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a) Déclin de l’évolutionnisme
1Nous sommes tellement habitués à parler de croissance ou de sous-développement que nous
avons de la peine à repérer le sens de ces notions, qui semblent simplement décrire les faits
les plus évidents de notre temps : la rapidité des transformations économiques dans une partie
du monde et la distance croissante entre celle-ci et le reste de la planète, baptisé pays sous-
développés, pays en développement ou tiers monde. N’est-il pas naturel que nous définissions
notre temps en termes de mouvement et non plus de nature sociale ? Plus au contraire nous
nous approchons du domaine des anthropologues, plus nous rencontrons des structures
sociales et des systèmes culturels géométriques comme des cristaux et qui imposent le primat
d’une analyse synchronique.
2Revenons au contraire vers ce qui caractérise le mieux la nouveauté de notre siècle : ne
rencontrons-nous pas partout le changement, l’effacement des héritages, le triomphe des
politiques sur les structures ? Dans sa banalité même, ce constat de l’accélération de l’histoire
est irrécusable. Il risque pourtant de nous engager à contresens dans l’étude des changements
historiques et de nous soumettre à une idéologie se cachant sous le masque de l’évidence.
Avant d’examiner de plus près les problèmes eux-mêmes, rappelons très vite ce qui conduit à
douter de ces images trop séduisantes. Il est au moins difficile — et, je crois, impossible —
de se représenter le monde comme une caravane de sociétés, les unes précédant les autres,
mais toutes suivant la même piste : pays développés et sous-développés seraient définis
comme plus ou moins riches, comme disposant de plus ou moins d’énergie ou comme
permettant à des proportions différentes d’une certaine classe d’âge d’accéder à l’université.
Nul ne peut se satisfaire d’une telle réduction d’une société à une liste d’indicateurs sociaux.
Contre l’idée de la modernisation s’inscrit avec force la diversité croissante des modes de
développement. Pendant longtemps, nous n’avons eu à réfléchir que sur l’opposition,
devenue rituelle, de la voie capitaliste et de la voie socialiste. Qui oserait aujourd’hui se
satisfaire de cette simplification, alors que la voie chinoise s’oppose à la voie soviétique, que
le Mexique ou le Brésil ne reproduisent pas l’expérience de la France ou de l’Italie, que
chaque région du monde ou chaque pays veut être l’inventeur d’une voie particulière vers
l’industrialisation ou vers le socialisme ?
3Au même moment s’impose l’idée des limites de la croissance. Toute extrapolation des
tendances des vingt dernières années dans les pays industrialisés aboutit à des impossibilités à
relativement court terme. L’humanité ne descend pas le cours délicieux du fleuve de la
croissance qui conduit à la mer de l’abondance. Elle vient de vivre une situation historique
particulière et doit se préparer à des changements qualitatifs dans des délais très brefs. Ainsi
l’optimisme évolutionniste se heurte à un mur et éclate en une multiplicité de modes de
développement. Nous voici bien loin de l’image rassurante du train du monde entraîné par la
croissance des pays industriels. La diversité remplace la succession, l’espace se substitue au
temps, les politiques à l’évolution.
4Depuis longtemps déjà, et surtout depuis la fin de la première guerre mondiale et la
révolution soviétique, l’optimisme évolutionniste et son européocentrisme sont en crise. Il
cesse d’être un modèle culturel, le cadre dans lequel se placent les adversaires sociaux en
lutte, mais visant le même objectif, le pouvoir d’orienter le progrès. Il ne disparaît pas pour
autant, mais se maintient sous une forme dégradée, comme simple idéologie au service des
forces dominantes. Khroutchev a popularisé une certaine image de la cœxistence pacifique :
que le meilleur gagne ! Ce qui fait du progrès technique et économique la pierre de touche de
la valeur d’un régime. Plus récemment, le thème de la révolution scientifique et technique est
devenu le mot d’ordre mobilisateur de la sociologie, non seulement en Union Soviétique,
mais aussi en Tchécoslovaquie où la pensée de R. Richta a reçu, à partir de 1969, des
encouragements particuliers. Le thème de l’affluent society est la variante américaine, plus
orientée sur la consommation croissante des ménages que sur le renforcement de l’appareil
central de production, de cet optimisme productiviste. Mais c’est certainement dans les études
sur le tiers monde que ce thème a pris sa forme la plus simplificatrice. L’idée d’évolution se
réduit au thème de la modernisation dont les implications idéologiques sont aisément visibles.
Une des études les plus sérieuses sur cette notion, celle de Joseph A. Kahl1 nous trace le
portrait de l’individu « moderne » opposé au traditionnaliste et reconnaît, à l’issue de ses
études statistiques menées au Brésil et au Mexique, que les attitudes modernes sont très
étroitement associées à un niveau socio-économique élevé. Rien d’étonnant donc que le
modernisme soit négativement corrélé avec les attitudes « radicales » en politique. L’homme
moderne est simplement celui qui se comporte comme un homme d’affaires américain.
Comme le dit très honnêtement Kahl : « Ma définition du modernisme est biaisée dans le sens
de la vision du monde des classes moyennes, mais la tendance du développement
économique nous fait aller doucement en réalité dans cette direction... ; un nouvel
individualisme, fondé sur la concurrence entre individus éduqués pour la promotion dans des
hiérarchies bureaucratiques, devient le thème unificateur qui remplace l’ancienne dichotomie
entre propriétaires et travailleurs possédant chacun une idéologie nettement différente
(p. 118). » La plupart des auteurs n’ont ni la compétence technique ni l’intelligence ni la
sincérité de J. A. Kahl. Mais comment ne pas parler ici d’un colonialisme culturel, aussi
extrême que celui des missionnaires et des enseignants en Afrique, acharnés à déculturer les
colonisés sous prétexte de les civiliser et de les moderniser.
5Le thème de la modernisation est une composante importante de l’idéologie des dirigeants,
surtout parce qu’il réduit au non-sens, à la résistance au changement celui qui ne se conforme
pas à la modernité. Jamais les rapports sociaux réels, la nature du pouvoir et de l’exploitation
ne sont même évoqués. Le but de la notion est d’assurer à l’élite conquérante le monopole du
sens comme le pouvoir absolu.
6Le déclin de l’optimisme évolutionniste a donc été accéléré par le soulèvement des peuples
colonisés, leur volonté d’indépendance, leur refus de se considérer comme sous-développés,
c’est-à-dire soumis à la nécessité de parcourir les étapes déjà franchies par les colonisateurs.
7Cette critique reprend celle des nouveaux dirigeants des pays dominants, qui sont conduits à
dépasser l’évolutionnisme pour des raisons opposées, à cause de leur conscience que les
sociétés modernes peuvent être planifiées, orientées, transformées, que la prospective, c’est-
à-dire l’étude non du futur mais des conséquences futures des décisions présentes, rend
caduque l’idée d’évolution dont la futurologie n’est que le dernier et bien pâle avatar.
d) L’anti-développement
19D’ailleurs notre société ne se hâte en effet pas de choisir. Le mouvement des idées tournoie
plutôt autour du problème posé, se posant seulement par moments sur une formulation
intermédiaire qui désigne au moins le lieu du problème. Un courant intellectuel et social très
fort dénonce une évolution catastrophique, renversant ainsi sans la transformer l’idéologie du
progrès, en même temps qu’il appelle la société à se mobiliser. Ce qui est une réponse en
termes de mythe : il faut vouloir ce qui est naturel ou inversement il faut démontrer que ce
qui est souhaitable est aussi rationnel. Tel est le mythe de l’anti-développement, si on veut
bien parler de mythe, non pour nommer une rêverie sans fondement — ce qui ne saurait
s’appliquer à la position que je considère ici — mais pour désigner un effort intellectuel pour
unifier les contraires, et retrouver une unité de la nature et de la culture qui dispense
d’analyser autrement que comme folie et irrationnalité les conduites et les conflits effectifs
des sociétés.
20N’est-ce pas l’issue inattendue et pourtant clairement indiquée de la contradiction entre
l’évolutionnisme et le « stratégisme » ? Contre l’évolutionnisme, l’anti-développement en
appelle à l’interdépendance des éléments de tout système, condamnant ainsi l’illusion
humaine de se définir face à la nature et non plus en elle. Contre une conception pragmatique
du changement, il rappelle que toute analyse « stratégique » est fondamentalement élitiste et
élimine d’emblée tout critère démocratique d’évaluation des politiques.
21Contre cet élitisme irresponsable, l’anti-développement nous rappelle à une double
totalité : celle du bonheur de la population, d’un côté, celle du système naturel dont la société
humaine fait partie — avec ses attributs propres — de l’autre. Mouvement d’idées qui en
appelle à la fois à la réappropriation collective des instruments et des produits du changement
et à un réexamen fondamental des relations entre l’homme et la nature. Il est aisé, pour un tel
mouvement, de se justifier historiquement : après une phase d’industrialisation et de
croissance de la production, il est indispensable, sous peine de contradictions insurmontables,
d’entrer dans une nouvelle étape historique. Et ceci d’autant plus que beaucoup de pays
doivent entrer dans la phase montante de l’industrialisation, même si on doit souhaiter que le
plus grand nombre possible évite cette longue étape de désorganisation et de gaspillage. Les
pays industrialisés, en tout cas, ajoutent les adversaires du développement, cesseraient de
progresser s’ils ne comprenaient pas qu’ils doivent entrer dans une phase qu’on peut nommer
post-industrielle, en donnant à ce mot un sens beaucoup plus radical que celui qu’il reçoit en
général et qui dépasse la société industrielle plutôt qu’il ne rompt totalement avec elle.
22Tel est bien le troisième — et dernier — personnage intellectuel par rapport auquel doit se
situer une sociologie du développement. Nous sommes maintenant tout à fait éloignés de la
naïveté première qui nous poussait à croire que le développement était premier, donnée
d’évidence, fait et volonté à la fois. L’anti-développement met en cause l’évolutionnisme et
le « stratégisme » ; il semble interdire aussi toute autre sociologie du développement.
23Il faut donc, avant de savoir s’il y a lieu de définir une sociologie du développement, lever
l’obstacle qui se présente. Ce qui se fait assez aisément dès lors qu’on ne confond plus un
mouvement culturel, dont les vertus sont grandes, avec une analyse de la pratique sociale. La
force de conviction de l’anti-développement repose sur l’identification de la rationalité
naturelle et du vœu démocratique. Plus précisément, la concentration des ressources entre les
mains des investisseurs, condition essentielle du développement, est présentée comme
gaspillage. Il en va de même pour toute forme de concentration. Ce qui est doublement faux.
24D’abord parce que le développement exige à la fois la concentration et l’élévation des
investissements et l’extension de la participation sociale. La contestation politique peut et
doit critiquer la concentration du pouvoir économique qui s’oppose à l’élargissement de la
participation ; mais une société de pure participation ne peut prétendre se suffire à elle-même
que si elle parvient à empêcher et interdire toute accumulation nouvelle et tout
développement des forces de production, en particulier de la connaissance scientifique et
technique.
25A cet argument, on peut répondre que les déséquilibres entre les inégalités à l’intérieur des
pays et plus encore à l’échelle du monde sont si immenses que la redistribution et
l’égalisation peuvent être créatrices de progrès de tous ordres pendant une longue période. Ce
qui conduit à introduire une deuxième remarque : pour que ce monde de la participation et de
l’égalisation se constitue et se maintienne, pour qu’il ne conduise pas à la désagrégation et
par conséquent au triomphe des conquérants rapaces, il faut que l’ensemble social considéré
soit gouverné par un pouvoir qui domine et annule même tous les rapports sociaux
particuliers de domination et d’accumulation. Ce qui suppose un gouvernement de la planète
qui n’existe pas. Ce qui fait bon marché également des conséquences de la création d’un
pouvoir absolu. Il est permis de dire que le développement d’un pays attardé, dépendant,
décomposé par la guerre et le pillage, comme la Chine, impose une mobilisation égalisatrice.
Les observateurs ont noté que les progrès de la production en Chine ont probablement été
assez faibles, et que, si les famines ont disparu, résultat d’importance majeure, si les besoins
alimentaires de toute la population sont mieux satisfaits en Chine que dans la plupart des pays
pauvres, c’est à un formidable effort de redistribution et à ses contraintes politiques et
idéologiques qu’on le doit. Mais comment ne pas voir qu’il s’agit ici d’un mode particulier,
formidablement important, de développement qui ne peut donc pas appuyer une position
d’anti-développement ? La redistribution et l’égalitarisme, séparés justement de la lutte
contre le sous-développement, ne peuvent conduire qu’à une société communautaire, c’est-à-
dire, dès qu’on dépasse les expériences marginales, à une société totalitaire, Spartiate,
indifférente en même temps aux attaques des nouveaux venus de l’industrialisation et des
nouveaux conquérants.
26Le mythe recouvre l’utopie, celle d’une société sans environnement ou le contrôlant
entièrement, bureaucrate parfaite, attentive seulement à accroître sa propre entropie. L’idée
n’est pas irréaliste. On peut envisager que des sociétés suivent ce chemin, jusqu’au moment
où, n’ayant pas le contrôle de celles qui l’entourent, elles seront dévorées par elles. Mais on
ne voit pas par quel miracle les problèmes de l’accumulation, de la croissance et donc du
pouvoir et des conflits sociaux cesseraient de se poser.
b) L’illusion anglaise
29Mais une telle formulation est trop directe et donc encore obscure. Il faut recourir encore à
une approche historique des notions. L’idée de développement s’est formée à partir de la
révolution industrielle, donc avant tout de l’expérience britannique. Or la priorité et donc la
domination de la Grande-Bretagne sont venues de la préparation exceptionnelle de
l’économie et de la société anglaise à l’industrialisation : développement du capitalisme dans
l’agriculture et le commerce, ressources accumulées par le commerce extérieur et l’empire
colonial, affaiblissement du pouvoir absolu, etc. : tout fit que l’évolution anglaise prit la
forme d’une maturation. Des décisions furent prises, mais sans que des conflits violents aient
à imposer par la violence les changements fondamentaux. Si bien qu’on serait presque tenté
de répondre à la question : qui a créé le capitalisme industriel en Angleterre ? Les capitalistes
eux-mêmes. Non-sens très révélateur. Il semble difficile de séparer l’histoire du capitalisme
de son organisation.
30La devise manchestérienne du laisser faire — laisser passer, indique assez que le
libéralisme se veut soumission aux lois du marché, donc à un mouvement naturel. Quoi
d’étonnant alors que se soit répandue si facilement, dans la région du monde où est née
l’industrialisation moderne, l’image, diffusée par Spencer et ses disciples, d’une évolution
naturelle conduisant du simple au complexe. Ce que d’innombrables sociologues allaient
commenter en multipliant les images de l’évolution : de Durkheim à Parsons, la liste est
longue et brillante de ces formulations de l’évolution sociale.
31Mode exceptionnel d’industrialisation, mais paré d’un prestige incomparable. Dès qu’on
s’écarte de l’Angleterre, l’image se déforme. En France ou en Allemagne, ce n’est pas la
petite industrie et le grand commerce ou l’agriculture modernisée qui engendrent le
capitalisme industriel. Le rôle des banques et celui de l’Etat passent au premier plan. A.
Gerschenkron2, dans un article devenu classique à juste titre, a rappelé en historien les
modifications du capitalisme, en passant de l’Angleterre à l’Allemagne et à la Russie. Mais la
distance était telle entre le foyer capitaliste : Angleterre-France-Belgique-Allemagne
occidentale, et le reste du monde que la seule image qui pouvait s’imposer aux esprits était
celle de la société industrielle, moderne, définie dans son unicité, par son essence qui est
mouvement, par son évolution qui est réalisation de sa nature. Pendant un siècle s’est
imposée à nous cette confusion de la genèse et de la structure de l’économie capitaliste
industrielle. Je ne reviens pas sur la multiplicité des expériences d’industrialisation. Le
moment est venu d’en tirer une conséquence intellectuelle majeure, de casser le type idéal de
la société industrielle, de séparer genèse et structure, de réexaminer la plupart des concepts
formés pour rendre compte de l’exemple exceptionnel de l’industrialisation libérale.
c) La disjonction principale
32Allons droit à l’essentiel. L’image des classes sociales et des mouvements sociaux qui nous
semble aujourd’hui « naturelle » repose sur la confusion, peut-être faudrait-il dire la fusion du
rôle joué dans les rapports de production et de la position à l’égard de l’Etat, agent de
changement historique. Ce qui était bien naturel alors que l’Etat pouvait n’apparaître que
comme le Conseil d’administration de la bourgeoisie. Mais cette définition grince déjà si on
l’applique au second Empire français ou à Bismarck ; elle n’est certainement plus acceptable
si on la transporte dans l’Union Soviétique, la Chine, l’Algérie d’aujourd’hui, et choque
davantage si on considère le Mexique ou le Brésil, l’Irak ou la Libye. Ne sommes-nous pas
obligés, à mesure qu’entrent dans l’industrialisation des pays qui en étaient séparés par de
plus grands obstacles, de disjoindre l’étude de la société industrielle et celle des voies de
l’industrialisation, de séparer modes de production et voies de développement ? L’erreur
serait de croire que cette séparation place d’un côté l’étude du mode technique de production
et de l’autre celui du mode social d’organisation et de transformation de la production. Je
défends ici l’idée qu’il faut séparer l’étude d’un mode technique et social de production, y
compris ses rapports de classes, et l’étude d’un mode de développement, dont l’Etat est
toujours, sous une forme ou sous une autre, un élément central. L’économie industrielle est
celle où l’argent s’investit pour modifier l’organisation du travail et non plus seulement la
distribution des produits comme dans l’économie marchande. Le capital impose la
concentration des travailleurs dans les fabriques, la division des tâches, la soumission à la
cadence des machines, plus tard les chaînes de production. Il rémunère des salariés et garde le
contrôle du surplus pour le réinvestir en vue de l’accroissement du capital lui-même.
33Il se trouve que dans la partie du monde qui s’est industrialisée la première, cette économie
industrielle a été l’œuvre d’une bourgeoisie privée, qui a donc créé une économie de marché
et donné à la spéculation financière un rôle essentiel dans le système d’investissement. Mais
je ne vois aucune relation nécessaire entre ces deux ensembles. L’économie industrielle, la
transformation de l’organisation du travail par les détenteurs du capital, peut se combiner tout
aussi bien avec un capitalisme d’Etat, un socialisme d’Etat ou avec la multiplicité des
combinaisons entre ces termes que fournit le monde d’aujourd’hui.
34Il ne faut jamais confondre la classe dirigeante, définie par les rapports de production, et
l’élite dirigeante, agent de changement historique et dans le cas le plus fréquemment évoqué,
agent d’industrialisation. Celle-ci peut être créée par une bourgeoisie nationale, un Etat
national, un parti révolutionnaire, une bourgeoisie étrangère, etc. et ce serait pure folie que de
considérer ces élites comme interchangeables alors qu’elles produisent des sociétés aussi
profondément différentes que l’américaine et la soviétique, l’algérienne et la brésilienne.
Mais l’immense importance de ces différences n’empêche nullement d’opposer l’économie
industrielle à l’économie marchande, à l’économie agraire ou plus récemment à l’économie
post-industrielle, celle où le capital n’intervient pas seulement pour changer la distribution
des produits ou l’organisation du travail mais la production elle-même, grâce à l’application
de la science à la technologie.
35Ce qu’il faut oser dire maintenant, d’une manière qui peut surprendre est que le
capitalisme et le socialisme ne sont pas des modes de production mais des modes de
développement. Inversement, on ne peut parler de société industrielle sans parler d’un
rapport de classes particulier.
36On pourra employer des mots qui devront être mieux définis par la suite : il faut apprendre
à distinguer une conscience sociale de classe, liée à des rapports de production, et
une conscience politique dont la forme dépend de celle de l’Etat et de l’ensemble de l’élite
dirigeante.
37J’ai rappelé pourquoi le cas privilégié de l’Europe occidentale avait conduit à identifier
structure et changement ou classe dirigeante et élite dirigeante. Il faut ajouter maintenant que
ce n’était qu’une illusion, soigneusement entretenue par l’idéologie de la classe dirigeante.
Car le développement industriel des pays européens ne peut être séparé de la conquête
coloniale. La logique de l’économie industrielle n’explique pas les opérations financières et
militaires du capitalisme, pas plus qu’elle n’explique les purges, les camps de concentration
et le totalitarisme staliniens.
38Nous ne parvenons pas à trouver la réponse à cette interrogation qui revient sans cesse :
Etats-Unis et Union Soviétique tendent-ils à converger ou à diverger ? C’est que la question
est mal posée. Comme sociétés, elles ont eu tendance à se rapprocher, à mesure que
l’industrialisation soviétique progressait ; comme fonctions historiques, ces deux pays sont
différents et même de plus en plus, à mesure que la capacité d’action de chacun sur ses
pratiques ne cesse de s’étendre.