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SOMMAIRE TOME
XLVIII
PERROUX ! ET APRÈS ?
N° 5
J.-L. PERRAULT Perroux en perspective, un parcours de la mécon-
naissance 719
MAI
2014 ÉCONOMIES
I. PERROUX !
J.-L. PERRAULT

F. PERROUX
Présentation

Sur la spécificité du savoir économique scientifi-


745
ET SOCIÉTÉS
quement contrôlé 749

P. URI François Perroux 757


« HORS-SÉRIE »
II. ET APRÈS ?
P. MUSSO Perroux lecteur du saint-simonisme 773

P. BERAUD La création collective, du plan à la valeur socié-


tale 799

P. GUIOL Participation et développement des forces pro-


ductives 831

F. CORMERAIS De la création collective au nouveau monde


industriel. François Perroux, le « passeur » 861

HS Perroux ! Et après ?

46

ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS
ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS - CAHIERS DE L'ISMÉA

Tome XLVIII, n° 5, mai 2014, « Hors-Série », HS, n° 46.


Coordonnateur du Numéro : Jean-Louis Perrrault

N° 5/2014

ISSN 0013.05.67
CPPAP : n° 0914 K 81809
PRIX : 31 €
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ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS
CAHIERS DE L’ISMÉA
Revue fondée en 1944 par François Perroux

Comité de Direction La revue mensuelle Économies et Sociétés (Cahiers de


Henri Bartoli (†), Gérard de Bernis (†), Rolande Borrelly (Université l’Isméa) publie actuellement 13 séries (voir liste ci-après), dont
Grenoble III), Albert Broder (Université de Créteil), Jean-Marie douze couvrent un champ économique spécifique.
Chevalier (Université Paris IX - Dauphine), Jean Coussy (EHESS), Ces séries répondent aux exigences suivantes :
Jean-Claude Delaunay (Université de Marne-la-Vallée), Renato Di
Ruzza (Université Aix-en-Provence I), Pierre Duharcourt (†), Louis – défricher les champs nouveaux de la connaissance dès qu’ils
Fontvieille (Université Montpellier I), Bernard Gerbier (Université apparaissent comme réalité à interpréter ;
Pierre Mendès France - Grenoble II), Christian Le Bas (Université – développer des méthodes propres et rigoureuses, adaptées à
Lumière - Lyon II), Jacques Léonard (Université de Poitiers), leur objet ;
François Michon (Université Paris I), Jean-Louis Rastoin (SupAgro, – insérer l’économie politique dans l’ensemble des sciences
Montpellier), Jean-Claude Toutain (CNRS), Sylvain Wickham sociales afin qu’elle exerce sa fonction spécifique dans le dialogue
(Isméa). pluridisciplinaire nécessaire.
Chaque numéro est publié sous la responsabilité du Directeur de
Secrétariat de la revue la série. Celui-ci assume toute la partie scientifique de la prépara-
ISMÉA, 139 rue de Bercy, Télédoc 582, 75572 Paris Cedex 12 tion du Cahier, et en particulier la désignation des référés. La même
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e-mail : perroux@univ-mlv.fr La Direction de l’ISMÉA peut, si le calendrier des diverses séries
s’y prête, et si l’occasion le rend utile, publier un cahier Hors Série.
Directeur de la Publication
La décision concernant cette publication est prise par un groupe de
Rolande Borrelly
quatre membres du Comité de Direction choisis en fonction du sec-
Administration - Abonnements - Diffusion teur de leur compétence. Ce groupe assume alors les tâches et la
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partir de 1999, les abonnements aux revues Économie appliquée et
Économies et Sociétés sont à souscrire auprès des « Presses de Liste des séries vivantes
l’ISMÉA » dont l’adresse postale est : 38, rue Dunois 75013 Paris.
Socio-Économie du travail (AB), Histoire économique quantitative
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(12 numéros) : Services (EGS), Économie de l’énergie (EN), Développement, crois-
France : 229 euros. sance et progrès (F), Économie de l’entreprise (K), Philosophie et
Étranger : 245 euros. science de l’homme (M), Monnaie (ME), Relations économiques
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Millwood, New York, 10546 USA. de la régulation (R), Dynamique technologique et organisation (W),
Imprimerie PRÉSENCE GRAPHIQUE, 37260 Monts. Hors série (HS).

Les sommaires de tous les numéros des revues Économie


appliquée (à partir de 1970) et Économies et Sociétés (à partir
de 1980) sont disponibles sur le Netsite : www.ismea.org
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ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS

Cet ouvrage a bénéficié du soutien financier du CIAPHS


et du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche

Cahiers de l’ISMÉA
Série « Hors-série »
HS, n° 46
Mai 2014
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LISTE DES ADRESSES PROFESSIONNELLES


DES AUTEURS

Philippe BÉRAUD ISMÉA-CIAPHS EA n° 2241


TELECOM Bretagne
2, rue de la Châtaigneraie - CS 17607
35576 Cesson-Sévigné Cedex
philippe.beraud@telecom-bretagne.eu

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Université Bordeaux 3
Bâtiment MSHA
10 Esplanade des Antilles
33607 Pessac Cedex
franck.cormerais@u-bordeaux3.fr

Patrick GUIOL CNRS


Université de Rennes 1
Faculté de Droit et de Sciences Juridiques
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35042 Rennes Cedex
Patrick.Guiol@univ-rennes1.fr

Pierre MUSSO LTCI - UMR 5141 du CNRS


Télécom ParisTech
Chaire « Modélisations des imaginaires,
innovation et création »
37-39 rue Dareau – 75014 PARIS
pierre.musso@telecom-paristech.fr

CIAPHS EA n° 2241
Université Rennes 2
Place du recteur Henri Le Moal
CS 24307
35043 Rennes cedex
pierre.musso@univ-rennes2.fr
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Jean-Louis PERRAULT ISMÉA – CIAPHS EA n° 2241


Université de Rennes 1
Faculté des sciences économiques
7, place Hoche
35065 Rennes Cedex
Jean-Louis.Perrault@univ-rennes1.fr
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SOMMAIRE
PERROUX ! ET APRÈS ?

J.-L. PERRAULT Perroux en perspective, un parcours de la


méconnaissance 719
I. PERROUX !
J.-L. PERRAULT Présentation 745

F. PERROUX Sur la spécificité du savoir économique scienti-


fiquement contrôlé 749

P. URI François Perroux 757


II. ET APRÈS ?
P. MUSSO Perroux lecteur du saint-simonisme 773

P. BERAUD La création collective, du plan à la valeur socié-


tale 799

P. GUIOL Participation et développement des forces pro-


ductives 831

F. CORMERAIS De la création collective au nouveau monde


industriel. François Perroux, le « passeur » 861
003-Sommaire-Contents5-14.qxd 08/07/14 10:14 Page VI

CONTENTS
PERROUX! SO WHAT?

J.-L. PERRAULT Perroux’s work in prospect, the route of a


misunderstanding 719
I. PERROUX!
J.-L. PERRAULT Presentation 745

F. PERROUX On the specificity of a scientifically checked


economic knowledge 749

P. URI François Perroux 757


II. SO WHAT?
P. MUSSO Perroux reader of Saint-Simonism 773

P. BERAUD Collective creation, from planning to societal


value 799

P. GUIOL Participation and development of productive


forces 831

F. CORMERAIS From collective creation to the new industrial


world. François Perroux, the “transmitter”. 861
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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 719-742

L’œuvre de Perroux en perspective,


un parcours de la méconnaissance *

Jean-Louis Perrault

Université de Rennes 1

La notoriété de l’oeuvre de François Perroux fut colossale de son


vivant, et particulièrement jusqu’aux années 70. Ce fait est totalement
imperceptible désormais, quand nous continuons de célébrer des éco-
nomistes d’Outre-Atlantique, dont la portée théorique fut singulière-
ment faible. Or, l’escamotage de la démarche de Perroux s’opère signi-
ficativement à partir de la fin des années 70. Il est probable que l’ori-
ginalité de son oeuvre ne soit pas étrangère à cela. Mais, il est patent
aussi que, d’une part, sa méthodologie et, d’autre part, son axioma-
tique ont rendu son travail incompatible avec le projet de domination
de la structure des savoirs en « sciences économiques » par les Etats-
Unis, au prétexte de la Guerre froide. Or, au regard de l’insuffisance
analytique contemporaine de la discipline et des dérives navrantes
auxquelles nous sommes amenés à assister, l’actualisation de la
méthode et du projet de François Perroux constitue une exigence pour
les sciences sociales.

Prominence of François Perroux’s work was colossal in his lifetime,


particularly to the 70s. This fact is totally imperceptible now, while we
continue to celebrate transatlantic economists whose theoretical range

* Le lecteur excusera la forme très référencée, en mosaïque, de ces quelques pages,


qui conservent pour objectif d’ouvrir sur les principes de François Perroux et d’offrir
une bibliographie raisonnée de son œuvre.
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720 J.-L. PERRAULT

was singularly weak. However, the retraction of Perroux’s approach


occurs significantly from the late 70s. The originality of his work is
probably a main cause. But it is clear also that at first his methodolo-
gy and then his axiomatic made his work incompatible with the project
of domination of the structure of knowledge in “economics” by the
United States in the Cold War context. However given the lack of ana-
lysis capability of our discipline and the distressing drifts that we wit-
ness, the updating of Perroux’s method and project is a requirement for
the social sciences.

« When a true genius appears in this world, you may know him
by this sign, that the dunces are all in confederacy against
him» Jonathan Swift [1883], The works of Jonathan Swift :
containing additional letters, tracts, and poems not hitherto
published; with notes and a life of the author, Houghton-
Mifflin.
« Il appartient à l’idée de trace de pouvoir être effacée. Avec
cette idée inquiétante de la menace d’effacement des traces,
c’est la menace de l’oubli qui s’impose. Certes, il est bien des
formes d’oubli qui ne relève pas de l’effacement des traces,
mais de la ruse et de la mauvaise conscience ; il est aussi bien
des apparences d’effacement qui ne concourt qu’à dissimuler
ce qu’il reste au contraire d’ineffaçable dans l’expérience
mémorielle » Paul Ricoeur [2004], Parcours de la reconnais-
sance, Stock.

« L’économie des hommes dans la force et la plénitude de cette


expression, loin de pouvoir invoquer une longue et sûre tradition, en
est à ses premiers essais décisifs. Elle n’a même pas encore com-
mencé, elle commence », écrit François Perroux dans l’Économie du
XXe siècle [Perroux (1961a), p. 392]. Un demi-siècle a passé. Pouvons-
nous considérer cette phrase désuète ?
En quelques années, l’ISMÉA a pu commémorer successivement :
le centenaire de la naissance de François Perroux (2003), l’anniver-
saire des vingt puis des vingt-cinq ans de la disparition de son fonda-
teur (2007-2012) et les soixante-dix ans de l’institut lui-même (2014).
Au-delà du mémoriel, ces commémorations voulaient faire échapper
une œuvre et une méthode à la menace de l’oubli. En effet, dés les
années 1980, celui qui fut l’économiste français le plus renommé, le
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 721

plus fécond et le plus singulier de notre siècle [Drouin (1987)], a dis-


paru des références 1. Sa vision, sa méthode et sa pensée fertiles furent
certainement le produit d’un contexte historique spécifique 2, mais
elles méritaient de demeurer contemporaines, comme en attestent la
plupart des témoignages.
Comment interpréter cette « destitution » ? Incompréhension ?
Ingratitude ? Oubli ? Le parcours de cette méconnaissance reste, au
prisme de notre époque, assez suspect. Et c’est l’un des objectifs de
l’ISMÉA de continuer de rehausser, au carrefour de la mémoire et de
la prospection critique, une réflexion sur l’économie et la société
depuis et au-delà de l’oeuvre et de la méthode de Perroux.
Fondée sur un système de valeurs qui constitue son axiomatique,
avec pour projet l’émancipation des masses au moyen des progrès maî-
trisés offerts par l’industrie, l’économie d’intention scientifique de
François Perroux va se heurter à la construction hégémonique anglo-
saxonne de la discipline, dans une « culture de guerre froide », façon-
nant toutes les dimensions d’une économie d’intention idéologique.
Ensuite, la domination du paradigme individualiste, qui en est issue, lié
à la rationalité instrumentale ou à la théorie du choix rationnel « ortho-
doxe », causaliste ou conséquentialiste, va contribuer à des dérives
douteuses et ambigues de la discipline, à l’instar de l’économie expé-
rimentale, la plaçant dans le champs de l’empirie ou l’adossant au
réductionnisme cognitiviste, aux antipodes de l’analyse économique
perrouxienne.

I. – TOUT L’HOMME ET TOUS LES HOMMES

« La pensée de F. Perroux est profondément pessimiste, mais son


espérance reste indomptable », écrit Jean Denizet [(1990), p. 158].

1 Si cette notoriété semble imperceptible aujourd’hui, on en trouvera les traces dans


les tributs qu’auront su lui rendre des économistes notoires. William Jaffé (1898-1980)
écrit à son sujet : « The name of François Perroux would be enough. It would immedia-
tely convey to such an audience the well-known designation of a great scholar, an orna-
ment of our profession, whose highly original contributions to modern economics have
been for several decades a challenging stimulation to new thought and new scientific
perspectives » [Jaffe (1990), p. 145]. Lionel Robbins (1898-1984), pourtant membre
fondateur de la Société du Mont Pélerin et ami, comme Perroux, de Friedrich Hayek
(1899-1992), renchérit: « I can think of few who have done more to make our subject
international both by an erudition transcending frontiers and by the extent of his perso-
nal contacts. Professor Perroux surely inherits and practices of his own country, but
more than this he is himself a great citizen of the world » [Robbins (1990), p. 144].
2 Pour mieux saisir l’émergence de cette pensée, on pourra lire [Loty, Perrault et Tor-
tajada (2014)].
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722 J.-L. PERRAULT

Perroux porte, en effet, un regard lucide sur la société qui lui est
contemporaine. Mais son espérance est nourrie par sa conception,
chrétienne et personnaliste, de l’homme. Conception sur laquelle il va
construire sa propre axiomatique de cette « science sociale » que
constitue, pour lui, l’économie d’intention scientifique : « [Les résul-
tats présents de l’économie moderne], appréciés à l’échelle de la pla-
nète et à l’égard de l’espèce entière, sont des plus médiocres. La moi-
tié des vivants reste soumis à un régime d’économie infra humaine »
[Perroux (1961a), p. 372]. Il importe, par conséquent, d’établir les
conditions nécessaires pour que « les gaspillages d’hommes les plus
intolérables soient évités » [Perroux (1963)]. Aussi, pour Perroux,
catégorique, l’économiste d’intention scientifique ne peut se référer
qu’à une seule « idéologie » : « Il existe une idéologie économique et
il n’y en a qu’une : c’est le plein-emploi, à l’échelle du monde, de
toutes les ressources matérielles et humaines » [Perroux (1961b),
p. 24]. Et si « l’enrichissement et la pauvreté se sont opposés tout au
long de notre histoire, c’est que nous n’avons pas su encore inventer
les procédés d’une économie de participation, nous contentant d’enri-
chir des minorités dans des structures sociales de domination et d’ex-
ploitation » [Perroux (1969)]. Enfin, puisque entre « les agents diffé-
rents les uns des autres et inégaux entre eux, l’asymétrie est la règle ;
elle appelle une régulation au nom de valeurs qui ne sont arbitrales que
si elles sont tenues pour supérieures et à la politique réalisée et au mar-
ché réalisé » [Perroux (1981), p. 228].
Mais ces valeurs arbitrales rencontrent la « furie des intérêts
privés » dans une société formée d’une « combinaison de pouvoirs »
[Perroux (1972), p. 79], qui déborde celle de l’État : « Chaque système
d’agents comporte un élément de pouvoir » [Perroux (1973), p. 14]. De
telle sorte que, « partis de cloisons étanches dressées entre politique et
économie, nous arrivons à une construction où politique et économie
deviennent indiscernables » [Perroux (1981), p. 228]. Selon cette vue,
indissociablement liées, l’économie et la politique devraient donc
s’employer à aplanir, provisoirement, les antagonismes permanents qui
façonnent la société, et contribuer à « socialiser le pouvoir » [Perroux
(1972)] : « Une société subsiste en surmontant ses contradictions inté-
rieures. Elle dépasse ses conflits internes par une organisation de fait
qui donne souvent le change grâce à une idéologie de justification »
[Perroux (1980a), p. 22].
La construction de cette organisation doit répondre à deux exi-
gences : donner la place centrale à l’Homme et respecter la Vie. Car
« l’homme est une énigme. Ses termes peuvent être inventoriés, son
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 723

ensemble ne peut être résolu par la seule voie de l’observation faite de


l’extérieur » [Perroux (1942), p. 8]. Il est une « personne », c’est-à-dire
une « synthèse consciente et active d’états, d’attitudes, de décisions, de
vouloirs, comme le terme d’une relation à un absolu et, par consé-
quent, aussi comme une totalité concrète, indivisible et insubstituable,
ruisselante de toutes les particularités qui la signalent sans la définir et
la situent sans en épuiser la signification » [Perroux (1936), p. 866-67].
Aussi, la règle première est-t-elle le respect foncier de la vie ; respect
malheureusement : « désappris aux citoyens par les meurtres sournois
et diffus qu’entraîne l’économie de l’enrichissement sans frein, par le
meurtre collectif légalisé qu’est la guerre et par le meurtre individuel
légalisé qu’est la peine de mort » [Perroux (1969), p. 144-45].
Penser l’économie, c’est donc, pour le Professeur au Collège de
France, une exigence de démocratie politique, économique et sociale,
qu’il qualifiera plus tard de « structuration sociale de la totalité », et
qui suppose « l’instruction et l’éducation généralisées, l’organisation
syndicale libre, le droit de grève, les libertés fondamentales de la pen-
sée et de l’expression, les libertés de réunion, les libertés de la presse,
l’accès libre aux mass media ; tout l’aménagement des dialogues
sociaux dans une démocratie qui ne tricherait pas » [Perroux (1965),
p. XXI] ; c’est-à-dire, « combattre pour la communication contre la
clôture, pour le développement contre l’armement et pour l’économie
généralisée contre l’économie dogmatique » [Perroux (1969), p. 84].
Et d’ajouter : « Il faut diffuser gratuitement, sur tous les niveaux, l’édu-
cation sous toutes ses formes » [Perroux (1969), p. 275]. Bien sûr,
admet-il : « La société de participation, ne le dissimulons pas, est une
utopie au sens rationnel de ce mot, un instrument grâce auquel on voit
mieux l’histoire, séculaire et contemporaine, de l’inhumanité » [Per-
roux (1972), p. 142].
Ainsi, alors que l’économie standard n’a rien tant en horreur que la
morale [Perroux (1980b)], l’économie de François Perroux part d’une
éthique conçue comme un projet !

II. – INDUSTRIE ET PROGRÈS

« La cohésion sociale de l’espèce humaine n’accompagne pas l’in-


dustrialisation du monde » [Perroux (1993 [1965]), p. 17]. Parmi les
thèmes que l’économiste lyonnais nous a aidés à questionner, l’indus-
trie tient une belle part. Spectateur lucide de l’irréductible violence qui
parcourt nos sociétés, Perroux est immédiatement conscient du carac-
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724 J.-L. PERRAULT

tère régulièrement insensé du progrès matériel. Fidèle à Saint-Simon,


il interroge : « Qu’est-ce que l’industrialisation ? Que contient le pro-
cessus ? Quelles conditions voit-on à son déclenchement et à son
déploiement ? Comment peut-il être tourné au bien de l’humanité ?
Quel sens nous propose-t-il ? »[Perroux (1964)]. Il prendra six ans
pour conduire sa réflexion sur Industrie et création collective.
« Nous créons. Nous créons ensemble », écrit-il dans le premier
tome, en 1964 [Perroux (1964)]. Puis, dans le second, en 1970 : « Nous
regardons. Notre regard recrée un monde et un homme commencés,
dont nous savons qu’ils finiront avant de s’accomplir » [Perroux
(1970b)]. Le Progrès se définit tout au long de sa réflexion comme
tâche collective, sous réserve d’accepter qu’une « orientation et un
arbitrage fondés sur le savoir scientifique et technique et sur l’accepta-
tion de la loi sont indispensables à toute organisation » [Perroux
(1964)]. Technique, science, orientation, législation, etc., la société
emprunte, chez l’économiste lyonnais, des formes institutionnelles
robustes. L’articulation entre ces institutions, rapidement qualifiée
d’industrialisation, ne peut être spontanée. Elle suppose une volonté
politique, souvent difficile à exprimer : une politique industrielle, une
planification. Le Plan s’y présente comme une expérience sociale
[Perroux (1965)].
Création collective, planification, participation sont les notions
dénoncées et démantelées par l’offensive de la pensée d’Ancien
régime, le chiasme néolibéral, dont l’objet principal est l’accaparement
privatif des rentes qui semble avoir mis fin au « dialogue sans terme de
créateurs » [Perroux (1964)]. Cette offensive constitue un alibi de l’in-
capacité à assumer les risques de l’industrialisation : liquidation du
Plan français, suppression du CGP, substitution d’un État stratège à un
État planificateur, et plus généralement, changement de nature de l’in-
tervention publique, et privatisation de la décision collective.
Au regard de cela, les catégories critiques de Saint-Simon, dont
François Perroux fut un des grands « passeurs », gardent toute leur per-
tinence. Lorsque Saint-Simon construit sa théorie des classes sociales
de l’Ancien régime, il oppose une majorité de travailleurs exploitée et
une minorité d’exploiteurs que sont les oisifs, les propriétaires-rentiers
et plus généralement tous ceux qui n’entreprennent pas [Musso
(2006)]. Cette opposition, Perroux la reprend in extenso en opposant
les « industriels et les féodaux : les gouvernants qui ignorent l’indus-
trie ; les hommes de guerre qui ruinent les peuples ; les privilégiés dont
la propriété ne « fait » rien, dont les biens patrimoniaux sont oisifs »
[Perroux (1964), p. 20]. Et, ajoute-t-il, si les anciens régimes sont
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 725

caractérisés par des « hiérarchies qui pratiquent l’exclusion manifeste


en la glorifiant », les démocraties formelles d’aujourd’hui pratiquent
une exclusion inavouée et officieuse [Perroux (1972)] . Cette exclu-
sion lui permet de distinguer entre une élite dirigeante, qu’il appelle
de ses vœux, et une élite dominante, acceptant les buts et les moyens
traditionnels de la domination, et dénoncée par Saint-Simon. Cette
opposition dessine en filigrane les éléments structurels de l’incapacité
de croissance (incapacité créative) de la société française contempo-
raine.
L’économie de François Perroux est une exigence industrielle au
service du Progrès.

III. – ÉTAT ET ALIÉNATION

« Malheur au pauvre : il ne vaut rien ! » [Perroux (1969), p. 264].


En 1970, deux petits ouvrages sont publiés dans la collection idées de
la nrf. Ils ont pour titres : « Aliénation et société industrielle » [Perroux
(1970a)] et « Le manifeste différentialiste » [Lefebvre (1970)]. Jalons
dans l’œuvre pléthorique d’Henri Lefebvre et de François Perroux, ces
ouvrages s’offrent en reflet l’un de l’autre, comme une tentative alar-
miste de recomposer certaines formes de la promesse déjà chancelante
de l’après-guerre : promesse de socialisation, de bien-être, d’humani-
sation. Le tout au prisme d’une réflexion critique, dans la mesure où la
pensée marxienne dont ils sont tous deux explicitement imprégnés,
contient à la fois la formulation du productivisme intégral et la critique
radicale de l’idéologie productiviste, de l’économisme.
L’un, Lefebvre, amorce ainsi : « Depuis mai 1968, on peut se
demander si la grande crise du monde moderne n’a pas trouvé sa
conclusion [...] Or, qu’a-t-on inventé ? Une mixture. La crise du diri-
gisme se terminerait avec le néo-libéralisme ; et inversement »
[Lefebvre (1970), p. 11]. L’autre, Perroux, martèle dès la première
phrase : « Chez F. Hegel, ainsi que chez K. Marx, la notion de l’alié-
nation, présente à l’œuvre entière, est réélaborée, depuis les écrits de
jeunesse jusqu’aux ouvrages capitaux » [Perroux (1970a), p. 7]. Alié-
nations, néolibéralisme, ces propos véhiculent une critique globale des
productivismes, depuis un regard marxien sur l’État et sur la crois-
sance.
Pour les deux intellectuels, l’histoire n’a jamais révélé la moindre
capacité créatrice sur le plan social. Ils appellent à l’unisson, comme
une urgence, le retour vers le développement, « restitué dans sa pléni-
01-Presentation.qxd 08/07/14 10:16 Page 726

726 J.-L. PERRAULT

tude, qui implique un enrichissement, une complexification non


réduite des rapports sociaux. [Qui] est qualitatif. [Qui] suppose la créa-
tion de formes de la vie sociale. En un mot de différences » [Lefebvre
(1970), p. 38]. L’appauvrissement voir la crise des rapports sociaux en
matérialisent l’absence. Cette socialisation, dit Perroux, conjuguée
avec la désaliénation universelle et la création collective, doit inventer
sans relâche des institutions sociales, pour dépasser, à l’échelle de
l’Espèce, la préférence de destruction et de meurtre collectif. La désa-
liénation sociale conquiert la libération des sujets contre les automa-
tismes sociaux, façonnés par l’État.
Chez eux, l’État figure parmi les pouvoirs réducteurs (Lefebvre).
Il est le conseil d’administration des propriétaires des moyens de pro-
duction (Perroux). Ce dispositif a permis de commettre et de promettre
la croissance comme appareil d’homogénéisation de la société. Elle fut
l’alibi de la Libération de 1944 : Croissance indéfinie ? Pourquoi
faire ? Pour elle-même ? La croissance supposait un modèle : « Le
modèle, obsession et phantasme des appareils politiques spécialisés,
est venu après Marx, après Lénine » [Lefebvre (1970), p. 40]. Le
modèle se veut identique pour tous, écrit Lefebvre. Il a, surtout,
orchestré la redoutable indifférence entre croissance et développement,
amenant ce jugement sévère : « Comprenons donc, écrit Perroux, que
le « dépérissement » de l’État historique, de cet État jusqu’ici spécifi-
quement violent, n’est pas une exigence marxienne seulement, mais un
impératif commun de désaliénation et d’humanisation » [Perroux
(1970a), p. 104]. Il est indispensable d’inventer des pouvoirs nou-
veaux, nous disent-ils.
Ni l’un, ni l’autre n’est dupe de l’opposition entre un modèle mini-
maliste-libéral et un modèle constructiviste-socialiste de l’État, dans la
mesure où ces deux modèles sont fondés sur la même représentation
anthropologique : l’individualisme. Le modèle minimaliste se fonde
sur une vision tronquée de l’homme, tricheur et susceptible de
répondre aux incitations, dont le comportement peut-être corrigé par
les indéfectibles vertus du « marché ». L’autre, le modèle constructi-
viste-socialiste, ne considère pas l’homme comme meilleur, le rôle de
l’État consistant à le « corriger » autoritairement, afin de le rendre
digne du destin « nécessaire ». Ayant observé que « capitalisme est un
mot de combat » [Perroux (1948), p. 5] et que « le socialisme est une
sentimentalité » [Perroux (1943a), p. 121], Perroux en conclut, en
1951, que : « La crise du capitalisme et la crise de l’État moderne ne
sont pas deux faits juxtaposés ; il était inévitable que le capitalisme
lancé dans une large mesure par l’État se retourna contre lui et même
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 727

contre la société traditionnelle. La solution est politique, mais une poli-


tique radicalement rénovée dans ses buts et dans ses techniques, qui
imposerait au monde économique de reconnaître sa place subordon-
née, marquerait les débuts d’une phase de capitalisme transformé et
« dépassé » [Perroux (1948), p. 107].
Sa vision émancipatrice de l’État, en exige une conception person-
naliste. Conception qui attend de l’idéologie, d’une part, de maintenir
sous le contrôle des hommes les institutions qu’ils ont fondées afin
d’écarter les mécanismes sociaux déshumanisants ; et, d’autre part, de
bâtir une vision stable et responsable de l’ordre social, gagée sur un
humanisme radical [Mounier (1947)]. Exalté, Perroux en formule
l’aboutissement : « La Cité des participants est le nom d’un mouve-
ment de l’esprit ; au-delà de toute structure, elle se dresse dans l’espace
sans limite de la passion active. La liberté se proclame, se décrète.
Mais le dur effort, la tâche exténuante qui seule compte se nomme libé-
ration » [Perroux (1972), p. 143]
L’économie de François Perroux est un projet émancipateur.

IV. – INTENTION SCIENTIFIQUE OU PSEUDO NEUTRALITÉ

« Le libéralisme qui devrait satisfaire tous et chacun devient, en pur


fait, et dans une situation susceptible de correction, une doctrine à
l’usage des puissants et des forts » [Perroux (1978), p. 10].
Sur le plan politique, pour Perroux, l’économie du passé, celle du
XIXe siècle est celle de la pensée libérale, celle de l’École de Paris, qui,
selon Schumpeter, aura contribué à la « réputation médiocre des uni-
versitaires français [tant les] options politiques de chaque auteur
influençaient puissamment chaque ligne qu’il écrivait » [Schumpeter
(1954), p. 128-132, cité par Perrault (2014), p. 84]. Dès lors, pour
l’économiste lyonnais il y a une exigence : « Une théorie scientifique
doit être vraie indépendamment des intérêts de ceux qui l’utilisent »
[Quesada (1990), p. 7]. Or, l’horizon à partir duquel se sont déployées
les théories de l’économie libérale a été idéologique. Ainsi écrit-il :
« Lorsque l’économie est dispersée et atomique lorsque que le marché
est formé de petites unités, il importe relativement peu, du point de vue
économique, que le pouvoir politique soit stable, l’économie obéit à
ses propres lois et le pouvoir politique intervient seulement pour tracer
les cadres dans lesquelles s’exerce la libre activité des individus » [Per-
roux (1946), p. 302]. Les postures néolibérales, où le marché en vient
à se substituer à l’agora, convergent vers le principe : « Je ne suis pas
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728 J.-L. PERRAULT

démocrate parce que je préfère un régime de liberté» [Michel (2001)].


Constat que Perroux aura refusé catégoriquement, compte tenu de son
axiomatique ou, pour reprendre Dufourt, de son épistémologie poli-
tique [Dufourt (2009)] : « D’une étude de la liberté économique ou de
son contraire, conçus théoriquement, on ne tirera jamais ce qu’il faut
pour apprécier la valeur d’une civilisation libérale ou non » [Perroux
(1946), p. 300]. Ou encore : « La liberté vécue par tous n’est pas le
« libéralisme » qui évacue la justice sociale [...] et la capacité créatrice
d’une société ne peut procéder de la résignation entretenue par les poli-
tiques de l’illusion » [Perroux (1980a), p. 22].
Sur le plan théorique, le clivage n’est pas plus surmontable : « La
confiance était-elle fondée, que nous accordions [...] à la mécanique
sans mécaniciens dont nous préférions croire qu’elle réglait les rap-
ports d’échanges » [Perroux (1946), p. 300]. Enraciné dans la tradition
humaniste européenne, c’est l’un des projets les plus ardents du pro-
fesseur au Collège de France que de détruire le mythe de neutralité et
de rationalité qui fonde l’analyse du marché de concurrence pure [Bel-
lini (1990), p. 148], et de refuser de limiter le marché à des échanges
purs de tout effet de pouvoir et de violence : « Sur ce thème, sa pro-
testation est inépuisable, découvre sans cesse des arguments nouveaux,
n’arrête pas de se situer autrement, par rapport aux grands économistes
de son niveau » écrit Jean Denizet [(1990), p. 157 ]. En effet, comme
le note Gérard de Bernis, Perroux refuse les dichotomies si familières
aux économistes. Il refuse la dichotomie entre le réel et le monétaire,
entre le micro-économique et le macro-économique, entre l’homme et
les institutions, et, bien sûr, entre l’économique et le social [Destanne
de Bernis (1990), p. 99].
Enfin, il dénonce les « leurres de l’interprétation concurrentielle »
du modèle pur de la concurrence complète, qui trahissent « les liaisons
et les décisions de la vie réelle » et constituent une « fraude intellec-
tuelle » ; en effet, ils peuvent « être subtilement utilisés dans une pré-
occupation normative [...] par quelques libéraux à l’esprit très géomé-
trique et infiniment naïf » [Perroux (1951), p. 92], car les modèles
abstraits du théoricien de l’économie pure « sont imprégnés de
croyances dominantes d’ordre politique, morale, voir métaphysique »
[Perroux (1946)]. C’est donc très vite un leitmotiv dans son oeuvre,
que l’absence de neutralité des « économistes de chambre » : « Je ne
voulais pas renoncer à l’analyse sociale et économique, mais je voyais
très bien que cette analyse servait des intérêts acquis, des institutions
établies, des situations faites. Il m’est apparu très tôt qu’il n’y a pas
d’analyse qui soit neutre » [Ganne, G. (1956)]. Ainsi, il mesure com-
bien l’analyse économique se ferme à l’observation du réel parce que
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 729

« le savoir économique s’élabore sous l’extrême et constante pression


des intérêts acquis et des positions de puissance » [Perroux (1980b),
p. 11]. Et il en déduit que « longtemps encore, on confondra l’écono-
miste avec l’avocat d’intérêts particuliers, le porte-parole des classes
qui tiennent la puissance et l’argent, le caméraliste incliné devant les
États aux ruses et aux violences précaires » [Perroux (1955), p. 9].
Dans un tel contexte, l’économie d’intention scientifique est un impé-
ratif ambitieux : « [Car] les centres d’enseignement, qu’on l’avoue ou
non, sont destinés à l’éducation de citoyens conformes, c’est-à-dire
consentant et adaptés aux règles du jeu établies » [Perroux (1980a),
p. 30], et les économistes d’intention idéologique sont recrutés au ser-
vice des « anesthésistes de la classe laborieuse » [Perroux (1972),
p. 77].
Sur le plan épistémologique, il revendique les « constructions men-
tales » susceptibles de rendre peu à peu maîtrisable les « incompatibi-
lités qui opposent les projets humains à contenu économique »
[Perroux (1955)], et il les adosse à l’histoire et à la philosophie :
« Nous interrogeons la réflexion philosophique en la sachant très dis-
tincte de la science, dans le dessein de donner à l’analyse empirique
ses meilleurs points d’application » [Perroux (1970a), p. 39]. Enfin,
« lorsque nous étudions les structures en économie, nous n’avons ni à
rechercher, ni à subir un « compromis » entre l’histoire et la théorie »
[Perroux (1952), p. X]. « Nous rencontrons par conséquent, au bout de
ce cheminement, l’histoire et les faits historiques » [Perroux (1943e),
p. 37]. Du seul point de vue de sa démarche, lui qui abhorre la méthode
inductive, dénonce en outre l’épistémologie normative de Karl Popper,
et les charges de ce dernier contre l’histoire ou la philosophie [Perrault
(2014), p. 91-94]. Il lui préférera l’épistémologie historique de son col-
lègue au Collège de France, Gaston Bachelard : « Si le développement
de notre discipline comporte une leçon d’ensemble, c’est la fécondité
indéfinie d’une alliance loyale des exigences abstraites et des exi-
gences expérimentales, pour l’édification de l’économie “positive” »
[Perroux (1947a), p. 682].

V. – COEXISTENCE PACIFIQUE OU ASSERVISSEMENT SCIENTIFIQUE

« C’est en pleine connaissance de tous effets que les Américains,


après avoir délibéré pendant plusieurs années, ont pris la responsabilité
d’engager, par voie de persuasion et de pression amicale, les diverses
nations du monde à accepter le néo-libéralisme de Bretton-Woods »
[Perroux (1947b), p. 340].
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730 J.-L. PERRAULT

Dès la Libération, François Perroux perçoit clairement l’instrumen-


talisation de l’idéologie néolibérale par le projet impérial des États-
Unis : « L’audace, souvent mal comprise, de ces accords qui ne sont,
en apparence, que conciliation, consiste à raccorder le monde à l’éco-
nomie dominante et inversement par un acte de foi dans le marché
concurrentiel qui jure avec la destination monopolistique de cette éco-
nomie et sur une présomption juridique d’égalité entre les parties »
[Perroux (1947b), p. 340]. Il ajoutera, plusieurs années plus tard, en
1974 : « La bureaucratie européenne est l’une des structures d’accueil
qui plaisent aux États-Unis […] Il n’est pas impossible qu’ils souhai-
tent favoriser un reclassement des industries à l’échelle du monde en
suscitant une division du travail à leur propre bénéfice et en invoquant
leur progrès technique et leur niveau de productivité. Dans cette offen-
sive, ils répandent par tous les moyens une information insistante et un
pseudo libéralisme où le welfare (le bonheur brut !), propagé dans le
désordre et l’inégalité, se présente en fait comme un substitut de la
libération économique des peuples et des masses » [Perroux (1974),
p. 375-76].
Face à cette puissante montée hégémonique, Perroux continue de
travailler à la définition d’un projet d’ » Économie généralisée », qui
exige une lecture critique des savoirs et des pratiques économiques, à
l’Est comme à l’Ouest. De telle sorte qu’il ramène tant le capitalisme
que le socialisme soviétique à des cas particuliers de cette analyse
[Perroux (1958)]. Et, comme le note Jacques Berleur [1974], sa cri-
tique se porte autant sur le plan de la formalisation que sur le plan des
pratiques. Selon lui, les idéologues du système capitaliste fomentent
un modèle de la concurrence pure à qui ils attribuent les vertus impro-
bables de résolution de tous les problèmes. Ils fabriquent une « écono-
mie immobile d’égaux » [Perroux, (1948), p. 22]. Face à cela, la ratio-
nalité économique, l’économisme, du socialisme soviétique se
fabrique à partir d’une théorie de la contrainte pure, qui anéantit tous
les idéaux d’émancipation portés par le projet communiste. Les trois
tomes de La coexistence pacifique déploient cette position [Perroux
(1958)], et prennent en quelque sorte de front le minutieux travail
organisé par Washington pour imposer une vision « théorique » idéali-
sée de l’économie du « monde libre ». Sous cette pression, et à une
échelle inaccoutumée, favorisée par la saignée des scientifiques
européens expatriés aux États-Unis 3, la théorie économique « s’idéo-

3 Le rôle tenu par la fondation Rockefeller, dès le début du XXe siècle, puis ardem-
ment des années 30 aux années 50, dans l’organisation du rapatriement des scientifiques,
menacés ou non, vers les États-Unis, a été décrit par Ludovic Tournès (2007).
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 731

logise » de manière à contribuer à l’affermissement de l’économie


dominante qui met la main sur la structure des savoirs, au sens de
Susan Strange (1923-1998) [Strange (1988)]. Cette conquête emprun-
tera, en général, une posture scientiste 5 et, en économie, la fabrication
d’un consensus factice, conforme au « communalism » du modèle
C.U.D.O.S. de Robert Merton (1910-2003) [Merton (1973)].
Dans un tel contexte, l’intention idéologique va rapidement l’em-
porter sur l’intention scientifique dans le champ de la « science éco-
nomique ». Son développement empruntera deux canaux aux États-
Unis. D’abord l’affaiblissement considérable de la pensée libérale et la
prégnance des totalitarismes entre les deux guerres ont amené une
réaction inquiète et soutenue des libéraux. Déjà, à Paris en 1938, le
colloque Walter Lippmann (1889-1974) rassemble une vingtaine
d’entre eux qui se donne pour projet la promotion internationale du
libéralisme, requalifiée par eux de néolibéralisme [Voir Foucault (2004
[1979]), p. 135-64]. Dans cette perspective, la Fondation Rockefeller
et le National Bureau of Economic Research organisent la traduction
et la publication aux États-Unis de deux ouvrages du libéral autrichien
réfugié Von Mises 5, Le gouvernement omnipotent [1944a] et Bureau-
cratie [1944b], et de La route de la servitude de Von Hayek [1944]. Ce
dernier établira peu après, en 1947, avec l’appui des milieux d’affaires,
la Société du Mont Pèlerin (MPS) [Perrault (2003) ; Perrin (2014)].
L’un des objectifs de ce prosélytisme est de fonder les lignes direc-
trices d’une idéologie anti-communiste du Congrès.
Parallèlement, une nouvelle approche de la démocratie, fondée sur
l’« acteur rationnel », va être formulée, plus particulièrement aux
États-Unis et sous la pression de la Guerre froide, afin de construire
une critique de l’État planificateur contestant les positions des écono-
mistes néoclassiques socialistes, comme Abba Lerner (1903-1982) ou
Oscar Lange (1904-1965), assimilant le planificateur soviétique à un
commissaire-priseur « rationnel ». Cet enjeu va exiger un travail de

4 Le témoignage de Robert Oppenheimer (1904-1967) face à la bombe atomique


résume assez bien cette posture scientiste. Les scientifiques américains révélèrent leur
inaptitude à produire une attitude morale : « Ils n’avaient pas à en assumer la moindre
responsabilité : ce n’était tout simplement pas « professionnel » que d’exprimer des scru-
pules » [Oppenheimer (1965)]. Une telle position découle de ce qu’Abraham A. Moles
(1920-1992) qualifie d’axiome totalitaire de la méthode scientifique : le rationalisme,
avec son universalisme, sa cohérence, son positivisme et sa méthode expérimentale,
autorise tout [Moles (1995)].
5 Pour lequel Perroux, qui l’a rencontré à Vienne en 1934, conserve, comme vis-à-vis
d’Hayek, beaucoup d’estime : « Un libéral intelligent, Von Mises » [Cité par Bartoli
(1954), p. 99].
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732 J.-L. PERRAULT

définition, théorique et politique, du Rational Choice Liberalism,


minutieusement détaillé par Sonja Amadae [2003], qui considère qu’il
trouve sa source dans une « culture de guerre froide ». Elle démonte le
rôle de la Public Choice Theory en la matière [Ibid., chapitre 3], et l’in-
fluence considérable de la Rand Corporation, institut « privé », fondée
en 1946 pour organiser la recherche technique et idéologique de l’ar-
mée américaine : « À la fin des années 50, les économistes étaient
devenus le groupe professionnel dominant chez RAND, dépassant en
nombre les physiciens et les mathématiciens ; « l’analyse des systèmes
» était devenue alors une activité privilégiée de RAND » [Ibid., p. 40].
Et, dans les années 60, RAND a développé ses programmes de
recherche dans les domaines de l’éducation, de la réforme de l’État-
providence et de la justice, devenant une source indépendante de social
policy research, notamment pour les présidents conservateurs [Abella
(2008)], à l’instar de l’École de Chicago.
C’est ainsi qu’en 1966, dans son cours d’Histoire de la pensée éco-
nomique, Henri Denis fait mention, du fait des recours à l’histoire et à
la sociologie, caractérisant l’analyse économique en France, d’une
rupture : « Toutefois elles font nécessairement naître une interrogation :
comment les méthodes qu’elles utilisent peuvent-elles se concilier
avec la méthode de l’économie politique classique et néo-classique ?
La pensée économique occidentale possède-t-elle encore une unité, ou
bien n’est-elle pas écartelée entre des tentatives divergentes ? » [Denis
(1966), p. 705]. Il fait en l’occurrence le constat de la schize entre,
d’une part, une approche de l’économie, relevant des sciences sociales,
propre à la « méthode continentale », fermement appuyée sur la for-
mulation des processus dialectiques, mais exigeant qu’en toutes cir-
constances l’immédiat cède le pas au construit [Bachelard (1940),
p. 144], et, d’autre part, la méthode déductive que privilégie l’ortho-
doxie économique de Guerre froide. Le poppérien Mark Blaug observe
au sujet de cette dernière que : « Des ressources intellectuelles
énormes ont été investies dans ses raffinements infinis, dont aucun n’a
jamais fourni un point de départ fructueux, à partir duquel on pourrait
avancer une explication fondée du fonctionnement d’un système éco-
nomique » [Blaug (1980), p. 173].
Il est difficile de ne pas voir dans ce contexte particulier, qui se dur-
cit dans les années 70, l’un des facteurs explicatifs de l’escamotage de
l’approche scientifique de Perroux, parmi d’autres. Cette conflictualité
idéologique va se doubler d’un recours croissant à l’empirie dans les
sciences humaines et sociales, ce que Jean-Claude Quentel résume :
« Une sorte de pragmatisme généralisé s’est emparé de l’ensemble des
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 733

recherches sur l’homme » [Quentel (2007), p. 204], dans la lignée du


réductionnisme qui caractérise les positivistes, les béhavioristes, déjà
dénoncés par Gaston Bachelard [(1938), p. 213], ou, sous d’autres
aspects, les cognitivistes.

VI. – ANTHROPOMORPHISME OU PERTE DE CONNAISSANCE (SCIENTIFIQUE)

« Aborder le problème de l’articulation de l’Économique et du Poli-


tique et manifester leur interaction réciproque, c’est aussi prendre une
position sur le statut épistémologique de la « science » économique »
[Berleur (1974), p. 19]. Cette position est indubitable chez l’écono-
miste lyonnais, comme l’écrit Gérard de Bernis : « Toute l’œuvre de
François Perroux, qui ne cède jamais à la facilité et exige un effort réel
de la part du lecteur, tend à livrer cette leçon essentielle que seule une
bonne connaissance des faits permet de produire une théorie satisfai-
sante tout autant que cette théorie est indispensable à la maîtrise de la
connaissance des faits » [Destanne de Bernis (1990), p. 101]. Une telle
démarche exige une conceptualisation, car il n’est pas possible de s’af-
franchir de « la logique et de la dialectique du concept », notamment
ceux élaborés par la philosophie [Lefebvre (1975), p. 131]. Ce que
Jean-Pierre Dupuy complète en affirmant que : « Si l’on prenait en
effet au sérieux les inquiétudes des philosophes, ce sont des pans
entiers de la théorie économique contemporaine qui menaceraient de
s’effondrer » [Dupuy, Livet et Reynaud (1997), p. 25].
Pour se protéger de cette « menace » d’une conceptualisation renou-
velable, l’économie idéologique dominante a d’abord opté pour une
posture scientiste, dont François Perroux récite les transgressions : « Si
l’on résume la ruse de la « raison » économique, c’est-à-dire de l’éco-
nomie orthodoxe, on observe qu’elle a transgressé les trois principaux
aspects de la déontologie scientifique : en refusant l’extension du
champ initial, c’est-à-dire en refusant de nouvelles conceptualisations,
pour préférer adapter des concepts usés ; en refusant les échanges entre
les sciences humaines ; en refusant la communication entre les
sciences, zones où les découvertes sont nombreuses ; en acceptant l’as-
servissement aux intérêts de quelques catégories sociales : des intérêts
particuliers » [Perroux (1980b)].
Il appelle, à l’opposé, à une coordination disciplinaire susceptible
de permettre de mieux comprendre et expliquer les comportements :
« C’est en atteignant et en analysant, l’agent, l’acteur, capable de chan-
ger au moins localement son milieu, que nos disciplines peuvent pro-
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734 J.-L. PERRAULT

gresser en trouvant leurs coordonnées parmi les autres disciplines


scientifiques » [Perroux (1976), p.304]. Mais, très tôt, il revendique la
prudence à l’égard des tentations naturalistes que certaines sciences
peuvent inspirer : « La biologie a été considérée comme propre à amé-
liorer la connaissance de la vie sociale […] La science de l’homme qui
n’est ni mécaniste ni étroitement biologique met l’économiste sur le
droit chemin ou, s’il s’est égaré, l’y ramène. On ne refusera pas pour
autant à la biologie comme à tout autre discipline un pouvoir de sug-
gestion » [Perroux (1943b), p. 16 et 19].
Dans son ambition d’interpréter l’ensemble social et de placer
l’homme au cœur, il revendique la séparation ontologique entre les
espèces et exige, légitimement, que les sciences humaines et sociales
objectivent de l’humain, fondant là encore sa critique du rationalisme
instrumental et de l’économie standard : « C’est dire que l’économie
est anthropomorphique. En plus clair : elle progresse scientifiquement,
en échappant à l’énorme paradoxe d’une science de l’homme qui néan-
tise l’homme même, d’une science d’agent humain qui détruit ou mini-
mise l’activité de ces agents, d’une science qui, pour cette détermina-
tion de base, se construit comme un ensemble de rapports entre les
choses et non comme un ensemble de régularités décelées entre les
activités des individus et des groupes dans un ensemble organisé »
[Perroux (1976), p.305].
En revanche, dotée d’une « théorie des choix », la « science écono-
mique » va s’éloigner de son objectif d’interprétation du réel afin de le
rendre intelligible. Oubliant de remonter au principe même de ce qui
fait société, elle va dériver. Une rupture épistémologique est déjà
consommée à la fin des années 60, avant même le développement des
approches cognitivistes. La définition formelle de l’économique, au
confluent de la célèbre définition de Lionel Robbins et de la praxéolo-
gie de Ludwig Von Mises, risque, déjà, de tout emporter, s’alarme l’an-
thropologue Maurice Godelier. L’économie ne se présente plus comme
un domaine particulier de la vie sociale mais comme un aspect de toute
activité humaine qui vise à économiser les moyens. Puis, bientôt, toute
activité finalisée est présentée comme économique par essence : c’est
le principe général de l’action rationnelle [Godelier (1969)]. Toutes
sortes de débats des années 60 vont inciter les anthropologues à
reprendre des notions, de faible portée conceptuelle, comme l’offre, la
demande, le marché ou la concurrence, pour les appliquer à différentes
sociétés, indépendamment naturellement du contexte socio-historique
[Voir par exemple Burling (1962)].
Simultanément, dans la stricte lignée des travaux d’ « apprentissage
instrumental », visant à contrôler les comportements d’animaux, entre-
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 735

pris par Edward Lee Thorndike (1874-1949) [Thorndike (1901)], ou


encore des expériences indifféremment effectuées sur des animaux ou
des enfants par John B. Watson (1878-1958), qui fonde, d’une certaine
manière, la psychologie quantitative et cognitive, et le comportemen-
talisme anglo-saxon [Watson (1914)], s’appuyant sur le principe géné-
ral de l’action rationnelle, des « économistes » vont ouvrir, dès les
années 50, un champ disciplinaire, l’économie expérimentale 6, qui
s’appuiera d’abord sur l’expérimentation animale. Poussant à l’ex-
trême le principe des « continuistes », qui estiment que l’opposition
des espèces n’a pas de fondement sérieux, ils vont entreprendre des
études, en plaquant les notions de faible portée, sur toutes sortes de
comportements, produits par des incitations qu’ils auront modifiées.
Cela nous donne, par exemple, des nonhuman workers, en l’occur-
rence des pigeons, qui acceptent de troquer du « revenu » contre des
« loisirs », si le « prix » est juste. [Battalio, Green et Kagel (1981),
p. 621]. Car «des modifications de la structure de consommation, pro-
venant d’un changement des conditions d’environnement, qui sont
aisément formulables en termes de changements des prix relatifs, ont
été observées pour un nombre particulièrement important d’espèces
animales, y compris les protozoaires, les bourdons ou les poisson-lune.
L’aptitude des théories de la demande du consommateur pour com-
prendre ces comportements 7 est attestée par le recours croissants des
biologistes et des économistes à ces concepts pour expliquer les com-
portements des animaux » [Kagel, Battalio, Rachlin et al. (1981),
p. 1].
En effet, depuis longtemps, des éthologues comportementalistes,
nous expliquent, reprenant d’archaïques méthodes de token economics
que, chez les grands singes, « le toilettage fonctionne comme un mar-
ché biologique gouverné par la loi de l’offre et de la demande 8 et fait
partie intégrante de leur répertoire comportemental » [Fruteau,Voelklb,
van Damme et al. (2009), p. 1]. Ils illustrent à merveille la remarque cri-

6 En choisissant de se présenter comme un champ de la discipline, plutôt qu’une


méthode au service des autres champs, l’économie expérimentale est devenue le lieu de
dérives surprenantes. Ces emprunts à la théorie des jeux (là aussi un produit de la colla-
boration entre la Rand et l’armée américaine) et à la psychologie lui permettent de tes-
ter des attitudes « inattendues » des cobayes, vis-à-vis de la rationalité substantive. Mais
elle relève davantage du comportementalisme que du cognitivisme. Et, en tout état de
cause, il s’agit d’une démarche substantiellement positiviste. Pour les expérimentalistes,
comme pour les comportementalistes, il n’existe rien d’autre que des phénomènes sai-
sissables [Quentel (2007), p. 72].
7 Souligné par nous.
8 Souligné par nous.
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736 J.-L. PERRAULT

tique de Quentel : « Il est toujours plus facile de calquer un modèle sur


une réalité nouvelle que de la transposer véritablement en tenant
compte de l’originalité de cette réalité » [Quentel (2007), p. 73]. En
outre, cette « intuition » a déjà été invoquée par de nombreux écono-
mistes. Un exemple des plus navrants étant celui offert par le prix Nobel
d’économie 1995, Robert Lucas jr, dans un article considéré comme
fameux, sur le thème de la théorie du cycle d’affaires, et dont voici un
extrait : « Comment réagiront cinq singes n’ayant rien eu à manger
pendant un jour lorsqu’une banane est jetée dans leur cage ? […] Il
est clair que, pour pouvoir ébaucher une réponse à une question si com-
pliquée, nous avons besoin d’en savoir plus sur la façon dont un groupe
de singes interagit. L’ingrédient omis jusqu’à présent est, évidemment,
la concurrence 9. Prenons notre banane, coupons là en cinq morceaux et
donnons-en à chacun des singes, et imposons-leur la règle qu’ils ont la
possibilité d’interagir seulement en échangeant des morceaux de
bananes contre des minutes de grattage de dos, à un taux fixe donné
(j’avoue que je n’ai pas la moindre idée comment tout cela pourrait être
organisé, dans la pratique). » [Lucas (1980), p. 710-11].
« Tout cela » débouche immédiatement (dès le XIXe siècle pourrait-
on dire), sur l’idée d’une « théorie du marché biologique ». Et, le quo-
tidien économique et financier Les Échos, créé en 1908, réussit à
perdre tout sens des réalités et nous signale : « Ce que le capitalisme
doit aux singes ». L’article, sous-titré « Une longue expérience fran-
çaise sur des primates renforce la théorie du marché biologique » 10
revendique sans retenue : « Des expériences ont montré que les inter-
actions entre les plantes et les champignons du sol ou avec des fourmis
fonctionnent par l’offre et la demande » [Quiret (2009), p. 10]. Comme
l’affirme Noam Chomsky [1999] : « Si nous laissons de côté les juge-
ments de valeur, du seul point de vue intellectuel ces idées sont
navrantes, et elles ne seraient pas tolérées dans des disciplines ayant un
minimum de standards intellectuels ».
Pour aboutir à une telle déflagration réductionniste et naturaliste, il
aura fallu que le régime d’organisation du discours scientifique (publi-
cations, Publish or Perish, marchandisation des revues scientifiques,
recrutements, etc.) soit exclusivement organisé au regard de critères

9 Souligné par nous.


10 Illustrant letitre sévère d’un ouvrage de Gilles Chatelet [1998] : « Vivre et pen-
ser comme des porcs », la même livraison est pimentée d’un billet de Jean-Marc Vittori,
intitulé « Les singes dans l’enfer du marché », dans lequel l’auteur conclut : « Il serait
peut-être utile que les éthologues du CNRS aillent évangéliser des partis politiques,
voire certains économistes français apparemment persuadés que le marché est une inven-
tion des vilains capitalistes pour s’enrichir aux dépens du peuple » [(2009), p. 10].
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L’ŒUVRE DE PERROUX EN PERSPECTIVE 737

définis par les tenants du paradigme en place, ne laissant place à aucun


examen raisonnable des propositions intellectuelles d’autres courants
et constituant une vulgate des manuels anglo-saxons, puis, un ressas-
sement, appareil formel à l’appui, façonnant peu-à-peu une discipline
sans discours [Lebaron (2000)].

CONCLUSION

Pour François Perroux, le « savant » agit en tant que citoyen, et ne


peut s’affranchir d’un devoir de conscience, débordant le code scienti-
fique [Perroux (1980a)]. C’est l’œuvre au noir de l’économiste d’inten-
tion scientifique d’assumer les deux versants de sa responsabilité : un
versant négatif et critique ; un versant constructif et positif. Face à
l’idéologie pathologique ou incongrue, « au voile jeté sur le grand
secret d’iniquité de l’organisation dite économique de nos sociétés évo-
luées » [Perroux (1961a), p. 541], il doit « dénoncer le mensonge sourd
cristallisé dans ses modes de pensée devenus habituels. Face au monde
réel dont les facettes se dérobent toujours, il doit bâtir la « raison éco-
nomique », consentir à reconstruire ces concepts et ses formalisations à
l’écoute de la raison des sciences et de l’interrogation de la philosophie »
[Perroux (1980b), p.7]. En d’autres termes, dans la construction d’une
économie de l’Espèce humaine, l’économiste pourra conquérir sa
dignité et ses droits lorsqu’il aura bâti un « savoir scientifiquement
contrôlé qui, patiemment, analyse et réduit les tensions entre les
hommes dans leur effort collectif » [Perroux (1955), p. 9].
De la méconnaissance à la reconnaisance, le passé n’est contempo-
rain que si la mémoire reste méditante : devons-nous nous limiter à la
mémoire de l’oeuvre, par essence rétrospective, ou bien explorer les
promesses dans l’oeuvre de Perroux ? Avec la promesse, elle devient
prospective, car promettre signifie pouvoir agir sur le monde [Ricoeur,
P. (2004), p. 205]. Pouvons-nous maintenir l’élan qui fut le sien à
déranger la structure des sciences humaines et sociales, en rappelant
avec constance leur dimension politique, comme l’entreprennent plu-
sieurs universitaires dans cette livraison ? Et, plus spécifiquement dans
le cas de l’économie d’intention scientifique, en rappelant qu’il s’agit
d’une science camérale : « La responsabilité de l’économiste d’inten-
tion scientifique consiste à accepter les combats où il ne devrait y avoir
ni vainqueurs ni vaincus, puisque ce sont des combats de libération »
[Perroux (1980b), p. 12].
En bref, saurons-nous faire de Perroux un « banni récalcitrant » ?
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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 745-748

Présentation

Jean-Louis Perrault

Université de Rennes 1

Rehausser la pensée d’un économiste de l’envergure de François


Perroux en quelques pages, près de quarante ans après sa disparition,
amène comme première difficulté d’offrir au lecteur néophyte un point
de vue pertinent sur l’œuvre.
Il existe, bien sûr, de nombreuses biographies de l’économiste lyon-
nais. Toutefois, deux d’entre elles se distinguent : celle écrite en 1978
par Gérard Destanne de Bernis [(1978), p. 171], et celle rédigée en
1981 par Pierre Uri, et qui sera éditée, en 1987, par la Revue écono-
mique. Ces deux biographies ont été visées par l’intéressé, et nous
avons obtenu l’aimaible autorisation de reproduire la seconde, que
nous avons complétée par un texte de Perroux lui-même, publié en
1958. La juxtaposition de ces deux textes remplit un objectif de com-
plémentarité, mais elle constitue aussi un clin d’œil.
Un objectif de complémentarité, parce que le texte de Perroux porte
plus particulièrement sur les points de vue épistémologiques et métho-
dologiques, qui traversent son œuvre. Alors que le texte très dense de
Pierre Uri réussit le remarquable exercice de condenser la conceptua-
lisation perrouxienne.
Un clin d’œil, parce que les relations entre les deux hommes furent
particulièrement houleuses. Agrégé de philosophie en 1936, Pierre Uri
fut affecté dans un lycée de Lyon, où « tout le monde [lui] parla de
l’homme brillant qui quittait la faculté de sa ville natale, appelé à Paris
à un âge absolument exceptionnel » [Uri (1990), p. 169]. Aussi, en
1940, privé de son poste de professeur par les lois juives de Vichy, Uri
entreprit, auprès de François Perroux à Paris, des études d’économie :
« Pouvais-je, écrira-t-il, ne pas admirer cet esprit qui ne s’arrête
jamais, toujours à la découverte d’un concept neuf et d’une perspective
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746 J.-L. PERRAULT

plus unifiée d’où il embrasse des ensembles plus vastes ? » [Uri


(1990), p. 171].
Signant de nombreux travaux sous des pseudonymes divers, que la
menace antisémite lui imposait, de 1939 à 1947 il va donc travailler
avec François Perroux à l’Université, puis à l’Institut des sciences éco-
nomiques appliquées (ISÉA), à sa création en janvier 1944. Mais, en
1946 : « L’École des Sciences politiques crée une chaire toute neuve
de théorie économique ; c’est à moi qu’on la propose. Perroux
m’oblige à la refuser [...] Malgré la chaude amitié qui s’est renouée
entre nous vingt ans plus tard, [...] je ne puis passer sous silence l’in-
élégance du geste de prendre pour lui-même cet enseignement dont il
m’avait écarté » [Uri (1991), p. 46]. Pour autant, Pierre Uri est un des
rares qui aient su rendre exactement, au dire même de Perroux, l’ori-
ginalité de sa démarche.

FRANÇOIS PERROUX (1903-1987)

Né à Lyon, agrégé de sciences économiques en 1928, François Per-


roux est d’abord professeur à la Faculté de droit de Lyon, puis à la
Faculté de Droit de Paris Sorbonne (1937), il est parallèlement nommé
à Sciences po. (1946). Puis, en 1955, au Collège de France. Le gou-
vernement de la Ve République le nommera, enfin, au Conseil écono-
mique et social (1959).
Il est, selon Pierre Drouin (1921-2010), l’économiste français le
plus fécond et le plus singulier de son siècle. Le concept clé qui par-
court son œuvre est celui de pouvoir et son projet est de placer
l’homme en surplomb de l’économie : « développer tout l’homme et
tous les hommes ». Enfin, si Perroux a pris parti pour la construction
européenne et pour l’Europe, il ne la veut pas limitée par une frontière
territoriale, mais composée de nations indépendantes coordonnées
[Perroux (1963)]. Alors, elle saurait se trouver partout où ses valeurs
ont une certaine emprise car elle est « sans rivages » [Perroux (1954)].
Cela marquera l’un de ses désaccords avec le « fédéraliste » Pierre Uri
[Ibid., p. 601-636)].

PIERRE URI (1911-1992)

Pierre Uri est né en 1911, à Paris, dans une famille d’agrégés. Il fait
ses études à l’École normale supérieure, à la Faculté de droit de Paris
et à Princeton. Il devient agrégé de philosophie à 21 ans. Diplômé
d’économie, sous la direction de Perroux, il se distingue par plusieurs
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PRÉSENTATION 747

articles dans la revue créée par Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes.
Il va enseigner les finances publiques à l’ÉNA de 1947 à 1952. Et,
parallèlement, de 1950 à 1957, il travaille à la construction euro-
péenne, aux côtés de Jean Monnet (1888-1979), ce que sa formation
« américaine » facilite.
Il joue un rôle avéré dans la rédaction du rapport Spaak (1956), dans
le cadre duquel il travaillera avec l’américain Robert Triffin (1911-
1993), sous l’influence de Monnet, toujours, à un cadre monétaire
européen. Ce qui lui permettra d’obtenir une direction au sein de Leh-
man Brothers, de 1959 à 1961.
Il sera à l’origine de l’élaboration du Traité de Rome et dirigera, à
la demande de Monnet, la Communauté européenne du charbon et de
l’acier (CECA), que Perroux étrillera : « Les deux “évidences” offertes
en faveur de la CECA ne résistent pas à l’examen le plus superficiel »
[Perroux (1954), p. 548]. De 1962 à 1966, il fut chargé d’études à
l’Institut de l’Atlantique, en charge de concrétiser le « partnership »
proposé par Kennedy aux européens, « orbite euratlantique » que Per-
roux dénoncera. A compter de 1969, il reprend un poste de professeur
d’économie à l’Université Paris-Dauphine. Il est également nommé au
Conseil économique et social.
Activiste socialiste, membre du club Jean Moulin, il sera momenta-
nément membre du « cabinet fantôme » de François Mitterrand.

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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 749-755

Sur la spécificité du savoir économique


scientifiquement contrôlé 1

François Perroux

L’un des lieux privilégiés où se rencontrent les explications « socio-


logiques » et les explications « économiques » est l’ensemble des
acquisitions, et recherches désignées par des termes tels que dévelop-
pement, évolution, croissance, progrès [Perroux (1956a), (1956b),
(1957)], pris trop fréquemment l’un pour l’autre dans les textes de
langue anglaise et dont le défaut de synonymie peut être prouvé par
l’observation des représentations collectives, – par des acquisitions
statistiques positives [Perroux (1955c)], et – par le recours à la logique
contemporaine des sciences.
Le revenu global formé et distribué, le produit global brut et net
d’un ensemble économique n’est pas une totalité logique, ni une caté-
gorie théorique, c’est-à-dire réductible à un principe unitaire ou axio-
matisé économiquement [Perroux (1947)]. C’est une quantité statis-
tique imputée assez grossièrement à l’activité d’une nation, par
exemple. Cette quantité n’est pas logiquement composable, dans
l’ordre économique, c’est-à-dire n’est pas réductible à la pure
contrainte ni au pur échange. C’est une quantité qui ne peut pas être
abstraite d’un sens extra-économique, ainsi qu’on le voit en suivant le
détail des inclusions et exclusions pratiquées par les comptabilités
nationales ; c’est dominé par ce paradoxe éthique (du point de vue des
morales occidentales) que le comptable social qui élimine les résultats
du vol, hésite parfois devant ceux de la conquête à main armée, et sauf

1 Cet article est une réédition. L’original est paru dans les Cahiers de l’I.S.É.A., n° 2
– Série M, Décembre 1958, p. 23-26.
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quelques corrections récentes, hésitantes encore – n’inclut ni les ren-


dements sociaux, ni un très grand nombre de coûts sociaux. Le langage
est expressif – qui dit : dividende social.
Les modalités de computation de la quantité fondamentale qui est
au centre de tous les calculs de taux d’accroissement reflètent un sys-
tème de relations sociales, des sociétés occidentales divisées, non
réconciliées – que l’on peut appeler « sociétés marchandes ». Il est
essentiel à l’oubli d’un pan de la réalité sociale sur quoi repose la force
précaire de ces sociétés que l’élimination des présupposés d’imperium
et d’intercommunication des consciences, des services et des coûts élé-
mentaires [Perroux (1952), (1958a)], relatifs à l’épanouissement de
chaque être, et non pas à l’accroissement des flux matériels et des
patrimoines, soit favorisée par le prétexte que ces éléments sont diffi-
cilement comptabilisables en monnaie.
Incertaine, par conséquent, dès l’origine, la recherche en examen est
condamnée à tenter de surmonter les deux oppositions signalées par
M. Jean Piaget entre le développement et l’équilibre d’une part, et
d’autre part entre rythmes spontanés de caractère déterminé (écono-
mique) et régulations conscientes, résultant de la composition d’une
pluralité de rythmes élémentaires et d’une diminution de l’incompati-
bilité des projets dynamiques des sujets et de leurs groupes.
C’est pour des raisons connues de la logique des sciences, et non
pas par rémanence des analogies mécanicistes élémentaires que l’idée
de l’équilibre a résisté en prenant et rejetant des outils conceptuels très
différents. Soit qu’il s’agisse des équilibres partiels qui acceptent
(Alfred Marshall), rejettent (Lionel Robbins), reprennent, après l’avoir
transformé, le concept de firme représentative (Ragnar Frisch). Soit
qu’il s’agisse de l’équilibre général qui remodèle [Perroux (1955a)]
inlassablement ses concepts d’égalité des flux (globaux, intermé-
diaires, élémentaires, reliés ou non à des situations de stocks), ses
concepts d’optimation (des unités simples, des unités complexes, des
groupes d’unités complexes), ses concepts des stabilités et de leurs
degrés (définis par référence à des mécanismes compensateurs des
inégalités entre les flux d’origine individuelle, par référence à des
compensations globales, par référence à la neutralisation supposée de
facteurs censés exogènes, par la monnaie). Les deux épanouissements
de la théorie de l’équilibre, dans la direction tracée par J.R. Hicks et
dans la direction tracée par P. Samuelson, semblent pouvoir être inté-
grés à la théorie englobante et généralisée de l’équilibre présentée par
von Neumann, laquelle est une des conceptualisations et formalisa-
tions de l’intention qui distingue et compose les relations dites
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SUR LA SPÉCIFICITÉ DU SAVOIR ÉCONOMIQUE 751

d’échange et les relations dites de puissance, opérationnellement défi-


nies et repérées.
Les acquêts de la théorie moderne commencent seulement de sur-
monter la difficulté radicale impliquée dans l’opposition entre le déve-
loppement et l’équilibre. Elle ne le fait certes pas par les modèles de
croissance équilibrée à la Harrod, Domar, Hicks [Perroux (1956-57)],
parce que ceux-ci « escamotent » les périodes de développement et les
périodes de croissance et parce qu’ils bannissent sous leurs modalités
jusqu’ici maniables les anticipations et les innovations. La théorie
moderne s’améliore en prenant conscience que le développement
modifie les liaisons même qui permettent de définir l’équilibre ; et
pour signaler quelques points seulement, – en distinguant des périodes
de systèmes ou de types d’organisation, ou comme fait S. Åkerman
[Åkerman (1955)] des limites structurelles, – en usant des concepts de
points de rupture et de déséquilibres insupportables, des concepts de
compatibilités entre structures économiques et structures mentales
(Raymond Barre) [Barre (1958)], des concepts de centres de dévelop-
pement [Perroux (1955b)] et de milieu de propagation, d’industries
motrices « jeunes » ou entraînantes, après le freinage d’une croissance
logistique, etc...
Le cœur de cette recherche est la prise de conscience que le déve-
loppement est modificateur des formes et des contenus des équilibres,
insusceptibles d’être réduits à l’unité de l’équilibre sans spécifications
structurales.
La même recherche substitue les alternances dans un développe-
ment aux fluctuations cycliques rapprochées d’une croissance. Elle y
est contrainte par les études quantitatives courtes et longues, qui, réser-
vant la crise, anéantissent, successivement, les cycles construits, courts
ou longs, et rendent insoutenables, en rigueur, leur autogénéité, endo-
généité et périodicité. Ni l’expansion effective (c’est-à-dire avec
expansion secondaire), ni la contraction effective (c’est-à-dire avec
contraction secondaire compliquée le plus souvent de facteurs exo-
gènes) ne sont assimilables à des expansions économiques et à des
contractions d’assainissement économique. De plus, le monétarisme (à
la Simiand, phases A et B) a subi le sort (peu enviable) de tous les
monétarismes. La croissance harmonisée [Perroux (1958b)], au niveau
d’un approfondissement proprement méthodologique, n’est pas une
croissance équilibrée, mais ressortit à l’ordre des régulations. Égale-
ment structurels, les optima de croissance se cherchent et les accidents
de croissances se réduisent par tâtonnements collectifs.
Ce rappel montre – sans confusion entre les boîtes d’outils et sup-
posé la présence de bons ouvriers – que l’alliance est inévitable entre
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deux savoirs scientifiquement contrôlés : celui qu’on appelle sociolo-


gique et celui qu’on nomme économique.
Du point de vue de l’économiste, les vertus de l’alliance sont un peu
dévoilées quand on fait voir :
– les concepts étroits et fixés de l’économie séparée, dans leurs rap-
ports avec l’économie insignifiante ;
– les concepts assouplis de l’économie généralisée dans leurs rap-
ports avec la régulation de l’économie qui conquiert un sens.
Les problèmes d’action concrètement posés aux sociétés du
XXe siècle appellent la combinaison du marché et du plan. Les
concepts de la concurrence pure, c’est-à-dire sans mélange et parfaite,
c’est-à-dire remplissant sans défaut ses fonctions d’allocation des res-
sources et d’abaissement du prix et du coût, éliminent les projets des
sujets et tentent, en vain, de nous consoler par une mécanique puérile.
Les concepts de la concurrence impure et imparfaite restituent la dif-
férenciation et l’hétérogénéité, les activismes de la firme, la conscience
d’autrui, la relation conjecturale c’est-à-dire l’information sur autrui
par d’autres canaux que le prix. En statique comparée, déjà, et en dyna-
mique, dans ces régimes, les projets sont normalement incompatibles
entre eux ; l’innovation efficace dépend non pas de l’absence de pro-
fit, mais d’un niveau de profits supernormaux qui procure les moyens
d’innover et l’incitation à innover. Mais l’arbitrage d’unités indépen-
dantes réalisant leurs profits (construites à la Pigou ou à la Stackel-
berg) ne dit rien sur les profits liés a/ par les économies externes ;
b/ par les structures oligopolistiques dans l’industrie (profits induits) ;
c/ par les profits liés à l’intérieur des groupes économiques et finan-
ciers ; – trois types de liaisons observés, mais chassés par les concep-
tualisations néo-classiques.
Dans l’ordre international, le problème est celui de la compatibilité
des projets sujets collectifs ou macro-unités [Perroux (1949)], nations
ou autres groupes, les nations étant exprimables comme des constella-
tions de centres de production moteurs et d’environnements compara-
tivement passifs [Perroux (1954)]. A cet appel, l’économie néo-clas-
sique répond par des conceptualisations spatialisées et intemporelles
qui sont censées livrer des équilibres d’optimation à quoi s’opposent
seulement des résistances et des frictions accidentelles. Seulement, les
macro-unités observables ne sont pas des espaces homogènes de coûts
comparatifs, de substitution de facteurs fluides homogènes, des centres
abstraits de terms of trade et de gains from trade justifiés.
Une théorie, utilisable parce qu’elle est impure, construit de nou-
velles conceptualisations ; elle s’attache aux projets spécifiques, aux
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SUR LA SPÉCIFICITÉ DU SAVOIR ÉCONOMIQUE 753

programmes, aux plans, aux rendements d’investissements décidés


hors marchés pour leurs effets de produit, de redistribution des res-
sources, de redistribution du produit ; – aux coûts directs, indirects –,
économiques et humains –, de projets calculés par nations ; – aux taux
d’accroissement des productivités par secteurs et propagés de secteurs
à secteurs produisant des effets d’entraînement dans la nation ou hors
de ses frontières. La théorie nouvelle est le témoignage que, par nation,
et non pas entre nations, l’économie fondée explicitement sur les régu-
lations conscientes l’emporte sur l’économie fondée sur des réactions
censées non hiérarchiques.
Le choix arbitraire des conceptualisations critiquées sert des inté-
rêts que peuvent mettre au jour diverses sociologies de la connais-
sance. Ce choix arbitraire procède de pré-notions, d’idées privilégiées
par les conduites dominantes et de systèmes de conceptualisations
vieillies mais transmises par la voie de l’enseignement dogmatique,
pratiquement au service des classes dominantes.
La collecte des documents se fait dans des cadres qui excluent tout
ce que telle société a effectivement choisi de ne pas voir et de ne pas
laisser voir. Les routines des transmissions pédagogiques et l’appât des
intérêts rendent immoral et politicien un savoir qui, scientifiquement
contrôlé, est restitué à son objet sociologique, ou, si l’on veut, à son
objet moral et politique.
La catégorie de 1’économicité ou de l’économie des moyens sub-
siste dans une analyse moderne qui concerne les régularités relatives
aux tensions sociales à l’occasion des choses comptabilisables. Les
choses comptabilisables, en effet, ne se réduisant pas aux choses
échangées sur le marché ; l’appréciation des effets objectivement utiles
(rations normales) rentre dans le domaine des actes économiquement
calculés. Les coûts du statut humain de la vie, pour chaque être, et les
moyens de l’épanouissement de la vie en chaque être, imposent des
calculs d’une précision égale – dans l’expérience commencée – aux
calculs partiels et inexacts que l’on avait appelés indûment écono-
miques. Dans les sociétés contemporaines, la prise de conscience et
l’explicitation des valeurs élémentaires de la vie [Perroux (1957-58)],
en pur fait, se répandent. Les arbitrages et l’arbitre sont jugés au nom
de ces valeurs. L’efficacité (très économique) de l’arbitrage dépend du
sens, et du sens intelligible à chacun, singulièrement au plus défavo-
risé.
La conséquence, sur le plan des conceptualisations, est un assou-
plissement et un affinement des concepts. La propension à créer et la
propension à travailler sont définissables et mesurables, en quelques
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régimes que ce soit, – ainsi que les inégalités entre flux désirés et flux
effectifs, entre genre de vie recherché et genre de vie réalisé, entre
investissements souhaités par branches et investissement global pos-
sible, etc. Nous pourrions passer en revue toutes les traductions éco-
nomiques des tensions sociales. Les flux et les stocks inextensibles ou
incompressibles, les horizons des projets, les périodes de construction,
de maturation, de dépense, de revenu, etc., sont des concepts appli-
cables généralement. Comme le profit, rémunération de la création et
de l’autorité, et le rendement et le prix de la recherche et de l’innova-
tion publique le sont aussi.
Notre savoir scientifiquement contrôlé est tout le contraire d’un
savoir neutre. Il est essentiellement ouvert à toutes les recherches
rationnelles qui excluent la DESTRUCTION. C’est par approfondisse-
ment de l’expérience vécue des institutions d’une économie générali-
sée que nous améliorerons notre connaissance des lois d’une économie
générale.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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SUR LA SPÉCIFICITÉ DU SAVOIR ÉCONOMIQUE 755

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HS, n° 46, 5/2014, p. 757-770

François Perroux 1

Pierre Uri

La complexité croissante et le changement accéléré du monde réel


pourraient décourager l’effort théorique et réduire l’analyse à la des-
cription, à la statistique et à l’histoire. Ce serait mal connaître François
Perroux. Il est convaincu que seule la théorie permet de comprendre et
d’expliquer, mais à la condition qu’elle ne soit pas un pur exercice
logique et qu’elle dégage des concepts sous lesquels la réalité puisse
être utilement subsumée. L’abstraction est une nécessité de la pensée
mais, de même qu’une loi physique constitue une formule unique qui
couvre tout le spectre des positions mesurables, l’abstraction doit
s’ajuster au réel et non lui tourner le dos. Même si l’économie n’est pas
une science parfaite, elle doit être d’intention scientifique. C’est dire
qu’elle se garde des vues implicitement normatives qui ne retiennent
qu’un système idéal et l’identifient avec un fonctionnement effectif, de
sorte qu’elles ne sont que l’apologie de l’ordre existant. François Per-
roux qui a lancé l’idée d’une économie fondamentale est prêt à l’éga-
ler à cette économie généralisée qu’appelait le philosophe Merleau-
Ponty et dont le capitalisme et le collectivisme ne seraient que des cas
particuliers.

1 L’étude de Pierre Uri sur François Perroux avait été écrite en 1981, en anglais, pour
un ouvrage collectif sur les grands économistes de notre temps. C’est ce texte, resté
inédit en France, et tel que François Perroux l’avait approuvé, qui a constitué l’hommage
de la Revue économique au Maître disparu en 1987, volume 38, n° 5, p. 932 et sq. Il est
reproduit ici avec l’aimable autorisation de la Revue économique, et est disponible en
ligne sur Persée.fr.
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UN ABORD DIALECTIQUE

Comme toute science, l’économie procède par connaissance addi-


tive et révision critique : les vérités antérieurement découvertes ne sont
pas effacées mais intégrées par une conception plus générale. La géo-
métrie euclidienne n’est pas rendue fausse par la construction d’autres
types d’espaces, Newton se retrouve dans Einstein, théorie marxienne
et théories marginalistes de la valeur puisent toutes deux leurs racines
dans Ricardo. Au cours de ses années de formation, François Perroux
s’est intimement familiarisé avec les écoles autrichienne et italienne,
auxquelles il joignait bientôt la suédoise. Après la libération de la
France, il a reçu à l’institut de Sciences mathématiques et économiques
appliquées, qu’il avait fondé en 1944, tous les économistes majeurs
d’Oxford et Cambridge. Il a introduit en France Edward Chamberlin et
Keynes, aussi bien que la comptabilité nationale. Il n’a pas, depuis
lors, cessé de suivre les formes variées de l’économie mathématique
aux États-Unis, et a gardé le contact des penseurs latino-américains sur
les thèmes du Développement et de la « Dependencia ». Il a donné des
cours et des conférences en anglais, en allemand, en italien et en espa-
gnol. Cette érudition universelle lui sert de point de départ pour déga-
ger des idées neuves sans courir le risque de réinventer ce que d’autres
ont déjà produit, avant, ou ailleurs. On peut dire de lui ce qu’il a écrit
de Joseph Schumpeter : l’originalité est fondée sur la capacité de pro-
longer et de dépasser, au lieu d’une pseudo-originalité par opposition
et contradiction. La même maxime est mise en œuvre, aussi bien dans
l’analyse des phénomènes sociaux contemporains que dans les exer-
cices de théorie pure.
La méthode de Perroux peut ainsi être décrite comme dialectique :
elle s’intéresse aux thèses et aux courants qui s’affrontent pour tenter
de dégager une synthèse neuve, où les parts de vérité se complètent et
se concilient par la mise au jour d’un thème plus large ou plus actuel.
On retrouvera ce rythme ternaire sur les questions les plus abstraites
qui ont divisé les théoriciens, sur les approches globales qui comman-
dent les divergences de politique économique aussi bien que, finale-
ment, sur les grands conflits qui dominent l’histoire de notre temps.
François Perroux a été très tôt séduit par les néo-marginalismes,
l’intelligibilité qu’ils donnaient à l’idée de la valeur, la convergence
entre une théorie des prix et une théorie de la répartition. Mais, déjà, il
mettait en évidence les indéterminations qui subsistaient malgré les
tentatives successives pour affiner l’imputation et qui ne pouvaient être
totalement épurées des complémentarités et des productivités liées. Il
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FRANÇOIS PERROUX 759

avait soin de souligner tout l’écart qui sépare les rémunérations de fac-
teurs des revenus concrets d’agents qui sont toujours, en quelque
mesure, des mixtes. Il faisait ressortir la différence entre cette statique
moderne et l’état stationnaire des classiques : elle permet de repérer le
changement et n’est pas, comme chez Stuart Mill, le point final d’une
histoire où les hommes, ayant accumulé les moyens de satisfaire aux
besoins, seraient disponibles pour des tâches plus désintéressées et
plus nobles.
Mais le profit nul à l’équilibre contredit trop évidemment la réalité
observable. D’où l’antithèse que Perroux découvre passionnément
chez Schumpeter. Sa statique, dite le circuit, soulève, au moins, deux
doutes majeurs : peut-on prétendre en trouver une contrepartie
concrète dans les économies primitives ou dans les périodes de stag-
nation ? Et, en l’absence de l’intérêt, qui ne naîtrait que comme prix du
pouvoir d’achat nécessaire pour financer une innovation, comment
s’expliquer l’existence et le maintien d’un stock de capital, même s’il
n’est pas élargi ? Mais ce qui fascine Perroux chez Schumpeter, c’est
sa dynamique, qui est l’évolution. La combinaison nouvelle, qu’elle
soit de produits, de procédés ou de débouchés, est le propre de l’entre-
preneur par opposition à l’exploitant du circuit. De là son profit où
l’innovation est plus le fruit d’un monopole que d’une concurrence,
mais aussi les phases d’expansion attribuées à une grappe inexpliquée
d’innovations, et cette irrégularité qui en résulte dans le temps et qui
conduirait aux cycles longs. Ces idées brillantes ne seront pas perdues,
mais voici où se situe le dépassement à la Perroux. L’innovation n’est
pas le fait d’un seul, elle se situe dans un environnement. Ce qui amène
Perroux à faire revivre l’inspiration de Saint-Simon : son opposition
entre les « industriels », qui comprennent toutes les catégories actives
et les « féodaux », qui font valoir passivement des droits hérités du
passé. L’observation fait ressortir l’influence dynamique de certains
groupes sociaux, de jeunes générations, de changements psycholo-
giques, la part que prennent tous les États modernes au financement de
la recherche et à la mise en œuvre initiale de ses résultats. Dans les
cycles longs, on découvre tout aussi bien des transformations du cadre
institutionnel. Et si le départage est souvent difficile entre l’innovation
et le monopole qui la suscite ou qui en résulte, l’idée d’un profit fonc-
tionnel peut rationnellement être dégagée, à la condition de bien com-
prendre qu’y ont part tous ceux qui ont contribué à la création, pas seu-
lement le chef d’entreprise, mais les chercheurs, les cadres, les
travailleurs – il y a des bonus et des primes – et même l’État, par l’im-
pôt : les fonctions doivent être fondamentalement distinguées des caté-
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gories sociales. Le critère est la combinaison de la création et de l’au-


torité. Il se retrouve dans toute économie quelle qu’elle soit. II n’est
pas sans analogie avec le surplus d’une société collectiviste, parce qu’il
ne se confond pas avec le profit capitaliste. II y a des fonctions qui doi-
vent être partout assurées, celles de l’abaissement des coûts, de la satis-
faction des besoins, de l’accumulation, de l’information. Et l’écono-
mie généralisée marquera les équivalences approximatives et les
oppositions ouvertes dans les modalités pour y faire face.
François Perroux apprécie pleinement les puissants instruments
d’analyse apportés par les néo-classiques, comme le renouvellement
sur un point particulier, mais central, qu’a apporté la théorie keyné-
sienne. D’un côté, il s’inquiète de l’adéquation des outils aux réalités,
de l’autre, de la connexion trop étroite à un pays, à une époque, à une
conjoncture : la thérapeutique de Keynes ne vaut que sur trop courte
période. C’est ce qu’a montré la tentative pour en faire un instrument
de croissance continue qui a débouché sur une inflation continue. C’est
que l’approche est trop globale, elle ne repose que sur les deux pro-
pensions à consommer et à investir, et sur l’intervention de l’État
comme quasi-investisseur autonome. Sur le long terme, deux clefs sont
plus décisives, la propension à travailler et la propension à innover.
Surtout, les mouvements globaux ne se comprennent que si l’on consi-
dère les changements internes dont ils s’accompagnent.
Un penseur comme Perroux ne peut rester étranger aux plus grands
débats de notre temps, celui du libéralisme et du marxisme, celui d’une
conception où chacun, en poursuivant son propre intérêt, contribue au
bien commun, celui où la lutte des classes est le moteur de l’histoire.
Il note que les tenants de l’un et l’autre camp ignorent ou caricaturent
l’adversaire. Commentateur de Marx, il lui reconnaît une contribution
majeure à la dynamique, tout en constatant que l’observation histo-
rique ne confirme pas les prévisions centrales sur la paupérisation des
masses, sur la suraccumulation en déséquilibre avec la consommation
et, par conséquent, l’idée fondamentale d’une contradiction entre le
caractère social croissant des modes de production et le maintien de la
propriété privée des moyens de production. Mais aucune pensée n’a
pourtant, avec une telle force, mis en évidence le conflit comme la réa-
lité fondamentale de toute société. Mais la classe chez Marx, définie de
manière univoque par la place dans la production, apparaît comme une
simplification abusive. Les salariés dépendants ne constituent pas une
catégorie homogène, et la proportion d’ouvriers est aujourd’hui
décroissante. Quel que soit le mode de propriété, on n’élimine pas l’in-
égalité fondamentale entre les maîtres des machines et les servants des
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FRANÇOIS PERROUX 761

machines. Dans la réalité politique observable, la division majeure de


la société n’est pas binaire, mais ternaire : les grands dirigeants, qu’ils
soient économiques ou politiques, les influences locales, celles des
cadres ou des moyennes entreprises et, finalement, la multitude. Des
alliances se nouent deux à deux, des classes moyennes au peuple, pour
renverser les dirigeants, ou des dirigeants au peuple, contre les excès
ou les usurpations de la catégorie intermédiaire, comme on voit dans
des sociétés aussi opposées que les États-Unis où le président recourt
à la télévision contre le Congrès, la Chine de Mao et sa Révolution cul-
turelle. Quiconque ne veut ni ignorer ni schématiser les conflits recon-
naît la diversité des masses, qui se distinguent au gré de critères mul-
tiples, comme les jeunes, les femmes ou les immigrés et, finalement, la
masse elle-même, celle de tous ceux qui sont exclus de tous les privi-
lèges. L’histoire de notre temps, c’est le passage de la révolte de l’ou-
vrier contre le capitalisme à la révolte des masses contre la société.
Conflits dans chaque pays, mais aussi conflits entre nations et, finale-
ment, l’émergence du Tiers Monde dans la politique universelle, qui
donnera sa signification la plus neuve et la plus noble à l’histoire de
notre temps. Une économie d’intention scientifique trouve naturelle-
ment son parallèle dans les inspirations successives des sciences de la
nature, qui fournissent le modèle enviable de la connaissance mathé-
matisable et rigoureuse. La mathématique de Lagrange fournissait des
analogies à des constructions où tous les éléments sont substituables,
réciproques et réversibles. La thermodynamique introduisait la spéci-
ficité du temps comme évolution. Et, sous ses formes les plus
modernes, où la néguentropie suspend l’entropie, où l’information
condense l’énergie, les structures dissipatives à la Prigogine qui, loin
de l’équilibre, modifient des formes inertes dans un mouvement qui se
retrouve et se prolonge jusque dans la biologie et la sociologie, don-
nent à François Perroux une assise fondamentale de sa pensée écono-
mique, l’irréversibilité du temps.

UN ENCHAÎNEMENT DE CONCEPTS

L’irréversibilité est l’une des formes de l’asymétrie, l’autre, c’est


l’inégalité. Quand Perroux introduit successivement les concepts fon-
damentaux de structures et d’effets de domination, toute l’analyse éco-
nomique en ressort bouleversée. Le schéma où nul n’a d’influence sur
les prix, où les unités ne communiquent que par les prix et après coup,
où l’optimum réalise spontanément et sans délai une situation, où la
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satisfaction de personne ne peut être accrue sans réduire la satisfaction


d’un autre, n’est pas le type idéal de l’économie dont il faudrait se rap-
procher : il en est la négation même, non seulement parce qu’il ne tra-
duit aucune réalité observable, mais parce que tout mouvement s’arrê-
terait. La perfection de la concurrence en tuerait l’efficacité que lui
attribue une pensée simplificatrice, c’est-à-dire la création et le pro-
grès. Sur ce point, François Perroux rejoint Hayek pour lequel la
concurrence n’a pas de sens hors du temps. Cette remise en cause radi-
cale se développe dans l’élaboration de concepts neufs qui s’enchaî-
nent les uns aux autres pour assurer la cohérence d’une pensée, dont
chacun, cependant, comporte des interprétations et des applications
concrètes et qui, finalement, convergent et se réunissent dans une
construction d’ensemble.
L’effet de domination – terminologie que Perroux abandonnera
pour la raffiner davantage par la suite - est le rapport entre inégaux qui
se constate, entre agents, entre firmes, entre nations et qui se lie à un
effet de dimension, de provisions de biens initiales, d’horizon de
temps, de force contractuelle. Ces notations se raccordent à des apports
aussi différents que Böhm-Bawerk, Marx, l’école institutionnaliste, les
théoriciens de la concurrence imparfaite. Perroux en attendait une réin-
terprétation de l’histoire à laquelle Fernand Braudel vient de répondre
en décrivant la succession des cités-centres au Moyen Age. La domi-
nation ne se confond pas avec l’indépendance autarcique puisque, au
contraire, c’est l’influence au dehors, à la manière des États-Unis d’au-
jourd’hui, qui l’exprime le plus parfaitement. Elle tend à substituer des
effets cumulatifs aux retours à l’équilibre, dans une dynamique de l’in-
égalité qui se constate entre co-contractants, entre firmes, entre
nations.
La structure se distingue clairement du système, c’est-à-dire des
institutions composées de règles du jeu et d’organismes chargés de les
faire appliquer. Elle est le réseau des proportions et relations qui carac-
térisent un ensemble économique. La structure s’oppose à l’homogé-
néité, elle met en évidence ces hiérarchies entre dominants et dominés,
entre ceux qui sont relativement actifs et ceux qui sont relativement
passifs. Elle est comparativement stable en ce sens qu’elle ne se modi-
fie qu’en longue période ou que le changement accéléré signale et
accompagne une crise.
A partir de ces deux idées de base, les concepts plus spécifiques se
succèdent et s’imbriquent. Une structure, par exemple une économie
nationale, est d’autant moins homogène qu’il existe des unités com-
plexes : la macro-unité ne se confond pas pour autant avec la grande
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unité, elle se caractérise par une multiplicité interne hiérarchisée, que


ce soit la firme en services spécialisés coopérants et concurrents, le
groupe dont l’analyse est insuffisamment poursuivie, le syndicat patro-
nal ou ouvrier. De même, dans son mode de décision, elle ne peut se
confondre avec celui d’une unité simple à volonté et direction unique.
La logique de l’ajustement marginal lui est difficilement applicable,
mais elle n’a pas, pour autant, l’exclusivité de la macro-décision, celle
qui doit être prise ou refusée en bloc, en ce sens qu’elle est structurale
et non marginale, comme le lancement d’une grève ou un projet d’in-
vestissement. Sa rationalité, qui repose sur un pari global, c’est-à-dire
sur des probabilités, ne peut s’assimiler à la méthode différentielle de
l’optimum parétien.
Les mathématiciens ont généralisé la notion d’espace en passant
aux espaces abstraits caractérisés comme un ensemble de relations.
Perroux lance la notion des espaces économiques, qui lui permettra de
recourir à la formalisation topologique, mais qui est surtout un moyen
privilégié d’analyser l’action et l’interaction. Au sens banal, l’espace
est un territoire, l’espace géonomique ; il a aussi le sens d’espace de
plan, celui auquel s’étend l’action intentionnelle du sujet, et d’un
espace de champ de forces, où s’exercent les influences réciproques.
Une application majeure est l’élaboration du concept de nation en
termes économiques, et l’interprétation du commerce international. La
nation n’est ni une collection d’individus commerçant librement au
dedans et au dehors, ni l’analogue d’une firme suivant les représenta-
tions classiques : elle est un ensemble de relations entre groupes de
groupes. C’est une tragédie que de l’avoir confondue avec un territoire
et la source des conflits meurtriers de l’histoire. Car son espace éco-
nomique s’intersecte avec d’autres par les influences ou pénétrations
exercées ou subies. Suivant sa dimension, elle est moins ou plus diver-
sifiée, moins ou plus ouverte. Les échanges sont aujourd’hui davantage
ceux de grandes firmes que d’unités individuelles. Les économies
d’échelle font que les déséquilibres peuvent être cumulatifs et les
fonds prêtables ne sont pas aisément transférés aux firmes ou zones en
déficit. Les équilibres de balance de paiements ne seront pas spontanés
et il n’existe pas, aujourd’hui, d’autorité qui harmonise les politiques.
Il n’y aurait d’économie mondiale que par un plan mondial.
La notion de structure et celle d’espace polarisé, c’est-à-dire où les
forces sont orientées, convergent vers le concept qui constitue le relais
fondamental dans cet enchaînement : l’effet d’entraînement, qui ne tra-
duit pas seulement une asymétrie, mais bien la transmission d’une
influence. L’unité économique en entraîne une autre par trois compo-
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santes: les flux, tels que les achats ou les ventes, les investissements, et
les informations et anticipations. Le développement d’une activité peut
tirer derrière soi ou, au contraire, bloquer d’autres activités. C’est un
enchaînement tout à fait distinct du multiplicateur de Keynes. Il ressort
des complémentarités et non de la dépense successive des revenus. Il
traduit une méso-économie qui n’est ni la macro, ni la micro, mais
celle d’unités dont la dimension permet une influence autonome et
d’un effet sur moyenne période. Une conséquence économique
majeure est que l’efficacité globale de la décision d’une unité écono-
mique et, par suite, des investissements provoqués ou stoppés, est plus
grande ou moins grande que sa mesure par le profit interne du décideur
initial : un calcul économique collectif est nécessaire qui diffère d’une
masse de calculs économiques privés. L’effet d’entraînement ne se
ramène pas aux coefficients d’une matrice d’échanges inter-industries,
qui ne marque que les flux, et des instruments statistiques d’un autre
ordre devraient être développés pour passer du repérage à la quantifi-
cation. Une application particulière est l’entraînement de l’agriculture
par l’industrie, qui lui fournit des débouchés, des techniques, des capi-
taux, des biens de consommation dont le désir stimule l’effort, et qui
peut absorber son excès de main-d’œuvre. Mais, plus généralement,
c’est toute la conception de la planification qui se trouve transformée :
les objectifs se hiérarchisent et l’accent est mis sur les projets qui
dominent et commandent l’évolution. A ce point, Perroux rationalise
ce qui avait été l’inspiration intuitive de Jean Monnet dans le 1er Plan
français.
L’unité motrice qui opère un effet d’entraînement appelle une ana-
lyse qui se diversifie. Il y a la firme motrice, qui peut l’être structurel-
lement par sa dimension ou son dynamisme, ou occasionnellement si
elle desserre ou, au contraire, provoque un goulot d’étranglement.
L’industrie motrice peut être celle qui est entièrement neuve et qui
renouvellera les industries modernes, par opposition aux industries tra-
ditionnelles en déclin. Toutes les régions n’ont pas le même dyna-
misme, la région motrice peut entraîner les autres autour d’elle ou, au
contraire, multiplier les déséquilibres cumulatifs. La macro-décision
qu’est un plan calcule un avantage collectif qui ne se confond pas avec
la croissance la plus rapide de l’industrie la plus rapidement croissante,
ou de la région la plus fortement dynamique, parce qu’elle tient
compte des coûts externes mêmes que ni l’industrie ni la région n’in-
ternalisent.
La combinaison de flux d’investissements induits, d’information
transmise d’une unité à l’autre, si elle est à la fois durable et multidi-
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mensionnelle, fait passer de l’effet d’entraînement à l’emprise de


structure. Ainsi de la relation entre la firme et ses sous-traitants, et du
degré de dépendance d’une nation, que ce soit, à un bout, l’emprise du
dollar sur le monde industrialisé, à l’autre, le long confinement des
pays sous-développés dans la production de matières premières, ou
leur agriculture tirée vers l’exportation au détriment des productions
vivrières.
Un ensemble qui se fait organique d’investissements entraînants
crée un pôle de développement. Telle est la notion centrale de l’hété-
rogénéité dynamique. Le pôle de développement peut être territoriale-
ment localisé ou non, il est une zone ou un secteur. Il peut aboutir à
créer des solidarités régionales à travers les frontières nationales et une
tension entre cette force d’attraction et la structure de la nation. Cette
même idée clé ouvre une voie d’interprétation à l’histoire, même la
plus récente, des pays industrialisés et une direction d’action pour un
développement solidaire des jeunes nations.
Encore faut-il définir le développement lui-même. La croissance est
l’augmentation quantitative d’un critère de dimension, tel que le pro-
duit national brut. Le développement est un changement des structures
à la fois matérielles et mentales qui permettra un ajustement réci-
proque d’une production et d’une population. Les périodes de déve-
loppement ne se confondent pas avec les périodes de croissance : les
premières peuvent préparer le succès des deuxièmes ou, au contraire,
la croissance peut demeurer unidimensionnelle et, élargissant les
inégalités, couvrir moins que jamais les coûts de l’homme qui ne se
confondent pas avec le coût de production d’un homme ou avec sa
capacité productive, mais qui prennent en compte sa valeur irrempla-
çable dans sa nutrition, sa santé, sa culture. Le sous-développement se
définit, alors, en termes précis : c’est l’inarticulation qui empêche la
propagation, c’est la position soumise à domination, c’est le gaspillage
de ressources humaines. De même, les progrès ne suffisent pas à
constituer le progrès, qui exige la diffusion à un ensemble suivant un
rythme qui ne se paie pas de coûts humains, de destruction. La capa-
cité de création collective désigne la société progressive.
Asymétries, déformations, changements des positions relatives
décrivent une économie réelle, c’est-à-dire des activités qui se confor-
tent ou se contrecarrent. Au rebours de Böhm-Bawerk qui posait l’al-
ternative du pouvoir ou de la loi économique, le pouvoir est intime à
l’économie. Il ne va pas, pour autant, à l’extrême du conflit antagoniste
selon Marx, qui ne se résout que par la destruction de l’autre. Le pou-
voir admet des degrés, de l’influence qui peut être acceptée ou refusée
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par l’autre suivant son intérêt, en passant par la dominance qui est
nécessairement subie et peut être bénéfique ou dommageable, par la
domination partielle telle qu’une prépondérance d’investissements
directs étrangers, pour culminer dans la subordination, alors que l’ab-
sorption détruit la dualité, c’est-à-dire la condition de la relation asy-
métrique, pour la fondre dans une unité. Le jeu économique oscille
entre deux extrêmes sans atteindre l’une ni l’autre limite, il n’y a pas
de contrat sans combat, ni de combat sans contrat. L’économie réin-
tègre l’ensemble des sciences sociales dont, suivant Bertrand Russell,
le pouvoir est le concept central. L’économie vraie tourne le dos à
l’économisme qui tenterait de réduire toutes les institutions et toutes
les pulsions humaines à l’intérêt rationnel de l’individu, par le détour
rudimentaire d’une minimisation des coûts d’information et des coûts
de transaction, qui aboutirait à justifier les institutions les plus oppres-
sives, les entreprises les plus exploiteuses, les coutumes les plus bar-
bares. Au contraire, les motivations sont multiples et l’économie s’en-
richit des analyses psychologiques et sociologiques les plus neuves. Il
paraît à peine croyable qu’elle ait été réduite au champ de l’échange
marchand et du rien pour rien, malgré l’évidence des prélèvements et
des transferts qu’opère la puissance publique, et qui ne sont qu’une des
formes des deux autres dimensions qui se combinent dans l’économie :
à côté de l’échange, la contrainte et le don. Le tableau serait tronqué,
mais, bien pis, c’est l’avenir qui serait bloqué.

UNE THÉORIE GÉNÉRALISÉE DE L’ÉQUILIBRE GÉNÉRAL

Les matériaux accumulés et les concepts renouvelés s’assemblent


dans un système où François Perroux accomplit le tour de force de
condenser l’ensemble de la théorie économique autour de ce qui en
constitue le nœud : « Le moyen direct d’apprécier la pensée d’un éco-
nomiste de métier est de l’interroger, au fond, sur la notion d’équilibre
général qu’il retient. » Il développe lui-même une conception englo-
bante, en ce sens qu’elle préserve et prolonge les acquis les plus scien-
tifiques des économistes passés et plus modernes. Elle construit un
équilibre englobant, en ce sens que le réductionnisme nécessaire à l’in-
telligibilité n’écarte aucun élément essentiel du réel et que tous les types
d’agents, toutes les formes de marché, tous les modes de relation, qu’ils
soient échanges ou transferts, contraints ou libres, y trouvent leur place,
et que la voie est ouverte pour un raccordement sans contradiction ni
coupure avec une dynamique que l’auteur s’apprête à nous livrer.
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FRANÇOIS PERROUX 767

Deux préoccupations se rencontrent. La première est de substituer à


des mécanismes inertes la considération d’unités actives, c’est-à-dire,
qu’elles soient privées ou publiques, isolées ou organisées, indivi-
duelles ou collectives, des entités qui ont une mémoire et un projet, qui
sont dotées, au départ, de capacités et de ressources définies, qui ont
chacune un niveau d’aspiration et une énergie de changement. L’autre
souci est de concilier cette révolution dans l’approche avec les exi-
gences de la formalisation qu’offrent les mathématiques les plus
modernes : c’est la garantie que, partout, la rigueur du cheminement
s’allie à la richesse de l’analyse. Il n’y a pas d’idées qui ne soient
accompagnées de leur traduction en équations, en matrices ou en
graphes : comme disait Henri Poincaré, « il n’y a pas de symboles pour
les idées confuses ». Perroux peut ironiser à la fois sur ces sosies qui,
dans les modèles classiques, se substituent à des agents différenciés
vivants, ou sur les économètres qui construisent des modèles de mar-
ché pour appliquer leurs systèmes mathématiques, au lieu d’ajuster
leurs systèmes mathématiques à la description de modèles de marché
fidèles au réel.
Perroux rend hommage au mérite des fondateurs s’inspirant de la
mécanique de Lagrange. Ils se bornaient aux ressources du calcul dif-
férentiel, du moins ils n’ignoraient pas les limites de l’exercice : « la
liberté humaine, disait Walras, ne se laissera jamais réduire en équa-
tions », et Pareto insistait autant sur les obstacles que sur les préfé-
rences. Ni l’un ni l’autre, comme l’ont fait trop souvent leurs succes-
seurs partiaux ou imprudents, n’ont tiré de l’hypothèse sous-jacente
d’une concurrence pure et parfaite des conséquences de politique éco-
nomique où tout serait abandonné aux prix et au jeu du marché,
comme si la réalité avait l’obligeance de se conformer à ce qui n’est
que la condition d’un certain type de formalisation mathématique.
Le recours à la topologie par Debreu va à la rencontre de l’effort de
Perroux, dont les unités actives se caractérisent par un espace de déci-
sion, un espace d’opération, un espace d’influence et s’insèrent dans
un espace d’encadrement qui s’impose à eux. L’énergie de l’agent tend
à élargir son espace inégalement plastique et déformable suivant les
agents. Arrow a pu, dans ses modèles, s’écarter de la concurrence pure
pour introduire le monopole et, par ailleurs, les biens publics, pour sur-
monter la coupure entre individus et entreprises. Perroux ne rejette rien
de ces apports mais il observe qu’on n’y trouve encore qu’un équilibre
des choses. Ces représentations ignorent le temps nécessaire au calcul,
et nécessairement inégal selon les agents, laissent de côté la dimension
fondamentale de la concurrence qui est dynamique, à travers la créa-
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tion ou la concertation. Le progrès décisif est de découvrir un équilibre


des agents, caractérisés par leur situation de départ, les structures où ils
sont pris, leur énergie de changement. Le cheminement de Perroux
dépasse la coupure entre l’analyse des marchés, c’est-à-dire les équi-
libres partiels, et la formulation de l’équilibre général. Il retient, dans
le premier domaine, les analyses modernes concernant les formes du
marché et leur rajeunissement par la théorie des Jeux, il y ajoute ses
propres contributions sur la diversité des oligopoles, cette forme si
caractéristique de l’économie moderne, suivant les stratégies de non-
agression, d’accord, de domination, ou d’élimination.
Une autre révision fondamentale concerne les relations internatio-
nales : elles sont autre chose que la traversée des frontières. Il faut don-
ner tout leur poids aux relations d’information et d’interaction entre les
entreprises et leurs gouvernements, il faut faire sa place à l’espace éco-
nomique inter-frontières qui lie l’entreprise multinationale à ses
filiales, il faut porter attention à l’exportation poussée par le vendeur,
à côté de celle qui est tirée par la demande.
Sa dimension véritable est rendue à la monnaie. Elle ne fournit pas
seulement, comme dans les modèles classiques, l’équation supplémen-
taire qui détermine toutes les autres ; étant un instrument de précau-
tion, elle est inséparable du facteur temps. La demande de monnaie
n’est pas identique à l’offre de biens, elle tend seulement à l’égaler à
l’équilibre. Plus généralement, l’équilibre walrasso-parétien apparaît
comme un cas très particulier sous les hypothèses très contraignantes
de concurrence pure entre agents égaux et sans influence sur le mar-
ché, et même, en ce cas, il élimine un élément essentiel de la réalité
puisqu’il ignore la variation de la valeur des actifs que déterminent la
formation et la variation des prix. La réalité du jeu économique se situe
dans cette combinaison de luttes-concours ou de conflits-coopérations
dont l’idée remonte à Cournot, et qui permet de repérer la gamme des
positions possibles, qui donne son sens concret et dynamique à la
concurrence suivant ses différentes formes et ses degrés, qui permet de
décrire la formation des profits ou des salaires comme des revenus dis-
cutés entre des groupes humains concrets.
Quand à la seule influence des prix, assimilés à des forces phy-
siques, se substitue le tableau d’action et de réaction entre inégaux, on
ne peut s’attendre à la co-satisfaction de tous.
En fin de course, l’équilibre se définirait comme une situation où la
résultante des énergies de changement est nulle ou voisine de zéro. Ce
que l’observation constate, ce sont des équilibrages tentés par des uni-
tés actives, des équilibrations globales qui s’opèrent par tâtonnements.
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L’analyse, écartant la vision irréelle d’un équilibre hors du temps, se


raccorde sans contradiction à une dynamique dont elle a jeté les bases.
L’analyse de Hicks, où l’avenir s’enchaîne au présent à travers les anti-
cipations de prix successifs, les modèles de Von Neuman qui traduisent
après d’autres et mieux que d’autres les paramètres et les relations
d’une croissance qui laisserait toutes les proportions inchangées, doi-
vent faire place à une représentation où il n’y a pas d’évolution sans
changement dans les relations de prix, qu’on tente maladroitement de
traduire dans leur niveau général, mais aussi dans la valeur des avoirs
et plus encore, et à tout moment, dans les relations de pouvoir.
Ainsi, pas plus que les plans d’unités actives ne sont spontanément
compatibles entre eux, pas plus que le blocage de l’énergie de change-
ment par les obstacles ou par les partenaires n’équivaut à la co-satis-
faction, il n’y a de croissance homothétique, ni de relation magique qui
assure une croissance équilibrée. L’armistice social et la croissance
harmonisée relèvent d’un pouvoir d’arbitrage qui doit se fonder sur le
consensus plutôt que, suivant l’expression de Max Weber, sur le mono-
pole de la violence légitime.
Ajustements à l’environnement, tentatives et capacités de le chan-
ger, se transposent, au cours du temps, dans la dualité des dynamiques
de fonctionnement et des dynamiques d’encadrement. Les premières
sont des séquences d’action qui écartent ou qui rapprochent de l’équi-
libre. La vitesse de changement, le rythme de mutation ou de retour-
nement diffèrent à l’évidence entre les deux séries. Si l’on peut mettre
en doute la régularité des cycles courts qui paraissent surtout dépendre
des changements de politique conjoncturelle, plus encore des cycles
moyens que les statistiques ne confirment qu’avec une inquiétante
approximation, l’essentiel des changements de longue durée se
découvre dans la modification des dynamiques d’encadrement. Indus-
tries nouvelles, technologies révolutionnaires, évolutions démogra-
phiques, changement des règles du jeu. Les grandes crises, celle de
1929, celle qui a commencé en 1973, ne s’interprètent qu’en y décou-
vrant ces transformations fondamentales. Sur le présent et l’avenir rap-
proché, on ne se trompe pas en voyant s’instaurer et s’accélérer trois
dynamiques de très longue période : l’internationalisation de l’écono-
mie et la transnationalisation des firmes, l’expansion des unités
publiques actives, la montée sociale, celle des classes défavorisées et
de la masse des exclus. Analyse lucide ou vision prophétique, on entre-
voit le passage de l’économie de la richesse à l’économie de la res-
source humaine.
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UNE ÉCONOMIE HUMANISÉE ET FINALISÉE

Dès ses études sur la valeur, François Perroux marquait qu’elle ne


s’identifiait pas aux valeurs qui expriment les buts et la vocation de
l’homme. Sa théorie de l’équilibre et de la dynamique met en évidence
que les décisions essentielles ne peuvent être purement économiques,
et qu’elles doivent être suspendues à des options qui les transcendent
et qui définissent le domaine irremplaçable du politique, la primauté de
la vie et de la liberté.
On ne peut s’arrêter à l’opposition traditionnelle de l’économique et
du technique, comme ajoutant à l’efficacité des moyens le maximum
de résultats pour le minimum de coûts. N’est économique que ce qui
sert l’homme, non ce qui le détruit. Tel est le changement de para-
digme le plus révolutionnaire. L’homme n’est pas un capital, car le
capital est soumis à un plan extérieur ; l’homme s’accomplit par son
propre plan. A proprement parler, il n’a pas de prix. La place de l’éco-
nomie, c’est la création de l’homme par l’homme, à travers l’aména-
gement des choses comptabilisables. Encore faut-il que le décompte
soit correct et n’oublie pas les pollutions et les déstructurations qui
viennent en déduction du surplus, jusqu’à l’annuler, et moins encore
les transferts de vie au détriment des classes ou des pays les plus défa-
vorisés.
Tant qu’il subsiste des exclus, qui sont aujourd’hui la multitude, tant
qu’un homme reste en deçà de ses capacités potentielles, tout état
d’une économie, d’une société, d’un monde, demeure sous-optimal. Le
grand œuvre de l’humanité, c’est le plein épanouissement de tout
l’homme et de tous les hommes.
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II. Et après ?
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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 773-797

Perroux lecteur du saint-simonisme

Pierre Musso

Professeur à l’Université de Rennes 2

François Perroux fait souvent référence à Saint-Simon, notamment


dans son opuscule Industrie et création collective, en affirmant que
cette pensée reste pour lui, « un trésor ». Il va y puiser des concepts et
des problématiques pour penser son temps. Il est en quête selon sa for-
mule, d’un « saint-simonisme du XXe siècle ». Cet article analyse la
lecture du saint-simonisme par François Perroux en examinant com-
ment elle s’articule avec les problèmes de son temps, puis comment à
partir de là, Perroux définit et interprète ce qu’il nomme « la pensée
saint-simonienne », avant d’insister sur la notion clef de sa lecture, à
savoir la notion d’industrialisation qui soulève un enjeu de civilisa-
tion.

Perroux often refers to Saint-Simon, notably in his pamphlet


Industry and collective creation, saying that his thought is for him
“a treasure.” In this work, Perroux finds concepts and issues to think
his time. He is searching, in his words, a “Saint-Simon of the twenti-
eth century.” This article analyzes the reading of Saint-Simon by
François Perroux and examines how it articulates with the problems of
his time, and how from there, Perroux defines and interprets what he
calls “the thought of Saint-Simon,” before stressing the key notion of
his reading, namely industrialization, which raises a civilization issue.
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774 P. MUSSO

François Perroux fait souvent référence à Saint-Simon et aux saint-


simoniens, il en recherche l’actualité, et y trouve constamment une
source d’inspiration. Selon son ami, le philosophe Jean Lacroix, cette
inspiration « il l’aurait plutôt rencontrée chez Saint-Simon » que chez
Comte ou Marx [Lacroix (1990), p.13]. En effet, Perroux écrit :
« Nous avons choisi des inspirateurs et des compagnons de route :
Saint-Simon et les saint-simoniens » [Perroux (1964), p. 5]. Il les qua-
lifie même « d’amis » dont il admire l’« esprit passionné », la pensée
et l’action : « Saint-Simon et les siens grandissent et pénètrent tout ce
qu’ils touchent » [Ibid., p. 64]. Et Perroux conclut sa lecture du saint-
simonisme présentée notamment dans son opuscule Industrie et créa-
tion collective, en affirmant que cette pensée reste pour lui, « un trésor »
[Ibid., p. 57].
On connaît sa célèbre phrase, « Nous sommes tous devenus plus ou
moins saint-simoniens » [Ibid., p. 7] lancée dans les années 1960, pour
qualifier le retour opéré alors vers cette pensée qui avait exercé une
véritable hégémonie durant un siècle de 1830 à 1930. Perroux est un
des principaux artisans de ce retour entamé après-guerre en Europe et
aux États-Unis. Certes il coïncide avec le bicentenaire de la naissance
de Saint-Simon (1760-1825), mais au-delà de cette commémoration, il
existe durant les « Trente Glorieuses », un véritable intérêt pour cette
philosophie de l’industrie et du progrès que le marxisme aussi bien que
Durkheim, avait rangée dans le courant socialiste. Dès 1955-56,
Georges Gurvitch fait des cours sur Saint-Simon à la Sorbonne, et aux
États-Unis, Mathurin Dondo publie un ouvrage sur le « French Faust »
[Dondo (1955)]. En 1960, la Revue Internationale de philosophie
consacre un numéro spécial à Saint-Simon ; Pierre-Maxime Schuhl et
Jean Dautry aident à une réédition des œuvres complètes de Saint-
Simon publiées en 1966 chez Anthropos – édition qui fait encore réfé-
rence – ; Pierre Ansart multiplie les travaux sur la sociologie de Saint-
Simon [Ansart (1969, 1970)], alors qu’aux États-Unis, Franck Manuel
publie un important ouvrage sur Saint-Simon [Manuel (1966)] qui va
inspirer entre autres, le sociologue Daniel Bell sur le post-industria-
lisme.
C’est dans ce mouvement de « retour » au saint-simonisme que
s’inscrit l’intervention de François Perroux qui est sans doute plus phi-
losophique qu’économique. Il va y puiser des concepts et des problé-
matiques pour penser son temps. Il est en quête selon sa formule, d’un
« saint-simonisme du XXe siècle ». Comme il l’indique bien dans le
titre de la première partie de son ouvrage Industrie et création collec-
tive, Perroux associe « lecture du saint-simonisme » et « lecture de
notre temps ».
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Pour présenter ma lecture de cette relecture du saint-simonisme par


François Perroux, je m’appuierai donc sur cette association en exami-
nant dans une première partie, comment il articule sa lecture avec les
problèmes de son temps, puis dans une deuxième partie, comment à
partir de là, Perroux définit ce qu’il nomme « la pensée saint-simo-
nienne », avant d’insister dans une troisième partie, sur la notion clef
de sa lecture, à savoir celle d’industrialisation.

I. – LE RETOUR ET LE RECOURS AUX TEXTES SAINT-SIMONIENS

Je présenterai brièvement les textes de Perroux où il cite ou analyse


le saint-simonisme, avant d’insister sur sa lecture des textes saint-
simoniens, pour les relier à des questions « de son temps ».

I.1. Les textes de Perroux sur le saint-simonisme

François Perroux cite assez souvent Saint-Simon, beaucoup plus


fréquemment que les saint-simoniens, à l’exception de sa leçon inau-
gurale au Collège de France où compte tenu des circonstances, c’est
Michel Chevalier qui est en référence. Ses deux principaux écrits sur
le saint-simonisme sont d’une part, son petit ouvrage Industrie et créa-
tion collective, publié aux Presses Universitaires de France en 1964,
notamment la première partie intitulée « Saint-simonisme du XXe
siècle et création collective », et d’autre part, les actes du colloque
international et interdisciplinaire de l’Institut des Sciences Écono-
miques Appliquées (I.S.É.A) sur « Saint-simonisme et pari pour l’in-
dustrie », colloque qu’il codirige avec le philosophe Pierre-Maxime
Schuhl. Ces actes sont publiés en cinq cahiers de l’ISÉA [Perroux et
Schuhl (1970-1973)]. Le dernier volume comprend sa communication
intitulée « Une relecture de Saint-Simon, L’industrie et l’universalisa-
tion de la culture ».
Par ailleurs, Perroux fait référence à Saint-Simon ou aux saint-
simoniens dans divers ouvrages parmi lesquels je citerai notamment
L’aliénation dans la société industrielle publié en 1960, et sa leçon
inaugurale au Collège de France prononcée le 5 décembre 1955, dans
laquelle il rappelle le rôle de Michel Chevalier qui fut titulaire de la
chaire d’économie politique au Collège de France de 1840 à 1848 1.

1 Michel Chevalier (1806-1879) fut nommé fin 1840, titulaire de la Chaire d’écono-
mie politique au Collège de France. Il publie un Cours d’économie politique en trois
volumes dans lequel il professe un saint-simonisme libéral, réaliste et industrialiste, et
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I.2. Les textes saint-simoniens relus par Perroux

Perroux plaide à la fois pour un retour aux textes notamment ceux


de Saint-Simon et pour l’application des concepts saint-simoniens aux
problèmes de son temps. Il y a une démarche épistémologique très
claire de sa part : le retour aux textes bien souvent oubliés, vise à en
extraire des concepts et des thématiques pour penser, voire dépasser,
une conjoncture marquée par l’antagonisme frontal capitalisme/ socia-
lisme durant la guerre froide. Le saint-simonisme est donc pour lui,
une pensée forte et vivante.
Perroux explicite sa démarche dans la préface au compte-rendu du
colloque de l’ISÉA consacré au saint-simonisme. Pour comprendre
l’économie de ce temps, il propose : « une évasion hors des interpréta-
tions que l’on flatte en les appelant classiques ...Nous avons choisi des
inspirateurs et des compagnons de route : Saint-Simon et les saint-
simoniens. Ces puissants penseurs encore si souvent mal interprétés ou
trahis sont irremplaçables pour l’intelligence de notre temps. Ils sont
présents au monde de l’industrie moderne à un point tel qu’on ne peut
tenter de le comprendre sans leur rendre, en même temps hommage »
[Perroux (1973), p. 4 et 5].
Perroux souligne que la pensée de Saint-Simon et le saint-simo-
nisme en général, sont mal connus, donc mal interprétés. Il « n’est pas
bon, écrit-il, de traiter de trop haut la construction saint-simonienne, il
vaut mieux l’approfondir avec lucidité » [Perroux (1964), p. 46]. C’est
pourquoi Perroux plaide pour « un contact direct avec les textes, tous
les textes de Saint-Simon et des siens » [Ibid., p. 31]. Avec Pierre-
Maxime Schuhl, il regrette la méconnaissance de ces textes et invite à
une véritable analyse scientifique et critique du saint-simonisme. Il
écrit que Saint-Simon et les siens, « nous livrent leur expérience et
nous instruisent d’une expérience économique et sociale qui sera plus
riche encore que tous leurs livres quand nous pourrons un jour l’inter-
préter dans l’édition nationale des Œuvres de Saint-Simon que Pierre-
Maxime Schuhl demande avec de si fortes raisons et qui se prolonge-
rait heureusement par une ample anthologie critique et méthodique
des écrits saint-simoniens, sélectionnés d’après une règle bien déter-
minée. » [Ibid., p. 11].

développe la thèse de « l’industrialisme mixte », mélange d’interventionnisme et de libé-


ralisme. La Révolution de 1848 permet à plusieurs saint-simoniens de gauche – Ray-
naud, Charton et Carnot – d’accéder au gouvernement, mais ils voient en lui un adver-
saire libre-échangiste et sa chaire au Collège de France est supprimée durant six mois.
Après le coup d’État du 2 décembre qu’il a soutenu, Michel Chevalier devient le
conseiller économique très écouté de Napoléon III dont il guide la politique industrielle.
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Perroux comme Pierre-Maxime Schuhl défend donc le retour aux


textes et à leur lecture attentive. Il faut saluer son effort et son respect
pour cette pensée si souvent caricaturée et pillée. On ne peut que par-
tager sa propre conclusion sur le saint-simonisme dans L’Industrie et
la création collective : « On souhaiterait avoir proposé une lecture de
Saint-Simon et des siens qui sans les travestir, les montrât pleins d’une
expérience et d’une réflexion qui restent pour nous un trésor »
[Ibid., p. 57].
Que va chercher Perroux dans ces textes ? Deux ressources. Tout
d’abord, une approche conceptuelle pluridisciplinaire, ce qu’il appelle
« une conceptualisation généralisée et englobante » [Ibid., p. 41]. Il
admire la volonté encyclopédique de la pensée saint-simonienne qui ne
dissocie jamais les sciences de l’homme des connaissances scienti-
fiques et techniques. Perroux parle à juste titre de « leur appétit d’éla-
borations pluridisciplinaires » [Ibid., p. 41]. Cet appétit est présent dès
les premiers textes de Saint-Simon de 1802, et même avant, puisqu’il
fréquenta les plus grandes écoles de son époque avant de se lancer dans
la rédaction de son œuvre – celle du génie militaire de Mézières,
l’École Polytechnique, l’École de Médecine – et suivit les cours du
Muséum d’Histoire Naturelle et de l’École Normale. Il y a chez Saint-
Simon une boulimie de connaissances scientifiques destinée à préparer
une synthèse philosophique générale. Les disciples saint-simoniens
poursuivront cette démarche en réunissant des polytechniciens, des
médecins, des artistes, des industriels, des financiers ou des hommes
de lettres. La célèbre retraite de Ménilmontant de 1832 peut être lue
comme une mise en pratique ou une mise en scène de cette volonté
saint-simonienne de pluridisciplinarité destinée à illustrer une vision
de l’homme total et de la fraternité sociale.
Ensuite, ce que Perroux décèle dans les textes saint-simoniens, c’est
une capacité étonnante d’anticipation de leurs auteurs. Il ne cache pas
son admiration pour cette capacité créatrice, d’innovation et pour les
prospectives saint-simoniennes. Il cite à plusieurs reprises cette phrase
de Saint-Simon extraite de son dernier ouvrage, le Nouveau Christia-
nisme : « L’espèce humaine n’est point condamnée à l’imitation » 2. Et
Perroux insiste « On n’a pas je crois, dit-il, donné tout son poids à cette
phrase saint-simonienne, en apparence si simple » [Ibid., p. 23], car sa
portée est profonde, signifiant que l’humanité « invente le milieu de

2 En ce sens, voir par exemple, [Perroux (1964), p. 23-24] et [Perroux (1973),


p. 219]. La phrase de Saint-Simon est extraite du Nouveau Christianisme de 1825,
[Saint-Simon (1966), vol. 3, p. 104].
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son développement » [Ibid., p. 24]. Perroux trouve ici une inspiration


fondatrice car il est un penseur, voire un militant de « la création col-
lective de l’homme par l’homme ». Dans son ouvrage Aliénation et
société industrielle, il explique pourquoi, en une très belle formule que
Saint-Simon aurait pu adopter : « Les grandes eaux de l’histoire
emportent comme des bestiaux crevés ou rejettent comme des épaves
ceux qui n’aiment pas réchauffer aujourd’hui les germes de la création
de demain » [Perroux (1970), p. 179].
Perroux aime citer aussi cette autre phrase de Saint-Simon extraite
des Lettres d’un habitant de Genève : « Un savant est un homme
qui prévoit » 3. Il voit dans les saint-simoniens les premiers prospecti-
vistes 4 à une époque où son collègue Gaston Berger fonde cette disci-
pline en France : « Elle est féconde pour leur temps et pour le nôtre,
cette attitude de Saint-Simon et des siens qui ne veulent comprendre
leur société et son économie que dans le prolongement d’un très long
passé et dans l’élan des projets qu’elle autorise. Penseurs prospectifs,
passionnés d’histoire et de science.» [Perroux (1964), p. 10] 5.
Perroux évoque aussi Michel Chevalier, un des principaux leaders
saint-simoniens dans les années 1830-1833, polytechnicien devenu
économiste, et conseiller de Napoléon III, puis sénateur. Dans sa leçon
inaugurale au Collège de France, François Perroux rappelle le rôle de
Michel Chevalier en ces termes soulignant une fois encore, la capacité
d’anticipation saint-simonienne :
« En 1840, lorsque Michel Chevalier enseigne ici, les souffles du
saint-simonisme se sont levés. Dans le tumulte des spéculations, la
France construit ses chemins de fer ; le monde est ébranlé par une
marée montante de capitalisme international. Un esprit vaste et vigou-
reux devait alors accueillir – non pas comme une contradiction
logique, mais comme le dialogue vivant de deux énergies – l’initiative
des créateurs privés dans le libre échange et l’intervention créatrice de
l’État, qui anime les travaux publics, suscite le crédit, lance les
hommes au-delà des mers. En célébrant cette alliance, Michel Cheva-
lier lisait l’avenir ; il prouvait ce même don par des peintures précises ;
dans le Système de la Méditerranée, il trace sur les rivages l’empreinte

3Par exemple, [Perroux (1964), p. 10, note].


4[Perroux (1964), p. 10-11]. Sur ce sujet, on renvoie le lecteur à notre article dans
la revue Futuribles, « Saint-Simon, pionnier de la prospective ? », Futuribles, numéro
288, pages 99-110. Juillet-août 2003. Paris.
5 F. Perroux cite aussi en note, cette phrase de Saint-Simon, « Les artistes, les
hommes à imagination ouvriront la marche ; ils proclameront l’avenir de l’espèce
humaine » extraite des Opinions littéraires, philosophiques et industrielles de 1825.
[Saint-Simon (1966), vol.5, p. 137].
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future des voies de transport, il devine les liens complexes qui se noue-
ront entre les pôles de développement ; ailleurs il prédit les secousses
bénéfiques et les tristes séquelles que promet la fièvre de l’or ; ailleurs
encore, il fait voir l’unité du marché français et l’éveil des ruraux pré-
sents à la première ébauche de notre réseau. Non, ce n’est pas cette
intelligence, avertie et imaginative, qui eût sacrifié à la routine ni qui
eût été tentée de confondre le commerce entre les nations avec l’éco-
nomie universelle ! »
Pour Perroux, Chevalier illustre bien comme Saint-Simon, cette ori-
ginalité du saint-simonisme sachant combiner la logique scientifique
avec l’imagination créatrice et considérer l’homme dans la totalité de
ses facultés. Par cette combinaison et leur culture encyclopédique, « ils
apparaissent comme des lanceurs de thèmes dominants, des décou-
vreurs de dialectiques fondamentales et des constructeurs d’hypo-
thèses stimulantes » [Perroux (1964), p. 7], à tel point que Perroux
considère que « les anticipations saint-simoniennes se sont réalisées en
partie » [Ibid., p. 58, note]. Autrement dit, il observe « dans son temps
», la réalisation des anticipations saint-simoniennes.

I.3. Les textes dans leur contexte

La lecture de Perroux s’inscrit dans le contexte des années 1960 et


identifie même des thématiques saint-simoniennes qui renvoient à des
questions d’actualité, au moment de la guerre froide, de la décolonisa-
tion, au lendemain de la guerre d’Algérie, des débuts de la construc-
tion européenne avec le « Marché Commun » [Perroux (1964), p. 28],
des Trente glorieuses, de la planification et des projets gaulliens de
grands travaux [Ibid., p. 26], et de la conquête spatiale.
Dans cette conjoncture, Perroux décèle un peu partout, la réalisation
des prospectives saint-simoniennes, et ce jusque dans l’imagination de
Saint-Simon qui aurait anticipé la conquête spatiale dans cette étrange
phrase extraite des Lettres d’un habitant de Genève à ses contempo-
rains de 1802-3 : « on rêve et l’on admire, on rêve longuement et l’on
admire beaucoup en lisant cette simple phrase de Saint-Simon : « Si
Newton juge qu’il soit nécessaire, pour remplir mes intentions, de
transporter sur une autre planète le mortel descendu dans son mauso-
lée, il le fera » [Ibid., p. 57].
Dans un autre ouvrage, Dialogue des monopoles et des nations,
Perroux écrit dans le même sens : « Les changements survenus au XXe
siècle et qui s’accélèrent depuis la seconde guerre mondiale ramènent
au premier plan des méditations de tout esprit réfléchi, les interpréta-
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tions qu’Auguste Comte et Saint-Simon ont proposées de l’organisa-


tion des sociétés industrielles et des rapports entre nations » [Perroux
(1982), p. 446].
En résumé, on peut dire que la lecture des textes saint-simoniens par
Perroux révèle un respect profond pour cette pensée, et une admiration
née de la capacité de cette pensée à combiner approche encyclopé-
dique et audace créatrice. Perroux trouve dans ces textes des outils
pour interpréter son présent et valider sa propre démarche interdisci-
plinaire, à la charnière de la philosophie et de l’économie politique. Il
valide sa problématique de « la création collective de l’homme par
l’homme » [Perroux (1970), p.132 et 161].

II. – L’INTERPRÉTATION DE LA PENSÉE SAINT-SIMONIENNE PAR PERROUX

La lecture de François Perroux des textes saint-simoniens met l’ac-


cent d’une part, sur l’unité d’une pensée simonienne commune au fon-
dateur et à ses disciples et d’autre part, sur trois thématiques plus par-
ticulières qui sont autant d’enjeux pour l’interprétation du
saint-simonisme : le caractère non-utopique de cette pensée, la spéci-
ficité des « dialectiques saint-simoniennes » et la notion « d’hommes
généraux » utilisée par Saint-Simon et revisitée par Perroux.

II.1. L’unité de la pensée saint-simonienne

Perroux ne dissocie pas Saint-Simon des saint-simoniens et affirme


l’existence « d’une pensée saint-simonienne », sans méconnaître la
diversité des personnalités et des approches :
« La lecture de l’industrialisation du XXe siècle peut être aidée par
une lecture de Saint-Simon et des siens. Ce dernier rapprochement,
Saint-Simon et les siens, s’impose, à notre sens ; nous sommes per-
suadés qu’il y a une pensée saint-simonienne, que la famille est recon-
naissable à des traits caractéristiques. Qu’on se rassure. Nous connais-
sons bien les variations de Saint-Simon lui-même et de la plupart de
ses disciples. Nous sommes instruits de la diversité luxuriante des
esprits et des tempéraments... Nous avons dressé le catalogue des rup-
tures, des reniements et des schismes. Mais, après réflexion attentive,
nous pensons que le saint-simonisme, s’il est protéiforme et souvent
contradictoire à la surface, admet un certain nombre de lignes de force
qui sont bien à lui et selon lesquelles ceux qui appartiennent au groupe
ont construit et modulé leur propre pensée. Parce qu’il en est ainsi,
nous n’hésitons pas à présenter la pensée de Saint-Simon et des siens
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dans un même ordre logique, et nullement chronologique ou psycho-


logique » [Perroux (1964), p. 15].
Cet ordre logique est défini par quelques lignes de force, identifiées
par Perroux pour définir l’unité de la pensée saint-simonienne et qui
demeurent toujours liées à des problématiques d’actualité. On peut
identifier les quatre lignes de force, selon Perroux :
1. Tout d’abord, « Saint-Simon et les siens » partagent le culte du
progrès de l’esprit humain « perfectible indéfiniment » [Ibid., p. 17].
On pourrait même parler d’idéologie du progrès. Toutefois ce que
Saint-Simon nomme dans le Chant des Industriels de 1821, « la
marche de la civilisation et le progrès des lumières » [Saint-Simon
(1966), vol. 6, p. 447], n’est pas comme le note bien Perroux, un pro-
grès général, mais « une marche de l’esprit humain » limitée au pou-
voir spirituel [Perroux (1964), p. 19], il peut y avoir des stagnations
voire des régressions, dans l’histoire temporelle de l’humanité.
2. Ensuite, pour « Saint-Simon et les siens », les grandes œuvres
auxquelles ils se sont attachées sont des travaux publics de conception
et de construction de réseaux techniques, comme les chemins de fer ou
les canaux qui permettent de traverser les frontières nationales et de
préfigurer l’association universelle. Le Système de la Méditerranée de
Michel Chevalier est une référence pour Perroux. Cette série d’articles
de 1832 du journal Le Globe constitua en quelque sorte le manifeste de
politique industrielle des saint-simoniens qui s’employèrent à le mettre
en œuvre durant un demi-siècle, notamment sous le Second Empire :
« Les grands travaux publics, écrit Perroux, permettent sur vaste
échelle la communication, dans l’acception sociologique du terme, qui
suscite de nouveaux réseaux d’échanges, de pouvoirs et d’informa-
tions. Ils sont donc parents et associés de ces techniques collectives
que sont les organisations d’ensembles plurinationaux » [Ibid., p. 24-
25].
Perroux décèle « un leitmotiv », chez Saint-Simon et les saint-simo-
niens, à savoir un acte de foi dans la création humaine collective qui
dépasse l’accumulation technologique et convertit les esprits à l’amour
fraternel par l’entre-création humaine opérée dans ces œuvres collec-
tives : « L’homme est fait pour exploiter la planète. (...) La planète est
rendue esclave de l’homme et les hommes deviennent frères parce
qu’ils sont destinés à s’entr’aider et à s’entr’aimer » [Ibid., p. 28-29].
3. Troisième thématique centrale de la pensée saint-simonienne,
selon Perroux, leur volonté de coopération internationale et d’associa-
tion européenne, méditerranéenne et mondiale : « ils sont Européens
de tradition et parce qu’ils comprennent l’industrie, ils ne songent qu’à
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l’Europe sans rivages » [Ibid., p. 25]. Effectivement, dès les premiers


textes de Saint-Simon et surtout après son ouvrage de 1814, Sur la
Réorganisation de la Société Européenne, cette volonté est perma-
nente. Au-delà de l’alliance européenne, la perspective d’une coopéra-
tion internationale pacifique s’affirme et deviendra la thématique saint-
simonienne de « l’association universelle ». D’où l’insistance de
Perroux sur la question brûlante de la décolonisation dans la France
des années 1960, notamment de l’Algérie. Perroux cite ici le mémoire
d’Enfantin sur l’Algérie [Enfantin (1843)] qui, dit-il, « préconise une
association positive et réciproque » [Ibid., p. 25]. Perroux, toujours
sensible à la modernité et à l’anticipation de la pensée saint-simo-
nienne sur son temps, lance à l’adresse « des élites de notre pays »
qu’elles « auraient eu tout avantage à lire et à ne jamais oublier » ces
textes [Ibid., p. 26].
Perroux perçoit dans la pensée de « Saint-Simon et des siens »,
l’émergence de la thématique de la mondialisation. Il y trouve déjà la
proposition d’« une dose de gouvernement mondial » [Ibid., p. 27]. Là
est une clef principale de la lecture de Perroux : il cherche par le retour
au saint-simonisme, à dépasser ce qu’il pense être un absurde antago-
nisme entre systèmes sociaux. Par le développement économique, par
la construction de grands réseaux de communication et par la coopéra-
tion et une régulation mondiale – « une coopération libérée des dog-
matismes » [Ibid., p. 28] – il est possible de sortir de cette dangereuse
confrontation. Il l’explicite dans une note : « la pensée des saint-simo-
niens est antérieure à la distinction tranchée entre « capitalisme » et
« socialisme ». Renvoyés par eux en deçà de cette distinction, nous en
percevons mieux quelques-uns des artifices, et devenons curieux d’en
construire un au-delà » [Ibid., p. 58-59]. Cette perspective est pour Per-
roux l’enjeu du dépassement des deux systèmes antagonistes capita-
lisme/socialisme, à la fois par un retour ex ante à leur conception et par
la projection ex post dans un monde réunifié : « Les saint-simoniens le
voyaient déjà, et dans la plus audacieuse de ces extrapolations Saint-
Simon est tout à fait actuel et concret. Les 21 élus de l’humanité qui
forment le Conseil de Newton font penser – toutes différences bien
comprises et respectées – au Conseil des Sages, dénationalisés et dotés
de moyens de communiquer avec l’opinion publique mondiale qui a
été recommandé au cours des dernières années par des esprits soucieux
de dépasser l’absurdité du conflit entre les blocs » [Ibid., p. 27].
4. Enfin, la quatrième ligne de force de la pensée saint-simonienne
privilégie « la production et non point la répartition ni la consomma-
tion » [Ibid., p. 49]. Or, quel que soit le régime social, dit Perroux, la
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production est nécessaire, elle est synonyme de travail et rejet de l’oisi-


veté. En effet, pour Saint-Simon, la société légitime est celle de l’in-
dustrie et de la production définie par le travail ; la société illégitime de
l’oisiveté est pour l’essentiel installée dans et autour de l’État, là où se
logent les consommateurs non producteurs, purs parasites qui vivent de
la rente publique. Ce clivage production/consommation emprunté à
l’économie politique est encastré dans le social par Saint-Simon. Le cri-
tère économique permet de célébrer la société « véritable », identifiée à
la production, par opposition à l’activité étatique de pure consomma-
tion. Ce critère lui servira aussi à monter la fameuse distinction entre les
abeilles productrices et les frelons oisifs [Saint-Simon (1966), vol. 2, p.
211 et suiv.]. Les industriels, producteurs de biens et de services maté-
riels ou intellectuels, sont les « abeilles » opposées aux « frelons »,
consommateurs non-producteurs, qualifiés aussi par Saint-Simon, d’«
anti-industriels » ou de « non industriels ». Perroux souligne justement
que pour la pensée saint-simonienne, « la production est morale et intel-
lectuelle autant qu’elle est matérielle » [Perroux (1964), p. 50]. Elle est
sur le fond une « production de l’homme par l’homme » [Ibid., p. 51] :
là encore, Perroux décèle une « vue très moderne » et très féconde. Il
précise que même si elle célèbre l’utilité, la philosophie saint-simo-
nienne ne saurait être assimilée à la théorie de Bentham : « L’homme
de Saint-Simon et des siens, n’est pas le calculateur des plaisirs et des
peines (...) c’est l’homme à la fois pleinement rationnel et pleinement
aimant qui s’humanise en une association fraternelle avec tous les
autres hommes » [Ibid., p. 53].
La production, le travail, l’industrie et l’association, tout ce qui
caractérise le saint-simonisme est pour Perroux, la marque d’un pro-
fond humanisme, d’un humanisme complet, « rationnel et aimant »,
d’un humanisme dynamique et progressif, d’un humanisme promé-
théen qu’il résume en une formule teintée d’existentialisme, « une pro-
duction de l’homme par l’homme » [Ibid., p. 51].
Si on peut aisément partager cette approche humaniste du saint-
simonisme, en revanche l’affirmation, même nuancée d’une « pensée
saint-simonienne » unifiant Saint-Simon et la multiplicité de ces dis-
ciples saint-simoniens, est fort discutable. Pour ma part, je ne serais
pas d’accord avec Perroux en plaidant plutôt pour une « coupure épis-
témologique » entre la philosophie de Saint-Simon et sa vulgarisation,
voire son idéologisation, saint-simonienne qui fut très diversifiée. Je
soutiendrais même la thèse de la rupture entre Saint-Simon qui de
façon solitaire, construit une cathédrale théorique à la gloire de l’in-
dustrie naissante, voire « une religion du monde industriel » [Musso
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(2006)], et la multitude de ces disciples qui vont de la pratique théori-


sée à l’action politique et industrialiste. Les saint-simoniens ont peu à
voir entre eux et avec Saint-Simon, à quelques exceptions près, rapi-
dement marginalisées par les Pères du mouvement, notamment par
Enfantin. Une fois passé le moment fondateur du mouvement vers
1825-1831, qui aboutit à la rédaction de la Doctrine, au Schisme de
novembre 1831, puis à la retraite de Ménilmontant l’année suivante, ils
deviennent pour la plupart d’entre eux des capitaines d’industrie, des
politiques, des financiers ou des idéologues.

II.2. Une pensée non-utopique du changement social

François Perroux réfute avec justesse l’idée d’utopie accolée à la


pensée saint-simonienne et y voit plutôt, comme Saint-Simon lui-
même, l’élaboration d’un projet politique de transformation sociale. Il
écrit : « Nous ne disons pas que pour animer l’organisation des élites
et des masses Saint-Simon et les siens dessinent une utopie rigoureuse,
ni qu’ils se confient à un mythe (...). Nous disons qu’ils énoncent, en
termes qu’ils croient scientifiques, un projet commun aux hommes
réunis en société et à la société des hommes » [Perroux (1964), p. 28].
Il y a bien chez Saint-Simon et chez certains saint-simoniens
comme Bazard principal rédacteur de La Doctrine, un projet politique
de transformation sociale. Pour Saint-Simon, il n’y a nulle utopie dans
ce projet, mais la préparation méthodique du changement de système
social. Dans L’Organisateur, il combat ouvertement cette idée d’uto-
pie – ce qui n’empêchera pas le classement de sa philosophie dans
cette étrange catégorie des « socialistes utopiques » en compagnie
d’Owen et de Fourier. Saint-Simon avance deux arguments dans
L’Organisateur de 1820 : non seulement on pourrait « traiter d’utopie
tout projet de perfectionnement important de l’ordre social », mais sur-
tout le projet qu’il présente n’est dit-il, qu’un « résultat forcé de la
marche que la civilisation a suivie depuis sept à huit siècles ; d’où il
résultera la preuve que ce n’est point une utopie » [Saint-Simon
(1966), vol. 2, p. 62-63]. En posant cette marche de la civilisation, le
saint-simonisme exclut évidemment toute utopie, puisque le futur est
institué comme une quasi-réalité en germe dans le présent. De même
que le présent est trompeur, le futur est susceptible de prévision. Il est
aussi réel que le présent est illusoire.
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PERROUX LECTEUR DU SAINT-SIMONISME 785

II.3. Les « dialectiques saint-simoniennes »

François Perroux évoque les « dialectiques saint-simoniennes »


qu’il oppose à juste titre et dans la conjoncture des années 1960-70, en
dialogue avec l’hégémonie de la pensée marxiste en France, aux « dia-
lectiques marxiennes et marxistes » [Perroux (1964), p. 32], « celles
auxquelles ces hommes ont été attentifs et celles qui – parce qu’elles
étaient élues par le génie – leur ont permis de dévoiler quelques aspects
majeurs de notre industrie et de notre société » [Ibid., p. 31].
Perroux a tout à fait raison de souligner l’existence d’une dialec-
tique saint-simonienne, car la philosophie de Saint-Simon est bien
ordonnée par une logique de la contradiction. Celui-ci écrit et répète
dans ses premiers textes épistémologiques que : « Tous les phénomènes
sont des effets de la lutte existante entre les solides et les fluides »
[Saint-Simon (1966), vol. 6, p. 122]. Pour Saint-Simon, tout fait ou
toute chose est une lutte, une tension dynamique entre des polarités
opposées. Mais comme Perroux le souligne, « les antagonismes saint-
simoniens peuvent toujours être dépassés » [Perroux (1964), p. 32],
non dans l’aufhebung à la différence des dialectiques hégélienne ou
marxienne, mais dans la durée et l’histoire, par l’inversion des termes
contraires. Contre la contradiction, il y a l’association qui s’imposera
dans le système industriel. Perroux oppose l’association à la contra-
diction et la propose comme issue aux apories : « Il s’agit, écrit-il, de
choisir entre l’être humain humanisé par l’association et l’être humain
déshumanisé dans la société non associée » [Ibid., p. 32-33]. Il utilise
la belle formule de « société non associée » pour définir la société dans
laquelle « les fonctions ne sont pas coordonnées entre elles et orientées
toutes à l’avantage commun » [Ibid., p. 33].
L’association est donc selon Perroux, une clef majeure de la dialec-
tique saint-simonienne puisqu’elle permet de dépasser les luttes.
L’homme « s’humanise dans le progrès de l’association en extension
et en intensité » [Ibid., p. 34]. L’association est la figure générale de
toutes les formes de coopération : celle de toutes les dimensions de
l’homme comme celle qui réunit tous les industriels – savants, entre-
preneurs, banquiers, artistes, travailleurs. Elle répond à toutes les seg-
mentations, divisions ou atomisations. Ainsi la religion saint-simo-
nienne est-elle précisément définie par Perroux, comme celle par
laquelle « l’humanité associée met, par l’industrie, la terre au service
de chacun de ses membres » [Ibid., p. 36]. On est loin de la dialectique
hégélienne qui selon Perroux, est une « extrême concentration de la
volonté qui sert le rationalisme panlogique » ou de la dialectique
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marxienne qui « médiatement, transitoirement, ravive les haines et


accepte les destructions d’une catastrophe finalement salvatrice »
[Ibid., p. 36].
Perroux voit ainsi dans l’association la clef de voûte de la dialec-
tique saint-simonienne. Je ne le suivrais pas totalement dans cette
interprétation, car pour Saint-Simon l’association ne se réalisera que
dans le nouveau système social à venir, le système industriel. En atten-
dant tout est contradiction et même « lutte des classes », terminologie
qu’il introduit dès 1818 6. Tout demeure contradictoire dans l’univers
et dans la société : partout règnent la tension et le mouvement chez
Saint-Simon. Quand Perroux voit dans l’association l’issue à la contra-
diction, il fait l’économie chez Saint-Simon de la lutte politique des
industriels (du parti des industriels même) pour faire advenir le nou-
veau système. Telle est bien la préoccupation majeure de Saint-Simon,
surtout qu’après la Révolution française, il a vu dans l’Empire et la
Restauration, le retour du « système féodalo-militaire ». Ce sont les
saint-simoniens qui introduisent la notion d’association universelle
pour dépasser les contradictions sociales par la réalisation des grands
travaux collectifs, comme la construction des réseaux, sous la direction
des ingénieurs et des industriels. La lecture de Perroux semble surtout
sensible aux textes de Michel Chevalier qui célèbre l’association dans
ses articles sur le Système de la Méditerranée. Mais il y a de fortes dif-
férences sur ce point entre Saint-Simon et les saint-simoniens.

II.4. « Les hommes généraux »

Une autre notion empruntée cette fois-ci à Saint-Simon, revient sou-


vent sous la plume de Perroux : celle d’« hommes généraux ». Chez
Saint-Simon, elle désigne les philosophes 7, chez Perroux elle est élar-
gie pour devenir ce qu’il nomme « les créateurs politiques », qui sont
des visionnaires généralistes, des philosophes-politiques, non enfer-
més dans des spécialités. Pour Perroux, les saint-simoniens eux-
mêmes en sont une figure majeure, ils sont « de grands prêtres qui réin-
ventent » [Perroux (1970), p.181]. Cette notion est convoquée dans
divers ouvrages de Perroux. Dans L’Europe sans rivages de 1954, il

6 Saint-Simon écrit dans Les Communes (1818), « Il existe donc encore dans le
moment une lutte entre les deux classes qui composent la société ». [Saint-Simon
(1966), vol. 6, p. 386].
7 Cette formule est employée par Saint-Simon comme synonyme de « philosophes »
dans le Mémoire sur la Science de l’Homme (1812-13), [Saint-Simon (1966), vol. 5,
p. 38], puis en 1825, dans Opinions philosophiques, [Saint-Simon (1966), vol. 5, p. 80].
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propose, « la collaboration de deux types d’hommes : les hommes-


mosaïque qui développent toute leur activité dans les limites qui leur
sont attribuées et les hommes-généraux, dont parlait déjà Saint-Simon,
qui coordonnent pour les fins du groupe, les activités des hommes-
mosaïque » [Perroux (1990), p. 607].
Dans L’économie des jeunes nations (1962), il identifie les
« hommes généraux » aux cadres supérieurs 8, et dans Aliénation et
société industrielle, François Perroux précise le sens donné à cette
notion :
« Tous les représentants de tous les producteurs sont invités à faire
preuve de capacité politique et à participer à l’œuvre collective pour
gagner en puissance relative. Aussi les “hommes généraux” comme
disait Saint-Simon, ont-ils un rôle plus décisif que jamais à l’époque
des “techniciens”. Ils embrassent de vastes ensembles et inventent des
objectifs et des significations. Ils proposent les tâches communes par
rapport à quoi les intérêts particuliers seront arbitrés, en fin de compte.
Ils conçoivent des œuvres collectives à la mesure de leur nation et au
mieux entreprennent la rénovation du style de la vie nationale. Entre
les techniciens et les masses que les nouvelles techniques peuvent
atteindre, ils sont des inventeurs de synergies. Et la médiation vaut ce
que vaut le Projet collectif qu’ils mettent en œuvre. Mais, quel que soit
le système économique et social, ces créateurs politiques portent le
rocher de Sisyphe. Il leur faut lutter contre la somnolence et l’automa-
tisme qui accablent les hommes et leurs ensembles condamnés au tra-
vail industriel, enlisés dans le confort ou opprimés par la volonté de
puissance. Et les créateurs politiques tentent partout de lutter contre les
aliénations fondamentales » [Perroux (1970), p.155-156].
Si Perroux insiste à juste titre, sur la distinction saint-simonienne
entre direction et domination, il semble l’appliquer pour l’essentiel à
ces élites quand il écrit : « Saint-Simon et les siens posent – et fort clai-
rement à qui veut bien les lire – l’exigence d’élites dirigeantes qui ne
soient pas des élites dominantes » [Perroux (1964), p. 22]. Or la dis-
tinction domination/direction chez Saint-Simon est de portée générale :
ce dernier oppose la domination des hommes caractéristique du sys-
tème féodalo-militaire, à la direction des travaux d’intérêt public exer-

8 F. Perroux dans L’économie des jeunes nations, défend l’idée que la coopération est
liée à la décolonisation. Par conséquent, « les techniciens et les ingénieurs doivent bien
être formés en masse ; mais une part fondamentale de l’effort doit porter sur l’éducation
approfondie et minutieuse des cadres supérieurs, c’est-à-dire de ces » hommes généraux
« dont parlait Saint-Simon, qui prennent les décisions majeures » [Perroux (1962),
p. 108].
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cés sur la nature. Ce que résume assez bien la célèbre formule d’En-
fantin : « passer du gouvernement des hommes à l’administration des
choses ». On a trop souvent réduit la pensée de Saint-Simon à une phi-
losophie technocratique, du changement social opéré « par en haut »
c’est-à-dire par le remplacement de ses élites – ce qui est un contresens
– pour ne pas réduire l’approche de Perroux à cette banale interpréta-
tion.

III. – L’INDUSTRIALISATION DE PERROUX ET L’INDUSTRIALISME


DE SAINT-SIMON

Le point focal de la lecture du saint-simonisme par Perroux est de


penser l’industrialisation contemporaine, comme il l’indique dans la
première partie de son ouvrage Industrie et Création collective : « Le
titre Le saint-simonisme du XXe siècle, reconnaît cette dette » [Perroux
(1964), p. 10]. Avec cette thématique Perroux travaille le cœur du pro-
jet de Saint-Simon et des saint-simoniens : penser et hâter la révolution
industrielle. Pour Saint-Simon, le système industriel doit être le véri-
table aboutissement de la Révolution française. Perroux met l’accent
sur l’apport majeur de Saint-Simon dont toute la philosophie politique
est ordonnée par l’idée d’industrie et d’industrialisme, et sur la pensée
et l’action des saint-simoniens structurée aussi par cette question. Dans
la préface au dernier volume des Cahiers de l’ISÉA rendant compte du
colloque « Saint-Simonisme et pari pour l’industrie », Perroux indique
que : « le saint-simonisme est un état d’esprit, une certaine manière
d’aborder les problèmes sociaux et politiques. Le thème fondamental
que l’on trouve à la base chez Saint-Simon et chez chacun de ses dis-
ciples, c’est le progrès de l’industrie, auquel tout le reste est lié par un
réseau d’interdépendances complexes, mais réelles. Or, le progrès de
l’industrie, c’est l’innovation technique qui relève directement de la
créativité la plus hautement humaine ... Pour Saint-Simon et les siens,
c’est cet effort créateur dans le domaine matériel qui rend possible
toutes les autres formes du progrès » [Perroux (1973), p. 2].
Jean Duvignaud rapporte qu’avec cette idée de création collective,
« Georges Gurvitch faisait honneur à Perroux d’avoir ainsi introduit
l’élément fondamental de la pensée de Saint-Simon dont lui-même
voyait chez Marx une autre expression » ; et Duvignaud précise que
« Le rappel du dynamisme collectif des structures globales est chez
Perroux comme chez Gurvitch un rappel au dynamisme collectif de
toute réalité humaine » [Duvignaud (1990), p. 57-59]. Autrement dit,
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Perroux associe pensée saint-simonienne et « monde industriel » et se


réapproprie la pensée saint-simonienne de l’industrialisme en parlant
lui, d’industrialisation pour développer sa propre thématique de « la
création collective ».

III.1. Industrialisme et industrialisation

En fait la notion d’industrialisation de Perroux regroupe et inter-


prète trois concepts centraux de la pensée politique de Saint-Simon :
industrie, industriels et industrialisme. L’apport spécifique de Perroux
consiste à affirmer que l’analyse saint-simonienne est toujours d’ac-
tualité plus d’un siècle après son élaboration. Comme il l’indique, son
objet est l’économie contemporaine revisitée à l’aide du corpus théo-
rique de Saint-Simon. Il fait travailler des concepts sur une autre réa-
lité, le monde des années 1960, et en produit de nouveaux dont celui
de « création collective ». On a là un bel exemple de travail scientifique
créatif. Réciproquement, Perroux valide les concepts et probléma-
tiques saint-simoniennes et leur actualité, même si la réalité écono-
mique et industrielle est bien différente à un siècle et demi de distance.
D’ailleurs le titre du chapitre de son ouvrage Industrie et création col-
lective est explicite : « Lecture du Saint-Simonisme et lecture de notre
temps » :
« Tentons de lire l’industrialisation à l’âge atomique et spatial, en
nous interrogeant sur cette réalité qu’est la création collective et com-
mençons le voyage de découverte en compagnie de Saint-Simon et des
siens.
Dans l’ordre de nos curiosités, ils apparaissent comme des lanceurs
de thèmes dominants, des découvreurs de dialectiques fondamentales
et des constructeurs d’hypothèses stimulantes. On le voit, quand, ayant
longtemps étudié l’industrialisation sans penser beaucoup à eux, on se
prend soudain à songer qu’ils nous inspiraient à notre insu. L’industrie
aujourd’hui ressemble peu à celle de 1815-1830-1848. Puis l’analyse
économique s’est affinée ; mais les idées qui régissent ses concepts et
qui organisent ses problèmes spéciaux, nous les rencontrons déjà chez
nos amis » [Perroux (1964), p. 9] 9.
L’analyse saint-simonienne de l’industrie est donc toujours perti-
nente, alors que pour Perroux, on ne pourrait pas en dire autant des

9 Notes de Perroux qui cite Saint-Simon, « L’espèce humaine n’est point condamnée
à l’imitation » in Nouveau Christianisme (1825) et, « mon esprit s’était embarqué pour
un voyage de découverte ».
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économistes classiques que sont Adam Smith ou David Ricardo. Et


encore moins précise-t-il, de Jean-Baptiste Say « si pâle », même si ce
dernier fut le contemporain de Saint-Simon et le vice-président de la
« Société d’encouragement pour l’Industrie Nationale » dont Saint-
Simon était membre 10. Toutefois, il faut ici revenir sur la différence
essentielle entre la notion d’industrialisation de Perroux et les concepts
créés par Saint-Simon, à savoir ceux d’industriels et d’industrialisme.
Dans le deuxième cahier du Catéchisme des industriels de 1824, Saint-
Simon crée le néologisme « industrialisme » – et le mot associé
« industrialiste » – pour différencier son projet politique de celui du
« libéralisme » :
« Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public
et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de
la société et ceux de l’industrie, à ne pas souffrir plus longtemps qu’on
les désigne par le nom de libéraux. Nous les invitons à arborer un nou-
veau drapeau et à inscrire sur leur bannière la devise : Industrialisme.
Nous adressons la même invitation à toutes les personnes, de quelque
état et profession qu’elles soient, si elles sont profondément convain-
cues, comme nous, que le seul moyen d’établir un ordre de choses
calme et stable consiste à charger de la haute administration de la for-
tune publique ceux qui versent le plus d’argent dans le Trésor public et
qui en retirent le moins. Nous les invitons à se déclarer des industria-
listes » [Saint-Simon (1966), vol. 4, p. 178] 11.
La priorité de Saint-Simon est politico-théorique et très peu écono-
mique : il veut créer un parti politique pour que les industriels prennent
le pouvoir législatif afin de réformer et de voter la loi de finances. Il
s’agit dit-il dans le Catéchisme des Industriels, de substituer un nou-
veau terme au mot libéralisme et de s’en démarquer clairement, pour
inviter à la création du parti des industriels : « La dénomination d’in-
dustrialisme pour l’opinion de ce nouveau parti politique, et celle d’in-
dustrialistes pour les personnes qui s’attacheront à ce parti, nous
paraissent les meilleures » [Ibid., p. 195]. L’industrialisme devient sur-
tout une doctrine et une devise différentes du « libéralisme » : « En
résumé, nous adoptons la dénomination d’industrialisme et nous nous
déclarerons des industrialistes. La classe industrielle jouira de deux
avantages très importants, quand elle sera formée en parti politique, et

10 Cette société avait été créée en 1801 par Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) qui fut
l’un des co-rédacteurs de L’Industrie dirigée par Saint-Simon en 1816-1818.
11 Sur les termes « industriels, industrialistes, industrialisme », nous renvoyons le
lecteur à notre Vocabulaire de Saint-Simon aux Éditions Ellipses, 2005.
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PERROUX LECTEUR DU SAINT-SIMONISME 791

qu’elle aura donné à son parti la dénomination d’industrialisme. »


[Ibid., p. 201-202].
Perroux tire quelque peu la vision politique de Saint-Simon vers
l’économie politique et une fois encore, son interprétation nous semble
plus proche de celle de Michel Chevalier que de Saint-Simon, malgré
les références à celui-ci.

III.2. L’ambiguïté de l’industrialisation

Mais on comprend mieux son interprétation en la rapprochant


« de son temps » et de ce qu’il nomme « l’ambiguïté de l’industriali-
sation », dans la mesure où celle-ci préfigurerait aussi bien le socia-
lisme que le capitalisme. Cette transversalité de l’industrialisation
semble essentielle à Perroux, car elle permet le dépassement de la divi-
sion du monde en blocs hostiles, à un moment de tension internatio-
nale très forte. Perroux opère une sorte de retour aux sources de l’in-
dustrialisation, antérieure à la formation des deux systèmes
socio-politiques qui en sont issus et qui s’affrontent alors à l’échelle
planétaire. C’est pourquoi dit-il, les saint-simoniens « n’étaient pas
paralysés par la dichotomie dont nous devons peut-être nous débarras-
ser » [Perroux (1964), p. 14]. L’industrialisation est la matrice des
deux systèmes. Elle ouvre les deux possibles selon Perroux : « Si
l’œuvre de Saint-Simon et des siens est ambiguë, c’est que l’industria-
lisation l’était et le demeure. Elle annonce aussi bien le socialisme que
la féodalité industrielle. Nos amis ont décrit des socialisations sans
socialisme et aussi des socialisations socialistes qui promeuvent la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre, et qui interrogent les insti-
tutions sur leur efficacité quant au développement plénier de toutes les
capacités de tous les hommes. Le “capitalisme”, terme étranger
comme celui de “socialisme” au lexique saint-simonien, met en œuvre
des socialisations qui servent ses desseins et ses propres classes domi-
nantes... » [Ibid., p. 11].
Cette ambiguïté devint même suspecte dans la pratique des saint-
simoniens, dit Perroux en visant sans doute l’action de certains d’entre
eux, capitaines d’industrie ou financiers, tels les frères Pereire 12. Mais
cette ambiguïté est surtout liée à l’optimisme, voire à une certaine naï-
veté, des saint-simoniens qui ont, pense-t-il, surestimé les vertus posi-
tives de l’industrialisation comme « plénitude de socialisation »
[Ibid., p. 12], excluant la guerre et les gaspillages – « Tous croient que

12 « L’action des saint-simoniens elle-même comporte des mélanges très suspects »


[Perroux, F. (1964), p. 12].
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l’industrie est pacifique éminemment » [Ibid., p. 12]. Ils oublient,


selon Perroux, les luttes pour le pouvoir et la récurrence des guerres.
Perroux constate que les saint-simoniens trop généreux, ont été
démentis par l’industrialisation mise au service des États du XXe siècle
et des deux guerres mondiales. Ici Perroux critique la pensée saint-
simonienne, car elle « suppose que gouverner l’industrie c’est gouver-
ner la nation... On suppose aussi que les conflits intra-industriels peu-
vent être surmontés par une loi de composition spontanée... On
suppose enfin que les conflits d’un ordre différent de l’ordre industriel
-intellectuels et moraux par exemple – ne peuvent guère susciter l’an-
tagonisme et allumer la guerre » [Ibid., p. 44]. Cette critique de Per-
roux pointe une hypothèse majeure de la pensée saint-simonienne, à
savoir que la direction des travaux exercés sur les choses se substituera
à la domination des hommes. Cette affirmation de Saint-Simon conduit
à confondre la Nation avec une manufacture industrielle, voire à
substituer l’Usine à l’État pour fonder une « religion du monde indus-
triel ». François Perroux reconnaît que la pensée saint-simonienne
donne des éléments pour soutenir cette vision qui confie à l’industrie
et à ses institutions « un pouvoir quasi-sacerdotal » [Ibid., p. 45]. Mais
cela ne suffit pas à justifier l’optimisme saint-simonien sur la suppres-
sion des guerres comme résultat de l’extension de l’industrialisation :
« Les saint-simoniens ont évalué avec optimisme la vertu qu’ils attri-
buent à l’organisation sociale de mater les instincts et les intérêts de la
guerre. Ils cherchaient en tout cas ce que nous cherchons » [Ibid.,
p. 13].
Il faut donc reprendre leur projet pour prétendre dépasser cette
ambiguïté de l’industrialisation. François Perroux recherche ainsi,
« des moyens positifs propres à surmonter cette ambiguïté selon la plus
haute visée saint-simonienne. » Quels sont donc ces moyens ? « Saint-
Simon et les siens s’attachent au travail, à la production, à l’industrie,
sous un angle de vue général et fonctionnel. Toutes ces activités sont,
à leurs yeux, compatibles avec les régimes politiques et sociaux les
plus variés : mais elles doivent être organisées suivant des principes
certains et définis » [Ibid., p. 13].
Perroux pose la question du primat de l’organisation de la produc-
tion, du travail et donc de l’industrialisation sur les institutions poli-
tiques, voire sur les systèmes sociaux, capitalistes ou socialistes. L’in-
dustrialisation serait une force de socialisation plus grande et plus
essentielle que les institutions. Certes Saint-Simon affirme dans la hui-
tième Lettre à un Américain de 1817, que la vérité du politique est dans
la production et dans la science de la production : « La politique est
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PERROUX LECTEUR DU SAINT-SIMONISME 793

donc, pour me résumer en deux mots, la science de la production,


c’est-à-dire la science qui a pour objet l’ordre de choses le plus favo-
rable à tous les genres de production » [Saint-Simon (1966), vol. 1,
p. 187-188]. François Perroux reprend à son compte cet axiome et en
déduit que la production industrielle est première par rapport aux ins-
titutions politiques et donc aux systèmes sociaux modernes antago-
nistes : « Est-ce que les réalités de la production, du travail, de l’in-
dustrie, n’ont pas un contenu plus général, plus foncier, plus résistant
que leurs incarnations institutionnelles ? En termes plus modernes, la
structure de l’industrie n’infléchit-elle pas tous les régimes sociaux, en
leur imposant des structures analogues ? » [Perroux (1964), p. 13-14].
Parce qu’il recherche une issue à l’affrontement planétaire du capi-
talisme et du socialisme, Perroux explore cette argumentation sous
divers angles en prenant toujours appui sur sa lecture du saint-simo-
nisme : « Le couple de notions industriels-féodaux est à peu près équi-
valent au couple : producteurs-oisifs ou : abeilles-frelons. Cette dis-
tinction régit toute l’œuvre de Saint-Simon et des siens, et le contraste
entre production et oisiveté rend attentif à une exigence qui dépasse
beaucoup tel régime économique et social » [Perroux (1964), p. 20].

III.3. Les enjeux de l’industrialisation

Dans sa relecture de Saint-Simon présentée au colloque de l’ISÉA,


Perroux considère que l’industrialisation soulève un enjeu de civilisa-
tion : « Notre sort écrit-il, se joue dans la rencontre dramatique de l’In-
dustrie et de la Culture », car en Occident, « notre expérience chré-
tienne ... propose une idée de la culture irréductible totalement à
l’efficacité de la mécanique et à l’objectif du bénéfice marchand »
[Perroux (1973), p. 218].
Perroux regrette que « l’industrie contemporaine n’ait pas su inven-
ter les formes belles, les institutions séduisantes, les motivations
nobles des vastes groupements qu’elle mobilise et des énergies
immenses qu’elle libère », entraînant ainsi « une indigence de sens »
[Ibid., p. 220]. Ce constat du hiatus entre la faiblesse culturelle, insti-
tutionnelle et symbolique de l’industrialisation moderne et la puis-
sance de son développement technologique est d’une grande actualité.
Perroux écrit « l’industrie est dévoratrice de sens humain, elle
consomme beaucoup plus de culture qu’elle n’en produit. Son effica-
cité technique sans finalité concrète s’accompagne d’un désenchante-
ment » [Ibid., p. 221]. Depuis, le hiatus entre la puissance de l’indus-
trie et son sens n’a cessé de s’approfondir, permettant de mesurer et la
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794 P. MUSSO

force des remarques de Perroux et la portée du saint-simonisme qui


n’avait jamais dissocié recherche de l’utilité et renforcement du lien
social. Perroux rejoint la pensée saint-simonienne en ne voulant pas
dissocier l’industrialisation technico-économique de son sens socio-
culturel : « Si l’industrie répond seulement en termes d’efficacité, de
gains monétaires et d’enrichissement progressif, elle se donne l’allure
de corrompre au lieu de libérer. Abondance n’est pas culture » [Ibid.,
p. 221]. Constatant le décalage et la rupture même, entre l’industriali-
sation technique et sa symbolique, il appelle à « la reconquête de l’in-
dustrie par la culture » [Ibid., p. 224], notamment grâce aux
« hommes qui ne sont point dans le cycle de la production », à savoir
« les artistes, les poètes, les peintres, les musiciens, les mystiques, et
tous ceux qui habitent d’autres mondes dont la contemplation assidue
rend habitable ce monde-ci » [Ibid., p. 224]. Comme « Saint-Simon et
les siens », Perroux plaide pour la collaboration étroite des industriels,
les savants et les artistes, pour le travail en commun des cultures tech-
niques et littéraires :
« L’industrie n’est autre que la science et la technique devenues ins-
trumentales à l’égard de la multitude ; mais elle ne répond pleinement
à l’aspiration de la multitude qu’en se faisant complice de l’éclosion
poétique ».
« L’une et l’autre culture, “scientifique” et “littéraire” ou leur
alliance qu’appelle en somme l’industrie, surplombent l’efficacité
technique et les intérêts matériels » [Ibid., p. 225].
Perroux marche dans les pas du Saint-Simon de la maturité qui,
dans une Lettre à Messieurs les Jurés de mars 1820, place les artistes
en tête pour conduire son projet de réforme politique, parce qu’ils sont
les producteurs d’images et de fictions capables de parler aux multi-
tudes : « Je m’étais adressé d’abord aux industriels, je les avais enga-
gés à se mettre à la tête des travaux nécessaires pour établir l’organi-
sation sociale que réclame l’état présent des lumières (...). De
nouvelles méditations m’ont prouvé que l’ordre dans lequel les choses
doivent marcher, était : les artistes en tête, ensuite les savants, et les
industriels seulement après ces deux premières classes » [Saint-Simon
(1966), vol. 6, p. 422].
Conclusion de Perroux de la plus brûlante actualité, l’industrie doit
s’associer une Poésie, « plus dangereuse encore que la Technique de ce
temps » [Perroux (1973), p. 227].
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PERROUX LECTEUR DU SAINT-SIMONISME 795

CONCLUSION

L’admiration de François Perroux pour le saint-simonisme n’est


jamais un aveuglement : il sait aussi critiquer cette pensée, même s’il
le fait avec une grande indulgence. Une de ses critiques porte sur la
prétention à définir une science de l’homme englobante et unifiée,
alors que les sciences humaines sont encore dans les années 1960,
selon sa formule, « balbutiantes et élaborées en ordre dispersé »
[Perroux (1964), p. 41]. La pensée saint-simonienne a été bien pré-
somptueuse, voire prétentieuse, sur ce point : « Si Saint-Simon et les
siens avaient scruté et discuté leur propre conception, auraient-ils
trouvé un autre homme que celui de la tradition judéo-chrétienne,
qu’ils houspillent et injurient pour le plier aux connaissances positives
et aux réalisations concrètes. Le nouveau christianisme n’est probable-
ment pas si nouveau que les saint-simoniens l’ont cru » [Ibid., p. 42].
Il y a là selon Perroux, un échec de la pensée saint-simonienne car
« le concept de science de l’homme n’a pas été élucidé par les saint-
simoniens » [Ibid., p. 42]. Certes on pourrait défendre que Saint-
Simon, auteur du Mémoire sur la Science de l’Homme en 1812-1813,
ne visait pas un concept de science humaine unifié ou englobant, mais
plutôt l’élaboration d’une méthode d’analyse empruntée à la physiolo-
gie – notamment celle de Lamarck – pour la transférer au corps social
afin élaborer une physiologie sociale [Saint-Simon (1966), vol. 5,
p. 180] qui est en fait, une sociologie. Mais là n’est pas l’essentiel : la
critique de Perroux cherche en fait à réconcilier l’industrialisation et
l’humanisme comme clef du dépassement des antagonismes de la
guerre froide. Il trouve dans la pensée saint-simonienne libérée des
religions traditionnelles, une vision prométhéenne et fraternelle de
l’humanité transformant la planète par ses grands travaux collectifs,
par « la création collective ». On pourrait plaider qu’aujourd’hui les
deux termes semblent se dissocier et se retourner l’un contre l’autre :
l’humanité devenant victime des excès de l’industrialisation.
Comme en a témoigné son ami Jean Lacroix, la mutation de l’éco-
nomie pensée par Perroux « est toute entière soutenue par un projet,
qui était déjà celui de Saint-Simon : le projet de l’homme. Toute la
thèse de Perroux peut s’exprimer en une formule nette et révolution-
naire : ce n’est pas en acceptant l’homme, mais en l’éliminant,
que l’économique manque à la science. ... Sa motivation profonde est
claire : le projet humain l’emporte sur l’équilibre mécanique d’où
l’homme est à peu près banni » [Lacroix (1990), p. 13].
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796 P. MUSSO

C’est pourquoi rappelle Jean Lacroix, Perroux a défini précisément


l’économie comme « le développement de l’homme par l’homme au
moyen des choses comptabilisables ». Ce profond humanisme est
résumé par Perroux lui-même en ces termes : « L’homme est ainsi fait
qu’il ne peut finalement, sans abdiquer, acquiescer à une œuvre qui ne
soit l’accomplissement de son être propre ; le chef d’œuvre de
l’homme, c’est l’homme lui-même ; l’homme n’est maître de son
œuvre que lorsqu’il est maître de soi » [Perroux (1968), p. 39].

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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 799-830

La création collective,
du plan à la valeur sociétale

Philippe Béraud

TÉLÉCOM Bretagne

Comme le souligne Galbraith : « Dans l’économie de marché, per-


sonne ne parle pour ceux qui suivront. » En s’appuyant sur les travaux
économiques édités par François Perroux sur la création collective,
cet article traite de la nature des relations entre l’économie de marché
et l’approche prospective liée à la planification et à la valeur sociéta-
le. Si Perroux montre que la politique publique de planification est une
première étape nécessaire pour soutenir la création collective d’après-
guerre, nous utilisons aussi ses travaux pour montrer que la création
collective pourrait résulter maintenant d’un nouveau type de planifi-
cation basé sur l’approche de la valeur sociétale.

As Galbraith underlines: “In the market economy, no one speaks for


those who will follow.” On the basis of economic works edited by
François Perroux on collective creation, this paper deals with the natu-
re of relationships between the market economy and the prospective
approach linked to planning and societal value. If Perroux shows that
public planning policy is a first necessary step to support the post-war
collective creation, we also use his works to show that collective crea-
tion could now result from a new type of planning based on the socie-
tal value approach.
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800 P. BÉRAUD

« In the market economy, no one speaks for those who will fol-
low. Speaking for the interests of successor generations is a
function that has to be imposed on the market by outside
agency and regulatory power; it is an act-of-imagination. The
great fallacy of the market myth lies simply in the belief, for
which no foundation in economics exists, that markets can
think ahead. But they cannot. The role of planning is to provide
that voice, if necessary against the concerted interest and
organized power of those alive today. » James Galbraith, The
Predator State, 2008.
« Le système technique mondial repose désormais intégrale-
ment sur les technologies numériques. Une conséquence
majeure de cet état de fait est l’intégration fonctionnelle des
mnémotechnologies au système de production des biens maté-
riels, ce qui constitue une immense rupture historique : ce sont
les dispositifs de production des symboles, qui relevaient jus-
qu’alors des sphères de l’artistique, du théologique, du juri-
dique et du politique, qui sont désormais totalement absorbés
par l’organisation mondiale du commerce et de l’industrie. »
Bernard Stiegler, La technique et le temps, 2001.
« L’on ne peut qu’être frappé par le fait qu’à une époque où la
parole est si peu tenue, le cynisme tant pratiqué, la générosité
si rare, l’on soit si avide en économie de réflexions sur
l’éthique. Que de propositions, de l’éthique de la sollicitude
inspirée de E.Levinas, à celles des devoirs (E.Kant), de
l’égoïsme rationnel (Hobbes), de la responsabilité (H.Jonas),
des vertus (Aristote, #645), ou encore de l’équité contractuelle
(J.Rawls) ! Que d’arguments tirés de situations concrètes pré-
sentées comme relevant de l’éthique, qu’il s’agisse des
affaires, de la conduite de l’entreprise, du commerce interna-
tional, du “lobbying” ! Quel paradoxe que cette avalanche,
alors que d’aucuns n’hésitent pas à dénoncer “l’Ére du vide”
où nous nous trouvons, marquée, disent-ils, par une “désertion
généralisée des valeurs et des finalités sociales” et la perte du
sens ! Comment ne pas voir dans tout cela l’expression du
besoin d’une réflexion approfondie sur les aspirations et les
valeurs qui doivent guider l’action humaine, l’absence d’un
projet collectif étant vivement ressentie. » Henri Bartoli,
Éthique et économie : médiation du politique, 2003.
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 801

INTRODUCTION

Les propos de Bernard Stiegler sur la réification des « dispositifs de


production des symboles », dans une économie de marché, dont James
Galbraith souligne la nature irresponsable lorsqu’elle est laissée à elle-
même, et dont Henri Bartoli évoque l’absence de projet collectif
comme conséquence, démontrent la justesse de la mise en garde de
François Perroux : « La production de la chose contre l’homme a été
une réalité historique : elle demeure une réalité contemporaine ; il faut
le rappeler à ceux qui – en quelque régime que ce soit – croiraient que
la production de l’homme par l’homme est un processus en voie de réa-
lisation certaine, facile et rapide » [Perroux (1964), p. 185-186]. De
fait, les débuts de l’économie du XXIe siècle semblent bien marqués par
l’exacerbation des menaces héritées de l’économie du XXe siècle. En
s’appuyant sur la remise en cause du projet d’une économie discutée,
une économie politique au service « de tout l’homme et de tous les
hommes », ils témoignent de l’écart grandissant entre les attentes
déçues de la « production de l’homme par l’homme » et les fonde-
ments renouvelés d’une « production de la chose contre l’homme ». Ce
double retournement prend un relief particulier, à la mesure du carac-
tère souvent excluant ou déséquilibrant des transformations de toutes
natures, économiques et techniques mais aussi politiques et géopoli-
tiques, conjuguées à un bouleversement des représentations sociales et
des cadres culturels, qui accompagnent la mondialisation [Bayard
(2004)].
La domination du temps mondial à travers les échanges, la produc-
tion et les investissements, la réorganisation des processus de travail et
la privatisation de la décision publique obligent les sociétés à s’adap-
ter aux conditions de la production marchande parvenue au stade
hyperindustriel. Ce dernier peut être défini de manière distinctive, à la
suite de Bernard Stiegler [(2001), (2008)], comme l’industrialisation
de toutes les sources de connaissance par l’intégration des mnémo-
technologies, comme l’exploitation et la détérioration des temps de
conscience et, à ce titre, comme une extension infinie dans la profon-
deur des sociétés des conditions de la mise en valeur du capital : « Car
la convergence, en faisant fusionner les industries de la logistique
(informatique), de la transmission (télécommunications) et du symbo-
lique (audiovisuel), est aussi ce qui permet l’intégration fonctionnelle
technologique, industrielle et capitalistique du système mnémotech-
nique au système technique de production des biens matériels, fait pas-
ser le monde industriel au stade hyperindustriel, asservissant du même
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802 P. BÉRAUD

coup le monde de la culture, du savoir et de l’esprit en totalité, aussi


bien la création artistique que la recherche et l’enseignement supérieur,
aux impératifs du développement et des marchés » [Stiegler (2001),
p. 19]. L’intérêt de cette définition consiste également dans la ren-
contre et le prolongement qu’elle autorise avec une proposition de Per-
roux, quand celui-ci qualifie l’aliénation propre à la société industrielle
comme « l’altérité imposée à l’homme, existant concret, lorsqu’il est
privé de la conscience de soi et de la décision autonome » [Perroux
(1970b), p. 76]. L’hyperindustrialisation apparaît donc comme une
autre façon de poser l’aliénation comme réification, comme « produc-
tion de la chose contre l’homme ».
Dans le même temps, les attentes de l’économie discutée se trouvent
bousculées par les nouvelles conditions de l’accumulation, qui contri-
buent à une remise en cause radicale des cadres de référence de l’acti-
vité. Ainsi les mutations technologiques propres à l’ère hyperindus-
trielle pressent les entreprises de s’appuyer sur la diminution des coûts
de traitement et de transport de l’information pour accélérer la décom-
position des processus de production en opérations indépendantes
inégalement valorisées, susceptibles d’être en partie externalisées et
internationalisées dans des filiales délocalisées ou dans des accords de
joint-ventures. Cette recomposition des chaînes de valeur à l’échelle
mondiale s’accompagne d’une intensification des procédures de
contrôle qui assurent la coordination des différents stades de la pro-
duction et de la commercialisation des marchandises. La mondialisa-
tion contribue à un relâchement progressif de la contrainte spatiale,
alors qu’elle accroît la tension sur le maintien dans le temps des avan-
tages compétitifs [Laïdi (2004)]. À travers cette contrainte de compé-
titivité, la mondialisation s’affirme aussi comme une forme de globa-
lisation primitive du capital [Béraud et Perrault (1995)]. Elle érige des
dispositifs de déterritorialisation qui participent à renforcer « la pro-
duction de la chose contre l’homme », en remettant en cause les soli-
darités construites localement entre l’activité, le territoire et la com-
munauté.
L’hyperindustrialisation a donc mis fin aux promesses de l’indus-
trialisation, telles que François Perroux, à la suite notamment de Saint-
Simon, les avaient présentées dans ses différents travaux. Elle a contri-
bué également à faire disparaître les dispositifs de prévision et de
concertation qui soutenaient la prise de décision industrielle dans l’es-
pace de l’État-nation. L’industrialisation s’y affirmait comme la forme
la plus élevée de création collective, facteur de développement et d’in-
tégration nationale. L’hyperindustrialisation a remis en cause les
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 803

conditions de la création collective, en substituant au temps long de la


constitution et de la diffusion des techniques et de l’industrie, le temps
court de la nouvelle chrématistique, finance déréglementée, profitabi-
lité débridée, actifs industriels soumis à l’évaluation des marchés et
administrés comme des portefeuilles d’actifs financiers, risque de sys-
tème qui fait peser une lourde hypothèque sur les conditions d’équi-
libre de l’économie mondiale [Aglietta et Orléan (2002)]. Le temps
mondial n’est plus celui de la Nation, du Plan et de l’Industrie, que
François Perroux identifiait comme les fondements du bien commun.
Il s’affirme bien plutôt comme un coût d’opportunité permanent,
comme une suite d’arbitrages instantanés qui contribuent à morceler
l’activité des sociétés concrètes en les transformant en autant d’« éco-
nomies d’archipel », pour reprendre ici l’expression de Pierre Veltz
[1996].
Cependant, des tentatives en vue de renouer avec une économie
concertée, une économie de programmes, fondée sur le dialogue et la
prise en compte des coûts de l’homme, se font jour au sein des socié-
tés civiles et parmi certains gouvernements, ainsi qu’à l’intérieur d’ins-
titutions et d’organisations internationales. En témoigne la recherche
de nouvelles grilles de lecture, qu’il s’agisse de l’élaboration des
concepts d’une économie politique irriguée par les sciences humaines
et sociales [Humbert et Caillé (2006)], de la mise en œuvre d’une pré-
vision soucieuse des contraintes du développement durable [Galbraith
(2008)], ou encore, de la construction d’indicateurs sociétaux [Gadrey
et Jany-Catrice (2005)] permettant de dépasser le réductionnisme éco-
nomique qui est à l’origine notamment de la confusion entre crois-
sance et développement, dont Perroux avait pris soin à plusieurs
reprises de distinguer et de définir les termes.
À ce titre, nous souhaiterions montrer, dans cette contribution, de
quelle manière les interprétations liées à la prospective et au plan peu-
vent être articulées aujourd’hui aux perspectives méthodologiques que
cette économie politique tente d’ouvrir et de mettre en œuvre, face aux
apories de la théorie économique dominante et à l’insuffisance des ins-
truments de mesure. L’introduction aux travaux de Perroux sur le plan
permettra, dans une première partie, de faire émerger les relations
fortes entre industrialisation, planification et création collective. Il
n’entre pas dans le propos de présenter les conditions d’émergence de
la planification indicative à la française, d’entreprendre l’exposition
des plans successifs, ou encore, d’expliquer les raisons de la dispari-
tion du plan et celles de la suppression ultérieure du Commissariat
Général du Plan. Ces points sont évidemment connus et ont fait l’ob-
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804 P. BÉRAUD

jet d’une ample littérature, à laquelle nous renvoyons [Fourquet


(1980) ; Legendre (1992) ; Les Editions de Bercy (1997) ; Tirera
(2007)]. L’objectif demeure bien de reprendre l’interprétation de Per-
roux sur ce que devrait être la participation du plan au processus de
création collective.
Cette approche contribuera à mieux appréhender, dans une deuxième
partie, les implications d’une grille de lecture qui institue la valeur
sociétale de l’activité comme principe d’évaluation et de délibération
collectives, portant sur le choix et l’organisation de l’activité ; un prin-
cipe qui transforme le développement durable en une économie poli-
tique de la durée, fondée sur un contrat sociétal et sur la solidarité inter-
générationnelle ; enfin, un principe qui contribue à redéfinir les
méthodes et les instruments de mesure de la création collective. En
s’appuyant sur la valeur sociétale comme garantie du bien commun, les
nouvelles dimensions possibles de la prospective renouent avec les
enseignements de Perroux sur l’intérêt d’une économie de programmes.

I. – LE PLAN ET LA CRÉATION COLLECTIVE

Il importe d’identifier le statut anthropologique de la création col-


lective chez Perroux, à la fois création de nature anthropoïétique 1, « de
l’homme par l’homme », et création de sens et de significations, avant
de se livrer à l’analyse des rapports avec l’industrialisation et le plan.
Nous tenterons cette interprétation à partir des arguments et des intui-
tions que Perroux a mis en avant dans ses travaux, en particulier dans
les deux tomes de La création collective (I.1).
En s’appuyant dans un deuxième temps sur les développements que
Perroux consacre au plan, il semble démontré que ce nécessaire ins-
trument d’une économie discutée contribue de trois manières diffé-
rentes au processus de création collective. Les deux premières dimen-
sions incarnent des interprétations régulièrement avancées pour
justifier la planification indicative à la française [Massé (1965)]. Mais
elles sont réinterprétées ici à la lumière du processus de création col-
lective (I.2). La troisième dimension est liée à la détermination du
cadre économique et politique le plus propice à l’expression de l’indé-
pendance économique nationale et des intérêts qui s’y rattachent (I.3).

1 Le qualificatif anthropoïétique fait référence ici aux conditions de reproduction


matérielle et sociale des personnes. On en retrouvera notamment l’usage dans les travaux
d’André Nicolaï [1960].
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 805

I.1. La création collective chez François Perroux :


un essai de définition

Comment qualifier le statut épistémologique de la création collec-


tive ? Quelle définition peut-on donner à cette expression paradigma-
tique qui ordonne une partie des travaux de François Perroux et fait
peut-être sens pour l’ensemble de l’œuvre, en partant des interpréta-
tions et des intuitions de l’auteur ? Ce questionnement vaut également
pour des contributions proches, comme les travaux de Bartoli [(1957),
(1977), (2003)]. Chez Perroux, la création ne se réduit pas à une simple
production ou accumulation d’objets, de techniques, de valeurs
d’usage ou de valeurs d’échange. Elle devient une création collective
par son statut anthropoïétique : « La création humaine est une création
de créatures ; scientifique, artistique, mais aussi sociale et écono-
mique, elle est la création de l’homme par l’homme, moyennant les
médiations de l’ouvrage, de l’œuvre et de la parole » [Perroux (1964),
p. 182]. La création collective engage donc une nouvelle conception
des sciences humaines et sociales qui déborde les champs discipli-
naires, une anthropologie traversée autant par l’économie et la socio-
logie que par les sciences et l’art. En affirmant que « L’œuvre de
l’homme, c’est l’homme même » [Perroux (1970b), p. 124], l’ap-
proche anthropologique de Perroux témoigne d’une grande proximité
avec l’éthique du fondateur du personnalisme [Mounier (1961-1962)]
et, plus paradoxalement, avec la perspective défendue à la même
époque par Lefebvre, selon laquelle « la production de l’homme par
lui-même implique une multiplicité d’actes et d’activités, et par consé-
quent d’œuvres », [Lefebvre (1965), p. 10], parmi lesquelles se distin-
guent l’art, la connaissance et les institutions. La création collective
incarne donc un « fait social total », pour reprendre ici l’expression de
Marcel Mauss. Elle ouvre sur la vision d’une « société du plein déve-
loppement humain » dont Perroux fera l’un des questionnements de
son dialogue avec Marcuse [Perroux (1969b)].
En tant que principe, condition et finalité de la reproduction anthro-
poéïétique, la création collective s’affirme dans l’interprétation de Per-
roux comme une dynamique commune de l’homme et de l’humanité,
qui tend à un mouvement créateur incessant, dont participe le renou-
vellement des ouvrages et des œuvres. L’ouvrage est défini comme un
objet utile, mais dont l’utilité s’entend en référence à une situation
déterminée des besoins et à un état donné de la technique, catégories
évolutives qui imposent les transformations de l’ouvrage lui-même. Il
en est de même pour l’œuvre, dont le sens et les significations consti-
tuent le miroir et le creuset des interprétations et des oppositions, qui
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806 P. BÉRAUD

préparent à leur tour les probables dépassements vers une œuvre nou-
velle. De ce fait, « l’ouvrage et l’œuvre nés de l’énergie créatrice trans-
mettent l’énergie créatrice » ; d’un côté, pour l’ouvrage, « la capacité
à créer des objets utiles » ; de l’autre, pour l’œuvre, « la capacité
d’éveiller, l’art d’inventer un sens et des significations » [Perroux
(1964), p. 181-182]. En faisant des ouvrages et des œuvres les supports
d’une médiation qui assure la communication avec autrui, la création
collective devient la condition d’une désaliénation sociale où le dia-
logue permet de retrouver un sens de l’homme [Perroux (1970b)].
Perroux distingue trois moments fondateurs de la création collective,
trois composantes, qu’il analyse sous les termes respectifs de « montée
sociale », « œuvres collectives » et « projet de l’homme » [Perroux
(1964), p. 192-199]. La « montée sociale » renvoie à la dynamique
conjuguée des classes sociales et des constructions nationales, révélée
par l’histoire de l’industrialisation en Europe et aux États-Unis, mais
qu’il est possible de réinterpréter dans le cadre de l’évolution des jeunes
nations issues des indépendances. Cette problématique sera reprise ulté-
rieurement dans Masse et classe [Perroux (1972)]. Les « œuvres col-
lectives » font référence aux grands travaux, aux infrastructures, à la
mise en œuvre de projets d’aménagement combinant complexes indus-
triels et grands réseaux, avec « un besoin de calculs collectifs à la
mesure de ces œuvres collectives », où l’on reconnaît sans peine l’in-
fluence du saint-simonisme [Perroux (1964), p. 197]. Cette perspective
avait déjà fait l’objet d’un traitement particulier dans L’économie du
XXe siècle, où Perroux montre son intérêt pour les approches du déve-
loppement mettant en relief les effets d’induction liés aux investisse-
ments conjoints dans les infrastructures et les activités productives [Per-
roux (1961), réédition (1991), p. 294 sq.], à l’image des interprétations
de même nature mises en avant par Hirschman [1986]. Le « projet de
l’homme », quant à lui, s’inscrit au cœur de la création collective, en
tant que création de l’homme par l’homme, dans un mouvement anthro-
poïétique guidé par des valeurs, donc non pas une simple production
d’utilités mais une « reconnaissance de l’homme par l’homme », « un
dialogue sans terme de créateurs » [Perroux (1964), p. 199].
La création collective chez Perroux est donc étroitement liée à l’in-
dustrialisation et à une économie de programmes. Ce double phéno-
mène s’accompagne de formes d’appropriation et d’évaluation qui
dépassent le calcul économique privé et intègrent les dimensions col-
lectives des coûts de l’homme. Cette réévaluation des rapports entre les
hommes et leur économie réelle et symbolique fait l’objet d’un plan,
qui s’affirme comme « un ordre conscient des choses comptabilisables
dans lequel les hommes s’entre-produisent » [Ibid., p. 191].
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 807

I.2. Le plan comme instrument et comme moment de la création


collective

En sa qualité d’outil de prévision et de planification, formalisé à


l’aide de modèles, le plan constitue tout d’abord un instrument dédié à
la mise en œuvre des supports économiques de la création collective.
François Perroux le définit notamment comme une « vaste étude de
marché, réducteur de risque et coordinateur des activités économiques »,
comme « un plan actif », c’est-à-dire un dispositif « qui met en œuvre
un ensemble d’incitations combiné à l’économie des programmes,
encadre les moyens contractuels (contrats de programme, accords
sociaux) et organise les prospections, prospections groupées et prévi-
sions qui permettent une certaine réduction des aléas et une harmoni-
sation de la croissance » [Perroux (1969a), p. 220-221]. Instrument de
la création collective, c’est donc la première fonction assignée au plan.
Désigné dans ce cadre comme une « magistrature économique »,
comme « un organisme qui juge au nom de la collectivité », le plan
s’accompagne d’une forme de régulation des décisions privées, propre
cependant à renforcer l’efficacité économique des entreprises, mais
« par des procédés étrangers au fonctionnement traditionnel du
marché » [Perroux (1970a), p. 210]. Perroux cite également Massé qui
souligne que « le plan est un substitut du marché dans tous les cas où
celui-ci est irréalisable, défaillant ou dépassé » [Perroux (1962), p. 24].
Dans le même sens, le plan est identifié non seulement comme
« une mise en ordre de l’économie spontanée en vue d’un avantage
collectif » [Perroux (1969c), p. 318], mais plus précisément encore,
comme une alternative au champ d’investigation de l’économie mar-
chande, limitée à une définition trop étroite de l’objet économique,
dans la mesure où « il admet les calculs collectifs portant sur les ren-
dements humains et les coûts humains » [Perroux (1963), p. 25].
Mais le plan s’affirme également comme un moment particulier de
la création collective elle-même, celui qui substitue à l’antagonisme
des intérêts et à la cristallisation des rapports de forces un processus de
négociation et de recherche du consensus. L’aptitude à dépasser les cli-
vages politiques et sociaux explicites et à encourager les débats d’idées
conditionne le déroulement du processus : « Le Plan fait prendre
conscience aux groupes du concours et du conflit de leurs intérêts ; il
introduit des discussions au moment de sa préparation, du choix de ses
options, de sa mise en forme définitive, de son exécution, et change
déjà les poids relatifs des pouvoirs sociaux » [Perroux (1970a), p. 210].
En tant que processus délibératif, le plan représente une véritable
« expérience sociale », contribuant ainsi à consolider le ciment de
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808 P. BÉRAUD

l’unité nationale et le pacte entre l’État et la société civile. Moment


fondateur de la création collective, c’est donc sa deuxième fonction.
Pour autant, dans l’interprétation de François Perroux, ces deux
dimensions de la création collective ne sont pas indépendantes l’une de
l’autre. Ainsi l’outil ne peut être considéré comme un ensemble de
techniques ou comme un objet abstrait, détachés des institutions, com-
munautés d’intérêts et circonstances historiques qui le font advenir en
tant que révélateur des préférences collectives et du changement éco-
nomique. L’auteur met en garde contre une démarche d’auto-justifica-
tion qui oublierait, au profit d’un repli exclusif sur l’outil, que les for-
malisations sur lesquelles celui-ci s’appuie sont déterminées à
l’origine par des construits et des choix sociaux en mouvement : « Car
le danger est très grand que l’analyse quantitative, poursuivie pour
elle-même, dispense de réviser les hypothèses de base et les options
sociales à partir desquelles elle construit ses architectures » [Perroux
(1963), p. 298]. Cette confusion entre l’objet et sa représentation, fac-
teur de fétichisme, est également dénoncée par Bartoli, dans son essai
sur le travail : « Le danger est dans le prestige que l’homme risque
d’accorder aux chiffres, dans une économie de moins en moins accor-
dée aux rythmes naturels et de plus en plus ordonnée aux impératifs de
l’industrie. L’aliénation dans la technique accompagne l’aliénation
dans l’argent, craignons que dans une civilisation du travail, elle ne
prenne la forme d’une aliénation dans des figures mathématico-statis-
tiques » [Bartoli (1957), p. 237].
D’autre part, l’aptitude à faire converger sur un certain nombre
d’objectifs les communautés d’intérêts au sein du plan dépend d’un
dialogue permanent dont l’une des propriétés devrait être de parvenir
à se dégager des implications matérielles et symboliques des rapports
de forces, y compris au sein de l’État, pour se préoccuper des condi-
tions mêmes du processus d’élaboration : « La collecte des documents
statistiques, le choix des méthodes d’analyse, les procédures d’élabo-
ration et de contrôle, la communication des résultats sont commandés
par les hiérarchies actuelles des pouvoirs économiques. La logique du
Plan voudrait qu’ils fussent eux-mêmes discutés et jugés du point de
vue de l’intérêt général » [Perroux (1963), p. 296]. En ce sens, la créa-
tion collective ne peut se satisfaire d’une exclusion des parties pre-
nantes des dispositifs d’investigation et d’exposition, qui constituent
les supports de la prise de décision. Que la dépossession soit la contre-
partie de la formation d’asymétries d’informations ou de savoir faire
liée aux positions de surplomb occupées par une technostructure dont
les origines relèvent plutôt de l’appareil d’État ou des milieux d’af-
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 809

faires, ou encore, d’une coalition entre des deux, ne change rien à la


nature du processus de désappropriation2. La création collective doit
s’accompagner fondamentalement d’un partage des connaissances et
des compétences.

I.3. Le plan comme garant du cadre national de la création


collective

La troisième dimension qui lie le plan et la création collective doit


être recherchée dans les travaux de Perroux sur les conditions favo-
rables à la conciliation des intérêts économiques nationaux avec les
contraintes de l’ouverture internationale. En témoigne notamment
l’ouvrage publié en 1969 et dont le titre, Indépendance de la nation,
contribue à situer explicitement les intentions et le contenu. On y
trouve réaffirmé le principe selon lequel le plan, comme instrument et
moment de la création collective, trouve sa légitimité, sa cohérence et
son champ d’application dans la figure historique de la nation, définie
ailleurs comme « un agencement de pouvoirs dont l’objectif est le
maintien de la cohésion sociale et l’accroissement de l’avantage col-
lectif de ses membres » [Perroux (1981), p. 262]. En ce sens, le plan
doit contribuer à renforcer les avantages dynamiques de l’économie
nationale. La protection du cadre de la création collective, voici sa
troisième fonction.
Mais l’interprétation dépasse la simple pétition de principe et
retrouve ici le caractère structurant de l’industrialisation comme vec-
teur de la création collective. En effet, François Perroux met à nouveau
en relief les propriétés émancipatrices du processus industriel : « L’in-
dustrialisation est le fondement de toute politique d’indépendance,
c’est-à-dire de la cohésion d’une structure organisée rendue capable
d’offensive économique à l’extérieur » [Perroux (1969a), p. 213-214].
L’industrialisation s’inscrit dans le cadre national de la création col-
lective, dont elle renforce les propriétés. Celles-ci permettent de défi-
nir la nation comme une réalité économique originale, à la fois « réser-
voir d’externalités économiques et sociales » et « forme d’économie

2 François Perroux analyse avec lucidité les dispositions et les comportements des
parties prenantes du plan : « Les conseillers sont principalement les techniciens du Com-
missariat au Plan et ceux qui opèrent dans sa mouvance. Les payeurs sont principale-
ment les hauts responsables du ministère des Finances et de tout ce qui s’y rattache [...]
Enfin le pouvoir technicien et le pouvoir financier sont – chacun – en symbiose hostile
ou pacifique avec les pouvoirs économiques privés ; ces derniers connaissent les
concours et les luttes qui ont toujours marqué les rapports entre les Grands » [Perroux
(1962), p. 106].
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mixte par construction », mais aussi « identité culturelle et patrimoine


culturel qui, par les motivations qu’ils suscitent, contribuent à l’épa-
nouissement personnel et peuvent augmenter les rendements écono-
miques » [Perroux (1981), p. 261-262]. François Perroux soulignera
néanmoins que le cadre de la création collective peut s’accommoder de
politiques d’aménagement du territoire qui contribuent à faire appa-
raître à leur tour les régions ou les territoires aménagés, « dont la sub-
stance est une réalité et une expérience sociales » [Perroux (1970a),
p. 213], comme des créations collectives en harmonie avec la commu-
nauté nationale et ses projets.
À l’industrialisation, condition de l’indépendance économique de
l’État-nation en tant que cadre de la création collective, répond donc le
plan comme garant de la mise en œuvre et du renforcement du proces-
sus industriel. François Perroux le souligne sans ambiguïté, en mon-
trant l’inadéquation des qualités régulatrices prêtées à l’économie de
marché face aux conditions réelles de l’organisation industrielle
contemporaine : « Pour augmenter la part du “voulu” et diminuer celle
du “subi” dans la politique d’industrialisation en vue de l’indépen-
dance, un plan est nécessaire. Ce ne sont pas les spontanéités du mar-
ché ni la formation libre du prix qui réaliseront la structure souhaitée,
ce ne sont pas ces facteurs qui suffiront à empêcher la pénétration par
l’étranger des secteurs dont le contrôle doit rester national, ni qui
régleront la meilleure distribution des ressources en régimes d’oligo-
poles combinés avec de nombreux régimes de concurrence monopo-
listique » [Perroux (1969a), p. 220-221]. L’exigence d’une complé-
mentarité entre le plan et la concurrence comme fondement des
politiques d’indépendance est néanmoins rappelée par l’auteur dans la
suite de l’exposé, et représente à ce titre l’originalité de la planification
indicative à la française.
Les articulations qui conjuguent chez Perroux le plan, l’industriali-
sation et le renforcement du cadre national font référence à une for-
mation sociale historique dominée par la figure de l’État-nation. De ce
point de vue, l’économie du XXe siècle est l’héritière de celle du siècle
précédent, avec une volonté de puissance qui s’appuie sur la souverai-
neté nationale comme creuset des intérêts économiques, politiques et
militaires. Les politiques industrielles au Nord, les stratégies d’indus-
trialisation au Sud, les modèles économiques du « socialisme réelle-
ment existant » à l’Est, s’inscrivent pleinement à l’intérieur de cette
référence nationale. Cependant, l’auteur de L’Europe sans rivages et
de L’économie du XXe siècle ne limite pas la raison économique au fait
national. Ses travaux montrent au contraire qu’il est tout à fait sensible
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 811

à l’influence exercée par le jeu des interdépendances, des asymétries et


des effets de domination qui caractérisent les niveaux successifs des
rapports économiques internationaux, depuis la dynamique de la firme
inter-territoriale jusqu’aux coalitions inter-étatiques et aux alternatives
posées par le choix de la construction européenne. Il en est de même,
d’une certaine façon, pour le modèle de l’économie concertée, dont la
réalisation aussi difficile et lointaine soit-elle, selon Perroux, « consa-
crerait une nouveauté sans précédent dans l’histoire de l’Europe et du
monde » [Perroux (1962), p.17].
D’autre part, la vision du plan comme instrument, moment et garant
du cadre de la création collective n’empêche pas Perroux d’identifier
les obstacles qui s’opposent à la constitution d’une économie de
l’homme et à la mise en œuvre de ses supports matériels et symbo-
liques. Nulle naïveté donc chez cet auteur. Il évalue bien non seule-
ment le poids des asymétries dans les rapports de forces économiques,
avec la concentration du capital et la centralisation des pouvoirs de
décision, mais également les répercussions de ces déséquilibres sur les
procédures et les négociations du plan français. La meilleure illustra-
tion de cette position lucide reste la conclusion nuancée qu’il apporte
à l’analyse du IVe Plan : « Ce serait dire beaucoup trop aujourd’hui que
d’avancer que le Plan est une institution de dialogue social et de
création collective. Mais ce serait le priver de son énergie la plus puis-
sante et refuser son plus bel essor que d’affirmer qu’il ne peut pas le
devenir » [Ibid., p 126].
Cependant, le repli progressif en termes d’influence, puis la sup-
pression du plan en France n’ont pas permis de continuer à parier sur
les possibilités offertes par une telle expérience. Et la remise en cause
de la planification indicative laisse ouverte la question du cadre métho-
dologique d’une nouvelle économie de programmes, susceptible de
prendre en compte ce que Perroux appelait « les calculs collectifs por-
tant sur les rendements humains et les coûts humains », et de contri-
buer ainsi au processus de création collective.

II. – LA VALEUR SOCIÉTALE, INSTRUMENT ET MESURE DE LA CRÉATION


COLLECTIVE ?

Peut-on encore parler d’une économie de programmes, lorsque le


recul de la décision publique, le repli sur des champs d’investigation
spécifiques et localisés, la moindre préoccupation pour l’intérêt col-
lectif contribuent à faire des projections économiques une boite à outils
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812 P. BÉRAUD

dont Perroux redoutait tant que la technicité soit la principale justifi-


cation, entre exercice de prévision à court terme (forecast) et exercice
de prospective finalisée (foresight) ? En guise de réponse, il peut être
utile de reprendre ici les propos d’un groupe de travail du défunt Com-
missariat du Plan, qui souligne que, désormais, « les projections pro-
duites ou utilisées par le secteur public prennent une forme plus écla-
tée, les résultats des études sont moins affirmatifs, les scénarios sont
plus ouverts et contrastés. Quant à leurs débouchés stratégiques, ils
sont contingents, partiels, limités dans l’espace et dans le temps »
[Aleph (2004), p. 25].
D’autre part, loin de se constituer comme une réflexion prospective
ouverte sur le plan méthodologique, destinée notamment à articuler les
attentes et les grilles de lecture des représentants de l’État, du secteur
privé et de la société civile au sein d’un processus délibératif, le choix
des méthodes de travail fait plutôt apparaître des regroupements de
spécialistes autour du primat de l’analyse stratégique. L’État-plan,
comme le désignait Negri [1979], est devenu un État-stratège, qu’il
convient de rendre plus « agile » par des réformes de l’action publique,
afin de l’adapter aux contraintes et aux opportunités de la mondialisa-
tion [Camdessus (2004)].
Cependant, dans le même temps où l’on assiste à une perte d’in-
fluence et à une refonte de la prévision publique issue du plan, de nou-
velles exigences d’évaluation se manifestent à différents niveaux, les
collectivités territoriales avec l’autonomie relative récente ou ancienne
des villes et des régions, la société civile avec ses organisations, les
institutions internationales et certains gouvernements qui souhaitent se
doter de tableaux de bord moins strictement déterminés par l’écono-
mique et plus qualitatifs. Cette demande d’indicateurs alternatifs
converge vers l’émergence d’une véritable prospective sociétale.
Celle-ci s’inscrit dans le cheminement de l’économie de l’homme
appelée de ses vœux par Perroux. Elle ne se cantonne pas à un exercice
d’analyse stratégique et cherche à ouvrir des voies de réflexion critique
en renouvelant le statut de la prévision. En ce sens, la prospective
sociétale s’affirme comme une démarche d’économie politique, sou-
cieuse de privilégier les cadres de la création collective. L’encastre-
ment de l’économie dans les sociétés concrètes, au sens de Polanyi ou
de Granovetter, implique un dépassement des constructions détermi-
nistes et l’élaboration d’un programme de recherche dont la vocation
consiste à définir les concepts opératoires d’une nouvelle théorie de la
valeur sociétale. Il s’agit de retrouver, avec ces concepts, les contenus
des processus de création collective que l’économie axiomatique a
figés sous les normes du marché.
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 813

L’identification des fondements de la valeur sociétale, l’élaboration


d’une approche théorique amènent à s’interroger, dans une première
partie, sur les termes du processus délibératif qui accompagne la
démocratie économique dans le temps concret des sociétés (II.1). À
cette occasion, la mise en perspective d’une économie politique de la
durée contribuera, dans une deuxième partie, à réinterpréter le contenu
dynamique des principes du développement durable (II.2) et à intro-
duire, dans une troisième partie, l’analyse de l’innovation et de la pros-
pective sociétales comme vecteurs de la création collective au sens de
Perroux (II.3).

II.1. Valeur sociétale et délibération


Des transactions de nature très différente marquent l’économie des
sociétés concrètes, y compris les modalités plurielles de la contribution
et de l’économie du don [Godelier (1996) ; Godbout (2007)]. Nous
rejoignons ici l’interprétation de Jean-Marie Vincent, lorsque celui-ci
souligne que « les mécanismes de marché et les autres formes de
l’échange sont des instruments indispensables de coordination des
actions, mais rien ne dit que ce soit toujours les mêmes agents qui doi-
vent échanger le même type de produits dans les mêmes contextes
sociaux » [Vincent (1998), p. 85]. À ce titre, la concurrence ne peut
être invoquée comme principe et raison de l’échange. Elle demeure
une catégorie synonyme de séparation, d’exclusion, de fragmentation
sociale, pour reprendre le sens des analyses d’Henri Lefebvre [1981].
Il faut y substituer des manifestations de l’intérêt collectif, qui s’incar-
nent dans la coopération et la négociation. Le concept de rareté socié-
tale, proche de l’interprétation de Sen [2001] sur les capacités ou capa-
bilities, est donc préféré à celui de rareté économique.
La rareté sociétale ne dépend pas uniquement de phénomènes éco-
nomiques, comme l’allocation des ressources sur les marchés, la poli-
tique des revenus, ou encore, les stratégies d’offre des entreprises
débouchant alternativement sur des crises de surproduction ou sur des
goulots d’étranglement. Elle dépend des facteurs favorables ou défa-
vorables de toute nature, des facilités ou des obstacles, qui déterminent
positivement ou négativement le bien-être individuel et collectif. À cet
égard, les tentatives en vue de faire émerger de nouveaux instruments
de mesure et de comparaison du bien-être, au-delà des indicateurs éco-
nomiques standards comme le PIB et à d’autres niveaux que l’État-
nation, permettent d’enrichir les contenus de cette nouvelle démarche
et contribuent à produire des évaluations qui constituent des représen-
tations approchées de la rareté sociétale et de ses implications.
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814 P. BÉRAUD

Une analyse de même nature que celles relatives à la rareté socié-


tale et à la mesure de la richesse peut être avancée pour les redéfini-
tions du travail et de l’entreprise. Le travail n’est plus assimilé à un
simple facteur de production ou à une dépense de force de travail ven-
due sur un marché et rémunérée par un salaire. Dans une perspective
de création collective, il doit être identifié comme une capacité à
contribuer à l’amélioration du bien-être d’une société concrète. La
valeur travail cède donc le pas à la valeur sociétale du travail. Cette
interprétation retrouve une proposition importante d’Industrie et créa-
tion collective : « Le travail, longtemps orienté vers l’objet utile, d’une
utilité neutre (ophélimité), commence à être orienté vers l’objet béné-
fique, c’est-à-dire soumis à quelque contrôle impartial de la science
des besoins humains. Cet objet bénéfique lui-même tend à devenir un
objet humanisé parce que le contrôle de la science ne peut être séparé
d’un principe de civilisation » [Perroux (1964), p. 187].
De la même manière, l’entreprise ne peut plus être appréhendée
seulement comme l’« institution cardinale du capitalisme », pour
reprendre une autre expression de François Perroux. En termes de
création collective, les entreprises deviennent des « communautés
entreprenantes », où le travail s’effectue de manière coopérative pour
produire des ressources qui ont une valeur sociétale réelle pour une
« communauté plus large » [Humbert M. et alii (2003), p. 954]. Cette
conception de l’entreprise va bien au-delà des approches dites de la
responsabilité sociale de l’entreprise (RES), dans la mesure où elle
transforme les exigences de la démocratie économique en fondements
de l’activité entrepreneuriale. A cet égard, le rapport entre les condi-
tions d’organisation de la production dans les entreprises et les moda-
lités de répartition des revenus avait déjà fait l’objet d’une attention
particulière de la part de Perroux, avec l’expression des principes de la
démocratie économique : « Il est impossible de » démocratiser « conti-
nûment la répartition des revenus sans “démocratiser” les objectifs et
les procédures de la gestion des entreprises, de toutes les entreprises
économiques et bancaires » [Perroux (1962), p. 23].
À travers ces réécritures des contenus du travail et de l’entreprise, la
valeur sociétale s’affirme donc comme un concept unificateur. Elle
constitue à la fois un étalon de mesure de la « vraie richesse » et le
moyen d’évaluer comment l’activité productive peut contribuer à la
création de cette ressource collective par le travail.
Quelle définition, quel contenu heuristique peut-on donner à ce
concept unificateur ? Nous avancerons ici deux interprétations qui per-
mettent de relier valeur sociétale, rareté, innovation et prospective. Ces
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 815

deux approches s’édifient conjointement et se répondent. D’une part,


la valeur sociétale peut être caractérisée comme un processus délibé-
ratif impliquant un espace de démocratie économique à l’intérieur
duquel peuvent être discutés les choix de production et de consomma-
tion. D’autre part, la valeur sociétale s’affirme également comme un
processus dynamique à l’œuvre dans l’identification des objectifs du
développement durable.
Dans le champ de la démocratie économique, la valeur sociétale
peut être définie à la fois comme les conditions et les implications d’un
processus d’arbitrage permanent qui privilégie l’espace de la délibéra-
tion collective et de la coopération pour créer de la valeur à partir des
objectifs définis en commun selon des principes éthiques [Béraud et
Cormerais (2003), (2006)]. Il ne s’agit donc pas de la détermination
d’une valeur socialement nécessaire, ou bien d’un calcul de coût d’op-
portunité ou de maximisation d’utilité sous contrainte, comme l’ensei-
gnent les approches économiques hétérodoxes ou orthodoxes. Avec le
concept de valeur sociétale, qui procède d’une rationalité procédurale,
le propos consiste bien plutôt à rechercher une adéquation la plus
cohérente possible entre, d’un côté, la nature, l’ampleur et la variété
des besoins à satisfaire et, de l’autre, les choix d’investissement, la
mobilisation des moyens de travail associés aux activités, la mise en
œuvre des opérations de production et l’identification des termes de la
répartition. En ce sens, la valeur sociétale articule différents leviers
dont la convergence peut contribuer à faire reculer les limites de la
rareté sociétale, c’est-à-dire les limites imposées aux capacités indivi-
duelles et collectives dans une société concrète.
Cette proposition se présente fondamentalement comme une condi-
tion de la création collective au sens de Perroux et pas seulement
comme un principe de justice sociale. Il convient néanmoins de s’ex-
pliquer sur cette distinction, en indiquant également les points d’ac-
cord qui peuvent réunir ces deux approches. Ainsi, pour ne rappeler ici
que la démarche philosophique de John Rawls, les interprétations de
l’auteur de Théorie de la justice ont sans conteste initié un grand
nombre de travaux sur les relations entre ce que l’on doit répartir dans
une société juste, les principes de cette répartition et les objectifs
qu’elle poursuit, sur la base de conceptions qui revendiquent la réfé-
rence au contrat social et qui refondent celui-ci sur une « théorie de
justice comme équité » [Rawls (1987), (2003)]. Les thèses de John
Rawls ont été discutées par de nombreux auteurs, dans le champ de la
philosophie politique [Van Parijs (1991)] et dans l’espace ouvert entre
celui-ci et les tentatives de redéfinition de l’économie comme science
morale [Sen (1999), (2000a), (2000b)].
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816 P. BÉRAUD

La délibération entre les membres d’une société s’affirme comme


un précepte fondateur du dispositif de choix collectif, et partant,
comme un principe organisateur des institutions qui mettent en œuvre
le contrat social. De ce point de vue, la théorie de la valeur sociétale
partage avec la conception rawlsienne une même priorité accordée à la
règle délibérative. Cependant, celle-ci conduit chez Rawls à un pro-
cessus de compensation qui s’emploie à corriger les déséquilibres
induits par les clés de répartition des deux catégories de biens pre-
miers. La « théorie de la justice comme équité » s’intéresse donc aux
fonctions distributives, alors que la théorie de la valeur sociétale
cherche à qualifier les différentes combinaisons sociales de production
qui concourent à la création collective. La première approche consi-
dère l’activité comme une donnée dont il faut infléchir les effets, la
seconde comme un processus sur le déroulement duquel elle veut
intervenir et dont elle cherche à déterminer la nature et les finalités.
De ce point de vue, il importe aussi de relativiser la portée fonda-
trice de l’une des principales critiques avancées par Amartya Sen à
l’encontre de la doctrine rawlsienne, concernant l’étroitesse de la base
d’informations étalonnée sur le périmètre des biens premiers [Sen
(2000a), (2000b)]. L’étroitesse de la base d’informations constitue éga-
lement pour Sen un argument susceptible de lever la contrainte issue
du théorème d’impossibilité d’Arrow. Cependant, du point de vue de
la théorie de la valeur sociétale, l’approche critique de Sen tend à
repousser les limites du champ d’investigation des fonctions distribu-
tives, sans pour autant parvenir à s’émanciper fondamentalement du
cadre d’analyse posé par la Théorie de la justice. Les fonctionnements
(functionings) et les capacités (capabilities) contribuent à faire émer-
ger une théorie de l’individuation qui fait de la liberté un bien public
ouvrant sur les possibilités réelles offertes aux individus de réaliser
leurs fins. En prolongeant les propositions de Rawls, l’interprétation
de Sen introduit un paradigme qui s’oppose aux principes de l’utilita-
risme : « La révolution conceptuelle introduite avec le couple droits et
capabilités ne se comprend que si on l’oppose à l’évaluation de l’ac-
tion en termes d’utilité et de bien-être. C’est comme capacité réelle de
choix de vie que la capabilité est promue au rang de critère pour éva-
luer la justice sociale » [Ricoeur (2004), p. 215]. Mais ce processus
d’individuation ne s’érige pas en fondement d’une médiation sociale
susceptible d’orienter les choix collectifs en matière d’investissement,
de production, d’organisation du travail, de diffusion de l’innovation,
etc. À l’inverse, la théorie de la valeur sociétale permet d’interpréter le
sens de la création collective, parce qu’elle formalise les relations entre
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 817

les différents moments de l’activité comme un alignement de média-


tions sociales.
Le processus délibératif et coopératif qui ouvre sur l’expression de
la valeur sociétale permet également de mettre en relief la proximité
avec la portée paradigmatique de la représentation du dialogue, dans la
distinction forte opérée par Perroux entre dialogue et compromis à
l’intérieur du premier tome de La création collective : « Il apparaîtra
peut-être moins rapidement que le dialogue, en un sens, exclut le com-
promis. Le compromis est de l’ordre des intérêts matériels. Le dia-
logue, même lorsqu’il porte sur des intérêts, ouvre le domaine de la
vérité et de la justice. Une discussion d’intérêts est une lutte où l’on
compromet aisément sur des questions d’intérêts. Le dialogue engage
des valeurs sur lesquelles on ne « compromet » pas, mais dont les êtres
individués, en situation et en fonction, cherchent à découvrir ensemble
des approximations réciproquement acceptables « [Perroux (1964),
p. 108]. Sans procéder de la même origine, cette interprétation relative
aux » approximations réciproquement acceptables » joue un rôle iden-
tique à celui du concept de transaction chez Dewey et Commons, dans
la mesure où celui-ci renvoie à des processus d’évaluation mutuelle et
de construction de règles qui contribuent à rendre possible l’action col-
lective [Renault (2006)]. L’approche par les conventions peut être aussi
convoquée, puisque la délibération n’incarne pas un principe transcen-
dant et que la décidabilité relative à la valeur sociétale d’un processus
reflète d’une certaine façon les systèmes de valeur partagés dans les
sociétés concrètes [Perrin (2004)].
De même, en tant que volonté de débattre de manière argumentée,
en insistant sur les principes qui fondent la validité des propositions, le
dialogue au sens de Perroux et le processus délibératif qui légitime la
valeur sociétale se rapprochent, sans pour autant se confondre avec
elles, des perspectives théoriques ouvertes par Habermas sur la fonc-
tion communicationnelle de la raison, l’agir communicationnel
[Habermas (1981), traduction de 1987]. Peuvent y être également
associées les représentations éthiques de la reconnaissance, que
Ricœur analyse et sur lesquelles il s’appuie pour qualifier les diffé-
rentes manières d’être ensemble [Ricœur (2004)]. Ainsi le dialogue, la
délibération, la transaction, les systèmes de valeur partagés, la recon-
naissance ou la fonction communicationnelle de la raison favorisent
une dynamique des échanges qui fonde la communauté éthique et légi-
time les conditions dans lesquelles se réalise la prise de décision.
Si le processus délibératif, associé à la détermination de la valeur
sociétale, constitue la première condition de l’être ensemble qui fonde
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la démocratie, la seconde condition est que cet être ensemble puisse


s’affirmer dans le temps concret des sociétés. Qu’il puisse s’affirmer
dans le cadre d’une économie politique de la durée, qui lui confère une
densité historique, liée au principe de responsabilité intergénération-
nelle. Et qui lui attribue une identité, celle du développement durable
contre les implications directes et indirectes d’une forme prédatrice de
mise en exploitation des ressources et des capacités.

II.2. Le temps des sociétés n’est pas une abstraction :


pour une économie politique de la durée

Le temps est hypothéqué dans le capitalisme contemporain. Mais


l’alignement contraint de l’activité sur le temps mondial de l’hyperin-
dustrialisation se réalise sans que les théories économiques orthodoxes
ou hétérodoxes parviennent à rendre compte de la complexité de la
durée réelle, concrète, à l’intérieur de laquelle se déploie l’économie
plurielle des sociétés. Cette négation de la durée dans les théories éco-
nomiques a pour corollaire l’expression de théories de la valeur qui
demeurent soit contingentes, à l’image de l’approche libérale, soit
enchâssées dans l’historicisme, ou plutôt dans un régime d’historicité
[Hartog (2003)], lié aux représentations dominantes des fondements
du capitalisme industriel du XIXe siècle, comme dans l’économie de
Ricardo ou de Marx.
Le libéralisme propose une représentation de la valeur figée dans
une statique ou une statique comparative, qui représente le temps ins-
tantané des transactions sur les marchés. De ce point de vue, la valeur
rareté ou la valeur utilité ne servent même pas à justifier l’allocation
des ressources ou la réalisation de l’équilibre. Si les libéraux n’ont pas
besoin d’une théorie de la valeur, c’est qu’ils n’ont pas besoin du
temps concret. Ils n’ont pas besoin de la durée : « In the market eco-
nomy, no one speaks for those who will follow » [Galbraith (2008),
p. 166]. Le temps de la théorie économique orthodoxe ne constitue
qu’un opérateur mathématique, une abstraction qui permet d’effectuer
des calculs d’actualisation [Sapir J. (2000)]. Un temps indifférent aux
différences, aux créations, aux émergences. Comme le fait justement
remarquer l’auteur d’Industrie et création collective : « Le margina-
lisme fuit les hétérogénéités et les indivisibilités » [Perroux (1964),
p.157]. Le temps dont il s’agit ici est le temps de la chrématistique,
pour parler comme Aristote [Berthoud (1981)].
De leur côté, les interprétations dérivées de l’économie de Marx
proposent une représentation de la valeur qui détermine, à la suite de
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l’économie politique classique, un principe de substance, le travail, et


le fige à l’intérieur d’une catégorie historique déterminée, le travail des
producteurs directs tel qu’il apparaît dans la société industrielle du
XIXe siècle [Lefebvre (1971) ; Negri (1979) ; Gorz (1989)]. Le temps
de la théorie marxiste est un historicisme. Il n’exprime pas non plus
une durée. Il s’affirme comme le temps d’une histoire indéfinie et peut-
être infinie [Jappe (2003)], dont rendent compte notamment la loi de la
baisse tendancielle du taux de profit, les théories des crises, et surtout,
l’idée d’un progrès technique émancipateur, la révolutionnarisation
des forces productives comme moteur de l’histoire.
Il importe cependant de souligner que, quelles que soient les limites
de leurs enseignements respectifs, et après que ceux-ci aient suscité
d’importants débats dans le domaine fertile mais aujourd’hui passa-
blement délaissé de l’histoire de la pensée économique [Benetti
(1976)], les conceptions de la valeur issues des courants classique néo-
classique ou marxiste mettent en œuvre une dimension théorique
essentielle que l’on peut décliner à la fois comme la recherche des fon-
dements et des manifestations de l’activité, celle des conditions de sa
commensurabilité et de son appropriabilité, et partant, pour reprendre
la contradiction soulevée par Perroux, la détermination de la nature du
rapport entre « la production de l’homme par l’homme » et « la pro-
duction de la chose contre l’homme », qui recoupe pour partie le
conflit entre valeur d’usage et valeur d’échange. Et si Jacques Perrin a
raison de souligner que la question de la valeur ne soulève plus guère
d’intérêt chez les économistes depuis plusieurs décennies [Perrin
(2004)], il faut vraisemblablement en chercher les raisons dans la ten-
tation d’occulter le statut de l’économie comme science sociale et
comme science morale.
Pour autant, en assimilant le temps à un opérateur mathématique ou
historique, les théories de la valeur héritées des courants économiques
orthodoxes ou hétérodoxes ne peuvent pas satisfaire aux exigences
d’une représentation qui permette de mesurer à la fois les implications
de la production hyperindustrielle et les conditions alternatives de
conservation des ressources, de création et de distribution des
richesses. Ce constat justifie la construction d’une nouvelle approche
qui traduise les maîtrises souhaitables des évolutions sociétales pos-
sibles. Une théorie de la valeur qui prenne en compte ce que le temps
concret des sociétés fait émerger et que Perroux appelle les créations
collectives.
Cette approche de la valeur doit rendre compte, en particulier, de la
dégradation des ressources naturelles qui constituent également des
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ressources sociétales. Elle doit évaluer la détérioration des capacités


sociétales qui ne se réduisent pas à des possibilités économiques. Elle
doit traduire les impératifs du développement durable et les principes
d’une écologie politique [Latour (1999)]. La conservation des res-
sources naturelles, la mise à disposition de capacités sociétales s’affir-
ment comme des préoccupations intergénérationnelles qui donnent de
l’épaisseur au temps concret, à l’émergence des possibles dans le deve-
nir des sociétés. La valeur sociétale s’inscrit dans une économie poli-
tique de la durée. Elle traduit l’aptitude des sociétés à préserver et à
créer des richesses plurielles, pour s’émanciper des contraintes écono-
miques et financières de court terme, facteurs d’atrophie et d’anomie,
liées à l’alignement sur le temps mondial de l’hyperindustrialisation.
L’approche en termes de valeur sociétale doit contribuer à faire
reculer la rareté sociétale, dans des conditions qui permettent de sou-
lager les sociétés concrètes du temps hypothéqué issu des seules déter-
minations économiques et des fétichismes à caractère productiviste ou
consumériste qui les traduisent, et partant, d’étendre l’espace des liber-
tés individuelles et collectives. Il importe de souligner que cette exten-
sion des libertés dont la valeur sociétale est porteuse conduit à des
enseignements proches de ceux mis en relief par Sen dans ses inter-
prétations [Sen (2000b)], en particulier dans la conception de la liberté
individuelle comme responsabilité sociale [Ricœur (2004), p. 213].
Mais cette conception de la liberté s’inscrit également au cœur des
réflexions de Perroux, comme le montrent les propositions fortes avan-
cées à l’intérieur des développements qu’il consacre au IVe Plan fran-
çais : « On voit alors que le plein emploi des ressources matérielles et
humaines n’a d’autres destinations que nous acheminer à concevoir et
à mettre en œuvre leur plein développement ; qu’une croissance n’est
jamais automatiquement entretenue mais toujours fonction du déve-
loppement mental et social de ceux qui y contribuent ; que cette crois-
sance n’a pour finalité économique ni d’accroître la consommation ni
d’augmenter le loisir, mais de créer pour tous, et d’abord pour les plus
défavorisés, les conditions matérielles où s’épanouirait leur liberté »
[Perroux (1962), p. 18].
En tant que mode d’évaluation des moyens et des objectifs du déve-
loppement durable, la valeur sociétale s’affirme comme un processus
dynamique qui permet de mesurer les conséquences possibles des
choix effectués par les sociétés. L’économie politique de la durée, dont
la valeur sociétale est porteuse, ouvre sur une véritable prospective
sociétale, c’est-à-dire un dispositif de prévision responsable qui s’ap-
plique à la préservation, au partage et à l’extension des ressources et
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 821

des capacités. En privilégiant la durée, la valeur sociétale est ce qui


ouvre l’avenir en rendant humain le présent.

II.3. Innovation et prospective sociétales

La théorie de la valeur sociétale combine donc une approche


éthique de la délibération collective et une économie politique de la
durée qui, toutes deux, impriment un principe de responsabilité aux
orientations discutées démocratiquement. Et l’innovation sociétale, en
rétablissant un continuum entre technologie, société et nature, contri-
bue à faire de ce principe de responsabilité un élément fondateur du
« projet de l’homme », tel que Perroux l’a inscrit à l’intérieur du pro-
cessus de création collective. En tenant compte de cette exigence qui
renoue également avec certains des fondements de l’écologie poli-
tique, l’innovation sociétale peut désormais s’appuyer sur une véri-
table prospective sociétale pour se donner les moyens de réaliser les
promesses que Perroux avait placées dans la planification.
L’innovation sociétale peut être perçue comme l’un des leviers de la
valeur sociétale, le principal peut-être, dans la mesure où elle institue
l’espace propre à l’organisation et au développement des capacités.
Nous retrouvons ici une réflexion de Perroux, soulignant que « nous ne
savons pas du tout quelle pourrait être notre créativité économique et
sociale, parce que nous n’avons pas encore essayé d’en tirer rationnel-
lement parti », d’autant que « [la science économique] s’est attachée à
l’investissement plus qu’à l’innovation, à l’accumulation du capital,
plus qu’à la nouveauté structurelle du capital » [Perroux (1964),
p. 157]. En tant qu’expression de la valeur sociétale dans la création,
la diffusion et l’appropriation de capacités, l’innovation sociétale s’ex-
trait d’une version téléologique et a-historique du déterminisme éco-
nomique et s’inscrit dans l’économie politique de la durée. Précisé-
ment, si l’on suit Bartoli dans sa définition du déterminisme
économique, il est possible de réinterpréter l’objet d’une telle écono-
mie politique, en faisant de celle-ci une manifestation du projet de
l’homme saisi dans sa dimension historique : « Le déterminisme éco-
nomique n’existe que dans le projet de l’homme. L’homme n’est pas
seulement le sujet qui observe et connaît le déterminisme de ses phé-
nomènes, il est aussi le sujet qui contribue, avec les choses, à les déter-
miner. Les lois économiques expriment, aux divers niveaux des struc-
tures concrètes, des comportements habituels et nombreux
conditionnés par des rythmes (naturels et techniques), des régulations
(juridiques et morales), des prises de conscience. Relatives, poly-
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morphes, elles tentent de traduire la nécessité objective des phéno-


mènes conditionnés par un milieu, issu de l’histoire, et qui ne cesse de
se transformer à travers l’histoire que font les hommes » [Bartoli
(1957), p.178-179]. En reprenant le sens de l’interprétation de Perroux,
l’innovation sociétale apparaît effectivement comme la source de la
création collective, « à travers l’histoire que font les hommes », par sa
faculté de concevoir des ouvrages et des œuvres qui font reculer la
rareté sociétale et par son aptitude à les constituer comme des média-
tions propres à conforter les processus de communication et de délibé-
ration.
Si la création collective s’accompagne d’un processus anthropoïé-
tique de « création de l’homme par l’homme », comme le montre Per-
roux, il est possible d’en déduire que l’innovation sociétale constitue
également un « fait social total », dont les dimensions multiples mobi-
lisent une conception des sciences humaines et sociales débordant les
champs disciplinaires. L’innovation conduit bien à un ensemble de
changements mentaux, au sens de Perroux, ou à un processus d’indi-
viduation psychique et collective, au sens de Simondon [(1964),
(1969), (1989)], qui s’écartent autant de l’économisme que du déter-
minisme technologique. Cette grammaire de l’innovation sociétale
trouve une traduction précise dans les développements d’Industrie et
création collective : « Quant à l’innovation, elle n’est plus seulement
la technique ou le procédé qui abaisse les coûts d’un objet ou qui pro-
cure un produit nouveau ; elle s’applique à transformer le sujet, l’être
psychologique pour lui donner un équilibre vital et pour le situer dans
un bon équilibre social » [Perroux (1964), p. 187].
Avec cette formulation du « bon équilibre social », qui articule de
fait le processus d’individuation et le processus délibératif, Perroux
ouvre la voie à la reconnaissance possible du rôle de l’innovation et de
la technique en dehors du modèle standard de la croissance. Si la
réduction de la technique à la rationalité économique constitue une
ruse de l’économisme qui permet de minorer l’importance du fait tech-
nique comme constitutif de l’humanité de l’homme, la théorie de la
valeur sociétale contribue au contraire à restituer la dimension anthro-
pologique de l’innovation comme fondement de la création collective.
Comme le souligne Stiegler : « L’homme est un être culturel dans la
mesure même où il est tout aussi essentiellement un être technique :
c’est parce qu’il est environné de cette troisième mémoire technique
qu’il peut accumuler une expérience intergénérationnelle que l’on
nomme souvent la culture – et c’est pourquoi il est absurde d’opposer
la technique à la culture : la technique est la condition de la culture en
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 823

tant qu’elle permet la transmission » [Stiegler (2004), p. 60]. Dans


cette perspective, il convient désormais de considérer la technologie
comme une science humaine, une « science humaine des forces pro-
ductives » [Haudricourt (1987)]. En tant que telle, la technologie réin-
troduit la société au cœur même du régime de production et transforme
les choix techniques en conditions d’une prospective sociétale destinée
à améliorer l’usage des ressources et à favoriser l’extension des capa-
cités.
L’intégration du continuum technologie, société, nature dans la
dynamique de l’innovation sociétale justifie alors de reconsidérer la
dimension anthropoïétique mise en avant par Perroux, en soulignant
que « la production de l’homme par l’homme » ne consiste pas seule-
ment à recentrer l’activité sur le développement humain, mais à lui
adjoindre d’autres indicateurs, en particulier ceux qui traduisent les
effets de l’empreinte écologique et qui témoignent du degré de solida-
rité entre les générations. Cette extension permet de compléter la
conception de l’homme par une inscription dans son milieu et son agir,
avec pour corollaire la création de valeurs entendues comme des capa-
cités.
Dans cette perspective, les dimensions de la prospective sociétale ne
doivent pas seulement rendre compte des conditions de création de
valeur, elles doivent contribuer à les infléchir ou, le cas échéant, à les
faire émerger, en construisant des représentations qui puissent nourrir
le processus délibératif. Ainsi, la prospective sociétale s’intéresse non
seulement à la manière dont s’opèrent la production et la répartition
des richesses, à la manière dont s’organisent les marchés et les entre-
prises, à la manière dont s’effectue le travail. Mais elle doit se préoc-
cuper, plus encore, de la manière dont il faut désormais repenser la
production, la répartition, le marché, l’entreprise et le travail, à la
lumière des considérations sociétales qui font apparaître ces phéno-
mènes non plus seulement comme des catégories économiques mais
comme les moments d’une activité humaine répondant aux exigences
du bien commun.
À cet égard, les tentatives en vue de faire reconnaître de nouveaux
instruments de mesure et de comparaison, au-delà des indicateurs éco-
nomiques standards comme le PIB et à d’autres niveaux que l’État-
nation, contribuent à enrichir les contenus de la prospective sociétale
[Perret (2002) ; Viveret (2003) ; Gadrey et Jany-Catrice (2005)]. En
témoignent, d’une part, les indicateurs synthétiques qui se posent en
alternatives ou en compléments des indicateurs économiques agrégés
de la comptabilité nationale. Les indicateurs élaborés par le Pro-
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gramme des Nations Unies pour le Développement [PNUD (2007)]


permettent d’illustrer cette première dimension, avec l’IDH (Indice de
Développement Humain), l’IPH (Indice de Pauvreté Humaine), ou
encore, l’IPF (Indice de Participation des Femmes). Des indicateurs de
cette nature sont proposés dans d’autres champs d’évaluation, comme
l’indicateur économique de Sharpe et Osberg, le ISEW (Indice of Sus-
tainable Economic Welfare), le HWI (Human Wellbeing Index), le
MDP (Measure of Domestic Progress), mais également des séries d’in-
dicateurs constituées à partir d’un nombre limité de pays, comme les
indicateurs sociaux de l’OCDE qui portent sur les tendances à l’œuvre
dans les États membres [OCDE (2006)].
La deuxième orientation est infra-nationale et regroupe des tenta-
tives destinées à opérer un redéploiement des indicateurs sur des agen-
cements locaux [Conseil de l’Europe (2005)]. Le redimensionnement
territorial des indicateurs synthétiques favorise la déclinaison d’indica-
teurs du développement humain ou la construction d’indicateurs spé-
cifiques comme l’ISS (Indicateur de Santé Sociale). S’y ajoutent les
différentes typologies d’indicateurs locaux qui concernent les commu-
nautés, à l’image des expériences menées en Amérique du Nord, au
Canada à l’intérieur du Canadian Policy Research Network et du
Federation of Canadian Municipalities Quality of of Life Project
[CPRN (2001) ; Kitchen et Muhajarine (2008)] et aux États-Unis dans
le cadre du Community Indicators Consortium, où des villes élaborent
des tableaux de bord constitués d’indicateurs de bien-être pour l’éva-
luation et l’aide à la décision [Jacksonville Community Council Inc.
(2007) ; Mid-America Regional Council (2007)].
Dans l’un et l’autre cas, les indicateurs constituent un ensemble
d’évaluations approchées de la rareté sociétale et de ses implications.
Ils contribuent également à faire de la prospective sociétale un enjeu de
démocratie économique, en intégrant les arbitrages sur les méthodes
d’évaluation et sur l’interprétation des résultats à l’intérieur du proces-
sus délibératif. Les débats sur le mode de construction des indicateurs
retrouvent avec la même acuité et la même exigence les réflexions
développées par Perroux pour le plan, en particulier le choix du cadre
de référence et des méthodes d’évaluation, la question du nécessaire
effacement des instruments de mesure face aux enjeux sociétaux qu’ils
recouvrent, le problème des rapports de pouvoir dont la dynamique se
cristallise dans l’élaboration des projets et la prise de décision, entre le
poids de l’expertise et les exigences du dialogue sociétal. De ce point
de vue, le redéploiement des indicateurs sur l’objet local, au sens des
différentes formes nationales d’agencements régionaux, constitue vrai-
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 825

semblablement une avancée importante dans la voie de la création col-


lective, qui prend ici la forme d’une prospective sociétale et de la
construction en commun d’indicateurs sociétaux. Cette dimension
retrouve de manière significative l’intérêt de Perroux pour l’objet local
et pour la contribution des communautés qui le composent au bien
commun : « Voilà des créations collectives (régions, territoire amé-
nagé), dont la substance est une réalité et une expérience sociales ; leur
accomplissement en ferait des ensembles d’individus, de petits
groupes capables d’être plus actifs, mieux valorisés et mieux valori-
sants, participant plus pleinement à la vie des communautés pro-
chaines et à celle de la communauté nationale, habiles à concevoir et à
vivre une certaine convergence entre leurs destinées individuelles et
celles d’ensembles plus étendus et durables » [Perroux (1970a),
p. 213].

CONCLUSION

L’interrogation posée à l’origine consistait à explorer le contenu


pluriel du concept de création collective, à en tracer les limites com-
préhensives dans l’œuvre de Perroux. Ce questionnement se prolon-
geait dans l’analyse des relations entre la création collective, le plan, le
territoire (la nation) et l’industrialisation. Et l’enjeu du texte consistait
ensuite à retrouver les préoccupations de Perroux dans la construction
d’une nouvelle théorie de la valeur, propre à interroger la nature et la
mesure des richesses.
En fondant la création collective sur une définition des ouvrages et
des œuvres qui incarnent la « production de l’homme par l’homme »,
Perroux contribue à extirper le plan des visions réductrices nées du
déterminisme économique et du primat de la mesure. Cette vision
émancipatrice permet alors de représenter le plan à la fois comme un
instrument, un moment et un garant du processus de création collec-
tive, entendu lui-même comme principe, condition et finalité de la
reproduction anthropoïétique, ouvrant sur une « société du plein déve-
loppement humain ». Bien entendu, cette évolution s’affirme seule-
ment en tendance dans le plan, et Perroux montre bien que de nom-
breux facteurs viennent en contrarier la réalisation.
La moindre influence puis la suppression du plan, et le recul des
promesses de la création collective apparaissent comme des consé-
quences de la privatisation de la décision publique, mais également de
l’hyperindustralisation qui accompagne la mondialisation et qui remet
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826 P. BÉRAUD

en cause les relations, considérées par Perroux comme vertueuses,


entre industrialisation, planification ou prévision et création collective.
Cette progression irrésistible de la « production de la chose contre
l’homme » oblige à penser une autre économie de programmes, qui
prenne en compte les exigences éthiques de la « production de
l’homme par l’homme ». Cette économie du dialogue peut être appro-
chée par la réflexion sur de nouveaux concepts d’économie politique
et par la construction d’indicateurs sociétaux, qui permettent de com-
mencer à concevoir la matrice d’un monde commun.
Dans cette interprétation, qui reprend les concepts de Perroux, la
valeur sociétale apparaît comme le reflet et la mesure de la création
collective. Elle s’érige sur une double fondation : un processus délibé-
ratif qui lui confère un caractère fondamentalement démocratique, une
économie politique de la durée qui l’inscrit dans le temps concret des
sociétés, dans le temps construit du développement durable. L’innova-
tion sociétale en constitue le moteur, irréductible à la fois à une déter-
mination micro-économique et à une définition macro-sociologique.
En tant que « fait social total », pour reprendre une expression de Mar-
cel Mauss, l’innovation sociétale érige la technologie en science
humaine des forces productives, transformant les choix techniques en
conditions d’une prospective sociétale destinée à améliorer l’usage des
ressources et à favoriser l’extension des capacités.
La valeur sociétale fait de l’extension des capacités et du recul de la
rareté les supports de la création collective. Elle transforme l’innova-
tion et la prospective en leviers pour le progrès sociétal et ouvre ainsi
la question du contrat sociétal, fondé sur la délibération et les capabi-
lités. Dans l’économie politique de la durée qui caractérise les sociétés
concrètes, agir en fonction de principes démocratiques pour faire par-
tager les choix du développement durable, c’est réintégrer ensemble le
contrat naturel [Serres (1990)], le contrat social (Rousseau) et le
contrat sociétal. Et cette réintégration procède d’une rationalité procé-
durale : « People must be persuaded not only of the necessity of action
but of the possibility that a better life can be created through action.
And they must be assured that they themselves – personally and their
heirs – will emerge from the crisis as well as one may reasonably
expect » [Galbraith (2008), p. 174]. En conditionnant l’adoption de la
valeur sociétale comme principe d’organisation des activités et la mise
en œuvre de la prospective comme support de la création collective, le
contrat sociétal conjugue le processus délibératif des choix avec un
cadre commun d’existence. Il incarne, à ce titre, la cristallisation des
trois contrats, des trois moments de l’être ensemble qui institue la
démocratie.
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LA CRÉATION COLLECTIVE, DU PLAN À LA VALEUR SOCIÉTALE 827

L’approche de Perroux est exigeante sur le plan épistémologique.


Elle suppose en particulier de dépasser les déterminismes discipli-
naires. Il en est de même pour la théorie de la valeur sociétale, qui
oblige à une réflexion sur une nécessaire refondation du statut des
sciences humaines. De ce point de vue, Michel Foucault a montré dans
Les mots et les choses que l’émergence d’une figure de l’homme
s’opère entre le XVIIe et le XIXe siècle à partir de l’entrelacement des
savoirs qui se constituent autour du triptyque d’une grammaire géné-
rale, d’une histoire naturelle et d’une analyse de la richesse [Foucault
(1966)]. La recomposition des savoirs pour voir s’affirmer une nou-
velle figure de l’homme au XXIe siècle, celle de « la production de
l’homme par l’homme », exige désormais une pluridisciplinarité assu-
mée qui mette fin aux cloisonnements auto-référentiels et aux relations
d’autorité entre les sciences et qui sache rendre lisible le bien commun
[Descola (2006)]. Le processus délibératif qui ouvre sur la prospective
sociétale doit se nourrir d’un dialogue des savoirs, tant il vrai, pour
conclure sur une citation forte de Perroux, que « le dialogue est le
moyen privilégié de la création, parce qu’il désubjective sans chosifier,
parce qu’il est une collaboration pour l’éveil et l’autonomie réci-
proques, et parce qu’il est inépuisable comme la spontanéité de l’esprit
et comme les valeurs que l’esprit vise » [Perroux (1970b), p. 124].

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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 831-859

Participation et développement
des forces productives

Patrick Guiol

Université de Rennes 1

La dérive de l’ultralibéralisme fait omettre une autre doctrine dans


le cadre de laquelle le politique est privilégié comme critérium de
l’émancipation humaine, accordant un rôle arbitral à l’État pour pro-
mouvoir une vision de l’économie au service de l’homme. Charles de
Gaulle et François Perroux se rejoignent parfaitement sur ce point.
L’un comme l’autre ne craignent pas d’affronter la question du pou-
voir : le pouvoir dans l’économie et le pouvoir sur l’économie. Et si
l’époque de la participation dans l’entreprise, comme du Plan – cette
« ardente obligation » – s’est conjuguée avec celle, aussi, du « concert
des nations » contre les hégémonies, c’est que le fondateur de la Ve
République embrassait une vision d’emblée planétaire, faisant preuve
de cette compréhension des systèmes complexes chère à F. Perroux. De
cette approche globale non dénuée d’imbrications géostratégiques, on
se limitera, ici, à montrer le caractère indissociable de la Participation
au registre de la prise en compte du paramètre social.

The ultra-liberalism drift leads to omit another doctrine within


which politics is given precedence as criterion of human emancipa-
tion, granting an arbitration role to the State, in order to promote a
vision of the economy in the service of humans. Charles de Gaulle and
François Perroux come together perfectly on this point. Both of them
are not afraid to face the issue of power: the power within the econo-
my and the power over the economy. And, if the time of participation
in the company and of the Plan - this “ardente obligation” – was also
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combined with the time of the “concert of nations” against hegemo-


nies, that is because the founder of the 5th Republic embraced a glo-
bal vision, showing his understanding of complex systems, so precious
to F. Perroux. Although this holistic approach does not go without
geostrategic imbrications, we confine ourselves in this paper to show
the inseparable nature of Participation within the consideration of the
social parameter.

« Lorsque l’on lance le thème de “la participation”, on jette une


sorte de défi au conservatisme et au conformisme des Français » [Per-
roux (1970)]. L’apostrophe lancée par François Perroux en hommage
à la mésaventure ultime que venait de subir le général de Gaulle en
1969 1, n’a rien perdu de son actualité. Avec une lucidité mâtinée d’une
touche de provocation, l’auteur de L’économie du XXe siècle tenait à
souligner l’alternative sur laquelle bute depuis toujours le terme de
participation : « il désigne une révolution, ou bien il procure un alibi ».
N’était-ce pas déjà ce distinguo que l’Homme du 18 juin dénonçait en
1950, lorsqu’il annonçait qu’à travers la participation c’est l’Associa-
tion réelle et contractuelle qu’il voulait établir, « ...et non pas ces suc-
cédanés : primes à la productivité, actionnariat ouvrier, intéressement
aux bénéfices, par quoi certains, qui se croient habiles, essaient de la
détourner ». Il ouvrait, en la matière, une perspective d’abolition du
salariat doublée d’un choix de société – au sens plein du terme : éco-
nomique et social mais, aussi, politique et culturel – et non un artifice
électoral. Or, un tel défi reste aujourd’hui entier.
L’intérêt que François Perroux manifestait pour la thématique parti-
cipationniste renvoyait aux conditions nécessaires au développement
des forces productives. D’ailleurs, la politique économique des deux
premiers septennats de la Ve République rejoignait les conceptions du
fondateur de l’ISMÉA. Le Plan était alors encore investi de sens et
qualifié « d’ardente obligation ». Et la participation s’inscrivait dans le
même type de dispositif et contribuait à sa cohérence.
Entre 1970 et 1972, la revue Économies et Sociétés consacra, sous
la direction de Perroux, trois numéros complets à la thématique parti-

1 Rappelons que le président de la République avait annoncé qu’il était résolu à pro-
mouvoir, dans la foulée du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat qu’il
soumettait aux Français, toute une série de mesures en faveur de la participation dans
l’entreprise. Ces mesures élaborées sous la responsabilité de René Capitant, Garde des
Sceaux, inquiétaient fortement le patronat et l’aile droite de sa majorité.
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 833

cipative. Au total, une somme inestimable 2. A l’époque, une telle ini-


tiative semblait méritoire compte tenu de l’hégémonie d’une « pensée
unique » première manière : le marxisme. À revers, deux décennies
plus tard, la plupart ralliés aux « principes » sommaires du marché et
de la concurrence libre et non faussée, s’obstinent, derrière Denis
Kessler par exemple, à décrédibiliser l’esprit du CNR et les réformes
de la Libération [Kessler (2007)] 3. Or, moins d’un an plus tard, alors
même que la crise des subprimes éclatait déjà aux États-Unis, cette
allégeance aux canons néolibéraux se heurtait à une crise présentée
comme sans précédent. Partout, y compris aux États-Unis, la média-
tion du politique dans l’économie semblait s’imposer de nouveau.
Or, la participation procède de cette philosophie de médiation poli-
tique. Elle représente précisément la tentative ardue d’aménager des
articulations entre les aspirations humaines et les contraintes écono-
miques dans le respect d’une économie de marché. On peut l’aborder
comme un outil de régulation, conforme aux grandes orientations
humanistes voulues par les fondateurs de l’Europe des Six. Ainsi à cet
égard, relira-t-on avec intérêt le court article de Charles Cheval qui clô-
turait le second des trois tomes d’Économies et Sociétés [Cheval
(1971)]. L’auteur y présente un texte de la Commission européenne,
publié peu de temps avant qu’une entrevue entre le Premier ministre
conservateur britannique, Edward Heath, et le président français,
Georges Pompidou, ne permette, au terme de certaines exigences
anglaises satisfaites, de débloquer le processus qui allait conduire à
l’adhésion de la Grande Bretagne, en janvier 1973. Ce texte, en date du
18 mars 1970, se présentait comme un Mémorandum au Conseil sur la
politique industrielle de la Communauté. La Commission stipulait :
«Le développement de l’industrie et le dynamisme du marché doivent
être rendus compatibles avec les exigences sociales et humaines »...
Après avoir mis l’accent sur l’amélioration des conditions et de la
dignité du travail, surtout manuel, la Commission y abordait le pro-
blème qui nous intéresse directement :
« Une participation plus active des travailleurs à la définition des
objectifs du développement et à la vie des entreprises est aujourd’hui

2 Près de 800 pages. Tome 1 : 195 p., tome 2 : 308 p. et tome 3 : 268 p.
3 On peut notamment lire : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil
national de la Résistance [...] Il est grand temps de réformer, et le gouvernement s’y
emploie [...] La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place
entre 1944 et 1952, sans exception [...] Il s’agit aujourd’hui de défaire méthodiquement
le programme du Conseil national de la Résistance. ». Challenge du 4 octobre 2007,
« Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ».
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834 P. GUIOL

une nécessité. La Commission est convaincue que l’expansion indus-


trielle pourrait être accélérée si deux séries de conditions nullement
contradictoires mais complémentaires étaient remplies. D’une part,
l’initiative privée et la concurrence doivent être reconnues et encoura-
gées, et la sanction du profit admise; d’autre part, l’évolution écono-
mique doit être orientée à tous les niveaux en fonction d’objectifs défi-
nis en commun ».
Et de poursuivre en affirmant son credo : « La participation n’est
pas seulement une exigence du progrès humain, mais un facteur d’ef-
ficacité industrielle ». Aussi, devrait-elle « s’établir progressivement et
sous diverses formes à tous les niveaux ».
Quarante ans plus tard, si la première de ces deux séries de condi-
tions a bien été remplie, la seconde reste un vœu pieux ; et le vote tar-
dif du Statut de la Société européenne, fin 2001, est bien en retrait des
projets initiaux. Il sert surtout d’alibi à des opérations de fusion-
concentration, au profit de quelques grands groupes, avec des consé-
quences sociales essentiellement négatives. De l’aveu même de la pré-
sidente de la DG-V, ce statut n’était pas destiné à concerner plus que
quelques dizaines d’entreprises importantes. Révolution ou alibi, Fran-
çois Perroux ne croyait pas si bien dire !

I. – LA PARTICIPATION COMME SYSTÈME COMPLEXE

Ce que l’opinion retient, au premier abord, de la participation, c’est


sa complexité. On rappellera cette affiche de 1968, déclinant le verbe :
« Je participe, tu participes, nous participons... ils profitent ! ». Il appa-
raissait alors tellement plus valorisant de prôner, sans autre forme de
procès, l’abolition pure et simple du capitalisme par la dictature du
prolétariat et, pour finir, l’utopie du Grand soir 4.
Il est vrai qu’avec la participation nous sortons des schémas simples
ou simplistes pour accéder à la complexité. Par définition, elle propose
un cadre de régulation entre apporteurs de capitaux et apporteurs de
travail, en se contentant de suggérer un pacte de dialogue. Elle ne se
substitue en aucun cas aux rapports sociaux, rendant cette approche

4 N’oublions pas qu’un tel climat idéologique avait conduit les coopérateurs du fami-
listère de Guise – la célèbre fabrique des poêles et cuisinières Godin – réunis en AG, à
voter, sous le coup de l’euphorie maximaliste du moment, la dissolution de leur expé-
rience d’industrie sociale, pourtant unique, sous prétexte qu’il ne pouvait y avoir un îlot
de socialisme en régime capitaliste ! Résultat : l’entreprise est devenue une filiale du
Creusot et le familistère est devenu une HLM .
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 835

ambiguë et ses interprétations multiples. Voie d’émancipation, elle


peut tout aussi bien être technique d’intégration et de manipulation.
Comme toute régulation démocratique, elle se contente d’établir des
règles et d’organiser des modalités de gestion de ces rapports dans le
sens d’une hiérarchisation souple de la société, et d’une plus grande
maturité des rapports sociaux. Ni plus, ni moins que de la démocratie.
L’interprétation de la notion étant polysémique, du côté gaulliste, par
exemple, s’en sont saisis, aussi bien des socialistes et des marxistes
non-staliniens (Bridier, Vallon, Capitant, Pivert, Jacquet, Rachet), que
des anti-marxistes convaincus (Aron, Baumel, Morandat, Michelet,
Terrenoire, Pick) [Guiol (1985)].
Les syndicats ouvriers comme le patronat y ont été longtemps hos-
tiles. Il est donc illusoire de croire qu’elle puisse se substituer aux rap-
ports de force. Elle en civilise seulement les excès ; elle en régule les
procédures. Nulle pseudo-utopie totalisante pacifiée ! Ce qui ne signi-
fie pas une impuissance à permettre aux partenaires d’interagir avec le
réel que ce soit sur la performance des entreprises ou la santé des sala-
riés [Guiol et Muñoz (2007)]. Avec elle, nous sommes au cœur des sys-
tèmes complexes chers à Perroux. « La participation dans la cité
moderne est multidimensionnelle par essence », écrivait-il [Perroux
(1970)].
Avec l’histoire de son élaboration, depuis les années 1840 jusqu’au
Général de Gaulle, nous percevons en elle les ressorts de ce qu’on
pourrait appeler un « mouvement de l’ordre ». Il est instructif d’obser-
ver quelques grands hommes de la République, qui, selon leur identité
idéologique d’origine, les uns partant du « social » pour rencontrer la
raison d’État, les autres partant d’un sens de l’État suffisamment élevé
pour rencontrer en chemin la condition salariale et la question sociale
comme une exigence incontournable, ont évoqué la participation.
Louis Blanc, Napoléon III, Waldeck Rousseau, Alexandre Millerand,
René Viviani, Aristide Briand [Dézès (1974)], Albert Thomas [Rébé-
rioux et Fridenson (1974)], ont été peu ou prou des acteurs de ce
« mouvement de l’ordre ». De Gaulle les a rejoints. Celui qui avait
donné des gages à la Résistance sur sa vision de la France d’après-
guerre, sur la société qu’il convenait d’établir et sur la nature du régime
économique à promouvoir. C’est, aussi ce qui explique la réciproque
chez bien des gaullistes, leur inclination envers l’économie de François
Perroux, à laquelle bien des hauts fonctionnaires de l’État gaulliste
furent formés. Il y a eu compatibilité d’approches puis conjonction des
conceptions sur la vision d’une économie au service de l’homme. De
Gaulle comme Perroux ne craignaient pas d’affronter la question du
pouvoir : le pouvoir dans l’économie et le pouvoir sur l’économie.
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836 P. GUIOL

Si les rapports de De Gaulle envers Perroux ne furent pas aussi per-


ceptibles ni aussi directs que ceux, privilégiés, que le président de la
République entretenait avec le polytechnicien Jacques Rueff, l’in-
fluence du professeur au Collège de France, sur les débuts de la Vème
République n’a pas été mineure pour autant. Par exemple, on trouve
dans les archives de Michel Debré un dossier relatif aux travaux pré-
paratoires du Conseil National du RPF 5. Y figure une « Note sur l’in-
flation », dont il est spécifié qu’elle a été « rédigée d’après les deux
communications de François Perroux au Congrès des Économistes de
langue française de mai 1947 et d’après ses diverses notes sur le même
sujet ». Y figure également un projet de « Réforme de la fiscalité en
vue du rationnement du pouvoir d’achat », où Michel Debré s’appuie
sur des études de Perroux, publiées dans Économie appliquée, et sur
ses communications au même congrès. Plus tard, sur la participation,
les choses furent plus directes, notamment autour des années 1966-
1967, lors de l’élaboration de l’ordonnance qui devait traduire en acte
l’amendement Vallon. Plusieurs circonstances ont contribué à la mise
en avant des idées de Marcel Loichot auprès des principaux gaullistes
de gauche portant le projet : MM. Vallon et Capitant. Loichot, poly-
technicien et P.D.G. de la plus importante firme française de conseil en
gestion, la Société d’Économie et de Mathématiques Appliquées
(S.É.M.A.), se range dans la tradition des ingénieurs réformateurs de
tradition saint-simonienne, que l’on retrouve avant-guerre dans
X-Crise, mouvement auquel avait appartenu Louis Vallon, autre poly-
technicien. Dans un article sur l’histoire de l’ordonnance d’août 1967,
Jean-Claude Casanova note que M. Capitant, lui aussi, avait appartenu
en 1938 au mouvement de pensée et de réflexion qu’animait Jean Cou-
trot [Casanova (1967)]. Mais surtout, il est intéressant de relever que
Perroux participa à ce groupe et fut impliqué dans les préparatifs, avant
que George Pompidou n’oriente la réforme dans un sens minimaliste.
Marcel Loichot a raconté les circonstances de son alliance avec Vallon
et Capitant et, partant, ses échanges avec le directeur de l’ISÉA 6.

5(1 DE 21) 29 p. ; tapuscrits, manuscrits, coupures de presse, 1947-1949 et s.d.


6« Sur le conseil de mon ami, le gouverneur général Roland-Prè, j’adresse en sep-
tembre mon texte à Louis Vallon. Il le lit, quatre fois affirme-t-il, pendant les fêtes du
1er janvier [...]. Le lundi 3 janvier, M. Vallon m’appelle dès la première heure. [...] Il a,
semble-t-il, enfin trouvé la théorie et le modèle concret pour l’œuvre que sa générosité
s’emploie depuis vingt ans à promouvoir. Et il juge » colossal un texte permettant à ceux
qui veulent bien réfléchir de tout comprendre en trois heures «... Le 15, je vais le com-
menter à M. Capitant. Comprenant tout dès l’abord, ce professeur de droit public en
publiera dès le 21 une synthèse absolument parfaite dans Notre République ... Et les
choses de s’accélérer à la suite de cet article». Un déjeuner, le 26, au restaurant Marius
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 837

I.1. Aux racines d’un « Mouvement de l’ordre »

Certaines filiations plongent leurs racines plus loin encore. Ainsi, ce


qu’on a nommé, notamment à propos de F. Perroux ou des « non-
conformistes des années 30 », la recherche d’une « troisième voie »
n’avait rien de nouveau. Godin regardait plutôt du côté de Fourier. Tout
comme le gaulliste de gauche Jacques Debû-Bridel qui fut l’un des
16 membres fondateurs du CNR et qui, à l’époque du RPF, écrivit sur
l’association capital-travail pour le compte de De Gaulle [Debû-Bridel
(1937), (1947), (1978a)]. Mais, on décelait la participation, aussi,
en gestation chez les saint-simoniens, fer de lance de « l’association-
nisme ». Ce n’est pas un hasard si la revue Économies et sociétés leur
a consacré cinq tomes ! N’oublions pas que c’est Philippe Buchez
(1796-1865), militant saint-simonien, qui lança l’idée des coopératives
ouvrières de production. Les penseurs du socialisme dit utopique
(Saint-Simon, Fourier, Proudhon...) domineront le mouvement ouvrier
international jusqu’en 1870, au point que l’on identifiera souvent
socialisme et économie sociale... Les thèses collectivistes de Karl
Marx ne l’emporteront qu’ensuite, et progressivement. Avec l’avène-
ment du guesdisme, puis dans le sillage du communisme, les rivalités
politiciennes chez les socialistes s’exacerberont dans une escalade rhé-
torique sans fin, à tel point que la recherche d’une voie alternative au
« capitalisme sauvage », la deuxième voie en réalité, se retrouve
déclassée en troisième, entre le capitalisme et le collectivisme. Margi-
nalisée, elle fut abandonnée par les socialistes révolutionnaires lais-
sant, ainsi, vacante cette piste très française du socialisme originel.
Reniement qui laisse, du même coup, le champ libre aux chrétiens
sociaux sur un plan idéologique, comme aux ingénieurs et cadres sur
un plan sociologique. Le congrès d’Amsterdam du 13 août 1904 est,
sur ce point, déterminant. En tranchant le différend entre Guesde 7 et

avec MM. Burin des Rosiers, secrétaire général de la présidence de la République, Dro-
mer, attaché au Cabinet, François Perroux, professeur au Collège de France, G. Peni-
neau, Vallon et Capitant. Thème : l’article 33. On me demande de préciser ma pensée
pour aider à l’établissement du fameux projet de loi «. La réforme pancapitaliste, op. cit.
pp. 30-39 [Capitant et Vallon (1971)].
7 « [...] Pour nous, et pour l’immense majorité des socialistes représentés à Amster-
dam », déclare Guesde, « le socialisme a sa base dans les phénomènes économiques ; il
sort tout armé du capitalisme, dont il est à la fois l’aboutissant et le correctif. (...) L’In-
ternationale, (...), devient, en même temps qu’une possibilité, une nécessité. Tout
change, au contraire, dès qu’on ne voit dans le socialisme (...) qu’un postulat, le prolon-
gement ou le couronnement d’un mouvement démocratique issu lui-même de la Révo-
lution bourgeoise de la fin du dix-huitième siècle. Et c’est parce Jaurès (...) se rattache à
cette dernière conception, c’est pour cela qu’il accepte et réclame (...) une collaboration
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838 P. GUIOL

Jaurès en faveur des thèses guesdistes 8, il amorça un virage décisif,


annonciateur d’un divorce qui se concrétisera seize ans plus tard, au
congrès de Tour (25-30 décembre 1920). A partir de là, toute orienta-
tion « participationniste », déconsidérée en « collaboration de classe »,
désertera durablement les rangs socialistes. Du moins officiellement et
durant plus de 80 ans. Pourtant, en 1917, année où les regards vont se
tourner vers la Russie et sa révolution bolchevique, est promulguée en
France la loi du radical Henri Chéron, première loi adoptée sur la par-
ticipation, instaurant le statut des SAPO 9 (26 avril 1917). Elle passera
inaperçue 10. Parallèlement, le Bureau International du Travail (BIT)
est créé en 1919. On trouve chez son premier président, Albert Tho-
mas, des sympathies indéniables et explicites pour la participation tan-
dis que le mouvement ouvrier, lui, s’en détourne. Thomas serait même
passé, d’une vision de l’intérêt national incarné par le seul parti socia-
liste à la conception d’un partage des responsabilités entre le patronat
et les organisations ouvrières sous la tutelle de l’État [Rébérioux et Fri-
denson (1974)], de même qu’il serait passé de l’exigence de la « révo-

de plus en plus permanente avec les éléments les plus avancés, c’est-à-dire démocra-
tiques et républicains de la bourgeoisie ». Ce dont se distingue Jules Guesde, en
extrapolant son divorce doctrinal sur une fin toute théorique des nations dont il dilue le
sens : « Pour nous, socialistes, il n’y a pas de question de nationalité; nous ne connais-
sons que deux nations; la nation des capitalistes, de la bourgeoisie, de la classe possé-
dante, d’un côté; et de l’autre la nation des prolétaires, de la masse des déshérités, de la
classe travaillante ». « Et de cette seconde nation – ajoute-t-il jouant de l’inversion entre
vous et nous – nous sommes tous, vous socialistes français et nous socialistes allemands.
Nous sommes une même nation : les ouvriers de tous les pays forment une seule nation
qui est opposée à l’autre, qui est aussi une et la même dans tous les pays ». Il emporta
ainsi l’adhésion des voix allemandes.
8 C’est la rupture avec la nation qui en résulte, dont les conséquences seront lourdes
sur le plan théorique ; par la même occasion suit l’abandon de la démocratie républicaine
– qualifiée de bourgeoise – au profit d’une idéalisation totémique de la classe ouvrière.
L’idée d’Internationale s’en trouve circonscrite à une vision schématique supranationale
au seul critère d’une solidarité ouvrière que les carnages de la Première guerre mondiale
n’allaient pas tarder, hélas, à conforter pour des générations ! Le pacifisme amalgamant
alors, dans un même rejet, nationalismes et nation. Chacun connaît pourtant cette phrase
célèbre de Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie. Beaucoup d’inter-
nationalisme en rapproche ». C’est que son internationalisme pourtant insoupçonnable
n’était pas exclusif de l’importance qu’il accordait aux conditions tout aussi essentielles
au développement de la démocratie dont le creuset demeure la nation.
9 Société anonyme à participation ouvrière.
10 Si ce n’est qu’une grande compagnie aérienne française, UTA, fut constituée sous
ce régime. Non sans conséquence par la suite d’ailleurs, spécialement lors de son rachat
par Air France, en janvier 1990. Les ex-UTA ayant tenu à défendre leurs acquis sociaux,
malgré l’abandon du statut de SAPO lors de la fusion, les salariés d’Air France en pro-
fitèrent par ricochet. Air France est encore, aujourd’hui, une compagnie aérienne qui se
singularise, par exemple, par son fort actionnariat salarié.
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lution socialiste » à celle de « réformes très hardies » allant même jus-


qu’à prendre en considération les corporations fascistes 11. C’est dire
le degré de liberté pris avec le dogme. Au point que Thomas « finissait
par aspirer à un œcuménisme politique de la croissance industrielle » 12.
Difficile de mieux définir ce « mouvement de l’ordre » ! Autre événe-
ment notable de la période : l’année 1919 verra la réunion à Paris, les
16-19 mars, de la Confédération Internationale des travailleurs chré-
tiens et, les 1 et 2 octobre, le Congrès de constitution de la CFTC.
C’est désormais essentiellement par ce courant que seront véhiculées
les thèses participationnistes durant les vingt années suivantes. Ajou-
tons que sur le plan institutionnel, outre la loi Chéron, cette période de
gestation politique de la participation s’achèvera par la grande enquête
ministérielle de 1923, et qu’il n’est pas sans intérêt non plus de se
reporter au Rapport du Directeur à la Conférence Internationale du
Travail, en 1927 13. Délaissée par les partis de gauche dont la rhéto-
rique est peu compatible avec la nuance inhérente à la problématique
participationniste, cette dernière va se heurter aux idéologies managé-
riales naissantes.
Ainsi, l’entre-deux guerres fut-elle davantage le temps d’une matu-
ration de l’idéologie de l’organisation et du management technocra-
tique, dans le sillage de Fayol ou Burnham. Les orientations participa-
tionnistes sont escamotées par une approche ingénierie de la gestion des
ressources humaines, au service des intérêts industriels. Sur le plan phi-
losophique, seuls les syndicats d’employés et de cadres chrétiens assu-
rent le relais et portent le flambeau de la participation stricto sensu.

I.2. Radioscopie d’un corps de doctrine : pas plus Charte


du Travail qu’autogestion libertaire

Face à cette histoire déjà riche, certains détracteurs de la participa-


tion n’hésitèrent pas à s’appuyer sur des arrière-pensées polémiques
pour cantonner la « troisième voie » aux tentations corporatistes de la
Charte du Travail 14. Le constat vaut bien sûr pour les « non-confor-

11 Ce qui lui valut les plaintes des socialistes italiens et de certains socialistes fran-
çais. Il leurs répondit qu’en tant que fonctionnaire international il devait s’intéresser à
tout encadrement du travail et des travailleurs.
12 Loc. cit. p. 97.
13 Cf. 10° session, p. 238-239.
14 Le régime de Vichy promulgue la Charte du Travail, le 26 octobre 1941, en vue de
construire un nouveau modèle de société et d’État paternaliste, autoritaire, autour de la
devise « Travail, Famille, Patrie », qui remplace durant quatre ans la devise républicaine
« Liberté, Égalité, Fraternité ».
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mistes des années 30 » desquels Perroux n’était pas si éloigné. Les


racines de leur réflexion étaient pour l’essentiel françaises selon les
historiens. C’est vrai dans la mesure où leur pensée s’est particulière-
ment développée au confluent de deux courants d’idées : le courant du
socialisme français en général, et du proudhonisme en particulier (sur-
tout sensible au sein de l’obédience personnaliste de L’Ordre Nou-
veau), et, par ailleurs, la tradition du catholicisme social (surtout pré-
sente dans Esprit et dans une partie importante de la Jeune Droite). À
cet égard, la diversité des trajectoires individuelles chez les syndica-
listes de l’USIC (Union sociale des ingénieurs catholiques), qui
avaient longuement réfléchi au sujet bien avant la guerre, est sympto-
matique. Beaucoup d’entre eux ont rompu avec la séduction qu’avait
exercé initialement sur eux la Chartre du Travail, en raison principale-
ment de leur opposition au principe du syndicalisme unique par cor-
poration. Participation entre classes n’étant pas négation de l’existence
des classes. Sans compter qu’aux yeux des plus lucides, même non
marxistes, décréter l’abolition de la lutte des classes en incluant dans
un même syndicat patrons et salariés, constituait une aberration tra-
duisant une incompréhension des structures sociales. Ce qui, au final,
revient à s’appuyer sur un raisonnement qui vide de sens le concept
même de participation. Ce qu’a fort bien montré Louis Vallon lorsqu’il
s’appliqua à distinguer point par point, dans un livre rédigé en 1951,
l’association capital-travail de la Charte du Travail [Vallon (1951)]. Au
demeurant, on pourrait tout aussi bien renverser la charge des
influences. Et la notion même de corporatisme a prêté à interprétation.
Entre Perroux qui écrivait avant-guerre : « Le corporatisme est le
régime qui à l’intérieur du système capitaliste, organise, dans l’inten-
tion de corriger les défauts et les abus entraînés par un tel système, la
collaboration de l’élément patronal et de l’élément ouvrier » [Perroux
(1938)] et Gaëtan Pirou qui, la même année, stipulait dans son Essais
sur le corporatisme : « Pour que l’on soit en présence d’un système
corporatif, il faut et il suffit que l’ensemble des individus appartenant
à une profession soit constitué en corps et que les organes directeurs de
ce corps aient pouvoir de parler et de légiférer au nom de la profession
tout entière » [Pirou (1938)], il y a plus qu’une nuance [Loubet del
Bayle (1969), Amoyal (1974), Cohen (2006)]. Si l’on peut admettre
qu’entre « participationnistes » de divers horizons règne une voisine
aversion de la lutte des classes, côté Charte du Travail ses promoteurs
ne cherchent nullement à en résoudre les causes structurelles. Ils s’ac-
commodent de lui voir substituée une collaboration forcée. La posture
est purement idéologique.
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Du côté gaulliste, il en va tout autrement. Hormis certaines sensibi-


lités, à l’image de celle de Jacques Baumel un temps mis en avant lors
des premières années d’existence de l’Action ouvrière du RPF, de
1947 à 1949, les plus ardents participationnistes y sont généralement
d’anciens socialistes ou des humanistes chrétiens, parfaitement infor-
més des analyses économiques et sociales de Marx, et dotés d’une
solide culture théorique [Guiol (1985)]. Ils ne confondent pas valeurs
fraternelles et réalités structurelles. Ils cherchent seulement les voies
d’un progrès social, via un dépassement des oppositions de classes, au
nom d’un intérêt supérieur qui les transcende : l’intérêt national. Celui-
ci nécessitant une forte cohésion sociale et, pour ce faire, une média-
tion fondée sur davantage d’équité et de justice. Car, ils le savent d’ex-
périence, c’est bien au nom de la solidarité nationale que le patronat a
le plus souvent accepté de se voir imposer des mesures sociales. C’est
d’ailleurs là l’un des nœuds de la séparation d’avec les marxistes-léni-
nistes dans le respect de la nation comme moteur de l’histoire et creu-
set incontournable de la voie démocratique 15. Bien qu’aboutissant à
des conclusions politiques radicalement différentes, la démarche de
ces gaullistes de gauche emprunte beaucoup à l’analyse marxiste du
travail. Notamment à partir de ses trois pôles majeurs : la nature du
salaire, comme louage de la force de travail mise à disposition du
patron ; le rapport social qui en résulte, à savoir : le salariat ; et enfin,

15 Pour ces gaullistes de gauche, voire ces Compagnons de la Libération, la nation


dépasse de loin la vision organique, culturelle, ethnique voire religieuse du Positivisme.
Nourri de la fraternité de la Résistance, leur patriotisme se fait une conception élective
de la cohésion nationale. C’est la nation forgée sur le mariage de l’Histoire et de la
citoyenneté. A la suite des Barrès, Renan ou Péguy, cette vision offre le cadre le mieux
adapté au « consentement qui rend les lois fécondes » [Fondation Charles de Gaulle]. En
capacité d’affronter les tumultes de l’histoire, la nation devient une valeur universelle
partagée qui éloigne définitivement du nationalisme intégral d’un Maurras, disciple
d’Auguste Comte. L’imbrication étroite entre démocratie et nation repose alors sur le
schéma suivant : faute d’atteindre l’idéal du Contrat social de J-J. Rousseau – à savoir le
consensus intégral – la démocratie doit se contenter du règne de la majorité comme
approximation et moindre mal. Or, ce règne ne peut fonctionner durablement qu’à une
condition : que la minorité accepte de jouer le jeu. Se pose, alors, la question du cadre
qui peut rendre supportable l’acceptation des lois qui s’imposent à tous et surtout à la
minorité. La certitude de constituer une communauté de destin est un facteur de
confiance indispensable qui relègue au second plan les différences politiques et les rends
acceptables. Le règne de la majorité n’est donc possible, compatible avec la liberté,
selon R. Capitant, que s’il fonctionne dans le cadre d’une nation. Mais, la nation dans ce
sens, n’est plus l’organisme tribal ou ethnique totalitaire, elle est un système de relations
personnelles entre les citoyens dont le fonctionnement s’appuie sur un sentiment de fra-
ternité. Le pacte républicain instaure la tolérance mutuelle qui sauvegarde les différences
et les originalités sans mettre en cause l’unité de l’ensemble [Fondation Charles de
Gaulle (2002)].
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la conséquence de ce rapport : la lutte des classes... qu’il faut donc


combattre à la racine en abolissant la condition salariale elle-même.
D’où leur volonté de migrer vers une économie de « sociétaires », tout
en demeurant dans le cadre d’une économie de marché. Aussi incon-
gru que cela puisse paraître pour un lecteur non averti, le concept de
plus-value, dérivé de la théorie de la valeur des économistes clas-
siques, Adam Smith et David Ricardo pour devenir l’axe fondamental
de toute la pensée sociale et effectivement la pierre angulaire de la
théorie de Marx, est intégralement repris par ces gaullistes. « Cette
expropriation (la plus-value) dont Marx a fait un des arguments prin-
cipaux de sa critique n’est pas douteuse », affirme d’autant plus volon-
tiers René Capitant qu’il fonde sa conception de l’association et de la
participation sur le principe du respect intégral de la propriété privée,
de toute propriété privée, à commencer par la propriété, pour un tra-
vailleur, de son propre travail. Quant à Manuel Bridier, nommé par de
Gaulle à la tête du principal organe de presse ouvrier du RPF, ancien
communiste et futur co-fondateur du PSU, il écrit dans Liberté de
l’Esprit, la revue théorique du RPF : « La lutte des classes n’est pas
une “invention” de Marx, elle est un fait historique dont Marx a fait
l’analyse. On peut discuter l’analyse, et plus encore le système qui en
découle ; on ne peut pas nier l’existence du fait ».
Le n° 57 du Rassemblement ouvrier, édité en pleine période d’anti-
communisme offensif, lors des très dures grèves de 1947-1948, en
pleine grève de la métallurgie et de l’aéronautique, une semaine avant
que n’éclate une nouvelle vague de grèves, dont celle des mineurs
déclenchée le 7 octobre 1948, offre un exemple instructif de cette
ouverture d’esprit. A la question « Pour être RPF, doit-on être anti-
marxiste...? », la réponse est catégoriquement « non ». Seul, « l’ex-
pansionnisme idéologique mondial du bolchevisme » est violemment
rejeté. Cette réserve admise, « le RPF n’impose aucun point de vue à
ses adhérents à ce sujet. Le RPF a des objectifs, il rassemble ceux qui
sont d’accords avec ces objectifs, quelles que soient leurs raisons »
[Orio et Quilès (1948)].
Le compromis ébauché entre socialistes, communistes et gaullistes
durant les années de combat contre l’occupant, sur la base d’une vision
progressiste de la société française, fut prometteur. Un temps, on a cru
le rapprochement s’opérer autour du programme du CNR, perçu
comme une conciliation mobilisatrice pour la future Reconstruction.
Les mesures prises à la Libération en sont l’illustration avec, notam-
ment, l’ordonnance du 22 février 1945 qui crée, sur proposition de
René Capitant, les comités d’entreprise. Signée par le général de
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Gaulle, elle insiste dans son préambule sur le fait que « le grand mou-
vement populaire qui a libéré la France de l’ennemi n’a pas été seule-
ment un mouvement de libération nationale. Il a été également un
mouvement de libération sociale. L’idée motrice en a été la nécessité
d’associer les travailleurs à la gestion des entreprises et à la direction
de l’économie ». Et que dire de l’alinéa 8 du préambule de la Consti-
tution (repris à celle 1946 et validé dans celle de 1958) qui dispose
que : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à
la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la ges-
tion des entreprises » ? En cette courte période d’après-guerre, tout
semble indiquer la détermination du Chef du gouvernement provisoire
à favoriser ces convergences en pariant sur une praxis qui jugulerait les
postures partisanes. Rappelons la création de la Sécurité sociale, des
délégués du personnel et les nationalisations et, à l’occasion, remar-
quons que c’est de Gaulle qui introduisit, pour la première fois dans
l’histoire de France, des communistes au gouvernement, ce dont Léon
Blum n’avait pas eu l’audace pendant le Front Populaire. Mais la
guerre froide vint briser l’ampleur puis l’avenir même du mouvement
d’émancipation sociale, amorcé à la Libération. Les compagnons de
route d’hier devinrent adversaires irréductibles. Le divorce autour du
sacro-saint principe gaullien d’indépendance nationale se doubla d’une
discordance institutionnelle rédhibitoire. De sorte que la rivalité entre
gaullistes et communistes a enseveli les formules participationnistes
issues du compromis du CNR. Et cela avec d’autant plus de violence
que de Gaulle continuait de s’appuyer sur l’association capital-travail
comme thème majeur de propagande pour implanter son RPF dans le
monde ouvrier, terres d’élection du Parti communiste [Guiol (1998),
p. 399-428]. Ce dernier a défendu son bastion en radicalisant le thème
de la lutte des classes. L’objet central de la discorde qui opposait les
deux protagonistes était pourtant tout autre, patriotique et géostraté-
gique. Résultat : à gauche, une génération de militants sociaux fut for-
matée à nouveau « à l’ancienne » dans le rejet de toute approche par-
ticipationniste. Nous sortons à peine de ce schéma, en dépit de
l’effondrement, déjà ancien, de l’URSS.

I.3. Perroux – de Gaulle : ou l’économie subordonnée au primat


du citoyen

Si, au début du XIXe siècle, certains patrons ont cru trouver dans la
participation (version « participation aux bénéfices » exclusivement)
une technique pour réduire les grèves et stabiliser le personnel ce n’est
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pas tant leur motivation qui est digne d’intérêt, c’est la solution imagi-
née pour parvenir à leurs fins qui est instructive : une intelligence des
relations de cause à effets, qui méritent attention. Ce lien qu’ils éta-
blissent entre la nature des rapports sociaux et les comportements des
salariés au travail. Toute méthode participative représente un coût pour
le capitaliste, que ce coût soit matériel ou, pire peut-être, symbolique.
L’important pour le patron est de savoir si, au bout du compte, le solde
est profitable dans sa relation de concurrence aux autres patrons.
Depuis des décennies, de nombreuses études de sociologie industrielle
et de sociologie du travail ont montré que la réponse est positive. Voilà
pourquoi, dans le sillage de la décrispation idéologique des dernières
décennies, la nébuleuse participationniste semble mieux accueillie.
Mais, elle l’est sur la base d’une logique qui se veut celle du « gagnant-
gagnant » qui, en distinguant au sein du patronat les anciens des
modernes, a ses limites. L’objectif de performance et de productivité
qui est le seul ressort de cette adhésion aux techniques participatives
s’abstrait d’un quelconque choix de société guidé par des préoccupa-
tions humanistes, voire des impératifs de cohésion nationale. Cela
signifie que, même sous l’apparence du dialogue entre « partenaires
sociaux », le malentendu social n’est pas prêt de s’éteindre. Et perdu-
rent, avec lui, les raisons pour les travailleurs de lutter pour la défense
de leurs intérêts. Contrairement à une idée reçue et quitte à décevoir
bon nombre de ses partisans – surtout dans les milieux dirigeants –,
participation et lutte des classe ne seront jamais exclusives l’une de
l’autre, du moins en régime capitaliste. Seule, la marge qui n’est pas
fondamentale est susceptible d’être résorbée. Mais cela s’appelle déjà
un progrès. Pour le reste, le domaine du compromis – donc de la négo-
ciation et donc de l’état des rapports sociaux et des conquêtes poli-
tiques – suivra son cours mais dans des conditions nettement plus civi-
lisées à l’image de ce que nous enseignent les pays nordiques. Car, à
supposer – pure hypothèse d’école – qu’au terme d’une politique
authentique, la participation au capital croisse dans des proportions
telles que le système dans son ensemble migre vers un régime d’éco-
nomie coopérative constituée de « sociétaires » (modèle de citoyenneté
économique auquel aspirent les participationnistes), une telle hypo-
thèse mettrait de toutes façons des décennies à se réaliser.
Sans rêver d’un modèle achevé et clos, nous pensons que le progrès
consiste déjà tout simplement à cheminer. Ainsi, en a-t-il été de tous
les progrès sociaux accomplis depuis la reconnaissance du droit de
grève (Loi Émile Ollivier du 25 mai 1864) ou celle des syndicats
(21 mars 1884 Waldeck Rousseau) que personne ne songerait à
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remettre en cause aujourd’hui... Alors même que ces réformes ont été,
en leur temps, adoptées par des hommes d’État ouverts aux thèses
participationnistes et que les socialistes révolutionnaires déclaraient
leur méfiance si ce n’est leur opposition. Réalité volontiers tronquée
a posteriori par l’historiographie officielle qui préfère exalter un
mythe, celui exclusif des conquêtes ouvrières. Aujourd’hui, on voit la
Sécurité sociale subir cette même réécriture. Instaurée de notoriété
publique par le général de Gaulle à la Libération conformément à sa
doctrine de solidarité et d’unité nationale, elle se voit de plus en plus
souvent présentée aux jeunes générations, du moins dans les meetings,
sous une version épique et apocryphe d’une victoire « ouvrière »
arrachée de haute lutte à la Bourgeoisie !
Pour revenir à l’après-guerre, si le Plan est généralement présenté
comme un vecteur de participation de tous « les agents économiques »
à la vie politique, il est également apparu comme un lieu d’apprentis-
sage des grands principes de la macro-économie. Il n’y a pas de parti-
cipation sérieuse possible, en effet, sans formation. C’est dans le cadre
du Plan (1962-1968) que la formation est instituée comme principe de
définition de la qualification professionnelle et de l’équilibre de l’em-
ploi. Au demeurant, le Commissariat général du Plan, organisme créé
par le général de Gaulle à la Libération, relevait d’une conception qui
était précisément due à François Perroux.
Formation et participation ont partie liée, notamment à travers la
formation économique et sociale des travailleurs appelés à exercer des
responsabilités syndicales.
Mieux encore : si, structurellement, la « lutte des classes » n’est pas
prête de s’éteindre, du moins par définition tant qu’existera le capita-
lisme, sociologiquement elle perd de sa virulence au sein des sociétés
développées. François Perroux avait pressentit le phénomène au point
d’en tirer argument en faveur de la participation : « Les techniciens, les
ingénieurs, les cadres acquièrent une importance croissante dans la
gestion économique et productive des ressources. Les dispositions
d’esprit varient à l’intérieur de ces catégories, assez mal désignées par
le terme de “nouvelles classes moyennes”. Beaucoup, en tout cas, y
sont réformistes et non révolutionnaires » [Perroux (1970), p. 1152].

I.4. Épouser la modernité pour mieux la maîtriser :


éloge de l’État manager

En 2001, les organisateurs d’un colloque international patronné par


le CNRS sur le thème « Entre travail et citoyenneté, la formation per-
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manente », s’interrogeaient sur le fait que les principales lois sur la for-
mation permanente et la formation professionnelle avaient été promul-
guées sous le régime gaulliste. Constat qui ne cessait d’attiser leur
curiosité. Tout commence, en effet, avec la loi de 1959 qui précède la
loi de 1971 (Chaban-Delors) sur la formation permanente et qui jette
l’essentiel des fondements en programmant la promotion du travail et
la promotion sociale. Le dispositif s’enracine, ensuite, avec la loi de
1966 qui introduit la notion de congé individuel de formation.
Or, les représentations que ces sociologues et ces animateurs
sociaux se faisaient de de Gaulle différaient de la connotation de pro-
motion ouvrière et sociale, que véhicule l’idée de formation profes-
sionnelle. D’où leur interrogation sur l’existence, chez de Gaulle,
d’une vision conceptuelle cohérente dans laquelle inscrire la mise en
œuvre du dispositif.
L’explication de ce paradoxe apparent n’était pas unique mais, tou-
tefois, relativement simple pour quiconque en connaissait les ressorts :
entre le rêve républicain d’une « société de promotion », chère à
Michel Debré, et l’horizon espéré d’une « société de participation »,
chère à De Gaulle, comment hiérarchiser les déterminants du disposi-
tif de formation professionnelle ?
Pour les initiateurs du colloque, la formation, attachée au mot
d’ordre de « modernisation », idéologie qui a orienté les grandes
réformes d’après-guerre, apparaissait, à juste titre, comme un instru-
ment d’accompagnement. De même, ont-ils constaté que dans les
entreprises où les premières actions de formation ont été impulsées à
des fins de pacification sociale elles furent, en même temps, un moyen
d’accroître la productivité. Vision pourtant incomplète.
Indépendamment de toute problématique du « mouvement ouvrier »
étrangère au mode de raisonnement de Charles de Gaulle, le couple
formation-participation relève d’une logique autre que celle de la paci-
fication, tout en véhiculant une authentique volonté d’émancipation de
la condition salariale ; pour peu qu’on accepte le prisme de la nation
comme acteur majeur et l’État comme son outil privilégié. Selon ce
schéma, la formation professionnelle permanente ne fait que traduire
la rencontre de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif, et entre en
conformité avec l’exigence de gouverner par le « bien commun ». Le
chef de la France Libre l’avait annoncé durant les années de guerre : le
pays se devrait d’accepter le prix de la consolidation du sentiment
national pour se relever des décombres. Et ce prix était précisé : outre
la mutation de la République vers davantage de suffrage universel
direct, des progrès tangibles s’imposaient en matière de justice sociale,
d’intégration et de promotion ouvrière.
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Ancien ministre du Général et doyen du Conseil économique et


social, Philippe Dechartre, consulté dans le cadre de la préparation de
ce colloque, témoigna l’attachement de Charles de Gaulle à l’idée de
formation professionnelle, parce qu’elle était un argument dans son
système de participation. « Il n’y a pas de participation sans compé-
tence. Il n’y a pas de dialogue au sein de l’entreprise sans équivalence
des compétences », lui aurait-il affirmé. Équation que l’on trouve
confirmée dans la relation dialectique que suggéraient déjà certaines
déclarations à l’époque du RPF, ici à Marseille le 17 avril 1948 :
« L’Association qui, formée pour le rendement et pour le progrès, régé-
nérera le syndicalisme et, en outre, prendra à son compte ces éléments
du rendement collectif que sont l’apprentissage, la formation tech-
nique, la sélection des meilleurs depuis le bas jusqu’en haut ».
Dans les années 60 où le niveau de chômage était trop faible pour
devenir le souci majeur de nos dirigeants, ceux-ci s’attachaient surtout
à définir une ambition pour l’avenir : celle de penser une politique de
l’emploi tournée vers le plein emploi qualifié. Une haute qualification
de la main d’œuvre étant alors perçue comme solution conforme au
développement de l’économie française. Avec l’ensemble de cette
politique (économie industrielle/formation/participation), précise
Dechartre, « c’était la nation qui était en cause. (...) La formation pro-
fessionnelle était un besoin essentiel pour le dynamisme de la nation.
C’était une grande politique ! ». Tout le contraire de ce qui se passera
quelques décennies plus tard avec les vagues successives de plans pour
« lutter contre le chômage » en s’appuyant sur des travaux peu quali-
fiés ou déqualifiant. L’option gaullienne, elle, résultait d’un diagnostic
de fond : les ressources françaises étant limitées, la puissance de la
nation dépendrait désormais, plus que jamais, de sa productivité. En
définitive de la technicité, de l’ingéniosité, de l’ardeur au travail de ses
ressortissants, ce qui revient à dire que tout dépendrait de l’élévation
du niveau de qualification des Français, de leur volonté et de leur
implication.
Vision stratégique offensive donc, tournée vers le futur et qui
embrasse pleinement l’interdépendance des facteurs sociaux et écono-
miques pour garantir la souveraineté par l’indépendance nationale 16.
Cette logique gaullienne, industrieuse et sociale, se trouve explicite-

16 Option que F. Perroux partageait à sa manière, au niveau économique, cf. « Indé-


pendance » de l’économie nationale et interdépendance des nations, où on le voit s’ex-
primer avec des accents gaulliens (p. 152), souligner les risques de « l’atlantisme » et la
menace que représenterait l’hégémonie croissante du modèle américain (p. 202) [Per-
roux (1963)].
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ment exprimée lors d’une conférence de presse organisée le 4 janvier


1948, à l’attention de la presse anglo-saxonne. Non seulement de
Gaulle interloqua son auditoire en émettant des doutes sur l’utilité de
l’Alliance atlantique, si celle-ci persistait à ignorer la question sociale,
mais il y évoquait les implications de l’aide américaine en ces termes :
« Que voulez-vous ? Nous n’avons pas de terres nouvelles à conqué-
rir. Notre “espace vital” est atteint. Il ne faut pas nous attendre à voir
jaillir de notre sol des sources imprévues de richesse. Quant aux
matières et produits qu’il nous sera possible d’importer, en vertu, par
exemple d’un éventuel Plan Marshall (...), soyons bien convaincus que
nous devrons les payer, sous une forme ou sous une autre (...). C’est
par là, justement, que la classe ouvrière française voit s’offrir à elle le
moyen de jouer le grand rôle qui lui revient (...). Car, le progrès dans
la productivité comment l’obtenir, sinon par la coopération active du
personnel tout entier ? Oui, parfaitement ! Il faut que tout le monde s’y
mette et que chacun y ait intérêt. (...) En vérité, la rénovation écono-
mique de la France et, en même temps, la promotion ouvrière, c’est
dans l’association que nous devons les trouver » 17.
Voilà de solides raisons d’accorder crédit à ses paroles lorsque deux
ans plus tard il récidive sur une réflexion déjà inspirée durant la guerre :
« La question principale, celle qui est au fond du drame de notre siècle,
je veux dire la question de la condition ouvrière » 18. Question dont il
lie les vertus de sa résolution aussi bien à l’indépendance et au rayon-
nement de la France qu’à la paix dans le monde.
A ce niveau, le raisonnement s’ouvre aux apports de l’analyse maté-
rialiste du capitalisme, système qui, « du point de vue de l’homme
n’offre pas de solution satisfaisante » 19, dira-t-il ! « La propriété, la
direction, le bénéfice des entreprises capitalistes n’appartient qu’au
capital. Alors, ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans une sorte
d’état d’aliénation » 20. Il veut donc changer cela, d’abord par souci de
justice et de dignité, mais aussi par nécessité au regard de sa concep-
tion de la cohésion nationale. Logique qui permettra à R. Capitant, ce
gaulliste de gauche enflammé dont on a dit qu’il est plus gaulliste que
le Général, d’aller jusqu’à prétendre que « les objectifs du gaullisme
postulent l’abolition du capitalisme » 21.

17 Le 4 janvier 1948.
18 Le 1er mai 1950.
19 Juin 1968.
20 Idem.
21 Capitant (René), in La Lettre de la Nation, 16 février 1968.
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 849

I.5. Gouverner par le bien commun : Un colbertisme social


essentiel à la Nation et à l’avenir de la Civilisation

Qu’on me permette, ici, de citer plusieurs phrases qui prouveront


l’authenticité de l’assertion précédente :
« L’accès de tous, non seulement au bien être, mais surtout à la res-
ponsabilité, un régime qui fasse de chacun, non point un instrument
écrasé par sa dépendance, mais un agent responsable, pour sa part, du
salut et du progrès, bref la domination offerte à toutes les âmes sur
toutes les matières. Voilà la grande réforme qu’il faut proclamer, orga-
niser, mettre en pratique » 22.
« II n’y a pas d’autre issue, digne, humaine, économique, que le
régime de l’Association » 23.
« Depuis toujours, je cherche, un peu à tâtons, la façon pratique de
déterminer le changement, non point du niveau de vie, mais bien de la
condition de l’ouvrier. Dans notre société industrielle, ce doit être le
recommencement de tout, comme l’accès à la propriété le fut dans
notre ancienne société agricole » 24.
« Il est vrai que des palliatifs atténuent les excès du régime fondé
sur le “laissez faire, laissez passer”, mais ils ne guérissent pas son infir-
mité morale » [de Gaulle 1970 (1999)].
« Cette mutation, naturellement, met en cause tous les intérêts
toutes les structures » 25. « Mais je dirais que nous voulons cela non
pas seulement par souci équitable d’améliorer la condition des
ouvriers, mais aussi par conscience de ce qui est nécessaire au renou-
veau de la France et à l’avenir de la civilisation » 26.
Aussi, écrivait-il comme consigne aux auteurs d’une brochure de
propagande, une dizaine d’années avant son retour au pouvoir : « Notre
volonté de réaliser l’Association est une partie intégrante de notre rai-
son d’être qui est la rénovation de la France à tous égards » 27. « Est-
ce du fascisme, du corporatisme ? Je ne le crois pas. Mais je ne puis
empêcher certains de détourner les mots de leur sens » 28. Et de préci-
ser : « C’est une vieille idée française ; elle fut bien souvent dans notre
histoire économique mise en valeur. Elle le fut en particulier par ces
hommes généreux, pas toujours très pratiques, mais de bonne volonté

22 12 septembre 1951.
23 1er octobre 1948.
24 11 avril 1966.
25 27 novembre 1967.
26 14 décembre 1948.
27 Observations sur une brochure.
28 17 novembre 1946.
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850 P. GUIOL

et de valeur qui vers les années 1835, 1840, 1848 et après avaient sus-
cité ce que l’on appelait alors le socialisme français » 29, dont il préci-
sait aussitôt qu’il n’avait aucun rapport avec la S.F.I.O. d’alors. Lors de
ses vœux aux Français, en janvier 1968, il annonce son intention de
faire progresser très prochainement la participation. Manifestement, il
est demeuré sur son insatisfaction causée par le rôle réducteur que joua
son Premier ministre lors de la rédaction de l’ordonnance d’août 1967
[Casanova (1967) ; Guiol (2006)]. Les événements de mai en l’affaiblis-
sant, l’empêchèrent de concrétiser son projet. Ne lâchant rien pourtant,
il nomme Capitant, Garde des Sceaux, puis annonce en avril 1969 :
« Cette année même, nous comptons faire adopter par le Parlement
une loi organisant la participation du personnel à la marche des entre-
prises » 30. On connaît la suite... Aussi bien sur la scène intérieure que
sur la scène internationale, le Connétable s’était fait trop d’ennemis
chez les puissants... eux, qui savaient pertinemment que son « gaul-
lisme » représentait davantage qu’un simple pragmatisme.

II. – L’ART DU POLITIQUE SELON LES RESSORTS DE LA PENSÉE GAULLIENNE

Qu’on y adhère ou qu’on la réprouve, la pensée du général de


Gaulle en matière de philosophie et d’action politique présente une
cohérence, clé de l’interprétation de son volet participationniste. Cette
cohérence peut se résumer dans la déclinaison suivante.

II.1. Un humanisme quasi eschatologique

Tout d’abord, pour finalité politique un humanisme quasi eschatolo-


gique. Ce qu’Edgar Faure avait fort bien décrit, en appréhendant le
gaullisme comme un « humanisme cohérent et complet ». On y
retrouve la marque de tout l’engagement, militaire et politique, de
l’homme du 18 juin et la source d’inspiration de la fameuse introduc-
tion de ses Mémoires de guerre : une « certaine idée de la France », la
princesse de ses rêves qui, en écho à la vocation du « pays des droits
de l’Homme et du citoyen », en concentre toutes les valeurs. « La seule
querelle qui vaille est celle de l’homme », affirmera-t-il. Une ambition
civilisatrice dont la grandeur est supportée par le concept de nation, en
tant qu’acteur central et expression d’un peuple souverain, de surcroît

29 31 août 1948.
30 10 avril 1969.
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 851

condition de toute vie politique authentiquement démocratique. Ce


couple est d’autant plus prégnant que l’organisation du monde ne suit,
aux yeux du chef de la France Libre, que deux voies possibles : le
concert des nations ou l’hégémonie des empires. Il en nourrit l’ultime
conviction durant la guerre à la lumière de son expérience avec les
Alliés. Conviction qu’il consacrera en doctrine à l’issue du partage de
Yalta ; lequel n’aurait été, à ses yeux, qu’un authentique déni de sou-
verainetés des peuples, idée qui lui demeure insupportable. La gran-
deur de la France en devient, a contrario, bien plus qu’un objectif en
soi. Exaltée au point d’occuper une place à part dans son schéma
« nationalitaire », elle s’érige en sujet singulier. On connaît la formule
d’André Malraux, séduit et étonné tout à la fois, devant cet « irration-
nel fondamental du gaullisme » : le sentiment d’une mission de la
France dans le monde.

II.2. L’indépendance nationale et puissance

D’où cette exigence de « grandeur » précisément, en laquelle de


Gaulle voit l’essence de la survie de son pays en tant que nation. Ce
double point de départ induit pour lui l’indépendance nationale
comme condition première de toute politique digne de ce nom.

GRAPHIQUE 1
L’indépendance nationale comme principe universel
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852 P. GUIOL

Il en fait, dans les années 60, un principe universel valable pour


toutes les nations 31, un passage obligé pour accéder à l’émancipation.
L’alternative ne pouvant être que l’allégeance à l’une des deux Grandes
superpuissances qui, à l’époque, se partagent la planète. D’où sa pos-
ture rebelle à la politique des blocs ainsi que son acceptation de la déco-
lonisation 32, sublimées à travers la doctrine du « droit des peuples à dis-
poser d’eux-mêmes » dont il se fait le héraut au plus grand bénéfice de
la diplomatie française puisque celle-ci revient à ériger la France en
challenger des voix qui comptent. L’indépendance nationale annoncée,
ici, comme moment de la libération sociale, est le premier stade et la
pierre angulaire de sa doctrine. « Cela implique, tient-il à préciser, le
respect rigoureux de l’indépendance des moins forts par les plus puis-
sants et, en même temps, ce qui ne saurait être aucunement contradic-
toire, l’aide contractuelle à apporter par ceux-ci à ceux-là » 33. Suggé-
rant par là que la coopération devait prévaloir en diplomatie. D’où une
perspective d’harmonisation du monde, au nom de l’Humanité, dans
laquelle il n’aurait pas davantage admis qu’en lieu et place des hégé-
monies impériales soit substituée les appétits privés de la « concurrence
libre et non faussé ». Pour assumer une telle ambition, le moteur du dis-
positif passe alors par la puissance économique et militaire, préalables
à l’indépendance et condition d’une vraie liberté décisionnelle... Option

GRAPHIQUE 2
La puissance économique et militaire,
préalables à l’indépendance

31 Cette évolution est particulièrement flagrante dans ses discours de septembre-


octobre 1964, lors de sa tournée en Amérique latine.
32 Sur ce sujet, voir sa conférence de presse du 31 janvier 1964. [de Gaulle (1970a)].
33 Discours à l’Université de Buenos Aires, Faculté de Droit, le 5 octobre 1964.
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 853

qui peut entraîner bien des sacrifices car, au premier abord, elle privilé-
gie le citoyen sur le consommateur, sans pour autant reléguer ce dernier
à un rôle subalterne, précisément pour des raisons de dynamisme éco-
nomique.

II.3. Participation et souveraineté populaire

Ensuite, est introduit le paramètre social au caractère incontour-


nable pour stimuler cette adhésion populaire qu’il estime indispensable
à la vigueur de la nation. Aucune contradiction ne l’habite donc entre
justice et efficacité. Il adhère, ici, à une conception toute hégélienne de
la reconnaissance et de l’ordonnancement de ses différentes relations
dont l’aboutissement ultime, au niveau de l’État, est la solidarité sous
toutes les formes sociales [Honneth (2000)]. La participation se
montre, dans ce cas, utile à plusieurs niveaux : directement sur le plan
humain et social, en terme de justice, d’équité et de dignité ; par ses
effets induits, ensuite, en terme de productivité économique et de cohé-
sion nationale. De Gaulle en faisait même, dans certains textes, un élé-
ment de la Défense nationale. Après l’indépendance comme condition
du processus d’émancipation nationale et de désaliénation sociale,
c’est donc un renversement dialectique des rôles – du moins une com-
plémentarité – qui est nécessaire à partir d’un certain seuil de déve-
loppement. Aussi, parmi les objectifs du mouvement qu’il crée en 1947
dans l’espoir de revenir au pouvoir, le RPF, il place l’Association capi-
tal-travail au second rang, juste derrière la réforme des institutions !

GRAPHIQUE 3
Le paramètre social et la cohésion nationale
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854 P. GUIOL

Cette dernière visant, en bonne logique, la fiabilité de l’outil dont il


doit se doter au préalable.
Pièce ultime du dispositif : le rôle de l’État comme agent clé de ce
colbertisme social. Inutile d’insister sur l’importance qu’attribuait de
Gaulle à la place centrale et quasi sacrée de l’État comme expression
institutionnelle de la Nation. Néanmoins, sa conception de l’État
n’était nullement celle, léniniste – ou libérale – c’est-à-dire régalienne
d’une traduction directe des intérêts de la classe dominante. Politique-
ment, elle se rapprochait de l’idéal et des principes de la Seconde
république bien davantage que des canons de la république bourgeoise
de 1789. Economiquement, elle évoquait une vision plutôt saint-simo-
nienne d’une gestion productiviste à visée sociale, guidée par la notion
de bien commun. Politiquement, en revanche, il lui fallait commencer
la rénovation du pays par le début : l’instauration d’un régime qui lui
corresponde, loin des scrutins censitaires au sein desquels les profes-
sionnels du « métier politique » excellent à échafauder des combinai-
sons partisanes propices aux tentations de s’affranchir du peuple.

GRAPHIQUE 4
L’État comme agent-clé du colbertisme social

Enfin, coiffant le tout, le suffrage universel direct : la souveraineté


populaire s’annonce, en effet, comme le seul ressort d’un État qui soit
à la fois démocratique et suffisamment fort pour être capable de résis-
ter au pouvoir des féodalités et aux lobbies des intérêts privés. Dire
que le recours au référendum y fait figure d’arme emblématique par
excellence, n’a rien d’original. Encore faut-il bien saisir le caractère
éminemment démocratique de ce recours direct aux citoyens, c’est-à-
dire « populaire », parce que respectueux du droit à prendre des res-
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 855

ponsabilités, à travers la rencontre d’un exécutif digne de ce nom, et de


la proximité à l’esprit de la démocratie directe. Dans une consultation
référendaire chaque citoyen devient législateur d’un jour sur un sujet
précis. C’est le strict opposé du plébiscite qui, lui, est la caricature de
la démocratie représentative puisqu’il revient à remettre, au terme d’un
chèque en blanc, tous les pouvoirs entre les mains d’un césar ou d’un
tyran qui « représentera » à lui seul le pays sans plus que l’électeur soit
appelé à légiférer sur un texte.

GRAPHIQUE 5
La souveraineté populaire comme ressort de l’État démocratique

S’il n’y a pas d’idéologie gaulliste il y a bien une doctrine gaul-


lienne qui articule les paramètres précédemment présentés. Sa mise en
œuvre suit la « doctrine des circonstances » qu’il préconisa, reprenant
Sun Tzu. Le pragmatisme sur la forme n’étant pas exempt de ligne
directrice sur le fond, d’où son insistance à signifier que son action
publique « forme un tout » ; d’où son usage récurent, tout à fait excep-
tionnel, du verbe « conjuguer ». Pour exemple : « Notre progrès est
conjugué avec celui de l’humanité» [de Gaulle (1970b)]. Nous
sommes ici dans l’univers des systèmes complexes, chers à François
Perroux. Impossible de comprendre les mesures politiques concrètes
de Charles de Gaulle sans les rapporter les unes aux autres. Jacques
Debû-Bridel a pu parler à cet égard de triptyque gaullien : l’indépen-
dance nationale d’une part, et la participation d’autre part, avec, en son
centre, les institutions [Debû-Bridel (1978b)]. Trois volets indisso-
ciables. La notion journalistique de « domaine réservé » étant parfaite-
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856 P. GUIOL

ment incongrue sinon pour rappeler que la finalité de toute politique


dépasse le cadre national pour agir au niveau du monde.
Ainsi, doit-on comprendre le choix délibéré du nucléaire ; il ne pou-
vait qu’être retenu par le fondateur de la Ve République, en vertu d’une
triple conformité à cette doctrine ainsi qu’à son sens aigu des rapports
de forces. Un choix adéquat à la fois sur le plan de l’indépendance
militaire et sur celui de l’indépendance énergétique sans oublier, bien
sûr, l’essentiel : l’autorité et la liberté diplomatique qui en résultaient.
Planification, participation, formation permanente y sont étroite-
ment corrélées pour le développement des forces productives. En
vérité, le pragmatisme propre à l’action du général de Gaulle, ne
touche qu’à la mise en pratique de sa politique, non à sa définition. Il
n’est que l’expression d’une méthode d’action qui rejette le « pro-
grammatisme », autre méthode d’action que, de tout temps, le fonda-
teur de la Ve République a méprisé, n’y voyant que pratique désuète,
catalogues de bonnes intentions à fins démagogiques dont les rigidités
n’ont pour seul but que de satisfaire des postures partisanes et des com-
promis d’appareils.
Mais pour l’exercice du pouvoir, semblable méthode constitue
autant de handicaps incompatibles avec la rapidité et la souplesse
d’adaptation qu’exigent les temps modernes. À l’inverse pourtant, le
pragmatisme n’explique en rien le gaullisme si ce n’est la nature de
son attitude face à l’action. C’est à dire celle qui renvoie à la liberté du
stratège dont le seul critère qui vaille aux yeux du pacte démocratique
– c’est-à-dire entre deux échéances électorales – est l’efficacité pour
remplir la mission assignée 34.

34 En 1968, Philippe Dechartre rapporte au Général de Gaulle une conversation qu’il


avait eue, la veille, avec George Pompidou, conversation dont il n’était pas sorti satisfait,
la qualifiant de conflit avec le Premier Ministre. Agacé, le président de la République
s’apprête à lui répondre que ces questions ne relèvent pas de sa fonction, lorsque Ph.
Dechartre l’interrompit, précisant qu’il s’agissait d’un conflit d’idées. « Or, un conflit
d’idées, ça plaisait au général » poursuit Ph. Dechartre. « Il m’a dit »Alors, de quoi
s’agit-il ? – Hé ! Bien voilà ! L’autre jour au Conseil des ministres j’ai dis que ce que
j’avançais n’était pas en contradiction avec la doctrine gaulliste. Et, monsieur Pompidou
m’a rétorqué : » Il n’y a pas de doctrine gaulliste ! Le gaullisme est un pragmatisme,
c’est l’analyse d’un rapport de force avec une déclinaison politique ». Et je ne suis pas
satisfait de cette réponse. Alors, mon général, y a-t-il une doctrine gaulliste ? ». Philippe
Dechartre évoque alors la spontanéité fulgurante avec laquelle de Gaulle lui a répondu,
presque d’un seul jet : « Le pouvoir ! Le pouvoir serait une épicerie s’il n’y avait pour
nous conduire une idée, des idées réunies en faisceau, un dessein, une méthode. Eh bien
! Des idées, un dessein, une méthode, qu’est-ce que c’est sinon une doctrine ?! ». Et Phi-
lippe Dechartre d’ajouter : « Ceux qui sont gaullistes, sans l’être, pour peut-être mieux
trahir la pensée gaulliste estiment que de Gaulle n’avait pas de doctrine ! Il avait, en tous
les cas, une idée très claire de toutes les intrications de la doctrine politique ».
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PARTICIPATION ET DÉVELOPPEMENT DES FORCES PRODUCTIVES 857

CONCLUSION

On voit donc que dans cette architecture où l’acteur est la nation,


où la finalité est l’Homme, où la condition d’un pouvoir réel, capable
d’exécuter des choix démocratiques forts dans un environnement mon-
dial, est l’indépendance, et où l’outil est l’État, on voit donc aussi
combien la question sociale n’était pas pour lui une question annexe
ou accessoire mais bien un enjeu fondamental [Lasne (2009)], juste
après des institutions efficientes puisant dans la volonté populaire
grâce au suffrage universel direct. À ce titre, la participation était
investie d’un rôle à part entière dans la cohérence de cet édifice : un
élément du développement des forces productives autant qu’un facteur
de cohésion nationale ou qu’un objectif direct de justice sociale.
De Gaulle rejoint, ici, Perroux sur la question des rapports du pou-
voir à l’économie qu’ils considèrent tous deux comme une activité
humaine parfaitement noble dès lors qu’elle répond à des choix utiles
à la collectivité. L’économie est alors bien supérieure à la seule
recherche du profit, car tous deux voient en chaque citoyen autre chose
qu’un paramètre ajustable, circonscrit au statut de consommateur dont
la seule rationalité serait le remplissage d’un caddie en maximisant
l’utilité marginale de ses achats !
Aujourd’hui, il convient d’examiner si la perspective participative
contribue toujours au processus de construction d’une cohérence entre
société et industrie. Sans doute le problème se pose-t-il désormais à
une toute autre échelle en raison de la volatilité planétaire de l’écono-
mie et des capitaux, mais son actualité est incontestable, au regard de
la faillite des politiques de déréglementation.
Précisons enfin, que de Gaulle voyait plus loin que l’entreprise dans
la logique de son projet. La notion de participation recouvrait, aussi,
chez lui, une dimension sociétale destinée à irriguer tous les secteurs
de la société afin de donner aux partenaires sociaux un cadre parle-
mentaire leur ouvrant la voie d’une authentique production législative,
au-delà de leur rôle consultatif actuel.

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In Économies et Sociétés, Série « Hors-Série »,


HS, n° 46, 5/2014, p. 861-886

De la création collective
au nouveau monde industriel.
François Perroux, le « passeur »

Franck Cormerais

Université de Bordeaux 3

À partir de la pensée de François Perroux, un questionnement mène


à une approche généalogique de l’industrie depuis Saint-Simon pour
comprendre les enjeux actuels d’une néo-industrialisation. Dans une
première partie, il s’agit de souligner les transitions qui animent la
modernité politique depuis ses origines dans ses relations à la « révo-
lution industrielle ». Dans une seconde partie le concept de « création
collective » est mis en perspective, afin de souligner une filiation qui
autorise une compréhension de la dynamique du capitalisme actuel et
d’un renouveau nécessaire de l’économie politique.

Starting from François Perroux’s thought, our questioning leads to


a genealogical approach to industry since Saint-Simon in order to
understand the current neo-industrialization issues. In the first part,
we highlight the transitions that shape political modernity from its ori-
gins in its relationship with the “industrial revolution”. In the second
part, the concept of “collective creation” is put into perspective in
order to underline linkages which allow to understand the dynamics of
contemporary capitalism and the necessary renewal of political eco-
nomy.
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862 F. CORMERAIS

INTRODUCTION : ET APRÈS ?

Pour penser avec François Perroux les transformations du monde


contemporain, il convient de repartir de la « création collective »,
notion centrale dans deux de ses ouvrages [Perroux (1964), (1970)].
Cette démarche nous conduira à la question de l’industrie et à la fin de
l’illusion d’un monde qui serait devenu « postindustriel ». Guidés par
Perroux, c’est bien la perspective d’une « néo-industrialisation »
[Veltz, 2008] qu’il s’agit d’examiner. Le concept de « création collec-
tive » introduit aux nouveaux modes d’industrialisation, et partant per-
met d’échapper à quelques énoncés simples, à un moment où la mon-
dialisation repose sur une phase du capitalisme qui est marquée par la
domination des marchés financiers, la dérégulation des économies, la
formation de nouvelles exclusions. Alors que le troisième âge du capi-
talisme est en crise, envisager la question de l’industrie comme créa-
tion collective dans une période marquant l’avènement d’une forma-
tion historique revient à s’interroger sur les fondements mêmes du
projet de la modernité.
À cette fin, la pensée de Perroux nous apparaît comme un « opéra-
teur » majeur pour aborder une transition qui mène du capitalisme
industriel (XIXe-XXe) au capitalisme hyperindustriel (XXIe siècle). La
question contemporaine de « l’après-fordisme » [Coriat (1990), Boyer
(1998)] marque la fin d’un modèle industriel qui, dans des conditions
totalement différentes, s’était imposé à l’Ouest comme à l’Est [Aron
(1963), (1966)]. Cette fin est accélérée par la globalisation des
échanges qui annonce une nouvelle division internationale du travail et
une désindustrialisation du nord au profit des pays émergents. Le néo-
capitalisme, avec les technologies de l’information et l’organisation en
réseaux, redistribue les modes de production et renvoie aussi à des
mouvements des déterritorialisation et à une transformation des
échelles spatiales [Sassen (2009)]. C’est dans ce contexte que prend
son sens la dynamique de la question, « Perroux ! Et après ? », intitulé
du colloque de l’ISMÉA à l’IMEC. Elle nous conduit à aborder la
création collective contemporaine, nous pourrons prendre alors la
mesure de l’importance de son héritage et de la nécessité d’ouvrir de
nouvelles perspectives à la question industrielle.
Avec la conjonction qui relie industrie et création dans ses deux
ouvrages [(1964), (1970)] et avec l’organisation en 1969 du grand col-
loque international, « Saint-Simonisme et pari de l’industrie », Perroux
entend faire un retour sur l’importance de l’industrie durant le XIXe et
le XXe siècle. Cette démarche mérite d’être poursuivie pour éclairer la
notion de société industrielle dans le monde contemporain. Il s’agit
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 863

d’examiner les composantes de la création collective, l’économie de


notre temps dans le prolongement du geste perrouxien. À cet effet,
nous déplierons la relation entre industrie et création collective, ce qui
nous amènera à l’ébauche d’une généalogie de la question industrielle.
Dans une première partie, le questionnement relatif à l’industrie
nous mènera à établir et justifier la nécessité d’une approche généalo-
gique de l’industrie pour comprendre les enjeux actuels d’une néo-
industrialisation. Nous pourrons, à partir de ces prémisses, mieux sai-
sir les transitions qui animent la modernité depuis ses origines. Dans
une seconde partie, nous nous attacherons à prolonger le concept de
création collective pour mettre en perspective les traits principaux
d’une hyperindustralisation, qui mobilise aujourd’hui les ressources du
capitalisme.

I. – LA QUESTION INDUSTRIELLE ET SA GÉNÉALOGIE

La nouvelle étape du capitalisme mondialisé nécessite une approche


à la fois rétrospective et prospective de l’industrie, ce que nous appe-
lons une généalogie, pour comprendre la formation historique qui
s’ouvre au tournant du siècle. Précisons que cette généalogie de la
question industrielle ne se comprend pas comme une histoire supplé-
mentaire de la « révolution industrielle », mais comme la réception
d’un faisceau de problèmes liés à l’industrie et à ses relations avec la
sphère du politique.

I.1. L’industrie et la « fin des révolutions politiques »

La question de l’industrie s’élabore autour de la transformation des


institutions. L’apparition de la société, au 18e siècle, comme théma-
tique propre et séculière rencontre son principe et son fondement dans
« l’auto-gouvernement » [Gauchet (2007)]. Dans l’après-coup de la
rupture d’avec l’ancien régime se déploient la question de la société et,
de manière concomitante, celle de l’industrie. Rappelons les trois sens
d’industrie au XVIIIe siècle. Le terme désigne d’abord l’invention et
l’habilité, puis l’ensemble des opérations qui concourent à la produc-
tion de richesses et, enfin, ce qui est relatif à la transformation des
matières premières [Musso (2005)]. La complexité de la question de
l’industrie, nous montrera qu’après l’Ancien régime, l’industrie se
trouve convoquée périodiquement pour terminer la révolution poli-
tique ouverte en 1789.
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864 F. CORMERAIS

La modernité se construit dans l’autonomie d’un régime de « vérité


politique » [Foucault (2009)] qui oublie l’industrie. Cet oubli, que l’on
constate dès son origine, traverse toute la modernité et fait surgir de
nouvelles interrogations. Pourquoi l’industrie demeure-t-elle séparée
des préoccupations du domaine des sciences politiques et des sciences
morales ? Pourquoi la notion de révolution industrielle pose-t-elle pro-
blème chez les historiens [Verley (1997)] ? Pourquoi l’économie poli-
tique a-t-elle, de son côté, affirmé une conception limitative du poli-
tique dans l’invention d’une forme libérale de gouvernementalité, sans
aborder la question de l’industrie [Foucault (2004)] ?
Sans répondre à ces interrogations majeures, nous proposerons une
analyse de l’industrie, sur une séquence de deux siècles, qui corres-
pond à la modernité. Nous défendrons l’hypothèse suivante : la révo-
lution industrielle vient compléter la révolution politique en s’affir-
mant comme la clôture de cette dernière. En effet, la croissance
économique assurera la réalisation, non politique, de la promesse
démocratique par l’accès à la consommation de couches de plus larges
de la population. Un modèle original de production ainsi mis en œuvre
contribue à la pacification des rapports sociaux dans la période post
révolutionnaire. La croissance économique assure la continuité du
politique par d’autres moyens. Cette situation devient manifeste, tan-
dis qu’émerge la question sociale dans la continuité du développement
industriel au XIXe siècle [Donzelot (1994)]. La fin de l’ordre porté par
l’ancien régime implique, après les discours politiques relatifs aux
Droits de l’Homme [Worms (2009)], la recherche d’une organisation
qui structurera concrètement le milieu ainsi « pacifié » de la modernité,
milieu attaché à – et dépendant de – l’appareil industriel. Pour cette
raison, la question de l’industrie ne saurait se limiter à un progrès de la
consommation rendu possible par la division du travail, dont découle-
rait une « solidarité organique », entretenue et défendue par des formes
juridiques [Durkheim (2007)].
Si l’idéal d’égalité de la révolution française est rattrapé par une
production sérielle qui organise un ordre de grandeur, où chacun
pourra avoir accès à davantage de biens de consommation dans les
pays capitalistes, il n’en va pas de même pour les suites de la Révolu-
tion soviétique. En effet, Lénine déclenchera en 1921 la nouvelle éco-
nomique politique (NEP) pour relancer les forces productives de la
révolution sur le modèle fordiste de l’industrialisation américaine qui
sera analysée ensuite par Gramsci [Musso (2003)], mettant ainsi fin à
l’autogestion des soviets et à l’opposition ouvrière dirigée, entre
autres, par Alexandra Kollontaï. L’industrie se trouve convoquée pour
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 865

terminer une autre révolution, celle promue non pas par l’extension des
marchés mais par la planification du jeune État soviétique, en faveur
des infrastructures, des biens d’équipement, et au détriment de la
consommation. Par deux fois dans l’histoire récente de la modernité,
l’industrie vient clôturer des systèmes politiques qui revendiquaient la
démocratie. Cette situation nous conduit à constater que la question
industrielle dépasse les formes d’opposition traditionnelles entre capi-
talisme et socialisme.
Dans cette perspective, la question industrielle apparaît comme
l’impensé des régimes de vérité politique que présentent le libéralisme
et le socialisme. Ainsi d’une part, et paradoxalement, l’héritage de
l’analyse de la division du travail dont le modèle est issu d’une manu-
facture française va ralentir la prise en compte de la spécificité de la
question industrielle. Dans les pays du « socialisme réel », d’autre part,
la question industrielle a été replacée dans un cadre productiviste qui
ira de la NEP au stakhanovisme.
Les tentatives de mettre fin au désordre des révolutions politiques
par l’industrie ne signent pas la fin de l’exigence démocratique portée
par les révolutions. En France, par exemple, un nombre important d’in-
tellectuels (Renouvier, Fouillée, Bourgeois, Jaurès, Andler) vont
essayer de construire une doctrine officielle pour la république sociale
(1896-1914) qui concilie démocratie et industrialisation, autour de
l’invention des formes d’une solidarité juridique. Le républicanisme
trouve là son creuset [Blais (2007)]. Paradoxalement, l’effet de clôture
du politique imprimé par l’industrie suscite des formes d’organisation
collective comme la conquête du suffrage universel, résultantes des
luttes du XIXe siècle qui se développeront à partir de la misère indus-
trielle.
Cependant, comme l’industrialisation vient clore les effets poli-
tiques des révolutions, elle servira aux États, démocratiques ou non,
d’instrument de résolution des crises économiques. Le nazisme mettra
en œuvre une politique industrielle qui tendra à résorber le chômage et
l’inflation. De son côté, l’Amérique doit autant au New Deal sa sortie
de la grande crise de 1929, qu’à la conversion de l’industrie de guerre
qui permettra le retour du plein emploi.
Ainsi la question industrielle ne marque pas la fin du politique, elle
souligne les inconséquences et les dangers qu’il y a à ignorer l’indus-
trialisation. Pour cette raison, une généalogie de la question de l’in-
dustrie s’avère nécessaire pour penser les limites de la démocratie et
essayer de reformuler son régime de vérité politique. Il ne s’agit plus
de savoir à quelle part de la démocratie l’on doit renoncer pour avoir
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866 F. CORMERAIS

un comportement politique, mais de savoir ce que l’on doit connaître


de l’industrie pour accepter le renoncement à la démocratie ou bien,
solution que nous privilégions, son perfectionnement.
La question industrielle ne se pose donc pas comme ce qui viendrait
mettre un terme aux désordres politiques, mais comme une exigence
de penser la continuité entre le politique et l’économie.

I.2. L’industrie et le dépassement du clivage :


sciences politiques/sciences économiques

La difficulté à penser l’industrialisation tient à son caractère multi-


dimensionnel. Si la question industrielle demeure un angle mort de la
modernité, c’est que l’industrie n’a jamais été au centre de l’économie
politique. Les institutions politiques (sphère de la décision) et l’orga-
nisation de la production (sphère de l’économie) ont structuré un grand
partage. Nous héritons de ce clivage entre sciences politiques et
sciences économiques, qui renforce le besoin d’une archéologie de
l’industrie pour répondre au déficit de savoir relatif à la question indus-
trielle.
À cet héritage clivé, il faut ajouter les limites de l’approche histo-
riographique. En effet, l’histoire des révolutions industrielles ne traite
qu’indirectement la question de la relation entre la politique et l’éco-
nomie [Rioux (1971)]. De son côté, l’histoire de la pensée économique
recourt à la figure emblématique de l’entrepreneur, qui demeure un
spectre dont les effets viennent recouvrir le fait industriel [Béraud et
Perrault (1994)]. À cela s’ajoute l’approche internaliste de l’histoire
des techniques [Daumas (1981)].
Face à ces écueils, la généalogie de la question industrielle revient
à une problématique comprise comme centrale dans un processus de
création de la valeur, qui complète la compréhension de la composition
toujours nécessaire entre politique et industrie.

I.3. Deux dynamiques complémentaires pour aborder la généalogie

Avant de présenter une généalogie de l’industrie, il convient de


prendre quelques repères épistémologiques, consistant à lier les
sciences humaines et sociales aux sciences politiques afin d’éviter le
grand partage entre la question industrielle et la question politique.
Cette posture théorique nous permettra de montrer la complémentarité
des deux dynamiques à l’œuvre, l’une relative aux transitions qui ani-
ment les différentes périodes de l’histoire moderne, l’autre apportant
une approche plus générique des catégories de la modernité.
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 867

La superposition entre les régimes d’historicité [Hartog (2003)] et


les régimes de vérité politique [Foucault (2009)] peut s’appréhender à
travers un processus comprenant différentes phases (cf. tableau 1, page
suivante : les phases de la transformation de la modernité). Chaque
phase présente un agencement spécifique entre industrie et gouverne-
mentalité qui traduit un régime de « vérité politique », en relation avec
les questions de la liberté d’initiative et de la structure des pouvoirs 1.
Les changements de phase, illustrant les transitions de la modernité,
doivent êtres abordés en termes de transformations psychiques et col-
lectives, matérielles et symboliques. Ces changements allient le poli-
tique, l’économique, le juridique et le technologique. Ils sont à la base
d’une reconfiguration sociétale portée par l’industrie. Ces deux
régimes qui se superposent mettent en avant des schémas d’intelligibi-
lité qui doivent déboucher sur de nombreuses interprétations liées à un
travail herméneutique et heuristique, et nullement à un cadre normatif
et préétabli pour aborder les configurations de sens de la question
industrielle. S’il n’y a pas superposition des deux régimes dans le tra-
vail interprétatif, alors on retrouve les insuffisances d’une analyse liée
à l’histoire des techniques ou à une insuffisance des sciences politiques
séparées de l’industrie.
En second lieu, la relation entre les catégories du triptyque Indus-
trie, Société, Marché, (ISM) rend compte à chaque fois d’une configu-
ration qui implique une conception de la production. La distribution de
la relation ISM conduit à l’hypothèse suivante : il y a transition, lors-
qu’il désajustement entre le système économique, le système juridique
et le système social.

I.4. Les transitions de la modernité

La conjonction des deux dynamiques, celle des phases (articulant


régimes d’historicité et régimes de vérité politique) et celle de la dis-
tribution des relations ISM, autorise une première esquisse des trans-
formations de la modernité. Le tableau 1 introduit un repérage de la

1 La relation entre liberté et industrie nous amène à rencontrer les relations que le
libéralisme et le socialisme entretiennent avec la production de biens. Le postulat libéral
fait de l’initiative le centre de son raisonnement, mais il reste à démontrer comment la
liberté illimitée de l’entreprendre rencontre un modèle de développement illimité qui
apporte la paix sociale par la production des richesses collectives. Alors que l’industria-
lisation contribue a la conception libérale de l’entreprendre, elle participe également et
paradoxalement à l’effacement de l’inscription politique de la liberté. Ainsi on ne saurait
confondre la liberté politique et la liberté d’entreprendre [Audard (2009)]. De son côté,
le socialisme ne fera que proposer des variantes aux limites de l’exploitation industrielle
de l’homme dans le cadre d’une exploitation illimitée des ressources naturelles.
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868 F. CORMERAIS

question industrielle qui nous mènera de la proto-industrialisation à


l’émergence des industries créatives contemporaines.
Nous ne pouvons présenter en détail les phases exposées dans le
tableau 1, car l’étude de la relation ISM excède le cadre du présent tra-
vail qui s’affirme comme une tentative s’inscrivant dans le prolonge-
ment de l’approche perrouxienne. Dans la seconde partie de l’article,
nous resserrerons le prisme de l’argumentation autour de la question,

TABLEAU 1
Les phases de la transformation de la modernité

Phase du régime d’historicité et Industrie – Société – Marché


du régime de vérité politique Configuration de la relation

Phase 1 Le marché comme réalisation de


Libérale et préindustrielle la société et anticipation de l’in-
Limitation du pouvoir royal dustrie

Phase 2 La société calquée sur l’indus-


Industrielle et administrative trie, disparition des désordres
Apparition du pouvoir économiques et politiques
technocratique

Phase 3 Industrie planifiée, disparition


Industrielle et socialiste du marché et de la société civile.
Gouvernement étatique État-société totalitaire
autoritaire

Phase 4 L’État industriel entre la société


Fordiste et le marché
Démocratie et droit social

Phase 5 Une société de marché sans


Crise du fordisme et néo-libéra- industrie
lisme
Gouvernement néo-managérial

Phase 6 L’industrie entre la puissance


Hyperindustrielle publique et le marché
Gouvernement participatif ?
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 869

décisive, de la création collective. Avec ce concept, nous tenons une


matrice d’interrogation pour investir de manière solide la généalogie
de l’industrie à partir d’une approche autorisant un perspectivisme qui
ne renonce pas à l’analyse. Notre présentation de l’industrie comprise
à partir de la matrice de la création sera organisée à partir de quatre
moments, présentés dans la section suivante.

II. – APPRÉHENSION DIACHRONIQUE DE LA CRÉATION COLLECTIVE

Si la création collective se donne à travers quatre moments qui cris-


tallisent les régimes d’historicité et les régimes de vérité politique,
ainsi que la relation ISM (Industrie – Société – Marché), ce prisme pré-
senté dans le tableau 2 appelle quelques précisions. Après Perroux,
nous entendons la création collective comme un concept synthétique
qui complète l’analyse de la division du travail en recomposant les
formes d’individuation, d’intégration et de coopération, généralement
associées à l’industrie.
Il importe maintenant de présenter les problèmes, la situation et les
prolongements propres à chacun de ces moments.

TABLEAU 2
« Quatre moments de la création collective »

Moment de la création collective Auteurs représentatifs

Moment des débouchés Say entre le Traité d’économie


politique et Olbie

Moment de l’administration des Saint-Simon et l’industrialisme


choses

Moment 1 de la création collec- Perroux entre les technologies


tive de l’atome et celles de l’infor-
mation

Moment 2 de la création collec- Ars Industrialis et les technolo-


tive gies de l’esprit
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870 F. CORMERAIS

II.1. Le moment de l’offre et le paradoxe de Say

Après les mouvements de la Révolution française qui conduiront à


la terreur de 93, il faut mettre un terme aux désordres politiques. La
première phase de la modernité va s’y employer, elle sera libérale et
pré-industrielle (cf. tableau 1). Elle annonce une dynamique du capita-
lisme qui prendra son essor à la sortie du XVIIIe siècle. Jean-Baptiste
Say (1767-1832) sera parmi ceux qui théoriseront en France l’industrie
par des moyens aussi divers que le récit utopique [Olbie (1800)], le
traité savant [Traité d’économie politique (1803)], ou l’ouvrage de vul-
garisation [Catéchisme d’économie politique (1815)]. À ce titre, il
incarne bien la figure par laquelle va pouvoir, par la suite, être déve-
loppée la question industrielle.
Après la révolution, le régime de vérité politique se développe
transversalement autour de la question de la liberté. Une nouvelle gou-
vernementalité s’incarne dans l’esprit d’initiative qui reposera désor-
mais sur l’individu libre. Le citoyen constitue l’atome d’une société à
construire dans un registre qui n’est plus dépendant d’un ordre
immuable. L’économie devient politique pour rendre possible une nou-
velle conception du pouvoir : celle de son autolimitation [Foucault
(2004)]. L’esprit de la liberté prend définitivement ses distances d’avec
l’absolutisme de l’ancien régime. La nouvelle façon de gouverner
associe la limitation des institutions aux voies du développement du
commerce international et de la division du travail. Ainsi la richesse
peut-elle maintenant s’exprimer sur un plan économique. Dans le
moment libéral, la revendication d’une liberté individuelle s’exprime
dans la recommandation d’un moins d’État. Ce trait deviendra une
caractéristique constante et fondamentale du libéralisme.
Dans le triangle ISM, la société est envisagée dans une phase préin-
dustrielle comme résultat d’un droit naturel, largement mis en scène
par les récits fictionnels des philosophes qui laissent au développement
du commerce le soin d’apporter spontanément un bien-être. L’écono-
mie politique peut alors se lire comme la valorisation de nouveaux rap-
ports de production qui sont en voie d’installation. Cette phase s’écarte
lentement de l’artisanat, encore très présent dans l’Encyclopédie
(1770-1780). L’esclavage perdure dans les colonies, le fermage est
toujours présent dans les campagnes et le salariat ne fait qu’amorcer un
nouveau rapport au travail. Il existe une « naturalité » des rapports de
production dans le scénario libéral ; scénario qui aborde la question
des fruits du travail par la revendication de la propriété qui justifie le
gain. L’industrie reste à l’écart, dans la mesure où il n’y a pas encore
de synchronie entre la nature des rapports de production et les rapports
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 871

de propriété. De ce désajustement, le marché va apparaître comme ce


qui vient réaliser la société, après la fin de la monarchie absolue, et
comme une anticipation de l’industrie qui n’est encore que virtuelle. À
ce titre, le moment de l’offre apparaît paradoxal à travers la signature
de Say.
Cet auteur est un marqueur de la transition qu’amorce la phase pré-
industrielle de la modernité. Économiste et homme politique, Say est
un lecteur attentif de Smith, et il a été membre de la Convention. Ces
éléments font de lui à la fois un révolutionnaire, proche des Girondins,
et un des pères du libéralisme. Avec lui s’affirme la montée de l’in-
dustrie. La théorie de Say éclaircit une situation transitoire. La ques-
tion industrielle s’esquisse dans la reformulation de la question poli-
tique, qui reste complexe, autour du personnage de l’entrepreneur qui
va, par suite, dominer la pensée libérale. Laissons le soin à son préfa-
cier contemporain d’exprimer le paradoxe entre la figure de l’entre-
preneur et la société industrielle : « L’entrepreneur est certes l’agent
par excellence de la montée en puissance de la société moderne, car il
personnifie pratiquement la production des richesses. Les qualités de
l’entrepreneur sont louées sans relâche par l’auteur qui peut, à juste
titre, s’enorgueillir d’avoir été un des leurs. Il n’en reste pas moins que
les entrepreneurs, en tant que groupe social, sont non seulement criti-
qués, mais désignés comme un danger potentiel important pour la
société industrielle « [Steiner (1996), p. 33].
La question industrielle trouve une première expression, certes indi-
recte, autour de la « loi des débouchés », où l’économie apparaît essen-
tiellement comme un réseau de transactions entre producteurs et
consommateurs. Dans le cycle de l’échange la monnaie est neutre et ce
dont a besoin un pays, ce n’est pas tant d’argent que de production : le
produit engendre sa propre demande. En définissant ce qui deviendra
l’économie de l’offre, Say contribue à l’établissement d’un automa-
tisme : la demande est d’autant plus grande que la production est
active. Cette dynamique apporte une réponse satisfaisante aux utopies
politiques, contribuant à mettre un terme aux désordres de la période
révolutionnaire. Le devenir de la société industrielle lui paraît préfé-
rable à l’ancien régime et à la restauration car elle suppose l’améliora-
tion des conditions de tous par la mise en place d’un système de pro-
duction rationnel qui vient organiser la paix sociale par l’augmentation
des richesses produites.
Chez Say, seul l’équilibre de la société des producteurs offre la pos-
sibilité de refonder l’association, non pas dans la seule sphère formelle
de la vie politique (égalité abstraite) mais dans la sphère concrète de la
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872 F. CORMERAIS

production qui améliore la condition de chacun. Cependant le risque


demeure toujours de voir l’indépendance des producteurs sacrifiée par
des intérêts particuliers des propriétaires fonciers ou capitalistes. Il y a
chez Say une tension propre à un libéralisme des origines conjugué à
l’utilitarisme. Cette tension traversera par la suite les régimes poli-
tiques successifs et devra être contrebalancée dans l’esprit républicain
par l’organisation de l’infrastructure et des services publics qui devront
créer les conditions favorables d’un marché, où peut se déployer l’in-
dustrie. L’organisation de la société chez Say reste en cela l’une des
composantes de la science morale. Dans son récit utopique, Olbie, la
liberté d’entreprendre doit être garantie par des garde-fous moraux,
ainsi sont condamnés l’oisiveté et le risque de devenir un homme
inutile. L’éducation protestante de Say apparaît dans le dégagement de
l’appât du gain, dans le souci d’un avancement au mérite, dans la limi-
tation de l’ostentation et du plaisir des jeux. Chacun doit devenir res-
ponsable de sa personne. Liberté économique, vertus et méritocratie
garantissent le bien commun. Ce message sera reçu par Saint-Simon,
attentif lecteur à son tour de Say. Saint-Simon répondra au catéchisme
de Say par son Catéchisme des industriels (1823-1824).

II.2. Le moment de la gestion rationnelle et le paradoxe de Saint-


Simon

L’apparition du pouvoir industriel au XIXe siècle va accompagner le


développement des richesses. La question industrielle connaît une
nouvelle formulation qui se traduit dans un régime de vérité politique
qu’inscrivent les saint-simoniens : le « gouvernement des choses ».
L’industrie vient confirmer en quelque sorte ex post la loi de l’offre de
Say. S’opère alors une transition qui transforme le modèle naissant de
l’entrepreneur en modèle de l’industriel. Avant d’aborder le paradoxe
de Saint-Simon (1760-1825), qui lancera « tout pour l’industrie », rap-
pelons comment l’Empire, en succédant à la République, se concrétise
dans un célèbre « enrichissez-vous ! ». Cette formule, très controver-
sée, attribuée à Guizot, chef du gouvernement de Louis-Philippe,
illustre la montée de l’industrie.
Les affaires sont encouragées en créant les conditions de la prospé-
rité, axées en priorité sur l’agriculture, le négoce et la finance. Contrai-
rement aux industrialistes comme Saint-Simon, Guizot pensait que
l’industrialisation était délicate dans la mesure où elle entraînait force-
ment la formation d’une classe dangereuse, le prolétariat. Malgré ces
incitations, la France sous son ministère s’industrialisa comme jamais
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 873

auparavant. Les chemins de fer y contribueront largement. Mettre un


terme aux désordres politiques, accroître les richesses de tous et garan-
tir la prospérité deviennent de nouveau des exigences irrépressibles qui
imposent au régime politique la montée de l’industrie.
Face au retour des troubles politiques de 1848, qui signeront la fin de
Guizot, la question de l’administration des choses va trouver sa voie :
la société rationnelle promue par Saint-Simon n’aura plus à se passer
de l’industrie. Le pouvoir technocratique vient critiquer celui des
légistes. La Troisième République accompagnera le mouvement. La
production industrielle s’impose définitivement au politique.
Saint-Simon partage les mêmes vues que Say au début de la restau-
ration, il est influencé par la lecture de son catéchisme. La pensée de
Saint-Simon va nous servir à questionner l’industrialisation pour en
saisir toute l’importance dans une continuité historique qui était celle
du renouvellement d’un modèle de société postrévolutionnaire.
Le paradoxe de Saint-Simon réside dans les écarts interprétatifs de
son œuvre. D’une part, il peut être qualifié d’initiateur du socialisme
[Durkheim (1992)] et d’autre part, il accorde une telle importance à
l’organisation qu’il traduit l’avancée progressive du management au
XXe siècle. Saint-Simon incarne une tension qui traverse la modernité
depuis ses origines, avec l’avènement de la révolution française, jus-
qu’à la « dogmatique managériale » contemporaine [Legendre (2001)].
Chez Saint-Simon, une tension s’exprime, d’un côté, entre la valorisa-
tion des formes collectives de l’association et, de l’autre, sa volonté de
supprimer la politique moderne et ses désordres, légués par la révolu-
tion, pour lui substituer l’ordre de l’entreprise.
Les préoccupations centrales de la pensée saint-simonienne sont
l’achèvement de la Révolution française, la construction d’une société
nouvelle et la théorie d’une transition qui permet le passage de l’une à
l’autre. À l’intérieur de cette réflexion, trois bifurcations traduisent le
chemin cohérent d’une œuvre [Musso (2006)]. Rappelons-les, afin
d’aborder la genèse de la société industrielle, maintenant que l’indus-
trie est devenue indispensable la société.
La première bifurcation consiste à affirmer la dilution nécessaire de
la spécificité politique dans l’industrialisation, autrement dit on assiste
à une industrialisation de la politique. Ce premier mouvement traduit
le fondement du discours technocratique, où se déploie la logique sui-
vante : « Saint-Simon laïcise le politique, ne faisant que poursuivre le
travail des lumières et de la Révolution, mais il ne le fait pas en sacra-
lisant l’État. La nouvelle force qui doit se substituer à lui, c’est l’in-
dustrie : le travail, les grands travaux d’intérêt public et surtout l’En-
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874 F. CORMERAIS

treprise se trouvent sacralisés. Saint-Simon montre moins une religion


politique autour de la figure étatique qu’une “religion industrielle” »
[Musso (2006), p. 137-138].
Saint-Simon célèbre l’industrie contre l’ancien appareil étatique du
système féodal et militaire. Par là, il est proche de la problématique de
l’économie politique qui reformule la question du pouvoir à partir de
son autolimitation. Il est proche de la Société d’encouragement de l’in-
dustrie créée en 1801 par Chaptal et coprésidée par Say. Il assista
même à certains des cours de Say, dont il écrira à propos du Traité
d’économie politique : « livre dans lequel se trouve le plus grand
nombre d’idées positives coordonnées » [lettres à un américain,
8e lettre, citée par Musso (2006), pp. 155]. Par la suite, Saint-Simon
radicalisera sa lecture de Say en posant que l’économie politique doit
devenir la base de la politique, le pouvoir n’étant utile que s’il aide la
production en écartant les parasites.
Dans cette industrialisation de la politique, l’État doit être géré
comme une entreprise. Aussi la loi des finances demeure-t-elle cen-
trale, car elle autorise une plus grande circulation des richesses. Le cré-
dit est l’inverse de l’impôt, il autorise les flux grandissants de la pro-
duction et génère de nouvelles combinaisons de facteurs de production
afin de substituer l’utilité publique à la logique de la domination féo-
dale et de la guerre. L’économie prend la relève du politique pour
s’achever dans l’industrie. L’État dès lors se caractérise par l’aptitude
à la bonne administration. En tant que lieu de passage du circuit éco-
nomique, il doit administrer au mieux les intérêts de l’industrie et sub-
stituer à la domination de l’ancien régime le pouvoir des directeurs.
La direction ouvre sur un type de rationalité qui décrit une forme de
gouvernementalité s’inscrivant dans la formule célèbre d’Enfantin qui
oppose le « gouvernement des hommes » à « l’administration des
choses ». Dans cette formule, il faut entendre la suppression d’un
forme de gouvernement qui ne fait que remplacer les hommes au pou-
voir sans aborder les principes fondamentaux du système. L’adminis-
tration des choses consiste à privilégier les transformations de la nature
plutôt que le remplacement du personnel politique. Les choses étant
assimilables à l’action, à la nature et non pas à la rhétorique des signes
proférée par les légistes, il s’agit donc d’instituer la société en objet de
savoir et de rompre avec l’illusion d’une politique se définissant seule-
ment par l’exercice de la volonté.
La deuxième bifurcation de la pensée de Saint-Simon nous amène à
l’établissement d’une « politisation de l’industrie » [Musso (2006),
p.197]. Un renversement s’opère à l’occasion d’une lecture originale
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 875

des révolutions dans l’histoire. Celles-ci deviennent des points de


résistances au déploiement de la marche du progrès de la civilisation
qui trouve son origine chez Condorcet. Les révolutions ne sont pas des
commencements mais les points de frottement des transitions histo-
riques. Elles annoncent des « périodes critiques » auxquelles succéde-
ront des « périodes organiques », où le tout rassemble les parties dans
une unité retrouvée. Cette unité doit permettre l’avènement d’un « sys-
tème industriel » (1821) reposant sur un récit ternaire de l’histoire, où
au système féodal succède une période transitoire qui débouche sur
l’industrie. Cette conception de l’histoire sera par la suite complété par
un schéma qui oppose les trois états du monde spirituel (théologique,
métaphysique, scientifique) aux trois états du monde séculier (mili-
taire, juridique, industriel).
Au formalisme d’une science politique guidée par le droit et la
métaphysique, Saint-Simon oppose un nouveau contrat social devant
être porté par le parti des industriels (1819) qui aidera ces derniers à
prendre toute la mesure de leur capacité à transformer la société. Ce
parti doit contribuer à une inversion centrale des institutions, où l’ad-
ministration devient prioritaire sur le politique. Ce déclassement
impose une forme supérieure de gouvernementalité, à laquelle sont
associés les intellectuels. Ces derniers peuvent exercer le pouvoir spi-
rituel, tandis que le pouvoir temporel est aux mains des industriels.
L’industrialisme de Saint-Simon est large, les producteurs délivrent
des biens matériels ou intellectuels ; partant, il se sépare aussi bien du
libéralisme que du socialisme. Le parti des industriels s’éloigne du
parti libéral qui vise seulement à un changement d’hommes à l’inté-
rieur du système féodal-militaire. Ce parti prétend, à l’inverse,
atteindre un changement de système à partir d’un « utilitarisme moral »
[Musso (2006), p. 216]. La lecture de Bentham permet à Saint-Simon
d’envisager une amélioration du sort de tous, où l’association devient
le référent de l’organisation industrielle. Cependant, l’idée d’un parti
des industriels sera rapidement abandonnée et la pensée de Saint-
Simon connaîtra une nouvelle bifurcation.
Cette troisième bifurcation revient à promouvoir un culte de l’in-
dustrie. La religion industrielle comble alors le vide symbolique laissé
par la disparition du pouvoir divin. Une transition s’opère, où la réali-
sation des bienfaits de l’industrie vient concrétiser les préceptes du
christianisme : ce ne sont plus la nature ou la science politique qui
conduiront à l’industrie, c’est le pouvoir spirituel. La stratégie consiste
à élaborer un nouveau christianisme, qui régule par la croyance le pou-
voir de l’industrie. La fondation du symbolique ne pouvant pas repo-
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876 F. CORMERAIS

ser sur l’industrie qui n’est pas instauratrice d’un nouvel ordre, une
aide morale vient la seconder pour purifier la religion et produire une
croyance qui inverse la promesse du bonheur. Le futur devient ce qui
apporte par l’intermédiaire de l’industrie la réalisation du paradis sur
terre. Le progrès historique de l’esprit humain est ainsi totalement revi-
sité.
Une religion de l’industrie ne peut être mise en avant qu’en purifiant
la religion de l’église par un culte de l’efficacité. L’opération symbo-
lique produite par Saint-Simon consiste à réaliser : « une révolution de
la religion, en produisant une religion post-révolutionnaire. Il renou-
velle la croyance en un sacré, mais sans Dieu, évacué par la science, et
sans État, marginalisé par l’industrie » [Musso (2006), p.278]
Dans cette ultime bifurcation, l’industrie remplit le programme de
la révolution et clôt les mouvements désordonnés d’une période cri-
tique. Le contrat social disparaît dans l’industrie qui absorbe aussi la
religion pour fournir une croyance qui rassemble le pouvoir céleste et
le pouvoir terrestre. Cette réconciliation va exercer un attrait indé-
niable sur la pensée de François Perroux.

II.3. Le moment de la création collective chez François Perroux

La question industrielle s’envisage avec François Perroux à travers


une critique du « capitalisme avare », du libéralisme sans contrôle, par
un « retour » à Saint-Simon. En témoigne l’approche qui consiste à
repartir de Saint-Simon pour aller vers la définition d’un modèle diffé-
rent de développement. Cette démarche nécessite de relancer la ques-
tion industrielle, après Saint-Simon, autour d’un concept original. La
création collective, après la division du travail, se comprend comme
une tentative chez Perroux de résoudre la contradiction entre le poli-
tique et l’économique qui existe depuis les origines de la modernité.
Perroux débute son exposé relatif à la création collective en se réfé-
rant directement à une tradition : « Nous sommes tous devenus plus ou
moins saint-simoniens » [Perroux (1964), p. 9]. Si cette phrase inscrit
bien un nouveau moment dans la généalogie de la question industrielle,
il faut remarquer que Perroux aborde la question avec prudence ; sa lec-
ture entend souligner l’ambiguïté de l’industrie qui « annonce aussi
bien le socialisme que la féodalité industrielle » [Ibid., p. 11].
Afin de contourner cet état, Perroux ouvre la perspective d’une
« économie généralisée » qui ajoute à l’emploi intensif des ressources
matérielles l’idée d’un développement des hommes. Dans la filiation
saint-simonienne, la classe sociale des producteurs oppose les industriels
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 877

aux féodaux et les abeilles aux frelons. Ainsi, le statut de l’association


« vaut mieux que les honneurs d’une vaine souveraineté » [Ibid., p. 22].
L’association doit être conçue comme un agencement complexe des
fonctions de production, de distribution, de communication et de crédit.
Toute la difficulté consiste à synchroniser ces fonctions [Béraud (2010)].
Les progrès de l’association s’envisagent alors chez Perroux autour de
trois rapports : la relation entre science et technique, la relation entre
pouvoir économique et pouvoir politique, et la différence entre produc-
tion des choses et production des hommes.
Perroux en vient ensuite à réfuter la lecture utilitariste de Saint-
Simon pour lui préférer une vision globale de la société, d’où se
dégage une socialisation qui impose le dialogue : « le dialogue [...]
s’est enrichi d’une longue expérience intellectuelle et sociale : il est
convenable aux sociétés modernes dans la mesure où elle sont structu-
rées par les dialectiques fondamentale de la science, de la technique et
de l’industrie. L’évolution de ces sociétés appelle le dialogue, sans
cependant avoir évacué la lutte » [Perroux (1964), p. 97].
Cette orientation est à l’origine d’une conception équivoque de la
socialisation, pour ne pas dire contradictoire, qu’il s’agit d’éclaircir. La
synchronisation des fonctions de l’association ne peut se faire sans
prise en compte de la situation, des conditions historiques dans les-
quelles l’association se réalise, et des processus d’individuation qu’elle
génère. Ce lien entre fonctions, situation et individuation, débouche
sur un dialogue seul susceptible de faire progresser l’association.
La puissance du dialogue comme fondement de la socialisation per-
met d’écarter la violence en laissant la place au règlement des conflits
pour dépasser les contradictions. Par l’innovation et la prospective,
l’industrie accentue la nécessité du dialogue et il faut, selon Perroux,
battre en brèche l’opposition mécanique entre forces productives et
rapports de production :
« Nulle part, la logique propre de la science, celle de la technique et
celle de l’industrie ne sont superposables. Et en quelque société
moderne que ce soit, l’organisation privée ou publique des “forces pro-
ductives” et des “relations de production” oblige à décomposer et à
analyser ces termes. Avant les forces productives, il y a la puissance
créatrice des personnes. [...] Une organisation qui sauvegarde et valo-
rise la puissance créatrice, une organisation qui respecte et accroît le
potentiel humain dans l’œuvre de production, appelle une recherche
attentive et un usage étendu de dialogues rigoureux et subtils »
[Perroux (1964), p.144].
Le dialogue se trouve ainsi renforcé par les contraintes de création
nécessaires à l’industrie et à son organisation. Dès lors, la nouveauté
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878 F. CORMERAIS

nécessaire à l’association va reposer sur la création qui devient une res-


source humaine devant être reliée à la dialectique de la production des
choses et de la production des hommes. La création et le projet collec-
tifs deviennent centraux pour éclairer l’action humaine.
Dans ce modèle global émerge une nouvelle vision de l’homme et
de son accomplissement qui le guide vers un destin planétaire. Selon
Perroux, la « culture industrielle » promeut un « homme universel »,
pour qui la création devient œuvre collective et un spectacle. Il s’in-
tègre alors dans un processus d’hominisation où « ses connaissances
scientifiques sur la nature et sur lui-même s’ordonnent comme des
régularités d’une structure cosmique » [Perroux (1970), p. 36].
L’homme nouveau porté par l’industrie ne permet pas pour autant
d’annoncer la disparition du mal. Comme chez Saint-Simon, chez Per-
roux la technique n’est pas instauratrice d’un ordre à elle seule. L’as-
sociation doit, par conséquent, se rassembler dans une transformation
qui ne soit plus synonyme comme chez Max Weber d’un désenchante-
ment du monde : « Les sociétés d’Occident ont été envahies par la
rationalisation réductrice, anémiante, stérilisante de l’hédonisme et de
l’utilitarisme vulgarisés. En dépit de ces maux, elles sont restées
capables de valeurs politiques, esthétiques, religieuses. [...] La science
est révolutionnaire dans son principe, l’art non moins, parce qu’ils
dévoient par leurs moyens propres des mondes nouveaux au-delà du
monde réalisé et banalisé. Science et art ont fait leur tâche qui est de
découvrir ou d’inventer des ‘’au-delà’’ et ‘’d’autres mondes’’. L’image
projetante et désirante, qui a suscité les œuvres et les ouvrages renou-
velés, cette image qui naît en deçà des techniques et des calculs est une
grande libératrice » [Ibid., p. 41].
L’industrie n’est pas sans danger, mais la perspective d’une création
collective vient redonner sens à une économie généralisée. Cette éco-
nomie révise ses circuits et ne se laisse pas emporter par une crois-
sance strictement quantitative. L’économie revoie ses fondements pour
stimuler la « création collective ».
Perroux stigmatise une économie « mal outillée » car sa comptabi-
lité est limitée, elle ne parvient que très partiellement et difficilement
à prendre en compte les « coûts de l’homme ». La santé, l’éducation,
la nutrition ne sont pas intégrées dans le calcul de l’homo oeconomi-
cus. Face à la neutralité axiologique de la science économique, à l’uti-
lité neutre de l’ophélimité, Perroux oppose « une économie de la vie »
qui substitue à la pureté psychologique du désir marginaliste, les
hommes vivant en grand nombre dans la société.
Face au schéma de l’équilibre des néo-classiques, « l’économie de
la vie » pose la question des coûts de l’homme et reconnaît l’impor-
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 879

tance de « l’extra économique » comme nécessaire au développement


économique. Après avoir réfuté la maximisation formelle d’une com-
binaison de facteurs assimilés à un théorème de rendement social, Per-
roux souligne la relation de complémentarité entre « la création d’une
milieu de développement et le développement lui même par les initia-
tives privées » [Ibid., p.70].
Pour échapper à un réductionnisme, l’économiste, « s’il veut orga-
niser les expériences de la vie et du savoir économiques du second
XXe siècle, il lui faut recourir à un postulat normatif qui est le refus de
toute destruction de choses ou d’énergies propres à servir la vie
humaine » [Ibid., p. 71].
Ce cadre normatif va avoir deux effets. En premier lieu, il s’agit de
prendre en compte les externalités qui se concrétisent par deux flux
financiers : les transferts fiscaux et les transferts de solidarités écono-
miques et sociales. Il s’agit de calculer les rendements et les coûts de
création du milieu de développement. Ensuite, le deuxième effet nor-
matif traduit la nécessité de développer les « calculs collectifs » par
lesquels on doit comprendre que « [...] l’économie est une création de
l’homme par l’homme par la médiation d’un ordre humain des choses
comptabilisables » [Ibid., p.79]. Le modèle englobant de l’œuvre col-
lective doit comprendre le calcul de l’intensité de son humanisation.
Pour parvenir à cet objectif, l’économie doit saisir le phénomène de la
création collective d’un triple point de vue qui se trouve lié : aux tech-
niques de production (a), aux techniques de l’information (b) et aux
techniques de l’organisation politique (c). Examinons chacun de ces
points.

a) Les techniques de production

Les mutations relatives à ces techniques renvoient au principe de


l’automation, à la composition du capital qui contient en proportions
croissantes des équipements collectifs, à l’investissement immatériel, à
la figure du commandement managérial qui privilégie la gestion col-
lective sur les droits de propriété. Les technologies de production
appellent de « nouveaux circuits de créativité » qui devraient débou-
cher sur une nouvelle théorie de l’innovation, différente de la création
destructrice de Schumpeter, organisant un couplage entre le milieu
interne de la firme et son environnement, le milieu de développement
externe. « L’innovation ne surgit pas de l’entreprise seulement, mais
bien de nombreux centres, collectifs ou publics ; elle se réalise grâce à
des opérations hors marché qui incluent des interventions publiques de
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880 F. CORMERAIS

formes variées [...] Les innovations de production sont enveloppées


dans des innovations d’organisation qui se rencontrent sur les niveaux
: de l’entreprise, du groupe d’entreprise, de l’industrie, des industries
entre elles plus ou moins coordonnées, de la nation et rassemblement
de nations. Ainsi de nouvelles unités collectives, dans les réseaux de
liaisons collectives, mettent toutes en jeu une image de l’homme, un
projet qui débordent, de toutes parts, les mécanisme du marché et le
robot économique asservi à ces mécanisme » [Ibid., p. 134].
On retiendra de cette position, par l’intrication des réseaux de pro-
duction et de transports, la combinaison des échelles spatiales, la néces-
sité d’une reformulation de la théorie de l’innovation. L’innovation ne
doit donc pas « être livrée à elle-même » [Ibid., p. 74].

b) Les techniques de l’information

La création collective, sur un autre plan, est dépendante cette fois,


chez Perroux, de l’information et du processus de la valorisation qui se
trouvent liés à la manipulation des symboles : « Aujourd’hui toute pro-
duction et tout échange des choses est aussi une production et un
échange de significations et de signes » [Ibid., p. 63]. La création est
ici abordée comme ouverture à l’information qui relance le processus
créatif, sans pour autant verser dans l’idéologie contemporaine du
réseau. La naissance des industries culturelles, après l’industrie de
Saint-Simon, et la civilisation de masse s’organisent dans un double
mouvement où les mass media se trouvent interprétés de façon diffé-
rentes. Pour Friedmann, qu’évoque Perroux, les nouvelles techniques
de l’information appellent un « despotisme éclairé » ; à l’inverse, pour
Pierre Schaeffer qui est aussi cité, ce qui compte c’est la mise au point
de nouveaux circuits de création, en lien avec l’information. Cette
bipolarité ne doit pas faire oublier que l’abondance de l’information
n’est pas toujours accompagnée d’un principe de formation et de
contrôle suffisant, comme en témoignent les formes de l’industrie liée
à la création.

c) Les techniques de l’organisation politique

Les techniques de l’organisation politique relèvent de l’opération


symbolique qui règle les conflits dans des « armistices sociaux ». Cette
formule, Perroux la reprend au juriste Hauriou ; elle souligne le rôle
des institutions comme stabilisateur de l’association. L’opération sym-
bolique renvoie à la situation collective qu’organise la distribution de
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 881

fonctions. La composition de la situation collective implique les


acteurs sociaux que sont les masses et les classes. L’opération poli-
tique, telle que l’envisage Perroux, consiste à substituer à une logique
de la domination, celle de la participation.
« La dynamique d’un ordre fondé sur la participation exige des
domaines où l’éveil et la quête d’autonomie, où la création de soi par
soi et la création des autres avec soi puissent, en même temps, être
délimités et discutés. Les règles concrètes du dialogue social doivent
être inventées » [Ibid., p. 97]. Cette invention renvoie à un espace plu-
raliste et démocratique dans lequel Perroux fait reposer l’opération
politique sur trois exigences majeures : i) l’aménagement de la pro-
duction passe par une industrie, où l’indépendance de la gestion, le
partage de la valeur ajoutée garantissent un bien-être collectif. Dans
cet aménagement le rôle du plan et la réforme de l’entreprise étaient
importants ; ii) l’aménagement du territoire autorise une harmonisation
des échelles spatiales, une réflexion sur les régions, l’habitat et les
villes qui sont des lieux d’une socialisation collective de première
importance ; iii) La socialisation du pouvoir se pense dans une double
mouvement inséparable de descente des décisions et de remontée des
mandants.
Ces trois exigences de l’innovation politique sont des vecteurs
d’une « montée du social » [Ibid., p. 228] qui annonce un nouveau
régime de gouvernementalité qui reste encore aujourd’hui à inventer.
Aux nouveaux circuits de la production, aux nouveaux circuits de l’in-
formation doivent s’ajouter de nouveaux circuits de la décision, où se
redistribuent la délibération entre les élites, l’administration et les col-
lectifs : « Le pouvoir politique ne favorise la véritable création collec-
tive, le renouvellement de l’homme par l’homme dans un ordre qu’en
respectant l’expérience sociale du bien-agir en commun. [...] Il est gar-
dien d’une expérience sociale du bien-agir en commun ; il fait respec-
ter un bien-vivre en commun [...] » [Ibid., p. 241].
Finalement, chez Perroux, le sort de la création collective n’est pas
scellé car avec l’automation il y a un danger mais aussi une opportu-
nité pour les hommes. Les machines ouvrent un possible qui consiste
à organiser une libération de la masse par la réalisation d’une indivi-
duation collective car « seulement les masses et la masse possèdent
leurs dynamismes spécifiques qui, correctement repérés et orientés,
peuvent procurer occasions et moyens de développement personnel à
un plus grand nombre d’individus que n’en ont servis les plus démo-
cratiques des société historiques » [ Ibid., p. 271].
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On retrouve dans cet extrait, comme chez Saint-Simon, la réalisa-


tion possible d’une promesse démocratique grâce aux moyens de l’in-
dustrie. En effet, la libération de la masse demeure un objectif que l’on
ne peut atteindre qu’en relation avec la création collective. Pour cette
raison, la masse peut être comprise soit comme un ensemble déper-
sonnalisé, ou bien comme une montée de l’exigence d’individuation
que concrétise la création collective. Le sens de cette transition éclaire
la problématique globale de Perroux qui cherche à établir les critères
de la bonne société, où les fonctions du bien-être (Welfare) doivent
rejoindre le schéma de l’avantage collectif. Alors l’intérêt général
pourra être pris en compte, tandis que les niveaux de la création col-
lective s’élèvent, on s’éloigne proportionnellement de la masse pour
renforcer le développement de la personne dans un processus d’indivi-
duation. La création collective devient l’appui nécessaire aux déploie-
ments des capacités de chacun, programme saint-simonien.
Cette proposition de la création collective produit une nouvelle
image de l’homme. Elle s’organise autour des possibilités nouvelles
offertes par les technologies. Un nouveau monde des possibles, après
Leibniz, dégage des perspectives, où la création n’est pas la reprise
d’une utopie mais la mise en œuvre d’une nouvelle étape de l’industrie
qui doit concilier des contraires : « notre époque si fière de se dire expé-
rimentale manque de l’expérience de soi » [ Ibid., p. 88].
Ce diagnostic paraît encore juste, avec lui se pose la question, non
pas simplement les finalités, mais de l’être ensemble à travers l’agir et
le désir compris comme volonté de créer en commun des richesses.
Rendre compte des « coûts de l’homme », c’est assumer une rupture
avec l’individualisme pour dégager l’enjeu de la création collective, où
le pouvoir doit se comprendre au-delà de l’alternative domination/par-
ticipation. Cette alternative pose un ordre dynamique à construire par
l’industrie. Ainsi, la création collective ouvre la possibilité de déve-
lopper le concept de participation et la nécessité de créer de nouvelles
institutions au niveau politique.

II.4. Le moment hyperindustriel

Perroux anticipe avec le concept de création collective un état de


l’industrie qui sera qualifié, ensuite, de « post-fordisme ». Ars indus-
trialis cherche à caractériser ce nouvel état autour du concept « d’hy-
perindustralisation ». Elle repose la question de l’industrie et envisage
la nécessité d’une économie politique associée à une forme renouvelée
de gouvernementalité. Dans ce deuxième moment de la création col-
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FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 883

lective (cf. tableau 2), devrait se réaliser l’association de la liberté indi-


viduelle et de la création collective, afin de proposer une synthèse
actualisée de la question industrielle, après Say, Saint-Simon et Per-
roux. La perspective ouverte par cet agencement collectif reprend les
questions de l’association et de la coopération et redynamise, de cette
manière, la création collective. L’association se présente ainsi :
« Nous, les membres d’Ars Industrialis, nous pensons qu’une poli-
tique doit être capable de prôner une économie industrielle de l’esprit,
sans se substituer à l’initiative économique, mais en lui fournissant le
cadre de règles sociales et d’investissement publics cristallisant une
volonté politique et spirituelle, c’est-à-dire élevant le niveau d’ intelli-
gence individuelle et collective. » [Ars industrialis (2006), p. 23].
Nous retrouvons ici la perspective perrouxienne d’impliquer la
masse dans un processus d’individuation. Le populisme industriel se
manifeste dans une menace qui s’opère à travers la massification du
contrôle des existences en ruinant le désir et la motivation, dont
témoigne la progression d’une fatigue de soi. Il convient de lui oppo-
ser une « écologie industrielle de l’esprit et du désir » qui relance
l’économie politique pour apporter un socle nouveau à la société. Trois
points résument le sens de cette démarche.
D’abord, l’époque hyperindustrielle peut se définir comme capita-
lisme des services. Mais, caractériser le nouveau régime d’hyperin-
dustrialisation suppose de réfuter « post-industriel » ou la « désindus-
trialisation », face occidentale d’une mutation de la division
internationale du travail. L’hyperindustrialisation, synonyme de troi-
sième révolution industrielle a pour conséquence d’organiser des ser-
vices qui déchargent les individus de leur existence en les transformant
en consommateur, détruisant ainsi les circuits d’une transindividua-
tion.
Ensuite, face à cela, il est urgent de bâtir une « valeur esprit », sus-
ceptible de programmer le changement de paradigme industriel. Cette
construction doit pouvoir s’ériger contre le devenir barbare des pul-
sions organisé par les techniques commerciales du marché. Elle vise à
reconstruire une participation dans des milieux « dis-sociés ». Le
changement de paradigme repose sur une alliance de la puissance
publique et des acteurs qui doivent retrouver le chemin d’une conver-
gence entre l’intérêt général, le bien-être et une conception des biens
publics, c’est-à-dire entreprendre autrement et bâtir des conditions
localement organisées [Béraud et Cormerais (2009)].
Enfin, face au désenchantement qu’organise la rationalisation
industrielle d’une mondialisation, il convient de faire la révolution du
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capitalisme avec de nouveaux instruments. Dans ce cadre le rôle de


l’économie politique, devenue sociothérapie de l’hyperindustrialisa-
tion, laisserait place au prendre soin, exigeant la réinstrumentation des
savoirs décisifs pour l’avenir. Le changement de paradigme industriel
doit organiser le cumul de la valeur économique et de valeur du lien
pour retrouver une justice dans les circuits de l’échange et de la pro-
duction.

CONCLUSION

À l’issue de cette présentation d’une généalogie de la question


industrielle (tableau 1) et de ses moments afférents (tableau 2), il appa-
raît que la filiation indirecte étudiée entre Say, Saint-Simon, Perroux
et, récemment, par Ars Industrialis contient un principe d’intelligibi-
lité relatif au traitement historique et analytique de la question indus-
trielle, dans les relations fondamentales qu’elle entretient avec le
champ politique et la philosophie politique.
Le processus de l’industrialisation contiendrait au moins deux
étapes majeures depuis ses origines. Concernant la première, nous
avons montré le phénomène déterminant de clôture du politique par le
biais du recours à l’industrie, dans des régimes aussi différents que les
démocraties libérales ou les défuntes démocraties populaires. Le
« voile d’ignorance », doublé du déficit d’une pensée critique intéres-
sée au phénomène de l’industrie, rendent difficilement compréhensible
le destin des politiques d’émancipation portées par la modernité depuis
ses origines.
Paradoxalement, la deuxième étape s’ouvre aujourd’hui comme une
vraie difficulté à recourir à la possibilité même d’un discours d’éman-
cipation qui s’annonçait, sous le nom des révolutions démocratiques,
par une distribution juste et équilibrée de la production mondiale entre
les différents territoires. L’éclipse de l’émancipation s’actualise dans
un milieu d’incertitude, de désorientation, et annonce une infinie
mobilisation des flux d’information, de capitaux, de migrations
humaines.
Ces deux moments ouvrent une nouvelle bifurcation, comme Per-
roux l’avait pressenti à l’intérieur de son analyse du « capitalisme
avare » [Perroux (1969)], qui se manifeste sous la forme d’un capita-
lisme en crise révélateur du déficit d’une pensée politique. Car si l’in-
dustrialisation a dépolitisé la politique, au point de rendre presque
indifférenciés les choix de politique économique, la politique aujour-
10-Cormerais.qxd 08/07/14 10:39 Page 885

FRANÇOIS PERROUX, LE « PASSEUR » 885

d’hui rend difficilement possible une pensée de la néo-industrialisation


contemporaine. C’est pourtant la valeur d’un projet politique qui don-
nerait un sens à la solidarité dynamique qu’appelle la création collec-
tive dont Perroux avait fait un moment important de sa pensée :
« L’économie de tout l’homme et de tous les hommes n’est pas, sans
plus, une recommandation d’ordre moral, un commentaire de moraliste
protestant contre les prétendus mécanismes économiques. L’objectif
désigné appartient au savoir économique contrôlé par les sciences ; il
aide à comprendre que nous ne savons pas si nous sommes riches ou
pauvres tant que nous n’avons pas entrepris d’explorer, de mettre en
œuvre et en valeur les potentialités de la Ressource Humaine » [Perroux
(1981), p.171]

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11-Pub.qxd 08/07/14 12:12 Page 1

économie
appliquée
Tome LXVII - N° 2 - juin 2014
R. U. AYRES A tale of two economies: The gap is growing 5

Z. KARIMI TAKANLOU, Déficit budgétaire et financement des dépenses


C. BERTHOMIEU, privées d’investissement. Étude comparative
R. RANJ POUR des cas de deux pays « émergants » : l’Iran et
la Turquie 41

T. POUCH La macroéconomie des années 1930 aux États-


Unis : l’oubli de la politique agricole 75

R. LE GOFF, Comment et jusqu’à quand évaluer ? De l’ana-


S.-L. PROAG lyse coûts-bénéfices à la méthode CoBAYe 99

E. MARTIN Quel territoire pour gérer l’eau souterraine ? Le


cas d’étude de la Crau 125

H. HAMDI, R. SBIA The dynamic relationship between CO2 emis-


sions, energy usage and Growth in Gulf
Cooperation Council (GCC) countries: An
aggregated analysis 161

C. ROQUILLY, La lutte contre les contenus illégaux en ligne


C. MANARA par l’action sur les flux de paiement : état des
lieux et proposition 183

ISSN : 0013-0494 – Prix public : 31 €


Les Presses de l'ISMÉA - 38, rue Dunois - 75013 Paris
12-Pub.qxd 08/07/14 12:20 Page 1

Tome XLVIII, n° 6, juin 2014,


Série « Histoire de la pensée économique », PE, n° 50.
Directeur de la Série : R. Tortajada.

SOMMAIRE
HOMMAGE

M. SONENSCHER Istvan Hont (1947-2013) 889

ARTICLES

E. CASTLETON Proudhon, lecteur d’Auguste Walras 901

D. POUCHAIN Le prix de concurrence pure et parfaite


comme prix juste : justice, ajustement ou
justesse ? Une réflexion à partir du com-
merce équitable 939

A. GIACOMIN Propriété et honneurs : conflit de réparti-


tion et ordre politique dans la pensée de
Machiavel 965

A. BERTHOUD Prêt, promesse, confiance 989

P. D. PENCHEV Des libéraux protectionnistes à la périphé-


rie de l’Europe 1009

REVUE DES LIVRES

W. ANDREFF János Kornaï, À la force de la pensée. Auto-


biographie irrégulière 1039

J. REYS A. Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen,


pour une révolution bioéconomique 1063

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