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POUVOIRS J- JE LIIIJEOLOGIE

par

François PERROUX

Le beau livre que Iv.i.H.Chambre a consacré au marxisme

en Union Soviétique (1) ne risque pas de se démoder vite; s'il,


etd-ser7
décrit le développement du socialisme soviétique lil traite een=

tralement des rapports entre l'idéologie et la politique. L'af-

faire de Suez nous est une occasion, - il y en aura beaucoup

d'autres -1 de méditer cette vigoureuse analyse.

Avec compétence et précision, HsChambre montre que

les vues religieuses,politiques l juridiques,artistiques,philo-

sophiques,économiques quipselon le marxisme-léninisme reflé-

teraient un état déterminé des rapports de production, Sont

devenues des forces motrices aux yeux des élites soviétiques et

dans la doctrine officielle.

Nous ne l'ignorons pas, l'idéologie des jeunes socié-

tésI dans la nouveauté de leurs conquêtes,ne ressemble jamais à

l'idéologie des sociétés anciennes aux -*Prises avec les crises

de leur maturité; mais le temps n'est plus oà l'on pouvait se

satisfaire de ce constat et continuer de vivre tranquillement.

1) Le l'iarxisme en Union Soviétique,Editions Seuil, 1955.


Aujourd'hui, le soviétisme et les marxismes travaillent le

monde; l'idéologie soviétique n'est pas l'ide5logie marxiste

et il n'est pas exclu que de grands changements dans les démo-


I craties populaires ne rendent actuelle cette distinction tou-

jours nécessaire. Quant à l'idéologie de la liberté, de la to-

lérance et du respect de la personne humaine, elle risque de

prendre l'allure peu glorieuse d'un alibi à l'usage des riches

et des puissants; pourquoi vouloir l'ignorer : le Christianisme

meme devient suspect s'il est la f.el/gion officielle de peuples

pratiquement athées et l'Humanisme déçoit s'il tarde trop à

susciter quelque Renaissance.

Quel est donc le contenu de l'idéologie l non pas dans

les manuels du parfait militantI mais bien dans l'expérience

soviétique ?

Les Occidentaux sont-ils capables - et en quel sens

de former et de répandre une "idéologie" ?

L'action politique a rovoqué et accompli la révolution

de 1917; c'est ele qui continue de maintenir la société soviéti-

que.L'idéologie dont usent les Soviets et tout autre chose que

le reflet d'un milieu économique supposé très distinct,parfaite-


ment isolable l possédant des mouvements propres. C'est un corps

d'idées qui orientent et organisent une expérience politique et

économique. Ces idées rattachent chaque évènement à un grand

dessein,donnent une cohérence ou en prêtent l'apparence aux

évènements et aux accidents, "disciplinent" en permanence quel—

ques élites en exigeant d'elles quelques "Non" catégoriques.

Point de salut soviétique sans la négation radicale de Dieu et

de la propriété privée. Aidée de ces deux "Non" et des "Oui"

lancés à l'Homme et à l'économie de la Totalité, la société

réelle lla société soviétique va se développer et se répandre

selon sa logique propre. Quand les idées communistes ont pris

corps, ce corps les rend présentes au monde; la société sovié—

tique avance d'elle—même et entraîne le monde vers le communisme

universel. L'homme soviétique peut donc découvrir son travail,

sa famille, sa patrie, instaurer son droit,sa propriété personnellE

et son amitié entre les peuples : sous le couvert des mots mêmes

qu'emploient les Occidentaux, il poursuit ses expériences origi—

nales qu'il doit nécessairement considérer comme ennemies des

expériences de l'homme occidental, aliéné par la foi et par le

système capitaliste.

Le Parti dépositaire de quelques "Non" et quelques "Oui


essentiels l interprète la vie de la société soviétique. Il révèle

aux tasses ce qu'elles veulent etce qu'elles peuvent dans une

seule et même direction. D'oà une attention aiguë et une souplesse

inépuisable : le "travail idéologique" prolonge les pressions

économiques : il conduit les hommes soviétiq4es à contribuer

d'eux mêmes aux contraintes économiques qu'ils subissent. Pour le

surplus, toute marche historique a des zigzags, dès sinuosités ;

mais il faut que les masses perdent jusqu'à la possibilité même

d'imaginer une direction différente de celle dans laquelle elles

ont l'habitude de marcher; la troupe en avançant va grossir :

la négation du Dieu des Occidentaux ne choque pas forcément

l'Islam et le refus adressé à la propriété privée des moyens de

produire est une arme contre la propriété colonialiste .

' L'idéologie soviétique tire sa force de ce qu'elle est

élémentaire; elle a fait piècel jusql'ici à des systkaes d'idées

incomparablement plus riches t subtils,féconds) chez de vieux civi-

lisés désunis ! Ces derniers ne paraissent pas encore capables

d'inventer dans l'ordre de l'élémentaire une recette commune

d'efficacité matérielle et d'action politique. C'est dommage :

pour dialoguer, il faut être deux.

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L'Occident est formé de vieilles nations et d'Empires

qui ne perdent pas l'habitude de se combattre; il croit qu'il

existe un ordre des valeurs e il accepte la compétition des

idéologies et se méfie de toute action politique un peu vigou-

reuse et unitaire. Son attitude et son langage sont inaccessibles

à la fraction de l'humanité qui est enfoncée dans les misères

les plus élémentaires, qui a le plus urgent besoin d'unité dans

une action simple et immédiatement efficace. Joignez qu'ayant

fourni longtemps les "maitres",l'Occident subit les effets de la

coalition tacite qui s'est nouée contre les "maitres".

Des peuples anciens et assez policés ( malgré la bar-

barie de leurs moeurs politiques) peuvent-ils redécouvrir le sens

de l'élémentaire et la vertu d'efficacité collective ?

Les Cocidentaux,notons-le, ne seraient réduits à aucune

abjuration l il leur suffirait d'être fidèles aux valeurs qu'ils

aiment de proclamer pour définir une tâche commune et positive

au niveau élémentaire de l'efficacité matérielle. Afin de tirer

de leurs herbiers, les slogans un peu décolorés de la liberté et

de la justice, pour leur rendre la sève des idées vivantes,

je suggère qu'aujourd'hui les Occidentaux doivent inventer des

oeuvre5.et les faire. Faire une Trève de l'Homme l pour vingt cinq

ans par exemple . Faire de vastes régions du monde,saines et pros-


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pères. Faire des Services d'intérêt counun et international

qui n'imitent servilement ni les plans communistesoi les

monopoles capitalistes. Faire tout cela àfrais communsott

ix± grâce à des équipes communes,dans un style qui prouve que le

colonialisme n'est pas éternel. Une "idéologie" émanerait d'une

oeuvre collective; elle serait l'arme et l'outil mis au service

de la liberté et de la justice en train de prendre corps dans

des oeuvres. Des déterminations fort acceptables nous pousse-

raient, nous aussi,dans une direction précise,rendraient cohé-

rents nos essais, nos succès et même nos échecs.

Quant à l'efficacité politique, il faut le dire t elle

dépend surtout en ce moment des puissances dominantes, au camp

oceidental.La cordiale competition - soyons très modérés - entre

les Etats-Unis et la Grande-Bretagne,contribue à désunir toutes

les autres nations qui n'auraient aucun besoin de ce surcroft.

Les empirismes qui parlent anglais et américin n'ont appris que

fart peu de l'"empirisme "doctrinaire et réaliste, pratiqué par

la Russie Soviétique forte de sa puissance et de son idéologie.


,,iletoidr
L'insigne faiblesse de la pensée politique Ody a valu Téhéran

• et Yalta sera-t-elle iniéfiniment la mauvaise chance de ce siècle?

L'Occident,- au-delà des querelles des Occidentaux -, sera-t-il


t che Ariew
impuissant à proposer au monde une ± kz et à la faire ? C'est-
à—dire, en fin de compte, a se doter de cet appareil supranationa]

— dur et souple —, auprès de quoi lxx la dictature serait un

pauvre ersatz ?

Il semble urgent que l'Occident redevienne "capable

d'idéologie", dans un sens qui est peut—etre e maintenant,un peu

éclairci.

Non pour préparer la guerre l ce qui est comparativement

simple .Mais bien pour établir et approfondir le dialogue,ce

qui — même ou surtout dans les phases de "démocratisation —


"
est esclentiel.

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