI. Tunis.
419
- M.A.E. S 13. 1944-49, C. 134, F197.

167
ressources économiques »420 de la Tunisie comme les centres miniers et les
zones de cultures maraîchères. Des ingénieurs américains sont venus se
documenter à la bibliothèque Souk-El-Attarine sur les mines. Dans les milieux
français de Tunisie les conversations portaient sur « l’intérêt croissant que
semble porter les américains aux richesses et aux possibilités minières de la
Régence »421. Des demandes de création de sociétés étrangères notamment
américaines étaient adressées au résident général. Ce dernier était contraint
de demander aux autorités métropolitaines la politique à adopter en matière
d’investissements étrangers : « j’ai été en effet consulté à diverses reprises
ces temps derniers sur l’opportunité de laisser se constituer des sociétés de
capitaux ou à participation étrangère ou d’autoriser les sociétés étrangères à
investir des capitaux dans la Régence… j’estime pour ma part qu’une
opposition de principe aux investissements étrangers n’est pas souhaitable,
mais que les capitaux français doivent cependant être encouragés à venir en
Tunisie »422.

Une circulaire du ministre de France d’outre-mer Marisu Moutet


portant la date du 10 décembre 1946 fut envoyée au résident général et dans
laquelle on peut lire « il me parait conforme à l’intérêt général non
seulement de réserver un accueil favorable aux offres émanant de groupes
étrangers, mais encore de les encourager »423. Ces offres d’investissements
étrangers étaient surtout américaines : « La seule source importante de
capitaux susceptibles de s’investir est américaine »424.

Bien qu’il soit difficile de quantifier les investissements américains en


Tunisie après la deuxième guerre faute de documentation, on peut
cependant donner quelques exemples à ce sujet. Tout d’abord, il faut
rappeler les crédits américains alloués à la Tunisie dans le cadre du plan

420
- C.N.U.D.S.T., BR 53. C1184. D.3. Lettre du 26 août du chef de la circonscription d’un contrôle de Gafsa.
421
- M.A.E., ibid, note du 2 mai 1944.
422
- M.A.E., S 13. 1944-49, C. 126, F. 22.
423
- Wagner (H), op, cit. p. 340.
424
- A titre d’exemple la Tunisie a bénéficié dans le cadre du plan Marshall de 13.830.000 dollars pendant le
premier semestre 1947 et de 4.008.000 dollars pendant le premier semestre 1948, C.N.U.D.S.T. B 583. C147.
D3. F. 22.

168
Marshall425. L’aide financière américaine à la Tunisie a continué même après
l’indépendance en particulier entre 1957 et 1961. D’après Ben Romdhane
cette aide était pour la période indiquée de 239.2 millions de dollars qui
« représentaient 47% de l’investissement brut total du quinquennat 1957-
1961 »426.

Parallèlement à cette aide financière, les capitaux américains se sont


intéressés en particulier au domaine de la prospection pétrolière. Le meilleur
exemple est la société nord-africaine des pétroles au capital de 1500 Fr avec
une participation américaine de 65% et une participation française de 35%
souscrite par la SEREPT427. La prépondérance des capitaux américains dans
les investissements pétroliers en Tunisie a suscité de vives protestations chez
certains milieux politiques français et chez l’opinion publiques française de
Tunisie que la presse a qualifiée de « l’affaire des pétroles »428. Le
gouvernement français a organisé une conférence de presse le 21 avril 1949
pour expliquer que « dès 1946 la commission de modernisation du plan
Monnet avait reconnu comme souhaitable les participations étrangères aux
recherches de pétroles dans les territoires d’outre-mer. La nécessité de cette
formule s’explique par l’envergure des moyens dont disposent certains pays
étrangers »429.

Le déferlement de capitaux américains dans certaines colonies


françaises pendant l’après-guerre, comme le prouve l’exemple de la Tunisie,
explique la politique américaine réclamant de plus en plus de liberté
économique dans de tels territoires. Les Américains demandent d’enlever les
barrières douanières des colonies, mais revendiquent aussi « la fin de
l’empire de certaines nations sur d’autres »430. Dans son discours du 13

425
- Ben Romdhane (M.), Mutations économiques et sociales et mouvement national en Tunisie de 1956 à
1980, ouvrage collectif. Centre de recherches et d’études sur les sociétés maghrébines, Edition du CNRS.
Paris, 1985.
426
- « Rassemblement » du 20 avril 1949. S.E.R.E.P.T. : Société d’études, de recherches et d’exploitation des
pétroles de Tunisie.
427
- Ibid.
428
- « Rassemblement » du 22 avril 1949.
429
- M.A.E., R 53. C. 1584. D. 3, F. 720.
430
- S.H.A.T., C. 2 H 133. « Evolution de la politique indigène depuis 1940 au 30 septembre 1944 » Note :
« Le néo-destour, les princes et les Anglo-Saxons ».

169
septembre 1943, le secrétaire d’Etat américain aux affaires étrangères a
exprimé explicitement cette volonté : « les nations libres sont responsables
des peuples qui aspirent à la liberté. Le devoir de ces nations, lorsqu’elles ont
avec ces peuples des liens politique sous forme de mandats, protectorats ou
autres, est d’aider à leur développement matériel et moral, de les préparer
aux devoirs et responsabilités du gouvernement autonome et d’encourager
leurs efforts vers la liberté ».

L’influence américaine en Tunisie après la deuxième guerre est devenue


une réalité concrète : hausse de la valeur du dollar, accroissement des
échanges commerciaux avec la Tunisie et augmentation des investissements
dans des secteurs chefs comme le pétrole. Cette influence économique s’est
accompagnée d’une influence politique incarnée par la relation de plus en
plus étroite entre les Américains et les nationalistes. Se lançant dans une
politique favorable aux musulmans, les autorités américaines de Tunisie
tentèrent de les attirer à elles et pour arriver à ces fins elles attirèrent
Bourguiba. Des relations secrètes se nouèrent à cette époque entre Doolitle
et Bourguiba. Excellent orateur, ce dernier devait faire naitre « un très vif
attachement du peuple tunisien à l’égard de l’Amérique »431.

Conclusion

Au lendemain de la deuxième guerre la France avait du mal à définir une


politique financière en Tunisie : « incohérence », « incertitude », « politique
fragmentaire », autant de termes utilisés par des témoins de l’époque pour
qualifier cette politique. Celle-ci s’explique par la pression nationaliste, la
crainte de l’influence « étrangère » et les faiblesses internes de
l’impérialisme colonial français. Pour parer aux difficultés du capitalisme
privé l’Etat a adopté une politique de dirigisme qui associe l’effort public à
l’effort privé. Cette collaboration entre l’Etat français et le capitalisme privé

431
- voir notre thèse, Réseau de la compagnie Bône-Guelma et sa contribution à la pénétration française en
Tunisie. 1875-1900, Thèse III cycle dactylographiée. Reims, Mai 1985.

170
adoptée quelques années avant la fin de l’ère coloniale était appliquée à la
fin du XIXe siècle pour instaurer la colonisation en Tunisie432.

Toutefois, cette coopération n’a pas pu résoudre les faiblesses


structurelles de l’impérialisme colonial. Marius Moutet a bien développé ces
faiblesses dans sa circulaire du 10 décembre 1946433 : « nous devons nous
rendre compte du fait qu’avec les moyens en hommes, en capitaux et en
matériel dont nous disposons au lendemain de la guerre et dont une partie
est attachée dans la métropole aux tâches de la reconstruction, l’exploration,
l’étude, le développement et éventuellement l’équipement des gisements
miniers risquent d’être une tâche fort langue à mener à bien avec nos seules
ressources. On doit également reconnaitre honnêtement que dans les
années entre les deux guerres, l’effort du capitalisme français fut, en matière
de prospection minière coloniale tout à fait insuffisant… Force est nous de
constater un retard considérable des territoires français sur les territoires
étrangers voisins ou enclavés ».

Les nationalistes ont profité de l’incapacité et des contradictions du


système colonial pour obtenir leurs revendications. Les deux nouvelles
forces, l’une interne et politique et l’autre externe et économique, à savoir
les USA, vont s’associer contre un ennemi commun : l’impérialisme colonial
français. Mais cette alliance inaugurée pendant l’après-guerre, va-t-elle se
limiter à cette période particulière et précise de l’histoire de la Tunisie ou
bien sera-t-elle le début d’une relation plus durable ?

432
- M.A.E. S 13. 1944-49. F22.

171
UNE VOLONTE DE DECOLONISATION FINANCIERE :

LA CREATION DE LA BANQUE CENTRALE

DE TUNISIE 1955-1958434

L’intérêt de l’historiographie tunisienne a porté, jusqu’à présent, sur le


processus de mise en place du système colonial tant sur le plan politique que
sur le plan économique. Après un demi-siècle des indépendances politiques,
le temps est venu d’étudier la décolonisation dans ses différents aspects. De
prime abord, un problème surgit: « indépendance » ou « décolonisation » ?

Le terme « indépendance » est utilisé souvent dans les pays de la rive


sud de la Méditerranée pour mettre en valeur le combat mené contre
l’hégémonie coloniale afin de donner une certaine légitimité à l’Etat national.
Contrairement à ce triomphalisme véhiculé par le concept «indépendance »,
celui de « décolonisation » traduit l’idée d’un retrait qui pourrait être aussi
synonyme d’échec. Au-delà de la pertinence et des présupposés de chacun
des deux termes, nous pensons que le concept « indépendance » n’est pas
approprié à l’étude de l’histoire économique. Il annonce la fin d’une ère et le

433
- Voir Hamza (H-R), «Les Etats-Unis et la question tunisienne (1939-1943) : à la recherche d’une
politique», Article dactylographié.
434
In IBLA, 2003, pp. 161-178. (Abréviations : B.C.T : Banque Centrale de Tunisie, M.F.F.F :
Archives du Ministère des Finances (France), S.T.B : Société Tunisienne de banques.)

172
début d’une autre, mais toute forme de rupture politique occulte une
continuité au niveau économique.

Nous optons donc pour le concept « décolonisation » car il ne charrie


pas une forte connotation politique, et il signifie en outre un processus de
désengagement d’une puissance coloniale vis-à-vis d’un territoire et d’une
population jusque là colonisés. Ce processus de désengagement est lent car il
touche à la fois l’économique, le social et le culturel.

La question centrale à laquelle cette recherche tentera de répondre est


la suivante: Comment a-t-on géré, du côté tunisien, la décolonisation
financière ? Cette problématique pourrait être reformulée autrement:
Quelles sont les répercussions de l’indépendance politique sur le
comportement des capitaux français en Tunisie ? Quels moyens a-t-on
trouvés, en Tunisie, pour pallier le désengagement des institutions et du
capital français ?

Notre tentative de réponse à de telles interrogations prendra comme


point de départ les conventions franco-tunisiennes de 3 juin 1955 accordant
à la Tunisie une autonomie interne. Cet accord historique a tenté de régler, à
sa manière, les échanges commerciaux et financiers entre les deux parties.

I Les conventions de 1955 : consécration de l’autonomie politique et


renforcement de la dépendance économique.

La « convention économique et financière » annonce, dès son


préambule, les objectifs de la France qui cherche à « établir avec la Tunisie,
au sein de la Zone Franc, une union économique aussi complète que
possible »435. Le même préambule insiste, plus loin, sur « la coopération
franco-tunisienne » et la « solidarité économique et financière »436 entre les
deux pays. Il semble, de prime abord, que ce texte tende à fournir un cadre
institutionnel permettant une libre circulation des biens et des capitaux entre

435 Conventions entre la France et la Tunisie signées à Paris le 3 juin 1955, Paris,
Imprimerie Nationale, 1955, p. 111.
436Ibid., p. 112.

173
ces deux partenaires. Mais il ne faut pas perdre de vue que cet « accord » est
conclu au terme de 74 ans de présence coloniale et qu’il ne peut, de ce fait,
servir de la même manière une puissance coloniale et une colonie aspirant à
son indépendance. Sur un autre plan, il ne peut y avoir coopération réelle et
liberté que lorsque les chances sont égales.

Le chapitre premier, relatif au régime monétaire de la Tunisie, affirme


que les transferts de fonds « sont libres entre la France et la Tunisie »437, tout
en insistant, encore une fois, sur l’appartenance de celle-ci à la Zone Franc.
C’est le Comité monétaire de la Zone Franc438 qui a mission de fixer la
politique Monétaire et financière pour l’ensemble des pays appartenant à cet
ensemble économique et financier. La politique monétaire et le statut de
l’émission monétaire en Tunisie restent, en conséquence, soumis au
« contrôle de l’autorité monétaire centrale de la Zone Franc »439. La Banque
d’Algérie, transformée entre temps en Banque d’Algérie et de Tunisie440,
continue à jouer le rôle d’institut d’émission selon les modalités du décret
beylical du 5 août 1948. La Tunisie, à laquelle on a fait miroiter l’illusion
d’une éventuelle « création d’un institut d’émission »441 qui lui serait
« propre », n’a rien gagné en contrepartie du centralisme financier, à
l’exception de deux maigres acquis : la parité établie entre le franc tunisien et
franc français, et le droit accordé à un représentant du gouvernement
tunisien de siéger au Comité Monétaire de la Zone Franc.

Par ailleurs, les relations de la Tunisie avec les pays extérieurs à la Zone
Franc doivent passer par un organisme central métropolitain, à savoir l’Office
des Changes de la Zone Franc placé sous l’autorité administrative du
gouverneur de la Banque de France, Président du Comité Monétaire. Un

437 Ibid., p. 112.


438 Ce comité est créé par la loi financière du 24 mai 1951 et il est présidé par le gouverneur de
la Banque de France. Nous consacrons ultérieurement un développement détaillé à l’histoire de
la Zone Franc.
439 Conventions entre la France et la Tunisie, op. cit., p.113.
440 Gharbi (M.L), « Politique financière de la France en Tunisie : contraintes mondiales et

exigences nationalistes », Actes du V colloque sur La Tunisie de l’après-guerre (1945-1950), 26-


28 mai 1989, publié par l’ISHMN, Tunis, 1991, p. 11-42.
441Conventions entre la France et La Tunisie, op. cit., p. 113.

174
office des Changes doit être créé à Tunis pour accorder des licences
d’importation et d’exportation et pour veiller à la bonne application de la
politique de l’organisme central établi à Paris. Les ressources tunisiennes en
devises « sont versées au Fonds de stabilisation des changes de la Zone
Franc, sur lequel sont, d’autre part, prélevées les devises nécessaires aux
paiements extérieurs de la Tunisie »442. Ainsi, la France contrôle l’émission
monétaire, les paiements intérieurs et extérieurs de la Tunisie. Cela n’est pas
nouveau, puisque l’établissement du protectorat443 a visé un tel objectif,
mais ce qui est nouveau c’est que le contrôle de la France se fait par le
moyen d’un nouvel instrument : les institutions de la Zone Franc.

Certains auteurs ont pu mettre en évidence deux raisons justifiant cet


état des choses :

- « cette tutelle économique et financière de la France sur la Tunisie


s’explique par la faiblesse de celle-ci dans le domaine de l’économie et des
finances...

- ce contrôle est la condition du maintien de l’union monétaire avec la


France »444.

Il semble, selon cette logique, que la Tunisie ait aliéné sa liberté


d’action, dans le domaine monétaire et financier, pour compenser des
avantages qu’elle pourrait tirer de son adhésion à la Zone Franc. Pour cerner
les bienfaits ou les méfaits de l’appartenance à cet ensemble économique, un
rappel rapide de l’historique des zones monétaires, et particulièrement de la
Zone Franc, s’impose.

Les conséquences financières et monétaires de la première guerre,


notamment l’inflation, ont montré la difficulté du maintien du système

442 Ibid., p. 114.


443 Mahjoubi (A.), L’établissement du protectorat français en Tunisie, Publications de
l’Université de Tunis, Tunis, 1977.

444 Ladhari (N.), Les conventions franco-tunisiennes, Paris., s.d. pp.79-80.

175
d’étalon-or445. Les troubles monétaires des années vingt ont été aggravés par
les méfaits de la dépression des années trente. Face à l’ébranlement de leurs
structures économiques et financières et en l’absence d’un système
monétaire mondial cohérent, les puissances coloniales ont cherché à se
protéger en s’appuyant sur leurs empires coloniaux. «Préférence impériale»,
protectionnisme et zones monétaires étaient alors établis pour remédier au
marasme économique et financier de l’époque : la zone escudo est créée par
le Portugal446, la zone sterling par la Grande Bretagne447 et la zone franc par
la France.

Les retombées économiques et financières de la deuxième guerre et les


indépendances des colonies ont alors renforcé le rôle des zones monétaires.

Considérées, au cours des années cinquante, comme le meilleur cadre


dans lequel devaient se tisser de nouvelles relations d’échange entre le
« Nord » et le « Sud ».

Ainsi créées, les zones monétaires sont un espace économique privilégié


qui devait aboutir à un véritable libre-échange448 entre les différents
éléments constituant cet ensemble. L’objectif primordial de ces zones
monétaires était évidemment d’éviter toute concurrence de nature à
entraver le développement de la Métropole et de ses ex-colonies.

Bien que fondées en pleine phase coloniale, les zones monétaires


étaient désormais perçues comme la solution la mieux appropriée pour régir
les rapports économiques et financiers pendant la période de décolonisation.

445 Bouvier (J.), Un siècle de banque française. Les contraintes de l’Etat et les incertitudes
du marché, Librairie Hachette, Paris, 1973, pp 45-52.
446 Torres (A.), « La zone escudo et « l’espace économique portugais » ont-ils favorisé le

développement du Portugal et de ses colonies d’Afrique dans les années 1960-1970 » dans
La France et l’Outre-mer, un siècle de relations monétaires et financières , Comité pour
l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1998, p. 615.
447 Krozewski (G.), « La zone sterling dans les relations de la Grande Bretagne avec

l’Outre-mer, 1945-1968 », dans La France et l’Outre mer..., Ibid., p. 599.


448 Destanne De Bernis (G.), « La Tunisie et la zone franc », dans Les Cahiers de Tunisie,

1er trimestre 1959, N° 25, pp. 92-93.

176
Nous comprenons alors le contrôle monétaire imposé par la France à la
Tunisie par le biais de la convention de 1955. Cette tutelle monétaire ne peut
se faire sans une autre donnée: l’union douanière entre la Tunisie et la
France. Ces deux pays « conviennent de constituer leurs territoires douaniers
respectifs en union douanière »449. Ils s’engagent alors à « ne pas faire
obstacle à la liberté des relations commerciales au sein de l’Union
douanière »450. La loi douanière du 19 juillet 1890, promulguée suite à
l’établissement du protectorat, a accordé un régime préférentiel à certains
produits des deux pays. L’expiration du traité tuniso-italien en 1898 a libéré
la Tunisie de cet engagement à l’égard de l’Italie et certains produits
tunisiens pouvaient entrer dès lors en franchise en France451. Une franchise
totale est établie pour certains biens d’équipement français dont la Tunisie
avait besoin. Ce régime douanier préférentiel est encore réduit en 1928 pour
prendre le nom « d’Union douanière restreinte »452.

Il est ainsi évident que l’union douanière intégrale et totale n’a jamais
été de rigueur entre la Tunisie et la France lors de toute la période coloniale.
Or, aussi paradoxal que cela semble-t-il l’être, la convention de l’autonomie
interne, établit une véritable union douanière entre les deux pays453. Certes,
la France s’engage par cette même convention à fournir à la Tunisie les
investissements nécessaires à son développement économique454, cependant
l’union douanière constitue un risque énorme pour ce jeune pays. En effet,
l’entrée en franchise des biens d’équipement et surtout des biens de
consommation français en Tunisie entraverait la naissance de toute activité

449Conventions du 3 juin 1955, art-11, op. cit., p. 114.


450Ibid., p. 115.
451 Sammut (C.), L’Impérialisme capitaliste français et le nationalisme tunisien (1881-

1914), Publisud, Paris, 1983, p. 84.


452 Destanne De Bernis (G.), « La Tunisie et la zone franc », op. cit., p. 77.
453 Un accord est signé le 28 décembre 1955 et publié par le Journal officiel tunisien du 30

décembre 1955 précisant que cette Union douanière se limitait uniquement à la France
métropolitaine.
454 Conventions du 3 juin 1955, art 20. L’article 21 de la même convention précise que la

France pourra garantir les emprunts tunisiens contractés à l’étranger. Sur un autre plan
la Tunisie s’engage à maintenir la propriété privée des Français installés sur son territoire
et elle accorde toute liberté aux entreprises et aux capitaux français se trouvant déjà sur
place (art 29 et 30).

177
industrielle dans ce pays. Par ailleurs, la Tunisie n’ayant plus le droit
d’exporter ses produits vers des pays en dehors de la zone franc, comme les
phosphates ou l’alfa jadis exportés vers la Grande Bretagne, elle sera privée
de devises. Pire, la Tunisie n’est même pas libre de ses devises gérées
désormais par le Comité monétaire et l’office des changes de la zone franc.

Par le contrôle des finances tunisiennes et par le moyen de l’union


douanière, la convention de 1955 vise une parfaite intégration de l’économie
tunisienne dans l’orbite d’une France affaiblie par la deuxième guerre et par
les problèmes de décolonisation. Certains journaux français de la place de
Tunis notaient à cet égard : « le souverain et le peuple de Tunisie accèdent,
sous notre protection et selon nos conseils, à la dignité des Etats modernes
et qu’ils acquièrent de nous la capacité de gérer un tel Etat »455.

Ce verrouillage de l’économie et des finances tunisiennes, qui n’a jamais


été aussi total lors de la période coloniale, pourrait être considéré comme le
prix que les nationalistes ont payé pour arracher une certaine autonomie
politique. En dépit de son conflit avec Salah Ben Youssef, Habib Bourguiba ne
s’est-il pas érigé en véritable défenseur des intérêts français en déclarant à
propos des conventions de 1955 : « Nul Tunisien ne peut imaginer que les
intérêts légitimes de la France et des Français de Tunisie puissent être
méconnus »456.

Les dirigeants nationalistes, notamment Habib Bourguiba, changeront-


ils d’attitude après le 20 mars 1956 ? L’indépendance politique sera-t-elle
une occasion pour mettre en question la tutelle financière de la France en
Tunisie ?

II Le prix d’une indépendance politique :

Le statut accordé à la Tunisie par le traité du 20 mars 1956 créa une


conjoncture nouvelle marquée par des faits majeurs :

455 Le Petit Matin, 6 juillet 1955.


456 A.M.F.F, carton B24933, document intitulé « continuité de la politique française »
reproduisant les commentaires de la radio et des hommes politiques sur les conventions
franco-tunisiennes du 3 juin 1955.
178
- Le rétrécissement des investissements privés : non seulement les
capitaux français ne s’intéressent plus à un pays déjà indépendant, mais les
entreprises en place survivent avec « les moyens de bord » (457) dont elles
disposent encore. Le gouvernement français qui, depuis le 30 juin 1955, a
créé un Fonds de Développement Economique et Social a mis à la disposition
de la Chambre syndicale des banques populaires la somme de 100.000.000
Fr. destinée à être prêtée à la Banque Française Industrielle et Commerciale
de Tunisie458. Celle-ci devait à son tour, prêter aux entreprises françaises de
Tunisie des crédits par caisse et par escompte. D’autres mesures de soutien
aux sociétés françaises sont décidées entre autres par la convention du 29
mars 1956 conclue entre le Ministère des affaires économiques et financières
et la Banque de l’Algérie et de Tunisie. D’après ce texte, « il a été constitué,
sur les ressources du Fonds de développement économique et social, un
fonds d’avance et de garantie d’un montant de 500 millions de Fr destiné à
permettre l’octroi d’avances exceptionnelles et commerciales françaises de
Tunisie qui, économiquement viables, éprouveraient des difficultés
temporaires »459. Mais de telles mesures ne semblent pas relancer les
investissements français en Tunisie ou du moins les maintenir dans leur
niveau habituel. Dans ces conditions les crédits bancaires ne peuvent se
substituer aux investissements privés.

- Le réseau bancaire local et la fuite des capitaux : le réseau de banques


françaises établies en Tunisie se constitue essentiellement de la Banque
d’Algérie et de Tunisie, la Banque de Tunisie, la Banque Franco-Tunisienne460,
du Crédit Hôtelier, de la Banque Française Commerciale et Industrielle de
Tunisie, de la Société Franco-Tunisienne Pour le Financement du Matériel

457 A.M.F.F, carton B 8754, lettre de la Banque Française Industrielle et commerciale de

Tunisie au sous directeur des finances (Paris), 16 juillet 1956.


458 A.M.F.F, carton B 8753, convention du 16 janvier 1957 entre le Ministère des affaires

économiques et financières et le Crédit Populaire de France.


459 A. M. F. F, carton Z 1404, note pour le Sous-directeur chargé des bureaux E1 et E2, 25

mai 1957.
460 Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au

Maghreb colonial, Publications de la Faculté des Lettres, Manouba, Tunis, 2003.

179
Agricole461. Ces banques françaises n’attirant plus de nouveaux capitaux
réduisent leurs escomptes, et diminuait les moyens de financement de
l’économie tunisienne. Plus grave, ces établissements drainent les capitaux
dans le sens inverse, c’est-à-dire celui de la Tunisie vers la France. « Clients et
banquiers, comme l’a noté une banque marseillaise profitant de cette
situation, entendaient que ces fonds soient en sécurité en France »462.

Certains auteurs ont signalé que cet exode des capitaux français a
commencé dès les premières négociations préalables aux conventions de
l’autonomie interne463 en soulignant que « le transfert d’épargne non
investies ou de capitaux contribue bien à priver la Tunisie de ces capitaux qui
auraient pu s’investir »464. D’ailleurs, il a été déjà remarqué pour une autre
colonie qu’il était plus facile d’y épargner «que d’y investir»465.

D’autres auteurs ont pu évaluer les transferts de capitaux privés vers la


France à « 9 millions de dinars en 1956, et 33 millions de dinars en 1957 »466.
On a même avancé les chiffres suivants concernant la sortie annuelle des
fonds, 1954: 8 millions de Fr., 1955 : 16 millions de Fr., 1956 : 30 millions de
Fr, 1957 : 37 millions de Fr., 1958 : 31 millions de Fr.467. Quelque soit sa
valeur réelle, ce mouvement de capitaux crée une situation singulière et
paradoxale à la fois, à savoir le phénomène de désinvestissement. Ainsi le
capitalisme privé français coupe l’herbe sous les pieds du jeune Etat tunisien
qui cherche encore à se mettre en place et qui dispose de peu de moyens
financiers.

461Les banques en Tunisie, la documentation tunisienne, publiée par le Secrétariat d’Etat


à l’information.
462 A.M.F.F, carton B 8754, note confidentielle de la Banque Populaire Provençale, 24 mars

1960.
463 Destanne De Bernis (G.), « La Tunisie et la zone franc », op. cit., p.48.
464Ibid., p. 49.
465 Marseille (J.), "Une approche économique et financière de la décolonisation, l’évolution

des bilans des entreprises coloniales (1938-1954)", actes du colloque organisé par l’Institut
d’Histoire du Temps Présent, 4-5 oct. 1984, Editions du CNRS, Paris, 1986, p. 165.
466 El Gafsi (A.), Le système bancaire tunisien, structure et financement du

développement, Tunis, 1981, p.8.


467 GERN (J.P.), Le Maroc et la Tunisie face à l’autonomie monétaire , Basle Center for

Economic and Financial Research, (lieu et date non indiqués), p.18.

180
- Le peu de moyens dont dispose l’Etat tunisien

Le premier budget de l’Etat tunisien est celui de mars 1956-mars 1957.


Ce budget a été financé surtout par le moyen d’un prêt de 10.575 millions de
Fr consenti sur les ressources du Fonds de Développement et Social468. La
deuxième année budgétaire semble aussi difficile que la première puisque
Hédi Nouira était chargé, dès février 1957, de négocier avec les Français
l’octroi de nouvelles ressources aux Tunisiens et la suspension durant 5 ans
du remboursement des prêts et avances consentis par la France. Il a été
répondu au Ministre des Finances tunisien qu’il était « dangereux de
permettre à la Tunisie ou au Maroc de ne pas assurer le service de leurs
dettes aux dates prévues »469. Ainsi, le moratoire de 5 ans pour la dette
tunisienne est refusé par la France. Cela dénote d’une politique qui vise à
réduire l’aide financière allouée à la Tunisie, politique adoptée, d’ailleurs à
l’égard du Maroc. Un haut fonctionnaire du Ministère des Finances rappelle
aux responsables politiques les dangers d’une telle attitude : « le
gouvernement ne doit pas oublier que le refus de toute aide à la Tunisie et au
Maroc ne fait qu’accroître les difficultés économiques et financières de ce
pays »470. Fuite de capitaux privés, manque de capitaux publics, mauvaise
pluviométrie ont fait que les investissements privés se limitaient en 1958 à la
somme de 5.630.5 millions de dinars471. Parallèlement à ce marasme
économique et financier général, la Tunisie se trouve, au lendemain de 1956,
confrontée à un autre problème politico-financier : celui du maintien des
conventions financières de 3 juin 1955 qui n’ont plus de sens dans un
contexte d’indépendance politique.

En dépit de son indépendance politique, la Tunisie reste soumise du


point de vue économique et financier aux clauses de la convention du 3 juin
1955. L’émission monétaire relève toujours de la Banque d’Algérie et de

468 A.M.F.F, carton Z1404, convention signée à Paris le 30 juin 1956 entre Paul Ramadier
Ministre des Finances et des Affaires Economiques et Hédi Nouira, Ministre des Finances.
Les fonds prêtés sont productifs d’intérêt du taux de 1,5%.
469 A.M.F.F, carton B 24933, note du directeur du Trésor pour le président, 19 février 1957.
470 A.M.F.F, carton Z 4982, note pour le Ministre, 29 septembre 1959.
471 Les banques en Tunisie, op. cit., p. 7.

181
Tunisie, l’Union douanière est toujours de rigueur, et le nouvel Etat national
est soumis aux décisions et aux institutions de la zone franc. Tout en étant
occupés par les problèmes de gestion du quotidien, les Tunisiens n’ont pas
arrêté de relever, à maintes reprises, ce paradoxe. Hédi Nouira a rappelé que
«le Gouvernement tunisien désire entamer rapidement des négociations afin
de modifier la convention économique et financière du 3 juin 1955 dont les
dispositions conçues pour un régime d’économie interne ne sont plus
compatibles avec l’indépendance»472. Le point qui tient à cœur aux Tunisiens
était le statut de l’émission monétaire, et cela pour de multiples raisons.

Tout d’abord un contentieux historique opposait la Tunisie à la Banque


d’Algérie. En effet, l’Etat tunisien n’a pas oublié que l’installation de la
Banque d’Algérie à Tunis au début du siècle a été contestée par les Français,
les Italiens et Musulmans de Tunisie473. Il a fallu attendre l’après guerre pour
que la Tunisie associe son nom à celui de la Banque d’Algérie qui accepte que
des administrateurs tunisiens siègent au sein de son conseil
d’administration474.

L’indépendance offre à la Tunisie une occasion pour avoir une revanche


historique au détriment de cet institut d’émission.

Au demeurant, la Banque d’Algérie et de Tunisie est considérée comme


une institution française, mais aussi algérienne. De ce fait, elle est
doublement contestée par la Tunisie, qui a créé sa première banque
d’émission en 1847, et qui a espéré, sous le protectorat, fonder un autre
établissement de ce genre. Déterminées à créer leur propre institut
d’émission, les Tunisiens ne peuvent attendre l’expiration du privilège de la
Banque d’Algérie et de Tunisie en 1961.

Par ailleurs, l’Etat tunisien reproche à la Banque d’Algérie et de Tunisie


d’organiser l’exode des capitaux privés tout en maintenant sous sa tutelle le
réseau de banques locales. Ainsi les sociétés françaises et particulièrement

472 A. M.F.F, carton B 24933, note pour le président, 19 févriers 1957.


473 Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne…, op. cit, pp. 292-295.
474 Gharbi (M.L.), « La politique financière de la France ... », op.cit, p.11-42.

182
les banques de la place ont fait fuir leurs capitaux en France et vivent par le
moyen du réescompte de la Banque d’Algérie et de Tunisie. Le directeur de
cet organisme a déclaré à Baccar Touzani, censeur de la même société : « ce
ne sont pas des banquiers, ici à Tunis, ce sont des cyclistes. Dès qu’ils
obtiennent un crédit, ils viennent le réescompter à la Banque d’Algérie et de
Tunisie »475.

Aidés dans leur action contre la Banque d’Algérie et de Tunisie par les
textes même de la convention qui évoquent la possibilité de création d’un
institut d’émission tunisien, les responsables tunisiens entament des
négociations à ce sujet avec la France. Ayant obtenu un accord
« officieusement »476 à ce sujet Nouira est déterminé à en accélérer le
processus. Baccar Touzani, censeur de la Banque d’Algérie et de Tunisie, était
chargé de négocier et d’assurer le transfert de l’émission monétaire à la
Tunisie. Georges Gorse, ambassadeur de France, Wilfrid Baum Gartner
gouverneur de la Banque de France et Jean Watteau gouverneur de la
Banque d’Algérie et de Tunisie ont participé à ces négociations qui étaient
difficiles et « complexes »477.

En somme, une chose est désormais certaine : c’est le départ de la


Banque de l’Algérie et de Tunisie qui, dépourvue du privilège de l’émission
monétaire a voulu rester, après 1958, en tant que banque privée de
réescompte. Toutefois les Tunisiens, et particulièrement Baccar Touzani, ont
refusé478.

III Naissance de la B.C.T : une occasion pour quitter la zone-franc :

Débarrassé de la Banque d’Algérie et de Tunisie, le nouvel Etat tunisien


aurait pu envisager trois hypothèses pour régler la question de l’émission
monétaire :

475 Entretien que nous a accordé Baccar Touzani à Paris le 8 novembre 1999.
476 A. M.F.F, carton B 24933, note pour le président, 19 février 1957.
477 Discours de Bourguiba lors de l’inauguration de la Banque Centrale de Tunisie, La

Presse, 4 novembre 1958.


478 Baccar Touzani, op. cit.

183
- Nationaliser la puissante Banque de Tunisie créée depuis 1884 et
principal rescapé de l’après 1956. Cette éventualité est d’autant plus
envisageable que cette banque avait été fondée dans le but d’obtenir le
privilège de l’émission monétaire479. L’Etat tunisien pourrait lui accorder ce
que l’administration coloniale lui a refusé à la fin du XIXe siècle. Néanmoins,
les Tunisiens ont voulu marquer leur rupture avec les institutions bancaires
de l’époque coloniale. « Nous n’avons aucun intérêt à nationaliser les
banques françaises privées » nous a déclaré Baccar Touzani480.

- Transformer la S.T.B en institut d’émission : Cette société est créée le


18 janvier 1957 avec un capital de 10 millions de Fr.481 dont plus de 50% sont
inscrits par l’Etat tunisien. Il s’agit alors d’une société anonyme d’économie
mixte. Etant à la fois une banque de dépôt et d’affaires, elle est créée pour
faire face à la « politique paralysante pour l’économie du pays »482 menée par
les entreprises françaises rapatriant leurs capitaux. Sollicitée par une
économie asphyxiée, la Société Tunisienne de Banque était orientée avant
tout vers le secteur privé tunisien qui devait se substituer à l’économie
coloniale483. Elle ne peut, compte tenu de sa mission, se transformer en
institut d’émission.

- Création d’un institut d’émission tunisien : Les Tunisiens optèrent pour


cette solution pour des mobiles à la fois financiers et politiques. Ils veulent
avoir leur propre institut d’émission, avec des signes monétaires
typiquement tunisiens qui incarneraient la souveraineté tunisienne. « La
création de la Banque Centrale était une opération politique pure, purement

479Gharbi (M.L), Le capital français à la traîne ..., op. cit., p. 249.


480Entretien déjà cité.
481El Gafsi (A.), Le système bancaire tunisien, op. cit ., p. 65.

Voir aussi Alaya (H.), Monnaie et financement en Tunisie, Cérès Production, Centre d’Etudes
de Recherche et de Publications de l’Université de Droit de l’Economie et de Gestion Tunis,
1991, p. 59.

Les banques en Tunisie, op. cit., p. 61.


482
483Baccar Touzani nous a rapporté que Naceur Makhlouf allait aux souks lors de la création de
la S.T.B pour expliquer aux commerçants les bienfaits des banques. Les seuls capitaux
disponibles étaient entre les mains des juifs (minoteries) et les Djerbiens (conserves), entretien
déjà cité.

184
politique. Tellement politique que lorsqu’on a signé à Paris le 19 juin 1958 le
transfert des maîtres-monnaies, un responsable français m’a dit, affirme
Baccar Touzani : maintenant j’ai appris comment mener la négociation avec
l’Algérie»484. La décision politique de fonder une banque centrale étant prise,
un comité d’experts tunisiens et français est désigné afin de préparer les
statuts du nouvel établissement qui doivent tenir compte de l’appartenance
de la Tunisie à la zone franc485. La France espérait ainsi que des Etats
indépendants, comme la Tunisie ou le Maroc, seraient «satisfaits de leur
indépendance politique et conscients du bénéfice qu’ils tiraient à vivre dans
le giron économique de la France, ne cherchaient pas à s’affranchir sur ce
plan-là »486. Ayant cédé en acceptant la création d’une banque centrale
tunisienne, la France tenait à préserver le maintien de la Tunisie au sein de la
zone franc. Ce compromis trouvé, les préparatifs de formation du nouvel
institut d’émission s’accélèrent487. L’urgence était les textes réglementaires,
d’où la publication le 19 septembre 1958 au Journal Officiel Tunisien des
statuts de la Future B.C.T. Le capital n’était pas un obstacle en soi car cette
entreprise était sous forme de société publique qui avait besoin, avant tout,
de l’appui de l’Etat. Par ailleurs, le transfert de la part tunisienne du capital
de la Banque d’Algérie et de Tunisie au nouveau pouvoir tunisien constituait
un élément important de l’actif de la B.C.T. Le 18 octobre 1958, trois lois sont
promulguées : la première approuve la convention intervenue le 25 juillet
1958 entre le gouvernement tunisien et la Banque d’Algérie et de Tunisie
réglant les modalités du transfert du privilège de l’émission monétaire à la
B.C.T488. La deuxième loi crée le dinar tunisien comme unité monétaire
nationale tout en autorisant les billets de la Banque d’Algérie et de Tunisie à
avoir provisoirement cours légal489. Par une telle mesure le gouvernement
tunisien vise à préserver les quelques capitaux français qui demeurent

484 Ibid.
485 A.M.F. F, carton B 24933, note pour le Ministre, 19 février 1957.
486 Gern (J.P.), Le Maroc et la Tunisie face à l’autonomie monétaire, op. cit., p. 13.
487 Les Tunisiens étaient aidés dans leur tâche de création de la B.C.T. par des experts

mis à leur disposition par l’ONU, discours de Bourguiba du 3 novembre 1958 rapporté par
La Presse du 4 novembre 1958.
488 Journal officiel tunisien, 17-21 octobre 1958, loi n°58-108 du 18 octobre 1958.
489 Journal officiel tunisien, 17-21 octobre 1958, loi n°58-109 du 18 octobre 1958.

185
encore en Tunisie. Le troisième texte de loi fixe le capital de la B.C.T dont la
création était décidée par la loi du 19 septembre 1958 à 1.200.000 de dinars.
Ce capital est entièrement souscrit par l’Etat à « concurrence d’un million de
dinars par apport des immeubles, du mobilier et du matériel acquis par l’Etat
de la Banque de l’Algérie et de Tunisie et à concurrence de deux cent mille
dinars par versement en espèces »490.

Quelques semaines après la promulgation de la loi du 18 octobre la


B.C.T commence ses opérations au siège de la Banque de l’Algérie et de
Tunisie situé rue de Rome qui sera qualifié par Hédi Nouira de « maison
d’Etat »491. Ce dernier, jusque-là Ministre des Finances, et après avoir préparé
avec Ali Zouaoui, Baccar Touzani, Mansour Moalla la fondation de la B.C.T, en
fut nommé gouverneur avec rang de Ministre. C’est dire, encore une fois,
l’intérêt politique qu’accorde le Gouvernement à cette institution financière
considérée comme un nouveau symbole de souveraineté nationale au
moment où d’autres pays récemment indépendants désignent à la tête de
leurs instituts d’émission des responsables européens492. L’inauguration le 3
novembre 1958 de la B.C.T par le Président de la République obéit à cette
même logique politique493. Reconnaissant que les Tunisiens ont été «peu
préparés à assurer ce genre de responsabilités, Bourguiba prononce un
discours où se mêle le politique et le financier. Il rappelle que le dinar
tunisien témoigne à l’intérieur et à l’extérieur de la stabilité de l’Etat et de sa

490 Journal officiel tunisien, 17-21 octobre 1958, loi n° 58-110.


491 La Presse du 4 novembre 1958.
492 C’est le cas du Ghana et du Nigeria qui ont nommé des Anglais et des Allemands dans
ces fonctions. Les postes de direction de la B.C.T ont été confiés à des Tunisiens, mais ces
derniers ont été aidés par des conseillers techniques français. Un accord avec la B.F a
permis la formation de techniciens tunisiens. Le dernier Français a quitté la B.C.T deux
ans après sa formation. Voir E. Jucker-Fleetwood, « Problèmes monétaires et financiers de
quelques Etats d’Afrique récemment indépendants », dans Bulletin Economique et Social
du Maroc n°88, 4ème trim 1960, p. 409.
493 Assistaient à cet événement, en plus des responsables politiques tunisiens, de Hédi

Nouira et de Mansour Moalla directeur général de la B.C.T, le haut personnel de la


Banque d’Algérie et de Tunisie à leur tête le gouverneur Jean Watteau, les experts de la
B.F et son gouverneur Wilfrid Bau Gartner, et Quarti Di Trivano, directeur des relations
étrangères de la Banca Commerciale Italiana. A cette occasion, le gouverneur de la
Banque de France déclare que « l’excellent discours de M. Hédi Nouira est entièrement
approuvé par la B.F », La presse 4 novembre 1958.

186
force »494 tout en insistant sur les mesures libérales prises par la Tunisie en
matière de transfert de capitaux et de change monétaire. Quant à Nouira, il
insiste, dans un discours, sur la mission de la B.C.T qui consiste à se charger
de l’émission monétaire et à assurer «la stabilité externe de la monnaie
nationale»495. Mais chose paradoxale, Nouira qui reconnaît le caractère
politique de l’institut d’émission sollicite, en libéral convaincu, du
gouvernement les pouvoirs qui pourraient assurer « à la direction de la
banque la stabilité et l’indépendance indispensables pour l’exercice objectif
de sa mission »496.

Quoiqu’il en soit, la B.C.T commence ses opérations le 3 novembre


1958. Elle a pour mission immédiate de battre la nouvelle monnaie nationale,
d’en assurer le change avec les billets de la Banque d’Algérie et de Tunisie.
Mais son rôle, à moyen et à long termes, consiste à être l’instrument et
l’investigateur de la politique du gouvernement497 et à prêter aux banques
privées. La S.T.B était au début « le complément »498 de la B.C.T alors que la
création d’une banque agricole est déjà envisagée.

Par ailleurs, la naissance de la B.C.T a eu des incidences monétaires et


financières immédiates qu’il serait utile de rappeler :

- Une certaine panique chez les détenteurs de billets de la Banque


d’Algérie et de Tunisie malgré les garanties offertes par le gouvernement à ce

494La Presse, 4 novembre 1958.


495Ibid.
496Ibid.
497 Bourguiba affirmait que la B.C.T. avait pour vocation « de guider la politique du
gouvernement en matière d’échanges extérieurs et d’orienter l’économie et la production
grâce à son grand pouvoir d’intervention dans l’activité économique. Il lui appartient
également de sauvegarder les avoirs de l’Etat ... », Ibid.
498 Propos de Baccar Touzani, op. cit.

187
sujet499. En dépit du bon démarrage de l’opération dinar500, Mansour Moalla,
Directeur Général de la B.C.T, était obligé de calmer les esprits501.

- Le transfert des attributions de la délégation de l’office des charges à la


B.C.T502.

- La B.C.T représente désormais la Tunisie au sein de la zone franc.


D’ailleurs, Nouira reconnaît ce fait et déclare que « cette appartenance
commune ne doit pas constituer un fardeau pour aucune des parties en
cause. Elle suppose la recherche permanente de solutions souples et
libérales503. Voulant une interprétation simple et libérale de leur adhésion à
la zone franc, les Tunisiens trouvent leur compte dans cette opération car le
dinar avait besoin d’être soutenu par une autre monnaie plus forte, à savoir
le franc. Néanmoins, le 28 décembre 1958, la France, pour s’adapter à la
nouvelle conjoncture mondiale et pour réussir son intégration dans le
marché commun a dévalué le franc de 17,5%. Bien que cette mesure affecte
directement le dinar tunisien et le dirhem marocain, la France n’a pas pris la
précaution de consulter ses deux ex-colonies. La Tunisie qui apprend
l’information par la presse, en a été avisée quelques jours après par le moyen
d’un simple télégramme504. Le dinar, tout comme le dirhem, doit être dans
l’esprit des responsables de la rue de Rivoli, automatiquement dévalué de
17,5%. Toutefois, la dévaluation du franc et le comportement des autorités
françaises ont provoqué un désarroi et une colère chez les Tunisiens qui,

499 Bourguiba a déclaré que « tous les détenteurs d’anciens billets pourront les échanger
entre les nouvelles coupures ... Nul ne sera tenu de fournir son identité ni de justifier les
origines des fonds à échanger », La Presse, 4 novembre 1958.
500La Presse, 5 novembre 1958.
501 La Presse, 7 novembre 1958.
502 La Banque de l’Algérie et de Tunisie a été chargée, par convention du 29 mars 1956

passée avec l’Etat, de la question d’un fonds d’avances et de garantie en faveur des
entreprises françaises en Tunisie. Après la perte du privilège d’émission monétaire dans ce
pays, la Banque de l’Algérie et de Tunisie est remplacée, dans cette opération, par le
Comptoir National d’Escompte de Paris par une convention en date du 18 août 1958
conclue avec le Ministère des finances, A.M.F. F, carton Z 1404.
503 La Presse, 4 novembre 1958.
504 « On nous a envoyé un télégramme, trois jours après, pour nous informer de la

dévaluation du franc, nous a déclaré Baccar Touzani, op. cit.

188
après une longue concertation505 décident le 5 janvier 1959 de ne pas
dévaluer tout en bloquant les transferts pour éviter toute spéculation.
Cependant, « 2-3 milliards de Fr. quittent le pays sous l’effet d’une psychose
générale. C’est pourquoi le 13 janvier, un système de contrôle est mis en
vigueur »506. La décision prise par les Tunisiens, pour des mobiles plus
politiques que financiers, de ne pas dévaluer est lourde de conséquences à
tous les niveaux. Bien qu’elle soit de nature financière, elle signifie le refus de
la dépendance économique et financière incarnée par la parité entre les deux
monnaies. Les Tunisiens qui ne veulent pas dévaluer le dinar trois mois après
sa naissance, ont tenu à « politiser l’affaire »507, ils ont voulu engager le
Maroc avec eux, une délégation est dépêchée au Maroc, mais les entretiens
avec Allel El Fesi, le chef du Gouvernement Bouabid et le roi Mahomed V
n’ont rien donné508. Cette attitude du Maroc n’a pas empêché la Tunisie
d’aller plus loin : quitter la zone franc. En effet, la non dévaluation du dinar
signifie la suppression de la parité avec le franc. « La France, par sa
maladresse, nous a obligés à sortir de la zone-franc », affirmait Baccar
Touzani qui parlait même de « bêtise commise par la France »509. Ce dernier
est chargé d’informer le Ministre des Finances de la décision du
gouvernement tunisien. L’entretien a duré quelques minutes. Une semaine
après, un haut responsable de la rue de Rivoli est venu s’excuser auprès de la
Tunisie espérant qu’elle reviendra sur sa décision, mais en vain.

Conclusion :

Les conventions du 3 juin 1955 accordant l’autonomie interne à la


Tunisie ont placé cette dernière sous la tutelle économique et financière de
la France en l’intégrant à la zone franc. La France espérait faire de la zone
franc un cadre institutionnel et financier qui pourrait créer un réseau

505 Baccar Touzani affirmait que « si El Hédi était pour la dévaluation pour des raisons
économiques et financières. Ahmed Mestiri était partisan du maintien de la parité
franc/dinar », ibid.
506 Gern (J.P.), Le Maroc et la Tunisie, op. cit., p. 17.
507 Propos de Baccar Touzani, op. cit.
508 Baccar Touzani, nous a raconté les péripéties de ce voyage au Maroc auquel il a

participé.
509Ibid.

189
d’échange destiné à remplacer les anciennes relations coloniales. Après avoir
sacrifié en 1955 le côté économique et financier au profit du politique, les
nationalistes profitent du contexte de l’indépendance pour récupérer ce qui
est déjà perdu. Ainsi, les problèmes financiers et monétaires du lendemain
de l’indépendance ont été traités avec une logique politique beaucoup plus
qu’économique : la création d’un institut d’émission national en 1958 avant
l’expiration du privilège de la Banque d’Algérie et de Tunisie ainsi que le
décrochage du dinar de la zone franc. Les Tunisiens voulaient imposer leur
souveraineté et prendre une certaine revanche à l’égard de l’ex-métropole.
Ces impératifs nationalistes étaient lourds de conséquences pour la Tunisie
et son économie : fuite de capitaux, faiblesse des investissements510 dans une
conjoncture climatique marquée par une pluviométrie déficiente511, mais
aussi un contexte international difficile. Ni l’Algérie toujours occupée, ni le
monde arabe dominé par le nassérisme, ne pouvaient constituer des
partenaires économiques. Un nouveau réseau d’échange européen se met en
place avec la création, par le traité du 25 mars 1957, du marché commun, ce
qui fait que la France tourne le dos à la Tunisie. Mise en quarantaine par
l’Europe, par le monde arabe et par le Maghreb, la Tunisie est livrée à son
propre sort au début d’une nouvelle décennie qui s’annonçait difficile. Le
socialisme était alors la seule alternative pour l’Etat tunisien. Mais un
socialisme sans capitaux mène à l’étatisme. C’est en 1969 que la Tunisie se
rend compte qu’elle a manqué sa décolonisation financière. Après la
parenthèse des années 1960, elle opte au début des années 1970 pour la
politique que Hédi Nouira avait souhaitée entreprendre au lendemain de
l’indépendance. Le sous-développement n’est pas uniquement dû au
colonialisme, mais aussi à l’échec de la décolonisation que la France et la
Tunisie, et peut-être l’Europe et l’Afrique, mal négociée.

510 Les investissements étaient de 5.630 millions de dinars en 1958. Voir Les banques en
Tunisie, op. cit., p. 7.
(511) Rapport du gouverneur de la B.C. T au Président de la République, exercice 1958-59.
190
LA MODERNISATION ECONOMIQUE AU MAGHREB A L’ERE DES
INDEPENDANCES POLITIQUES512

La mondialisation a incité tous les pays de la planète à recourir à des


réajustements voire à des reconversions de leurs économies. Les pays arabes
n’ont pas échappé à cette règle. Au-delà du fait qu’elles ont échoué ou non,
les tentatives de régulation des économies des pays arabes ont révélé au
grand jour leur incapacité d’adaptation aux défis de la nouvelle conjoncture
mondiale. Le fossé se creuse de plus en plus entre nos économies et celles du
reste du monde et nos sociétés en payent les frais. Le chômage et
l’émigration qui touchent de plus en plus la jeunesse des pays maghrébins
n’en sont qu’un exemple révélateur. Sommes- nous incapables de nouer avec
la modernité ? Quelles sont les raisons de cet immobilisme, pour ne pas dire
régression, de nos économies ?

Adoptant une démarche historique et économique à la fois, la présente


contribution tente de donner quelques éléments de réponse en focalisant sur
les différents projets de modernisation des économies maghrébines.
L’élément nouveau ayant bouleversé les structures économiques dans le

512
In Actes du III congrès international du dialogue arabo-turc, Bigart, Istanbul, 2003, pp. 55-71.

191
monde depuis le XVIIIe siècle étant l’industrie moderne, tous les projets de
513

modernisation économique ont préconisé l’adoption de nouvelles techniques


et de nouvelles formes de production. Quoique nous voulions axer notre
propos sur la période des indépendances politiques, c’est-à-dire le milieu du
XXe siècle, nous sommes obligé de remonter aux premiers projets de
modernisme conçus par le réformisme puis par l’impérialisme.

I Colonisation, décolonisation et échec de la modernisation


économique

En traitant des problèmes de la umma islamique, le réformisme tunisien


s’est distingué par son approche économique. Il a préconisé l’introduction
des sciences et des techniques modernes, la généralisation des nouveaux
moyens de transport, le recours au capital et aux sociétés anonymes.
Khéreddine, l’une des figures emblématiques de la Tunisie précoloniale,
estime qu’on ne peut faire face aux convoitises de l’Europe capitalise qu’en
adoptant ses propres moyens, c’est-à-dire la modernisation de la production.
Néanmoins, l’échec du projet réformiste a ouvert la voie à l’impérialisme
colonial.

La France a conquis l’Algérie en 1830, la Tunisie en 1881 et le Maroc en


1912 au nom du modernisme économique dont elle a fait une idéologie. « La
mission civilisatrice » de Métropole devait, selon cette logique, s’accomplir
par un peuplement européen, le seul à disposer d’une technicité et d’un
savoir-faire nécessaires à la mise en valeur des terres incultes et des
richesses inexploitées. Certains courants humanitaires, comme les saint-
simoniens, prêchaient l’introduction du progrès et l’éducation de la
population locale afin de mieux réussir la modernisation des pays colonisés.

Préoccupé par les problèmes de pacification en Algérie, par « le péril


italien en Tunisie », et par la rivalité allemande au Maroc, le colonialisme
français ne pouvait introduire, lors des premières phases de la conquête,

192
aucune modernisation économique. Affaibli par la Première Guerre
mondiale, l’impérialisme colonial avait du mal à faire face aux retombées de
la crise capitaliste des années 1930514. Il ne pouvait ainsi entreprendre aucun
effort de modernisation dans les colonies considérées comme « réserves »
appelées à venir au secours de la métropole. Après la Deuxième Guerre, la
France s’est rendue compte que le meilleur moyen pour préserver ses
colonies nord-africaines était de procéder à des réformes économiques dites
de « mise en valeur ». Une partie du plan Marshall était destinée à financier
une telle entreprise au Maroc et en Tunisie séduits par les perspectives
alléchantes américaines. En Algérie, le plan de Constantine a envisagé en
1958 un effort exceptionnel dans cette colonie.

Néanmoins, « les programmes d’investissement lancés par les


gouvernements français et qui trouvent une concrétisation dans le plan de
Constantine trouvent un écho somme toute faible, dans les milieux
patronaux français : 475 agréments à la fin de 1961, 1.47 milliards de francs à
investir, dont un tiers dans moins de 10 % des agréments accordés à la hâte
entre le 1er avril et le 31 décembre 1961, tandis que la masse des petits
investissements programmés hors grand projets, seulement 304.3 millions de
francs sont exécutés. La politique de développement de l’Algérie engagée par
la France ne créera pas un capital français puissant fortement intéressé par le
maintien de souveraineté française en Algérie du nord »515.

Affaiblie par la deuxième guerre, mais aidée dans son effort de


redressement par les Américains (plan Marshall), la France était cependant
incapable de moderniser son propre outillage économique. La tâche apparaît,
à plus forte raison, difficile dans ses colonies nord-africaines. Afin de
préserver tout son potentiel et son capital pour son propre territoire, la
France était obligée de lâcher le Maghreb.

514
Mahjoub (A.), « Economie et société : la formation du sous-développement. L’évolution socio-économique de
la Tunisie précoloniale et coloniale », in Tunisie au présent. Une modernité au–dessus de tout soupçon ? ouvrage
collectif , sous-direction de M. CAMAU, Editions du CNRS, Paris, 1987, pp. 114-115.
515
Elsenhans ( H.), « Du malentendu à l’échec ? Guerre d’Algérie et tiers-mondisme français entre ajustement
capitaliste et engagement libéro-socialdémocrate », in the Maghreb Review, vol 20, 1-4, 1995, p.44.

193
Le bilan économique de la France au Maghreb s’étend aux secteurs
suivants : une agriculture coloniale, des industries extractives, un réseau
ferroviaire et un système bancaire. Certes, l’agriculture coloniale a introduit
le machinisme, mais elle ne pouvait écouler ses produits sur le marché
métropolitain. Les industries extractives fournissaient les matières
exclusivement aux usines métropolitaines. Le système bancaire épaulait
l’économie coloniale en tournant le dos aux musulmans considérés non
solvables.

Fonctionnant en circuit fermé, l’économie coloniale moderne était une


économie extravertie avec un faible effet d’entraînement sur les économies
locales. N’ayant pas bouleversé les structures économiques pré-coloniales et
privilégiant le politique au détriment de l’économique, le colonialisme n’a pas
réussi à introduire la modernisation économique promise. Venu au Maghreb
au nom de la mission civilisatrice et du modernisme économique, le
colonialisme a essuyé sur ce terrain un échec cuisant. En traitant des revers
de l’impérialisme, J. Berque a mis en évidences les contradictions de ce
système, car bien qu’il ait été à son origine « porté par une vague de
développement, il s’attachait à limiter ce développement »516.

Une autre contradiction du colonialisme ayant conquis le Maghreb


surtout pour des mobiles économiques réside dans la marginalisation accrue
des impératifs économiques au profit des impératifs politiques. Après avoir
établi sa main mise sur l’ensemble du Maghreb qui a montré sa solidarité
avec France sur les champs de bataille lors de la Première Guerre, la France
devait amorcer le décollage économique de ses colonies. Toutefois, le
colonialisme s’est fixé comme priorité pendant l’entre-deux-guerres la
nécessité de faire face aux nationalismes naissants, au bolchevisme et au
516
Opéra Minora, Vol. III, Sciences sociales et décolonisation, Editions Bouchène, Paris, 2001, pp. 136-137.
Cet auteur a souligné le peu de cohérence du phénomène colonial qui est « par lui-même désintégration. Il
désintègre et se désintègre… L’hégémonie, qu’elle fut violente ou insidieuse, modifiait le caractère de ce qu’elle
véhiculait… Le modernisme se propageait dans un certain nombre de pays dont le nombre n’a pas tellement grossi.
D’où leurs pratiques monopolistes, leur sévérité à l’égard des résistances… Ils s’attaquaient à l’économie pré-
capitaliste… La conquête, ou la prépondérance, dans bien des cas, devançait la mutation technique. Trop souvent
elle n’en transmettait que le besoin, ou les servitudes, mais non le bienfait et encore moins l’exercice », ibid., p.
137.

194
panarabisme. L’après Deuxième Guerre n’a pas arrangé les choses, car la
guerre contre le nationalisme était ouverte suite à la radicalisation des
mouvements nationaux maghrébins. Ainsi, l’impérialisme colonial s’est
intéressé au Maghreb, son existence durant, aux problèmes politiques
(rivalités extérieures, nationalisme…) reléguant à l’arrière-plan toute œuvre
de modernisme économique.

Le nationalisme pourra-t-il exiger de la France lors des négociations


relatives à la décolonisation un engagement sérieux de sa part dans une
opération de modernisation économique de nature à compenser ses abus au
Maghreb ?

Les nationalismes européens, malgré leurs points communs, avaient


plusieurs mobiles et diverses aspects et manifestations. Le nationalisme
italien était une réponse à la présence étrangère alors que le nationalisme
turc était une réplique du nationalisme slave. Le nationalisme au Maghreb
est dans sa première forme historique une réaction contre le colonialisme.
Ayant pour objectif le démantèlement du colonialisme, le nationalisme a
placé le combat sur le terrain politique. Les moyens utilisés sont de ce fait
politiques : manifestations, grèves, pétitions, articles de journaux et création
de partis politiques. Le stade suprême du nationalisme est le militarisme
(attentas, fellagahs, ALN) en passant par d’autres formes de luttes politiques.
Etant « révolte » ou même « révolution »517, pour emprunter la terminologie
de Berque, le nationalisme véhicule rarement, surtout lors de sa genèse, un
modèle ou un programme économique. La décolonisation permettrait, aux
yeux des nationalistes, un certain retour aux sources, c’est-à-dire à
l’économie « nationale » pré-capitaliste. « C’est pourquoi sans doute on voit
l’anticolonialisme prôner parfois l’âge antérieur celui de
l’économie naturelle , c’est-à-dire en fait celui de l’accumulation primitive ou
des bourgeoisies nationales. Il en arrive parfois à une suite de masochisme
du progrès »518.

517
Ibid., p.145.
518
Ibid., p.138.

195
Nous comprenons ainsi, pour la Tunisie, le choix de M’hamed Chenik et
de Tahar Ben Ammar, deux figures de la bourgeoisie nationale, à la tête du
premier et du deuxième ministère de négociation.

Sans aller jusqu'à dire que le nationalisme prêchait, du moins pour


certaines de ses fractions, l’anti-modernisme, nous pensons qu’il était
dépourvu de stratégie ou de programmes économiques bien élaborés. Le
congrès de la Soummam, tenu en août 1956 et ayant établi la plate-forme du
nationalisme algérien avait pour objectif la réalisation d’un équilibre entre les
« buts politiques et l’action militaire »519 , d’où « les ambiguïtés »520 sur les
autres questions, entre autre les choix économiques du nationalisme
algérien. La nature et la formation des leaders nationalistes,
indépendamment de la prééminence des impératifs politiques, empêchaient
une telle perspective. Bourguiba, Salah ben Youssef, Allel-el Fassi, Mohamed
V, Messali Haj, Belgacem Krim, pour ne citer que ceux-là, étaient mordus de
politique et peu initiés à la chose économique. Pour le FLN, le mouvement le
mieux structuré au Maghreb colonial, plusieurs auteurs et témoins ont
démontré que ses « préoccupations économiques et sociales étaient
faibles… Avant tout, ces gens veulent l’indépendance, telles étaient les
constatations que firent les diplomates français quand ils entrèrent en
contact avec les parlementaires algériens »521.

Agissant sous la pression du contexte de la décolonisation, et voulant


arracher leurs indépendances politiques, les nationalistes sacrifiaient
consciemment ou inconsciemment l’économique. Cela était de nature à
arranger la France qui était prête à céder sur le terrain politique522 afin de
préserver ses intérêts économiques dans les pays maghrébins. Pour de telles
519
Harbi (M.), Le F.L.N, mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Editions J.A, p. 182-183
520
Ibid., p. 181.
521
Helie (J.), Les accords d’Evian. Histoire de la paix ratée en Algérie, Editions Olivier Orban, 1992, Paris, 1992,
p. 46.
522
Le discours de Mendès France du 31 juillet 1955 (discours de Carthage) montre bien ce compromis entre la
France qui avait ses propres contraintes et les nationalistes qui avaient les leurs : « Le degré d’évolution, déclare-t-
il, auquel est parvenu le peuple tunisien – dont nous avons lieu de nous réjouir d’autant plus que nous y avons
largement contribué – la valeur remarquable de ses élites justifient que ce peuple soit appelé à gérer lui-même ses
propres affaires. C’est pourquoi nous sommes prêts à transférer à des personnes et à des institutions tunisiennes
l’exercice interne de la souveraineté » cité in Dalloz (J.), Textes sur la décolonisation, Que-sais-je 2491, PUF,
1989, p. 61.

196
raisons, des termes comme « interdépendance », « fédéralisme »,
« autonomie interne », « association » et même « union » étaient à l’ordre
du jour. Une formule était trouvée au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale, celle de « l’Union française » qui comprenait, en plus de la France
métropolitaine, des départements et des territoires d’outre-mer, les « Etats
associés »523. Les formules de décolonisation négociées par la suite avec
nationalistes maghrébins ont ménagé les intérêts économiques et financiers
de la France dans ces pays.

La convention du 3 juin 1955 accordant l’autonomie interne à la Tunisie


a maintenu la libre circulation des capitaux et des produits entre la Tunisie et
la France. Mieux encore, la Tunisie dépendra toujours de la zone franc et sa
monnaie sera définie par rapport au franc français. Les négociations de Saint-
Les Bains avec le Maroc se sont inspirées des conventions du 3 juin 1955.
L’indépendance du Maroc et celle de la Tunisie, obtenues respectivement le
2 mars et le 20 mars 1956 n’ont pas empêché le maintien des liens de
dépendance économique et financière avec l’ex-métropole. La convention
diplomatique franco-marocaine du 28 mai 1956 parle du maintien « des
relations d’amitié permanente, d’aide mutuelle et d’assistance » avec une
certaine concertation sur « les questions touchant les intérêts communs »
des deux pays524. Les accords d’Evian n’ont pas échappé à la règle puisque,
indépendamment du fait qu’ils étaient appliqués ou non, ils ont opté pour
« l’indépendance de l’Algérie en coopération avec la France »525. Ces deux
mots sont toujours associés dans le texte du 19 mars 1962 au point que le
chapitre II s’intitule De la coopération et de l’indépendance. Mieux encore,
les termes de la coopération économique et financière sont bien arrêtés par
les accords d’Evian puisque il est explicité que « la France poursuivra son
assistance technique et une aide financière privilégiée…L’aide financière et
technique française s’appliquera notamment à l’étude, à l’exécution et au
financement des projets d’investissements publics ou privés »526. Les mêmes
523
Ibid., texte L’union française dans la constitution de 1946, p. 136
524
Ibid., texte de la convention diplomatique franco-marocaine, p. 72.
525
Accords d’Evian, 19 mars 1962, ibid., p. 95.
526
ibid., p. 107.

197
textes définissent les relations monétaires et les échanges entre les deux
parties en insistant sur l’appartenance de l’Algérie à la zone franc et
« l’institution de tarifs préférentiel ou l’absence de droit »527, chose qu’on
avait paradoxalement du mal à établir en peine période coloniale. Par
ailleurs, l’indépendance de l’Algérie n’a pas empêché le maintien des intérêts
économiques et stratégiques français en Algérie, surtout au Sahara et à
Mers-el Kébir528. Malgré ses engagements économiques et financiers au
Maghreb, la France ne peut réussir en phase transitoire, en l’occurrence
celle de la décolonisation, ce qu’elle n’a pas réussi pendant presque un siècle
de présence coloniale au Maghreb.

Au-delà de leur portée politique, les traités d’indépendance négociés


par les nationalistes, étaient un échec ou une démission économique laissant
la France faire au Maghreb. Le nationalisme a réussi en Europe du XIXe siècle
car il avait des fondements économiques : le marché national et l’économie
nationale étaient les piliers de l’Etat national en Europe. Au Maghreb, les
nationalismes ne se sont pas intéressés, lors des négociations relatives à la
décolonisation, au volet économique car ils étaient dépourvus d’une
véritable stratégie économique. Les Etats- indépendants seraient-ils capables
de mener une politique de modernisation économique ?

II Les nationalismes maghrébins et la modernisation économique : une


occasion manquée ?

L’indépendance a été accompagnée par un départ massif des Français et


par un exode des capitaux français, ce qui a crée dans les trois pays du
Maghreb une situation de désinvestissement529. Pour venir au secours des
nouveaux Etats maghrébins, la France a envisagé dès les années cinquante
une politique de coopération avec ses anciennes colonies africaines, entre
autres, celles du Maghreb. D’ailleurs, les traités d’indépendance, qui
527
Ibid., p. 108.
14 Chater (K.), « De Gaule et la décolonisation de l’Algérie », in Processus et enjeux de la décolonisation en
Tunisie (1952-1964), actes du IX colloque tenu à Tunis les 8, 9 et 10 mai 1998, ISHMN, Université de Tunis I,
Tunis, pp. 82-83
529
Amin (S.), L’économie du Maghreb. La colonisation et la décolonisation, Editions de Minuit, Paris, 1966, pp.
258-268

198
n’étaient en fait qu’une simple remise en cause de ceux du protectorat pour
le Maroc et la Tunisie, ont prévu des accords de coopération ultérieure. Suite
au rapport Jeanneny élaboré en 1963 et défendant la thèse du
« redéploiement », la France a envisagé une politique d’aide au
développement pour l’ensemble des pays du tiers-monde530.

Les Etats indépendants du Maghreb ont cherché à donner un sens ou un


contenu économique à leurs indépendances politiques. L’émancipation
économique serait ainsi seule susceptible de maintenir l’indépendance
politique retrouvée. Mais quelle stratégie, quelle politique et quel objectif
adopter en la matière ?

Les Etats maghrébins ont été, au lendemain de leurs indépendances, en


quête de modèle économique évoluant parfois en quête de recherche de
soi531. Au début des années 1960, et surtout au lendemain de l’indépendance
de l’Algérie, les pays du Maghreb retournent à la case de départ et hésitent
entre l’isolationnisme et l’universalisme économique, autrement dit, entre le
poids du nationalisme et celui des relations économiques néo-coloniales à
caractère impérialiste.

Le socialisme apparaît alors comme la seule alternative car il permet


« de dépasser à la fois le nationalisme et l’impérialisme »532. Contrairement à
une idée répandue dans certains milieux français croyant que le
communisme avait un effet sur le FLN avant 1962, le socialisme est une étape
qui a commencé après cette date533. La Tunisie et l’Algérie optent, presque
au même moment, pour le socialisme comme modèle et voie de modernisme
530
El Mellouki Rifi (B.), La politique française de coopération née de la décolonisation en Afrique : comparaison
entre les dimensions nord-saharienne et sud-saharienne, in L’ère des décolonisations, actes du colloque d’Aix –En-
Provence, Sous la direction de p Ch.R. Ageron et M. Michel, Editions Karthala, Paris, 1995. p. 368.
531
J. Berque constate que les nations indépendantes « sont forcées de recevoir ces modèles d’autrui. Ces modèles,
elles les ont empruntés, par la force des choses aux pays de la technicité triomphante : c’est-à-dire aux pays
colonisateurs. Cela était très grave, car, malgré beaucoup d’apparences, les nations qui s’émancipent sentent avant
d’agir, agissant avant de penser et pensent avant de se penser. Voilà qui pose bien des problèmes ! car de la sorte, la
phase de libération, conçue comme un préalable, comme une usine à vif, comme une remise en cause de toutes les
anciennes situations, comme une critique radicale de la réalité elle même, de la réalité de ce temps ci, apparaît trop
souvent comme ne faisant qu’illustrer des continuités issus de la dépendance », Opéra Minora, op. cit., p.143.
532
Berque (J.), Opéra Minora, op.cit, p.140.
533
Helie (J.), Les accords d’Evian…, op. cit., p. 46.

199
économique et de promotion sociale visant l’indépendance économique à
l’égard de l’ex-métropole et de l’eurocentrisme.

Le parti destourien et son leader Bourguiba, ayant pris le pouvoir après


1956, ne disposaient pas de programme économique préconçu. L’UGTT,
puissante organisation syndicale, était la seule institution à avoir une vision
claire fondée sur « l’association du capital-travail »534 et préconisant la
planification comme approche économique535. Lors de son congrès de Sousse
de 1959, le destour a appelé ses structures de base à se prononcer sur la
question économique. L’option pour les coopératives comme moyen de
développement économique et social a été affirmée par une large majorité
de cellules destouriennes. Lors du congrès de Bizerte, le destour a adopté
définitivement la planification comme moyen susceptible de réaliser le
progrès économique et social de la Tunisie indépendante. L’approche et les
concepts utilisés, comme modernisme, développement, progrès, bien-être…
avaient une connotation à la fois économique, sociale et humaine. Cela est
très révélateur, car on n’est pas encore arrivé au stade d’apprécier
l’économie en soi et de la considérer comme un objectif ou une fin. Le
désengagement économique de la France, la nationalisation de plusieurs
coopératives coloniales (Motocop, la Socoblé, la Coopérative Centrale,
L’UCTV) survenue lors de la crise de Bizerte, puis la nationalisation des terres
coloniales le 12 mai 1964, ont renforcé la place du système coopératif au sein
de l’économie tunisienne. D’une certaine manière, c’est le legs colonial qui,
par voie de nationalisation de plusieurs biens, a conduit la Tunisie vers le
socialisme.

Préoccupé par des problèmes politiques, en l’occurrence le mouvement


yussefiste, Bourguiba a confié les affaires économiques à Ahmed Ben Salah,
l’une des figures syndicalistes, autodidacte et théoricien de qualité et versé
dans le socialisme. Dans un discours du 20 juillet 1963, à l’occasion de la
534
Bessis (J.), Le Maghreb à la traversée du siècle, l’Harmattan, Paris 1997, p.421.
535
Lors de son congrès du 20-23 septembre 1956, l’UGGT qui a contribué à la lutte nationale, adoptant un support
où « sa doctrine économique et sociale fut rigoureusement exprimée. Ce rapport exprime une orientation précise :
le développement doit être planifié et les structures futures seront socialistes. », Moncef Guen, La coopération de
l’Etat en Tunisie, Editions de l’UGTT, 1964, p. 25.

200
clôture du 1er séminaire national de la coopération, Ahmed Ben Salah définit
ainsi le socialisme tunisien : « La coopération doit constituer l’un des
fondements essentiels de notre socialisme et l’une des voies qui conduisent
vers l’instauration de la justice sociale, juge d’une véritable démocratie
économique… Dans notre plan national de développement il est
expressément mentionné que le socialisme en Tunisie doit répondre à une
vocation nationale, renouer avec les tendances communautaires de notre
peuple… et si nous avons opté pour la coopération, c’est parce qu’elle
répond à notre volonté d’organisation socialiste et à notre souci de réaliser la
justice sociale, la démocratie économique, et la promotion intellectuelle »536.

Ainsi défini, le socialisme à la tunisienne aurait comme référence le


modèle suédois de social-démocratie. Bourguiba, qui se considère comme le
père de la Tunisie moderne et le fondateur d’une nation nouvelle, défend
« l’authenticité du socialisme destourien »537 qui doit s’inspirer de la politique
des étapes adoptée lors de la lutte nationale. Rejetant tout dogme, entre
autres le marxisme, Bourguiba définit le socialisme tunisien comme une
approche pragmatique qui serait la synthèse entre la nation, le parti, le
socialisme et un certain humanisme : « socialisme ne signifie pour nous
spoliation, mais réorganisation pour accroître la production nationale et
provoquer tant parmi les propriétaires que parmi les travailleurs une
véritable conscience des exigences du progrès. Réalisme, efficacité et union
nationale, tels sont les fondements de notre socialisme dont la finalité est
d’assurer à toute la nation, désormais libre et souveraine, promotion et
invulnérabilité»538.

Le socialisme prôné par Bourguiba est non seulement un ensemble


d’éléments peu cohérents, mais il aurait des finalités politiques telles que la
consolidation de l’indépendance, de la souveraineté et le maintien de la
cohésion nationale. Le socialisme destourien est donc un socialisme national,
536
Cité par Guen (M.), La coopération et l’Etat en Tunisie, les éditions de l’UGTT, 1964, p. 50.
537
Discours de Bourguiba du 1er mars 1966, citations choisies par l’agence Tunis Afrique presse, Editions Dar el
a’mel, Tunis, 1978.
538
Discours de Habib Bourguiba (Tunis, 1 er mars 1966), Citations, choisies par l’agence Tunis-Afrique-Presse,
édition Dar el a’mel, Tunis, 1978.

201
sans aucune idée de classe sociale ou d’universalisme : « Ce qui importe c’est
que notre nation, dit-il, a besoin de tous ses fils pour gagner sa bataille, ne
connaisse pas la haine sociale encouragée par les tenants du socialisme
scientifique, semant la dérision et mutilant la patrie »539.

En dépit d’une différence d’approche nette entre Bourguiba et Ben


Salah, le socialisme tunisien s’est vu mobiliser tout l’appareil de l’Etat et
toutes les organisations nationales. Bien que testé surtout dans le domaine
agricole, le socialisme coopératif, c’est-à-dire autogestionnaire, s’est
rapidement transformé en socialisme d’Etat. Les dérives tant théoriques que
pratiques du socialisme tunisien, entre autre l’option agraire qui a éveillé les
conservations les plus tenaces, l’attitude de Bourguiba qui s’est senti dépassé
par son ministre Ahmed Ben Salah, sont autant de facteurs qui ont condamné
cette expérience à l’échec. En septembre 1969, Bourguiba, le véritable
détenteur de pouvoir 540 qui se considère au dessus des institutions, a mis un
terme au socialisme et à la planification en renouant avec le libéralisme.

Malgré une certaine similitude avec la Tunisie, le socialisme algérien


avait des dimensions bien particulières. Le premier élément de différence
réside dans le rapport de chacun des deux pays avec le monde arabe, avec
des implications évidentes sur l’approche socialiste. Alors que Bourguiba
était le rival sinon l’adversaire de Nasser, la révolution algérienne s’identifiait
en grande partie à celle du 23 juillet 1954. Les liens historiques entre les deux
révolutions, l’aide fournie par l’Egypte à l’Algérie lors de la lutte anticoloniale
ont fait que le nassérisme était un modèle pour l’Algérie indépendante541.

Le panarabisme, qui n’a rien à voir avec le chauvinisme bourguibien, est


l’une des caractéristiques essentielles du socialisme algérien. L’indépendance
acquise, l’Algérie ne respectera pas les stipulations économiques des accords
539
Discours du 19 avril 1964, cité par Camille Beguet , Une politique de l’homme. Le message de Bourguiba,
Hachette, Paris, 1972, p.207.
540
Larif-Beatrix (A.), Edification étatique et environnement culturel. Le personnel politico-administratif dans la
Tunisie contemporaine, Publisud, 1988, p. 163.
28
Carllier (O.), « Nasser et l’Algérie, révolution de novembre », in Processus et enjeux de la décolonisation en
Tunisie (1952-1964), Actes du IXe colloque tenu les 8, 9 et 10 mai 1998 à Sidi Bou Saïd, publications de
l’ISHMN, Tunis, 1999, p.103-135.

202
d’Evian542 et choisira la voie nassérienne adoptée au sujet de canal de Suez
en procédant à la nationalisation des terres puis celle des sources d’énergie
le 24 février 1971. Ainsi, le panarabisme va déterminer tous les traits du
nationalisme algérien en matière économique et dans le domaine des
relations internationales : l’anticolonialisme teinté d’un anti-américanisme
qui mène au tiers-modernisme543. Le socialisme algérien serait conçu comme
une forme de libération à l’égard du colonialisme qui doit consolider
l’indépendance politique. Le président Boumediene dit souvent : « Nous
avons consenti un million de martyrs pour nous libérer politiquement et
économiquement »544. Il ira jusqu'à dire : « Construire dans l’esprit de
novembre »545. Le socialisme algérien est un socialisme libérateur qui s’érige
en modèle pour les autres pays sous-développés. En évoquant la guerre de
libération et le rôle historique de l’Algérie, El Moujahid, journal officiel
algérien, parle d’une « influence positive » de l’Algérie sur le « mouvement
d’émancipation générale qu’ont connu les pays du tirs-monde… Dans la
bataille pour le développement, affirme le même journal, où sont engagés la
plupart de ces mêmes pays, il apparaît non moins incontestable que l’Algérie
joue un rôle moteur en matière de pétrole. Ses positions ont déclenché et
continuent de nourrir un vaste processus de justes revendications au profit
des peuples jusque-là honteusement exploités »546.

En cherchant à montrer la voie aux peuples récemment indépendants


l’Algérie opte pour un socialisme qui verse dans l’universalisme. Une nouvelle

542
L’Algérie oblige la France à signer un nouvel accord dans le domaine du pétrole le 29 juillet 1955.Voir El
Mellouki Rifi (B.), La politique française de coopération, op. cit., p. 374.
543
« La révolution algérienne, en nationalisant 51 % des secrets pétrolière françaises, des même que toutes
les ressources en gaz naturel et les moyens de transport terrestre se place une nouvelle fois à l’avant garde de
la lutte dans le tiers-monde », El Moujahid, 25/2/71.
544
Cité par Etienne (B.), « Vocabulaire politique et légitimité en Algérie », in Elites, pouvoir et légitimité au
Maghreb, CNRS, 1973, Paris, p.95.
545
Ibid., p.95.
546
Nous pouvons lire dans l’éditorial d’El Moudjahid du 26/2/71: « C’est une nouvelle étape historique que la
révolution algérienne vient de franchir avec les grandes décisions prises mercredi par le pouvoir
révolutionnaire. En vérité, cette étape s’inscrit étroitement dans une démarche suivie avec une rare constance
depuis le redressement du 19 juin 1965 et qui prend ses racines dans les idéaux révolutionnaires du 1 er
novembre. Pour l’Algérie, l’indépendance ne saurait se limiter à une simple formule plus ou moins vide de
sens politique. Elle doit impliquer cette authentique souveraineté, c’est-à-dire concerner tous les domaines et
en particulier le domaine économique, afin de parvenir effectivement à l’élimination du sous-développement
et à l’édification d’une société de justice, de prospérité et de progrès ».

203
formule est même tentée conjointement avec l’Egypte, celle du non-
alignement. En dépit de sa démarche tiers-mondiste, le socialisme algérien
intègre le modèle soviétique fondé sur le socialisme autogestionnaire dans le
domaine agricole et un socialisme d’Etat dans le domaine industriel.

Certes le socialisme algérien a réussi a plusieurs égards, paradoxalement


à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur, sur le plan politique plus que sur le plan
économique, mais les dérives et les déceptions ont été à la mesure des
espoirs. L’Algérie du début des années 1980 renonça alors au socialisme. A la
faveur d’une crise économique et sociale aiguë, l’Algérie s’achemina, une
décennie après la Tunisie, vers l’économie du marché.

Malgré la différence entre le socialisme algérien et le socialisme


tunisien, ils présentent certaines similitudes. Tout d’abord l’échec qui était
l’aboutissement de ces deux expériences. Ensuite, l’importance de la
dimension politique de ces deux socialismes est incontestable. D’ailleurs, il
est curieux de constater que les slogans utilisés dans les deux pays sont
presque les mêmes : Bourguiba parlait souvent de « bataille pour le
développement » qu’il qualifiait souvent de « guerre suprême » qui succéda
celle de la libération nationale. El Moujahid utilisait presque les mêmes
termes en faisant allusion à « la nouvelle bataille pour le développement »547.
Par ailleurs, le socialisme était historiquement une étape inéluctable pour les
deux pays. C’était une réaction à l’égard de l’ex-métropole pour imposer sa
personnalité et sa souveraineté après la phase de la décolonisation. Le
socialisme serait ainsi un temps thérapeutique indispensable après le
nationalisme.

Le Maroc échappe-t-il à cette loi ? Le particularisme marocain remonte à


la période moderne. Le Faqih et le Sultan ont façonné l’histoire du pays.
L’Etat précolonial, le nationalisme lors de la phase coloniale et post-coloniale
sont l’œuvre de ces deux forces politiques et sociales. Le Maroc est le seul
pays maghrébin indépendant où la Monarchie et le clerc jouent toujours un
547
El Moudjahid, 25 /2/1971..

204
rôle prépondérant. Or par leur nature, ces deux institutions conservatrices
refusent le socialisme.

Par ailleurs, les nationalismes algérien et tunisien avaient besoin d’une


nouvelle légitimité après l’acquisition de l’indépendance
politique. L’émancipation économique est presque leur unique raison d’être.
En revanche, le nationalisme marocain est bien ancré dans le passé depuis la
bataille d’Oued El Makhazen, ce qui a permis à Abdellah Laroui de distinguer
« nationalisme historique » et « nationalisme tactique »548 utilisé contre le
colonialisme. Bénéficiant d’une légitimité historique, l’Etat marocain se
passait du luxe du socialisme. Le modernisme économique est ainsi appelé à
se faire dans la continuité d’autant plus que le colonialisme n’a pas duré
longtemps dans ce pays. La position géographique du Maroc ouvert sur la
Méditerranée et l’Atlantique, la présence d’une communauté juive toujours
importante après l’indépendance, sont autant d’éléments qui plaident vers
cette voie.

La modernisation économique doit se faire sans rupture, sans secousse


et sans porter préjudice aux structures anciennes. Mais conservatisme n’est-
il pas la preuve de l’échec du modernisme économique au Maroc ?

Conclusion

L’étude rapide de la modernisation économique pendant presque un


siècle, allant de la deuxième moitié du XIXe jusqu’à la deuxième moitié du
XXe, nous permet d’arrêter les idées suivantes :

- L’échec du modernisme économique actuel est le résultat d’une


accumulation historique : depuis le réformisme, en passant par le
colonialisme et en arrivant au nationalisme.

- Le poids du politique est dominant au Maghreb. Le modernisme


économique n’a jamais été envisagé dans un but économique. C’est toujours
un discours utilisé pour donner une légitimité au pouvoir politique.

548
Du 25/2/1971

205
- Ne croyant pas au discours politique, les populations ne se sont pas
engagées dans les projets du modernisme économique, d’où leurs échecs (les
populations contre le réformisme, le modernisme colonial et le socialisme).
Ce refus est dû, entre autres, à l’absence dune culture économique chez ces
populations.

- Malgré les slogans prêchés par les gouvernements, ces derniers ont du
mal à définir des projets de société: universalisme mais aussi authenticité,
libéralisme économique, mais autoritarisme politique, « décollage »,
croissance et progrès, mais sous-développement et de promotion sociale
limitée549.

HISORIENS FRANÇAIS, TEMOINS DE LA DECOLONISATION DU


MAGHREB550

Tout en ayant connu la « nuit coloniale »551, les historiens français, que
nous proposons d’étudier, étaient témoins de l’épisode de la décolonisation,
particulièrement les années 1950 et le début des années soixante qui

549
Esquisses historiques, Centre Culturel Arabe, Casablanca, s.d. pp.125-133.
550
A paraître dans la revue RAWAFED n ° 18.
551
Ferhat Abbes, La nuit coloniale, Julliard, Paris, 1962.

206
constituaient, selon l’expression de Claude Liauzu, « un temps fort dans une
longue histoire »552. L’expérience de ces derniers était essentiellement forgée
au Maghreb, ce qui les incitait à prendre des positions à l’égard du
colonialisme français. Se trouvant au cœur de la tourmente, ils ne pouvaient
rester neutres à l’égard des événements des « années algériennes ».

La liste de tels historiens est assez longue: les plus connus sont Marcel
Emerit, Charles-André Julien, André Nouschi, Annie Rey-Goldzeiguer, Claude
Liauzu, Charles-Robert Ageron, André Martel, Omar Carlier et Gilbert
Meynier. Il est impossible de traiter des œuvres de l’ensemble de ces
universitaires français qui, non seulement ont passé un épisode de leur vie au
Maghreb, mais ils se sont, en plus, spécialisés dans l’histoire de cette partie
de l’ancien empire colonial français au moment où on s’intéressait peu, sur le
plan de la recherche historique, à cette « Afrique du Nord ». Une sélection
doit se faire parmi ces derniers en fonction d’autres critères en étroite
corrélation avec notre sujet parmi les quels l’élément identitaire.

L’appartenance de certains à la France mais aussi au Maghreb


donnerait une autre dimension à « la déchirure » de ces intellectuels qui se
sont sentis, et qui se sentent toujours, aussi maghrébins que Français. Pour
mettre en évidence cette double appartenance, nous nous limiterons, dans
cette enquête, aux historiens français natifs du Maghreb. Il s’agirait alors de
trois cas dont chacun est né dans un pays maghrébin : Annie Rey-Goldzeiguer
à Tunis, André Nouschi à Constantine et Claude Liauzu à Casablanca. Reste un
cas à évoquer, celui de Lucette Valensi native de Tunis et spécialiste, elle
aussi, du Maghreb et qui mériterait d’être prise en compte dans ce modeste
travail. Contrairement aux trois premiers qui se sont des contemporanéistes,
celle-ci s’est consacrée au début de sa carrière à la période moderne553, puis
à l’Islam laissant de côté les problèmes de la colonisation et de la
décolonisation qui font l’objet de notre thématique. Elle a, de ce point de

552
http://www.différences-larevue.org/ , article «Intellectuels laïques et nationalistes algériens ».
553
- Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830), Flammarion, Paris, 1969.
- Fellahs tunisiens : l’économie rurale et la vie des campagnes aux XVIII et XIXe siècles, Mouton, Paris-La
Haye, 1977.

207
vue, un itinéraire singulier qui n’entre pas dans le cadre des
questionnements évoqués par cette étude.

L’expérience, la richesse culturelle et humaine, l’attachement à la terre


natale, et donc les prises de positions scientifiques et idéologiques de nos
trois historiens issus du Maghreb sont forcément différentes de ceux de leurs
collègues qui ont débarqué à l’âge adulte « en Afrique », un peu contre leur
gré, pour y effectuer le service militaire ou y enseigner, tout comme Ageron
et Ganiage qui, d’ailleurs, avaient des attitudes moins engagées ou moins
nettes. Nous nous intéressons essentiellement à ces étudiants de Charles-
André Julien qui les a jetés scientifiquement dans la bourrasque maghrébine.
Bien qu’il n’ait pas bénéficié de l’encadrement de Charles André Julien,
puisqu’il a préparé sa thèse, tout comme Gilbert Meynier, sous la direction
André Nouschi, Claude Liauzu appartenait à cette même école.

Tout en excluant Charles-André Julien dont l’œuvre et le rôle pionnier


sont désormais connus, nous nous limiterons à ses disciples. Loin de nous la
volonté de tuer « le père » mais notre objectif est de focaliser la recherche
sur la génération des jeunes de l’époque qui écrivaient leurs thèses au
moment de la décolonisation. C’est le cas notamment d’A. Nouschi et d’A.
Rey-Goldzeiguer. Cladue Liauzu qui a rédigé sa thèse (La naissance du
salariat et du mouvement ouvrier en Tunisie à travers un demi-siècle de
colonisation), soutenue en 1977, lors de la phase des indépendances
politiques, raison pour laquelle elle nous intéresse moins que celles de ses
autres collègues.

Notre catégorie étant constituée, reste à déterminer l’objectif et la


problématique de cette modeste contribution qui est, quelque part, un
hommage à nos maîtres qui ont beaucoup donné au Maghreb :
politiquement, scientifiquement et humainement. Un point commun unissait
« ces passeurs de rives » : ils étaient tous en phase de préparation de leurs
thèses de doctorat en pleine période de décolonisation. Quelles étaient les
répercussions de ce contexte sur leurs travaux historiques ? Comment ont-
ils choisi leurs sujets de thèses ? Ont-ils fuit le Maghreb et la période

208
contemporaine pour se spécialiser dans l’histoire de la Métropole ou dans
d’autres temps historiques ? Quelles approches historiques ont-ils adopté ?
Comment ces témoins de la décolonisation ont-ils écrit l’histoire ? Dans
quelle mesure cette histoire du Maghreb qu’ils ont produite retrace-t-elle
leurs propres histoires ? Quelle est l’attitude de cette génération à l’égard du
débat sur le colonialisme apparu au début du XXIe siècle ?

I Des intellectuels face à leur destin, et à celui du Maghreb

Née à Tunis où elle a effectué ses études primaires et secondaires et où


elle a tissé des liens très forts avec des gens de tout bord (Français,
Musulmans, Italiens…), Annie Rey-Goldzeiguer connaissait très tôt son
chemin. Elle a toujours déclaré à son père le Dr. Golzeiguer, mais aussi à ses
professeurs du Lycée Rue de Russie, qu’elle voulait être « agrégée
d’histoire ». Elle était tellement attachée à cette discipline qu’elle nous a
raconté cet épisode dans la plupart des conversations que nous avons eues
avec elle. Après le baccalauréat, elle accéda aux bancs de l’Université d’Alger
où elle trouva ses trois idoles : l’histoire, Charles-André julien, qui la
qualifiera plus tard de disciple « indisciplinée »554, et le militantisme de
gauche au sein du parti communiste français. La préparation de la thèse à
Paris, au cours des années 1958-960, était une occasion pour elle de
s’engager avec son mari Roger Rey dans la guerre d’Algérie du côté du FLN.
Non seulement elle a connu les leaders algériens comme Mohamed
Boudhiaf et tant d’autres, mais elle les abritait dans son appartement de
boulevard Brune et participait à tout genre d’activités militantes (collecte de
fonds, aide fournie aux combattants du FLN ...).

L’indépendance de l’Algérie, la publication de la thèse à Alger en 1977,


mais surtout une rupture précoce avec le PCF (dès 1956) et la déception qui
en découla l’ont incitée à renouer avec la Maghreb qu’elle n’a souvent
quitté que provisoirement. Après une entrevue avec Bourguiba qui appréciait
son appui à la cause tunisienne, elle décida en 1977, d’enseigner à l’Ecole

Collectif, Réactions à l’occupation française de la Tunisie en 1881, MESRES-CNUDST, Tunis, 1981, p.


554

216.

209
Normale Supérieure de Tunis. Cet épisode qui a duré quelques années,
était, nous déclarait elle un jour, « l’un des meilleurs moments de ma vie »555.
Elle a retrouvé son monde où elle a réussi à former, avec la complicité et
l’amitié de Mohamed-Hédi Chérif, une pépinière de jeunes historiens. La
victoire de la gauche en 1981 lui a redonné, comme c’était le cas de la
plupart des intellectuels français, espoir pour regagner la France et
enseigner à l’Université de Reims où elle continuait à diriger des thèses de
Maghrébins et de non maghrébins sur son Algérie et sa Tunisie.

L’attachement d’Annie Rey-Goldzeiguer à son pays natal, la Tunisie, n’a


d’égal que celui d’André Nouschi à son Algérie et particulièrement son
Constantinois. Né et élevé de parents qui finissaient par s’installer à Alger, il
resta comme l’un de ses frères, qui vivait à Sedrata, dans le Constantinois.
Après un passage à Oran en 1948, il occupa le poste d’enseignant au Lycée
d’Aumale. Toute la vie familiale, professionnelle, intellectuelle et politique de
cet homme était bâtie à Constantine. « La ville était très arabe »556 avec une
forte « action exercée par l’Islam »557, mais cela n’empêchait pas des liens
amicaux avec différentes catégories de cette société constantinoise qui
demeurait, somme toute, très cosmopolite. « Je partageais mon temps,
notait-il, entre les archives, mes cours au lycée, ma famille et quelques amis
(Camilleri, Lyotard, Malek Haddad, un instituteur algérien Ben Abdellah) »558.
Les événements de Sétif qui l’ont choqué et qu’il a appris lors d’un séjour à
Alger, n’ont pas entamé l’amitié et le respect que les Arabes de Constantine
avaient à son égard. « Mes contacts avec les commerçants algériens
continuaient d’être aussi amicaux qu’antérieurement ; le boucher continuait
à me donner du Cheikh oustad chaque fois que j’allais chez lui et mes copains
algériens (Malek Hadded, son frère discutaient avec moi comme avant »559.
L’action politique et syndicale et l’enseignement à l’Université populaire

555
Témoignage qu’ Annie-Rey-Goldzeiguer nous a généreusement accordé à Tunis le 21 décembre 2010.
556
Nouschi (A.), La guerre d’Algérie, p.3, document manuscrit que nous a généreusement livré cet auteur que
nous remercions vivement. Il nous a précisé dans le mail qu’il nous a envoyé le 29 mai 2010 et auquel ce
document était joint qu’il s’agissait d’un texte qu’il avait « présenté il y a quelques années à Tunis ».
557
Ibid., p.3.
558
Ibid., p.3.
559
Ibid., p.3.

210
étaient une occasion pour élargir le cercle « des amis algériens »560 parmi
lesquels « des camarades messalistes »561. En effet, il luttait à Constantine
par différentes manières contre le préfet Papon et les tenants de la
colonisation qui disaient, suite du déclenchement du coup du 1 novembre
1954, « qu’i fallait écraser dans l’œuf, par le fer et le feu, le début de la
rébellion562 ». Bien qu’il ait décidé depuis 1948 de ne pas reprendre sa carte
du parti communiste, il resta un homme de gauche et milita dans des
organisations syndicales en étroite collaboration avec des camarades
communistes dont certains furent assassinés ou tués563. « Je me suis tourné,
précisait-il, vers les combattants de la paix, j’étais donc à gauche sans faire
partie du PC ».564 Son engagement politique le poussa à se présenter aux
élections municipales à Constantine qui étaient depuis l’arrivée du Préfet
Papon truquées. Au sein de l’université populaire, il organisait avec d’autres
camarades, des conférences et des débats « sur le thème l’Algérie en
1950 ? »565.

En juillet 1955, il quitta Constantine pour s’installer à Alger et enseigner


au Lycée E.F. Gautier. Malgré la proximité de ses parents vivant dans cette
ville et leur réseau relationnel comprenant Arabes et Européens, André
Nouschi était d’une certaine manière dépaysé. « J’ai vécu à Alger avec ma
famille jusqu’à fin avril 1958 ; j’ai donc connu la ville en guerre durant trois
longues années. Ici l’atmosphère était différente de Constantine »566. Non
seulement le climat de guerre le troublait, mais aussi le clivage entre une
société algérienne ruinée et une société européenne hantée par
l’extrémisme et la volonté d’anéantir l’autre, le bouleversait. Il remarqua,
parfois, que certains de ses élèves portaient des armes567. En assistant à des

560
Ibid., p.5.
561
Ibid., p.1.
562
Ibid.,p.3.
563
« Comment ne pas évoquer à ce propos l’exécution d’Yveton, un militant communiste qui avait déposé
dans un placard d’EGA un sac avec un explosif. Arrêté, il est jugé sans que le PCA ait venu à son aide…Sa
mort venait après celle de Maillot, de Siméon abandonnés par le FLN », Ibid., p .14.
564
Ibid., p.1.
565
Ibid., p.3.
566
Ibid., p.5.
567
Il écrit à ce propos : « Le climat au lycée était détestable : le proviseur Plane, un personnage
médiocre…semblait hors du temps. Les élèves ? Ils étaient différents de ceux de Constantine (le plus souvent

211
tueries et des massacres commis par des Français, il repartit écœuré en
criant sa honte, ce qui l’incita à se poser la question suivante : « Qu’ai je à
faire encore dans ce pays où on peut tuer n’importe qui sans
impunité ? »568.

Dépaysé, écœuré et incompris par le clan français, y compris une partie


de sa famille qui l’accusait d’être au service du FLN, il profita de son
détachement pour trois ans auprès du CNRS en vue de finir la thèse, pour se
déplacer, de 1956 à 1958, entre Alger et Paris. Son malaise algérien, mais
aussi le conseil de son frère journaliste au journal de l’armée l’incitèrent à
s’installer à Paris. Ayant toujours du mal à s’adapter à la capitale de la
métropole, ce Français d’Algérie, restait fidèle à son engagement politique.
Des rencontres avec des universitaires communistes comme J. Dresch, A.
Prenant, P. Georges, tous géographes, J. Berque et un juriste, Pinto, lui ont
permis de prendre part, pour la première fois, à des discussions sur
l’indépendance de l’Algérie. Mais son attitude rebelle ne l’a pas empêché
d’être critique à l’égard du PC à l’occasion d’une réunion de la cellule de la
Sorbonne présidée par L. Monjauvis à qui il posa une question sur « les
pleins pouvoirs votés par le PC et, dit-il, j’énonce les conséquences de ces
derniers à partir de ce que je sais sur la guerre telle qu’elle est vécue chaque
jour par les Algériens : le napalm, les tortures et les meurtres des
campagnards, les hommes enterrés vivants en Kabylie, la terreur que font
régner les soldats. Et je pose à Monjauvis la question suivante : maintenant
que vous savez tout cela, voteriez-vous les pleins pouvoirs ? »569. Frappé par

des gosses de riches). Ici, les Algériens n’étaient qu’une poignée tandis que les petits Européens affichaient
leurs convictions de différentes façons…Fouillant le cartable de l’un deux, j’y trouve un pistolet que je
confisque ; interrogé, le garçon me répond : c’est pour les Arabes ! A la fin du cours je vais chez Plane pour
lui raconter l’incident et lui montrer le pistolet confisqué. Sur quoi Plane prend l’arme et me dit : vous n’allez
pas prendre cela au sérieux ? C’est un enfantillage Mr Nouschi. Je tente de lui faire comprendre la gravité de
l’acte et je lui demande de traduire le garçon devant le conseil de discipline ; ce qu’il refuse en me congédiant.
J’étais abasourdi par l’inconscience et l’indignité de Plane ; après cet incident, je l’ai jugé encore plus minable
et plus misérable », Ibid., p. 6.
568
Ibid. p. 3.
569
Les suites de la question et l’ambiance de la réunion sont décrites par A. Nouschi en ces termes : « La salle
est saisie par un lourd silence, pendant que Monjouvais se prend la tête dans les mains un long moment et ne
dit rien. J’attends évidemment sa réponse, décidé à ne pas le lâcher. Puis il relève la tête et la taille et me
répond : camarade, si nous avions à vouter les pleins pouvoirs aujourd’hui, nous le referions. Plusieurs
personnes disent à haute voix leur stupeur et leur opposition ; alors Monjouvais ajoute : oui, camarade, en

212
une réponse affirmative et engueulé par ses camarades à cause de ces
questions « inhabituelles », il ne sera plus invité à de telles réunions. Dès lors
naissait chez lui un malaise lié à sa mésentente avec les milieux parisiens, ce
qui provoqua un autre dépaysement et une nouvelle rupture illustrée par
une volonté de quitter la capitale.

Mais, à partir de septembre 1958, date du vote pour le référendum de


de Gaulle, il a décidé de ne pas revenir en Algérie « avant 1971 ou 72 »570. La
rupture avec l’Algérie incarnait le paroxysme d’un drame ou d’une colère
jamais atténués. C’est peut-être afin d’oublier son Algérie ou de renouer
indirectement avec elle qu’il s’installait dès septembre 1959 en Tunisie pour
continuer un autre combat en contribuant à la fondation de l’Université
tunisienne571. Depuis le début des années 1970, il est enseignant à
l’Université de Nice où il dirige plusieurs thèses sur l’Algérie et la Tunisie
parmi lesquelles celle Claude Liauzu.

Né en 1940 à Casablanca, ce dernier, tout comme Gilbert Meynier né à


la même année à Lyon, appartenait à une génération légèrement différente
de celle d’André Nouschi et d’Annie Rey-Goldzeiguer. Toutefois, des liens
scientifiques, idéologiques et politiques ont pu rassembler cette équipe
autour des mêmes combats. Très tôt, Claude Liauzu s’engageait dans l’Union
des Etudiants Communistes et dans le parti communiste et militait
activement pour l’indépendance de l’Algérie572. Coopérant en Tunisie
pendant dix années, il en profitait pour préparer une thèse sur le
mouvement ouvrier en Tunisie coloniale. Devenu professeur à l’Université de
Paris VII, il mena un nouveau combat en tant qu’historien spécialiste de la
colonisation et Maghreb.

voutant les pleins pouvoirs, le PC renforce la solidarité de la classe ouvrière symbolisée par l’unité des
socialistes et des communistes. Je suis abasourdi par cette réponse inattendu et je lui rétorque : Les Algériens
seront heureux d’apprendre qu’au nom de l’unité de la classe ouvrière, ils doivent accepter les tortures et les
assassinats!...Dresch baisse la tête ; Prenant et quelques autres membres du PC m’engueulent d’avoir posé ces
questions inhabituelles…je préfère m’en aller. Je n’ai plus été invité par la cellule Sorbonne-Lettres », Ibid.,
p. 19-20.
570
Ibid, p.18.
571
Nouschi (A.), « Les débuts de l’Université de Tunis (1959-1964) », in Les relations franco-tunisiennes au
miroir des élites (XIXe,XXe siècles) , collectif, Université de la Manouba, Tunis, 1997, pp. 255-266.
572
Wiképidia, Claude Liauzu.
213
En dépit d’origines magrébines diverse et de parcours différents, nos
trois historiens ont fini après les indépendances politiques, et suite à de
multiples revers, par s’installer à Tunis pour enseigner au sein de la jeune
université tunisienne. En plus de l’opportunité de « la coopération technique
et culturelle » qu’offrait ce pays aux Français, son ouverture en a fait, un
pont ou une croix de transmission entre le Maghreb et la France.

Comment appréhender, à travers des itinéraires particuliers, ces


historiens témoins de la décolonisation du Maghreb. Sont-ils des
Maghrébins ? Des Français comme les autres ? Des franco-maghrébins ?

La question identitaire se pose pour ces historiens, et ils en sont


conscients. La guerre d’Algérie les a poussés à se positionner, avant tout, par
rapport aux autres ethnies. Sans aucun complexe, Claude Liauzu se
considère pied-noir et situe son combat dans cette perspective. « Je suis
pied-noir, je comprends la douleur des pieds-noirs »573, déclare-t-il à un
journaliste algérien. A. Nouschi qui n’aime pas « les bons Français qui
tiennent le haut du pavé »574 et arrive à « haïr les Français d’Algérie » en
constatant qu’il « n’a rien de commun avec eux »575, se considère malgré tout
« comme Français »576. Il ira jusqu’à refuser la nationalité algérienne si jamais
on la lui propose un jour577. Le positionnement politique et identitaire d’A.
Rey-Goldzeiguer n’est pas non plus différent de celui de son collègue : « Ce
Maghreb où j’étais née (en Tunisie) ne pouvais être le mien, précise-t-elle
avec une certaine amertume, je ne pouvais qu’aider ceux qui revendiquaient
leur patrie ; en partant je ne désertais pas un combat perdu d’avance, je me
devais d’éclairer ma patrie de naissance, la France, et de mener là-bas un
combat nouveau pour l’indépendance de l’Algérie »578.

573
Interview du journal EL Waten, 21 avril 2005.
574
Nouschi (A.), Guerre d’Algérie, op. cit., p. 16.
575
Ibid., p.15.
576
Ibid., p.1.
577
A. Nouschi rapporte: les propos suivants « Et quand Estier de passage à Tunis pour France Observateur
me demande…si je prendrai demain la nationalité française, je lui réponds qu’il n’en est pas question », ibid.,
p.25.
578
Rey-Goldzeiguer (A), Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, de mers-el-kébir aux massacres du
nord-constantinois, la découverte, Paris, 2002.

214
Mais est-ce une manière, pour cette historienne et son collègue André
Nouschi, de nier la dimension maghrébine de leur vie et leur lutte pour
l’indépendance de l’Algérie ?

Nous ne le pensons pas. La composante algérienne reste très profonde


chez A. Nouschi et se manifeste à tout moment. Son amertume face à
l’attitude des dirigeants du FLN à son égard lors de l’indépendance de
l’Algérie le révèle très bien : « Tous mes amis du FLN se hâtent de quitter
Tunis pour Alger. J’imaginais sottement que ces derniers me demanderaient
de venir à Alger les aider. Après leur départ, plus un mot, plus un signe…Je ne
comprends pas encore ce que je considère aujourd’hui comme un quasi
ostracisme. Veut-on me faire payer d’avoir refusé d’être Algérien, de ne pas
avoir fait partie de la délégation à Evian, ou simplement d’être juif, alors que
je me sens si peu de l’être… ? »579.

Annie Rey-Goldzeiguer, ayant elle aussi des origines juives, s’est


positionnée de point de vue identitaire comme A.Nouschi tout en partageant
avec lui les mêmes déceptions. « J’ai alors vécu intensément, note-t-elle, la
ruine de mes illusions. Je croyais au monde du contact et à son avenir qui
devait être débarrassé du chancre raciste, ouvert à tous les hommes de
bonne volonté, capable de dynamisme, de l’altérité pacifique, laïque et
démocratique »580. Elle « ne met pas les pieds en Algérie pour longtemps »581
et n’arrive à renouer avec le pays et ses hommes qu’au temps de Mohamed
Boudhiaf. Il semble ainsi que l’identité nationale et culturelle ait fini par
l’emporter sur les autres composantes de leurs personnalités : maghrébine,
juive, pied-noire ou autre. L’identité française serait plutôt perçue par ces
acteurs comme étant la seule synthèse possible de leurs identités plurielles.

De point de vue politique, nos acteurs étaient tous des membres du PC


avec lequel, exception de Claude Liauzu, ils ont fini par rompre à cause de
l’ambigüité de son attitude ou ses prises de postions parfois colonialistes582.

579
Guerre d’Algérie, op. cit, p.26.
580
Aux origines de la guerre d’Algérie…, op. cit., p.7.
581
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer à Tunis, op. cit.
582
Voir à ce sujet Gaudard (J.P), Les orphelins du P.C., Belfond, Paris, 1986.

215
Toutefois, une constante demeure chez ces militants : ils sont restés à gauche
et ils ont mené un combat anticolonialiste sur plusieurs fronts.583 Leur lutte,
particulièrement pour l’indépendance de l’Algérie et leur soutien au FLN
n’empêchent pas leur différence avec celui-ci notamment en matière de
violence et de choix idéologiques au moment de la mise en place de l’Etat
national. Si A.Nouschi condamne les actions de l’OAS584 , Claude Liauzu va
plus loin en parlant d’un « contentieux entre une parie des intellectuels de
gauche, des laïques et les nationalistes algériens »585. Ce litige est dû aux
fondements islamo-arabiques du nationalisme qui s’opposent à la « tradition
anti-islamique … de la culture laïque française »586, mais aussi à l’existence
« au cœur de la gauche d’un certain préjugé nord-africain »587. Estimant que
le procès du colonialisme est déjà fait, cet historien considère qu’ « on ne
peut plus faire aujourd’hui de l’histoire de la décolonisation si on néglige la
critique aussi des mouvements nationalistes. D’autant plus que moi comme
d’autres historiens de ma génération, nous avons mis au second plan une
réflexion critique sur les mouvements de libération, parce que nous étions
engagés dans des mouvements de solidarité ou de sympathie »588.
L’anticolonialisme, l’attitude rebelle à l’égard du PC ou la distance à l’égard
de certains choix du FLN ont en commun un attachement inconditionnel à la
liberté, la fraternité, la laïcité et la paix. C’est, en fin d’analyse, un certain
humanise de ces historiens militants, en plus de leurs identités plurielles, qui
les ont incités à jouer le rôle de médiation entre la France et les pays du
Maghreb en vue leur indépendance589.

583
André Nouschi se définit comme « homme de gauche », in Guerre d’Algérie, op .cit., p. 1.
584
André Nouschi note à ce propos : « Ultérieurement, lorsque l’OAS met l’Algérie à feu et à sang, notre
amicale des enseignants de Tunis, dans laquelle je représente l’Université et le Supérieur, décide non
seulement de condamner l’AOS, son action criminelle, mais ostensiblement nous soutenons de Gaulle contre
lequel nous nous sommes dressés en 58. Mais dans ce cas, il s’agit bien d’autre chose ; nous avons conscience
d’œuvrer pour la paix en Algérie et de nous dresser contre les fascistes », in Guerre d’Algérie, Ibid., p. 24.
585
http://www.différences-larevue.org, article « Intellectuels laïques et nationalistes algériens ».
586
Liauzu (C.), Ibid.
587
Liauzu (c.), Ibid.
588
Liauzu (C.), Interview du journal EL Waten, 21 avril 2005.
589
Parlant des différents protagonistes de l’affaire algérienne mais aussi des hommes politiques tunisiens,
André Nouchi note : « j’ai donc l’avantage d’être invité ici et là et de discuter avec tous », in Guerre
d’Algérie, op. cit, p. 23-27.

216
Mais cet engagement aura-t-il une influence quelconque sur leurs
travaux ?

II Des historiens engagés

A. Rey-Goldzeiguer, A. Nouschi et Claude Liauzu, parallèlement à leur


activité d’enseignantet à leur militantisme politique, ont produit
respectivement trois thèses savantes qui ont donné lieu à trois
publications:

- Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises, de


la conquête jusqu’à 1919. Essai d’histoire sociale590,

- Le royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-


1871)591,

- La naissance du salariat et du mouvement ouvrier en Tunisie à travers


un demi -siècle de colonisation592.

En dépit de la diversité des sujets, des périodes et des espaces étudiés,


certains traits communs caractérisent ces trois travaux érudits que nous
allons cerner en fonction des paramètres suivants : l’espace, le temps et la
thématique appréhendée.

- L’espace étudié révèle un ancrage maghrébin de nos trois historiens. Ils


ont choisi le Maghreb comme terrain d’étude, ce qui est une forme de
fidélité à leur « Afrique de nord », mais aussi une manière de militantisme
scientifique. « Travailler sur la France et les Français, nous déclarait Annie
Rey-Goldzueiger, ce n’était pas intéressant »593. Au-delà de l’absence de la
curiosité scientifique pour un tel choix, les motivations politiques et
personnelles font aussi défaut. Non seulement l’engagement, dans toutes
ses dimensions, est clair dès le départ, mais le choix de l’Algérie en particulier
et du Maghreb en général était un signe de courage ou une sorte de défi
590
Nouschi (A.), Paris, PUF, 1961.
591
Rey-Goldzeiguer (A.), Alger, SNED, 1977.
592
Liauzu (C), thèse soutenue en 1977.
593
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit,

217
pour ces thésards. « Travailler sur l’Algérie, c’était le plus bas des étudiants,
nous a déclaré Annie Rey-Goldzeiguer »594.Tout en étant brillants, ces jeunes
historiens se sont entendus avec Charles-André Julien pour faire leurs
recherches sur l’Algérie afin de changer l’image qu’avaient les historiens
classiques, comme « Gautier et Hardy qui considéraient les populations
autochtones comme des sous-hommes »595, de ce pays, des ses habitants et
de son histoire. Nous pouvons ainsi parler d’une stratégie de recherche, d’un
véritable programme de travail et d’une équipe soudée autour de son maître,
Charles-André Julien. Des chercheurs français de convictions politiques
différentes en faisaient partie. En plus de ces doctorants de gauche comme
A. Nouschi et A. Rey-Goldzeiguer, d’autres faisant partie du centre, comme
Charles-Robert Ageron596, ou même de droite comme c’est le cas de Jean
Ganiage sont venus enrichir scientifiquement et politiquement cette
pépinière. Il est évident que les présupposés, les résultats des recherches,
et dans certaines mesures les approches de travail, ne soient pas les mêmes
pour les deux clans.

Attaché aux idées de son maître, A. Nouschi l’est aussi à son propre
territoire, le Constantinois, qui en fait le sujet de sa thèse. Au-delà du risque
de subjectivité dont il est certainement conscient, des données objectives,
comme la disponibilité des archives, sa connaissance du terrain où il vivait et
travaillait, l’ont encouragé à opter pour ce choix. Mais, son objectif ultime
reste sa volonté de défendre et de servir son Constantinois. L’objectif et le
subjectif, le scientifique et l’idéologique se mêlaient. C’est, après tout
humain, pour ne pas dire légitime, car aucun historien ne peut l’éviter et
toute étude en humanités ne pourrait prétendre être totalement objective.

Pour Claude Liauzu et A. Rey-Goldzeiguer, les choses sont différentes.


Dans le cadre de leur « Afrique du nord », ils ont voulu esquiver leurs
propres territoires. Nous ignorons les raisons qui ont incité le premier à
éviter son Maroc natal pour faire de la Tunisie son champ d’expérimentation,

594
Ibid.
595
Ibid.
596
Ibid. Nous en trouvons confirmation dans le document d’A.Nouschi, Guerre d’Algérie, op. cit.

218
si ce n’est, peut-être, son travail en Tunisie qui lui a permis d’être en contact
avec ses archives et son directeur de thèse, lui aussi enseignant à ce même
endroit. Quant à Annie Rey-Goldzeiguer, elle nous a répondu lorsque nous
lui avons demandé les raisons qui l’ont empêchée d’opter pour la Tunisie
comme sujet de thèse : « Je n’ai pas écrit sur la Tunisie, car la Tunisie c’est
moi »597. C’est donc, contrairement à A. Nouschi, par défaut qu’elle a
procédé et par crainte de subjectivité.

Malgré l’ancrage tunisien des trois historiens, quoique de différentes


manières, l’Algérie obtient comme champ d’étude la part de lion. Il s’agit, à
notre sens, au-delà des motivations des uns et des autres, d’un choix délibéré
car la colonie était, par rapport aux deux protectorats, le berceau du
colonialisme français au Maghreb. En étudiant l’Algérie on a donc voulu
s’attaquer au fief et au champ d’expérimentation du lobby colonial. La
Tunisie est étudiée par Liauzu car elle était assez tôt convoitée par plusieurs
puissances européennes dont certains ressortissants ont contribué à la
naissance du salariat dans ce pays. Entré tardivement dans la sphère
coloniale, le Maroc était négligé par nos chercheurs car il n’avait pas, de
point de vue colonial, la profondeur historique de l’Algérie et d’une manière
moindre celle de la Tunisie. Quel est le temps historique choisi par nos
historiens ?

- Le temps historique : Au moment où Jean Ganiage a étudié les


origines du protectorat français598 en Tunisie afin de lui trouver une certaine
légitimité historique599, Charles Robert Ageron a préféré, d’une certaine
manière, appréhender les origines du nationalisme algérien puisqu’il s’est
fixé comme objectif « l’éveil d’une nouvelle Algérie musulmane »600. Ainsi,
ces deux auteurs se sont situés presqu’en dehors du temps colonial puisque
J. Ganiage se limite à l’avant 1881 alors que Ch.R. Ageron privilégie la
597
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.
598
Ganiage (J.), Les origines du protectorat français en Tunisie, PUF, Paris, 1959.
599
Gharbi (M.L.), « Historiographie de la Tunisie contemporaine : une colonisation et une décolonisation en
douceur ? », in Les Cahiers de Tunisie, n° 189-190, 2004, pp. 31-42.
600
Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Tome premier, PUF, Paris, 1968, p. 1.

219
dynamique, et donc la temporalité, algérienne en affirmant que « l’évolution
des Musulmans de l’Algérie n’est pas exclusivement en fonction de la
situation ou de la gestion coloniales »601 . Telle n’est pas l’option de nos
historiens de gauche qui se sont situés en pleine période coloniale. Mais
quelle que soit la période étudiée, ils ont tous commencé par les débuts du
temps colonial en partant de « la conquête » pour le cas de Nouschi, et de
« la naissance », pour celui de Liauzu. Quant à A.Rey-Goldzeiguer, elle
n’échappe pas à cette règle puisque Napoléon III inaugure les débuts d’une
véritable « politique algérienne ». Partant de cela, ils se situent tous dans la
longue durée, pour déboucher, sur leur propre temps : celui de la
décolonisation. Indépendamment de la limite chronologique de leurs
travaux602, ils ont comme arrière-fond de leur analyse les questions
d’actualité, autrement dit, celles de leur temps présent. Traitant des
questions chaudes, en l’occurrence celles-liées à la décolonisation, ils ont
ainsi fait, à leur manière, de l’histoire immédiate. Les débuts, la naissance ou
la conquête ne sont en fin d’analyse que des prétextes pour faire l’histoire de
la décolonisation qu’ils vivaient et pour la quelle ils militaient. Ils ont
propulsé, consciemment ou inconsciemment, leur temps dans le temps
historique. Cette projection ne se limite pas au temps de l’historien, elle
touche aussi les questionnements qu’il évoque, entre autres ceux liés au
colonialisme.

-Le colonialisme : c’est le thème central des travaux réalisés par nos
auteurs. Pourquoi ce choix ? Est-il uniquement pour des raisons scientifiques
pures ? Constitue-t-il une option facile pour faire la thèse ?

Loin d’être une solution de facilité, le choix du colonialisme relevait


plutôt d’un certain courage d’idées. Porter un regard extérieur sur un
système tout en étant dedans n’est pas une tâche aisée. Pour réussir un tel
pari, il fallait être bien outillé, très vigilant et doubler d’effort. Au-delà de
cette difficulté épistémologique, l’objectif envisagé par les auteurs de ces
thèses, mais aussi leurs résultats, sont de nature à répondre à un

601
Ibid., p.1.
602
1871, 1919 et 1931.
220
engagement intellectuel et politique. Annie Rey-Goldzeiguer nous affirmait
avec une certaine insistance comme si c’était de l’évidence pour elle et ses
amis engagés dans la même cause : « la thèse est un instrument de combat
politique …, on est marqué politiquement et on ne peut pas séparer la thèse
et le combat politique »603 mené pour la décolonisation, laisse-t-elle
entendre. La thèse, selon ces propos, n’était pas une fin en soit, était plutôt
une arme de combat dont les données devraient être utilisées pour
convaincre de l’utilité de la décolonisation. Les thématiques étudiées furent
volontairement choisies pour servir cette cause. En optant pour l’étude de
l’Algérie et particulièrement celle de la colonisation, cette historienne a
sciemment préféré appréhender l’amère réalité de la société autochtone.
En effet, « le drame de l’histoire coloniale, note-t-elle, c’est d’avoir laissé
dans une ombre prudente le colonisé, pour braquer tous les projecteurs sur
le colonisateur. Le colonisé simple acteur figurant ne se projette sur la scène
coloniale que par l’explosion violente des rébellions. Conçue ainsi, l’histoire
commet l’erreur du psychiatre qui étudie le psychisme d’un patient à partir
de l’observation limitée à une crise brève »604.

Malgré sa sympathie pour certains acteurs français, comme Napoléon


III ou les saint-simoniens ou encore les arabophiles, A. Rey-Goldzeiguer a
montré les dérapages de la machine coloniale qui, par sa nature, constitue
une sorte de bombe à retardement. Elle est ainsi arrivée, à verser les
résultats de sa recherche dans le débat sur la décolonisation montrant que
celle-ci est une nécessité absolue. C’est dans cette perspective qu’elle
annonce dès le début de sa thèse que la recherche historique est toujours
en rapport avec un projet politique. « L’Algérie coloniale, écrivait-elle, a été
étudiée, la société algérienne colonisée, simplement effleurée ou même
ignorée. Consciemment ou non l’historien oubliait ou niait cette réalité
sociale pour légitimer la société coloniale ou rejeter la tentation
nationale »605.

603
Témoignage d’Annie Rey-Goldzeiguer, op. cit.
604
Rey-Goldzeiguer (A), Le royaume arabe…, op. cit, p. 11.
605
Ibid., p. 10.

221
De même, la thèse de Nouschi est une démonstration, chiffres et
arguments à l’appui, mettant à mal les fondements du colonialisme français.
En traitant des problèmes de la propriété et des niveaux de vie dans le
Constantinois, André Nouschi, sans l’expliciter dans le titre ni dans l’analyse
pour détourner l’attention des tenants de la colonisation qui tenaient aussi
les archives, s’attaquait en fait aux problèmes des paysans arabes. La
dépossession des fellahs et le refoulement des tribus, questions traitées
aussi par Annie Rey-Goldzeiguer, mettent en évidence les excès du système
colonial. Les crises, comme celle de 1867-1868 décrite dans le Royaume
arabe, ou celle 1875 étudiée dans « l’enquête sur le niveau de vie »,
montrent au-delà de la misère algérienne et l’injustice coloniale, l’échec de
l’idée de « la mission civilisatrice ». Nous comprenons alors l’utilité de cette
« pièce à conviction » utilisée par les dirigeants du FLN lors des négociations
avec leurs vis-à-vis français. Parlant des responsables français, cet auteur
note : « Mes analyses les troublent trop fort et semblent les éclairer sur la
politique à mener pour la suite ; nous sommes encore en pleine guerre
d’Algérie et j’ai l’impression que désormais tous savent que l’Algérie aura son
indépendance. En tout cas je pousse de toutes mes forces dans ce sens. Ai-je
influencé ces responsables ? Je suis sûr, en tout cas, de leur avoir fourni des
arguments et des raisons pour arrêter cette guerre ».606

En mettant en exergue l’exploitation de la main d’œuvre surtout


européenne dans des secteurs capitalistes, C. Liauzu a pointé du doit les
contradictions et l’injustice inhérentes au capitalisme colonial. Au-delà de ses
méfaits sur la société locale, il crée des fractures et des déséquilibres au sein
même de la société européenne. La gangrène coloniale, selon les analyses de
cet auteur, est ainsi vouée à l’échec et à la disparition.

En s’attaquant à aux racines et aux fondements du colonialisme, les trois


thèses constituent non seulement une prise de position sereine et
scientifique dans le débat politique qui secouait la société française et les
sociétés maghrébines, mais aussi un véritable plaidoyer pour la fin d’un

606
Guerre d’Algérie, op. cit, p. 21.

222
système qui ne pouvait trop durer. L’anticolonialisme affiché par ces travaux
nous a livré une histoire trop engagée produite par des personnes qui ont
tenté de résoudre les problèmes de leur temps par le combat politique et le
militantisme scientifique. Mais après un demi-siècle des indépendances des
pays du Maghreb, nos historiens se sont-ils libérés des séquelles
intellectuelles et morales de la décolonisation ? Ont-ils oublié cette guerre et
réglé les problèmes de ce passé?

III Lorsque l’historien se transforme en témoin ou le retour d’un passé


refoulé

Après un silence qui a duré presqu’un demi siècle nos historiens ont
commencé depuis quelques années à reparler de la décolonisation. En plus
de la naissance d’une nouvelle école, en l’occurrence celle des études
postcoloniales, de nouveaux problèmes de la société française comme
l’immigration, le racisme, les incidents des banlieues, le débat sur l’identité
française ont permis la remontée en surface des la question coloniale et
particulièrement la guerre d’Algérie607. D’autres donnes liées à l’histoire
française, telle que la période de Vichy, ont incité les élites françaises à
réexaminer leur passé, entres autres le passé colonial. L’ouverture partielle
de certaines archives relatives à la guerre d’Algérie, après le délai de
cinquante ans, a facilité cette entreprise qui reste somme toute tributaire de
sources « réservées ». A.Rey-Goldzeiguer résume en ces termes le drame de
l’élite mais aussi celui de la société française incapables d’assumer « un passé
qui ne passe pas » : « N’est-on pas capable en France, près d’un demi-siècle
des faits, de regarder …notre histoire en face, ne serait-ce que pour
appréhender notre avenir immédiat ? »608

Cette nouvelle posture a permis aux historiens français d’exprimer leurs


points de vue de spécialistes sur ces problèmes d’actualité virulente. Encore
une fois une histoire écrite dans un contexte de tensions sociopolitiques609

607
Coquery-Vidrovitch (C.), Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone, Paris, 2009.
608
Aux origines de la guerre d’Algérie, op.cit, p. 10.
609
En effet le terme « tensions » est utilisée par Claude Liauzu dans le titre d’un ouvrage collectif qu’il a
dirigé : Tensions méditerranéennes, L’harmattan, Paris, 2003 ».

223
quoique, cette fois-ci, de moindre envergure que celui des guerres
d’indépendance. Quelle était l’attitude Claude Liauzu, d’André Nouschi et
d’A. Rey-Goldzeiguer ? Quels sont les écrits produits, à ce sujet, par ces
historiens ? Comment ont-ils écrit la décolonisation ? L’ont-ils fait en tant
qu’historiens ou en tant que témoins ? S’agit-il alors d’histoire, de mémoires
ou d’histoire-mémoires ou encore de « la contre-histoire » ?

Lors des événements de mai 1945 Annie Rey-Goldeziguer était jeune


étudiante à Alger. Parlant de sa participation à la manifestation nationaliste
du 1er mai 1945 et sa brutale répression par la police, elle avoua que « le
véritable choc pour moi fut le 8 mai 1945 »610. Marquée par cet horrible
massacre, cette jeune historienne se lançait dans la recherche, selon les
propos de son éditeur, « dans la perspective de pouvoir un jour retracer
l’histoire de ce drame »611. Depuis, son enquête sur ce massacre a commencé
pour être achevée grâce à de nouvelles sources écrites et orales et quelques
publications de certains chercheurs sur le sujet. Ce travail tenait donc à cœur
à son auteur qui, après des années de silence et de souffrance qui ont
accompagné ses investigations, l’a publié en 2002 avec le titre suivant « aux
origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, de mers-el-kébir aux massacres du
nord constantinois »612. Au-delà d’une volonté scientifique cherchant à
comprendre « pourqoi ? Comment ? Quand ? »613, l’ouvrage répondait à un
besoin profond de parler et surtout de « témoigner ». Son auteur ira jusqu’à
reconnaître que « des raisons personnelles » l’ont « guidée »614. Les limites
chronologiques, le plan de l’ouvrage et l’analyse obéissaient à une rigueur
scientifique d’une historienne chevronnée qui en a fait un roman saisissant.
Mais cet essai stimulant est aussi écrit avec passion et talent. Connaissant
Annie Rey-Goldzeiguer, nous ne pouvons pas nous empêcher, qu’elle nous le
pardonne, de faire le parallèle entre les péripéties de sa vie et celles de son

610
Ibid., p. 6.
611
Ibid., propos notés sur la couverture de l’ouvrage.
612
Op. cit.
613
Ibid., p. 6.
614
Ibid, p. 6.

224
Algérie. Limitons nous, pour le prouver, à deux exemples : les dates clefs
choisies par l’auteur, puis la conclusion de l’ouvrage.

Les trois moments forts de l’histoire algérienne étudiée à travers le cas


des « événements de Sétif », sont 1940, 1942 et 1945. Fait surprenant,
l’ouvrage commence par Vichy et le pétainisme, bien sûr en corrélation avec
les Européens d’Algérie de 1940. Le nazisme et l’antisémitisme dont le père,
le Docteur Goldzeiguer615, et la famille étaient victimes, est le
commencement d’une série de malheurs pour l’Algérie et pour cette
intellectuelle militante dont l’histoire (et peut-être le sort) s’identifie,
quelque part, à celle de ce pays. L’essentiel de l’ouvrage réside dans sa
deuxième partie intitulée « la grande fracture : 1942-1944 » qui commence
avec le débarquement américain. Or, les Européens d’Algérie « qui, pour
beaucoup, selon l’expression de Claude Liauzu, avaient une fibre pétainiste
ont très mal vécu le débarquement américain. D’autant plus que Roosevelt
avait manifesté son désaccord avec le colonialisme français »616 . C’était aussi
pour des gens de gauche, comme Annie Rey-Goldzeiguer, marqués par l’anti-
américanisme, une deuxième défaite pour la France, après celle de
l’Occupation. Le choc de 1942 renvoie inévitablement à celui de 1940. Quant
à l’année 1945, elle annonce, en dépit de la fin de la Guerre, un autre
traumatisme, celui de la violente répression des événements de Sétif. Une
guerre est terminée, une autre commence : « en vérité la guerre d’Algérie a
commencé le 8 mai 1945 »617.

Après avoir parlé de « rudes leçons pour les Algériens», mais disons-le,
pour sa personne, elle conclut sur un ton qui trahit aussi une double
amertume : « Les événements de Sétif ont eu pour conséquence décisive
d’avoir dressé deux camps ennemis. Les passerelles que le monde du contact
avait réussies à édifier, s’écroulent les une après les autres. Ce monde-pont
est en ruine »618. A travers ce drame et cette « fracture » ou ces « ruptures »

615
Ben Youssef (A.), « une figure de la médecine française en Tunisie : Docteur David Goldzeiguer (1886-
1943), in Revue d’Histoire Maghrébine, N° 117, année 2005, pp. 13-28.
616
Interview de Claude Liauzu, le Monde, 8 mai 2005.
617
Rey-Golzeiguer (A.), Aux origines…, op. cit, p. 13.
618
Ibid., p. 380.

225
provoqués par le 8 mai 1945, elle décrit, sans le savoir, son propre drame ou
sa propre désillusion et son échec, elle qui a toujours cru au monde du
contact et en a fait partie. André Nouschi agira-t-il autrement ?

Après quelques ouvrages se rapportant à l’histoire coloniale de la


France, particulièrement l’Algérie amère (1914-1994), cet historien publie
en juillet 2005, Les armes retournées. Colonisations et décolonisations
françaises619. Il est ainsi évident que cette publication est une riposte à la loi
de février 2005, évoquée à plusieurs reprises dans cet ouvrage, d’autant plus
que celle-ci véhicule une certaine manière de concevoir l’histoire en général
et l’histoire coloniale en particulier. « Toutes les vérités ne sont-elles pas
bonnes à dire, se demande cet auteur ? On en a l’impression. Les
parlementaires de 2005 veulent-ils les mettre au placard pour donner à la
colonisation un autre visage que le sien ? L’histoire doit-elle être pour nos
députés un catéchisme ? A quand donc les prêtres de cette nouvelle église ?
Cette loi ne ferait-elle pas de l’histoire coloniale… une histoire mutilée à
part ? »620. La France n’est donc pas arrivée à résoudre son passé colonial,
car derrière le débat sur cette loi se profile celui de la guerre d’Algérie,
révélant ainsi que l’ancienne métropole cherche à gommer certains aspects
de son histoire coloniale. En réponse à cette histoire officielle, André Nouschi
cherche à faire le bilan plutôt que le procès de la colonisation et la
décolonisation françaises. Pour de telles raisons, il fait de son essai une sorte
de synthèse qui touche l’ensemble de « l’Outre-mer » et toute la période
coloniale et postcoloniale dans une perspective de longue durée permettant
de déboucher sur des problèmes socio-politiques actuels comme
l’immigration ou la politique européenne et méditerranéenne de la France.
Conçu avec un plan orignal privilégiant la colonisation plus que la
décolonisation et fondé sur un large savoir historique se débarrassant des
ruptures chronologiques classiques, cet ouvrage est plutôt un ensemble de
réflexions présentées par son auteur. Au-delà des questions posées au
début, il en repose d’autres dans la conclusion qui relèvent plutôt de la
619
Belin, Paris, 2005.
620
Ibid., p. 19.

226
philosophie de l’histoire et auxquelles il répond souvent :
« personnellement». Ces réflexions sont nourries par un savoir accumulé
pendant toute une vie et par une volonté de témoigner, d’où l’expression
récurrente « j’ai moi-même » dans l’introduction : « j’ai moi-même passé
mon temps à m’engager quand je pensais que le jeu en valait le prix. Cet
essai est donc un témoignage d’un monde disparu et qui ne cesse de se
transformer sous nos yeux »621.

A travers ce passé colonial et post-colonial, A.Nouschi retrace en fait son


expérience et sa propre histoire. Un autre élément l’atteste, c’est qu’il ne
traite pas les choses dans une perspective uniquement française, il se place
aussi des côté des colonisés en évoquant les problèmes engendrés par la
colonisation et la décolonisation : répression, confiscation des terres, sous-
développement, légitimité des pouvoirs en place, problème
démographique… Pour toutes ces questions, il prend même en considération
la production des historiens des Etats récemment indépendants. C’est en fait,
la double appartenance, française et algérienne de l’auteur, qui refait
surface.

Nonobstant cette volonté de témoigner soutenue par une profonde


réflexion et une pertinente analyse, cet essai ou sa lecture permet de déceler
en filigrane un constat d’échec aussi bien pour la France que pour ses
anciennes colonies. Cet échec amère n’est-il pas aussi celui de l’auteur-
acteur et de ses idéaux en tant que médiateur entre deux mondes et deux
cultures ?

Quant à Claude Liauzu, il se distingue, à plus d’un titre, par ses dernières
publications. A la différence de ses deux collègues connus par leurs thèses et
leurs premières publications, il est, quant à lui, réputé grâce à ses récents
écrits. Il n’est plus, de ce fait, perçu comme spécialiste du syndicalisme
tunisien ou du sous-développement, sujet qui l’ont intéressé au début de sa
carrière universitaire, mais plutôt comme spécialiste de la colonisation, la
décolonisation, de la mémoire coloniale, de l’immigration, du racisme et des

621
Ibid., p. 20.

227
relations nord-sud. L’abondance de ses écrits à ce sujet l’atteste622. La toile
de fond de ces publications auxquelles il faudrait rajouter plusieurs articles
parus dans des revues spécialisées comme Confluence est un combat mené
partant des problèmes de la société française. L’auteur est même à l’avant-
garde de plusieurs combats comme celui de la mémoire des pieds-noirs et la
lutte contre la loi du 23 février 2005. Ainsi, son action est très médiatisée, ce
qui a donné un certain renom à ses écrits qui traitent de l’histoire immédiate
beaucoup plus qu’autre chose.

Pieds-noirs, mémoire coloniale, anticolonialistes, débats et combats, les


responsabilités de l’université, cultures de guerre entre l’Islam et le
Christianisme, ne décèle-t-on pas derrière ces notions et ces titres l’itinéraire
de Claude Liauzu qui, en se donnant le doit d’inventaire, cherche à
comprendre la loi de l’histoire et à transmettre les passé ?

Au-delà des différences entre les trois auteurs et leurs écrits, ceux-ci
traduisent une volonté de témoigner sur des épisodes et des événements
qu’ils ont vécus et à propos desquels ils ont gardé le silence pour maintes
raisons. L’ouverture de certaines archives et les problèmes actuels de la
société française ont permis le retour de ce passé refoulé. Cette nouvelle
histoire reflète une mémoire peu apaisée, d’où la récurrence, même dans
les titres des publications, des termes comme tensions, guerres (guerre
d’Algérie ou guerre de mémoires), massacres, armes. Ce sont donc des
histoires-mémoires ou des histoires partielles, presque personnelles, qui
versent dans le cours de l’histoire globale, celle de la colonisation et de la
décolonisation.

Conclusion

Nous avons dégagé trois étapes de la vie et de l’œuvre de ces trois


historiens qui ont presque connu le même itinéraire culturel, politique et

622
- La société française face au racisme. De la révolution à nos jours, Bruxelles, Complexes, 1999.
- Aux-origines du tiers-mondisme. Colonisés et anti-colonialistes en France, 1919-1939, Paris,
l’Harmattan, 2000.
- L’enjeu tiers-mondiste. Débats et combats, Paris, l’Harmattan, 2000.

228
scientifique : la vie de militant pour la cause algérienne, la phase de la thèse,
et celle des dernières publications. Or, des constantes demeurent lors de ces
trois phases:

- La fidélité au Maghreb : Ces historiens natifs du Maghreb ont choisi


leur camp, ce qui ne les a pas empêchés de rester attachés scientifiquement
au Maghreb. Ils continuent à voir l’histoire de la France à travers le prisme
maghrébin. Plus que les Maghrébins eux-mêmes, ils continuent à défendre
leur passé, leur présent et leur devenir face à certaines dérives de la politique
française. Tout en étant au Maghreb lors de la période coloniale, ils ont joué,
à ce moment, le rôle de médiateurs entre Français et nationalistes. Ils
continuent, après la phase des indépendances politiques, cette même
mission, mais, cette fois-ci, de l’autre côté de la Méditerranée.

- L’engagement politique : c’est un élément permanent chez ces mordus


de politique. Leur vie est une série de combats : contre le colonialisme,
contre le racisme contre le révisionnisme scientifique. Les deux exemples en
date sont la lutte de C. Liauzu contre la loi du 23 février 2005 et la
condamnation des événements de Gaza par André Nouschi. Dans cette lutte
perpétuelle l’histoire n’est qu’un instrument de combat. Quelle est la valeur
de cette histoire ?

- la permanence de l’histoire : l’histoire est une source de vie pour cette


génération qui continue à produire en accomplissant ainsi « un devoir
civique »623 pour éclairer le présent et préparer le monde de demain. Pour
ces auteurs, histoire et politique sont indissociables et elles se nourrissent
mutuellement. Conscients des risques de subjectivité, ils s’imposent les
méthodes les plus rigoureuses et les précautions les plus draconiennes.
Cette histoire-combat n’est donc pas moins sereine ou moins objective que
l’autre l’histoire. En tout cas, nous préférons, comme nos maîtres, une
histoire chaude, vivante et vivace, à une histoire fade et froide.

623
Nouschi (A), Les armes…, op. cit. p. 13.

229
Troisième partie

230
DES ACTEURS A L’ŒUVRE

MAHMOUD BEN AYYED: LE PARCOURS TRANSMEDITERRANEEN D’UN


HOMME

D’AFFAIRES TUNISIEN DU MILIEU

DU XIXe SIECLELE

Né en 1810 dans une riche famille dejrbienne, Mahmoud Ben Ayyed se


met rapidement, à l’instar de ses ancêtres, au service du Bey de Tunis.
L’apogée de cet homme est lié au règne d’Ahmed Bey (1837-1855). En 1852,
il s’installe à Paris où il se fait naturaliser français. C’est alors que le
gouvernement tunisien lui intente un procès en l’accusant d’avoir fui avec les

231
deniers de l’Etat.

L’historiographie tunisienne a étudié « l’affaire Ben Ayyed »624 sous un


angle de vue éminemment politique en condamnant son enrichissement et les
conséquences qui en découlaient sur Trésor, au point de lui imputer la
responsabilité de la banqueroute de l’Etat tunisien et celle de la crise du
milieu du XIXe siècle. Sans chercher à pousser l’analyse dans ce sens stérile
qui n’a jamais rompu avec l’idée d’accuser systématiquement cet acteur
emblématique de la Tunisie précoloniale, nous avons souhaité adopter une
approche d’histoire économique pour essayer de cerner la dynamique
économique et la mobilité géographique de cet acteur. Comment expliquer la
formation du capital, matériel et symbolique, de cet homme dans une
Tunisie en proie à d’énormes difficultés économiques et financières ?
Comment appréhender ses opérations engagées en Tunisie et ailleurs ? Est-il
stimulé par un véritable esprit d’entreprise ? Est-il un entrepreneur cherchant
à créer des sociétés notamment dans des secteurs modernes comme les
grands travaux ou la banque ? Ou bien est-il un homme d’affaires qui cherche
des opérations de tout genre y compris, en plus de secteurs modernes, des
branches d’activités anciennes comme le commerce ou les emprunts d’Etat ?
Est-il encore un financier ou un simple spéculateur ? Ben Ayyed est-il un cas
atypique de la Tunisie précoloniale voulant s’insérer dans la modernité
transméditerranéenne de l’époque?

I/ L’ancrage tunisien de Ben Ayyed : le processus de formation du


capital et l’héritage transméditerranéen (1837-1852)

Plusieurs travaux ont montré l’enrichissement rapide de cet homme


devenu grand propriétaire terrien, notamment dans les régions fertiles du
nord, au Sahel, dans les zones oasiennes et à Djerba. En plus de nombreux

624
- Bachrouch (T.), Le saint et le prince. Les élites du pouvoir et de la dévotion, contribution à l’étude des
groupes sociaux dominants (1782-1881), Publications de l’université de Tunis 1, Tunis, 1989, 710 p.
- Chater (K.), Dépendance et mutations précoloniales. La régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications
de l’Université de Tunis, Tunis, 1984, 660 p.

232
palais dans cette localité, à Tunis et ses environs, ses biens urbains sont très
répandus625 si bien qu’ils dépassent ceux de son contemporain le grand
ministre Mustapha Khaznadar626.

Quelle que soit la place de la propriété immobilière dans la fortune de


Ben Ayyed, elle reste une forme de richesse figée dans une société
traditionnelle dans le sens que donne Rostow à ce terme. Il serait alors
opportun de voir le processus de formation de son capital par le biais des
différentes entreprises auxquelles il a participé.

Un marchand au service de l’Etat ou un Colbert tunisien ?

Mahmoud Ben Ayyed est descendant d’une famille dont plusieurs


membres appartenant à diverses générations se sont mis au service des beys
husseinites dans le cadre de la politique d’alliance entre ces derniers et les
notables locaux. Qassem Ben Ayyed, le fondateur de la famille, a quitté Djerba
vers 1744-45 pour s’installer à Tunis afin d’y développer ses affaires en
étroite corrélation avec la cour beylicale627. Cette stratégie politico-
économique s’est progressivement transformée en stratégie familiale au
point que certains historiens ont parfois confondu certains de ses membres
ayant des prénoms et des charges similaires628.

Mahmoud Ben Ayyed a incontestablement bénéficié d’un important


capital matériel et symbolique familial qu’il a cherché à faire valoir en entrant
dans la sphère du makhzen où la ligne de démarcation entre le public et le
privé, l’économique et le politique n’est pas encore bien définie. En effet,

625
Ouissifi (Y.), Mahmoud Ben Ayyed wa el Iyyala ettounessiya (1847-1856), Mastère en langue arabe,
(Mahmoud Ben Ayyed et la Régence de Tunis (1847-1856), Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis,
2003-2004.
626
Kouki (A.), Mostapha Khaznadar wa dawroho essiyassi wa el eqtissadi fi tahrikh el bilad ettounissiya
khilal el qarn ettasea achar, Thèse de doctorat en langue arabe, (Mostapha Khaznada r et son rôle politico-
économique dans l’histoire de la Tunisie du XIXe siècle), Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis,
2007-2008.
627
Saadaoui (B.), tatawero aila makhziniya makhziniya bi tounes fi el asr el hadith, aal ben ayyed beyna
sanawet 1740 wa 1837 (l’évolution d’une famille makhzen dans la Tunisie moderne entre 1740 et 1837),
Thèse de Doctorat en histoire, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1999.
628
Jean Ganiage considère que Mahmoud Ben Ayyed est le frère de Hmida, alors qu’il est son neveu,
Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), PUF, Paris, 1958, p. 184.

233
l’ascension de notre acteur commence avec l’avènement d’Ahmed bey en
1837. Les deux hommes sont si proches que ce dernier, en plus de la charge
de ministre, lui attribue le titre de Général, puis le qualifie de « notre fils »629.
Ben Ayyed obtient également plusieurs licences d’exportation de produits
agricoles cultivés dans la Régence630 et se lance dans toutes sortes
d’opérations commerciales. Dans un premier temps, celles-ci s’insèrent dans
le réseau d’échange traditionnel qui relie la Régence à l’Empire ottoman et à
l’Orient631. Profitant, ensuite, du nouveau contexte marqué par la fin de la
course imposée aux pays « barbaresques » au lendemain du congrès de
Vienne, l’occupation de l’Algérie et le déclin de « l’homme malade », il
oriente ses affaires commerciales vers la Méditerranée occidentale, en nouant
des liens d’affaires avec des partenaires français qui le qualifiaient de
« négociant tunisien »632.

En dépit de la prospérité de ses opérations commerciales, Mahmoud


Ben Ayyed reste attaché à Ahmed Pacha. C’est avec ce bey « réformateur »
qu’une véritable politique économique est, pour la première fois, adoptée en
Tunisie. Notre acteur serait, d’après certaines sources, l’instigateur de cette
politique économique fondée sur la création de fabriques financées et gérées
par l’Etat. Ces industries nouvelles, qui nous rappellent les manufactures de
Colbert, sont notamment destinées à fournir des équipements et des biens de
consommation pour la nouvelle armée tunisienne. L’exemple le plus célèbre
est celui de la fabrique de draps. Certaines sources favorables à Ben Ayyed
précisent que ce dernier « proposa à son maître d’établir une fabrique qui
conservât au pays les avantages de la fabrication des laines indigènes…le Bey
embrassa cette proposition avec ardeur. Le Général fut nommé directement
directeur de cette fabrique…Il l’organisa tout entière ; il y créa à ses frais,

629
Cette expression est récurrente dans la plupart des documents émis par Ahmed bey au sujet de Mahmoud
Ben Ayyed.
630
Jerfel (K.), « De grands acteurs économiques : les négociants européens dans les villes portsde la côte est
de la régence de Tunis au XIXe siècle », in MAWARID, n° 17, année 2012, pp. 124-188.
631
Abid (M.), Dawro wokalaa wa qanasel el eyyala ettounissiya bi Istanbul wa Trables wa Malta ala dhaouii
rssaelihem (1830-1881) (rôle des agents et consuls de la régence de Tunis à Istanbul, Tripoli et Malte à la
lumière de leurs correspondances (1830- 1837), Thèse de Doctorat en histoire, Faculté des Sciences
Humaines et Sociales de Tunis, 1995.
632
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 1, sentence arbitrale du 29 aout 184 3.

234
tous les établissements nécessaires à la préparation de la laine jusqu’à l’état
d’étoffe ; il y établit, une filature, un atelier de tissage, une foulonnerie, une
teinturerie de la laine ; il fait venir d’Europe des contre-maîtres… »633. La
conception, l’exploitation et les bénéfices de cette entreprise d’Etat
reviennent à Ben Ayyed qui, en contre partie, paye une redevance au
gouvernement tunisien. Il nomme à la tête de cette entreprise un ingénieur
français : Aninat fils634.

La collaboration entre Etat et acteurs économiques dans le cadre d’une


politique manufacturière est un phénomène classique que l’on retrouve dans
toutes les économies mercantiliste. L’héritage familial, les charges
administratives, les entreprises industrielles et marchandes de Mahmoud Ben
ayyed lui ont permis d’accumuler un capital qu’il cherche ensuite à faire
fructifier. Le premier champ d’investissement dans cette dynamique
mercantiliste demeure l’Etat. Notre homme d’affaires s’est ainsi érigé en
véritable financier du bey.

Un financier du bey

Nous utilisons le terme « financier » dans le sens le plus large qui englobe
l’ensemble des relations sociales, y compris économiques, liant les « gens
d’affaires » à l’Etat. Nous adoptons une définition donnée à ce terme par une
récente recherche sur les financiers et la construction de l’Etat en France et en
Espagne. « Elle inclut les officiers comptables et les particuliers qui assurent le
recouvrement des ressources du roi, les financiers au sens strict, mais aussi
tous ces gens d’affaires qui ont d’importants contrats privés avec les Etats
qu’ils lui offrent du crédit et des transferts de fonds ou qu’ils mettent en
œuvre sa dépense. De ce fait, les contemporains n’hésitent pas à assimiler ces
derniers, les munitionnaires ou les banquiers, à des financiers, et il n’est pas

633
Anonyme, Notice sur le général Mahmoud Benaid, sa famille, son administration à Tunis, Imprimée en
1853 à Paris chez Cosson et imprimée de noouveau par l’Imprimerie administrative, de Paul Dupont, Paris,
1876, pp. 15-16.
634
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 1, lettre d’Aninat fils au consul de France, 1 mai
1850.

235
rare qu’ils conjuguent leur activité de commerce ou de banque à la
finance »635. Dans une période historique - en France comme en Tunisie - où
toutes activités liées à l’Etat sont concentrées entre les mains de certains
riches personnages, le terme « finance » désigne tout ce qui se rapporte à la
fois au commerce, à l’argent et à l’Etat. Ben Ayyed est, de ce point de vue, un
financier qui remplit pleinement cette fonction.

Il accumule tout d’abord les fermages et en exploite « soixante dix-huit à


lui seul »636. Les principales fermes étaient celles des peaux, des sels, des
tabacs, des monnaies, du poisson et de ravitaillement de l’armée. Un opuscule
publié en France pour défendre Ben Ayyed contre le gouvernement tunisien,
évoque l’état lamentable de ces fermes au moment de leur prise en main par
ce dernier et l’essor qu’elles ont eu par la suite grâce à sa bonne
gouvernance637. C’est afin de sauver l’économie « nationale » et servir
l’intérêt général du pays, laisse entendre la même source, que ce fermier a
pris le risque d’avancer ses propres fonds sans être sûr d’en tirer un profit
personnel. Mais si ces secteurs ont connu un redressement, c’est évident
qu’elles ont rapporté à Ben Ayyed plus qu’au bey qui en recevait, au
préalable, une redevance fixée de commun accord avec son partenaire.
… « C’est ainsi, que pas à pas, le Général Benaiad, rajoutait le même
document, s’est trouvé en quelque sorte le fermier universel du
Gouvernement Tunisien »638.

En plus de l’armée, ce fermier approvisionne la cour en tout genre de


produits : matériaux de construction nécessaires à l’édification de palais,
bijoux, produits de consommation courante comme le vin. Il prête au bey639 et

635
Dubet (A.) et Luis (J. Ph ), Les financiers et la construction de l’Etat, France, Espagne (XVIII-XIX),
Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 12 .
636
Ganiage (J.), Les origines du protectorat français.., op. cit, p .157.
637
Anonyme, Notice sur le général Mahmoud Benaid, sa famille, son administration à Tunis, Imprimée en
1853 à Paris chez Cosson et imprimée de nouveau par l’Imprimerie administrative, de Paul Dupont, Paris,
1876, p. 7.
638
Obligé de payer un important tribut au Dey d’Alger, suite au conflit entre husseinia et bachiya, le bey de
Tunis cherchait une source de financement, Haj Ali Ben Ayyed, oncle de Mahmoud s’est proposé en disant
« hader bache ! je suis prêt ! … » et il versa immédiatement la somme la somme de 4 millions, il devint
désormais son nom « hader bache ! je suis prêt ! … », Ibid., p. 124.
639
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.

236
négocie des emprunts en sa faveur. Lors de son arrivée en France, il parle
d’une créance de 5 millions de piastres que lui doit son ancien maître. Ce
financier de l’Etat tunisien nous rappelle le rôle d’Aguado640 auprès de la
monarchie espagnole ainsi que celui des Rothschild auprès de certains
gouvernements européens ou orientaux. Mais si ces derniers sont connus par
la création et la gestion de leurs propres maisons de banque, Ben Ayyed se
distingue par la création, en Tunisie, d’une banque d’Etat641. Placé à la tête de
cet institut d’émission depuis sa naissance, son départ en 1852 en marque
aussi la fin.

L’héritage familial, les charges administratives, le fermage, le commerce


transméditerranéen, les activités financières ont permis à Ben Ayyed de
constituer un véritable capital marchand prospère dans le sillage de l’Etat. Le
contexte de l’économie tunisienne et celui de la Méditerranée orientale font
que ses activités gardent toujours un caractère mercantiliste et dépendent du
double poids de la conjoncture locale et de l’Etat. Son installation en France
n’est pas uniquement un changement de lieu, mais aussi une volonté
d’échapper au local642 pour adhérer au central par le biais de la Méditerranée
occidentale.

II Le relais français et la métamorphose de Ben Ayyed (1852-1857) :


l’insertion dans un capitalisme transméditerranéen

Ben Ayyed Etant lié à plusieurs places commerciales et financières


méditerranéennes et européennes, pourquoi Ben Ayyed a-t-il choisi la
France ?

640
Luis (J. Ph.), « la dette publique et la reconfiguration des relations entre les financiers et l’Etat durant la
dernière décennie de l’Ancien Régime espagnol (1823-1834) », in Dubet (A.) et Luis (J. Ph.), Les financiers
et la construction de l’Etat…, op. cit., pp. 155-174.
641
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb colonial (1847-
1914), Faculté des Lettres, la Manouba, Tunis, 2003.
642
Gharbi (M.L.), « L’économie locale au Maghreb et « la mondialisation » pendant la période
précoloniale et coloniale », in Droit des gens et relations entre les peuples dans l’espace méditerranéen
autour de la révolution française, collectif sous la direction de Marcel Dorigny et Rachida Tlili-Sellauoti,
Publication de la Société d’étude robespierristes, Paris, 2006, pp-151-158.

237
Le réseau français de Tunis

Face aux autres puissances rivales, la France bénéficie en Tunisie d’une


certaine faveur grâce, entre autres, au traité du 8 août 1830. Ahmed Khouja,
prédécesseur de Mahmoud Ben Ayyed, était considéré, à l’instar d’autres
ministres influents, comme acquis parti français643. Un réseau d’influence
français existait déjà à Tunis lorsque ce dernier arriva aux affaires.

En 1848, le bruit courait que ce ministre allait partir pour un voyage à


l’étranger. « Les négociants français qui y font opposition verraient leurs
intérêts gravement compromis par le départ de ce personnage, quoiqu’aucun
d’eux ne conteste sa richesse et sa solvabilité »644. Cela montre à quel point
notre homme d’affaires est lié aux intérêts français installés à Tunis. Nous
pouvons citer, à titre d’exemple, Arnaud négociant en huiles qui, suite à un
différend commercial, arrive à trouver un « arrangement » avec Ben Ayyed.
Toutefois, celui-ci ne tient pas ses engagements et l’affaire est traduite devant
un tribunal mixte et « les juges de commerce »645 se prononcent en faveur du
commerçant français. L’autre cas est celui de Joseph Gaspary, qui suite à un
litige de paiement dû à l’interprétation d’une pièce de comptabilité, fait
intervenir le consulat de France qui s’adresse au bey en mettant en balance la
réputation irréprochable de ce négociant et celle et celle plus sulfureuse de
Ben Ayyed : « Mr Gaspary dont la vie entière s’est passée sous les yeux de
vous ancêtres et sous les vôtres, est connu de tous, Tunisiens comme
Européens, pour un honnête homme qui a toujours préféré l’estime publique
à l’argent, son adversaire est célèbre par son avidité qui lui a fait amasser
d’énormes richesses »646. Un autre exemple de négociant français établi à

643
Chater (K.), Dépendance… , op.cit.
644
ANT, Affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier1, sous-dossier 5, lettre du consul de France au Bey, 7 octobre
1848.
645
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 2, Extrait de minute en langue arabe traduite par
le consulat de France et par laquelle le bey intervient pour obliger « notre fils Mahmoud Ben Ayyed Cayem
makem », 22 septembre 1848.
646
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 5, lettre du consul de France au Bey, 13 janvier
1848.

238
Tunis est celui de Carcassonne aîné, qui demande au « sieur Be Ayet …de lui
payer la somme de deux cent cinquante mille piastres »647 dans une affaire à
laquelle, un autre négociant, David Vita Forti, se trouve associé. D’autres
noms de négociants français, ayant des liens d’intérêt avec Ben Ayyed,
apparaissent régulièrement dans nos sources comme Jean Baptiste Stalla,
Louis Antoine Chapelier, Fabre et Guirand, et tant d’autres, qui évoquent leurs
différends avec lui.

Malgré leur aspect litigieux, ce genre d’opérations qui ne se limitent pas


aux quelques cas su-indiqués, révèle la stratégie de Ben Ayyed qui a misé sur
les milieux français établis à Tunis pour développer ses affaires. A partir du
réseau français local il noue des liens avec des acteurs économiques en
France avec lesquels il engage ses propres intérêts ainsi que ceux de l’Etat
tunisien. L’opération tentée lors de son voyage en France pendant l’automne
1850, illustre bien cette stratégie. Il pose, en accord avec plusieurs
« capitalistes » les bases d’une vaste opération financière et commerciale, qui
ne devrait toutefois recevoir son exécution qu’après l’approbation donnée par
le bey aux conventions stipulées à Paris. Aux termes « du contrat sous sing-
privé passé entre MM Fould, Fould-Oppenheim et Pastré, d’une part et le
général Ben Ayad de l’autre, ce dernier s’obligeait à mettre entre leurs mains,
en garantie d’une somme qu’ils avancent à forfait et à leurs risques et périls,
jusqu’à concurrence d’une somme de 17 millions environ de piastres
tunisiennes en teskrès ou permis de sortie d’huile de la régence dont un amra
du bey le déclarait propriétaire »648. Le consul d’Angleterre proteste contre ce
contrat en y voyant « un emprunt déguisé et intéressant directement le
gouvernement tunisien »649.

Cette opération a-t-elle abouti ou non ? Il est difficile de trancher là-


dessus, mais une chose est certaine c’est la consistance des liens entre Ben
Ayyed et le groupe Fould, Fould-Oppenheim et Pastré, puisque après sa fuite

647
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey le 30 octobre 1847.
648
Archives du Quai d’Orsay, série correspondance politique, sous-série Tunisie, art. 18, lettre du chef de la
délégation commerciale au Ministre français des affaires étrangères du 19 octobre 1850.
649
Ibid.

239
en 1852 ces derniers continuaient à exploiter les teskrès d’exportation d’huile
d’olive qu’il leurs avait vendus. A cet effet, ils s’opposent, en protestant
auprès du bey, contre la caducité éventuelle des ces teskrès en cas de
séquestre des biens de Ben Ayyed. « Si son altesse, notent-ils, déclare que nul
séquestre n’a été mis sur les biens du général Ben Ayyed, à plus forte raison
on ne saurait admettre qu’elle ait le droit de frapper de nullité les permis
d’huile qui on été vendus par le Général ben Ayed à Messieurs Fould, Fould-
Oppenheim et Pastré Frères »650.

Il est à préciser, d’après le corpus dont nous disposons, que les Pastré
Frères de Marseille occupent une place privilégiée dans les relations d’affaires
de la Régence avec la France. Ils jouissent presque d’un monopole de fait en
matière d’exportation d’huile d’olive. Ils détiennent, au début des années
1850, « une somme considérable de permis de sortie d’huile d’olive qui leurs
ont été cédés par le Général Mahmoud Ben Ayet » ainsi qu’il résulte « d’un
contrat intervenu entre eux et ce dernier qui avait le droit de faire cette
cession en vertu d’une amra du bey portant la date de joumada el Tani 1266
soit avril-mai 1850 »651.

Parallèlement aux faveurs obtenus par les Pastré à Tunis, ces derniers
constituent, en France, l’intermédiaire inévitable entre notre homme
d’affaires tunisien et ses vis-à-vis au point qu’ils nous semblent, parfois, jouer
le rôle de son représentant ou de son agent dans ce pays. Ils le renseignent
sur l’évolution du marché de l’huile de l’olive en France652, ils livrent pour lui, à
partir du Havre des produits tel que des caisses de vin et assurent, en son
nom, le paiement de certains fournisseurs653.

Ils ne sont toutefois pas les seuls à entretenir des relations privilégiées

650
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey du 6 décembre 1854.
651
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre d’Alfred Mercier au Consul de
France, 14 mai décembre 1853.
652
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 1, Lettre adressée au bey du 6 décembre 1854.
652
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, quittance de chargement de 25 caisses de vin
rouge, 16 septembre 1847.
653
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, Lettre du consul de France au bey, 24
novembre 1848. Ce document parle de « la lettre de change que sidi Mahmoud Ben Ayed lui avait fait
remettre dans le temps sur MM. Pastré frères de Marseille et qui devrait faire solder Mr Jean Luce … ».

240
avec notre homme d’affaires tunisien dont les partenaires français à Tunis
sont aussi diversifiés que ses intérêts et ses besoins. Nous pouvons aussi citer
à titre d’exemple, Alfred Daninos, fournisseur de bois, Jacques Foa qui a
vendu un bateau à Vapeur à Ben Ayyed ou les maisons de commerce Thomas
Alsarès, Charles Lasseur et Perier Frères banquiers à Paris qui lui ont souvent
avancé de l’argent contre les revenus de la ferme des cuirs654.

En somme, Ben Ayyed s’est appuyé sur les milieux du commerce français
installés à Tunis pour constituer un véritable réseau d’affaires qui, à partir, de
Marseille s’élargit à Paris et à d’autres places. Dans cette dynamique il fait
preuve d’une ouverture sur le Méditerranée tout en adoptant une nouvelle
stratégie qui consiste à faire de la France un relai au service de ses
opérations. Le choix de la France, comme nouvelle patrie n’est donc pas
fortuit. Il est l’aboutissement d’une ligne de conduite entamée à Tunis et le
reflet d’une certaine maturité économique de notre acteur qui semble
désormais parfaitement intégré dans les sphères du capitalisme français.

Ben Ayyed, un capitaliste français ?

• Le nouvel ancrage parisien

Une fois arrivé en France, il marque cette nouvelle phase de sa vie par
un acte politique : il demande la citoyenneté française et l’obtient
rapidement compte tenu de ses relations avec Napoléon III. C’est à la fois une
protection contre les actions judiciaires intentées par le bey à son encontre655
et une condition nécessaire au développement de ses affaires à partir de son
nouveau pays. Dans la logique de cette démarche acheter plusieurs propriétés
dans Paris. « Pour indiquer sa ferme détermination à habiter la France, et
pour utiliser les capitaux qu’il avait entre les mains, il acheta successivement

654
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 1, dossier 1, sous dossier 7, Lettre du consul de France au bey, 13 janvier
1853.
655
Cette pratique était, d’une certaine manière, couramment adoptée à Tunis quoique sous une autre forme.
Plusieurs notables ou agents du Makhzen s’adressaient à certains consulats de puissances européennes en
Tunisie, notamment ceux d’Angleterre ou de France, pour avoir le statut de « protégé », afin d’échapper à la
justice beylicale et à la confiscation de leurs biens. Le père de Mohamoud Ben Ayyed, s’était lui-même
refugié au consulat d’Angleterre lors de l’ascension de son fils.

241
une maison rue de la ville-Lévêque moyennant 800 000 francs, puis un hôtel
sur le Quai d’Orsay pour en faire son habitation personnelle du prix de 500
000 fr ; enfin il devint propriétaire du passage du Saumon pour la somme de 3
millions. Cette dernière affaire était fort importante, non seulement par le
chiffre auquel elle s’élevait, mais par le nombre de locataires qui habitaient le
passage et la diversité des industries qui s’y exerçaient »656.

Par l’acquisition à Paris de tels biens, par la nationalité et la langue


française qu’il pratique, il cherchait une intégration et un enracinement socio-
économique dans sa nouvelle patrie. C’est donc un moyen d’ancrage
identitaire pour un homme d’origine tunisienne qui sait parfaitement que les
Tunisois définissent l’étranger comment étant celui qui ne possède « ni
maison, ni boutique » dans la ville. La propriété pour un expatrié est donc un
marqueur d’identité, raison pour laquelle le passage du Saumon a rapidement
pris le nom de « passage Ben Ayyed ».

Par ailleurs, l’acquisition de cet immeuble est, pour un homme arrivé à


Paris avec une somme importante estimée à 40 millions de Fr657, une forme
d’investissement. En effet, par le nombre de locataires et d’industries qu’il
abritait, le « passage Ben Ayyed » constitue un placement sûr et rentable ce
qui lui permet d’acquérir rapidement le statut de « propriétaire, rentier à
Paris ». Loin d’être spécifique à ce dernier, ces qualificatifs sont attribués à un
grand nombre d’administrateurs de sociétés qu’on n’arrive pas à identifier
comme « industriel » ou « banquier ». « Propriétaire et rentier » signifierait
dans ce cas « capitaliste » venu aux affaires de différentes façon y compris
parfois par le milieu politique.

• Un financier qui se transforme en capitaliste

Bien que les archives tunisiennes ne retracent pas toutes opérations


financières engagées par Ben Ayyed à partir de Paris, les quelques exemples
que nous connaissons prouvent leur dimension capitaliste. La correspondance

656
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.
657
Gazette des tribunaux, 1 déc 1854.

242
d’un agent de change de la place de Paris évoque ainsi un ordre donné par ce
capitaliste pour acheter pour son compte 40 obligations de la ville de Saint –
Louis658. Au moment de la crise financière tunisienne du début des années
1860, Ben Ayyed, qui n’a jamais totalement rompu avec les affaires de la
Régence, cherche encore à participer à un emprunt beylical. En échange d’une
avance de 8millions de fr., il demande que tous les revenus de la Régence lui
soient affermés659.

Qu’elles aient abouti ou non, ces deux opérations ainsi que les propriétés
acquises à Paris et les intérêts qui en découlent montrent l’importance des
sommes engagées et l’esprit d’entreprise de Ben Ayyed. Son divorce avec
l’Etat tunisien ne serait-il pas justement lié à sa volonté de pouvoir librement
développement de ses affaires ? Par ailleurs, quitter la Tunisie et son Bey
pour retrouver la place de Paris dans une conjoncture de croissance
économique française n’est-il pas un signe de maturité économique de
l’homme et de son capital ? Ne s’agit-il pas d’un financier qui se transforme en
capitaliste libéral chassant les affaires et le profit là où ils se trouvent ?

Le profit suscite le risque mais aussi la mobilité. La France n’est pas un in


simple refuge ou une fin en soi pour Ben Ayyed, mais elle est un relais pour
continuer son aventure dans une autre partie de la Méditerranée.

III La perspective ottomane ou la transméditerranéité achevée

Depuis le milieu du XIXe siècle l’Empire ottoman suscite les convoitises


des bailleurs de fonds européens : le chemin de fer de Bagdad et la Banque
impériale Ottomane créée en 1856 par un consortium européen illustrent
bien les rivalités semi-coloniales engagées dans ce pays660. Ben Ayyed profite
de cette conjoncture et s’installe à Constantinople de 1857 jusqu’à sa mort
en 1880. .

658
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 2, sous dossier 1, Lettre du 14 aout 1852 envoyée à Ben
Ayyed .
659
Ganiage (J.), op.cit, pp. 359-360.
660
Thobie J., (1977), Intérêts et impérialisme français dans l’empire ottoman (1895-1914), Publications de la
Sorbonne, Paris, 817 p.

243
L’homme aux identités multiples

Fidèle à ses traditions, il exhibe les signes de sa richesse en faisant


construire de belles demeures sur de vastes domaines. Par la propriété, il
acquiert, comme à Tunis et à Paris, l’identité du pays et de la ville où il
s’installe. Plusieurs propriétés sont acquises, par des procédés divers, dans
des endroits privilégiés de la Turquie. En 1867, un certain Halepli Said Omar,
lui cède ainsi - en contre partie d’une créance de 750 000 piastres- plusieurs
immeubles « passés aux mains de la dame Azizé épouse de Mahmoud Ben
Aiad »661. La plus importante propriété est celle de Tchamildja composée d’un
château, de plusieurs pavillons, de vergers, d’un vignoble, de lacs, de prairies
où se fait l’élevage de moutons662. Plus qu’une résidence avec « un jardin
d’agrément arrangé à l’anglaise »663, cette propriété éest une exploitation
agricole moderne.

Parallèlement à cela, Ben Ayyed est rapidement intégré dans les milieux
politiques et commerciaux de la capitale. Les titres que l’on lui accorde, parmi
lesquels ceux de Pacha et de « grand officier de l’ordre du médjédié »664,
révèlent son accès aux hautes sphères du pouvoir. Pour faciliter cette
admission, il met en avant son origine tunisienne puisque certains documents
parlent de « son excellence Mahmoud Pacha de Tunis »665 alors que d’autres
le qualifient parfois de Tunusly666. La Tunisie étant une régence ottomane,
cela lui garantit le statut de « sujet ottoman ». Il s’agit, en fin d’analyse, d’une
identité politique et culturelle qui, sur le plan du droit, ne se contredit pas

661
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, expertise des immeubles cédés à Ben Ayyed,
document traduit par le consulat de France près de la Porte, 22 avril, 1867.
662
Nous disposons à ce sujet de trois documents aux ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous
dossier 2
-une note non datée intitulée Description d’une vaste propriété située à Tchamildja
663
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, une note non datée intitulée Description
d’une vaste propriété située à Tchamildja .
664
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed au Chancelier du
Consulat de France à Constantinople, 1 août 1871.
665
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 2, sous dossier 1 contrat entre Ben Ayyed et Nazaret Calfa ;,
Tatios Calfa et Maguer Oidj au sujet de la construction d’un hôtel à Tchamildja, 11 septembre 1871 ;
666
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, attestation d’assurance contre l’incendie et
sur la vie effectuée par Mahmoud Pasha Tunusly auprès de la Northern Assurance Company, agence
Constantinople, 3 aout 1871.

244
avec son statut de citoyen français. Ce nouvel ancrage identitaire est
nécessaire pour la réussite de ses nouveaux projets en Turquie.

Dans d’autres circonstances, il brandissait son statut de « sujet français »,


expression qu’il utilise souvent au lieu de celle de « citoyen français ». Pour
résoudre certains différends avec des personnalités ou des instances
ottomanes, il s’adresse au chargé d’affaires de l’ambassade de France à
Constantinople en sa qualité de « sujet français demeurant en cette ville ». Il
présente, une requête retraçant « le préjudice » qui lui a été « causé par le
jugement des tidjaret »667, sorte de tribunal de commerce ottoman. Il utilise la
même manœuvre en cherchant à faire intervenir le Consulat de France à Tunis
pour régler ses créances auprès de particuliers tunisiens. Plusieurs requêtes
sont vainement adressées dans ce sens au ministère français des affaires
étrangères évoquant « l’appui » sollicité de sa part en sa « qualité de sujet
français ». Il arrive même, dans d’autres circonstances, à faire valoir le titre
de « chevalier de la légion d’honneur»668.

Loin d’être confiné dans un espace local ou national, cet acteur était un
« citoyen » transméditerranéen. D’ailleurs, son installation à Constantinople
ne l’empêche pas de séjourner aussi à Paris, où il apparait comme étant
résidant à Neuilly669 ou bien au boulevard Friedland670. Ses identités multiples
qui nous rappellent l’exemple de banquiers et de commerçants juifs, sont
mises à contribution pour soutenir ses différents projets.

Ben Ayyed un entrepreneur ?

Avec son nouvel ancrage ottoman, il se lance dans plusieurs affaires.


D’abord des opérations classiques aux quelles il est déjà initié, comme la
participation à l’emprunt ottoman. Etant à Paris en juin 1874, et connaissant

667
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed , 18 septembre 1864.
668
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, Lettre de Ben Ayyed au Chancelier du
Consulat de France à Constantinople, 1 août 1871.
669
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, dans un contrat signé entre Baquer de
Retamose et Ben Ayyed et daté du 11 juillet 1874 il est mentionné que ce dernier réside à Neuilly sur Seine au
22 boulevard Maillot.
670
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre de H. Brandon à Ben Ayyed, 10 mai
1875.

245
l’état de détresse des finances ottomanes, il fait intervenir l’un de ses agents
à Constantinople pour proposer au ministre des finances un emprunt de 100
millions de Fr. Ce dernier finit par montrer qu’il « est disposé à accepter »
cette offre671. Le ministre des finances arrive, précise la même source, « à
nous promettre de ne rien conclure avec d’autres groupes avant de recevoir
notre réponse définitive. je vous prie, conclut la correspondance adressée à
Ben Ayyed, de ne point faire attendre votre dépêche m’annonçant la décision
de vos capitalistes »672.

Cet acteur s’engage aussi dans des projets d’entreprises modernes


comme c’est le cas de la banque nationale de Turquie. Cette affaire remonte
à juillet 1872 lorsque Ben Ayyed, le prince Mustapha Fazyl Pacha, le ministre
Riza Pacha et Kiamil Bey arrêtent, lors d’une réunion à Constantinople, les
grandes lignes de ce projet. Une procuration est accordée à Ben Ayyed pour
aller en Europe, avec deux autres membres, « à l’effet de traiter, négocier et
arrêter la participation d’un ou plusieurs groupes financiers » 673. Des
démarches sont faites auprès du Sultan qui, par le firman du 28 février 1873
concède à Ben Ayyed « le privilège d’une banque qui prend le nom de banque
nationale de Turquie. Les statuts de cette Banque soumis à S.M.J. ont été
revêtus de sa haute sanction et conséquemment enregistrés dans les bureaux
du Diwan Supérieur. Elle est constituée, précise une correspondance d’août
1874, au capital de trois millions de livre sterling représentées par cent
cinquante mille actions »674.

Sommes- nous en présence d’une banque d’émission en cours de


création? Les termes « privilège », et « nationale », utilisés généralement pour
les instituts d’émission, autoriseraient à se pencher dans ce sens. Il s’agit,
toutefois, d’un établissement uniquement privé comme le prouvent ses
statuts. Dans un pays qui ne dispose pas de législation au sujet des sociétés

671
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre du 8 juin 1874 adressée à Ben Ayyed.
672
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre du 16 juin 1874 adressée à Ben Ayyed.
673
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, document portant le titre de « procuration »,
juillet 1872, folio 66.
674
ANT , affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre de Ben Ayyed à Baquer de Restomasa,
25 août 1874.

246
anonymes, tout acte de création d’entreprise capitaliste, en l’occurrence une
banque, devrait émaner du Sultan. Par ailleurs, cette autorisation permettrait
aux promoteurs de ce projet de se protéger contre toute contestation qui
viendrait de la Banque Impériale Ottomane, raison pour laquelle on a opté
pour le terme « nationale ».

Une réunion du conseil d’administration est tenue le 21 mars 1873 à


laquelle participe Ben Ayyed en sa qualité de président. Elle fixe le nombre
d’administrateurs à 24 répartis avec égalité entre le groupe ottoman et le
groupe anglais. Ce dernier est représenté par MM. Willers et Bender qui ont
signé une convention à ce sujet675. Zafiropoulo, banquier grec installé à
Marseille, s’intéresse aussi à l’affaire.

Le projet semblait bien parti. Ben Ayyed engage, en tant que promoteur
fondateur et président de la Banque Nationale de Turquie, une série de
contacts aussi bien à Paris qu’à Londres pour fournir la partie européenne du
capital social. Une convention est signée, le 11 juillet 1874, entre ce dernier
et Baquer de Restomasa qui promet de fournir le concours « d’un groupe de
puissants banquiers » qui obtiendraient la qualité de fondateurs de la future
Banque676. Toutefois, les premières tentatives faites par son mandataire
auprès des milieux de la city aboutissent à un échec cuisant puisqu’il
explique qu’il « a contacté les puissances financières les intelligentes de
Londres » qui n’étaient pas seulement des financiers, mais des amis » et
conclue qu’il ne fait que perdre son temps677.

Ben Ayyed cherche aussi à impliquer l’Anglo danubian Bank678 dont il est
vice-président. Celle-ci devrait fournir douze administrateurs formés de
« banquiers de premier ordre »679 qui fourniront un millions de livres sterling.
Mais il semble qu’aucune suite n’a été donnée à cette combinaison, car Mr

675
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3.
676
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2.
677
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, lettre d’Arnode à Baquer de Restomasa, 30
juillet 1874.
678
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, lettre H. Brandon à Ben ayed, 10 mai 1875 .
679
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 2, folio 61.

247
Sprent, représentant de l’Anglo-danubian Bank, a exigé que la banque
projetée soit scindée en deux organismes, l’un turc et l’autre anglais, qui se
substitueraient en bonne et due forme aux deux groupes qui devraient exister
au sein de la Banque nationale turque680. D’ailleurs, Ben Ayyed qui s’attend à
un tel résultat a tenté d’autres alternatives. Depuis 1873, il demande des
informations sur certaines banques de Londres comme la London Country
Bank et la Société Générale Limited qui seraient susceptibles d’être
contactées681. D’autres maisons londoniennes sont encore sollicitées comme
Robinson Fleming et Gabriel Brandon682.

Les statuts de la Banque Nationale de Turquie sont finalement publiés à


Paris en 1874683. Ils indiquent que sont capital est constitué de « 3.300. 000
livres turques ou 3000 000 de livres sterling ou 75 millions de fr. Il se divise
en cent cinquante mille actions de vingt deux livres turques (vingt livres
sterling) ou cinq cents fr »684. Cependant, les statuts précisent que seulement
50 000 actions sont déjà souscrites par les fondateurs à Constantinople et le
même nombre est souscrit à Londres et à Paris. Il est ainsi évident que le
capital social n’est pas définitivement constitué. Les vingt quatre
administrateurs prévus sont majoritairement issus de différentes régions de
l’Empire ottoman et de la Méditerranée685. Mahmoud Pacha Ben Ayyad de
Tunis, promoteur-fondateur de la société est nommé président du conseil
d’administration pour cinq ans. Le siège étant à Constantinople, un comité de
Londres et un autre de Paris sont prévus. En plus des opérations ordinaires de
banque, cette institution est destinée à « souscrire, négocier ou émettre,
avec ou sans garantie, en totalité ou en partie, tous emprunts du
Gouvernement Impérial Ottomans et d’autres Etats, communes et
établissements publics, comme aussi toutes actions ou obligations de sociétés

680
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre anonyme à Ben Ayyed, 20 avril 1875.
681
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre anonyme à Ben Ayyed,10 février 1873.
682
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, lettre de Ben Ayyed 5 mai 1875.
683
Imprimerie administrative de Paul Dupont.
684
Ibid, art. 4.
685
Mahmoud Pacha Ben Ayad, de Tunis ; Agop Effendi Keutchekoglou ; Laurondo ; Stefanoviche ; Pandia
Sekiari ; Youvan Effendi Chichmanoglou ; Audon Bey Missirlioglou ; Simon Bey Maksoud ; Kévork Effendi
Bachtchévanoglou ; Stéfano Ralli ; Camara ; Karagueuzoglo ; Zafiroupolo ; Margossian ; ibid, art. 14.

248
de toute espèce et notamment de celles qui ont pour objet des entreprises de
chemins de fer, canaux, ports, mines, docks, et d’autres grands travaux
publics, et faire toute sorte de fournitures au Gouvernement Impérial…, à
affermer tous impôts, dîmes et autres revenus publics, et ce d’après les lois et
règlements en vigueur de l’Empire Ottoman »686.

Incontestablement, il s’agit d’une banque d’affaires destinée à financer


tous les projets modernes comme les chemins de fer, les mines ou les ports,
ce qui n’occulte pas son rôle d’établissement au service du gouvernement
ottoman . Ce caractère particulier et hybride de l’établissement projeté est, à
notre sens, l’une des raisons de la réticence des milieux financiers de Londres
et de Paris. C’est donc un projet mort-né car non seulement une partie du
capital est théoriquement souscrite, mais en plus nous n’avons trouvé, dans
nos sources tunisiennes, aucune trace qui confirmerait sa naissance et son
existence réelle. Son sort est donc similaire à celui du projet de société de
crédit foncier et agricole que Ben Ayyed souhaitait créer depuis 1869687.

L’aventure de Ben Ayyed dans le domaine bancaire n’a d’égale que ses
tentatives dans le domaine des chemins de fer, de travaux publics et
d’entreprises industrielles. Une convention signée le 6 décembre 1872 au nom
de la Banque Nationale de Turquie et l’entreprise générale des chemins de fer
et de travaux publics lui accorde « à l’exclusion de tous les autres
entrepreneurs, l’étude des travaux publics ou privés dont elle voudrait. Elle lui
confiera l’exécution des ces travaux »688. Par ailleurs, l’accord conclu le 17
janvier 1873 entre Ben Ayyed et l’ingénieur Ernest Belle de Coste, engage ce
dernier à à construire de plus de 33oo km de chemin de fer, y compris une
ligne qui va jusqu’à el-Bassorah, dont notre entrepreneur est
concessionnaire689.

Ce qui nous intéresse dans tous ces projets, selon les objectifs que nous

686
Ibid., art. 2.
687
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1, folio 33.
688
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 3, Convention signée par Mahmoud Ben Ayyed
et Charles Cotard directeur de l’Entreprise Générale à Constantinople.
689
ANT, affaire Ben Ayyed, carton 5, dossier 3, sous dossier 1.

249
nous sommes fixé au début de cette étude, ce sont les idées de l’homme et
son approche de l’économique. Indépendamment de leur devenir, ils nous
permettent de déduire un certain nombre de constats. Sur l’esprit
d’entreprendre de Ben Ayyed, tout d’abord. Il s’agit d’un entrepreneur qui se
lance dans des secteurs modernes comme la banque ou les chemins de fer. Il
est ainsi animé par un esprit d’entreprise qui se transforme souvent en
véritable passion. La seconde réflexion concerne les entreprises dans
lesquelles il s’engage. En plus des secteurs modernes, il se lance aussi dans
d’autres types d’opérations comme l’emprunt de 100 millions de fr. qu’il
propose, en juillet 1874, au ministre des finances ottoman. C’est donc un
véritable homme d’affaires qui guette les opérations de tout genre. Enfin si
l’on tient compte de la dynamique économique engagée par cet acteur, nous
constatons que sa conversion en capitaliste, et particulièrement en
entrepreneur, correspond uniquement à certaines phases de sa vie. Mais si
l’on prend en considération toutes les étapes de son parcours, notamment
l’étape tunisienne, et l’ensemble de ses opérations (financier de l’Etat,
marchand, propriétaire…), il serait préférable de le considérer comme un
homme d’affaires plutôt qu’un entrepreneur.

Conclusion

L’itinéraire de cet acteur montre que nous sommes en présence d’une


dynamique économique et d’une mobilité entrepreneuriale exemplaires. Ben
Ayyed a d’abord été simple marchand puis financier au service du Bey de
Tunis, avant de devenir un véritable capitaliste agissant à partir de Paris. Se
servant de l’Etat au début, il arrive à s’en libérer en France et même en
Turquie. Même s’il compte sur ses liens avec des responsables politiques
ottomans, il agit en véritable entrepreneur réussissant à s’associer à des
capitalistes d’envergure internationale pour créer des entreprises très
diverses : emprunts publics, banques, industries nouvelles, chemins de fer…Il
est ainsi parfaitement intégré au capitalisme du XIXe siècle.

Lors des trois phases qui résument parcours, Ben Ayyed ne s’est jamais
enfermé dans un espace donné : A partir de Tunis il entretient des rapports

250
commerciaux avec le monde ottoman et il a créé un réseau d’affaires avec la
France et Livourne. Une fois en France, il maintient des liens d’intérêt avec la
Tunisie et la Turquie. Malgré son installation à Constantinople, il se déplace à
Paris pour gérer ses affaires parmi les quelles ses opérations en Tunisie et en
Algérie où il est intéressé par l’idée d’une banque coloniale. Nous sommes en
présence d’une mobilité constante dans un triangle transméditerranéen
comprenant la Tunisie, la France et la Turquie. Bien plus, il arrive à mobiliser
son réseau d’influence dans chacun de ces trois pays en faveur des deux
autres réussissant, à chaque fois, cette trilogie. Il incarne parfaitement, aussi
bien par ses pratiques économiques que par son identité et son parcours
l’image d’un véritable « citoyen » de la Méditerranée. L’argent et les affaires,
sont à pour ce passeur de rives, une croix de transmission entre les différentes
places. Le local (Tunis, Paris, Constantinople) n’était pour lui qu’un relais pour
la Méditerranée. Mais celle-ci est, à son tour, une ouverture sur le central et
le incarné la civilisation occidentale et la modernité dans lesquelles il est
parfaitement intégré.

Cette intégration se confirme, en plus de son parcours entrepreneurial,


par le genre de vie parfaitement bourgeois qu’il mène (châteaux, meubles,
habillement, biens de consommation, assurance vie…). S’il reçoit une dense
correspondance, au sujet de ses opérations, dans la plupart des langues
européennes (anglais, italien, français), il rédige ses propres lettres et rapports
en langue française. Avec l’arabe, l’osmanli (le turc) et le français, le
multilinguisme de Ben Ayyed montre parfaitement adhésion à la modernité.
Non seulement il cherche à créer des entreprises capitalistes, mais il
introduit, au niveau de leurs appellations des concepts nouveaux. Le terme
« nationale » qui figure dans le nom de « la banque nationale de Turquie » le
révèle très bien.

Loin d’être un cas isolé, Ben Ayyed est le produit d’une riche famille qui
constituait une véritable dynastie bourgeoise à l’instar de celles d’Europe.

251
Toutefois, les Ben ayyed, les Jellouli, les Ellouz, pour ne citer que ces quelques
exemples690, étaient, contrairement aux Fould ou aux vernes et Hottinguer,
pénalisés par l’environnement politique et économique de la rive sud de la
Méditerranée. Le processus de dynamique économique engagé dans la
Tunisie lors du XVIIIe siècle, grâce au commerce maritime et à l’essor de
certaines corporations, était handicapé par un Etat qui n’a pas réussi à
assumer de telles mutations. L’Etat ottoman est lui aussi resté enclavé dans
des conceptions et des pratiques précapitalistes pour ne pas dire
anticapitalistes. Voilà ce qui explique, en partie, l’échec de la plupart des
entreprises de Ben Ayyed lancées dans ces deux pays. Malgré sa
métamorphose et ses initiatives, ce dernier n’a pas pu, malgré ses tentatives,
se libérer de l’Etat. S’il arrive à le quitter en Tunisie et à s’en libérer en France,
il est allé le chercher à Constantinople. C’est la contradiction ou la tragédie de
cet hybride tant au niveau identitaire qu’au niveau économique qui porte en
lui les germes de l’échec plus que ceux de la réussite.

690
Boubaker (S.), « Négoce et enrichissement individuel à Tunis du XVIIe siècle au début du XIXe siècle »,
in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2003/4, n° 50-4, pp. 29-62.

252
L’AFFAIRE L’OUENZA (1900-1914)691

Certaines « affaires » avaient pris le nom d’une région ou d’une


personne. Cette dénomination ajoute une part de confusion à de telles
« affaires » mal connues à leurs origines. C’est le cas de « l’affaire l’Ouenza ».
L’Ouenza est le nom d’une montagne au sud constantinois se situant dans la
zone de la frontière algéro-tunisienne. Cette région montagneuse difficile et
accidentée avait l’avantage d’avoir un sous-sol riche en minerais. La
découverte de ces richesses au début du XXe siècle, leur concession puis leur
exploitation ont donné lieu à une grande polémique tant en Algérie qu’en
France ou en Tunisie. « L’affaire » est d’autant plus complexe qu’elle a duré
de 1900 jusqu’à la première guerre mondiale, période pendant laquelle la
France avait besoin de tels minerais pour consolider son effort de guerre.
« L’Ouenza » est-elle seulement une affaire de concession de mine ou revêt-
elle d’autres dimensions ? Quels sont les différents intérêts qui se sont
confrontés pour assurer l’exploitation et par conséquent le bénéfice des
gisements miniers de l’Ouenza ? Telles sont les questions auxquelles nous
essayons d’apporter une réponse dans la mesure où la documentation
disponible le permet.

I Les débuts de l’affaire et les manœuvres de l’administration : une


affaire algérienne, puis française

La concession primitive

Le sous-sol de l’Est algérien renferme un grand nombre de richesses.


Plusieurs mines sont exploitées depuis la deuxième moitié du XIXe par des
sociétés minières qui sont parmi les plus puissantes de l’Algérie. Le cas le plus

691
In Revue d’Histoire Maghrébine, 1991, pp.259-277.

253
révélateur est celui de la Compagnie Moctaa El Hadid gérée par Paulin
Talabot, patron de la puissante Compagnie algérienne. Les gisements
exploités par Moctaa El Hadid se situent dans la région bônoise et la
compagnie possède sa propre ligne de chemin de fer pour évacuer sur le port
de Bône sa production minière dont la majeure partie est constituée par des
minerais de fer. Plus au sud, et à une époque plus tardive, l’exploitation des
phosphates a débuté dans les années 90. Leur évacuation se fait au moyen
d’une ligne de chemin de fer reliant Tébessa à Bône dont le port vient d’être
rénové. Cette ligne est exploitée par la compagnie Bône-Guelma qui gère
dans

le Constantinois un réseau d’intérêt général de 450 km. Le réseau


algérien de Bône-Guelma est prolongé jusqu’en Tunisie692.

Grâce au réseau tunisien, l’exploitation minière s’amorce de l’autre côté


de la frontière : gisements de phosphate de Kalâa Jerda693 et gisements de fer
de la région de Nefza. La plus grande partie de la production minière
tunisienne est acheminée au port de Bizerte dont la vocation est à la fois
militaire et économique694. L’industrie minière est donc bel et bien active de
part et d’autre de la frontière algéro-tunisienne. A cette entreprise une
puissante compagnie ferroviaire se trouve associée : le Bône-Guelma695. Dans
ce contexte euphorique de construction de chemins de fer, de ports, et de
mise en valeur des richesses minières surgit « l’affaire l’Ouenza ».

Le 19 février 1896, le préfet de Constantine accorde à Rigoutier et à


Mme Cassard le droit d’effectuer des recherches dans la région de Jbel
Ouenza. Ces derniers vendent leur permis de recherche à Dargent et François
Régis Pascal, ingénieur à Paris. « Par la suite, M. Dargent se sépare de M.

692
- Voir Gharbi (M.L.), Réseau de la Compagnie Bône-Guelma et sa contribution à la pénétration française
en Tunisie, Thèse 3è cycle dactylographiée REIMS mai 1985.
693
- ShiliI (R.), La pénétration du capitalisme dans le secteur minier en Tunisie coloniale : le cas des
gisements de Kalaat Jerda depuis la fondation jusqu’à la fin de la première guerre, C.A.R. dactylographié.
Faculté des Lettres et Sciences Humaines Tunis juin 1984.
694
- Dougui (N.), Les intérêts économiques et militaires français dans le port militaire de Bizerte (1890-1918)
, C.A.R. dactylographié. Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Tunis septembre 1977.
695
- Gharbi (M.L.), « La Compagnie Bône-Guelma et son réseau minier tunisien. 1900-1914 » in IBLA
1989/2 N° 164 pp. 225-254.

254
Pascal et ce dernier reste seul propriétaire du seul permis de recherche. Mais
n’ayant pas d’argent, Pascal conclut en juin 1900 un contrat avec M. Louis
Rolland-Chevillon, avocat à Marseille, et constitua la société africaine des
mines dont il faisait partie. Dans cette société, MM Rolland-Chevillon et
Joseph Robaud, banquier, apportaient les fonds nécessaires »696.

Sur le terrain, les prospections et les travaux sont confiés à Amédée


Verane, fondé de pouvoir de Pascal qui adresse à l’administration une
demande concession. Un mois plus tard, un homme important entre en
scène, il s’agit de Carbonnel, ingénieur du Creusot de Shneider.

Les intrigues du groupe Schneider et les manœuvres de l’administration :

Au départ Carbonnel procède d’une manière souple et légale. Il signe le


15 septembre 1901 une convention avec Pascal représentant de la Société
africaine des mines. Par ce contrat, l’ingénieur du Creusot dispose de six mois
pour créer une société d’exploitation de la mine de l’Ouenza. Dans une
deuxième étape, Carbonnel va agir pour évincer le concessionnaire primitif.
Pour faire face à cette manœuvre, le groupe Pascal adresse le 21 janvier 1902
une lettre au préfet de Constantine pour « une demande d’amodiation de
tout ce qui pourrait être considéré comme concession minière au Djebel
Ouenza »697.

Toutefois, l’administration algérienne, sous pression du comité des


Forges dont Schneider est membre du comité de direction, a préféré le
silence pour permettre à Carbonnel de continuer son jeu. En effet, le 28 mai
1902, l’ingénieur du Creusot signale au représentant de la société africaine
des mines qu’il a constitué une société d’exploitation et « qu’il se
considèrerait comme définitivement propriétaire de la concession de
l’Ouenza »698.

Jusqu’à ce stade, « l’affaire l’Ouenza » consiste, sur le plan économique,


dans une opposition entre deux intérêts rivaux. Sur le plan juridique, elle

696
- Révolution du 28 février 1909.
697
- Révolution du 8 mars 1909.

255
oppose deux propriétaires se réclamant le même droit. De point de vue
politique et administratif, elle traduit une complicité de l’administration
publique avec une partie au détriment d’une autre. Cela est d’autant plus
confirmé que le tribunal d’Aix, devant lequel l’affaire est portée, a jugé aux
dépens du concessionnaire primitif699. L’administration publique a interprété
le décret du 20 mai 1901 accordant au groupe Pascal la concession des
gisements miniers de l’Ouenza comme une concession seulement de terrain.
L’ingénieur des mines à Alger explique que « la concession ne portait pas sur
la minière, et c’est par gaffe que l’acte de concession a parlé de fer »700. La
complicité de l’administration et du gouvernement français dans cette affaire
se confirme par l’octroi, le 7 juillet 1902, de la concession de l’Ouenza à
Carbonnel. L’affaire est alors portée devant le Conseil d’Etat qui nomme une
commission spéciale pour étudier la question. Cette commission finit par
confirmer le premier jugement. Comment peut-on expliquer ce résultat ?
L’influence du Comité des Forges et de Schneider était exercée au sein de
cette commission spéciale, « spécialement composée » par Dreux membre
de cette commission et chef du premier bureau des mines au Ministère du
travail. Or, ce dernier est parent de deux autres Dreux qui s’intéressent à la
métallurgie et qui sont en rapport étroit avec Schneider : « L’un M.E. Dreux
attaché à la direction de la société des scieries de Longwy et administrateur
des mines de Valleroy. L’autre M.A. Dreux, directeur de la société de Longwy,
du comité des Forges et des mines de fer de Meurthe et Moselle ; du
comptoir des Poutrelles, président du comptoir d’exportation des produits
métallurgiques ; vice-président de la caisse de retraite et celle d’assurance
contre les accidents du travail du comité des Forges de France ;
administrateur, avec MM. Louis, Henri et Robert Rocheling -Les grands
métallurgistes allemands- de la société des mines de Valleroy ; enfin avec
Eug. Schneider, vice-président du Comité de Direction des Forges de
France »701.

698
- Ibid.
699
- Baldacci (A.), L’Algérie et la société de l’Ouenza, Imprimerie Officielle, Alger, 1947, p. 30.
700
- Révolution du 4 mars 1909.
701
- La revue Pages libres n° 124 p. 169.

256
Toutes les pressions politiques et administratives se sont donc exercé en
faveur du groupe Carbonnel-Schneider. Mais jusque là, l’affaire, avec toute sa
complexité ses intrigues et ses manœuvres, reste une affaire française après
avoir été, à son début, uniquement algérienne. Après la délibération de la
commission spéciale au début de 1903, l’affaire sort de son cadre français
puisque des intérêts internationaux entrent en jeu. Schneider est associé à
des capitalistes allemands et le groupe Pascal est associé à des capitalistes
hollandais. Parallèlement à cela, d’autres intérêts tunisiens et algériens
entrent en scène en évoquant la question du chemin de fer et du port
d’embarquement des minerais de l’Ouenza. Le différend revêt alors plusieurs
aspects : intérêts étrangers, rivalité entre l’Algérie et la Tunisie concernant le
transport et le port d’exportation sans pourtant avoir résolu le problème de
la mine. L’affaire s’amplifie et ne trouve pas de solution à un moment où la
France a besoin d’une importante quantité de fer pour compenser la
production de ses gisements lorrains.

II Les dimensions européennes de l’affaire et ses aspects politiques

La rivalité entre deux groupes européens

En parlant des Dreux nous avons vu que la liaison est déjà établie entre
les métallurgistes français et les métallurgistes allemands. Pour exploiter la
mine de l’Ouenza, Schneider s’associe à deux puissantes sociétés
allemandes : La maison Krupp et la maison Thyssen702. Face à ce puissant
consortium franco-allemand, Pascal ne peut continuer à travailler seul. Il
s’associe à la maison Muller représentée par Portalis. Ce nouveau groupe,
pour être plus puissant, entre en relation avec des capitalistes hollandais et
constitue le 30 avril « la société concessionnaire du Djebel Ouenza ». L’objet
de cette société anonyme est ainsi défini par ses statuts703 :

Lette de l’Ingénieur en chef des mines Mr. Jacob à l’ingénieur en chef des mines, à Paris, Lecornou, Cité par
Révolution du 3 mars 1909.
702
- Réunion de la Chambre syndicale du syndicat commercial du 12 décembre 1911 : La question de
l’Ouenza, Alger, Imprimerie Adolphe Jourdan. 1911 p. 18.
703
- Les statuts sont déposés chez Mr. Dufour notaire à Paris. La société est régie par les lois du 24 juillet
1867, 1er août 1893 et 9 juillet 1902.

257
« La mise en valeur des gisements du Djbel Ouenza par l’exploitation de
la concession des mines de fer, cuivre et autres métaux connexes dite
concession d’Ouenza…

L’étude, la recherche, l’obtention, l’acquisition et l’exploitation de


toutes autres concessions minières.

L’exploitation en minière des minerais de fer dans tous terrains.

Le traitement et la vente des produits des dites mines ; minières et de


toutes carrières, l’exploitation de toutes industries pouvant s’y rattacher.

L’étude, l’établissement et l’exploitation des moyens de transport, soit


provisoires, soit définitifs, propres à assurer l’écoulement des minerais »704.

La vocation de la société, telle qu’elle est définie, est très large. Elle
effectue des recherches, exploite des richesses minières, assure le transport
et la commercialisation de sa production. Son capital social de 25 000 fr. est
composé de 5 000 actions de 500 fr. dont le 1/5 est attribué à Pascal auquel
d’autres faveurs sont accordées notamment une redevance de 1 fr. par tonne
de minerai extrait. En cas de construction du chemin de fer, « cette
redevance, au profit de Pascal, serait de 200 000 fr. au minimum pour la
première année qui suivrait la mise en exploitation du dit chemin de fer et de
300 000 Fr au minimum pour chacune des années suivantes »705.

Le groupe influent au sein de la nouvelle société serait le groupe


fondateur : « M. Amédée Verane, industriel demeurant à Marseille… agissant
au nom et comme mandataire de M. François Régis Pascal propriétaire et
Mme Mari-Thérèse Poncet, son épouse, demeurant ensemble à Beaupaire»
706
. F. R. Pascal serait un parent d’Emilie Pascal concessionnaire de mines en
Tunisie et qui devient à son tour à partir de 1909 administrateur de la société

704
- A.N., 89 AQ 1206. , art. 2 des statuts de la société concessionnaire des mines de l’Ouenza, (A.N :
Archives Nationales françaises, Paris).
705
- A.N., ibid, art. 7.
706
- Ibid, art. 6.

258
concessionnaire des mines de l’Ouenza 707. La première assemblée générale
n’étant pas, à cette date, réunie, le conseil d’administration n’est pas donc
élu. Ainsi, la deuxième assemblée générale est consacrée à l’élection du
conseil, après quoi la société est déclarée définitivement constituée. Le
président de l’assemblée est Henri Cardozo, et les deux scrutateurs sont A.G.
Kroller et Joseph Portalis. Pascal est représenté à l’assemblée générale par
Verane. Suite à cette étape conseil d’administration est constitué708.
L’assemblée nomme en outre comme membre dudit conseil Mr. Vérane
Amédée, 42 rue Dragon, Marseille lequel entrera en fonctions dès qu’il sera
actionnaire de la société et possesseur du nombre d’action exigé par l’article
21 des statuts »709.

Ainsi, les intérêts les plus représentés au sein de la nouvelle société sont
les intérêts miniers, on remarquera aussi la présence de négociants
armateurs et de propriétaires. D’après cette composition du conseil
d’administration de la société concessionnaire des mines de l’Ouenza, les

707
- On peut lire dans la dépêche tunisienne du 22 juillet 1909 « nous apprenons avec plaisir que dans leur
dernière assemblée générale, les actionnaires des mines de l’Ouenza ont nommé Mr. Emilie Pascal,
administrateur, membre du conseil d’administration de cette société. Nous sommes heureux pour la Tunisie
de ce choix, car Mr. Pascal y a traité déjà des affaires minières très importantes et se propose d’y retourner
bientôt pour terminer plusieurs affaires actuellement à l’étude ». par ailleurs, Mr. Emile Pascal a traité avec la
Compagnie Bône-Guelma pour la construction d’un embranchement particulier dans la région de Hammam-
Lif.
708
Il se compose de :

« M. Cardozo Henri, officier de la légion d’honneur, rentier, I, rue Legendre Paris.

M. Traud Albert, administrateur-directeur de la Société d’Affrètements et de commissions, administrateur


délégué de la Société des Pyrites de Huelva, 72, av. V. Hugo, Paris.

M. Vicomte de St.-Jouant, Georges, propriétaire, Château de Beauchêne, par Plouer, Côtes-du-Nord.

M. Kroller Anthony, Georges, négociant armateur, villa la retraite, Scheveningue.

M. Pascal François, Régis, propriétaire à Beaupaire (Isère).

M. Richard, Joseph, ingénieur constructeur, ancienne maison Moraille, 80 rue Taitbout, Paris.

Portalis Joseph, directeur des mines de Rar-el-Maden, administrateur délégué de la Société d’Exploitations
minières, 24, rue de Mogador, Paris.

Mr. Muller Gustave-Henry, négociant, armateur, 10 rue Emmaplein (Rotterdam).

709
- Journal bihebdomadaire l’écho des mines et de la métallurgie, lundi 29 juin 1903. D’après l’art. 21 des
statuts, chaque administrateur doit être propriétaire de 20 actions au cours de son mandat.

259
intérêts hollandais paraissent faiblement représentés. Mais ces derniers se
sont consolidés avec le temps au sein de la société. Dans la brochure traitant
de « la question de l’Ouenza » publiée en 1911 par la chambre syndicale du
syndicat de commerce d’Alger, la composition du conseil d’administration a
évolué au profit des intérêts hollandais710.

Pour pouvoir apprécier la place réelle des Hollandais au sein de la


société Concessionnaire des mines de l’Ouenza, il faudrait savoir la part
fournie par ces derniers dans le capital social de l’entreprise, ce qui est
actuellement impossible vu l’état de la documentation sur la question. Mais
ce qui est certain, c’est que la lutte s’annonce rude entre les deux
consortiums européens : Schneider et Carbonnel associés aux Allemands et
Pascal et Portalis associés aux Hollandais. Ce dernier commence le premier à
agir puisqu’il saisit Colin, avocat et député algérien de la question. La
procédure commence par porter l’affaire devant le tribunal de Guelma711. Au
moment où l’affaire est portée devant le tribunal de Guelma, un changement
important se fait à la tête de l’administration algérienne : le Gouverneur
Général Revoil est remplacé par Jonnart. Certains attribuent ce changement
à l’affaire l’Ouenza712 puisque le nouveau Gouverneur Général est plus habile

710
« MM. Baguyenault de Puchesse, Président, Paris.

Kroller, armateur, La Haye

Pascal, ingénieur, Paris,

Pont, Avocat, La Haye,

Portalis, ancien administrateur délégué, Paris,

Richard, ingénieur, Paris

Le Docteur Rochet à Oloron Ste Marie,

Le Saint Didier, rentier, Paris ».

711
- On ignore encore si les archives du tribunal de Guelma sont encore conservées. Toutefois les étapes de la
procédure suivie par le député Colin ont été exposées devant la chambre syndicale du syndicat commercial
algérien le 12 décembre 1911.
712
- Jonnart est le gendre de Mr. Aynard « député de Lyon (2è circonscription) régent de la banque de France,
administrateur de la société lyonnaise de dépôts et comptes courants et de crédits industriels, président du
conseil d’administration de la compagnie des fonderies forges et aciéries de Saint-Etienne… société qui
appartient au Comité des Forges de France ». Révolution du 6 mars 1909.

260
que son précédent pour défendre les intérêts du consortium franco-
allemand. En effet, dès sa nomination, Jonnart est passé à l’action. Il
commence tout d’abord par signer le 26 juin 1905, avec le consortium
franco-allemand la convention définitive des mines de l’Ouenza. Mais cela ne
semble pas suffisant et rassurant. La bataille juridique pourrait être perdue, il
faut alors déplacer le combat sur un autre terrain moins glissant. C’est sur le
terrain parlementaire que s’exerceraient mieux les hautes influences dont le
consortium dispose.

Pour réussir cette manœuvre, Jonnart associe la concession de la mine à


celle d’un chemin de fer reliant l’Ouenza à Bône avec prolongement sur
Boukhadra. D’après la nouvelle loi de décentralisation du 12 décembre 1900,
la concession de mines entre dans les prérogatives du Gouverneur Général,
alors que, selon la même loi, l’acte de concession de chemin de fer doit
bénéficier de la ratification du parlement. L’introduction de la question du
chemin de fer dans la concession de la mine de l’Ouenza vise donc à porter
l’affaire devant le parlement. Saisi du nouveau projet, le parlement l’envoie à
la commission des travaux publics de la chambre. Celle-ci se rend compte que
le projet de loi comprend en réalité deux projets réunis en un seul et refuse
de statuer sur la question.

Cette décision de la commission des travaux publics de la chambre


inaugure une nouvelle étape de l’affaire qui dépasse désormais son cadre
initial : sur le plan administratif « l’Ouenza » déborde le cadre algérien pour
devenir une affaire politico-administrative traitée dans les instances
métropolitaines. Sur le plan technique, « l’Ouenza » n’est plus désormais une
concession minière tout simplement, elle est aussi une question de
concession de chemin de fer et de choix de port d’exportation. Sur le plan
économique, la Tunisie va entrer en jeu et réclamer ses « droits » dans les
fers de l’Ouenza.

L’affaire politique et l’entrée en jeu des intérêts tunisiens

Après le refus du parlement de rapporter le projet du Gouverneur


Général Jonnart, l’administration algérienne retire le projet. La compagnie
261
Bône-Guelma tente de profiter du refus de la commission des travaux publics
fondé sur la distinction entre la mine et le chemin de fer. Le 25 avril 1906
ladite compagnie adresse à l’administration une demande de concession d’un
chemin de fer à voie large Guelma et Medjez-Sfa713. Ce point sera la soudure
avec la ligne de Tebessa-Bône. Cet embranchement de 71 Km permettra de
lier les mines de l’Ouenza avec le réseau algérien de la Bône Guelma, ce
projet serait le plus économique et la plus efficace. Toutefois, cette demande
est restée sans suite. L’administration algérienne n’a donné aucune réponse
à la demande de concession du « Bône-Guelma » parce qu’elle était en train
de préparer un autre projet. Dans le nouveau projet de l’administration
algérienne, le chemin de fer est, encore une fois, lié à la concession de la
mine, mais sur des bases plus conformes à l’avis de la commission de la
chambre. Les nouvelles propositions de l’administration sont formulées dans
un traité soumis au Conseil d’Etat et approuvé par le décret du 10 avril
1908. Cependant, cette approbation est conditionnelle puisqu’ « avant de
statuer, le Conseil d’Etat a exigé que les deux sociétés rivales se missent
d’accord et que les droits de la Société concessionnaire fussent reconnus et
respectés »714. D’autre part, le décret du 10 avril 1908 stipule que le chemin
de fer doit être relié à la mine et devra être déclaré, dans un délai de 5 ans,
comme chemin de fer d’utilité publique. Donc, à l’image de la compagnie du
chemin de fer et des phosphates de Gafsa exploitant à la fois la mine et sa
propre ligne-ferroviaire en Tunisie715, le chemin de fer de l’Ouenza sera
construit et exploité par les concessionnaires de la mine.

L’affaire de l’Ouenza allait donc trouver son dénouement puisque le


traité, préparé par l’administration algérienne et approuvé par le Conseil
d’Etat, est déposé au début de 1909 devant la chambre. Sa ratification serait
formelle puisque la chambre aurait à statuer tout simplement sur la
concession du chemin de fer d’autant plus que ce dernier sera concédé sans
aucune garantie d’intérêt. L’affaire prend donc son chemin vers une solution

713
- A.N., 89 AQ 1206.
714
- Réunion de la chambre syndicale, op. cit. p. 23.
715
- voir Dougui (N.), « La naissance d’une grande entreprise coloniale la compagnie des phosphates et du
chemin de fer de Gafsa » in Les Cahiers de Tunisie, n° 119/120, 1982, p. 141-148.

262
définitive. Le 13 février 1909, Clémenceau déclare « qu’il exigeait la
discussion immédiate de l’Ouenza de suite après l’impôt sur les revenus »716.

Au moment où le Gouvernement français prend toutes les dispositions


nécessaires pour trouver une issue à cette affaire, deux nouveaux obstacles
vont entraver cette démarche : l’opposition de la chambre et celle des
intérêts tunisiens. Comment comprendre une telle attitude du parlement et
de la Tunisie ?

La chambre des députés a refusé de ratifier le nouveau projet l’Ouenza


à cause de l’hostilité manifestée à l’égard des intérêts allemands
concessionnaires de l’Ouenza. Cette attitude à l’égard des Allemands
s’explique par la conjoncture européenne caractérisée par l’accroissement
des préparatifs militaires français d’une part et allemands d’autre part.
Comme le souligne le député de la Gironde H. Labroue, la chambre « signala
le danger de concéder de pareilles richesses à un consortium international
qui pourrait les retourner un jour contre la France sous forme de canons et
d’obus, et qui en attendant, étendrait ses tentacules aux autres richesses de
l’Afrique du Nord »717.

Mais, à côté du danger allemand, l’évolution de la composition de la


chambre et du gouvernement a joué contre le projet l’Ouenza. En effet,
pendant cette période deux gouvernements se sont succédés : le premier est
celui de M. Monis dont « le ministère ne subsistait que grâce à l’appui du
parti socialiste, adversaire acharné du projet de l’Ouenza. Au ministère Monis
a succédé celui de M. Caillaux, et le projet l’Ouenza n’y a rien gagné. En effet
dans le Ministère Caillaux, M. Augagneur détient le portefeuille des travaux
publics… On peut avoir pour M. Augagneur plus ou moins de sympathie. Mais
une chose que tout le monde se plait à lui reconnaitre, c’est la fermeté de ses
idées. Or jamais, il n’aurait consenti à donner, comme Ministre, son
approbation à un projet qu’il venait de combattre comme député »718. Outre

716
- Révolution du 28 février 1909.
717
- La Dépêche tunisienne du 24 mars 1918.
718
- Réunion de la chambre syndicale, op. cit. p. 26.

263
ce duel gouvernement-chambre, un autre facteur entre en jeu pour rendre
l’affaire plus complexe, à savoir la Tunisie qui réclame sa part du gâteau.

Depuis l’amodiation de la mine de l’Ouenza à Carbonnel en 1902, ce


dernier présente au Résident Général Pichon un projet d’évacuation des
minerais de l’Ouenza par Bizerte. L’accord conclu entre les deux parties
trouve l’opposition de Mr. Rivoil, gouverneur général de l’Algérie réclamant
les minerais algériens pour le port de Bône. Tel est le début de la rivalité
entre Bône et Bizerte, mais jusque là, la question est restée au niveau des
deux administrations algériennes et tunisiennes et des concessionnaires de
l’Ouenza.

La rivalité entre l’Algérie et la Tunisie est donc à son origine une rivalité
de port d’évacuation des minerais. Mais le différent s’élargit lorsque au
problème de port sera associé celui de chemin de fer. C’est alors que d’autres
intérêts entrent en jeu notamment le Bône-Guelma qui se trouve confronté
aux concessionnaires. Ces derniers, bien qu’ils soient d’accord avec le
Gouvernement Général pour évacuer les minerais par Bône, refusent
d’utiliser la voie de Tébessa-Bône exploitée par le Bône-Guelma719. Les
concessionnaires cherchent alors à construire leur propre ligne de chemin de
fer. Compte tenu du relief accidenté de l’Est algérien, les concessionnaires
sont contraints de chercher un tracé passant par le territoire tunisien. Le
groupe Carbonnel envisage une ligne pénétrant dans le territoire tunisien au
niveau de l’Ouenza puis remontant au nord. Cette ligne devrait traverser la
ligne de la Medjerda du côté de Ghardimaou pour revenir au territoire
algérien afin d’aboutir à Bône. Cette ligne devrait donc contourner les reliefs
élevés de la frontière algéro-tunisienne, or ce fut au tour de l’administration
du protectorat de refuser.

De son côté, la société concessionnaire des mines de l’Ouenza du


groupe Pascal avance une autre combinaison appelée « le projet en Y ». Ce
nouveau projet consiste dans la construction d’une ligne partant de l’Ouenza
719
- ce refus est fondé sur l’état technique de la ligne de Tébessa jugée incapable d’assurer le trafic des
phosphates de la région et celui des minerais de l’Ouenza.

264
longeant l’oued Mellègue pour se souder en plein territoire tunisien avec la
ligne de la Medjerda. Les minerais algériens seront transportés jusqu’à ce
point, après quoi ils se dirigeront vers Bône par la ligne de la Medjerda.

Cette solution tente de satisfaire le Bône-Guelma puisque l’essentiel du


trafic va emprunter sa grande artère algéro-tunisienne. Bien que cette
solution cherche à concilier l’Algérie et la Tunisie, elle échoue parce que
d’autres intérêts interviennent, notamment les intérêts bizertins. Ces
derniers entrent en scène en 1909. C’est à ce moment que la question
acquiert une grande ampleur en Tunisie puisque tous les intérêts français de
Tunisie sont mobilisés pour défendre les revendications tunisiennes :
campagne de presse, pétitions, interventions de la chambre de commerce de
Bizerte et de la conférence consultative720. Ces tentatives portent leurs fruits
puisque le Ministre de la Marine met tout son poids pour soutenir le projet
de Bizerte. C’est pourquoi le Ministre des travaux publics retire de l’ordre du
jour de la chambre le projet du chemin de fer de l’Ouenza-Bône soumis à la
commission des travaux publics à la fin de 1908 par Carbonnel. On prépare
alors l’accord entre la Tunisie et l’Algérie.

Jonnart, Gouverneur général de l’Algérie, Alapetite, Résident général et


les autorités métropolitaines compétentes se sont réunis le 8 mars 1909 pour
fixer les derniers éléments du projet d’entente algéro-tunisienne. « La ligne
ferrée prévue de l’Ouenza jusqu’à Bône serait désormais complétée par un
tronçon Ouenza-Boukhadra, et par un prolongement Ouenza-Nebeur.
Autrement dit, l’Ouenza, tout en gardant son débouché principal sur le
réseau algérien, serait reliée par une boucle au réseau tunisien, et pourrait,
pour l’écoulement de ses minerais, choisir le chemin de son choix. Le trajet
par Bizerte serait obligatoire pour le minerai de Boukhadra »721. Ainsi, les
minerais de l’Ouenza seront acheminés par Bône, et ceux du gisement de
Boukhadra, exploitées par la compagnie Moctaa El Hadid, seront exportés
par Bizerte.

265
Cette solution conciliant l’Algérie et la Tunisie était sur le point d’être
concrétisée en mars 1909. Toutefois, de nouvelles difficultés surgissent. Le
Ministre de la Marine a jugé la proposition d’acheminer par Bizerte
uniquement les minerais de Boukhadra insuffisante. D’un autre côté, « les
assemblées algériennes repoussent de façon unanime et avec la plus grande
énergie »722 l’accord algéro-tunisien. La solution de l’affaire de l’Ouenza est
donc retardée, une fois de plus. Le gouvernement Clémenceau qui a essayé
de trouver une issue à cette question tombe en juillet 1909. Bizerte perd
alors le peu de terrain qu’elle à conquis et il faudrait repartir de zéro. C’est
pourquoi les démarches tunisiennes sont de plus en plus actives auprès du
nouveau ministère. Dès la chute du ministère Clémenceau, le Résident
général dépêché à Paris « avait employé son congé non à ne rien faire, mais à
s’occuper des intérêts de la Tunisie et ceux de Bizerte en Particulier »723.

L’activité déployée par le Résident Général est couronnée par la


nomination d’une commission présidée par Cochery, chargée de visiter
Bizerte et d’établir un rapport sur les capacités de ce port. Sur ces nouvelles
bases, le Gouverneur Général de l’Algérie et le Résident Général de France en
Tunisie sont de nouveau convoqués à Paris par le Président du Conseil. La
guerre éclate de nouveau entre les deux hommes, mais le rapport des forces
est changé au détriment de la Tunisie. Le nouveau Ministre de la Marine,
contrairement à son précédent, fait savoir que « son département se
désintéressait de la question de l’Ouenza »724, autrement dit il ne soutient
plus Bizerte. C’est d’ailleurs l’attitude de tout le nouveau ministère et en
particulier Briand Président du conseil et de Caillaux Ministre des Finances725.
Le seul homme qui pourrait fournir son soutien à Bizerte au sein du nouveau
gouvernement est Stéphane Pichon Ministre des Affaires Etrangères et

720
- La chambre de commerce a émis le vœu que « les minerais de Djebel l’Ouenza… ne soient pas détournés
du port de Bizerte et viennent au contraire, y concourir au développement de l’arsenal de Sidi Abdallah et à la
constitution des approvisionnements de la place de guerre ». Le républicain du 5 décembre 1909.
721
- Révolution du 9 mars 1909.
722
- Journal officiel tunisien du 18 décembre 1909. Explications fournies par le résident général à la
conférence consultative au sujet de la question de l’Ouenza.
723
- Le Républicain du 5 décembre 1909.
724
- Le Journal Officiel tunisien du 18 décembre 1909, op. cit.
725
- La Dépêche tunisienne du 12 octobre 1909.

266
ancien Résident Général à Tunis. Mais la question n’intéressant pas
directement son département, les chances de Bizerte restent dérisoires. Une
nouvelle démarche est entreprise en décembre 1909 par les intérêts tunisiens
lors de la discussion de la convention et de l’avenant passées entre Jonnart et
la société concessionnaire de l’Ouenza par la commission parlementaire des
travaux publics.

La délégation tunisienne envoyée à Paris a commencé par contacter


Briand qui lui déclare que « les minerais de l’Ouenza situés en Algérie
appartiennent à l’Algérie »726. L’attitude de l’Amiral Boue, Ministre de la
marine, reste inchangée puisqu’il fait savoir à ses visiteurs tunisiens qu’il « ne
prend pas partie dans la question l’Ouenza »727. La position de la commission
des travaux publics est la plus décourageante puisqu’elle refuse de recevoir la
délégation tunisienne. Les tentatives sont aussi vaines du côté du ministère
des travaux publics et du ministère de la guerre728. Le gouvernement se
montre donc défavorable à Bizerte, et sur ces bases, le projet algérien de
l’Ouenza est présenté à l’assemblée nationale. Mais comme le
Gouvernement « ne pose pas la question de confiance, la question reste
enterrée devant la chambre. Or, un nombre important de députés semblent
décidés à défendre les intérêts de Bizerte… tous observent, d’ailleurs sur la
question de l’Ouenza, une réserve complète, refusant d’exprimer leurs
opinions »729.

Discuté à la Chambre au début de 1910, le projet de l’Ouenza rencontre


une opposition passionnée. Devant cette difficulté le bruit court que
Schneider n’est plus intéressé par l’Ouenza. « La presse parisienne annonce
que M. Schneider, Président du conseil d’administration de la société du
Creusot se retire du syndicat de l’Ouenza730 ». Le bruit finit par être démenti,
mais une chose est certaine c’est que la solution de l’affaire de l’Ouenza est
de nouveau ajournée. Cet ajournement est prolongé par l’arrivée au pouvoir

726
- La Dépêche tunisienne du 10 décembre 1909.
727
- Ibid.
728
- La Dépêche tunisienne du 5 décembre 1909 : « les intérêts bizertins et les pouvoirs publics ».
729
- La dépêche tunisienne du 10 décembre 1910.
730
- La dépêche tunisienne du 12 février 1910.

267
de nouvelles équipes gouvernementales hostiles à ce projet depuis qu’elles
étaient dans le camp de l’opposition. C’est la Tunisie qui, cette fois, a amorcé
l’ajournement d’une solution définitive puisque la rivalité entre Bizerte et
Bône n’a fait que prolonger le profond sommeil des fers de l’Ouenza dans les
Jbels de l’Est algérien.

Mais quelles sont les dimensions de cette concurrence algéro-


tunisiennes ? Quels sont les différents intérêts en jeu de part et d’autre de la
frontière ? Ne s’agit-il pas d’un intérêt français au-dessus des rivalités
partisanes ?

III Pourquoi la concurrence algéro-tunisienne ?

L’affaire l’Ouenza montre bien qu’on est en présence de deux groupes


d’intérêts divergents, l’un tunisien, l’autre algérien. Pour faire aboutir ses
aspirations chacun de ces deux groupes essaye d’avancer le plus possible
d’arguments et de faire intervenir tous les atouts en sa faveur. En effet, du
côté algérien on insiste sur le fait que les minerais appartiennent à l’Algérie,
c’est à elle d’en assurer l’exploitation, le transport et l’embarquement. Plus
précisément l’Ouenza se situant dans le Constantinois, c’est par la région
bônoise qu’ils doivent être écoulés, d’autant plus que les droits de port sont
de 0fr.80 à Bizerte et ne sont que de 0fr.40 à Bône. « A Bône cette somme de
6 000 000 serait encaissée intégralement par la colonie. Mais si les 1 500 000
tonnes de l’Ouenza vont à Bizerte, c’est douze cent mille francs qui tombent
dont la moitié pour la régence et l’autre moitié dans les caisses de la société
du port de Bizerte en vertu de son traité avec la Tunisie731.

L’écoulement du minerai par Bizerte reviendrait donc au double de son


embarquement par Bône. Mais ce qu’on a oublié de noter c’est que la
distance Ouenza-Bône est supérieure à celle de l’Ouenza-Bizerte, ce qui
alourdit la charge du prix de transport.

Un troisième argument avancé par les Algériens se fonde sur la nature


du pavillon. « Faire passer par la Tunisie les minerais de l’Ouenza ce serait

731
- Liberté du 10 mars 1909.

268
priver d’un trafic assuré une vingtaine de bateaux (français) au profit
d’équipages italiens ou anglais »732. En effet, la loi du 2 août 1889 réserve la
navigation en l’Algérie et la France au pavillon français, par contre la Tunisie
dispose d’une liberté de pavillon. L’essor du port de Bizerte ne doit pas se
faire par les minerais de l’Ouenza pensent les Algériens, mais par la
production de son riche arrière-pays : minerais des Nefza, Phosphates de
Kalaâ Jerda qui, au lieu d’être écoulés par Tunis, devraient l’être par Bizerte.

Cette argumentation avancée par les Algériens est fournie en premier


temps par les intérêts bônois et constantinois puis elle est reprise, dans un
deuxième temps, par le Gouvernement général et présentée sous forme de
défense des intérêts de la colonie. Quels sont alors ces intérêts constantinois
et plus particulièrement bônois ?

Tout d’abord, Gaston Thomson député de Constantine depuis 1877.


L’influence de cet homme s’est étendue au fil des années en partant de l’Est
algérien sur toute la colonie. « Sa fortune personnelle a été directement liée
au lancement en, 1881, du crédit foncier d’Algérie et de Tunisie. Sa fortune
dans l’Est algérien -surtout dans les régions Bônoises- fait de lui
l’intermédiaire obligé des grandes affaires se traitant dans le
Constantinois »733. Une étroite coopération lie cet homme au Gouverneur
général Jonnart au point que chaque projet présenté par ce dernier est
souvent appelé « projet Jonnart-Thomson »734. Par ailleurs, le député de
Constantine est soutenu par un important groupe lié à M. Gerente sénateur
de l’Algérie et directeur du journal Nouvelles. S’expliquant dans une dépêche
à Tarting, président du syndicat commercial algérien, Gerente souligne le
soutien qu’il apporte avec ses collaborateurs aux propositions bônoises
concernant l’Ouenza : « …ce fut toujours notre opinion aussi au parlement
avec Aubry, Thomson, Cuttoli, Etienne, Trouin, Brouissais et moi »735. La
732
- Ibid.
733
- Meynier (G.), L’Algérie Révélée, Librairie DROZ. Genève, 1981, p. 40.
734
- La dépêche tunisienne du 12 février 1912.
735
- Réunion de la chambre Syndicale du Syndicat Commercial du 12 décembre 1911 : « la question de
l’Ouenza », op. cit. p. 47.

269
manière dont ce groupe de capitalistes monopolise les fonctions publiques et
les affaires de l’Algérie suscite l’hostilité du syndicat commercial algérien et
le syndicat commercial bônois. Ces deux institutions ont fourni, dans la
bataille électorale algérienne, leur soutien au député Collin concurrent de
Gerente736.

Les agissements de Thomson, Gerente et leurs collaborateurs sont


sanctionnés par les Algériens eux-mêmes et ils ont failli briser le consensus
algérien autour de l’affaire de l’Ouenza. Mais les pouvoirs de Thomson et de
ses hommes dépassent le cadre algérien et s’exercent aussi en Métropole. Si
la commission des travaux publics de la Chambre a refusé de recevoir en
décembre 1909 la délégation tunisienne, elle n’a pas eu la même attitude à
l’égard de la délégation algérienne composée de Thomson et Cuttoli737.
L’article de Guy Rabaud paru dans Le soir de Paris reproduit par la dépêche
tunisienne du 25 mars 1908 montre la forte position du groupe Thomson qui
bénéficie de plusieurs atouts notamment le soutien parlementaire :
« l’Algérie, protégée par sa représentation au Parlement a une tendance de
plus en plus marquée à traiter ses voisines en parents pauvres et qu’on peut
même maltraiter quand l’occasion se présente, c'est-à-dire lorsque
d’importants intérêts sont en jeu. Tout le monde sait que la présentation
parlementaire de l’Algérie compte quelques hommes puissants et très versés
dans les grandes affaires. En cas de conflit, que peuvent ces pauvres mineurs
que sont la Tunisie et le Maroc contre de si hauts protecteurs ? C’est ainsi
que nous arrivent des confins algéro-tunisiens les échos d’une querelle entre
Bizerte et Bône qui fait déjà grand bruit et qui en fera bientôt beaucoup plus.
D’après les renseignements qui nous parviennent, les Tunisiens n’ont pas tort
d’élever la voix mais ils ont affaire à une forte partie puisqu’ils trouvent en
face d’eux les intérêts de la ville de Bône opiniâtrement défendus par les
députés de Constantine et spécialement par Mr. Thomson ».

736
- des motions de soutien sont établies au profit de Mr. Colin, Ibid.
737
- La Dépêche tunisienne du 10 décembre 1909.

270
Un deuxième groupe de l’Est algérien, qui agit dans le même sens que le
premier, est constitué par les frères Bertagna, véritables maîtres de Bône.
Ces derniers sont concessionnaires des phosphates de Tébessa738 et sont
membres du conseil général de Constantine. Par le biais de cette institution
les frères Bertagna exercent leur influence économique et politique. Un seul
exemple peut en témoigner : c’est le rapport et la motion du conseil général
de Constantine sur l’affaire l’Ouenza qui finissent par être adoptés par le
conseil supérieur d’Algérie lors de sa séance de juin 1909. Dominique
Bertagna ose affirmer à l’un de ses intimes interlocuteurs, à un moment où la
question de l’Ouenza reste sans issue, que l’affaire sera réglée en faveur de
Bône : « la question est liquidée, entends-tu ? C’est Bône irrévocablement
Bône qui est choisie comme port de sortie de l’Ouenza et de Boukhadra
malgré Bizerte… l’exportation du minerai de l’Ouenza par Bône représente
des millions qu’elle n’a plus le droit d’abandonner »739.

Un troisième groupe d’intérêt agit en faveur de la solution bônoise, à


savoir la compagnie Bône-Guelma et prolongements et la société de
construction des Batignolles. Quels sont les mobiles de cette attitude du
Bône-Guelma dont la position est plus assurée en Tunisie surtout après avoir
conclu avec le gouvernement tunisien le contrat du 29 décembre 1910 740 ?
Pourquoi le Bône-Guelma condamné à devenir une société purement
tunisienne n’a pas soutenu Bizerte ?

Tout d’abord parce que le réseau tunisien, notamment les nouvelles


lignes minières, donne lieu à un important profit. Par contre, la ligne
algérienne de Souk Ahras-Tébessa reste la seule ligne déficitaire et constitue
la source de plusieurs difficultés741. La ligne de Souk Ahras à Tébessa
construite au départ dans un but stratégique n’a pu faire face au transport de
phosphates. La compagnie était contrainte à faire des travaux
738
- voir notre thèse, op. cit., p. 61.
739
- La Dépêche tunisienne du 22 août 1917..
740
- A.N., 156 AQ I.
741
- Les recettes sur les lignes algériennes sont en 1909 de 5.415 4310. 70 fr. alors qu’elles constituaient sur
les mêmes 447 Km de lignes algériennes lors de l’année précédente une recette de 5.717.708 60 Fr soit une
diminution de 675.42 Fr ou 3.29% A.N., 156 AQ8, AG du 25 juin 1910.

271
complémentaires en attendant une solution du problème avec l’aide de
l’administration algérienne. « En dépit de nos pertes, affirment les
responsables du Bône-Guelma, nous demandons la révision de nos contrats
en vue de leur mise en harmonie avec les conditions d’une exploitation pour
laquelle la logique et l’équité démontrent qu’ils n’ont pas été faits »742. Ainsi,
le Bône-Guelma a toujours cherché à s’entendre avec l’administration
algérienne afin de trouver « une solution radicale »743 pour sa ligne
défectueuse. Le résident Général ayant refusé la construction d’une ligne de
chemin de fer passant par la frontière tunisienne pour regagner Bône, le seul
tracé possible reste l’orientation nord-sud, c’est-à-dire le tracé emprunté par
la ligne de Tbéssa-Souk Ahras. L’idéal pour cette compagnie est de se mettre
d’accord avec le Gouvernement général de l’Algérie et avec les
concessionnaires de l’Ouenza pour reconstruire la ligne de Tébessa-Bône afin
d’assurer le transport des phosphates de Tébessa et des minerais de
l’Ouenza. Deux documents mettent en évidence ce projet établi par le Bône-
Guelma.

Le premier consiste dans un programme présenté par la compagnie à


l’administration algérienne744 proposant la construction sans aucune
subvention d’une nouvelle ligne de 365 Km desservant tout le Constantinois,
du nord au sud. La seule exigence de la compagnie est la garantie par les
concessionnaires des mines de la région d’un certain tonnage qui
emprunterait la nouvelle ligne. Ces propositions ne s’expliquent pas
seulement par l’intérêt que porte la compagnie au transport des fers de
l’Ouenza et sa volonté de résoudre le problème de la ligne de Tébessa. En
proposant la construction d’une nouvelle ligne à ses risques et périls le Bône-
Guelma pourra, en effet, assurer son avenir en Algérie et retarder les
menaces de rachat de son réseau algérien. C’est inutile pour le Bône-Guelma
de militer en faveur de Bizerte où sa position est bien solide. La solution

742
- A.N., 156 A Q 7, AG du 29 mai 1909.
743
- A.N. , 156 A Q 7, AG du 25 juin 1910.
744
- « le réseau algérien de Bône-Guelma : propositions nouvelles de la compagnie », Paris 1912. Bureaux de
la revue politique et parlementaire.

272
bônoise lui permettra, en revanche, de conserver tout le terrain algérien où
les menaces sont pesantes.

Le deuxième document mettant en évidence les positions du Bône-


Guelma consiste dans une brochure intitulée Le chemin de fer de
l’Ouenza 745dont l’auteur se place comme défenseur des intérêts de cette
société : « L’Algérie se prête à refaire à ses frais le vieux réseau et à donner à
une société minière l’exploitation de la ligne nouvelle. N’est-il pas logique de
confier le nouveau à une compagnie de chemin de fer, établie dans le pays
depuis 40 ans, spécialisée sur le territoire voisin dans les transports
pondéreux ? …N’est-il pas indiqué par le bon sens de rénover le vieux réseau
aux frais du nouveau dans la communauté d’une entreprise unique ? »746.

De cette manière, les Gouin fondateurs du Bône-Guelma et maîtres de


la société des Batignolles profiteraient doublement : les transports effectués
par le Bône-Guelma, mais auparavant la construction de la nouvelle ligne
puisque toutes les concessions du Bône-Guelma sont exécutées par la société
mère : la société de construction des Batignolles. Les intérêts du groupe
Bône-Guelma –Batignolles sont du côté de l’Algérie où il aura un nouveau
rôle à jouer, raison pour laquelle il finit par rejoindre les frères Bertagna et
Thomson. La dépêche tunisienne du 22 août 1917 rapporte que des contacts
ont lieu entre Dominique Bertagna et « un ingénieur du Bône-Guelma » à
propos de l’affaire l’Ouenza. Une communauté d’intérêts lie Thomson,
Bertagna et le Bône-Guelma –Batignolles qui agissent en faveur d’un même
objectif : le choix de Bône au détriment de Bizerte.

745
- « le chemin de fer de l’Ouenza », Bureaux de la revue politique et parlementaire. Paris 1912. L’auteur de
l’ouvrage n’est pas indiqué, mais on trouve sur la première page de cette brochure la dédicace faite par
l’auteur à Mr. Edouard Gouin administrateur de la société de construction des Batignolles. La dédicace écrite
et signée par l’auteur est la même qu’une autre dédicace portant la même signature et figurant sur un autre
ouvrage intitulé : « les chemins de fer de l’Algérie » écrit par Jacques Lacourt-Gayet. Les deux brochures
défendant les intérêts du Bône-Guelma et proposant les mêmes solutions, seraient, à notre avis, écrites par le
même auteur : Jacques Lacourt-Gayet.
746
- Ibid. p. 18. L’auteur entend par le « vieux réseau » la ligne de Tébessa Bône à la fin du XIX è par la
compagnie Bône-Guelma.

273
En somme, c’est le grand capital dont les entreprises se développent
dans l’Est algérien depuis presqu’un demi-siècle747 qui continue à
monopoliser les activités de cette région. Son pouvoir s’est élargi avec le
début du XXe siècle puisqu’il réussit à déterminer la politique métropolitaine
concernant les affaires algériennes. En collaboration avec le grand capital
métropolitain (Schneider, Batignolles…), Bertagna et Thomson ont pu
imposer aux différents gouvernements français leurs positions. Tant que
leurs revendications ne sont pas satisfaites, le projet l’Ouenza restera
toujours suspendu à un moment où la France a plus que jamais besoin de
minerais de bonne teneur. Quels sont, d’un autre côté, les intérêts tunisiens
et quelle est leur argumentation pour revendiquer la totalité ou une partie
des minerais de l’Ouenza et de Boukhadra ?

La conférence consultative et la chambre de commerce de Bizerte ont


déployé tous leurs efforts pour que Bizerte soit choisie au détriment de Bône.
Mais l’élément moteur de toute cette campagne reste la compagnie du port
de Bizerte. Elle est le premier bénéficiaire de l’exportation des minerais
algériens par le territoire tunisien. C’est pourquoi les défenseurs de Bône
s’attaquent directement à cette entreprise. La presse et toutes les parties
mêlées à l’affaire l’Ouenza parlent d’ »intérêts bizertins » et non, « d’intérêts
tunisiens ». Les défenseurs de Bizerte s’appuient tout d’abord sur le facteur
naturel pour justifier leur revendication. « Il suffirait, affirment-ils, de
prolonger de quelques kilomètres la ligne à voie normale qui établirait, de
l’Ouenza à Bizerte, une pente douce et naturelle nécessitant le minimum de
frais, car ici la géographie donne pleinement raison à la Tunisie »748.

Vu son site bien abrité, le port de Bizerte est mieux protégé que celui de
Bône. Ce facteur a son importance dans une période où les tensions règnent
en Europe et en Méditerranée. Ainsi, l’intérêt de défense nationale est
pleinement exploité par les Bizertins. « Bizerte bien défendue par sa
situation, ses forts et sa flotte pourrait donner le jour à des hauts fourneaux
bien abrités que les installations analogues qui s’élèveraient à Bône, mal

747
- voir notre thèse, op. cit., p. 61.
748
- La Dépêche tunisienne du 24 mars 1918.
274
protégée contre les croiseurs ennemis »749. L’autorité militaire prend goût à
ces propositions. Un projet de hauts fourneaux est même établi par cette
administration et trente amiraux appuient la question750. Les intérêts privés
de la compagnie du port de Bizerte et ceux de l’administration militaire
s’unissent pour défendre la même cause. Leur argumentation, en plus du
site privilégié du port de Bizerte, repose sur deux points.

D’abord, les dépenses énormes d’aménagement du port de Bizerte


nécessitent un effort particulier pour développer les activités de ce port. Cet
essor de nature à compenser les dépenses colossales exigées par les
impératifs militaires ne peut être réalisé qu’avec l’acheminement des
minerais de l’Ouenza. Ensuite, le charbon qui manque souvent à Bizerte doit
être, dans un « intérêt de défense nationale » stocké en grande quantité
dans ce port. Mais « pour que Bizerte puisse avoir le charbon nécessaire, il
faudrait :

Que les venues de la flotte soient plus fréquentes,

Que les navires charbonniers aient fret de retour.

Pour cela le minerai de l’Ouenza est nécessaire »751.

L’administration du protectorat adhère à cette argumentation créée et


développée par les intérêts bizertins. Les missions du Résident Général à
Paris et les différentes campagnes de presse le témoignent. Mais que pouvait
la petite Tunisie dans une affaire où l’enjeu n’est pas seulement d’ordre
algérien, mais aussi d’ordre métropolitain et même européen ? Les intérêts
bizertins, quelques soient leurs atouts et leurs arguments, ne peuvent pas
obtenir gain de cause en face d’un redoutable rival qui est le grand capital
dont l’influence est à la fois d’ordre algérien, métropolitain et européen
(Bône-Guelma, Thomson Bertagna, Batignolles et Schneider).

749
- Ibid.
750
- La Dépêche tunisienne du 25 novembre 1909.
751
- La Dépêche tunisienne du 25 octobre 1909.

275
Après avoir présenté les différentes péripéties et les multiples
dimensions de l’affaire de l’Ouenza, chose qui nous intéresse le plus, il serait
utile de voir en guise de conclusion, l’issue de cette affaire. L’année 1913
était décisive pour le règlement définitif de la concession de la mine, c'est-à-
dire que le contexte de la veille de la guerre n’est pas sans rapport avec
l’aboutissement de cette question. A la demande de l’administration et des
différents protagonistes des consultations juridiques et des rapports
techniques sont établis par des spécialistes comme si tout le monde était
convaincu de la nécessité de trouver une solution au problème de
l’Ouenza752. Ces études ont permis d’élucider les différents aspects de la
question et ont préparé un terrain d’entente entre les deux sociétés rivales.

Après une rencontre réunissant le Ministre des travaux publics avec des
représentants de la société d’études de l’Ouenza et de la société
concessionnaire des mines de l’Ouenza, un accord est conclu entre les deux
parties. Deux lettres adressées par ces deux sociétés au Ministre des travaux
publics annoncent leur adhésion au projet d’entente lors de la rencontre
avec ce dernier. La première est envoyée par la société concessionnaire des
mines de l’Ouenza le 4 octobre 1913, la deuxième est envoyée, deux jours
après, par la seconde société. Les deux documents portent d’ailleurs en
grande partie le même texte: « Nous avons l’honneur de vous confirmer
notre accord relatif au règlement de la question de l’Ouenza. Nous déclarons
accepter sans réserve ce qui a été discuté et arrêté en votre présence et dont
une copie est jointe à notre lettre. Nous sommes prêts à signer les actes
prévus par cet accord et nous nous engageons à ne formuler à l’avenir

752
- A.N., section d’Outre-mer, Aix-en-Provence.
Série X. on trouve dans le carton 5x2 à titre d’exemple les documents suivants :
1/ consultation pour la compagnie concessionnaire des mines de l’Ouenza par H. Berthelmy, professeur à la
Faculté de droit de Paris du 21 juillet 1913.
2/ Examen par H. Berthelmy, professeur à la Faculté de droit de Paris des arguments produits au profit de la
société d’études de l’Ouenza par MM. Les professeurs Massigli et Jacquelin, Alger 1913.
3/ consultation de Mr. Otten, avocat conseil de la direction des travaux publics. Alger, 18 mars 1913.
4/ documents parlementaires (exposés de motifs de projets de loi relatifs à l’affaire l’Ouenza…)
5/ Avis de l’inspecteur général des ponts et chaussées en Algérie (Mr. Godart).
6/ plusieurs rapports de l’ingénieur en chef Soulyre.

276
aucune réclamation en ce qui concerne les faits relatifs à l’Ouenza et
antérieurs à la présente lettre… »753.

Après cet engagement des deux sociétés une convention est signée le
16 octobre 1913 et elle définit les bases de l’entente entre les deux groupes:

« Entre les soussignés :

Entre Mr. Lutaud, gouverneur général de l’Algérie… d’une part.

La société concessionnaire, de l’Ouenza…

La société d’études de l’Ouenza…

Il a été convenu ce qui suit :

La société concessionnaire et la société d’études de l’Ouenza s’engagent


à constituer une société anonyme française au capital de 10 000 000 fr. au
minimum, qui prendra le nom de société de l’Ouenza et aura pour objet
l’exploitation des sites de l’Ouenza et toutes opérations s’y rapportant. Les
statuts de la société devront être approuvés par le gouvernement général de
l’Algérie, ils pourront comporter la création de parts de fondateurs.

L’Algérie donne à la société de l’Ouenza le droit d’exploiter les minières


de l’Ouenza jusqu’à épuisement complet.

La société concessionnaire s’engage à transférer à la société de


l’Ouenza la propriété de la concession de l’Ouenza avec tous les droits s’y
rattachant.

La société d’études s’engage, de son côté, à céder à la société de


l’Ouenza tous ses titres et toutes ses études antérieures…

Le capital de la société de l’Ouenza sera souscrit dans les conditions


suivantes :

753
- A.N, section d’Outre-mer, ibid.

277
20% seront réservés à des banques françaises, ou à des métallurgistes
ou industriels français, désignés par la société concessionnaire et agrées par
le Gouvernement général,

45% à la société d’études

35% à la société concessionnaire »…754

Les deux sociétés devraient donc fusionner pour former une seule
entreprise avec presque une égale répartition capitale sociale : 35% et 45%.
Une part de 20% du même capital est réservée à des entreprises industrielles
ou à des banques françaises. On a voulu garantir une forte participation
française au capital et à la gestion de la société de l’Ouenza. Toutefois, la
convention du 16 octobre 1913 n’a pas abouti. Par une lettre du 22
novembre 1913 envoyée par le Ministre des travaux publics à Carbonnel,
fondé de pouvoir de la société d’études de l’Ouenza, le Gouvernement
annonce son opposition à la participation de la dite entreprise à la création
de la nouvelle société de l’Ouenza. Quelles sont les raisons de ce refus ?

Dans sa lettre du 22 novembre 1913, le Ministre des Travaux publics


évoque l’opposition de « plusieurs membres de la société » à ce que M.
Carbonnel signe « tout contrat qui ne tiendrait pas compte de leurs droits
acquis ». Après consultation du comité de contentieux du ministère des
travaux publics, sa réponse au Ministre est catégorique. « A l’unanimité,
cette instance a émis l’avis qu’en présence d’une part, du doute très grave
qui existe sur la possibilité pour la société nouvelle…, d’autre part de
l’impossibilité pour le ministère des travaux publics de se faire juge d’une
contestation, dont la solution échappe à son pouvoir de décision…, j’ai en
conséquence le regret de vous informer qu’il est impossible au
gouvernement de donner suite au projet de convention dont il est fait
mention dans votre lettre du 6 octobre 1913 »755 .

754
- A.N., section d’Outre mer, op. cit.
755
- A.N., section d’Outre mer, Ibid.

278
Ce refus, quels que soient ses fondements, nous permet de conclure
que le gouvernement a tranché en définitive au détriment du groupe
Schneider-Krupp. La conjoncture internationale et l’influence allemande à la
veille de la première guerre expliquent, à notre avis, cette solution de
l’affaire l’Ouenza au dépend du groupe allemand Krupp et de son vis-à-vis
Schneider.

« La société de l’Ouenza », dont les statuts sont approuvés par le


Gouvernement général de l’Algérie le 14 janvier 1914, est constituée sous
forme de société anonyme avec un capital de 10 millions de francs. Sa
création met fin à « l’une des affaires les plus difficiles dont l’administration
française ait jamais été saisie »756.

Mais si la concession des minerais a trouvé une solution définitive, le


problème du chemin de fer n’est pas résolu à une période où la première
guerre a commencé. C’est le 1er avril 1921 que s’amorcent l’exploitation et
l’acheminement des minerais de l’Ouenza après l’inauguration du nouvel
embranchement de l’Ouenza à oued Kebrit.

756
- Baldacci (A.), ‘L’Algérie et la société l’Ouenza, op. cit. p. 37.

279
LES COLPORTEURS : UN RESEAU D’ECHANGE DANS LA TUNISIE
COLONIALE757

Le colportage est une activité ancienne au Maghreb et en Europe. Sans


remonter ses origines et ses débuts dans l’histoire, nous pouvons la repérer
pendant la période moderne qui constitue, semble-t-il, son âge d’or758. En
effet, l’essor de cette pratique qui consiste dans le transport surtout à dos
d’animal de certains produits de la ville vers la campagne, est lié à celui des
cités marchandes de l’Europe et de la Méditerranée du début de l’ère
moderne. Les villes italiennes ou celles de la Péninsule Ibérique ou encore la
ville de Lyon, devenue prospère grâce au rayonnement de sa foire annuelle
ont pendant longtemps ravitaillé et soutenu les réseaux de colporteurs qui
sillonnaient les différents territoires de l’Europe occidentale. Après son
apogée au XVIII e siècle européen, le colportage périclita avec la révolution
ferroviaire et l’apparition de nouveaux moyens de transport. Ainsi cette
activité marchande s’annonce déjà, pour l’Europe, comme une activité
préindustrielle, sans que l’on puisse présumer qu’elle est forcément
précapitaliste.

Pour le Maghreb ce type de commerce est bien ancré dans le temps et


dans l’espace avec des termes qui varient d’un territoire à l’autre. Si le terme
attar (épicier), en rapport avec les produits vendus, domine au Maroc759 et

In Réseaux d’échanges au Maghreb et en Méditerranée, collectif, coordination A. Benhadda, A., EL


757

Mouedden, M. Lazhar Gharbi, Université Mohamed V-Agdal, Rabat, 2008, pp. 43-61.
758
Fontaine (L.), Histoire du colportage en Europe, XV-XIX, Albin Michel, Paris, 1993.
‫ المملكة‬،‫ جامعة محمد الخامس‬،‫ مساهمة في تاريخ المغرب االقتصادي‬.‫ التجارة بالمغرب في القرن السادس عشر‬،)‫ المنصوري (عثمان‬759
.2001 ،‫المغربية‬
Une chanson traditionnelle marocaine parlant du colporteur et de ses relations avec le monde des femmes
s’intitule Attar ya attar.

280
en Algérie, du moins en Kabylie760, d’autres appellations, relatives surtout à
l’activité, particulièrement celle de bayya’ (marchand), se sont imposées en
Tunisie. Malgré l’ancienneté de cette activité notre enquête se limitera à la
période coloniale, ce qui ne nous empêchera de faire, en cas de besoin,
quelques incursions dans la période moderne. Ce choix est dicté non
seulement par la rareté des sources pour l’avant 1881, mais aussi par notre
problématique qui tentera de cerner l’impact d’une économie moderne et
ouverte, en l’occurrence l’économie coloniale, sur un secteur ancien, à savoir
le colportage.

Si la révolution industrielle a balayé le colportage en Europe,


l’avènement du colonialisme et de son économie capitaliste dans un pays
comme la Tunisie aurait-t-il les mêmes effets sur ce commerce ? Ou bien le
système colonial aurait-il, au contraire, intensifié le colportage ? Quelles
significations donner alors à cette nouvelle tendance ? Le colportage évolue-
t-il, dans ce cas, dans le cadre d’une économie fermée comme une activité
anachronique et marginale dans le nouveau contexte colonial ou bien, est-il
intégré dans une dynamique d’ouverture tant au niveau économique qu’au
niveau territorial, constituant ainsi une forme d’adaptation au nouveau
système ?

La réponse à ces questions n’est pas aisée à cause de la rareté de


documents écrits, vu la nature de l’activité, non codifiée par une
réglementation écrite. Les produits achetés et vendus ne sont pas non plus
en assez grande quantité pour faire régulièrement l’objet de contrats écrits
et donner lieu à des séries statistiques. L’usage de l’écrit se fait rarement ; on
y a recours notamment pour camoufler certaines pratiques que nous aurons
l’occasion d’évoquer. Notre tâche est d’autant plus difficile qu’aucun travail
historique n’a été consacré, à notre connaissance, aux colporteurs opérant
sur le territoire tunisien. Tout ceci fait que, en plus de quelques documents
d’archives dont nous disposons, nous avons dû avoir recours à l’enquête
orale auprès de personnes âgées ayant exercé cette activité. La mémoire

760
Iberraken (F.), « Les colporteurs kabyles entre 1840 et le début du XXe siècle », article dactylographié, p.
1.
281
collective sera aussi sollicitée pour nous livrer des informations et appuyer
notre analyse. Toutefois, des zones d’ombre vont persister, raison pour
laquelle nous n’avancerons que des hypothèses qui resteront à étayer.

I Des colporteurs et des réseaux : essai de définitions

Pour appréhender les colporteurs et leur commerce dans la Tunisie


coloniale, il faudrait, à notre sens, commencer par situer ce phénomène
dans la longue durée. A dos d’âne, et parfois à dos de mulet et rarement à
dos de cheval, le colporteur se déplace dans les campagnes pour vendre un
certain nombre de produits achetés en ville. Ils sont déposés dans deux gros
coffins, chouari, attachés de part et d’autre du dos de l’animal, formant le
zembil761, en plus du petit coffret, le sandouk, où sont rangés échantillons de
produits délicats, essentiellement, des produits de beauté comme le henné
ou de petites glaces ou encore des tissus précieux pour femmes, de la
passementerie, ainsi que certains produits fabriqués...Mais parallèlement à
certains produits nouveaux introduits par l’économie coloniale, d’autres
produits anciens, à caractère surtout agricole ou alimentaire762 comme
l’huile, le son et le sel763, sont charriés par ces colporteurs.

Outre cette ambivalence ou de ce dualisme qui caractérise cette activité


une constatation se dégage : le colportage est lié, en plus de l’essor
commercial des villes qui fournissent l’essentiel des produits de ce
commerce, à une certaine sécurité des campagnes, ce qui n’empêche pas le
colporteur d’être toujours accompagné par un autre pour pouvoir se
défendre. Cette activité s’est donc développée, du moins au cours de la
période moderne, lorsque l’Etat husseinite a établi au cours du XVIII son
contrôle sur l’essentiel du territoire de la régence garantissant un certain

761
Le zembil est fabriqué en alfa. Parfois deux grands coffrets en bois peuvent remplacer le zembil
762
Par le décret beylical du 30 mars 1912 et celui du 29 décembre 1913 l’administration coloniale a tenté de
réglementer le colportage de produits alimentaires. Nous pouvons lire dans le dernier texte publié par le
Journal Officiel du 31 dé1913 : « Toute personne, quelle que soit sa nationalité, se livrant en dehors des
territoires communaux à l’achat ou à la vente en colportage des produits alimentaires…sera astreinte au
paiement d’un droit de licence dont le taux est fixé à six francs par an ».
763
Certains colporteurs sahéliens, qualifiés de Hammar zeyt, se sont spécialisés dans la commercialisation de
l’huile d’olive. Nous développerons ce phénomène ainsi que celui du commerce du sel qui était un monopole
d’Etat et qui faisait l’objet de contrebande alimentée, entre autres, par ces colporteurs.

282
calme et une certaine paix764. Nous comprendrions ainsi pourquoi le
colportage est mentionné dans les études que nous connaissons à partir de
l’époque de Hammouda Pacha qui a tenté de réglementer le commerce,
particulièrement celui du colportage765.

Ce contrôle à la fois politique et économique du territoire assuré par


l’Etat s’est renforcé au début du XIXe siècle avec la création d’un ensemble
de souks hebdomadaires766 remplaçant les foires annuelles alimentées par
les tribus marchandes comme souk Bousdira767. C’est alors que les
colporteurs se substituèrent aux tribus marchandes profitant ainsi de la
politique de territorialisation menée par l’Etat. Toutefois, il est à préciser
que tout en profitant de ces conditions créées par l’Etat, les colporteurs
tentent de l’éviter. En effet, dans une époque marquée par une lourde
fiscalité visant les paysans des campagnes et les commerçants des villes, y
compris les souks ruraux, ils sont les seuls à échapper à ces ponctions768. Le
colportage acquiert ainsi la forme d’une activité informelle, raison pour
laquelle il est en rapport avec des activités illicites comme la contrebande et
l’usure.

Après avoir tracé les grands du colportage au cours de la période


moderne, il serait intéressant de voir l’impact de la donne coloniale sur cet
échange. Ce nouveau contexte offre, en effet, des conditions propices à
cette activité : le quadrillage administratif et militaire du territoire
fournissant plus de sécurité, l’introduction d’un grand nombre de produits
sur le marché urbain, le développement de l’économie monétaire et la
construction d’un réseau de chemins de fer et de routes favorisent, dans un
pays comme la Tunisie ou l’Algérie coloniale, l’essor de ce commerce
ancestral. Sans être un agent de la nouvelle économie coloniale, le colporteur

-2004 ‫ تونس‬,‫ كلية العلوم االجتماعية و اإلنسانية‬،‫ نشأة المجال‬:‫ إيالة تونس بين قرنين السادس عشر و التاسع عشر‬،)‫ بن سليمان(فاطمة‬764
2005
،‫ تونس‬،‫ دكتوراه في التاريخ كلية اآلداب والعلوم‬،1837-1740 ‫ آل بن عياد بين سنوات‬: ‫ تطور عائلة مخزنية بتونس‬،)‫ سعداوي (ابراهيم‬8
.563 ‫ص‬
146-145 ‫ عدد‬،‫ الكراسات التونسية‬,"‫ " أضواء على األسواق الريفية بالبالد التونسية خالل القرن التاسع عشر‬، )‫ بن طاهر (جمال‬766
99-65 ‫ ص‬1989 -1988
.2006 ‫ ماي‬،‫ نص مداخلة في ندوة مراكش‬،‫ " شبكات التواصل وتحييز المجال في البالد التونسية خالل الفترة الحديثة‬، (‫ هنية )عبد الحميد‬767

283
participe à sa manière à la redistribution des produits fabriqués arrivant ainsi
à conquérir la population rurale et même tribale.

Les premières années de l’indépendance de la Tunisie n’ont pas permis


de mettre un terme au colportage qui a survécu jusqu’aux années 1960
comme une sorte de butte témoin d’une ancienne époque769. La
concomitance de la fin de ce phénomène avec celle des derniers vestiges de
la colonisation incarnée par le départ des derniers colons en 1964, ne laisse-
t-elle pas à penser que le contexte colonial a intensifié le colportage qui
aurait connu son apogée à ce moment ?

Quoi qu’il en soit, une conclusion provisoire s’impose: contrairement à


l’Europe où les nouveaux moyens de transport et l’économie capitaliste ont
mis fin t au colportage, des données presque similaires ont produit en
Tunisie, et peut-être au Maghreb, un résultat inverse. Cela est-il dû aux
structures économiques et sociales de tels pays ou bien à la nature et à
l’organisation des colporteurs bien ancrées dans la culture locale et évoluant
souvent en réseaux ?

Certes, le colportage a cessé au cours des années 1960, mais le


phénomène a connu une certaine métamorphose puisque les mêmes
réseaux gardant les mêmes itinéraires utilisent de nouveaux moyens de
transport pour s’adonner au commerce d’autres produits. Citons l’exemple
du réseau sahélien de khaddharra et de négociants qui sillonnent les plaines
du Nord pour se procurer des produits agricoles comme certaines
productions maraîchères, des olives ou des aliments de bétail. A l’instar du
réseau des colporteurs kabyles qui, suite à la décolonisation, ont émigré en
France où ils ont renforcé leurs liens de solidarité et d’affaires, celui des
M’sakni, dont il sera question dans les pages suivantes, s’est servi de
l’espace d’accueil de la côte d’Azur pour développer essaimage et

768
H’sen Ben Farah, un ancien colporteur de M’saken nous a affirmé que le bayya’ ne payait aucun impôt et
ne subissait aucun contrôle, ce qui permettait d’augmenter sa marge de profit.

284
entreprenariat de confiance770 débordant le cadre de la France stimulant ainsi
un nouveau type d’échange économique avec le pays d’origine. L’essor du
colportage dans le cadre d’une économie de marché aurait-il connu, à la
faveur dynamique coloniale, une forme de capitalisation qui prendra un
aspect purement capitaliste grâce à la restructuration et à la l’adaptation
des mêmes réseaux dans le nouveau contexte d’ouverture de l’économie
mondiale ?

Une autre question demeure : La notion de réseau est-elle réellement


appropriée aux colporteurs œuvrant en milieu colonial ?

Parlant des marchandises Marx a insisté sur le fait qu’«elles passent


d’une main dans l’autre sur toute la ligne »771. Cette ligne constitue une
chaîne ou un réseau, qui en plus du produit, mérite étude et réflexion. Le
réseau associe donc un certain nombre de personnes dans une opération
donnée. Toutefois, il faut remarquer qu’il n’est pas uniquement un ensemble
d’individus, c’est aussi l’ensemble des liens d’interdépendance entre les
membres d’un même groupe, et entre ce dernier et chaque individu. Autant
le réseau est au service de l’individu autant celui-ci doit l’être à son tour772.

La confiance et la solidarité sont à la base de chaque réseau, d’où sa


force et son efficacité773. Le développement des affaires s’est souvent fait, du
moins en Europe capitaliste, dans le cadre de réseaux constitués à l’échelle
de familles774, de régions, de corporations ou de solidarités religieuses. Le
commerce et la banque constituent un bel exemple de fonctionnement de
réseau au point qu’on parle de banque protestante ou de banque juive. Les
réseaux sont ainsi liés à une communauté et parfois une diaspora comme un
réflexe d’autodéfense mais aussi comme une volonté d’ouverture.

770
Bourguiba (T.), « Lieux de déploiement identitaire et réseaux de parenté : La formation socio-spatiale
msaknie entre espace patrimonial et espace d’accueil (la Côte d’Azur) », in Mawarid, n°9 - 2004, p. 37-80
771
Le Capital., livre I, Flammarion, Paris, 1985, p. 77-78.
772
Dedieu (J.P.), "Approche de la théorie des réseaux sociaux" et "L'historien de l'administration et la notion
de réseau", in Dedieu et Castellano, Réseaux, familles et pouvoirs..., CNRS Editions, Paris, 1998, p. 7-30
et 247-263.
773
Lemieux (V.), A quoi servent les réseaux sociaux ? Québec, PUF, 2000.

285
La stratégie de conquête et d’ouverture est une deuxième condition
nécessaire à chaque réseau. Autant celui-ci est fermé, puisqu’il mobilise
uniquement ses membres, autant il est ouvert sur autrui dans un objectif
d’intérêt matériel ou immatériel. Des liens sont ainsi tissés avec l’Autre, ce
qui permet de créer différents cercles d’alliance autour du réseau pour le
consolider de l’extérieur. Le réseau obéit, en fin d’analyse, à deux forces,
l’une interne, l’autre externe. Faute de cette ouverture et de cette conquête,
les réseaux ne sont plus nourris et soutenus et ils finissent par péricliter et
disparaître. Il faut reconnaître que L’évolution politique et administrative de
la deuxième moitié du XXe siècle a fait que des réseaux fonctionnels, créés à
l’échelle d’une même institution ou d’un même espace, ont remplacé les
anciennes formes de solidarité. Indépendamment de cette évolution les
réseaux demeurent un instrument efficace utilisé par tous les acteurs
sociaux775.

Un troisième élément est à notre sens nécessaire pour qu’il y ait


effectivement réseau, à savoir une assise matérielle. La solidarité, la
confiance et les liens d’interdépendance n’ont aucun sens s’ils ne trouvent
pas une concrétisation dans une réalité donnée. Cette assise matérielle
pourrait être la cour royale, le parti politique, l’entreprise, la zouya ou le
territoire.

Ces trois conditions, à savoir les liens d’interdépendance et de


confiance, la stratégie de conquête et d’ouverture et les assises matérielles,
étaient fournies pour les colporteurs de la Tunisie coloniale leur permettant
d’agir dans le cadre de chaînes de solidarité bien circonscrites dans l’espace
constituant de véritables réseaux territorialisés.

II Des réseaux territorialisés

Une enquête de 1910 effectuée dans le contrôle civil de Bizerte, pour


ne citer que cet exemple, parle de marchands ambulants maltais, italiens,

774
Coston (H.), (sous la dirction), Dictionnaire des dynasties bourgeoises et du monde des affaires, Editions
Alain Moreau, Paris, 1975.
775
Lemieux(V.), Les réseaux d’acteurs sociaux, PUF, première édition, p.141, Paris, 1999.

286
israélites et musulmans tunisiens776. De même, la mémoire collective a gardé
l’image et le travail de la Dellala, dame généralement d’origine espagnole et
d’un certain âge, qui accède au monde des femmes pour écouler ses
produits transportés dans un sac tenu sur son dos ou sur sa tête. C’est alors
que nous sommes en présence d’une diversité de colporteurs qui agissent
individuellement ou dans le cadre d’un réseau. Bien que des acteurs de types
très différents se soient adonnés au colportage en Tunisie coloniale, nous
avons pu réduire à trois les types de réseaux, qui correspondent à trois
catégories ayant chacune une origine géographique et une appartenance
culturelle distincte, à savoir les Juifs, les Sahéliens et les Kabyles.

Le réseau juif

L’état actuel de la documentation ne nous permet pas d’approfondir


cette question777, néanmoins, il nous semble que ce réseau de colporteurs
juifs est le plus ancien dans la régence résultat du rapport entre l’interdiction
faite aux Juifs de posséder des terres et le commerce778. Nous constatons à
cet égard la coexistence de deux types de réseaux : le premier a pour espace
la ville et sa proche périphérie et le deuxième s’étend au monde rural, voire
même tribal.

Le premier est celui des Kharraj. Il s’agit de commerçants ayant leurs


boutiques dans une ville et qui se déplacent aux marchés ruraux
hebdomadaires pour écouler leurs produits. Ce n’est pas le boutiquier lui-
même qui entreprend ce déplacement, mais plutôt un de ses parents ou de
ses coreligionnaires. Ces derniers opèrent avec les souak qui sont des ruraux
qui viennent écouler une partie de leurs productions et s’approvisionner en
produits de la ville. Le cas des Kharraj de la ville de Kairouan en fournit un

776
A.N.T. (Archives nationales tunisiennes), série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Bizerte
au résident général, 26/10/1910.
777
Les sources d’archive relatives à l’histoire des Juifs de Tunisie de la période préccoloniale recensées par
Ridha Ben Rrejeb ne traitent pas du colportage, voir « Les Juifs de Tunisie à l’époque précoloniale à travers
les fonds des archives nationales tunisiennes », in Histoire communautaire, Histoire plurielle, la communauté
juive de Tunisie, Actes du colloque de Tunis organisé les 25-26-27février 1998 à la Manouba, CPU, 1999, pp.
65-81.
778
Cette situation changea avec le pacte fondamental qui accorda depuis 1857 aux non musulmans, parmi
lesquels les juifs, le droit d’acquérir des biens immeubles.

287
bon exemple. « Ils sont au nombre de 6 à Kairouan, tous d’origine israélite,
affirme le contrôleur civil, et se nomment Khelifa el Mokni, Khialou Syllan,
Zakkine Ben Rebbi Khelfa, Abraham Ben Yacoub, David Kheddadja,
Bechinou » 779. Le commerce de ces derniers est décrit à merveille par le
même contrôleur civil qui met en relief la présence de l’usure parallèlement à
leur activité marchande.

Souak dont le mouvement se fait dans un sens centripète et Kharraj se


déplaçant dans un sens centrifuge se rencontrent à la périphérie de la ville,
sorte de relais ou d’espace neutre vers où convergent gens, produits,
techniques, idées et langages de la société urbaine et la société paysanne. Si
la mobilité se trouve à la base de ce commerce, l’ouverture, par contre n’est
que partielle ; elle cède souvent la place à la méfiance, raison pour laquelle le
règlement comptant est de rigueur dans ce type d’échange. L’espace et le
temps circonscrits de ce commerce, l’origine citadine des uns et
l’appartenance rurale des autres, beaucoup que le facteur ethnique,
renforcent les frontières entre deux catégories amenées à se côtoyer et à
s’ouvrir provisoirement pour se refermer par la suite.

Le deuxième type de réseau juif est celui des colporteurs qui sillonnent
certaines zones rurales. Ces juifs sont avant tout des citadins qui quittent la
ville tout en s’approvisionnant de ses produits pour entreprendre leur
aventure ailleurs. Leur activité obéit au modèle décrit par L. Valensi faisant
allusion à une « division du travail qui correspondait en une
complémentarité entre activité agraire et activité artisanale et petit
commerce ; entre villes et régions rurales »780. Faudrait-il rappeler ici que
malgré le nombre d’études relatives à l’histoire de la communauté juive du
Mahgreb781 et particulièrement celle de Tunisie782, nous disposons de peu

779
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Kairouan au résident général, 28 octobre
1910.
780
« Une histoire des Juifs de Tunisie est-elle nécessaire ? est-elle possible ? », in Histoire communautaire,
Histoire plurielle, la communauté juive de Tunisie, op. cit., p. 57.
781
Taïeb (J.), Etre Juif au Maghreb à la veille de la colonisation, Albin Michel, Paris, 1994.
Attal (R.), Les Juifs d’Afrique du Nord : Bibliographie, Edition refondue et élargie, Yad, Izhaq Ben-zvi et
Université Hébraïque, Jérusalem, 1993.

288
d’informations au sujet du travail des colporteurs juifs en milieu rural. Les
travaux réalisés à ce sujet ont traité de cette communauté en tant qu’élite
économique citadine liée à la cour beylicale, au négoce et au commerce
maritime783, raison pour laquelle un grand nombre de cette minorité s’est
installé dans des villes côtières comme Tunis, Sfax, Sousse784, Jerba et Gabès.
Des travaux ayant établi une nomenclature des professions des juifs de
Tunisie ont mentionné le colportage entrepris par ces derniers comme étant
une activité touchant l’ensemble du territoire de la régence785. Néanmoins, la
mémoire collective a retenu ce type de commerce uniquement pour les
territoires de Sud tunisien. Deux cas mieux connus sont à citer à cet égard :
le premier est celui des juifs de Gafsa et d’El-Guetar qui se déplacent dans la
proche couronne de la ville, ce qui permettrait d’y revenir le soir ; le
deuxième est celui des juifs de Jerba qui vont vers les villages et petites villes
des plaines littorales. Ils sont appelés par les populations de la région de
Tataouine et de Mednine, chayyed, terme qui signifie crieur, ou challeg alors
que les habitants de Gafsa et d’El-Guetar parlent de choualgui ou chlelgui,
c’est-à-dire marchand de tissus. Même d’autres produits sont présents, c’est
la vente des tissus qui prime, peut-être vu l’importance du tissage dans des
contrées comme l’île de Jerba et le Jerid. Pour les populations du sud ouest
et du sud est le colporteur est avant tout un juif. C’est le même phénomène
qui a été souligné pour le sud ouest marocain notamment les zones rurales
proches de la ville d’Essouira domineés par le colportage juif786.

Mise à part la confession, le réseau commercial juif présente, avec ses


deux composantes, une certaine spécificité qui mérite d’être soulignée :

782
Larguèche (A.), Les ombres de la ville. Pauvres, marginaux et minoritaires à Tunis (XVIIIème et XIXème
siècles), CPU-Fac des Lettres de Manouba, Tunis, 1999, pp. 360-363.
‫ كلية العلوم‬، ،‫ شهادة التعمق في البحث جامعة تونس األولى‬،1948 ‫ األقلية اليهودية بتونس من انتصاب الحماية إلى‬،)‫العالقي (عبد ااكريم‬
.1993-1992 ‫ تونس‬،‫اإلنسانية واالجتماعية‬
‫ دراسة في األدوار االقتصادية من خالل سجالت المتجر‬،‫ النخب اليهودية في تونس وموقعها من االقتصاد والسلطة‬،)‫ بن رجب ( رضا‬783
.2003 ‫ تونس‬،‫ كلية العلوم اإلنسانية واالجتماعية‬،‫ دكتوراه في التاريخ‬،1857-1685 ،‫وااللتزام في الفترة الحديثة‬
‫ دار محمد علي صفاقس وكلية اآلداب‬، 1939 -1881 ‫ مدينة سوسة‬،‫ الجاليات األوروبية في ظل اإلستعمار الفرنسي‬،) ‫ جرفال (كمال‬784
.2001 ‫ تونس‬، ‫والعلوم اإلنسانية سوسة‬
785
Jamoussi (H.), Juifs et chrétiens en Tunisie au XIXè S : Essai d’une étude socio-culturelle des
communautés non-musulmanes (1815-1881), Thèse de Doctorat en Histoire, Fac des Sciences Humaines et
Sociales, Université de Tunis I, 1998-1999, dactylographié, tableau n 5 : p. 126
،‫ تعريب خالد بن الصغير‬،1886- 1844 ‫ المجتمع الحضري واإلمبريالية في جنوب غرب المغرب‬، ‫ تجار الصويرة‬، )‫ شروتر (دانييل‬786
.167 ،‫ ص‬،1977 ،‫ الرباط‬،‫كلية اآلداب والعلوم اإلنسانية‬
289
- L’activité des Kharraj et des colporteurs juifs est liée à la ville et à la
boutique. C’est un complément ou un appoint au commerce citadin qui
cherche à gagner d’autres espaces et d’autres clients extra-muros. Toutefois,
le marchand, le produit et le capital sont issus de la ville et leur point de
départ demeure l’échoppe appartenant au négociant ou au simple boutiquier
juif.

- Les territoires ciblés par le réseau juif restent proches du centre, c’est-
à-dire de la ville qui constitue un point d’ancrage pour ces commerçants. Les
distances parcourues et les espaces desservis ne sont pas éloignés car ces
hommes, surtout ceux qui parcourent les contrées du sud tunisien, ne
peuvent pas trop supporter les aléas d’un milieu difficile où la population est
très parsemée. Il est vrai aussi que les colporteurs juifs dont la plupart sont
de la catégorie de Twànsa ne veulent pas prendre des risques en s’éloignant
de leur communauté. Ainsi, la mobilité des colporteurs juifs entretenant des
liens avec le monde rural montre que l’image du Juif cantonné dans la Hara
est à nuancer.

- Etant issu de la ville, le réseau juif s’intègre parfaitement dans le cadre


d’une économie de marché. La monnaie, le capital, le profit et le prêt à
intérêt constituent l’épine dorsale de ce système787. Bien qu’il soit
confessionnelle- ment fermé, ce réseau est économiquement ouvert, non
point de par la nature de sa clientèle arabe ou berbère, mais aussi par son
intégration dans des circuits d’envergure plus globale. Nous soupçonnons en
effet ce réseau local du sud tunisien de profiter du grand commerce
caravanier notamment celui de Ghadamès ou encore la caravane du
pèlerinage788. Il en est de même du commerce maritime assuré par l’île de

787
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne. Ebauche d’un réseau bancaire au Maghreb (1874-1914),
Faculté des Lettres Manouba, Tunis, 2003, pp. 3344-345.
788
Martel ( A.), Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie (18811-1911), PUF, Paris, 1965, T1, p. 95-96.
Gharbi (M.L), « Du Sahara oriental au sud tunisien de la fin du XIXe siècle : La construction d’un
nouveau territoire » in Le Sud Tunisien de l’Occupation à l’Indépendance 1881-195, actes du XIIe colloque
international organisé par l’ISHMN les 6-7 et 8 mai 2004, Tunis, 2005, p. 36-38.

290
Jerba qui, d’une manière ou d’une autre, alimente le commerce des
colporteurs juifs.

Ainsi, il nous semble que les colporteurs juifs appartenaient certes à un


réseau local couvrant le sud tunisien qui fait lui-même partie de deux
systèmes transcontinentaux, à savoir le grand commerce caravanier et le
commerce maritime, ce qui témoigne, encore une fois, du degré d’ouverture
et de dynamisme de ce type d’échange. Les produits de ce commerce ont été
alimentés par la mise en place du colonialisme français en Tunisie et de
l’occupation italienne en Tripolitaine, aidant ainsi au développement et à la
pénétration dans les contrées éloignées, de nouveaux biens de
consommation. La contrebande qui se développe autour de la frontière
aurait eu, elle aussi, le même effet. L’ascension économique des juifs intégrés
au capitalisme colonial789 est un autre facteur de dynamisme et d’ouverture
de ce type d’échange.

Par son ouverture, le réseau juif nous rappelle une autre chaîne, celle
des Sahéliens opérant dans différentes parties de la régence.

Le Sahel, foyer de colporteurs ou les réseaux sahéliens790

C’est le plus important réseau du point de vue effectif et diversité des


hommes engagés dans ce type d’échange, mais aussi du point de vue de son
extension territoriale. Connu par l’ancienneté et la densité de son
urbanisation791 et défini avant tout comme une région humaine792, le Sahel
est réputé aussi par les traditions commerçantes de ses habitants. Cette forte
présence humaine a poussé une population ayant certaines origines

.‫ المرجع المذكور‬،1948‫ األقلية اليهودية بتونس من انتصاب الحماية إلى‬،)‫ العالقي (عبد ااكريم‬789
790
Ce terme désigne les habitants du Sahel tunisien. Le mot Sahel qui signifie rivage, région littorale
s’applique, en Tunisie, à une région nettement individualisée…Le Sahel est essentiellement l’arrière pays des
vieilles cités de Sousse, se Sousse et de Mahdia, J. Despois, La Tunisie orientale, Sahel et basse Steppe, étude
géographique, Paris, PUF, 1955, p. 287.
Il est à remarquer que les limites du Sahel qui correspond à l’ancien Bysacium n’ont pas cessé de s’étendre
surtout vers le nord et vers l’intérieur à la faveur de la dynamique économique et humaine de cette région.
791
Bachrouch (T.), « Le Sahel, essai de définition d’un espace citadin », in Les Cahiers de Tunisie, n° 137-
138, 3è et 4è trimestre 1986, pp. 209-265.
792
Despois (J.), La Tunisie orientale…, op. cit, p.287.

291
phéniciennes illustrées entre autres par la ville d’Hadrumète793, et donc une
tradition mercantile, à s’adonner au commerce. Ouvert sur la mer, le Sahel a
pu facilement s’intégrer pendant la période coloniale dans l’économie
capitaliste par le biais de la ville de Sousse qui a connu un véritable essor
grâce à son nouveau port qui assurait notamment l’exportation de l’huile
d’olive794. Doté d’un avant-pays maritime, mais aussi d’un arrière-pays795, le
Sahel joue désormais le rôle de courroie de transmission entre l’économie
coloniale et l’économie locale. Les colporteurs qui trouvent chez les
commerçants musulmans et juifs produits et capitaux à acquérir pour les
redistribuer ailleurs, constituent l’un des maillons de cette chaîne.

Au-delà des différences d’une ville ou d’une bourgade à l’autre, le Sahel


envoie régulièrement un certain nombre de colporteurs commercer ailleurs.
Certains terroirs prédisposent leurs fils, affirme J. Berque, à telle ou telle
carrière parmi lesquelles le colportage et le commerce796. Des habitants de
bourgades comme M’saken ou Moknine, de villages comme Akkouda ou
Saheline797 ont souvent exercé plusieurs types de commerce, entre autres, le
colportage devenu une habitude acquise.

Parallèlement aux colporteurs permanents qui agissent en véritables


commerçants, des témoignages de contemporains assurent que des paysans
poussés par l’insuffisance de leur gain ou par vacuité saisonnière, se
transforment à l’occasion en colporteurs, distinction confirmée aussi par
l’étude de J. Despois798. Ainsi, il est fréquent qu’au Sahel, où la population est
connue par son labeur, que des hommes et des femmes s’adonnent à deux
activités d’une manière simultanée ou alternée.

793
Ben Younes (H.), « Le Sahel préromain, pays des Libyphéniciens », in Du Byzacium au Sahel. Itinéraire
historique d’une région, collectif, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, l’Or du Temps,
Tunis, 1999, p. 18-19.
‫ ورد في من البيزاكيوم إلى‬،"‫ "التحديث والمستوطنون الفرنسيون في الساحل التونسي مع اطاللة القرن العشرين‬،)‫ بديرة (المازري‬794
.58-35 ‫ ص‬،‫ تبر الزمان‬،‫ كلية اآلداب بسوسة‬،‫ جامعة الوسط‬،‫الساحل مسيرة منطقة تونسية عبر العصور‬
795
Lamine (R.), Villes et Citadins du Sahel, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, Tunis,
l’Or du Temps, Tunis, 2001.
796
Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris, 1987, p.166.
797
Despois (J.), La Tunisie orientale…, op. cit., p.314.
798
Cet auteur parle d’une forme saisonnière de colportage, La Tunisie orientale, op. oit, p.314.

292
Qu’ils soient permanents ou saisonniers, les colporteurs sahéliens vont
dans les régions céréalières notamment pendant deux moments définis par
une expression locale baad el kaaba et baad el habba799, c’est-à-dire après la
cueillette des olives (kaaba) et après la moisson (habba). Ces deux périodes
qui correspondent à la fin des travaux agricoles au Sahel coïncident avec la
belle saison, c'est-à-dire le printemps puis l’été, permettant ainsi d’éviter les
aléas climatiques lors des déplacements. Par ailleurs, c’est à partir de la fin
du printemps qu’on commence dans les zones céréalières à tondre les
moutons pour se consacrer par la suite à la moisson, ce qui permettrait aux
colporteurs sahéliens de trouver ces produits en abondance et donc à une
valeur réduite. La complémentarité n’est pas uniquement au niveau des
produits puisque les colporteurs sahéliens ramènent surtout la laine et le blé,
produits rares au Sahel, mais elle est palpable aussi au niveau du calendrier
agricole. Même si le troc est de rigueur puisque les colporteurs vendent leurs
produits contre la laine ou le blé, la monnaie n’est pas exclue dans ce type
d’échange car ces denrées sont souvent revendues en fin de parcours.
L’argent obtenu à l’aval vient consolider ou compenser le capital dépensé
par le colporteur en amont. Ainsi, le colporteur sahélien constitue une sorte
d’articulation entre l’économie de subsistance et l’économie monétaire
contrairement au réseau juif qui s’insère presque intégralement dans
l’économie de marché et dans l’économie urbaine.

Nonobstant sa portée économique le colportage a ses propres circuits


avec une certaine répartition territoriale qui permettrait, peut-être, de
parler d’une multitude de réseaux sahéliens.

- Les Mokni au Cap Bon

Des colporteurs de Moknine ont pris l’habitude d’aller jusqu’à l’extrême


pointe du Cap Bon en traversant régions et bourgs ruraux mais aussi des
villes comme Menzel Témime et Kélébia. Deux relais sont inévitables sur la
route du Cap Bon : Bouficha et Barraket Essahil (ou essahli). La proximité de
la région et la construction d’une route moderne ont fait que la ‘araba ou la

799
Ce proverbe nous a été révélé par Haj Mahmoud El Guezzah de Msaken

293
camionnette, surtout au XXe siècle800, a remplacé le bourricot ou le chameau
d’autant plus qu’elle a permis de transporter une quantité plus importante
de produits. C’est surtout l’alfa, ramenée de la Steppe, mais aussi le sel,
produit de contrebande parce qu’il faisait partie du monopole, qui étaient
acheminés au Cap Bon. Connaissant parfaitement le Sahel, ces colporteurs
arrivent à accéder clandestinement aux différentes salines, en empruntant
des chemins peu connus afin de s’approvisionner gratuitement en sel. La
poterie émaillée, les nattes et les produits de vannerie de Moknine sont
vendus au Cap Bon et particulièrement à Nabeul où l’on fabrique une poterie
commune et d’autres produits dérivés de l’alfa. En plus du blé, d’autres
aliments comme le son qui a l’avantage de camoufler dans des sacs des
produits de contrebande, étaient ramenés au Sahel. En plus de ces produits
locaux témoignant de l’ancienneté de cette activité, des produits nouveaux
sont insérés dans ces circuits d’échange.

Si les Mokni vont au Cap Bon, d’autres catégories de Sahéliens, comme


les Akkoudi et les Msakni, ont choisi d’autres régions.

- Les Akkoudi à Frigua

Se situant dans l’arrière pays de Sousse, Akkouda souffre de l’étroitesse


des ses terres. Le commerce entrepris vient compléter la production
insuffisante d’une agriculture pourtant intensive d’autant plus que les
Akkoudi sont connus par leur ouverture économique et sociale
contrairement aux habitants du village voisin, Kalaa’ al Kbira, à vocation
avant tout agricole. Une enquête couvrant l’entre-deux-guerres et fondée sur
les registres des ‘Adoul a recensé 78 colporteurs d’Akkouda et un seul de
Kalaa’ al Kbira801. Même si le colporteur akkoudi est appelé par les habitants

800
Despois (J.), La Tunisie orientale…, ibid., p.314.
Des témoins nous ont parlé de la fameuse karrita qui, pour un certain moment de l’histoire de la Tunisie, a
joué un rôle très important aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Suite à la construction du réseau
ferroviaire et du réseau routier des karrita, sorte d’araba introduite, semble- t-il par les Andalous, ont joué un
rôle de jonction entre les gares et les campagnes les plus refoulées. A Tunis, les Krartiya d’origine surtout
Metoui ont assuré le transport des céréales entre le port et différents points de la ville.

،‫ شهادة دكتوراه‬،‫ القلعة الكبرى وأكودا نموذجا‬:‫ األوض اع االقتصادية واالجتماعية بظهير سوسة في ما بين الحربين‬،)‫ اللطيف (علي‬801
376801 ،‫ ص‬، 2000-1999 ‫جامعة تونس األولى كلية العلوم االنسانية واالجتماعية بتونس‬

294
de ce village hammar, 802
il arrive que d’autres moyens, tel que le cheval,
soient utilisés…

Même s’ils font le même travail que les autres colporteurs, ceux
d’Akkouda se distinguent par la spécialisation de certains produits parmi
lesquels l’huile d’olive : les sources parlent de hammar zeyt803. Quant aux
régions convoitées par ces derniers, le terme Frigua est omniprésent dans les
sources écrites, comme les actes notariés établis entre certains colporteurs
et leurs partenaires, et les sources orales. Malgré l’étendue de ce territoire,804
trois points sont souvent cités : Sidi Bourouis, Tajerwouine et Béja, mais
avant d’arriver à de telles contrées le premier point visité est celui
d’Essouassi. Ce territoire proche du Sahel est une zone d’intersection et de
bifurcation entre les colporteurs Akkoudi et les colporteurs Msakni.

- Les Msakni à Gammouda… et en Algérie

Comme pour les Akkoudi, les colporteurs Msakni se divisent en deux


catégories, des commerçants réguliers et d’autres temporaires travaillant en
dehors des périodes de travaux agricoles du Shahel. Deux destinations se
dessinent : la première classique, elle n’attire pas un grand nombre de
Bayyaa Maskni vu la concurrence d’autres colporteurs : il s’agit de Frigua et
particulièrement les pays de Béja et de Mateur. L’essentiel des commerçants
Msakni, appelés aussi saffar, c’est-à-dire voyageur, se dirige vers les Hautes
Steppes.

Après Essouassi, le premier territoire visité est la riche région céréalière


de Robba-Siliana. Alors que certains s’arrêtent à ce niveau, d’autres
continuent vers Gammouda en allant même jusqu’en plein territoire algérien
notamment la région de Tébessa, nous ont rapporté des acteurs de
l’époque805. C’est cette longue distance parcourue par le Bayyaa Msakni,

802
Hammar, le terme Himar, c’est-à-dire bourricot, est à l’origine de cette appellation.
. 408.‫ ص‬، ‫ نفس المرجع‬،)‫ اللطيف (علي‬803
‫ العدد العاشر‬،‫ روافد‬،"‫ مسار مجال خالل الفترة الحديثة والمعاصرة‬:"‫ "من "افريقيا" إلى "الشمال الغربي‬،)‫ غربي(محمد األزهر‬804
.154-143‫ ص‬،2005
805
Témoignage de Haj Mohamoud El Guezzah de Msaken et de H’san Ben Fareh, ancien colporteur Msakni.

295
avec ce qui en découle comme éloignement et absence prolongée, qui est à
l’origine du terme saffar que lui donnent les habitants de sa ville.

Par leur percée en territoire algérien, les Msakni assurent une ouverture
économique et territoriale entre deux pays voisins réalisant ainsi la même
opération que les colporteurs kabyles oeuvrant en Tunisie, quoique le
mouvement se fasse dans deux sens opposés. D’ailleurs, une rivalité
impitoyable a souvent opposé, en Tunisie, le réseau sahélien et le réseau
kabyle puisque celui-ci s’étend, parfois, jusqu’au Sahel806.

Le réseau kabyle en Tunisie

Les conditions de vie de montagne qui a souvent alimenté, selon


Braudel, les plaines en hommes, ont obligé ces derniers à s’adonner à ce
commerce devenu une tradition en milieu kabyle. Si nous connaissons le
travail des colporteurs kabyles en milieu algérien au cours du XIXe siècle807
nous ignorons l’extension de leur commerce en Tunisie d’avant 1881. Il
semble toutefois que les visées françaises sur ce pays ont facilité leur
incursion dans ce territoire. L’occupation de la Tunisie a laissé libre cours à
leur commerce. Ils parviennent à se procurer facilement auprès des autorités
coloniales algériennes des permis de voyage et de circulation donnant une
légalité à leur mobilité et à leurs opérations mercantiles en Tunisie808.

Du point de vue territorial, les déplacements et les opérations des


colporteurs kabyles, notamment lors des deux dernières décennies du XIX e
siècle, se faisaient le long de la frontière alogéro-tunisienne. Leur commerce
couvrait une frange allant du territoire des Majer et Frechich au sud jusqu’à
Souk el arba’a, au nord809. Leur réseau s’est étendu par la suite à d’autres
parties de la Régence particulièrement à l’ensemble des caïdats du nord. Il
est évident que cette percée est faite dans des zones à forte population
algérienne qui était dans certaine mesure une clientèle assurée.

806
A.N.T., Séie E, lettre du contrôleur civil de Sousse à la Résidence générale, 29 octobre, 1929.
807
Iberraken (F.), Les colporteurs kabyles…, op. cit.
808
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/1, rapport du secrétaire général du gouvernement, 26 mai 1907.
809
M’halla (M.M.), Le développement du capitalisme dans la Tunisie coloniale 1881-1936, Thèse de III
cycle, Paris VII, 1978-1979, dactylographié, pp. 80-83.
296
Inquiétées par les proportions de ce commerce, les autorités du
protectorat ont décidé en 1910 de mener une enquête sur ce phénomène810.
Des mesures prises contre des kabyles811, parmi lesquelles leur renvoi en
territoire algérien, n’ont pas empêché leur commerce de perdurer en Tunisie
jusqu’au début des années 1960. L’indépendance de l’Algérie et la naissance
de deux Etats nationaux, en plus des nouvelles conditions socio-économiques
du milieu du XXe siècle, furent seules capables à mettre un terme à cette
activité.

En somme, l’extension du réseau kabyle couvre deux pays voisins, en


l’occurrence l’Algérie et la Tunisie, témoignant de ce fait de son étendue et
de la perméabilité de la frontière, ce qui constitue en soi une certaine forme
de continuité d’ouverture et de communication territoriale. Ce commerce
s’érige en véritable chaîne surmontant les barrières et les vicissitudes
politiques afin de protéger ces échanges qui se veulent neutres sans aucune
couleur politique, ethnique ou autre. Toutefois, nous disposons de certains
exemples permettent de prouver les imbrications politiques et humaines des
éléments de ce réseau.

Ces derniers ont, en effet, profité d’un contexte politique favorable, à


savoir la présence coloniale française dans les deux pays ce qui a facilité leur
entrée en Tunisie au lendemain de 1881. Par ailleurs, les Kabyles ont noué
des liens avec les Algériens de Tunisie, d’où, comme nous l’avons expliqué
plus haut, l’étendue de leur commerce à une vaste partie du territoire
tunisien. Des liens de solidarité se sont entre temps tissés entre les deux
parties et sont concrétisés par des échanges d’informations et parfois par des
mariages. Voilà ce qui explique le soutien apporté par des Algériens de
Tunisie au FLN contexte pendant lequel les colporteurs n’ont pas servi

810
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne…op. cit., p. 343.
811
Les décrets du 30 mars 1912 et celui 29 décembre 1913, cités plus haut, ont été promulgués suite à une
vaste enquête sur les colporteurs kabyles menée en 1910 et 1911. Ces textes interdisant la vente en colportage
de certains produits sous peine de soumettre toute personne « quelle que soit sa nationalité » se livrant à de
telles opérations, visent, entre autres, à cantonner l’action des colporteurs kabyles.

297
uniquement d’agents de transmission, mais ils ont colporté aussi des armes
et transporté des armes et couvert des actions nationalistes812.

Si nous connaissons les dimensions et l’extension du réseau kabyle en


Tunisie, nos sources ne nous informent pas sur les lieux où ils se procurent
leurs produits. Il semble qu’ils les achètent dans les villes de l’est algérien
comme Sétif, Bône, Constantine et Souk Ahras. Cette chaîne de villes
algériennes non loin de la frontière et l’absence d’importantes villes
tunisiennes de l’autre côté, hormis le Kef, nous incitent à favoriser cette
hypothèse. De même l’abondance de produits coloniaux et autres biens de
consommation en territoire algérien et l’utilisation de monnaie algérienne
pour s’en approvisionner ne font que renforcer cette hypothèse.

Il est par ailleurs évident que les colporteurs algériens ne sont pas
rattachés à une ville donnée à laquelle ils appartiennent et qui constituerait
pour eux un centre. La ville qu’ils traversent, qu’elle soit Sétif ou Souk-Ahras
ou autre, n’est qu’un relais qui leur procure les produits de leur commerce.
Tout l’est algérien dans sa dimension rurale beaucoup plus que dans sa
dimension urbaine, particulièrement la Kabylie, constitue en quelque sorte,
le centre. C’est cet aspect d’une vie rude et difficile813 qui explique, en partie,
leur capacité d’aller au-delà des frontières en traversant des montagnes et en
risquant leur vie. D’origine rurale et montagnarde, les Kabyles arrivent à
fournir eux-mêmes certains produits agricoles ou « industriels »814 qui
alimenteront leurs échanges. Leur réseau est donc similaire à celui des
colporteurs grecs qui, vu leur origine montagnarde, constituent un élément
de jonction entre montagne, plaine et ville permettant de ce fait à trois
réseaux de se nouer : « le premier est villageois… ; le deuxième unit les

812
De telles informations nous ont été livrées par de vieilles personnes d’origine algériennes qui ont cité les
noms ou les surnoms de certains colporteurs kabyles comme Obbay Hammouch.
813
Nouschi (A.), Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en
1919. Essai d’histoire économique et sociale, PUF, Paris 1961, p. 54 et p. 71
814
A. Nouschi parle pour les Kabyles d‘une « industrie » en précisant qu’elle « n’a rien de commun avec
l’industrie du XIXe siècle, de type capitaliste européen, c’est essentiellement un artisanat local, utilisant ce
qu’il a sous la main », Ibid, p. 71.

298
marchands colporteurs aux négociants urbains ; le troisième, campagnard, lie
le colporteur à ses clients du bas pays »815.

Indéniablement, le colportage kabyle n’est pas le complément d’un


commerce citadin comme c’est le cas pour le réseau ou d’une activité
urbaine variée comme c’est le cas des marchands sahéliens; il vient plutôt
appuyer une économie de montagne austère et parcimonieuse rappelant les
colporteurs des Alpes françaises ou encore ceux des montagnes grecques. Le
colportage sahélien constitue, du point de vue dynamique et ouverture
économiques, une situation intermédiaire entre le colportage juif d’origine
urbaine et kabyle d’origine rurale et montagnarde.

Au demeurant, l’ouverture et la dynamique du réseau kabyle ne se


limitent pas seulement à sa dimension territoriale, elles touchent aussi la
nature des opérations commerciales effectuées. Sur ce plan, les kabyles font
le même type d’échange et de la même manière que les autres catégories de
colporteurs. Toutefois, une certaine spécificité mérite d’être soulignée à cet
égard. Dans le contexte de la fin du XIXe et du début XXe siècles, ceux parmi
eux qui sont arrivés à s’enrichir, ou d’autres qui ont réussi à acquérir des
crédits auprès d’autres partenaires, se sont comportés comme des
marchands d’argent puisque d’importantes sommes ont été prêtées aux
agriculteurs et aux paysans tunisiens moyennant un intérêt élevé. Inquiété
par l’ampleur de ce phénomène qui menace la population de sa
circonscription, le caïd des Frechich a attiré l’attention des autorités
coloniales « sur l’agissement d’un certains nombre de Kabyles qui, sous le
prétexte de colporter et de vendre de menus objets, pratiquent en réalité
l’usure à des taux onéreux »816. Ces deniers ont eu l’habilité de garantir leurs
prêts en établissant chez les notaires des contrats fictifs de reconnaissance
de dettes pour paiement ajourné de produits que leurs clients auraient
acheté. Un rapport du secrétaire général du gouvernement précise bien cette
pratique : « Vers 1895, note ce dernier, de nombreux Kabyles algériens, et

815
Fontaine (L.), « La montagne et la ville : le crédit enchaîné », in Dertilis (B.G), (s.d), Banquiers, usuriers
et paysans. Réseaux de crédit et stratégies du capital en Grèce, Fondations des treilles/ éditions la découverte,
Paris, 1988, p. 99.

299
principalement dans des régions de Souk-El-arba, le Kef et Thala sous
prétexte d’y faire du commerce… Ces Kabyles ne font en réalité que des
opérations usuraires. Ces opérations se présentent généralement sous forme
de ventes consenties à crédit. Les Kabyles vendent des céréales, des étoffes
ou des vêtements à des Tunisiens qui se présentent devant des notaires,
déclarent avoir reçu des marchandises et s’engagent à en payer la valeur
dans un délai déterminé »817.

Incontestablement, nous sommes, pour de tels cas, en présence d’une


catégorie particulière de colporteurs qui sont de véritables marchands-
banquiers. Ce qui est frappant dans ces opérations de crédit, ce n’est pas la
manière de dissimuler un acte illicite, mais les liens établis entre les Kabyles
et leurs clients qui témoignent d’une régularité et d’une durabilité de
contacts et d’intérêts entre ces deux partenaires puisque chaque prêt
implique le passage à nouveau du marchand kabyle dans un délai donné et à
un moment précis de l’année en fonction du calendrier agricole.

Plus frappant encore les taux usuraires élevés qui passent du simple au
double durant une saison agricole, d’où les procès à l’encontre de certains
marchands kabyles réputés par ce genre de pratiques comme Djebera et
Azoug818. Il parait même que ce dernier se place à la tête d’un réseau de
colporteurs qu’il contrôle d’une manière très efficace819. L’importance des
sommes prêtées par ces hommes prouve que certains d’entre eux agissent
en véritables banquiers au moment où la Tunisie n’avait pas encore un
système bancaire colonial comme c’était le cas de l’Algérie. Il est ainsi
évident qu’en plus de leurs propres capitaux, qui restent malgré tout limités,
ces derniers se procuraient de l’argent auprès des établissements de crédit
de l’Est algérien pour l’écouler en Tunisie. L’enquête sur les pratiques
usuraires « imputables aux colporteurs kabyles» agissant dans le contrôle
816
A.N.T., Série E, carton, 550, d. 24/1, note du contrôleur civil au résident général, 13 déc. 1900.
817
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/1, rapport du secrétaire général du gouvernement, 26 mai 1907.
818
Voir pour cette affaire :
M’halla (M.M.), Le développement du capitalisme dans la Tunisie coloniale…, op. cit., pp. 80-83.
819
La liste de colporteurs kabyles impliqués dans cette affaire renforce cette hypothèse, voir :
A.N.T., Série E, carton 550, d. 24/2, « affaire des Kabyles Azoug et Dejebara, liste des créances accusées par
l’adel Mabrouk Ben Haj Ammar», note du contrôleur civil de Souk-El-Arba, 18 jan. 1907.

300
civil de Bizerte a montré que ces derniers «servent de courtiers aux
capitalistes»820. Tout en profitant d’un contexte favorable à leur commerce,
ils préparent de surcroît, le terrain à l’extension du réseau bancaire algérien –
de nature coloniale - dans la régence au moment où une vive polémique
enflammait l’opinion publique française de Tunisie à ce sujet. Par ailleurs, ces
prêts se faisaient en monnaie algérienne, ce qui explique l’extension à large
échelle de ces pièces et la préparation psychologique et économique des
musulmans de Tunisie à une prochaine installation de la Banque d’Algérie
dans ce pays821.

Cette connexion entre les institutions de crédit algériennes et les


colporteurs kabyles pour une conquête financière et monétaire de la Tunisie
prouve l’insertion de ces derniers dans le cadre du circuit colonial, de type
capitaliste. A son origine local et de type archaïque, leur commerce a fini par
transcender l’espace régional et le territoire « national » pour adhérer sur le
plan économique à un marché de dimension beaucoup plus large.

En somme, les différents réseaux de colporteurs opérant en Tunisie


coloniale couvrent chacun un espace particulier comme s’il y avait une
certaine division du travail et du territoire. Chaque catégorie s’identifie ainsi
à une région précise avec ses circuits et ses itinéraires refusant aux autres d’y
accéder. C’est cette raison qui explique l’hostilité des Sahéliens à l’encontre
des Kabyles venant empiéter sur leur propre territoire, à savoir la Frigua,
alors que l’activité de différents groupes Sahéliens dans ce même espace n’a
jamais posé le moindre problème. Contrairement à cette concurrence sahélo-
kabyle, les rapports entre Sahéliens et Juifs étaient de nature différente car
chacun avait son propre territoire, le nord pour les uns et le sud pour les
autres, d’où l’entente et la coopération commerciale et financière entre ces
deux groupes incarnées surtout par des opérations de crédit. Mieux encore,
les commerçant sahéliens qui ont profité de leur appartenance à une zone
médiane du territoire tunisien ont bénéficié de l’appui financier des Juifs et
ont réussi au bout du compte à dominer le colportage et remplacer les tribus

820
A.N.T., série E, carton 550, d. 24/3, lettre du contrôleur civil de Bizerte au résident général, 26/10/1910.
821
Gharbi (M.L.), Le capital français à la traîne…, op. cit., p.343.
301
de la Steppe822. Il s’agit du même rôle, mais avec deux changements
importants : l’échange n’est plus assuré par une tribu, mais par un réseau et
les agents de ce commerce n’appartiennent plus à l’hinterland, mais au
littoral.

Bien qu’ils soient circonscrits dans certaines régions de la Tunisie utile,


ces réseaux sont économiquement ouverts : les colporteurs joueraient dans
certains cas, comme nous espérons le démontrer, le rôle d’agents de
médiation et d’ouverture.

III Les colporteurs : agents de médiation et d’ouverture

Les colporteurs opèrent souvent dans le cadre d’un réseau, ce qui incite
à penser que cette activité est liée, en dépit de sa précarité, à l’argent qui
nécessite solidarité et confiance. Même si le troc est toujours présent,
puisque certains produits sont échangés contre la laine ou le blé, le recours à
l’argent n’est pas totalement exclu. En effet celui-ci se trouve en amont en
aval de ce commerce d’autant plus que le colporteur achète sa marchandise
moyennant un capital-argent qu’il doit fournir au préalable. Par ailleurs, le
blé obtenu est souvent collecté et écoulé sur le marché urbain le plus proche
des campagnes le colporteur que sillonnait selon plusieurs témoignages qui
ont affirmé aussi que la laine obtenue par ce dernier est transformée par sa
femme en fils ou en couvertures vendus dans sa propre ville. Le profit ainsi
obtenu vient consolider le capital initial.

Mais parallèlement à celui-ci, l’animal, doit être fourni au préalable en


tant qu’outil de travail ou moyen de production. Son importance est telle au
point que le colporteur a fini, dans des villages du Sahel comme Akkouda,
par être dénommé hammar, terme extrait du mot himar, c’est-à-dire l’âne.
L’activité est tellement liée à cet animal qu’il a fini par donner son nom à son
maître. Les habitants du village auquel appartient le colporteur ne
considèrent ni son travail ni son capital, mais ils estiment surtout son animal.
A Akkouda comme à M’saken des litiges ont souvent opposé des personnes

.‫ المرجع المذكور‬،" ‫ " شبكات التواصل وتحييز المجال في البالد التونسية خالل الفترة الحديثة‬، (‫هنية )عبد الحميد‬ 822

302
au sujet de la propriété d’un âne, ce qui témoigne encore une fois de la
valeur de cet animal. Dans une requête de Khlifa Ben Ali Ben Salah Oueslati
demeurant à M’saken rédigée par deux notaires823 et réfutant les
accusations H’sen Ben Amor El Kenani El Akkoudi prétendant la possession
du même bourricot, la généalogie, la description minutieuse de cet animal et
les 62 témoins venus l’attester, prouvent la portée de cette force de travail
pour la société sahélienne. Des contrats sont parfois établis entre des
hammar et d’autres partenaires qui fournissent l’animal alors que les
produits et le travail sont à la charge du colporteur824. Certains contrats,
établis souvent sous forme de reconnaissance de dette, parlent même d’une
véritable société de personnes, charika, entre le colporteur et une tierce
personne qui fournit l’animal et le capital-argent nécessaires au travail en
précisant que les bénéfices seront partagés à parts égales entre les deux
parties. C’est le cas de Sowayeh Ben Mohamed Ben Boubaker El Akkoudi qui
reconnaît par un contrat notarié du 24 février 1923 avoir reçu de Quacem
Ben Mohamed El Kouki la somme de 200 fr et un cheval pour travailler en
tant que colporteur à Frigua825. Pour se procurer ce modeste capital certains
hammar recourent à d’autres moyens comme l’endettement auprès des
usuriers en se servant souvent des bijoux de leurs femmes comme garantie.

En dépit de l’apparence de précarité et la présence du troc, certains


marchands se font appeler baddal826, c‘est à dire échangiste. L’argent,
l’usure et le capital sont liés à commerce ce inaugurant le début d’une forme
de comptabilité. Le capital utilisé ou emprunté, ainsi que les produits

823
Acte notarié rédigé par Mohamed el Mahjoub et Haj Mohamed Ben Haj Mohamed El Mensi El Oueslati
daté de aouasset Chaabane 1285, [ 1865], cité par Mahmoud Ben Haj Mohamed Gazzah, in Adhoua ala
Tarikh Madinet i Ms’aken el ijtimai min khilali naqulin li majmouatin mina el ouquoudi alquadimati,
document manuscrit.
824
C’est le cas Fatma bent El Kalboussi Ben El Haj Mohamed propriétaire d’un cheval qu’elle a mis à la
disposition du hammar Frej ben Mohamed Jmel Akkoudi. Par un contrat notarié du 8 juin 1924 ce dernier
reconnaît qu’il se servira du cheval appartenant à cette dame pour le colportage dans la région de Frigua, cité
par El Taief Ali, op.cit., p. 408.
.408‫ علي اللطيف المرجع السابق ص‬825
826
Cette appellation nous est rapportée par des gens de la région de Kasserine et par certaines personnes de
Zarat, village se situant au sud de Gabès. Des contemporains nous ont raconté que le baddel, c’est-à-dire le
colporteur arrive aux champs au moment des laboureurs et propose au khammès (métayer) certains produits

303
achetés, sont fournis par la ville qui demeure sur le plan économique, le
symbole de la richesse et du capital et de la présence coloniale. Sousse,
Jerba, Constantine et Bône où viennent s’approvisionner les colporteurs
sahéliens, juifs et kabyles sont des relais du capitalisme colonial d’autant plus
que la plupart d’entre-elles sont des villes côtières. Les colporteurs juifs, les
kharraj, le réseau kabyle opèrent en étroite corrélation avec le capitalisme
colonial comme nous l’avons démontré plus haut. Les colporteurs sahéliens,
moins intégrés dans cette dynamique constituent une articulation entre
l’économie agricole et l’économie monétaire.

Nonobstant cette connexion au niveau économique, le colporteur est


un aventurier prenant un certain risque pour sa vie et pour ses biens. Des
précautions sont alors prises pour éviter tout danger : les itinéraires sont
connus et toujours respectés au point que ce marchand devienne un habitué
de la tribu ou du douar, la protection d’un notable ou d’un chef de tribu est
sollicitée, ce qui n’empêche pas la prudence qui oblige souvent deux bayyaa
de se déplacer conjointement827. La nuit est passée dans des endroits sûrs où
commerçants et leurs animaux trouvent repos et nourritures comme les
fondouks et les zouiya. Ainsi au cours de son passage et le long de son
itinéraire le colporteur crée une chaîne de sympathie, de solidarité et
d’amitié qui vient soutenir ses affaires.

Par ailleurs, le colporteur est avant tout, faudrait-t-il le rappeler, un


individu, raison pour laquelle toutes les dénominations utilisées par les
acteurs sont au singulier. C’est quelqu'un qui se détache du groupe, que
celui-ci soit tribu ou famille ou encore village, pour entreprendre son
commerce ailleurs. C’est peut-être le sens des propos de Marx qui noté
que « l’échange des marchandises commence là où finissent les
communautés»828. Même s’il est court dans le temps, l’éloignement du

en échange d’une quantité de blé faisant partie des semences, d’où le terme baddal, qui appartiennent en fait
à son maître. Cette opération qui se fait à l’insu de ce dernier profite à la fois au colporteur et au khammès
827
Témoignage de H’sen Ben Farah ancien colporteur originaire de M’saken.
Cette même précaution est prise au Maroc où deux sinon trois colporteurs se déplacent ensemble, voir :
.167‫ المرجع المذكور ص‬، ...‫ المجتمع الحضري واإلمبريالية‬، ‫ تجار الصويرة‬، )‫شروتر (دانييل‬
828
Le Capital., livre I, Flammarion, Paris, 1985, p. 79.

304
marchand ambulant à l’égard de sa communauté, constitue en soi une quête
d’ouverture sur autrui. De par son origine, sa culture et ses produits le
colporteur est différent des contrées visitées et de leurs populations, raison
pour laquelle mépris et méfiance829 sont la chose la mieux partagée des deux
côtés. Toutefois, ce dernier joue un rôle de médiateur entre deux économies
et deux territoires, mais aussi entre deux sociétés et deux cultures. Le
langage, les proverbes et les chansons des populations visitées sont parfois
appris par le colporteur et utilisés dans un but mercantile. Etant
économiquement et culturellement représentant de son village ou de sa ville
auprès de sa clientèle, le colporteur ne se prive pas de donner aux siens une
image sur les régions et les populations fréquentées qui mêle mystère et
séduction. Les liens créés avec les territoires visités et le travail de
préparation psychologique fait par certains colporteurs auprès de leurs
familles expliquent leur installation et leur insertion économiques dans des
régions où ils exerçaient leur commerce. C’est le cas de certains colporteurs
m’sakni qui ont acheté des terres et dans la région de Robaa Séliana. Plus
frappant encore est le cas d’un bayya m’sakni, un certain Zammit, qui
travaillait dans la région de Frigua depuis qu’il était célibataire. Son mariage à
Msaken ne l’a pas empêché de continuer son activité transmise par la suite à
ses trois enfants. Deux parmi eux opéraient dans la région de Mateur où ils
ont acheté des terres, puis des magasins dans cette ville où ils ont fini par
s’installer avec leurs familles. Quant au troisième, il a choisi la riche zone
agricole de Oued Zergua pour exercer son commerce où il a fini par acheter
des terres et s’installer avec sa famille. Tout ce processus a été fait en pleine
période coloniale et s’est achevé avant l’indépendance nous ont rapporté des
témoins m’sakni.

La reconversion économique de ces colporteurs expatriés n’implique


pas souvent une métamorphose culturelle et sociale car ils continuent à vivre
d’une manière isolée avec leurs familles sans pouvoir rompre définitivement
avec le bled. De même les populations locales continuent à voir en eux avant
829
La plupart des anciens colporteurs nous ont fait part de leur souffrance à cause du mépris retrouvé chez les
douars. Cela s’est exprimé par le refus d’octroyer des repas ou le manque d’hospitalité à leur égard ou encore
certaines expressions qui font de lui un être pas comme les autres pour ne pas dire un sous-homme.
305
tout leur origine en les qualifiant non pas d’agriculteurs ou de commerçants
ou autres, mais uniquement de Sahli.

Qu’ils soient Sahli, kabyle ou juif ou autres, tous les colporteurs


travaillent selon les mêmes techniques et les mêmes règles utilisant une
sorte de code universel. Ils choisissent tous leur clientèle avec le même souci
et la même prudence. Les produits vendus et cités plus haut prouvent que la
clientèle est très ciblée, c’est-à-dire les personnes qui se trouvent souvent au
douar. Les hommes qui accèdent souvent au marché hebdomadaire sont
donc exclus en tant que clients potentiels. D’ailleurs, les endroits et les
moments des tournées ou des visites du bayya’ sont choisis, à savoir les lieux
de regroupement des femmes comme les sources d’eau et les périodes
pendant les quelles les hommes entreprenaient des travaux agricoles loin des
habitations. Pour éviter le contact entre les femmes et ce marchand, ce sont
souvent les enfants et les vieilles dames qui font directement des achats
auprès de ce dernier. L’hostilité des hommes à l’égard du colporteur, qu’on
arrive parfois à chasser, n’a d’égale que celle de ce dernier à l’égard des
vieilles auxquelles il souhaite la mort830 car elles entravent sa percée auprès
de sa clientèle féminine. Les colporteurs juifs ont réussi à vendre
directement aux femmes musulmanes, aussi bien en Tunisie qu’au
Maroc831ou encore en Tripolitaine832, car l’obstacle confessionnel
empêcherait tout soupçon de peser sur ces deux partenaires. Quant aux
non-juifs, ils sont parfois trop âgés pour réussir à s’introduire auprès des
épouses qui font croire à leurs maris que les colporteurs ne sont pas assez
virils833. De telles ruses, et tant d’autres, ont permis aux colporteurs de

830
En arrivant au douar les colporteurs exposent la liste de leurs produits en criant à haute voie. L’une des
maximes chantées par ces derniers est la suivante : Haw izzit wa ezzyout Wa eddouar elli fih azouza yarraha
etmout, [Voici l’huile et les huiles et que toute vieille dans tout douar disparaisse], témoignage de H’sen
Farah, un ancien colporteur de Msaken.
Certains propos adressés aux femmes ont parfois un sens ambivalent du genre …Haw elli thibbou ensaa,
[voici ce que désirent les femmes].
167‫ المرجع المذكور ص‬، ...‫ المجتمع الحضري واإلمبريالية‬، ‫ تجار الصويرة‬، )‫ شروتر (دانييل‬831
832
Goldberg (H.), « Ecologic and demographic aspects of rural tripolitain jewry 1853-1949 », in Middle East
Studies n° 1971, pp.245-265.
833
L’expression Baiaa wa boulidatou [Un bayyaa, mais il a des enfants !] montre que c’est bizarre et
étonnant qu’un colporteur puisse avoir des enfants ce qui laisse entendre qu’il est un sous-homme,
témoignage de H’sen Ben Farah, un ancien colporteur de Msaken

306
conquérir le monde des femmes qui arrivent, en cas d’absence prolongée du
bayya’ de lui envoyer des lettres dans lesquelles elles mentionnent la liste
des produits qu’elles désireraient acheter tout en lui faisant part de leurs
désirs de le revoir. Ce genre de relations a parfois donné lieu à des mariages.
C’est le cas de certains colporteurs m’sakni qui se sont mariés et installés
définitivement dans l’Est algérien. D’autres, qualifiés parfois de zendiq
étaient connus dans leurs villes ou villages par rapports fréquents avec des
femmes d’ailleurs au point qu’ils se sont abstenus de se marier834. Ainsi, ces
derniers sont perçus comme des marginaux dans une société dominée par la
morale religieuse et ils ont réussi à créer des liens économiques et sociaux
avec les femmes835 auxquelles seules les dallala pouvaient théoriquement
accéder.

Marginaux par leurs produits, par leur errance, par leur clientèle, les
colporteurs ont réussi à leur manière une ouverture au sein d’un monde
doublement scellé, celui des campagnes et des femmes rurales.

Conclusion

Contrairement à l’Europe où l’économie capitaliste avec ses nouveaux


moyens de transport et de crédit a mis un terme à l’activité des colporteurs,
la Tunisie a connu avec l’économie coloniale l’apogée de cette activité. Le
colportage a profité des nouvelles conditions créées par le colonialisme
(routes, chemins de fer, produits fabriqués, capitaux…) pour prendre une
dimension importante. Cette forme d’échange qui semble d’emblée
archaïque est parfaitement insérée dans des circuits capitalistes, elle
constituerait même un moyen d’articulation entre l’économie de subsistance
et l’économie de marché incarnant ainsi une parfaite dynamique d’ouverture
et de continuité. De même, le capitalisme aussi moderne et rationnel soit-il
perd de son essence dans les colonies où il est obligé de s’accommoder et de

834
Des habitants de Msaken nous raconté qu’un colporteur de leur ville, que nous nous abstenons de citer le
nom, était connu comme zendik. Vu ses rapports avec sa clientèle féminine, il n’a pas voulu, malgré ses
cinquante ans se marier. Un témoin nous a parlé des lettres envoyées par des femmes qu’il lisait pour le
compte de ce dernier.
835
La chanson traditionnelle marocaine attar ya attar sus mentionnée exprime bien les rapports que peuvent
établir des femmes avec le colporteur.

307
s’ouvrir, lui aussi, sur des structures précapitalistes qu’il finit parfois de
s’approprier.

Parallèlement à cette double ouverture économique les réseaux de


colporteurs constituent aussi une forme de dynamique et d’ouverture
territoriale permettant de relier, par l’échange de produits, villes et
campagne, régions céréalières et régions oléicoles, steppes et Sahel, nord et
sud de la régence se substituant ainsi au mouvement assuré par les tribus
lors de la période moderne.

La dynamique d’ouverture touche aussi le social et le culturel. Avec les


produits commercialisés un autre type d’échange s’effectue et des liens
réguliers sont tissés entre le colporteur et sa clientèle. Cette chaîne de liens
humains, constituée par des notables, des cheikhs de Zaouya, des acteurs
économiques, des femmes, s’élargit à tous les points de l’itinéraire du
colporteur et constitue un capital symbolique qui vient consolider son
commerce.

Cette osmose entre capitalisme et colportage se limite-t-elle


uniquement au contexte colonial ? Le cas de certains pays méditerranéens,
comme la Tripolitaine836 ou le Maroc du XIXe siècle, particulièrement les
commerçants d’Essaouira837 où s’exerçait une forte percée impérialiste et
celui des colporteurs de la montagne grecque de la même période, révèlent
qu’une telle dynamique est autrement possible838. Peut-on alors parler d’un

836
Goldberg (H.), « Ecologic and demographic aspects of rural tripolitain jewry 1853-1949 », op. cit., pp.245-
265.
837
Essaouira est présentée comme étant la ville des colporteurs qui , malgré le contexte précolonial, ont été
décrits comme un réseau intégré dans une dynamique impérialiste, voir :
167-166‫ المرجع المذكور ص‬، ...‫ المجتمع الحضري واإلمبريالية‬، ‫ تجار الصويرة‬، )‫شروتر (دانييل‬
838
Fontaine (L.), « La montagne et la ville : le crédit enchaîné », op. cit., pp. 95-117.

308
capitalisme méditerranéen du XIXe siècle marqué par un dualisme des
structures économiques différent du capitalisme de l’Europe occidentale bâti
sur des principes et des comportements ayant rompu avec « l’ancien
régime » ?

309
TABLE DES MATIERES

PRESENTATION…………………………………………………………
……………………………….p. 1.

Première partie :

DYNAMIQUE
D’OUVERTURE………………………………………………………………
………..p.13.

CRISES ECONOMIQUES ET ECHELLES DU


TEMPS…………………………………………............p.14. LES CRISES
ECONOMIQUES AU MAGHREB DE LA DEUXIEME MOITIE DU XIXe
SIECLE…………………………………………………………………………
………………………….p.34.

L’ECONOMIE LOCALE AU MAGHREB ET « LA


MONDIALISATION » PENDANT LA PERIODE PRECOLNIALE ET
COLONIALE…………………………………………………………………
……………………………p .56 LA BANQUE DE L’ALGERIE ET
L’EXPERIENCE DU CREDIT AGRICOLE A LA FIN DU XIXe
SIECLE..………………………………………………………………………
……………………………p. 70

Deuxième partie

STRATEGIES D’ACTEURS ET ENJEUX DE LA


MODERNITE………………………………. …p. 91

310
ETRE ARABOPHILE EN ALGERIE AU XIXe SIECLE : LE CAS
DES SAINT-SIMONIENS………p.92

LORSQUE LA COLONISATION SE FAIT AU NOM DE


L’ASSIMILATION : LE CAS DE L’ALGERIE DE LA DE LA DEUXIEME
MOITIE DU XIXe SIECLE……………………………………………….p.
102

INVESTISSEMENT FRANÇAIS ET DEPLOIMENT ECONOMIQUE


EN TUNISIE (1863-1914) : GROUPES DE PRESSION ET ESPRIT
IMPERIAL………………………………………………………p.127.

POLITIQUE FINANCIERE DE LA FRANCE EN TUNISIE AU


LENDEMAIN DE LA IIe GUERRE: CONTRAINTES MONDIALES ET
EXIGENCES NATIONALISTES………………………………….p.159

UNE VOLONTE DE DECOLONISATION FINANCIERE : LA


CREATION DE LA BANQUE CENTRALE DE TUNISIE 1955-
1958…………………………………………………………………...p.198.

LA MODERNISATION ECONOMIQUE AU MAGHREB A L’ERE


DES INDEPRNDANCES
POLITIQUES…………………………………………………………………
…………………………....p.220

DES HISORIENS FRANCAIS TEMOINS DE LA DECOLONISATION


DU MAGHREB…………….p.238

Troisième partie

DES ACTEURS A
L’ŒUVRE………………………………………………………………………
…...p. 266.

MAHMOUD BEN AYYED: LE PARCOURS


TRANSMEDITERRANEEN D’UN HOMME

D’AFFAIRES TUNISIEN DU MILIEU DU XIXe


SIECLELE………………………………………….p.267

311
L’AFFAIRE L’OUENZA (1900-
1914)………………………………………………………………….. p.292

LES COLPORTEURS : UN RESEAU D’ECHANGE DANS LA


TUNISIE COLONIALE……………..p.323

312

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