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Qu’est-ce que la sociologie du développement ?

I. Le développement face à l’évolution, à la stratégie et à l’anti-développement

a) Déclin de l’évolutionnisme
1Nous sommes tellement habitués à parler de croissance ou de sous-développement que nous
avons de la peine à repérer le sens de ces notions, qui semblent simplement décrire les faits
les plus évidents de notre temps : la rapidité des transformations économiques dans une partie
du monde et la distance croissante entre celle-ci et le reste de la planète, baptisé pays sous-
développés, pays en développement ou tiers monde. N’est-il pas naturel que nous définissions
notre temps en termes de mouvement et non plus de nature sociale ? Plus au contraire nous
nous approchons du domaine des anthropologues, plus nous rencontrons des structures
sociales et des systèmes culturels géométriques comme des cristaux et qui imposent le primat
d’une analyse synchronique.
2Revenons au contraire vers ce qui caractérise le mieux la nouveauté de notre siècle : ne
rencontrons-nous pas partout le changement, l’effacement des héritages, le triomphe des
politiques sur les structures ? Dans sa banalité même, ce constat de l’accélération de l’histoire
est irrécusable. Il risque pourtant de nous engager à contresens dans l’étude des changements
historiques et de nous soumettre à une idéologie se cachant sous le masque de l’évidence.
Avant d’examiner de plus près les problèmes eux-mêmes, rappelons très vite ce qui conduit à
douter de ces images trop séduisantes. Il est au moins difficile — et, je crois, impossible —
de se représenter le monde comme une caravane de sociétés, les unes précédant les autres,
mais toutes suivant la même piste : pays développés et sous-développés seraient définis
comme plus ou moins riches, comme disposant de plus ou moins d’énergie ou comme
permettant à des proportions différentes d’une certaine classe d’âge d’accéder à l’université.
Nul ne peut se satisfaire d’une telle réduction d’une société à une liste d’indicateurs sociaux.
Contre l’idée de la modernisation s’inscrit avec force la diversité croissante des modes de
développement. Pendant longtemps, nous n’avons eu à réfléchir que sur l’opposition,
devenue rituelle, de la voie capitaliste et de la voie socialiste. Qui oserait aujourd’hui se
satisfaire de cette simplification, alors que la voie chinoise s’oppose à la voie soviétique, que
le Mexique ou le Brésil ne reproduisent pas l’expérience de la France ou de l’Italie, que
chaque région du monde ou chaque pays veut être l’inventeur d’une voie particulière vers
l’industrialisation ou vers le socialisme ?
3Au même moment s’impose l’idée des limites de la croissance. Toute extrapolation des
tendances des vingt dernières années dans les pays industrialisés aboutit à des impossibilités à
relativement court terme. L’humanité ne descend pas le cours délicieux du fleuve de la
croissance qui conduit à la mer de l’abondance. Elle vient de vivre une situation historique
particulière et doit se préparer à des changements qualitatifs dans des délais très brefs. Ainsi
l’optimisme évolutionniste se heurte à un mur et éclate en une multiplicité de modes de
développement. Nous voici bien loin de l’image rassurante du train du monde entraîné par la
croissance des pays industriels. La diversité remplace la succession, l’espace se substitue au
temps, les politiques à l’évolution.
4Depuis longtemps déjà, et surtout depuis la fin de la première guerre mondiale et la
révolution soviétique, l’optimisme évolutionniste et son européocentrisme sont en crise. Il
cesse d’être un modèle culturel, le cadre dans lequel se placent les adversaires sociaux en
lutte, mais visant le même objectif, le pouvoir d’orienter le progrès. Il ne disparaît pas pour
autant, mais se maintient sous une forme dégradée, comme simple idéologie au service des
forces dominantes. Khroutchev a popularisé une certaine image de la cœxistence pacifique :
que le meilleur gagne ! Ce qui fait du progrès technique et économique la pierre de touche de
la valeur d’un régime. Plus récemment, le thème de la révolution scientifique et technique est
devenu le mot d’ordre mobilisateur de la sociologie, non seulement en Union Soviétique,
mais aussi en Tchécoslovaquie où la pensée de R. Richta a reçu, à partir de 1969, des
encouragements particuliers. Le thème de l’affluent society est la variante américaine, plus
orientée sur la consommation croissante des ménages que sur le renforcement de l’appareil
central de production, de cet optimisme productiviste. Mais c’est certainement dans les études
sur le tiers monde que ce thème a pris sa forme la plus simplificatrice. L’idée d’évolution se
réduit au thème de la modernisation dont les implications idéologiques sont aisément visibles.
Une des études les plus sérieuses sur cette notion, celle de Joseph A. Kahl1 nous trace le
portrait de l’individu « moderne » opposé au traditionnaliste et reconnaît, à l’issue de ses
études statistiques menées au Brésil et au Mexique, que les attitudes modernes sont très
étroitement associées à un niveau socio-économique élevé. Rien d’étonnant donc que le
modernisme soit négativement corrélé avec les attitudes « radicales » en politique. L’homme
moderne est simplement celui qui se comporte comme un homme d’affaires américain.
Comme le dit très honnêtement Kahl : « Ma définition du modernisme est biaisée dans le sens
de la vision du monde des classes moyennes, mais la tendance du développement
économique nous fait aller doucement en réalité dans cette direction... ; un nouvel
individualisme, fondé sur la concurrence entre individus éduqués pour la promotion dans des
hiérarchies bureaucratiques, devient le thème unificateur qui remplace l’ancienne dichotomie
entre propriétaires et travailleurs possédant chacun une idéologie nettement différente
(p. 118). » La plupart des auteurs n’ont ni la compétence technique ni l’intelligence ni la
sincérité de J. A. Kahl. Mais comment ne pas parler ici d’un colonialisme culturel, aussi
extrême que celui des missionnaires et des enseignants en Afrique, acharnés à déculturer les
colonisés sous prétexte de les civiliser et de les moderniser.
5Le thème de la modernisation est une composante importante de l’idéologie des dirigeants,
surtout parce qu’il réduit au non-sens, à la résistance au changement celui qui ne se conforme
pas à la modernité. Jamais les rapports sociaux réels, la nature du pouvoir et de l’exploitation
ne sont même évoqués. Le but de la notion est d’assurer à l’élite conquérante le monopole du
sens comme le pouvoir absolu.
6Le déclin de l’optimisme évolutionniste a donc été accéléré par le soulèvement des peuples
colonisés, leur volonté d’indépendance, leur refus de se considérer comme sous-développés,
c’est-à-dire soumis à la nécessité de parcourir les étapes déjà franchies par les colonisateurs.
7Cette critique reprend celle des nouveaux dirigeants des pays dominants, qui sont conduits à
dépasser l’évolutionnisme pour des raisons opposées, à cause de leur conscience que les
sociétés modernes peuvent être planifiées, orientées, transformées, que la prospective, c’est-
à-dire l’étude non du futur mais des conséquences futures des décisions présentes, rend
caduque l’idée d’évolution dont la futurologie n’est que le dernier et bien pâle avatar.

b) La conception « stratégique » du développement


8Ce qui conduit vers une représentation entièrement opposée à celle de l’optimisme
progressiste qui pense en termes d’abondance ou de révolution scientifique et technique.
Cette nouvelle représentation réduit la société à son mouvement, à son changement. Ne
parlons plus, dit-elle, de nature de la société, de principes ou de conflits fondamentaux. Ce
qui compte est la capacité de décision d’une société et celle-ci, ainsi que les choix qui en
résultent, doivent être définis en termes purement politiques, c’est-à-dire de concurrence, de
transactions, de conflits.
9Il est insuffisant, ajoute-t-elle, de reconnaître la diversité des voies du développement,
comme s’il ne s’agissait que de variantes de la construction du même système. Il n’existe plus
aucune référence commune aux diverses politiques et la sagesse est de se débarrasser de
termes devenus purement artificiels comme capitalisme ou socialisme. Non qu’il n’existe pas
des logiques économiques, mais parce que la politique commande l’économie au lieu d’en
être l’expression, de sorte qu’on doit reconnaître des contraintes économiques, techniques ou
géopolitiques à un moment donné (à condition de ne pas les prendre pour absolues et
permanentes), mais comprendre aussi qu’elles n’ont de sens que par rapport à un certain état
de la capacité de décision et des rapports entre les forces politiques.
10Parmi les contraintes, il faut reconnaître surtout celles qui sont « naturelles » et non
sociales. Une société, tout en gérant le changement, doit maintenir aussi des équilibres, se
soumettre à des lois, exactement comme une usine qui vise une production et un marché mais
qui doit respecter et utiliser les lois de la mécanique, de l’électricité ou de la chimie
organique.
11Les dirigeants des sociétés dépendantes s’expriment bien différemment, mais ils partagent
avec ceux des sociétés dominantes quelques thèmes fondamentaux. Le mode de
développement est avant tout le résultat de rapports politiques. Il ne s’agit jamais de
maximiser, mais d’optimiser et plus modestement de trouver une issue entre les contraintes
qui se chevauchent. Pragmatisme qui s’appuie aussi sur une image limitée de l’intégration
sociale, la bonne décision étant celle qui a le plus faible coût politique possible. Ce qui
revient à dire que la bonne décision est celle qui est le plus en accord possible avec les
intérêts des élites dirigeantes, puisque celles-ci disposent de plus d’influence, sont plus
capables de diversifier leurs intérêts et donc de bâtir des stratégies complexes. Le réalisme, le
pragmatisme supposent que tout est jugé en termes de calcul, ce qui est la définition même
d’une politique élitiste. Tout au plus peut-on manipuler les masses populaires en leur jetant
en pâture un idéal de participation ou d’égalité, d’autant moins dangereux qu’il laisse moins
de place aux conflits fondamentaux d’intérêts, donc à tout ce qui déborde le « jeu » politique.

c) Entre la croissance et les révolutions


12Ainsi commence à se définir le lieu où doit se définir la sociologie du développement. Elle
est coincée entre une histoire de l’évolution et une sociologie politique du changement.
13D’un côté, on lui dit que le sens est dans la finalité du mouvement et que tout est dans
l’ambiguïté de ce mot qui veut dire à la fois direction et signification. De l’autre, on la presse
d’abandonner ce dernier avatar de la transcendance, le sens de l’Histoire, et de reconnaître
que tout est décision, stratégie, calcul, négociation, conflit, en un mot que tout est politique.
14La sociologie et les idéologies, souvent associées, ont parfois préféré se définir par rapport
à des pensées plutôt que par rapport à des pratiques et à leur sens. On ne raisonne solidement
que si on abandonne cette habitude de gloser, que si on place les choix intellectuels au niveau
des pratiques historiques et de leur justification. Et comment ne pas voir que les
thèmes évolutionnistes et les thèmes stratégiques manifestent des pratiques sociales et
politiques tout à fait opposées.
15En particulier, comment ne pas être sensible au fait que l’évolutionnisme a été et est porté
par les sociétés dominantes, celles qui ont le moins à intervenir sur une situation qui leur est
favorable, qui peuvent s’abandonner au cours de l’histoire, laisser faire, parce que ce cours
leur est favorable, tandis que plus le changement historique suppose de conduites volontaires
et de mobilisation sociale et culturelle, plus aussi l’idée d’évolution est mise en pièces et celle
d’un modèle de développement la remplace, jusqu’à ce qu’on parvienne au point extrême de
l’immense société chinoise définie de manière entièrement volontariste par la pensée de Mao-
Tsé-Toung. Bien sûr, toute société s’efforce de réunifier cet objectivisme du progrès et ce
volontarisme de la décision et de la mobilisation. Mais jamais cette unité ne peut devenir
pratique. Au contraire, il serait plus juste de dire que chacune des deux grandes approches
suscite la présence contradictoire de l’autre.
16L’optimisme du progrès impose l’appel au consensus, ne serait-ce que pour maintenir
l’intégration d’un ensemble de plus en plus diversifié. Le moralisme victorien, la bonne
conscience américaine, le chauvinisme soviétique ont été et sont de bons exemples de ces
forces intégratrices de sociétés qui doivent s’imposer une morale collective pour répondre à
l’appel du progrès. Inversement, plus une société est volontariste, qu’elle fasse appel à une
mobilisation révolutionnaire ou à l’initiative des technocrates, et plus aussi elle cherche à
définir son action hors de tout absolu social au nom d’un intérêt naturel : la survie,
l’efficience, la puissance.
17Nous voici au moment de choisir : faut-il que la sociologie du développement prenne pour
point de départ l’évolution sociale ou au contraire les politiques de changement ? Faut-il
donner la priorité à une analyse synchronique, mais mise en branle, ou à une analyse
diachronique ? Structure ou changement ? quel est le point de départ ?
18Il serait aisé de montrer que le mot même de développement est ambigu, qu’il peut se
référer à l’une ou à l’autre de ces approches théoriques. Il peut être le nouveau nom de
l’évolution ; il peut au contraire être celui du changement, c’est-à-dire de la politique. Il ne
faut pas se hâter de choisir, car de la réponse donnée à cette question découlera un ensemble
cohérent de conséquences.

d) L’anti-développement
19D’ailleurs notre société ne se hâte en effet pas de choisir. Le mouvement des idées tournoie
plutôt autour du problème posé, se posant seulement par moments sur une formulation
intermédiaire qui désigne au moins le lieu du problème. Un courant intellectuel et social très
fort dénonce une évolution catastrophique, renversant ainsi sans la transformer l’idéologie du
progrès, en même temps qu’il appelle la société à se mobiliser. Ce qui est une réponse en
termes de mythe : il faut vouloir ce qui est naturel ou inversement il faut démontrer que ce
qui est souhaitable est aussi rationnel. Tel est le mythe de l’anti-développement, si on veut
bien parler de mythe, non pour nommer une rêverie sans fondement — ce qui ne saurait
s’appliquer à la position que je considère ici — mais pour désigner un effort intellectuel pour
unifier les contraires, et retrouver une unité de la nature et de la culture qui dispense
d’analyser autrement que comme folie et irrationnalité les conduites et les conflits effectifs
des sociétés.
20N’est-ce pas l’issue inattendue et pourtant clairement indiquée de la contradiction entre
l’évolutionnisme et le « stratégisme » ? Contre l’évolutionnisme, l’anti-développement en
appelle à l’interdépendance des éléments de tout système, condamnant ainsi l’illusion
humaine de se définir face à la nature et non plus en elle. Contre une conception pragmatique
du changement, il rappelle que toute analyse « stratégique » est fondamentalement élitiste et
élimine d’emblée tout critère démocratique d’évaluation des politiques.
21Contre cet élitisme irresponsable, l’anti-développement nous rappelle à une double
totalité : celle du bonheur de la population, d’un côté, celle du système naturel dont la société
humaine fait partie — avec ses attributs propres — de l’autre. Mouvement d’idées qui en
appelle à la fois à la réappropriation collective des instruments et des produits du changement
et à un réexamen fondamental des relations entre l’homme et la nature. Il est aisé, pour un tel
mouvement, de se justifier historiquement : après une phase d’industrialisation et de
croissance de la production, il est indispensable, sous peine de contradictions insurmontables,
d’entrer dans une nouvelle étape historique. Et ceci d’autant plus que beaucoup de pays
doivent entrer dans la phase montante de l’industrialisation, même si on doit souhaiter que le
plus grand nombre possible évite cette longue étape de désorganisation et de gaspillage. Les
pays industrialisés, en tout cas, ajoutent les adversaires du développement, cesseraient de
progresser s’ils ne comprenaient pas qu’ils doivent entrer dans une phase qu’on peut nommer
post-industrielle, en donnant à ce mot un sens beaucoup plus radical que celui qu’il reçoit en
général et qui dépasse la société industrielle plutôt qu’il ne rompt totalement avec elle.
22Tel est bien le troisième — et dernier — personnage intellectuel par rapport auquel doit se
situer une sociologie du développement. Nous sommes maintenant tout à fait éloignés de la
naïveté première qui nous poussait à croire que le développement était premier, donnée
d’évidence, fait et volonté à la fois. L’anti-développement met en cause l’évolutionnisme et
le « stratégisme » ; il semble interdire aussi toute autre sociologie du développement.
23Il faut donc, avant de savoir s’il y a lieu de définir une sociologie du développement, lever
l’obstacle qui se présente. Ce qui se fait assez aisément dès lors qu’on ne confond plus un
mouvement culturel, dont les vertus sont grandes, avec une analyse de la pratique sociale. La
force de conviction de l’anti-développement repose sur l’identification de la rationalité
naturelle et du vœu démocratique. Plus précisément, la concentration des ressources entre les
mains des investisseurs, condition essentielle du développement, est présentée comme
gaspillage. Il en va de même pour toute forme de concentration. Ce qui est doublement faux.
24D’abord parce que le développement exige à la fois la concentration et l’élévation des
investissements et l’extension de la participation sociale. La contestation politique peut et
doit critiquer la concentration du pouvoir économique qui s’oppose à l’élargissement de la
participation ; mais une société de pure participation ne peut prétendre se suffire à elle-même
que si elle parvient à empêcher et interdire toute accumulation nouvelle et tout
développement des forces de production, en particulier de la connaissance scientifique et
technique.
25A cet argument, on peut répondre que les déséquilibres entre les inégalités à l’intérieur des
pays et plus encore à l’échelle du monde sont si immenses que la redistribution et
l’égalisation peuvent être créatrices de progrès de tous ordres pendant une longue période. Ce
qui conduit à introduire une deuxième remarque : pour que ce monde de la participation et de
l’égalisation se constitue et se maintienne, pour qu’il ne conduise pas à la désagrégation et
par conséquent au triomphe des conquérants rapaces, il faut que l’ensemble social considéré
soit gouverné par un pouvoir qui domine et annule même tous les rapports sociaux
particuliers de domination et d’accumulation. Ce qui suppose un gouvernement de la planète
qui n’existe pas. Ce qui fait bon marché également des conséquences de la création d’un
pouvoir absolu. Il est permis de dire que le développement d’un pays attardé, dépendant,
décomposé par la guerre et le pillage, comme la Chine, impose une mobilisation égalisatrice.
Les observateurs ont noté que les progrès de la production en Chine ont probablement été
assez faibles, et que, si les famines ont disparu, résultat d’importance majeure, si les besoins
alimentaires de toute la population sont mieux satisfaits en Chine que dans la plupart des pays
pauvres, c’est à un formidable effort de redistribution et à ses contraintes politiques et
idéologiques qu’on le doit. Mais comment ne pas voir qu’il s’agit ici d’un mode particulier,
formidablement important, de développement qui ne peut donc pas appuyer une position
d’anti-développement ? La redistribution et l’égalitarisme, séparés justement de la lutte
contre le sous-développement, ne peuvent conduire qu’à une société communautaire, c’est-à-
dire, dès qu’on dépasse les expériences marginales, à une société totalitaire, Spartiate,
indifférente en même temps aux attaques des nouveaux venus de l’industrialisation et des
nouveaux conquérants.
26Le mythe recouvre l’utopie, celle d’une société sans environnement ou le contrôlant
entièrement, bureaucrate parfaite, attentive seulement à accroître sa propre entropie. L’idée
n’est pas irréaliste. On peut envisager que des sociétés suivent ce chemin, jusqu’au moment
où, n’ayant pas le contrôle de celles qui l’entourent, elles seront dévorées par elles. Mais on
ne voit pas par quel miracle les problèmes de l’accumulation, de la croissance et donc du
pouvoir et des conflits sociaux cesseraient de se poser.

II. Mode de production et mode de développement

a) Le moment présent de l’analyse


27Résumons ce qui vient d’être dit et qui définit de manière suffisante une conjoncture
intellectuelle en même temps que politique. Le fait premier est l’abandon de l’évolutionnisme
et la fin de la croyance au Dieu Progrès. La fin de cette vision historiciste conduit à accepter
la diversité des expériences de changement historique et donc le primat d’une approche
politique ou stratégique du développement. Mais celle-ci se heurte aux mêmes objections que
toute pure sociologie de la décision. Et d’abord que les stratégies ne peuvent se définir de
manière purement pragmatique. Il n’y a pas de marché pur qui ne soit pas limité par la
volonté de puissance, par la rationalité technique ou par les luttes de classes. Une conception
stratégique du développement ne fait donc que s’identifier au point de vue des dirigeants, ce
qui ramène à un certain évolutionnisme, puisque la stratégie des dirigeants vise à plus de
diversification, de flexibilité, d’adaptabilité, ce qui est une image comme une autre de
l’évolution. C’est contre cet élitisme et le monopole du pouvoir qu’il recouvre et suppose,
que s’élève l’anti-développement, anti-élitiste, qui en appelle à la fois à des valeurs
communautaires et à des contraintes naturelles. Nous avons ainsi vécu d’abord la décadence
d’un ancien modèle culturel, accompagné d’un état de crise et de désorientation. Puis nous
avons vu la classe dirigeante technocratique s’identifier à la rationalité et à la modernité,
s’emparer du monopole du sens au nom de l’efficience et pour répondre aux « défis » de
l’environnement. Nous nous sommes ainsi peu à peu habitués à vivre avec l’idée que l’avenir
de la planète devait être décidé par l’affrontement de deux super-puissances. Mais à mesure
que l’une et l’autre perdaient leur charisme, que les Etats-Unis perdaient le droit de parler au
nom de la liberté du monde et l’Union Soviétique au nom de la révolution, l’absurdité d’un
monde dominé par les « stratégies », c’est-à-dire par la puissance et la guerre, a conduit à
l’éclatement de l’anti-développement, contre-utopie dirigée contre l’utopie des classes
dirigeantes, appel indifférencié à tout ce qui est nié par l’élitisme étatique, nature et
participation, rationalité et bonheur.
28En resterons-nous à l’opposition d’une volonté élitiste et d’un sentiment communautaire ?
Le moment n’est-il pas venu au contraire de remarquer qu’aucune des trois positions
considérées jusqu’ici ne prend en considération les rapports sociaux réels. Ce qu’elles ont en
commun est d’opposer — utopiquement — le sens au non-sens, le progrès à l’absurdité et à
l’irrationnalité. L’évolutionnisme nous montrait le passage de la sauvagerie à la civilisation,
ce qui convenait admirablement aux entreprises coloniales ; la vision stratégique oppose des
décideurs raisonnables aux passions et à toutes les résistances au changement ; l’anti-
développement oppose le gaspillage et la folie suicidaire à l’ordre naturel et rationnel qui doit
s’imposer, ce qui laisse voir le vide central qui appelle une sociologie du développement. Les
trois positions considérées sont étrangères à la sociologie, comme il est naturel en ce moment
de mutation où de nouvelles pratiques et surtout de nouveaux conflits sociaux ne se sont pas
encore constitués, où les idées semblent pouvoir s’affronter dans le vide social. La sociologie
du développement ne peut entrer en scène, pratiquement et théoriquement, qu’après ces
autres acteurs intellectuels, qui un jour n’apparaîtront que comme les composantes éclatées
d’un changement de scène historique dont le sens commence à peine à apparaître. Elle naît de
l’éclatement du modèle évolutionniste. Dès lors que les sociétés ne sont plus définies par leur
place dans le mouvement de l’Histoire mais par leur action, deux problèmes jusque-là
confondus se séparent : d’un côté, l’analyse de la structure sociale, de l’autre, celle du
passage d’un type structurel à un autre. La sociologie du développement prend en charge ce
second ordre d’analyses, ce qui place au centre de nos préoccupations l’étude des rapports
entre analyse synchronique et analyse diachronique, entre structure et genèse.

b) L’illusion anglaise
29Mais une telle formulation est trop directe et donc encore obscure. Il faut recourir encore à
une approche historique des notions. L’idée de développement s’est formée à partir de la
révolution industrielle, donc avant tout de l’expérience britannique. Or la priorité et donc la
domination de la Grande-Bretagne sont venues de la préparation exceptionnelle de
l’économie et de la société anglaise à l’industrialisation : développement du capitalisme dans
l’agriculture et le commerce, ressources accumulées par le commerce extérieur et l’empire
colonial, affaiblissement du pouvoir absolu, etc. : tout fit que l’évolution anglaise prit la
forme d’une maturation. Des décisions furent prises, mais sans que des conflits violents aient
à imposer par la violence les changements fondamentaux. Si bien qu’on serait presque tenté
de répondre à la question : qui a créé le capitalisme industriel en Angleterre ? Les capitalistes
eux-mêmes. Non-sens très révélateur. Il semble difficile de séparer l’histoire du capitalisme
de son organisation.
30La devise manchestérienne du laisser faire — laisser passer, indique assez que le
libéralisme se veut soumission aux lois du marché, donc à un mouvement naturel. Quoi
d’étonnant alors que se soit répandue si facilement, dans la région du monde où est née
l’industrialisation moderne, l’image, diffusée par Spencer et ses disciples, d’une évolution
naturelle conduisant du simple au complexe. Ce que d’innombrables sociologues allaient
commenter en multipliant les images de l’évolution : de Durkheim à Parsons, la liste est
longue et brillante de ces formulations de l’évolution sociale.
31Mode exceptionnel d’industrialisation, mais paré d’un prestige incomparable. Dès qu’on
s’écarte de l’Angleterre, l’image se déforme. En France ou en Allemagne, ce n’est pas la
petite industrie et le grand commerce ou l’agriculture modernisée qui engendrent le
capitalisme industriel. Le rôle des banques et celui de l’Etat passent au premier plan. A.
Gerschenkron2, dans un article devenu classique à juste titre, a rappelé en historien les
modifications du capitalisme, en passant de l’Angleterre à l’Allemagne et à la Russie. Mais la
distance était telle entre le foyer capitaliste : Angleterre-France-Belgique-Allemagne
occidentale, et le reste du monde que la seule image qui pouvait s’imposer aux esprits était
celle de la société industrielle, moderne, définie dans son unicité, par son essence qui est
mouvement, par son évolution qui est réalisation de sa nature. Pendant un siècle s’est
imposée à nous cette confusion de la genèse et de la structure de l’économie capitaliste
industrielle. Je ne reviens pas sur la multiplicité des expériences d’industrialisation. Le
moment est venu d’en tirer une conséquence intellectuelle majeure, de casser le type idéal de
la société industrielle, de séparer genèse et structure, de réexaminer la plupart des concepts
formés pour rendre compte de l’exemple exceptionnel de l’industrialisation libérale.
c) La disjonction principale
32Allons droit à l’essentiel. L’image des classes sociales et des mouvements sociaux qui nous
semble aujourd’hui « naturelle » repose sur la confusion, peut-être faudrait-il dire la fusion du
rôle joué dans les rapports de production et de la position à l’égard de l’Etat, agent de
changement historique. Ce qui était bien naturel alors que l’Etat pouvait n’apparaître que
comme le Conseil d’administration de la bourgeoisie. Mais cette définition grince déjà si on
l’applique au second Empire français ou à Bismarck ; elle n’est certainement plus acceptable
si on la transporte dans l’Union Soviétique, la Chine, l’Algérie d’aujourd’hui, et choque
davantage si on considère le Mexique ou le Brésil, l’Irak ou la Libye. Ne sommes-nous pas
obligés, à mesure qu’entrent dans l’industrialisation des pays qui en étaient séparés par de
plus grands obstacles, de disjoindre l’étude de la société industrielle et celle des voies de
l’industrialisation, de séparer modes de production et voies de développement ? L’erreur
serait de croire que cette séparation place d’un côté l’étude du mode technique de production
et de l’autre celui du mode social d’organisation et de transformation de la production. Je
défends ici l’idée qu’il faut séparer l’étude d’un mode technique et social de production, y
compris ses rapports de classes, et l’étude d’un mode de développement, dont l’Etat est
toujours, sous une forme ou sous une autre, un élément central. L’économie industrielle est
celle où l’argent s’investit pour modifier l’organisation du travail et non plus seulement la
distribution des produits comme dans l’économie marchande. Le capital impose la
concentration des travailleurs dans les fabriques, la division des tâches, la soumission à la
cadence des machines, plus tard les chaînes de production. Il rémunère des salariés et garde le
contrôle du surplus pour le réinvestir en vue de l’accroissement du capital lui-même.
33Il se trouve que dans la partie du monde qui s’est industrialisée la première, cette économie
industrielle a été l’œuvre d’une bourgeoisie privée, qui a donc créé une économie de marché
et donné à la spéculation financière un rôle essentiel dans le système d’investissement. Mais
je ne vois aucune relation nécessaire entre ces deux ensembles. L’économie industrielle, la
transformation de l’organisation du travail par les détenteurs du capital, peut se combiner tout
aussi bien avec un capitalisme d’Etat, un socialisme d’Etat ou avec la multiplicité des
combinaisons entre ces termes que fournit le monde d’aujourd’hui.
34Il ne faut jamais confondre la classe dirigeante, définie par les rapports de production, et
l’élite dirigeante, agent de changement historique et dans le cas le plus fréquemment évoqué,
agent d’industrialisation. Celle-ci peut être créée par une bourgeoisie nationale, un Etat
national, un parti révolutionnaire, une bourgeoisie étrangère, etc. et ce serait pure folie que de
considérer ces élites comme interchangeables alors qu’elles produisent des sociétés aussi
profondément différentes que l’américaine et la soviétique, l’algérienne et la brésilienne.
Mais l’immense importance de ces différences n’empêche nullement d’opposer l’économie
industrielle à l’économie marchande, à l’économie agraire ou plus récemment à l’économie
post-industrielle, celle où le capital n’intervient pas seulement pour changer la distribution
des produits ou l’organisation du travail mais la production elle-même, grâce à l’application
de la science à la technologie.
35Ce qu’il faut oser dire maintenant, d’une manière qui peut surprendre est que le
capitalisme et le socialisme ne sont pas des modes de production mais des modes de
développement. Inversement, on ne peut parler de société industrielle sans parler d’un
rapport de classes particulier.
36On pourra employer des mots qui devront être mieux définis par la suite : il faut apprendre
à distinguer une conscience sociale de classe, liée à des rapports de production, et
une conscience politique dont la forme dépend de celle de l’Etat et de l’ensemble de l’élite
dirigeante.
37J’ai rappelé pourquoi le cas privilégié de l’Europe occidentale avait conduit à identifier
structure et changement ou classe dirigeante et élite dirigeante. Il faut ajouter maintenant que
ce n’était qu’une illusion, soigneusement entretenue par l’idéologie de la classe dirigeante.
Car le développement industriel des pays européens ne peut être séparé de la conquête
coloniale. La logique de l’économie industrielle n’explique pas les opérations financières et
militaires du capitalisme, pas plus qu’elle n’explique les purges, les camps de concentration
et le totalitarisme staliniens.
38Nous ne parvenons pas à trouver la réponse à cette interrogation qui revient sans cesse :
Etats-Unis et Union Soviétique tendent-ils à converger ou à diverger ? C’est que la question
est mal posée. Comme sociétés, elles ont eu tendance à se rapprocher, à mesure que
l’industrialisation soviétique progressait ; comme fonctions historiques, ces deux pays sont
différents et même de plus en plus, à mesure que la capacité d’action de chacun sur ses
pratiques ne cesse de s’étendre.

d) Deux erreurs opposées


39Cette position intellectuelle doit constamment repousser deux déviations. La
première consiste à croire que les voies du développement sont comme des chemins qui
mènent tous à Rome, à l’industrialisation. Or, il n’a jamais existé et il n’existera jamais de
société industrielle pure, structure sans histoire. Par conséquent, les pays du monde ne
marchent pas par des routes différentes vers la société anglaise d’hier ou la société américaine
d’aujourd’hui. Nous sommes déjà assez éloignés de la première industrialisation, celle de la
Grande-Bretagne, pour savoir que ni les Français ni les Américains, ni les Allemands ni les
Japonais, n’ont mis leurs pas dans ceux des Anglais, bien que, vues d’aujourd’hui, leurs
expériences historiques soient relativement proches les unes des autres.
40L’erreur inverse consiste à reprendre la position « politique » évoquée plus haut, comme si
les problèmes de « structure sociale » avaient perdu toute importance. Mais elle mérite une
attention plus grande. Il faut d’abord souligner qu’une voie de développement ne peut être
définie que par rapport au type de société qu’il produit, qu’il ne faut donc nullement dissocier
l’étude du changement historique de celle de la structure sociale, faute de quoi on reviendrait
vite à la faiblesse de l’histoire proprement politique, séparée de l’histoire économique, sociale
et culturelle attentive à la longue durée et plus encore aux mécanismes d’équilibre. Mais il
faut dire surtout que dans la pratique historique les modes de développement semblent
envelopper un mode de production d’autant plus complètement que le développement s’opère
davantage par rupture et mobilisation, donc que l’action politique et surtout idéologique
semble plus déterminante.
41Il est vain de dire qu’un ordre de faits peut être déterminant en dernière analyse et pourtant
n’être pas historiquement dominant. Pareille affirmation n’a pas de sens vérifiable ou
falsifiable. En revanche, une telle formule est utile si elle part de la séparation des deux
ordres d’analyses. Ce n’est pas le lieu de traiter à fond un tel problème. Disons seulement
qu’un mode de développement peut très bien être défini par la dominance des faits
économiques, politiques ou idéologiques. Tel est le sens de la distinction que j’ai proposée
depuis longtemps entre sociétés libérales, contractuelles et volontaristes. Inversement, quand
il s’agit de modes de production, que je préfère analyser comme des systèmes d’action
historique, la séparation d’ordres de faits ou d’instances me semble dénuée de toute
signification. Je reconnais une hiérarchie dans les moments de l’analyse sociale, mais à
condition que cette hiérarchie ordonne des catégories de rapports sociaux, non de faits. C’est
pourquoi je distingue historicité, institutions et organisations, ce qui est complètement
différent de : économique, politique et idéologique, termes que j’accepte au contraire dans
une sociologie du développement séparée d’une sociologie de la structure sociale.
42Construire une sociologie du développement ne consiste donc pas à accepter un mélange
vague d’études sur le changement et de jugements de valeurs sur les progrès dus à
l’accroissement des forces de production ou à la complexité croissante des sociétés. Au lieu
de tout unir dans un optimisme confus, il faut au contraire séparer ce que l’évolutionnisme
nous a habitués à confondre.

III. Dissociation de la lutte de classe et de l’action politique


43Quelle est la nature des classes, des mouvements sociaux, de l’Etat, de l’idéologie
révolutionnaire dans une période donnée et quelles transformations subissent-ils quand on
passe à un autre type de sociétés ? Telle est l’utilité d’une sociologie du développement, qui
n’est que le nom actuel d’une historiographie débarrassée d’anciens modèles de connaissance
et allant au-delà de la description démembrée des changements. Elle n’a plus à nous
apprendre quel est le sens de l’histoire et du progrès, mais seulement les voies de passage
d’un type de société à un autre.
44Ce qui entraîne en effet un examen critique des instruments de l’analyse eux-mêmes, car
nous appelons trop facilement concepts des types idéaux absolument liés à une situation
historique particulière et que nous employons de plus en plus en porte-à-faux dans une
situation différente.

a) Rapports entre classes et rapport à l’Etat


45La nécessaire séparation du mode de production et du mode de développement doit se
traduire dans notre pratique intellectuelle par la séparation, déjà évoquée, de l’ordre des
rapports de classes et de l’ordre de l’Etat. J’ai longuement présenté l’idée3 (que l’Etat ne
devait jamais être confondu avec le système politique. Celui-ci n’est que le mode de
représentation des intérêts dans une collectivité gouvernée par un pouvoir reconnu comme
légitime. Cette représentation manifeste les rapports de classes et les orientations du système
d’action historique dans un ensemble historico-géographique concret. Le décalage entre les
rapports de classes et les relations entre forces politiques n’est rien d’autre que le décalage
entre un ensemble sociologique et un ensemble historique, entre le capitalisme industriel et la
France, par exemple. Les relations politiques sont donc déterminées par les rapports de
classes.
46Au contraire, l’Etat n’existe que dans la mesure où il se sépare de la classe dirigeante. Soit
parce qu’il maintient les privilèges et le pouvoir d’anciennes classes dominantes et bloque
ainsi les institutions et la culture, soit au contraire parce qu’il sert d’appui à des forces qui
combattent la classe dirigeante, que ce combat soit extrêmement réformiste, mené au nom de
« classes moyennes », ou qu’il soit révolutionnaire, animé par des forces prolétariennes.
L’idéologie de la bourgeoisie dominante a été très naturellement le libéralisme, c’est-à-dire
l’affaiblissement de l’Etat, réduit au système politique, donc assurant les conditions de
reproduction du pouvoir de la classe dirigeante. L’Etat est au contraire d’autant plus fort et
d’autant plus autonome par rapport à la classe dirigeante que celle-ci est plus faible, donc que
les problèmes du développement, du changement de type de société, l’emportent sur ceux du
fonctionnement d’un système de production et d’un système d’action historique. Mais ce qui
importe ici est que les catégories que nous employons nient en fait cette séparation.
47On peut même penser que ce qui caractérise les pensées sociales héritées du siècle passé
par rapport à celles d’aujourd’hui est l’affirmation, à peine consciente, au nom de
« l’évidence » historique, de l’unité fondamentale du rapport à la classe dirigeante et du
rapport à l’Etat.
48Supposons, disent ces pensées, qu’on renonce à cette unité : ne voit-on pas alors se creuser
un fossé infranchissable entre un mouvement ouvrier luttant contre la domination capitaliste
et des agents politiques dirigeant le dépassement du capitalisme et peut-être constituant une
nouvelle classe dirigeante ? Il faut donc que la lutte sociale de classe et l’action contre l’Etat
bourgeois et pour le dépassement de la crise du capitalisme soient étroitement associées dans
une « politique de la classe ouvrière » ou par un « parti de la classe ouvrière », expressions
qui manifestent l’importance centrale de l’association de l’action de classe et de l’action
politique, c’est-à-dire de l’action dirigée vers et contre le pouvoir d’Etat.
49La réalité historique me semble montrer, au-delà des discussions doctrinales, la séparation
de ce qui était supposé unifié. L’expérience révolutionnaire de Lénine, et, de manière moins
centrale, celle de tous les grands dirigeants et penseurs révolutionnaires, montre une tension
jamais complètement surmontée et laissant apparaître souvent une contradiction centrale
entre l’action ouvrière de libération et de construction du socialisme et l’action politique liée
à la crise de l’Etat, à la guerre extérieure et intérieure, à la reconstruction de l’économie, à
la formation d’un nouveau pouvoir. Aujourd’hui, dans la plupart des pays d’Europe
occidentale, la dissociation entre l’action menée par des agents politiques et les mouvements
sociaux de base est évidente. Ce qui peut être interprété de diverses manières, mais empêche
au moins d’accepter a priori la fusion de l’action de classe et de la lutte contre l’Etat ou à la
tête d’un nouvel Etat.
50Au-delà de ces observations historiques, il faut à nouveau remonter vers la société
industrielle pour comprendre la raison d’être de cette unité qui semble aujourd’hui se définir.

b) Les raisons historiques de la confusion entre mouvement social et prise du pouvoir


51L’image de l’action sociale propre à la société industrielle combine deux principes opposés
et complémentaires. D’un côté, le thème du progrès, donc de la continuité — l’évolution —,
que celle-ci soit définie en termes d’« idées » ou de forces de production, de l’autre celui de
la discontinuité, qui permet de découper des ensembles dans ce mouvement du progrès.
Discontinuité qui provient soit d’un frein au progrès, de l’irrationalité des privilèges, des
intérêts privés et des doctrines qui cassent le mouvement de l’évolution, soit d’une
pénétration dans le monde des valeurs grâce à des actions charismatiques, à l’intervention en
particulier de prophètes. Une société, qu’on la nomme mode de production ou civilisation, est
l’unité contradictoire de cette continuité et de cette discontinuité, unité qui ne peut être réelle
qu’à deux conditions : la première est que les acteurs historiques soient à la fois et du même
coup agents de lutte contre les obstacles au progrès et acteurs de la construction d’une
société « progressiste ». Le bourgeois détruit les privilèges et construit l’absolu et les
libertés ; la classe ouvrière détruit l’irrationnel du profit privé et assure le développement des
potentialités de la nature et des hommes. La seconde est que ces deux dimensions de l’action
soient liées l’une à l’autre dans un cadre historique concret, à la fois spécifique, particulier et
porteur de progrès, ordre qui ne peut être que la nation-Etat, conscience et réalité collective,
mais aussi lieu de dépassement des pouvoir locaux, des traditions idéologiques, des privilèges
irrationnels. Une classe ne peut donc devenir un acteur historique hégémonique que si elle
soude les deux faces de l’action dans la chaleur de la libération et de l’unification nationale.
Sans l’appel jacobin à la nation, rien ne peut faire tenir ensemble la lutte anticapitaliste et la
prise du pouvoir.
52Quand nous croyons parler de lutte des classes, à propos du mouvement ouvrier, nous
parlons d’une réalité historique bien particulière : de la fusion de la lutte sociale de classe et
d’une action politique. C’est pourquoi la question nationale et la question de l’Etat sont
toujours au premier plan des préoccupations de ceux qui parlent au nom du mouvement
ouvrier. Ce qui ne va pas sans tensions : car il existe toujours une tendance à privilégier
l’action contre l’Etat, qu’il s’agisse du blanquisme ou au contraire du possibilisme réformiste,
et on voit toujours apparaître une action ouvrière animée par la seule conscience de classe et
la méfiance à l’égard de l’Etat, depuis une certaine tradition proudhonienne jusqu’au
syndicalisme révolutionnaire. Mais le mouvement socialiste s’organise dans sa logique et
dans ses conflits autour de la ligne centrale qui, de Louis Blanc à Jules Guesde ou aussi bien
à Jean Jaurès et au-delà à Lénine, associe lutte des classes et action sur l’Etat.

c) Les raisons historiques de leur disjonction


53A partir du moment où l’ordre social n’est plus subordonné par un modèle culturel à un
ordre supérieur — que celui-ci soit nommé nature ou valeurs —, l’ensemble des catégories de
la pratique historique se trouve transformé. L’unité fondamentale de l’action de classe — à
l’intérieur d’un mode de production — et de l’action historique, de dépassement des
contradictions du capitalisme et de création d’un mode de production nouveau n’a plus aucun
fondement. La notion de contradiction s’évanouit elle-même car elle n’est pas dissociable
d’une conception dualiste de la société, divisée entre le social et le méta-social. De cet
éclatement naît la séparation entre une action de classe définie par une structure sociale, un
système d’action historique qu’on peut nommer aussi mode de production et une action
dirigée vers l’Etat, dont la forme dépend du mode de développement, de la situation
historique considérée. On peut se demander si l’importance pratique de la notion de
classe n’a pas été liée à la situation historique dont nous sortons à peine. Aujourd’hui comme
hier, le concept de rapports de classes doit jouer un rôle central dans l’analyse des structures
sociales. Mais la classe comme acteur historique, à la fois force sociale et agent politique, ne
peut plus occuper la même place qu’au moment de l’industrialisation capitaliste. L’histoire
contemporaine invite même à ne plus voir que des Etats ou des partis-Etats, alors que le
XIXe siècle européen est rempli par la classe bourgeoise et la classe ouvrière. Mais, encore
une fois, ne cédons pas à cette tentation. Les conflits de classes demeurent partout présents.
La seule manière de le reconnaître est de séparer modes de production et modes de
développement ou plutôt d’étudier directement leurs modes d’imbrication et par conséquent
les combinaisons historiques entre mouvements sociaux et actions « politiques » (c’est-à-dire
dirigées par l’appareil étatique de changement historique).

d) Rapports entre mode de développement et mode de production


54Les grands moments de l’histoire présente sont ceux où un conflit politique et idéologique
dans l’Etat, où une crise du mode de développement portent aussi en eux une lutte de classes
ou du moins signifient une lutte de classes. Telle est bien la nature de la révolution culturelle
chinoise. On ne peut ni la réduire à une lutte entre factions pour le pouvoir, ni croire à un
soulèvement spontané des masses contre le « quartier général ». C’est certainement de haut
en bas et non de bas en haut qu’il faut lire cette situation historique. Les problèmes du mode
de développement commandent ceux du mode de production, mais c’est parce que ceux-ci
sont présents que l’événement dépasse l’histoire politique et pose un problème social
fondamental.
55En revanche, dans les sociétés libérales, on assiste à une dissociation extrême entre
mouvements sociaux et actions politiques, si grande que les mouvements révolutionnaires
semblent se décomposer, provisoirement, entre une opposition socio-culturelle et la violence
politique ou entre le spontanéisme et le néo-bolchevisme. Au point qu’on peut douter de
l’existence possible de mouvements historiques, d’agents menant à la fois une lutte de classes
et une action sur l’Etat. En réalité, l’ancienne unité de ces deux dimensions existe encore,
mais elle s’est dégradée en un mélange de revendication et de composition qui caractérise la
phase actuelle de déclin de ce qui fut le mouvement ouvrier, et lie sous des formes plus
semblables qu’opposées dans la social-démocratie allemande, le communisme français ou le
travaillisme britannique.
56Mais l’acteur de classe ne parviendra à l’importance historique que si son action s’allie à
celle d’une forme de changement historique. Ce qui est nouveau, c’est que parler
d’alliance suppose qu’on reconnaît d’abord la séparation des deux composantes, et d’autre
part, que leur jonction est située au niveau de la stratégie et de la tactique et non à celui, plus
profond, de l’action politique et sociale elle-même. Nul n’a le droit de confondre aujourd’hui
contestation populaire et prise en charge de l’appareil d’Etat. L’ombre du stalinisme a pour
longtemps, dans notre partie du monde, interdit une telle identification.
57Et pourtant, du Chili au Portugal, se pose, chaque fois dans des termes différents, le même
problème fondamental : quels rapports établir entre les mouvements populaires et l’appareil
d’Etat ? Au Chili, le second fut faible et sans unité ; au Portugal, il a risqué d’être trop fort,
comme dans la Turquie kémaliste ou la Libye khadafiste. Partout, de la Palestine au Mexique,
existe la même conscience de la distance qui sépare l’action pour ou contre l’Etat d’un côté,
des mouvements sociaux populaires de l’autre.

IV. Synchronie et diachronie


58Ce qui définit la place d’une sociologie du développement : la moitié de la sociologie. Tout
ce qui concerne le passage historique d’un type sociétal, d’un système d’action historique ou
d’un mode de production à un autre, tout ce qui relève de l’Etat plus que de la société civile.
Sociologie du développement qui ne peut jamais être comprise que dans son interdépendance
avec l’autre moitié de la sociologie, avec l’analyse des structures sociales et en particulier des
rapports de classes et des mouvements sociaux.
59La tâche intellectuelle la plus urgente est d’affirmer cette complémentarité de l’analyse
synchronique et de l’analyse diachronique, de refuser toute fausse unification qui ne peut être
aujourd’hui qu’une arme au service d’une idéologie dominante, étant ou visant à être
hégémonique.
60Comme toujours, il faut détruire l’illusion d’une division sectorielle de la sociologie,
comme si la sociologie urbaine devait traiter de la ville, la sociologie religieuse de la religion,
la sociologie politique de l’Etat et la sociologie du développement du changement ; ce qui
laisserait supposer qu’il existe une essence de l’Etat, de la ville, de la religion ou même du
changement, définissables en dehors de toute analyse d’ensemble de la société.
Représentation qui démembre la sociologie et occulte, le plus souvent dans l’intérêt de l’ordre
établi, l’unité de la société comme système d’actions et d’acteurs, comme champ
d’historicité, comme production de transformations de soi-même. La sociologie du
développement est plus qu’une spécialité, car on ne peut la concevoir — contre
l’évolutionnisme de l’époque industrielle — qu’en se formant une image d’ensemble de la
société, en plaçant au centre de l’analyse la conséquence centrale du déclin des garants méta-
sociaux de l’ordre social, à savoir la fin de l’unité entre genèse et structure et la séparation
du mode de production et du mode de développement. Formulation à la fois lointaine et
proche de notre pratique concrète. Car, qui peut se satisfaire encore de la vision
évolutionniste, à moins de vivre dans le pieux souvenir de l’industrialisation capitaliste de
l’Europe occidentale et du mouvement ouvrier de la seconde moitié du siècle passé ?
61En vérité, tout nous pousse aujourd’hui à abandonner trop complètement cet héritage
lointain et à nous abandonner à une sociologie du développement omni-présente : car
comprendre la révolution chinoise et le capitalisme brésilien, l’Etat algérien et l’unité
populaire chilienne, le gauchisme français et le socialisme Scandinave semble imposer une
sociologie politique comparative beaucoup plus que le primat d’une analyse structurale en
termes de rapports de classes.
62Le sens de la présente analyse est au contraire et sans aucun paradoxe, de rappeler contre
toutes les tentations, le rôle primordial, dominant, de l’analyse synchronique sur celle des
changements historiques. Mais à condition de reconnaître que les ensembles historiques
étudiés, les types idéaux construits par la pratique et par l’analyse, doivent constamment être
décomposés pour être lus sur deux axes et non sur un seul.
63Peu importe ce qui est pratiquement, ici ou là, le plus important. L’essentiel est de
reconnaître la complémentarité, donc l’autonomie nécessaire des deux ordres d’analyses.
64Parce que les sociétés ne sont plus dans l’histoire, dans l’évolution, leur analyse sera pour
longtemps double, tenant entre celle de leur structure et celle de leur genèse.

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