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Après Bergson.
Portrait de groupe avec philosophe
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PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE


collection dirigée par Frédéric Worms

Où « contemporaine » désigne le moment présent, en philosophie,


aujourd'hui, qu'il nous revient de penser, ce qui ne se peut sans les
moments du siècle, qui y ont conduit, à travers ruptures irréversibles et
reprises profondes, parfois méconnues.
Où « française » désigne une diversité d'œuvres, de méthodes, de
positions, dont les relations tendues, ouvertes, entre elles et avec leurs
contemporaines, partout, ont dessiné un visage singulier et complexe,
trop souvent réduit à une image figée.
Où « philosophie », enfin, est à entendre en un sens lui aussi ouvert,
celui des problèmes surgis de notre vie, des savoirs et des pratiques des
hommes, de leur histoire.
« Philosophie française contemporaine », donc : une collection qui
s'inscrit dans la ligne de la « Bibliothèque de philosophie contempo-
raine » fondée par Félix Alcan dans le « moment 1900 », à travers des
recherches singulières et collectives, où moments, relations et problèmes
ne sont pas des objets d'étude extérieurs, mais une tâche vivante à
poursuivre.
F. W.

Le laboratoire d'excellence TransferS est un programme Investisse-


ments d'avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL (Paris Sciences et Lettres)
et ANR-10-LABX-0099.
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Giuseppe Bianco

Après Bergson.
Portrait de groupe
avec philosophe

Ouvrage publié avec le soutien


du Laboratoire d'excellence TransferS
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ISBN 978-2-13-059001-9
ISSN2116-7656
Dépôt légal — 1re édition : 2015, février
© Presses Universitaires de France, 2015
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Remerciements

Ce travail est la version réduite et modifiée de manière substantielle d'une thèse de


doctorat en philosophie soutenue le 17 décembre 2009 à l'Université de Lille 3, sous la
direction de Frédéric Worms et de Pier Aldo Rovatti, devant un jury composé par Alain
Badiou, Guillaume le Blanc, Arnold Ira Davidson et Manlio Iofrida.
Avec générosité et intelligence, Frédéric Worms a dirigé mes recherches, informé
mes rencontres, guidé mes questions, discuté mon travail, même et surtout quand nous
n'étions pas d'accord. Que ce livre soit l'hommage à cette amitié.
Depuis 2009, dans un ordre chronologique, le consortium AREA de Trieste, la Jan
Van Eyck Academie de Maastricht, la Mairie de Paris, le Leverhulme Trust, la Fondation
Singer-Polignac, la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior ont
financé des recherches plus ou moins liées à ce livre, tandis que l'École normale supérieure
de Paris, l'University of Warwick et l'Universidade Federal de São Carlos ont fourni le
cadre institutionnel où j'ai pu développer mon travail. À ce sujet, il faut mentionner
l'importance de l'amitié de Miguel de Beistegui, de Deborah Morato-Pinto et de Jean-
Christophe Goddard. Je tiens aussi à remercier, pour leur aide biobibliographique, Jean-
Claude Dumocel, Fabrice Louis, François Dosse, Edward Baring, Alan D. Schrift, Bruno
Poucet, Charles Alunni, Vincent de Coorebyter, Arnaud Bouaniche, Paul-Antoine Miquel
et Pierre Montebello.
À Paris et à Londres, Luca Paltrinieri et Marjorie Gracieuse, Christian Faggionato et
Alessandra Zago, ont été non seulement des amis, des patients confidents et des interlocu-
teurs avisés, mais aussi une véritable famille. Mes remerciements vont aussi à ceux qui
m'ont été à la fois des sparring partners théoriques et des amis : Tzuchien Tho, Stefanos
Geroulanos, Caterina Zanfi, Emmanuel Péhau, Knox Peden, Marcos Camolezi. Bénédicte
Buis a patiemment – et pour autant que cela était possible – « recadré » ma prose quelque
peu barbare. La main habile de Paolo Dose et les sages conseils de Stéphane Baciocchi ont
rendu possible la représentation graphique de ce qui n'était qu'une nébuleuse dans ma tête
et un croquis confus sur un bout de papier.
Malgré un certain nomadisme, ma trajectoire a accompagné l'aventure du Centre
international pour l'étude de la philosophie française contemporaine de l'École normale
supérieure, créé au moment où je mettais les pieds à Paris en 2004. J'ai eu le privilège de
discuter de certains aspects de détail de mon travail avec Alain Badiou, Frédéric Keck,
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VI Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Quentin Meillassoux, David Rabouin, Patrice Maniglier, Élie During, Camille Riquier, et
je désire aussi les remercier.
La recherche dans le domaine de l'histoire de la philosophie se déroule souvent dans
une solitude subie plutôt qu'intentionnelle. Le travail en équipe, fait de partage de
méthodes, d'élaboration de protocoles, de division des enquêtes comme de discussion
collective, est une dimension inconnue pour la plupart des historiens de la philosophie
contemporaine, moi inclus. Cette situation est le résultat d'une longue histoire discipli-
naire, qu'on ne peut, hélas, changer du jour au lendemain sans que cela ne provoque plus
de dommages que d'améliorations. J'ai néanmoins eu l'occasion d'assister ou de participer
à quelques timides tentatives collectives pour changer la donne, tant en France qu'ailleurs,
ce qui m'a ouvert un peu les yeux. Dans cette solitude, certains parmi mes amis et collègues
– souvent travaillant dans des disciplines et sur des objets différents des miens – ont été
particulièrement importants grâce à des discussions qui ont animé nos rapports, de façon
directe ou indirecte à différents moments de ma recherche. Ils reconnaîtront l'inflexion de
leur voix dans celle du narrateur. Je leur adresse mes remerciements les plus chaleureux :
Frédéric Fruteau de Laclos, Sophie Roux, Jean-Louis Fabiani, José Luis Moreno Pestaña,
Charles T. Wolfe, Thomas Bénatouïl et, bien évidemment, Tassia Nogueira Eid Mendes,
partner in crime.

Comme je lui ai promis il y a seize ans, avant qu'il sorte du portrait, ce livre est
dédié à la mémoire d'Alex.
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SOMMAIRE

Introduction – Le cadre et le portrait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

PREMIÈRE PARTIE
La « dilatante synthèse » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Une église sans pape . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Les profondeurs du psychisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Aspirants philosophes au bachot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
L'atelier de la rue Clovis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Naissance de l'Homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Protagoras et Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Un manuel de radicalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Cracher la pilule Pink . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
Les gardiens de la Sorbonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Sociologues et néokantiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Durée relative, espace-temps absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Les points contre la ligne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
La mort de l'Esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
La catastrophique retombée de l'élan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
L'engagement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Surréalisme et symbolisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Les philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
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VIII Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

DEUXIÈME PARTIE
La fin du carnaval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Hypostases psychologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
L'animation de l'abstrait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
Le réalisme de l'agent provocateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Immorale chosification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
De l'intuition à l'intentionnalité ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
À la sortie du cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Traverser le Rhin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Effrayante liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186
Irréaliser, néantiser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Phénomènes et choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
À la Libération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Oublier B. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Les pouvoirs du langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
Philosophie de la vie et morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228
Machines organiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
Saints et résistants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244

TROISIÈME PARTIE
Un grand philosophe classique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Du bachot à l'agrégation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Vie et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261
Inhumaines négations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270
Ultrapositivistes et ultranégativistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
Un enfant monstrueux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
Décentrer bien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
Ontologie de la différence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
Le Begriff de la durée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
Image virtuelle de la pensée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Diachronie et synchronie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315
Code et étalement dans l'espace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315
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Sommaire IX

Expérience ou concept ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325


Un structuralisme virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 333
Sous la structure : les multiplicités ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 342
Actualité et virtualités d'une « œuvre » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347

ANNEXES
Bergson dans le programme de l'agrégation . . . . . . . . . . . . . . . . 359
Tableau chronologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365
Graphique des relations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366
Index nominum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
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Introduction

Le cadre et le portrait

En 1959, au cours de l'« Hommage solennel à Bergson » tenu à la


Sorbonne, Vladimir Jankélévitch, professeur de philosophie morale,
avait mis au clair ce que signifiait pour lui être bergsonien. Il ne considé-
rait pas le bergsonisme comme une doctrine ou comme une série de
méthodes et de concepts susceptibles d'être mobilisés les uns séparément
des autres, mais comme une exigence totale ; le bergsonisme « exige
– affirme Jankélévitch – l'adhésion totale du cœur et de l'esprit ». Il y a
alors deux manières de ne pas être bergsonien : la première consiste à ne
l'être que le jour des anniversaires et des célébrations, la deuxième à
« traiter Bergson comme un échantillon historique […] tentant de
“situer” le bergsonisme 1 ».
Plusieurs trouveront que ce livre n'est pas bergsonien. La première
raison est qu'il prend comme point de départ un anniversaire et des célé-
brations. Depuis 2012, les écrits publiés par Bergson de son vivant sont
tombés dans le domaine public. En France, au cours du lustre qui a
précédé le centenaire de L'Évolution créatrice et pendant celui qui l'a
suivi, les publications sur ce philosophe se sont multipliées : reconstruc-
tions de l'ensemble de sa pensée, essais sur des concepts et sur des thèmes
spécifiques, éditions critiques, réactualisations. Depuis 2007, presque
chaque année, les ouvrages de Bergson figurent au programme de l'agré-
gation. La préposition « après » indique alors la position de l'auteur de
cette étude, étude qui peut donc être conçue comme un long exercice de
réflexivité, au cours duquel sont explicitées certaines de ses conditions
historiques de possibilité. Mais « après » indique aussi l'objet du livre, à

1. Cf. V. Jankélévitch, « Hommage solennel à Bergson », in Id., Premières et der-


nières pages, Paris, Seuil, 1994, p. 89.
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2 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

savoir ce qui est arrivé à l'ensemble de la philosophie française après la


« gloire » de Bergson, pour reprendre l'intitulé du livre de François
Azouvi 1. Là où ce livre se termine, commence le présent ouvrage : la
période prise en considération ici va des lendemains du traité de Versailles
au début du XXIe siècle 2. L'histoire ici narrée n'est donc pas celle de la
gloire de Bergson, mais plutôt celle de l'aventure de sa critique et de sa
canonisation en France.
Ce livre pourra ne pas sembler bergsonien pour une deuxième raison,
peut-être plus importante. Il défend un parti pris méthodologique : celui
de la suspension propédeutique de toute adhésion et de toute sympa-
thie avec l'objet. Il ne s'agit ici ni de saisir, ni de continuer la totalité
indivisée d'un mouvement, ni de défendre sa cohérence ou sa fécondité,
mais bien de construire des schèmes susceptibles de faire affleurer des
aspects jusque-là inaperçus d'une histoire, augmentant ainsi la compré-
hension du phénomène pris en considération. Ces schèmes sélectionnent
et classent problèmes, thèmes, concepts, noms d'auteurs et titres
d'ouvrages, tout en en écartant d'autres ; ils les assemblent dans des
chaînes discursives toujours partielles. Il va de soi que, s'agissant d'his-
toire de la philosophie, il est question ici de mobiliser des protocoles en
mesure de mettre en relation entre eux des documents considérés comme
philosophiques et des documents philosophiques avec des documents
non philosophiques, opération qualifiée par bon nombre de philosophes,
non sans un certain « mépris disciplinaire » qui va main dans la main avec
une illusion empiriste, de contextualisation.
Renoncer à la totalité en tant qu'idée régulatrice, concevoir l'expli-
cation comme une sélection, un classement et une construction, et non
pas comme une sympathie ou une continuation, expliciter autant que

1. Cf. F. Azouvi, La Gloire de Bergson. Essai sur un magistère philosophique, Paris,


Puf, 2007.
2. L'objet de ce livre est la présence et la position de Bergson dans le champ
philosophique français au cours du XXe siècle. Son influence sur la littérature, la sculpture,
l'architecture ou la peinture n'est considérée que pour les effets secondaires qu'elle a
pu provoquer sur la philosophie ou la « prose d'idées ». Pour ces questions, cf. le livre
d'Azouvi et celui de Mark Antilff (Inventing Bergson : Cultural Politics and the Parisian
Avant-Garde, Princeton, Princeton University Press, 1993). Il en va ainsi pour la circu-
lation de ses textes dans d'autres champs philosophiques (allemand, anglais, italien ou
autre) : celle-ci est prise en considération seulement dans la mesure où elle a pu causer des
effets sur la philosophie française.
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Le cadre et le portrait 3

possible le choix d'outils et les schèmes d'analyse, assumer sa propre


position et ses propres visées théoriques, ne signifie pas seulement faire
profession d'honnêteté, tentant ainsi d'éviter la rétrospection, mais aussi
refuser les postulats théoriques justifiant la validité a priori d'une critique
au supposé « mouvement rétrograde du vrai » propre aux différents pro-
cédés d'historisation. Construite à partir du moment présent, l'histoire ici
narrée ne suit pas un déroulement continu, elle est marquée par des ren-
contres entre mondes sociaux, champs disciplinaires, discours et acteurs
hétérogènes. Ces rencontres rendent possibles les déplacements, la circu-
lation, les tranferts de concepts, pratiques, problèmes, styles de pensée.
Les « coupes immobiles » dans le temps ont été délibérément effectuées et
les segments ont été assemblés pour donner une clé d'intelligibilité à cette
histoire. Pour reprendre la fameuse image proposée par Pierre Bourdieu,
on adopte ici le point de vue du voyageur qui étudie les recoupements
entre les différentes lignes sur le plan du métro et non pas celui de l'enfant
émerveillé, assis sur la banquette de la cabine de pilotage, à côté du
conducteur, persuadé que c'est bien lui qui conduit le train 1.
S'il était une œuvre de fiction, ce livre serait un roman choral. Les
personnages sont évoqués pour l'importance qu'ils ont dans l'intrigue, et
non pas à cause de leur présumée valeur absolue. Il ne s'agit pas de créer
une galerie de portraits des « plus grands », mais plutôt de brosser une
fresque. Comme Alain Badiou avait eu l'occasion de le suggérer à propos
de la thèse dont ce livre est issu, la tentative déployée ici pourrait être
apparentée à ce que Heinrich Böll avait mis en œuvre dans son Grup-
penbild mit Dame. Contrairement au roman de Böll, le protagoniste de
ce livre, qui n'est pas une dame mais un philosophe, est absent, quoiqu'il
hante les autres personnages. « Bergson », signifiant flottant, au lieu de
coaguler en lui les histoires des autres personnages, circule dans l'his-
toire, lui donnant un sens. Le lecteur comprendra ainsi que le but de
cette étude n'est pas de restituer un présumé véritable visage de Bergson,
en adoptant la démarche justicière et démystificatrice propre aux « répa-
rations à » et aux « retours à ». L'objectif, en revanche, est celui d'expo-
ser la manière dont les traits de « Bergson » ont changé selon les
configurations de savoir, les mondes sociaux et les moments historiques.

1. Cf. P. Bourdieu, « L'illusion biographique », in Id., Raisons pratiques. Sur la


théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994.
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4 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Comme Leni Gruyten dans le roman de Böll, Bergson change au


cours du développement de l'histoire mais, en même temps, il modifie
aussi les vies théoriques des autres protagonistes. Ainsi, en allant délibé-
rément dans le sens opposé des démarches herméneutiques, les citations
tirées des textes bergsoniens ont été réduites au minimum. La construc-
tion de l'antépisode de ce livre, qui portera sur la trajectoire du philo-
sophe entre 1880 et 1940, adopterait une structure d'implication-
explication exactement inverse : si dans ce livre les textes de Bergson sont
placés dans un groupe, il s'agirait en revanche de faire sentir la présence
du groupe dans les textes signés par Bergson 1.
Pour la méthode, l'auteur a fait siennes quelques-unes parmi les tech-
niques employées par Böll, notamment la multiplication : multiplication
des personnages, multiplication des documents et multiplication des
registres. Malgré la problématisation des notions d'auteur, d'œuvre et de
continuum biographique introduite en histoire intellectuelle par Fou-
cault, Barthes et Bourdieu, l'idée tant décriée que la production de philo-
sophie soit réductible à une performance solitaire rattachable à une
subjectivité créatrice et dont le but est celui de construire une œuvre ou
un système reste tenace quand on en vient à la méthodologie appliquée
réellement par les historiens de la philosophie. Dans ces pages, les person-
nages se comportent différemment : ils pensent et parlent toujours, pour
reprendre l'expression de Judith Schlanger, « la bouche pleine 2 ». Cha-
cun d'eux parle en son nom, mais a la bouche pleine des notions, des
concepts, des tournures, des expressions, des tics de langage, des postures
des autres. On tente ainsi de suivre un programme fort visant à faire
disparaître, méthodologiquement, la distinction entre personnages prin-
cipaux et personnages secondaires, entre les grands et les petits, entre
individus et « déchets », pour reprendre la terminologie de Böll.

1. Dans son doctorat (The Bergsonian Moment : Science and Spirit in France, 1974-
1907, Baltimore, Johns Hopkins University, 2014), Larry McGrath entreprend cette
tentative à partir de la perspective propre à l'histoire intellectuelle.
2. Cf. J. Schlanger, Penser la bouche pleine, Paris, Fayard, 1983. On retrouve cette
idée dans les analyses développées par Randall Collins au sujet des interactions rituelles
en philosophie : je me réfère en particulier au propos du sociologue pour qui la plupart
des réflexions faites dans la solitude par les philosophes ne sont qu'un écho des conversa-
tions passées et à venir (cf. R. Collins, The Sociology of Philosophies : A Global Theory
of Intellectual Change, Harvard, Belknap, 1998, p. 49 notamment).
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Le cadre et le portrait 5

L'application du principe de symétrie proposé par David Bloor il y a


quarante ans et ensuite repris par Bruno Latour et par la sociologie de la
traduction 1 va un peu dans ce sens. Tenter d'appliquer ce principe à
l'histoire des discours dits philosophiques – ce qui ne va pas sans efforts
d'adaptation de l'approche propre à l'épistémologie sociale, étant donné
la différence entre controverses en philosophie et en sciences empi-
riques 2 – ne signifie pas seulement s'efforcer de prêter la même attention
tant aux perdants qu'aux gagnants d'une controverse, mais aussi abo-
lir méthodologiquement toute distinction hiérarchique entre auteurs
majeurs et auteurs mineurs, entre discours considérés comme légitimes et
discours considérés comme illégitimes.
Cela ne revient pas à dire que dans une étude comme celle-ci il suffit
tout bonnement de se passer des distinctions entre acteurs, champs,
mondes, réseaux et capitaux différents, se bornant au textualisme plat
propre à certaines approches culturalistes – fussent-elles inspirées par
l'archéologie, la déconstruction ou l'anarchisme épistémologique de
Feyerabend – dernier refuge des pourfendeurs de la « contextualisa-
tion ». Bien au contraire, la symétrisation est l'un des instruments pour
comprendre la manière dont les partages, les classements et les hiérarchi-
sations d'acteurs (auteurs, revues, écoles, institutions), biens symbo-
liques (concepts, savoir-faire, styles, livres) et champs disciplinaires
(littérature, psychologie, sociologie, philosophie) se sont institués au
cours de complexes processus de négociation. Cela n'interdit pas
– quoique ce ne soit ni l'objet ni le but de ce livre – une conséquence
possible : rendre plus facile, pour les working philosophers, l'accès aux
positions d'auteurs auparavant considérés comme mineurs et pouvoir
ainsi les « majorer » – ou revaloriser – et les utiliser pour traiter de
nouveaux problèmes 3. L'opération de symétrisation n'exclut pas ; au

1. Cf. B. Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
2. Voir les études récentes de Jean-Louis Fabiani tentant de reconstruire la spécificité
des controverses en philosophie. Par exemple, J.-L. Fabiani, Qu'est-ce qu'un philosophe
français ?, Paris, Éd. de l'EHESS, 2011, notamment l'introduction.
3. C'est ce que propose Frédéric Fruteau de Laclos dans La Psychologie des philo-
sophes, Paris, Puf, 2012. Cette opération tente de garder une prudente distance de la
démarche propre à la recherche des « précurseurs » que Canguilhem stigmatisa en suivant
les conseils de C. T. Clark (cf. C. T. Clark, « The philosophy of science and history of
science », in Id., Critical Problems in the History of Science, Madison, Marshall Clafett,
1962, p. 103).
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6 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

contraire, elle exige, l'institution de prosopographies visant à dessiner,


comme en pointillé, des trajectoires et l'espace des possibles. La dimen-
sion chorale est donc reconstruite grâce aux ressources fournies par
l'analyse des générations 1, interprétée à la lumière de la théorie de l'habi-
tus 2, de l'analyse des champs, de l'analyse historique des réseaux et des
lieux de sociabilité intellectuelle ou constellations intellectuelles 3, et,
enfin, des recherches sur les aspects rituels de la philosophie inspirées par
Erwin Goffman 4.
Ce livre est divisé en trois parties, liées entre elles par ce qui pourrait
apparaître tel un mouvement dialectique : position, négation, dépasse-
ment (cf. tableau 3). Ces parties correspondent aux trois générations
qui « guident » les trois séquences ou moments de l'histoire de la philo-
sophie française récemment définis comme les moments de l'« esprit »,
de l'« existence » et de la « structure 5 ». L'un des mérites des récentes
recherches en histoire de la philosophie, tant de la part des philosophes
que des historiens 6, a été celui de modifier la façon de concevoir la
temporalité impliquée dans la création et l'affirmation des textes et de
leurs auteurs. Loin de posséder une régularité, le temps de l'histoir7e de
la « philosophie » – conçue à la fois comme discipline et pratique – peut,
pour emprunter à Lévi-Strauss la métaphore thermique, être plus ou
moins chaud, selon les moments pris en considération et selon les ins-
truments de mesure. Par un exercice de dénaturalisation, l'analyste est

1. Cf. K. Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990, et l'appli-


cation qui en a été faite par Jean-François Sirinelli et son groupe (Génération intellec-
tuelle, Paris, Puf, 1990).
2. Cf., par exemple, Gérard Mauger, « Postface », in Le Problème des générations,
op. cit., p. 83-119.
3. Cf. D. Henrich, Konstellationen. Probleme und Debatten am Ursprung der
idealistischen Philosophie (1789-1795), Stuttgart, Klett-Cotta, 1991, et M. Muslow,
« Qu'est-ce qu'une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des
réseaux intellectuels », Annales HSS, no 12009, 2009, p. 81-109.
4. Cf. R. Collins, The Sociology of Philosophies, op. cit.
5. Cf. F. Worms, La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Seuil,
2009.
6. Se reporter à l'utile bilan dressé par Étienne Anheim, Antoine Liliti et Stéphane
Van Damme dans le numéro des Annales (t. 64, no 1, 2009) consacré à « Histoire et
philosophie ». Pour une problématisation du rapprochement entre les deux disciplines,
voir B. Karsenti, D'une philosophie à l'autre. Les sciences sociales et la politique des
Modernes, Paris, Gallimard, 2013.
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Le cadre et le portrait 7

donc appelé à jouer avec différentes échelles et différents rythmes tem-


porels 1.
Ainsi, à côté du présumé temps de l'événement 2 propre à la « créa-
tion des concepts », à côté du temps des « modes » et des « -ismes », dans
l'organisation des chapitres on considère une temporalité différente,
comme celle de l'histoire des programmes (cf. Annexes), des institutions
et des disciplines. En outre, on fait usage des prolepses internes et
externes et des superpositions. Judith Schlanger écrivait, il y a trente ans,
que l'histoire de la philosophie se présentait encore comme « un compte-
rendu d'une interminable session de la société des esprits 3 ». La situation
est en train de changer et l'on ne peut qu'espérer une transformation
future de cette instable passerelle, aujourd'hui en chantier, entre philo-
sophes, historiens et sociologues, en un pont solide.
Une question étroitement liée à celle de la vie des concepts est celle
de leur survie au moment où le créateur disparaît. Bergson s'est toujours
défendu de pouvoir reconnaître sa pensée dans les ouvrages d'autres
auteurs qui écrivaient sur lui. Il a aussi revendiqué le droit de recon-
naître, pour reprendre une expression quelque peu usée, l'esprit au-delà
de la lettre, dans les textes des premiers auteurs qui s'inspiraient de lui.
La situation n'a pu que changer après sa mort. À travers quelles procé-
dures parvient-on à juger un auteur comme un auteur « majeur » ?
Quels sont les effets du succès immédiat 4 d'un auteur sur sa consécra-
tion au long terme ? Qu'est-ce qu'un héritage intellectuel ? Qu'est-ce
qu'une école ? Comment établir la paternité d'un concept ou d'un pro-
blème ?

1. Pour ces aspects, au centre des analyses des historiens depuis l'article de Fernand
Braudel sur la longue durée, se reporter aux essais contenus in J. Revel (éd.), Jeux
d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Éd. de l'EHESS, 1996.
2. Voir les récentes discussions – du côté des historiens – au sujet de l'opportunité de
réintroduire en histoire cette catégorie (cf. C. Jouhaud, D. Ribard, « Événement, événe-
mentialité, traces », Recherches de science religieuse, t. 102, no 1, 2014, p. 63-77).
3. Cf. J. Schlanger, Penser la bouche pleine, op. cit., p. 31.
4. Quoique cet aspect ne soit pas directement traité dans le présent travail, il faut
souligner l'impact du succès sur la perception de soi de l'auteur ainsi que de sa propre
tâche intellectuelle. Se reporter aux travaux de Nathalie Heinich (notamment L'Épreuve
de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 2003) et à ceux,
gravitant autour de la notion d'intellectual self-concept, de Neil Gross (Richard Rorty.
The Making of an American Philosopher, Chicago, Chicago University Press, 2008).
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8 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Dans une « étude de réception », prendre en considération l'héritage


de Bergson dans la France du XXe siècle, et non, comme d'autres l'ont
fait, celui de l'hégélianisme 1, du nietzschéisme 2, du spinozisme 3 ou du
cartésianisme 4, signifie deux choses au moins : se pencher sur un auteur
appartenant au même champ national de ses lecteurs et interprètes – ce
qui exclut la possible application de la théorie des transferts 5 – et
s'engager dans une analyse de courte et non pas de longue durée,
comme cela pourrait être le cas, par exemple, pour les auteurs de la
modernité.
Le cas de Bergson est ainsi particulièrement intéressant pour la rapi-
dité avec laquelle se sont affirmés des concepts qui ont ensuite perdu
leur valeur, pour, enfin, être réintégrés à plein titre dans le canon
philosophique. Pour la première fois depuis la disciplinarisation de la
philosophie, avant Sartre et avant Derrida, le succès profane d'un philo-
sophe français a provoqué la mise en doute de ses compétences.
À Bergson, philosophe « intuitif », philosophe littéraire, auteur aimé
par les avant-gardes et les révolutionnaires de droite et de gauche,
auteur célébré en France et à l'étranger, a donc été ôtée la légitimité
dans son champ propre. Le philosophe n'a pas même cinquante ans
quand, peu après la publication de L'Évolution créatrice, collègues et
journalistes s'empressent d'utiliser des néologismes comme « bergso-
nisme » et « bergsoniens ». La vitesse d'apparition de tels néologismes,
le rôle public joué par Bergson pendant la guerre de 1914-1918 6 et leur
effet sur les relectures successives de ses écrits sont révélateurs de la

1. Cf. M. Roth, Knowing and History : Appropriations of Hegel in Twentieth


Century France, New York, Cornell University Press, 1988 ; B. Baugh, French Hegel :
From Surrealism to Postmodernism, London, Routledge, 2003 ; A. Bellantone, Hegel en
France, Paris, Hermann, 2011.
2. Cf. L. Pinto, Les Neveux de Zarathoustra : la réception de Nietzsche en France,
Paris, Seuil, 1995 ; J. Le Rider, Nietzsche en France, de la fin du XIXe siècle au temps
présent, Paris, Puf, 1999.
3. Cf. K. Peden, Spinoza Contra Phenomenology : French Rationalism from Cavail-
lès to Deleuze, Stanford, Stanford University Press, 2014.
4. Cf. S. Van Damme, Descartes. Essai d'histoire culturelle d'une grandeur philoso-
phique (XVIIe-XXe siècle), Paris, Presses de Sciences Po, 2002, et F. Azouvi, Descartes et la
France. Histoire d'une passion nationale, Paris, Fayard, 2002.
5. Cf. M. Espagne - M. Werner, Transferts culturels franco-allemands, Revue de
synthèse, avril-juin 1988.
6. Cf. P. Soulez, Bergson politique, Paris, Puf, 1988.
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Le cadre et le portrait 9

transformation du fonctionnement du champ philosophique dans son


articulation avec les autres champs, du changement de la figure du
philosophe et des manières selon lesquelles les concepts et les idées
circulent et voyagent dans les différents espaces sociaux et discipli-
naires.
Dès la première phase de la modernité, au cours de batailles d'idées,
philosophes et savants se sont servis de mots en « -isme » et « -ien »
comme des drapeaux sous lesquels se réunir, comme des boucliers der-
rière lesquels se protéger et comme des armes offensives à diriger contre
leurs adversaires. Ces mêmes clercs ont redéfini et même mis en doute
la portée de telles catégories, allant jusqu'au point d'en récuser l'opé-
rativité en philosophie. Au cours de ces luttes d'idées, ce qui rarement a
été analysé, tant par leurs protagonistes que par les historiens, est préci-
sément la signification d'une telle pratique linguistique. Les mots pro-
duits à travers les suffixes « -isme » et « -ien » ont désigné, d'une
part, la doctrine réfléchie par la totalité des écrits signés par l'auteur X
(le X-isme ou le « système » de X), et, d'autre part, les auteurs Y qui se
sont explicitement réclamés de la doctrine de X ou bien les auteurs Y
dont la doctrine, originale, a été rapprochée de celle de X. La reprise de
la doctrine de X par les Y X-iens peut être partielle ou complète, elle
peut impliquer la formation de réseaux de sociabilités intellectuelles plus
ou moins stables entre les Y – un groupe de correspondants, un courant,
une véritable école – ou seulement le partage de quelques concepts ou
traits stylistiques.
Comme Sophie Roux l'a souligné avec précision au sujet des carté-
siens 1, si l'on veut voir clair dans cette question il faut éviter toute théo-
rie essentialiste qui postulerait l'idée de l'existence d'un noyau distinctif
propre à une doctrine (aux niveaux ontologique, architectonique,
méthodologique ou stylistique). Il faut en revanche adopter une prudente
approche multifactorielle et contextualiste qui part de l'hypothèse de
l'existence de ressemblance de famille entre les acteurs Y, X-istes, qui se
révèlent ou qui apparaissent au cours des controverses contre d'autres
Y, Z-istes. Dans le cas des philosophes de l'Antiquité, les mots suivis par
le suffixe « -isme » entrent dans les dictionnaires seulement entre la fin

1. Cf. S. Roux, « Pour une conception polémique du cartésianisme », in D. Kolesnik


(éd.), Qu'est-ce qu'être cartésien ?, Lyon, Presses de l'ENS de Lyon, 2013.
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10 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

du XVIIIe siècle et le début du XIXe, preuve qu'ils avaient déjà été utilisés
pendant tout le siècle précédent.
C'est pendant le XIXe siècle qu'il devient habituel – avec pour complice
le processus de professionnalisation de la philosophie et la création d'un
canon à travers les manuels et les histoires de la philosophie – de forger
des « -ismes » avec les noms de philosophes considérés par la commu-
nauté philosophique comme « majeurs ». Ainsi, les « -ismes » deviennent
des idéal-types ou de véritables figures conceptuelles. Vers la fin du
XIXe siècle, accoler un « -isme » à un auteur signifie lui reconnaître une
consécration. Quand la consécration d'un auteur est rapide ou exclusive-
ment mondaine, elle provoque une stigmatisation institutionnelle. Stig-
matisation des auteurs Y, définis comme X-iens ou X-istes, traités comme
des répétiteurs dogmatiques dépourvus de l'impartialité et du sens cri-
tique propre aux clercs, mais aussi stigmatisation de l'auteur X, taxé de
manque de sérieux.
José Luis Moreno Pestaña 1 a récemment isolé trois facteurs qui
contribuent, à court et à long terme, à l'affirmation d'un auteur et de
ses ouvrages, dans ce cas d'un philosophe. Il a ainsi repris un problème
posé par Randall Collins 2, tout en s'opposant à ses conclusions légiti-
matrices. Afin d'expliquer le succès d'un intellectuel, Pestaña a
appliqué la méthode de l'espace des attributs élaborée par Paul Lazars-
feld et récemment formalisée par Howard S. Becker 3. Ce précieux
outil est ici repris afin de résumer, après coup, le contenu de ce livre.
Le premier facteur dans la table de vérité est la consécration insti-
tutionnelle que tout producteur nécessite pour pouvoir travailler.
Pour l'atteindre, l'acteur investit des énergies, ce qui peut être ou non
accompagné par la reconnaissance des collègues (deuxième facteur) et
par une durabilité dans le temps des créations conceptuelles (troisième
facteur).

1. Cf. J. L. Moreno Pestaña, La Norma de la filosofía. La configuración del patrón


filosófico español tras la Guerra Civil, Madrid, Biblioteca Nueva, 2013.
2. Cf. R. Collins, The Sociology of Philosophies : A Global Theory of Intellectual
Change, op. cit.
3. Cf. H. S. Becker, Les Ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en
sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002.
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Le cadre et le portrait 11

Tableau 1.

Numéro de Consécration Reconnaissance Durabilité


combinaison institutionnelle par les pairs dans le temps
1 + + +
2 + + –
3 + – +
4 + – –
5 – + +
6 – + –
7 – – +
8 – – –

Dans les quatre premiers cas, on part d'une situation de consécration


institutionnelle. Le premier est le paradigme de la réalisation intellec-
tuelle et de sa durabilité, comme, par exemple, celle dont jouit Foucault
depuis le milieu des années 1960 au moins. Le deuxième cas est celui
d'un auteur comme Brunschvicg, reconnu par ses collègues et occupant
des places institutionnellement privilégiées, mais dont l'œuvre n'a pas
résisté à sa mort. La troisième combinaison reflète la situation des clercs
occupant des places institutionnelles privilégiées, mais peu reconnus ou
cités par leurs pairs et dont la production aura un succès tardif. Le qua-
trième cas est celui des philosophes-fonctionnaires stigmatisés par Scho-
penhauer, Kierkegaard ou Nietzsche. Les quatre derniers cas décrivent
des outsiders : qui étranger, qui venant d'autres disciplines, qui
dépourvu de titres scolaires requis, ce sont eux qu'on voit camper à la
porte des institutions, occuper des postes temporaires ou encore ensei-
gner dans des institutions moins importantes. Plus spécifiquement : le
cinquième cas est celui des penseurs reconnus par les pairs et dont
l'œuvre dure, c'est le cas, par exemple, de Kojève ; le sixième pourrait
être incarné par Léon Chestov, reconnu par ses contemporains, mais
rapidement oublié. Le septième cas est celui des penseurs « damnés »,
redécouverts et reconnus tardivement, cas qui, en réalité, est très rare. Le
huitième est le cas des philosophes « sans œuvre ».
Bergson pourrait appartenir au premier ou au cinquième cas selon la
position de l'observateur dans le temps ou selon qu'on considère ou non
le Collège de France comme une institution importante. Le grand succès
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12 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

immédiat du philosophe dans les milieux savants, mais surtout chez les
profanes, avait provoqué une dévaluation de son capital dans le champ
philosophique : en 1912, avec Le Bergsonisme, une philosophie de la
mobilité, le renouviériste Julien Benda répand l'utilisation du néologisme
« bergsonisme », expression qui sera ensuite reprise dans les titres des
livres de Thibaudet (1922), de Politzer (1929) et de Deleuze (1966).
Pour comprendre ces phénomènes, il faut à tout prix éviter le recours
à des non-explications comme la mention aux « injustices » ou aux
« erreurs d'interprétation » – ce qui est monnaie courante dans l'apolo-
gétique propre à une certaine pseudo-histoire de la philosophie – et
s'interroger sur les modalités du succès de Bergson dans les milieux pro-
fanes, du processus d'exclusion institutionnelle et de sa redécouverte
posthume.
Tout laisse vraisemblablement penser que, pendant la Troisième
République, dans un moment où la philosophie se professionnalise et
trouve un fragile compromis avec l'appareil étatique, une doctrine
comme celle de Bergson pouvait apparaître, du moins aux yeux des
acteurs principaux du renouveau philosophique, comme une potentielle
menace de cet équilibre. Comme l'ont montré des études récentes 1, une
bonne partie de la philosophie française de la fin du XIXe siècle repose sur
une singulière réinterprétation de l'Analytique transcendantale de Kant
donnée par Jules Lachelier dans son mémoire Du fondement de l'induc-
tion, à son tour débiteur envers quelques cousiniens, comme Jules
Barni 2. Cette lecture identifie le cogito cartésien, interprété à la lumière
de la notion d'effort de Maine de Biran et de la « méthode psycholo-
gique » de Cousin, avec la définition kantienne de l'esprit comme « unité
originairement synthétique de l'aperception », aboutissant à une idée de
sujet comme activité volontaire de synthèse d'un divers qui lui résiste.
Cette idée, reprise par Émile Boutroux et par Alphonse Darlu, avait
constitué le cadre commun à partir duquel s'étaient développées, parmi

1. Cf. W. Schmaus, « Kant's Reception in France : Theories of the Categories in


Academic Philosophy, Psychology, and Social Science », Perspectives on Science, t. 11,
no 1, 2003 ; X. Roth, Georges Canguilhem et l'unité de l'expérience. Juger et agir, 1926-
1939, Paris, Vrin, 2013.
2. Dominique Janicaud suit une autre piste qui, néanmoins, recoupe partiellement
celle-ci (cf. Id., Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spiritualisme français,
Paris, Vrin, 1998).
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Le cadre et le portrait 13

d'autres, tant la doctrine esquissée par Bergson dans l'Essai sur les don-
nées immédiates de la conscience que celle élaborée par les plus jeunes
animateurs de la Revue de métaphysique et de morale (Brunschvicg,
Alain, Lalande, Halévy, Léon).
Lachelier avait donc fourni un cadre philosophique légitime, avec
des variantes possibles et des marges de jeu, mais dont les cas extrêmes
furent regardés avec méfiance par les protagonistes du renouveau de la
philosophie française de la fin du XIXe siècle. Un extrême était occupé
par l'idéalisme d'Octave Hamelin, considéré par une bonne partie des
membres de la Revue comme une tentative qui risquait de débou-
cher dans une construction apriorique et vide ; l'autre extrême coïn-
cidait avec la philosophie de l'intuition de Bergson qui, tant pour
Alain que pour Brunschvicg, risquait de frôler un irrationalisme empi-
riste du sentiment. Tout s'était donc passé comme s'il avait été question
de se placer à un juste milieu entre concept et intuition, suivant la
remarque de Kant dans la Critique de la raison pure (A51-52 B75-76) :
« La pensée sans contenu est vide, les intuitions sans concepts sont
aveugles. »
Ces éléments doivent néanmoins être interprétés à la lumière du pro-
cessus général de lutte pour la définition des disciplines (psychologie et
sociologie notamment). Il faut donc ajouter un indispensable cadre
social : les institutions scolaires et de recherche qui se développent à
partir de 1871 trouvent dans ce type de kantisme un style de pensée
capable de tenir ensemble les idéaux sociaux républicains et ceux d'une
philosophie progressive, rigoureuse et collective, compatible avec les
réformes universitaires promues à ce moment-là. Ces réformes considé-
raient, certes implicitement, l'Université allemande à la fois comme un
modèle et comme un adversaire 1, mais elles reposaient aussi sur un
double passé, à n'en pas douter refoulé, cousinien et positiviste 2. C'est à

1. Cf. C. Charle, La République des universitaires, Paris, Seuil, 1994 ; J.-L. Fabiani,
Les Philosophes de la République, Paris, Minuit, 1988.
2. D'une certaine manière, les différends entre les interprétations extrêmes de ce
cadre commun intègrent – ce qui ne signifie ni répliquer ni continuer – en leur sein des
échos de vieux débats entre éclectiques et idéologues, et, plus tard, entre spritualistes et
positivistes au cours du XIXe siècle. Pour les origines du débat sur le psychologisme en
France, voir J.-F. Braunstein, « The French Invention of “Psychologism” in 1828 », in
Revue d'histoire des sciences, t. 65, no 2, p. 197-212.
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14 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

partir de ce cadre que la « philosophie de Bergson » – présentée par la


plupart des commentateurs à la fois comme une création irréductible au
contexte et comme un développement organique – et les résistances de
ses contemporaines pourraient être comprises.
Initialement, le philosophe paraît sur le point de suivre le sillage spen-
cerien du nouveau positivisme indiqué par Théodule Ribot, en opposi-
tion au néokantisme des Lachelier et des Renouvier et à la tradition
cousinienne, mais sa thèse, qui tente de répondre à des questions posées
par les kantiens en utilisant des données de psychologie « scientifique »,
pose des jalons philosophiques originaux et esquisse déjà des problèmes
qui seront traités par la suite. À partir de 1893, les réactions de ses
contemporaines – positives et négatives, « justes » ou « malhonnêtes » –
vont causer une certaine perception de la tentative du philosophe, provo-
quer des classements théoriques et pratiques, mais aussi diriger Bergson
vers une trajectoire plutôt que vers une autre, dans un contexte socio-
épistémique doué d'une certaine stabilité, mais susceptible de changer à
travers des controverses instituantes. Bergson a eu « plusieurs vies », non
seulement après sa mort, mais déjà de son vivant : positiviste, anti-
kantien, psycho-pathologue, antipsychologiste, pragmatiste, inspirateur
des avant-gardes littéraires et des idéologues de droite et de gauche, vita-
liste, intellectuel mondain, diplomate, etc. Non seulement les écrits de
Bergson influencent la structuration du champ des savoirs et des pra-
tiques intellectuelles de ses contemporains, mais leurs jugements sur eux
ont un effet sur ses successives prises de position de philosophe.
Ces aspects n'intéressent qu'indirectement ce livre. Ce qui est en
question ici est une « histoire pragmatique 1 » des effets. Albert Thibaudet
et Philippe Soulez ont justement souligné que Bergson n'a pas pu faire
école au sens propre du terme, à savoir qu'il n'a pu former, grâce à son
autorité pédagogique, des clercs. Avec l'accès barré à la Sorbonne, il
n'était en mesure ni de diriger des mémoires ou des thèses, ni d'organiser
des groupes de travail, ni d'évaluer des devoirs. Certes, il avait enseigné,
dans les khâgnes des lycées Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand et Henri-IV
à Paris, à l'Université de Clermont et à l'École normale, mais, dès le début

1. Je reprends l'expression « histoire pragmatique » de Stéphane Van Damme (cf. son


À toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières,
Paris, Seuil, 2014).
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Le cadre et le portrait 15

du siècle, sa position d'académicien non universitaire au Collège de


France l'exclut aussi des jurys du concours d'entrée à l'École normale et
de celui de l'agrégation. La première partie de ce livre décrit, d'une part,
l'influence des concepts bergsoniens sur la psychologie, la littérature et les
manuels scolaires, et, d'autre part, les différents barrages antibergsoniens
auxquels l'ensemble générationnel d'auteurs nés entre 1900 et 1910 a dû
faire face au cours des années 1920 et 1930 : la khâgne d'Alain, l'ensei-
gnement de Brunschvicg et des philosophes proches de Durkheim et de
L'Année sociologique à la Sorbonne, l'hostilité de savants suivant la polé-
mique relative aux théories d'Einstein, la nouvelle « image de la pensée »
proposée par les avant-gardes littéraires et la prose d'idées née des tran-
chées. Le contenu théorique de ces barrages relance, dans un nouveau
contexte, certaines des objections qui avaient été adressées à Bergson
entre 1893 et 1912, au cours des débats et polémiques concernant sa
conception de l'acte libre, son présumé psychologisme et antikantisme, sa
notion d'intuition, sa relation avec le pragmatisme.
Il faut donc reconnaître à Thibaudet et à Soulez le mérite d'avoir
saisi une partie de l'histoire. Cependant, il leur a manqué une réflexion
sur les modalités de transmission d'un héritage intellectuel. Un héritage
peut consister dans le partage de thèses, de notions et d'instruments
conceptuels. Ceux-ci peuvent avoir été utilisés par un auteur ou un chef
d'école, sans avoir à être thématisés 1. Une dette peut ainsi être reconnue
par l'appropriation d'une série de problèmes, par une démarche, par un
certain habitus, par un style de pensée, pour le dire avec Ludwig Fleck 2.
L'« héritage » se situe donc, selon différents degrés d'intensité, à mi-
chemin entre deux cas extrêmes, à savoir l'apologétique et la défense
dogmatique de l'orthodoxie, d'une part, et, de l'autre, la distance héré-
tique et la reprise silencieuse d'une partie de la démarche propre à un

1. À ce propos, en parlant de la phénoménologie de Husserl, Fink appelle concepts


« thématiques » ceux qui ont été explicités, tandis que les concepts « opératoires » courent
à travers les textes de l'auteur sans faire l'objet d'une réflexion spécifique. Cf. E. Fink,
« Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl », AA.VV, Husserl,
Cahiers de Royaumont, Minuit, 1959, p. 214-230.
2. Cf. L. Fleck, Genèse et développement d'un fait scientifique, Paris, Les Belles
Lettres, 2005. C'est à travers cette notion que Jean-François Braunstein a analysé
l'histoire de l'« épistémologie historique » française. Cf. J.-F. Braunstein, « Bachelard,
Canguilhem, Foucault. Le “style français” en épistémologie », in P. Wagner (éd.), Les
Philosophes et la Science, Paris, Gallimard, 2002, p. 920-963).
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16 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

auteur. Deuxièmement, cet héritage n'est pas rendu possible unique-


ment par le biais de l'appareil scolaire, donc grâce au soutien direct du
maître et de l'institution dont il fait partie, mais aussi grâce à des appuis
mutuels donnés par des pairs, appartenant à ce que Mannheim a appelé
un ensemble générationnel.
En l'absence d'un contact en face‑à-face avec l'auteur, l'héritage peut
aussi être véhiculé par les textes de ce dernier, dont la lecture est liée à
des pratiques soit routinières, scolaires, donc obligatoires (les « pro-
grammes »), soit « librement » choisies dans le cadre d'une recherche ; ces
lectures peuvent en outre être effectuées collectivement, ou être solitaires.
Dans chacun de ces cas, pour comprendre la typologie d'héritage intellec-
tuel, il faut prendre en considération l'histoire des différentes réappro-
priations, la position, et donc la valeur, de l'auteur X et de ses textes dans
les différents espaces sociaux – notamment dans les divers sous-champs
du champ intellectuel –, la composition du groupe d'appui rassemblant
les Y, sa durée dans le temps, le moment où les expériences de lecture ou
de formation adviennent au cours de la trajectoire intellectuelle des dis-
ciples. Il est ainsi possible de reprendre la table de vérité de Becker.

Tableau 2.

Transmission d'un
Dépendance
Groupe d'appui héritage (concepts,
Numéro de institutionnelle
formé savoir-faire,
combinaison et/ou interactions
par des pairs problèmes, styles,
en face‑à-face
etc.)
1 + + +
2 + + –
3 + – +
4 + – –
5 – + +
6 – + –
7 – – +
8 – – –

La première, la deuxième, la troisième et la quatrième combinaison


reflètent, par exemple, la situation des élèves face à leur directeur de
thèse : elle peut impliquer la présence ou l'absence d'un groupe d'appui
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Le cadre et le portrait 17

et la transmission ou non d'un héritage. Dans le détail, le premier cas est


celui d'une véritable école, le deuxième cas est celui des élèves organisés
dans des groupes de travail, le troisième celui d'un disciple isolé, le qua-
trième cas décrit la relation de pouvoir existant entre un mandarin aca-
démique et l'élève qu'il a choisi. Le cinquième cas est celui de ceux qui
lisent collectivement et s'approprient des théories d'un auteur avec lequel
ils n'ont jamais eu un contact direct. Le sixième cas est celui des internats,
comme celui de l'École normale, ou celui des groupes d'études formés
par des individus appartenant à une même classe d'âge. Le septième cas
est celui du lecteur solitaire.
Dans le cas de Bergson, on ne peut pas parler de véritable dépendance
institutionnelle, étant donné, comme Thibaudet et Soulez l'ont remarqué,
que le philosophe n'a jamais pu diriger des travaux académiques ni être
membre de comités éditoriaux. Cependant le philosophe avait enseigné à
l'École normale et au lycée Henri-IV, il avait dialogué avec des cadets et,
enfin, il avait appuyé des candidatures (notamment celles d'Alfred Loisy
et d'Édouard Le Roy, au Collège de France). Dans ces relations, ce sont la
position d'autorité de Bergson et les relations en face‑à-face avec ses inter-
locuteurs qui jouent un rôle clé. On peut ainsi classer les groupes et les
individus influencés par lui en ces huit groupes. Les quatre premières
combinaisons concernent les générations de ceux qui étaient nés entre
1880 et 1895 et avaient donc pu rencontrer Bergson dans le cadre des
institutions scolaires, lors de leur formation. Ils avaient été ses élèves ou
auditeurs au lycée Henri-IV, à l'École normale, mais surtout au Collège
de France. Dans le dernier cas, ils avaient pu former des groupes d'appui
au caractère générationnel, ce qui avait entraîné l'intériorisation, au
cours du rite constitué par les leçons, de dispositions, d'idées, de valeurs :
c'est le cas d'Émile Bréhier, de Jacques Maritain, d'Étienne Gilson, de
Jean Wahl, de Gabriel Marcel, mais aussi des littérateurs qui fréquen-
taient le Collège de France au moment du sommet de la « gloire ». Ces
dispositions seront durables, et seuls de grands événements pourront
partiellement les changer (des bouleversements comme une guerre, une
vocation religieuse, ou des découvertes scientifiques). La quatrième com-
binaison reflète le cas de l'auditeur curieux qui ne sera pas influencé par
Bergson. La troisième combinaison illustre le cas de ceux qui garderont
une relation personnelle avec le philosophe, mais sans appartenir à un
groupe : c'est le cas d'intellectuels isolés parmi les auditeurs des cours au
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18 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Collège de France, mais aussi de deux individus nés après 1900 comme
Vladimir Jankélévitch et Emmanuel Mounier, qui garderont des liens
personnels avec Bergson sans que le groupe générationnel auquel ils
appartenaient ne le fréquente.
Les différents lecteurs de Bergson qui n'avaient entretenu avec lui
aucune relation mais qui avaient lu ses textes constituent les quatre der-
niers cas. Le cinquième cas, très rare, est celui des groupes de lecteurs
catholiques nés entre 1900 et 1910 ou celui du groupe des commenta-
teurs de Bergson rassemblés autour de Frédéric Worms pendant la pre-
mière décennie des années 2000. Le sixième cas est celui des individus
appartenant aux promotions normaliennes des années 1920 : ils liront
Bergson dans le cadre de leur classe de philosophie (Sartre, Beauvoir,
Merleau-Ponty, Prévost, Hyppolite), mais toute influence du philosophe
sera annulée à travers des rites d'initiation dans les classes préparatoires
comme celle d'Alain (Prévost), ou à la Sorbonne à travers les néokantiens
et les sociologues ou à travers un parricide nécessairement incomplet
(Sartre, Merleau-Ponty). Le sixième cas est aussi celui de ceux qui liront
Bergson dans le cadre des programmes de l'agrégation à partir de 1941,
sans choisir cette lecture librement et sans en rester impressionnés. Enfin,
le septième cas se rapporte à celui qui choisira d'utiliser les notions berg-
soniennes. C'est le cas de Deleuze, le seul de sa génération à intégrer
Bergson dans son appareil conceptuel.
Cette classification dépend, bien entendu, de l'usage d'un instrument,
et elle doit être affinée en en utilisant d'autres. Un aspect qui n'apparaît
pas dans la table de vérité est le schème de perception impliqué dans la
lecture d'un texte ou dans l'interaction en face‑à-face avec un auteur. Ce
schéma résulte de la combinaison entre, d'une part, le capital culturel de
départ du lecteur ou du disciple Y au moment de la lecture ou au moment
du rapport pédagogique avec X, et, d'autre part, la valeur et la position
de l'auteur X et de ses textes dans les mondes sociaux fréquentés par Y,
doué d'une certaine énergie émotionnelle dépendante des interactions
entreprises dans les mondes sociaux fréquentés.
Les traits – multiples, contradictoires et s'enrichissant dans le temps –
de Bergson entre 1918 et 1930 comprennent les images d'un auteur
raffiné (cf. le Nobel de littérature, influençant les poètes et les critiques
littéraires), original et prônant l'originalité (la « création de soi par
soi », l'invention des concepts et des problèmes), solitaire (professeur au
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Le cadre et le portrait 19

Collège de France, donc isolé des appareils scolaires, prônant l'intuition


et l'affranchissement du langage tout fait). Il fait aussi figure de contesta-
teur de la validité absolue de la science, mais il est encore contesté par les
savants (on pense à la polémique sur la théorie de la relativité et aux
réactions de biologistes et de mathématiciens à L'Évolution créatrice), de
philosophe promoteur d'une pensée compatible avec la religion (cf. la
polémique moderniste et Les Deux Sources), d'individu politiquement
conformiste (cf. les missions et les discours de guerre).
C'est ainsi que des individus avec un faible capital culturel et/ou que
l'appareil scolaire jugera comme des « bons travailleurs » dépourvus
d'« esprit de finesse 1 » ne pourront que refuser les concepts, les postures
théoriques et les valeurs associés au bergsonisme, même au moment de
leur initiation ou de leur « vocation » (comme Canguilhem ou Weil).
D'autres, dotés d'un capital familial plus élevé et d'autres systèmes de
valeurs (comme Lefebvre, Sartre, de Beauvoir), auront Bergson parmi
leurs éveilleurs pour ensuite le contester à travers un parricide, nécessai-
rement incomplet. D'autres encore, catholiques, comme Emmanuel
Mounier, n'effectueront, du moins ouvertement, aucune rupture.
Les moments de la lecture 2 (baccalauréat, classes préparatoires, cours
universitaires, agrégation), ses modalités (lecture obligatoire en groupe,
lecture solitaire et choisie) et les rites d'interaction impliqués sont égale-
ment des facteurs cruciaux. En 1941 et davantage encore en 1946, les
traits pittoresques et caricaturaux de Bergson changent (cf. tableau 3).
D'une part, ses prises de positions au moment de l'Occupation (solidarité
avec ceux qui ont été persécutés) améliorent sa renommée, notamment
auprès de la génération de 1905. D'autre part, pour un jeune étudiant en
philosophie né pendant les années 1920, Bergson est un auteur vieillot,
déjà vaincu par les savants (cf. la polémique avec Einstein), par les nou-
veaux courants philosophiques (phénoménologie, Gestalt, psychanalyse,
structuralisme, épistémologie historique), mais c'est aussi un auteur légi-
timé par les institutions (inclus dans le programme de l'agrégation, objet

1. Cf. L. Pinto, Les philosophes entre le lycée et l'avant-garde. Les métamorphoses


de la philosophie dans la France d'aujourd'hui, Paris, l'Harmattan, 1986.
2. À ce sujet, l'histoire de la philosophie ne peut que tirer profit des recherches sur les
pratiques de lecture inaugurées par Roger Chartier. Cf., par exemple, Pratiques de la
lecture, Marseille, Rivages, 1985.
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20 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

de conférences et célébrations). Ce que l'on puise dans ses textes n'est


plus la discussion de tel ou tel autre aspect d'une découverte scientifique,
mais plutôt des opérations logiques (comme la critique des pseudo-idées
ou de la rétrospection), une méthode (l'intuition), la cohérence (ou l'inco-
hérence) de son système. Il entre donc facilement comme exemplum dans
les chaînes d'argumentation des étudiants qui écrivent leurs dissertations
(c'est le cas de jeunes aspirants philosophes comme Deleuze, Granel ou
Althusser), sans provoquer de scandale pour autant. Leurs professeurs
peuvent également insérer – à titre d'exemple historique ou d'outil
conceptuel complémentaire – certaines notions de Bergson dans leurs
œuvres de philosophie et d'histoire de la philosophie (comme dans le cas
d'Hyppolite ou de Merleau-Ponty).
Les voies de transmission sont plurielles, et la notion même d'héri-
tage intellectuel est relative à une discipline, à un moment historique, à
un champ, et même à une culture. Avec sa « loi intellectuelle du petit
nombre » (intellectual law of the small number), Randall Collins 1 justifie
la persistance, pour plus d'une ou deux générations, d'un nombre extrê-
mement limité d'écoles philosophiques (entre trois et six). La situation
conflictuelle propre au champ intellectuel, impliquant la possibilité de
se distinguer nettement par rapport aux autres pour seulement quelques
positions théoriques, justifierait, selon le sociologue, la durée dans le
temps d'un nombre très limité de groupes ou écoles. La loi saisit efficace-
ment le processus de transmission d'un héritage : celui-ci advient de
manière verticale, grâce à des interactions horizontales s'individuant sur
le théâtre plus ample d'une discipline ou d'une pratique intellectuelle.
Cependant, comme la théorie des chaînes d'interactions rituelles dont elle
dépend, elle n'est pleinement efficace que dans le cas d'ensembles denses
de relations, souvent centralisés, propres aux véritables écoles (première
et cinquième combinaisons du tableau 2). Ainsi doit-elle être complexifiée
dans le cas de la transmission partielle ou le déplacement de styles d'inter-
rogations, des habitii ou des savoir-faire dans des constellations intellec-
tuelles plus mobiles ou éphémères 2.
La loi du petit nombre de Collins explique ainsi l'occupation du

1. Voir le troisième chapitre de son The Sociology of Philosophies.


2. Voir les recherches de Martin Muslow (« Qu'est-ce qu'une constellation philoso-
phique ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, t. 64, no 1, 2009, p. 81-109).
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Le cadre et le portrait 21

centre de l'espace de l'attention par trois ou quatre penseurs à la fois


(par exemple, entre 1900 et 1930, Alain, Bergson, Brunschvicg et
Durkheim) et l'existence d'un nombre limité d'orientations, ou des
« -ismes », en relation avec des « clusters 1 », constellations, ou des
réseaux de sociabilité (d'une part, les néokantiens, les bergsoniens, les
durkheimiens ; d'autre part, le noyau des rédacteurs de la Revue de méta-
physique, les cercles proches de la Revue de synthèse ou, plus tard,
des Recherches philosophiques). Il est plus difficile, suivant un axe hori-
zontal, de toujours retrouver de véritables « écoles », ainsi qu'il serait
presque impossible, suivant un axe vertical, de toujours isoler des « tra-
ditions ». Il est toutefois certain que quelque chose a été véhiculé de
Bergson à Sartre et, au-delà, à Deleuze ; quelque chose a été passé de
Brunschvicg à Bachelard et à Canguilhem et, plus tard, à Vuillemin ou
Foucault sans pourtant qu'on puisse parler d'une tradition ou de l'exis-
tence d'une école avec une histoire propre.
Les analyses qui vont suivre permettront justement de nuancer cer-
taines distinctions tranchées produites par des philosophes au cours de
la formulation de leurs bilans portant sur « la philosophie française »
(cf. notamment le chapitre « Expérience ou concept ? »). Ayant à l'esprit
la Critique de la raison pure, Michel Foucault avait déclaré, pendant les
années 1980 2, que la philosophie française pouvait être divisée entre une
« philosophie du concept ou du savoir » et une « philosophie du sens et
de l'expérience » ; il avait ainsi retrouvé en Maine de Biran et Comte,
Lachelier et Couturat, Bergson et Poincaré, Sartre et Cavaillès, des
couples oppositionnels simples. Cette idée a été répétée récemment par
Alain Badiou 3, qui a isolé une dualité dans toute la philosophie fran-
çaise : d'une part, un « mathématisme du concept » ; de l'autre, « un vita-
lisme de l'ouvert ». On retrouve des formules analogues, plus ou moins
tranchées, et impliquant le « nom Bergson » chez Lefebvre, chez Hyppo-
lite, chez Althusser et chez des « deleuziens ». D'autres publications ont,
plus récemment, repris cette division, sans pourtant prendre le temps

1. Cf. T. Clarck, Prophets and Patrons. French University and the Emergence of
Social Science, Cambridge, Harvard University Press, 1973.
2. Cf. M. Foucault, « La vie : l'expérience et la science », in Id., Dits et écrits, t. II,
1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 764.
3. Cf. A. Badiou, Deleuze. La clameur de l'Être, Paris, Seuil, 1997, p. 143.
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22 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

d'expliciter les paramètres justifiant un tel partage, ni les modalités de


reproduction ou de continuation d'un supposé héritage.
Ces dualismes rappellent la structure de type fractal propre aux sub-
divisions spécifiques des sciences humaines et sociales mise en lumière
par Adrew Abbott 1. Comme en sciences sociales, en philosophie aussi
il n'y a pas d'épreuve cruciale en mesure d'invalider une théorie : cela
implique l'entrée en jeu dans chaque génération d'oppositions similaires.
Ainsi, le couple Maine de Biran - Comte est suivi par les binômes
Bergson-Brunschvicg et Sartre-Cavaillès. Abbott remarque justement 2
qu'à l'image des membres d'une tribu les sociologues se connaissent et
luttent les uns contre les autres à travers des discussions concernant leur
degré de parenté. Celles-ci utilisent toujours des couples oppositionnels
servant à établir leurs ancêtres. L'indexicalité propre aux oppositions
catégoriales les rendent à la fois utiles stratégiquement et théoriquement
caricaturales. Les couples oppositionnels permettent par exemple de
refuser toute assertion au sujet d'un différend théorique en changeant le
cadre de référence : on peut désamorcer la supposée radicalité de la posi-
tion théorique d'un adversaire en la réduisant tout simplement à celle
d'un ancêtre commun ou encore on peut la considérer irréductible en
la reconduisant à un ancêtre auquel son propre ancêtre se serait opposé.
C'est par exemple le cas d'Althusser réduisant les positions de Sartre et de
Politzer à celles de Bergson ou bien celui de Brunschvicg réduisant les
positions de Bergson à celles de Pascal 3, ou encore celui d'Alain parlant
de Bergson comme d'un « nouveau Protagoras », ou enfin le cas de Polit-
zer réduisant la philosophie de la durée à une version sophistiquée de la
psychologie « réaliste » de Ribot.
En reconstruisant une série de lignes d'héritage – lignes plurielles,
brisées et presque toujours contradictoires –, ce livre tente aussi de
reconstruire l'histoire de ces bilans, d'en expliciter les aspects implicites,
d'en souligner la validité relative et les motivations stratégiques, liées à ce
que Bourdieu a appelé, dans La Distinction, des « luttes de classement ».
Comme les personnages du roman de Böll, les philosophes de ce livre,

1. Cf. A. Abbott, The Chaos of Disciplines, Chicago, University of Chicago Press,


2001.
2. Ibid., p. 11-12.
3. C'est ainsi que F. Azouvi (La Gloire de Bergson, op. cit.) remarque comme la
France « cartésienne » a toujours eu tendance à s'opposer à Bergson.
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Le cadre et le portrait 23

eux aussi, formulent des histoires sur le passé de leur groupe, des mythes
leur permettant d'agir dans le présent.
Au lecteur de juger du caractère mythologique comme de l'utilité
stratégique, critique et politique des classements et des histoires
déployés au cours des pages qui suivent.
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La « dilatante synthèse »

UNE ÉGLISE SANS PAPE

Au lendemain de la signature du traité de Versailles, Henri Bergson,


pratiquement en retraite depuis le début de la guerre, n'est plus le prota-
goniste indiscuté de la vie intellectuelle française comme à l'époque de
sa « gloire 1 ». La baisse du nombre d'auditeurs à la chaire de « Philoso-
phie moderne » du Collège de France est immédiate. Cette diminution
n'est pas seulement liée à la disparition, au cours de la grande boucherie,
d'éventuels jeunes auditeurs. Au sanctuaire de la rue des Écoles, ce n'est
plus le prophète de la religion « mobiliste » dont la bible était L'Évo-
lution créatrice qui attend, comme dix ans auparavant, un auditoire
formé notamment par Péguy, Sorel, Papini et Eliott. Celui qui officie est
un morne curé de campagne, un remplaçant, Édouard Le Roy, le « men-
diant du bergsonisme », comme le baptisera Georges Politzer à la fin des
années 1920. « Il y a aujourd'hui un philosophe dont partout sonne le
nom », s'était-il exclamé, enthousiaste, juste avant la guerre 2. Ce philo-
sophe, le prophète porteur de la bonne nouvelle, ne reviendra plus faire
la messe au Collège de France. En raison d'abord de ses missions diplo-
matiques, puis de ses problèmes de santé, Bergson ne pourra tenir son
cours hebdomadaire.
Ce n'est certes pas un hasard si la grande majorité de ceux qui, pen-
dant les années 1920, 1930 et 1940, continueront à se réclamer des textes
bergsoniens ou à les utiliser, malgré ruptures et hérésies par rapport à la
doctrine du maître, étaient des intellectuels nés avant 1900. Jeunes, ils

1. Cf. F. Azouvi, La Gloire de Bergson, op. cit.


2. Cf. É. Le Roy, Une philosophie nouvelle. Henri Bergson, Paris, Alcan, 1913, p. 3.
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28 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

avaient suivi les cours du maître entre 1900 et 1914, au moment du


sommet de sa « gloire ». Les cours au Collège de France consistaient dans
un véritable rituel, d'autant plus qu'ils étaient choisis librement. Ils com-
portaient en effet les quatre traits principaux du rite identifié par Randall
Collins dans Interaction Ritual Chains 1 : la présence de plusieurs indivi-
dus, l'érection d'une barrière avec l'extérieur, la concentration de l'atten-
tion sur un objet ou un sujet particulier et une humeur partagée. Ce
processus rituel génère ce que Collins appelle, en reprenant l'expression
de Durkheim, une « effervescence collective » qui emplit l'individu d'une
énergie émotionnelle. L'énergie perdure malgré la disparition du rite et
du groupe originaire et provoque l'intériorisation de normes de conduite,
de styles, de traits théoriques dont il est difficile de se débarrasser.
Les déclarations du thomiste Étienne Gilson au sujet de l'importance
de Bergson sur sa génération sont, à ce sujet, paradigmatiques : « Nous
avons vécu intellectuellement par lui et avec lui – dit Gilson – et entre le
moment où il nous a engendrés à la vie philosophique et métaphysique
et maintenant, il n'y a aucune interruption de continuité 2. » Au même
moment, dans un article publié dans la Revue de métaphysique et de
morale, l'historien de la philosophie dit que l'influence de Bergson n'était
pas passée à travers le raisonnement et la pondération de ses thèses, mais
à travers le « bouleversement intérieur » et la « vive émotion » causée par
ses cours 3, « extraordinaire spectacle d'une pensée jaillissante », pour le
dire avec les mots de Jean Baruzi 4. L'année suivante, dans Le Philosophe
devant la théologie, Gilson parle, au sujet de la lecture de L'Évolution
créatrice et de ses cours au Collège de France, d'une « véritable transe
intellectuelle 5 ». Cette « transe intellectuelle », cette effervescence, pro-
voque l'intériorisation d'une série de dispositions théoriques et com-
portementales suffisamment stables au point de résister à de grands

1. Cf. R. Collins, Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press,


2005.
2. Intervention in Bergson et nous, Bulletin de la Société française de philosophie,
Paris, Armand Colin, 1959, p. 277-278.
3. Cf. É. Gilson, « Souvenir de Bergson », Revue de métaphysique et de morale, t. 64,
no 2, 1959, p. 130.
4. Cf. J. Baruzi, Philosophes et savants français du XXe siècle, t. I, Paris, Alcan, 1926,
p. 12.
5. Cf. É. Gilson, La Philosophie et la Théologie, Paris, Vrin, 1960, p. 110.
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La « dilatante synthèse » 29

bouleversements tels que la mise à l'index de ses œuvres, la Première


Guerre mondiale, ou le changement du champ philosophique pendant les
années 1920.
Deux philosophes ayant été « engendrés à la vie philosophique et
métaphysique » par Bergson, Jean Wahl et Gabriel Marcel, resteront
infidèlement fidèles au maître, influençant à leur tour des élèves plus
jeunes. Nés respectivement en 1888 et en 1889, normaliens, agrégés
en 1910, ils ont été auditeurs de Bergson au Collège de France et ont
continué à dialoguer avec lui lors de rencontres personnelles ou en
correspondant avec lui. Opposés à l'intellectualisme néocriticiste de
Léon Brunschvicg, professeur à la Sorbonne dès 1909, ils ont soutenu
l'irréductibilité de la richesse de l'expérience humaine à des relations
purement intellectuelles. Pendant les années 1920 et 1930, chacun
dans leur champ, ils seront les promoteurs d'une idée de philosophie
ouverte aux expériences sensibles, artistiques et même mystiques.
Marcel comme Wahl se désintéressent presque complètement des
sciences, tant « dures » que sociales et humaines, et insistent sur
l'importance de la perception, du silence, du mystère et de l'extase
comme éléments inaliénables de l'expérience humaine, éléments que la
philosophie, comme la religion et l'art, est censée prendre en considé-
ration.
Fils d'un professeur d'anglais et neveu de Léon Brunschvicg, Jean
Wahl se consacre à une carrière d'historien de la philosophie. Il ensei-
gne à Besançon, à Nancy, à Lyon et, à partir de 1936, à la Sorbonne,
où il a l'occasion de diriger plusieurs thèses et d'influencer la trajectoire
de plusieurs de ses élèves. Tout en occupant des places institutionnelle-
ment importantes comme la direction de la Revue de métaphysique et
de morale à partir de 1950 et la présidence de la Société française de
philosophie à la mort de Gaston Berger, Wahl est habitué à fréquenter
la marge des institutions : il côtoie le groupe de jeunes rédacteurs des
revues Philosophies et Esprit pendant les années 1920, il participe aux
activités des Recherches philosophiques, du Collège de sociologie de
Georges Bataille et de la Nouvelle Revue française pendant les
années 1930 ; enfin, il s'érige en promoteur, à la Libération, du Collège
de philosophie. Comme Marcel, Wahl publie aussi son premier article
en 1912, et le fait qu'il y défende Bergson et Le Roy contre les attaques
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30 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

de Benda dans son Bergsonisme, ou une philosophie de la mobilité est


assez parlant 1.
Dès l'avant-guerre, sans doute inspiré par la convergence entre le
pragmatisme de William James et la philosophie bergsonienne, il com-
mence à travailler à une thèse d'histoire de la philosophie qui s'intitulera
Les Philosophies pluralistes d'Angleterre et d'Amérique. Dans le livre
qu'il publie en 1920, il met au premier plan la réaction empiriste et plu-
raliste de la philosophie anglo-américaine au néohégélianisme régnant
de Bradley et Bosanquet. Derrière cette lutte entre le pluralisme et le
monisme dialectique, entre l'empirisme et la philosophie spéculative, se
cache l'opposition d'un certain empirisme bergsonien au néokantisme
français, en particulier celui de Renouvier et, après lui, de Brunschvicg. Si
les néohégéliens anglais ont soutenu, dialectiquement, que toute relation
est intérieure aux termes mis en rapport, pour les pluralistes les relations
sont toujours externes : l'univers des seconds est ainsi un univers ouvert,
qui dure, où les éléments sont les uns à côté des autres sans qu'une totali-
sation soit possible.
Certes, Wahl effectue des ruptures avec le « continuisme » bergso-
nien, déjà dans sa thèse secondaire, Le Rôle de l'idée d'instant dans la
philosophie de Descartes (dédiée à Bergson), dans Le Malheur de la
conscience dans la philosophie de Hegel, où il brosse un portrait d'une
philosophie ouverte, existentielle, ouverte au religieux, loin du panlo-
gisme. Ce portrait sera complété dans son célèbre recueil Vers le concret,
par les Études kierkegaardiennes, par Existence humaine et transcen-
dance et surtout par le Traité de métaphysique, de 1953, où, par une
démarche asystématique, Wahl fait dialoguer des auteurs très différents
les uns des autres. Reprenant les démarches d'un bergsonisme littéraire et
quelques-unes parmi ses catégories, Wahl place la recherche philoso-
phique entre deux extrêmes muets, irréductibles aux relations intellec-
tuelles : la perception et l'extase. Le pluralisme, qu'il a connu avant la
guerre grâce à Renouvier, Bergson et Boutroux, a d'une part renforcé en
lui l'idée de l'irréductibilité du réel à l'intelligible, de l'action humaine à
des relations de pure connaissance ; d'autre part, Jean Wahl contribue à

1. Cf. J. Wahl, « Deux ouvrages récents sur la philosophie de M. Bergson », Revue


du mois, août 1912, p. 153-180. Cf. P. Engel, Les Lois de l'esprit. Julien Benda ou la
raison, Paris, Ithaque, 2012.
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La « dilatante synthèse » 31

attirer l'attention sur des aspects du réel considérés comme des points
aveugles du bergsonisme, notamment les notions d'instant 1, de rupture
et de dialectique ainsi que le caractère spatial de l'expérience.
Le rôle de Jean Wahl est celui d'un fédérateur et d'un médiateur
plutôt que d'un créateur. Malgré un certain engouement de certains
parmi ses lecteurs pendant les années 1930, son importance peut être
condensée dans la formule utilisée par Sartre, selon qui le « vers » de Vers
le concret laissent lui et ses amis « déçus 2 » : ce que ces derniers souhai-
taient, c'était se placer d'emblée dans le concret. Ce sont notamment les
positions iréniques de Wahl, manifestes dès Vers le concret, mais encore
plus dans le prolixe Traité de métaphysique et dans le projet du Collège
philosophique qui ne peuvent que décevoir des jeunes en quête de rup-
tures nettes comme Sartre ou Politzer. Wahl fait en effet dialoguer Kier-
kegaard, Platon, Nietzsche, Hartmann et Bergson dans une prose
pâteuse, pleine d'interrogations et dépourvue de réponses 3. Si cette
expression n'est pas entachée d'une illusion rétrospective, Jean Wahl a
constitué une transition entre bergsonisme et « existentialisme », comme
d'autres appartenant à sa génération, par exemple deux élèves d'Octave
Hamelin, René Le Senne (né en 1882) et Louis Lavelle (né en 1883).
Différemment de son ami, Gabriel Marcel, agrégé et en train de
rédiger une thèse, quitte l'enseignement en 1921 pour entreprendre une
carrière de prosateur, dramaturge, romancier, critique littéraire et théâ-
tral. Il sera notamment un collaborateur de la Nouvelle Revue française.
Vers la fin des années 1920, il se convertit au catholicisme, ce qui
entraîne une prudente prise de distance par rapport à Bergson 4. Tout au
long des années 1940, lorsqu'il occupe une position minoritaire dans le

1. Cf. sa thèse Du rôle de l'idée de l'instant dans la philosophie de Descartes (1920 ;


Paris, Descartes et Cie, 1994) et la préface de F. Worms, « D'un instant à l'autre :
Descartes, Bergson, Jean Wahl et nous », in ibid., p. 11-45.
2. Cf. J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1986, p. 23. Maurice
Merleau-Ponty, Arnaud Dandieu, Maurice de Gandillac liront avec passion Wahl au tout
début des années 1930.
3. Wahl publiera un cours sur Bergson pendant les années 1960 (Bergson, Paris,
CDU, 1965).
4. En 1929, dans ses « Notes sur les limites du spiritualisme bergsoniste » (La Vie
intellectuelle, no 5, p. 267-270), il déclarera que, malgré une dette « immense », « il ne
peut plus être question de trouver dans le bergsonisme les clartés métaphysiques der-
nières ». Cf. aussi « Carence de spiritualité », N.R.F., no 16, 1929, p. 375-379.
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32 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

champ intellectuel, il revendique la paternité d'un existentialisme alter-


natif à celui de Sartre, un existentialisme « religieux », dont il sou-
ligne les inspirations bergsoniennes. Marcel avait déjà prolongé de
manière critique le bergsonisme dans un article de 1912, « Les condi-
tions dialectiques de la philosophie de l'intuition 1 », mais c'est surtout
avec « Objectivité et existence », qu'il publie en 1924, qu'il exerce une
certaine influence sur la génération des intellectuels nés après 1900 : cet
article inspirera notamment les jeunes catholiques Henri Lefebvre et
Maurice Merleau-Ponty. « Objectivité et existence » est implicitement
dirigé contre Brunschvicg, qui publie, dans le même numéro de la Revue
de métaphysique et de morale, l'article « Vie intérieure et vie spiri-
tuelle ».
La thèse de Marcel est simple : « L'objectivité ne peut épuiser l'expé-
rience. » L'existence, dans son obscurité, est la donnée première. Elle se
manifeste d'abord par la perception et par le corps, irréductible à l'esprit
et à la matière. Le corps n'est pas un ensemble de sensations, mais un
« corps propre », irréductible aux choses : il constitue une « présence »,
une « adhérence », une « intimité » irréductible aux relations purement
intellectuelles. L'essai est fondé sur une argumentation et sur une
manière de procéder bergsoniennes. Marcel y soutient qu'il ne peut y
avoir d'objectivité sans un premier commerce pragmatique et « existen-
tiel » de l'homme avec le monde. Ce commerce n'est pas susceptible
d'être expliqué par les concepts de sujet et d'objet, qui, au contraire, en
résultent : il ne peut y avoir d'idéalité sans l'existence, sans une première
adhérence de l'homme avec le monde. Ce faisant, Marcel nie l'existence
des idéalités « en soi » suivant un procédé qui ressemble à celui par lequel
Bergson avait déconstruit l'idée de néant dans L'Évolution créatrice 2.

1. Cf. G. Marcel, « Les conditions dialectiques de la philosophie de l'intuition »,


Revue de métaphysique et de morale, no 6, 1912, p. 638-652. Marcel ne manquera de
rappeler sa dette envers le maître : cf. « Henri Bergson et le problème de Dieu. À propos
des Deux Sources de la morale et de la religion, par H. Bergson » (in L'Europe nouvelle,
t. IV, no 30, 1932), « Qu'est-ce que le bergsonisme ? » (Temps présent, 30 juin 1939, p. 5),
« Grandeur de Bergson » (in A. Béguin et P. Thévenaz, Henri Bergson. Essais et témoi-
gnages, Neuchâtel, La Baconnière, 1943, p. 29-38) et la participation à la table ronde
organisée à l'occasion du colloque du centenaire Gabriel (Nouvelles littéraires, t. 1677,
no 1, 22 octobre 1959, p. 5-6.
2. Cf. G. Marcel, « Existence et objectivité », Revue de métaphysique et de morale,
t. 32, no 2, 1925, p. 181.
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La « dilatante synthèse » 33

Cet argument est placé par Marcel en opposition directe avec le cogito
cartésien ou kantien qui, au contraire, « ouvre l'accès [à un monde qui
ne] coïncide pas avec celui de l'existence ».
Se défendant d'effectuer « un retour à un dogmatisme précritique »,
l'auteur traite donc l'entreprise kantienne comme un dogmatisme, comme
l'une des « modes les plus décidément périmées de la spéculation philoso-
phique ». Marcel tente d'aller, contre « le dualisme institué par Kant entre
l'objet et la chose en soi », en cherchant, « par-delà l'objectivité, […] un
domaine où la classique relation entre sujet et objet cesse d'être stricte-
ment applicable ». Avec Bergson, Marcel soutient que la cause de notre
incapacité à saisir l'existence est « le langage » et « la grossière image
spatiale dont nous ne pouvons pas libérer notre esprit » 1. C'est par cet
« empirisme supérieur » que Marcel prétend, de manière bergsonienne,
critiquer ce qu'il nomme explicitement des « pseudo-idées » 2.
Le sort de Bergson auprès des catholiques qui, autour de 1910, sont
attirés par le bergsonisme suit un itinéraire différent 3. Jusqu'à 1910,
pour certains intellectuels catholiques comme Henri Massis (né en
1886) 4 et Alfred de Tarde (né en 1880), Bergson constitue un allié
important contre « l'esprit de la nouvelle Sorbonne 5 », rationaliste, maté-
rialiste, antireligieuse et antifrançaise ; pour d'autres philosophes catho-
liques, comme Étienne Gilson (né en 1884), Jacques Maritain et Jacques
Chevalier (nés en 1882), il représente le retour de la philosophie à la
spiritualité et à la métaphysique. Juste quelques années plus tard – après
la querelle moderniste et la consécutive mise à l'index de l'œuvre bergso-
nienne en 1914, après les critiques de Jacques Maritain 6, et, enfin, après
les attaques d'intellectuels antisémites proches de l'Action française
comme Pierre Lasserre à la veille de son élection au Collège de France 7 –,

1. Ibid., p. 184.
2. Ibid., p. 188. Plusieurs autres passages témoignent de l'influence bergsonienne
comme lorsque Marcel écrit (ibid., p. 189) que l'utilisation des outils consiste « à prolon-
ger et à spécialiser une manière de faire qui appartient déjà à mon corps ».
3. Il s'agit de la direction chrétienne indiquée par Édouard Le Roy dans la préface à
Une philosophie nouvelle. Henri Bergson, Paris, Alcan, 1912, p. V.
4. Voir sa condamnation suivante dans « Le déclin du bergsonisme et le renouveau
philosophique », Revue générale, no 106, 1921, p. 577-589.
5. Cf. H. Massis, Évocations. Souvenirs 1905-1911, Paris, Plon, 1930.
6. Cf. J. Maritain, La Philosophie bergsonienne, Paris, Rivière, 1914.
7. Voir les articles de Pierre Lasserre de 1910 – « La philosophie de M. Bergson »,
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34 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

la philosophie de la durée semblait être bannie à jamais de l'univers des


penseurs catholiques.
Néanmoins, au lendemain de l'armistice, Bergson commence à être
réévalué dans les milieux catholiques, comme si l'énergie émotion-
nelle suscitée par ses cours avait perduré. Ce mouvement s'inscrit
dans un processus complexe qui engage ce que Hervé Serry appelle « la
naissance de l'intellectuel catholique 1 ». Chevalier 2, thomiste et ancien
élève de Bergson, commence dès 1921 à introduire Bergson dans ces
milieux en plaidant pour la compatibilité entre bergsonisme et catho-
licisme 3. Les conséquences idéologiques de la politique de l'Union
sacrée – quatre ans de censure, de propagande et de « bourrage de
crâne » – ont comme effet d'apaiser les polémiques successives à la
parution de L'Évolution créatrice. La participation de Bergson à la
propagande de guerre et aux missions diplomatiques a montré que
sa doctrine n'amène pas forcément à un immoralisme ou à une poli-
tique antipatriote. La publication posthume de la « Note conjointe sur
M. Bergson et la philosophie bergsonienne » de Charles Péguy en 1924
contient d'ailleurs le dernier élément qui rend possible ce rapproche-
ment. Ce processus est complété par la mise à l'index de l'Action fran-
çaise en 1926, qui décompose le front unique du mouvement de
Maurras, presque intégralement antibergsonien et catholique avant la
guerre.
À ces éléments s'ajoute la polémique ayant opposé Brunschvicg, dans
le rôle d'intransigeant rationaliste, aux philosophes catholiques. Dans
deux articles de 1927, publiés dans la Revue de Paris, qui anticipent son
Progrès de la conscience, Brunschvicg affirme l'incompatibilité du pro-
grès de l'esprit avec toute religion positive et toute idée d'un Dieu trans-
cendant et personnel. Les religions, dépassées par la pensée positive,

L'Action française, 9, 16, 23 et 30 août – et ceux de Léon Daudet et Maurras de


mars 1914. Cf. C. Maurras and J.-P. Godmé, La Bagarre de Fustel, Paris, Librairie de
France, 1926.
1. H. Serry, Naissance de l'intellectuel catholique, Paris, La Découverte, 2004.
2. Chevalier publie deux livres sur Pascal et Descartes dans la collection « Maîtres de
la pensée française ». Le troisième, sur Bergson, paraît en 1926.
3. À ce propos, se reporter à J. Chevalier, « À propos de la philosophie bergso-
nienne : Aristote et Bergson », Les Lettres, avril 1920, p. 88-91 ; juin 1920, p. 179-201.
Cela aboutira aux louanges contenues dans son La Vie morale et l'au-delà, Paris, Flam-
marion, 1938.
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La « dilatante synthèse » 35

consisteraient, selon Brunschvicg, en un saut en arrière par rapport à la


marche du progrès de la civilisation occidentale. Lors d'une séance à la
Société française de philosophie, les positions de Brunschvicg déclen-
chent une polémique, la « querelle de l'athéisme 1 », qui durera plus de
six ans. Des philosophes comme Gilson et Maritain opposent à Brunsch-
vicg l'idée d'une « philosophie chrétienne », tandis que Chevalier défend,
quant à lui, le rôle d'une métaphysique, comme celle de Bergson, compa-
tible à la fois avec la religion et avec la science.
Cet ordre complexe de raisons permettra au jeune Emmanuel Mou-
nier (né en 1905) d'intégrer le bergsonisme dans l'appareil conceptuel
propre à sa « création » philosophique et politique, le personnalisme.
Élève de Chevalier – qu'il appelait simplement « le Maître » – à l'Univer-
sité de Grenoble, proche de Jacques Maritain à Paris, il publie, au début
des années 1930, un ouvrage sur Péguy qui regorge de références à Berg-
son. Mounier ne cessera de traiter Bergson avec révérence, à tel point
qu'il lui envoie même, vers la fin des années 1920, des gerbes de roses 2.
L'auteur de L'Évolution créatrice restera une référence incontournable
jusqu'aux années 1940. Non seulement dans les premiers ouvrages sur le
personnalisme, mais même dans le plus tardif Traité du caractère, il ne
manque pas de se référer à la psychologie et à la philosophie de la vie de
Bergson ainsi qu'à la psychopathologie du bergsonien Minkowski. Cette
bergsonisation tardive des milieux catholiques touchera ainsi d'autres
jeunes « talas » proches de Mounier et parfois « non conformistes » (de
droite et de gauche), comme Jean Lacroix (né en 1900), Jean Guitton (né
en 1901) ou l'historien Henri-Irénée Marrou (né en 1904). Déjà vers
1926, donc, il n'y a aucune incompatibilité entre bergsonisme et pensée
catholique.

1. Cf. « La querelle de l'athéisme. Séance du 24 mars 1928 », Bulletin de la Société


française de philosophie, no 28, 1928, p. 50-95. Puis dans La Vraie et la Fausse Conver-
sion, Paris, Alcan, 1932.
2. Voir les lettres contenues dans Emmanuel Mounier et sa génération, Paris, Parole
et silence, 2000.
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36 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

LES PROFONDEURS DU PSYCHISME

Pendant les années 1920, le « bergsonisme » est encore, et peut-


être surtout, très présent dans les discursivités littéraires produites
par des intellectuels nés entre 1880 et 1890. Les années qui vont de
1890 à 1910 ont en effet marqué l'intérêt des littérateurs pour les
recherches psychologiques et psychopathologiques. S'inspirant de la
science de l'esprit, l'avant-garde française assigne à la poésie et à la
littérature une tâche : celle de la figuration de la pensée 1. Si d'une part
la critique littéraire s'inspire de la psychologie pour interpréter les
œuvres littéraires, d'autre part la psychologie trouve du matériel cli-
nique chez les littérateurs. Si les psychologues ont bien en mémoire les
analyses de l'Essai et surtout de Matière et mémoire, les littérateurs ne
peuvent oublier le passage de l'Essai où Bergson a fait allusion à la
possibilité, pour un « romancier hardi », de déchirer « la toile habile-
ment tissée de notre moi conventionnel » et de décrire la vie intérieure
de la durée.
Depuis la publication, en 1904, de l'Essai sur le symbolisme de Tan-
crede de Visan (né en 1878) 2, les concepts bergsoniens contribuent, mal-
gré leur auteur, à enrichir les traits de la figure romantique du poète ou
du romancier capable de saisir la réalité absolue de manière introspective
ou sympathique, faisant abstraction de tout ce qui atteste le commerce
quotidien de l'homme avec le monde et la société : le langage courant, la
science et même la pensée logique, chacun étant une manifestation de
l'« intelligence », incapable de saisir les nuances du sujet et de la vie.
Ceux qui se réclament ouvertement d'une influence bergsonienne, tant
en poésie et en littérature qu'en critique littéraire et esthétique, sont des
auteurs déjà entrés dans le champ intellectuel avant le déclenchement de
la guerre, souvent auditeurs ou élèves de Bergson : Marcel, mais aussi
Charles Du Bos (né en 1882), Albert Thibaudet (né en 1874), Georges
Duhamel (né en 1884), et certains poètes unanimistes 3.

1. Cf. L. Jenny, La Fin de l'intériorité. Théorie de l'expression et invention esthétique


dans les avant-gardes françaises (1885-1935), Paris, Puf, 2002.
2. In C. Du Bos, Paysages introspectifs, Paris, Henri Jouve, 1904.
3. Étienne Souriau (né en 1898) est à l'avant-garde de la réaction antibergsonienne
en esthétique. Dans sa Pensée vivante et perfection formelle (Paris, Hachette, 1925), il
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La « dilatante synthèse » 37

Pendant les années 1920, l'idée que Bergson a inspiré certains des
romanciers les plus en vogue, dont Proust, Gide et même Valéry, se
répand, même si elle est fondée sur une illusion rétrospective 1. Plus
généralement, le bergsonisme se voit reconnaître le statut de philoso-
phie la plus en phase avec les expressions littéraires du moment. L'un
des promoteurs de cette idée est sans doute le critique littéraire Albert
Thibaudet, grâce à sa position centrale au sein de la Nouvelle Revue
française, la revue qui dominait le champ des études littéraires mais qui
influençait aussi le champ philosophique des années 1920 et 1930,
dans un moment où des vecteurs tendent vers la déprofessionnalisation
de la discipline. Tant dans son Paul Valéry de 1923 2 que dans plusieurs
articles sur Proust de la même année, il avait souligné, sinon l'influence,
du moins la compatibilité parfaite entre le bergsonisme et l'esthétique
de ces auteurs 3. Un an après, il rassemble dans un recueil, Intérieurs 4,
des articles publiés juste après la guerre dans des revues belges. Là, il se
penche sur les analyses de la « vie intérieure » contenues dans les poé-
sies de Baudelaire, de Fromentin et dans les carnets intimes d'Amiel, à
qui il consacre plusieurs articles 5. L'ouvrage d'introduction à la philo-
sophie bergsonienne que Thibaudet signe en 1923 – d'une importance
déterminante après ceux d'Édouard Le Roy et Harald Høffding –

souligne les aspects formels des œuvres d'art contre ceux qui relèvent de la vie et du
psychisme du créateur.
1. Gide avait justement écrit qu'on avait eu tendance à voir l'influence de Bergson
« sur notre époque partout, simplement parce qu'il appartient lui-même à cette époque
et se tient constamment à ses tendances » (Journal 1899-1939, Paris, Gallimard, 1939,
p. 783).
2. Paris, Grasset, notamment p. 22-23. Valéry avoue dans une lettre au Père Gillet du
30 janvier 1927 n'avoir lu que très tardivement L'Évolution créatrice, et que la métaphy-
sique bergsonienne n'est absolument pas en syntonie avec sa poétique (cf. P. Valéry,
Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 163).
3. Bergson est victime de la même illusion. Dans une lettre écrite à Proust en 1920
(H. Bergson, Correspondances, Paris, Puf, 2002, p. 910-911), il écrit que la méthode
adoptée dans l'écriture de À l'ombre des jeunes filles en fleurs est l'« introspection », « une
vision directe et continue de la réalité intérieure ».
4. Cf. A. Thibaudet, Intérieurs, Paris, Plon, 1924.
5. Cf. A. Thibaudet, « Histoire d'Amiel », Revue de Paris, no 3, p. 886-918 ; no 4,
p. 78-119 ; no 5, p. 406-427 ; « Amis et ennemis d'Amiel » N.R.F., 1er juillet 1926
(republié in Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007), Amiel ou la part du
rêve (Paris, Hachette, 1929).
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38 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

renforce cette idée d'une parenté naturelle entre les lettres et la philoso-
phie de Bergson 1.
Peu après, Léon Pierre-Quint (né en 1895), ancien auditeur de Berg-
son au Collège de France 2, relance la thèse d'une « influence capitale »
de Bergson sur Proust. Fort d'une correspondance avec le romancier,
dans son volumineux Marcel Proust de 1925, il soutient par exemple
que le but fondamental, tant pour le philosophe que pour le romancier,
est d'« atteindre par l'intuition, exprimer par l'intelligence les plus
fugaces sentiments de la vie intérieure », « vie intérieure qui n'est pas
intelligence » 3. De même, les deux auteurs concevraient le psychisme de
manière semblable : tant pour Bergson que pour Proust, « notre incons-
cient est bien, somme toute, la grande réalité de notre vie intérieure 4 ».
Peu après, Pierre-Quint soutient même la thèse d'une homologie entre la
conception de la liberté chez Gide et chez Bergson dans plusieurs articles
qui conflueront dans son André Gide de 1927 5. Ainsi, Bergson sup-
plante peu à peu Schopenhauer et les psychologues associationnistes
dans la conceptualisation des procédés par lesquels la poésie et l'écriture
littéraire seraient en mesure de saisir les profondeurs du psychisme.
Cette puissante influence de Bergson sur les critiques et les roman-
ciers doit être aussi liée à la pénétration des philosophèmes bergsoniens
dans le champ psychologique 6. Tandis qu'avant la guerre la psycholo-
gie, encore dominée par l'associationnisme et le positivisme de Théodule
Ribot, reste imperméable aux argumentations de Bergson 7, à partir de

1. Cf. A. Thibaudet, Le Bergsonisme, Paris, Gallimard, 1923.


2. L. Pierre-Quint exprimera son admiration pour son maître dans « Bergson et le
prix Nobel » (in Revue de France, 15 décembre 1928, p. 701-708) et dans l'entrée « Henri
Bergson » contenue dans l'Anthologie des philosophes contemporains d'Arnaud Dandieu
(Paris, Sagittaire, 1931).
3. Cf. L. Pierre-Quint, Marcel Proust. Sa vie, son œuvre, Paris, Sagittaire, 1925,
p. 145 et p. 151. Cet ouvrage a fait « école » en contribuant à diffuser l'idée d'un berg-
sonisme de Proust. Se reporter, par exemple, à l'essai d'Étienne Burnet, « Proust et le
bergsonisme » (in Id., Essences, Paris, Éd. Seheur, 1929).
4. Cf. Marcel Proust, op. cit., p. 432.
5. Cette bergsonisation de tous les écrivains est résumée dans un essai de littérature
des années 1910 (L. Pierre-Quint, « Bergson et Marcel Proust », in A. Béguin et P. Théve-
naz, Henri Bergson, op. cit.).
6. Cf. F. Azouvi, La Gloire, op. cit., p. 277-292.
7. Deux tentatives timides émergent avec F.-H. Luquet, « Réflexion et introspection.
Contribution à l'étude de la méthode en psychologie » (Revue philosophique de la France
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La « dilatante synthèse » 39

1919 ses concepts entrent dans le vocabulaire psychologique. Cepen-


dant, leur effet n'est pas de contester les acquis de la psychologie scienti-
fique, de ses méthodes et sa structuration institutionnelle, mais de les
assouplir en les coordonnant. Ce mouvement commence déjà à la veille
de la guerre.
En 1914, Charles Blondel publie La Conscience morbide qui
marque le début de l'utilisation des philosophèmes bergsoniens en psy-
chopathologie. Tandis que Pierre Janet, dans ses deux tomes célèbres
Obsessions et psychasthénie, aboutit par un parcours personnel à des
thèses pouvant sembler analogues à celles soutenues dans Matière et
mémoire, Blondel, quant à lui, se réclame explicitement de Bergson.
Dans La Conscience morbide, il essaie de séparer conscience normale et
conscience morbide en suivant à la fois le durkheimisme de Lévy-Bruhl
et la philosophie de la durée : si la conscience normale est une
conscience socialisée, dont le temps est soumis au « temps impersonnel
et collectif », la conscience morbide est en revanche une conscience
irréductible aux schémas collectifs, elle est du « psychologique pur »,
« le type même d'une expérience éternellement individuelle ». La
conscience morbide coïncide avec la noyade dans la cénesthésie,
l'ensemble de sensations émanées du corps humain. Cette idée de la
conscience morbide comme une conscience immergée dans la seule per-
ception inconsciente de soi, incapable de se socialiser par le langage,
était évidemment inspirée par une utilisation personnelle de la durée.
Elle a aussi comme effet, inattendu et en grande partie implicite, celui
d'introduire l'idée que l'introspection et l'immersion dans la durée cor-
respondraient à des états morbides.
Au même moment, dans une introduction rédigée pour un manuel
scolaire, André Lalande souligne que l'objet de la science psychologique,
« les états de conscience », ne sont « jamais exactement isolables » mais
« fluides, mobiles et se pénètrent les uns les autres 1 ». Après la guerre,
quand Georges Dumas compose son Traité de psychologie 2 en deux

et de l'étranger, t. 11, no 60, 1905, p. 583-591), et E. Boirac, La Psychologie inconnue.


Introduction et contribution à l'étude expérimentale des sciences psychiques (Paris,
Alcan, 1908, p. 40-41 notamment).
1. Cf. M. Maire - G. Renauld, La Psychologie par les textes, Paris, Alcan, 1912, p. 3.
2. Cf. G. Dumas, Traité de psychologie, t. I et II, Paris, Alcan, 1923 et 1924.
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40 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

volumes, il invite Blondel à rédiger les deux importants chapitres, assez


bergsonisants, sur la « Volonté » et la « Personnalité 1 ».
Blondel n'est pas le seul à réintégrer les concepts de Bergson en psy-
chologie. C'est le cas d'Henri Delacroix et de Maurice Pradines, tous
deux nés en 1873, tous deux élèves de Bergson au lycée Henri-IV puis
auditeurs de ses cours au Collège de France. Henri Delacroix joue une
importance sur ce que Frédéric Fruteau de Laclos a récemment appelé la
« psychologie philosophique 2 ». À partir de 1919, il enseigne la psycho-
logie à la Sorbonne où il compte, parmi ses élèves, Sartre et Merleau-
Ponty. Tout en se réclamant de Bergson, Delacroix s'en éloigne discrète-
ment dès ses travaux sur la mystique 3, où il souligne la présence, même
dans les expériences de transe, de l'intelligence et de la pensée. Contre
l'idée de la possibilité d'une modalité cognitive alternative à l'intelligence
– intuition, sympathie ou autre –, Delacroix affirme, par une formule
tranchante, que l'intelligence est un « fait premier 4 ». L'intelligence est la
faculté qui caractérise l'homme et Delacroix assigne une grande impor-
tance aux pages de L'Évolution créatrice où Bergson place le seuil de
l'humanisation au moment de la fabrication des instruments : ce n'est
qu'en fabriquant des instruments – y compris les signes qui composent le
langage – que « la pensée se fait 5 ». Delacroix refuse donc la possibilité
d'une intuition d'une pensée désincarnée : il n'y a de pensée que dans des
produits liés à l'exigence humaine d'agir dans le monde, comme Bergson
l'explique dans Matière et mémoire. Cependant, et ceci est très justement
souligné par Fruteau, « l'inflexion que Delacroix fait subir à la théorie
bergsonienne du langage fait basculer le bergsonisme dans une ana-
lyse a posteriori de la pensée » et, du reste, cela permet « une torsion à la
limite » et non pas un tête‑à-tête critique 6.
Il en va de même pour Pradines 7. À l'instar de Delacroix, Pradines,

1. Cf. A. Lalande, « La psychologie, ses divers objets et ses méthodes », in Revue


philosophique de la France et de l'étranger, t. 44, mars-avril 1919, p. 177-222.
2. Cf. F. Fruteau de Laclos, La Psychologie des philosophes, op. cit.
3. Sur cet aspect, voir M. Pradines, « L'œuvre de Henri Delacroix », Revue de méta-
physique et de morale, t. 46, no 1, 1939, p. 109-145.
4. Cf. H. Delacroix, Le Langage et la Pensée, Paris, Alcan, 1923, p. 87, 108.
5. Ibid., p. 100.
6. Cf. F. Fruteau de Laclos, La Psychologie des philosophes, op. cit.
7. Cf. A. Grappe, « Pradines et Bergson », Revue philosophique de la France et de
l'étranger, t. 155, 1965, p. 103-110.
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La « dilatante synthèse » 41

professeur de psychologie à l'Université de Strasbourg puis à la Sor-


bonne, se situe dans une position de dette critique à l'égard de Bergson 1,
à qui il doit, selon sa propre expression, « la moitié de [sa] pensée avec
laquelle l'autre moitié est en querelle 2 ». Dès sa thèse Critiques des
conditions de l'action de 1909 et, plus tard, dans sa monumentale Phi-
losophie de la sensation (1932 et 1934), ce philosophe prolixe s'appro-
prie presque dans sa totalité la pensée bergsonienne hormis l'insistance
sur le caractère exceptionnel de l'intuition qu'il critique sans relâche 3.
Un psychiatre au contraire complètement rallié à Bergson est Eugène
Minkowski (né en 1885). Après une lecture enthousiaste de l'Essai, il est
amené à appliquer le bergsonisme en psychopathologie en intégrant à
son approche éclectique les aspects les plus existentialistes de la phéno-
ménologie et une interprétation discutable de la psychanalyse. Dans sa
thèse de 1926, La Notion de perte de contact vital avec la réalité et ses
applications en psychopathologie, dédicacée à Bergson et à Edmund
Bleuler, et dans La Schizophrénie, de l'année suivante, il définit déjà, de
manière bergsonienne, la pathologie comme une « perte de contact vital
avec la réalité » et assigne au thérapeute la tâche d'ajuster, par intuition
et sympathie, la durée du patient avec la durée du monde. En 1933, il
devient célèbre avec Le Temps vécu. Étude phénoménologique et psycho-
pathologique 4 : c'est surtout dans la première partie, intitulée « Essai sur
l'aspect temporel de la vie », que toute l'influence de Bergson se mani-
feste. Dans la prise en considération du psychisme, Minkowski sépare les
totalités sui generis, de l'ordre de la durée, des totalités « spatiales » qui
résultent de la simple somme des éléments. À la différence de Blondel,
Minkowski atténue la distinction entre le normal et le pathologique : le

1. Cf. M. Pradines, « Spiritualisme et psychologie chez Henri Bergson », Revue philo-


sophique de la France et de l'étranger, t. 131, no 3/8, 1941, p. 182-217.
2. Cf. M. Pradines, « Lettre à Henri Bergson du 16 mars 1928 », Les Études
philosophiques, no 4, 199?, p. 437.
3. Cette critique influencera l'œuvre de son élève Jean Nogué (né en 1898). Voir
notamment « Le symbolisme spatial de la qualité » (Revue philosophique de la France et
de l'étranger, t. 102, 1926, p. 70-106, et « Ordre et durée », Revue philosophique de la
France et de l'étranger, t. 114, 1932, p. 45-76). Sa thèse, dédiée à Lavelle, conservera ces
pointes critiques (Essai sur l'activité primitive du moi, Paris, Alcan, 1936).
4. Cf. E. Minkowski, Le Temps vécu. Étude phénoménologique et psychopatho-
logique (1933), Paris, Puf, 2005. Cf. aussi « Bergson's conceptions as applied to psycho-
pathology », Journal of Nervous and Mental Diseases, no 6, 1926.
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42 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

psychisme morbide n'est pas une pure débandade, une absence d'organi-
sation, mais il se caractérise plutôt par une autre organisation qui permet
ainsi une analyse. Ainsi, il tempère la coupure définitive entre le psy-
chisme morbide et celui du psychiatre, et il rend possible la pratique
« bergsonienne » de l'intuition par ce dernier. Les malades mentaux,
comme le schizophrène et le maniaco-dépressif, sont décrits comme des
individus affectés par des troubles temporels : tandis que le malade men-
tal de Blondel se perd dans la cénesthésie, dans le flux muet de son vécu,
celui de Minkowski n'arrive pas à coordonner sa temporalité avec celle
du monde ; le schizophrène fuit le devenir, s'immobilise, se replie sur des
relations d'ordre spatial qu'il ne sait que juxtaposer, le maniaco-dépressif
vit au contraire dans un présent éternel.
Minkowski sera un assidu collaborateur de la revue L'Évolution psy-
chiatrique, qu'il crée en 1935 avec le psychiatre Henri Ey (né en 1900).
Ce dernier, peu enclin à l'introspection et à la sympathie, s'était fait pro-
moteur de l'approche de Samuel Jackson, dont il n'avait pas manqué de
souligner, dès sa thèse, son ouvrage Hallucinations et délire 1, et plus tard
dans Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychia-
trie 2, la compatibilité avec celles de Bergson. Ey revendique même son
affinité avec L'Évolution créatrice qui, avant Morgue et Jackson, a inséré
le temps dans l'organisme 3.
Les premières interprétations de la psychanalyse s'alignent également
sur cette « bergsonisation » générale des discours psychologiques : dans
La Psycho-analyse des névroses et des psychoses, ses applications médi-
cales et extra-médicales 4, les psychiatres Emmanuel Régis (né en 1855)
et Angelo Hesnard (né en 1886) présentent les découvertes de Freud en
les plaçant en continuité avec la tradition psychopathologique française
tout comme ils soulignent les convergences entre Freud et Bergson au
sujet de la théorie du passé et de l'inconscient, de leur conception prag-
matique du système nerveux et d'une commune méfiance à l'égard des
théories des localisations cérébrales. Les psychiatres en arrivent même à

1. Cf. H. Ey, Hallucinations et délire (1934), Paris, L'Harmattan, 2000.


2. Cf. H. Ey, Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie
(1938), Paris, L'Harmattan, 2000.
3. Ibid., p. 51.
4. Paris, Alcan, 1914.
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La « dilatante synthèse » 43

suggérer des rapports entre élan vital et libido, méthode psychanalytique


et intuition philosophique.
L'interprétation et la lecture des textes freudiens par les romanciers
ou critiques littéraires de la N.R.F. va dans la même direction : ils
s'emploient tous à amoindrir la nouveauté de la psychanalyse dans le
champ littéraire, en insistant souvent sur ses liens avec la psychologie
française du XIXe siècle. Thibaudet, dans l'article « Psychanalyse et cri-
tique », publié dans le numéro d'avril 1921 de la N.R.F., met en rapport
l'école de Freud avec une supposée école bergsonienne. Selon Thibaudet,
la même importance du temps intérieur, la même centralité de la
mémoire dans le psychisme, la même articulation des rapports entre
conscient et inconscient sont repérables tant chez Freud que chez Berg-
son. Dans sa contribution au numéro monographique du Disque vert
consacré à Freud 1, le philosophe et psychologue belge Georges Dwel-
shauvers (auteur en 1916 du livre L'Inconscient et, en 1920, du recueil
aux tons cocardiers La Psychologie française contemporaine), après
avoir cité Bergson et l'importance de l'« école spiritualiste » française
sur la formation de Freud, clôt son propos par cette formule lapidaire :
« L'œuvre de Freud mérite d'être prise en considération. Mais n'exagé-
rons rien. » Enfin, Jules Romains, dans « Aperçu de la psychanalyse 2 »,
après avoir souligné la « niaiserie des engouements » du Paris des
années 1920 pour les théories freudiennes, souligne leur dette à l'égard
de Charcot et de l'école française 3.
Le bergsonisme fournit donc les instruments théoriques et terminolo-
giques pour la formation d'une rhétorique dans laquelle peuvent baigner
tous les courants qui composent la scène psychologique des années 1920
et 1930. Cela advient malgré leurs différences parfois radicales et en
dépit d'une méfiance envers le bergsonisme qui caractérise, au cours de la
première décennie du siècle, la psychologie scientifique. Plus tard seule-
ment émergeront les réactions critiques des psychologues face à Berg-
son 4.

1. « Freud et l'inconscient ».
2. J. Romains, « Aperçu de la psychanalyse », N.R.F., janvier 1922, p. 8-20.
3. Ibid., p. 12. Élisabeth Roudinesco souligne à juste titre, dans La Bataille de cent
ans. Histoire de la psychanalyse en France (vol. 1, Paris, Ramsay, 1982, p. 498), que la
première réception de l'œuvre de Freud était passée à travers Janet et Bergson.
4. Jean Piaget (né en 1896) avait déjà raconté, quoique sous forme romanesque, son
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44 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

ASPIRANTS PHILOSOPHES AU BACHOT

À la veille de la Grande Guerre, mais davantage après 1918, la philo-


sophie bergsonienne commence à occuper une place importante dans
l'enseignement secondaire. En raison de l'espace réservé, depuis Victor
Cousin, à la psychologie dans la classe de philosophie, le bergsonisme ne
peut que trouver un bon accueil dans les manuels réservés aux bacheliers.
C'est le cas, par exemple, des manuels rédigés par Félicien Challaye (né
en 1875), professeur en khâgne à Condorcet, Philosophie scientifique et
philosophie morale, de 1923, et de Psychologie et métaphysique, de
1925, où la philosophie est décrite comme « un effort pour explorer la vie
intérieure 1 ». On retrouve un langage similaire, et plusieurs mentions à
Bergson, dans d'autres manuels : dans Leçons de philosophie : psycholo-
gie du bergsonien Désiré Roustan (né en 1873), publié avant la guerre 2,
dans le Manuel de philosophie d'Armand Cuvillier (né en 1887), profes-
seur à Louis-le-Grand, et même dans Introduction à la philosophie de
René Le Senne, professeur au lycée Victor-Duruy.
En 1951, Vladimir Jankélévitch (né en 1902) souligne que, pendant
les années 1920, le bergsonisme apparaissait aux « collégiens sous
l'aspect d'une sorte de spiritualisme distingué assez semblable à celui de
Victor Cousin et de Laromiguière 3 ». Georges Friedmann (né en 1902)
témoigne en effet qu'au lycée, sous la direction de médiocres professeurs,
les étudiants « bergsonisent à qui mieux mieux 4 ». En 1929, Canguilhem
(né en 1905) décrit également le bergsonisme comme une « doctrine mor-

premier refus de Bergson (cf. son roman Recherche, Lausanne, La Concorde, 1918). Il
avait certes mentionné rapidement Matière et mémoire dans ses premiers essais sur le
développement de l'enfant, mais il avait aussi souligné qu'il s'agissait d'une étude
« introspective » d'un philosophe. Beaucoup plus tard, dans Sagesse et illusions de
philosophie (Paris, Puf, 1965), il dira s'être formé dans le refus de Bergson et de la
psychologie non expérimentale des philosophes.
1. Cf. F. Challaye, Psychologie et métaphysique, Paris, Nathan, 1925, p. 23.
2. Cf. D. Roustan, Leçons de philosophie : psychologie du bergsonien, Paris, Pal-
grave, 1911.
3. Cf. V. Jankélévitch, « Henri Bergson » (1951), in Id., Premières et dernières pages,
Paris, Seuil, 1994, p. 79.
4. Cf. G. Friedmann, « La prudence de M. Bergson », Commune, no 30, 1934,
p. 722.
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La « dilatante synthèse » 45

telle » pour précepteurs négligés, véritables « ruminants 1 ». La même


année, dans Dix-huitième année, Jean Prévost (né en 1901) confirme que
tous les manuels « commençaient leurs chapitres par une réfutation de
Taine et se terminaient par une citation de Bergson » : naïf garçon de dix-
sept ans, Prévost « idolâtre » la psychologie et il veut « rester fidèle à cette
humble et solide méthode scientifique » 2. Selon Henri Petitot, surnommé
Daniel-Rops (né en 1900), L'Évolution créatrice est « un livre qu'on avait
lu en classe, pour préparer la seconde partie du bachot ; mauvaise situa-
tion pour que, devenu homme, l'adolescent garde à une œuvre beaucoup
de tendresse 3 ». Le normalien Raymond Aron (né en 1905) note que
Bergson est devenu, pendant les années 1920, un « classique » – autre-
ment dit, « quelqu'un que tout le monde connaît, que quelques-uns lisent,
que presque personne ne regarde comme un contemporain » 4.
Cette position du bergsonisme entre philosophie et psychologie – ce
qui lui assure une place dans le cadre de l'enseignement – est en outre
rendue manifeste par le recueil que Bergson publie juste après la guerre,
L'Énergie spirituelle : en effet, y sont rassemblés des textes concernant
« des problèmes déterminés de psychologie et de philosophie » et Berg-
son apparaît ainsi comme un philosophe de la psychologie. À la lumière
de la présence de Bergson dans l'enseignement secondaire, dans les cours
de psychologie et dans le champ littéraire, il va de soi que les philoso-
phèmes bergsoniens et une certaine image du philosophe psychologue-
romancier ont profondément influencé toute la génération des jeunes
nés après 1900, en façonnant leur conception du rapport entre littéra-
ture, clinique et philosophie. Le bergsonisme enrichit les traits de l'image
romantique et prophétique du philosophe-artiste, homme seul, en retrait
de la société, image formée dans les milieux symbolistes à la croisée de
Schopenhauer et de Nietzsche. Pendant toutes les années 1920, cette
image persiste dans l'imaginaire intellectuel d'une bonne partie des aspi-
rants philosophes qui décident d'entreprendre leurs études après la
guerre.

1. Cf. G. Politzer, « La fin d'une parade philosophique : le bergsonisme », Libres


Propos, 20 avril 1929, p. 193.
2. Cf. Daniel-Rops, Dix-huitième année, Paris, Gallimard, 1928, p. 66.
3. Cf. Daniel-Rops, Les Années tournantes, Paris, Éd. du Siècle, 1932, p. 219.
4. Cf. R. Aron, « Hommage à Bergson » (1940), in Id., Essais sur la condition juive,
Paris, Éd. de Fallois, 1989, p. 18.
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46 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Daniel-Rops évoque la présence de la philosophie bergsonienne


« dans l'air que nous respirions […] sans nous en apercevoir 1 ». Comme
son camarade Jean Hyppolite (né en 1906) 2, Sartre (né en 1905) s'engage
sur la voie de la philosophie après avoir lu l'Essai sur les données immé-
diates de la conscience qui lui a été conseillé par André Cresson, profes-
seur de philosophie au lycée Condorcet 3. Grand lecteur de Proust, de
Gide, des poètes unanimistes, du « bergsonien » Georges Duhamel 4 et de
Jules Romains pendant les années 1920, le jeune Sartre aussi fait écho à
Bergson, ce Bergson tant détesté par Julien Benda, avec la volonté de faire
une « philosophie pathétique 5 » en mêlant philosophie, littérature et psy-
chologie. Dans les Cahiers d'une drôle de guerre, il raconte être devenu,
pendant les années 1920, un « maniaque de l'analyse, genre Amiel », en
se lançant « avec ivresse » dans la découverte des espaces intérieurs 6.
Bergson se trouve bien à l'origine de la décision de Sartre qui se consa-
crera à la philosophie en y voyant la possibilité de « décrire concrètement
ce qui se passe dans une conscience 7 ». Comme toute une génération 8,
Sartre retrouve chez Bergson l'idée, « réaliste », d'un monde saisissable à
travers un contact intuitif que l'on peut conquérir en faisant abstraction
de la science et du sens commun 9. La tâche, presque « mystique », du
philosophe est ainsi de restituer ce monde par le langage de la philosophie
et de l'art qui donne un « espèce de salut » 10.
Ce « bergsonisme romantique » est patent dans les premiers écrits de

1. Cf. Daniel-Rops, Les Années tournantes, op. cit., p. 218-219.


2. Cf. G. Canguilhem, « Hommage à Jean Hyppolite (1907-1968) », Revue interna-
tionale de philosophie, vol. 90, no 4, 1969, p. 548.
3. Cf. J.-P. Sartre, « Une vie pour la philosophie » (1975), Magazine littéraire,
no 384, p. 40-41.
4. Cf. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1995, p. 487
et 281.
5. Ibid., p. 227.
6. Ibid., p. 351.
7. Cf. J.-P. Sartre, « Une vie pour la philosophie », Magazine littéraire, n. 383, février
2000, p. 40-41. Sartre continue : « Dans Bergson, j'ai trouvé des réflexions sur la durée,
sur la conscience […] et cela m'a certainement beaucoup influencé. Je me suis cependant
très vite détaché de Bergson. »
8. Cf. J. Gerassi, Jean-Paul Sartre : Hated Consciousness, Chicago, University of
Chicago Press, 1989, t. I, p. 74.
9. Cf. S. de Beauvoir, La Force de l'âge, Paris, Gallimard, 1980, t. I, p. 50.
10. Ibid., p. 32.
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La « dilatante synthèse » 47

Sartre sur le cinéma datant de 1924. Sartre croit que le cinéma est « un art
bergsonien » de la « durée » et du changement qui « inaugure la mobilité
en esthétique » 1. Le film est une conscience, il est « une organisation
d'états, une fuite, un écoulement indivisible, insaisissable comme notre
Moi 2 ». Ainsi, il permet d'entrer dans une conscience « comme dans un
moulin 3 ». Le cinéma, qui crée des « vies unanimes 4 » à travers des « tech-
niques simultanéistes 5 », est décrit comme un « ensemble », une « tota-
lité », une « mélodie » 6. Le vocabulaire est celui utilisé par le bergsonien
Thibaudet et par le maître lors des conférences tenues à Oxford les 10 et
11 mai 1911, ayant pour thème « La perception du changement », dont
Sartre emprunte la transcription à la bibliothèque de l'École normale 7.
Les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir (née en 1908) témoi-
gnent aussi d'un intérêt tant pour les romans d'introspection que pour la
philosophie de l'auteur de l'Essai 8. Dans Mémoires d'une jeune fille ran-
gée, le « Castor » nous livre justement que, jusqu'à sa rencontre avec
Sartre, elle était attachée aux « beautés de la vie intérieure 9 » et que seule-
ment par la suite elle parvient à se séparer du culte de l'intériorité, de
l'esprit d'analyse, de la psychologie et des romans autobiographiques,
des « fièvres » introspectives, de Gide et de Barrès 10 . Si, dans les
Mémoires d'une jeune fille rangée 11, Beauvoir déclare qu'en 1926 elle
préférait la littérature à la philosophie et qu'elle n'aurait pas aimé savoir
qu'elle deviendrait « une espèce de Bergson », ses mémoires dévoilent
qu'en 1927 elle voulait écrire des « essais sur la vie », une philosophie
en forme de littérature n'engageant pas uniquement l'« intelligence

1. Ibid., p. 389.
2. Ibid., p. 391.
3. Ibid., p. 397.
4. Cf. J.-P. Sartre, « Apologie pour le cinéma. Défense et illustration d'un art inter-
national », in Id., Écrits de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 404.
5. Ibid., p. 396.
6. Ibid., p. 389.
7. Archives de la Bibliothèque de l'École normale supérieure, registre des emprunts,
notice sur J.-P. Sartre, année 1924.
8. Cf. S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, 1926-1930, Paris, Gallimard, 2008.
9. Cf. S. de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958,
p. 223.
10. « Je jugeais non sans raisons artificielles les fièvres que j'avais naguère complai-
samment entretenues. J'abandonnais Gide et Barrès » (ibid., p. 228).
11. Ibid., p. 288.
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48 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

abstraite ». Le 16 août 1927, Beauvoir annote ses réactions en marge de


sa lecture de l'Essai sur les données immédiates…, conduite dans une
« grande ivresse ». À la différence des autres philosophes, le livre de Berg-
son décrit une « réalité palpable », la « vie ». Bergson est capable d'expli-
quer « non seulement moi-même, mais l'art, les vérités suggérées par les
poètes et tout ce que j'ai étudié cette année ». À travers un « appel à
l'intuition », « les problèmes les plus compliqués disparaissent » 1.
Il en va de même pour Henri Lefebvre (né en 1901). Cet élève de
Maurice Blondel révèle que, au moment où il décide de se consacrer à
des études de philosophie à la Sorbonne, il est affecté par une véritable
« névrose d'intériorité » : « replié sur lui », « attentif à la trop fameuse
“durée bergsonienne”, au “jaillissement”, au “moi profond”, à son
“élan”, à ses “virtualités” » 2. Lefebvre se sentira vite « asphyxié » dans
cette « brume molle et tiède », se percevant comme un « œil convulsé et
renversé dans son orbite, vers le dedans » 3. Même le surréaliste puis
militant trotskiste Pierre Naville (né en 1904), qui, à partir des
années 1930, vomit Bergson, avoue : « En philosophie, j'ai démarré avec
lui et j'allais fouiller les moindres bouts d'articles qu'il avait pu écrire et
publier 4. » C'est ainsi également qu'il en est du très jeune Paul Nizan
(né en 1905) 5 et du philosophe communiste Jean-Louis Desanti (né en
1911) 6.
Claude Lévi-Strauss (né en 1908), étudiant de philosophie au cours
des années 1920, se souvient du bergsonisme ambiant, consistant dans
« des arguments circulaires qui réduisaient au mieux les étants et les

1. Cf. S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, op. cit., p. 60.


2. Cf. H. Lefebvre, L'Existentialisme, Paris, Le Sagittaire, 1945, p. 20.
3. Ibid., p. 21.
4. Cf. F. Blum, Les Vies de Pierre Naville, Lille, Presses du Septentrion, 2007, p. 382.
Naville dit avoir fait le possible pour trouver une carte d'entrée pour la « réunion [de la
Société française de philosophie] où […] [il avait] entendu Bergson et Einstein discuter » et
être allé se « planter devant la villa de Bergson pour essayer de le voir sortir ». Voir son
article sulfureux « Après Bergson », Cahiers du Sud, no 271, 1945, repris in Psychologie,
marxisme, matérialisme. Essais critiques, Paris, Marcel Rivière, 1948.
5. Dans « Secrets de famille », un article publié dans Le Monde du 4 mars 1931 (in
P. Nizan, Articles littéraires et politiques, t. I, 1923-1935, Nantes, Joseph K, 2005,
p. 301), Nizan admet : « À l'âge où je me faisais des scrupules à cause de M. Bergson, il
[son père] parlait dans la cour d'une usine sur la nécessité de faire grève. »
6. Cf. D. Huisman, L. Monier, S. Le Strat (éd.), Visages de la philosophie : les
philosophes d'expression française au XXe siècle, Paris, Arléa, 2000, p. 66.
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La « dilatante synthèse » 49

choses dans un état de bouillie pour extraire leur ineffabilité 1 ». En 1959,


Maurice Merleau-Ponty (né en 1908) photographiera parfaitement cette
situation : la génération née après 1900 a connu un Bergson « déjà retiré
de l'enseignement et presque silencieux », un Bergson dont le crédit était
« immense » parmi les « aînés, qu'il avait formés, sans qu'il n'y ait jamais
eu d'école bergsonienne », un Bergson « déjà considéré par le catholi-
cisme comme une lumière plutôt que comme un péril », un Bergson
« enseigné dans les classes par les professeurs rationalistes 2. »
Trois barrages se présentent à cette cohorte de bacheliers fascinés par
Bergson et par l'image romantique du philosophe-romancier ou du
philosophe-psychologue. L'enseignement d'Émile Chartier dit « Alain »,
d'abord : Jean Prévost, Georges Canguilhem, Simone Weil, Jean Hyppo-
lite, Georges Friedmann seront marqués pour toujours. Ceux qui n'ont
pas été « dressés » par Alain à la haine de la psychologie, au mépris des
raffinements littéraires et au refus sans compromis du bergsonisme
devront affronter le magistère de Léon Brunschvicg à la Sorbonne et celui
des philosophes proches de Durkheim comme Célestin Bouglé ou Lucien
Lévy-Bruhl. Sur le fond, on assiste, dans les discursivités qui prolifèrent à
l'extérieur du champ philosophique, mais qui l'influencent, notamment
dans les discursivités de la prose d'idées, à un changement de tonalité, en
tous points incompatible avec la « dilatante synthèse » bergsonienne dont
Jacques Lacan se moquera en 1946 3.

1. Cf. C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1959), Paris, Pocket, 2001, p. 56.


2. Cf. M. Merleau-Ponty, « Bergson se faisant » (1959), in Id., Éloge de la philoso-
phie, Paris, Flammarion, 1989, p. 237.
3. Cf. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychologique », in Id., Écrits, Paris, Seuil,
1999, p. 163.
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L'atelier de la rue Clovis

NAISSANCE DE L'HOMME

Jusqu'à l'avant-guerre, le professeur de philosophie Émile Chartier


(né en 1868) se trouve dans une position beaucoup plus périphérique que
celle occupée par Bergson, qui enseigne au Collège de France dès 1900,
ou par son collègue Brunschvicg (né en 1869), professeur à la Sorbonne
dès 1909. Cette situation change autour de 1920 et plusieurs facteurs
sont en cause. C'est à ce moment-là qu'Émile Chartier devient à tous les
effets « Alain » : Gallimard, éditeur émergent, publie ses premières mono-
graphies philosophiques et héberge ses notes dans la N.R.F. L'engage-
ment pacifiste d'Alain pendant la guerre prend une nouvelle envergure
avec la publication de Mars ou la guerre jugée en 1921, sa collaboration
avec des revues de la gauche pacifiste comme Europe et par la création
de son propre journal, les Libres Propos. Enfin et surtout, Alain continue
à occuper une position cruciale dans l'instruction en qualité de profes-
seur de philosophie à Henri-IV, dans l'une des deux plus importantes
classes préparatoires de Paris qui constituent un puissant appareil d'inté-
riorisation de dispositions intellectuelles.
Le capital accumulé à l'extérieur des institutions scolaires, dans les
champs politique et journalistique, ainsi que son talent d'orateur et une
particulière hexis favorisent la tâche du professeur : Alain, témoigne son
ancien élève Prévost, « parlait avec une force et une joie qui me mettaient
la tête en feu 1 » ; André Brideux (né en 1893), élève d'Alain avant la
guerre, confirme que, pendant les années 1920, on respirait dans la classe
d'Alain « une atmosphère de sanctuaire » comparable à celle des cours de

1. Cf. J. Prévost, Dix-huitième année, op. cit., p. 73.


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52 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Bergson 1. Les conséquences sur les élèves sont similaires aux effets
engendrés par les cours de Bergson : ils concevront les symboles de cette
relation sociale passée comme des objets sacrés et intérioriseront normes
de comportement, conduites et traits théoriques dont la transgression
sera pour tous très difficile à accepter.
Ces facteurs caractérisent Alain comme figure déterminante pour la
génération des philosophes et écrivains nés au cours de la première décen-
nie du XXe siècle. Il se place en figure reine, en particulier pour le cercle
clos d'élèves qui participent au rite sacré constitué par les leçons de
« l'Homme » et continueront à collaborer avec lui, comme Georges Can-
guilhem, Jean Prévost, Georges Friedmann ou Simone Weil, mais aussi
pour ceux qui assistent à ses cours en tant qu'auditeurs, comme Ray-
mond Aron et Jean Hyppolite. Dans une moindre mesure, Alain est une
référence capitale pour qui ne compte ni parmi ses élèves ni parmi ses
disciples : ainsi Merleau-Ponty ou Sartre, pour qui Alain représente un
« éveilleur 2 ». L'influence d'Alain comportera, notamment chez les alai-
nistes, l'intériorisation d'un certain nombre de dispositions, mais aussi
d'un cadre théorique. Dans ce cadre, le refus de la philosophie bergso-
nienne – considérée comme une psychologie incohérente, comme une
sophistique, comme un pragmatisme, comme une doctrine amorale et
comme un opportunisme politique – est une pièce si fondamentale
qu'Alain n'hésite pas à marquer l'écart entre le groupe qu'il a formé avec
ses élèves et les bergsoniens : il y avait « rivalité d'atelier 3 ».
À première vue, les critiques adressées à Bergson par Alain sont ana-
logues à celles des autres philosophes ayant participé à la création de la
Revue de métaphysique et de morale et contribué à la structuration du
champ philosophique en poursuivant le travail de réforme néokantienne
amorcée par Jules Lachelier et promue par leurs maîtres Alphonse Darlu,
Émile Boutroux et Jules Lagneau. C'est en effet de l'intérieur de ce réseau
de sociabilité 4 qu'au long de la décennie 1893-1903 Alain élabore le

1. Cf. A. Brideux, Alain, Paris, Puf, 1956, p. 56.


2. Cf. J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle, Paris, Puf, 1988, p. 430. Cf. le
« Témoignage de Jean Hyppolite » (in Bulletin de la Société des amis d'Alain, no 27,
décembre 1968, p. 57) : « J'ai recopié à cette époque un cours sur Hegel, et c'est sûrement
sous l'influence d'Alain que j'ai entrepris des études hégéliennes. »
3. Cf. Alain, Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, 1960, p. 455.
4. Cf. S. Soulié, Les Philosophes en République. L'aventure intellectuelle de la Revue
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L'atelier de la rue Clovis 53

soubassement de sa philosophie dans quelques articles, et ses accusations


répètent celles de ses camarades.
Cependant, Alain construit une interprétation du kantisme légèrement
différente de celle de ses amis. Alain prend part lui aussi au courant kantien
dont l'initiateur est Lachelier. Gérard Granel baptise ce courant « l'école
française de la perception 1 » ; quant à Xavier Roth, il le nomme, justement,
« école de l'activité 2 ». Selon ce groupe de penseurs, une analyse
« réflexive » des fonctions de l'esprit révèle que toutes ses fonctions sont
liées à une « libre activité » par laquelle l'esprit impose un ordre aux impres-
sions. Le sujet est donc fondamentalement une activité de synthèse d'un
divers qui s'oppose à lui. Voilà pourquoi ce courant insiste sur la définition
kantienne de l'esprit comme « unité originairement synthétique de l'aper-
ception ». La singularité de cette interprétation réside dans l'union des argu-
ments gnoséologiques avec des considérations morales, car, selon Alain, le
sujet transcendantal juge librement, il ordonne et donne de la valeur, à
travers son activité synthétique, à une matière informe. Dans le premier
chapitre du quatrième livre des Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les
passions, intitulé simplement « Le jugement », Alain résume sa doctrine
dans la simple formule : « On ne juge pas comme on veut, mais on ne juge
que si on veut 3. » Cela signifie que tout bon jugement – donc toute science,
toute connaissance, mais déjà toute perception – est certes lié aux condi-
tions a priori propres au sujet, mais aussi et surtout à la volonté du sujet.
La pensée d'Alain consiste dans une pensée « critique » assumant un
double sens. Le premier, gnoséologique, fait coïncider la critique avec
une philosophie réflexive qui vise à montrer l'activité de l'entendement
en tant que « législateur » de la nature. Le second, éthico-politique, asso-
cie la critique à l'attitude que les citoyens d'une démocratie doivent
maintenir à l'égard des pouvoirs. Les premières pages des Quatre-vingt-
un chapitres sur l'esprit et les passions sont paradigmatiques : la

de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie, Rennes, PUR,


2009, et R. Ragghianti, Alain. Apprentissage philosophique et genèse de la Revue méta-
physique et de morale, Paris, L'Harmattan, 1995.
1. Cf. G. Granel, « Michel Alexandre et l'école française de la perception », Critique,
no 183-184, 1962, p. 758-788.
2. Cf. X. Roth, Georges Canguilhem, op. cit.
3. Cf. Alain, Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, Paris, Bloch, 1921,
p. 146.
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54 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

philosophie y est présentée comme un savoir lié de manière inextricable à


une éthique. La philosophie entendue comme savoir dont la prétention
est d'évaluer ce qui est bien, en vue de la sagesse, implique que l'éthique
n'en est pas une simple application, mais que toute la philosophie « vise
toujours à la doctrine Éthique ou Morale 1 ». Or la recherche du bien se
fonde dans un jugement du sujet dont le caractère opérant dépend de
l'affranchissement de ce qui l'offusque, à savoir des passions, qui doivent
être modérées ou exclues. La philosophie, dit Alain, opère « une bonne
police de l'esprit 2 ». Pour cela, le philosophe doit acquérir une connais-
sance approfondie du corps physiologique (où les passions sont générées)
et de la société (où l'homme agit et où se développent les passions). Puis
la tâche du philosophe consiste à mettre cette connaissance et cette éthi-
que à l'épreuve d'une pratique quotidienne et d'une éducation de soi-
même et des autres.
Au vu de cette esquisse de la conception de la philosophie, la critique
d'Alain envers Bergson est à la fois gnoséologique et éthique. Comme
tous les philosophes de la Revue de métaphysique et de morale, Alain
partage avec l'auteur de l'Essai la condamnation du positivisme et de
l'associationnisme. Bergson, certes, critique l'empirisme psychologique
et ses paralogismes au nom du rôle central de l'« esprit » ; mais son idée
antikantienne du sujet laisse le champ libre au scepticisme ou au retour
du réalisme psychologique. D'autre part, la conception bergsonienne
d'une durée intérieure saisissable intuitivement, étroitement liée à sa
conception pragmatique de la vérité scientifique, comporte un repli
paresseux qui refuse la confrontation avec l'« objet » et la réalité exté-
rieure ; une cécité apparaît donc face aux passions affectant l'esprit et
l'élévation, qui en découle, de l'utile au rang de valeur. Ainsi, tant politi-
quement que « pédagogiquement », le bergsonisme échoue. Cela a été
prouvé sur le plan pratique : Bergson cède aux passions bellicistes pen-
dant la guerre et est incapable de former de bons élèves, c'est‑à-dire des
individus dotés d'une capacité de jugement indépendante ; il ne trouve
que de médiocres répétiteurs comme Édouard Le Roy et les tenants de la
« philosophie nouvelle », ou des exaltés religieux et nationalistes, comme
de Tarde, Massis ou Gilbert Maire.

1. Ibid., p. 9.
2. Ibid., p. 10.
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L'atelier de la rue Clovis 55

Dans un texte tardif, Souvenirs concernant Jules Lagneau 1, évo-


quant la première dissertation de philosophie qu'il avait esquissée, Alain
se souvient de l'exercice philosophique proposé par son maître et il
définit « travail bergsonien » la première étape de tout travail philo-
sophique. Ce qui est donc retenu du « bergsonisme » par Alain est le
moment critique préalable à toute construction philosophique, le travail
qui vise à mettre en cause les certitudes propres au sens commun. Dans
Portraits de famille, Alain rappelle en effet que, au moment de la publi-
cation de l'Essai, Lagneau tenait en estime Bergson – « bien bon 2 »,
selon son expression –, en raison de sa réfutation du réalisme psycholo-
gique de Taine 3. Mais ce « moment bergsonien 4 » de la critique de la
connaissance « est nécessairement dépassé de toutes les façons 5 » en
direction du sujet transcendantal : sans la représentation, la sensation
reste muette et aucune connaissance n'est possible. Pour critiquer effica-
cement Taine, il n'est pas nécessaire d'être bergsonien, mais « il suffit
d'avoir lu Kant 6 ».
Dans Histoire de mes pensées 7, Alain souligne avoir déjà exprimé
cette position au cours du Congrès international de philosophie de
Genève en 1904. À cette occasion, il avait critiqué le « parallélisme psy-
chophysiologique » et les psychologues réalistes comme Taine qui
« parle[nt] des pensées dans le langage des physiciens » 8. Alain avait été
« le seul à soutenir Bergson, d'abord par des discours de couloir et plus
tard par un compte rendu 9 » rédigé pour la Revue de métaphysique et de

1. Cf. Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau (1925), Paris, Gallimard, 1996.
2. Cf. Alain, Portraits de famille (1946), Paris, Mercure de France, 1961, p. 77-78.
3. Cf. Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau, op. cit., p. 728.
4. Au sujet de cette convergence, se reporter à R. Ragghianti, in Alain, op. cit., p. 124.
5. Cf. Alain, « Souvenirs concernant Jules Lagneau », in Les Passions et la Sagesse,
op. cit., p. 727-728.
6. Cf. Alain, Portraits, op. cit., p. 78.
7. Cf. Alain, Histoire de mes pensées, Paris, Gallimard, 1936, p. 146.
8. Bulletin de l'Association des amis d'Alain, no 63, 1986, p. 6. « J'ai connu Berg-
son ; j'ai fort apprécié de lui, au Congrès de Genève de 1904, une communication sur le
parallélisme psychophysiologique […]. À partir de cet épisode, la querelle n'a plus cours
entre Alain et Bergson, mais bien entre Alain et les bergsoniens qui sont tous des esprits
faibles et des flatteurs du pouvoir » (Alain, Portraits, op. cit., p. 77-78).
9. Dédicace à Marie-Monique Morre-Lambelin d'octobre 1933, citée par Patrice
Henriot, in « Alain devant Bergson », Cahiers philosophiques, dossier « Bergson », no 103,
octobre 2005, p. 34, n. 10.
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56 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

morale 1. Dans ce dernier, il critique l'approche introspective de Frédéric


Rauh (né en 1861). Présente dans l'œuvre d'Alain depuis un de ses pre-
miers essais « Sur la mémoire », cette critique impitoyable de l'introspec-
tion et de l'aperception interne est un héritage de Lagneau, étayée à la
fois par Kant et par les textes positivistes où Comte et Broussais se sont
opposés à la tentative cousinienne de fonder la métaphysique sur la psy-
chologie.
Si Rauh loue Bergson pour ses esquisses psychologiques, Alain appré-
cie l'intervention de ce dernier sur le parallélisme en 1904 pour la raison
opposée : elle constitue en effet le principe de la ruine de toute psycholo-
gie ou, pour le moins, de sa prétention de traiter un domaine d'objets sui
generis, « la collection d'états de conscience ». Mais, comme Lagneau,
Alain n'évalue positivement que l'aspect critique de la philosophie berg-
sonienne et se dispense de juger sa métaphysique au sujet de laquelle il
exprime des perplexités à la fin de son intervention. Cet accord est
d'ailleurs rendu possible seulement grâce à la « prudence » de la contri-
bution de Bergson, qui, stricto sensu, n'implique aucune philosophie.

PROTAGORAS ET PLATON

Cette « prudence » est frappante si l'on confronte l'intervention de


1904 avec celle fournie par Bergson à la Société française de philoso-
phie en mai 1901 2. En 1901, après avoir critiqué la thèse du parallé-
lisme, Bergson – sans doute encouragé 3 par les articles enthousiastes
qu'Édouard Le Roy et Joseph Wilbois ont publiés dans la Revue de
métaphysique et de morale entre 1899 et 1901 4 – prend en considéra-
tion rien de moins que le problème de la « signification de la vie » et,
dans le débat successif, la question sur le statut du « spiritualisme ». En

1. Cf. É. Chartier, « IIe Congrès de philosophie – Genève. Comptes rendus cri-


tiques », Revue de métaphysique et de morale, t. 12, 1904, p. 1027.
2. Publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie puis dans H. Berg-
son, Mélanges, op. cit., p. 463-502.
3. D'après S. Soulié, Bergson intervenait sur une « scène » dont le « décor » avait été
préparé par Le Roy (Les Philosophes en République, op. cit., p. 276).
4. Cf. É. Le Roy, « Science et philosophie » et « Un positivisme nouveau » ; J. Wilbois,
« L'Esprit positif ».
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L'atelier de la rue Clovis 57

somme, il mobilise toute sa métaphysique au moment même de son


inflexion vers la philosophie de la vie de L'Évolution créatrice. Rien de
tout cela ne transparaît dans la conférence de 1904 1. Tout se passe
comme si Bergson – suite aux réactions de Couturat, Brunschvicg et
Landormy contre la « nouvelle philosophie » et contre « L'introduction
à la métaphysique » – préférait éviter toute polémique.
En revanche, tout porte à croire qu'Alain – connaissant déjà la ver-
sion de 1901 du « Parallélisme psychophysique », publiée dans le Bulle-
tin de la Société française de philosophie – ne s'attend pas à une telle
prudence, mais plutôt au prolongement de thèses métaphysiques sur la
ligne des articles des partisans de la « philosophie nouvelle ». Au congrès
de 1904, Alain, conscient de l'expectative parmi ses amis d'une réaction
ferme de sa part 2, s'est préparé à une confrontation ouverte avec les
bergsoniens 3 et a présenté une communication portant sur les « Rap-
ports entre la science et l'action » au caractère non seulement antipsycho-
logiste, mais aussi résolument antibergsonien : le titre évoque tant
« Science et philosophie », l'article où Édouard Le Roy présentait pour la
première fois l'idée d'une « philosophie nouvelle », synthèse de conven-
tionnalisme et de bergsonisme 4, que son intervention au précédent
congrès de philosophie intitulée « La science positive et les philosophies
de la liberté ».
L'ouverture de « Rapports entre la science et l'action » possède un
accent polémique évident, puisque Alain annonce vouloir esquisser les
« thèses principales d'une Morale rationaliste, ou si l'on veut intellectua-
liste 5 ». Il semble en particulier vouloir s'opposer à l'idée – présente dès

1. Il s'agit de la version qui sera publiée dans L'Énergie spirituelle.


2. Halévy, outre sa détestation des bergsoniens partagée avec Bouglé, oppose la
« lyre d'Apollon » du rationalisme propre à la Revue de métaphysique et de morale aux
« cymbales de Bacchus » caractéristiques de Le Roy - Wilbois. Il ajoute que le seul, avec
« peu de génie », capable de bloquer la « grande orgie mystique » est Alain (Lettre
d'Halévy à Bouglé du 30 mars 1901, citée par S. Soulié in Les Philosophes en République,
op. cit., p. 298).
3. À ce propos, Alain déclare en 1933 qu'il avait été « fou d'aller au congrès » (Alain,
Correspondance avec Élie et Florence Halévy, Paris, Gallimard, 1958, p. 400).
4. Ainsi, la communication d'Alain s'inscrit dans le cadre des discussions qui avaient
animé, autour de 1901, les philosophes de la Revue de métaphysique et de morale, et qui
avaient vu s'opposer à la nouvelle philosophie de Le Roy les « intellectualistes » Léon
Brunschvicg et Paul Landormy.
5. Alain, « IIe Congrès de philosophie – Genève. Comptes rendus critiques », op. cit.,
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58 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Matière et mémoire, reprise dans « L'introduction à la métaphysique »,


et soulignée maintes fois par les « bergsoniens » – d'une parenté ontolo-
gique entre le discours de la science et celui du sens commun due à
l'opération commune de découpage purement pragmatique qu'ils opè-
rent sur la réalité de la durée. Dans la partie positive de la critique, Alain
trace un clivage entre, d'une part, le bien, essence éternelle, et, d'autre
part, l'utile, qui gouverne le simple existant. L'un des objectifs de la
philosophie est alors la formulation d'une doctrine « intellectualiste » de
la liberté, alternative aux doctrines qui prétendent « prouver la liberté
par le sentiment 1 », à savoir le bergsonisme.
Ces dernières remarques d'Alain, focalisées sur le problème de la
liberté, ne sont autres que la reprise d'une polémique amorcée en
1900, lors du Ier Congrès de la Société française de philosophie,
notamment par Le Roy avec son propos « La science positive et les
philosophies de la liberté 2 ». Cette intervention de Le Roy se place
dans le prolongement de son long article « Science et philosophie »,
publié dans la Revue de métaphysique en 1899 puis en 1900, puis
discuté et critiqué par Landormy et Brunschvicg dans deux articles
de l'année 1901. La polémique se poursuit en 1903, lors d'une séance
consacrée à « La notion de liberté morale 3 ». Le Roy, Bergson et,
dans une moindre mesure, Rauh y participent en s'opposant aux
philosophes intellectualistes et notamment à Brunschvicg. En 1900,
Brunschvicg, dans sa communication « L'idéalisme contemporain »,
s'était opposé à Blondel, Bergson et Le Roy et avait soutenu qu'une
action humaine « n'est susceptible de qualification morale, que par sa
relation à une intention consciente et dans la mesure où elle corres-

p. 1012. Or, dans une page du Journal (26 août 1938, Bulletin de l'Association des amis
d'Alain, no 98, décembre 2004), Alain relate qu'au début des années 1900, pendant les
déjeuners des philosophes animant la Revue de métaphysique et de morale, Bergson avait
toujours engagé « quelque discussion aigre » avec lui, lui « prêtant des opinions qu'il
nommait intellectualistes ».
1. Gustave Bélot, dans son compte rendu de 1889 sur la Revue philosophique (« Une
théorie nouvelle de la liberté », p. 369), avait été le premier à remarquer que Bergson
prétendait que « notre liberté […] [n'est] rien d'autre que le sentiment que nous en
avons », et à observer que cette conception reposait finalement sur un « sophisme ».
2. Cf. É. Le Roy, « La science positive et les philosophies de la liberté », in Premier
Congrès international de philosophie, Paris, Armand Colin, 1900, t. 1, p. 313-341.
3. Bulletin de la Société française de philosophie, 1903, p. 95-124.
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L'atelier de la rue Clovis 59

pond à une idée 1 ». Être juste signifie « conformer son action à la


pureté de l'amour rationnel qui enlève tout soupçon d'égoïsme et de
partialité 2 ».
La discussion de l'année suivante montre d'une part une entente de
tous les participants sur la formulation de la problématique : sur l'idée que
la liberté morale est constituée par « sentiment profond que nous avons de
notre vie intérieure, [par] le sentiment que nous pensons, que nous agis-
sons avec la totalité de notre être 3 ». D'autre part, les solutions présentées
sont profondément divergentes. Brunschvicg avait continué à s'opposer
nettement à Le Roy : la liberté ne peut ni être tirée du simple constat de la
« contingence pure » et de la négation du déterminisme, puisque l'acte
resterait inexpliqué, ni être jugée par le « sentiment » de liberté, puisque
ainsi, étant indépendante de l'intelligence et de la recherche des raisons
des actions, l'unité de l'esprit serait brisée 4. La liberté doit au contraire
être ramenée, par une « conversion » réflexive, à la chaîne des raisons qui
l'ont causée de manière indépendante du déterminisme. Seule cette
réflexion sur soi peut changer la conduite morale de l'individu.
Cette conception se sépare, de manière polémique, de celle, bergso-
nienne, « d'une liberté mystérieuse, et mystérieuse par là même qu'elle est
la vie 5 ». Dans une lettre, Bergson réagit à cette définition. Selon lui, la
conversion s'opère non pas à travers un travail réflexif, mais à travers un
acte de saisie intuitive : si la liberté peut être saisie par la réflexion, alors
elle tombe dans l'analyse, et l'analyse ne peut que retrouver une « nécessité
plus ou moins déguisée 6 ». De même, suivant Bergson, Le Roy souligne
que les lois naturelles sont des conventions utiles établies par l'esprit, qui
est libre. C'est de cette liberté primordiale que découlent tant l'intelligence
que l'action. En revanche, l'intelligence ne peut ni épuiser ni expliquer
l'esprit : l'« intellectualisme », qui se limite au « corps de la raison ou de la
pensée 7 », réduit la richesse créative de la vie de l'esprit.

1. Cf. L. Brunschvicg, « L'idéalisme contemporain », in Id., L'Idéalisme contempo-


rain, op. cit., p. 181.
2. Ibid.
3. Cf. L. Brunschvicg, « La notion de liberté morale », op. cit., p. 95.
4. Ibid., p. 98.
5. Ibid., p. 109.
6. Ibid., p. 103.
7. Ibid., p. 111.
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Considéré le différend déjà manifeste entre 1900 et 1903, devant les


propos d'Alain, ouvertement opposés à sa philosophie, mais qui ne
l'attaquent pas de manière explicite, Bergson se dispense de toute polé-
mique. D'autre part, Alain ne peut s'en prendre directement à l'interven-
tion de son aîné, et il se borne à attirer l'attention sur les points qu'ils ont
en commun. C'est l'époque des dîners de la Revue de métaphysique et de
morale où Bergson et Alain semblent pouvoir trouver un accord 1. Si, en
1904, il n'y a pas de « discussion ouverte », le contraire était advenu
quatre ans plus tôt, à l'occasion de la première rencontre publique de
Bergson et Alain au Ier Congrès international de philosophie.
Le 4 août 1900, Bergson y lit une « Note sur les origines psycholo-
giques de notre croyance à la loi de causalité ». La thèse de Bergson 2, qui
reprend le contenu de Matière et mémoire, est divisée en trois points
parfaitement antikantiens : l'idée de causalité est une habitude ou une
« croyance » liée au corps et à la répétition d'une perception qui crée une
attente d'une autre perception ; donc, contrairement à ce que pensait
Kant, l'idée de causalité n'est pas une idée a priori ; la réflexion tire de
cette croyance une loi scientifique, transformant une « nécessité vécue »
en une « nécessité pensée », il y a donc une continuité entre science et sens
commun ; l'habitude naît à son tour de la nécessité d'agir de manière
efficace sur les choses, donc la science est purement pragmatique, elle se
fonde sur des exigences vitales. Ces thèses seront précisément la cible
implicite des attaques d'Alain dans « Rapports entre la science et
l'action », quatre ans plus tard.
Suite à la conférence, Alain, qui à cette époque enseigne au lycée de
Lorient, présente « quelques observations 3 » dissimulant en réalité, sous
le vernis d'une certaine politesse, des critiques assez précises. Certes,
Alain commence par avouer l'admiration suscitée en lui par les « analyses
psychologiques » de Bergson, capables d'« éloigner des abstractions vides

1. « Deux ou trois fois, Bergson prit ma défense. Nous eûmes toujours des relations
convenables. Ma faiblesse, c'est que je ne l'aimais point. Cela se voyait ; il se forma une
opposition de secte qui empêcha de le juger librement. Je suppose qu'il aimait mieux cette
situation que la discussion ouverte » (Souvenirs sans égards, in Premier journalisme
d'Alain, Le Vésinet, Institut Alain, 2001, p. 445-446).
2. Cf. H. Bergson, « Note sur les origines psychologiques de notre croyance à la loi
de causalité », Revue de métaphysique et de morale, 1900, p. 656.
3. Ibid., p. 657.
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et de nous ramener à l'amour de la vie », regrettant même de n'avoir pas


eu M. Bergson pour maître ; mais juste après il demande « qu'il lui soit
permis devant M. Bergson, d'évoquer le souvenir de son maître Jules
Lagneau 1 ».
La scène qui se dessine est celle déjà évoquée : elle oppose au Berg-
son/Protagoras « sceptique » un Lagneau/Platon qui dépasse le « moment
bergsonien ». Lagneau, dit Alain, n'avait aucun parti pris pour ou contre
l'empirisme ou le rationalisme et, comme Bergson, il enseignait à détruire
les idoles de la métaphysique dogmatique, se délivrant de toutes les abs-
tractions, mais Lagneau enseignait aussi, à la différence de Bergson, à
dépasser ce moment purement critique : à partir de la perception, à partir
d'une observation apparemment empirique, il développait de véritables
analyses qui visaient à rendre compte du concret de la vie par une voie
philosophique. La concordance entre sensations tactiles et visuelles, le fait
que, bien que « nous viv[i]ons dans le mouvement, dans le changement »,
nous avons la certitude que « l'un est plus réel que le multiple » amène tant
Lagneau qu'Alain à la conclusion que la pensée humaine « enferme la
pensée de tout et du tout 2 », donc qu'elle possède a priori et non
a posteriori une idée d'unité, qui fonde aussi l'idée de causalité.
C'est ainsi que la philosophie intellectualiste, partant des « analyses
des purs empiristes », aboutit à des conclusions véritablement métaphy-
siques. Alain conclut alors, par une formule ahurissante, que ce mouve-
ment par lequel la philosophie naît du doute « s'est produit plus d'une
fois dans l'histoire de la philosophie, et nous savons tous comment Pla-
ton est sorti de Protagoras 3 ». Protagoras-Bergson est donc le sophiste
qui critique les évidences, le sceptique qui soutient qu'il n'y a pas de vérité
car la réalité est changement, que l'homme est mesure de toute chose, et
que donc une opinion vaut l'autre, mais qui s'arrête à cette étape seule-
ment initiale de l'exercice de la pensée, que seule un véritable philosophe
– comme Platon, Kant ou Lagneau – est capable de dépasser.
Alain avait repris une formule de Brunschvicg dans la communica-
tion présentée au même colloque de 1900. Dans « L'idéalisme contem-
porain », Brunschvicg situe au début de l'histoire de l'idéalisme la

1. Ibid.
2. Ibid., p. 658.
3. Ibid.
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confrontation de Platon avec Protagoras et Gorgias, qui avaient


« contesté la valeur objective de la connaissance 1 ». L'effort critique et
dialectique de Platon consiste à transformer en affirmation ce qui appa-
raissait d'abord comme une pure négation, à montrer comment la pensée,
étant l'unique mesure des choses, « pouvait devenir la mesure positive de
leur valeur et de leur réalité », comment, dégageant des apparences mul-
tiples et contradictoires les caractères essentiels et stables et organisant
entre ces caractères des rapports intelligibles, elle faisait de l'univers un
objet de science, comment « elle en ramenait la diversité à l'unité, non
plus à l'unité de l'être immuable, mais à l'unité de l'esprit vivant en qui
toutes les idées trouvent leur raison commune 2 ». Dans ce « débat tou-
jours ouvert entre l'idéalisme et le réalisme 3 », poursuivi avec les empi-
ristes et Kant, et relancé par « des penseurs tels que MM. Evellin et
Bergson », c'est « l'idéalisme [qui s'est] […] présenté avec le privilège de la
possession d'état comme étant l'expression naturelle et immédiate des
faits 4 ».
La réponse de Bergson aux « objections » d'Alain renforce cet irréso-
luble différend : le sujet est capable de reconnaître « le même objet qui est
vu et qui est touché », purement et simplement « par la perception d'une
variation concomitante entre les perceptions visuelles et les perceptions
tactiles », sans besoin d'une idée d'unité a priori ; donc, dans « la percep-
tion du rapport » de causalité, l'intelligence n'est pas première, elle ne fait
que « découvr[ir] le principe de causalité », mais ce principe « y était vir-
tuellement », puisqu'il avait déjà été créé aux fins de l'action et de la
survie de l'organisme. Selon Bergson, tous les « kantiens » (y compris
l'« intellectualiste » Alain) soutiennent de manière erronée qu'expliquer
consiste à ramener « au principe le plus élevé et le plus éloigné » (comme
celui d'unité), et non pas « à des principes prochains ». Leur faute est
donc l'abstraction. Au contraire, avant l'intellect, « avant la représenta-
tion scientifique, il y a la différence sentie, vécue, entre un mouvement
lent et un mouvement rapide ». C'est seulement ensuite que « la réflexion,
travaillant sur cette différence, arrivera à ce que vous dites [aux supposées

1. « L'idéalisme contemporain », op. cit., p. 168.


2. Ibid., p. 167-168.
3. Ibid., p. 174-175.
4. Ibid., p. 180.
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idées a priori sur lesquelles se fonde la science] ». Ce que Bergson cherche


à comprendre est « comment se dégage de la vie cette croyance » dans la
causalité, tandis qu'Alain cherche « les fondements de cette croyance, ce
que nous trouverons après réflexion 1 ».
Selon Alain, Bergson, comme il a lui-même avoué, est un philosophe
qui met un savoir métaphysique naïf, la psychologie, à la base des prin-
cipes que seule la réflexion philosophique est censée découvrir ; par le fait
même que ces principes constituent le fondement de tout savoir empi-
rique, y compris le prétendu savoir psychologique, ils ne peuvent certes
être expliqués psychologiquement. La communication présentée au col-
loque par Alain, « L'éducation du moi », ne fait que confirmer les idées
soutenues pendant la discussion et dans l'article « Sur la mémoire » publié
dans la Revue de métaphysique et de morale l'année précédente. Contrai-
rement au supposé « moi réel » de la psychologie, dont Bergson semblait
s'occuper, le « moi [véritable] n'est pas un fait 2 ». Le clivage ne passe
donc pas entre un moi superficiel et un moi profond saisissable par
l'introspection, mais entre un « moi abstrait », construit par l'opinion (à
laquelle la psychologie participe), et le véritable moi, implication de
toutes les idées, que la mémoire conserve éternellement. La philosophie se
configure alors comme une analyse réflexive, qui considère l'être non pas
comme un objet, mais comme une idée : à mesure que la philosophie
fonde le moi, « elle le complète, et elle le sauve, en retrouvant, au fond de
la vie et de la pensée individuelle, la vie et la pensée universelles. Être
vraiment soi, c'est comprendre cela. La métaphysique est la vérité de la
psychologie ». Inutile d'ajouter qu'en revanche « l'étude psychologique
d'un prétendu moi réel n'atteint donc rien de solide » 3.

UN MANUEL DE RADICALISME

Tous ces traits antibergsoniens, présents dans la doctrine alainienne


dès 1900, sont rassemblés dans les Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit

1. Cf. H. Bergson, « Note sur les origines psychologiques de notre croyance à la loi
de causalité », op. cit., p. 657.
2. Cf. É. Chartier, « L'éducation du moi », Revue de métaphysique et de morale,
1900, p. 626.
3. « L'éducation du moi », op. cit., p. 627.
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et les passions, « manuel de philosophie » qui formera toute une généra-


tion de jeunes philosophes. Ses critiques à Bergson se concentrent dans
le premier des « livres » qui composent cet ouvrage. Bien que le nom du
philosophe ne soit jamais mentionné, Bergson se cache derrière les posi-
tions des « psychologues » anti-intellectualistes fustigés par Alain tout au
long de ces pages.
La psychologie, dans le chapitre éponyme, est à nouveau dénoncée
pour être « dialectique », c'est‑à-dire contradictoire 1. Elle a l'ambition de
traiter deux domaines : l'un est explicitement métaphysique et concerne
« l'âme immortelle », l'autre est scientifique et touche le corps. En
revanche, selon Alain, il n'y a que deux manières distinctes d'étudier
l'homme : soit à partir du corps, soit à partir « de l'entendement toujours
un, et toujours liant toutes les apparences en une seule expérience 2 ». Cet
entendement se manifeste dans le mot « Je », qui incarne l'« unité origi-
nairement synthétique de l'aperception ». Si l'on tente de séparer l'unité
de l'entendement, exprimée par le « Je », ou de l'opposer à lui-même, on
est nécessairement conduit à tomber dans une contradiction : « Supposer
que je perçois deux mondes séparés », comme font les psychologues
introspectifs, écrit Alain, « c'est supposer aussi que je suis deux », ce qui
évidemment est logiquement impossible.
L'intellect n'est pas une chose, mais la condition de possibilité de
toute chose, on ne peut pas en faire l'expérience : « Seulement ceux qui
ne font pas attention aux mots se croient en présence réellement d'une
chose impalpable, une, durable, immuable, d'une substance enfin,
comme on dit 3. » Alain s'oppose avec véhémence à la réduction du moi
à « une collection d'états de conscience » : procédant de cette manière,
on traite le moi et ses états « comme des choses ». Ainsi, « une sensation,
une image, un souvenir » sont traités comme s'ils étaient « une pierre, un
couteau, un fruit » et le sujet comme un « moi substance, comme un long
ruban au-dedans de nous 4. »
Alors la psychologie n'est pas seulement contradictoire, elle est aussi
immorale. C'est notamment dans Mars ou la guerre jugée qu'Alain

1. Cf. Alain, Quatre-vingt-un chapitres, op. cit., p. 141. Alain semble se référer aux
antinomies de la raison pure.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 142.
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explicitera cette idée de manière définitive. Dans le chapitre « Lâches


penseurs », ensuite repris et loué par Canguilhem, Alain décrit le psycho-
logue comme « un historien de l'âme, pour qui penser n'est rien de plus
que savoir ce qu'on pense ». Le psychologue prétend décrire sans juger
et, s'il ne juge pas, alors il accepte tout : « Quand il faudrait agir, il
décrit. » Les psychologues sont des « hommes tristes », des « adorateurs
du fait ». En tant que tels, ils ne peuvent qu'adorer, aussi, les pouvoirs
constitués, faisant ainsi un travail de « haute police ».
Or, si le sujet ne peut être une substance, la seule manière pour le
connaître est de le considérer dans son activité, liée à sa visée d'objet,
son point d'appui. Même la perception, qui est le point de départ de la
science, est le résultat d'un jugement 1. Elle n'est donc pas quelque chose
de passif, mais le fruit d'une construction rationnelle, d'une activité qui
doit être réglée et séparée des passions qui la perturbent en provoquant
des illusions. Le premier cas soumis à l'examen d'Alain est celui du
mouvement. Invoquant « le subtil Zénon », le philosophe semble abou-
tir à des conclusions analogues à celles de Bergson : « Nous pouvons
comprendre déjà que le mouvement est un tout indivisible, et que nous
le percevons et pensons tout entier, toutes les positions du mobile étant
saisies en même temps, quoique le mobile ne les occupe que successive-
ment 2. »
En réalité, ses dénouements sont diamétralement opposés, comme il
avait eu l'occasion de le souligner déjà au Ier Congrès de philosophie : en
effet, « ce n'est point le fait du mouvement que nous saisissons dans la
perception, mais réellement son idée immobile, et le mouvement par cette
idée 3 ». L'idée est dans l'anticipation et dans l'acte synthétique de l'esprit
qui juge : quand on voit un ballon s'éloigner et que l'on dit qu'il est en
mouvement, ce qu'on perçoit en réalité n'est que le rétrécissement du
ballon, et non pas la ligne qui décrit la trajectoire du mouvement. C'est
un jugement, donc un acte rationnel de l'esprit qui, unissant les diverses
images de l'objet, établit qu'il s'agit bien d'un seul et même objet en
mouvement. Le problème du mouvement renvoie donc à celui du change-
ment puis à celui de la sensation. Mais la sensation, comme Alain

1. Ibid., p. 19.
2. Ibid., p. 21.
3. Ibid.
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l'explique dans le chapitre qu'il lui consacre, ne peut que rester muette si
elle n'est pas accompagnée par l'acte de jugement de l'esprit. Reprenant
sans la nommer l'Esthétique transcendantale et faisant un clin d'œil à
l'Essai, Alain distingue les grandeurs intensives de celles extensives afin
de séparer la sensation de la perception. La sensation pure est simple
« changement et nouveauté », « chose inexprimable », mais, au contraire
de ce qui a été tenté par Bergson, il « est vain » de « décrire les impres-
sions originaires ou données immédiates » avant l'espace, « avant toute
géométrie 1. » Pourquoi ? Alain nous donne une réponse dans le chapitre
consacré à la mémoire. Il n'est pas possible de séparer « le temps, qui
serait l'ordre de nos pensées, de l'espace, qui serait l'ordre des choses »
car espace et temps, comme Kant avait essayé de montrer dans la Cri-
tique de la raison pure (à laquelle Alain renvoie), sont deux formes étroi-
tement liées qu'il est impossible de séparer dans notre expérience. En
effet, d'après Alain, « la pensée et les choses sont ensemble 2 ».
Alain tranche une fois pour toutes dans l'avant-dernier chapitre du
premier livre, explicitement intitulé « Le sentiment de la durée ». Il se
demande s'il est possible d'avoir une expérience différente du temps,
« une expérience plus intime » par rapport à celle du quotidien et de la
science. Autrement dit : est-il possible de saisir les « données immédiates
de la conscience » à travers « le recueillement avec moi-même », dans le
« pur subjectif » ? Alain s'adonne donc à une expérience analogue au
« moment bergsonien » de son maître Lagneau au temps du lycée Laka-
nal. Le développement et le dépassement de cette expérience seraient,
encore une fois, susceptibles de trancher le débat entre Protagoras et
Platon, ou entre ceux qu'il nomme « psychologues » et les dits « intellec-
tualistes ». Or le résultat est que la « chaîne de moments […] tombe bien-
tôt dans une espèce de nuit 3 ». Cette « vie de pur sentiment […] tend au
sommeil, c'est‑à-dire à l'inconscience ». Comme Kant a montré que
« l'unité du sujet n'apparaît jamais sans aucune perception d'objet » 4, vie
« intérieure » et vie « extérieure » sont inséparables ; à proprement parler,
il n'y a pas de vie intérieure comme celle « dont beaucoup de philosophes

1. Ibid., p. 42.
2. Ibid., p. 52.
3. Ibid., p. 60-61.
4. Ibid., p. 61-62.
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traitent sans précaution, laissant croire qu'il se déroule un temps en cha-


cun, porteur de souvenirs propres et de pensées cachées 1 ».
Ce temps auquel ces philosophes (bergsoniens) semblent faire allu-
sion est une création mythique, une ébauche de discours, avec, de plus,
« quelques images ». Il s'agit donc de jugements mal formulés, qui,
comme les rêves, sont « des perceptions incomplètes », des « essais
paresseux » trouvant meilleure formulation, comme lorsqu'on raconte
un rêve, seulement au réveil 2. Ainsi, remarque Alain dans les notes
préparatoires pour une leçon au collège Sévigné – notes correspondant
aux passages des Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions :
« L'avertissement bergsonien n'est pas inutile à entendre 3 » –, il faut
certes « purifier le Temps de tout vêtement Spatial, et notamment le
dissocier d'avec le mouvement (uniforme) qui est le Temps des choses,
[…] surmonter donc la quantité, et penser la qualité pure ». Mais ce
moment est seulement « négatif ; il nous enlève tout objet, il nous
détourne de l'espoir d'observer ; il faut appeler intuition (ou comme on
voudra) cette présence de l'âme à elle-même ». Mais, ce faisant, « la
pensée va donc au vide » comme un mécanisme rompu 4.
Le bergsonisme et la méthode de l'« intuition » amènent la pensée à
faire fausse route, car ils la privent d'un point d'ancrage dans l'objet, par
rapport auquel le bergsonisme enseigne qu'il faut s'abstraire. Si la pensée
va donc au vide, la voici alors otage des passions : c'est ici que la critique
gnoséologique du bergsonisme se joint à la critique éthique et politique,
qui était en réalité déjà présente dans la première confrontation avec
Bergson-Protagoras de 1900. Dans l'article de 1902, « L'idée d'objet »,
qui suit celui sur la mémoire et la communication au Congrès de philoso-
phie, Alain adresse sa critique « aux nouveaux sceptiques, et principale-
ment aux plus jeunes d'entre eux 5 » qui opposent un « monde abstrait
que construit la science » au « monde concret, le monde réel où nous
devons vivre, nous vivants ». Ceux-là aussi « demandent, au nom des
nécessités de l'action, de sacrifier les idées à la nature des choses ». Selon

1. Ibid.
2. Ibid., p. 67. On retrouve ces réflexions dans le Système des beaux-arts (chap. VII,
« Des états d'âme », Paris, Gallimard, 1963, p. 323).
3. Cité par R. Ragghianti (Dalla fisiologia, op. cit., p. 125, n. 198).
4. Cf. Alain, Quatre-vingt-un chapitres, op. cit., p. 67.
5. Alain fait, bien sûr, ici allusion à Le Roy et aux bergsoniens.
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Alain, ils se contentent de « l'abstraction d'Héraclite et de Protagoras, ils


pensent que le monde n'est « que changement et la diversité, et rien autre
chose ». Ce monde, dit Alain, n'existe pas, il « n'est objet de connaissance
en aucun sens, ni objet de science, ni objet de perception, ni objet d'une
expérience quelconque », l'esprit seul existe, source de sens et de valeur 1.
Bien entendu, dans ces passages, il faut lire Bergson sous le nom de
Protagoras et bergsoniens sous le nom des « nouveaux sceptiques ». En
effet, dans plusieurs notes, Bergson est traité comme « le Protagoras fran-
çais 2 » ou « le Protagoras des temps modernes 3 ». Ce sont bien les consé-
quences de la doctrine de Protagoras qui renferment le problème : en
insistant sur le fait que « tout est divers, insaisissable et inexprimable »,
on incite à « affirmer et […] à nier sans méthode, ce qui produit la dis-
corde et la guerre » 4. Sans méthode, on cède aux passions. La première
est sans doute l'ambition, critiquée depuis l'essai sur la mémoire, mais
condamnée de manière définitive dans Mars ou la guerre jugée. L'ambi-
tion détermine le choix du comportement le plus utile, par le congé de
toute idée du bien 5. Contrairement à ce qu'en dira le bergsonien Gilbert
Maire 6, Bergson est, selon Alain, un maître exécrable, exactement à
cause de sa philosophie. L'ambition de Bergson l'a détourné tant de ses
tâches éducatives que du respect envers ses collègues aînés, dont Lagneau
dont il a pris la place à l'École normale 7, ce qu'Alain ne lui pardonnera
jamais. Bergson est presque considéré responsable de la mort de Lagneau,
un homme malade dont l'élève se rappelle la surcharge de travail quand il
enseignait au collège de Vanves.
Alain marque son irritation devant la formation d'une chapelle

1. « L'idée d'objet », op. cit., p. 419. L'opposition « interminable » de Protagoras et


Platon revient plusieurs fois dans le cours de l'essai.
2. Cf. Alain, « Souvenirs sans égards », in Premier journalisme d'Alain, op. cit.,
p. 445.
3. Cf. Alain, Cahiers de Lorient, t. I, Paris, Gallimard, 1963, p. 3.
4. Ibid.
5. Dans le chapitre éponyme (XLVI) de Mars ou la guerre jugée, Alain définit l'ambi-
tieux comme quelqu'un qui « prend les pouvoirs comme fin, et les adore en tous ses
actes » (Mars, op. cit., p. 193).
6. Cf. G. Maire, Bergson mon maître, Paris, Grasset, 1935.
7. « Bergson, dans le temps qu'il fut nommé conférencier à l'École normale, se trouva
en rivalité avec Lagneau (que ce poste pouvait sauver) et s'employa si bien qu'il eut la
préférence. Voilà Alain hérissé à jamais » (Alain, « Journal. 15 janvier 1938 », Bulletin de
l'Association des amis d'Alain, no 98, décembre 2004).
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autour de Bergson à l'École, à un poste ayant pu être celui de Lagneau,


meilleur philosophe et meilleur éducateur. Tandis que Lagneau-Platon
aurait visé à l'éducation de ses élèves, le sophiste Bergson a eu comme
seul but l'utile, celui d'accéder au plus vite à des postes de prestige tout
comme de s'entourer d'élèves l'adorant de manière acritique. Dans une
lettre à Halévy, Alain se plaint que « sa philosophie est, comme ses actes,
braquée sur l'Institut » et qu'il « a préparé en même temps que sa car-
rière toute la nouvelle apologétique » 1. Aux déjeuners chez Xavier Léon,
Bergson « essaya[it] la terreur », il se comportait comme un « tyran de
doctrine » qui à tout prix, « voulait des disciples ». Alain avait rassemblé
autour de lui, dès 1890, des élèves « fidèles », mais il s'agissait d'élèves
indépendants, choisis parmi ces « êtres sauvages » qui étaient les khâ-
gneux 2. Bergson qui, au contraire, à tout prix, « voulait des disciples, il
en eut ; mais nuls, sans invention ni discussion 3 ».
Les conseils donnés par Alain à ses élèves, dans ses premiers discours
aux lycées Corneille et Condorcet, brossent à travers la figure de Prota-
goras-Bergson un portrait par l'exemple que, par contraste, il ne faut pas
suivre. Dès 1900, Alain exhorte à un dur travail sur des « objets » qui n'a
rien à voir avec une réflexion sur soi-même coupée du monde comme
celle décrite dans l'Essai. Ce travail vise à favoriser la naissance d'un
esprit critique, et à combattre, au nom des « vérités » de Platon, tous les
nouveaux Protagoras. Les nouveaux sophistes commentent une double
faute. D'une part, ils mettent « le succès au-dessus de tout » et se préoc-
cupent « uniquement – semblables en cela à Protagoras le sophiste – de
[…] donner des opinions avantageuses 4. D'autre part, ils conçoivent la
liberté non pas comme une conquête, mais comme un sentiment, et les
sophistes « bergsoniens », « les faux sages, les Protagoras », en assoupis-
sant les consciences, sont « marchands d'opinions avantageuses » des

1. Cahiers de Lorient, op. cit., p. 134. C'est au même moment que Xavier Léon
définit, dans une lettre à Élie Halévy, les philosophes de la Revue des « antibergsoniens
résolus » (in H. Bergson, Lettere a X. Léon e ad altri, Naples, Bibliopolis, 1992, p. 34).
2. Alain ajoute : « Chacun se plaisait à reconnaître mes anciens élèves en les interro-
geant. »
3. Cf. Alain, Souvenirs sans égards, op. cit., p. 445.
4. « Il y a cent ans. Discours prononcé par M. Chartier, professeur de philosophie, à
la distribution des prix du lycée Corneille, le 31 juillet 1902 », Bulletin de l'Association
des amis d'Alain, no 94, déc. 2002, p. 9.
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« marchands de sommeil ». Alain recommande au contraire de garder


toujours « les yeux ouverts, autour des lampes vigilantes » afin d'attendre
« l'événement [qui] viendra comme un voleur 1 ».
Or un événement de telle sorte surgira dix ans plus tard : la guerre.
Bergson et ses disciples, dont l'esprit n'avait pas été préparé et « éduqué »,
ne pourront éviter de se laisser transporter par les passions bellicistes.
Tandis qu'après 1904, après avoir réalisé qu'il était impuissant devant le
déferlement de la « mode » bergsonienne, Alain avait renoncé à se pro-
noncer explicitement sur la doctrine, tout se passe différemment à partir
de 1914. À ce moment-là, après la participation de Bergson et des bergso-
niens à la guerre, il ne peut plus se taire. Tout advient alors comme s'il
était pour lui indispensable de faire tout son possible, afin que ses élèves
ne suivent pas, comme ceux de la « génération d'Agathon », la méthode
et les valeurs véhiculées par le bergsonisme. Cela transparaît dans la suite
du même passage de son autobiographie concernant les bergsoniens
décrits comme des gens « ayant dans leur sac le catholicisme, la tyrannie
et la guerre ensemble ». Si, avant 1914, ces « pâles discuteurs » étaient
« conciliants » dans leur promotion de « l'insaisissable nuance », tout
change après la guerre 2. Peu après les discours de guerre de Bergson, le
3 janvier 1915, dans une lettre à M. Salomon, Alain dénonce « l'audace
de B[ergson], théoricien de l'action et de la violence et qui passe dans le
camp idéaliste comme un vieux clown 3 ».

CRACHER LA PILULE PINK

Cette double critique éthico-politique envers Bergson et les psycho-


logues est l'un des dogmes que presque tous les élèves d'Alain sont
amenés à accepter. Elle est d'abord transmise à la première génération
d'élèves 4 ayant été présents dans sa classe avant la guerre, et qui ont été

1. Cf. « Les marchands de sommeil », Discours de distribution des prix du lycée


Condorcet en 1904, republié en tête d'Alain, Vigiles de l'Esprit, Paris, Gallimard, 1942,
p. 17.
2. Cf. Histoire de mes pensées, op. cit., p. 91.
3. In Bulletin de l'Association des amis d'Alain, no 12, novembre 1960, p. 2.
4. Jean-François Sirinelli parle d'une « première strate » d'alainistes (in Génération
intellectuelle, Paris, Puf, p. 442).
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L'atelier de la rue Clovis 71

influencés surtout par la partie théorique de son œuvre. C'est le cas de


Georges Bénézé, né en 1888. Le titre de l'introduction de sa thèse de
1937, Allure du transcendantal 1, est exemplaire : « L'impossibilité de
l'empirisme, le courant de conscience ». Bénézé dénonce tout empirisme
introspectif : « même relevé par l'ingéniosité et la nouveauté incontes-
tables des trouvailles bergsoniennes », celui-ci ne peut proposer que « des
solutions incomplètes 2. » Le bergsonisme est considéré comme le résultat
de « la mode, soutenue sans doute par les succès de l'industrie 3 ».
Bénézé est une figure importante pour la formation de différents élè-
ves : il règne dans la khâgne du lycée de Poitiers, entre 1924 et 1927, où il
prépare, entre autres, Jean Hyppolite, tout comme à Paris, dans celle du
lycée Victor-Duruy où enseigne également un autre élève d'Alain, Michel
Alexandre, lui aussi né en 1888. Bénézé est, entre 1932 et 1934, l'anima-
teur de Méthode. Revue de l'enseignement philosophique, à laquelle
prennent part d'anciens élèves comme Hyppolite, des alainistes comme
Georges Canguilhem, Jean Prévost ou le catholique Étienne Borne, des
normaliens proches d'Alain et du mouvement pacifiste comme Raymond
Aron, et enfin des cooptés, comme le futur philosophe des mathématiques
Albert Lautman 4. Ces khâgneux alainistes de « deuxième génération »
sont encore plus résolus que ceux d'avant 1914 : la grande boucherie a
constitué pour eux une ligne de partage nette et la participation de Berg-
son à la propagande de guerre une raison de plus pour le mépriser et pour
refuser toute philosophie non intellectualiste.
Jean Prévost, né en 1901, socialiste, intègre l'École normale en 1921
après avoir été élève d'Alain, qu'il continue à fréquenter assidû-
ment 5. Son Essai sur l'introspection de 1926 est un véritable pamphlet
dirigé contre la psychologie introspective et, implicitement, contre la phi-
losophie de l'intuition de Bergson. Il va de soi que la source d'inspiration

1. Ce livre sera précédé par l'article « Note sur le temps » (Revue philosophique de la
France et de l'étranger, t. 102, 1926, p. 451-459).
2. Cf. G. Bénézé, Allures du transcendantal, Paris, Vrin, 1936, p. 14.
3. Ibid.
4. Bénézé reviendra sur la condamnation beaucoup plus tard (« Bergson et la mémoire-
image », in Bergson et nous, Bulletin de la Société française de philosophie, Paris, Armand
Colin, t. 1, 1959, p. 27-29).
5. C'est sous sa pression qu'Alain prépare en 1926 les quatre-vingts propos rassem-
blés sous le titre Le citoyen contre les pouvoirs.
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72 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

du jeune homme est Alain, celui même dont Prévost se méfie au lende-
main de la guerre, car son professeur « mépris[e] la psychologie », qu'il a
appris à aimer en classe terminale 1. Prévost oppose l'« étude du compor-
tement » à l'introspection dans l'étude de l'homme : la première, libérée
de la philosophie, doit être rattachée à la physiologie, donc à la biologie
et aux sciences naturelles ; la seconde, comme l'annonce clairement le
titre du deuxième chapitre, « n'est pas une connaissance positive » :
« Nulle science, nulle connaissance positive n'est sortie, ne peut sortir, de
l'introspection pure ou d'une étude objective adultérée d'introspec-
tion 2. » L'introspection, « appuyée entièrement sur un sens qui n'est sus-
ceptible ni de mesure ni de contrôle, est analogue à une chimie qui tirerait
toutes ses données des sensations de l'odorat 3 ». Si l'objet de la psycholo-
gie consiste dans les sensations, et si « la sensation est un rapport d'une
chose à nous », alors le contact d'un sujet avec l'objet, l'introspection, est
incapable de nous informer sur quoi que ce soit, car elle « devrait obser-
ver en se détournant et de nous et de la chose » 4.
Les « introspecteurs » sont des hommes de mauvaise foi : « Un peu de
sincérité envers eux-mêmes montrerait […] – déclare Prévost – que leur
pensée intérieure, bornée à ses ressources, échoue presque toujours dans
ses entreprises : nulle méditation muette n'atteint le but qu'elle s'était
proposé 5. » Comme le protagoniste du roman Tentative de solitude,
publié par Prévost la même année, s'isole et, renonçant même à la com-
munication afin de mieux connaître les profondeurs de son esprit, risque
de sombrer dans l'abîme de la folie, ainsi les psychologues intro-
spectifs se sont tous « détruits, ils se sont noyés dans les mots 6 ». L'intro-
spection ne peut qu'amener folie, puisque, « à mesure que l'introspection
se prolonge, le jugement va en se dégradant ; l'oubli progressif des cou-
tumes de l'expérience l'achemine progressivement vers le rêve ».
L'« introspection muette prolongée » se rapproche des « états de faiblesse
mentale » ; ainsi, « l'extase est un abrutissement » 7.

1. Cf. J. Prévost, Dix-huitième année, op. cit., p. 66.


2. Cf. J. Prévost, Essai sur l'introspection, Paris, Sans Pareil, 1927, p. 54.
3. Ibid., p. 57.
4. Ibid., p. 32.
5. Ibid., p. 79.
6. Ibid., p. 64.
7. Ibid., p. 78.
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Sur le plan moral, l'introspection a des effets désastreux : invitant à


« persister dans ses pensées intérieures 1 », elle favorise la paresse, le nar-
cissisme, l'égoïsme et la lâcheté. Elle « nous pousse à nous considérer
comme une personne unique en son genre 2 », « sans aucune mesure avec
l'expression faible de la pensée d'autrui 3 ». Cet enfermement solipsiste,
cette indifférence à l'égard des autres, provoque une paresse morale qui
devient vite à la fois « spirituelle » et « corporelle » : en pensant « échap-
per par là aux besoins du monde 4 », « dans l'introspection à la dérive,
[…] l'esprit qui agit sans nécessité ni contrôle tend toujours à s'amol-
lir 5 ». Par ce procédé, nous nous isolons et nous pensons être plus libres,
mais en réalité « nous sommes plus encore esclaves de nos sens lorsque
nous croyons être échappés du monde 6 ». La conclusion est toujours la
même : plus on se désengage, plus on se rend passif face au monde. Ainsi,
le roi des introspecteurs, Bergson, n'a jamais poussé à réfléchir ni à com-
prendre, il a été l'irrationaliste qui dit que, « quand vous pensez, vous
pensez mal ; ne pensez plus, vous pensez bien 7 ». Dans un compte rendu,
il définit les bergsoniens comme ceux qui « entendent par liberté exacte-
ment ce que les autres entendent par nécessité » et il déclare préférer
Spinoza à Bergson et l'Éthique à l'Essai 8.
Le futur sociologue du travail Georges Friedmann est aussi élève
dans la classe d'Alain à Henri-IV, entre 1920 et 1922. Comme ses
compagnons, il se politise très rapidement. Dès 1920, il rejoint Clarté, le
mouvement de Henri Barbusse, et il collabore avec la revue homonyme,
ainsi qu'avec Europe. Entre 1925 et 1926, il écrit dans cette dernière et
dans Esprit une série d'articles 9 qui fustigent le trait commun des

1. Ibid., p. 123.
2. Ibid., p. 118.
3. Ibid., p. 119.
4. Ibid., p. 130.
5. Ibid., p. 124.
6. Ibid., p. 131.
7. Ibid., p. 174. Dans un compte rendu écrit pour la revue Europe (« D'une nouvelle
orientation de la psychologie », Europe, no 66, juin 1928, p. 281-290), Prévost partage
pleinement les thèses exprimées par Politzer dans la Critique des fondements de la psycho-
logie, notamment dans leurs aspects critiques.
8. Cf. J. Prévost, « Schelling et la liberté humaine », Europe, no 51, 1926, p. 431-432.
9. « L'inquiétude de Marcel Arland. À propos d'une nouvelle mystique » et « Une
direction dans la nouvelle génération », Europe, avril et mai 1925 respectivement ; « Ils
ont perdu la partie éternelle d'eux-mêmes », Esprit, 1926.
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74 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

littérateurs, philosophes de l'avant-guerre : l'esprit gidien de « disponibi-


lité ». L'intellectuel disponible, maniaque de l'introspection, croit qu'il
est possible de penser sans s'engager, il fuit les idées qui seules sont
capables de fonder l'action. Dans cette catégorie, Friedmann inscrit la
production littéraire de toute une génération, le symbolisme, Gide,
Rivière, Morand, Girardaux, Claudel, Barrès et Proust, mais aussi cer-
tains philosophes dont Bergson. Leur point commun est le psycholo-
gisme, la gratuité des analyses et, en dernier lieu, la lâcheté. La
conception philosophique de l'intuition, propre à Bergson, est selon
Friedmann « fausse et inhumaine et injurieuse » car elle réduit le labo-
rieux travail des philosophes en prise avec leur contexte historique et
social à « cette intuition ineffable dont ils sont les dépositaires, intuition
totalement abstraite du monde où ils ont vécu, se servant du réel
comme le vent de la poussière, et qu'ils sont venus nous jeter un
jour » 1. Pendant les années 1930, devenu marxiste, Friedmann n'hésite
pas à dénoncer directement Bergson 2 dont il inscrit l'œuvre dans l'his-
toire de la « crise du progrès 3 ». Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il
reprend quelques-unes de ses critiques, lesquelles, dans l'ensemble, per-
durent 4.
Bien plus violent est le ton de Georges Canguilhem (né en 1905).
Languedocien d'origines modestes, après avoir été élève d'Alain en khâ-
gne à Henri-IV il continue à suivre assidûment « l'Homme » au point
d'apparaître à ses camarades comme rien de moins que le « dépositaire
de la pensée du maître 5 ». Canguilhem est d'abord un ennemi juré de la
psychologie : dans un article sur Pirandello, « De l'introspection 6 », il
affirme, suivant Comte et Alain 7, qu'il est impossible de s'observer soi-

1. Cf. G. Friedmann, « Ils ont perdu », op. cit., p. 169.


2. Cf. G. Friedmann, « La prudence de M. Bergson », Commune, no 30, 1934.
3. Cf. G. Friedmann, La crise du progrès. Esquisse d'histoire des idées, 1895-1935,
Paris, Gallimard, 1936.
4. Cf. G. Friedmann, La Puissance et la Sagesse, Paris, Gallimard, 1970.
5. Se reporter à la description fournie par Jean-François Braunstein dans « Canguil-
hem avant Canguilhem », Revue d'histoire des sciences, vol. 5, 2000, p. 11.
6. Cf. G. Canguilhem, « De l'introspection » (1930), in Id., Œuvres complètes, t. I :
Écrits philosophiques et politiques (1926-1939), Paris, Vrin, 2013, p. 322.
7. « Auguste Comte, comme on sait assez, fut sévère pour cette idée d'introspection
dont Victor Cousin alors célébrait ses vertus » (ibid., p. 321). Dans le Traité de logique et
de morale (in Œuvres complètes, op. cit., p. 135), Canguilhem écrit que, selon Comte,
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L'atelier de la rue Clovis 75

même sans se transformer, car « il n'y a point de séparation possible


entre l'étude de soi et la création de soi » ; le « Moi » n'est pas un fait,
une chose, un objet, par conséquent il ne peut être observé. Dans son
premier discours de professeur de philosophie, à Charleville, ses
attaques sont dirigées contre les psychologues, « théoriciens officiants et
attitrés de l'acceptation de soi et de l'adoration du fait ». En outre, dans
une recension du livre de Politzer contre Bergson, il décrit les psycho-
logues comme des hommes qui font « de l'esprit une chose » et « l'enter-
re[nt] comme esprit » 1. Alain est encore une fois l'inspirateur de ces
critiques : Canguilhem évoque sa critique des psychologues dans Mars
ou la guerre : les « lâches penseurs », « historiens de l'âme », « adorateurs
du fait » et « fauteurs d'un travail de haute police » désapprennent à
« penser debout » ; quand « il faudrait agir, il[s] décri[ven]t, quand il
faudrait vouloir, il[s] cherche[nt] à prévoir 2 ». La violence d'Emmanuel
Berl dans Mort de la morale bourgeoise quand il conspue « le fantôme
qu'il veut dire bourgeois de la Vie Intérieure 3 » est alors pleinement
justifiée 4. Comme pour Alain, le seul aspect de la philosophie de Berg-
son digne de respect chez Canguilhem est sa critique du parallélisme
psychophysique 5. Mais c'est une critique facile, et Bergson « a cru fon-
der une philosophie en réfutant quelques physiologistes anglais et alle-
mands sans intelligence, en réfutant Taine qui n'était guère plus

« dans la mesure où elle peut se croire “objective” et “scientifique”, la psychologie se


confond avec la biologie ».
1. Cf. G. Politzer, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme, in Œuvres,
p. 223.
2. À ce propos, voir J.-F. Braunstein, « La critique canguilhemienne de la psycholo-
gie », in Bulletin de psychologie, no 440, 1999, p. 181-190.
3. Cf. G. Canguilhem, « De l'Introspection », op. cit., p. 324.
4. Du reste, Canguilhem connaît sans doute par cœur les tant méprisés écrits de
propagande de Bergson, puisque, à la fin des années 1920, il rédige plus de trente pages
de commentaire sur le recueil La Signification de la guerre, Fonds Georges Canguilhem,
carton 4, « Histoire de la philosophie par Georges Canguilhem », cote GC. 4. 3 22-
« Bergson ». Non daté. 35 f. ms. ; cf. H. Bergson, La Signification de la guerre, Paris,
1917. Dans un article contre le discours de Valéry sur Pétain, Canguilhem parle d'« un
Bergson déjà bien accablé » pendant les « jours poincaréens » (« La guerre et la paix. Le
Discours de M. Paul Valéry au maréchal Pétain », in Libres Propos, février 1931, p. 42).
5. Cf. G. Canguilhem, « La renaissance du vitalisme ? », in Œuvres complètes,
op. cit., p. 300. Canguilhem écrit : « Sur la pensée on peut lire Descartes où on apprendra
la séparation de la pensée et de l'étendue ; ou encore Bergson, dans le “Paralogisme
psycho-physiologique” ».
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76 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

intelligent 1 ». La conception singulière de l'introspection proposée par


Bergson, l'intuition, et son réalisme psychologique sont à la fois logique-
ment faux et moralement néfastes 2.
Les cinq pages enthousiastes rédigées par Canguilhem en 1929 dans
sa recension du pamphlet La fin d'une parade philosophique : le berg-
sonisme constituent, comme André Sernin l'a justement souligné, « une
nouvelle déclaration de guerre d'Alain à Bergson 3 ». Canguilhem
exprime une profonde admiration à l'égard du livre qu'il dit avoir « lu
et relu » et connaître « presque par cœur ». Bergson lui apparaît comme
un « silencieux vieillard » dont les « misérables tentatives » ont échoué.
La doctrine de Bergson n'est plus « ni inviolable, ni sacrée ». Bergson et
les « derviches tournants 4 » bergsoniens ont promu 5 « le mépris de la
connaissance », « la triste complainte d'Ionie », détournant l'attention
des idées rationnelles 6.
Plus tard, dans un débat sur la paix de 1932, Canguilhem reproche
à son ami Félicien Challaye ses « sympathies pour le bergsonisme », une
« doctrine d'inspiration biologique, liée à une certaine conception
d'impérialisme anarchique et oppresseur » qui est absolument incompa-
tible avec « l'affirmation [alainienne et] morale du devoir de paix » 7. Ce
sont donc ces mêmes arguments « alainiens » qui sont mobilisés dans le
compte rendu de l'ouvrage de Louis Vialleton, « Une renaissance du

1. Cf. G. Canguilhem, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme (1929), in


Œuvres, p. 222.
2. Le rapport de Canguilhem avec la psychologie est assez curieux. Bien qu'il n'ait
jamais cessé de la mépriser [à cet égard, voir notamment « Qu'est-ce que la psychologie ? »
(1956), in Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant la vie et les vivants,
Paris, Vrin, 1968, et « Le cerveau et la pensée », in AA.VV, Georges Canguilhem,
philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993], il consacre à la psycholo-
gie, probablement en raison des programmes scolaires, beaucoup d'espace dans son
enseignement (cf. Fonds Georges Canguilhem).
3. Cf. A. Sernin, Alain, un philosophe dans la cité, op. cit., p. 286.
4. Cf. G. Canguilhem, « La Fin de l'éternel », op. cit., p. 45.
5. Cf. G. Canguilhem, « M. Boucher, La philosophie d'Hermann Keyserling »,
Libres Propos (1929), in Œuvres, op. cit., p. 157.
6. Dans un compte rendu de « La Trahison des clercs » (in Œuvres complètes, op. cit.,
p. 273), Canguilhem a souligné, d'après Benda, que « la fonction primordiale de la
réflexion libre est de mettre un terme à ce qu'il appelle le “vertige mental” et qui n'est
autre que l'obsession de l'immédiat non surmonté ».
7. Cf. G. Canguilhem, « La paix sans réserve ? Oui », in Œuvres complètes, op. cit.,
p. 402.
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L'atelier de la rue Clovis 77

vitalisme ? ». C'est précisément à cause de L'Évolution créatrice, qui


avait autorisé « toute confusion », que de nouveaux vitalistes se « per-
mettent » de comparer les choses vivantes à l'esprit 1. Au début de 1932,
peu avant la publication des Deux Sources, il s'en prend à La Déca-
dence de la nation française et au Cancer américain des anticonformistes
R. Aron et A. Dandieu pour « l'anti-intellectualisme et le vitalisme berg-
soniens » qu'ils arborent 2.
Étienne Borne (né en 1907), normalien et professeur en hypokhâgne à
Louis-le-Grand après la Libération, est élève d'Alain à Henri-IV, mais son
catholicisme le conduit très rapidement loin du cercle clos des alainistes : il
connaît Teilhard de Chardin, fréquente Maritain, se lie à Mounier et se
rapproche du personnalisme. Cependant, et malgré la sympathie qu'il
éprouve pour la philosophie de l'action de Maurice Blondel (né en 1861)
– qui avait souvent été associée à la philosophie de la durée –, ses positions
envers Bergson ne sont pas incompatibles avec celles de certains alainistes,
notamment d'une autre philosophe chrétienne, Simone Weil. Déjà en 1933,
il signe un compte rendu plutôt perplexe des Deux Sources 3. Ses jugements
seront plus tranchés dans ses ouvrages de maturité. D'après Borne, le berg-
sonisme a certes rompu « un certain nombre d'entraves qui paralysaient les
formes communes de la pensée chrétienne », mais sa démarche philoso-
phique, comparable à la « métaphysique des Grecs », n'est qu'une « poésie
cosmogonique », un « mensonge dans la belle ressemblance », qui, réfutant
l'angoisse de l'expérience de l'homme, « échoue comme sagesse » 4.
Les leçons que Simone Weil (née en 1909) donne au lycée de Roanne
en 1933-1934 suivent le même canevas. C'est d'abord l'introspection qui
est mise hors jeu sur le plan épistémologique et qui est condamnée sur le
plan moral : « Par le fait qu'on s'observe on se change, et on se change en
mal puisqu'on empêche de fonctionner ce qu'il y a de plus précieux en
nous 5 . » C'est la psychologie tout court qui est impossible : si le

1. Cf. G. Canguilhem, « Une renaissance du vitalisme ? », op. cit., p. 300 et 301,


respectivement.
2. Cf. G. Canguilhem, « Lectures. Décadence de la nation française » (1930), in
Œuvres complètes, op. cit., p. 398.
3. É. Borne, « Spiritualité bergsonienne et spiritualité chrétienne », Études carméli-
taines, mystiques et missionnaires, 2 octobre 1932, p. 157-185.
4. Cf. É. Borne, Passion de la vérité, Paris, Fayard, 1962, p. 52, 56, 57 et 62.
5. Cf. S. Weil, Leçons de philosophie (Roanne, 1933-1934), Paris, Plon, 1959, p. 16.
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78 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

comportementalisme fait disparaître le sujet supposé de la psychologie,


l'âme, la psychologie de Bergson, qui fait usage de l'intuition 1, supprime
la méthode, l'intelligence, par conséquent « la première n'est pas psycho-
logique, la seconde n'est pas scientifique 2 ». Ainsi, il ne s'agit pas là de
faire une « théorie scientifique de la pensée, mais une analyse », à savoir
une philosophie réflexive inspirée par Kant, centrée non pas autour du
« moi », mais autour du « je », que le psychologue « pharisien » confond
avec une chose 3.
Dix ans plus tard, quand Weil, comme seule solution pour sortir de
la crise européenne, pense à la nécessité pour le peuple français de retrou-
ver une aspiration religieuse, elle oppose la vérité divine au pragmatisme
scientifique. Voilà Bergson précisément responsable d'avoir tenté une
médiation entre religion et technique : qualifié de chrétien, il est en réalité
un mécréant, car il a réduit la religion à la nature biologique de l'homme
et les mystiques à « la forme achevée de cet élan vital dont il s'est fait une
idole ». Au contraire, d'après Weil, « dans ce monde-ci la vie, l'élan vital
cher à Bergson, n'est que du mensonge, et la mort seule est vraie 4 ». La
vie biologique nous fait croire à ce qui est utile pour la vie, tandis que la
religion exige la vérité. Penser que les mystiques sont l'aboutissement de
l'élan vital revient à penser que leur vérité est une vérité utile à la vie.
Cette « servitude – conclut Weil – a été érigée en doctrine sous le nom de
pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme du pragma-
tisme 5 ». Encore une fois, Bergson est un vitaliste pragmatiste et, même
en matière de religion, ses arguments en faveur du christianisme appa-
raissent pragmatistes, similaires à ceux des publicités pharmaceutiques :
« Dans Bergson la foi apparaît comme une pilule Pink de l'espèce supé-
rieure, qui communique un degré prodigieux de vitalité 6. »

1. « Bergson a pris le sens vulgaire [de la notion] et lui a donné un sens métaphy-
sique » (ibid., p. 214).
2. Ibid., p. 17.
3. Ibid., p. 205.
4. Cf. S. Weil, L'Enracinement (1943), in Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 1999,
p. 1182.
5. Ibid., p. 1188.
6. Ibid., p. 1184-1185. Les « Pilules Pink pour personnes pâles » (Pink Pills for Pale
People) ont été brevetées par le docteur étatsunien William Frederick Jackson, médecin de
Brockville, en 1886. Elles sont vendues en France à partir de 1893. À base de fer, elles
étaient censées combattre l'anémie et la fatigue.
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L'atelier de la rue Clovis 79

Alain, en bon prohibitionniste, a bien gardé ses élèves de consommer


les pilules à base de durée. Ainsi, aucun d'entre eux n'entrera à l'École
normale ou à la Sorbonne sans avoir dépassé le « moment bergsonien »,
ni sans avoir vomi l'introspection, la psychologie, l'intuition, le vita-
lisme, la métaphysique et le patriotisme belliciste.
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Les gardiens de la Sorbonne

SOCIOLOGUES ET NÉOKANTIENS

Alain prévient donc immédiatement contre toute tentation bergso-


nienne, soit-elle métaphysique, vitaliste, psychologique ou poétique, les
élèves qui atterrissent dans sa khâgne après avoir vécu, adolescents, un
moment bergsonien dans la classe de philosophie. Ce n'est pas un hasard
si ces étudiants, une fois entrés à l'École normale, gardent une distance
extrême par rapport à la psychologie, la métaphysique intuitionniste et
tout idéal prophétique lié à l'acte philosophique. Souvent politisés, grands
travailleurs, ils consacrent leurs diplômes et leurs thèses aux sciences
sociales, sous la direction de Bouglé, « durkheimien ambivalent 1 », ami
d'Alain et proche du Parti radical, comme ce sera le cas de Canguilhem,
Friedmann, Aron et de Marcel Déat, ou à des relectures d'auteurs rationa-
listes, sous la direction de Brunschvicg, tels que Prévost, Weil et Hyppolite.
Pour les autres étudiants ayant échappé à Alain, le second grand
barrage est justement constitué par la double action de la sociologie de
Durkheim et de l'épistémologie néokantienne de Brunschvicg. Comme
Raymond Aron dira plus tard, ce sont les deux tendances qui règnent
à la Sorbonne, et non pas le bergsonisme 2. Les rares bacheliers « berg-
soniens » épargnés par Alain et également parvenus à éviter Bouglé et
Brunschvicg vont se réfugier chez les historiens de la philosophie et

1. Cf. W. P. Vogt, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé 1870-1940 »,


Revue française de sociologie, 1979, p. 123-139. S. Soulié définit Bouglé un « médiateur »
entre l'intellectualisme idéaliste et critique de la Revue de métaphysique et de morale et la
sociologie durkheimienne (Les Philosophes en république, op. cit., p. 232).
2. Cf. R. Aron, « Préface », in M. Bo Bramsen, Portrait d'Élie Halévy, Amsterdam,
B. R. Grüner, 1978, p. I.
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82 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

surtout chez les psychologues. Sartre écrit son mémoire pour le diplôme
d'études supérieures sous la direction d'Henri Delacroix, le travail de
Pierre Morhange est dirigé par Georges Dumas, tandis que Merleau-
Ponty et Jankélévitch choisissent un auteur, Plotin, ainsi qu'un directeur,
Émile Bréhier 1, « bergsonien ». Lévinas étudie dans une université de
province, celle de Strasbourg, en tous points antikantienne et abritant
trois auteurs plus ou moins influencés par Bergson : le psychologue
Charles Blondel, le philosophe Maurice Pradines et le sociologue Mau-
rice Halbwachs.
Malgré certains problèmes et adversaires communs, Bergson
– comme Gabriel Tarde et René Worms – sert à Durkheim de repoussoir
au cours du processus d'institutionnalisation de la sociologie en tant que
discipline positive et antipsychologique 2. Dès 1895, dans Les Règles de
la méthode sociologique, Durkheim fait allusion à Bergson en critiquant
ce qu'il nomme le « néomysticisme » psychologiste. Plus tard, en traitant
de la sociologie de la connaissance dans Les Formes élémentaires de la
vie religieuse, il oppose sa théorie du temps social « objectivement pensé
par tous les hommes d'une même civilisation » à un supposé temps per-
sonnel saisissable par intuition 3. À la fin de l'ouvrage, Durkheim met
hors jeu la possibilité d'une science du qualitatif, car le seul savoir possi-
ble ne peut que s'instituer en ordonnant « le variable sous le permanent,
l'individuel sous le social » : la société se place au-dessus de la « puissance
créatrice » de l'individu, seule la sociologie est donc capable d'« expli-
quer l'homme » 4. Enfin, dans son cours consacré au pragmatisme, il
considère le changement comme « la forme la plus rudimentaire 5 » de la

1. Bréhier, né en 1872, élève de Bergson à Henri-IV, suit un cours sur Plotin au


Collège de France ; il se laisse influencer par Bergson dans sa conception de la philosophie
en tant qu'irréductible aux déterminantes historiques. Cf. É. Bréhier, La Philosophie et
son passé, Paris, Puf, 1940, et la description de M. Gueroult dans « Émile Bréhier », in Id.,
Dianoématique, Paris, Aubier, 1979. Cf. É. Bréhier, « L'Intuition : Henri Bergson »,
in C. Augé (éd.), Grand memento encyclopédique Larousse, Paris, Larousse, 1936,
p. 505-507.
2. Pour ces aspects, voir H. Delitz, « L'impact de Bergson sur la sociologie et
l'ethnologie françaises », L'Année sociologique, t. 65, no 1, 2012, p. 41-65.
3. Cf. É. Durkheim., Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Puf,
1968, p. 14.
4. Ibid., p. 598 et 638.
5. Cf. É. Durkheim, Pragmatisme et sociologie (1914), Paris, Vrin, 1955, p. 193.
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Les gardiens de la Sorbonne 83

réalité qui doit être saisie par les sciences sociales. Durkheim s'oppose
ainsi à toute application du bergsonisme dans les sciences sociales
comme celle faite par Joseph Wilbois, et, de leur côté, tous les bergso-
niens, auxquels le sociologue s'est opposé dans sa politique acadé-
mique 1, le considèrent, suivant leur maître, comme un « adversaire de la
liberté 2 ».
Émile Durkheim meurt en 1917 et n'a donc pas la possibilité de
former les jeunes nés au début du XXe siècle. Cependant, le refus de toute
psychologie et du bergsonisme est un dogme partagé implicitement par
tous les élèves et tous les proches de Durkheim. C'est Paul Fauconnet (né
en 1874) qui reprend sa chaire en 1921, après avoir été, depuis 1907, le
remplaçant de Célestin Bouglé à Bordeaux. Célestin Bouglé (né en 1870)
enseigne à la Sorbonne depuis 1901 où, en 1919, il succède à Alfred
Espinas à la chaire d'économie sociale. Il édite non seulement, en 1924,
un important recueil de textes de Durkheim – Sociologie et philosophie –,
mais il occupe également une place stratégique dans la formation des
normaliens des années 1920 et 1930, grâce au Centre de documentation
en sciences sociales, qu'il crée à l'École normale en 1920. Bouglé sera
aussi directeur adjoint de cette institution entre 1927 et 1935 et direc-
teur entre 1935 et 1940. En outre, la réforme universitaire de 1920 crée
notamment un certificat de sociologie et de morale interne à la licence de
philosophie et facilite ainsi l'enseignement de la sociologie et la forma-
tion des esprits des jeunes aspirants philosophes.
Bouglé n'a jamais fait preuve, comme par exemple Paul Fauconnet,
d'une attitude agressivement antipsychologique et antiphilosophique,
bien au contraire : dans sa thèse de 1898, Les Sciences sociales en Alle-
magne, il prend ses distances d'avec l'objectivisme de Durkheim, souli-
gnant l'importance du lien entre sociologie et psychologie et la
discontinuité entre sciences de la vie et sciences sociales. Néanmoins, cet
intérêt pour le caractère subjectif des phénomènes humains est davan-
tage lié à leur propriété d'ordre « téléologique », non à leur nature « en

1. Au Collège de France, Durkheim a soutenu Mauss contre Loisy, défendu par Berg-
son, pour la chaire d'histoire des religions. Plus tard, en 1924, Bergson tente de réduire
l'influence des durkheimiens sur l'enseignement de la sociologie aux Écoles normales
primaires.
2. Cf. I. Benrubi, Souvenirs sur Henri Bergson, Neuchâtel, Delachaux, 1942, p. 63.
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84 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

durée ». Dès 1909, traitant du « syndicalisme bergsonien 1 », Bouglé se


montre assez méfiant au sujet de l'utilisation, en sociologie, des concepts
bergsoniens. Ce scepticisme vire à l'hostilité dans les lettres qu'il échange
avec les rédacteurs de la Revue de métaphysique et de morale. En 1935,
dans son Bilan de la sociologie française contemporaine, il ne manque
pas de souligner que le fait même qu'un psychologue comme Bergson a
dû prendre en considération les résultats de la sociologie dans Les Deux
Sources constitue une conquête pour sa discipline 2. Albert Bayet (1880)
y voyait d'ailleurs, quant à lui, une véritable « victoire 3 ».
Malgré la reconnaissance de la validité de la critique contre l'associa-
tionnisme présente dans l'Essai et dans Matière et mémoire 4, Marcel
Mauss (né en 1872) qualifie la théorie bergsonienne de l'innovation d'anti-
techniciste et d'anti-intellectualiste 5. Maurice Halbwachs (né en 1877),
étudiant de Bergson à l'École normale, et connu surtout pour avoir été
influencé par Matière et mémoire dans sa formulation de la théorie de la
mémoire sociale 6, a, en réalité, constamment essayé de se distancier du
maître. C'est en s'opposant à la théorie bergsonienne de la perception de
l'image que Halbwachs aboutit à son interprétation sociologique des
images de la mémoire. Cette interprétation souligne le primat absolu du
social et du matériel, et, malgré les critiques, tente de sauvegarder l'héritage
rationaliste de Durkheim. Les hommages de Georges Davy (né en 1883) 7
et de Georges Gurvitch (né 1894), qui consacrera à Bergson un court cha-
pitre d'un panorama de la sociologie 8, ne pourront être que posthumes.

1. Cf. C. Bouglé, « Syndicalistes et bergsoniens », La Revue du mois, no 3, 1909,


p. 405-426.
2. Cf. C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Paris, Alcan, 1935.
3. Cf. A. Bayet, « Morale bergsonienne et sociologie », Annales sociologiques, no 36,
1937, p. 51.
4. Cf. M. Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie »,
in Id., Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950.
5. Cf. M. Mauss, « La sociologie en France depuis 1914 » (1933), in Œuvres, t. 3,
Paris, Minuit, 1969, p. 436.
6. Cf. M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire (1924), Paris, Albin
Michel, 1995.
7. Cf. G. Davy, « Henri Bergson (1859-1941) », Revue universitaire, 1941, p. 4-5.
8. Cf. G. Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, Puf, 1950. Voir aussi
G. Gurvitch, « La philosophie sociale de Bergson », Revue de métaphysique et de morale,
no 53, 1948, et « Deux aspects de la philosophie de Bergson : temps et liberté », Revue de
métaphysique et de morale, no 65, 1960.
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Les gardiens de la Sorbonne 85

Outre les personnages marginaux comme Joseph Wilbois ainsi que le


catholique et cocardier Joseph Vialatoux 1 ou le jeune Roland Callois (né
en 1913), membre du Collège de sociologie, qui utilisera Bergson dans
une étude sur le mythe 2, se faisant pour cela fustiger par son maître
Marcel Mauss 3, le bergsonisme ne laisse pratiquement aucune trace dans
les sciences sociales. Un seul cas constitue une véritable exception : celui
de Lucien Lévy-Bruhl. Né en 1858, dès 1916 le philosophe et anthropo-
logue dirige la Revue philosophique, mais, en suivant la politique de
Ribot, loin d'imposer une ligne éditoriale définie, il accueille plusieurs
tendances. Lecteur de la première heure de l'Essai, dont il avait écrit un
compte rendu anonyme 4, correspondant de Bergson, en 1922 il parlera
de lui comme du « prince des philosophes 5 ». Si Charles Blondel utilise
Bergson pour décrire les états mentaux pathologiques, Lévy-Bruhl, en
1922, dans La Mentalité primitive, s'en sert pour analyser la pensée des
sociétés non modernes ou totémiques. On peut donc s'imaginer le type
d'image que les philosophes rationalistes se font alors du bergsonisme,
portés à croire que l'immersion dans la durée est une affaire d'hystériques
et de « sauvages ». Vingt ans plus tard, dans son Manuel de caractériolo-
gie 6, René Le Senne sera d'un tout autre avis et verra en Bergson un
« non-émotif », un « froid », un « flegmatique large ».
Exception faite des philosophes proches de Durkheim, l'autre figure
qui fait barrage à la diffusion du bergsonisme est Léon Brunschvicg.
Maître de conférences à la Sorbonne à partir de 1909, pendant les
années 1920 il possède un énorme pouvoir académique : parmi les fonda-
teurs de la Revue de métaphysique et de morale, il préside le jury d'agré-
gation comme celui d'entrée à l'École normale, il est aussi le directeur de

1. Cf. J. Vialatoux, De Durkheim à Bergson, Paris, Bloud & Gay, 1939.


2. Cf. R. Caillois, Le Mythe et l'Homme (1938), Paris, Gallimard, 1987. Pour une
rapide mention à son moment bergsonien, voir l'exergue de R. Caillois, « Évidence et
histoire », Revue de métaphysique et de morale, vol. 55, no 3, 1950, p. 268.
3. Dans une lettre de juin 1938 (publiée dans les Actes de la recherche en sciences
sociales, no 84, 1990, p. 87), Mauss condamne l'irrationalisme bergsonien présent chez
Callois et dans la philosophie « fasciste » de Heidegger.
4. Cf. L. Lévy-Bruhl, « Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience »
(recension parue anonymement), Revue philosophique de la France et de l'étranger, 1890.
5. Cf. L. Lévy-Bruhl, « Henri Bergson à l'École normale », Les Nouvelles littéraires,
t. 15, no 12, 1928.
6. Cf. R. Le Senne, Manuel de caractériologie, Paris, Puf, 1945.
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86 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

dizaines de thèses et de mémoires pour l'obtention du diplôme d'études


supérieures, exerçant la fonction de censeur et de façonneur d'esprits.
Peu après la guerre, Brunschvicg publie un recueil d'essai, Nature et
liberté 1. Le livre s'ouvre sur un essai, « Descartes et Pascal 2 », dans lequel
Brunschvicg semble vouloir décrire la situation philosophique autour de
1920 à travers ces deux figures. Sous les noms de Descartes et Pascal
– « deux personnalités qui se sont rencontrées réellement, et heurtées »,
mais dont la rencontre doctrinale ne s'est « jamais avérée 3 », puisque leur
opposition était « intégrale 4 » –, Brunschvicg se réfère de manière à peine
voilée à lui-même et à Bergson. À travers l'examen de cette opposition, le
philosophe espère « faire disparaître les malentendus qui ont fait rage et
ravage dans plus d'une polémique contemporaine », à savoir ceux qui
séparent les philosophes de l'intellect des philosophes de l'intuition. Des-
cartes comme Pascal, Brunschvicg comme Bergson ont consacré une
attention égale à des problèmes scientifiques et religieux sans sacrifier les
uns pour les autres, bien qu'aboutissant à des conclusions opposées.
Au même moment, Brunschvicg professe à la Sorbonne un cours
dont le but explicite est celui de « dire d'une façon directe et positive ce
que c'est que l'Esprit 5 ». Le cours, publié posthume sous le titre La Phi-
losophie de l'Esprit, constitue le chantier des deux tomes du Progrès de
la conscience dans la philosophie occidentale qui seront publiés en 1927.
Brunschvicg s'y emploie à montrer dans quelle mesure sa propre version
du « spiritualisme », l'idéalisme critique, est la pensée à laquelle aboutit
le progrès de la philosophie occidentale qui, depuis l'âge moderne,
accompagne le progrès des sciences. Comme il souligne dans De la

1. Cf. L. Brunschvicg, Nature et liberté, Paris, Alcan, 1921.


2. Profondément cartésien, Brunschvicg publie néanmoins plusieurs études sur Pas-
cal (Pascal. Pensées et Opuscules, Paris, Hachette, 1897 ; Le Génie de Pascal, Paris,
Hachette, 1924 ; Pascal, Paris, Rieder, 1932) et édite les Œuvres complètes de Blaise
Pascal en 14 volumes, Paris, Hachette, 1904-1914. Dans son dernier ouvrage publié
posthume, Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne (Paris-Neuchâtel, La Baconnière,
1942), Brunschvicg revient à la dualité Descartes/Pascal qui aurait, selon lui, fondé la
« philosophie française ». Après eux, Brunschvicg la retrouve chez Rousseau/Voltaire et
Maine de Biran / Auguste Comte.
3. Cf. L. Brunschvicg, Nature et liberté, op. cit., p. 33.
4. Ibid., p. 35.
5. Cf. L. Brunschvicg, La Philosophie de l'Esprit. Seize leçons professées à la Sor-
bonne (1921-1922), Paris, Alcan, 1949, p. 107.
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Les gardiens de la Sorbonne 87

modalité du jugement, l'esprit fonde la perception, la connaissance et la


science sur des actes de jugement qui unissent et coordonnent le divers
sensible. La nécessité propre à la science est donc produite par l'activité
de l'esprit : l'intellect est capable d'unifier progressivement l'expérience,
donnant lieu à des relations de plus en plus étendues au cours de sa lutte
historique avec les obstacles rencontrés sur son chemin. Comme Nature
et liberté, le cours de 1921 s'ouvre aussi sur l'opposition entre deux
« spiritualismes » : le rationalisme ou intellectualisme cartésien qui rat-
tache l'esprit à l'Idée, et le vitalisme ou dynamisme qui lie l'esprit à
l'Âme. Dans ce cas aussi, il en faut peu pour identifier les deux auteurs
auxquels Brunschvicg est en train de se référer.
Au lendemain de la guerre, les positions de Brunschvicg par rapport
à la philosophie de Bergson sont, à première vue, identiques à celles
exprimées au début du siècle, mais, en y regardant mieux, son attitude
commence lentement à changer. Dès la création de la Revue de métaphy-
sique et de morale à la fin du XIXe siècle, jusqu'à la publication de L'Évo-
lution créatrice, en passant par les polémiques ayant suivi la publication
des articles d'Édouard Le Roy sur la « nouvelle philosophie », l'attitude
publique de la Revue à l'égard du bergsonisme est triple : 1) Brunschvicg,
Halévy et Léon reconnaissent en Bergson un allié dans leur opposition
au positivisme – notamment dans ses applications psychologiques – qui
considère le progrès factuel de la science comme le seul garant de sa
validité ; 2) bien que leurs rapports avec le bergsonisme soient réglés par
un pacte implicite de « non-agression », ils ne partagent ni l'aversion
montrée par Bergson, dès Matière et mémoire, pour l'« intellectualisme »,
ni son explication pragmatique de la science, ni même encore son insis-
tance sur la capacité propre à l'esprit de se saisir à travers un acte intuitif
de conversion spirituelle, l'intuition ; 3) enfin, Brunschvicg dénonce
maintes fois, mais sans jamais nommer Bergson, les philosophes glori-
fiant la « vie intérieure » et soutenant la possibilité d'une saisie directe
du moi 1.
Les tons employés par Brunschvicg pour fustiger les « philosophies
du sentiment et de la volonté 2 » sont très violents, et il en arrive même à

1. Cf. L. Brunschvicg, « Spiritualisme et sens commun » (1897), in Id., L'Idéalisme


contemporain, Paris, Alcan, 1905, p. 25.
2. Cf. L. Brunschvicg, « Avant-propos », in L'Idéalisme contemporain, op. cit., p. 11.
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88 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

les qualifier de véritables « hystériques 1 » en raison de leur fixation


pathologique à l'introspection. Dès L'Idéalisme contemporain, Brunsch-
vicg critique l'« étroitesse jalouse du moi psychologique » et ceux qui ne
« ne sont pas intellectualistes [et qui] imaginent que l'intelligence est une
faculté parmi d'autres facultés, comme une chambre parmi d'autres
chambres » 2. Cette philosophie est, selon Brunschvicg, « victime d'un
préjugé qui remonte à l'école éclectique », à savoir l'idée que la certitude
consiste dans « l'identité du sujet et de l'objet ». Face à la glorification de
l'intuition immédiate, Brunschvicg a toujours affirmé que « le concept
[produit par le jugement] est ce qui explique, l'intuition est ce qui est à
expliquer » ou encore que « les raisons du cœur sont encore des raisons »
et que « les principes de la volonté sont encore des lois ». Par conséquent,
il n'est pas vrai, comme certains bergsoniens le soutiennent, que l'intelli-
gence est incapable de rendre compte de « la spontanéité de l'activité
interne », tout comme il n'est pas vrai non plus que « la découverte des
rapports numériques en acoustique […] a détruit la nature sensible ou la
nature esthétique des sensations auditives ». L'idée même d'intuition
d'une réalité qualitative est justifiable seulement par l'activité de la pen-
sée : « Sans les formes créées par l'activité jugeant de l'intellect – écrit
Brunschvicg – il n'y a point d'expérience, de concept, d'expérience 3. »
Tout au long des années 1920, Brunschvicg ne perd pas une seule
occasion pour critiquer les « philosophes de la vie intérieure » en leur
opposant sa conception de la « vie de l'esprit » comme activité intellec-
tuelle fondée sur le jugement qui se reflète dans les résultats de la science.
En 1924, juste après avoir édité un célèbre numéro de la Revue de méta-
physique et de morale consacré au bicentenaire de la naissance de Kant,
il publie un article, « Vie intérieure et vie spirituelle 4 », dans lequel il
conspue toute idée de connaissance intuitive et non intellectuelle du moi,
y opposant sa conception d'une « vie » intellectuelle de l'esprit. Cela sera
confirmé dans son cours de 1929, publié sous le titre De la connaissance
de soi. Dans le compte rendu publié peu après par Raymond Aron,
l'élève loue le maître pour avoir montré que « les données immédiates de

1. Ibid., p. 14.
2. Ibid., p. 10.
3. Cf. « Spiritualisme et sens commun », op. cit., p. 34.
4. Cf. L. Brunschvicg, « Vie intérieure et vie spirituelle » (1925), in Id., Écrits, t. II,
Paris, Alcan, 1958.
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Les gardiens de la Sorbonne 89

notre conscience sont le point de départ, non le terme de notre enquête ».


Chaque fois qu'on tente de connaître l'intériorité du moi, conclut Aron,
on la transforme et on ne peut que retomber dans des « illusions esthé-
tiques », dans la « solitude » et dans « l'égoïsme » 1.
Au milieu des années 1920, c'est Jean Nabert (né en 1881), élève de
Brunschvicg, qui donne le dernier coup de grâce à la doctrine psycholo-
giste de l'introspection. En 1924, Nabert, déjà quarantenaire, publie,
dans le même numéro de la Revue de métaphysique où Brunschvicg avait
publié « Vie intérieure et vie spirituelle », sa thèse secondaire, L'Expé-
rience interne chez Kant. Analysant finement les transformations subies
par la notion de « sens interne » ou « sens intime » dans le criticisme,
sous la poussée de la critique, Nabert montre comment, à partir de la
deuxième édition de la Critique de la raison pure, le sens interne assume
une signification transcendantale, grâce à la doctrine du temps comme
forme a priori et à celle d'auto-affection du sujet. En attirant l'attention
sur le risque d'un possible retour du dogmatisme dans l'hypothèse kan-
tienne de la saisie, par le sens interne, d'un moi soumis à la seule forme
du temps, Nabert vise Bergson et sa description de la saisie du moi pro-
fond dans l'Essai.
En effet, ce sont les ambiguïtés et les traces de réalisme laissées par
Kant, mal comprises et amplifiées par certains de ses interprètes, qui ont
permis au kantisme de devenir « l'auxiliaire des doctrines qui cherchent à
établir que l'idée même du déterminisme psychologique résulte de l'intru-
sion illégitime de l'espace dans la vie intérieure 2 », à savoir du bergso-
nisme. Selon Nabert, cette opération est impossible : elle est précritique et
ne peut donc qu'aboutir à des paralogismes. Nabert sépare nettement
l'opération transcendantale par laquelle on accède au « Je pense », condi-
tion de l'expérience et dont on ne peut avoir de connaissance, d'un hypo-
thétique « moi » saisissable par abstraction de la forme de l'espace.
Aucun « moi » n'est accessible par l'introspection car temps et espace
vont toujours de pair : le criticisme, conclut-il, « unit étroitement le temps
et l'espace, la catégorie de substance et la catégorie de causalité, au point

1. Cf. R. Aron, « La pensée de M. Léon Brunschvicg : à propos de son dernier


ouvrage », Revue de synthèse, t. IV, 1932, p. 193.
2. Cf. J. Nabert, L'Expérience interne chez Kant, in Id., L'Expérience intérieure de la
liberté et autres essais de philosophie morale, Paris, Puf, 1994, p. 310.
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90 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

même de déclarer impossible toute perception de nos états internes qui ne


serait pas, en quelque manière, tributaire de la perception des phéno-
mènes dans l'espace, et, plus généralement, des conditions objectives de
l'expérience humaine ». Nabert oppose donc la solution kantienne du
« problème de l'expérience interne », « qui n'a rien perdu de son intérêt ni
de sa profondeur », aux tentatives « pour affranchir la durée psycholo-
gique de tout contact avec l'espace, pour dissocier l'expérience externe et
l'expérience interne, et pour faire bénéficier cette dernière d'un régime de
faveur, dans l'intérêt ou de la liberté, ou du cœur, ou d'une intuition de la
personnalité capable de développer sans entraves l'intimité de ses thèmes
lyriques » 1.
L'expérience intérieure du « Je » phénoménal ne peut être isolée de
celle extérieure afin de constituer un champ d'étude sui generis réservé à
la psychologie, à la métaphysique ou à n'importe quel autre savoir indé-
pendant de la science des phénomènes extérieurs. Une science dont l'objet
est l'aperception empirique, l'affection du sujet par lui-même, ne peut se
dispenser d'utiliser les instruments et les catégories utilisées communé-
ment pour l'expérience externe (causalité, substance, quantité, qualité).
Par conséquent, la psychologie empirique ne peut exister indépendam-
ment des sciences de la nature. Il n'y a pas de premiers principes métaphy-
siques de la nature pensante, il n'y a pas de concept susceptible d'être
construit a priori dans l'intuition interne, c'est‑à-dire dans le temps.
La seule grandeur qui ne dépend pas de l'espace est celle d'intensité, sur
laquelle Bergson s'était appuyé, mais son apport pour la construction
d'une science est dérisoire. D'après la perspective de la philosophie
réflexive de Nabert, le seul moyen d'étudier l'esprit est alors de dépasser
les données du sens interne, qui ne sont immédiates que d'un point de vue
superficiel, et qui sont en réalité médiates par le sujet transcendantal.
Dans sa thèse principale, L'Expérience interne de la liberté, rédigée
au même moment, Nabert dénonce, à l'instar de Bergson, tant l'intellec-
tualisme que la théorie kantienne du moi nouménal. Toutefois, il consi-
dère que l'auteur de l'Essai est incapable d'expliquer la causalité volitive,
car, en y accédant par l'introspection, elle le transforme en un simple

1. Ibid., p. 268. Le ton polémique antibergsonien de ce passage est évident dans


l'utilisation d'expressions comme « durée psychologique » ou « intuition de la personna-
lité ».
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« sentiment » qui, comme « tous les faits psychologiques », est « sous-


trait à une analyse ». On ne sait rien de la liberté – dit Nabert –, « si ce
n'est qu'elle n'est jamais une possession d'état » 1. Les notions utilisées
par Bergson, celles de « dynamisme » et « force », de « développement
organique », sont « ambiguës », « confuses » et « obscures ». Bergson, en
« génie de l'équivoque 2 », aurait voulu, par des tours dialectiques, tenir
ensemble deux théories contradictoires : la première insiste sur les idées
de continuité et de synthèse et sur l'hypothèse que la pensée rationnelle
est capable de produire une décision au terme d'un progrès constitué par
une liaison d'idées inséparables les unes des autres ; la seconde suppose
l'existence d'une activité irréductible à la logique, rattachée à la totalité
de la personnalité et qui éclaterait dans des volitions imprévisibles.
D'après Nabert, on ne peut que choisir, car on ne peut certes
connaître par l'intelligence un objet qu'on suppose soustrait à l'intelli-
gence. Au fond de cette doctrine instable, il y a une métaphysique réaliste,
donc une philosophie dogmatique, qui considère l'esprit non pas comme
une activité, mais comme une « chose » sui generis, à la fois existante et
réfractaire à l'intelligence. Tout au long de L'Expérience intérieure de la
liberté, l'accusation de réalisme est inlassablement répétée chaque fois
que le bergsonisme est nommé. Le réalisme oublie exactement l'acquis
principal de la révolution copernicienne : en d'autres termes, que l'on ne
peut sortir de la conscience, que tout phénomène doit être de jure (certes
non de facto) intelligible. Or le problème majeur réside précisément dans
l'impossibilité de séparer la psychologie bergsonienne de cette métaphy-
sique : « Dès qu'elle est séparée de la métaphysique où elle prend son
inspiration – écrit sur un mode lapidaire Nabert – , la psychologie [berg-
sonienne] ne peut soutenir longtemps cette gageure 3. »
Au regard des controverses du début du siècle où les tons sont

1. Cf. J. Nabert, L'expérience intérieure de la liberté, in L'Expérience intérieure de la


liberté et autres essais de philosophie morale, op. cit., p. 137.
2. Cf. J. Benda, Le Bergsonisme, op. cit., p. 19.
3. Cf. J. Nabert, L'Expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie
morale, op. cit., p. 137. En 1934 et en 1941, Nabert écrit deux articles assez élogieux sur
Bergson (« Les instincts virtuels et l'intelligence dans Les Deux Sources de la morale et de
la religion » et « L'intuition bergsonienne et la conscience de Dieu », in ibid., p. 313-348 et
349-367), mais les critiques sur les aspects soulignés demeurent dans un ouvrage
important comme Essai sur le mal (Paris, Aubier, 1962).
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92 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

souvent violents, la tendance de Brunschvicg – occupant, au début des


années 1920, une position académiquement dominante – et de ses élèves
est certes d'opposition, mais d'opposition inclusive. Sa position dans le
cadre des institutions permet à Brunschvig d'assigner à Bergson une place
dans les savoirs et même dans l'histoire de la philosophie. Dès La Philo-
sophe de l'Esprit, il reconnaît au dynamisme bergsonien quelques méri-
tes : Bergson est l'aboutissement de ce courant « dynamiste » de la
philosophie, qui, de Rousseau à Nietzsche, a tenté de dépasser le dogma-
tisme mécaniciste du XVIIIe siècle. Bergson a eu le mérite de tenter, après
Descartes, de faire « descendre l'esprit des hauteurs où il s'était
retranché », de lutter contre les conséquences du matérialisme de La Met-
trie. Mais le bergsonisme dans son dernier aboutissement, à savoir
L'Évolution créatrice, reste un réalisme, puisqu'il fonde la connaissance
dans le mouvement de la vie et l'intuition de la vie comme le contact entre
deux substances 1. De plus, la conception purement pragmatique de
l'intelligence comme activité spatialisante et « découpante » ne décrit
aucunement les progrès faits par la pensée mathématique, depuis New-
ton. Dans L'Expérience humaine et la causalité physique, mais encore
plus dans Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale,
Bergson est considéré comme une étape importante dans l'évolution de la
raison et non comme un simple amas de naïvetés faussement philoso-
phiques d'un littérateur, comme Benda voulait le faire croire.
Il en va de même pour la philosophie de deux élèves d'Octave Hame-
lin, Louis Lavelle 2 et René Le Senne 3, professeurs dans des lycées pari-

1. Cf. L. Brunschvicg, La philosophie de l'Esprit, op. cit., p. 90.


2. Tant dans sa thèse, La Dialectique du monde sensible (1922 ; Paris, Puf, 1954),
que dans la « Préface » au livre suivant, De l'Être (Paris, Alcan, 1928), la philosophie de
Bergson est toujours limitée au moment « bergsonien » de mise en doute de la réalité,
tandis que l'idéalisme d'Hamelin l'est à son moment constructif (« la pensée d'Hamelin »,
écrit Lavelle, donne « presque toujours une plus grande satisfaction que celle de Bergson à
tous ceux qui gardent avant tout le souci de maintenir à la description de l'expérience son
caractère systématique »). À partir de ce moment, les références à Bergson disparaissent
progressivement de ses ouvrages. Voir aussi L. Lavelle, « La pensée religieuse d'Henri
Bergson », Revue philosophique de la France et de l'étranger, t. 131, no 3/8, p. 139-174,
et, pour deux perspectives critiques, se reporter à J.-C. Goddard, « Lavelle lecteur de
Bergson : Hommage et critique », in Filosofia oggi, vol. XXIV, no 96, 2001, p. 461-471),
et Hervé Barreau, « L'apport de Bergson à Lavelle : le réalisme spirituel », Laval théolo-
gique et philosophique, t. 69, no 1, 2013, p. 9-21.
3. Voir notamment le manuel Introduction à la philosophie (Paris, Alcan, 1920), la
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Les gardiens de la Sorbonne 93

siens pendant les années 1930 et directeurs de la collection « Philosophie


de l'esprit » pour l'éditeur Aubier : le bergsonisme trouve une place au
début de leurs livres, en tant que moment salutaire pour le rationalisme,
moment nécessairement dépassé par le moment constructif propre à la
spéculation. Ainsi, comme l'explique Arnaud Dandieu avec grande pers-
picacité dans une anthologie de 1931, les louanges de Brunschvicg et des
autres philosophes néokantiens sont un signal que le bergsonisme n'est
désormais plus une philosophie d'avant-garde, ayant épuisé toute sa
charge de contestation et d'innovation : « Rendre justice à un adversaire
qu'on voit défaillir, c'est prétendre mesurer sa force en même temps que
sa faiblesse, c'est le définir en le jugeant 1. »

DURÉE RELATIVE, ESPACE-TEMPS ABSOLU

Au lendemain de l'armistice, même la revue symboliste Mercure de


France, toujours accueillante à l'égard du bergsonisme, publie un article,
signé par le physicien Marcel Boll, dans lequel celui-ci traite la philoso-
phie de Bergson comme un phénomène de mode, dénonçant toutes ses
« erreurs » scientifiques 2. Comme la plupart des savants, Boll retient
l'image de la philosophie bergsonienne donnée avant la guerre par Julien
Benda dans Le Bergsonisme, une philosophie de la mobilité qui synthé-
tise les réactions critiques des savants au lendemain de la publication
de L'Évolution créatrice 3. Elle se résume dans l'opposition entre intelli-
gence et intuition, qui structure les débats philosophiques des quinze

thèse complémentaire Le Devoir (Paris, Alcan, 1925), et leur synthèse originale, Descrip-
tion de la conscience. L'obstacle et la valeur (Paris, Alcan, 1934). Dans Le Devoir, Le Senne
intitule l'un des premiers chapitres « Insuffisance de l'intuitionnisme ». Le Senne reviendra
sur Bergson en 1941 (« L'intuition morale d'après Bergson », Revue philosophique de la
France et de l'étranger, t. 131, no 3-8, 1941, p. 218-224). Voir aussi A.-A. Devaux, « René
Le Senne face à Henri Bergson », Études bergsoniennes, t. 10, 1973.
1. Cf. A. Dandieu (éd.), Anthologie des philosophes français contemporains, Paris,
Le Sagittaire, 1931, p. 19-20.
2. Cf. M. Boll, « Sur la durée, la liberté, et autres “intuitions” », in Mercure de
France, t. CXXV, no 471, 1er février 1918, p. 385-410. Voir son Attardés et précurseurs.
Propos objectifs sur la métaphysique et la philosophie de ce temps et de ce pays, Paris,
Chiron, 1921.
3. Il suffit de rappeler les réactions d'Émile Borel, « L'évolution de l'intelligence
géométrique », Revue de métaphysique et de morale, t. 15, no 6, 1907, p. 747-754, et de
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94 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

premières années du siècle. Le rationalisme intransigeant de Brunschvicg


tient des jeunes philosophes comme Jean Cavaillès (né en 1903) et Albert
Lautman (né en 1908) proches des sciences et loin de la psychologie. Si
cela ne suffit pas, un épisode marquant discrédite définitivement Bergson
parmi les savants et les épistémologues : la polémique avec Albert Ein-
stein au sujet de la relativité. Deux philosophes « outsiders » se font
caisse de résonance de cette polémique : Émile Meyerson et Gaston
Bachelard.
Émile Meyerson (né en 1859), chimiste d'origine polonaise, publie en
1908 son premier ouvrage, Identité et réalité. Il y définit la connaissance
comme le processus par lequel l'esprit applique le schème d'identité à
l'irréductible irrationalité de l'expérience phénoménale. Dans l'« Avant-
propos », Meyerson parle de Bergson comme de l'un des « maîtres
vivants » dont il se sent tributaire : il partage en effet avec lui l'idée d'une
continuité entre le sens commun et la science 1. Cependant, Meyerson ne
peut accepter deux aspects très importants du bergsonisme : l'idée de la
science avec pour origine des nécessités purement vitales et celle de l'exis-
tence d'un savoir capable de comprendre comment la connaissance
émerge de la perception. Une science des « données immédiates » est,
selon Meyerson, impossible, car on ne peut avoir confiance en l'« intros-
pection directe » : la seule manière d'étudier l'esprit humain est alors celle
de l'observer à l'œuvre dans des processus « accomplis consciemment 2 ».
Bergson montre un certain intérêt pour le travail de Meyerson dès la
parution de son premier livre 3. Le concept d'irrationnel paraît souligner
l'irréductibilité de la réalité aux explications scientifiques et laisse une
brèche ouverte pour l'élaboration d'une métaphysique. Pourtant, Meyer-
son refuse l'invitation de Bergson 4 à se rallier à la métaphysique de la

F. Dantec, « La biologie de M. Bergson », Revue du mois, t. 4, no 2, 10 août 1907, p. 230-


241, repris in Science et conscience, philosophie du XXe siècle, Paris, Flammarion, 1908.
1. Cf. É. Meyerson, Identité et réalité, Paris, Alcan, 1908, p. 349.
2. Ibid., p. XIII et XIV.
3. Cf. « Rapport sur Identité et réalité d'É. Meyerson » (1909), in H. Bergson,
Mélanges, Paris, Puf, 1972, p. 786-788. Cf. aussi E. Telkes-Klein, « Émile Meyerson, de
la chimie à la philosophie des sciences », Bulletin du Centre de recherche français à
Jérusalem [en ligne], no 18, 2007, mis en ligne le 7 janvier 2008, consulté le 23 juin 2013
(http://bcrfj.revues.org/112).
4. Cf. F. Fruteau de Laclos, « Le bergsonisme, point aveugle de la critique bachelar-
dienne du continuisme d'Émile Meyerson », in J.-J. Wunenberger, F. Worms (éd.),
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Les gardiens de la Sorbonne 95

durée : l'irrationnel a peu à voir avec la durée et, bien que le modèle
cartésien et laplacien ait montré ses limites, la science continue à s'appro-
cher des phénomènes, en les expliquant. Selon le Polonais, il n'y a donc
aucune autre alternative à l'identification, et l'intuition n'en constitue
surtout pas une. Ce refus est répété en 1922, dans De l'explication dans
les sciences : aucune étude psychologique de la perception et de la
manière dont le sujet construit l'idée de chose à partir des « données
immédiates de la conscience » n'est possible, car, comme l'indique le titre
lapidaire du premier chapitre du livre, toute « science exige le concept
de chose 1 ».
Cela est définitivement mis noir sur blanc dans Du cheminement dans
la pensée, commencé en 1924-1925 et publié en 1931. Le livre s'ouvre
par une citation de Bergson, mais se clôt par la déclaration que « l'unifi-
cation tentée par M. Bergson se révèle impossible, l'examen de la science
montrant que l'esprit n'a pas pour but unique l'action 2 ». Après avoir
montré comme la théorie bergsonienne du dénombrement n'était pas à la
hauteur de celle d'un mathématicien comme Dedekind 3, au long de dix
pages où il traite de la « théorie de M. Bergson » Meyerson montre la
« divergence fondamentale 4 » entre ses positions et celles de Bergson. Les
« diverses tentatives de déduction de l'intelligence ont toutes échoué 5 »,
et même celle de Bergson ne peut « qu'aboutir à un échec 6 ». La motiva-
tion principale est que la science n'est pas ce qu'entend Bergson : elle est
identification et non pas solidification, et son but n'est pas l'utile, mais
la vérité.
Ces jugements beaucoup plus tranchés ne sont pas uniquement liés
au succès relatif de Meyerson qui, à partir des années 1910, fait partie,
à plein titre, du réseau de sociabilité de la Société française de philoso-
phie, mais ils se rattachent aussi à la querelle autour de la relativité, au

Bachelard et Bergson. Continuité et discontinuité, Paris, Puf, 2008, p. 116. Voir aussi, du
même auteur, « Entre Bergson et Meyerson : le devenir schizophrénique de Bereksohn »,
Annales bergsoniennes III, Paris, Puf, 2007, p. 417-426.
1. Cf. É. Meyerson, L'Explication dans les sciences (1921), Paris, Fayard, 1995,
p. 19.
2. Cf. É. Meyerson, Du cheminement dans la pensée (1931), Paris, Vrin, 2011, p. 28.
3. Ibid., p. 340.
4. Ibid., p. 71.
5. Ibid., p. 578.
6. Ibid., p. 580.
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96 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

cours de laquelle Bergson paraît s'être ridiculisé devant la communauté


scientifique. Dans Durée et simultanéité, de 1922, le problème de Berg-
son consiste à distinguer le réel du symbolique dans la nouvelle phy-
sique. Pour ce faire, le philosophe veut distinguer les mensurations
imaginaires des mensurations réelles. Bergson a pour but de reconnaître
les mérites scientifiques d'Einstein, dont l'interprétation de la réalité,
indépendante du point de vue de l'observateur, est absolue. En même
temps, il entend souligner que cette supériorité, purement mathéma-
tique, n'est pas d'ordre métaphysique, car le temps du physicien n'est
toutefois pas le temps réel, la durée.
La théorie de la relativité est, selon Bergson, compatible avec celle du
sens commun selon laquelle, si on élimine toutes les durées subjectives,
on reste avec un temps impersonnel. De plus, il est d'après lui justement
impossible de poser un temps sans poser la conscience qui est la mémoire
du changement : penser un temps impersonnel équivaut à donner impli-
citement pour acquis l'existence d'une conscience universelle. Le physi-
cien ne peut échapper à cette situation : chacune de ses mensurations
implique une conscience car elle présuppose un avant et un après. Mais,
si l'on se borne à la durée, on exclut la possibilité de mensuration. Pour
mesurer, on doit accéder à une conception spatialisée du temps en intro-
duisant le concept de simultanéité. La théorie de la relativité parle de
simultanéité entre deux instants, tandis que, selon Bergson, il faut plutôt
la situer entre deux durées : en effet, évoquer la simultanéité entre des
instants impliquerait l'utilisation d'un langage spatialisant. D'après le
philosophe, la simultanéité est donc relative à la conscience qui perçoit
les instants, celle-ci n'étant pas éliminable. Bergson reconnaît donc à la
théorie d'Einstein son importance d'un point de vue scientifique, mais il
veut éviter qu'une telle portée provoque une incursion de la science dans
le territoire de la métaphysique.
Or les contradicteurs de Bergson, philosophes et savants, s'emploient
à prouver le contraire, soulignant son incapacité à saisir les enchaîne-
ments mathématiques de la théorie d'Einstein. Suite à la rencontre avec le
physicien lors d'une séance de la Société française de philosophie, le
6 avril 1922, et suite aux livres et aux articles critiques du polytechnicien
catholique André Metz et du physicien Jean Becquerel 1, Bergson publie,

1. Cf. A. Metz, Nouvelles théories scientifiques et leurs adversaires. La relativité,


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Les gardiens de la Sorbonne 97

l'année suivante, une deuxième édition de Durée et simultanéité, livre


précédé par un nouvel « Avant-propos » et suivi de trois « Appendices ».
Metz répond à Bergson dans un article publié en 1924 1, auquel ce dernier
adresse à son tour une « Lettre sur les temps fictifs et les temps réels »,
publiée dans la Revue de philosophie ; enfin, une réplique de Metz pro-
voque une seconde lettre du philosophe. Ces discussions n'empêchent
pas Bergson de réimprimer en l'état Durée et simultanéité en 1931.
Mais entre-temps, en 1925, Meyerson publie un livre sur la relativité,
La Déduction relativiste, et Metz un livre sur Meyerson 2 où il souligne la
nette supériorité de l'épistémologie de l'identification sur la philosophie
de la durée, incapable de suivre les récents développements de la science
exacte. Dans l'introduction à Du cheminement de la pensée, en mention-
nant Les Nouvelles Théories scientifiques et leurs adversaires, Meyerson
affirme, dans un clin d'œil à Bergson, qu'« Einstein triomphe incontesta-
blement » et que ses « adversaires s'inclinent ou se taisent ». Bergson est
donc taxé de n'avoir rien compris de la théorie d'Einstein. Il tentera,
inutilement, de taire cette défaite en arrêtant de publier son malheureux
livre de 1922. Comme écrit justement Élie During, Durée et simultanéité
restera, pendant tout le siècle, le livre qui le plus embarassera les bergso-
niens 3.
En 1930, un jeune normalien, Raymond Ruyer (né en 1902), publie
ses deux thèses : L'Humanité de l'avenir d'après Cournot, dirigée par
Célestin Bouglé, et l'Esquisse d'une philosophie de la structure, dirigée
par Léon Brunschvicg. Cet orphelin, boursier vosgien d'origines
modestes 4, réservé mais grand travailleur, s'est formé dans la khâgne du
lycée Lakanal. Reçu premier au concours d'entrée de l'École normale en
1921, et agrégé seulement trois ans plus tard, l'introverti Ruyer est peu

Paris, E. Chirion, 1923 ; J. Becquerel, « Critique de l'ouvrage Durée et simultanéité »,


Bulletin scientifique des étudiants de Paris, no 2, 1923.
1. Cf. A. Metz, « Le Temps d'Einstein et la philosophie : à propos de l'ouvrage de
M. Bergson, Durée et simultanéité », Revue de philosophie, t. 31, no 1, 1924, p. 56-88.
2. Cf. A. Metz, Une nouvelle philosophie des sciences : le causalisme de M. Émile
Meyerson, Paris, Alcan, 1928.
3. Cf. É. During, « Introduction au dossier critique de Henri Bergson », in H. Berg-
son, Durée et simultanéité, Paris, Puf, 2009, p. 219-244.
4. Cf. F. Ellenberger, « Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer », in
L. Vax - J.-J. Wunenburger, Raymond Ruyer : de la science à la théologie, Paris, Kimé,
1995, p. 333.
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98 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

sensible aux chants des sirènes des avant-gardes, des cercles littéraires et
de la « philosophie pathétique », tant et si bien qu'il déclarera trente ans
plus tard, au beau milieu de la querelle sur la structure, avoir été
« choqué » par l'existentialisme, ajoutant aussi que Kierkegaard lui a
toujours « inspiré une vive répulsion 1 ». On peut donc imaginer le peu
de patience que Ruyer pouvait avoir face aux « bergsonismes » religieux,
littéraires et psychologiques de certains parmi ses professeurs de lycée 2
et ses camarades parisiens.
C'est à Augustin Cournot, savant franc-comtois profondément
attaché à la campagne, auteur très peu connu, mais déjà objet de l'atten-
tion de Bouglé dans un essai de 1905 3, que Ruyer consacre la première
des deux thèses. De la pensée de cet auteur, il retient notamment la
volonté d'appliquer des schèmes d'analyse précis à tous les faits, y com-
pris aux phénomènes humains. Comme Ruyer le rappelle, selon Cour-
not, « ce que nous connaissons le mieux en toutes choses, c'est l'ordre et
la forme 4 ». C'est donc autour des notions de forme et de structure qu'il
concentre ses efforts dans sa thèse principale. Ce travail est élaboré entre
1924 et 1930, à savoir au moment où les discussions sur la relativité sont
au centre du champ philosophique. Celles-ci fournissent alors une confir-
mation de ses intuitions de jeunesse, intuitions qui entraînaient un anti-
bergsonisme résolu. Ruyer se souvient qu'au cours des années 1920 les
théories d'Einstein imposaient aux savants et aux philosophes une vérité
simple et révolutionnaire – autrement dit, que « tout s'explique géomé-
triquement, par la structure même de l'espace-temps 5 ».
C'est suivant cette piste que Ruyer élabore sa thèse principale, sous la
direction de Brunschvicg, par rapport auquel il gardera une distance res-
pectueuse 6. Selon le jeune philosophe, la réalité, comme étant composée
de mécanismes, tous dotés d'une forme, est constituée de relations spatio-
temporelles. « La thèse “tout est forme” – écrit-il – signifie exactement

1. Cf. R. Ruyer, « Raymond Ruyer par lui-même » (1963), Les Études philoso-
phiques, t. 80, no 1, 2007.
2. Cf. F. Louis - J.-P. Louis, La Philosophie de Raymond Ruyer, Paris, Vrin, 2014.
3. Cf. C. Bouglé, « Les rapports de l'histoire et de la science sociale d'après Cournot »
(1905), in Id., Qu'est-ce que la sociologie ?, Paris, Alcan, 1931.
4. Cf. R. Ruyer, « Raymond Ruyer par lui-même », op. cit.
5. Ibid.
6. Voir le chapitre « Criticisme mécaniste » in R. Ruyer, Essai d'une philosophie de la
structure, Paris, Alcan, 1930, p. 270.
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Les gardiens de la Sorbonne 99

“tout est forme dans l'espace-temps”. » 1 Voilà qui est bien une thèse
en tous points antibergsonienne : « Par un réflexe bergsonien – écrit
Ruyer –, on croit que ce qui s'oppose à l'artificiel des mots, des abstrac-
tions, c'est l'intuitif, le “flou”. Non pas, c'est la structure bien définie des
êtres 2. » La philosophie de la forme proposée par Ruyer a des consé-
quences notables tant dans la théorie de la connaissance qu'en sciences de
la vie. Dans chacun de ces domaines, l'auteur vise à se démarquer nette-
ment de Bergson. Ce n'est par exemple pas à cause de son caractère de
« durée » que l'on n'arrive pas à « mesurer une qualité sensible », mais
bien parce qu'« elle est la forme comme forme, et que la mesure d'une
forme est autre chose que cette forme même » 3. Il en va de même pour les
phénomènes vitaux : si les formes vitales sont « infiniment complexes »,
« les formes-organismes ne sont qu'un cas particulier, et il n'est pas pos-
sible de donner à la vie la place que lui donne Bergson » 4.
La philosophie de la structure de Ruyer le conduit vers un réalisme
difficilement compatible avec l'idéalisme de Brunschvicg, mais il
s'oppose aussi et surtout « à un réalisme tel que celui de Bergson dans
Matière et mémoire ». En effet, Bergson fait, « de l'image elle-même, une
réalité objective, indépendante même, en principe, de l'organisme ». Au
contraire, selon Ruyer, « l'image n'implique pas un sujet métaphysique,
mais elle implique bien un organisme 5 ». Plus en général, pour un ratio-
naliste comme Ruyer, c'est la méthode bergsonienne qui est four-
voyante. L'intuition « n'est qu'une vague image subconsciente, qui est,
en effet, le moteur caché de toutes les constructions philosophiques des
métaphysiciens. Cette image agit un peu à la façon des désirs refoulés
dont parle la psychanalyse : elle apparaît sous toutes sortes de déguise-
ments pseudo-logiques ou pseudo-scientifiques 6 ». Ainsi, elle mène à la
production de concepts qui « ne répondent à rien », comme l'« Élan
vital ». « En quoi le comportement des organismes et la formation des
espèces vivantes ressemblent-ils à un élan ? », se demande Ruyer, et il
conclut : « C'est une impression que l'on a peut-être quand on feuillette

1. Ibid., p. 57.
2. Ibid., p. 11.
3. Ibid., p. 175.
4. Ibid., p. 99.
5. Ibid., p. 145.
6. Ibid., p. 304.
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100 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

rapidement un manuel de botanique ou de zoologie. Mais cette impres-


sionne est trompeuse comme celle que donne un film de cinéma accé-
léré 1. »
En 1936, Ruyer publie l'article antibergsonien « Le sens du temps.
Réflexions sur des films renverses » dans un numéro des Recherches
philosophiques consacré au temps mais assez peu accueillant à l'égard
de Bergson 2. L'année suivante, il publie un petit livre, La Conscience
et le Corps, dans lequel il revient sur sa théorie de la connaissance à
laquelle il a travaillé pendant sept ans 3. Dans cet essai – où pour la
première fois est introduite une distinction entre forme et structure,
entendue en tant que « forme réelle dégradée en connaissance 4 » –,
Ruyer démolit pièce par pièce la théorie de la connaissance développée
par Bergson dans Matière et mémoire. En prenant appui sur des don-
nées de la physiologie et de la physique, Ruyer s'oppose tant à la
critique du parallélisme de Bergson qu'à l'idée selon laquelle il serait
impossible de mettre les images dans le cerveau. Selon Ruyer, les sensa-
tions (et les images) sont bien dans nos têtes 5, dans une zone du cer-
veau. Le cerveau ne nécessite pas une dimension supplémentaire ou
une subjectivité pour les saisir : par une expression bergsonienne,
Ruyer soutient en fait que le cerveau est bien une surface qui « s'intui-
tionne » elle-même, sans besoin d'une dimension supplémentaire.
Ruyer invente à ce propos le concept de « survol absolu » ou de « sur-
face absolue » : la surface spatiale du cerveau possède la capacité de
s'autosurvoler, de s'auto-unifier, et ce, insiste-t‑il, sans nécessité d'une
dimension supplémentaire. Voilà donc de la part de Ruyer la formula-
tion d'une idée de subjectivité spatiale pourvue des caractéristiques de
la durée, une unité immanente d'une diversité. Dans un article de
1932, il écrivait déjà que l'étendue était « “une donnée immédiate de la

1. Ibid., p. 305.
2. Cf. R. Ruyer, « Le sens du temps. Réflexions sur des films renverses », Recherches
philosophiques, no 5, 1935-1936, p. 52-64.
3. Les thèses saillantes de ce livre seront présentées en 1938 devant la Société fran-
çaise de philosophie (cf. R. Ruyer, « Le psychologique et le vital », Bulletin de la Société
française de philosophie, novembre 1938).
4. Cf. R. Ruyer, La Conscience et le Corps, Paris, Puf, 1937.
5. Cf. R. Ruyer, « Les sensations sont-elles dans notre tête ? », Journal de psycholo-
gie, no 31, 1934, p. 555-580.
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Les gardiens de la Sorbonne 101

conscience” au même titre que la durée, – et nous serions même tenté


d'écrire : bien plus que la durée 1 ».

LES POINTS CONTRE LA LIGNE

En 1927, lorsque la polémique autour de la théorie de la relativité est


encore au centre de la scène, Gaston Bachelard (né en 1884), un ancien
enseignant de chimie et de physique, soutient ses deux thèses en philoso-
phie, discipline dans laquelle il s'est tardivement diplômé. Dans l'Essai
sur la connaissance approchée, la première de ses thèses dirigée par Brun-
schvicg, Bachelard étudie le processus d'affinement de la connaissance
scientifique dans ses étapes progressives de rectification. Si on exclut son
chapitre conclusif, assez critique, ce livre se place dans la droite ligne
d'Émile Meyerson, avec qui Bachelard a souvent discuté. C'est la résis-
tance du réel, « inconnu inépuisable », qui explique que la connaissance
ne peut être exacte mais qu'elle est fondamentalement inachevée 2.
Bachelard reprend l'idée meyersonienne et antibergsonienne selon
laquelle toute « connaissance doit avoir un élément spéculatif 3 ». Il ne
s'arrête pas là. Utilisant des arguments similaires à ceux d'Alain, Brunsch-
vicg et Meyerson, Bachelard s'oppose également à l'idée d'une saisie pos-
sible des « “données immédiates'' de la conscience ». L'introspection est
inutile car le sujet « change par le seul effort […] [qu'il] fait pour retrouver
son origine » ; de plus, le donné n'est jamais simplement donné, mais il est
« relatif à la culture, il est nécessairement impliqué dans une construc-
tion » 4. Il est donc impossible de « dissocier complètement l'ordre du
donné et la méthode de sa description 5 ». Dans le chapitre « Connaissance
approchée de la qualité » du même ouvrage, Bachelard reprend les cri-
tiques contre Bergson de l'élève de Pradines, Jean Nogué, au sujet de
l'opposition entre qualité et quantité. Si, d'une part, Bergson a raison dans

1. Cf. R. Ruyer, « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l'étendue »,
Revue de métaphysique et de morale, t. 39, no 4, 1932, p. 525.
2. Cf. G. Bachelard, Essai sur la connaissance approchée (1927), Paris, Vrin, 1986,
p. 13.
3. Ibid., p. 14.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 15.
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102 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

sa critique du concept d'intensité appliquée aux états psychologiques,


d'autre part il est obligé d'admettre qu'il existe un « ordre qualitatif ». Par
conséquent, la multiplicité de la durée est « susceptible d'une ordina-
tion 1 » : si on ne peut fixer la multiplicité d'un état de conscience par un
nombre, il est pourtant possible d'établir si un état est moins intense
qu'un autre. Les études menées par Bachelard en chimie et en physique
ont également démontré l'importance de la théorie des probabilités. Or
cette importance n'est pas en accord avec le bergsonisme et sa critique de
la notion de possible. En effet, d'après Bergson, « toute probabilité devient
chimérique avant l'événement, inutile après » ; Bergson est capable
d'expliquer « l'échec de la précision, mais [non pas] son succès 2 ».
Dans sa thèse, Bachelard s'oppose à Bergson sur des points de détail
et utilisant des arguments meyersoniens ou néokantiens. La critique est
encore polie et « locale ». Au contraire, quelques années plus tard, suite à
l'importance acquise par la théorie de la relativité, cette critique devient
« globale » et touche la totalité du bergsonisme. Comme Meyerson avant
lui, en 1929 dans La Valeur inductive de la relativité, Bachelard s'inté-
resse à la théorie de la relativité. Bergson est encore traité avec respect,
mais on peut percevoir un différend fondamental : selon Bachelard, c'est
la science qui prime dans le progrès de la connaissance, en imposant des
schémas d'analyse que la philosophie peine à comprendre. La nouveauté
de la théorie de la relativité, écrit Bachelard dans l'introduction, « étonne
le philosophe lui-même ». Or « ce ne sont pas les choses qui viennent
nous surprendre », comme dans la conception « réceptive » propre à
l'empirisme et au bergsonisme ; en revanche, « c'est l'esprit qui construit
sa propre surprise et se prend au jeu des questions ». Le physicien relati-
viste est comparé au psychologue bergsonien, pour lequel « le langage
habituel est essentiellement inadéquat » 3. Cette mention est positive
seulement en apparence : les traits de ce philosophe « champion du sens
commun et de la simplicité », incapable de comprendre la relativité 4,
mentionné dans les premières pages du livre, ne peuvent que corres-
pondre à Bergson lui-même.

1. Ibid., p. 34.
2. Ibid., p. 141.
3. Cf. G. Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 110.
4. Ibid., p. 5.
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Les gardiens de la Sorbonne 103

Trois ans après, Bachelard tire tout le profit des conséquences philo-
sophiques de la relativité dans un petit livre, L'Intuition de l'instant,
publié chez un éditeur de littérature, Stock. L'essai n'est apparemment
rien d'autre que la discussion philosophique de La Siloë, de Gaston
Roupnel, un historien collègue de Bachelard à la faculté de Dijon, où il
enseigne depuis 1930 ; en réalité, il s'agit d'un règlement de comptes avec
Bergson. Contre ce dernier, Bachelard soutient que la réalité primitive du
temps n'est pas celle de la durée continue, mais celle de l'instant dis-
continu. Cette idée entraîne une conception « dramatique » et « solitaire »
du temps largement incompatible, au niveau métaphysique, avec celle
proposée par la philosophie de la durée. Le titre même du livre, comme sa
« suite » antibergsonienne de 1936, La Dialectique de la durée, est
presque une moquerie envers Bergson. « L'idée métaphysique décisive du
livre de M. Roupnel – résume Bachelard dans la première phrase du livre
– est celle-ci : Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant 1. »
Après avoir dessiné dans ses larges traits la conception bergsonienne,
Bachelard en rappelle les défauts, manifestes lorsqu'elle est confrontée à
une analyse de la vie psychologique. En effet, l'« épopée de l'évolution »
ne parvient à expliquer ni le commencement ni la fin d'un acte, ni les
« accidents » 2. Au contraire, Roupnel prend l'« accident comme prin-
cipe 3 », selon lui « la durée est faite d'instants sans durée, comme la
droite est faite de points sans dimension 4 ». Cette « intuition tempo-
relle » est donc « exactement contraire à l'intuition bergsonienne 5 ».
Mais ce ne sont pas les études « psychologiques » qui sont les plus pro-
bantes. Tout comme la révolution copernicienne avait réveillé Kant du
sommeil dogmatique, c'est la révolution de la physique d'Einstein qui
réveille le philosophe de ses « songes dogmatiques 6 » et bergsoniens. Les
faits de la relativité prouvent qu'aucun compromis avec le bergsonisme
n'est plus possible : après Einstein, il est désormais impossible de for-
muler une doctrine « éclectique 7 » consistant en un « bergsonisme

1. Cf. G. Bachelard, L'Intuition de l'instant (1932), Paris, Stock, 1993, p. 13.


2. Ibid., p. 23.
3. Ibid., p. 24.
4. Ibid., p. 20.
5. Ibid., p. 24.
6. Ibid., p. 29.
7. Ibid., p. 26.
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104 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

morcelé 1 ». Einstein a critiqué et rendu relative notre conception du


« laps » de la « longueur » du temps 2 : si le temps passe plus lentement
pour qui voyage à très haute vitesse, cela signifie alors que la durée sentie
n'est pas un absolu comme Bergson le voudrait. Cette « falsification »
scientifique de la doctrine bergsonienne montre que les constructions
scientifiques ont toujours raison de la philosophie. Ainsi, conclut Bache-
lard, « avec la Relativité, tout ce qui avait égard aux preuves externes
d'une Durée unique, principe clair d'ordination des événements, était
ruiné 3 ». Si la durée est relative, en revanche, l'instant, lui, est « un
absolu » et « la durée, comme la substance, ne nous envoie que des fan-
tômes », elle doit donc être remise en cause comme la science avait cri-
tiqué la notion de substance 4.
Selon Bachelard, ce n'est pas tant la « psychologie de la volonté, de
l'évidence, de l'attention » qui prouve que la dimension fondamentale de
notre vie, « c'est le point de l'espace-temps 5 », mais ce sont bien les « doc-
trines de la Relativité », si mal assimilées par les philosophes, qui en
constituent la preuve irréfutable. Ainsi, si le temps est une poussière d'ins-
tants, la durée, en tant que « ligne qui réunit les points », est une illusion
« rétrospective », un résultat « subjectif, indirect et secondaire ». L'appa-
rence de continuité est liée au fait que « nous pouvons, semble-t‑il, en
imposant une coupure où nous voulons, désigner un phénomène qui
illustre l'instant arbitrairement désigné » 6. C'est à cause du fait que nous
avons expérience d'une « richesse d'instant » que nous pensons que nous
« pourrions dépenser sans compter » et que nous avons l'« impression de
continuité intime 7 ». Or, en réalité, le néant n'est pas « entre », car, si rien
ne se passe, il n'y a pas de temps entre deux instants ; donc, conclut
Bachelard, « il n'y a vraiment que le néant qui soit continu 8 ». Après la
révolution einsteinienne, conseille l'auteur, il faut purifier le langage,

1. Ibid., p. 27.
2. Ibid., p. 28.
3. Ibid., p. 31.
4. Ibid., p. 33.
5. Ibid., p. 37.
6. Ibid., p. 40.
7. Ibid., p. 41.
8. Ibid., p. 38.
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Les gardiens de la Sorbonne 105

« éviter les mots pris à la psychologie usuelle de la durée », comme par


exemple le mot « pendant » 1.
En 1932, Bachelard souligne l'anachronisme de la conception du
temps de Bergson, qui n'est plus au diapason des développements de la
science. Sans l'émergence de la relativité, la rupture d'avec Bergson
n'aurait pas été possible. Celle-ci devient plus profonde quatre ans plus
tard, dans un autre ouvrage au titre également moqueur à l'égard de
Bergson, La Dialectique de la durée. Dans ce livre, il s'agit d'approfondir
les thèses de L'Intuition de l'instant et d'« établir métaphysiquement
– contre la thèse bergsonienne de la continuité – l'existence de […]
lacunes dans la durée », ce qui est impossible pour Bergson. Pour ce faire,
la critique de Bachelard vise d'abord « la fameuse dissertation bergso-
nienne sur l'idée de néant ». L'objectif est de « ramener l'équilibre entre le
passage de l'être au néant et du néant à l'être 2 ». Selon l'auteur, une
conception dialectique qui « vide […] le temps vécu de son trop-plein »
résout les « problèmes posés par la causalité psychologique » 3. Cette
conception implique que la continuité n'est pas « une donnée, mais une
œuvre 4 », elle est « un problème 5 ». Les recherches épistémologiques de
Bachelard l'ont persuadé que « tous les jugements énergiques […] sont
des jugements négatifs 6 ». En effet, déjà dans son Essai sur la connais-
sance approchée, Bachelard a souligné que, dans « une philosophie de
l'approximation », il est nécessaire de réintroduire le « jugement de néga-
tion au jugement d'affirmation sur le réel » et que « l'esprit prend pus
facilement conscience du néant que de l'être », il y a donc « plus de sécu-
rité à nier qu'à affirmer » 7.
Un jugement négatif n'est pas, comme l'entend Bergson, la simple
affirmation suivie du sentiment de déception dû au fait d'avoir trouvé
autre chose par rapport à ce que l'on cherchait. C'est en fait l'affirmation
qui a son origine dans une négation préalable : « Toujours et partout on
n'affirme psychologiquement que ce qui a été nié, ce qu'on conçoit

1. Ibid., p. 44.
2. Cf. G. Bachelard, La Dialectique de la durée (1936), Paris, Puf, 2003, p. VII.
3. Ibid., p. VI.
4. Ibid., p. VIII.
5. Ibid., p. 8.
6. Ibid., p. 12.
7. Cf. G. Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 43.
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106 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

comme niable. La négation est la nébuleuse dont se forme le jugement


positif réel 1. » La naissance et le développement de la science consistent
dans une série de négations et coupures : négation des pseudo-évidences
de la perception, négation des pseudo-évidences du sens commun, néga-
tion des théories périmées. Et Bachelard, donc, conclut : « L'affirmation
n'est nullement synonyme de la connaissance positive » et Bergson « se
trompe quand on la pose immédiate et première », car il faut reconnaître
la « valeur négatrice de toute connaissance vraiment actuelle » 2 : « Penser
c'est faire abstraction de certaines expériences, c'est les plonger de plein
gré dans l'ombre du néant 3. »
Dans Le Nouvel Esprit scientifique, publié presque au même moment,
tout est clair : la philosophie n'est plus le guide de la science, mais c'est
bien la science, dans son cheminement, qui dépasse les options figées
proposées par les métaphysiciens. Ici, Bachelard présente de manière
nette la thèse selon laquelle c'est la science, et non pas la philosophie, qui
rectifie les « métaphysiques immédiates » en élaborant des « métaphy-
siques discursives objectivement rectifiées 4 ». La science dépasse à la fois
le réalisme et le rationalisme comme options proposées par la philoso-
phie, elle « crée » de la pensée, donc c'est à la philosophie de se plier à la
science, elle doit « infléchir son langage pour traduire la pensée contem-
poraine dans sa souplesse et sa mobilité ». Il s'agit donc d'une inversion
du bergsonisme auquel Bachelard emprunte le langage, le parodiant, spé-
cialement quand il écrit que « la compréhension a un axe dynamique,
c'est un élan spirituel, c'est un élan vital 5 ».
Il n'y a pas d'espace pour une méthode alternative telle que l'intui-
tion. La science accomplit le chemin inverse par rapport à celui imaginé
par Bergson quand il montre la façon dont les idées générales émergent
de la réalité à partir des nécessités de l'action : la science « va sûrement
du rationnel au réel et non point, à l'inverse, de la réalité au général 6 ».
Loin d'être une activité passive, la science est œuvre de construction
d'« ensembles rationnels » qui se posent « en polémique contre l'immé-

1. Cf. G. Bachelard, La Dialectique de la durée, op. cit., p. 13.


2. Ibid., p. 24.
3. Ibid., p. 18.
4. Cf. G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique (1934), Paris, Puf, 2013, p. 6.
5. Ibid., p. 183.
6. Ibid., p. 8.
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Les gardiens de la Sorbonne 107

diat » 1. Il y a donc, contrairement à la pensée de Bergson et à celle de


Meyerson, une nette coupure entre sens commun et science. Mais aussi,
en contraposition avec eux, et leur idée d'un développement continu du
savoir, il existe une coupure à l'intérieur de la science. En effet, son
évolution n'est pas progressive et continue, mais elle est animée par une
dialectique, elle s'accomplit par « négations 2 ».
En 1936, dans La Formation de l'esprit scientifique, et en 1940, dans
La Philosophie du non, Bachelard s'oppose à nouveau à Bergson et
notamment au sujet de la démarcation entre science et philosophie. En
premier lieu, la « démarche normale et féconde de l'esprit scientifique »
consiste dans l'abstraction et non pas dans l'esprit géométrique. La spa-
tialisation, qui, d'après Bergson, serait au fondement de la science, n'est
qu'une modalité de l'esprit scientifique, elle est une étape, largement
dépassée, de l'« évolution » de son « élan ». L'abstraction consiste dans
une « mise en ordre », mais cet ordre est un « ordre prouvé qui ne tombe
pas sous les critiques bergsoniennes de l'ordre trouvé 3 ». C'est aussi le
rapport de la philosophie à la science qui se trouve bouleversé. Le philo-
sophe élabore, face à la science, « une philosophie claire, rapide, facile,
mais qui reste une philosophie de philosophe 4 ». Et, encore une fois, « il y
a rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique 5 »
car « l'expérience nouvelle dit non à l'expérience ancienne 6 ». Ainsi, le
devenir de la science est marqué par le négatif, prendre conscience de ce
mouvement propre à la science signifie « dialectiser la pensée 7 ». Dans
cette situation, tout appel à l'immédiat est inutile : « L'immédiat doit
céder le pas au construit 8 », l'intuition doit céder le pas à des intuitions
« dialectisées », « travaillées ». Dans le travail de construction et dialecti-
sation des intuitions propre à la science, celle-ci doit tirer profit, selon
Bachelard, de la critique des images qui entravent son développement.
Dans les études de « psychanalyse » de l'imagination, le nom de

1. Ibid., p. 9.
2. Ibid., p. 12.
3. Ibid., p. 6.
4. Cf. G. Bachelard, La Philosophie du non (1940), Paris, Puf, 2012, p. 8.
5. Ibid., p. 10.
6. Ibid., p. 9.
7. Ibid., p. 17.
8. Ibid., p. 144.
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108 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Bergson revient dans le cas d'images fluides, mais il est critiqué pour la
mauvaise utilisation des images matérielles. Déjà dans Les Intuitions
atomistiques, de 1932, Bachelard souligne que des phénomènes comme
la poussière ou la fumée sont déjà présents dans l'imaginaire du savant
et l'aident à penser les atomes. Par conséquent, il est impossible de
limiter, comme Bergson le souhaite, la connaissance scientifique à une
opération de « solidification ». Le bergsonisme « ne peut rendre compte
de l'évolution complète de la pensée objective 1 ».
Ainsi, aucun compromis n'est plus possible avec Bergson, qui d'autre
part est trop âgé pour réagir. En avril 1937, lorsque Bachelard expose
les thèses de La Dialectique de la durée devant ses maîtres et ses collègues
antibergsoniens (Brunschvicg, Meyerson, Bénézé) à la Société française
de philosophie, Bergson se défile silencieusement, quittant la salle et
suscitant la déception de Brunschvicg 2. Les critiques de Meyerson et de
Bachelard envers Bergson, nées d'une polémique « locale », introduisent
au niveau « global », dans le champ philosophique, l'importance de
notions comme celles d'instant, de rupture, de dialectique, de négativité,
de néant, apparemment incompatibles avec le bergsonisme.
Ces trois barrages antibergsoniens constitués par Alain à Henri-IV,
par l'enseignement des néokantiens et des sociologues à la Sorbonne, par
les discussions autour de la théorie de la relativité, se dessinent sur fond
de changement des discursivités littéraires et politiques en tous points
incompatibles avec la philosophie de Bergson, mais davantage encore
avec le « bergsonisme » des bergsoniens. Ces « discursivités » se com-
binent et influencent l'élaboration de textes à la frontière entre philoso-
phie et proses d'idées dans un moment où la philosophie universitaire
n'offre pas de perspective de carrière aux nouveaux entrants.

1. Ibid., p. 25.
2. « Je regrette seulement que celui que vous avez nommé sans savoir qu'il était là ait
dû partir et que nous ne l'ayons pas entendu » (in G. Bachelard, « La continuité et la
multiplicité temporelle », Bulletin de la Société française de philosophie, t. 37, no 2,
1937). Quatre ans plus tôt, dans la troisième édition de son rapport La Philosophie
française (in Mélanges, op. cit., p. 1178), Bergson avait rapidement mentionné, avec les
travaux de Nicad sur la géométrie de l'espace sensible et ceux de Poirier sur les notions
d'espace et temps, La Connaissance approchée.
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La mort de l'Esprit

LA CATASTROPHIQUE RETOMBÉE DE L'ÉLAN

En 1919, Bergson publie un recueil d'essais, L'Énergie spirituelle.


Comme le remarque aussi Frédéric Worms 1, il y a dans le titre la
volonté évidente de « relancer » la philosophie contenue dans le livre qui
lui avait assuré la célébrité en 1907. Cependant, le puissant élan méta-
physique véhiculé par L'Évolution créatrice, ainsi que sa capacité d'atti-
rer autant d'assentiments que de polémiques, entre dans une inévitable
phase de retombée et d'épuisement. La « frange » d'images pyrotech-
niques mobilisées en 1907, reproposées en 1919, a sans doute une part
anachronique aux yeux des jeunes gens qui ont vécu, lors des premières
années de leur maturité, soit la violence inhumaine des tranchées, soit le
climat de dépression économique et sociale causé par les séquelles de la
guerre.
L'essai ouvrant le recueil de 1919, le célèbre « La conscience et la
vie » – tiré d'une conférence donnée en 1911 à Cambridge –, bien
qu'introduisant aux développements futurs de sa philosophie morale, ne
consiste que dans la vulgarisation des résultats des recherches menées
par Bergson au cours des vingt années précédentes. Il reprend d'ailleurs
la conclusion triomphale et messianique du troisième chapitre de L'Évo-
lution créatrice. Ce dernier se clôturait par l'image de l'humanité qui,
comme une « immense armée […] galope à côté de nous, dans une charge
entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien
des obstacles, même peut-être la mort 2 ».

1. Cf. F. Worms, « Préface » à H. Bergson, L'Évolution créatrice, Paris, Puf, 2007.


2. Cf. L'Évolution créatrice, op. cit., p. 271. Dans la conclusion de La Trahison des
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110 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Dans « La conscience et la vie », après avoir décrit les sociétés


humaines comme manifestations de « la vie [qui] travaille à individuali-
ser et à intégrer pour obtenir la quantité la plus grande, la variété la plus
riche, les qualités les plus hautes d'invention », Bergson revient sur la
possibilité eschatologique d'un affranchissement de l'âme du corps et sur
la possible existence d'un au-delà dont un jour il serait même possible
d'explorer les dimensions. Cet essai, republié huit ans après son écriture,
dans un monde où la donnée la plus évidente est l'énorme puissance
technologique de mort dont les pays européens ont aveuglément abusé,
ces lignes pleines d'optimisme semblent illustrer les rêves d'un homme
appartenant à une autre époque. Comme d'autres, Jean Hyppolite sou-
ligne que la philosophie de Bergson, « à une période tragique de l'his-
toire, a paru trop empreinte de sérénité 1 ».
Le complet déphasage de L'Énergie spirituelle par rapport à son
temps apparaît de manière flagrante si on l'associe à un essai, « La crise
de l'esprit », écrit à chaud par un contemporain de Bergson, Paul Valéry
(né en 1871). Ce court essai – formé de deux lettres adressées à la revue
londonienne The Athenueum et publiées en français dans le numéro
d'août 1919 de la N.R.F. et, en 1924, dans le recueil Variétés – marque
très profondément toute une génération 2. L'Évolution créatrice se clôtu-
rait par l'image d'une humanité au galop, capable de triompher sur la
mort. Les années 1920 s'ouvrent au contraire sur la prise de conscience
valéryenne que toutes les civilisations humaines sont « mortelles », que
les « mondes » peuvent « couler à pic », non pas au cours d'un processus
dialectique qui leur assurerait une évolution, mais « par accident », à
cause de l'irruption d'un événement capable de rompre dramatiquement
l'écoulement du temps. Ainsi, l'histoire ne prolongerait pas le mouvement

clercs (1927 ; Paris, Pauvert, 1965, p. 167) – où Benda insiste sur le caractère pragma-
tique, animal et « profane » de la philosophie bergsonienne –, on trouve une parodie à
peine voilée de cette image triomphale.
1. Cf. « Vie et existence d'après Bergson », in Id., Figures de la pensée philosophique,
t. I, Paris, Puf, 1971, p. 490.
2. Voir le témoignage de Georges Canguilhem dans « Raymond Aron et la philoso-
phie critique de l'histoire » (in AA.VV, Raymond Aron, la philosophie de l'histoire et les
sciences sociales, Paris, Rue d'Ulm Éd., 1999, p. 17) : « Dans un ordre d'événements
différent mais non étranger, 1924 est l'année où Paul Valéry publie Variétés, recueil de
textes, dont le premier, daté de 1919, commence par la phrase célèbre : “Nous autres,
civilisations…” »
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La mort de l'Esprit 111

créateur de la vie, elle serait marquée par des cycles de destructions. C'est
à la même époque que cette idée cyclique du temps historique entre dans
l'imaginaire culturel grâce à Nietzsche et à Spengler et par la philosophie
allemande de l'histoire. Elle fait son apparition, de manière quelque peu
surprenante et trop tardive, chez le Bergson des Deux Sources, dans son
dernier chapitre, à travers la « loi de double frénésie » et l'idée de la non-
coïncidence entre évolution scientifique et évolution morale 1.
Comme plusieurs des essais parus dans les revues qui recommen-
çaient à être publiées au lendemain de la signature du traité de Versailles,
tout l'essai de Valéry est tendu dans une confrontation entre la situation
de l'Europe en 1919 avec celle de 1914, « arrivée à la limite de ce moder-
nisme ». En faisant un clin d'œil à un entretien de Bergson de 1914, « La
guerre et la littérature de demain 2 », Valéry déclare que si, d'une part,
« personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature,
en philosophie », d'autre part ce qui est indubitable est l'aspect tragique
de l'irruption de la contingence historique, à savoir que « des milliers de
jeunes écrivains et de jeunes artistes […] [sont] morts ». Davantage que
sur la crise matérielle, la « crise militaire » et la « crise économique »,
crises toujours susceptibles d'être dialectisées et donc expliquées, l'écri-
vain insiste sur la « crise intellectuelle » causée par la guerre. Il ne s'agit
pas de la crise d'un ou plusieurs États européens, mais de l'« Europe
mentale », de l'« esprit européen », des principes propres au siècle des
Lumières et de toute la « modernité ». Valéry met ainsi l'accent sur une
série de thèmes – la décadence de la civilisation et de l'esprit européen, la
discordance entre progrès scientifique et progrès moral, les conséquences
néfastes de la technique et du machinisme – sur lesquels insiste la prose
d'essai (Georges Duhamel, Pierre Drieu la Rochelle, Paul Morand 3) et
qui structurent l'imaginaire de toute une génération.
Pour comprendre le changement de mentalité dans l'entre-deux-
guerres, il faut encore suivre le fil doxique de la « crise » dans laquelle

1. Seul Albert Thibaudet avait tenté de convaincre ses lecteurs que, bien avant les
philosophies allemandes, la philosophie de la durée était une philosophie de l'histoire.
Cf. A. Thibaudet, « Une philosophie de l'histoire », N.R.F., août 1921, et « Les figures
bergsoniennes de l'histoire », Revue de Genève, août 1923.
2. In Mélanges, op. cit.
3. Dans l'ordre : Civilisation (1919), Mesure de la France (1922), Chronique du
vingtième siècle (1924-1927).
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112 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'« esprit », et donc aussi le « spiritualisme », seraient entrés à partir de


l'après-guerre. L'« esprit » est sans doute l'un des mots clés qui uni-
fient la séquence philosophique et culturelle de la Belle Époque – on le
retrouve chez Bergson, Brunschvicg, Blondel… Or l'« esprit » comme
mot d'ordre, problème et philosophème, disparaît à partir de la fin des
années 1930, au profit d'un concept comme celui de « réalité humaine »
ou « existence ». Si le mot résiste pendant les années 1920, la rhétorique
qui l'accompagne n'est cependant plus celle, triomphaliste, de l'« éner-
gie » ou de l'« élan », de l'« évolution » ou du « progrès » – figurant dans
le livre de Bergson, mais aussi dans celui de Brunschvicg de 1927, et du
durkheimien Bouglé avec ses Leçons de sociologie sur l'évolution des
valeurs de 1922 –, mais plutôt celle associée à des mots tels qu'« odys-
sée », « aventure », « inquiétude », « crise » et « décadence ».
Ces termes sont les indices de la disparition prochaine du concept
d'esprit, disparition liée au changement de problèmes auxquels ce
concept répondait. À partir de la manifestation d'une « crise de l'esprit »,
on assiste aussi à la « Déclaration d'indépendance de l'esprit » de
Romain Rolland (né en 1866) et à la tentative de créer une « Internatio-
nale de l'Esprit ». La revue Clarté, qui reprend ce programme, veut
« créer un esprit nouveau » et « faire la révolution dans les esprits ». Au
même moment, en 1922, André Breton (né en 1896) convoque un
« Congrès international pour la détermination des directives et la défense
de l'Esprit moderne ». Pendant la guerre, Apollinaire (né en 1880) avait
appelé à la création en poésie d'un « Esprit nouveau » ; au début des
années 1920, Le Corbusier (né en 1887) en reprend la formule pour
nommer la revue qu'il vient de lancer. Juste après la disparition de cette
revue, deux étudiants de philosophie à la Sorbonne, Georges Politzer (né
en 1903) et Henri Lefebvre (né en 1901), se réclamant d'une révolution
spirituelle, intitulent leur revue tout simplement L'Esprit. Le pamphlet
écrit par Henri Lefebvre à ce moment, qui ne sera pourtant pas publié,
s'intitule Déclaration des droits de l'Esprit. Un an après, Emmanuel Berl
(né en 1892), dans le journal qu'il publie avec Drieu la Rochelle (né en
1893), Les Derniers Jours, se fait également promoteur d'une « révolu-
tion de l'Esprit ». Peu après, le surréaliste René Crevel publie un recueil
auquel il donne le titre de L'Esprit contre la raison. Les derniers feux, au
début des années 1930, consistent dans la création de la revue Esprit par
Emmanuel Mounier, et de la collection « Philosophie de l'Esprit » dirigée
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La mort de l'Esprit 113

par Louis Lavelle et René Le Senne. La transformation des discursivités


gravitant autour du mot « esprit » désigne donc l'usure d'une vieille
constellation conceptuelle, saturée de suggestions liées à une époque
considérée comme révolue.
Dans la nouvelle situation culturelle déterminée par la guerre, il appa-
raît alors évident que L'Énergie spirituelle ne peut provoquer les mêmes
réactions que L'Évolution créatrice. La Revue de métaphysique et de
morale, dont la publication reprend après la trêve causée par la guerre, ne
lui consacre aucun compte rendu. Pour sa part, la Revue philosophique,
après avoir attendu plus de deux ans, confie à Joseph Ségond (né en 1872),
professeur de philosophie à l'Université d'Aix-Marseille, bergsonien dog-
matique, catholique et cocardier, l'occasion d'exprimer ses louanges dans
une courte recension. Il reconnaît dans le livre la même « manifestation de
l'énergie spirituelle » qu'il avait rencontrée – écrit-il – trois ans plus tôt,
grâce à la guerre, « créatrice même de nos consciences ». En effet, seule-
ment un an avant la parution de L'Énergie spirituelle, Ségond exaltait, par
un langage bergsonien, les vertus de la guerre et de la « race française »
dans le livre La Guerre mondiale et la vie spirituelle.
Un autre compte rendu paraît dans la N.R.F., signé par un jeune
contributeur d'Europe, Raymond Lenoir (né en 1886). Ce dernier, dont
plusieurs essais (tous très critiques) portent sur Bergson, a déjà publié,
dans le numéro d'octobre de la N.R.F., un article, « La pensée française
devant la guerre 1 ». Soulignant l'uniformisation stérilisante de la vie
intellectuelle provoquée par la propagande, Lenoir y met en évidence la
nécessité de s'affranchir du conformisme, du « caractère sentimental » du
« mysticisme » de la guerre qui, selon l'auteur, trouve son origine dans un
« mouvement mi-artistique, mi-philosophique d'avant-guerre ». Faisant
allusion au bergsonisme sans le nommer, il parle d'une philosophie où
« la sympathie et l'intuition sont élevées au rang de la méthode » 2. Cette
philosophie coïnciderait avec le rejet du rationalisme, la « prédominance
de la sensibilité », et avec la réduction de l'activité philosophique
à quelque chose situé entre une « manière d'art » et une « théologie
bâtarde » 3. Lenoir rattache cette tendance à l'influence du romantisme

1. Cf. « La philosophie française », op. cit., N.R.F., 1er octobre, p. 641- 669.
2. Ibid., p. 651.
3. Ibid., p. 653.
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114 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

allemand sur la philosophie du XIXe siècle et suggère la nécessité d'un


retour aux véritables origines de la pensée française, la pensée carté-
sienne.
Dans la recension de L'Énergie spirituelle, ces positions sont
reprises : la philosophie de Bergson est traitée comme une simple mode
influencée par le romantisme allemand, liée à d'autres manifestations
littéraires (parmi lesquelles le roman barrésien ou le symbolisme), qui
ont comme origine la réaction d'une société en crise au positivisme du
XIXe siècle. Bergson, qui, selon Lenoir, a séparé intelligence et sensibilité,
« ne répond plus aux besoins vitaux de l'époque qui commence ». La
société française, à l'issue du conflit, exige en effet une « volonté d'un
ordre humain [qui] suppose une maîtrise de l'intelligence qui récuse le
bergsonisme » 1.
Le compte rendu de Ségond et, surtout, celui de Lenoir méritent d'être
pris en considération non pas pour leur contenu philosophique, mais pour
leur statut ambigu de textes charnières. L'essai de Lenoir doit être analysé
suivant deux registres. Tout d'abord, les argumentations, les auteurs de
référence (Renouvier, Comte, Dantec) et le rôle de l'intellectuel proposé
s'alignent sur ceux présentés par Julien Benda cinq ans plus tôt dans Le
Bergsonisme ou une philosophie de la mobilité 2. Comme Benda, Lenoir
reproche à Bergson d'avoir promu le particulier, le singulier, la sensibilité,
la nuance, au lieu de se consacrer, en tant que clerc, à la recherche de
l'universel. Comme Benda, notamment dans Une philosophie pathé-
tique 3, il critique la philosophie bergsonienne et son succès d'un point de
vue sociologique, comme des effets de mode liés à la situation de la
France pendant la Belle Époque. L'image de l'intellectuel comme clerc se
consacrant à la recherche de la vérité en se désintéressant des aspects
contingents et profanes du monde demeure intacte. C'est le ton qui a
notablement changé : contrairement à des critiques d'avant-guerre
– comme celle, inaugurale, présentée par Benjamin Jacob dans la Revue de

1. Ibid., p. 1089.
2. Cf. J. Benda, Le Bergsonisme ou une philosophie de la mobilité, Paris, Mercure de
France, 1912 (le livre est le développement d'une polémique commencée peu avant entre
l'auteur et Édouard Le Roy sur les pages de la Revue du mois). Voir aussi L. Dauriac, « Le
mouvement bergsonien », in Revue philosophique, janvier 1913.
3. Cf. J. Benda, Une philosophie pathétique, paru d'abord dans le deuxième cahier
de la XVe série des Cahiers de la Quinzaine.
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La mort de l'Esprit 115

métaphysique et de morale de 1898 1 –, Lenoir ne traite pas le bergsonisme


comme une philosophie certes contestable mais vivante, mais comme un
reste archéologique, l'expression d'une époque désormais dépassée. L'évé-
nement ayant contribué à creuser ce fossé est bien évidemment celui de la
guerre. Selon Lenoir, la guerre a joué un rôle déterminant pour réveiller la
France de ses rêveries « bergsoniennes », pour « dissiper pour un temps les
conventions », pour « rappeler aux peuples leurs intérêts vitaux », pour
« les mettre en présence de réalités avec lesquelles on ne peut ruser » 2.
Mais, d'autre part, il est opportun de faire la différence entre les cri-
tiques de Lenoir et celles que les jeunes nés après 1900 adressent à Berg-
son. Ce qui sépare nettement Lenoir, et aussi Ségond, de cette génération
est l'absence de revendication de la nécessité d'un véritable renouvelle-
ment philosophique. Si Ségond prolonge dogmatiquement un bergso-
nisme naïf, loue les pouvoirs de l'intuition et interprète la guerre selon les
catégories des discours de propagande et de L'Évolution créatrice, le
socialiste Lenoir appelle à un retour à la tradition philosophique « intel-
lectualiste » et positiviste, et adresse au bergsonisme les mêmes critiques
que Benda. En somme, malgré l'irruption de la guerre, les tensions et les
polarisations propres aux trois premiers lustres du XXe siècle perdurent.
L'opposition entre intelligence et intuition, qui structurait les discussions
de la communauté philosophique pendant les années 1910, continue à
dominer le champ philosophique, le polarisant. C'est précisément ce
schéma binaire que la génération de jeunes nés après 1900 et ses contem-
porains essaieront de liquider.
Cela dit, le parcours de formation de toute cette génération reste
incompréhensible si on le scinde en deux processus politiques et artis-
tiques fondamentaux, indirectement liés à la guerre. Avant la philoso-
phie, ces deux événements rompent avec une certaine image de la pensée
dominante avant 1914. D'une part, est en cours la lente diffusion des
idées véhiculées par le PCF et qui touche un plus grand nombre d'intel-
lectuels, souvent très jeunes. D'autre part, on assiste au développement
des avant-gardes qui contribuent à la disparition du modèle romantique

1. Cf. B. Jacob, « La philosophie d'hier et celle d'aujourd'hui », Revue de métaphy-


sique et de morale, mars 1898, p. 170-201.
2. Cf. R. Lenoir, « Réflexions sur le bergsonisme », N.R.F, 1er décembre 1919,
p. 1077.
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116 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

de l'écrivain. Ces deux processus commencent à se croiser autour de


1925. Ce croisement entraîne la lente disparition des suggestions « berg-
soniennes » du champ politique et artistique, et une nouvelle figure de
l'intellectuel et de son activité, donc du sujet dans son commerce avec le
monde, commence à s'affirmer. Il ne s'agira plus du philosophe-artiste en
auscultation intuitive de son moi intérieur ou du philosophe-scientifique
réfléchissant aux conquêtes spirituelles de la science, mais du philosophe
engagé, de jure incapable de se dégager du monde, et donc obligé de
considérer chacun de ses actes intellectuels comme « politiques ».

L'ENGAGEMENT

L'absence de mention à Bergson dans les discours de la gauche après


1918 est frappante. Georges Sorel, qui avait joué un rôle de passeur du
bergsonisme dans les milieux anarcho-syndicalistes, après 1914, s'en désin-
téresse et est plus occupé à suivre les développements de la révolution bol-
chevique et par la lecture des écrits de Lénine, « le plus grand théoricien que
le socialisme ait eu depuis Marx », comme il le décrira dans l'édition de
1919 des Réflexions sur la violence. La participation de Bergson à la propa-
gande de guerre a comme conséquence de gommer l'image d'une doctrine
potentiellement contestatrice. La disparition du champ politique de Georges
Sorel s'accompagne d'une transformation de la gauche française suite à la
révolution bolchevique et au processus de formation du Parti communiste
qui attire dans son aire d'influence une petite couche d'intellectuels. Ces
derniers sont souvent issus d'une génération de « mobilisables » : survivants
des tranchées, la guerre représente pour eux l'événement qui scinde l'his-
toire en deux. Les voilà alors amenés à suivre la doctrine « marxiste » dont
la revendication majeure est de lier étroitement théorie et pratique.
Comme Nicole Racine et Jean Bodin l'expliquent, les intellectuels
français « n'ont eu jusqu'à la guerre aucune expérience du mouvement
ouvrier et vont en petit nombre, au lendemain de la guerre, se rappro-
cher du communisme : ils ont également subi [la] […] double influence
de la guerre et de la révolution russe 1 ». Malgré les différences, les deux

1. Cf. L. Bodin - N. Racine, Le Parti communiste dans l'entre-deux-guerres, Paris,


Presses de Sciences Po, 1985, p. 23.
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La mort de l'Esprit 117

caractères marquants qui définissent la première appropriation du


marxisme sont la connaissance très superficielle des textes de Marx et la
réduction du message communiste à un messianisme aux traits presque
religieux. « Dans la diversité des motivations qui conduisent au commu-
nisme, dans les différents types de communisme – écrivent encore Nicole
Racine et Jean Bodin – on retrouve le même refus de la guerre, la même
admiration pour l'expérience russe, le même désir de renouveau, la
même ignorance de la doctrine marxiste 1. »
Il faut en outre souligner un phénomène démographique fondamental
dont les retombées sont déterminantes pour la formation de la nouvelle
séquence intellectuelle. Le conflit, causant des milliers de morts, rompt la
continuité, individuant deux générations : d'une part, ceux qui ont parti-
cipé à la guerre ; de l'autre, ceux qui en ont été dispensés. Deuxièmement, il
favorise des rencontres : entre soldats de différente extraction sociale dans
les tranchées, entre différentes promotions après l'armistice. C'est par le
biais des individus influencés par l'expérience russe que les jeunes nés
après 1900 entrent en contact à la fois avec les effets désastreux de la
guerre sur toute une génération, et avec les vulgarisations du marxisme.
Georges Politzer et ses amis côtoient les surréalistes – qui, en tant que
soldats, avaient montré un intérêt précoce pour tout parti s'opposant à la
guerre, à l'intérieur du mouvement pacifiste Clarté, dont les membres
étaient nés entre 1885 et 1895 –, alors que Georges Friedmann rencontre
des aînés comme Raymond Lefebvre ou Paul Vaillant-Couturier. Enfin
– comme le rappelle Georges Canguilhem 2 – à l'École normale, en 1919 et
1920, une promotion spéciale pour les démobilisés crée un mélange entre
les survivants à la guerre, pour la plupart de tendance pacifiste et gauchiste,
et certains jeunes élèves nés après 1900 : Aron, Canguilhem, Sartre 3…
Ce n'est pas grâce aux publications liées au Parti que le message
« révolutionnaire » parvient aux jeunes de la génération de Politzer, du
fait de l'anti-intellectualisme et de l'antithéoréticisme qui y règne. Au
contraire, deux revues pacifistes font initialement circuler les suggestions
et les idées provenant de l'Union soviétique : Europe de Romain Rolland

1. Ibid., p. 27.
2. Cf. G. Canguilhem, « Raymond Aron et la philosophie critique de l'histoire »,
op. cit., p. 17.
3. Pour cette question de croisement générationnel, nous ne pouvons que renvoyer à
l'étude de J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle, op. cit.
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118 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

(né en 1866) et Clarté d'Henri Barbusse (né en 1872). Auteurs pendant


la guerre de deux importantes pièces pacifistes, le recueil Au-dessus de la
mêlée et le roman Le Feu, Rolland et Barbusse sont à l'origine d'une
fracassante « Déclaration d'indépendance de l'esprit », publiée dans
L'Humanité à la veille de la signature du traité de Versailles, le 26 juin
1919. Ce document, invitant les intellectuels à créer une « Internationale
de l'Esprit », s'engage dans le mouvement de démobilisation des intellec-
tuels français, dans la tentative de les affranchir de l'asservissement aux
intérêts nationaux qui s'était déterminé pendant la guerre. Exhortant les
intellectuels à jouer un rôle de médiateurs dans la réconciliation entre la
France et l'Allemagne, ainsi qu'à réaliser une révolution spirituelle et – à
la différence de celle bolchevique – non violente, la « Déclaration » divise
les intellectuels en deux camps, comme en son temps l'affaire Dreyfus.
Les conséquences de la guerre ont donc introduit une charge d'« enga-
gement » dans toutes les discursivités, provoquant aussi la nécessité de
formuler un modèle de subjectivité susceptible de rendre compte de la
nouvelle configuration des rapports entre action et réflexion. Si dans
Europe, et au début de l'expérience de Clarté, l'intervention des intellec-
tuels advient suivant le paradigme du « désengagement », de la « démobi-
lisation » des consciences, plus on s'approche de la fin des années 1920,
plus l'engagement des intellectuels est conçu en tant que lutte d'idées
dans laquelle on ne peut se soustraire à la prise de positions politiques.
Paul Vaillant-Couturier (né en 1891) et Raymond Lefebvre (né en
1892), fondateurs avec Barbusse du journal Clarté, ont tracé, déjà en
1920, une nette discrimination entre le rôle de l'intellectuel et de la
littérature avant et après la guerre. L'orage de la guerre a « saccadé »
« la floraison de la littérature de l'avant-guerre », et les écrivains, en
reprenant la plume, doivent la manier « comme une épée 1 ». Après la
« Déclaration », les parcours de Rolland et de Barbusse se séparent. Le
premier fonde la revue Europe, qui continue à soutenir la cause du
pacifisme et de l'indépendance des intellectuels face aux diverses ten-
dances politiques, tandis que Barbusse crée le journal Clarté, qui se
rapproche lentement du PCF. Cette transformation a lieu sous l'initia-

1. Cf. P. Vaillant-Couturier, Lettres à mes amis, Paris, Flammarion, 1920, p. 77. La


métaphore de la plume-épée est présente dans plusieurs textes des intellectuels de la
génération née après 1900.
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La mort de l'Esprit 119

tive de jeunes intellectuels comme Paul Vaillant-Couturier, Jean Bernier


(né en 1894) et Marcel Fourrier (1895) qui se reconnaissent, plus qu'en
Barbusse, dans l'autre fondateur du mouvement Clarté et de l'associa-
tion républicaine des anciens combattants : Raymond Lefebvre.
À la différence de Barbusse, Lefebvre veut lier étroitement le mouve-
ment à la jeune « génération des massacrés » qui s'oppose à ce qu'il
appelle explicitement la « génération de l'Union sacrée ». Sous la direc-
tion de Bernier et Vaillant-Couturier, la rédaction de la revue Clarté
arrête la politique d'ouverture à un large spectre d'intellectuels, ini-
tialement mise en place par Barbusse, s'adressant surtout aux jeunes
intellectuels de gauche, avec lesquels elle veut partager le sentiment
d'appartenance à une même génération. Ainsi, comme écrit Nicole
Racine, l'engagement de la revue Clarté se fait « dans un esprit tout dif-
férent 1 » de celui du mouvement de Barbusse 2. La revue vise à protéger
de l'oubli ou de toute manipulation la mémoire des morts pendant la
guerre et, se référant au mouvement bolchevique, elle espère pouvoir
canaliser le mécontentement des victimes et des masses travailleuses vers
une révolte. Cette coupure entre les jeunes rédacteurs 3 de la revue Clarté
et les fondateurs du mouvement se manifeste notamment à la mort
d'Anatole France ; initialement élevé par Barbusse au rang de parrain du
mouvement, dans un numéro spécial de la revue intitulé « Contre Anatole
France : cahier de l'Anti-France », l'écrivain est montré du doigt, comme
un pathétique représentant de la culture bourgeoise s'étant tourné vers la
cause du pacifisme par simple opportunisme.
Ainsi, comme le remarque Nicole Racine, le « communisme » de la
revue Clarté est « plus l'expression d'une révolte radicale contre la
société, la récusation absolue de ce qui peut paraître un compromis

1. Cf. N. Racine, « Du mouvement à la revue Clarté : jeunes intellectuels “révolu-


tionnaires” de la guerre et de l'après-guerre 1916-1925 », in J.-F. Sirinelli (éd..), Généra-
tions intellectuelles, Cahiers de l'Institut d'histoire du temps présent, no 6, novembre
1987, p. 25.
2. Les catégories mentales de Barbusse sont celles d'un homme d'avant-guerre. Le
roman à l'origine de son succès en 1908, L'Enfer, était partiellement influencé par
Bergson, qui avait été son professeur à l'École normale. Son héros cherche en effet la
solution à ses inquiétudes dans « une intuition paisible, simple comme le moi » ou dans un
« savoir secret de la vie » (H. Barbusse, L'Enfer, Paris, Albin Michel, 1908, p. 260 et 246).
3. Le seul aîné à être engagé dans leur entreprise est le sorélien et bergsonien Édouard
Berth, qui sera par ailleurs expulsé du groupe juste un an après son entrée.
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120 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

avec la société et la culture bourgeoises, qu'une adhésion au marxisme,


à cette date encore mal connu 1 ». Il s'agit d'un phénomène de généra-
tion : alors que les surréalistes se libèrent de ceux qui ont été leurs
maîtres pendant leur jeunesse (Valéry, Reverdy ou Apollinaire), la
revue Clarté, à son tour, s'affranchit rapidement, dès sa fondation en
1921, de la génération de ses tuteurs (Henri Barbusse, Anatole France,
Jean Jaurès). La révolution dont tous ces jeunes se réclament est conçue
à la fois « sous sa forme sociale » et comme « révolte de l'esprit », selon
les propos de Lefebvre : « À ce moment-là, la propagande pour l'URSS
gardait encore une tonalité anarchisante 2. » Cette période « anarchi-
sante » permet le rapprochement, en 1925, entre les membres de
Clarté, les surréalistes et le groupe de jeunes philosophes auquel Lefeb-
vre et Politzer participent. Peu après, cette situation rend aussi possible
la fondation de la première publication marxiste « philosophique », La
Revue marxiste, et enfin la promotion de pamphlets comme ceux
d'Emmanuel Berl.
Pour saisir l'influence de la force inédite de négation introduite par
le dadaïsme et le surréalisme sur la prose anti-académique d'une géné-
ration, il suffit de comparer les tons du pamphlet La Fin d'une parade
philosophique : le bergsonisme de Politzer avec les manifestations les
plus scandaleuses de l'avant-garde artistique qui le précèdent : avec le
Procès à Maurice Barrès intenté par la première rédaction de Littéra-
tures en 1921, avec le premier Cadavre écrit à la mort d'Anatole
France en 1924 et avec de plus longs essais comme le Manifeste du
surréalisme et Légitime défense de Breton, ou encore avec le Traité du
style d'Aragon. Politzer n'est évidemment pas le seul à faire passer
cette violence stylistique dans la prose d'essai. En ce sens, rappelons
les nombreux pamphlets qui commencent à être publiés à partir de
1927 : parmi eux, le recueil d'Édouard Berth de 1927, La Fin d'une
culture, les deux pamphlets d'Emmanuel Berl Mort de la pensée bour-
geoise et Mort de la morale bourgeoise, publiés dans la revue Europe
entre 1929 et 1930, la première version des Chiens de garde de Nizan,
publiée en décembre 1930 dans la revue surréaliste Bifur, sous le titre
de « Notes-programme sur la philosophie », le pamphlet de Henri

1. Cf. N. Racine, « Du mouvement à la revue Clarté », op. cit., p. 27.


2. Cf. H. Lefebvre, La Somme et le Reste, Paris, Klincksieck, 1989, p. 309.
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La mort de l'Esprit 121

Lefebvre, Déclaration des droits de l'esprit (lu d'abord, fin 1926, à la


Sorbonne), les livres de Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le Cancer
américain et La Décadence de la nation française, et même l'essai
sartrien « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :
l'intentionnalité 1 ».
Il faudrait notamment comparer les phrases au vitriol du chapitre
conclusif de La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme dont
Politzer conseille la lecture au « maître » (« M. Bergson n'est encore
que mourant, mais le bergsonisme est en fait mort »), aux pamphlets
surréalistes ad hominem contre Barrès ou Anatole France 2 (« Certains
jours j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine », « Avec
France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va »), mais, plus
en général, au Traité du style d'Aragon, qui n'épargne ni Bergson
ni Brunschvicg. À l'instar de France, qui est encensé par tous ses
contemporains sans distinction et dénoncé par la génération de la
guerre, Bergson, à sa réception du Nobel en 1928, est acclamé par ses
collègues.
Cette violence, dont la véritable nouveauté commence à transparaître
clairement à partir de la première individualisation du mouvement sur-
réaliste, trouve sa raison ultime dans un phénomène de génération. La
majeure partie des jeunes qui entament leurs études après la guerre nour-
rit la certitude que les écrivains et les philosophes nés avant 1880 qui,
inconscients de la signification de la coupure de la guerre, étaient restés
attachés au type de travail intellectuel entamé avant 1914, ne méritent
plus d'être pris en considération. La déclaration de Breton pendant le
procès à Barrès est emblématique : « Un homme préféré de la génération
de Barrès n'existe pas, mais je préfère tous ceux de la génération sui-
vante 3. » Si la guerre est bien terminée, ses séquelles sur le plan des idées

1. La prose de cet essai, publié dans la N.R.F., n'est pas celle d'un essai universitaire
ou savant. Il suffit de rappeler l'utilisation répétitive des mots d'ordre (« toute conscience
est conscience de quelque chose »), du langage cru et péjoratif (« la saumure malodorante
de l'Esprit ») et les conclusions expéditives (« Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en
même temps de la vie intérieure »).
2. Dans sa dédicace à Bergson, Politzer écrit : « Il vous suffira, maître, de parcourir le
chapitre IV » (voir au Fonds Henri Bergson, bibliothèque littéraire Jacques Doucet, sous la
cote Bon II-992 Bon IV-6).
3. Cf. A. Breton, « L'affaire Barrès acte d'accusation », in Id., Œuvres complètes,
Paris, Puf, 1989, t. III, p. 433.
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122 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

sont encore présentes : la censure, la propagande, le « bourrage de


crâne » qui avait rendu passifs tant les soldats que les intellectuels 1.
La première réaction de la part de la nouvelle génération à ce climat
de stagnation, qui avait annulé tout débat intellectuel pendant quatre
ans, ne peut prendre forme qu'à travers des dénonciations 2. Celles-ci
impliquent rapidement aussi Bergson, Parodi, Brunschvicg et les autres
protagonistes de la vie philosophique d'avant 1914. Dans les tranchées,
avec des milliers de jeunes mobilisés, c'est aussi un « style de pensée »,
défendu par les hommes n'ayant pas participé à la guerre, qui est mort.
En revanche, un élément a survécu – comme le regrette Gide en 1920 3 :
la violence, reflétée dans les textes de l'avant-garde qui « avait fait table
rase du passé 4 ».

SURRÉALISME ET SYMBOLISME

Pendant les années 1920, les discursivités « bergsonisantes » résistent


et prolifèrent encore dans le champ littéraire. Cette situation change, à
travers la puissante influence du surréalisme 5. Le surréalisme a créé une
véritable « nouvelle image » de la pensée et de l'action, nourrie par les
lectures de Breton et Aragon pendant et après la guerre. Bien avant les
philosophes et les psychologues, Breton et son groupe attirent l'attention
sur des auteurs bannis ou méconnus, notamment Freud. L'intérêt porté
par le surréalisme à la psychanalyse s'inscrit dans le climat de vulgarisa-
tion du freudisme où se trouve le champ littéraire contemporain ou précé-
dant immédiatement la création de la Société parisienne de psychanalyse ;
à partir de 1922, la psychanalyse est mentionnée partout dans le champ
littéraire français. Toutefois, même si l'intérêt pour celle-ci y est un phé-

1. Cf. A. Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, 1952.


2. Henri Lefebvre exprime en quelques mots les réflexions propres aux jeunes gens
de son âge : « La génération qui précède a fait faillite, radicalement. Rien à prendre, rien à
faire avec eux. Très spécialement en France : les preuves : la guerre, la révolution russe » ;
(La Somme et le Reste, op. cit., p. 374).
3. Cf. A. Gide, « Sur Dada », N.R.F., avril 1920.
4. Cf. H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., p. 393.
5. Il suffit de rappeler La Révolution surréaliste, Philosophies et la revue Bifur, qui,
outre le premier texte de Heidegger traduit en langue française, publie les premiers textes
de Nizan et de Sartre.
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La mort de l'Esprit 123

nomène généralisé et en partie lié à la mode et à la relation déjà entretenue


par le symbolisme avec la psychologie et la psychopathologie, les surréa-
listes, appartenant à une génération de jeunes, par le type de « lecture »
qu'ils donnent des textes freudiens dans les années 1920, acquièrent une
originalité. Leur démarche comporte une double surdétermination de
la valeur de la psychanalyse dans le champ des savoirs et des pratiques
artistiques contribuant à opérer une coupure théorique et poétique avec
tout ce qui a été produit en art pendant les deux décennies précédentes, y
compris les utilisations du bergsonisme.
Pendant la guerre, André Breton, alors jeune médecin, lit certains
auteurs ayant figuré parmi les sources théoriques principales des symbo-
listes : le livre sur Freud de Régis et Hesnard, Janet 1, Ribot et, dans une
moindre mesure, Bergson. Autour de 1922, Aragon – introduit à Jac-
ques Doucet par Breton – rédige avec son ami un projet de transforma-
tion de la bibliothèque du couturier mécène. Dans ce document 2, on
peut localiser les livres qu'ils avaient lus, livres qui « ont joué pour nous
et pour quelques autres un rôle tel […] qu'il nous est du moins impossi-
ble de les oublier 3 ». Parmi les philosophes ils y nomment Kant, Hegel 4
et, en dernière place, Poincaré et Bergson 5. Dans le Manifeste, Breton
– expliquant l'aversion du surréalisme pour le « règne de la logique » –
argumente dans un langage amplement tributaire de celui de l'Essai que
« les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables
d'augmenter celles de la surface ». Quelques années plus tard, dans Les
Pas perdus, il parle d'un devenir comme d'une « lutte de tous les instants

1. Dans la composition des Champs magnétiques, c'est Soupault qui se penche sur
Janet, tandis que Breton connaît surtout Freud et Ribot.
2. Cf. A. Breton, « Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet », in Id., Œuvres
complètes, op. cit., t. I, p. 631-636.
3. Ibid., p. 631.
4. Il s'agit de « l'homme qui pour Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Jarry et surtout
Dada, fut le véritable Messie : Hegel, dont l'“idéalisme absolu” exerce aujourd'hui une
influence énorme » (ibid., p. 632). Ces formules ressemblent vaguement à une page de la
préface à L'Explication dans les sciences qu'Émile Meyerson écrit tout juste un an plus
tôt : « Les théories mises en avant par cet homme dont la réputation philosophique – c'est
le moins, semble-t‑il, qu'on en puisse dire – est une des plus retentissantes qui soient :
Hegel » (L'Explication dans les sciences, Paris, Alcan, 1921, p. X).
5. Les deux poètes tiennent à ajouter les noms « de Poincaré et de Bergson dont, bien
entendu, nous pensons utile que vous ayez les œuvres complètes » (« Projet pour la
bibliothèque », op. cit., p. 631).
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124 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

dont le résultat le plus habituellement est de figer ce qu'il y a de plus


spontané et de plus précieux au monde 1 ».
Cependant, tant la psychanalyse que l'hégélianisme jouent dans le
dispositif surréaliste un rôle bien plus important que celui revêtu par
Bergson. L'esthétique symboliste et surtout néo-symboliste dépend d'un
idéal néoromantique d'expressivité posant l'accent sur le repli subjectif et
l'examen des profondeurs psychologiques du moi, considéré comme une
instance irréductible au monde. C'est l'une des raisons pour lesquelles le
symbolisme accorde autant d'intérêt d'abord à la psychopathologie de
Ribot, ensuite à la métaphysique schopenhauerienne de la volonté, enfin,
vers 1905, après la publication de l'« Introduction à la métaphysique », à
la « philosophie de l'intuition » de Bergson. Autour de 1922, le surréa-
lisme s'achemine dans une direction opposée : il s'agit d'une fuite de
l'intériorité psychologique en direction du langage.
En suivant ses analyses, ne nous laissons pas tromper par ce que
Laurent Joly nomme l'apparent « retour d'un vocabulaire [bergsonien]
qui semblait devenu caduc » dans le Manifeste du surréalisme et dans
certains des écrits « théoriques » du surréalisme. Si l'on prend ces textes à
la lettre, il pourrait sembler que l'esthétique littéraire du surréalisme se
trouve « à nouveau englobée dans la sphère du “psychique” dont elle
s'était péniblement émancipée 2 ». La fin de l'influence du bergsonisme
sur le surréalisme n'est pas extérieure mais plutôt intérieure au processus
dialectique d'évolution propre à la pratique et à la théorie des avant-
gardes. La composante « introspective » et « intuitive » est certes présente
dans le vocabulaire du surréalisme, mais, à bien y regarder, la direction
du mouvement de Breton autour de 1922 – qui, à la fois, influence et est
influencé par la psychanalyse – est en réalité inverse, à savoir celle d'une
mise en relation directe de la contemplation avec l'action, de l'expérience
« externe » avec celle « interne », retournée comme un gant.

1. Cf. A. Breton, Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 192.


2. Cf. L. Jenny, La fin de l'intériorité. Théorie de l'expression et invention esthétique
dans les avant-gardes françaises (1885-1935), Paris, Puf, 2002, p. 125. Julien Gracq se
dira stupéfait par le fait que « Breton a tenu à placer sous l'invocation de Freud un
programme de transcription immédiate du flux mental qui se fût réclamé beaucoup plus
naturellement de Bergson » (J. Gracq, André Breton. Quelques aspects de l'écrivain, in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1989-1995, t. II, p. 497 ; cité par F. Azouvi dans La
Gloire de Bergson, op. cit., p. 305).
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La mort de l'Esprit 125

Le surréalisme, résume Jenny sa Fin de l'intériorité, « ne pratique


qu'apparemment un retour au symbolisme à travers l'écriture automa-
tique » ; si l'on essaie de dépasser ces apparences, on s'aperçoit au contraire
que « le sujet de l'écriture automatique, étrangement dépersonnalisé,
demeure introuvable », ainsi le « champ de la révélation automatique
s'élargit-il du texte à la vie, envahissant la totalité des apparences jusqu'à
faire un vaste paysage psychique où s'effondre la distinction entre intério-
rité et extériorité 1 ». Dans le surréalisme, il n'y a plus de distinction entre
« symboles linguistiques » (liés au commerce avec le monde) et « intériorité
des pensées » (dont la poésie essaie de rendre compte), entre langage et
pensée, comme dans l'esthétique « bergsonienne » des néosymbolistes :
pensée et langage ou acte d'écriture sont une même chose. Reverdy écrit
justement, dans le premier numéro de La Révolution surréaliste, que le
concept de « dictée automatique de la pensée » est une tautologie, puisque
la pensée « est elle-même cette fonction de l'esprit qui a besoin pour prendre
corps de se préciser en mots, de s'organiser en phrases 2 ».
Les surréalistes mettent donc l'accent sur l'idée d'une logique de la
pensée présente même dans les états dits pathologiques, et cela implique
une coupure nette avec le symbolisme, dont la deuxième génération avait
été profondément imprégnée par le bergsonisme. Tandis que les symbo-
listes partent à la découverte des espaces psychiques quasi substantialisés,
les surréalistes veulent faire émerger un fonctionnement de la pensée dif-
férent, susceptible de révéler une logique plus ample, propre au surréel.
Les symbolistes ont, quant à eux, cherché chez Schopenhauer, Ribot et
Bergson les instruments pour explorer des espaces intérieurs qui, tout en
étant incommunicables, pouvaient être suggérés par le langage poétique
mais pour les surréalistes la psychanalyse fait émerger un plan logique
sans aucune référence à une intériorité innommable ou inconnaissable.
L'idée, d'origine dadaïste, que la pensée se fait dans la bouche, que la
pensée est donc quelque chose de matériel, implique celle d'une unité de
pensée et de langage : les surréalistes isolent donc dans les œuvres de
Freud la rupture qu'il établit avec le champ discursif de la psychiatrie et
celui de la psychologie, rompant ainsi avec tout biologisme encore

1. Cf. L. Jenny, La Fin de l'intériorité, op. cit., p. 16.


2. Cf. P. Reverdy, « Le rêveur parmi les murailles », La Révolution surréaliste, no 1,
1925, p. 19.
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126 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

présent dans l'œuvre freudienne. L'expérience de la folie est introduite


par Freud dans le discours de la vérité lié au sujet et rompt avec l'idée du
normal et du pathologique considérés comme des états biologiques. Il
n'y a plus, comme dans le symbolisme, le « monde intérieur », d'une
part, le langage et les symboles, d'autre part. Extérieur et intérieur, lan-
gage et pensée constituent donc une seule réalité définie par Breton, dans
le premier Manifeste, comme « surréel » et conçue, suivant Hegel,
comme la synthèse « concrète » du conscient et de l'inconscient. Jenny
résume cette situation à la perfection, affirmant que le surréalisme
conçoit « une réalité réunifiée, dépourvue de différence entre des espaces
ontologiques hétérogènes » ; le surréalisme s'affranchit ainsi du symbo-
lisme, qui suppose « le clivage entre deux scènes ontologiquement diffé-
rentes (comme chez Schopenhauer, la “volonté” et la “représentation”
[comme l'esprit et la matière, la durée et l'étendue]) » 1.
Le surréalisme accomplit ainsi un mouvement d'« extériorisation
progressive de l'intériorité romantique » – qui trouve son origine chez
Mallarmé, ses avatars dans le mouvement symboliste, et son échappa-
toire dans le modernisme, par le biais d'Apollinaire – et dont la pointe la
plus avancée est sans aucun doute incompatible avec l'image vulgarisée
du bergsonisme circulant dans des revues néosymbolistes comme Vers et
prose et La Phalange, mais aussi auprès d'un large éventail de littérateurs
et poètes comme Georges Duhamel, Jean Royère, Jean Blum, Jules
Romains et les poètes de l'Abbaye. Il s'agit donc de la fin de la fascina-
tion symboliste pour l'introspection psychologique. En 1920 déjà, le
jeune Breton consacre un premier essai à Dada dans la N.R.F., où il
refuse tout exercice d'analyse de soi comme source de création littéraire
tout en conspuant les critiques littéraires qui reprochent à l'avant-garde
de ne pas se « confesser sans cesse 2 ». Quatre ans après, dans le premier
Manifeste, la condamnation se répète : Breton fait suivre au refus du
roman réaliste et positiviste celui de la poésie qui tire profit de l'analyse
psychologique et de la logique des sentiments. D'une part, il faut criti-
quer « l'attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Ana-
tole France » ; de l'autre, il faut aussi suivre un certain matérialisme,
réagir au culte de l'intériorité par « une heureuse réaction contre les

1. Cf. L. Jenny, La Fin de l'intériorité, op. cit., p. 150.


2. Cf. A. Breton, « Pour Dada », N.R.F., 1er août 1920, no 83, p. 210.
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La mort de l'Esprit 127

tendances dérisoires du spiritualisme 1 ». Le même refus de la psycholo-


gie et de l'introspection est présent chez Aragon : dans Le Paysan de
Paris, la psychologie est traitée de « petite radoteuse, qui ne trahit guère
chez les coiffeurs que par les noms des parfums, les teintures et le roman-
tisme des coiffures […], n'a plus depuis longtemps déjà de secrets pour
les tailleurs 2 », et les psychologues sont désignés comme des « amateurs
d'âmes » et des « acolytes du sentiment 3 ».
La nouvelle configuration entre « inconscient » et « conscient », pen-
sée et langage, a également pour conséquence une tout autre conception
des rapports entre contemplation et action : si, chez les symbolistes
« bergsoniens », la « disponibilité » et le « désintéressement » sont les
conditions indispensables à la création littéraire, conçue comme une
occupation séparée de la vie quotidienne, en revanche, dans le surréa-
lisme, le rêve est inséparable de l'action, l'art est en soi engagement. Dans
le Traité du style, Aragon met en effet explicitement en cause la concep-
tion de l'art pour l'art et de l'écriture désintéressée qui commande le
clivage symboliste entre intérieur et extérieur, rêve et action : « Vieille
histoire du rêve et de l'action qui nous vaut une conception mélodrame
du professionnel de l'écriture et des débats qui s'instituent entre les chi-
mères et le gagne-pain, sans parler des Déceptions Quotidiennes, ce
thème symboliste. » Aragon dit se refuser à « séparer l'un de l'autre deux
êtres fictifs, l'auteur et le type qui s'en lave les mains. L'homme qui a
tracé sur ce mur des mots mal orthographiés, mais précis, est le même
iguanodon que voici flânant aux boutiques ». L'écriture ne vient pas
d'une conversion imaginaire, d'un « pur désintéressement ». L'« homme
désintéressé », ce « drôle d'eunuque », n'existe pas : quand on se croit
« désintéressé », on est simplement inconscient de sa propre position,
puisque, en réalité, on agit « au profit de quelqu'un qui ne le serait pas,
désintéressé » 4. On ne peut donc que feindre de se désintéresser et de
s'absorber dans la contemplation. Cela signifie la fin de l'« intuition »

1. Cf. A. Breton, Manifeste du surréalisme, in Œuvres, op. cit., p. 310.


2. Cf. L. Aragon. Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, 2004, p. 58.
3. Ibid., p. 248.
4. Cf. L. Aragon, Traité du style, op. cit., p. 229 et 231 ; les italiques sont les nôtres.
On retrouve le même argument quelques années plus tard, à propos de Benda : « Au
moment même où il dégage sa responsabilité, l'histoire l'engage » ; cf. G. Politzer, Écrits
II, Paris, Éditions Sociales, 1967, p. 64.
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poétique qui ne peut être considérée que comme « action » engagée qui
s'ignore.
C'est pour cette raison que les surréalistes, avant Politzer, critiquent
toute substantialisation des instances psychiques, des pulsions et des uni-
vers intérieurs et, donc, la version vulgarisée du bergsonisme véhiculée
pendant les années 1920. Ainsi, un chiasme particulier se détermine entre
littérature et analyse, à travers la pratique de l'écriture automatique, puis
à travers l'analyse des textes littéraires. Ce chiasme infléchit dans une
certaine direction tant le travail de Politzer que, après lui, celui de Lacan.
Ceux-ci mettent l'accent sur l'analyse du roman individuel plus que sur
celui de la théorie de l'inconscient et des pulsions.
Le cadre se dessine donc clairement : d'une part, les savants et les
hommes de lettres nés avant 1900 reportent le neuf à l'ancien, lisant la
psychanalyse en continuité avec la tradition de la psychologie française
d'avant la guerre, essayant d'adoucir les aspérités théoriques et d'amoin-
drir les aspects les plus scabreux ; de l'autre, la nouvelle génération litté-
raire (puis scientifique et philosophique) souligne et accentue tout ce qui,
dans la psychanalyse, constitue un scandale et une rupture avec la tradi-
tion.
D'autres contemporains, plus jeunes, s'aperçoivent de cette opéra-
tion. Daniel-Rops, auteur du roman L'Âme obscure en 1929, décrivait
trois ans plus tôt, dans le recueil d'essais Notre inquiétude, les préoccupa-
tions de sa génération, citant d'ailleurs les activités intellectuelles de
quelques-uns de ses jeunes contemporains, parmi lesquels le groupe de
« philosophes » gravitant autour de Politzer. Il oppose dans ce livre le
succès de Freud à celui, désormais épuisé, de Bergson. « Freud a été
acclamé surtout par les plus jeunes générations », tandis que « le bergso-
nisme a été salué par les générations d'avant-guerre, celle de Péguy et de
M. Albert Thibaudet » 1. Au moment même où il écrit ces lignes, Daniel-
Rops publie un petit essai consacré à Henri-René Lenormand 2. Louant
Lenormand pour son « théâtre d'inquiétude », capable de sonder les
aspects les plus sombres de l'âme humaine, il consacre deux longs cha-
pitres aux rapports entre l'écriture dramatique de Lenormand et l'apport

1. Cf. Daniel-Rops, Notre inquiétude (1927), Paris, Perrin et Cie, 1953, p. 109.
2. Cf. Daniel-Rops, Sur le théâtre de H.-R. Lenormand, Paris, Éd. des Cahiers libres,
1926.
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La mort de l'Esprit 129

de la psychanalyse. Encore une fois, Bergson, qui fait de « l'inconscient


une conception métaphysique de l'esprit, et une abstraction », est opposé
à Freud qui « ne fait de l'inconscient qu'une annexe du conscient, […] un
domaine général peu accessible, mais pour les découvertes duquel les lois
de la logique sont parfaitement valables 1 ». La conception bergsonienne
d'un « inconscient métaphysique » est bonne pour le poète doué d'intui-
tion, tandis que « la psychanalyse appartient donc beaucoup plus aux
dramaturges et aux romanciers qu'aux poètes 2 ».
Dans un court article publié en 1927 dans son journal Les Derniers
Jours et intitulé de manière paradigmatique « La fin du roman », Emma-
nuel Berl concorde avec ce bilan : toute la littérature du XIXe siècle a
surtout consisté dans des « romans d'évolution et d'introspection » par-
faitement en phase avec la métaphysique de M. Bergson qui est, « au plus
haut point, une métaphysique du XIXe siècle ». Mais « il n'est plus le
temps pour ce genre de littérature […]. Doutant de la réalité de la per-
sonne, de la possibilité a priori de la psychologie, le romancier peut cher-
cher hors de la psychologie individuelle l'objet de son art. Il écrit, alors,
des romans épiques et dramatiques [qui correspondent] à des besoins
plus réels » 3.
Telles sont les raisons pour lesquelles le bergsonisme – qui, dans le
champ littéraire, se surcharge désormais de suggestions liées au symbo-
lisme – ne peut être utilisé, ni par les surréalistes ni par les nouveaux
romanciers, comme source pour la formulation d'une esthétique. La
condamnation politique s'ajoutera à une condamnation philosophico-
esthétique seulement plus tard 4, au moins après le Nobel et le pam-
phlet de Politzer, qui est en revanche préparé par ces mouvements
dans le champ littéraire ici décrit. Voilà pourquoi les surréalistes
trouvent des ressources « théoriques » dans la psychanalyse ; en dépit
des apparences, cette dernière et l'écriture automatique participent au

1. Ibid., p. 133-134.
2. Ibid.
3. Cf. E. Berl, Les Derniers Jours, octobre 1927, p. 7. Voir aussi « Bergson », in Id.,
Essais, Paris, Julliard, 1985, p. 325-335.
4. Azouvi cite avec pertinence la conférence tenue par Breton à Yale en 1942, « Situa-
tion du surréalisme entre les deux guerres » (in Œuvres complètes, op. cit. t. III, p. 715),
où Breton parle de l'éloquence belliqueuse de certains intellectuels, parmi lesquels Berg-
son, durant la Grande Guerre.
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130 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

projet d'éclosion de l'intériorité sur laquelle le symbolisme a construit


son esthétique. La science fondée par Freud a comme but, chez les
surréalistes, non pas la plongée romantique dans une réalité insaisis-
sable de laquelle il faut se rapprocher, de manière asymptotique,
à travers les images évocatrices, mais au contraire l'explosion de
toute instance porteuse d'une intériorité séparée du commerce avec le
monde.
Les mêmes raisons poussent les jeunes philosophes nés pendant la
première décennie du siècle à chercher contre Bergson des inspirations
au-dehors de la France philosophique de la Belle Époque : chez Husserl,
Heidegger, Hegel… Cette volonté de trouver de nouveaux instruments
conceptuels et de nouveaux « maîtres » fait d'ailleurs oublier à la nou-
velle génération que Freud (mais aussi Husserl) a jeté les bases de son
œuvre avant la guerre et qu'il était contemporain de Bergson et Brunsch-
vicg. Lefebvre souligne en effet que toute sa génération se réclame,
contre les maîtres des années 1910, des idées d'auteurs jusqu'alors
inconnus : « Nous réceptionnions les idées […] de Freud, alors qu'il
appartenait à ces générations d'avant-guerre que nous repoussons dans
la préhistoire 1. »
L'extériorisation surréaliste de la pensée, qui insiste sur la rupture,
la dialectique, l'écriture par fragments, ne peut s'effectuer sans influen-
cer – de manière plus ou moins consciente – la réflexion philosophique
naissante, comme celle du groupe des jeunes étudiants dont Politzer fait
partie. Dans La Somme et le Reste, livre de 1959, Lefebvre se rappelle
de l'influence cruciale des surréalistes. Les thèmes de l'ouverture de
l'intériorité et de l'intérêt pour le langage « venaient en grande partie
des surréalistes ; mais ils étaient “dans l'air” ; ils se liaient à la prétendue
recréation de l'univers à partir de zéro ; […] pour eux la phrase poétique
cessait de présenter une ligne mélodique continue ; [n]ous découvrions
le discontinu et la discontinuité 2 ».

1. Cf. H. Lefebvre, La Somme et le Reste (1959), Paris, Klincksieck, 1989, p. 405.


2. Ibid., p. 48.
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La mort de l'Esprit 131

LES PHILOSOPHES

Les premiers jeunes philosophes exposés à l'influence des surréalistes


et des groupes pacifistes et qui réagissent au climat de stagnation en
philosophie sont les étudiants sorbonnards qui animent deux revues à la
lisière entre littérature et philosophie, Philosophies et L'Esprit, publiées
en 1924-1925 et en 1926 : Pierre Morhange (né en 1901), proche de Jean
Grenier (né en 1898), qui prépare un DES de psychologie avec Dumas ;
Henri Lefebvre (né en 1901), ancien élève de Maurice Blondel à Aix, qui
travaille à un DES sous la direction de Brunschvicg ; Norman Gutermann
et Georges Politzer (nés en 1902), deux immigrés polonais et hongrois
intéressés par des questions d'épistémologie, également sous la direction
de Brunschvicg. En 1925, Georges Friedmann (né en 1901), normalien,
ex-étudiant d'Alain et proche de Barbusse et Rolland, se joint à eux tout
comme en 1928 un autre normalien, Paul Nizan (né en 1905). Ces
revues, quoique à vocation philosophique, s'adressent à un public situé
entre la N.R.F. et les revues d'avant-garde littéraire comme La Révolu-
tion surréaliste. Elles ont non seulement une valeur anticipatoire, mais
leurs auteurs sont lus par ceux qui seront des challengers pendant les
années 1930 et 1940 : Simone de Beauvoir (qui en parle longuement dans
ses Cahiers de jeunesse 1), Sartre et Merleau-Ponty (qui en reprennent
plusieurs formulations proposés par Lefebvre), Aron et Jankélévitch 2.
Par une formule vaguement bergsonienne, le premier manifeste du
groupe propose un « mysticisme de l'action » où l'on se « contemplerait
agir 3 ». Dans les premiers numéros de la revue, on retrouve la volonté de
faire table rase de tout ce qui se faisait en philosophie avant la guerre : on
renvoie l'un après l'autre le thomisme de Maritain, Massis et de Tarde,
Rivière, Jules Romains, Proust, accusé d'utiliser un style « torturé, mon-
dain et précieux », tout concentré dans la narcissique « quête indéfinie
du moi », Thibaudet, coupable d'un « éclectisme où tous les auteurs
se répondent » et d'un « pâteux » et uniformisant bergsonisme. Si

1. Cf. S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, op. cit., p. 270-273.


2. Jankélévitch en parle dans une lettre de 1926 à Louis Beauduc ; cf. V. Jankélévitch,
Une vie en toutes lettres, 1923-1980, Paris, Liana Levi, 1998, p. 118.
3. Cf. P. Morhange, « Billet de John Brown », Philosophies, no 3, septembre 1924,
p. 261.
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132 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Gutermann et Politzer accueillent avec intérêt les ouvrages de Meyerson


et de Brunschvicg, l'ex-élève d'Alain, Friedmann conspue littérateurs et
psychologues pour lesquels la guerre n'a rien signifié, et qui sont taxés de
disponibilité et manque d'engagement. Plus en général, selon Friedmann,
il n'est pas possible de se soustraire à l'action pour se consacrer à la
pensée, on est toujours engagés, « il n'y a pas d'action désintéressée » 1.
Il en va de même pour Georges Politzer qui, dans un essai de 1926
intitulé simplement « Introduction », fournit une anticipation de tous les
pamphlets publiés entre la fin des années 1920 et le début des années
1930 comme ceux de Politzer (1929), d'Emmanuel Berl 2 (1929 et 1930)
et de Nizan (1930 et 1932). Politzer ne ménage aucun des philosophes
français – « rationalistes, intuitionnistes […], idéalistes, pragmatistes,
néo-kantiens, néo-hégéliens, néo-réalistes, réalistes critiques, pragma-
tistes et, avec eux, tous les philosophes jouant avec l'art, jouant avec la
science ou avec la religion » – pour leur manque de matière et leur inutile
« raffinement 3 ». Les années 1920 sont pour Politzer une période de
stagnation philosophique qui annonce une époque de « renaissance de
l'esprit », marquée par la découverte d'« une matière nouvelle » et par
l'effraction de « vérités révolutionnaires », comme la séquence philoso-
phique de l'idéalisme allemand de Kant à Marx.
Malgré un intérêt initial pour la philosophie de la durée 4, probable-
ment lié aux souvenirs du bachot des rédacteurs de la revue, Bergson
connaît rapidement le même sort que les autres auteurs. Dans la « Rétro-
spective » sur l'Essai sur les données immédiates de la conscience, le
gérant de la revue, un bergsonien de la première heure, Jean Weber,
atteste que, depuis cet ouvrage, la vocation pour le concret de Bergson a

1. Cf. G. Friedmann, « Ils ont perdu la partie éternelle d'eux-mêmes », Esprit, no 1,


1926, p. 143.
2. Mort de la pensée bourgeoise et Mort de la morale bourgeoise. Le premier pam-
phlet de Berl constitue l'exemple pour Nizan dans l'écriture des Chiens de garde (cf. le
compte rendu enthousiaste de Nizan, « E. Berl – Mort de la morale bourgeoise », Europe,
5 juillet 1930, p. 449-453, republié in P. Nizan, Articles littéraires et politiques, op. cit.,
p. 108-113). Voir aussi la recension de Berl d'Aden, Arabie dans Europe du 15 juin
1931.
3. Ibid., p. 33.
4. Une « Rétrospective » sur Matière et mémoire est publicisée dès la première livrai-
son de Philosophies et, dans son « Billet » du troisième numéro, Morhange annonce un
numéro monographique entièrement consacré à l'auteur de L'Évolution créatrice.
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La mort de l'Esprit 133

débouché sur une « nouvelle idéologie », sur « une cosmogonie, verbale


comme toutes les cosmogonies », où l'élan créateur est élevé « au rang
d'un noumène ». Du bergsonisme ne peut découler aucune morale car
« dire que nous sommes des spontanéités, que la vie est création indéfini-
ment renouvelée, que l'acte libre est incommensurable avec ses antécé-
dents, c'est avérer la loi unique du fait » 1. Peu après, en 1927, le jeune
agrégé Paul Nizan répond à la question posée par Les Nouvelles litté-
raires concernant ses influences, que les noms de « Blondel, de Proust, de
Bergson qui sont de poids, ne provoquent en […] [lui] aucune réaction.
Les problèmes que se posent ces hommes […] [lui] sont profondément
indifférents 2 ». Dans Aden Arabie, il conspue « ce que Bergson ose appe-
ler la vie » et son « robinet éternel » 3.
Le cas de Lefebvre est légèrement différent. Élève de Maurice
Blondel à Aix, Lefebvre a intériorisé des dispositions intellectuelles
différentes et cela transparaît quand il se définit « le plus méta-
physique du groupe 4 ». Pendant les années 1920, il travaille, sous
l'influence de Schelling, à une Esquisse d'une philosophie de la
conscience qu'il propose à Brunschvicg comme point de départ pour
une thèse 5. Sa Philosophie de la conscience est « en partie suscitée
par les confidences de Georges Politzer » avec qui, dit-il, il a suivi
une direction commune 6. Politzer a traduit un livre de Schelling,
Recherches sur l'essence de la liberté humaine, alors que Lefebvre en
a écrit la préface. Il y décrit Bergson comme « un esprit peut-être bien
parent de Schelling, mais prudent, élégant, fluet, très français, avec
peu de vie de l'esprit, et très peu de sens de l'éternité ». Le succès
du bergsonisme est motivé par le fait que « l'on ne sait plus ce qu'est
le grand style en philosophie, venant de la présence d'une grande

1. Ibid., p. 208.
2. « Enquête auprès des étudiants d'aujourd'hui à l'École normale supérieure »,
publiée pour Les Nouvelles littéraires, le 8 décembre 1928, maintenant in P. Nizan,
Articles politiques et littéraires, op. cit., p. 529.
3. Cf. P. Nizan, Aden Arabie, Paris, Maspero, 1968, p. 65.
4. Cf. H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., p. 392.
5. Ce mémoire fournit aussi la base pour son interprétation du marxisme, centrée sur
le concept d'aliénation et élaborée avec Gutermann dans La Conscience mystifiée, de
1936 (Paris, Syllepse, 1999), et dans La Critique de la vie quotidienne, de 1947 (Paris,
L'Arche, 1977).
6. Cf. H. Lefebvre, « 1925 », Europe, t. 15, no 172, avril 1967, p. 714.
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134 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

vérité » 1. Lefebvre et Morhange envoient le livre à Bergson, suivi


d'une double dédicace, provocatrice : « À Monsieur Bergson en toute
humilité, H. Lefebvre » et « avec le souvenir d'une visite rue Vital et
l'hommage respectueux de P. Morhange 2 ».
La pensée de Lefebvre se constitue dans un rapport de confrontation
critique avec Brunschvicg, mais surtout avec Bergson. Lefebvre dénonce
chez Bergson le réalisme dans le traitement de la conscience, la tendance
à concevoir le sujet comme un repli et non comme un acte dirigé vers
le dehors, l'oubli du caractère positionnel et historique de la conscience,
le gommage du caractère contingent et irrationnel du réel et, enfin,
la dénonciation de l'impossibilité de formuler une morale. Dès
1924, Lefebvre commence par renvoyer dos à dos deux « doctrines
extrêmes 3 » : d'une part, celle « d'origine platonicienne » – qui « exige
une transmutation complète par l'introduction en soi de principes supé-
rieurs » – et, de l'autre, la doctrine selon laquelle la connaissance est
« ressaisissement de soi », « coïncidence avec soi ». Tant ces deux posi-
tions, apparemment antagonistes, que les positions « intermédiaires »
« s'accordent pour penser que l'état humain est dégradé, inconnais-
sable ». La tâche urgente consiste alors à formuler une nouvelle théorie
de la conscience susceptible de s'affranchir de « la distinction habituelle
entre intellectuel et sensible » 4.
En s'inspirant de Schelling, Lefebvre exprime une exigence analogue à
celle des phénoménologues, celle d'une « déréalisation » de la notion de
conscience et des notions « magiques » utilisées par tous les philosophes.
La majeure partie de la « Critique de la qualité et de l'être » traite des
« sophismes » inhérents à la « théorie de la qualité telle qu'on la trouve
dans certains philosophes contemporains » se consacrant au « culte » « du
fait psychologique hors de toute unité spirituelle et de toute commune
mesure ». De toute évidence, c'est Bergson qui est visé. La conversion

1. Cf. H. Lefebvre, « Introduction » à F. Schelling, Recherches philosophiques sur


l'essence de la liberté humaine et sur les problèmes qui s'y rattachent, Paris, Rieder, 1926,
p. 10.
2. Se reporter au Fonds Henri Bergson, bibliothèque littéraire Jacques Doucet,
BNG 547 / II-BNG-II-61.
3. Cf. H. Lefebvre, « Sur une note de M. Ramon Fernandez », Philosophies, no 3,
1924, p. 227.
4. Ibid.
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La mort de l'Esprit 135

intuitive par laquelle il serait possible de saisir la qualité et la nouveauté


du vécu à l'état pur est, selon Lefebvre, une simple fiction, puisque la
qualité et « l'originalité de tout être ou de tout moment » n'est rien d'autre
qu'« une limite et une abstraction » 1. Chaque fois qu'on isole une préten-
due qualité dans l'activité de la conscience, on ne touche pas au réel, mais
on applique à l'activité de la conscience une opération « nouvelle, origi-
nale, créatrice, qui est l'analyse, ou, plus généralement, la réflexion 2 ».
Par cette opération, on introduit le nouveau et la qualité, on ne le retrouve
pas : la conscience est ainsi « transformée » en un moi, en un « fait 3 ». Ce
fait n'est pas une donnée qu'on découvre donc, mais le produit d'une
« illusion d'optique 4 ». La prétendue « vision » qu'est l'intuition est un
résultat qui « doit, avant tout, se justifier lui-même 5 ». Le moi saisi
consiste dans une création, il est « le schéma d'après lequel une réflexion
observe et organise l'originalité psychologique […], il est un résultat 6 ».
On retrouve les mêmes critiques dans l'article suivant, « Positions
d'attaque et de défense du nouveau mysticisme 7 », où le bergsonisme,
« malgré sa finesse et son intelligence positive », est défini comme une philo-
sophie « insuffisante 8 ». Le concept de durée, depuis L'Évolution créatrice,
oscille entre l'idée d'une « puissance cosmique 9 », qui emporte l'homme et
le produit 10, donc tout à fait du côté de l'objet, et celle d'un effort propre-
ment humain, d'un « schéma du travail méthodique de l'esprit 11 », donc
tout à fait du côté du sujet. Bergson n'explique pas la manière dont le donné
est donné : sa « compréhension humaine se réduit à l'affirmation stérile que
le donné est donné et s'impose, mais l'activité donnante [l'élan créateur ou
la durée] est irrationnelle 12 ». Ces critiques proviennent de l'horizon

1. Cf. H. Lefebvre, « Critique de la qualité et de l'être : Fragment d'une philosophie


de la conscience », Philosophies, no 4, 1925, p. 416.
2. Ibid., p. 417.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 418.
5. Ibid., p. 417.
6. Ibid., p. 418.
7. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense du nouveau mysticisme »,
Philosophies, no 5-6, mars 1925.
8. Ibid., p. 504.
9. Ibid., p. 477.
10. Les critiques sont celles de L'Expérience humaine et la causalité.
11. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense », op. cit., p. 477.
12. Ibid., p. 502.
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136 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

kantien du directeur de thèse de Lefebvre, Brunschvicg. Brunschvicg a


condamné, dès son premier essai antibergsonien de 1897, « Spiritualisme et
sens commun 1 ». Dans l'intuition, dans l'introspection, « l'attention, en se
tournant brusquement vers le dedans, suspend le cours normal de l'activité
psychique et supprime par là même le contenu qu'on se proposait de sai-
sir ». Brunschvicg fustige également dans son cours de 1922 « le réalisme
cosmologique de la force, de l'énergie ou de l'entropie » notions considérées
par le bergsonisme comme « des expressions adéquates et définitives d'une
réalité saisie indépendamment de l'homme », mais qu'en réalité il est impos-
sible de « séparer de l'activité intellectuelle qui les a constituées pour mesu-
rer les relations des phénomènes ».
D'autre part, d'après Lefebvre, la théorie bergsonienne de la durée
révèle sa pauvreté dans la « pratique », quand elle tente de rendre compte
non pas des qualités imperceptibles du moi absorbé en contemplation de
soi-même, mais du sujet engagé, de « l'individu agissant 2 ». Le schéma
bergsonien permet d'interpréter seulement « des problèmes factices »,
« les actes sans fécondité pratique ou morale, subis plus qu'agis » 3 ; au
contraire, l'action réelle envisagée sous l'angle bergsonien semble
« quelque chose de secondaire et de dégradé, mais l'obscur, l'inconsis-
tant, l'ineffable seront nommés profonds, et seront le seul souci de la
spéculation désormais séparée de l'action humaine 4 ». Pour ne considérer
que la durée, l'intériorité, la qualité, le bergsonisme est condamné à une
« spéculation isolée désormais de l'action humaine », et cela « au détri-
ment de la valeur humaine » des actes de conscience. Les œuvres de Berg-
son méritent donc une « critique sans merci », puisqu'elles « n'ont pas pu
nous sauver » 5. Bergson est décrit comme un philosophe qui a « trahi sa
propre pensée 6 ».
Par son « mythe » de la durée, Bergson évite de se confronter avec
l'objet, avec l'action, avec le monde, qu'il fuit, il a peur « du monde
extérieur, qui n'est chez lui qu'opprimant et stérile », il est « un philo-

1. Cf. L. Brunschvicg, L'Idéalisme contemporain, op. cit., p. 25.


2. Cf. H. Lefebvre, « Critique de la qualité », op. cit., p. 417-418.
3. Ibid., p. 418.
4. Ibid.
5. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense d'un nouveau mysticisme »,
op. cit., p. 503.
6. Ibid., p. 501.
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La mort de l'Esprit 137

sophe qui fuit le monde » 1 et est incapable de le comprendre. Les


conclusions de Lefebvre sont impitoyables : « Par cette mythologie, par
son dédain du monde extérieur, le bergsonisme est bien la philosophie
d'une époque où les esprits impuissants se sont abandonnés à tous les
esclavages scientifiques et sociaux, ont fait la théorie de leur écrasement
et se sont enfin réfugiés dans les délicatesses et les vaines subtilités de la
vie intérieure (thème à développer plus tard, contre Bergson et d'autres :
inutilité de la vie intérieure) 2. »
Mais les critiques adressées au bergsonisme ne s'accompagnent pas
d'un ralliement au néokantisme. L'article sur le mysticisme comporte en
effet une séction au titre emblématique : « Contre l'idéalisme critique 3 ».
Le néokantisme, cas d'essence des « philosophies du concept 4 », nie
l'existence du « concret », du non-conceptualisable, et postule la possibi-
lité d'une reconstruction de l'existant à partir du jugement. De la sorte,
le néokantisme « fuit les choses perçues 5 ». L'existence « dans son sens
plein » est ainsi réduite à une « donnée opaque », et la philosophie, ana-
lyse réflexive, consiste, par repliement, à se « dégager de ce qui est 6 ».
Alors, la philosophie de Brunschvicg aussi est une « fuite devant le
réel 7 ». Brunschvicg se limite à « l'histoire de la science et de la civilisa-
tion – alors que cette science et cette civilisation nous semblent par bien
des côtés des œuvres néfastes 8 ».
Lefebvre anticipe ainsi les critiques que Nizan adressera à Brunsch-
vicg bien plus tard, dans Les Chiens de garde, parlant de la philosophie
optimiste de Brunschvicg où l'histoire « se déroule comme si les hommes
ne souffraient pas » et « où tout est bien qui finit bien » 9. La vie revient
alors à quelque chose qui ne comporte « aucun risque, aucune expan-
sion qui contrarie l'indéfini repliement de l'esprit sur lui-même 10 ». Des

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 488.
4. Ibid., p. 490.
5. Ibid., p. 483.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid., p. 505.
9. Cf. P. Nizan, Les Chiens de garde (1932), Paris, Maspero, 1966, p. 35 et 57.
10. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense d'un nouveau mysticisme »,
op. cit., p. 483.
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138 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

hommes comme Brunschvicg, écrit encore Lefebvre, ont « peur devant


le réel 1 », c'est pour cela qu'ils « veulent se faire un monde intérieur et y
habiter. De l'intérieur, ils élaborent leur univers ». L'idéalisme critique
n'est alors qu'une philosophie lâche, « une diplomatie habile pour esqui-
ver le réel, fuir le concret 2 ».
Cependant, plus que Brunschvicg, Bergson constitue l'ennemi de
toute une génération. À la différence de ce premier qui n'a rien « pro-
mis », sinon une théorie de la connaissance susceptible de suivre le déve-
loppement des sciences, Bergson, ayant annoncé le « concret » et la
« vie », est alors vu en véritable traître. Vingt ans plus tard, se souvenant
de cette période, Lefebvre exprime cette opposition intransigeante en des
termes explicites, déclarant que le « mépris absolu pour le bergsonisme »
façonne pour lui, Politzer, Friedmann et Gutermann un « premier
dogme » : « Les tares de l'époque – écrit Lefebvre – que nous estimions
révolue – l'intériorité littéraire, l'impressionnisme, la féminité, le narcis-
sisme, le manque de force, la fadeur, la tiédeur, les déclamations, en un
mot la décadence – nous les retrouvions toutes ou presque toutes, dans
cette doctrine 3. » Quinze ans plus tard, dans La Somme et le Reste, il le
répète : « Nous lisions pour nous amuser les livres de Bergson, comme
nous aurions visité une exposition de meubles ou de photos de la “belle
époque” […]. La condamnation de Bergson était pour nous irréfutable,
définitive, absolue. » Comme le disait Nizan, selon Lefebvre la pensée
bergsonienne était « étrangère à nous, à nos problèmes, à nos préoccupa-
tions 4 ». Dans le premier numéro de La Revue marxiste, il est affublé du
qualificatif « nain philosophique ».
La tentative de Lefebvre consiste alors dans un dépassement du criti-
cisme qui semble inspiré par l'idéalisme allemand. La conscience réside
en une série d'« Actes 5 » dirigés vers un objet, nommé « Autre » (ou bien
« perçu » ou « concret ») – « autre », puisqu'il reste réfractaire à toute assi-

1. Ibid., p. 489.
2. Ibid., p. 489-490.
3. Cf. H. Lefebvre, L'Existentialisme, Paris, Le Sagittaire, 1946, p. 22.
4. Cf. H. Lefebvre, La Somme et le Reste, op. cit., p. 483.
5. Ce concept est à la fois inspiré par Blondel et par Lavelle, dont Lefebvre recense la
thèse Dialectique du monde sensible dans le troisième numéro de Philosophie (« Une
tentative métaphysique de Louis Lavelle », p. 241-248) en rapprochant Lavelle de Schel-
ling.
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La mort de l'Esprit 139

milation conceptuelle et « magique ». Ces actes comportent un « risque »,


un « sentiment concret de notre existence », une « vitale tension », une
« aventure vraie et concrète », un « engagement » 1. C'est cette aventure que
la philosophie de l'intuition et la philosophie de la réflexion tentent de fuir à
travers le « vouloir magique », qui réduit l'objet, « totalement autre », à un
concept. La coupure entre la « nouvelle philosophie » et l'ancienne (Bergson
et Brunschvicg) coïncide alors avec la différence entre deux philosophies :
l'une, à travers le concept même d'Acte, se conçoit comme « engagée »,
tandis que l'autre se « désintéresse », se détache du monde 2 et utilise des
notions abstraites comme celles de vie et de volonté. Lefebvre dénonce déjà
ce que Merleau-Ponty appellera, dix ans plus tard, la « pensée de survol » :
« Nous différons de l'époque qui nous précède […] – écrit Lefebvre – tout
d'abord en ceci : […] notre méditation n'est jamais désintéressée 3. »
La « première expérience » consiste alors exactement dans ce que
Sartre nomme la contingence, dans le fait que l'être « déborde la pen-
sée », que le réel est irrationnel, discontinu, partiel 4. Le concept fonda-
mental est alors celui de chair 5 – preuve que « l'objet et l'être sont autre
chose que du savoir 6 » – et de corps – qui « lutte, éprouve, avance 7 »
dans un monde « de contacts, de forces éprouvées, de présences 8 ».
Comme Merleau-Ponty quinze ans plus tard, Lefebvre distingue du
« matérialisme » simple 9 l'importance accordée au corps, qui vise à
« fixer une place » pour l'engagement du sujet dans le monde 10. On
retrouve donc la même opposition sartrienne à la « philosophie alimen-
taire » de l'idéalisme critique et du bergsonisme et contre le « psycholo-
gisme », dans l'idée que « la philosophie moderne s'obstine à considérer
l'objet comme le lieu du tout fait, de l'en-soi ; comme étant ce qui

1. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense », op. cit., p. 490.


2. L'article est écrit après la confrontation avec les surréalistes et le groupe du journal
Clarté – en vue de la constitution de la revue commune La Guerre civile – et en porte les
signes.
3. Cf. H. Lefebvre, « La Pensée et l'Esprit », L'Esprit, no 2, 1927, p. 21.
4. Ibid., p. 27.
5. Ibid., p. 28, 30, 27 et 34.
6. Ibid., p. 46.
7. Ibid., p. 24.
8. Ibid., p. 22-23.
9. Cf. H. Lefebvre, « Reconnaissance de l'Unique », L'Esprit, no 2, 1927, p. 66 : « La
part de l'homme est dans la matière, non dans la révolte de la matière. »
10. Cf. H. Lefebvre, « La Pensée et l'Esprit », op. cit., p. 26.
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140 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

s'introduit brutalement dans l'intériorité du sujet, ou qui n'est que le


déchet » 1, et que, d'un autre côté, dans l'idéalisme, « la réflexion fait
surgir la donnée en face d'elle, comme un ennemi ; par son repli, elle
restreint l'action et l'objet concret paraît une intrusion dans le sujet ».
Comme Sartre, auquel il reproche de n'avoir rien ajouté d'autre à son
proto-existentialisme 2, Lefebvre part de l'unité entre sujet et objet dans
cet Acte que Sartre qualifiera d'intentionnalité évoquant l'« éclatement »
et selon lequel « la conscience et le monde sont donnés d'un même coup :
extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à
elle ». Sujet et objet sont corrélatifs mais bien distincts. Or le fait de les
considérer susceptibles de se mêler comme deux « choses » est lié à la
pratique : la « division du sujet et de l'objet » est « relative à notre activité
humaine et pratique », alors « il faut, au-dessous de cette division, remon-
ter à une position absolue, source commune du sujet et de l'objet » qui est
« l'ensemble du sujet et de l'objet, la réalité de la perception et de l'exis-
tence » : c'est cela le « sens universel et concret 3 » de la conscience.
Une nouvelle séquence philosophique est en train d'éclore.

1. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense d'un nouveau mysticisme »,


op. cit., p. 492.
2. Voir le premier chapitre de L'Existentialisme, op. cit.
3. Cf. H. Lefebvre, « Positions d'attaque et de défense d'un nouveau mysticisme »,
op. cit., p. 492.
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Deuxième partie
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La fin du carnaval

HYPOSTASES PSYCHOLOGIQUES

Quand le jeune immigré hongrois Georges Politzer entame ses études


de philosophie à la Sorbonne en 1923, il se retrouve face à la même
situation philosophique que ses amis. D'une part, le champ philoso-
phique est polarisé sur la tension intellect/intuition, néokantisme/bergso-
nisme ; d'autre part, la psychologie se trouve dans une situation
épistémologique instable, comme en témoigne l'éclectique Traité de psy-
chologie de Georges Dumas. En ce domaine, le bergsonisme a une fonc-
tion synthétique de « collant ». Comme Lefebvre, Politzer n'est pas passé
par la classe d'Alain, mais il a fréquenté les cours de Brunschvicg, qui a
dirigé son diplôme d'études, « Le rôle de l'imagination dans le schéma-
tisme transcendantal de Kant 1 ». À partir du néokantisme de son maître,
Politzer se livre, dès ses premiers essais jusqu'à la Critique des fonde-
ments de la psychologie, à ce qu'aujourd'hui on définirait comme une
épistémologie de la psychologie 2. Ses critiques à l'égard de la psycholo-
gie objective et subjective des années 1920 ont comme point de départ
celles, kantiennes, dirigées contre la psychologie rationnelle et l'expé-
rience interne, relancées par les néokantiens de la Revue de métaphy-
sique et, plus tard, par Jean Nabert, qu'il loue dans un compte rendu de
1924 3.

1. Cf. M. Politzer, Les Trois Morts de Georges Politzer, Paris, Flammarion, 2013,
p. 161.
2. L'absence de références à des cas « concrets » a souvent été reprochée à Politzer.
C'est le cas des critiques injustes et expéditives de Philippe Soulez dans son Bergson
politique (Paris, Puf, 1988).
3. Cf. G. Politzer, « Un pas vers la vraie figure de Kant » (in Philosophies, no 4, 1924,
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144 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Pour Politzer, Kant a impliqué la ruine de la possibilité de la psy-


chologie rationnelle et a établi comme simple condition formelle de la
synthèse catégoriale le « Je pense » qui est la condition de la détermina-
tion de tout objet dans la représentation et ne peut donc être traité
comme un objet, soumis à la catégorie de substance. L'opération par
laquelle on applique la catégorie de substance au « Je » et qui « donne
naissance à une science imaginaire », la psychologie, est appelée par
Kant hypostase ou transformation des pensées en choses 1. Dans la
Critique des fondements de la psychologie, son premier livre, Politzer
souligne l'actualité de la Critique précisément afin de dénoncer cette
opération d'hypostase dans la psychologie contemporaine 2. La cons-
tante critique politzérienne du « réalisme » propre à la psychologie, tant
dans sa version objective et « scientifique » que dans celle subjective et
introspective n'est rien d'autre qu'une reprise presque littérale des
« Paralogismes ». Quand Politzer réfute la « chosification » opérée par
la psychologie, il utilise exactement les mêmes termes que le philosophe
de Königsberg : « hypostasier », « réaliser », « transformer en chose »,
« transformer en substance ».
Sans le dire en lettres claires, Politzer fait coïncider l'objet de la psy-
chologie avec le domaine d'objets traité par Kant dans l'Anthropologie
du point de vue pragmatique. Cet ouvrage, traduit par Jean Tissot en
1853, était analysé dans l'étude de Victor Delbos, La Philosophie pra-
tique de Kant, publiée en 1905 et rééditée juste vingt ans plus tard, au
moment où Politzer préparait son diplôme. Dans l'anthropologie prag-
matique, l'homme est considéré à partir de sa position d'acteur : il est
certes, d'une part, un phénomène, un objet d'observation empiriquement
donné, mais, d'autre part, son caractère phénoménal est rattaché au pou-
voir du sujet déterminant. L'anthropologie pragmatique considère donc
le sujet à travers ses manifestations phénoménales, elle ne prend pas en
compte les facultés en soi, comme le fait la philosophie transcendantale,
mais du point de vue de leur manifestation empirique, dans le monde et

recension du numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Kant), in Id.,


Écrits, 1. La Philosophie et ses mythes, Paris, Éd. Sociales, 1969, p. 13.
1. Cf. I. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 1987, p. 688.
2. Politzer reprend Brunschvicg qui, dans « Le système kantien », op. cit., p. 200,
avançait : « Contre la psychologie rationnelle, Kant mettait en avant l'argument selon
lequel on ne dispose d'autre texte que le Je pense. »
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La fin du carnaval 145

dans l'histoire 1, ou in concreto, pour suivre la terminologie kantienne


empruntée par Politzer.
Cette dette kantienne transparaît de manière évidente dans l'essai
que Politzer publie en 1926 comme « Introduction » au premier numéro
de la revue L'Esprit. Politzer invite la pensée française, « obsédée par
Kant », à s'acheminer en direction de la « troisième puissance 2 » du kan-
tisme qui n'est ni « déduction générale » (comme dans l'idéalisme spécu-
latif 3) ni « philosophie des sciences » (comme chez Brunschvicg). Ce
faisant, il suit l'interprétation prise par le criticisme à partir de Fichte et
de Schelling, mais, en suivant une direction différente de celle de Brun-
schvicg, il met l'accent sur la philosophie pratique, sur l'impossibilité de
réduire l'homme exclusivement au sujet impersonnel de la science, sur la
nécessité d'une confrontation avec l'empirie.
L'idéalisme kantien est donc doublement important pour la psycholo-
gie en tant qu'anthropologie : il a, en effet, critiqué la métaphysique dog-
matique et obligé les sciences de l'homme à se mettre à l'école de
l'expérimentation, mais il a aussi souligné que tout jugement trouve sa
racine dans le sujet considéré comme un « Je », comme unité d'actes dona-
teurs de sens. Dans cet idéalisme, « la pensée est première personne, les
genres ne sont plus juxtaposés, ils ont une direction, centrifuge ; ils
rayonnent à partir du “Je” », ils sont « les actes de ce “Je” » 4. Selon Politzer
dans sa Critique, l'importance de Kant pour la philosophie et pour la
psychologie est liée à sa « théorie de la synthèse » qui « est un acte en
première personne », puisque les « catégories ne sont, en dernière analyse,
que les spécifications de l'aperception transcendantale qui est la forme pure
de l'acte du je » 5. C'est grâce à cette théorie que Kant a réussi à s'opposer à
tout « réalisme de la pensée » comme l'associationnisme de Hume 6, qui

1. Cf. M. Foucault, « Introduction », in E. Kant, Anthropologie du point de vue


pragmatique, Paris, Vrin, 2008, p. 34.
2. Ibid., p. 40.
3. Politzer semble se référer au Schelling de la Déduction générale du processus dyna-
mique (1801).
4. Dans le cours De la connaissance de soi (op. cit., p. 3), Brunschvicg définissait la
conscience comme un « centre de rayonnement ».
5. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 50.
6. « L'association de Hume – écrit-il – conçue à l'image de l'attraction universelle de
Newton, est quelque chose d'aveugle, allant “de la chose à la chose”, et n'explique pas le
sujet » (Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 50).
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146 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

conçoit la pensée « comme ayant un sujet impersonnel, comme étant une


substance pensante, une chose » 1. La philosophie prend en considération
le « Je » de l'aperception, le sujet transcendantal qui est le sujet de la pensée
universelle, tandis que la psychologie, qui par définition doit être un savoir
a posteriori, doit « interpréter l'exigence de la première personne et de
l'homogénéité d'une façon appropriée à son plan. Devant être empirique,
le je de la psychologie ne peut être que l'individu particulier » dont l'acte ne
consiste pas dans l'aperception transcendantale, mais dans « la vie singu-
lière de l'individu singulier, bref, la vie, au sens dramatique du mot » 2.
Ainsi, l'homme décrit par Politzer, objet de l'anthropologie pragmatique, a
un caractère « double » : d'une part, il y a la conscience de l'aperception
pure, le « Je » réfléchissant comme pur sujet de pensée dont on ne peut rien
dire si ce n'est qu'il est une représentation simple ; d'autre part, le « Moi »
pris comme objet de perception, comme phénomène.
À chaque fois que Politzer taxe la psychologie d'« abstraction », ce
n'est que pour l'une de ces deux raisons motivées par son kantisme : pour
avoir évité la confrontation avec l'empirie et inventé de toutes pièces une
« idée » d'homme invérifiable, pour avoir « chosifié » l'homme, en sépa-
rant l'aspect empirique de la relation essentielle qu'il entretient avec le
« Je » transcendantal lui donnant une signification. C'est pour cela
qu'Henri Lefebvre explique : « À côté de la “description de la conscience”
[autrement dit, la philosophie réflexive d'orientation néokantienne,
comme celle de Brunschvicg], Georges Politzer voulait conserver les
acquisitions de la psychologie objective 3. » Sur la base de cette directive,
Politzer effectue une « critique sans ménagements », qu'il entend mener
« jusqu'à l'exécution » 4, de la psychologie classique ; elle a comme cible
tant la psychologie scientifique de Ribot – coupable de séparer le sujet de
ses actions et de le considérer comme « produit par des causes imperson-
nelles 5 » – que la psychologie introspective, y compris le bergsonisme qui
chosifie et transforme le « Je » dans un « monde spécial » et en fait l'objet

1. Cf. G. Politzer, « Introduction », op. cit., p. 44. Dans ces thèses, Politzer reprend
l'interprétation fichtéenne du kantisme adoptée par Brunschvicg depuis La Modalité du
jugement et introduite en France par Xavier Léon.
2. Ibid.
3. Cf. H. Lefebvre, L'Existentialisme, op. cit., p. 34.
4. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 19.
5. Ibid., p. 38.
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La fin du carnaval 147

d'une perception et d'une science sui generis, d'une « paraphysique » 1.


La psychologie concrète veut détruire le mythe de la « nature double » de
l'homme et ainsi abolir son « oscillation autour des deux pôles de l'objec-
tivité et subjectivité » 2.
Toute la Critique des fondements de la psychologie consiste alors
dans la tentative de discerner dans la psychanalyse, le comportementa-
lisme et la psychologie de la forme les éléments d'une psychologie en
mesure d'allier approche empirique et centralité du « Je ». Elle est en
premier lieu expérimentale car elle comporte une description des phéno-
mènes extérieurs et contrôlables : l'apport du behaviourisme est surtout
négatif, il se traduit par la radicalisation de la critique kantienne de
l'expérience interne, le « renoncement, absolu et sans conditions, à la vie
intérieure », et l'exigence de faire « table rase de tout ce qui est introspec-
tion et spiritualité » 3. Deuxièmement, elle traite des phénomènes origi-
naux, liés au « Je ». Il s'agit de totalités ayant un sens, d'où l'importance
de la notion de Gestalt, d'ensemble signifiant. Ces ensembles ne sont rien
d'autre que des « actes », des intentions liées au sujet, à l'exercice libre de
ses facultés. Dans la totalité du comportement du sujet, le « drame
humain », la psychologie concrète discerne des « segments du drame 4 »,
des unités signifiantes qui renvoient à « l'acteur […] de la vie drama-
tique 5 » tout en étant immanentes à sa vie. La « réalité du drame
humain » est alors celle de « la signification qui fait d'un ensemble de
mouvements une scène humaine 6 ». Le fait psychologique est ainsi tou-
jours le « geste éclairé par le récit 7 ».
Politzer retrouve tous ces traits dans l'intuition essentielle propre à
la psychanalyse. Ainsi, à la différence des autres pour qui cette dernière
devient centrale pendant les années 1920, ceux qui ne « voient dans la
psychanalyse que libido et inconscient 8 », l'attention de Politzer est diri-
gée vers la théorie inédite du rêve-désir et vers la technique du récit

1. Ibid., p. 44.
2. Ibid., p. 11.
3. Ibid., p. 245.
4. Ibid., p. 51.
5. Ibid., p. 53.
6. Ibid., p. 233-234.
7. Ibid., p. 247.
8. Ibid., p. 22.
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148 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

esquissées dans la Traumdeutung : il ne se penche donc pas sur les


aspects métaphysiques, mais bien sur celui théorique et méthodologique.
Selon Politzer, la spécificité de la doctrine freudienne est celle d'éviter
toute instance substantialisée, de ne recourir ni à des causes physiolo-
giques, ni à une vie intérieure à saisir à travers l'introspection ou la
« sympathie » intuitive 1 dont se réclame un bergsonien comme Min-
kowski ; au contraire, « par l'emploi de la méthode du récit, Freud sub-
stitue le point de vue du “comportement” à celui de l'“intuition” 2 », et
partant du point de vue proprement critique il n'y a plus d'« intérieur »
à observer. Politzer peut donc conclure que, conformément à la critique,
« c'est vers une psychologie sans vie intérieure que nous oriente la psy-
chanalyse 3 ».
La psychanalyse entre ainsi en accord avec le comportementalisme :
tant l'une que l'autre utilisent comme méthode l'observation des phéno-
mènes extérieurs à partir de la forclusion kantienne à tout accès à une
hypothétique vie intérieure. Le récit du psychanalyste, qui s'applique à
celui du patient, interprète les données sans les réaliser, sans avoir recours
à des instances substantifiées : « La psychanalyse n'est donc rien d'autre
qu'une technique permettant d'approfondir, conformément aux exi-
gences de la psychologie concrète, les significations 4. » Les notions psy-
chanalytiques comme l'identification ou l'Œdipe sont alors « concrètes »
dans la mesure où elles saisissent des « segments dramatiques » qui ren-
voient aux intentions du sujet, « elles restent au plan du je, et sont taillées
dans la matière même du drame humain » 5.
L'interprétation de la théorie freudienne du rêve est encore plus éton-
nante. Avant Freud, le rêve était considéré comme quelque chose de
négatif (caractérisé par le manque ou l'absence d'ordre) susceptible d'être
expliqué de l'extérieur en invoquant des causes physiologiques. C'est
aussi le cas chez Bergson qui le conçoit comme un simple relâchement de
l'attention du sujet, comme un désordre et une « débandade ». Dans la

1. Ibid., p. 83. Politzer écrit, critiquant Bergson, que, « de même que le physicien n'a
pas besoin de se transformer en bobine pour étudier l'induction, de même le psychana-
lyste n'a pas besoin d'avoir des “complexes” pour retrouver les complexes des autres ».
2. Ibid., p. 81.
3. Ibid., p. 109.
4. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 103-104.
5. Ibid., p. 233.
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La fin du carnaval 149

psychanalyse, au contraire, le rêve apparaît dans son individualité et


positivité, il est compris comme « sens 1 » rattaché au sujet et à ses inten-
tions, au désir, « il est un scénario de la réalisation d'un désir 2 ». Le rêve
est « inséparable du “je” 3 », il est « la modulation de ce “Je”, s'y rattache
intimement et l'exprime 4 ». La notion phonologique de « modulation »
indique le processus par lequel un signal porteur d'un message est trans-
formé de sa forme originale en une forme adaptée au canal de transmis-
sion : dire que le rêve est modulation du « Je » revient à dire que le rêve
est un signe renvoyant au « Je » comme sa signification profonde. La
technique des « associations libres » n'admet pas l'idée du rêve comme
simple débandade, automatisme, désordre ou manque, mais elle poursuit
la recherche d'une « dialectique secrète 5 » dont le rêve est expression.
C'est seulement à partir du récit significatif du sujet qu'on peut le désarti-
culer par abstraction et formalisme puis le projeter dans la vie intérieure.
Selon Politzer, le problème crucial que Freud a dû affronter est celui
du rapport entre le contenu latent d'un rêve et le contenu manifeste.
L'erreur capitale de Freud, ayant causé un retour en arrière par rapport
aux conquêtes de la pratique psychanalytique, consiste à postuler la pré-
existence des pensées par rapport au récit signifiant du rêve. Si des pen-
sées actuelles préexistent par rapport à ce que l'analyste perçoit (le récit),
il faut un réservoir hypostasié, un « lieu caché », où ces pensées, n'appa-
raissant pas, se cachent. Ainsi, Freud réintroduit le réalisme de la psycho-
logie dans la notion d'inconscient comme réservoir des pensées. Par là, il
s'en remet au « schéma classique du travail psychologique allant de la
sensation à la pensée 6 ». Freud remet donc en question les thèses et non
les fondements de la psychologie, précisément parce que l'inconscient est
le « comble de l'abstraction 7 ».
Comme Bergson et comme « toute une époque 8 », Freud tend parfois
à concevoir le rêve non pas comme quelque chose d'intentionnel et

1. Ibid., p. 36.
2. Ibid., p. 182.
3. Ibid., p. 39.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 108.
6. Ibid., p. 126.
7. Ibid., p. 220.
8. Ibid., p. 147.
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150 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

rattaché au « Je », mais comme un désintéressement, ce qui équivaut à le


ramener vers une conception négative, et à invoquer des causes exté-
rieures. Ainsi, Freud reconstitue tout l'univers substantialiste du « psy-
chique » et sa psychologie l'amène « à une métapsychologie, de même
que l'approfondissement du problème de la perception dans une certaine
direction mène à la métaphysique 1 ».
C'est donc par la simple et apparemment innocente brèche ouverte
par le concept d'inconscient, concept « lié indissolublement aux démar-
ches fondamentales de la psychologie abstraite 2 », que refont aussi sur-
face toutes les autres notions décrivant des processus « en troisième
personne » en abandonnant donc le plan du sens.

L'ANIMATION DE L'ABSTRAIT

Si la Critique est une tentative d'une restructuration du champ psy-


chologique, le risque toujours latent est celui des malentendus et des
falsifications, notamment à propos du terme « concret 3 ». Politzer se
méfie des fauteurs d'un compromis entre nouvelle psychologie et psycho-
logie classique, des « conciliateurs » vivant de « nuances », des « réfor-
mistes de la psychologie » 4 qui affirment la « solution de continuité entre
la psychologie d'hier et celle d'aujourd'hui 5 » et qui essaient, « chaque
fois qu'une critique nouvelle apparaît, […] de la réduire, et de ramener la
psychologie en deçà de la critique nouvelle 6 ». L'influence du bergso-
nisme est à cet égard particulièrement dangereuse : occupant une position
centrale dans le champ clinique depuis dix ans, il représente une véritable
scolastique capable d'estomper toute nouveauté et d'empêcher toute cri-
tique. En dépit de quelques mentions 7, dans la Critique Politzer ne peut

1. Ibid., p. 151.
2. Ibid., p. 199.
3. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 17.
4. Se reporter au premier article publié dans la Revue de psychologie concrète, « Psy-
chologie mythologique et psychologie scientifique » (in Écrits I, op. cit., p. 67).
5. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 75.
6. Cf. « Psychologie mythologique et psychologie scientifique », op. cit., p. 64.
7. Cf. G. Politzer, Critique, op. cit., p. 51 ; Politzer tient en particulier à démarquer sa
tentative de celle de Bergson ; le caractère concret et singulier ne vient pas de sa qualité,
mais de sa forme et « l'individu est singulier, parce que sa vie est singulière, et cette vie, à
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La fin du carnaval 151

fournir un éclairage suffisant sur la distance séparant la « psychologie


dramatique » de la « psychologie intuitive » : c'est en ce sens que la Fin
d'une parade doit être considérée comme une véritable prolongation de la
Critique 1.
Cependant, la petite centaine de pages – signées sous le pseudonyme
de François Arouet – constitue aussi une intervention dans une nouvelle
conjoncture. En 1927, Bergson est nominé au Nobel de littérature et
couronné en décembre 1928. Cet événement déclenche un concert de
réactions enthousiastes, même de la part de philosophes et intellectuels
qui, auparavant, n'hésitaient pas à le critiquer 2. Ces appréciations una-
nimes contribuent, d'une part, à figer l'image d'un philosophe déjà
absent du centre de la scène philosophique. Mais, d'autre part, le prix
favorise aussi la diffusion de détails biographiques et bibliographiques
concernant Bergson, détails restés cachés aux yeux de la plupart des
jeunes intellectuels nés pendant la première décennie du siècle. Dans un
essai de 1936, Georges Friedmann rappelle l'« obscurité tenace 3 » dans
laquelle, pendant toutes les années 1920, Bergson « mythique et dis-
tant » s'était replié. Mais, entre 1927 et 1928, « des rumeurs commen-
çaient de circuler, et qui pouvaient frapper le plus vivement ceux à qui
Alain avait su faire aimer, respecter les grands ». Les étudiants décou-
vrent alors « des discours de Bergson à l'Institut, des articles, des
contributions au Bulletin des armées, qui avaient longtemps passé

son tour, n'est singulière que par son contenu : sa singularité n'est donc pas qualitative,
mais dramatique ».
1. Politzer souligne : « Après avoir dit une fois aussi clairement que possible en quel
sens nous reprochions aux psychologues classiques d'avoir pris les faits psychologiques
pour des “choses”, nous avons omis de comparer tout au long la signification que ce
reproche a pour nous, à celle qu'il a chez Bergson » (Critique des fondements de la
psychologie, op. cit., p. VI).
2. Le numéro du 15 décembre 1928 des Nouvelles littéraires, revue à large diffusion,
joue un rôle important. On y retrouve des articles de Brunschvicg, Chevalier, J. Delteil,
K. Ferlov, Lévy-Bruhl, G. Marcel, É. Meyerson, R. Morgue, de la comtesse de Noailles,
Papini, E. Rignano, du père de Sertillage, de Thibaudet, de Shūzō Kuki, et des témoignages
de Le Roy et J. Wahl. C'est aussi en 1928 que Jankélévitch publie les « Prolégomènes au
bergsonisme » dans la Revue de métaphysique et de morale, que Challaye publie son Henri
Bergson et Le Roy sa Pensée intuitive (Paris, Boivin, 1929). En 1928 également, Henri
Gouhier écrit à Husserl, lui demandant un article pour un volume d'essais à publier pour les
70 ans de Bergson (E. Husserl, « Briefe zu Henri Gouhier », 15 novembre 1928, in Id.,
Briefwechsel, Band VI. Philosophenbriefe, Dordrecht, Kluwer, 1993, p. 155).
3. Cf. G. Friedmann, « La prudence de M. Bergson », op. cit., p. 722.
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152 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

inaperçus des jeunes intellectuels combattants et de leurs cadets ».


L'effet est que « la figure seule répandue d'un Bergson hiératique, crâne
propre surmontant une cravate plastron correctement piquée d'une
perle, regard aigu et froid, commençait de s'animer à la lumière de ces
textes 1 ».
L'« animation » de la « figure hiératique » de Bergson est à attribuer
surtout à deux intellectuels catholiques et nationalistes proches de lui :
Jacques Chevalier, futur ministre de l'Éducation nationale sous Vichy, et
Gilbert Maire, membre du Cercle Proudhon et proche de l'Action fran-
çaise (né en 1887). Dans un long chapitre biographique de son Henri
Bergson, Chevalier se propose de « regarder l'homme » « derrière le
livre » et présente son maître comme un « homme d'action » qui, après
s'être libéré de « la domination des idées allemandes », n'a pas hésité à
agir pour la France, défendant sa « force morale » contre « l'impérialisme
allemand » et ses « pouvoirs inférieurs et infernaux » 2. La même année,
Gilbert Maire, dans un court essai de vulgarisation 3, s'attarde sur l'itiné-
raire de Bergson, sur la fortune de l'œuvre et sur les controverses mon-
daines qu'elle suscite. Le défendant tant des attaques de Benda que de
celles de Maritain, tant de la gauche radicale que de l'Action française, il
dresse le portrait d'un philosophe à la fois politiquement désengagé et
nationaliste, indifférent face aux conséquences « antinationales » de
l'affaire Dreyfus 4, mais profondément patriote pendant la guerre. Pour
la première fois, Maire et Chevalier attirent l'attention sur des écrits
difficilement accessibles, les rendant pour la première fois disponibles.
Jusqu'à ce moment, les principales monographies sur Bergson – celles de
Thibaudet et de Höffding, par exemple – n'ont jamais considéré les dis-
cours politiques de Bergson.

1. Ibid.
2. Cf. J. Chevalier, Henri Bergson, Paris, Plon, 1926, p. 12. Ces éléments seront
repris dans un petit ouvrage composé pour la distribution des prix et dont le titre était
simplement Henri Bergson (Éd. de la Lampe d'argent, 1927). Le livre, qui ne se dispense
pas de citer en bibliographie le corpus cité par Maire, comporte aussi une étude sur
l'histoire de la chaire de Bergson à l'Académie de France où sont cités de longs extraits de
son discours lors de son élection en 1918 (par exemple, la France « sera toujours le droit.
Elle est devenue aussi la force », ibid., p. 77).
3. Cf. G. Maire, Henri Bergson. Document pour l'histoire de la littérature française
Paris, Éd. de la Nouvelle Revue critique, 1927.
4. Ibid., p. 33-34, notamment.
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La fin du carnaval 153

Dans un climat intellectuel encore imprégné des effets de la censure et


du bourrage de crâne, presque aucune critique « politique » n'a touché
Bergson. La stigmatisation de Romain Rolland dans Au-dessus de la
mêlée, où il rapporte la célèbre phrase de Bergson justifiant la guerre 1, est
presque passée inaperçue. Les autres pacifistes, contestataires du rôle et
de l'engagement des intellectuels dans la propagande, n'ont fait aucune
référence publique au philosophe : le fonctionnaire pacifiste Georges
Demartial (né en 1861), dans sa célèbre Mobilisation des consciences, a
mentionné Barrès, Boutroux et France, alors que Julien Benda, dans La
Trahison des clercs et dans La Fin de l'universel, a rangé Bergson parmi
les clercs ayant trahi l'éternel au profit de l'éphémère, mais il n'a pas
dénoncé son engagement pendant la guerre 2.
Le pamphlet de Politzer n'est donc pas un simple « écrit théorique »
visant à critiquer le bergsonisme d'un point de vue purement philoso-
phique – étant admis qu'un tel point de vue existe – , mais il est le
résultat du croisement de séries d'énoncés qu'il relance de manière
inédite : la consécration institutionnelle de Bergson au moment du
Nobel, l'intérêt biographique suscité par les intellectuels catholiques
suite à un moment de crise vécu par l'Action française, un vieillissement
général de la philosophie française lié à une certaine hostilité envers la
culture allemande, l'absence de Bergson du champ philosophique, une
formation kantienne commune à toute une génération, son pacifisme,

1. « La lutte engagée contre l'Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la


barbarie » (R. Rolland, Au-dessus de la mêlée, p. 27). Il y a très peu d'allusions à Bergson
dans l'œuvre de Romain Rolland. Si, en 1914, il en parle bien (« M. Bergson s'est
étroitement lié même au présent, c'est là sa force, et peut-être sa faiblesse ; sa pensée est
fille de l'heure qui passe » ; cité par W. Marceau, Henri Bergson et Joseph Marègue : la
convergence de deux pensées, Saratoga, Anma Libri, 1987, p. 8), tout se passe différem-
ment dans Le Périple (in Le Voyage intérieur, Paris, Gallimard, 1942, p. 259) où il parle
d'un « élan vital qui trouvait son champ de rayonnement tardif dans la génération d'après
1900, préparée par l'ensorcellement bergsonien et par les forces mystérieuses de renou-
vellement de la race ».
2. Dans la deuxième édition augmentée de son Problème moral et la pensée contem-
poraine (Paris, Alcan, 1921), dans un essai intitulé « La guerre et la conception allemande
en morale » (p. 247-267), originairement publié en 1915 dans La Revue pédagogique,
Parodi discute aux pages 248-252 l'interprétation bergsonienne de la Première Guerre en
soutenant, contre lui, que l'agressivité germanique ne venait pas, comme Bergson l'avait
affirmé, du mécanicisme allemand, mais de sa conception mystique de l'histoire et de la
guerre. Cela reste néanmoins une mention isolée.
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154 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

une nouvelle conception militante de l'intellectuel provoquée par la


mobilisation.
Ce croisement, manifeste dans le caractère singulier de la critique
politzérienne, est à la fois politique et philosophique. Une contradiction
ouvre en effet le pamphlet : d'une part, dans la théorie, l'anthropologie
bergsonienne prétend rendre compte de la vie et du concret en s'oppo-
sant aux abstractions de la psychologie positiviste et de la philosophie
intellectualiste, mais d'autre part, dans la pratique, Bergson a agi
comme s'il ignorait totalement la nature de l'homme. Bergson, s'insurge
Politzer, a soutenu les « valeurs bourgeoises », il a été l'allié de « l'État
et de la classe dont il est l'instrument », il a été « contre la révolution
russe », il n'a jamais eu « la moindre parole de révolte » et surtout il a
été « ouvertement pour la guerre ». Il est donc impossible que Bergson
ait pu agir en conformité avec les pouvoirs les plus réactifs, et « se
comporter dans toutes les affaires qui regardent le concret et la vie
comme si l'on n'en avait pas [eu] la moindre notion, et comme si l'on
n'avait pas [eu] pour eux le moindre sentiment ». Politzer prend donc
comme point de départ un écart entre pratique et théorie pour dénoncer
un philosophe, ce qui n'était pas monnaie courante avant 1918 1.
Si la philosophie bergsonienne est une philosophie faussement
concrète, donc une idéologie, son danger est lié à son omniprésence : le
bergsonisme fait ainsi partie de ces « philosophies inhumaines » qui sont
capables de corrompre « tout ce à quoi elles touchent, même sur le plan
simplement technique et d'autant plus qu'elles jouent davantage avec le
concret et la vie 2 ». « Rendre justice à Bergson 3 » consiste alors à mon-

1. Cette modalité critique est adoptée par les contemporains de Politzer suite au
pamphlet. Berl, dans son pamphlet Mort de la morale bourgeoise, réprouve les écrits de
propagande de Brunschvicg, notamment l'essai « La culture allemande et la guerre de
1914 » (in Id., Nature et culture, Paris, Alcan, 1921, p. 126-127).
2. Cf. G. Politzer, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme, Paris,
Pauvert, 1967, p. 132. Sans doute, à côté de Bergson, Politzer pense-t‑il à d'autres
philosophes : à Le Senne intitulant le dernier chapitre de son manuel Introduction à la
philosophie de 1925 « L'idéalisme concret », à Albert Spaier (né en 1883) qui, en 1927,
publie un ouvrage de psychologie intitulé La Pensée concrète (cf. G. Politzer, La Fin d'une
parade philosophique : le bergsonisme, op. cit., p. 15 : « Le concret est aujourd'hui la tarte
à la crème. Tout le monde en parle. Des gens dont non seulement la pensée, mais l'être
tout entier et même physique est une savante organisation de tout ce qu'il y a d'haïssable,
simulent l'émotion devant le concret et la vie »).
3. Cf. G. Politzer, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme, op. cit., p. 17.
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La fin du carnaval 155

trer les raisons philosophiques et idéologiques pour lesquelles sa philoso-


phie n'a jamais été capable de toucher le concret, mais est fondée sur un
verbalisme, sur une utilisation désinvolte des mots, donc sur une pom-
peuse parade. Une parade qui n'est pas sans analogie avec celles ayant
vu défiler des anciens combattants avec le but de dissimuler les désastres
socio-économiques provoqués par la guerre.
Il est important de souligner que Politzer revendique l'originalité de
son geste critique par rapport à ceux qui l'ont précédé et qui s'étaient
limités, d'une part, à considérer la philosophie bergsonienne comme
« invulnérable », se limitant à la « réfuter simplement » à partir de leur
« système de référence fixe 1 » (c'est le cas de Julien Benda ou des néosco-
lastiques), et, de l'autre, à la critiquer à partir de ses « incarnations tem-
porelles », à savoir les développements qui touchent les données positives
de la science (comme dans le cas des polémiques ayant suivi la publication
de Durée et simultanéité). Politzer prétend au contraire prendre en consi-
dération le bergsonisme « en se faisant 2 », il veut le « démonter d'une
façon très positive, et sans même lui faire violence 3 ». Il s'adresse ainsi à
son « inspiration fondamentale 4 » et paraît adopter la même approche,
brunschvicgienne, celle adoptée dans l'analyse de l'œuvre freudienne. Par
cette même déclaration d'originalité, Politzer semble vouloir souligner
que son objectif n'est pas de se rallier aux positions théoriques sous-
jacentes aux précédentes critiques (notamment celles des catholiques et
des « rationalistes » kantiens ou positivistes), mais de proposer une nou-
velle critique, impliquant une nouvelle position philosophique.

LE RÉALISME DE L'AGENT PROVOCATEUR

L'angle d'attaque adopté par Politzer, qui suit ainsi les critiques de
Jean Nabert, est la psychologie bergsonienne. Dans le compte rendu de
1924 publié dans Philosophies, Politzer juge L'Expérience interne chez
Kant comme la « plus pénétrante [étude] qui ait été écrite jusqu'ici sur

1.Ibid.
2.Ibid., p. 14.
3.Ibid., p. 12.
4.Ibid., p. 15. Il s'agit d'une évidente parodie de l'intuition qui selon Bergson est
sous-jacente aux systèmes.
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l'expérience interne chez Kant » et comme la preuve de « ce qu'il y a de


vivant et d'actuel dans la théorie kantienne – surtout en ce qui concerne »
le problème de la « solidarité de l'expérience interne et externe » 1. Polit-
zer s'inspire de l'interprétation du kantisme donnée par Nabert dont il
reprend exactement la ruine de la possibilité d'une connaissance sui
generis de la vie intérieure, considérée comme un second monde soumis
uniquement à la catégorie de temporalité. Il enregistre surtout avec
enthousiasme les conséquences de la thèse de Nabert sur Kant 2. Selon
Politzer, c'est à partir des analyses psychologiques de l'Essai que Bergson
« découvre » la notion de durée qu'il mobilisera ensuite dans sa métaphy-
sique. Ruinées les premières, la seconde reste sans fondement.
L'idée d'attaquer Bergson à partir de sa psychologie, outre le fait
de suivre l'ordre de composition de l'œuvre, est animée par une straté-
gie évidente. D'une part, la psychologie, considérée comme une « anthro-
pologie pragmatique », est le seul espace dans lequel un savoir sur
l'homme indépendant des sciences naturelles est possible ; de l'autre,
c'est justement dans les milieux cliniques qu'on enregistre la pré-
sence la plus importante du bergsonisme pendant les années 1920.
Ce que Lacan appellera vingt ans plus tard « la dilatante synthèse »
bergsonienne fait donc barrage à toute formulation d'une nouvelle
science de l'homme. La doctrine de Bergson est donc particulièrement
dangereuse : elle fait passer de vieilles abstractions pour des notions
concrètes et sa diffusion la transforme en un nouvel éclectisme. Le
résultat est qu'elle « corrompt tout ce qu'elle touche », y compris les
exemples réels de psychologie concrète. Ainsi, la figure incarnée par
Bergson est celle du traître ou de l'« agent provocateur 3 » : sa philoso-
phie s'articule sur le plan des intentions, elle constitue « une promesse

1. Cf. G. Politzer, « Un pas vers la vraie figure de Kant », in Id., Écrits I, op. cit.,
p. 17.
2. Politzer conclut ainsi : « La théorie kantienne se pose en antithèse irréductible
contre toute théorie qui voudrait atteindre la donnée psychologique en dégageant la
conscience de l'intrusion de l'espace. […]. Chez Kant, l'expérience interne et l'expérience
externe sont solidaires non pas seulement en fait, mais encore en droit. […] [Ainsi,
mettant en relief la théorie du sens interne] Nabert apporte […] une contribution
importante à la précision de nos idées sur les rapports entre Kant et Bergson » (« Un pas
vers la vraie figure de Kant », ibid., p. 18).
3. Cf. G. Politzer, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme, op. cit.,
p. 176.
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La fin du carnaval 157

non tenue 1 » et n'opère pas une « révolution », comme Le Roy préten-


dait dans son livre Une philosophie nouvelle. Henri Bergson, mais une
simple « réforme » de la psychologie classique, qui en conserve ses caté-
gories fondamentales. Elle n'a donc rien à voir avec la psychanalyse,
qui, en revanche, n'est pas une « évolution » « mais une « révolution »,
non pas « un enrichissement de la psychologie classique » mais « préci-
sément sa défaite » 2.
Comme Politzer l'avait mis en évidence dans sa Critique, la tare de la
psychologie classique est d'être réaliste, de chosifier l'homme, d'oublier
sa nature de sujet, d'adopter ainsi un point de vue en troisième personne.
Cette chosification implique en première instance une abstraction, l'inca-
pacité des savoirs psychologiques à saisir les individus singuliers vivant
leur vie dans leur milieu. En deuxième instance, le réalisme est lié à la
complicité de la psychologie avec les pouvoirs qui ont intérêt à traiter
l'homme comme un objet. Le système capitaliste a besoin d'être accom-
pagné par des discours qui considèrent l'homme comme une chose pour
pouvoir en tirer profit. La psychologie, qui traite les hommes « comme
la matière », facilite l'insertion de la vie humaine dans un « ordre social »
impliquant le « fait que la majeure partie de l'humanité est traitée abs-
traction faite de la vie unique de chacun de ses membres » 3. Le réalisme
psychologique s'articule sur les plans ontologique et méthodologique :
par l'invention d'un objet sui generis, le « fait » psychologique, suscepti-
ble d'une perception sui generis qui se développe dans des pseudo-
méthodes. La psychologie est une paraphysique qui étudie un second
monde imaginaire, parallèle au monde réel. Elle réalise les significations
constitutives du drame humain, les transformant en de véritables sub-
stances. C'est alors que, renonçant au réalisme et traitant les faits
humains à partir du « Je » leur donnant une signification, il devient
possible de saisir chaque individu dans sa singularité, saisissant le
« concret ».
Le bergsonisme a certes saisi la conséquence du réalisme, à savoir
l'abstraction, mais non sa racine. Ignorant la critique kantienne à l'égard
de la philosophie dogmatique et, par là même, le caractère significatif de

1. Ibid., p. 152.
2. Cf. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 23.
3. Ibid., p. 137.
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tout comportement humain, il ne s'est pas aperçu du réalisme sous-


jacent dans la psychologie. Si Bergson a été sensible aux « exigences du
concret », exigences qui par ailleurs « étaient dans l'air depuis longtemps
comme les réflexions sur la faiblesse de la raison humaine avant la Cri-
tique de la raison pure 1 », il n'a pas fait, comme Kant (dont par ailleurs il
« n'aurait jamais dû prononcer le nom 2 »), la critique de cette faiblesse.
Le langage utilisé est « le langage de la vraie critique », tandis que les
« démarches » restent abstraites et font « retomber chaque fois dans
l'abstraction » 3. La pierre de touche pour toute critique de la psychologie
reste donc Kant. Quand Politzer écrit que « la philosophie sera humaine
ou elle devra disparaître 4 », cela signifie qu'en dehors de la physique, de
la mathématique et de la théorie de la connaissance, le seul savoir conce-
vable est celui de l'anthropologie pragmatique conçue comme psycholo-
gie. Ce savoir doit se borner aux questions de fait et ne peut prétendre
traiter des questions de droit, réservées à la théorie de la connaissance.
La critique du psychologisme par Husserl n'est qu'une confirmation de
la critique de la psychologie par Kant 5. Si donc « les grands philosophes,
dans l'abstraction au sujet de l'homme, ont réalisé concrètement la seule
entreprise qui leur restait […] [et] ils ont constitué la science de la chose,
c'est‑à-dire la science 6 », la seule alternative pour faire « œuvre positive »
est de s'occuper de « logique ou de psychologie concrète, mais pas de
métaphysique 7 ».
Bergson, évitant toute confrontation directe avec Kant, ne peut
s'apercevoir du caractère abstrait de ses démarches : lorsque, dans sa
célèbre conférence « La conscience et la vie », il exhorte à traiter de
manière concrète les questions métaphysiques, sans passer par les sys-
tèmes, le seul système que, selon Politzer, le philosophe veut éviter est

1. Ibid., p. 78.
2. Ibid., p. 79.
3. Ibid., p. 57.
4. Ibid., p. 132.
5. Ibid., p. 13 : « On sait que la théorie de la connaissance en est venue aujourd'hui à
interdire à la psychologie toute incursion dans le domaine de la théorie de la connaissance
et de la métaphysique. Bref, on pourrait faire une confrontation systématique entre
Husserl et Bergson : et, bien que Husserl ne soit pas un Dieu, la comparaison ne tournerait
pas à l'avantage de M. Bergson. »
6. Ibid., p. 132.
7. Ibid., p. 134.
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La fin du carnaval 159

précisément celui de Kant, dont il veut chasser « le haïssable spectre 1 ».


Kant est en effet celui qui a empêché que la pensée ne « se dilate […]
comme une éponge » donnant « libre cours à l'angoisse métaphysique 2 ».
Fermant les yeux devant Kant, Bergson peut se permettre de poser de
manière abstraite « les problèmes comme les métaphysiciens ont l'habi-
tude de les poser » depuis toujours – à savoir, à partir d'une probléma-
tique précritique. En somme, dans le pamphlet comme dans la Critique
des fondements de la psychologie, la racine ultime de l'abstraction est le
dogmatisme et les illusions transcendantales qui l'articulent : « L'illusion
transcendantale – conclut Politzer – n'est, en fait, rien d'autre que l'ins-
tinct vital de l'abstraction 3. »
À n'en pas douter, Bergson s'aperçoit de l'abstraction de la psycho-
logie, il remarque que « l'individu est vivant. Cette découverte est effec-
tivement grosse de conséquences, [mais] malheureusement Bergson n'est
pas allé plus loin ». Bergson « reçoit l'univers de la psychologie classique
dont les phénomènes sont, soi-disant, des états individuels, mais il voit
que l'individu n'est présent nulle part : il veut alors leur restituer l'indi-
vidualité 4 ». Restituer l'individualité signifie transformer les généralités
a priori d'une manière telle qu'elles donnent l'impression d'avoir été
induites a posteriori à partir des individus réellement existants. La
double ruse de Bergson consiste dans l'invention d'une série de concepts
susceptibles de donner l'illusion du concret et de l'individualité, et,
d'autre part, dans une fausse genèse de l'abstraction de la psychologie
classique effectuée sans dénoncer son réalisme.
La première tâche est accomplie par un processus d'animation des
notions réalistes (donc abstraites) de la psychologie classique : Bergson
ne fait que prendre les concepts de la paraphysique propres à la psycho-
logie, leur ajoutant un peu de mouvement, mais sans entamer leur réa-
lisme. La supposée « expérience » au terme de laquelle Bergson présente
le concept de durée est en réalité une « analyse purement notionnelle qui
ne demande l'intervention d'aucune expérience sui generis 5 ». Bergson
réalise que le temps vide de la physique newtonienne ne parvient pas à

1. Ibid., p. 101.
2. Ibid., p. 102.
3. Ibid., p. 133.
4. Ibid., p. 48.
5. Ibid., p. 49.
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160 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

rendre compte de la singularité de la temporalité individuelle, mais, au


lieu de s'adresser aux cas singuliers les rattachant à la forme universelle
du « Je », il substitue le symbole newtonien du temps par un autre sym-
bole déduit à partir des traits susceptibles de donner l'impression de
quelque chose de concret. Si le temps de la physique est vide et donc ne
peut rendre compte de la singularité de l'expérience humaine, alors la
durée devient un temps « plein », mais, si le temps n'est pas l'espace et si
ce dernier est homogène, alors la durée sera hétérogène ; enfin, si le temps
doit être continuité, alors la notion de durée, qui est aussi hétérogène,
sera une continuité d'interpénétration qualitative. Bergson n'est donc
parti d'aucun cas concret, mais du concept général de temps propre à la
mécanique newtonienne, raisonnant ainsi « sur une série temporelle en
général 1 », « sur des idées, sur leurs implications, sur la structure logique
de l'acte qui les pose, mais non pas sur des faits psychologiques 2 ».
Bergson ne fait qu'appliquer systématiquement cette abstrac-
tion « mouvante », ajoutant ainsi un petit peu d'« animation » aux autres
concepts de la psychologie classique. L'impression de « connaître du
dedans 3 » est une véritable illusion : elle est produite par la reconstruc-
tion – opérée suivant les lois d'implication interne propres au concept de
durée – de tout phénomène. La pensée en durée est une connaissance
absolue, mais seulement la connaissance absolue d'un étant pensé selon
la durée, et non pas d'un étant pensé en soi. C'est le cas de l'analyse de la
vie dans L'Évolution créatrice : c'est « la vie pensée dans la durée 4 » (la
vie reconstruite suivant le schéma de la durée) qui n'est pas susceptible
d'être expliquée suivant le mécanicisme, et non pas la vie réelle, la vie
en soi.
L'intuition, ou « connaissance du dedans », n'est, d'autre part, qu'un
cas particulier de l'introspection ; par conséquent, elle ne peut que rester
une « opération purement formelle et purement mythologique 5 » : il n'y
a pas de vie intérieure susceptible d'être conçue comme une série de
phénomènes homogènes, il est donc impossible de recourir à une percep-
tion sui generis, celle de l'acte introspectif, afin de la percevoir. À dire

1. Ibid., p. 95.
2. Ibid., p. 94.
3. Ibid., p. 96.
4. Ibid., p. 98.
5. Ibid., p. 94.
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La fin du carnaval 161

vrai, Bergson ne fait qu'inaugurer un nouveau genre de second récit, une


nouvelle technique d'élaboration des drames impersonnels : il travaille
avec des personnages « dynamiques » et « qualitatifs » mais réalistes et
abstraits. Or c'est à partir de la notion de durée que Bergson élabore la
prétendue genèse de l'abstraction de la psychologie classique. Mais cette
genèse ne peut qu'être en tous points fausse, puisqu'elle est une opération
effectuée à partir d'une notion déjà construite par abstraction. Bergson
se limite à « refaire en sens inverse le chemin », enlevant l'animation qu'il
avait ajoutée ; il montre que la psychologie classique est à l'origine abs-
traite car elle n'a pas pris en considération la durée. Cette opération est
complétée par l'introduction du clivage entre pratique et spéculatif,
espace et durée, intelligence et intuition : si c'est l'intromission des inté-
rêts pratiques dans la spéculation qui est la source de toute abstraction,
alors c'est seulement en se détournant des nécessités de l'action qu'il est
possible de trouver, dans l'expérience intérieure de notre durée, le
concret. Par contre, si l'on tente de communiquer cette expérience, on est
nécessairement ramené à l'abstrait car le langage est d'ordre pratique et
vise à l'obtention d'un résultat.
Ainsi, comme la psychologie classique, à laquelle Bergson n'ajoute
qu'un peu d'« animation », le bergsonisme ne sort pas de l'abstraction : il
substitue tout bonnement le réalisme mobile et qualitatif de la durée au
réalisme fixiste des idées atomiques et des localisations cérébrales. Il ne
peut saisir le concret, mais seulement déguiser des abstractions en
concret. Pour Bergson, « il s'agit seulement de connaître la manière dont
on peut penser un ensemble de réalités sous une forme qui puisse les faire
apparaître comme les moments d'une individualité, ce qui n'implique
évidemment aucune connaissance des individus tels qu'ils existent, et qui
ne donnera, a fortiori, aucune connaissance de ces derniers » 1. Ainsi, et à
l'encontre de la visée du philosophe, il n'existe aucune différence de
nature entre la psychologie abstraite et la psychologie bergsonienne, mais
une simple différence de degré.
La manière dont Bergson veut rendre la psychologie concrète appa-
raît comme singulièrement facile. Ériger la qualité en principe d'indivi-
duation : voilà qui rendrait aisé l'effort de saisir en chaque objet nuances
et qualités. Mais tout ce que l'on pourra faire consistera à répéter au sujet

1. Ibid., p. 49.
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162 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

de chaque individu les généralités sur la durée et sur les qualités, tout en
déplorant l'insuffisance du langage ; et l'argument péremptoire contre
toute critique restera toujours le vécu. En fin de compte, on ne pourra
jamais rien dire de concret et on sera toujours forcé de parler du concret
en général 1.
Bergson – qui invoque un « empirisme supérieur » –, pour ne pas
avoir eu le courage de dénoncer le réalisme de la psychologie classique,
reste otage de son abstraction, « c'est parce qu'il a conservé le réalisme
que Bergson n'a pu aller plus loin que le concret en général, c'est‑à-dire
l'individualité, et qu'il n'est pas parvenu à l'individu 2 ». La psychologie
« concrète » proposée par Bergson n'est donc rien d'autre que le résultat
d'une simple « transformation de langage », d'un « rituel », d'une « simu-
lation » qui a créé un « trompe-l'œil », une véritable mythologie, à savoir
une série d'illusions visant à donner l'impression du concret mais qui, en
réalité, ne sont qu'« une fuite devant le concret » 3. Politzer rejoint ainsi,
sur un autre plan, les rhétoriques d'avant-guerre (Benda et Alain surtout)
brossant le portrait d'un Bergson sophiste et trompeur. Les effets du
bergsonisme dans le champ philosophique et surtout psychologique
sont, selon Politzer, néfastes : ses disciples n'ont fait que « répéter les
métaphores de Bergson, au point qu'elles sont devenues des lieux com-
muns […], ils parlent toujours du concret en général, de la vie en général
et, d'autre part, aucun de ceux qui ont aperçu le vrai chemin de la psy-
chologie concrète ne doit rien, mais absolument rien à Bergson 4 ».
Politzer semble parodier les recommandations méthodologiques de
Bergson dans l'« Introduction à la métaphysique », lui reprochant exac-
tement l'abstraction que celui-ci reproche aux autres psychologues et
philosophes : « Retourner à l'individu ne signifie pas [comme préten-
drait Bergson] prendre les données de la psychologie classique et les
fondre en une individualité, mais inventer, ou plutôt construire des
notions nouvelles par l'étude des individus singuliers, des notions
[comme le complexe d'Œdipe] qui, impliquant la totalité de l'individu,
rendent manifeste, dans leur forme et dans leur structure, leur apparte-

1. Ibid., p. 41.
2. Ibid., p. 48.
3. Ibid., p. 41.
4. Ibid., p. 45.
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La fin du carnaval 163

nance au je concret 1. » Ainsi, ce qui a été oublié par la science n'est pas
la durée, la « multiplicité de pénétration », réduite et appauvrie par un
processus de spatialisation instrumental, mais ce que Politzer appelle
non sans ironie la « multiplicité dramatique » 2, altérée par les schémas
en « troisième personne ». Il en va de même pour la question de la
continuité : si « Bergson a compris qu'il fallait mettre à la base de la vie
psychologique une continuité », à cause de son réalisme « il n'a pas vu
que rétablir la continuité des faits psychologiques signifie le rétablisse-
ment de leur inséparabilité de l'individu singulier » 3. Enfin, le morcelle-
ment pratiqué par le psychologue classique n'est pas lié à la
spatialisation de la durée, mais à sa réalisation effectuée en séparant les
données des actes humains du « Je » dont ils tirent leurs signification :
« C'est cela et rien d'autre le vrai morcellement : arracher une significa-
tion à son contexte 4. »
Il est donc aisé de comprendre pourquoi il a été si facile pour Berg-
son d'appliquer les procédés de sa psychologie à la métaphysique : étant
déjà réalistes, en troisième personne, donc dogmatiques, ils sont en
eux-mêmes métaphysiques. L'impression qu'il part de l'empirie est une
illusion : Bergson ne se limite qu'à « paraphraser les données scienti-
fiques 5 » en maintenant les problèmes sur un plan abstrait.

IMMORALE CHOSIFICATION

Politzer livre un exemple décisif : le traitement du problème de la


liberté. Ses argumentations, même si souvent purement allusives et mas-
quées par le ton batailleur du pamphlet, ressemblent à celles proposées
par Nabert dans L'Expérience intérieure de la liberté et, avant lui, par
Alain et Brunschvicg. Tant Nabert que Politzer accordent à Bergson sa
critique du déterminisme psychologique, qui réduit paradoxalement le
sujet à l'objet donnant lieu à un paralogisme, mais lui reprochent la
retombée dans un dogmatisme précritique de « deuxième degré ».

1. Ibid., p. 60-61.
2. Ibid., p. 54-55.
3. Ibid., p. 59-60.
4. Ibid., p. 72.
5. Ibid., p. 103.
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164 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Bergson ne remarque pas que « les faits psychologiques ne sont pas des
“phénomènes” », que « le “psychisme” n'est pas un monde » et qu'il faut
donc commencer « par l'homme concret » 1, à savoir par le « Je » et ses
actes. Bergson se contente d'ajouter, à côté des phénomènes « exté-
rieurs », d'autres phénomènes, à côté du monde physique, un autre
monde, celui du psychisme ou de la « vie intérieure ».
Ce faisant, Bergson retombe dans le réalisme : « Que l'homme soit
assimilé non pas à une chose qui est, mais à une chose qui dure – écrit
Politzer dans une étonnante formule –, cela ne change rien au fait qu'il
est assimilé à une chose 2. » Quand Bergson parle de la vie humaine, il la
compare à la vie biologique et, même s'il précise que l'organisme n'est
pas un objet mais une « chose qui dure », il ne sort pas d'une probléma-
tique dogmatique. Bergson continue à « raisonner sur une chose », il est
donc « par rapport à l'homme, dans l'abstraction, puisqu'on ne doit pas
réfléchir sur l'homme qu'en première personne et sur la vie humaine
qu'en se plaçant au point de vue du je concret, c'est‑à-dire de l'individu
singulier » 3. Si le problème de liberté est traité sous un angle réaliste « sur
le plan cosmologique 4 », on ne peut que retomber dans le déterminisme :
une chose, même une chose qui dure, doit être soumise aux catégories
qui règlent l'expérience, donc la catégorie de causalité. Le problème de la
liberté, posé à la manière de Bergson, devient « insurmontable, car cher-
chant la liberté d'une chose, on veut établir la liberté sur le plan de la
réalité ; or la position d'une réalité implique toujours le passage de chose
à chose, donc le déterminisme ».
La problématique bergsonienne, qui détermine sa solution au pro-
blème de la liberté, ne peut donc qu'impliquer des conséquences « immo-
rales ». Si le schéma explicatif de la durée appliqué à la liberté implique
l'indifférence à l'égard du résultat d'une action, de l'« acte qu'elle accom-
plit 5 », alors Bergson ne fournit aucun critère pour juger ni le degré de
liberté d'un acte ni sa moralité. Considérée sous cet angle, la doctrine
bergsonienne est non seulement profondément immorale, mais conserva-
trice sur un plan politique. Le conseil du « sage » bergsonien est de

1. Ibid., p. 110.
2. Ibid., p. 112.
3. Ibid., p. 129.
4. Ibid., p. 107.
5. Ibid., p. 115.
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La fin du carnaval 165

« revivre la vie en général 1 ». Ce faisant, Bergson ne peut que faire appel


à l'inaction et à la contemplation. Étendant la vie et la liberté à toute la
création, le « sage bergsonien » « se dilate un peu trop » et, « ému de
tout », se noyant dans la généralité de la durée, il ne possède aucun critère
pour exprimer un jugement de valeur sur le réel 2. Politzer conclut que se
« confondre avec toute la vie, vibrer avec toute la vie, c'est rester en fait
froid et indifférent en face d'elle : les émotions véritables sombrent au
milieu de la sensibilité universelle 3 ».
La durée, dans son abstraction, ne permet aucune saisie concrète des
êtres individuels et des événements humains dans leur singularité, elle ne
permet donc pas la hiérarchisation nécessaire à toute évaluation morale
ou politique. La durée ne permet pas – formule Politzer en termes éton-
namment violents – de faire la différence entre une « révolution » et un
« pogrom » ou entre la liberté d'un prolétaire et celle de « M. Rockefeller
ou M. Paul-Boncour 4 ». Si le concept de liberté est applicable tant « au
mouvement » et « à la vie en général » qu'à l'homme, si dans tous les cas
la liberté est « le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit », si
donc « n'importe quel acte peut être un acte libre », alors « l'esclave est
d'autant plus libre qu'il est esclave » 5. Il s'agit bien évidemment d'une
doctrine inutile à toute action dont le but est de changer l'état des choses.
La doctrine bergsonienne ne peut constituer une exhortation à modifier
les conditions de vie pour être plus libre, mais une invitation à se laisser
faire, à s'« enfoncer de plus en plus dans le bourbier 6 ». La conséquence
ultime, en partie contredite dans Les Deux Sources, est, selon Politzer,
que la morale bergsonienne soit « ne verra jamais le jour », soit elle sera
une fausse morale, une morale réactionnaire déguisée, en « concrète » 7.
La critique philosophique et celle politique dirigées contre Bergson
sont étroitement liées, car c'est une même anthropologie qui se mani-
feste tant dans les actions de Bergson pendant la guerre que dans sa
philosophie. Le bergsonisme entend séparer la connaissance pure et

1. Ibid., p. 143.
2. Ibid., p. 147.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 120.
5. Ibid., p. 115-116.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 135.
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166 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

désintéressée – l'intuition – de la connaissance pragmatique – l'intelli-


gence. Or la propagande de guerre a été la falsification pratique de ce
même modèle. Il n'est ainsi pas nécessaire de faire des efforts pour se
« dégager », mais au contraire il faut être conscient que toute interven-
tion intellectuelle ne peut que se transformer en une action et qu'elle est
en soi une action, toujours engagée. De ce point de vue, la chosification
de l'homme promue par le réalisme psychologique « animé » de Bergson,
ses conséquences immorales, ainsi que la collaboration du philosophe à
la propagande de guerre sont trois aspects étroitement liés et explicables
en dernière instance par la théorie des idéologies propre à Marx.
C'est pour ne pas avoir cerné la pratique impliquée dans la théorie,
pour ne pas avoir saisi l'idéologie présente dans la philosophie, pour ne
pas avoir « compris que cette manière de traiter l'homme systématique-
ment comme une chose devait avoir des raisons qui ne sont pas philo-
sophiques 1 », que Bergson a pu mettre sa philosophie au service de la
politique d'État. Politzer rattache donc la chosification de l'homme et de
la liberté défendue par Bergson à un processus historique, celui du déve-
loppement du capital dont l'intérêt est de traiter l'homme comme chose
et de résoudre le problème de la liberté de manière théorique.
Selon Politzer, en revanche, un fil rouge relie la découverte du sujet
transcendantal par Kant à l'union de la théorie et de la pratique dans
l'action révolutionnaire promue par le marxisme : le problème de la liberté
doit ainsi être posé théoriquement certes, mais résolu sur le plan de la
pratique, non pas « sur le plan des idées, mais sur le plan des événe-
ments 2 ». La problématique politzérienne réside dans le « double Je »,
dans l'union entre la conscience transcendantale libre (fondement a priori
de la science) et le « Je » empirique en première personne (objet de la
psychologie, science a posteriori). Leur union ne peut se réaliser sur un
plan théorique, mais doit se résoudre dans une dialectique pratique « car
précisément pour être efficace, cette dialectique doit traverser le plan
humain 3 ». L'erreur de l'idéalisme de Schelling 4 – erreur commune à tout

1. Ibid., p. 121.
2. Ibid., p. 138.
3. Cf. G. Politzer, « Introduction », op. cit., p. 45.
4. Ibid., p. 47. Schelling s'est trompé car il est inutile de spiritualiser la matière sur le
plan des idées ; il faut le faire sur celui, concret, de l'histoire : « L'idée idéaliste doit
s'incarner en une dialectique qui, dépassant le plan théorique, se transforme en une
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La fin du carnaval 167

idéalisme – a été, selon Politzer, de vouloir résoudre cette synthèse de


manière spéculative. La « synthèse pratique » des deux « Je » ne peut se
résoudre en rien d'autre que dans la pratique révolutionnaire qui vise à
débarrasser l'« homme concret » (le « Je » objet de la psychologie
concrète) des entraves – empiriques, donc historiques – qui l'empêchent, le
transformant en une chose, de se manifester dans son essence d'être libre.
La pratique révolutionnaire consiste alors en une « dé-chosification » de
l'humain afin que « les deux “Je” puissent se rejoindre 1 ».
Le mouvement de l'idéalisme allemand, inauguré par la révolution
copernicienne de Kant, poursuivi par Schelling, Fichte et Hegel, ne peut
qu'aboutir à la philosophie de Marx et aux véritables révolutions 2. Le
matérialisme marxiste 3, en tant que conséquence cohérente de l'idéa-
lisme, philosophie du sujet et de la liberté 4, prend en considération le
processus historique par lequel l'homme se réduit « librement » à une
chose et oublie sa liberté. C'est donc dans l'action révolutionnaire que la
synthèse des deux « Je » s'opère, et toute philosophie qui ne reconnaît pas
dans chaque révolution, et notamment celle d'Octobre, une tentative
concrète d'effectuer cette synthèse, est donc destinée à l'abstraction 5.
Ainsi, Politzer peut conclure, non sans une désarmante naïveté, qu'il est
arrivé par le « développement naturel » de sa pensée à la Révolution 6.
À la lumière de cette articulation entre pratique et théorie, la solution
fournie par Bergson au problème de la liberté se révèle non seulement

dialectique réelle dont les étapes doivent devenir historiques au sens plein du mot » (ibid.,
p. 41).
1. Ibid., p. 44.
2. Ibid., p. 39-40. La philosophie de l'idéalisme « a été absorbée dans un mouvement
qui menace même toute la civilisation actuelle. Je veux dire que Hegel a produit Marx et
que le marxisme est la doctrine officielle du communisme ».
3. Le matérialisme, dont le marxisme se revendique, peut paraître contradictoire
avec l'esprit de l'idéalisme en raison de son caractère métaphysique et de sa conception
mécaniste du déroulement de l'histoire. En réalité, selon Politzer, il ne constitue qu'un
instrument utile afin d'obtenir une plus grande liberté. Le langage de la métaphysique
matérialiste propre au marxisme est, selon le Politzer de 1926, « un langage qu'il ne faut
tenir que sur le plan de l'action » (G. Politzer, « Introduction », op. cit., p. 51).
4. Cf. G. Politzer, La Fin d'une parade philosophique : le bergsonisme, op. cit., p. 48 :
« Tout le monde sait que Marx part de Hegel pour arriver au Capital, qu'il part de la
dialectique hégélienne pour arriver à la révolution prolétarienne. Marx avait bien vu que
l'idéalisme inaugurait une nouvelle philosophie de l'homme. »
5. Ibid., p. 56.
6. Ibid.
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168 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

être une ruse, mais elle est aussi un anachronisme par rapport au mou-
vement qui aurait mené de Kant à Marx : le philosophe partage donc la
réaction idéologique à la lignée postkantienne 1. Si les idéologues du
« retour à Kant » ont constitué une « première ligne de défense », Berg-
son, grâce à qui font leur retour les spéculations métaphysiques, la phi-
losophie spiritualiste et la religion, en est la seconde. Le bergsonisme est
inséré par Politzer dans « ce mouvement du XIXe siècle qui représente, en
face du perfectionnement définitif du matérialisme, le retour offen-
sif de l'idéalisme 2 ». Si Bergson a certes eu raison de déconstruire « la
conception de la liberté comme concept » renvoyant « dos à dos les deux
adversaires en présence », d'autre part il n'a tenté que de détourner le
regard de la véritable solution – révolutionnaire – revenant à un
« niveau purement verbal ». La liberté bergsonienne reste « une liberté
de luxe, une liberté de droit, une liberté de haute fantaisie ; sa solution
est d'une extrême profondeur et c'est par là qu'elle est une solution
parfaitement bourgeoise, car, malgré l'“émouvante mobilité”, malgré
l'“inexhaustible et imprévisible richesse” de la conscience, elle reste une
solution stérile, parce que de droit : or le problème de la liberté est
humain, universel, et la solution de ce problème doit être concrète, réelle
et matérielle » 3.
La révolution est pour Politzer « un moyen métaphysique, à savoir,
le seul » pour résoudre le problème de la liberté et de la vie. Bergson n'a
donc pas été un complice de la propagande de « va-t'en guerre » du fait
d'une simple « pression collective » 4. Sa participation n'est pas casuelle,
mais volontaire et nécessaire en même temps. Les conséquences réac-
tionnaires du bergsonisme ne sont donc pas contingentes : Bergson a
obéi « à un ordre », il s'est « prostitué par goût et par nécessité », comme
un « chien dressé et pomponné » par la bourgeoisie, promouvant, pour
le compte de celle-ci, « un chantage au nom du concret et de la vie 5 »,
un « concret d'état 6 » dont l'objectif était de détourner les masses de la
réalité vraiment concrète.

1. Ibid., p. 153-154.
2. Ibid., p. 153.
3. Cf. G. Politzer, « Introduction », op. cit., p. 58.
4. Ibid., p. 178.
5. Ibid., p. 159.
6. Ibid., p. 159.
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La fin du carnaval 169

La critique de Bergson perdure, suivant les mêmes reproches for-


mulés en 1929. Tout autre qu'un détail, elle constitue l'un des véritables
fondements de l'entreprise théorique politzérienne, devenue également
celui de toute la séquence philosophique des années 1930 et 1940. Berg-
son est un métaphysicien réaliste sur le plan théorique, un mystique irra-
tionaliste sur le plan de la méthode, l'idéologue de la bourgeoisie sur le
plan politique. Politzer oppose à Bergson une théorie implicitement fon-
dée sur l'anthropologie de Kant, une méthode se fondant sur le para-
digme du sens et sur l'observation du comportement ainsi qu'une morale
et une politique de l'engagement.
Le pamphlet et l'œuvre de Politzer forment une véritable bombe à
fragmentation. Cette bombe détruira presque toute reprise du texte
bergsonien en deux temps : d'abord au cours des années 1930, pour ses
lecteurs immédiats, puis à la Libération pour la nouvelle génération qui
sera marquée de manière indélébile par la mort héroïque de Politzer
pendant la Résistance.
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De l'intuition à l'intentionnalité ?

À LA SORTIE DU CINÉMA

L'année 1929 marque le début d'un bouleversement radical pour


l'ensemble de la philosophie française. Négativement, après le pamphlet
de Politzer, et un peu plus tard, après celui de Nizan, Les Chiens de
garde, les années 1930 sont marquées par le déclin progressif du « berg-
sonisme » et par la vague montante de critiques adressées au néokan-
tisme de Brunschvicg et de Lalande et à l'intellectualisme d'Alain.
Positivement, une chaîne ininterrompue d'événements précède et suit le
Mardi noir de la bourse de New York. En 1929, invité par Brunschvicg,
Edmund Husserl tient à la Sorbonne une série de leçons parue par la
suite sous le titre de Méditations cartésiennes dans la traduction d'un
jeune philosophe lituanien, Emmanuel Lévinas (né en 1906), qui publie,
la même année, un article sur les Ideen 1 ; au même moment, le Russe
Georges Gurvitch enseigne à la Sorbonne un cours sur Husserl, Heideg-
ger, Scheler et Lask, qui sera publié en un volume l'année suivante 2 ;
avec Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, paru en
1929 dans la collection « Philosophie et mystique » dirigée par Pierre
Morhange, et avec la première traduction du Journal du séducteur de
Kierkegaard s'ouvrent deux « renaissances » qui conflueront l'une dans
l'autre : Jean Wahl n'attendra que deux ans pour publier deux essais,

1. Cf. E. Lévinas, « Sur les Ideen de Husserl », Revue philosophique de la France


et de l'étranger, no 3-4, mars-avril 1929, p. 230-265. Repris dans Les Imprévus de
l'Histoire, Paris, Le Livre de poche, 2007, p. 45-93. Cet article précède la publication de
La Théorie de l'intuition dans la philosophie d'Husserl (1930), Paris, Vrin, 1994.
2. Cf. G. Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, Paris, Vrin,
1930.
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172 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

« Hegel et Kierkegaard » et « Heidegger et Kierkegaard ». Il résumera


cette confluence dans la préface au recueil Vers le concret. En 1930, dans
l'avant-dernier numéro de la revue postsurréaliste Bifur – qui a déjà
publié « La légende de la vérité » de Sartre, un essai sur le machinisme et
le prolétariat d'Emmanuel Berl et l'esquisse des Chiens de garde de
Nizan – la première traduction de Heidegger fait son apparition, réalisée
par le jeune thomiste Henri Corbin (né en 1902) : il s'agit d'un extrait de
« Qu'est-ce que la métaphysique ? ». La note précédant cette traduction,
rédigée par l'immigré russe Alexandre Koyré (né en 1891) et ancien
membre du Cercle phénoménologique de Göttingen, alors maître de
conférences à l'École pratique des hautes études, précise que le travail de
« démolition » entrepris par le philosophe allemand s'est posé comme
objectif de dépasser le « transcendantalisme et l'intuitivisme », « Bergson
et Husserl », « réflexion » et « intuition ». À l'été 1929, dans le canton
des Grisons, à Davos, des universitaires allemands et français organisent
une série de cours et de rencontres. Y participeront, parmi les autres,
Brunschvicg, Lévy-Bruhl, Cassirer, Heidegger, Spaier et, entre les étu-
diants, Cavaillès, Lévinas, de Gandillac, Mannheim, Carnap.
Cette date symbolique, 1929, qu'on lie d'habitude au krach boursier
de Wall Street, constitue par ailleurs un point de non-retour par le simple
effet du regard rétrospectif porté sur elle. Pendant les années 1920 déjà,
on assiste à l'émergence d'une série de problèmes et exigences théo-
riques, hétérogènes par rapport à ceux propres au « moment 1900 » : le
problème de la description d'une subjectivité « concrète », irréductible
au pur sujet des jugements de l'intellectualisme, au corps biologique de
la psychologie scientifique et à la durée bergsonienne, la question d'une
pensée immédiatement « engagée » dans le monde et ayant un rapport
d'implication avec lui, la théorie de la négativité comme moteur de
l'action humaine dans l'histoire.
Ces problématiques, gardant entre elles des relations de « ressem-
blance de famille », sont alors marquées par un affect, celui de l'« inquié-
tude », qui déploie son ombre sur toute la littérature des années 1920 et
se transforme vite en « malaise », « nausée », « angoisse » dans le cours
des années 1930. Dans cette période, les emprunts de concepts et les
traductions de textes et concepts provenant de l'autre côté du Rhin
s'intensifient et s'articulent. Comme pour la psychanalyse, l'appropria-
tion des textes allemands suit un double mouvement : la vieille garde
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 173

(ceux qui étaient nés entre 1860 et 1890) les interprète en continuité avec
les problèmes déjà esquissés pendant les années 1900, alors que les jeunes
challengers nés au début du siècle les utilisent comme des machines de
guerre contre leurs maîtres et contre le paradigme philosophique pré-
cédent.
Les étudiants n'ayant pas étudié dans la classe d'Alain gardent la
trace des lectures bergsoniennes faites pour le baccalauréat et pendant
les khâgnes et intériorisent une certaine image de la philosophie à la
lisière avec la psychologie et l'art. Un dispositif gnoséo-encyclopédique
divise en deux les savoirs et les facultés du sujet : d'une part, l'intelli-
gence, la connaissance relative, purement pragmatique, propre à la
science, qui ne saisit que des produits, des ensembles de choses, des actes
de conscience « hypostasiés » ; d'autre part, l'intuition, la connaissance
absolue de la philosophie ou de l'art, qui opère par introspection ou par
réduction, capable de saisir le rapport originaire de la conscience avec le
monde et d'expliquer la science. C'est dans ce cadre « bergsonien » semi-
inconscient – impliquant schèmes de perception, valeurs, dispositions
théoriques – que s'insère la réception de la phénoménologie allemande
par Lévinas, Sartre et Merleau-Ponty. Pour ces penseurs, et à la diffé-
rence de Jean Cavaillès, Albert Lautman et plus tard de leurs élèves Jules
Vuillemin et Gilles-Gaston Granger, le problème majeur de la phénomé-
nologie n'est pas la constitution, mais bien plutôt, comme pour Lefebvre
et Morhange, la description « concrète » et « pathétique » du commerce
quotidien de l'homme avec le monde.
Ces traits philosophiques, loin d'être les fruits d'un libre choix théo-
rique, dépendent de la structuration du champ philosophique dans lequel
s'inscrivent les trajectoires de ces individus, ainsi que de leur capital de
départ. Il est d'autre part évident qu'entre les « existentialistes » et Berg-
son une rupture est en acte concernant d'importants points théoriques.
Cette rupture s'opère de manière paradoxale, à savoir par emprunt de
certains des arguments qui avaient été utilisés par Brunschvicg et par les
philosophes de l'intellect. Elle concerne donc le « réalisme » et l'« irratio-
nalisme » des descriptions de Bergson, et elle implique aussi une condam-
nation politique et morale.
Pendant les années 1920, le jeune Sartre est fasciné par la poésie
unanimiste, par les romans de Gide et de Proust, par l'introspection et,
plus en général, par l'univers psychologique et esthétisant dont le
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174 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

bergsonisme est une pièce fondamentale. À l'instar de ses camarades,


Sartre rompt avec Bergson au début des années 1930. Dans « L'art ciné-
matographique 1 », Sartre traite à nouveau le cinéma, art des « correspon-
dances 2 » et de la durée, art symboliste, simultanéiste et bergsonien.
Mais, dans cet écrit, un élément apparaît abruptement. En effet, Sartre
expose, devant ses étudiants, la réalité qu'on découvre en sortant du
cinéma : un monde chaotique fait de pulsations discontinues et sans rai-
son, une réalité qui est LA réalité, où « tout vieillit au hasard, à tâtons 3 ».
Il s'agit de la première exposition de l'expérience de la contingence, expo-
sition qui précède celle romancée, faite par Roquentin devant la racine du
marronnier dans La Nausée 4.
Or, comme Sartre le rappellera beaucoup plus tard, il a lui-même
« découvert » la contingence 5 en sortant du cinéma. Sartre a déclaré
avoir pensé « la contingence à partir d'un film », en sortant donc d'une
salle de cinéma, précisément parce qu'il avait remarqué que dans les films
il n'y « avait pas de contingence 6 ». Dans « le paysage d'un film le metteur
en scène s'est arrangé pour qu'il ait une certaine unité et un rapport précis
avec les sentiments des personnages ». Un film, contrairement à la vie,
manifeste « un caractère d'unité profonde, de nécessité profonde, tandis
que la vie c'[est] la contingence 7 ».
D'une part, la contingence s'oppose à la réalité décrite par la science
déterministe, qui réduit le réel à une série d'équivalences et réduit le futur

1. Cf. J.-P. Sartre, « L'art cinématographique » (1931), in Id., Écrits de Sartre, Paris,
Gallimard, 1970, p. 546.
2. Ibid., p. 551. Notons l'allusion littéraire aux correspondances baudelairiennes,
propres au cinéma, dont Sartre s'inspirera beaucoup plus tard pour renouveler son écri-
ture romanesque.
3. Ibid., p. 548-549.
4. Cf. J.-P. Sartre, La Nausée, in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1981,
p. 157.
5. Ce « concept » semblerait être le fruit d'un héritage meyersonien inavoué et se
rapprocher du concept d'irrationnel déjà utilisé par Lefebvre et dont Georges Bataille (né
en 1897) s'inspire pour inventer son propre concept d'« hétérogène » qu'il expose dans ses
écrits au début des années 1930 (cf. G. Bataille, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard,
1970). Bataille dira avoir lu Le Rire et que ce livre « le déçut » (ibid., p. 562).
6. Cf. S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 181.
7. Cf. J. Simont (éd.), Écrits posthumes de Sartre, vol. 1, Paris, Vrin, 2001, p. 159.
Tant Sartre, dans Les Mots (p. 102), que Simone de Beauvoir, dans La Force de l'âge
(op. cit., p. 53), confirment que la contingence est apparue par confrontation avec le
« cinéma sartrien ».
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 175

au présent 1. D'autre part, cette contingence, qualifiée de répugnante, n'a


rien à voir avec l'enchaînement organique des moments dans une durée
mélodique, ni avec l'élan créateur 2. Selon Sartre, les arts masquent,
comme la science, la contingence, car ils sont caractérisés par leur irréver-
sibilité. Cette dernière se manifeste toutefois différemment par rapport
au déterminisme scientifique : si la science opère avec la cause efficiente,
l'art est dominé par les causes finales. Les œuvres d'art, y compris les
films, sont des « totalités », des ensembles « finalisés ». Dans le montage
cinématographique, dans la progression d'une mélodie, dans les actions
d'une pièce, tout est « fatal » 3. Dans le film, totalité cohérente, tous les
symboles se répondent, le cinéma transfigure ainsi « la durée de tous les
jours » en une « inhumaine nécessité » 4. Tout se passe donc comme si les
« totalités organiques » et « mélodiques » bergsoniennes propres aux arts
révélaient leur caractère idéel, trompeur, consolatoire, imaginaire. Sorti
du « cinéma bergsonien », Sartre s'aperçoit de la brutale contingence du
réel, liée par ailleurs aux bouleversements sociaux que la France traverse
à cette période. La durée bergsonienne révèle son caractère fictionnel,
son incapacité à rendre compte de l'absurdité et de la violence du réel.
Devant la contingence, déterminisme et indéterminisme de la durée sont
rejetés d'un même coup 5.
Mais si, d'une part, l'ontologie proposée par Sartre est incompatible
avec la doctrine de Bergson, car le réel n'est pas une durée organique,
mais un chaos discontinu, d'autre part une certaine gnoséologie « bergso-
nienne » demeure chez le jeune auteur, signe que les dispositions intellec-
tuelles et les idées intériorisées pendant les années de formation sont
profondément enracinées, tout comme elles le resteront aussi dans la
pratique romanesque de Simone de Beauvoir 6. Sartre conserve deux
aspects d'un certain « bergsonisme » qui d'ailleurs donnent des clés pour
l'interpréter : une théorie de la connaissance attribuant aux idéalités de la

1.Cf. J.-P. Sartre, « L'art cinématographique », op. cit., p. 548-549.


2.À la limite, elle ressemble à la radicalisation de l'« irrationnel » de Meyerson.
3.Cf. J.-P. Sartre, « L'art cinématographique », op. cit., p. 549.
4.Ibid.
5.Cf. J.-P. Sartre, Les Mots, op. cit., p. 197-198.
6.Se reporter, à ce propos, à M. A. Simons, « Bergson's influence on Beauvoir's
philosophical methodology », in C. Card (ed.), The Cambridge Companion to Simone de
Beauvoir, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 107-128.
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176 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

science et de l'art des fonctions utilitaires ou consolatrices, un réalisme


dont découle l'hypothèse de l'existence d'un acte sui generis qui ferait
accéder directement à la réalité, la contingence. Sartre, comme une partie
de sa génération 1, s'inspire de l'essai « Le possible et le réel 2 » pour défi-
nir la catégorie de possible en tant que « catégorie psychique 3 » utilisée
afin de manier la réalité. Cependant, si les catégories de l'art (finalité) et
de la science (nécessité) trahissent la réalité pour des fins pragmatiques,
Sartre hésite entre la philosophie et les ressources romanesques afin de
rendre l'intuition de la contingence. Celle-ci reste, en soi, incommunica-
ble, car, absurde, chaque fois qu'elle est formulée à l'intérieur d'un récit
rationnel, elle disparaît 4.
Ce n'est pas un hasard si, en 1927, Sartre s'attelle à la rédaction d'un
mémoire de DES dirigé par le « bergsonien » Henri Delacroix et intitulé
L'Image dans la vie psychologique : rôle et nature. Bergson s'y trouve
déjà partiellement critiqué à travers des arguments similaires à ceux uti-
lisés par Delacroix 5. Dans L'Imaginaire, on retrouve en effet un certain

1. Aron, qui s'en inspire pour justifier son relativisme historique, et Canguilhem, qui
l'utilise pour expliquer la différence entre état normal et état pathologique.
2. Sartre n'a pas lu cet essai, publié seulement en 1934, mais le compte rendu de la
conférence à l'origine de l'essai – « Prévision et nouveauté », tenue à Oxford en 1920 –
rédigé par Raymond Lenoir pour la Revue de métaphysique et de morale de la même
année. De plus – comme Aron, Friedmann et Canguilhem –, il a lu le Henri Bergson de
Vladimir Jankélévitch, son camarade à l'École normale : Jankélévitch consacre tout le
chapitre IV de son livre aux idées de néant et de possible en tant qu'illusions rétrospectives.
3. Cf. J.-P. Sartre, « Carnet Dupuis », in Cahiers RITM, no 24, 2001, p. 19-20, et
J.-P. Sartre, « Carnet Dupuis », Œuvres romanesques, op. cit., p. 1685. Sartre annote,
dans le « Carnet Dupuis » : « Ce monde existe parce qu'il n'y a pas d'autres possibles
et il n'y a pas d'autres possibles parce qu'il existe » (« Carnet Dupuis », in Cahiers RITM,
no 24, 2001, p. 20). En outre, il écrit, peu après : « Le monde en lui-même est et ne peut
pas ne pas être. Son caractère de fait ne permet pas de le déduire, ni de lui supposer un
avant » (Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 344).
4. « Cette racine – affirme Roquentin – existait […] dans la mesure où je ne pouvais
pas l'expliquer » (J.-P. Sartre, La Nausée, op. cit., p. 153). L'existence n'est pas quelque
chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement […] – ou
alors il n'y a plus rien du tout » (ibid., p. 156).
5. Cf. J.-P. Sartre, L'Image dans la vie psychologique : rôle et nature, inédit. À la
page 62, Sartre écrit que le « nominalisme pragmatique » de la théorie du concept de
Bergson n'a pas pu transcender « le cercle vicieux où s'enfermaient nominalistes et
conceptualistes ». Quelques pages plus loin (p. 74), Sartre souligne l'« erreur fondamen-
tale » consistant à soutenir l'incommensurabilité entre langage et vie psychologique, et,
citant Langage et pensée de Delacroix, il conclut : « Nous ne pensons que par des mots. »
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 177

nombre de formulations provenant directement des réflexions de cette


période et opposant la réalité artistique à celle de la contingence. « [L]e
réel n'est jamais beau 1 », dit Sartre : un abîme sépare le réel du beau,
dont la modalité est celle de la finalité, de la fatalité. L'art fait vivre dans
un monde imaginaire, et le retour à l'existence contingente ne peut que
provoquer une sensation de nausée 2. De même, dans La Transcendance
de l'Ego, le « Je », mis à la place de la conscience impersonnelle par une
opération imaginaire de la psychologie, est à nouveau défini de manière
bergsonienne comme une mélodie, comme une « totalité synthétique
indissoluble et qui se suppor[te] elle-même 3 ». À la vision bergsonienne
de la durée et du psychisme conçus comme unité et organisation, Sartre
oppose le contingent. Jusqu'en 1933, Sartre ne possède pas encore les
instruments nécessaires pour dépasser l'impasse où il se trouve, même
si, comme en témoigne la note biographique dans le huitième numéro
de la revue Bifur (1931), où il publie la première partie de sa Légende
de la vérité, il est en pleine élaboration d'« un volume de philosophie
destructive ».

TRAVERSER LE RHIN

C'est pendant son séjour à Berlin en 1933-1934, comme Vincent de


Coorebyter le montre efficacement dans Sartre face à la phénoménolo-
gie 4, que l'auteur de La Nausée trouve la réponse à ses questions. Dans les
textes d'Edmund Husserl, Sartre repère les ressources philosophiques qui
lui permettent de formuler une théorie de la conscience capable de saisir et
de dire la contingence, sans que celle-ci soit faussée par les « catégories
psychiques », d'essence pragmatique, dont l'homme est prisonnier. Grâce
à la phénoménologie, il est à nouveau possible de « parler des choses,
telles […] [qu'on] les touchait, et que ce fut de la philosophie 5 » : la

1. Cf. J.-P. Sartre, L'Imaginaire : psychologie phénoménologique de l'imagination


(1940), Paris, Gallimard, 2005, p. 245.
2. Ibid.
3. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego (1936), Paris, Vrin, 2003, p. 56-57.
4. Cf. V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie. Autour de « L'Intention-
nalité » et de « La Transcendance de l'Ego », Bruxelles, Ousia, 2000, p. 13.
5. Cf. S. de Beauvoir, La Force de l'âge, op. cit., p. 48.
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178 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

phénoménologie redonne dignité à l'activité philosophique, conçue


comme une « saisie » de tout objet, soit-il un « bec de gaz » ou un « lam-
pion » 1. Chez Husserl, Sartre retrouve ce que lui-même a déjà pensé 2, une
apparente syntonie indicatrice du fait que le théoricien allemand offre les
instruments conceptuels dont Sartre a précisément besoin. En effet, c'est
surtout la théorie « intuitive 3 » de la connaissance de la phénoménologie,
fondée sur l'intuition et l'intentionnalité, selon laquelle nous sommes mis
« en présence de la chose 4 », qui s'accorde avec les précédentes convic-
tions « réalistes » de Sartre.
Cette problématique « bergsonienne », importée par Sartre dans la
phénoménologie, est déterminée par un livre d'Emmanuel Lévinas,
Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, lu avidement
par Sartre juste après sa publication 5. Lévinas a la même réaction face
aux textes de Husserl, qu'il a connu à Freiburg en 1928 ; la phénoméno-
logie – écrit-il en 1930 – lui est apparue comme « plus qu'une théorie »,
comme « un nouvel idéal de vie, une nouvelle page dans l'histoire,
presque une religion » 6. Tant dans l'article de 1929 que dans le livre de
l'année suivante, l'auteur entame une confrontation entre Husserl et
Bergson 7, ce qui deviendra habituel 8. Lévinas interprète la phénoméno-

1. Cf. J.-P. Sartre, « Merleau-Ponty vivant » (1960), in Id., Situations IV, Paris, Galli-
mard, 1964, p. 189-287.
2. Ibid.
3. « Il n'est de connaissance qu'intuitive. […] Et si l'on demande ce qu'est l'intuition,
Husserl répondra, d'accord avec la plupart des philosophes, que c'est par la présence de la
“chose” (Sache) en personne à la conscience » (J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, op. cit.,
p. 220-221).
4. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 17.
5. Cf. S. de Beauvoir, La Force de l'âge , t. I, op. cit., p. 156-157.
6. E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930),
Paris, Vrin, 1994, p. 5.
7. Cf. E. Lévinas, « Sur les Ideen de Husserl », op. cit., p. 92, no 17, p. 93, n. 21. Voir
aussi, du même auteur, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, op. cit.,
p. 12, 14, 170-174, 201-203 et la conclusion.
8. Cette confrontation a rapidement été mentionnée par Politzer dans son pamphlet,
et reproposée par Georges Gurvitch tout au long de ses leçons à la Sorbonne sur les
courants contemporains de la philosophie allemande. Cf. M. Dufrenne, P. Ricœur, Karl
Jaspers et la philosophie de l'existence, Paris, Puf, 1947. Dans ce livre, les auteurs
reprennent souvent la confrontation entre Jaspers et Bergson, et les points de rupture
entre les deux concernent toujours le concept de liberté et le refus de la connaissance
conceptuelle (voir notamment p. 46 et 64) ainsi que la conception de la temporalité.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 179

logie à travers une valorisation de l'intentionnalité de la conscience


conçue en tant qu'acte intuitif, contact originaire de la conscience et de
la chose. Comme Lévinas l'écrit dans un article de 1940, la notion
d'intentionnalité nous met « en relation avec l'objet comme il est 1 ».
Bien que l'objet principal de la phénoménologie soit la formulation
d'une critique des sciences et d'une théorie de la connaissance, selon
Lévinas l'intentionnalité est une notion utile pour décrire la « vie
concrète » – syntagme que Lévinas répète obsessionnellement dans les
essais de cette période – « dans toutes ses formes 2 ». En somme, la phé-
noménologie, qui pour d'autres, comme Cavaillès, peut se rapprocher
de l'idéalisme néokantien de Brunschvicg, contient, pour Lévinas, les
éléments théoriques permettant de le dépasser.
La théorie des idéalités complète et prolonge le bergsonisme, car elle
permettait de saisir « une essence sans qu'il y ait en elle immobilité 3 ».
Cependant, Lévinas critique Husserl pour l'intellectualisme de sa philo-
sophie, « trop séparée de la vie elle-même 4 ». Cet intellectualisme est
manifeste dans l'idée que tous les actes intentionnels sont conçus sur « le
mode d'existence de l'objet théorique 5 ». Sur cet aspect, Bergson est allé
plus loin, car l'intuition, « étroitement liée à la vie concrète de l'homme
et à sa destinée 6 », a été conçue comme « un acte où toutes les forces
vitales sont engagées, acte qui joue un rôle important dans la destinée de
la vie 7 ». La critique de l'intellectualisme husserlien et l'attention pour
les modalités non théoriques de l'intentionnalité – notamment les émo-
tions et les sentiments, sur lesquels Lévinas insiste – proviennent donc de
l'idée bergsonienne de conscience comme libre activité 8.
Quelle est la raison de cette « persistance » du bergsonisme qui

1. Cf. E. Lévinas, « L'œuvre d'Edmond Husserl », Revue philosophique, 79, no 1-2,


1940, p. 55.
2. Cf. E. Lévinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, op. cit.,
p. 74.
3. Ibid., p. 79, n. 21.
4. Ibid., p. 219.
5. Ibid., p. 99.
6. Ibid., p. 219.
7. Ibid., p. 203.
8. Dans son Origins of the Other : Emmanuel Lévinas between Revelation and
Ethics (New York, Cornell University Press, 2005), Samuel Moyn parle justement d'une
réception de Husserl dans un « esprit bergsonien ».
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180 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'entraînera plus tard à affirmer que la découverte de Bergson a été pour


lui un « événement de première grandeur 1 » ? Lévinas a mené ses études
universitaires dans une université de province, surnommée la « salle
d'attente de la Sorbonne 2 », il est donc en marge des débats qui ont
cours à Paris ; émigré lituanien, il n'a pas connu Bergson pendant
l'année du baccalauréat ; il n'a eu comme professeurs ni Alain ni
Brunschvicg, qui auraient pu façonner sa perception de la « nouvelle
philosophie » ; enfin, ni normalien ni agrégé, il est dépourvu du capital
scolaire qui lui aurait permis de se débarrasser aisément de Bergson.
Dans le cercle fermé de l'Université de Strasbourg, il suit les cours de
Maurice Halbwachs, de Charles Blondel et de Maurice Pradines, direc-
teur de sa thèse. Ces personnages ont tous été élèves de Bergson tout
comme ils ont utilisé quelques-uns de ses concepts 3.
Le quatrième personnage ayant influencé Lévinas dans sa lecture de
Husserl est le philosophe et théologien protestant Jean Héring (né en
1890), cité à plusieurs reprises dans le mémoire de 1931. Professeur à
Strasbourg, Héring est, comme le Russe Alexandre Koyré 4, diplômé de
l'École pratique des hautes études de Paris, et, comme ce dernier, il est
un ancien membre du Cercle phénoménologique de Göttingen gravitant
autour de Husserl, de Max Scheler, mais surtout d'Alfred Reinach. La
singularité du Cercle – incluant aussi Edith Stein et Adolf von Hilde-
brand – est de concevoir la phénoménologie principalement comme une
méthode, fondée sur l'épochè, capable d'éclaircir les concepts et aboutir
à l'étude des essences philosophiques, éternelles et immuables. Or Rei-
nach et ses acolytes acceptent la réduction eidétique mais non la
deuxième, transcendantale, introduite par Husserl dès les Ideen. Ils

1. Entretien d'Emmanuel Lévinas et de Christoph von Wolzogen, « L'Intention,


l'événement et l'Autre », in C. Ciocan (éd.), Emmanuel Lévinas 100, Bucarest, Zero
Books, 2007, p. 47. Dans Éthique et Infini, Lévinas place l'Essai entre les cinq plus grands
livres de la philosophie : le Phèdre, la Critique de la raison pure et la Phénoménologie de
l'esprit de Hegel (cf. E. Lévinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris,
Fayard, 1982, p. 34).
2. Cf. M.-A. Lescourret, Emmanuel Lévinas, Paris, Flammarion, 1994, p. 52-53.
3. Lévinas note : « Durkheim et Bergson qui me semblaient particulièrement vivants.
[…] Ils avaient été les professeurs de nos maîtres » (Lévinas, Éthique et Infini, op. cit.,
p. 16).
4. Cf. G. Jorland, La Science dans la philosophie : les recherches épistémologiques
d'Alexandre Koyré, Paris, Gallimard, 1981.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 181

voient dans cette deuxième réduction, qui aurait dû référer l'expérience,


réduite aux essences, à la conscience comme donateur possible sur le
mode de l'évidence, le risque d'un retour au psychologisme. Cette inter-
prétation « réaliste » est aussi liée au fait que la plupart des membres du
Cercle sont religieux : Scheler est catholique, Héring est protestant, von
Hildebrand se convertit au catholicisme, Reinach et Edith Stein se
convertissent au protestantisme. Koyré est, quant à lui, occupé à la
rédaction d'un mémoire sur le fondement des mathématiques et le pro-
blème du continu 1.
En 1911 à Göttingen, Koyré tient une conférence sur Bergson, sans
doute parce que le philosophe avait touché, dans l'Essai, le problème de
la continuité, au centre de ses propres recherches d'épistémologie de la
mathématique. Héring rapporte qu'au terme de la conférence – occasion
pour Husserl de connaître un peu mieux les théories de son collègue
français – l'Allemand s'exclame : « Les bergsoniens conséquents, c'est
nous 2 ! » À Göttingen, Héring rencontre aussi Roman Ingarden qui
avait soutenu, en janvier 1918, une thèse sous la direction de Husserl,
intitulée Intuition et intellect chez Henri Bergson 3. Dans cet écrit, très
probablement à l'origine de la connaissance de Bergson par Heidegger 4,
la théorie de la connaissance du français est taxée de psychologisme.
En 1925, Héring publie sa thèse intitulée Phénoménologie et philoso-
phie religieuse. Dans une section du chapitre « Remarques complémen-
taires », sous le titre « Phénoménologie et bergsonisme », où Ingarden est
cité, Héring souligne la proximité entre Husserl et Bergson sur divers

1. En 1922, il publie des « Remarques sur les paradoxes de Zénon » (ensuite publiées
dans Études d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Armand Colin, 1961).
2. Cf. J. Héring, « La phénoménologie il y a trente ans », Revue internationale de
philosophie, t. I, 1939, p. 368.
3. Cf. R. Ingarden, « Intuition und Intellekt bei Henri Bergson. Darstellung und
Versuch einer Kritik », Jahrbuch für Philosophie und phenomenologische Forschung, t. 5,
1921, p. 285-461.
4. Heidegger effectue, en 1921, la révision du mémoire d'Ingarden. Un an plus tôt, en
1920, il avait écrit à sa femme (M. Heidegger, « Ma chère petite âme ». Lettres à sa femme
Elfride, 1915-1970, Paris, Seuil, 2007, p. 147-148) qu'il était en train de « travailler
systématiquement Bergson ». Ce dernier lui « apprend beaucoup », notamment que les
prétendues nouveautés de Husserl ont été résolues par Bergson « il y a déjà 20 ans ».
Cf. C. Riquier. « Heidegger, lecteur de Bergson », in S. Jollivet - C. Romano, Heidegger
en dialogue (1912-1930), Paris, Vrin, 2008, p. 33-67. Cf. aussi C. Zanfi, Bergson et la
philosophie allemande, 1907-1932 (Paris, Armand Colin, 2013, notamment p. 186-187).
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182 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

points : en effet, ils s'accordent sur le « primat de la vision intuitive sur la


pensée discursive », autour de la tentative de constituer « une espèce de
positivisme nouveau » appuyé « sur des données sensibles et supra-
sensibles » et sur « l'originalité de la vie psychique et du flux de la
conscience insaisissables par les catégories spatiales, temporelles et cau-
sales empruntées à l'ontologie de la nature matérielle ». En outre, tous
deux s'opposent au criticisme et à la spéculation, et leurs « théories de
l'expérience religieuse 1 » sont semblables. Selon Héring, un trait fonda-
mental sépare toutefois Bergson de Husserl : le bergsonisme se fonde sur
une conception purement pragmatique de la science qui va de pair avec
l'idée que la pensée géométrique est incapable de saisir la réalité maté-
rielle.
Ainsi, Lévinas se trouve au croisement entre Bergson et Husserl : si le
premier a décrit la direction dans laquelle il faut chercher, le second lui
paraît fournir la méthode pour pousser plus loin le projet du premier,
qui sera complété par la contribution de Heidegger. Lévinas déclare en
effet avoir suivi Husserl car Bergson permettait seulement de « répéter
sa vision comme si elle était déjà accomplie, complétée et perfectionnée
comme un poème », tandis que Husserl offrait « la possibilité de “tra-
vailler en philosophie” » 2. Néanmoins, cela n'empêche pas un change-
ment – au moins sur le plan « manifeste » – de ses positions à l'égard de
Bergson en correspondance avec l'évolution de son capital culturel et la
place qu'il occupe dans le champ philosophique.
Docteur de l'Université de Strasbourg, Lévinas déménage à Paris au
début de l'été 1930, avec l'intention de passer l'agrégation de philoso-
phie, quoiqu'il continue à nourrir, comme bon nombre de ses contempo-
rains, des velléités de romancier 3. À Paris, Lévinas fréquente, outre les
milieux universitaires de la Sorbonne où il côtoie notamment Brunsch-
vicg, les milieux littéraires et religieux comme les salons de Marcel et de
Maritain, et para-universitaires, comme les cours d'Alexandre Koyré et
d'Alexandre Kojève à l'École pratique et la revue Recherches philoso-
phiques. Au printemps 1931, dans l'article « Freiburg, Husserl, Heideg-

1. Cf. J. Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur la théorie de la


connaissance religieuse, Strasbourg, Imprimerie alsacienne, 1925, p. 69.
2. Cf. E. Lévinas, Éthique et Infini, op. cit., p. 23-24.
3. Voir les témoignages de Lévinas dans ses annotations inédites des années 1930
contenues dans le premier tome des Œuvres complètes (Paris, Grasset-IMEC, 2009).
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 183

ger », Lévinas présente les descriptions phénoménologiques comme des


infirmations et non comme des confirmations de la philosophie bergso-
nienne : « Une conscience qui consiste dans des sensations privées de
sens, ne visant à rien, repliée sur soi – que ce soit le “polypier d'images”
de Taine ou même la durée bergsonienne – ne peut pas nous faire com-
prendre le monde qui n'est pas un contenu de la conscience 1. »
L'année suivante, il écrit son premier article sur Heidegger, connu à
Freiburg et revu à Davos, chez qui il discerne l'aboutissement cohérent
de la phénoménologie. Dans ce qu'il qualifie de « petite digression », qu'il
effacera de la version de l'essai republiée dans le volume En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger 2, Lévinas souligne la nette supério-
rité de la notion d'existence sur celle de durée. Selon lui, le type d'exis-
tence de la durée « reste toujours obscur ». La durée semble en effet faire
disparaître l'importante distinction, établie par Heidegger, entre l'être et
l'étant. Lévinas conclut alors que Bergson aurait de grandes difficultés à
montrer « comment la quiddité des multiples états de la conscience […]
est enracinée dans le temps ». La durée explique la multiplicité des états,
mais non leurs qualités (affectives, volitives, intellectuelles), ce que Hei-
degger est en mesure de faire. Bergson confond les « états de conscience »
avec des qualités, tandis qu'il ne s'agit pas d'étants, mais de « modes
d'exister ». Il en va de même pour le concept de néant : à la différence de
Bergson, Heidegger parvient à le décrire à travers l'angoisse. Et « la néga-
tion théorique en est une modalité », conclut Lévinas, en ajoutant, de
manière laconique : « Voir : Was ist Metaphysik. »
Quatre ans plus tard, en 1936, devenu citoyen français et attaché au
département scolaire de l'Alliance israélite universelle, Lévinas prend ses
distances avec Bergson par le long article « De l'évasion » publié dans les
Recherches philosophiques, revue animée, parmi les autres, par les

1. Cf. E. Lévinas, « Freiburg, Husserl et la phénoménologie » (1931), in Id., Les


Imprévus de l'Histoire, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1992, p. 100.
2. Cf. E. Lévinas, « Martin Heidegger et l'ontologie », Revue philosophique de la
France et de l'étranger, t. ???, no 5-6, mai-juin 1932, p. 423-424. Avec une aisance
complète, Lévinas soutiendra exactement le contraire dans un entretien contenu dans
Entre nous. Essais sur le penser‑à-l'autre (Paris, Le Livre de poche, 1991, p. 260), à savoir
que Bergson – « qui n'est pas souvent cité aujourd'hui » – avait anticipé Heidegger et que
la notion de durée constituait une problématisation analogue à celle opérée par le
philosophe allemand quand il avait tracé une différence entre être et étant.
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184 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

antibergsoniens Koyré et Bachelard. Il y parle de l'élan vital comme


d'une notion qui réduit la création à un simple renouvellement « et
dénote ainsi un asservissement à l'être ». La philosophie de l'élan créa-
teur est condamnée, car « tout en rompant avec la rigidité de l'être clas-
sique [elle] ne s'affranchit pas de son prestige » ; ainsi, « au-delà du réel,
elle n'aperçoit que l'activité qui le crée, comme si le véritable moyen de
le dépasser pouvait consister à s'approcher d'une activité qui précisé-
ment y aboutit 1 ».
Malgré ce changement de ton, Lévinas opère une première appropria-
tion « bergsonienne » de la phénoménologie, concentrée sur les aspects
affectifs et pragmatiques de la vie subjective. Il en va de même pour
Sartre, qui utilise contre Bergson cette lecture « bergsonienne » de la phé-
noménologie. L'argument sartrien consiste à affirmer que le contact
« intuitif » de la conscience avec l'objet se réalise sans pour autant être
réduit et absorbé par les « catégories psychologiques », par la bave de
l'Araignée-sujet : de fait, il faut pousser le bergsonisme au-delà de lui-
même pour aboutir à ce qu'Arnaud Dandieu, au même moment, nomme
un « renversement du bergsonisme 2 ».
Afin d'opérer ce renversement, il faut éviter toute réduction de la
subjectivité à un récipient, à une « vie intérieure », à une « intimité gas-
trique », dans laquelle l'objet se perd, se dissout. Dans sa critique de la vie
intérieure et du bergsonisme, dans son premier essai phénoménologique
« Une idée fondamentale de la phénoménologie d'Husserl : l'intentionna-
lité 3 », consciemment ou inconsciemment Sartre a sans doute à l'esprit
Politzer, mais aussi d'autres antibergsoniens qui, avant lui, avaient ouvert
le terrain : les surréalistes, Lefebvre, Berl, Nizan. L'essai sur l'intentionna-
lité s'inscrit donc dans un plus large ensemble de discursivités qui, à partir
de 1925, critiquent à la fois « intuition » et « intellect ». Simone de Beau-
voir raconte en effet qu'autour de la fin des années 1920, comme Lefebvre
et Politzer, Sartre et son groupe d'amis éprouvent « le plus grand dégoût
pour ce qu'on appelle “la vie intérieure” », pour « ces jardins où les âmes
de qualité cultivent des délicats secrets » 4. Sartre et son groupe d'amis,

1. Cf. E. Lévinas, De l'évasion (1936), Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 27.


2. Cité par C. Roy, « Arnaud Dandieu and the Epistemology of Documents », in
Papers of Surrealism, t. 7, no 7, 2007.
3. Republié in J.-P. Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947.
4. Cf. S. de Beauvoir, La Force de l'âge, op. cit., p. 215.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 185

dégonflent « impitoyablement tous les idéalismes », ils prennent en déri-


sion « la vie intérieure, le merveilleux, le mystère » 1 – bref, tout l'univers
« intérieur » et « d'intérieur » que les bergsonismes littéraire (Thibaudet),
psychologique (Minkowski et Blondel) et religieux (Chevalier, Maire)
prétendent saisir. C'est exactement de cet univers que le protagoniste de
La Nausée veut se libérer quand il s'exclame : « Je ne veux de secrets, ni
d'états d'âme, ni de choses inexprimables ; je ne suis ni vierge ni prêtre
pour jouer à la vie intérieure 2. » La phénoménologie de Husserl promet
donc d'être cette véritable révolution annoncée par Lévinas, le remède à
tous les maux, et notamment à Bergson : la mention de Matière et
mémoire à la fin du premier essai phénoménologique comme à la fin de
L'Imagination, et celle de l'Essai à la fin de La Transcendance de l'Ego,
est le signe que Sartre se souvient de sa « philosophie » de jeunesse et
désire rompre définitivement avec elle.
La « sortie de la vie intérieure » se fait en deux temps : d'abord avec
l'essai « Une idée fondamentale de la phénoménologie d'Husserl : l'inten-
tionnalité », ensuite avec La Transcendance de l'Ego 3 publié dans le
septième numéro des Recherches philosophiques (à savoir le numéro
suivant celui où Lévinas a publié « De l'évasion ») où Sartre critique
l'opération par laquelle la conscience se trouve transformée en un Moi
substantialisé. En second lieu, dans L'Imagination et L'Imaginaire, où
Sartre, bien que reconnaissant à Bergson le mérite d'avoir critiqué l'asso-
ciationnisme de Taine et de Ribot, dénonce la notion bergsonienne
d'image pour ses traits dogmatiques et réalistes. Si « toute conscience est
conscience de quelque chose », si la relation entre la chose et la
conscience est celle d'un acte, de « l'éclatement vers », l'objet garde ses
dimensions sans être intériorisé dans « la moite intimité gastrique ».
Mais la conscience doit être alors toujours « hors de soi », « s'échapper »
pour aller vers les choses 4.

1. Ibid., p. 470.
2. Cf. J.-P. Sartre, La Nausée, op. cit., p. 15.
3. Cf. V. de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie. Autour de « La Nausée » et
de la « Légende de la vérité », Bruxelles, Ousia, 2005.
4. Cf. J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie », op. cit., p. 111.
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186 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

EFFRAYANTE LIBERTÉ

Dans La Transcendance de l'Ego, Sartre part du problème kantien,


déjà considéré par Jean Nabert, de l'existence de facto – et pas seulement
de juris – du « Je pense », condition de possibilité de la connaissance et
de l'expérience 1. Si le « Je pense » accompagne en droit toutes les repré-
sentations, la question de fait « demeure en suspens ». Le risque, déjà
relevé par Nabert, est alors celui de la « réalisation » des catégories, des
conditions transcendantales de l'expérience, risque auquel les néokan-
tiens, selon Sartre, cèdent. Si le « Je pense » est conçu comme quelque
chose d'existant, on se trouve face à un paralogisme, puisque, d'une
part, la condition est conditionnée par elle-même et, de l'autre, la
conscience empirique se retrouve fondée dans une conscience incons-
ciente, située derrière elle. Cette réalisation est propre à toute la « philo-
sophie alimentaire » et elle est le moyen par lequel tout objet dans sa
singularité et étrangeté, dans sa transcendance, est assimilé et digéré par
le sujet. Il faut donc comprendre si le « Je pense » de la conscience est le
principe qui « unifie en fait » les représentations entre elles, ou s'il est un
simple produit de l'« unité synthétique » des représentations.
Ce problème a été résolu une fois pour toutes par la phénoménologie,
science qui, selon Sartre et son propre néoréalisme, porte sur des faits. La
conscience, selon Husserl, n'est pas un ensemble de conditions de possi-
bilité, elle n'est pas de caractère logique, mais elle est un fait absolu. Cette
conscience ne nécessite ni un « Moi » ni un « Ego », pour garder son
unité ; elle est au contraire capable de s'unifier toute seule, grâce à une
série d'actes intentionnels dirigés vers un objet transcendant, un objet du
monde. La notion de « conscience de quelque chose », de « conscience
intentionnelle » rend le rôle d'unification et d'individuation du « Je »
« inutile ». Par ce même geste, à la manière de Lévinas et du Cercle de
Göttingen, Sartre veut contrecarrer un retournement idéaliste dans la
réflexion de Husserl. Ce dernier, après avoir considéré le Moi comme
une production synthétique et transcendante de la conscience dans les
Recherches logiques, en revient, dans les Ideen, à la thèse classique d'un
« Je » transcendantal, structure nécessaire dont les rayons tombent sur

1. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 14.


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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 187

chaque phénomène présent dans le champ de l'attention. Ce faisant, la


conscience transcendantale redeviendrait irrémédiablement personnelle.
Sur le même mode que Lefebvre, Sartre considère donc l'Ego comme
le produit d'une réflexion seconde de la conscience sur son activité,
comme une scorie. L'Ego est « un objet transcendant » de la conscience
réflexive 1. La conscience est en soi non positionnelle, irréflexe,
puisqu'elle ne suppose pas une réflexion sur son activité, dont l'unité est
assurée par la seule existence des actes intentionnels. La conscience est
« conscience d'elle-même 2 » sur un mode non positionnel, dans lequel il
n'y a aucun Ego. L'Ego est donc toujours transcendant, il « n'habite » pas
la conscience 3. Cette position permet à Sartre de critiquer le « Moi »
empirique de la psychologie scientifique, qui réduit l'activité de la
conscience à une série d'« états », de « contenus » synthétisés, mais aussi
le « Je « transcendantal du néokantisme, traité par Sartre comme « un
Moi infiniment contracté », qui est au « Moi » de la psychologie « ce que
le point est aux trois dimensions 4 ».
Comme Nabert, Sartre remarque que, par l'hypothèse d'un « Moi »
ou d'un « Je », tant la psychologie que la philosophie transcendantale
font « dépendre le conscient réfléchit d'un inconscient 5 ». La conscience,
censée être une libre activité, se trouve subordonnée à une instance qui,
derrière elle, la détermine. Sartre veut donner une autonomie absolue à la
conscience irréfléchie par rapport à toute instance ou structure égologi-
que et réflexive. Par cette opération, Sartre rejette tout à la fois kantisme
et psychologie et il radicalise la réduction, la poussant au-delà des limites
que Husserl lui avait assignées dans les Ideen : l'Ego transcendantal est
une hypothèse superflue pour une conscience conçue comme une série
d'actes intentionnels qui, par eux-mêmes, unifient la conscience. La
conscience est alors unité d'être et apparaître ; Sartre la désigne comme
une « spontanéité individuée et [pourtant] impersonnelle 6 ». Ce faisant,
Sartre s'aligne surtout sur le fichtéanisme de Brunschvicg 7 . Dans

1. Ibid., p. 54.
2. Ibid., p. 38.
3. Ibid., p. 30.
4. Ibid., p. 3.
5. Ibid., p. 41.
6. Ibid., p. 78.
7. Voir par exemple L'Idéalisme contemporain (op. cit., p. 79) où Brunschvicg parle
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188 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

L'Imaginaire, la conscience imageante est décrite comme « spontanée et


créatrice », et, dans l'image, l'élément représentatif est « traversé de part
en part d'un courant de volonté créatrice 1 ». Cette spontanéité est une
véritable « fatalité 2 », elle n'a rien de réflexif. La spontanéité coïncide
avec son caractère absolu, rien ne la précède, rien n'est sa cause, chaque
acte intentionnel se soutient par lui-même, dirigé vers l'objet qu'il inten-
tionne. La signification de la spontanéité de la conscience, que Sartre
définit « monstrueuse 3 », est donc bien plus ample que celle d'une
volonté 4. Par un procédé similaire à celui adopté par Bergson, Sartre
conclut donc que les apories et les contradictions philosophiques concer-
nant la liberté et la nécessité, normalement considérées d'un point de vue
réflexif, dérivent de la confusion entre conscience et Ego, spontanéité
réflexe et fausse spontanéité de l'Ego.
Selon Sartre, l'Ego est un « objet transcendant réalisant la synthèse
permanente du psychique » qui « rattache chaque état nouveau […] à
la totalité concrète du Moi » 5. Si l'Ego nous apparaît comme une don-
née immédiate, c'est parce que nous adoptons un point de vue, comme
disait Politzer, en troisième personne, parce que nous transformons la
conscience en une chose. L'Ego est un résultat, une « conscience de
conscience », une conscience positionnelle de soi. Son activité est donc
une fausse spontanéité à laquelle on attribue erronément notre propre
spontanéité. L'Ego, au contraire, est un produit inerte.
Cette manière de concevoir la conscience implique d'énormes consé-
quences touchant justement les racines de la psychologie sur laquelle,
selon Sartre, Bergson a fondé sa philosophie. Voilà ainsi la psychologie
privée d'un objet – pour mieux le dire, une psychologie réduite à ne traiter
que de produits dérivés. Dans l'Esquisse d'une théorie des émotions, Sar-
tre le dit clairement : si la psychologie n'est pas en mesure d'expliquer
l'émotion, c'est parce qu'elle entend la conscience comme une conscience

de « spontanéité radicale ». Le parallèle, dressé par Sartre, entre la conscience chez


Husserl et la substance chez Spinoza, auquel Brunschvicg s'est consacré, semble confirmer
cette hypothèse.
1. Cf. J.-P. Sartre, L'Imaginaire, op. cit., p. 37.
2. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 82.
3. Ibid., p. 80.
4. Ibid., p. 82.
5. Ibid., p. 55.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 189

réflexive et l'émotion comme une affection du psychisme, c'est parce


qu'elle ne connaît pas l'intentionnalité. La conscience devient une série
d'« hypostases » de « consciences spontanées concrètes », exactement
comme dans la psychologie classique où, pour Politzer, les « actes
concrets du Je » ont été réduits à des « processus » impersonnels.
Sartre tente, comme Bergson dans l'Essai, de rendre compte du pro-
cessus objectif d'inversion – par lequel se produit l'illusion de la nécessité
d'un Ego − de la production de notre conviction selon laquelle les actions
proviennent d'un « Je », ou d'un « Moi », qui en réalité n'est qu'un objet
transcendant. Le « Je » n'est qu'une version spéciale de cette illusion par
laquelle la conscience masque sa propre spontanéité et son pouvoir créa-
teur. Il s'agit de ce que Sartre désignera plus tard comme les « conduites
de mauvaise foi ». Leur fonction, il faut le souligner, est pour Sartre
« pratique 1 ». L'Ego conçu comme condition de possibilité de l'expé-
rience est l'une des « catégories psychiques » nommées par Sartre dans
ses écrits de jeunesse, une illusion permettant de vivre plus tranquille-
ment notre vie, que nous structurons en suivant les catégories de possible
et de réel, de sujet et d'objet 2.
Par ce trait, Sartre exhibe encore une certaine influence bergsonienne.
Cependant, la liberté de Bergson est enracinée dans un moi personnel,
tandis que la « monstrueuse » spontanéité sartrienne a une signification
bien plus large et inquiétante. Sartre tient en effet à souligner que la
spontanéité des Données est « un objet et non une conscience et que la
liaison qu'il pose est parfaitement irrationnelle parce que le producteur
est passif par rapport à la chose créée 3 ».
Toute médiation entre phénoménologie et bergsonisme est donc
impossible : selon Sartre, le champ de conscience est impersonnel, tandis
que, selon Bergson, la durée doit être personnelle pour garantir la liberté.
Si Husserl montre le courage de mettre la conscience dans le monde, au
« milieu de la grande route », Bergson est le lâche philosophe de l'intério-
rité. Cette intériorité est « l'intériorité de la conscience réfléchie, contem-
plée par la conscience réflexive 4 », elle est seconde, et elle est produite à

1. Ibid., p. 81-82.
2. Ibid., p. 82.
3. Ibid., p. 63.
4. Ibid., p. 65.
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190 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

des fins pragmatiques. La psychologie, la philosophie réflexive et le berg-


sonisme font le chemin en sens inverse et attribuent la spontanéité et la
créativité à l'Ego, qu'ils conçoivent comme source d'elle-même. L'intério-
rité bergsonienne, la « multiplicité d'interpénétration », ne peut être que
« dégradée et irrationnelle », caractérisée par « l'intimité et l'indistinc-
tion » 1. Sartre revient donc à certaines des conclusions de Nabert et de
Brunschvicg, bien que s'opposant à ceux-ci pour leur intellectualisme.
Quant à Bergson, il manifeste donc une véritable mauvaise foi,
puisque, après avoir déclaré sa fidélité programmatique au vécu immé-
diat, à la conscience pure, il continue à tirer la conscience non pas de
l'expérience, mais de l'abstraction réflexive. Tous les caractères attri-
bués par Bergson au Moi profond en contraposition avec le Moi super-
ficiel dans l'espace dérivent de cette déduction préliminaire du concret
(la conscience) de l'abstrait (ce que la conscience est du point de vue de
la réflexion). L'intériorité de la conscience ne peut être que le rapport
non positionnel à soi, mais ce rapport on le voit – on ne le contemple
pas, comme voudrait Bergson. Pour voir, la conscience doit se doubler
et se prendre comme un objet, « s'appesantir en objet », devenir opaque.
Mais alors elle n'est plus « intérieure », elle devient un être du monde.
Elle ne peut donc plus être la donnée immédiate du bergsonien. La
présumée solitude de la durée, son « intimité » sont toujours secondes et
produites.
La fonction mystifiante du bergsonisme a précisément consisté à
cacher cette liberté originaire que la tonalité affective de l'angoisse révèle.
La tentative rassurante propre au bergsonisme est de ramener cette
inquiétante liberté découverte au cœur de l'être « au sein de mon exis-
tence, c'est‑à-dire mon Je 2 ». La psychologie bergsonienne fait écho à la
psychologie qu'elle a contestée, à travers une simple substitution des
termes (« organisation », « flux du vécu », « multiplicité d'interpénétra-
tion »). Son but est de se protéger de la réalité angoissante de la liberté et
de son « pouvoir catastrophique » par la ruse d'un Je profond qui « dure
et s'organise » et entretient avec ses actes « un rapport rassurant, une
ressemblance familière » 3. Ce que la mauvaise foi bergsonienne efface est

1. Ibid., p. 67.
2. Ibid., p. 123.
3. Ibid., p. 81-82.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 191

le néant, la catastrophe à la racine de la conscience. Bergson dissimule


l'angoisse, « fidèle » à sa mauvaise foi. Afin de fuir cette angoisse, Berg-
son, dans l'Essai, dissout un problème métaphysique le traitant comme
pseudo-problème ; au contraire, Sartre, après avoir liquidé l'« Ego » et le
solipsisme, vise, à travers son singulier « néoréalisme » phénoménolo-
gique, la fondation d'une morale prenant en considération la monstruo-
sité et le caractère angoissant propre à la conscience de la conscience.
Tant dans « L'intentionnalité » que dans La Transcendance de l'Ego,
on perçoit clairement une dénonciation morale et politique analogue à
celle que l'on rencontre chez Lefebvre et Politzer. La philosophie alimen-
taire est une philosophie dépourvue de courage, il s'agit d'une philoso-
phie – Sartre l'écrit clairement – « du compromis », fondée sur un repli
subjectif, une philosophie repliée sur elle-même qui n'a pas le courage de
faire face au monde comment il se présente. Au contraire, les « phénomé-
nologues » ont replongé l'homme dans le monde, « ils ont rendu tout
leur poids à ses angoisses et à ses souffrances, à ses révoltes aussi 1 ».

IRRÉALISER, NÉANTISER

Si les mentions à Bergson dans La Transcendance de l'Ego


concernent l'Essai, les ouvrages que Sartre considère dans vingt pages de
L'Imagination sont plutôt Matière et mémoire et L'Énergie spirituelle.
Mais, si la cible change, la condamnation demeure. Le reproche adressé
par Sartre aux auteurs qu'il analyse dans son livre de 1936 est identique
à celui de Politzer tourné contre la psychologie : en effet, ces auteurs
transforment les images en choses dans la conscience, conçue comme un
récipient – donc, à son tour, comme une chose. Il s'agit d'un commun
« chosisme naïf » faisant de l'image une copie du réel, une moindre per-
ception : voilà ce que Sartre appelle l'« illusion d'immanence ». Ce der-
nier veut montrer l'inadéquation de la conception classique de l'image,
liée à une métaphysique affectant toute la psychologie contemporaine,
notamment associationniste. Selon la conception réaliste que l'associa-
tionnisme partage avec la philosophie moderne, le sujet se trouve dans
une position spéculaire par rapport au monde, il le représente. Sartre ne

1. Ibid., p. 86.
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192 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

fait que paraphraser Politzer qui a déjà dénoncé les psychologues insis-
tant sur le fait que la « personnalité est une synthèse 1 », persuadés
qu'« un certain nombre de moyens d'expression » ou des détails cherchés
« aveuglément » suffisent « pour attirer le Messie synthétique » 2.
Quand au terme de sa courte « histoire des conceptions de l'image »,
Sartre en vient au cas de la supposée « révolution philosophique » de
Bergson 3, son attitude rejoint celle de Politzer, auquel il emprunte tant
certains arguments que le ton sulfureux. Comme Politzer a reconnu à
Bergson d'avoir vu que l'homme était « vivant », Sartre lui concède ainsi
qu'aux psychologues « bergsoniens », comme Albert Spaier, le mérite
d'avoir élevé l'image du « règne minéral » au « royaume des vivants ».
Toutefois d'après Sartre, Bergson ne fait qu'utiliser une « terminologie
nouvelle 4 » pour continuer à concevoir l'image comme un « contenu
inerte » dans la conscience : nous voici simplement face à « l'antique
erreur » propre à l'associationnisme 5, mais dans une version nouvelle. La
théorie « psychologique » des images chez Bergson ne contient pas
d'erreurs de détail, mais elle réfléchit, et Politzer est du même avis, « toute
sa métaphysique 6 », alignée sur celle des psychologues associationnistes
qu'il prétend critiquer.
Certes, dans le premier chapitre de Matière et mémoire, à travers une
espèce d'épochè, Bergson rompt avec la théorie représentative de la
conscience propre à l'associationnisme, en mettant les images en dehors :
le mérite de l'auteur relève de sa critique envers l'associationnisme et
l'idéalisme intellectualiste, car le rapport du sujet avec le monde consiste
dans une action. Mais Bergson propose une solution radicale seulement
en apparence, puisque dans son univers d'images la « conscience psycho-
logique » semble être réduite à une sorte d'« épiphénomène » et le philo-
sophe ne parvient pas à expliquer comment « on passe de l'image non
consciente à l'image consciente 7 ». L'intervention de la mémoire devrait
résoudre cette question, mais elle emporte avec elle d'autres problèmes :

1. Cf. G. Politzer, Critique des fondements, op. cit., p. 28.


2. Ibid., p. 5-6.
3. Ibid., p. 41.
4. Ibid., p. 42.
5. Ibid., p. 63.
6. Ibid., p. 34.
7. Ibid., p. 45.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 193

Bergson trace une distinction de nature entre le passé (et le souvenir pur)
et le présent (et l'activité motrice du corps), montrant comment le souve-
nir complète l'action et comment la perception est dépendante de la
mémoire. Cependant, si l'image-chose correspondant à la perception
présente est immédiatement souvenir, alors le souvenir ne peut qu'être
« l'exact décalque de la chose », et s'il est un décalque il ne peut qu'être
« opaque et impénétrable comme la chose ».
Par conséquent, le souvenir, « exactement adhérent à la percep-
tion 1 », ne peut être qu'un contenu de pensée analogue à celui des empi-
ristes, puisqu'il se trouve dans la mémoire. Au niveau de la constitution
objective des « présentifications », le souvenir, représentation d'une per-
ception passée, doit être distingué avec soin de l'image ; le concept
d'image-souvenir est, d'un point de vue phénoménologique, une
construction instable, une notion insensée. Même dans le cas où l'on
accorde à Bergson l'idée que l'image est ce qui se donne dans la percep-
tion, il est impossible d'admettre ensuite que le présent de la perception se
« dédouble » sur un même plan en souvenir. Sartre, qui néglige la distinc-
tion entre souvenir pur et souvenir-image, considère Bergson bien
conscient qu'un temps subjectif, la durée, fonde le temps objectif, mais il
les confond sans cesse : la théorie des images fait glisser la représentation
au cœur de la durée-mémoire, s'exposant aux critiques husserliennes.
L'image, utilisée pour rendre compte tant de la perception que du
souvenir, est donc une réalité « syncrétique », et Bergson joue « sur le
double sens ambigu du mot “image” 2 », par « une ambiguïté perpétuelle,
[par] un glissement perpétuel et sans bonne foi d'un domaine à l'autre 3 ».
Bergson est donc encore un philosophe de mauvaise foi, ce que Politzer
définirait plus simplement comme un traître. Comme la notion d'image
est ambiguë, il en est de même pour la notion de conscience, définie de
manière contradictoire, puisqu'elle est liée à deux théories : « L'une a sa
racine dans la psychologie, dans le biologisme bergsonien, l'autre répond
aux tendances métaphysiques, au spiritualisme bergsonien 4. » D'une
part, le souvenir est inconscient et n'agit pas ; d'autre part, le présent et

1. Ibid., p. 49.
2. Ibid., p. 48.
3. Ibid., p. 51.
4. Ibid., p. 52.
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194 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'actuel sont liés à l'action du corps, la conscience est l'actualisation des


souvenirs, elle dépend du corps, dans l'action duquel les souvenirs s'insè-
rent pour réapparaître.
Le passage de l'inconscience au souvenir-image, à la perception
actuelle, effectué par la mémoire, est tout aussi problématique. En attri-
buant aux souvenirs une « force », une « puissance », Bergson utilise des
« notions psycho-magiques parfaitement impensables 1 ». Le bergso-
nisme est donc réduit à un empirisme : il conçoit dès le début les souve-
nirs comme des éléments discontinus, comme des choses, il leur prête
ensuite une « activité sur le type de l'activité spirituelle 2 ». Il en va de
même pour la théorie bergsonienne des plans de conscience, selon
laquelle la conscience est à la fois contraction du passé dans une percep-
tion présente et conservation dans la mémoire de toutes les perceptions
passées. Si, au début de Matière et mémoire, l'image « doublait la percep-
tion comme son ombre » et était « isolée », dans la théorie des plans la
perception semble contenir « une multitude d'images auxquelles la ten-
sion du corps donne une unité indivisée » 3. Après avoir distingué percep-
tion et mémoire, Bergson montre que toute perception implique des
souvenirs. Cette théorie témoigne, selon Sartre, du fait que Bergson n'a
pas du tout rompu avec l'associationnisme : comment des souvenirs
ayant été des images-choses indivisibles et singulières, ensuite affectées
d'un coefficient de passé, composent-ils cette totalité synthétique d'indis-
tinction de la mémoire, que chaque acte de conscience suppose ?
Il y a selon Sartre une nette différence entre fusion et juxtaposition
d'éléments. La théorie des plans de conscience congédie donc la psycho-
logie associationniste, mais la notion même d'association refait surface
sous une autre forme. En réalité, Bergson substitue purement et simple-
ment un associationnisme par un autre : il part de la dissociation d'une
totalité pour arriver aux éléments, mais le principe du procédé ne change
pas. Du reste, que peut signifier « dissociation » pour ce philosophe qui
a « si bien montré que la vie de l'esprit ne pouvait pas se traduire par
aucune métaphore spatiale 4 » ? Concevant la mémoire comme un maga-

1. Ibid., p. 56.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 59.
4. Ibid.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 195

sin d'images, d'objets discontinus, utilisant une « fiction physico-


chimique dont les liaisons sont souvent prélogiques 1 », Bergson s'inter-
dit de rendre compte de l'unité de la conscience et de son caractère
intrinsèquement synthétique. Enfin, le mécanisme du schème moteur et
de l'évocation des souvenirs est, d'après Sartre, contradictoire. Bergson
s'oppose à l'associationnisme selon lequel une simple représentation sen-
sorielle évoquerait, par contiguïté, un ou plusieurs souvenirs qui nous
reporteraient ensuite aux idées correspondantes. Bergson formule au
contraire la célèbre hypothèse du schème moteur : il s'agit de partir de
l'idée développée par la suite en souvenirs-images qui couvrent les per-
ceptions présentes et les précisent. Le schème moteur agit comme une
idée directrice, qui reste vague tant que les souvenirs-images ne viennent
pas la remplir et rend possible la distinction de perception grâce à l'inter-
vention du souvenir. Cette hypothèse est, selon Sartre, encore tributaire
de l'associationnisme car elle utilise des termes réalistes et « vagues »
comme « attraction » et « répulsion » 2, que Hume avait rendus célèbres.
Cette condamnation de la théorie de la perception et de la mémoire
est définitive : quand Sartre revient à nouveau sur le problème de l'image
chez Bergson, cinq ans après, dans L'Imaginaire, les conclusions restent
analogues. Bergson est incapable de trouver une spécificité propre à
l'image, qu'il réduit à un concept ambigu et instable, censé assurer, par
son ambiguïté même, la communication entre corps et esprit, entre
matière et mémoire. L'image constitue exactement l'élément déclencheur
de la confusion entre conscience et ce dont on a conscience. La notion
substantialiste d'image nous fait perdre de vue sa différence spécifique
avec la chose : les images, selon Bergson, correspondent à un être
« figé », qui « introduit dans la conscience une opacité, une résistance qui
lui est étrangère, un monde de “choses” ».
Ce faisant, Bergson « s'interdit de comprendre la nature du fait
conscient 3 ». Bergson n'est donc pas le promoteur d'une « révolution »,
comme aurait voulu Le Roy, il est un simple réformateur, un simple
continuateur de Ribot et Taine. Il montre encore une fois sa mauvaise
foi : il opère une feinte, s'en retournant à toutes les abstractions objets de

1. Ibid., p. 60.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 62.
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196 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

ses critiques, il fuit la réalité de la conscience transcendantale, et, à son


image, Sartre fuit, dans le cinéma ou dans la musique bergsonienne, la
monstrueuse pulsation de la contingence. Bergson invente des concepts
fictifs, « magiques ». En outre, Bergson fuit à la fois la brutale contingence
du réel et la « monstrueuse spontanéité » intentionnelle de la conscience,
qui est le principe par lequel ces concepts imaginaires son inventés.
Ce qui manque à la description bergsonienne, à toutes ses « syn-
thèses », est l'intentionnalité – autrement dit, le moteur et le centre de
toute synthèse 1. Sartre recourt à la théorie de l'intentionnalité afin de
pouvoir formuler sa théorie de la connaissance « réaliste », et son idée
archétypale du rapport entre conscience et monde en tant qu'intuition
touchant la chose. Grâce à la phénoménologie, Sartre peut éviter l'idée
de la perception en tant que représentation, donc en tant que médiation.
L'image n'a donc aucun lien avec la perception, elle est seulement « un
certain type de conscience », un certain type d'« acte et non une chose » 2.
Sartre fait confiance à la phénoménologie en tant que philosophie en
mesure de rendre compte de la spécificité des images, qui sont « un type
de conscience », un type d'intentionnalité, la présentation de quelque
chose en son absence. La solution phénoménologique consiste à conce-
voir l'image en tant que noème d'une intentionnalité imageante. La
conscience n'est donc plus désignée comme un contenant, mais comme
un mouvement qui vise un objet. L'image n'est plus un contenu, mais un
« un certain type de conscience 3 ».
L'acte intentionnel imageant est lié à une irréalisation, à la capacité de
présenter un objet en tant qu'absent. Sartre écrit en effet que l'imagina-
tion est « la condition nécessaire de la liberté de l'homme empirique au
milieu du monde », la « fonction néantisatrice propre à la conscience » se
manifeste d'abord « dans un acte imageant » 4. Dans L'Imaginaire, Sartre
reconnaît à Bergson le fait d'avoir compris qu'aucune intuition du néant
n'est possible, car « toute conscience est conscience de quelque chose ».
Ainsi, « les analyses de Bergson restent ici valables : un essai pour
concevoir directement la mort ou le néant d'être est voué par nature à

1. Ibid., p. 120.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 162.
4. Cf. J.-P. Sartre, L'Imaginaire, op. cit., p. 358.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 197

l'échec » 1. Dans L'Être et le Néant, Sartre revient sur ce sujet. Par des
formules empruntées à la critique de l'idée de néant contenue dans L'Évo-
lution créatrice, il souligne la relation entre l'idée même de destruction et
l'activité, activité ne pouvant être que positive : dans une destruction il
n'y a pas « moins » mais « autre chose 2 ». L'être est entièrement positif, il
ne comporte aucun manque : aucun phénomène ne peut être défini en
tant que « néant », l'expérience ordinaire ne peut nous dévoiler aucun
non-être. Si donc l'être est une « pleine positivité 3 », cela ne signifie pour-
tant pas qu'il y a seulement de l'être. La solution bergsonienne, selon
laquelle le néant serait le produit d'une négation, est insuffisante, car,
« s'il y a de l'être partout, ce n'est pas seulement le Néant, qui, comme le
veut Bergson, est inconcevable, de l'être on ne dérivera jamais la néga-
tion 4 ». Il faut donc comprendre comment se peut-il que ce que nous
désignons comme néant « soit donné de quelque façon 5 », et dépasser
l'explication du néant en tant que simple illusion, le néant tel que Bergson
le représente. Le procédé sartrien renverse la perspective bergsonienne :
c'est pour avoir fait dépendre le néant de la négation que Bergson n'a pas
réussi à le comprendre ; au contraire, c'est bien par lui qu'il faut expliquer
la négation : « Le néant ne vient pas aux choses par le jugement de néga-
tion : c'est le jugement de négation au contraire qui est conditionné et
soutenu par le non-être 6. »
Sartre accorde, par une formule dont l'accent est forcément bergso-
nien, que « le non-être apparaît toujours dans les limites d'une attente
humaine 7 », comme lorsque l'on s'attend à trouver quelqu'un au café.
Cependant, Bergson n'explique pas la production du non-être à partir de
l'attente, la production du « non » dans le jugement négatif. Cela est au
contraire efficacement expliqué par la « conscience du non », par l'acte
intentionnel de négation propre à la conscience, qui, comme Sartre le
souligne dès « Une idée fondamentale », ne se laisse pas assimiler à la
chose. Plaçant le problème du néant dans le cadre du jugement, Bergson

1. Ibid., p. 359.
2. Cf. J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, op. cit., p. 43.
3. Ibid., p. 33 et 57.
4. Ibid., p. 46.
5. Ibid., p. 57.
6. Ibid., p. 45.
7. Ibid., p. 41.
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198 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

a bien cerné son origine subjective, mais il n'a pas expliqué le lien entre
néantisation, négation et conscience, ce que Sartre est au contraire capa-
ble de faire par le biais de la notion d'intentionnalité en tant que conduite
face à l'être. La destruction, la négation, dit Sartre, bien qu'arrivant à
l'être par l'homme, « est un fait objectif et non une pensée 1 », le non-être
est donc « transphénoménal », il hante l'être sans lui appartenir. Le néant
est donc précisément le sujet, le vide représenté par la conscience, qui
rend possible le jugement négatif, mais, plus en général, toutes les néga-
tions, toutes les « négativités » propres à l'expérience humaine. L'homme
est un néant qui s'isole de l'être massif et se maintient en son cœur 2.
Sartre se sert du néant tiré de l'être pour configurer la temporalité de
la conscience. Husserl l'avait décrite à travers les deux concepts d'inten-
tionnalité transversale et d'intentionnalité longitudinale ; ainsi, d'après
Sartre, le pour-soi, d'une part, s'autonéantise, d'autre part il néantise
l'en-soi, ses objets. L'intentionnalité est donc absence de médiation entre
la conscience et la chose elle-même. Être présent à soi signifie absence
d'être dans ces deux sens : impossible coïncidence avec soi, impossible
coïncidence avec le monde, avec les objets intentionnés. La néantisation
est la traduction de cette présence qui ronge et corrode l'en-soi.
Cette interprétation affecte aussi l'interprétation de la temporalité :
l'intentionnalité longitudinale ne peut se fonder sur un assemblage de
« choses », d'instants, de représentations, d'images censées reconstruire
le passé ou le futur. Les trois dimensions du temps « ne doivent pas être
envisagées comme une collection de “data”, dont il faudrait faire la
somme, […] la temporalité est une totalité qui domine et précède ses
structures secondaires 3 ». Même le présent, apparemment égal à soi, est
troué de néant, il est la condition de tout rapport du néant à l'être et à
soi, du rapport du présent au passé et au futur. Présent, passé et futur
sont enfin des dimensions de la néantisation propre au pour-soi, consti-
tuées par la néantisation. Le passé est le mode du « j'étais », l'en-soi celui
du « pour-soi » en tant que « dépassé 4 », la transformation de la facticité
du pour-soi en en-soi. Le présent n'est rien d'autre que la présence propre

1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 59.
3. Ibid., p. 142.
4. Ibid., p. 177.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 199

au pour-soi, présence grevée de négation : dans le présent, le pour-soi est


« hors de lui […] dans l'être comme n'étant pas cet être 1 ».
Sartre peut alors revenir sur la théorie bergsonienne de la mémoire
afin de se démarquer pour la dernière fois de son aîné. Bergson est certes
loué pour avoir restitué au passé un statut différent de celui du présent,
pour avoir tenté, à travers le concept de multiplicité, d'expliquer com-
ment « le passé s'organise avec le présent 2 » ; cependant la synthèse tem-
porelle chez Bergson est donnée 3, elle est un « pur rapport d'immanence
et de cohésion 4 ». Bergson ne s'interroge pas sur l'origine de cette syn-
thèse non donnée ; ainsi, le passé et le présent sont soudés et leur multipli-
cité d'interpénétration reste inintelligible, comme est inintelligible le
rapport entre perception et souvenir : il ne s'agit – conclut Sartre – que
d'une « figure de rhétorique 5 ». L'idée d'un passé inagissant et incons-
cient lui apparaît comme un écho de l'idée du passé comme moindre
être 6. D'après Sartre, il est impossible de comprendre comment le passé
pourrait rentrer dans le présent sous la forme de souvenir, étant donné
que la synthèse, chez Bergson, est toujours déjà donnée et que le passé est
caractérisé comme un inconscient.
La temporalité sartrienne pourrait ressembler à celle de Bergson.
Comme Bergson, Sartre oppose une durée – le temps du pour-soi – au temps
de la science. Dans les deux cas, la durée de la conscience est irréductible à
une série d'instants, l'erreur de l'associationnisme consiste précisément
dans la tentative de reconstruire le temps de la conscience avec une multipli-
cité distincte. Comme le Bergson de Matière et mémoire, Sartre démasque
les contradictions des métaphysiques qui confondent l'être avec l'être-
présent, leur opposant la « survivance en soi du passé ». Comme le bergso-
nisme, la philosophie sartrienne constitue une tentative de comprendre
toutes les dimensions du temps. Depuis les années 1920, Sartre accepte
l'idée bergsonienne d'une positivité absolue de l'être, mais il adresse un
reproche fondamental à Bergson 7, marquant ainsi une séparation : Bergson

1. Ibid., p. 161.
2. Ibid., p. 147.
3. Ibid., p. 173.
4. Ibid., p. 155.
5. Ibid., p. 174.
6. Ibid., p. 147-148.
7. Ibid., p. 174.
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200 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

ne voit que la durée, l'organisation de la multiplicité de compénétration


« suppose un acte d'organisation ». Bergson échoue ainsi dans la tentative
de lier le passé au présent. Le passé est mort, il ne peut plus être distingué de
l'en-soi. La durée anime les contenus passés inertes, « ce que Bergson atteint
ici c'est le psychique, non la conscience entendue comme pour-soi » 1.
Des différends irrésolubles séparent donc l'auteur de L'Être et le
Néant de celui de L'Évolution créatrice. Ceux-ci relèvent de la « mau-
vaise foi » du geste philosophique bergsonien : réduire le néant à un
pseudo-problème revient à méconnaître la différence entre homme et
monde, entre conscience et chose, sujet et objet, cela signifie également
méconnaître à la fois l'« horreur » des choses et la « monstruosité » de la
liberté. Le monde de Bergson est un monde rassurant. Bergson n'a pas
reconnu l'intentionnalité de la conscience, et cette faute théorique le
condamne à une faute morale et politique.

PHÉNOMÈNES ET CHOSES

La trajectoire de Merleau-Ponty (né en 1908) dénote certaines homo-


logies avec celle de Lefebvre et de Sartre car elle subit les mêmes influences
en dépit d'un retard de quelques années. Merleau-Ponty manifeste une
exigence de « concret », de « retour aux choses » et la nécessité d'élaborer
une nouvelle théorie de la conscience capable de décrire l'engagement de
l'homme dans le monde et dans l'histoire. Si le paradigme sartrien est
celui, réaliste, du contact intuitif et de la « saisie » immédiate des choses,
la figure qui hante Merleau-Ponty depuis le début des années 1930 est
plutôt celle de la perception comme moment « obscur » d'empiètement
entre le sujet et le monde, qui se manifeste dans l'incarnation. Cet empiè-
tement, impliquant à la fois une passivité constitutive et un inévitable
engagement, ne peut être résolu ni dans une intuition fusionnelle, ni dans
un rapport simplement intellectuel. Merleau-Ponty se démarque donc de
Bergson et de Brunschvicg, mais, comme Sartre, c'est d'abord l'intellec-
tualisme du second qu'il critique. Merleau-Ponty n'a pas été élève d'Alain
et sa formation se situe à cheval entre philosophie et psychologie. Il inté-
riorise donc, comme Sartre, une certaine théorie de la conscience proche

1. Ibid., p. 206.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 201

de celle de Bergson : d'une part, la relation de la conscience avec le monde


est de type pragmatique ; d'autre part, il existe un acte capable de saisir
cette relation et de l'expliquer, dépassant l'intellectualisme. Ainsi, l'in-
terprétation merleau-pontienne de la phénoménologie, comme celle de
Sartre et de Lévinas, exclut toute problématique constitutive et trans-
cendantale, se penchant surtout sur la description des modalités du
commerce quotidien entre le sujet et le monde.
Comme Lévinas, mais pour des raisons différentes, Merleau-Ponty
montre une certaine réticence dans la liquidation de Bergson. Issu d'une
famille catholique et conservatrice, il fréquente, entre 1926 et 1936, les
milieux talas, qui restent encore très liés à Bergson 1. Il participe aux
retraites chez des Dominicains de Juvisy et les Bénédictins de Solesmes,
ainsi qu'aux rencontres chez Maritain à Meudon. Il suit Mounier quand
celui-ci lance Esprit et il lui emprunte l'intérêt envers le concept d'incar-
nation et pour une philosophie engagée 2. Merleau-Ponty fréquente aussi
la rédaction de La Vie intellectuelle où il publie ses premiers articles sur
des auteurs catholiques : Max Scheler, dont les livres ont été traduits par
l'éditeur catholique Aubier, et Gabriel Marcel. Ce dernier, qui avait sou-
ligné l'importance du « corps propre », irréductible aux choses et aux
relations intellectuelles 3 et « donnée centrale de la métaphysique 4 », est
une lecture cruciale. À Meudon, chez Maritain, Merleau-Ponty rencontre
Jean Wahl, dont il reprend l'invocation à aller « vers le concret ».
La cible polémique principale pour les trois « bergsoniens » comme
pour Merleau-Ponty – qui l'écrit en lettres claires dans son projet de
thèse 5 – est la philosophie « toute criticiste et française 6 » de Brunschvicg

1. On pourrait penser aussi que le choix du diplôme d'études supérieures, abouti par
La Notion du multiple intelligible chez Plotin, en 1929, est motivé par Bergson, dont la
philosophie a souvent été comparée à celle de l'auteur des Ennéades. Émile Bréhier,
directeur du mémoire, a non seulement publié une Philosophie de Plotin l'année précédant
la soutenance, mais il a aussi traduit les Ennéades et suivi les cours de Bergson sur cet auteur.
2. Cf. M. Merleau-Ponty, « La philosophie de l'existence » (1959), in Id., Parcours
deux, 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 253.
3. Cf. M. Merleau-Ponty, « Être et avoir » (1936), in Parcours, op. cit., p. 36.
4. Ibid., p. 38.
5. Cf. M. Merleau-Ponty, « Projet de travail sur la nature de la perception » (1933),
in Id., Le Primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Lagrasse, Verdier,
1996, p. 13.
6. Cf. M. Merleau-Ponty, « Christianisme et ressentiment », in Parcours, op. cit.,
p. 32, n. 50.
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202 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

qui réduit la vie de l'homme à des relations intelligibles, se rendant com-


plice des démarches réductionnistes de la science. D'autre part, pendant
la « querelle de l'athéisme » – Merleau-Ponty est alors étudiant –, Brun-
schvicg s'oppose à deux catholiques : Chevalier et Maritain. Ce que le
néocriticisme est incapable de saisir et qu'il réduit à « des ébauches ou des
dégradations de l'univers de la science » coïncide avec ce que les bergso-
niens « romantiques », antiscientifiques et proches des milieux catho-
liques mettent en avant dès les années 1910 : « l'univers de la perception,
celui de l'art, celui des sentiments, celui des actes religieux 1 ». Cependant,
pour Merleau-Ponty, un « mysticisme empiriste » comme celui de Marcel
ne peut fournir que des suggestions, et doit être abandonné à cause de
son manque de rigueur. Ce dernier transparaît dans l'utilisation de la
notion incontrôlable d'« intuition », que Marcel a commencé à utiliser
depuis les années 1910, et incapable de fournir les critères adéquats pour
formuler une théorie de la perception et de l'incarnation. Malgré cette
critique, Merleau-Ponty adopte une position prudente : il ne mentionne
pas Bergson – qui apparaît néanmoins derrière une injonction du type
« suivre les articulations qu'ils nous imposent 2 » – ni Politzer, dont il loue
pourtant la « psychologie concrète 3 ». Même en 1936, dans une recen-
sion de L'Imagination, Merleau-Ponty apprécie beaucoup les « vingt
pages très denses » qui critiquent Matière et mémoire, mais il reste réti-
cent à liquider ce livre, en pressentant dans le monde d'images de Bergson
le « noema de Husserl 4 ».
La critique de Bergson, annoncée dans un article de circonstance
rédigé au même moment que La Structure du comportement 5, acquiert
toute sa portée dans le livre, publié en 1943. Merleau-Ponty y entreprend
une critique de la philosophie – essentiellement bergsonisme et néocriti-
cisme – et de la psychologie de son temps – à la fois objective et intro-
spective. Si le problème reste celui de l'existence et de l'engagement, de la

1. Ibid., p. 44. On se souviendra des quatre figures romantiques nommées par


Lefebvre dans ses essais des années 1920 : l'amour, la militance politique, le mysticisme
religieux, l'art.
2. Cf. M. Merleau-Ponty, « Christianisme et ressentiment », op. cit., p. 32.
3. Ibid., p. 27.
4. Cf. M. Merleau-Ponty, L'Imagination, op. cit., p. 53.
5. Cf. M. Merleau-Ponty, « L'agrégation de philosophie » (1938), in Id., Parcours I,
op. cit., p. 55-59.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 203

relation obscure entre âme et corps, entre « la conscience et la nature 1 »,


il est pris en considération à partir de la notion de comportement qui
trouve une clé d'interprétation dans la notion de Gestalt. Dès son début,
le livre emboîte le pas de la Critique des fondements de la psychologie et
il peut être considéré comme un prolongement du livre de Politzer 2,
enrichi par l'étude de Paul Guillaume, La Psychologie de la forme 3.
Merleau-Ponty dénonce l'état de la psychologie, dominée par l'associa-
tionnisme et la physiologie, tout comme celui de la philosophie, dominée
par le néocriticisme, qui transforme le monde en relations intellectuelles,
et par le bergsonisme, dont la notion d'énergie spirituelle, « analogue à
une force », est entachée de réalisme 4. Le point de départ de Merleau-
Ponty est, comme pour Politzer et pour Guillaume, la suppression, pro-
mue par le comportementalisme, de la « réalité intérieure » et de l'intros-
pection, assortie d'une prescription : il faut cesser de « se fier aux
données immédiates de la conscience 5 ». La relation dialectique entre
l'organisme et son milieu, mise en lumière par le comportementalisme,
est par la suite interprétée à travers le concept de la Gestalt : le comporte-
ment est irréductible à la causalité linéaire propre aux phénomènes phy-
siques ; il a une forme, une structure, un sens. La notion de sens permet
ainsi d'éviter le réalisme et le substantialisme propres aux sciences phy-
siques.
Cependant, cette solution n'a rien à voir avec les réfutations bergso-
niennes de l'opposition idéalisme/réalisme au début de Matière et
mémoire et de l'opposition finalisme/mécanisme des premières pages de
L'Évolution créatrice. La réfutation de l'idéalisme et du réalisme, comme
du finalisme et du mécanicisme, est propre à la Gestalt tout comme elle
rejoint celle fournie par Politzer et Guillaume. La reconnaissance par
Merleau-Ponty de l'originalité de l'organisme ne cautionne pas le vita-
lisme, pas même encore celui qui avait été proposé par Bergson. Souli-
gner que l'organisme est « un tout organique », qu'il a un sens, ne signifie

1. Cf. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 1.


2. La structure et le développement mêmes de ce début en témoignent : la prise en
considération de la psychologie du comportement, puis celle de la Gestalt, enfin celle de la
psychanalyse.
3. Cf. P. Guillaume, La Psychologie de la forme, Paris, Alcan, 1937.
4. Cf. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 2.
5. Ibid., p. 6.
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204 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

pas, précise Merleau-Ponty, « revenir […] à la notion d'élan vital 1 » car


« le rapport de l'élan vital à ce qu'il produit n'est pas pensable, il est
magique 2 ». Du fait de son biologisme réaliste, Bergson est incapable de
différencier l'interaction entre l'organisme et le milieu et celle entre
l'homme et le milieu. Chez l'homme, le travail est irréductible à l'action,
car il consiste dans l'irradiation, par le sujet, de structures signifiantes
sur l'environnement. Bergson, héritant la notion d'action de la physiolo-
gie et de la psychologie mécaniciste, ne parvient pas à saisir la « dialec-
tique humaine », irréductible à celle de la nature : « L'action à laquelle
pense Bergson – précise Merleau-Ponty – est toujours l'action vitale, celle
par laquelle l'organisme se maintient dans l'existence 3. » Bergson réduit
tout au vital : tous « les actes proprement humains – l'acte de parole, du
travail, l'acte de se vêtir, par exemple – n'ont pas de signification propre.
Ils se comprennent par référence aux intentions de la vie 4 ».
Difficile de ne pas voir, derrière les critiques merleau-pontiennes
envers Bergson, la figure de Politzer, rapidement mentionnée par
l'auteur. Malgré ses efforts, Bergson passe à côté du caractère signifiant
propre aux organismes et à l'homme, il se limite à une oscillation entre
ces deux substantialismes, celui de l'esprit et celui de la matière. Au
contraire, en établissant comme son objet « la structure de comporte-
ments, accessibles du dehors », la vraie psychologie ne sacrifie ni la vie
intérieure à l'objectivité ni « l'objectivité à la vie intérieure, comme on a
reproché à Bergson de le faire 5 ». Selon Merleau-Ponty, comme pour
Politzer et Sartre, Bergson semble avoir bien commencé : il a critiqué
l'intellectualisme, l'associationnisme et la théorie des localisations céré-
brales, il a replacé la conscience dans le monde, soulignant son carac-
tère fondamentalement agissant ; mais il a aussitôt abandonné cette
vocation au concret, substituant le concret avec ce que Politzer avait
défini « concret en général », le comportement et les formes avec des
choses, les notions concrètes avec des concepts magiques ou mystiques
comme celui d'élan ou d'énergie spirituelle. Ainsi, l'homme se trouve

1.Ibid., p. 168.
2.Ibid., p. 171.
3.Ibid., p. 175.
4.Ibid.
5.Cf. M. Merleau-Ponty, , « Le primat de la perception », in Le Primat de la per-
ception et ses conséquences philosophiques, op. cit., p. 64-65.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 205

réduit tantôt à la vie, par la vague notion d'« action vitale », qui perd de
vue la singularité du comportement humain, tantôt au psychique,
entendu comme une durée comme une chose, comme une autre réalité
sui generis susceptible d'être perçue à travers l'intuition. Tous les
reproches à l'égard de Bergson présents dans La Structure du comporte-
ment peuvent tenir en un seul mot : réalisme. Réalisme dans l'Essai sur
les données immédiates de la conscience, pour avoir traité la durée
comme un écoulement intérieur ; réalisme dans Matière et mémoire,
pour avoir conçu le rapport entre l'homme et le monde en terme
d'« actions » et de « réactions » entre des « choses » ; enfin, réalisme
dans L'Évolution créatrice exprimé par des notions « magiques »
comme celle d'« élan vital ».
À la fin de l'ouvrage, la relation de l'esprit avec le corps se trouve
déplacée et elle fait place à la formulation d'une théorie de la connais-
sance : pour cette seule raison que celui qui observe le comportement
possède un corps qui perçoit, corps placé dans une perspective toujours
positionnée et jamais capable d'un regard en surplomb, une signification,
une Gestalt, peut apparaître : « La conscience pour laquelle la Gestalt
existe […] n'est pas la conscience intellectuelle, mais l'expérience percep-
tive 1. » Le comportement s'offre à celui qui observe comme une significa-
tion qui est perçue et qui engage donc l'observateur dans une circularité
qui est celle d'une conscience. Ainsi, à la fin de La Structure du comporte-
ment, Merleau-Ponty gagne une perspective sur le sujet. Il passe donc
d'une recherche sur le comportement fondée sur l'observation externe à
une position gnoséologique cherchant dans le corps de l'observateur un
champ d'enquête sur les conditions de la perception et de la connaissance.
Le comportement, entendu en termes de Gestalt, avait mis en cause
tant la vision mécaniciste que la vision intellectualiste des rapports entre
âme et corps : le corps reste inséparable du milieu sur lequel la conscience
humaine irradie ses significations. Il s'agit de remonter à la conscience
et au corps de l'observateur, centraux dès les observations des pre-
miers chapitres. Le corps est un mode d'existence « ambigu », ne pouvant
être décrit à travers l'objectivisme des sciences naturelles : il n'est pas
une idée, il n'est pas un simple objet, il est déjà sujet 2. À travers la

1. Cf. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, op. cit., p. 227.


2. Ibid., p. 231.
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206 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

phénoménologie, Merleau-Ponty poursuit la mise entre parenthèses tant


du naturalisme mécaniciste des sciences naturelles que de l'idéalisme de
la conscience constituante propre à Brunschvicg 1.
Même si le point de vue adopté dans la Phénoménologie de la percep-
tion change, la critique demeure : Merleau-Ponty souligne que la pers-
pective phénoménologique, bien qu'opposée à celle de l'idéalisme, n'a
rien à voir avec celle propre à Bergson. L'objet de la phénoménologie
– les vécus intentionnels – et sa méthode – la réduction – n'ont aucun
rapport avec le bergsonisme, ni avec son objet − la durée –, ni avec sa
méthode − l'intuition. L'intuition bergsonienne reste réaliste, elle porte
sur une « région d'être », sur une présumée « couche interne de l'expé-
rience » 2, que Bergson suppose être « accessible à un seul », à travers une
« perception spécifique » 3. Les objections adressées à l'Essai sont inspi-
rées par les philosophes de l'intellect comme Brunschvicg ou Nabert, et
reprises par Politzer. L'expérience interne ne peut être un domaine isolé
et indépendant, elle est au contraire soumise à la condition de l'expé-
rience externe, à la spatialité, à l'action, donc à l'engagement : « Comme
le disait Kant, l'expérience externe est nécessaire à l'expérience interne,
qui est bien ineffable, mais parce qu'elle ne veut rien dire 4. » D'autre
part, même si l'on admet que quelque chose comme l'intuition est pos-
sible, elle ne peut que déboucher sur un mutisme. La durée n'est pas
seulement incommunicable, mais innommable. Le retour aux « données
immédiates de la conscience » est « une opération sans espoir », puisque
« l'intériorité échappe […] par principe à toute tentative d'expression »
et que « le philosophe lui-même ne pouvait pas se rendre compte de ce
qu'il voyait dans l'instant, puisqu'il aurait fallu le penser, c'est‑à-dire le
fixer et le déformer. L'immédiat était donc une vie solitaire, aveugle et
muette » 5. Le champ phénoménal pris en compte par les phénoméno-
logues n'est pas un « monde intérieur ténébreux 6 », un règne dans un
règne qui, irréductible à l'étendue et à la causalité naturelle, s'offrirait à

1. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1946,


p. 68.
2. Ibid., p. 319.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 329.
5. Ibid., p. 70.
6. Ibid., p. 72.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 207

la perception intérieure ou à l'intuition. Le « “phénomène” n'est pas un


“état de conscience” ou un “fait psychique” 1 », ce sont précisément ces
notions que la phénoménologie récuse comme insensées ou, du moins,
qu'elle désigne comme des notions produites. Le fait est « fait », produit,
il est le fruit d'une activité, il est structuré comme un ensemble signifiant,
il est « sens » et non pas « chose », ni même encore une « chose qui
dure ». L'analyse intentionnelle n'est pas la découverte d'une « réalité
ignorée », mais « l'explicitation ou la mise au jour de la vie préscienti-
fique de la conscience qui seule donne leur sens complet aux opérations
de la science et à laquelle celles-ci renvoient toujours 2 ».
Comme dans La Structure du comportement, la seconde cible est la
description du rapport du sujet avec le monde faite dans Matière et
mémoire et la conception bergsonienne de l'action et de sa relation avec
la perception. Merleau-Ponty reconnaît à Bergson son détachement des
positions provisoires de l'Essai et sa tentative, semblable à celle de Hus-
serl, d'« engager la conscience dans le monde ». En outre, Bergson a le
mérite, selon Merleau-Ponty, d'avoir rendu compte que « le corps et
l'esprit communiquent par la médiation du temps 3 », d'avoir établi une
différence entre perception et souvenir, et d'avoir critiqué la théorie des
localisations cérébrales. Mais les concepts déployés par Bergson – les
notions d'action, d'attention à la vie, de processus sensori-moteur et de
souvenir pur – sont vite condamnés pour leur réalisme. La position berg-
sonienne n'est pas la position située propre à la phénoménologie, mais
une position de survol : « La conscience peut constater le déroulement et
les résultats [de ces résultats], mais où elle n'est pas engagée. » Ainsi,
Bergson s'en remet à un réalisme biologique ou psychologique : le corps
est réduit à un « corps objectif », « la conscience à une connaissance », le
temps à « une série de “maintenant” 4 », le souvenir à une chose. Bergson
est ainsi incapable de comprendre la nature du langage ni celle du temps.
Sa conception pragmatique des impressions auditives comme des
« mouvements naissants » est liée à une conception chosiste. Le temps ne
peut donc pas être conçu en tant que « donnée de la conscience », le lien

1. Ibid., p. 71.
2. Ibid., p. 72.
3. Ibid., p. 93, n. 1.
4. Ibid., p. 93-94.
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208 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

entre conscience et temporalité est d'un autre type : Bergson ne voit pas
que la conscience elle-même déploie le temps, il se limite à mettre immé-
diatement le temps dans la conscience comme son « objet immanent 1 »,
sans prendre la peine d'expliquer. Bergson prend en considération une
continuité réelle, donnée, et il ne fournit aucun éclairage sur la nature de
cette interpénétration, ni sur la relation précise entre présent, passé et
futur 2. Merleau-Ponty aboutit donc à cette conclusion paradoxale : Berg-
son nie le temps. Comme l'avait soutenu Politzer, selon Merleau-Ponty,
Bergson produit du temps avec du présent, de l'évolution avec de l'évolué,
du temps avec de l'espace. Bergson, comme l'a énoncé Politzer, dénonce
la spatialisation, tandis qu'il aurait dû dénoncer le réalisme de l'attitude
naturelle qui conçoit la conscience comme une chose (une chose, certes,
spirituelle, mais toujours une chose) à côté de la matière. Il faut au
contraire voir la durée et le temps comme une synthèse produite par un
acte de la conscience. Il manque à Bergson l'intuition de l'être ex-statique
de la conscience, une « subjectivité qui vient briser la plénitude de l'être en
soi [pour] y désigner une perspective, y introduire le non-être 3 ».
Merleau-Ponty oppose à ce réalisme la perspective phénoménologique,
qui engagerait réellement « la conscience dans le monde ». À travers la
Gestalt, il explore les rapports de conscience et de nature, rapports qui
dépassent la perspective réaliste concevant la conscience, d'une part, et le
monde objectif, de l'autre. Là où il y a quelque chose qui possède un sens,
une forme, il faut déceler un rapport actif, intentionnel, entre le sujet et un
objet qui le transcende. Il faut donc deviner le rapport perceptif d'un sujet
incarné et d'un corps propre. Ce rapport, pour le dire avec Husserl, est un
rapport par perspectives, où chaque perspective, chaque Abschattung est
une manifestation de la chose elle-même. Si la série des perspectives de la
chose est par nature inépuisable, le rapport entre la conscience et l'objet
transcendant ne peut être que temporel. L'intentionnalité opérante de
rétentions et de protensions constitue les dimensions du flux des vécus, qui,
dans leur unité « naturelle et primordiale 4 », ancrent le sujet dans le monde.
Comme dans La Structure du comportement, Merleau-Ponty refuse à

1. Ibid., p. 474.
2. Ibid., p. 481.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 476.
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De l'intuit ion à l'intent ionnalité ? 209

la fois le réalisme mécaniciste et l'idéalisme à la faveur des significations


vécues. Bergson tente aussi d'échapper à cette double réduction, mais,
s'enfonçant dans la démarche classique de l'introspection, il ne réussit pas
à s'affranchir du réalisme. La durée reste une chose (spirituelle) opposée à
une autre chose (matérielle). Ce réalisme implique une grave conséquence,
l'incommunicabilité, puisque toute médiation langagière détruit la vie inté-
rieure de la durée. L'intuition consiste dans le mutisme de la philosophie.
Ces critiques à l'égard de l'œuvre bergsonienne traversent toute
l'œuvre de Merleau-Ponty jusqu'aux années 1950. Dans l'essai « Le
héros, l'homme », Bergson est décrit comme « décevant anticipateur » car
son œuvre n'a pas abouti à l'accomplissement de ses résolutions initiales.
Il a considéré dans l'Introduction à la métaphysique la science « non
seulement dans ses formules achevées, mais encore avec la marge d'indé-
termination qui les sépare du donné à connaître ». Bergson est cependant
passé de l'analyse empiriste des « lignes de faits » à la conception méta-
physique d'un « élan vital ou spirituel dont elles sont la manifes-
tation ou la trace, et qui ne peut être aperçu que du point de vue de
l'observateur absolu, transformant en repos éternel l'effort et la tension
qu'il avait d'abord décrits ». Son réalisme et sa généralité le pousse à
concevoir l'intuition comme l'acte de « passer au-delà du monde ». Ces
intuitions « restent très générales » car « il manque à son œuvre un
tableau de l'histoire humaine » 1.
Cette dénonciation du réalisme et du caractère abstrait des concepts
bergsoniens a, comme pour toute sa génération, une conséquence « poli-
tique », « éthique », dont la portée transparaît pleinement dans des textes
comme « La guerre a eu lieu » où Merleau-Ponty rejette tout spiritua-
lisme, incapable de comprendre ??? du fait d'une conception abstraite de
l'homme et de son action. Cette « philosophie optimiste 2 » réduit « la
société humaine à une somme de consciences toujours prêtes pour la paix
et le bonheur » et les sujets incarnés à des « consciences libres en face du
monde » 3, tandis que « la liberté n'est pas en deçà du monde, mais au
contact avec lui 4 ». Ne pas comprendre la perception – tant pour Bergson

1. Cf. M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op. cit., p. 170.


2. Ibid., p. 282.
3. Ibid., p. 283.
4. Ibid., p. 300.
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210 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

que pour Brunschvicg ou Alain – signifie ne pas comprendre la place de


l'homme dans le monde et son caractère historique.
Ainsi, Théodore Geraets a à la fois tort et raison quand il soutient
que l'« orientation bergsonienne allait déterminer en grande partie la
lecture très sélective que Merleau-Ponty a faite de Husserl 1 ». C'est
d'abord la lecture de Politzer, et de Husserl, filtrée à travers Lévinas et
Sartre, qui structure la critique à l'égard de Bergson, mais, comme Sartre
et Lévinas, Merleau-Ponty opère une lecture « bergsonienne » de la phé-
noménologie. Le réalisme dénoncé par Politzer, aux yeux de Merleau-
Ponty, fait partie de ce que Husserl qualifie d'attitude naturelle : sur elle
se fondent les sciences positives. La critique bergsonienne de l'intelli-
gence comme tendance spatialisante, celle de l'objectivisme en psycholo-
gie et la distinction entre deux types de multiplicité n'empêchent pas
Bergson de retomber dans l'objectivisme. La critique n'est pas radicale,
puisqu'elle ne remarque pas que la spatialisation est seulement un cas
parmi d'autres d'un réalisme qui doit être critiqué à la racine.
Bergson entend saisir le concret, mais celui-ci reste abstrait, et l'accès
au fait psychologique individuel, aux données immédiates, est toujours
manqué. Le concret bergsonien est le seul possible au sein de l'abstraction
objectiviste, un concret qui devra donc être complètement abandonné
quand, à l'aide de l'épochè, le fondement même de cette abstraction
sera mis en question. De cette attitude naturaliste découle l'impossibilité
de respecter les traits caractéristiques de la temporalité en utilisant
le concept de durée. Comme Husserl et Heidegger, Bergson retrouve le
caractère essentiel de la continuité dans la description du temps, mais il le
décrit en employant les concepts de durée et de multiplicité, de fusion et
d'interpénétration ; cantonné dans la perspective réaliste, il ne parvient
pas à tracer la différence entre un processus (de fusion, de compénétra-
tion, etc.) et les actes de donation de sens propres à la conscience.
Selon Merleau-Ponty, c'est un tout autre mode d'unité immanente
par rapport à la diversité dans le flux temporel, un tout autre type de
conscience qu'il faut rechercher, et une telle unité s'entend, bien sûr, de
façon husserlienne.

1. Cf. T. Geraets, Vers une nouvelle philosophie transcendantale, The Hague, Marti-
nus Nijhoff, 1971, p. 6.
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À la Libération

OUBLIER B.

À la Libération, après l'affirmation d'une partie de ceux qui, pendant


les années 1930, étaient des challengers, la position dans le champ philo-
sophique de l'œuvre de Bergson a acquis une certaine stabilité. Évoqué
avec respect et nostalgie par l'ancienne garde philosophique, il est consi-
déré par la nouvelle génération, de manière presque unanime, comme un
philosophe dont les concepts sont désormais périmés, comme un véri-
table « chien crevé 1 ». Merleau-Ponty, occupant une chaire de psycholo-
gie de l'enfant à Lyon entre 1945 et 1948, et à la Sorbonne entre 1948 et
1952, traite la philosophie bergsonienne comme une « solution de déses-
poir » qui utilise « un langage incantatoire et métaphorique » 2. Tant ses
critiques dans La Structure du comportement et dans la Phénoménologie
de la perception que celles de Sartre dans L'Imagination et dans L'Être et
le Néant apparaissent définitives, notamment aux jeunes philosophes qui
entament leurs études entre 1943 et 1950 3.
Sartre et Merleau-Ponty laissent en eux une trace indélébile : on
retrouve, formulées de manière plus ou moins explicite, les mêmes

1. Selon Régis Jolivet, auteur en 1921 d'un Essai sur le bergsonisme (Lyon, Éd.
E. Vitte), à partir des années 1940 et 1950 Bergson est considéré par l'« avant-garde »
philosophique française comme un « chien crevé » (cf. R. Jolivet, « Réflexion sur le déclin
du bergsonisme dans les années d'après-guerre », in AA.VV, Bergson et nous, Paris,
Armand Colin, 1959, vol. I, p. 171).
2. Cf. M. Merleau-Ponty, « Les sciences de l'homme et la phénoménologie », résumé
du cours de 1950-1952, in « Maurice Merleau-Ponty à la Sorbonne », Bulletin de
psychologie, t. XVIII, 1964, p. 153-154.
3. Cf. A. Boschetti, Sartre et Les Temps modernes : une entreprise intellectuelle,
Paris, Minuit, 1985.
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212 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

critiques envers Bergson dans les écrits de la génération des années 1920 :
dans La Phénoménologie de Jean-François Lyotard (né en 1924) 1, dans
L'Être et le Travail de Jules Vuillemin (né en 1920) 2, dans La Significa-
tion humaine du rire de Francis Jeanson (né en 1922) 3, dans les cours de
Gilbert Simondon (né en 1924), dans Philosophie et phénoménologie du
corps de Michel Henry (né en 1922) 4, mais aussi dans la thèse de Paul
Ricœur (né en 1911), Le Volontaire et l'Involontaire 5.
Si, en 1946, le « premier phénoménologue » français, Emmanuel
Lévinas, rédige un article en hommage à Bergson, qui restera inédit 6, en
revanche, et contrairement à ses déclarations postérieures, il conserve la
prudente distance qu'il a commencé à manifester dès son déménagement
à Paris. Non agrégé et encore dépourvu du titre de docteur d'État, sans
lien avec aucune institution universitaire, il occupe, entre 1931 et la fin
des années 1950, une position marginale. En 1947, dans De l'existence à
l'existant, il établit le parallèle suivant : de même qu'on aboutit à la
notion d'« il y a », à travers un exercice équivalent à la réduction, de
même obtient-on un résultat semblable par l'exercice répété de négation
tel que Bergson le décrit dans le dernier chapitre de L'Évolution créatrice.
Cependant, l'être positif de la durée reste encore, selon Lévinas, « un

1. Voir le chapitre « Introspection » in J.-F Lyotard, La Phénoménologie, op. cit.


2. Cf. J. Vuillemin, L'Être et le Travail, Paris, Puf, 1949, p. 79-91. Erronément, dans
la Condition humaine, Hannah Arendt avance que, malgré sa « logique hégélienne », le
traitement du problème du travail par Vuillemin reste bergsonien dans sa terminologie.
3. Cf. F. Jeanson, La Signification humaine du rire, Paris, Seuil, p. 1959. Voir
également, du même auteur, La Phénoménologie (Paris, Téqui, 1951, p. 27-28) et Le
Problème moral et la pensée de Sartre (Paris, Éd. du Myrte, 1947).
4. Cf. M. Henry, Essai sur l'ontologie biranienne (1965), Paris, Puf, 1988, p. 13.
5. Ricœur, qui est en train de rédiger sa thèse et d'achever la traduction des Ideen I de
Husserl, rencontre Merleau-Ponty à Lyon et à Louvain. Pour les critiques envers Bergson,
toutes inspirées de Merleau-Ponty et de Jean Nabert, se reporter notamment à la thèse Le
Volontaire et l'Involontaire (Paris, Aubier, 1988) : aux pages 127-128 pour la critique de
la notion de vie intérieure et aux pages 152 et suivantes et 207-211 pour la critique de
l'« irrationalisme » de la théorie de la liberté. Temps et récit (Paris, Seuil, 1987) ne
contiendra que deux rapides mentions à Bergson, pour critiquer la division entre espace
et temps. Ricœur examine par le menu la conception bergsonienne de la temporalité dans
La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli (Paris, Puf, 2000, p. 30-36 et 554-570) et celle de la
reconnaissance dans Parcours de la reconnaissance. Trois études (Paris, Stock, 2004,
p. 182-187).
6. Cf. E. Lévinas, « Hommage à Bergson », in Id., Œuvres complètes, t. I, Carnets de
captivité et autres inédits, Paris, Grasset-IMEC, 2009, p. 217-218.
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À la Libération 213

étant résiduel » positif, tandis que l'« il y a » est un « champ imperson-


nel » sans rapport avec la durée. « Présence de l'absence », l'« il y a » est
« au-dessus de la contradiction ». Par un mouvement emprunté de
manière désavouée à Heidegger, mais qui voudrait s'opposer à lui, Lévi-
nas veut dépasser à la fois Bergson et la « pensée moderne » – ce qui
revient à dire l'existentialisme – ayant opposé l'« angoisse » à « la critique
bergsonienne du néant ». Le néant des existentialistes, conçu comme un
« océan qui […] bat de tous côtés » l'être, présuppose l'« il y a », qui est
« la présence de l'absence 1 ».
Il en va de même pour le temps. Selon Lévinas, Bergson et « la philo-
sophie moderne » ont méprisé l'instant en voyant en lui une « pure abs-
traction », à savoir « l'illusion du temps scientifique, dépouillé de tout
dynamisme, de tout devenir » 2. S'il concorde avec Bergson sur la néces-
sité d'une distinction entre « temps abstrait » et « temps concret », Lévi-
nas fournit une explication différente : le premier temps se distingue du
deuxième non par sa spatialisation, mais bien parce que « dans le temps
abstrait il y a un ordre des instants, mais il n'y a pas d'instant central, de
cet instant par excellence qu'est le présent 3 ». Il faut donc partir, en philo-
sophie, de l'importance de l'instant « dans sa relation exceptionnelle avec
l'existence par laquelle nous sommes autorisés à croire que l'instant est
par excellence accomplissement de l'existence ». La dernière critique diri-
gée contre Bergson – rangé par Lévinas, utilisant une tournure heideg-
gérienne, dans « la philosophie traditionnelle » – concerne sa manière
de considérer le temps, à savoir « soit [comme] purement extérieur au
sujet […], soit [comme] entièrement contenu dans le sujet 4 » : voilà un
temps monadique qui ignore l'importance de l'altérité.
C'est ce que Lévinas met au clair dans Le Temps et l'Autre où« toutes
les théories de Bergson à Sartre » sont considérées comme axées sur « le
présent de l'avenir et non pas [sur] l'avenir authentique ». L'avenir prend
sens uniquement grâce à l'autre et Lévinas conclut que la « relation avec
l'avenir, c'est la relation même avec l'autre » ; par conséquent, « parler de
temps dans un sujet seul, parler d'une durée purement personnelle, […]

1. Cf. E. Lévinas, De l'existence à l'existant (1947), Paris, Vrin, 1978, p. 103-104.


2. Ibid., p. 126.
3. Ibid., p. 129.
4. Ibid., p. 160.
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214 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

semble impossible » 1. La durée de « la philosophie sans mort » – autre-


ment dit, de la philosophie bergsonienne – confère au présent « un pou-
voir sur l'avenir », oubliant « l'ouverture sur le mystère » 2 propre à
l'avenir. Ainsi, la notion d'élan vital qui « confond dans le même mouve-
ment la création artistique et la génération […] ne tient pas compte de la
mort, mais surtout tend vers un panthéisme impersonnaliste dans ce sens
qu'il ne marque pas suffisamment la crispation et l'isolement de la subjec-
tivité, moment inéluctable de notre dialectique 3 ».

1. Cf. E. Lévinas, Le Temps et l'Autre (1947), Montpellier, Fata Morgana, 1980,


p. 64.
2. Ibid., p. 71.
3. Ibid., p. 86-87. Cela revient dans un entretien tardif (« De la phénoménologie à
l'éthique », Esprit, no 234, 1997, p. 129). Lévinas y soutient que « toutes les théories de
Bergson à Sartre » ne présentent que « le présent de l'avenir et non l'avenir authentique »,
qui, au contraire, est « l'autre ». Cela n'empêche pas Lévinas d'affirmer exactement le
contraire en d'autres occasions. Dans un entretien de 1991 avec Olivier Germain-
Thomas, dans l'émission « Agora » sur France Culture, il déclare par exemple que,
« chez Bergson, la temporalité est en fin de compte amour d'autrui ». À partir de la fin
des années 1950, Lévinas souligne l'importance de Bergson due à sa pensée et son affinité
avec la phénoménologie et l'existentialisme. Dans « Intentionnalité et métaphysique »,
article de 1959, figurant dans la seconde édition augmentée de En découvrant l'existence
avec Husserl, Lévinas souligne que Bergson a déjà eu l'intuition de la transcendance
propre à l'intentionnalité, dans l'idée de la durée, « qui fait sortir du Même vers l'Autre,
absolument autre ». Dans Totalité et Infini, Lévinas retrouve chez Bergson le même refus,
propre à Heidegger, de « traiter la vie en fonction de l'être » (p. 241). Dans son texte de
1962 intitulé « Martin Buber et la théorie de la connaissance » (Noms propres, Marseille,
Fata Morgana, 1976, p. 29-49), tant Husserl que Heidegger et Bergson proposent l'idée
d'une critique de la distinction entre objet et sujet (intentionnalité, Dasein, durée). La
proximité entre phénoménologie, existentialisme et bergsonisme resurgit dans l'Huma-
nisme de l'autre homme (Marseille, Fata Morgana, 1972, p. 33) : dans les trois courants,
« la signification ne se sépare pas de l'accès qui y mène. L'accès fait partie de la
signification elle-même ». Quatre ans plus tard, dans une série de cours dispensés à la
Sorbonne (Dieu, la mort et le temps, Paris, Le Livre de poche, 1995), Bergson est mis en
rapport avec Heidegger au sujet de son traitement de la mort, du temps et de la finitude.
En 1984, dans Transcendance et intelligibilité (Genève, Labor et Fides, p. 20), l'auteur de
l'Essai est présenté comme « une étape essentielle du mouvement qui met en question les
cadres de la spiritualité empruntée au savoir et dès lors à la signification de la présence, de
l'être et de l'ontologie », il rompt avec « l'interprétation du temps scientifique » (p. 35) et
anticipe « les critiques heideggériennes de la métaphysique procédant de la volonté de
puissance » (p. 18). Il en va de même dans Hors sujet (Paris, Librairie générale française,
1987, p. 129-130), où est soulignée l'importance de Bergson en tant que penseur oublié.
À ce moment, dans la « Préface à l'édition allemande » de 1987 de Totalité et infini,
Lévinas souligne encore l'importance du penseur, qui « rendit possibles bien des positions
essentielles des maîtres de la phénoménologie ». Cependant, ces appréciations sont
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À la Libération 215

Le seul à pouvoir répondre, avec la faiblesse d'un sexagénaire, aux


critiques contre Bergson exposées dans L'Être et le Néant est Jean
Wahl, non seulement par un long texte, publié dans la revue Deuca-
lion 1 – continuation de l'entreprise des Recherches philosophiques –,
mais aussi lors de quelques interventions dans l'institution qu'il vient
de créer, le Collège de philosophie. Il y affirme encore l'importance de
l'influence de Bergson sur la pensée existentialiste tout comme il insiste
sur l'injustice dont celui-ci est victime de la part de ses cadets.
Avec le succès de Sartre, occupant une position incontestée de supré-
matie à l'intérieur du plus ample champ intellectuel, se multiplient les
études sur l'histoire de ce mouvement ou tradition qu'on appelle « exis-
tentialisme ». Différents auteurs prennent position dans un débat dont
la grammaire et le vocabulaire sont déterminés par Sartre et ses
proches. Dans ces études, le nom de Bergson figure parmi les supposées
sources du nouveau « mouvement » philosophique. C'est le cas du
recueil Existentialisme chrétien : Gabriel Marcel 2, des livres sur l'exis-
tentialisme d'Emmanuel Mounier 3 et de Jean Wahl 4, mais aussi des
études de Jeanne Delhomme 5 (née en 1911), élève de ce dernier, auteur
d'une thèse sur Bergson et membre de la Société des amis de Bergson,
fondée à la Libération. Les auteurs de ces fresques impressionnistes font
partie de quatre catégories : les nouveaux entrants possédant un très
faible capital symbolique, comme Delhomme, les personnalistes placés

souvent accompagnées de prises de positions critiques. Dans Totalité et Infini (op. cit.,
p. 316), la conception de l'avenir fondée sur la durée, déjà critiquée en 1936, est à
nouveau contestée : le temps n'est pas une succession, mais il n'est pas non plus une durée
continue, il est une tension entre l'Autre et Moi, ajoutant du nouveau à l'être. Enfin, en
1973, avec Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (Paris, Le Livre de poche, 1993,
p. 114 et 160), Lévinas s'oppose à la critique bergsonienne de l'idée de désordre et affirme
qu'il y a un désordre qui n'est pas un ordre. Cela revient dans « La philosophie de Franz
Rosenzweig » (repris sous forme de texte dans E. Lévinas, À l'heure des nations, Paris,
Minuit, 1988) et, en 1992, dans De Dieu qui vient à l'idée (Paris, Vrin, 1982, p. 115).
1. Cf. J. Wahl, « Essai sur le néant d'un problème (sur les p. 37-84 de L'Être et le
Néant de J.-P. Sartre) », Deucalion, Paris, Éd. de la Revue Fontaine, 1, 1947, p. 41-72.
Une section de cet essai s'intitule explicitement « Sartre contre Bergson ».
2. Cf. É. Gilson, Existentialisme chrétien : Gabriel Marcel, Paris, Plon, 1947.
3. Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Gallimard, 1946.
4. Cf. J. Wahl. Petite histoire de l'existentialisme, Paris, Éd. Club Maintenant, 1947,
et La Pensée de l'existence, Paris, Flammarion, 1951.
5. Cf. J. Delhomme, Vie et conscience de la vie : essai sur Bergson, Paris, Puf, 1954,
et La Pensée interrogative, Paris, Puf, 1954.
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216 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

dans une position dominée, comme Mounier, les anciens auditeurs


des cours de Bergson, comme Wahl ou Marcel, et, enfin, les auteurs
marxistes.
Le succès de l'existentialisme suscite en effet la réaction du Parti :
dans les tableaux dressés par les philosophes et idéologues communistes,
Bergson est toujours situé dans le panorama plus ample de la philoso-
phie française, considérée à partir d'une histoire des idéologies analogue
à celle esquissée par Politzer à la fin du pamphlet de 1929, et dans ses
écrits de la fin des années 1930. Le bergsonisme ne constituant plus un
danger, il est considéré comme le lieu de passage entre le spiritualisme
du XIXe siècle et l'existentialisme, dernier avatar de l'idéologie bour-
geoise. On enregistre cette tendance dans la série d'essais publiés par
Henri Mougin (né en 1912) dans La Pensée autour de 1944-1945 et
ensuite réunis dans La Sainte Famille existentialiste, dans L'Existentia-
lisme n'est pas un humanisme du normalien et ex-élève de Sartre Jean
Kanapa (né en 1921), dans L'Existentialisme d'Henri Lefebvre, dans les
essais du trotskiste Pierre Naville 1, dans l'Histoire de la philosophie
française de Lucien Sève 2, ou encore dans l'essai d'un ex-collègue de
Politzer à l'Université ouvrière, Auguste Cornu (né en 1888), intitulé de
manière paradigmatique « Du bergsonisme à l'existentialisme 3 ». Aussi,
un jeune normalien qui avait quitté les milieux talas pour devenir com-
muniste, et qui jouera un rôle crucial dans le devenir de la philosophie
française pendant les années 1960, Louis Althusser (né en 1918), se
conforme à cette ligne : il n'hésite donc pas à dénoncer le « chauvi-
nisme 4 » propre au spiritualisme français, spécialement à Bergson, dans
lequel il voit l'origine de l'existentialisme.
Althusser a aussi une autre raison pour mépriser le bergsonisme, à
savoir l'enseignement de son directeur du diplôme d'études supérieures,
Gaston Bachelard. Depuis 1940, Bachelard occupe la chaire de philoso-

1. Notamment « Après Bergson », Cahiers du Sud, no 271, 1945 ; repris in Psycho-


logie, marxisme, matérialisme. Essais critiques, Paris, Marcel Rivière, 1948.
2. Cf. L. Sève, La Philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos
jours, Paris, Éd. Sociales, 1962. Ces essais ont été publiés séparément pendant les
années 1950 dans La Pensée.
3. In M. Farber (éd.), L'Activité philosophique contemporaine, Paris, Puf, 1952.
4. Cf. L. Althusser, « Le retour à Hegel dernier mot du révisionnisme universitaire »,
in Id., Écrits I, op. cit., p. 252.
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À la Libération 217

phie de la science de la Sorbonne et il succède à Abel Rey à la direction


de l'Institut d'histoire et de philosophie de la science et des techniques. Il
marque, avec son enseignement, plusieurs générations d'étudiants : Jules
Vuillemin et Gilles-Gaston Granger (nés en 1920), Louis Althusser (né
en 1918), Trần Đức Thảo (né en 1917), tous les quatre appartenant à la
promotion normalienne de 1939, Gilbert Simondon (né en 1924),
Michel Foucault (né en 1924), Gilles Deleuze (né en 1925), Jacques
Derrida (né en 1930), Pierre Bourdieu (né en 1930).
Après un cycle de livres sur l'imaginaire poétique 1 édité par José
Corti, Bachelard publie trois livres où il se réclame explicitement d'une
orientation rationaliste : Le Rationalisme appliqué (1949), L'Activité
rationaliste de la physique contemporaine (1951) et Le Matérialisme
rationnel (1953). Dans ces trois ouvrages, il poursuit la critique de Berg-
son entamée quinze ans plus tôt. C'est le paradigme pragmatiste du
savant en tant qu'homo faber et la conception continuiste de la science
qui se trouve encore une fois au centre de la polémique : « Il y a une nette
discontinuité entre le travail de la pierre ou de l'os et le travail du fer
[…] – écrit Bachelard –, l'homo faber tel que l'imagine Bergson est un
homme à la petite patience en comparaison des projets métallurgiques
de l'homme forgeron 2. » La « structure rationnelle de la chimie » échappe
au « scepticisme bergsonien », à sa « simple dialectique ordre et désor-
dre » appliquée à « un monde d'objets ». Elle ne parvient pas à com-
prendre la matière car Bergson ne conçoit « la notion d'ordre qu'au
niveau de l'espace 3 ». La dialectique entre forme et matière en chimie
est irréductible à l'« opposition bergsonienne de la fusion et de la

1. Cf. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves. Essai sur l'imagination de la matière, Paris,
José Corti, 1941 ; L'Air et les Songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José
Corti, 1943 ; La Terre et les Rêveries du repos, Paris, José Corti, 1946 ; La Terre et les
Rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948.
2. Cf. G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel (1953), Paris, Puf, 2010, p. 73.
L'irréductibilité de l'homo metallurgicus à l'homo faber revient dans La Terre et les
Rêveries de la volonté (op. cit., p. 51 et 44) où Bachelard souligne que le moulage du
métal « bouleverse toutes les perspectives bergsoniennes » : « Il faut n'avoir jamais tenu
une lime en main pour caractériser la psychologie de l'homo faber par la seule finalité
d'un modèle géométrique. » La psychologie de l'homo faber, toute concentrée à décrire les
mouvements dans l'espace, oublie « la partie temporelle, celle qui organise le temps du
travail ».
3. Cf. G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel, op. cit., p. 13.
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218 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

juxtaposition […] [qui] lui enlève ses véritables nuances philoso-


phiques 1 ». Le concept de molécule n'est plus le « concept que se forme
l'homo faber bergsonien dans le maniement et la taille des solides 2 ». Il en
va de même dans Le Rationalisme appliqué : la théorie de l'homo
faber, adaptée à la vie commune, ne l'est pas à cette « instance qu'est la
pensée scientifique, qui utilise des structures algébriques et non plus géo-
métriques 3 ». C'est même la « temporalisation excessive » de la pensée
proposée par Bergson qui « ne correspond pas à l'activité de la pensée
rationnelle » qui, au contraire, « s'établit dans des périodes intempo-
relles », dans un « temps de totale non-vie, refusant le vital » 4.
Bachelard insiste à nouveau sur le fait que la « connaissance scienti-
fique » est séparée de la « connaissance sensible » : il faut donc rompre
avec « des philosophies aussi différentes que celles du bergsonisme et du
meyersonisme », partant du « postulat plus ou moins explicite qui prétend
que toute connaissance est toujours réductible, en dernière analyse, à la
sensation » 5. Les philosophes comme Bergson sont aveugles devant la
complexité de la science et ils « croient pouvoir s'instruire en imaginant
des situations élémentaires 6 ». À l'idée bergsonienne qui conçoit la science
comme un savoir capable de se déployer de manière naturelle à partir du
doute, Bachelard oppose le concept de « problématique ». Une probléma-
tique est une structure, un ensemble cohérent d'abstractions avec lesquelles
on produit des expériences. C'est grâce à la problématique qu'il y a « émer-
gence du savoir 7 », donc véritable scientificité. Bachelard s'oppose ainsi à
l'« esprit disponible 8 » qui pense l'objet du savoir comme quelque chose
d'« offert ». Cette attitude est propre surtout au bergsonisme, mais aussi
aux « intuitionnismes », à tous les « existentialismes », à tous les « phéno-
ménologismes » 9, qui ne sont rien d'autre que des cas d'empirisme. Au
contraire, le rationalisme appliqué, véritable posture scientifique, « appelle
ses pensées, […] en s'appuyant sur un ordre hiérarchique ».

1. Ibid., p. 113.
2. Ibid., p. 172.
3. Cf. G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué (1949), Paris, Puf, 1986, p. 162.
4. Ibid., p. 26.
5. Ibid., p. 113.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 19.
8. Ibid., p. 33.
9. Ibid., p. 32.
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À la Libération 219

À Husserl, qui conçoit la connaissance comme un « recevoir »,


Bachelard oppose la connaissance comme l'opération de « réception-
ner » qui consiste dans une véritable activité 1. Cette activité « réception-
nante » est problématisante car elle place son objet dans un réseau de
questions qui sont créées ; elle s'oppose ainsi à la connaissance commune
qui, en revanche, n'a « aucune vertu d'accrochage 2 » et se borne à placer
un mot dans le vocabulaire propre au sens commun. Par cela, « les exis-
tentialismes restent des nominalismes » : « croyant se mettre en marge
des philosophies de la connaissance », ils « se limitent, en bien des cir-
constances, aux doctrines de la reconnaissance. Et souvent, prétendant
vivre leur expérience présente, ils laissent aux choses leur passé de choses
reconnues. L'objet reconnu et nommé leur cache l'objet‑à-connaître ».
Contre l'existentialisme, Bachelard affirme que « la position de l'objet
scientifique, de l'objet actuellement instructeur, est beaucoup plus com-
plexe, beaucoup plus engagée 3 ». La problématique est le cadre dans
lequel l'objet de connaissance prend sens, elle est « un processus discursif
d'instruction » par lequel celui-ci devient « un objet intéressant, un objet
pour lequel on n'a pas achevé le processus d'objectivation » et non pas un
objet renvoyant « purement et simplement à un passé de connaissance
incrusté dans un nom » 4. Enfin, Bergson, qui se réclame de l'étude du
mouvement, « n'étudie pas, même de son point de vue, ses nombreuses
variétés » : « Le mouvement vécu dans les exemples que nous en donne
Bergson reste le mouvement vécu par un intellectuel. L'intimité devient,
elle aussi, bien vite une abstraction 5. »
Les études sur la littérature, l'imaginaire et la rêverie permettent à
Bachelard de s'exprimer au sujet de la psychologie de l'imagination chez
Bergson. La théorie bergsonienne de la mémoire reste, selon Bachelard,
liée au pragmatisme bergsonien, elle est incapable de saisir « la fusion du
souvenir et de la rêverie 6 », tout comme sa théorie du rêve ne sait « envi-
sager l'action propre de l'imagination », qui « n'est pas une réalité

1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 55.
3. Ibid., p. 56.
4. Ibid.
5. Cf. G. Bachelard, L'Activité rationaliste de la physique contemporaine (1951),
Paris, Puf, 1965, p. 56-57.
6. Cf. G. Bachelard, Poétique de la rêverie (1960), Paris, Puf, 2010, p. 99.
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220 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

psychologique autonome 1 ». Comme toute la psychologie classique,


Bergson confond « l'image poétique » avec « la simple métaphore ». Il ne
consacre pas d'attention à « l'imagination productrice » qu'il liquide
comme « jeux de la fantaisie », il reste donc « bien en deçà de Proust » 2.

LES POUVOIRS DU LANGAGE

Dans le champ littéraire, qui continue à voisiner avec le champ philo-


sophique, les avant-gardes et le roman existentialiste ont fait place nette
de toute référence à l'introspection, aux symboles et aux carnets intimes 3.
En 1941, Jean Paulhan, ancien psychologue, critique à la N.R.F. et com-
pagnon de route des surréalistes, publie un écrit en préparation depuis
1925 et qu'il décrit dans une lettre à Francis Ponge comme une « déclara-
tion critique 4 ». Dans ce livre, Les Fleurs de Tarbes 5, Paulhan dénonce la
critique littéraire pour avoir, depuis le romantisme, rejeté, au nom de la
pensée pure, les lieux communs, les formes de la rhétorique et, plus en
général, le langage. Le reproche le plus grave et le plus fréquent que, selon
Paulhan, la critique littéraire a adressé aux poètes et aux romanciers est
de céder au pouvoir des mots. Selon cette théorie, nommée « la Terreur »,
l'essence du langage consiste dans deux éléments nettement distincts : la
matérialité des mots et l'idéalité du sens.
Dans le chapitre « La terreur trouve son philosophe », il désigne en
Bergson celui qui a le mieux résumé les fondements ayant servi à la
critique littéraire depuis le début du XIXe siècle. Bergson est « le métaphy-

1. Ibid., p. 181.
2. Cf. G. Bachelard, La Poétique de l'espace (1957), Paris, Puf, 2009, p. 16.
3. Pendant les années 1930, le critique littéraire et philosophe d'origine roumaine
Benjamin Fondane (né en 1898) a déjà, à plusieurs reprises, malmené Bergson sur les
pages de la N.R.F. Pour une critique des Deux Sources, se reporter à son « La Conciencia
Desventurada, Bergson, Freud y los dioses », Sur (Buenos Aires), no 15, décembre 1935,
republié l'année suivante en français dans La Conscience malheureuse (Lagrasse, Verdier,
2013). Fondane, élève de Léon Chestov, ne partage pas avec lui l'admiration pour
l'auteur des Deux Sources (cf. N. Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov : les dernières
années 1928-1938, Paris, La Différence, 1993).
4. Cf. J.-C. Zylberstein, « Paulhan, cinquante ans après », in J. Paulhan, Les Fleurs
de Tarbes ou la terreur dans les lettres (1941), Paris, Gallimard, 1990.
5. Ce n'est pas un hasard si Bachelard en fait une recension en 1942 (« Une
psychologie du langage littéraire », in G. Bachelard, Le Droit de rêver, Paris, Puf, 1970).
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À la Libération 221

sicien qui […] démontre [la terreur], mais en même temps l'aggrave, et la
précipite 1 ». Le bergsonisme, avec son idée que le langage, social et spa-
tialisant, est incapable de saisir la vie intérieure, est la doctrine la « plus
étrangère ou plus hostile aux Lettres, mieux propre à les réduire à
quelques amas de lâchetés, d'abandons », et c'est par un paradoxe que
les écrivains ont été « les premiers à l'adopter » 2.
Cette idée est reprise plus tard par un théoricien de la littérature qui
jouera un rôle déterminant à partir des années 1940, Maurice Blanchot.
Né en 1908, ami de Lévinas à partir des années 1920, il emprunte à
Paulhan l'idée d'une opacité essentielle propre au langage dont les pou-
voirs sont absolutisés 3. Dans un article au titre paradigmatique, « Berg-
son et le symbolisme 4 », Blanchot met en lumière l'importance, pour la
littérature contemporaine, de la conception mallarméenne, valéryenne et
surréaliste de la poésie, une conception faisant confiance dans le langage,
dans « les propriétés spéciales d'une forme dans ses propres effets ».
Selon Blanchot, cette conception est l'exacte « antithèse de la philosophie
bergsonienne » et, d'après elle, « si jamais le langage coïncide avec la
pensée originaire, c'est au point de départ, quand l'esprit se rend à
l'immédiat ». Mais le métier de l'écrivain consiste précisément à « repla-
cer cette spontanéité » dans le cadre d'un « travail 5 ».
Pendant les années 1950 et 1960, le refus de l'introspection et de la
psychologie, la centralité du pouvoir des ressources formelles et logi-
ques du langage, des symboles dans leur disposition spatiale constitue-
ront les bases du Nouveau Roman et des expériences littéraires d'avant-
garde comme celles de la revue Tel Quel ou l'Oulipo. Si les œuvres de
Mallarmé et Valéry resteront les fondements de ces expériences, le sym-
bolisme bergsonien sera, en revanche, considéré comme la relique d'un
temps révolu.

1. Cf. J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, op. cit., p. 72.


2. Ibid., p. 70.
3. Voir notamment Comment la littérature est-elle possible ?, Paris, Corti, 1942, et
les deux articles « Le mystère dans les lettres » et « Le paradoxe d'Aytré » (in M. Blanchot,
La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949).
4. Cf. M. Blanchot, « Bergson et le symbolisme », Journal des débats, 10 février 1942
(partiellement repris in Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 132-135). Voir aussi la
recension de Bergson, mon maître publiée dans Aux écoutes (no 918, 21 décembre 1935).
5. Cf. M. Blanchot, Faux pas, op. cit.
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222 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Le linguiste Brice Parain (né en 1897), ami de Paulhan et collabora-


teur de la N.R.F., publie en 1942 sa thèse intitulée Recherches sur la
nature et la fonction du langage. Bergson s'y trouve côte à côte avec
Pascal pour sa condamnation du langage et Parain écrit : « Le langage n'a
qu'un contraire, qui est le silence. C'est jusqu'à lui que mène toute
méfiance de la pensée discursive, et peut-être, finalement, toute théorie de
l'intuition. » Et en note, citant la conception de la philosophie propre au
Bergson de l'Essai, il se demande : « Pourquoi, alors, continuer de philo-
sopher 1 ? » Quelques années plus tard, dans De la dialectique, il définira
l'intuition comme le contraire d'une connaissance, comme une opération
successive au langage, ne consistant en rien d'autre que dans « la vision
du contenu que l'on attribue aux mots ». En fait, « en se donnant le
langage comme allant de soi, comme l'ont fait jusqu'ici les philosophes,
on se donne à la fois tout, même ce qui ne nous appartient pas, et la
possibilité de tout contester. Autant dire que l'on ne se donne rien de
sûr » 2. L'intuition est donc, paradoxalement, une illusion rétrospective.
En 1964, lors d'une discussion à la Société française de philosophie, il
admet avoir été « élevé avec Bergson » et ainsi « mis sur le chemin de la
méfiance à l'égard du langage » et non pas « sur le chemin du pro-
blème » 3.
Entre 1890 et 1930, la littérature n'avait pas cessé de se référer à la
psychologie dans sa tentative d'explorer les profondeurs du psychisme.
Pendant les années 1930 et 1940, dans le champ clinique, lorsque la
psychologie s'éloigne de la philosophie, un certain bergsonisme résiste
chez Henri Ey ou chez un vieux bergsonien comme Minkowski. La
synthèse dumassienne trouve un héritier chez Daniel Lagache (né en
1905). En 1946, ce dernier rédige, à la demande du ministère de
l'Éducation nationale, un rapport sur les études psychologiques qui
aboutit à son Unité de la psychologie 4. Ici, désamorçant tout caractère
critique de l'entreprise théorique politzérienne, Lagache l'inscrit dans
un vague « retour au concret » qu'il retrouve dans la psychologie fran-

1. Cf. B. Parain, Recherches sur la fonction et l'origine du langage, Paris, Gallimard,


1942, p. 18.
2. Cf. B. Parain, De la dialectique, Paris, Gallimard, 1953, p. 45.
3. Cf. B. Parain, « Le langage et l'immanence » (séance du 22 février 1964), Bulletin
de la Société française de philosophie, t. 59, no 1, 1965, p. 18.
4. Cf. D. Lagache, L'Unité de la psychologie (1949), Paris, Puf, 2012.
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À la Libération 223

çaise depuis Janet et Bergson, dans la psychanalyse et dans la caracté-


riologie.
À ce moment, au cours du colloque de psychiatrie et de psychologie
organisé par Henri Ey à Bonneval, un jeune psychiatre appartenant à la
même génération de Lagache, qui avait été proche du mouvement surréa-
liste, tente de réagir à cet éclectisme. Dans sa communication, le « Propos
sur la causalité psychique 1 », Jacques Lacan (né en 1901) pose en clair
son inspiration politzérienne et son hostilité au bergsonisme en psycholo-
gie. Politzer est présenté comme le premier à avoir tenté, dans la Critique
des fondements de la psychologie, ce que Lacan dit avoir « toujours
déclaré nécessaire » et toujours « annoncé comme prochain » : la fonda-
tion de la psychologie en tant que science 2. En critiquant l'organo-
dynamisme d'Henri Ey, Lacan remarque que le projet politzérien n'a pas
progressé depuis la fin des années 1920 et que la psychologie en sait
« réellement moins que lui [Politzer] sur […] la matière psychique 3 ».
Dans son discours, Lacan évoque le contexte universitaire auquel il
se heurte en 1932 : au moment de sa soutenance de thèse en médecine,
l'un des membres du jury critique en effet son idée de la folie comme
« phénomène de la pensée 4 » : lier la folie à la pensée revient à considérer
la première comme étant gouvernée par une logique et non pas comme
une débandade, comme un relâchement de l'attention ou comme le
simple effet d'un déficit de logique lié à des causes physiologiques exté-
rieures. La seule échappatoire à de telles résistances, telle est la conclu-
sion de Lacan, consiste dans la détermination, une fois pour toutes, de
l'objet de la psychologie. Mais cette entreprise, souligne-t‑il, ne peut
trouver aucune aide « dans l'œuvre de Bergson », dans « la dilatante
synthèse » qui, au cours des années 1920, satisfaisait aux « besoins spiri-
tuels d'une génération ». Cette « dilatante synthèse » ne consiste, en
effet, en « rien d'autre qu'en un assez curieux recueil d'exercices de ven-
triloquie métaphysique » 5. Dans la « Postface » à l'édition de poche des

1. Le discours est prononcé aux Journées psychiatriques à Bonneval le 28 septembre


1946 et paraît dans L'Évolution psychiatrique, fasc. I, 1947, p. 123-165 ; il a été republié
in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1999.
2. Ibid., p. 161.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 188.
5. Ibid., p. 163.
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224 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Écrits, Lacan évoque à nouveau l'opposition du discours universitaire


« bergsonien » à sa thèse de médecine : sa thèse de 1932 n'est « nullement
abstruse », mais elle était certes incompatible avec les standards de la
recherche de l'époque, que « l'ignorance alors enseignante tenait pour le
bon sens en l'illustrant de Bergson » 1.
Le jeune Lacan était en effet inspiré de la réaction de Politzer contre
la « bergsonisation » des milieux psychologiques et psychiatriques. Sa
thèse La Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité
est déjà marquée par l'influence de Politzer et du surréalisme : Lacan y
traite le développement biographique du cas en question comme un
récit à l'intérieur duquel il isole des « tendances concrètes », des « signi-
fications concrètes » structurant une personnalité. La science de la per-
sonnalité, la « psychologie concrète », avait comme objet « l'étude
génétique des fonctions intentionnelles, qui s'intègrent dans les rela-
tions humaines d'ordre social 2 ». Sur la trace de Politzer, Lacan sou-
tient que seule la psychanalyse offre la technique nécessaire pour une
telle étude du sujet. Fidèle à la Critique des fondements de la psycholo-
gie, il adopte la distinction entre le « Je », sujet du désir, et le « moi »
imaginaire, produit des relations sociales, tout comme il se montre
assez suspicieux à l'égard de l'idée d'inconscient et critique durement
le naturalisme de la conception de l'appareil psychique contenu dans
le chapitre VII de la Traumdeutung, déjà stigmatisée par Politzer. Dans
un article sur le problème du style rédigé quelques mois après la soute-
nance de sa thèse, Lacan applique à nouveau ces schémas d'analyse :
d'une part, il condamne la « psychologie d'école », définie de manière
politzérienne comme « la dernière venue des sciences positives » qui,
« apparue à l'apogée de la civilisation bourgeoise », ne pouvait que
« vouer une confiance naïve à la pensée mécaniste qui avait fait ses
preuves brillantes dans les sciences de la physique » ; d'autre part, il
souligne l'originalité des « analyses concrètes » des significations,
propres à la psychanalyse 3.
Quatre ans plus tard, dans son important article « Au-delà du Prin-

1. Ibid., p. 9.
2. Cf. J. Lacan, La Psychose paranoïaque et ses rapports avec la personnalité (1932),
Paris, Seuil, 1998, p. 315.
3. Cf. J. Lacan, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes
paranoïaques de l'expérience » (1933), in La Psychose paranoïaque, op. cit., p. 69.
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À la Libération 225

cipe de réalité 1 », il revient sur la portée de la « révolution » freudienne


dont il souligne la rupture difficile d'avec la « psychologie scolastique ».
L'essence de la psychanalyse est repérée dans son rapport au langage : le
matériel de l'expérience analytique est « un langage, c'est‑à-dire un
signe 2 », et le psychanalyste est quelqu'un qui « écoute » quelqu'un
d'autre parler, qui est capable de mettre en situation cet acte de langage ;
le psychanalyste « reconnaît [dans le discours du patient] une intention,
parmi celles qui représentent une certaine tension du rapport social ». Le
but de tout l'essai est celui de promouvoir une conception « concrète » de
l'image, articulée avec les notions d'identification et de complexe. Pour
Lacan, qui suit donc Politzer à la lettre, tant le complexe d'Œdipe que
l'identification constituent les deux principaux modèles démontrant
l'existence de notions « concrètes » en psychanalyse 3.
À cette dette cruciale envers Politzer s'associe une attaque contre le
bergsonisme, assez répandu dans le milieu de L'Évolution psychiatrique,
grâce à la présence de Minkowski. Dans un long commentaire, paru en
1935 dans les Recherches philosophiques 4, Lacan juge Le Temps vécu
comme une œuvre « ambitieuse et ambiguë » et « l'appareil phénoméno-
logique » mis en place par l'auteur insuffisamment apte à « justifier les
postulats métaphysiques qui s'y avouent ». Ces postulats métaphysiques
constituent la preuve de la complaisance de Minkowski envers l'« intui-
tionnisme bergsonien », véritable « poncif irrationaliste », et ils se tra-
duisent en « une appréhension très personnelle de la durée vécue », faite
de « formules […] désuètes », d'« assez scolaires » « antinomies raison-
nantes ». Minkowski introduit ainsi dans l'observation clinique concrète
« une dialectique d'une extraordinaire ténuité, dont l'exigence cruciale
paraît être, pour toute antithèse de l'expérience vécue, la discordance et
la dissymétrie discursive, et qui […] mène par d'insaisissables synthèses
de l'élan vital, première direction isolée dans le devenir, à l'élan person-
nel, corrélatif de l'œuvre, et à l'action éthique, terme dernier ». Le

1. Publié en 1936 dans L'Évolution psychiatrique, il a été republié dans les Écrits,
op. cit.
2. Ibid., p. 82.
3. Ibid., p. 88.
4. Cf. J. Lacan, « Psychologie et esthétique », Recherches philosophiques, no 4, 1935,
p. 424-443. Minkowski a publié un article dans le numéro précédent de la revue (voir
aussi « Esquisses phénoménologiques », in Recherches philosophiques, no 4, 1934-1935).
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226 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

psychiatre bergsonien, qui se propose d'enquêter sur le psychisme du


patient de manière intuitive et sympathique, bien qu'en reconnaissant en
lui une « structure », ignore intégralement la dimension langagière de
toute pensée, le comportement significatif du patient, sur lequel doit être
fondée la psychologie concrète. D'après Lacan, selon Minkowski c'est
« malgré ce langage qu'il s'agit de “pénétrer” la réalité de cette expé-
rience, en saisissant dans le comportement du malade le moment où
s'impose l'intuition décisive de la certitude 1 ».
Cette indifférence à l'égard des aspects significatifs de l'activité
humaine, traduite en cécité devant les faits cliniques, est compensée par
une approche inutilement métaphysique des concepts opérationnels de la
psychanalyse, approche donc comparable à celle dénoncée par Politzer
chez l'antifreudien Blondel et chez Régis et Hesnard. Minkowski, s'étant
montré « ouvertement hostile » à la psychanalyse 2, essaie de réintégrer
les concepts freudiens dans son bergsonisme éclectique, faisant preuve
d'un véritable « autisme philosophique 3 », et sa tentative de « faire surgir
d'une pure intuition existentielle » les concepts fondamentaux de la psy-
chologie ne pouvait qu'être une véritable « gageure » 4. En 1936, Min-
kowski tient une conférence 5 devant les membres de L'Évolution
psychiatrique. À la fin de l'exposé, qui reprend les axes portants du
Temps vécu, Lacan – qui fait partie du comité de rédaction de la revue –
ne manque pas le coche pour s'« insurger contre sa façon de concevoir
la psychanalyse ». La raison est encore une fois profondément politzé-
rienne et antibergsonienne, Lacan revendiquant le caractère concret des
catégories psychanalytiques contre l'attitude abstraite et éclectique de
Minkowski, qui veut intégrer quelques concepts freudiens à son intui-
tionnisme phénoménologico-bergsonien. Selon Lacan, la « très abs-
traite » démarche minkowskienne consiste à substituer les notions
freudiennes, censées décrire une « succession d'attitudes », à travers une
« jonglerie de concepts » 6. « Les « données dernières » que Minkowski

1. Ibid., p. 426.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 429.
5. Cf. E. Minkowski, « La psychopathologie, son orientation, ses tendances », L'Évo-
lution psychiatrique, fasc. IV, 1937.
6. Ibid., p. 66.
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À la Libération 227

prétend saisir par « contemplation » sont « quelque chose d'assez inutili-


sable » 1.
Les deux derniers bergsoniens objets d'une ridiculisation publique
sont Charles Blondel et Adrien Borel, qui sera ouvertement attaqué par
Lacan. En 1946, suite à un exposé de Borel à L'Évolution psychiatrique,
Lacan dit s'opposer nettement au « point majeur de la conférence », à
savoir à sa conception de l'ineffable, qui définirait le « phénomène psy-
chiatrique ». Après une intervention de Minkowski, revendiquant le
« contact immédiat avec le malade » en psychiatrie, Lacan prend à nou-
veau la parole « relativement à cette question de l'ineffable » 2. D'après
lui, l'essence du psychisme, normal et pathologique, ne réside pas dans
l'énigmatique incommunicabilité de ses données immédiates, mais dans
le fait d'être un langage ; en effet, « le malade arrive à trouver dans le
langage ce qui nous donne le sentiment de la direction dans laquelle il
s'oriente 3 ». Mentionnant un cas clinique d'« automatisme mental » qu'il
a lui-même rencontré, Lacan souligne comme il est « frappant de voir
comment les malades peuvent arriver à livrer des expériences internes,
qu'on peut comprendre 4 », et non pas intuitionner par sympathie. Lacan
oppose ces expériences, propres à l'homme « dit malade », aux cas isolés
des mystiques, examinés auparavant par la psychopathologie (Ribot,
Dumas, Janet), par la psychologie (Leuba, James, Delacroix) et par l'his-
toire des religions (Loisy, Baruzi). Dans les deux cas, loin de faire défaut,
le « langage semble fait pour […] exprimer » les hypothétiques « réalités
intérieures » nommées par Borel et Minkowski 5. Critiquant ses collègues,
Lacan récuse notamment la théorie dont ces deux derniers semblent
implicitement se réclamer, à savoir « la thèse de Blondel concernant la
“conscience morbide impénétrable” ». Selon Lacan, le psychologue, mais
plus en général « sa génération, a[vait] donné une importance excessive à
la notion de “cénesthésie”, qui n'a que la valeur d'une explication pure-
ment verbale » 6. Plus tard, au Congrès de Bonneval, Lacan parlera de la
Conscience morbide comme de « l'élucubration la plus bornée qu'on ait

1. Ibid.
2. Ibid., p. 118.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 120.
6. Ibid.
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228 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

produite tant sur la folie que sur le langage – et pour buter sur le problème
de l'ineffable, comme si le langage ne le posait pas sans la folie 1 ».
Jusqu'aux années 1950, Lacan insiste sur ceci : tant pour sa méthode,
l'interprétation du récit, et pour son objet, le sens et l'intention du récit, la
psychanalyse se trouve aux antipodes d'une psychologie introspection-
niste, dont la méthode serait la sympathie ou l'empathie et dont l'objet
serait la vie intérieure ineffable 2. Ces courants « bergsonisants », au lieu
de donner une nouvelle impulsion à la psychiatrie et à la psychologie,
provoquent l'effet contraire : contaminant la psychanalyse avec leur réa-
lisme, ils détournent la direction « scientifique » que la psychologie pour-
rait prendre grâce à elle : « Introspection et intuition […] – écrit Lacan –
ne constituent […] que les viciations de principe qu'une psychologie, à ses
premiers pas dans la voie de la science, a considérées comme irréduc-
tibles 3. »

PHILOSOPHIE DE LA VIE ET MORALE

La situation du champ philosophique est donc complètement changée


par rapport à celle des années 1920. Les anciens « incumbents » sont désor-
mais loin du centre de l'espace d'attention de la scène philosophique. En
1941, le jeune cartésien Ferdinand Alquié (né en 1906) souligne, dans un
article publié dans la Revue de métaphysique et de morale, l'incompatibi-
lité entre les orientations rationalistes de la revue et celles de Bergson 4. Dix

1. Cf. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », op. cit., p. 138.


2. La seule mention non critique à Bergson – au sujet des fondements de la morale –
est contenue dans un article publié originairement en 1938 dans l'Encyclopédie française
en 1938, « La famille : le complexe, facteur concret de la psychologie familiale, les
complexes familiaux en pathologie » (repris en 2001 chez Seuil dans les Autres Écrits,
sous le titre : « Les complexes familiaux dans la formation de l'individu. Essai d'analyse
d'une fonction en psychologie »).
3. Cf. J. Lacan, « L'agressivité en psychanalyse », in Id., Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 101-102.
4. Cf. F. Alquié, « Bergson et la Revue de métaphysique et de morale », Revue de
métaphysique et de morale, t. 48, no 4, 1941, p. 315-328. Dans « Nécessité de l'éternel »,
un chapitre du livre Le Désir de l'éternel (Paris, Puf, 1999, p. 81-88) publié en 1943,
Alquié reprend les critiques de son maître Brunschvicg et des philosophes kantiens.
Bergson confond l'esprit avec la vie intérieure, qui « n'en est que le rêve ». La durée reste
« impensable » et l'intuition se confond avec « la passion d'une vision » incommunicable.
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À la Libération 229

ans plus tard, dans sa « Préface » à un volume censé donner une description
de l'état de la recherche en France au lendemain de la guerre, Jean Wahl
conclut que l'influence de son maître « semble subir une éclipse ». Selon
Wahl, l'influence de la philosophie bergsonienne serait repérable – « plus
ou moins reconnue » – dans « la philosophie existentialiste sous ses deux
formes opposées chez Gabriel Marcel d'une part, chez Sartre et Merleau-
Ponty d'autre part », chez Vladimir Jankélévitch et chez « quelques philo-
sophes partis de l'intellectualisme comme Ruyer et Canguilhem, quand ils
arrivent à affirmer l'irréductibilité des phénomènes vitaux » 1.
Vladimir Jankélévitch (né en 1903), appartenant à la promotion de
1922, est très vite entré en contact avec la philosophie allemande grâce
d'abord à son père, traducteur de Freud, puis à Bouglé, l'un des premiers
introducteurs de Simmel, et à Bréhier, auteur d'un livre sur Schelling 2 et
d'une Histoire de la philosophie allemande 3. Ainsi, comme Aron, Janké-
lévitch s'intéresse à des philosophes tels que Scheler, Simmel ou Rickert,
mais son attention est dirigée vers les caractères vitalistes, romantiques et
anti-intellectualistes de leurs doctrines. À la différence de Sartre et de
Nizan, se réclamer de ces philosophes ne constitue pas pour Jankélévitch
une manière de marquer une rupture avec des maîtres comme Brunsch-
vicg ou Dominique Parodi, par rapport auxquels le jeune philosophe
emploie un ton toujours accommodant et admiratif. Dans les lettres
envoyées à son ami Louis Beauduc et dans les articles des années 1920,
publiés dans la Revue philosophique grâce à l'intercession de son père,
Jankélévitch fait profession de foi « vitaliste » tant sur le plan ontologique
que sur le plan gnoséologique : la vie est irréductible aux mécanismes, et
seulement une réalité spirituelle comme le vivant peut connaître d'autres
réalités spirituelles. Jankélévitch oppose le vivant, dont la finalité est
immanente, aux choses matérielles et aux mécanismes, dont la finalité est
transcendante, il oppose la connaissance « de l'intérieur » du vivant par le
vivant à la connaissance partes extra partes des choses. Jankélévitch est
initialement convaincu de la supériorité de Georg Simmel 4 sur les

1. Cf. J. Wahl, « Préface », in M. Farber, L'Activité philosophique contemporaine en


France et aux États-Unis, Paris, Puf, 1950, p. 34-35.
2. Cf. É. Bréhier, Schelling, Paris, Alcan, 1911.
3. Cf. É. Bréhier, Histoire de la philosophie allemande, Paris, Payot, 1921.
4. Cf. V. Jankélévitch, Une vie en toutes lettres, op. cit., p. 74.
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230 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

bergsoniens : les analyses du « drame de la culture spirituelle » du premier


lui semblent en effet réussir à intégrer le négatif dans la vie.
Quelques années plus tard, des échanges épistolaires et rencontres
régulières avec le philosophe français, quelque peu isolé des nouvelles
générations, changent la situation. Ainsi, l'auteur de l'Essai prend davan-
tage de place dans la pensée de Jankélévitch. Après un premier article sur
Bergson et Guyeau en 1923, suite aux enthousiastes « Prolégomènes au
bergsonisme » et à une application du bergsonisme au principe d'écono-
mie d'Avenarius en 1928, après un article sur Bergson et la biologie 1,
Jankélévitch publie une monographie, Henri Bergson, précédée par une
élogieuse lettre-préface du maître.
L'itinéraire intellectuel de Jankélévitch est ainsi à l'enseigne du
chiasme : d'une part, son interprétation de Bergson est marquée par
l'influence de la Lebensphilosophie, ce qui lui permet de mettre à jour le
bergsonisme en le pliant aux exigences d'un moment historique incom-
patible avec la philosophie sereine de Bergson ; d'autre part, le bergso-
nisme constitue aussi le cadre théorique fondamental à partir duquel
il élabore une philosophie morale dont les tons sont très proches
de l'existentialisme. L'interprétation de Jankélévitch est « militante » en
réaction à l'antibergsonisme des « esprit forts » et des « prophètes » 2.
Elle prétend saisir la pensée de Bergson en suivant son mouvement,
ce qui implique que « la théorie de la recherche se confond avec la
recherche 3 ».
Jankélévitch ne procède pas en analysant la succession chronolo-
gique des dualismes établis et dépassés par Bergson, mais il applique à
l'œuvre une dualité, héritée de la Lebensphilosophie, entre deux réalités :
les organismes et les mécanismes. Les premiers, fruits immanents d'une
invention continue, doués d'une histoire, sont des individus, des totali-
tés ; les seconds, produits par fabrication et par addition de pièces, n'ont
ni identité ni épaisseur temporelle. Étant donné cette différence de
nature, selon Jankélévitch on ne peut appliquer aux organismes la

1. Cf. V. Jankélévitch, Premières et dernières pages, Paris, Seuil, 1997.


2. Cf. V. Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, Alcan, 1931, p. VIII. Compte tenu des
modifications apportées au texte de 1931 dans la réédition de 1959, c'est la première
édition qui est ici citée. Il en va de même pour les autres livres de Jankélévitch publiés dans
les années 1930 et 1940, republiés après la Libération avec de variations notables.
3. Ibid., p. 1.
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À la Libération 231

logique qu'on applique aux machines, sous peine de tomber dans des
illusions de rétrospection. Ces illusions ou faux problèmes sont produits
quand on prend le « se faisant » comme quelque chose de fabriqué, de
tout fait. Jankélévitch considère alors que la réfutation des pseudo-idées,
et notamment « la critique des idées de désordre et de néant est la clef du
bergsonisme 1 ». Au contraire, « la connaissance de la vie doit être une
imitation de la vie 2 ».
Jankélévitch s'est également employé à souligner, dans le chapitre
« Liberté » du livre de 1931, le caractère moral du bergsonisme qui
n'est pas une « philosophie de l'indifférence 3 », comme l'a soutenu
Politzer, mais une philosophie de l'action demandant des sacrifices :
« Rien n'est plus pénible, inquiétant et douloureux – écrit alors Janké-
lévitch – que d'admettre la priorité essentielle d'un vouloir », comme
chez Bergson 4. La décision est certes immanente à une vie, mais elle
constitue toujours un « saut périlleux à accomplir », un « vrai com-
mencement », un « coup de théâtre » 5, dont il faut se rendre respon-
sable. Le bergsonisme exhorte donc chacun à prendre en charge des
actions, il faut bien prendre garde de « ne nous enfuir ni dans le passé
des causes efficientes, ni dans le futur des justifications rétrospec-
tives 6 ». La liberté bergsonienne est ainsi une « liberté militante 7 ».
Enfin, Jankélévitch tente de dialectiser Bergson : d'après lui, la durée,
qui est « contradiction vaincue et perpétuellement résolue 8 », possède
des traits véritablement « dramatiques », car dans l'irréversibilité
d'une vie « on ne renverse pas à volonté les épisodes 9 ». Ainsi, l'« uni-
vers d'immanence où se résorbe l'extériorité mutuelle des choses » se
découvre au seul prix d'une longue traversée du « feu des antithèses
purifiantes et des conflits aigus » 10. L'action chez Bergson apparaît
donc comme une « rupture cruelle avec la mémoire », un « sacrifice

1. Ibid., p. 255.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 86.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 101.
6. Ibid., p. 86.
7. Ibid., p. 103.
8. Ibid., p. 50.
9. Ibid., p. 67.
10. Ibid., p. 140.
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232 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

déchirant » 1, une « tragédie de l'esprit 2 ». En citant « le malheur de la


conscience », Jankélévitch souligne la présence d'un « germe de mort »
immanent à la vie qui, seul, lui permet d'affirmer sa « vitalité » 3.
Ces caractères sont accentués dans la recension des Deux Sources
publiée par Jankélévitch en 1933 dans la Revue de métaphysique et de
morale 4. Celle-ci gravite en effet autour des notions de négativité, de
discontinuité et de saut : saut entre morale statique et morale dyna-
mique, entre égoïsme et charité, entre clos et ouvert, entre devoir et
courage. Ces sauts, ces « mutations aventureuses 5 » et « dramatiques »
nécessitent décisions, conversions, véritables « catastrophes 6 ». Jankélé-
vitch s'insurge alors contre « les esprits forts [qui] défiaient le bergso-
nisme de jamais aboutir à une sagesse », à une morale 7. Beaucoup plus
tard, en 1951, dans un court essai intitulé « Henri Bergson » et publié
dans la Revue de métaphysique et de morale, Jankélévitch indiquera
l'optimisme bergsonien comme la cause du désintérêt des nouvelles
générations à l'égard du philosophe. Cet optimisme renfermerait cepen-
dant des « vertus révolutionnaires » le différenciant bien de l'optimisme
« bourgeois et rassasié du superlatif optimum » propre à Leibniz 8. Dans
les essais publiés à l'occasion du centenaire de Bergson, Jankélévitch
continue à souligner les aspects dialectiques, courageux et austères de la
philosophie bergsonienne, qui implique une « réforme violente et radi-
cale de nos habitudes 9 ».
L'interprétation de Jankélévitch est importante pour trois raisons : en
se concentrant sur la critique des idées négatives, donc sur la dimension

1. Ibid., p. 177.
2. Ibid., p. 194.
3. Ibid., p. 172.
4. Cf. V. Jankélévitch, « Les Deux sources de la morale et de la religion d'après
M. Bergson », Revue de métaphysique et de morale, t. 40, no 1, 1933, p. 101-117.
5. Ibid., p. 105.
6. Ibid., p. 111.
7. Il s'agit d'une flèche lancée à son camarade Friedmann qui, l'année précédente, a
écrit une recension de son Henri Bergson (op. cit.).
8. Cf. V. Jankélévitch, « Henri Bergson », Revue de métaphysique et de morale, t. 56,
no 1, 1951, p. 3.
9. Cf. V. Jankélévitch, « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font »,
Revue de métaphysique et de morale, t. 64, no 2, 1959, p. 161-162 ; « Hommage solennel
à Henri Bergson », Bulletin de la Société française de philosophie, Paris, Armand Colin,
1960, p. 89.
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À la Libération 233

« logique » de la pensée bergsonienne, elle évite d'éventuelles critiques


concernant sa supposée psychologie, elle instaure un dialogue entre Berg-
son et les philosophies allemandes, elle ajoute enfin une dimension dra-
matique et éthique à une philosophie jusqu'alors perçue comme
consolante. Ainsi, de manière paradoxale, les tons du bergsonien Jankélé-
vitch sont similaires à ceux des antibergsoniens Lefebvre et Sartre. En
évoquant la conception de la perception chez Vladimir Losski et chez
Bergson, Jankélévitch a par exemple critiqué les idéalistes pour ce que
Sartre nomme la « philosophie alimentaire » propre à l'« idéalisme uni-
versitaire », selon lequel « la connaissance est une assimilation progres-
sive, une digestion du réel, un engloutissement de l'univers 1 ». En
revanche, selon Bergson, la connaissance consiste dans le fait de « s'humi-
lier devant le donné et en éprouver la résistance 2 ».
Ce n'est donc pas un hasard si Jankélévitch, s'inspirant probablement
de la traduction de Politzer et de Lefebvre 3 des Recherches sur la nature
de la liberté, décide de consacrer sa thèse secondaire à Schelling. Intitulée
L'Odyssée de la conscience dans la philosophie de Schelling, celle-ci
insiste d'une part sur des thèmes présents dans l'air du temps et apparem-
ment incompatibles avec le bergsonisme, comme l'histoire (l'odyssée est
opposée au progrès), la discontinuité, la négation, l'irrationalité du réel ;
d'autre part, elle présente Schelling comme le sombre alter ego de Berg-
son en renversant totalement le propos de Lefebvre exposé dans son
« Introduction » aux Recherches de l'Allemand 4. La thèse principale de
Jankélévitch, La Mauvaise Conscience, dont le titre ne peut qu'évoquer
le concept hégélien de « conscience malheureuse », s'ouvre sur l'idée
d'une conscience morale permanemment dédoublée, mécontente,
inquiète, en crise, incapable de coïncider avec elle-même. Si Jankélévitch
accepte l'idée d'une « intuition bergsonienne » qui n'est ni « savoir

1. Cf. V. Jankélévitch, Henri Bergson, op. cit., p. 137.


2. Ibid., p. 153.
3. Dans une lettre du 28 août 1926, Jankélévitch cite la revue L'Esprit de Lefebvre et
Politzer (Une vie en toutes lettres, op. cit., p. 117).
4. La comparaison entre les deux était déjà présente dans le Schelling de Bréhier.
Dans une lettre de 1931, Jankélévitch écrit que la pensée schellingienne « répond à mes
préoccupations, apaise mes inquiétudes au-delà de toute espérance. Son affinité avec le
bergsonisme va au-delà de tout ce qu'on peut attendre » (Une vie en toutes lettres, op. cit.,
p. 194).
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234 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

indifférent » ni « coïncidence passive » 1, il insiste d'autre part sur des


dimensions temporelles de la morale telles que l'irréversibilité, le remords
et le repentir.
Ces tonalités sont également présentes dans les ouvrages suivants :
dans L'Alternative, par exemple, Jankélévitch esquisse une philosophie
de la finitude qui part de l'obligation humaine à choisir. Le choix
implique une passivité consubstantielle manifestée dans l'angoisse et le
vertige. Si, d'une part, Jankélévitch avoue qu'il n'y a pas de pure positivité
et que « toute affirmation est plus ou moins poreuse, creusée de vides et
de négations », d'autre part, l'ontologie bergsonienne est présente dans
l'idée que la négation n'est qu'un mode de l'affirmation et que, pour une
conscience pleine de soi, l'idée même d'alternative n'est qu'une illusion
rétrospective. Le bergsonisme se présente alors comme le remède à tous
les maux, un remède pourtant si proche si loin : « La durée est, pour notre
conscience, doublement médicatrice – écrit l'enthousiaste bergsonien –,
d'abord comme durable pérennité, ensuite comme écoulement et deve-
nir ; car elle a une façon de guérir l'alternative en demeurant et conser-
vant, une autre en changeant 2. » Il en va de même dans Du mensonge,
où ce dernier est conçu comme possibilité consubstantielle à une
« conscience libre [de choisir] entre mal et bien », comme le résultat
d'« une distance incollable entre le système des signes stationnaires et la
continuité des présents successifs, tous authentiques, tous absolus, qui
forment notre durée » 3.
Après avoir été maître de conférences à Lille et à Toulouse, Jankélé-
vitch occupe dès 1951 la chaire de philosophie morale à la Sorbonne et
succède ainsi à René Le Senne. Malgré cette position privilégiée et les
louanges de quelques contemporains – Lévinas, Wahl, Ricœur –, Jankélé-
vitch restera une figure assez marginale. Dans un compte rendu publié
dans la revue Europe, Georges Friedmann 4 a certes souligné que la

1. Cf. V. Jankélévitch, Valeur et signification de la mauvaise conscience, Paris,


Alcan, 1934, p. 25.
2. Cf. V. Jankélévitch, L'Alternative, Paris, Alcan, 1938, p. 45.
3. Cf. V. Jankélévitch, Du mensonge, Lyon, Confluences, 1942, p. 40.
4. Cf. G. Friedmann, « À propos d'un livre sur Bergson », Europe, 10 octobre 1931,
p. 281. Dans une lettre du 20 novembre 1931 (Une vie en toutes lettres, op. cit., p. 202),
Jankélévitch écrit : « Ce jeune pourceau de F. [Friedmann] m'a consacré un compte rendu
dans Europe. Il reproche à Bergson de n'être pas communiste. »
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À la Libération 235

« sérieuse et solide » étude Henri Bergson était celle qui allait « le plus
loin dans la compréhension des thèmes et de leurs implications pro-
fondes », mais le jugement sévère sur Bergson demeure : d'après Fried-
mann, les démarches de l'auteur de L'Évolution créatrice « n'apportent
rien à l'homme », et le bergsonisme, « philosophie du concret et de la
vie », est en réalité une philosophie « abstraite et gratuite ». Le socialiste
Raymond Lenoir 1 exprime les mêmes avis. Il s'étonne que, après une
guerre ayant mis « en déroute le mode pacifique et insouciant de vivre et
les systèmes d'idées trop éloignés de la réalité quotidienne », « les cou-
rants d'idées écartées avec violence pendant quatre ans » se soient
reformés « dans le cours de cinq années ». Il est surprenant – écrit
Lenoir – que les vieux systèmes d'avant-guerre, comme le bergsonisme,
« ont repris leur place dans la formation des jeunes gens d'aujourd'hui
qui n'ont pas le souvenir d'avoir vu mourir des hommes comme eux et
perdu des amis 2 ».
Paradoxalement, le livre et la réfléxion de Jankélévitch opérera une
mutation « bergsonienne » dans l'évolution théorique de deux pacifistes
formés par Alain : Raymond Aron et Georges Canguilhem.

MACHINES ORGANIQUES

En 1947, Canguilhem, à l'époque maître de conférences à l'Uni-


versité de Strasbourg, dispense une série de conférences au Collège de
philosophie de Jean Wahl. De manière tout à fait surprenante, dans
l'une de celles-ci, « La machine et l'organisme 3 », il loue Bergson
pour avoir été « l'un des rares philosophes français, sinon le seul, à
avoir considéré l'invention mécanique comme une fonction biolo-
gique, un aspect de l'organisation de la matière par la vie 4 ». Ces
appréciations resurgissent à l'intérieur d'une recension très favorable

1. Cf. R. Lenoir, « À propos d'un ouvrage récent », Revue de synthèse, juin 1931,
p. 257-263.
2. Ibid., p. 262.
3. Cf. G. Canguilhem, « La machine et l'organisme », in La Connaissance de la vie,
op. cit.
4. Ibid., p. 161, no 3.
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236 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

d'un ouvrage de Raymond Ruyer 1, Éléments de psychobiologie,


publiée au même moment 2. Pendant les années 1930, Ruyer avait
élaboré une théorie de la connaissance et de la vie qui avait reformulé
en partie les hypothèses de son antibergsonienne thèse Esquisse
pour une théorie de la structure. En 1937, dans La Conscience et le
Corps, il avait attribué au cerveau la propriété exclusive de s'« auto-
survoler » ou de s'« auto-unifier », constituant ainsi une subjectivité.
Or, selon Ruyer, cette proprieté devait être également attribuée à
toutes les parties de l'organisme. Ce faisant, Ruyer avait remis en
cause le « mécanisme de la structure » formulé dans sa thèse de 1930
et avait réhabilité la catégorie de finalité : tandis qu'une horloge fonc-
tionne, l'agir propre aux organismes, qui ne sont pas partes extra
partes, mais des unités, est téléologique.
Ces positions sont approfondies dans Éléments de psychobiologie,
livre médité pendant les cinq années passées dans un camp de prisonniers
allemand où il a l'occasion de dialoguer longuement avec l'embryologiste
Étienne Wolff. Dans son livre de 1946, Ruyer creuse la différence entre
forme et structure qu'il avait établie en 1937. La forme ou « thème for-
mel » est un potentiel qui se réalise dans l'espace-temps donnant lieu aux
organismes individués, tandis que la structure n'est que le symptôme actuel
de ce système dynamique en cours d'actualisation. Critiquant le méca-
nisme et la théorie du réflexe, Ruyer souligne comment tous les organismes
ont une conduite unifiée et tendant vers un but, au point de lier étroitement
« vie et mémoire 3 ». Cependant, l'auteur n'abandonne en rien la critique
envers Bergson, qui était une constante pendant toutes les années 1930 et
1940 4. Il faudra attendre 1959 pour qu'il livre un commentaire plus positif
de L'Évolution créatrice 5, tout en gardant une distance critique.

1. Cf. G. Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie bio-


logique », Revue de métaphysique et de morale, t. 52, no 3-4, 1947, p. 323.
2. L'appréciation de Canguilhem est confirmée par la tentative, propre à Ruyer,
d'édifier une philosophie des valeurs et par les mentions, particulièrement favorables, à la
philosophie d'Alain ; « Alain a raison d'écrire : “Certes, on n'est pas ce qu'on veut, mais
on n'est quoi que ce soit que si d'abord on veut” » (R. Ruyer, Éléments de psychobiologie,
Paris, Puf, 1946, p. 108).
3. Cf. R. Ruyer, Éléments de psychobiologie, op. cit., p. 52.
4. Ibid., p. 52 et 53 notamment.
5. Cf. R. Ruyer, « Bergson et le Sphex ammophile », Revue de métaphysique et de
morale, t. 64, no 2, 1959, p. 163-179.
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À la Libération 237

Dans le compte rendu d'Éléments de psychobiologie, Canguilhem


relève néanmoins la portée de ce livre, où l'auteur proposait « une inter-
prétation des phénomènes biologiques fondamentaux […] à partir des
modèles psychologiques », surtout à la lumière de l'absence en France
d'une philosophie biologique 1. Bien qu'il ne fasse pas « profession
d'adhésion au bergsonisme », comme il le précise, Canguilhem men-
tionne l'exception de L'Évolution créatrice, qui peut être défini « l'essai le
plus clairvoyant » pour comprendre « la construction des machines prises
comme faits culturels et non plus physiques, ce qui suppose la réinscrip-
tion des mécanismes dans l'organisation vivante comme condition néces-
saire d'antériorité » 2. Bergson a saisi « le rapport exact de l'organisme et
du mécanisme » et formulé « une philosophie biologique du machinisme,
traitant les machines comme des organes de vie, et jetant les bases d'une
organologie générale ». Il a aussi compris « la nécessité et l'insuffisance
de la raison pour l'action créatrice, même créatrice des machines les plus
simples, la nécessité et l'insuffisance de la science pour l'activité tech-
nique, et parallèlement l'insuffisance philosophique d'une science pour-
tant nécessaire de la vie » 3. C'est pour ces raisons que, en 1950, Jean
Wahl écrit, erronément, que l'attention pour « l'irréductibilité des phéno-
mènes vitaux 4 » de la part de Canguilhem et Ruyer aurait été le symp-
tôme d'un héritage bergsonien.
Pourtant, quinze ans plus tôt, Canguilhem, fidèle élève d'Alain,
montre une hostilité radicale envers le bergsonisme, condamnant sa
psychologie, sa biologie vitaliste et sa morale de lâche. Cette réévalua-
tion de Bergson est seulement possible après une prise de distance par
rapport à la philosophie d'Alain. Pendant la période qui va de 1927 à
1935, Canguilhem, d'abord étudiant, ensuite professeur au lycée, se
trouve en première ligne parmi les philosophes alainistes engagés dans
le pacifisme. L'explication qu'il donne de la guerre est similaire à celle
de son maître : les inégalités sociales et les pouvoirs suscitent les pas-
sions, qui, à leur tour, détournent l'esprit de sa nature rationnelle. Si

1. Cf. G. Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie biolo-


gique », op. cit., p. 323.
2. Ibid., p. 332.
3. Ibid., p. 332.
4. Cf. J. Wahl, « Préface », op. cit., in M. Farber, L'Activité philosophique contem-
poraine, op. cit., p. 35.
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238 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

« tout pouvoir corrompt tout dirigeant », le poussant à la violence, et si


la violence ne peut que générer la violence, alors le pouvoir, qui pro-
voque les passions, doit être contrôlé. Selon Alain, il ne faut pas essayer
de « changer les pouvoirs » par la violence, mais il faut tout faire pour
les « assagir ». Suivant l'utilisation faite par Auguste Comte du traité de
Victor Broussais, De l'irritation et de la folie (1836), Alain, et Canguil-
hem après lui, considèrent les passions comme des irritations qui
affectent le corps, influençant le jugement. Une passion est une irritation
qui change le fonctionnement de notre corps, conçu, de manière carté-
sienne, comme une machine sujette à la « loi du réflexe ». Cette altéra-
tion peut être mesurée comme à l'origine d'une pathologie, qui n'est
donc rien d'autre qu'une « diminution » du degré de santé de l'orga-
nisme. Alain, comme Durkheim, emprunte à Comte le parallèle entre
corps et groupes sociaux, entre physiologie et sociologie, entre médecine
et politique : à l'image des irritations rendant malade le corps ou empê-
chant l'homme de juger correctement, les États peuvent eux aussi tom-
ber malades à cause d'irritations externes, comme les guerres ou les
révolutions. Dans les deux cas, toute action violente ne peut qu'aggra-
ver l'irritation : un bon médecin ou un bon politicien utilisent alors leur
technique de sorte qu'ils détournent l'attention de la partie irritée jus-
qu'au rétablissement de l'état normal, de l'organisme ou de la société.
Canguilhem connaît bien les fondements comtiens de la doctrine
éthico-politique d'Alain, et ses sources socio-médicales. Son mémoire de
1926, La Théorie de l'ordre et du progrès chez Auguste Comte 1, a été
choisi sous l'influence d'Alain, dirigé par son ami Célestin Bouglé, et
profitait d'un ouvrage sur Comte publié juste au même moment par
Lévy-Bruhl. Ce mémoire traite de la théorie de l'ordre et du progrès et
souligne l'importance de l'application du principe de Broussais au déve-
loppement de la société.
Au milieu des années 1930, face à la montée des fascismes, la pensée
d'Alain – à la fois son anthropologie et sa théorie politique – semble, pour
certains de ses élèves, ne plus être capable de rendre compte d'un monde
en transformation rapide. Selon Alain, le fascisme est un régime autori-

1. Se reporter au diplôme d'études supérieures dirigé par C. Bouglé, novembre 1925 -


juin 1926, Fonds Georges Canguilhem, Bibliothèque du CAPHES, École normale supé-
rieure, Paris, 155 f., manuscrit, carton 6, cote GC. 6. 1.
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À la Libération 239

taire comme un autre, consistant en un abus de pouvoir et, afin de le


combattre, il faut rejeter tout recours à la violence, car il ne faut jamais
tenter de « changer les pouvoirs », mais seulement essayer de « les assa-
gir ». Une fois réalisé qu'il était impossible d'assagir Hitler 1, et que l'on
ne peut plus accepter la doctrine du pacifisme intégral élaborée pendant
la Grande Guerre, Canguilhem amorce une réforme de la doctrine
d'Alain. Au milieu des années 1930 2, Canguilhem quitte le réseau des
alainistes et s'inscrit à la faculté de médecine, cherchant dans cette disci-
pline « une introduction à des problèmes humains concrets 3 ».
En 1935, le « problème » de Canguilhem est sans doute celui
d'une action politique efficace, qui devrait donc suivre la devise com-
tienne : « Savoir pour prévoir afin de pouvoir. » Si, « pour agir, il faut
au moins localiser 4 », alors la médecine est « une technique », un savoir
opératif qui vise à l'action. En effet, dans Le Normal et le Pathologique,
la thèse de médecine publiée en 1943 par Canguilhem, le but déclaré
est d'« intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des
méthodes et des acquisitions de la médecine 5 ». D'une part, dans Le
Normal et le Pathologique, l'auteur met en cause les bases de l'anthro-
pologie d'Alain : le mécanicisme, la conception quantitative du rapport
entre états pathologique et normal, et le parallélisme entre corps et
société. D'autre part, Canguilhem élabore dans sa thèse une théorie de
l'organisme en tant qu'être normatif. Les travaux des psychologues
gestaltistes importés en France par Paul Guillaume dès 1937 – ceux
notamment de Kurt Goldstein – ont introduit l'idée que le compor-
tement d'un vivant est significatif et qu'il ne peut être réduit à un
mécanisme. Ainsi, la forme prise par un organisme malade est qualitati-
vement différente de celle qui se manifeste lorsque celui-ci est dans son
état dit « normal ». Le vivant ne peut alors plus être considéré comme
un mécanisme, il est en réalité le sujet de la constitution et de la position
des normes qu'il crée dans sa confrontation « engagée » avec le milieu.

1. « On ne peut pas traiter avec Hitler » (cf. J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle,
op. cit., p. 597-598).
2. Pour ces aspects, cf. G. Bianco, « Pacifisme et théorie des passions », in A. Murat -
F. Worms (éd.), Alain entre philosophie et littérature, Paris, Éd. Rue d'Ulm, 2011.
3. Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 8.
4. Ibid., p. 11.
5. Ibid., p. 8.
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240 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

De même, il n'est plus possible de soutenir l'analogie entre corps


malade et société présumée malade.
Après avoir rencontré la théorie allemande des valeurs au cours des
années 1930 et lors du congrès « Descartes » de 1937 1, Canguilhem en
vient à élaborer une théorie qui déplace le centre d'irradiation des juge-
ments de valeur de l'esprit au vivant : c'est le vivant qui juge et choisit, en
fonction du milieu. C'est le vivant, et non plus l'homme, qui est « pola-
rité axiologique ». La maladie est certes une diminution de cette capacité
normative, mais elle reste production de nouvelles normes. Bien entendu,
ces normes, puisqu'elles sont les produits de jugements de valeur, restent
relatives au milieu spécifique dans lequel elles ont été créées : un orga-
nisme, étant normal dans un milieu, dans un autre peut apparaître
comme malade et vice versa. Enfin, la technique, loin d'être une applica-
tion de la science, se pose en prolongement de la vie.
Ces conclusions sont présentées non seulement dans Le Normal et le
Pathologique, mais aussi dans deux importants essais qui l'anticipent,
« Descartes et la technique 2 », présenté au colloque « Descartes » de
l'été 1937, et « Activité technique et création 3 », présenté l'année suivante à
Toulouse. Les argumentations principales des deux essais seront reprises,
sans variations notables, dans la conférence donnée en 1947 au Collège
philosophique 4 et dans la recension du livre de Raymond Ruyer 5. Dans ces
essais, Canguilhem lie étroitement le problème du rapport entre animal et
machine à celui du rapport entre technique et science. À la différence de
Descartes et Alain, il ne considère pas la technique comme une application
de la science, mais il l'enracine dans la vie ; la science n'apparaît ainsi que
comme le savoir produit à partir des échecs des instruments créés par
l'homme.
Ce geste implique la récusation tant de l'optimisme cartésien, qui

1. Cf. R. Bayer (éd.), Travaux du IXe Congrès international de philosophie, t. XI, La


Valeur : les normes et la réalité, Paris, Hermann, 1937.
2. Cf. G. Canguilhem, « Descartes et la technique » (1937), in Œuvres complètes,
op. cit., p. 490-498.
3. Cf. G. Canguilhem, « Activité technique et création » (1938), in Œuvres complè-
tes, op. cit., p. 499-510.
4. Cf. G. Canguilhem, « La machine et l'organisme », op. cit.
5. Cf. G. Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie biolo-
gique », op. cit.
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À la Libération 241

pense pouvoir appliquer la technique à la vie, réduite à un mécanisme,


que de « la distinction radicale de l'âme et du corps 1 ». Dans la conclu-
sion de son essai de 1938, ouvert par la mention à l'idée bergsonienne de
philosophie en tant qu'« expérience totale 2 », Canguilhem avoue,
presque en passant, que la thèse proposée concernant l'inversion des rap-
ports entre technique et science, action et théorie, organisme et machine
« se rapproche du bergsonisme », un bergsonisme ayant toujours été
« mal compris » 3. Tout porte donc à penser qu'entre 1935 et 1937, au
moment de la « rupture » avec Alain, Canguilhem commence à relire
Bergson. En effet, dans un entretien avec ses élèves François Bing et Jean-
François Braunstein, Canguilhem confesse l'avoir « mieux lu » après ses
études de médecine 4. Jacques Piquemal, élève de Canguilhem au lycée
Fermat, en apporte la confirmation. Il témoigne qu'à Toulouse il s'occu-
pait surtout du problème du temps dans les organismes et de la tech-
nique 5. En 1939, dans le manuel Traité de logique et de morale, co-écrit
avec Camille Planet, Canguilhem qualifie Bergson de « grand philo-
sophe », et son Essai de « décisif ». Quant à la critique de la science de
L'Évolution créatrice, elle est jugée « profonde 6 ».
Cette réévaluation de Bergson peut être due à plusieurs médiations.
Le Senne, philosophe respecté de Canguilhem, a déjà cité Bergson et
introduit la philosophie allemande des valeurs, celle de Max Scheler
notamment, avec laquelle Bergson 7 a eu un dialogue. Scheler rattache la
philosophie des valeurs au problème de la technique en reprenant une
conception, inaugurée en Allemagne par Robert Kapp, de l'instrument
comme prolongement des organes vitaux. Mentionnant Bergson, dans
L'Homme du ressentiment, traduit par Gallimard en 1933, l'Allemand

1. Ibid., p. 141.
2. Cf. G. Canguilhem, « Activité technique et création », op. cit, p. 500.
3. Ibid., p. 506.
4. Cf. J.-F. Braunstein, F. Bing, « Entretien avec Georges Canguilhem », in Actualité
de Georges Canguilhem. Le normal et le pathologique, op. cit., p. 129.
5. Cf. J. Piquemal, « G. Canguilhem professeur de Terminale (1937-1938). Un essai
de témoignage », in Revue de métaphysique et de morale, t. 90, no 1, 1985, p. 64.
6. Cf. Traité de logique et de morale, in Œuvres complètes, p. 657 et 743.
7. Scheler est longuement cité par Aron dans sa Sociologie allemande et dans
l'Introduction à la philosophie de l'histoire ; en outre, Georges Gurvitch lui a consacré
un chapitre entier dans son célèbre recueil Les Tendances actuelles de la philosophie
allemande (1930).
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242 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

critique l'anthropomorphisme qui sous-tend la vision mécaniciste de la


nature. Le mécanicisme explique la vie, en utilisant l'image du procédé,
proprement humain, de fabrication des instruments. Dans un chapitre de
cet ouvrage, « Organe et outil », Scheler attire l'attention sur le rapport
entretenu par la technique avec le milieu où l'homme vit, il indique aussi
qu'elle a son origine dans la vie, qui tente de suppléer aux carences par le
biais d'organes extérieurs.
Mais c'est très probablement Jankélévitch, en lecteur de Scheler et
ancien camarade à l'École normale, rencontré à Toulouse lors de sa période
d'enseignement à l'Université (1936-1940), réputé « bergsonien convaincu,
vivant dans le mouvant 1 » par Canguilhem, qui est la source de cette rééva-
luation de Bergson. L'interprétation « volontariste » du bergsonisme pro-
posée par Jankélévitch est, pour sa part, compatible avec la philosophie de
l'action d'Alain. De plus, la dualité entre organismes et machines par
laquelle il aborde le bergsonisme peut résoudre l'impasse où se trouve
Canguilhem. En effet, si Jankélévitch propose un raisonnement analogue à
celui de Canguilhem permettant de critiquer la théorie cartésienne de l'ani-
mal-machine, il souligne en particulier le caractère rétrospectif de l'opéra-
tion de fabrication, qui « présuppose […] quelque chose qu'on n'avoue
pas » et joue « la comédie de la synthèse » toujours opérant « sur du parti-
cipe passé, jamais sur du participe présent ». Ainsi, la fabrication est « tou-
jours une opération rétrospective, comme l'ordre d'exposition, simulant la
synthèse, est un ordre rétrospectif, tout entier postérieur à l'invention » 2.
Canguilhem convoque d'abord le bergsonisme afin de résoudre le
problème à la fois éthique et philosophique du rapport entre science et
technique, connaissance et action. Dans L'Évolution créatrice, Bergson
renvoie dos à dos finalisme et mécanisme en tant que moyens inadéquats
d'explication de la vie, dénonçant ainsi toute tentative de comprendre la
vie. Le finalisme comme le mécanisme répondent à la même exigence

1. Cf. « Témoignage de Georges Canguilhem », Le Magazine littéraire, dossier


« Vladimir Jankélévitch », no 333, juin 1995. Jankélévitch cite brièvement Canguilhem
et sa conception de l'« inavouable » dans Du mensonge (op. cit., p. 19).
2. Cf. V. Jankélévitch, Henri Bergson, op. cit., p. 21 et 22. Dans La Mauvaise
Conscience (op. cit., p. 18-19), on retrouve aussi des réflexions sur la douleur proches
de celles développées par Canguilhem : elle est décrite comme une « révolte d'un organe »,
comme le réveil « de l'heureuse inconscience de la santé ». Ainsi, pour Jankélévitch :
« Prendre conscience d'un organe ou en souffrir – cela revient au même. »
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À la Libération 243

d'explication pragmatique propre à l'intelligence, qui procède par antici-


pation ou par « morcellement » pour manier les solides à des fins vitales.
Dans le deuxième chapitre, Bergson revient sur cet aspect en insistant sur
le fait que l'homme a toujours considéré le vivant comme une machine.
L'explication que l'homme se donne, par son intelligence, est donc
anthropomorphe, tandis que la vie est très différente d'une machine.
Dans ce même chapitre, Bergson conçoit l'intelligence, faculté propre-
ment humaine, quoique produite par l'élan vital, non pas comme une
déduction, mais comme une inférence créatrice, qui est déjà invention,
mais dont l'aboutissement est la création d'instruments. Le propre de
l'homme est bien sa capacité fabricatrice, il est un homo faber. Les ins-
truments fabriqués grâce à son intelligence sont de véritables organes
extérieurs, car, de l'autre côté de la bifurcation créatrice, les animaux ont
développé non pas l'intelligence mais l'instinct. L'instinct commande
l'utilisation d'outils et de machines qui ne sont pas des prothèses, puis-
qu'ils font partie du corps des animaux, les organes. Comme Canguil-
hem le précise dans son cours sur le troisième chapitre de L'Évolution
créatrice dispensé à Strasbourg en 1941-1943, de même que la vie utilise
la matière comme instrument d'action, comme un organe, de même
l'homme crée des organes grâce à son intelligence.
On comprend donc pourquoi Canguilhem a pu qualifier L'Évolu-
tion créatrice d'« organologie » capable de réinscrire la technique et la
création de machines dans l'horizon de la vie, de lire les machines
comme des organes de la vie. La philosophie biologique esquissée par
Canguilhem au début des années 1940 semble donc inspirée par le berg-
sonisme qui fournit des pièces utiles pour l'élaboration d'une anthropo-
logie capable de relier différemment l'homme à son milieu, d'expliquer
non seulement les créations techniques à partir de l'homme en tant
qu'animal ayant des besoins, mais aussi le façonnement de l'homme à
partir de ses propres créations, capable enfin d'établir une relation diffé-
rente entre action et connaissance, technique et science, valeurs et faits,
de sorte que les premières ne soient pas les simples déductions des
seconds 1.

1. Ce n'est pas un hasard si Canguilhem écrit en 1952, à la mort d'Alain, des


« Réflexions sur la création artistique selon Alain » (Revue de métaphysique et de morale,
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244 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

SAINTS ET RÉSISTANTS

En 1941, à la mort de Bergson, plusieurs de ses élèves lui consacrent


des essais commémoratifs ; une partie conflue dans Les Études bergso-
niennes. Hommage à Bergson, numéro spécial de la Revue philoso-
phique 1, une autre dans L'Hommage à Bergson, publié en Suisse par
l'éditeur des Cahiers du Rhône 2. En février 1941, Georges Politzer publie
aussi, dans La Pensée libre, un article violent, « Après la mort de Berg-
son », où il accuse son vitalisme spiritualiste d'avoir préparé le terrain
pour la pénétration de l'idéologie fasciste en France. Jacques Chevalier,
alors ministre de l'Éducation nationale, prononce plusieurs discours
d'hommage et décide de proposer L'Évolution créatrice au programme
oral de l'agrégation de 1941. Le 21 mai 1941, à la fin de l'année acadé-
mique, un hommage est ainsi organisé à la Société toulousaine de philo-
sophie avec pour orateurs le recteur de l'Institut catholique de Toulouse,
Bruno de Solages, Canguilhem et Vladimir Jankélévitch, ce dernier tout
juste exclu de l'enseignement à cause de ses origines juives.
Canguilhem, qui au cours des deux années suivantes dispensera
deux cours sur L'Évolution créatrice 3, tient alors une conférence, intitu-
lée « La société humaine selon Bergson », qui s'oppose point par point à
l'ancienne lecture de Bergson. En effet, la pensée bergsonienne est certes
présentée comme une philosophie de la vie, mais celle-ci est normative
du fait qu'elle s'oppose au fait accompli 4. Bergson ne sépare pas « la
Spéculation et l'Action ». Mais s'il « place la Vie à la racine de tout l'Être
et […] subordonne l'Intelligence à la Vie 5 », si cette vie a des caractères

t. 57, no 2, 1952, p. 171-186), comme si l'enjeu consistait dans la confrontation entre ces
deux figures marquantes pour l'élaboration de sa philosophie biologique.
1. Voir la Revue philosophique de la France et de l'étranger, no 3-8, 1941. On
remarquera, dans ce numéro, l'absence de philosophes appartenant à la génération née
après 1900. On retrouve en revanche Valéry, Delattre, Lavelle, Masson-Oursel, Pradines,
Le Senne, Bayer et Millot.
2. Cf. A. Béguin - P. Thévenaz, Henri Bergson. Essais et témoignages, op. cit.
3. Cf. G. Canguilhem, « Commentaire au troisième chapitre de L'Évolution créa-
trice » (1943), in F. Worms, Annales bergsoniennes III, Paris, Puf, 2007, p. 99-160.
4. Cf. G. Canguilhem, « La société humaine selon Bergson », Fonds Georges Can-
guilhem du CAPHES, GC. 24.9 - GC. 27, p. 2.
5. Ibid., p. 1.
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À la Libération 245

psychologiques, si elle est volonté et choix exposé au risque d'un échec 1,


alors le bergsonisme ne peut que déboucher sur une morale, sur une
doctrine à la fois critique et normative. Canguilhem semble opposer la
philosophie de la vie de Bergson au cartésianisme d'Alain : « Dans toute
philosophie ontologique, la pratique apparaît comme un simple prolon-
gement de la spéculation » ; en revanche, si l'on admet « que le Devenir
est authentiquement créateur, on explique [alors] le devoir, fondamental
pour toute conscience du devenir, de contribuer à faire ce qui se fait » 2.
Cette même « morale de la vie », qui est une morale de l'action, est liée à
une théorie de la technique qui « empêche l'aspiration morale de rester
un rêve ». Elle inclut à la fois « une technique de l'action sur la matière »
qui est « l'Industrie dont le problème est posé et la solution esquissée
dans L'Évolution créatrice » et une « technique de l'action sur la vie »
qui est « la Politique dont le problème est posé et la solution esquissée
dans Les Deux Sources de la morale et de la religion ». À Canguilhem de
conclure, en anticipant les formules utilisées pendant les années 1940,
que « L'évolution créatrice nous dit ce que sont les machines, Les Deux
Sources ce que vaut le machinisme » 3.
Afin de souligner cette philosophie de l'action, Canguilhem s'emploie,
comme Jankélévitch, à « dialectiser » la philosophie de L'Évolution créa-
trice, s'opposant à l'image répandue d'une philosophie de la continuité
vitale et d'une éthique du laisser-faire. Les créations de la vie ne vont pas
de soi, elles sont les produits d'actes volontaires, risqués puisque nécessai-
rement « précaires ». Il y a alors une rupture et une création volontaire
entre l'animal et le végétal, une rupture et une création volontaire entre
l'homme et l'animal, une rupture et une création volontaire dans le deve-
nir des sociétés 4. La société humaine, bien qu'animée par un « idéal
strictement défensif et disciplinaire », ne consiste pas dans une simple
subordination des individus, elle ne peut progresser que par des sauts
qualitatifs, qui s'incarnent dans les actes d'individus exceptionnels et
créateurs. Ces individus, saints ou héros, décrits dans Les Deux Sources,
semblent en apparence marqués par une certaine « insociabilité » et par le

1. Ibid., p. 2.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 4.
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246 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

principe d'un possible désordre, mais ils sont en réalité créateurs d'un
nouveau type d'ordre, qualitativement différent. Cet ordre consiste en de
nouvelles formes sociales qui sont de véritables « inventions spirituelles »,
rompant avec le passé de la société et donc exposées au risque d'une
faillite. À l'instar de l'organisme qui ne peut se perpétuer dans la repro-
duction mécanique des mêmes habitudes, la société ne peut perdurer
dans un état statique, mais doit muter son ordre, ordre qui reste nécessai-
rement temporaire, nécessairement risqué. Ainsi, comme le succès de
l'« acte libre » n'est pas « réductible au calcul qui le prépare », l'« avenir
de l'humanité » ne peut être garanti par « une connaissance supposée
parfaite de son passé » 1. De cette philosophie de la vie, Canguilhem tire
une morale du « choix et de l'engagement » qui s'oppose à la tradition,
« actualité de dissonance », une morale « utopique comme l'est toujours
le devoir moral, car il exige toujours de nous un effort dont aucune
science ne suffit à garantir l'accomplissement » 2.
Grâce à Bergson, afin de résoudre le problème du rapport entre tech-
nique et science, Canguilhem déplace le sujet de la volonté et de la créa-
tion des normes de l'homme à la vie elle-même. La nature, réduite par
Descartes à une série de « théorèmes solidifiés 3 », c'est‑à-dire à des
« jugements de fait solidifiés », devient chez Canguilhem, à travers
l'apport croisé des philosophies allemandes de la vie et du bergsonisme,
qui conçoit la vie comme pouvoir créateur capable donc de choisir, une
série de « jugements de valeur solidifiés ». Tout se passe comme si, subor-
donnant la technique à la vie dans la formulation de son « organologie »,
Bergson avait aussi subordonné la connaissance à la volonté, la science à
la morale, la théorie à l'action. Si l'organisme n'est plus un mécanisme
dont les actions sont prédéterminées, et si néanmoins il garde une cohé-
rence et une individualité, il ne peut donc qu'être considéré comme
quelque chose qui veut et choisit.
Cette idée n'est pas le renversement des positions alainiennes mais
une mutation qui tente d'être cohérente avec les positions de départ tout
en essayant de résoudre les nouveaux problèmes qui avaient mis en doute
le cartésianisme d'Alain. Si, entre 1927 et 1934, les critiques adressées

1. Ibid., p. 5.
2. Ibid., p. 6.
3. Cf. G. Canguilhem, « Machine et organisme », op. cit., p. 130.
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À la Libération 247

par Canguilhem au Bergson de l'Essai étaient à la fois « gnoséologiques »


et « éthiques », en 1941 le Bergson de L'Évolution créatrice est loué pour
la raison inverse : ayant mis la volonté à la racine de la vie, ayant souligné
le « caractère psychologique » de la vie, le bergsonisme constitue une
véritable philosophie de l'action qui ne peut déboucher que sur une
morale. Quelques années plus tard, dans la conférence « Aspects du vita-
lisme », Canguilhem souligne que le vitalisme n'est pas une philosophie
ou une ontologie, mais une simple posture que les sciences biologiques
peuvent adopter : le vitalisme est « plus une exigence qu'une théorie » et
« une morale plus qu'une théorie » 1.
À la fin de « La société humaine selon Bergson », Canguilhem intro-
duit une différence entre la création d'organisations sociales par l'homme
et la création d'organes et de comportements nouveaux par les vivants,
entre normes sociales et normes vitales. Il soulignera à nouveau cette
distinction lors d'une conférence donnée à l'Alliance israélite internatio-
nale en 1955, dont le titre semble quelque peu ésotérique : « Le problème
des régulations dans l'organisme et dans la société 2 ». Canguilhem prend
comme point de départ La Sagesse du corps du Dr Walter B. Cannon,
dont le rôle a été ambigu pendant le régime de Vichy. Cannon – partant
de l'idée bernardienne de constante du milieu intérieur – forge le concept
d'« homostase » qu'il applique à la sociologie afin d'expliquer les dyna-
miques sociales. Selon lui, une société est comparable à un organisme :
elle est capable de maintenir un équilibre oscillant toujours autour d'un
milieu qui constitue sa « norme ».
Canguilhem s'oppose fermement à cette assimilation de la société à
un organisme et invite en revanche à rester « vigilant » devant les pos-
sibles effets néfastes d'une telle sorte d'analogie 3. L'objet de la critique
est notamment la loi de l'homostase à laquelle il oppose explicitement la
« double frénésie », formulée par Bergson dans le dernier chapitre des
Deux Sources. Bergson rejoint certes Cannon par l'idée qu'il y a dans la
société un mouvement pendulaire, entre tendances opposées, entre
ouverture et clôture, entre progression vers des idéaux universalistes et

1. Cf. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 111.


2. In Cahiers de l'Alliance israélite, septembre 1955 ; maintenant in G. Canguilhem,
Écrits sur la médicine, Paris, Seuil, 2004.
3. Canguilhem se réfère sans doute à l'utilisation des métaphores organicistes par les
idéologies fascistes.
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248 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

conservatisme. Cependant, à la différence des organismes, dans la société


ce pendule est, selon Bergson, « doué de mémoire » ; par conséquent, « le
phénomène n'est plus le même au retour qu'à l'aller » 1 : après chacune
de ses ouvertures et clôtures la société porte la trace de ses changements.
Cela signifie que, au contraire de l'organisme, la société selon Bergson
– en opposition, donc, aux analyses statiques d'Alain et de Comte – est
marquée par une temporalité différente.
Par son historicité, la société constitue alors une rupture nette avec
le devenir purement organique propre au vivant. Elle n'est pas un
organisme, elle est « organisée » mais non pas « organique », elle est
une « invention » humaine, donc appartient à l'ordre du « dispositif »,
de l'« instrument », de l'« outil ». Toute organisation sociale est ainsi
« machine autant que vie 2 ». Elle est vie, si on la considère par rapport
aux vivants qui l'ont créée, mais outil, si on la considère en soi. La nature
de la société est ainsi reliée au type de finalité la caractérisant, transcen-
dante par rapport à ses parties, tandis qu'au contraire, dans un orga-
nisme, « elle est présente dans toutes ses parties 3 ». Comme n'importe
quel instrument, n'ayant de sens que par rapport au vivant humain qui
l'utilise, une société n'a pas de sens en soi, elle « n'a pas de finalité
propre », elle « est un moyen », elle est « de l'ordre de la machine ou de
l'outil plus que de l'ordre de l'organisme » 4.
Canguilhem rejoint ainsi, dans son analyse de la normativité propre
aux organisations sociales, les réflexions menées plus de quinze ans aupa-
ravant, concernant l'organisme et la machine, et il propose une concep-
tion de la société qui, d'une certaine manière, est compatible tant avec
celle d'Alain qu'avec celle fournie par Bergson. Avec Alain, Canguilhem
soutient que la société comme le langage sont de l'ordre de l'instrument.
Mais, contre Alain, et suivant Bergson, Canguilhem objecte que la ratio-
nalité propre aux organisations sociales ne vient pas d'une simple appli-
cation déductive d'une série de raisonnements ; elle est, comme pour tout
instrument, le résultat d'une véritable création. L'organicité rationnelle
de la société est certes la conséquence de l'échec d'une création technique,

1. Cf. G. Canguilhem, « Le problème des régulations », op. cit., p. 119.


2. Ibid., p. 121.
3. Ibid., p. 124.
4. Ibid., p. 122.
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À la Libération 249

à savoir une organisation sociale précédente qui a fait faillite, qui pro-
voque une réflexion, mais dans le passage de la réflexion à l'application il
y a toujours un véritable saut qualitatif. À l'image de tous les instruments,
la société n'a aucune signification, hormis celle qui lui est donnée par les
vivants qui la créent. C'est cette finalité qui la fait fonctionner comme un
organisme de régulation : sa téléologie, sa sagesse, ne lui est pas imma-
nente, mais elle provient de l'extérieur, elle est « surajoutée, et toujours
précaire 1 ». Par conséquent, l'idéal suprême dirigeant la société et l'action
sociale – la justice – ne peut être immanent à l'« appareil social ». La
justice doit venir d'ailleurs, d'une invention qui rompt avec les précé-
dentes organisations.
Canguilhem souligne la pertinence de l'idée bergsonienne, « beau-
coup plus profonde encore qu'elle ne le paraît […], même à une lecture
sérieuse et attentive 2 ». L'opposition entre sagesse et héroïsme proposée
par Bergson est liée à l'idée que la justice n'est pas une institution, ni une
régulation, mais « tout à fait autre chose », la création d'un « héros » 3.
Ce que Bergson nomme l'« appel du héros » dans Les Deux Sources est le
signe d'un manque de justice à l'intérieur d'une société dont l'état nor-
mal, écrit Canguilhem, est un « état de crise et de désordre ». Le héros – et
sans doute Canguilhem est-il en train de penser au résistant et spéciale-
ment à son ami Cavaillès – « invente une solution ». Mais cette solution
ne préexiste pas, elle n'est pas fruit d'une déduction rationnelle comme
aurait voulu le cartésianisme rigide de Descartes. Le héros invente une
solution et « ne peut l'inventer que dans l'extrême, il ne peut l'inventer
que dans le péril », dans un moment de crise sociale.
C'est pour cela qu'« aucune société n'a pu se survivre qu'à travers des
crises et grâce à ces êtres exceptionnels qui s'appellent des héros 4 ». Le
héros prend certes du recul par rapport à l'obstacle et à la négativité
expérimentée sur le plan vital tout comme il réfléchit sur la base des
idéaux rationnels de justice. Mais ensuite, ce n'est que par un acte « tech-
nique » et politique hasardeux, exposé au risque de la faillite, qu'il crée
de nouveaux moyens de régulation, une nouvelle sagesse. Voilà pourquoi

1. Ibid., p. 121.
2. Ibid., p. 122.
3. Ibid., p. 123.
4. Ibid.
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250 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

la « santé » du corps social organisé et la « santé » de l'organisme humain


sont liées, bien que le critère ultime soit toujours la seconde. Cet aspect
est déjà évident dans Le Normal et le Pathologique : l'homme, nous dit
Canguilhem, a « prolongé ses organes par des outils » – à savoir la
société –, « c'est donc au-delà du corps qu'il faut regarder ce qui est
normal ou pathologique pour ce corps même ». Cela dit, l'expérience
vécue du vivant est et reste néanmoins le critère absolu 1.
Dans « Du social au vital », Canguilhem propose à nouveau ces
réflexions, et plus précisément, en mentionnant Cannon et pour la pre-
mière fois Auguste Comte, il réaffirme la distinction entre organisation
sociale et organisme, entre règle – qui est écart et prise de distance – et
régulation – qui consiste en un processus d'ajustement immanent de
l'organisme. La conception de la société comme un instrument, d'inspi-
ration explicitement bergsonienne, est réexposée, reprenant les mêmes
termes de la conférence de 1955. Selon Canguilhem : « La société est
à la fois machine et organisme », elle s'applique d'une part aux orga-
nismes et imite leur organisation, mais, de l'autre, elle est « invention
d'organes » 2 artificiels, donc extérieurs aux organismes. Une fois
encore, l'auteur ne manque pas de citer Bergson qui soulignait dans Les
Deux Sources de la morale et de la religion 3, à travers le concept du
« tout de l'obligation », l'« organicité », la « co-relativité » des normes
morales. Tandis qu'au cours de leur évolution les vivants tendent à une
cohérence toujours supérieure portant la marque d'une finalité imma-
nente à l'organisme, dans l'évolution de la société les organes sociaux
tendent de plus en plus à s'extérioriser les uns par rapport aux autres 4.
Cette extériorisation demande l'intervention de l'homme en tant que
source de cohérence et de sens : « La régulation sociale tend donc vers la
régulation organique et la mime, sans pour autant cesser d'être compo-
sée mécaniquement 5. »
Canguilhem est ainsi un des rares penseurs à défendre la philosophie
biologique, y compris celle de Bergson, au moment où, les années de

1. Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 133.


2. Cf. G. Canguilhem, « Du social au vital », in Le Normal et le Pathologique,
op. cit., p. 189.
3. Ibid., p. 185.
4. Ibid., p. 189.
5. Ibid., p. 191.
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À la Libération 251

guerre et suivant la Libération, la philosophie de la vie est surtout traitée


– tant par les phénoménologues que par les marxistes 1 et les personna-
listes catholiques – telle une « louche excroissance sur la science positive
apte à servir les desseins politiques et sociaux les moins avouables 2 ».

1. À partir de la seconde moitié des années 1930, les philosophes marxistes reven-
diquent la valeur d'une tradition cartésienne afin de faire barrage à tous les courants
philosophiques qui, avec l'excuse d'assouplir et d'élargir la raison, ont, en réalité, secondé
l'idéologie nazie. Dans « La philosophie et les mythes », publié dans La Pensée d'avril-
juin 1939, Politzer dénonce notamment l'ouvrage de propagande Der Mythus des
Zwanzigsten Jahrhunderts de Rosenberg, et sa prétention de « créer un nouveau type
d'homme à partir d'un nouveau mythe de la vie » et d'une pensée intuitive et mythique,
l'« Urwissen ».
2. Cf. G. Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie
biologique », op. cit., p. 324. Tout au long de La Connaissance de la vie, Canguilhem
s'emploie à défendre les modèles vitalistes et dénonce leur utilisation par l'idéologie nazie.
Selon Canguilhem, il ne s'agit pas d'une connivence entre idéologie et modèles scienti-
fiques, mais d'un simple « parasitisme de la biologie » : l'utilisation à des fins idéologiques
de ces modèles ne porte pas atteinte à leur validité intrinsèque.
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Troisième partie
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Un grand philosophe classique

DU BACHOT À L'AGRÉGATION

Malgré une influence inconsciente chez les phénoménologues exis-


tentialistes et quelques rares cas de reprises explicites, notamment chez
Jankélévitch et, plus discrètement, chez Canguilhem, l'avant-garde philo-
sophique considère Bergson comme un philosophe dépassé. En parallèle,
ses textes se déplacent du centre du champ philosophique vers l'histoire
de la philosophie : après le Nobel et surtout après sa mort, Bergson
devient un auteur classique susceptible d'être lu et commenté à l'image
des autres classiques. L'Évolution créatrice fait sa première apparition
au programme de l'agrégation de 1941-1942 et de 1942-1943 sous
l'impulsion de Jacques Chevalier, doyen de la faculté de lettres à Gre-
noble, filleul de Pétain et secrétaire général de l'Instruction publique
de Vichy entre décembre 1940 et février 1941 1. Après la Libération, en
1946-1947 et 1947-1948, c'est Matière et mémoire qui entre dans le
programme de l'agrégation 2. D'une part, préférer cet ouvrage à L'Évo-
lution créatrice signifie, pour les membres du jury, éviter un livre ayant
figuré au programme pendant la République de Vichy et présentant
quelques ressemblances avec la suspecte Lebensphilosophie. D'autre

1. Le choix de Bergson comme auteur à insérer dans le programme ainsi que les
conférences sur l'auteur de l'Essai que Chevalier donnera en 1940 et 1941 attireront sur
lui l'attention des milieux collaborationnistes parisiens, ce qui lui coûtera son poste. Passé
au ministère de la Famille, Chevalier ne cesse néanmoins de professer un anticommunisme
farouche et une stricte obédience aux ordres de Vichy.
2. Pour ce motif, Rose-Marie Mossé-Bastide élabore un article d'introduction au
livre de Bergson (« Pour faciliter aux élèves la lecture de Matière et mémoire », Revue de
l'enseignement philosophique, t. 1, no 4, 1951).
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256 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

part, l'ensemble des œuvres proposées aux candidats est à cette période
le reflet d'une double tentative : on veut à la fois maintenir une certaine
continuité avec les programmes précédents, et faire dialoguer la tradition
philosophique française avec les auteurs outre-rhénans. Bergson et deux
classiques du « spiritualisme » français – les Méditations de Malebran-
che, l'Essai sur les fondements de la psychologie de Maine de Biran –
auraient pour fonction de venir à l'encontre des étudiants « existentia-
listes », alors que Les Règles de la méthode sociologique durkheimiennes
sont choisies en fonction des intérêts des étudiants marxistes.
La présence de Bergson au programme 1 se concrétise dans une série
de publications et par l'attention nouvelle prêtée à l'œuvre du philo-
sophe. En 1947, Maritain republie son De Bergson à saint Thomas
d'Aquin et, l'année suivante, La Philosophie bergsonienne. En 1947,
dans le cadre de la « lutte de classe dans la théorie » contre l'existentia-
lisme, Jean Kanapa rend à nouveau disponible le pamphlet de Politzer,
quoique sous une forme amputée et sous le titre Le Bergsonisme : une
mystification philosophique. En 1947 aussi, Léon Husson publie L'Intel-
lectualisme de Bergson, qui contribue à changer l'image d'un Bergson
philosophe irrationaliste en tentant de donner un statut rigoureux à
l'intuition conçue comme une « méthode ». En 1947-1948, Merleau-
Ponty dispense un cours sur Malebranche, Biran et Bergson à l'Université
de Lyon et à l'École normale de Paris 2. Ce n'est pas un hasard si Sartre
qui, à la différence de Merleau-Ponty et Hyppolite, n'enseigne pas dans
une université, ne revient pas sur ses pas quant à sa vision du bergso-
nisme.
En 1947, à l'initiative d'anciens auditeurs des cours de Bergson,
l'Association des amis de Bergson est fondée 3 : les conférences qu'elle
organise dans les locaux de l'hôtel Nevers de la rue de Colbert sont
publiées dans des brochures annuelles, Les Études bergsoniennes. Le pre-
mier numéro de la revue, paru en 1948, rend disponible une partie des

1. Cf. A. D. Schrift, « The Effects of the Agrégation de Philosophie on Twentieth-


Century French Philosophy », Journal of the History of Philosophy, no 46, 2008, p. 449-
473.
2. Cf. M. Merleau-Ponty, L'Union de l'âme et du corps chez Malebranche, Biran et
Bergson, Paris, Vrin, 1978.
3. Un dossier contenant des documents liés à sa fondation est conservé dans le Fonds
Henri Bergson de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet de Paris.
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Un grand philosophe classique 257

études produites dans le contexte de l'agrégation, comme, par exemple,


« Maine de Biran et Bergson » d'Henri Gouhier, qui consacre en 1946-
1947 un cours à « Philosophie et religion dans la pensée de Bergson 1 », et
le discours d'hommage à Bergson prononcé par Étienne Gilson l'année
suivante à l'Académie française 2. En 1948, Plon republie le Bergson de
Chevalier. Entre 1948 et 1956, une série de thèses consacrées à Bergson
sont soutenues à la Sorbonne, pour la plupart dirigées par Henri Gouhier
et par Jean Wahl 3. En 1951, dans un court article commémoratif
publié dans la Revue de métaphysique, Jankélévitch exprime la surprise
de « ceux qui furent jeunes en 1925 », voyant Bergson, « consacré par
les programmes d'agrégation » et « devenu un grand philosophe clas-
sique » 4. Ce processus se parachève avec l'organisation du colloque et de
l'exposition relatifs au centenaire ainsi qu'avec la publication des Écrits
et paroles en 1957 et des Œuvres complètes en 1959.
En 1947-1949, pour certains professeurs de philosophie de la géné-
ration née dans la première décennie du siècle, comme Merleau-Ponty
et Jean Hyppolite, les cours d'agrégation représentent une opportunité
pour mettre Bergson en rapport avec les courants philosophiques

1. Cf. H. Gouhier, « Philosophie et religion dans la pensée de Bergson », in Les


Études bergsoniennes, no 1, 1948, p. 186-187.
2. Cf. É. Gilson, « Discours à l'Académie française » du 29 mars 1947, in Les Études
bergsoniennes, op. cit., p. 180-183. Voir aussi l'article paru au même moment, Id., « La
gloire de Bergson », Tribune de Genève, 29 mai 1947.
3. Certaines thèses ont déjà été soutenues pendant les années 1930, mais en particu-
lier hors de France et dans des universités de province (voir les deux thèses d'Émile
Rideau, Les Rapports de la matière et de l'esprit dans le bergsonisme et Le Dieu de
Bergson, soutenues en 1931 à Clermont-Ferrand, et L'Effort chez Biran et Bergson,
soutenue par Marguerite Thibaud à Grenoble en 1939). La seule thèse discutée à la
Sorbonne est celle, non directement consacrée à Bergson, de Gabriel Madinier
(Conscience et mouvement. Essai sur les rapports de la conscience et de l'effort moteur
dans la philosophie française de Condillac à Bergson, 1937). C'est au contraire à partir de
la Libération que commencent à paraître les premières thèses discutées à la Sorbonne :
Geneviève Lanfranchi, La Méthode de Bergson : de la position du problème métaphy-
sique (1950) ; Joseph Walter Heintz, La Notion de la conscience chez William James et
Henri Bergson et La Méthode de Bergson ; Lydie Adolphe, La Dialectique des images
chez Bergson (1951) ; Mohamed Aziz Lahbabi, Liberté ou libération : essai critique sur la
liberté bergsonienne (1952) ; Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson et Plotin (1954) ; et
Jeanne Delhomme, Vie et conscience de la vie (1954).
4. Cf. V. Jankélévitch, « Henri Bergson », Revue de métaphysique et de morale, t. 56,
1951, p. 1.
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258 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

contemporains. Dans son cours, Merleau-Ponty, suivi entre autres par


Foucault et Althusser, ne se sépare pas des critiques exprimées dans
Phénoménologie, quoiqu'il montre une plus grande prudence, motivée
par le contexte scolaire de ses cours. Dénonçant la soumission de
l'approche classique à la perception, tentant de penser la perception à
partir du corps, Bergson a tenté de « restaurer le corps dans son débat
avec le monde 1 », au-delà de l'opposition abstraite entre sensoriel et
moteur. En définissant le réel comme un ensemble d'images à mi-
chemin entre l'objet et la représentation, il aurait eu le pressentiment de
la corrélation noético-noématique mise en lumière par Husserl.
Toutefois, dans Matière et mémoire, l'identité bergsonienne entre esse
et percipi se condense dans la notion d'image, est postulée a priori sans
être justifiée sur le plan d'une conscience transcendantale. Ainsi, selon
Merleau-Ponty, « Bergson ne voit pas, ne pose pas le problème du cogito :
il pose l'être total et y découpe ma perspective 2 ». Quant au concept
d'intuition, Merleau-Ponty complexifie l'idée qu'on avait jusque-là de la
méthode bergsonienne, en la rapprochant de l'intentionnalité husser-
lienne. Bergson hésite entre deux idées d'intuition : d'une part, comme
coïncidence et, de l'autre, celle qui ne verrait la coïncidence que comme cas
limite. Ainsi, l'intuition serait, la plupart du temps, coïncidence partielle.
Peut-être peut-on deviner, derrière cette nouvelle évaluation, l'influence de
l'essai de Léon Husson, L'Intellectualisme de Bergson, élève de Gabriel
Madinier (né en 1895), un collègue de Merleau-Ponty à Lyon, auteur
d'une des premières thèses sur Bergson. Il y a donc une ambivalence dans
les jugements de Merleau-Ponty : d'un côté, avec le concept d'image, Berg-
son tente d'élaborer la raison d'être du monde échappant à l'attitude natu-
relle ; de l'autre, ne possédant pas encore la réduction phénoménologique,
n'étant pas en mesure de critiquer le réalisme, Bergson réduit les images à
l'en-soi, ne parvenant pas à saisir leur relation avec une subjectivité.
La même année, à l'Université de Strasbourg, Hyppolite consacre un
cours au même livre 3. Après ses leçons, il publie trois essais consacrés à
une confrontation entre bergsonisme, existentialisme et philosophie de

1. Cf. M. Merleau-Ponty, L'Union de l'âme et du corps chez Malebranche, Biran et


Bergson, op. cit., p. 79.
2. Ibid., p. 81.
3. Hyppolite ne cesse de s'intéresser à Bergson. Il suit notamment les thèses sur
Bergson de Dominique Janicaud et de Pierre Trotignon.
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Un grand philosophe classique 259

l'histoire 1. Selon Hyppolite, l'existentialisme s'est montré trop « sévère à


l'égard de Bergson à qui il devait peut-être plus qu'il ne croyait 2 » ; l'exis-
tentialisme s'est, en réalité, beaucoup inspiré de la philosophie bergso-
nienne : comme elle, il s'oppose à un rationalisme trop rigide et au
scientisme, il met l'accent sur l'aspect créatif du temps 3 et élabore une
conception fondamentalement pragmatique de la conscience. Cepen-
dant, malgré ces traits communs, les différences demeurent : l'idée berg-
sonienne d'une « conscience latente, virtuelle » est incompatible avec le
cogito préréflexif, le dualisme bergsonien moi profond / moi superficiel
est incompatible avec le dualisme existence authentique/inauthentique
et, enfin, le rêve bergsonien de « dépasser la condition humaine » n'a
aucune place dans l'existentialisme, où la finitude humaine, marquée par
l'angoisse, est définitive et indépassable 4. C'est précisément l'insistance
sur la finitude humaine qui permet aux existentialistes d'accéder à la
dimension historique de l'existence humaine.
L'histoire est en effet le « problème ultime », que Bergson semble
ignorer 5. Si, comme les existentialistes, Bergson a justement « opposé à
une philosophie du progrès automatique de l'humanité une philosophie
qui insiste sur ce conflit permanent, sur les retombées incessantes de
l'homme dans une nature donnée 6 », il a néanmoins placé ce conflit
entre la nature de l'espèce et l'effort conscient de l'homme, entre la
société close et la société ouverte, entre l'intelligence et l'intuition. Si,
comme les philosophies de l'histoire, il a opposé le « temps-invention » à
la « fatalité historique », d'autre part il n'a donné que « des indications
sur une philosophie de l'histoire possible 7 ». Il a, ainsi, souvent laissé le
pas à un optimisme facile qui passe de l'homme biologique au sur-
homme, « sans s'arrêter assez longuement aux caractères de l'existence
historique humaine qui se situe entre le deux 8 ». Le jugement sévère

1. Ces articles sont à présent réunis in Figures, op. cit., t. II. Ils ont profondément
influencé l'interprétation deleuzienne du bergsonisme, comme en témoigne une note in Le
Bergsonisme, Paris, Puf, 1966, n. 1, p. 51.
2. Cf. « Vie et existence d'après Bergson », p. 489.
3. Ibid., p. 491.
4. Ibid., p. 452-453.
5. Ibid., p. 448.
6. « Vie et philosophie de l'histoire chez Bergson », op. cit., p. 460.
7. Ibid., p. 467.
8. Ibid.
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260 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

demeure : la philosophie de Bergson ne peut être ni une philosophie de


l'histoire ni une philosophie de l'existence 1.
C'est en analysant de près Matière et mémoire qu'Hyppolite essaie
d'amoindrir ces pointes critiques. Dans l'essai « Aspects divers de la
mémoire de Bergson », sans doute une synthèse de son cours universi-
taire, il se concentre sur le problème de la distinction entre passé et présent
au sein de la durée qui, étant « synthèse du passé et du présent en vue de
l'avenir », est « déjà mémoire » 2. La question du statut de la mémoire sert
de base précise pour rediscuter une série de problèmes à côté desquels
Bergson serait passé : celui de la finitude, celui de la négativité et celui de
l'histoire. En partant de la question du rapport entre présent et mémoire,
on peut comprendre « l'insertion de notre liberté dans l'être matériel 3 »,
« comment une certaine rupture est possible au sein de cette durée 4 » et,
enfin, le « devenir social 5 ». L'incarnation, la « finitude de notre élan
spirituel » se traduit par la « nécessité de passer par les mécanismes du
corps pour donner un pouvoir efficace à notre liberté ». C'est donc à
partir de cette nécessité, appelée par Bergson l'« attention à la vie »,
qu'Hyppolite examine la portée de la mémoire et son rôle dans l'insertion
de l'esprit dans la matière. C'est par l'attention portée à la vie qu'il est
possible de « comprendre la séparation nécessaire du passé et du présent,
et poser alors le problème de l'être en soi et pour nous du passé » 6.
Hyppolite s'oppose notamment à la critique adressée à Bergson par
Sartre dans le second chapitre (« La temporalité ») de la deuxième partie
(« Le pour-soi ») de L'Être et le Néant tout comme il s'emploie à distin-
guer les images-souvenirs du passé en soi. Les images tirées des souve-
nirs ne sont pas des « choses » dans un réservoir, mais des noyaux de
sens appelés à diriger l'action, elles sont donc « activement créées ou
reproduites » par le sujet 7. Ce processus n'a donc rien de mécanique,
mais il consiste dans la projection du sens fourni par la mémoire, qui
« devance la situation ». La mémoire formule donc de véritables « hypo-

1. Ibid.
2. Ibid., p. 468.
3. Ibid.
4. Cf. J. Hyppolite, « Aspects divers de la mémoire chez Bergson », op. cit., p. 472.
5. Cf. J. Hyppolite, « Vie et philosophie de l'histoire chez Bergson », op. cit., p. 467.
6. Ibid., p. 474.
7. Ibid., p. 476.
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Un grand philosophe classique 261

thèses » qui sont « des projets ». Hyppolite souligne alors la différence


entre la multiplicité virtuelle des souvenirs et la multiplicité effective des
images 1, entre l'esprit, qui « représente », et la matière qui ne fait que
« répéter ». L'esprit oppose le passé au présent sur le même mode que la
distinction entre ce que l'on contemple et ce que l'on fait. Les souvenirs
ne sont pas distincts et distinguables les uns des autres, mais ils sont un
tout virtuel et insécable : « Il n'y a pas des souvenirs, mais un seul passé
personnel que nous pouvons diviser, expliciter plus ou moins arbitraire-
ment selon les exigences d'une situation présente 2. »
Le souvenir n'a rien à voir avec les images présentes, il est « pur et
sans objet », « inutile et impuissant », susceptible de contemplation, mais
non pas d'action. Ses caractères sont donc : absence d'objet, inextension,
impuissance. Le passé ne cesse jamais d'exister même si je n'agis pas, il
est « ce que je suis en soi, il s'oppose au devenir d'un moi qui ajoute
toujours un sens nouveau à ce qui était déjà, mais ne le peut cependant
qu'à partir de ce passé, qui alors redevient pour nous 3 ». Le passé pur est
de l'ordre de la connaissance, du sens, de l'essence. Hyppolite convoque
la langue allemande pour « rapprocher le passé de l'essence (gewesen et
Wesen) ». Mais, ajoute-t‑il, en suggérant une comparaison avec la rémi-
niscence platonicienne, il ne faut pas « confondre l'essence avec le général
et l'abstrait » 4. L'homme, qui est un être fini, se situe donc entre deux
extrêmes : la pure contemplation du passé muet et inactif, et l'action
corporelle mécanique. Par conséquent, l'intuition aussi se place dans une
zone ambiguë, entre contemplation et action ; elle réunit « deux exi-
gences », et elle est une « vision de l'action créatrice » 5.

VIE ET HISTOIRE

Les lectures de Merleau-Ponty, mais surtout celle de Hyppolite,


visent donc à modérer et corriger les précédentes critiques adressées à
Bergson, soulignant toute la complexité du texte bergsonien et une

1. Ibid., p. 478.
2. Cf. J. Hyppolite, « Aspects divers de la mémoire chez Bergson », op. cit., p. 477.
3. Ibid., p. 483-484.
4. Ibid., p. 482.
5. Ibid., p. 480.
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262 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

certaine convergence avec l'existentialisme. Les problèmes à travers les-


quels le bergsonisme est lu restent bien ceux qui ont commencé à agiter
le champ intellectuel au lendemain de la Grande Guerre : l'incarnation
ou la finitude du sujet humain dans son commerce avec le monde, et le
sens de l'histoire.
L'importance cruciale du problème de l'histoire apparaît clairement
si l'on considère le numéro des Études bergsoniennes où figure aussi le
premier essai de Gilles Deleuze sur Bergson 1. La section principale de
la revue – constituée par deux essais de Raymond Polin 2 et Raymond
Aron – s'ouvre, de manière emblématique, sur la question « Y a-t‑il chez
Bergson une philosophie de l'histoire ? ». Aron a déjà utilisé la critique
bergsonienne du mouvement rétrograde du vrai dans sa thèse de 1938,
Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objec-
tivité historique. En dépit de son alainisme de jeunesse et du fait que ses
thèses sont dirigées par Brunschvicg et par Bouglé, dans sa propre épisté-
mologie de la connaissance historique, formulée dans sa thèse principale,
La Philosophie critique de l'histoire, Aron est profondément influencé
par le bergsonisme 3. Comme il l'explique en 1956 4, dans sa formulation
d'une théorie de la connaissance historique, Aron n'y reprend pas les
articulations des Deux Sources de la morale et de la religion 5, mais il
s'intéresse à la possibilité d'une transposition de certaines catégories

1. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », tiré d'une confé-


rence de 1954, et dont une bonne partie traite du problème de la temporalité historique.
2. Polin, malgré son orientation phénoménologique, réserve à Bergson un bon
accueil dans sa thèse Du laid, du mal, du faux et dans La Compréhension des valeurs.
3. Aron consacre d'autres essais à Bergson : « Réflexions sur la philosophie bergso-
nienne » (La France libre, II, no 7, 1941, p. 42-54 ; reproduit in Commentaire, t. 8, no 28-
29, 1985) ; « Notes sur Bergson et l'Histoire » (in Études bergsoniennes, IV, 1956) ;
« Hommage à Bergson » (in R. Aron, Essais sur la condition juive contemporaine, Paris,
Tallandier, 2007) ; « Henri Bergson. Essais et témoignages inédits recueillis par Albert
Béguin et Pierre Thévenaz » (in La France libre, t. IV, no 19, 1942, p. 81).
4. Cf. R. Aron, « Notes sur Bergson et l'histoire », op. cit., p. 45.
5. Peu après, Merleau-Ponty le remarque dans « Bergson se faisant » (ibid., p. 306-
307), où il souligne qu'il n'y a pas dans Les Deux Sources de véritable « inscription
historique ». Selon lui, « il n'y a pas pour Bergson de mystère de l'histoire » comme chez
Péguy, qui en revanche a « prouvé par le fait qu'une intuition bergsonienne de l'histoire
est possible ». De plus, Merleau-Ponty avance : « Ce qui chez lui [Bergson] s'oppose à
toute philosophie de la médiation et de l'histoire, c'est une donnée très ancienne de sa
pensée, la certitude d'un état “semi-divin” où l'homme ignorerait le vertige et l'angoisse. »
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Un grand philosophe classique 263

bergsoniennes « à la réalité de l'histoire humaine et de la connaissance


historique 1 ».
Les deux notions fondamentales qui animent sa critique de la préten-
tion positiviste à connaître l'histoire, à savoir l'« illusion rétrospective de
fatalité » et le « découpage », sont incontestablement d'« inspiration berg-
sonienne ». Bergson d'ailleurs en convient, dans une lettre envoyée à Aron
en 1938 2. Comme son ami Canguilhem, Aron est sans doute influencé par
Vladimir Jankélévitch. Non seulement ce dernier a étudié des philosophes
et sociologues allemands qu'Aron traite, notamment Simmel et Scheler,
mais surtout, dans son Henri Bergson, il a consacré d'amples développe-
ments à la critique des pseudo-idées chez Bergson. La bibliothèque de
l'École normale conserve un exemplaire du livre de Jankélévitch, dédicacé
à Aron, densément souligné en correspondance des passages où l'auteur
expose la critique de la catégorie de possible et de rétrospection et où il
parle de l'opération de segmentation propre à la science 3.
Aron traduit la dualité de « se faisant » et de « tout fait » dans les
termes de durée génératrice d'événements et d'explication rétrospective
faite par l'historien, « observateur situé après l'événement ». Sa « critique
de la connaissance historique » vise à « marquer le décalage inévitable
entre la réalité historique et la vue que nous en prenons après coup
et pour dénoncer l'illusion positiviste de la restitution du passé wie es
geschehen ist » 4. La séparation entre le temps historique et le temps natu-
rel, qu'Aron opère dans la première section du livre, est forgée à partir
d'un critère bergsonien. Le philosophe part du saut qualitatif – décrit
dans L'Évolution créatrice – entre l'apparition de l'homo faber, construc-
teur d'outils, donc intelligent, et les autres animaux, pour en déduire
l'impossibilité de comprendre l'histoire à travers les mêmes moyens que
les sciences de la nature. Si l'intelligence n'a pu « naître de la non-

1. Cf. R. Aron, « Notes sur Bergson et l'histoire », op. cit., p. 45.


2. Cf. « Lettre de Bergson à R. Aron, 30 juin 1938 », in H. Bergson, Correspondance,
op. cit., p. 1595.
3. Réserve de la bibliothèque de l'École normale supérieure, cote S Phi fr 1820 A 8o.
4. Au milieu des années 1930, suite à la publication des Deux Sources, mais aussi à
sa séparation du pacifisme d'Alain, il est normal qu'Aron se rapproche de Bergson, qui
condamne la philosophie marxiste, conçoit l'espèce humaine comme animée par une soif
de puissance et donc destinée à la guerre, et est un pessimiste opposé au « pacifisme
facile ».
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264 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

intelligence que par surgissement brusque 1 », alors tenter d'expliquer


l'histoire humaine par les mêmes lois que celles qu'on applique à l'histoire
naturelle signifie être dupe d'une « illusion rétrospective ». Cette illusion
dissimulerait une rupture « en imaginant de l'un à l'autre terme un pas-
sage progressif ». Aron se propose de traquer cette même illusion dans la
compréhension des événements par l'historien, que celui-ci explique après
coup 2. En outre, il établit, surtout dans la première section du livre, et
davantage encore dans sa conclusion, un parallèle entièrement bergsonien
entre le devenir de la conscience et celui de l'humanité. Dans les deux cas,
on se trouve face à un devenir continu et immanent qui ne se prête pas
à un regard de survol et qu'on ne peut que vivre de son intérieur.
Si « l'humanité se confond avec son histoire, l'individu avec sa durée »,
alors « l'expérience de la durée est à la fois celle du continu et celle du
présent » 3.
Comme l'action historique est faite de décisions prises dans une situa-
tion foncièrement ambiguë, la connaissance historique ne peut consister
en une simple fusion, ou en une coïncidence. Il en résulte, tant pour la
connaissance de soi que pour la connaissance de l'historien, « une dialec-
tique sans terme, toute connaissance de soi est partie de son objet qu'elle
transforme inévitablement, car celui qui se connaît n'est déjà plus ce qu'il
était avant la prise de conscience 4 ». Ce qu'Aron appelle la « connais-
sance rétrospective » se situe donc entre la connaissance par abstraction
et la coïncidence totale avec le passé, qui impliquerait une évocation sans
distance (donc sans conscience) de la totalité du passé. Cette connais-
sance rétrospective est révélée déjà par la simple position de l'historien
qui prétend isoler deux moments (le passé et son présent) tandis que « la
continuité n'est pas faite d'états juxtaposés 5 ».
L'ossature philosophique des argumentations d'Aron est bergso-
nienne. Comme les historiens de la philosophie Émile Bréhier 6 et Henri
Gouhier 7, leur élève applique des principes « bergsoniens » dans la formu-

1. Cf. R. Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, op. cit., p. 45.


2. Ibid., p. 46.
3. Ibid., p. 431.
4. Ibid., p. 63.
5. Ibid., p. 67.
6. Cf. notamment É. Bréhier, La Philosophie et son passé, Paris, Puf, 1942.
7. Cf. notamment H. Gouhier, « Bergson et l'histoire des idées », Revue internatio-
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Un grand philosophe classique 265

lation d'une philosophie du temps historique. Mais, différemment d'eux,


Aron ne conçoit pas la possibilité d'avoir une intuition de soi-même ou du
passé par contact sans distance. Ce contact est au contraire impossible à
cause des exigences de l'action, car, à chaque instant, nous devons recréer
notre moi en rattachant le passé au présent. Ainsi se joignent, en une
dialectique sans cesse renouvelée, la connaissance rétrospective et le choix,
l'acceptation du donné et l'effort de dépassement. On se découvre par
l'action aussi bien que par l'introspection 1. Si l'évocation d'une couche de
passé en tant que telle est impossible, car elle nous reporterait dans le
passé, l'intuition de toute l'histoire dans le présent serait incommunicable :
« L'unité de la personne […] est donnée peut-être à une intuition globale,
mais cette intuition, intraduisible en mots, ne livre pas un savoir véri-
table 2. » Par conséquent : « L'événement humain, tel qu'il se passe dans les
consciences, est inaccessible. Après coup, nous reconstruisons le vécu 3. »
L'incapacité de ressaisir le passé en soi, la distance de l'objet, mais
aussi les différents systèmes d'interprétation, le problème de l'intersubjec-
tivité amènent donc Aron à soutenir une théorie relativiste d'une irréduc-
tible pluralité d'interprétations de l'histoire. Ainsi, Aron parvient à la
conclusion d'une « dissolution de l'objet. Il n'existe pas de réalité histo-
rique, toute faite avant la science, qu'il conviendrait simplement de repro-
duire avec fidélité. La réalité historique, parce qu'elle est humaine, est
équivoque et inépuisable 4 ».
La philosophie de l'histoire d'Aron souligne l'ambiguïté de la position
de l'historien, qui est partie de son objet d'étude. De la même manière,
dans son « engagement » historique, l'homme est en risque permanent
d'« insincérité 5 », de manque de fidélité envers soi-même. Ce risque
résulte de l'essence même de son expérience historique, faite de « conti-
nuité et discontinuité », d'« accumulation des expériences » et d'« instan-
tanéité de la reprise volontaire », d'« évolution » et de « rupture » 6. Ainsi,

nale de philosophie (1949), in Id., L'Histoire et sa philosophie, Paris, Vrin, 1952, p. 67-
90. Et « Vision rétrospective et invention historique » (1954), in Id., La Philosophie de
l'histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1956.
1. Ibid., p. 75.
2. Ibid., p. 83.
3. Ibid., p. 107.
4. Ibid., p. 147.
5. Ibid., p. 434.
6. Ibid., p. 435.
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266 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'« existence humaine est dialectique, c'est‑à-dire dramatique puisqu'elle


agit dans un monde incohérent, s'engage en dépit de la durée, recherche
une vérité qui fuit, sans autre assurance qu'une science fragmentaire et
une réflexion formelle 1 ».
Cette philosophie de l'histoire, dont le relativisme se fonde sur une
théorie de la connaissance bergsonienne, est parfaitement en phase avec les
discursivités véhiculées par les phénoménologies existentialistes pendant les
années 1930 et 1940. On retrouve les mêmes arguments dans le premier
essai sur Max Weber qui ouvre Les Aventures de la dialectique, recueil de
philosophie de l'histoire signé par Merleau-Ponty où ce dernier sépare l'his-
torien du physicien par le fait que le premier, à la différence du second, est
à la fois spectateur et acteur. Sa condition n'est donc « pas si différente
de celle de l'homme agissant ». L'historien est contraint de considérer
un champ où « savoir et action sont deux pôles » et où l'objet « est nous-
mêmes » 2. La méthode de l'historien est alors celle de « se transpor-
te[r] en ceux dont l'action a été décisive 3 ». Merleau-Ponty évoque alors le
savoir de l'historien en termes d'« intuition continuée 4 », il est « savoir de
notre monde en devenir » dont le « devenir englobe le savoir lui-même » 5.
Néanmoins, l'auteur ne parvient ni à dialectiser ni à phénoménologi-
ser complètement la considération bergsonienne de l'histoire. Si, en 1952,
dans l'Éloge de la philosophie, il met en lumière tout l'intérêt de la dénon-
ciation faite par Bergson de toutes les illusions rétrospectives, y compris
l'idée de progrès 6, sept ans plus tard, dans « Bergson se faisant », il souli-
gne un manque dans Les Deux Sources – autrement dit, la négligence de
leur auteur indifférent au « mystère de l'histoire 7 ». La raison est toujours

1. Ibid., p. 437.
2. Ibid., p. 18.
3. Cf. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955,
p. 17.
4. Ibid., p. 46.
5. Ibid., p. 45.
6. Merleau-Ponty reprend purement et simplement le propos d'Aron : l'illusion du
progrès n'est qu'un « cas particulier de l'illusion rétrospective : nous voyons dans un
événement du passé la préparation de notre présent, alors que ce passé a été “un acte
complet” en son temps et que c'est la réussite présente qui le transforme en esquisse »
(M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Flammarion, 1989, p. 33).
7. M. Merleau-Ponty, « Bergson se faisant », in Id., Signes, Paris, Gallimard, 2001,
p. 306.
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Un grand philosophe classique 267

la même : Bergson a confiance dans l'intuition, dans « la certitude d'un


état “semi-divin” où l'homme ignorerait le vertige et l'angoisse » ; ainsi,
tout « chez lui s'oppose à toute philosophie de la médiation et de l'his-
toire 1 ».
Mais Aron et Merleau-Ponty ne sont pas les seuls à avoir été
influencés par Bergson dans leur formulation d'une philosophie de l'his-
toire : en 1941, dans l'ouvrage collectif Henri Bergson. Essais et témoi-
gnages, l'historien Henri-Irénée Marrou publie, sous le pseudonyme de
Henri Davenson, un essai, dans lequel « Bergson et l'histoire 2 » où il
souligne l'importance de l'auteur des Deux Sources pour les historiens
grandis pendant les années 1930 3. Marrou, ancien collaborateur de la
revue Esprit, proche des milieux catholiques et ami d'Aron, avait,
comme lui, utilisé Bergson pour critiquer les cadres épistémologiques de
l'histoire positiviste et pour souligner l'importance de la subjectivité de
l'historien dans tout récit 4. D'ailleurs, dans le no 4 des Études bergso-
niennes, il est question d'un « Débat sur Bergson et l'histoire », animé par
Polin, Aron, Marrou et Hyppolite. Également en 1954, Henri Gouhier,
dans l'éditorial du 8e numéro d'Actualité de l'histoire, le bulletin de l'Ins-
titut français d'histoire sociale, répond à l'interrogation sur l'actualité de
Bergson en mettant en avant l'originalité de sa conception du temps qui a
appris à penser l'histoire comme ouverte et marquée par la contingence 5.
Les influences de Bergson sur les historiens des Annales se rattachent
davantage à une certaine utilisation d'un langage passivement intério-
risé qu'à la méthodologie concrètement appliquée 6. Marc Bloch (né
en 1886), fondateur avec Lucien Febvre de l'École des Annales, s'est
formé au Centre international de synthèse de Henri Berr, qui avait
exprimé, notamment dans La Synthèse en histoire de 1911, quelques

1. Ibid.
2. Cf. A. Beguin - P. Thévenaz, Henri Bergson. Essais et témoignages, op. cit.,
p. 213-221.
3. Cet essai est critiqué en 1945 par H. Lévy-Bruhl dans « Histoire et bergsonisme »,
Revue de synthèse historique, vol. LX, 1945, p. 141-159, qui veut montrer qu'en réalité
l'influence de Bergson sur les historiens n'est que rétrospective.
4. Cf. H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954.
5. Cf. H. Gouhier, « Bergson et l'actualité de l'histoire », L'Actualité de l'histoire,
no 8, 1954, p. 3-4.
6. Cf. E. Castelli-Gattinara, Les Inquiétudes de la raison : épistémologie et histoire en
France dans l'entre-deux-guerres, Paris, Vrin-EHESS, 1998.
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268 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

appréciations au sujet de la conception bergsonienne du temps et au


sujet de sa critique du déterminisme et du finalisme. Sans appliquer direc-
tement la méthode bergsonienne en histoire, certaines phrases de Bloch
trahissent son influence, à tel point que Jacques Le Goff, dans la préface
à la nouvelle édition de l'Apologie pour l'histoire, soutient la conver-
gence entre la pensée de Bloch et celle de Bergson 1. Dans l'Apologie,
livre inaccompli et produit dans des conditions très précaires, Bloch sou-
ligne que l'historien développe sa pensée suivant « la catégorie de la
durée » et qu'ainsi, au contraire des sciences, sa discipline ne peut faire
abstraction du temps, en « le morcelant en fragments artificiellement
homogènes ». « Réalité concrète et vivante, rendue à l'irréversibilité de
son élan – conclut Bloch dans un langage bergsonien –, le temps de
l'histoire, au contraire, est le plasma même où baignent les phénomènes
et comme le lieu de leur intelligibilité. » Le temps de l'histoire, « ce temps
véritable est, par nature, un continu. Il est aussi perpétuel changement
[…] le flux de la durée 2 ».
Ce langage revient chez Fernand Braudel (né en 1902), quoique avec
des tons polémiques. Dans son célèbre article de 1958, « Histoire et
sciences sociales : la longue durée », Braudel vise à se situer à la fois par
rapport à Questions de méthode de Sartre et à Lévi-Strauss, qui vient de
publier son Anthropologie structurale. Tant dans cet article que dans la
conférence « L'Histoire, mesure du monde 3 », tenue alors que Braudel
était prisonnier en Allemagne, au moment de la rédaction de La Méditer-
ranée, on retrouve l'influence de Bachelard dans l'idée que l'histoire est
une « dialectique de la durée 4 ». Ce qui est en question est l'idée d'échelles
temporelles. En 1953, dans un compte rendu 5 d'un livre de Georges
Gurvitch, professeur de sociologie à la Sorbonne depuis 1946, qui avait
tenu un cours, La Multiplicité des temps sociaux, en 1958 6, ce qui est en

1. Cf. M. Bloch, Apologie pour l'histoire, Paris, Armand Colin, 1993, p. 22.
2. Ibid., p. 83-84.
3. Cf. F. Braudel, « L'Histoire, mesure du monde », in Id., Les Écrits de Fernand
Braudel, t. II, Les Ambitions de l'histoire, Paris, de Fallois, 1997, p. 11-83.
4. Cf. F. Braudel, Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 61.
5. Cf. F. Braudel, « Georges Gurvitch ou la discontinuité du social » (Annales ESC,
VIII, 1953, p. 347-361), compte rendu de la La Vocation actuelle de la sociologie, de
1950 (Paris, Puf, 1963).
6. Cf. G. Gurvitch, « La multiplicité des temps », in Id., La Vocation actuelle de la
sociologie, op. cit., p. 325-430.
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Un grand philosophe classique 269

jeu est précisément la multiplicité des temps considérés par les sciences
humaines. Cependant la conclusion de l'article de 1958 parle clair, une
entente souhaitable entre historiens, sociologues et anthropologues est
possible, mais elle doit suivre des lignes précises, nommées par Braudel :
« mathématisation, réduction à l'espace, longue durée ». On est donc
bien loin de Bergson et de la critique du morcellement 1.
Mis à part les débats entre historiens de profession, qui se placent
dans un champ ayant désormais acquis son indépendance de la philoso-
phie, le problème de l'histoire et de la dialectique en tant que son mouve-
ment est au centre des préoccupations des philosophes entre la fin des
années 1940 et le début des années 1950. Ce problème est certes en
relation avec des enjeux philosophiques – « Quelle est la situation de
l'homme dans l'histoire ? », « Quel est le rapport qu'il entretient avec son
propre passé ? », « L'histoire est-elle connaissable objectivement ? » – et
historiographiques – « Quelle est la différence entre la dialectique hégé-
lienne et marxienne ? », « Y a-t‑il une coupure dans l'œuvre de Marx
concernant ces thèmes ? » –, mais aussi politiques. On cherche non seule-
ment à comprendre la place de l'homme dans son histoire pour agir, mais
on essaie aussi de proposer des modèles d'intellection de l'histoire afin de
justifier ou critiquer certaines actions.
Cela est vrai à plus forte raison au lendemain de la Libération,
après la mise en place du plan Marshall et la réponse soviétique
illustrée par la doctrine Jdanov. Une longue période de stabilisation
débute avec la partition de Berlin et implique les guerres d'Indo-
chine et de Corée, durant une décennie, du moins jusqu'aux événe-
ments de Budapest, mais même au-delà, jusqu'à la fin de la guerre
d'Algérie. Ce n'est donc pas un hasard si l'interrogation merleau-
pontienne dans Les Aventures de la dialectique et sa reprise de Berg-
son suivent la rupture d'avec Sartre qui, partisan d'une conception
complètement négative de la dialectique, se rapproche du Parti com-
muniste au début des années 1950. Il n'est pas non plus étonnant
qu'Aron, gaulliste et anti-communiste (c'est en 1955 que L'Opium
des intellectuels paraît), plaide pour un relativisme historique. Enfin,

1. Parmi les derniers historiens qui se réclament de Bergson dans l'écriture de


l'histoire figure Paul Veyne. Cf. P. Veyne, Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémo-
logie, Paris, Seuil, 1971.
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270 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

loin aussi d'être le fruit du hasard est l'utilisation, pendant les


années 1950 1, par un marxiste comme Louis Althusser, de l'épisté-
mologie anti-empiriste et antibergsonienne de Bachelard pour discré-
diter le relativisme antiscientifique de la conception de l'histoire
proposée par Aron, Ricœur et les phénoménologies existentielles.

INHUMAINES NÉGATIONS

Cette interrogation obsessionnelle sur les thèmes de la dialectique et de


l'histoire prend une toute nouvelle direction à partir du début des
années 1950, à cause d'un événement qui décompose et recompose diffé-
remment la configuration des problèmes dominants : la publication du
Brief über des Humanismus. La Lettre est accompagnée par une série
d'autres traductions qui problématisent l'interprétation jusqu'alors sim-
plement « humaniste » de la philosophie heideggérienne : le Kantbuch,
« L'essence de la vérité », et plusieurs essais contenus dans Holzwege. Cette
deuxième réception de la philosophie de Heidegger a pour effet d'attirer
l'attention sur des questions ontologiques et, surtout, de décentrer la posi-
tion de l'homme dans l'histoire. Dans les interprétations « humanistes » de
Marx, et dans la phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty, la subjec-
tivité humaine, même sous sa forme « réduite » de Dasein, de praxis, de
conscience préréflexive ou incarnée, garde en effet un rôle central.
Hyppolite, qui a publié sa célèbre lecture de la Phénoménologie
hégélienne en 1947, est frappé, comme beaucoup d'autres contempo-
rains, par ce que son élève Michel Deguy appelle une « foudre heideggé-
rienne 2 ». Hyppolite délivre deux cours sur Heidegger auquel il consacre
quelques articles au début des années 1950, mais c'est surtout dans ses
études hégéliennes, notamment Logique et existence, de 1952, que
l'influence de l'Allemand se manifeste le plus. À partir de Logique et
existence, l'interprétation de Hegel par Hyppolite n'est plus axée,
comme chez Kojève et chez Sartre, sur la subjectivité humaine comme
source de négation, mais plutôt sur le développement dialectique de

1. Cf. L. Althusser, « Sur l'objectivité de l'histoire : lettre à Paul Ricœur » (1955), in


Id., La Solitude de Machiavel et autres essais, Paris, Puf, 1998.
2. Cf. D. Janicaud, Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001, vol. 2, p. 68.
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Un grand philosophe classique 271

l'Être interprété « phénoménologiquement » comme Sens, comme


Logos. Logique et expérience, a priori et a posteriori se présupposent
dialectiquement : c'est seulement à travers l'homme et son histoire que le
Logos se développe, mais c'est seulement grâce au Logos que l'expé-
rience humaine est possible. La véritable apparition du Savoir absolu se
place alors, selon Hyppolite, dans la transition vers la Logique qui se
trouve à la fin de la Phénoménologie et où l'autoconscience se révèle
n'être rien d'autre qu'une simple étape dans le processus d'expression de
l'Être. Par conséquent, la Phénoménologie présuppose une réflexion
ontologique qui surpasse l'homme et coïncide avec l'auto-expression de
l'Absolu.
Cette auto-expression, ce Logos décrit par Hyppolite en des termes
heideggériens, n'a aucun rapport avec la conscience humaine, elle n'est
pas le discours de l'homme sur l'être, mais le discours de l'Être à travers
l'homme. Selon Hyppolite, Hegel pense donc « l'aventure [spéculative]
de l'être et non de l'homme 1 ». Or c'est seulement grâce à la dialectique
– qui « pousse la différence jusqu'à l'opposition » et rend compte de la
diversité empirique à travers le concept de différence interne – que la
philosophie hégélienne peut passer d'une philosophie de l'essence – dans
laquelle la pensée et l'être, l'idée et l'empirie, sont séparés – à une ontolo-
gie ou à une logique du sens, dans laquelle le sens est immanent à l'expé-
rience. C'est en ce sens qu'Hyppolite peut affirmer que, dans le système
hégélien, « l'immanence est complète 2 ». Ainsi, dans le rapport entre
Logique (l'Être comme sens) et existence (le sujet humain à travers lequel
celle-ci se révèle), c'est l'existence qui est sacrifiée : ce n'est pas l'homme
qui utilise le langage, mais l'être, qui est Logos, langage, qui « utilise »
l'homme : « Ce n'est pas l'homme qui interprète l'Être, mais c'est l'Être
qui se dit dans l'homme […] ce dévoilement de l'Être, cette logique abso-
lue […] passe à travers l'homme 3. »
D'où la nécessité que l'idée même de sujet et d'homme soit « réduite »,
« mise entre parenthèses » 4 afin de comprendre la Logique. C'est

1. Cf. J. Hyppolite, « Note sur la préface de la Phénoménologie de l'esprit », in


Figures, op. cit., p. 337.
2. Cf. J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 230.
3. Cf. J. Hyppolite, « Ruse de la raison et histoire chez Hegel » (1952), in Figures, t. I,
op. cit., p. 184.
4. Cf. J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 50 et 251 respectivement.
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272 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

seulement ainsi qu'un « retour aux choses elles-mêmes 1 » est possible.


Logique et existence représente ainsi une véritable césure. L'effet majeur
de la conception heideggérienne de l'homme comme « berger de l'Être »
est celui du décentrement de l'homme au sein de l'histoire : l'histoire n'est
plus le progrès, à travers l'action négative propre à l'homme vers la coïn-
cidence de l'en-soi et du pour-soi, mais une temporalité incertaine dont
l'homme est en quelque sorte l'otage.
Cette critique de l'interprétation anthropologique de la dialectique,
qui implique une confrontation implicite avec Kojève et Sartre, entraîne
aussi une confrontation avec Bergson. En effet, dans le chapitre central de
Logique et existence, « Négation empirique et négation spéculative », la
philosophie de la durée est directement mise en comparaison avec Hegel
à partir du concept de différence dialectique 2. Tout se passe comme
si Hyppolite, après avoir critiqué, à la lumière de la Logique hégélienne
filtrée par Heidegger, l'interprétation anthropologique de la dialectique,
héritage de Kojève chez Sartre, devait reprendre la confrontation entrete-
nue par ce dernier avec Bergson dans L'Être et le Néant. De là découle la
nouvelle confrontation avec le traitement sartrien du problème de la
négation, considéré à partir de Bergson et de Hegel. En traitant lui-même
la conception de la dialectique et de la négativité, Hyppolite semble mon-
trer que Bergson et Sartre partagent la même conception anthropolo-
gique de la dialectique 3.

1. Ibid., p. 3. Cette application de l'épochè sera reprise maintes fois par Hyppolite,
notamment au cours du colloque sur Husserl de 1957, où il reformule l'hypothèse d'un
« champ transcendantal sans sujet » ; cf. AA.VV, Husserl, Paris, Minuit 1959, p. 319.
L'idée sera reprise par Derrida, qui en parlera à propos de l'écriture dans son « Introduc-
tion à L'Origine de la géométrie de Husserl » (cf. Husserl, L'Origine de la géométrie,
Paris, Puf, 1962) et par V. Goldschmidt, qui a lu le premier chapitre de Matière et
mémoire comme la mise en œuvre d'un « champ transcendantal » d'images à partir
duquel la conscience était déduite (cf. V. Goldschmidt, « Introduction », in F. Worms
(éd.), Annales bergsoniennes I, Paris, Puf, 2002, p. 73-128).
2. Hyppolite a déjà eu l'occasion d'opposer Hegel à Bergson dans sa thèse Genèse et
structure de La Phénoménologie de l'Esprit d'Hegel (Paris, Aubier, 1947, p. 128 et 246).
Comme Hegel, Bergson a tenté d'introduire « la vie et le devenir dans la pensée elle-
même », mais il a renoncé au concept. Hegel critique déjà la possibilité d'une « philoso-
phie de la vie comme sera plus tard celle de Bergson dans L'Évolution créatrice […], [lui
opposant] une philosophie de la conscience et de l'esprit ».
3. À partir de ces réflexions (et dans une confrontation avec Le Visible et l'Invisible)
se développe la thèse de Bento Prado Jr., élaborée pendant les années 1960, Présence et
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Un grand philosophe classique 273

Hyppolite confronte la conception hégélienne de la différence avec la


pensée antérieure. Le façonnement d'une « philosophie de la négation et
de la négativité 1 » comme l'élaboration du concept de différence interne
et de négation spéculative permettent à Hegel de formuler une philoso-
phie en tant qu'ontologie du sens. Ses prédécesseurs sont restés à une
pensée immédiate et empirique, ne croyant qu'à la positivité de l'être.
L'un de ceux-ci est précisément Bergson. Chez Bergson, l'être est toujours
positif ; de ce fait, le jugement négatif ne peut rien sur lui : ce dernier n'est
rien d'autre qu'une attitude propre à la conscience humaine, il « est dia-
lectique dans le mauvais sens du terme, c'est‑à-dire qu'il ne concerne
qu'un dialogue avec d'autres hommes, une manière de les prévenir contre
une erreur possible ou de redresser leurs erreurs effectives 2 ». Le fait que
l'esprit humain soit fini, qu'il ne puisse pas suivre simplement le fil de
l'expérience, le fait, donc, que l'esprit soit doué de mémoire et qu'il soit
obligé de faire la distinction, pour des fins pratiques, entre le présent et le
passé, voilà qui justifie la négation. La représentation, la capacité à disso-
cier et à distinguer, principe de l'idée de négation, est, pour Bergson, un
produit humain, lié aux exigences de l'action. Chez Bergson, la négation
et, plus généralement, la distinction sont donc purement anthropolo-
giques, pragmatiques, vitales. Ainsi, la diversité est encore immédiate et
la différence est extérieure à la chose.
Hyppolite montre cependant que Bergson a tenté de placer la néga-
tion au cœur de la vie. L'élan vital, de la même manière que notre esprit,
est fini ; par conséquent, il ne peut dépasser tous les obstacles et est
obligé de seconder la matière, qui s'oppose à lui. C'est ainsi que la vie
individualise les vivants à partir d'un premier élan indistinct et purement
positif. La matière est donc le principe de négation, elle oblige la vie à se
diviser, à s'extérioriser, en se niant. Toutefois, pour que Bergson puisse
donner un statut ontologique à la négativité, il aurait fallu qu'il intro-
duise la distinction dans la réalité et la distinction dans les choses, mais
pour le faire il aurait dû supposer que chaque chose se distingue de
toutes les autres. Seulement par ce processus réflexif, on parvient à

champ transcendantal. Conscience et négativité dans la philosophie de Bergson (Hildes-


heim, Olms, 2002).
1. Cf. J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 135.
2. Ibid., p. 138.
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274 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

cerner l'essence de la chose : cette essence constitue la différence


« interne » de la chose, dans sa négation de toutes les autres choses. C'est
la distinction complète d'une chose qui la relie à tout l'Univers et réduit
les différences à la différence essentielle ou intérieure, la différence d'une
chose ou d'une détermination et de son autre. Cette dualité est la dualité
spéculative, le double fondamental 1. Cela ne se passe pas ainsi chez
Bergson, qui soutient que le principe créateur est entièrement positif.
Ainsi, sa philosophie « est tantôt un monisme, tantôt un dualisme,
sans conciliation pensable 2 ». Selon Hyppolite, Bergson, qui, comme
Hegel, a pensé le réel comme création s'en est toutefois démarqué, puis-
qu'il ne l'a pas pensé en tant que sens. Il n'a « pas tenté comme Hegel une
logique qui soit le mouvement générateur de l'être ; cette logique l'aurait
[au contraire] conduit à retrouver le poids et le sérieux de la négation, au
lieu d'y voir une critique humaine, liée à des conditions humaines, qui
dégénère trop souvent dans une dialectique vaine 3 ».

ULTRAPOSITIVISTES ET ULTRANÉGATIVISTES

Comme Hyppolite, Jean Beaufret, Henri Birault et beaucoup d'autres,


Merleau-Ponty est à son tour frappé par la même « foudre heideggé-
rienne ». Cette fulguration s'inscrit dans la discussion théorico-politique
complexe sur la dialectique et sur la place de l'homme dans l'histoire qui
anime le champ philosophique au cours des années 1950. Le décentre-
ment de l'homme produit par la deuxième philosophie de Heidegger
remet en cause la centralité occupée par la conscience dans la phéno-
ménologie existentielle, et l'ontologie implicite qui la sous-tend. Cela
implique, comme chez Hyppolite, une confrontation, d'une part avec
l'opération d'anthropologisation du néant effectuée par Sartre, dont
Merleau-Ponty se sépare suite à l'affaire des « Communistes et la paix »,
d'autre part avec Bergson, que Sartre avait liquidé dans L'Être et le
Néant.
La réapparition de Bergson chez Merleau-Ponty à partir de l'Éloge

1. Ibid., p. 148.
2. Ibid., p. 149.
3. Ibid., p. 159.
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Un grand philosophe classique 275

de la philosophie, sa leçon inaugurale au Collège de France de 1952 1,


est le résultat de plusieurs déterminantes. Pour un motif institutionnel,
Merleau-Ponty revient au philosophe qu'il condamnait plus tôt, car il
est de coutume pour un nouveau professeur de rendre hommage à ses
prédécesseurs, dans ce cas Bergson, Le Roy et Lavelle. Le contenu théo-
rique du discours est cependant le fruit d'une relecture déjà faite, avant
tout pour une occasion pédagogique, à savoir le programme de l'agré-
gation 1947-1948, qui engage le rapprochement entre Bergson et les
phénoménologies existentialistes opéré par plusieurs acteurs dont Hyp-
polite 2. De plus, ce contenu est aussi fruit d'une nouvelle discussion
concernant le statut de la dialectique et la place de la négativité. Tout se
dessine sur fond de critiques adressées par Heidegger aux concepts fon-
damentaux de la métaphysique, critiques qui ont bouleversé la philoso-
phie française. Cette nouvelle confrontation avec Bergson, qui amènera
Merleau-Ponty à lui consacrer plusieurs leçons dans son cours La
Nature, et à participer au colloque pour le centenaire sur Bergson en
1959 avec la communication « Bergson se faisant », culmine dans les
pages du chapitre « Interrogation et intuition » qui clôt la version ache-
vée du volume Le Visible et l'Invisible.
Dès la Phénoménologie de la perception, le projet de Merleau-Ponty
était d'en revenir, à travers la réduction, au monde perçu et, suivant
Husserl, de rapporter « l'expérience pure à l'expression de son sens 3 ».
Le problème de la réduction est que l'on ne peut jamais être sûr d'avoir
introduit les catégories qui appartiennent à la démarche que l'on cherche
à réduire. Pour cette raison, Merleau-Ponty, comme Lévinas et le Cercle
de Göttingen, prend ses distances avec l'intellectualisme de la deuxième
réduction, transcendantale, introduite par Husserl dans les Ideen. Dans
Le Visible et l'Invisible, l'impossibilité de rejoindre le sens de l'être du
monde, dont la cause a jusque-là été attribuée par Merleau-Ponty à
l'intellectualisme husserlien, est jugée en un geste intégralement débiteur

1. Des mentions élogieuses à Bergson sont déjà présentes dans l'article de 1955,
« Einstein et la crise de la raison », et dans celui de l'année suivante, intitulé « Partout et
nulle part » (in M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960).
2. Hyppolite est cité à la page 29 de l'Éloge de la philosophie (op. cit.).
3. Les développements des paragraphes suivants sont partiellement redevables des
analyses de R. Barbaras, Le Tournant de l'expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998.
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276 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

de Heidegger, inhérente à toute la philosophie de la conscience. Le projet


de dépasser les limites de l'intellectualisme semble désormais impossible
de l'intérieur d'une philosophie de la conscience, qui est la condition de
tout intellectualisme. Pour retourner aux choses elles-mêmes, il faut alors
renoncer radicalement à la conscience et revoir tous les concepts qui en
dérivent, « sujet, conscience, conscience de soi, esprit 1 ». Merleau-Ponty
s'emploie donc, par un geste heideggérien, à critiquer l'ontologie sous-
jacente à toutes les philosophies de la conscience, qu'il appelle « ontolo-
gie de l'objet ».
C'est dans ce cadre que la réévaluation du bergsonisme s'insère. La
critique de l'intellectualisme de la phénoménologie est dirigée contre la
notion d'essence : si la phénoménologie dépasse l'attitude naturelle et
convertit les êtres à leur sens, elle commet toutefois l'erreur de penser le
sens en tant qu'essence, c'est‑à-dire en tant que raison accessible à la
conscience. Dans le dernier chapitre de L'Évolution créatrice, Bergson
critique, à travers la critique de l'idée de néant, la notion d'essence ou
d'idée : si la métaphysique a considéré le devenir comme une diminution
d'être, c'est parce qu'elle a commencé à le penser à partir du néant.
L'essence de l'être logique est en effet d'être nécessaire, c'est‑à-dire d'être
tel qu'il ne peut pas ne pas être. En conséquence, la métaphysique ne
pense pas l'être à partir de lui-même, mais à partir de ce qui en lui est
pleinement positif au point de pouvoir résister au néant. Cette idée que
pour avoir une intuition positive de l'essence il faut se poser du point de
vue du néant contredit l'autre idée phénoménologique que toute pensée
est incarnée 2. L'opération de « recul » dans le néant est donc à la base de
la détermination de l'être comme essence, du transcendantal comme
conscience, et la phénoménologie se révèle être une approche contradic-
toire.
Sa reconsidération du bergsonisme permet donc à Merleau-Ponty de
saisir l'attitude naturelle à sa source. Celle-ci n'en reste pas à la position
naïve d'un monde en soi pleinement déterminable, mais sous cette pre-
mière attitude on trouve l'habitude d'aborder l'Être comme s'il émer-
geait d'un fond de néant. La devise phénoménologique du « retour aux

1. Cf. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible (1964), Paris, Gallimard, 1993,


p. 104.
2. Ibid., p. 149-150.
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Un grand philosophe classique 277

choses elles-mêmes » doit donc intégrer une opération d'annihilation du


néant qui fonde ses démarches. La « méthode » merleau-pontienne se
rapproche ainsi petit à petit de l'intuition bergsonienne 1 selon laquelle il
faut penser l'Être directement, sans faire le détour par le néant. L'intui-
tion, dira Merleau-Ponty à la fin des années 1950, est la « “réduction”
bergsonienne qui reconsidère toute chose sub specie durationis » et
consiste en une coïncidence « avec une non-coïncidence » 2. La situation
du dernier Merleau-Ponty par rapport à Bergson est donc singulière :
d'une part, suivant les résultats de ses premières œuvres, il critique le
réalisme bergsonien en se réclamant d'une philosophie transcendantale ;
d'autre part, Bergson lui permet de dénoncer de façon radicale le natura-
lisme constitutif de l'eidétique phénoménologique.
Toutefois le développement fidèle des conclusions bergsoniennes,
loin d'évacuer la négativité du domaine de la pensée, donne à la négati-
vité son sens véritable. En effet, l'« ultrapositivisme » de Bergson est,
d'après l'auteur, le revers du « négativisme » de Sartre 3. Il n'y a, écrit
Merleau-Ponty, « que deux idées de la subjectivité : celle de la subjecti-
vité vide, déliée, universelle, et celle de la subjectivité pleine, enlisée dans
le monde, et c'est la même idée 4 ». En « ultrapositiviste », Bergson n'a
pas été fidèle à sa dénonciation de l'idée de Néant, car « l'être qui résiste
à la négintuition n'est pas l'être “positif” 5 ». L'être qui « ne doit pas »
résister au néant peut contenir en soi la dimension de la négativité qui
est une dimension intérieure à l'Être.
Au-delà de l'alternative abstraite d'un Être pur et d'un néant absolu,
l'être propre aux phénomènes est caractérisé par un « mélange » origi-
naire d'être et de néant. Cet être peut devenir l'objet d'une approxima-
tion sans fin, mais exclut par principe la coïncidence. La raison pour
laquelle Bergson continue à utiliser le vocabulaire de la fusion et de la
coïncidence dérive de la volonté d'aborder l'être sans intermédiaire, de
fonder la réalité de la durée face à une tradition qui l'ignore. Il est alors

1. Cf. M. Merleau-Ponty, « Bergson se faisant », in Id., Signes, Paris, Gallimard,


2001, p. 300-301.
2. Ibid., p. 300.
3. Cf. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, op. cit., p. 249.
4. Cf. M. Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », in Signes, op. cit., p. 250.
5. Citation de Merleau-Ponty in R. Barbaras, Le Tournant de l'expérience, op. cit.,
p. 50.
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278 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

inexact de dire que Bergson comprend l'intuition comme contact et


fusion, et que la distance intérieure à l'Être lui est étrangère, la revendica-
tion de la positivité et de la fusion expriment en fait « moins ce que
Bergson avait à dire que sa rupture avec les doctrines reçues quand il a
commencé ses recherches 1 ». La théorie de l'intuition comme coïncidence
n'est que la forme approximative sous laquelle Bergson exprimera la
découverte des conditions d'un retour aux choses mêmes. Ainsi, « le vrai
sens de la philosophie bergsonienne n'est pas tant d'éliminer l'idée de
néant que de l'incorporer à l'idée d'Être 2 ».
Cette reconsidération du bergsonisme s'accompagne d'une réévalua-
tion de la théorie des images contenue dans Matière et mémoire, aupara-
vant critiquée et désormais rapprochée par Merleau-Ponty d'une
description phénoménologique de l'être perçu. Pour celle-ci, l'être des
choses visibles implique leur « être perçu », « comme si la perception que
nous en avons se faisait en elles 3 » et comme s'il était donc possible d'accé-
der à un sens de l'être du perçu au-delà de la distinction entre conscience et
objet. Ici aussi, Merleau-Ponty tend à diminuer l'importance des lieux
textuels où Bergson parle de perception pure comme perception de l'objet
ou indiscernabilité du perçu et du percevant, et souligne au contraire que
la perception n'est pure que de droit, c'est‑à-dire correspondant à un pur
instant impensable, perception qui de fait demeure impossible, puisqu'on
se trouve toujours dans le temps et que chaque durée, aussi brève soit-elle,
demeure divisible. La perception implique un écart non réductible de droit
et qui ne peut être comblé, puisque la distance fait partie de l'être même du
passé. Cet écart est le sens authentique de la négativité de l'Être sur laquelle
débouche la critique du Néant : on ne part pas du Néant pour rejoindre
l'Être, mais l'Être est déjà en soi un « mélange » de néant et d'être.
Ainsi, par rapport à la Phénoménologie de la perception, l'accent est
mis non plus sur la pureté de la perception et de la mémoire, manifesta-
tions du réalisme naïf bergsonien, mais sur la tension entre la possible
coïncidence et la distance réelle, entre droit et fait. Si chaque perception
est mémoire, il faut reconnaître qu'il n'y a de coïncidence qu'à distance,

1. Cf. M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, op. cit., p. 19.


2. Cf. M. Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours au Collège de France, Paris,
Seuil, 1995, p. 97.
3. Cf. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, op. cit., p. 163.
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Un grand philosophe classique 279

mais dire qu'il n'y a pas de mémoire pure, que l'esprit s'insère dans la
matière avec son corps revient à dire que la distance implique l'horizon
d'une possible coïncidence. La coïncidence, écrit Merleau-Ponty, reste
« toujours passée et toujours future 1 ». La durée, ce qui détermine la
coïncidence toujours et seulement partielle, n'est donc plus conçue en
termes psychologiques et positivistes, mais en termes pleinement ontolo-
giques. Cela fait d'ailleurs écho à la démarche d'Hyppolite. La durée est
l'absolu, elle est ce qui ouvre à l'Absolu. Elle est « l'être au sens vif du
mot. Le temps n'est pas mis à la place de l'être, il est compris comme être
naissant, et c'est maintenant l'être entier qu'il faut aborder du côté du
temps 2 ». Le temps, la durée, n'est cependant pas une essence intempo-
relle déterminant les êtres, un Absolu séparé et positif, un devenir mis à
la place de l'Essence ; la durée renverse, d'une manière presque nietz-
schéenne, le sens et la séparation entre empirique et transcendantal, entre
être et essence ; elle est le sens de l'Être qui se présente, si ce n'est grâce à
ses manifestations sensibles, en tout cas toujours à distance. La durée est
en nous et nous sommes dans le temps, elle est interne et externe (« en un
sens tout nous est intérieur, en un sens nous sommes dans l'Absolu 3 ») ;
par conséquent, la coïncidence est impossible de droit, elle est toujours
partielle puisque telle est l'essence de la durée, de l'absolu dans lequel
nous évoluons et dans lequel nous vivons.
La réalité ontologique de la durée, en tant que condition de possibilité
de l'expérience, précède donc la division entre conscience, même incar-
née, et objet. Ce dont Merleau-Ponty était à la recherche était un champ
transcendantal impersonnel, un « milieu ontologique, un champ qui
réunisse l'objet et la conscience 4 ». Ce milieu, que le philosophe entend
par « invisible » dans ses derniers écrits et qui est l'écart constitutif propre
au perçu, semble pouvoir être rapproché de la durée et de son état de
virtualité. Renaud Barbaras conclut ainsi que « l'identité différenciée du

1.Ibid., p. 164-165.
2.Cf. M. Merleau-Ponty, « Bergson se faisant », op. cit., p. 300.
3.Cf. M. Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 74.
4.Cité in R. Barbaras, Le Désir et la Distance, Paris, Vrin, 1999, p. 106. La même
entreprise a été mise en œuvre par Victor Goldschmidt dans un cours universitaire de
1960 où il commente précisément le premier chapitre de Matière et mémoire (cf. « Cours
de Victor Goldschmidt sur le premier chapitre de Matière et mémoire », in Annales
bergsoniennes I, op. cit., p. 17-67).
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280 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

visible et de l'invisible ne peut être comprise que sur le mode dynamique


d'une actualisation 1 ». En effet, la critique de la phénoménologie husser-
lienne, centrée sur la notion d'essence comme plénitude positive de déter-
minations opposée au néant ne peut qu'impliquer la critique de l'idée de
possibilité : l'essence, pour s'imposer sur le néant, doit en effet corres-
pondre à une possibilité intemporelle qui s'incarne et se réalise dans les
êtres individués n'ajoutant à soi que l'existence.
Champ transcendantal et durée commencent à être rapproché sui-
vant une approche qui emprunte à Heidegger la problématique onto-
logique.

1. Ibid., p. 205.
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Un enfant monstrueux

DÉCENTRER BIEN

Comme bien d'autres jeunes, Gilles Deleuze (né en 1925), Parisien et


fils d'un ingénieur, trouve la confirmation de sa vocation philosophique
en lisant Sartre. En ce sens, en raison de sa popularité, Sartre joue, sur
les jeunes qui entrent en classe terminale entre 1943 et la fin des
années 1955, le même rôle d'« éveilleur » que Bergson a joué sur leurs
aînés entre 1904 et 1914. Ce sera le cas de Paul Lanzmann, de Gérard
Granel, de Michel Tournier et de tant d'autres. L'importance de Sartre,
note Deleuze en 1964, a consisté à présenter, sous un aspect systéma-
tique, tout ce qui était nouveau : une nouvelle « technique artistique ou
littéraire », des nouveaux auteurs, des « nouveaux thèmes », un « nou-
veau style » et « une nouvelle façon polémique et agressive de poser les
problèmes ». À côté de la Sorbonne et de ses professeurs, à côté des
commentateurs de Descartes, Hegel, Husserl et Heidegger, Sartre, qui
semble suivre la tradition des « penseurs privés », constitue une véritable
« anti-Sorbonne 1 ». Pour Deleuze comme pour plusieurs de ses cama-
rades, Sartre incarne l'exemple d'un modèle alternatif de la philosophie :
le philosophe-écrivain déprofessionnalisé. C'est ainsi que, après une lec-
ture éblouie de L'Être et le Néant faite en compagnie de son ami Michel
Tournier (né en 1924) pendant l'hiver 1943-1944 2, Deleuze publie,
entre 1945 et 1946, des articles très sartriens dans la revue littéraire de

1. Cf. G. Deleuze, « Il a été mon maître » (1964), in Id., L'Île déserte et autres textes :
textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 109-113. À propos de Sartre, voir
le témoignage de Deleuze in G. Deleuze - C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996,
p. 19.
2. Cf. M. Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977, p. 153.
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282 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Pierre Seghers, Poésie 1, et dans le dernier numéro d'une revue éphémère,


Espace 2.
L'influence de Sartre sur Deleuze et sur son groupe apparaît de
manière flagrante dans la « Préface » au numéro d'Espace qu'ils éditent.
Ils s'y annoncent comme la première génération à vouloir vivre « sans vie
intérieure », sans « l'ensemble du pathos qualifié de sentiment par les
poètes et les femmes, d'âme par les confesseurs et de conscience affective
par les philosophes » 3. Selon eux, « les catégories de la vie intérieure
promues par la bourgeoisie, l'humanisme et la civilisation » cachent la
réalité, le « monde extérieur », elles doivent donc être phénoménologi-
quement mises « entre parenthèses » pour faire place à l'« inhumain 4 ».
Cette invocation de l'inhumain est une reprise tant des propos de
Roquentin dans La Nausée, qui rejette à la fois la vie intérieure et l'huma-
nisme 5, que des argumentations sartriennes dans La Transcendance de
l'Ego. Sartre y écrit : le « Je n'apparaît qu'au niveau de l'humanité et n'est
qu'une face du Moi, la face active 6 ». Ainsi, « le champ transcendantal,
purifié de toute structure égologique », apparaît comme « un rien puisque
tous les objets physiques, psycho-physiques et psychiques, toutes les véri-
tés, toutes les valeurs, sont hors de lui 7. » Pour Deleuze et ses amis, l'idée
sartrienne du sujet humain comme un « néant », comme un « trou » dans
l'être massif, est poussée à l'extrême : le néant, auquel la subjectivité
humaine est réduite, n'est pas, comme chez Sartre, tout, mais précisément
rien. Toute subjectivité doit être « réduite », éliminée de la « description »
de l'expérience ; toute référence à une transcendance censée donner un
sens humain à l'expérience doit être effacée au profit de l'« inhumain ».

1. Cf. G. Deleuze, « Description de la femme », Poésie 45, no 28 (octobre-décembre


1945), p. 28-39 ; « Dires et profils », Poésie 47, no 36 (décembre 1946), p. 68-78.
2. G. Deleuze, « De Christ à la bourgeoisie » Espace, no 1, 1946, p. 93-106. Dans
cet article, Deleuze copie, sans mentionner son auteur, un passage entier d'« Une idée
fondamentale de la phénoménologie de Husserl ». Cf. M. Tournier, Le Vent Paraclet,
op. cit., p. 156.
3. Cf. A. Clément, G. Deleuze, M. Tournier, « Préface », in Espace, no 1, 1946, p. 7.
4. Ibid., p. 13.
5. Voir à cet égard l'essai de Derrida, « Les fins de l'homme », in Marges de la
philosophie, Paris, Minuit, 1980, p. 136-137 : « L'humanisme qui marque en sa profon-
deur le discours philosophique de Sartre est pourtant, très sûrement et très ironiquement,
démonté dans La Nausée. »
6. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 19.
7. Ibid., p. 74.
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Un enfant monstrueux 283

Les conséquences théoriques de l'« antihumanisme » sartrien sont


résumées dans un long essai écrit par Michel Tournier en 1945 et publié
dans Espace l'année suivante, mais que Deleuze cite déjà dans son pre-
mier article de 1945, « Description de la femme ». Dans « L'impersonna-
lisme », Tournier, tout en maintenant l'importance de la phénoménologie
comme description systématique de l'expérience, critique la notion
d'intentionnalité : il oppose à l'image phénoménologique de la conscience
en tant que faisceau de lumière jeté sur les objets plongés dans l'obscurité
l'idée d'un plan « objectif » où les objets sont en soi phosphorescents.
Sartre oppose la conception de la conscience husserlienne à celle de Berg-
son : pour le premier, il y a d'une part la lumière propre à la conscience et,
de l'autre, l'« opacité [de l'objet] qui s'oppose à la lumière » ; pour le
second, en revanche, « il y a [seulement] lumière pure, phosphorescente,
sans matière illuminée 1 ».
À partir de Sartre, Tournier semble ainsi critiquer l'intentionnalité et
revenir vers le monde d'images du premier chapitre de Matière et
mémoire et de l'empirisme humien. Selon Hume – Sartre l'explique dans
L'Imagination –, « l'existence de la conscience s'évanouit totalement
derrière un monde d'objets opaques qui tiennent, d'on ne sait où, une
sorte de phosphorescence 2 ». La conception empiriste de la conscience
permettrait donc, par une « économie métaphysique », de donner une
explication plus cohérente à l'expérience, selon laquelle les objets sont
« phosphorescents par eux-mêmes » et « la conscience est son objet » 3.
Pour Tournier, la conscience n'est rien d'autre qu'un champ de choses
en soi, sans regard ni chose regardée ; ce n'est donc pas, à proprement
parler, une conscience, mais l'esquisse de ce que Deleuze nommera le
« plan d'immanence ». Ce monde est par ailleurs inspiré par le monde
« inhumain » et complètement « extérieur », que Sartre décrit dans son
essai sur Ponge 4.
Cette interprétation de la philosophie sartrienne réapparaît dans les
deux essais publiés par Deleuze dans Poésie, mais aussi, implicitement,
dans son premier livre, Empirisme et subjectivité, version remaniée du

1. Cf. J.-P. Sartre, L'Imagination, op. cit., p. 44.


2. Ibid., p. 14.
3. Cf. M. Tournier, « L'impersonnalisme », Espace, no 1, 1946, p. 52.
4. Cf. J.-P. Sartre, « L'homme et les choses », in Situations I. Qu'est-ce que la litté-
rature ?, op. cit., p. 234.
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284 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

mémoire de DES présenté à Strasbourg en 1947. Selon Deleuze, Hume


esquisse une description de l'expérience suite à une réduction analogue
à celle de la phénoménologie : il conçoit le donné comme un ensemble
de phosphorescences, privées du besoin de la lumière de la conscience
pour être visibles, comme un « flux du sensible, une collection d'impres-
sions et d'images, un ensemble de perceptions » « sans identité ni loi ».
Par rapport à ce plan, le sujet « n'est pas l'esprit, mais il se forme dans
l'esprit 1 ».
Dans ces emprunts à la philosophie sartrienne, les thèmes « existen-
tialistes », « pathétiques » et « humanistes » de la liberté, de l'angoisse et
de l'engagement sont entièrement gommés. Comme une bonne partie de
la génération qui a vécu la guerre sans y participer, ces éléments de la
pensée de Sartre disparaissent pour faire place à une certaine froideur
antihumaniste. Une insolite appropriation de Sartre et la tentative de
décrire phénoménologiquement l'expérience sous un mode « inhumain »
– par la philosophie ou par la littérature – rapprochent Deleuze et Tour-
nier de Lyotard (né en 1924) et de Robbe-Grillet (né en 1922) 2. C'est
ainsi que Deleuze et Tournier critiquent tous les personnalismes mais
aussi les dérives humanistes et « engagées » de l'existentialisme, qui ont
suivi le lancement des Temps modernes et inauguré les « années Sartre ».
Dans Le Vent Paraclet, Tournier raconte justement sa déception parta-
gée avec Deleuze après avoir écouté la célèbre conférence L'Existentia-
lisme est un humanisme 3. La transformation de Sartre en prophète
« existentialiste » de l'humanisme représente à leurs yeux un pas en
arrière au regard des acquis antérieurs de sa philosophie.
Par là, on peut comprendre aussi la convergence entre Deleuze et
Tournier et leurs deux amis marxistes Olivier Revault d'Allonnes (né en
1923) et François Châtelet (né en 1925). Ces derniers, bien que fascinés
par le caractère totalisant de l'entreprise sartrienne, ne peuvent que refu-
ser sa « philosophie du Cogito » en raison de sa continuité avec la lignée
des philosophies spiritualistes du XIXe siècle ayant souligné « le privilège

1. Cf. G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, Puf, 1953, p. 92-93.


2. Voir les réponses données par Lyotard à une enquête des Temps modernes de
1948 (« Nés en 1925 », Les Temps modernes, no 32, mai 1948, p. 2037-2057).
3. Cf. M. Tournier, Le Vent Paraclet, op. cit., p. 156. La déception du groupe d'amis
est enregistrée par un chroniqueur anonyme (cf. « Trop de monde pour écouter Sartre »,
Combat, 20 octobre 1945).
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Un enfant monstrueux 285

de la personne 1 ». Quant à Deleuze, c'est au moment où il prépare son


agrégation qu'il exprime sa méprise envers la tournure prise par la philo-
sophie de Sartre 2. Malgré la distance prise envers Sartre, on pourrait
croire que Deleuze, en pourfendeur de la vie intérieure, a forcément
maintenu la plus grande distance par rapport à la philosophie de Berg-
son, dont le but est aussi de décrire, par un acte d'intuition, l'« expé-
rience interne » ou la « vie intérieure ». Les choses se passent de manière
bien différente.
Autour de 1947, la position de Bergson à l'intérieur du champ philoso-
phique n'est plus celle occupée pendant les années 1920 et 1930. Les textes
bergsoniens ne sont plus utilisés et discutés en sciences sociales et humaines,
lesquelles sont, par ailleurs, en train de s'affranchir de la philosophie. Berg-
son est devenu un auteur classique, dont l'œuvre fait l'objet d'études histo-
riques et figure dans les programmes scolaires. En 1947-1948, Matière et
mémoire est au programme de l'agrégation et constitue donc une lecture
obligatoire pour des jeunes comme Jacques Muglioni, Louis Althusser,
Jean-François Lyotard, Gilbert Simondon, Olivier Revault d'Allonnes,
François Châtelet, Michel Butor et Michel Tournier. Tandis que Revault
d'Allonnes et Châtelet, marxistes et anti-existentialistes, vomissent « la mol-
lesse intellectuelle et l'effusion » du « poussiéreux » spiritualisme de Berg-
son 3, Deleuze est le seul à tenir l'auteur pour « un grand philosophe 4 ».
Dans une lettre envoyée à ce moment-là à Ferdinand Alquié, son
ancien professeur de khâgne, Deleuze joint une dissertation où il mobi-
lise Bergson, à côté de Sartre, afin de traiter le problème de la rela-
tion entre temps, connaissance et « moi ». À la différence de ses amis
marxistes, qui ont probablement suivi les cours de Henri Gouhier à la
Sorbonne, se distinguant de Foucault et Althusser, ayant suivi les cours
de Merleau-Ponty sur Malebranche, Biran et Bergson à l'École nor-
male 5, Deleuze est aussi présent aux leçons dispensées par Canguilhem

1. Cf. F. Châtelet, Chroniques des idées perdues, Paris, Stock, 1979, p. 101.
2. Dans une lettre de 1948 à Ferdinand Alquié (pièce no 28, Fonds Ferdinand
Alquié), Deleuze déclare que les derniers livres de Sartre et de Beauvoir l'ont « dégouté »
car la philosophie doit être un « monologue » et « pas un dialogue », une « discipline
abstraite et systématique ».
3. Cf. F. Châtelet, Chroniques des idées perdues, op. cit., p. 95.
4. Entretien inédit avec Olivier Revault d'Allonnes transcrit par François Dosse.
5. Voir les notes prises par Althusser pendant ce cours et conservées au Fonds Louis
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286 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

et Hyppolite à l'Université de Strasbourg entre 1946 et 1948. En 1945,


Deleuze avait en effet raté le concours d'admission à l'École normale,
mais il reçoit une bourse d'agrégation de l'Université de Strasbourg, où
Hyppolite, son professeur de khâgne 1, est nommé en 1945. Parisien,
Deleuze décide de ne pas quitter la capitale, mais il se rend de temps en
temps en Alsace pour toucher sa bourse, ayant par là même la faculté de
suivre quelques cours de préparation à l'agrégation tenus par Canguil-
hem et Hyppolite, futurs directeurs de son mémoire pour le diplôme
d'études supérieures de 1947 2. C'est le philosophe hégélien qui introduit
le jeune Deleuze aux discussions qui animent l'hôtel Nevers où siège
l'Association des amis de Bergson. C'est ainsi que ce dernier devient
pour Deleuze un auteur « digne » de considération. Cette considération
sera pourtant assez singulière, de manière cohérente avec la singularité
de la trajectoire deleuzienne.
Une fois l'agrégation obtenue, Deleuze se trouve, à l'égal des autres
promus, face à un champ de possibles limité : sur la base du capital pos-
sédé, il peut en effet opter pour une carrière dans le domaine des sciences
sociales et humaines (comme Revault d'Allonnes, qui publie dans
L'Année psychologique d'Ignace Meyerson, ou comme Michel Foucault,
auteur en 1954 de Maladie mentale et personnalité), dans celui de l'épis-
témologie (comme Simondon), ou encore choisir la phénoménologie
(comme Derrida ou Lyotard, qui écrivent sur Husserl pendant les
années 1950). À l'instar de Tournier, avec qui il partage le refus pour la
figure « humaniste » de l'intellectuel engagé, il ne s'inscrit pas au Parti et
reste éloigné des sciences humaines et sociales, il ne devient pas un phéno-
ménologue 3, faute d'être germaniste. La seule position à assumer est celle

Althusser de l'Institut pour la mémoire de l'édition contemporaine de Caen (cote ALT2.


A59-02).
1. « Je fus formé par deux professeurs que j'aimais et admirais beaucoup, Alquié et
Hyppolite » (cf. G. Deleuze - C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 18).
2. Voir« Le Je me souviens de Gilles Deleuze », in Le Nouvel Observateur, 16-
22 novembre 1995, p. 114.
3. « À la Libération, on restait bizarrement coincés dans l'histoire de la philosophie.
Simplement on entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger ; nous nous précipitions comme
des jeunes chiens dans une scolastique pire qu'au Moyen Âge » (G. Deleuze - C. Parnet,
Dialogues, op. cit., p. 19). « J'ai donc commencé par l'histoire de la philosophie, quand
elle s'imposait encore » (ibid., p. 21).
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Un enfant monstrueux 287

d'historien de la philosophie, comme d'ailleurs Althusser et Châtelet,


marxistes.
À partir de 1940, les historiens de la philosophie s'interrogent sur le
statut épistémologique de leur discipline et sur leur rôle à l'intérieur des
institutions. Cette interrogation est provoquée par la pénétration en
France des philosophies de l'histoire allemandes, par la nouvelle impor-
tance acquise par la théorie marxiste des idéologies, par l'émergence
d'une sociologie de la connaissance et par l'affranchissement du tronc
commun de la philosophie des sciences humaines et sociales. Ces histo-
riens de la philosophie, bien que donnant des définitions parfois très
différentes de la discipline, essaient, par une stratégie que Jean-Louis
Fabiani 1 définit la« garde aux frontières épistémologiques », de protéger
le « propre » de la philosophie des explications des sciences historiques et
sociales, en assurant l'exclusivité aux historiens philosophes de la philo-
sophie.
Un moment fortement symbolique intervient au cœur des débats : la
polémique qui oppose Martial Gueroult (né en 1891) à Ferdinand
Alquié (né en 1906). En 1950, dans ses deux thèses de doctorat, La
Découverte de l'homme chez Descartes et La Nostalgie de l'Être,
Alquié propose une image de Descartes en tant que philosophe huma-
niste et quasi existentialiste 2 ainsi qu'une conception de l'histoire de la
philosophie comme une série non progressive de contacts entre le philo-
sophe et un Être transcendant et inobjectivable. Alquié, d'une part,
incarne un modèle littéraire de philosophe compatible avec celui pro-
posé par Sartre, et, d'autre part, est considéré en respectable historien
de la philosophie, siégeant au jury de l'agrégation et à celui d'entrée à
l'École normale. Gueroult, membre du jury de la thèse d'Alquié,
s'oppose immédiatement à la pratique d'historien de la philosophie de
son cadet, pratique qu'il considère fondée sur une conception « roman-
cée » consistant à « embrigader 3 » un auteur à son propre service, en

1. Cf. J.-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, op. cit., p. 97.


2. Alquié s'opposait à Brunschvicg, qui « professa le primat de l'intellect sur l'intel-
ligible, et confondit l'entendement de l'homme avec l'entendement divin » (F. Alquié, La
Découverte de l'homme chez Descartes, Paris, Puf, 1950, p. 62-63).
3. Lettre du 7 février 1951, Fonds Ferdinand Alquié, Bibliothèque municipale de la
ville de Carcassonne, citée par Claude Giolito (cf. Histoires de la philosophie avec Martial
Gueroult, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 112).
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288 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

déformant le contenu de sa philosophie. Gueroult croit au contraire


que chaque système philosophique doit être saisi pour ce qu'il est : une
architecture composée par des raisons et qui répond à une série de
problèmes. Dans sa leçon inaugurale 1 au Collège de France, véritable
manifeste de sa méthode de lecture des textes, Gueroult s'oppose aux
pratiques de lecture des textes proposées par ses prédécesseurs Étienne
Gilson (lecture thomiste et essentialiste) et Henri Bergson (lecture pour
ainsi dire intuitiviste), qui défendent une conception de l'histoire de la
philosophie en tant qu'étude de la « technologie des systèmes ». Dans
son souci de séparer la philosophie, conçue comme une activité ration-
nelle de résolution de problèmes, de l'histoire de la philosophie, en tant
que reconstruction objective de l'architecture des œuvres, Gueroult
incarne ainsi un modèle « scientifique » de travail sur les textes philoso-
phiques.
En hypokhâgne et, plus tard, à la Sorbonne, Deleuze suit à la fois les
cours d'Alquié et ceux de Gueroult tout comme il reste en contact épis-
tolaire avec eux. C'est ainsi qu'il développe une pratique d'historien de
la philosophie très originale. Tout d'abord, Deleuze s'approprie l'idée
systématique de la philosophie propre à Gueroult 2. La philosophie,
construction de systèmes, est nettement séparée de la littérature et de la
science ; le philosophe n'est qu'un moyen par lequel le système se fait,
donc ni l'étude de la situation « engagée » de l'homme-philosophe dans
le monde, ni celle de la position de l'historien de la philosophie dans son
rapport au passé n'ont une valeur particulière pour l'historien de la
philosophie. La position de Gueroult est donc compatible avec l'« anti-
humanisme » sartrien mais ne s'accorde pas avec la vision phénoméno-

1. Cf. M. Gueroult, Leçon inaugurale faite le mardi 4 décembre 1951, Paris, Collège
de France, 1952.
2. Voir le témoignage de Michel Tournier dans Le Vent Paraclet, op. cit., p. 153).
Dans Chronique des idées perdues (Paris, Stock, 1978, p. 43), Châtelet évoque un exposé
de Deleuze à propos de la déduction du système de Malebranche, exposé présenté lors du
cours de Gueroult à la Sorbonne, en 1947. Revaut d'Allonnes, au cours de l'entretien
inédit déjà cité, relate que Deleuze, son ami de l'époque des études universitaires, a été un
« grand élève » de Gueroult, dont il suivait tous les cours. Bien avant d'écrire un compte
rendu élogieux du Spinoza de Gueroult en 1969 (maintenant dans L'Île déserte, op. cit.,
p. 28-42), Deleuze manifeste, dans Empirisme et subjectivité, l'influence de la conception
gueroultienne de la philosophie, qu'il définit comme un « problème » ou une « question
développée jusqu'au bout ». Voir G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 120.
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Un enfant monstrueux 289

logique de l'histoire de la philosophie telle qu'elle est adoptée, par


exemple, par Merleau-Ponty dans l'Éloge de la philosophie.
En second lieu, Deleuze est un élève fidèle d'Alquié dans la mesure
où il suit sa manière de faire la philosophie en son propre nom tout « en
embrigadant » les philosophes commentés, donc en étant créateur. Dans
un lettre à la fin de 1951, Deleuze affirme à son maître qu'en lisant on
donne à un livre « une tension, un mouvement qui n'est pas celui de la
pensée de l'auteur » et que, par conséquent, « bien lire, c'est décentrer
bien 1 ». Ainsi, les articles et les monographies écrits par Deleuze pendant
les années 1950 et 1960 consistent toujours en une relecture « systéma-
tique », mais qui décentre la structure de l'œuvre à partir d'une préoccu-
pation particulière. Cette pratique de l'histoire de la philosophie est
remise en acte par l'auteur au début des années 1970. Selon lui, il s'agit
d'une opération consistant à produire, à travers des « décentrements,
glissements, cassements, émissions secrètes », un « enfant monstrueux »
à partir du texte de l'auteur, un enfant qui pourtant ressemble au texte.
Et Deleuze d'ajouter que son Bergsonisme, publié en 1966 mais pré-
cédé de deux articles publiés en 1956, est pour lui « exemplaire en ce
genre 2 ».

ONTOLOGIE DE LA DIFFÉRENCE

Les « décentrements » deleuziens ne sont, bien entendu, pas opérés au


hasard ou pour de simples motivations esthétiques. Ils correspondent, au
contraire, à des opérations stratégiques menées à partir des thèmes légi-
times propres au champ philosophique – ou, pour le dire en d'autres
termes, à partir des « problèmes philosophiques » dominants. Le premier
problème rencontré par Deleuze réside dans la formulation d'une philo-
sophie systématique, mais ouverte à l'événement, problématique née de
la confrontation entre phénoménologie, ontologie heideggérienne et phi-
losophie de l'histoire. En 1954, jeune professeur au lycée d'Angers,

1. Lettre de Deleuze du 26 décembre 1951, Fonds Ferdinand Alquié, Bibliothèque


municipale de la ville de Carcassonne.
2. Cf. G. Deleuze, « Lettre à un critique sévère », in Id., Pourparlers 1972-1990,
Paris, Minuit, 2003.
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290 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Deleuze rédige un compte rendu de Logique et existence d'Hyppolite 1.


D'une part, Deleuze plaide en faveur d'Hyppolite pour avoir critiqué
l'interprétation anthropologique de Hegel par Kojève – et donc, indirec-
tement, l'humanisme de Sartre – et pour avoir défini la philosophie
comme une ontologie du sens. Hyppolite dit juste, selon Deleuze, lors-
qu'il affirme que le discours philosophique est un discours circulaire où
l'Être parle à travers le philosophe, où « je dis le sens de ce que je dis et
quand donc l'Être se dit 2 ». D'autre part, Deleuze relève l'impasse dans
laquelle le livre s'achève. La philosophie hégélienne aurait pu laisser la
porte ouverte à un retour à une philosophie humaniste, à un retour à la
transcendance, à une philosophie de l'essence.
Afin que la philosophie soit une ontologie du sens, « la différence de
la pensée et de l'être » doit être « dépassée dans l'absolu par la position de
l'Être identique à la différence et qui, comme tel, se pense et se réfléchit
dans l'homme » 3. Mais pour que l'être soit nécessaire, pour qu'il soit
identique à la différence, il est indispensable, selon Hyppolite, que la
différence soit « portée jusqu'à l'absolu, jusqu'à la contradiction » ; ainsi,
la différence spéculative est « l'Être qui se contredit » 4. C'est bien la
contradiction qui rend pensable une chose par rapport à toutes les autres
et la chose en tant que réfléchie dans la pensée : « La chose se contredit
parce que, se distinguant de tout ce qui n'est pas, elle trouve son être dans
cette différence elle-même 5. » L'Absolu peut s'exprimer uniquement s'il
conserve son unité à travers ses différentes formes ; afin de s'autodétermi-
ner, il doit se distinguer de son opposé sans devenir l'un des deux pôles
de l'opposition. La négation doit être compatible avec l'identité et seule-
ment l'opposition peut rendre raison de la diversité dans l'identité, parce
qu'une chose est individuelle seulement en étant différente de toutes les

1. Cf. G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », in L'Île déserte, op. cit.,
p. 18-23.
2. Cf. G. Deleuze, « Jean Hyppolite », Logique et existence, op. cit., p. 21. L'impor-
tance de l'idée de philosophie en tant qu'ontologie du sens perdurera au moins jusqu'à la
fin des années 1960. « La philosophie se confond avec l'ontologie, mais l'ontologie se
confond avec l'univocité de l'être » (G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,
p. 210) ou « c'est l'être qui est Différence, dans le sens où il se dit de la différence » (cf.
G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 57).
3. Cf. G. Deleuze, « Jean Hyppolite », Logique et existence, op. cit., p. 23.
4. Ibid., p. 24.
5. Ibid., p. 25.
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Un enfant monstrueux 291

autres. Le rapport entre l'homme empirique et l'ontologie est, selon le


Hegel d'Hyppolite, parfaitement déterminé, mais il diffère du rapport
entre l'homme historique et l'ontologie.
C'est précisément l'historicité du savoir absolu, d'après Hyppolite,
qui « pose au sein même de l'hégélianisme de nouveaux problèmes, peut-
être insolubles 1 ». Grâce à l'Absolu uniquement, grâce à un Logos trans-
cendant, placé au-delà de l'histoire, l'histoire peut avoir une signification
et une direction. Celle-ci peut toujours être conçue comme l'autonégation
de l'éternel, en revanche il n'y a pas de négation interne à l'histoire en
mesure de l'unir à l'éternel. L'histoire est donc le lieu du passage, mais ce
passage n'est pas en soi-même un fait historique. Il y aurait donc à
l'œuvre, dans la logique et dans l'histoire, deux types de dialectiques dans
un rapport simplement analogique l'une avec l'autre. Ainsi, l'immanence
est manquée et on assiste au retour d'une philosophie de l'Essence (le sens
de l'histoire) transcendant ses manifestations sensibles (les événements
historiques). Le problème réside, selon Deleuze, dans le fait que Hyppo-
lite est hégélien et conçoit le mouvement du Logos comme une contradic-
tion. Pour résoudre les problèmes « peut-être insolubles », il faut donc
élaborer une conception de la différence n'ayant pas à aller « jusqu'à la
contradiction », ou une « théorie de l'expression où la différence est
l'expression même » – une philosophie, donc, en mesure de faire appa-
raître la conception hégélienne de la différence comme l'aspect « phéno-
ménal et anthropologique » de la différence 2.
Deleuze propose donc d'opérer un véritable renversement. D'après
Hyppolite, la philosophie préhégélienne, qui conçoit la différence comme
différence indifférente, défend une version simplement anthropologique
de la différence car elle met l'homme d'un côté et les choses déliées de
l'autre, ne parvenant pas à s'élever à la perspective, à une logique du sens
selon laquelle l'Être est le mouvement de contradiction reliant les êtres
entre eux et les êtres avec l'homme. Selon Deleuze, en revanche, c'est la
contradiction qui constitue une version anthropologique de la différence :
elle implique une conception de l'histoire qui a foi en une essence trans-
cendante – le Sens de l'histoire – séparée des phénomènes dont elle
devrait être le sens – le déroulement historique dans lequel l'homme est

1. Cf. J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 44.


2. Ibid., p. 22-23.
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292 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

situé. L'homme lui-même projette sur l'expérience le mouvement dialec-


tique, tandis que, plus profondément, il n'y a que des différences. Le
problème deleuzien revient donc à interroger : comment formuler une
conception de la différence qui ne tombe pas dans l'anthropologique ?
une conception du sens comme logique absolue du réel, mais qui ne
clôture pas l'histoire ?
Cette conception occupe le centre de « La conception de la différence
chez Bergson », conférence tenue par Deleuze le 24 mai 1954 à la Société
des amis de Bergson et publiée deux ans plus tard sous le titre « La
conception de la différence chez Bergson ». Aussi absurde que cela puisse
paraître – étant donné que Bergson est alors considéré comme un philo-
sophe du sujet et de l'intériorité –, Deleuze cherche bien dans la pensée
bergsonienne une ontologie. Il profite probablement d'une invitation à
proposer une communication en vue d'extraire du chapitre « Négation
empirique et négation spéculative » de Logique et existence la confronta-
tion entre Bergson et Hegel, et il veut renverser les rôles des deux auteurs.
Deleuze a donc proposé l'image d'un Bergson philosophe de la différence
dont « le plus grand effort » est celui de « parvenir à la conception d'une
différence sans négation 1 », de « montrer que la différence interne ne va
pas et ne doit pas aller jusqu'à la contradiction, jusqu'à l'altérité et jus-
qu'au négatif, parce que ces trois notions sont en fait moins profondes
qu'elle ou sont des vues prises seulement du dehors 2 ». Le registre est
double dès les premières lignes de l'essai de 1956 : d'une part, la « notion
de différence » est utilisée pour « jeter une certaine lueur sur la philoso-
phie de Bergson », mais, de l'autre, le bergsonisme est évoqué afin
d'« apporter la plus grande contribution à une philosophie de la diffé-
rence », philosophie qui joue « sur deux plans, méthodologique et onto-
logique », afin de « revenir aux choses-mêmes » 3.
L'interprétation de Bergson est ainsi complètement dominée par un
vocabulaire hégélo-hyppolitéen dont le concept même de « différence
interne » ou de « différence en soi », utilisé par Deleuze tout au long de
son essai, est une illustration évidente. Hyppolite considère la dialec-
tique comme une « méthode universelle […] qui ne sépare pas l'objectif

1. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 59.


2. Ibid., p. 53.
3. Ibid., p. 43.
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Un enfant monstrueux 293

du subjectif 1 ». Deleuze traite l'intuition non pas comme une fusion,


mais comme « une méthode rigoureuse » à la fois « absolue et vécue ».
Hyppolite parle des « trois pulsations du Logos : l'être, l'essence et le
concept ». Deleuze distingue « trois étapes qui définissent le schématisme
de la différence ». Il en vient même à évoquer, de manière hégélienne,
le virtuel de la mémoire comme un « universel concret 2 ». Le thème
de la différence, il faut le souligner, est totalement absent de l'œuvre
de Bergson, mais il est introduit par Deleuze de manière presque bru-
tale, à travers une opération de « décentrement » décrite en 1951.
Le concept de « différence interne » ou de « différence en soi », auquel
Deleuze parvient à travers celui de « différence de nature », porte la
signature de Hegel. L'opposition entre « interne » et « externe », utilisée
largement à partir de la Phénoménologie, est liée à celle entre nécessaire
et essentiel, contingent et inessentiel. La « différence interne », ou « diffé-
rence en soi », n'est pas le pur divers, mais ce qui rend le divers tel qu'il
est, la raison des différences empiriques parmi les êtres, à savoir
l'essence de ce qui est. Cette essence, suivant l'idée hyppolitienne d'une
logique du sens, donc d'une logique immanente au réel, doit être indis-
cernable de la chose même. Deleuze explique donc que la différence de
la chose, la différence interne, est « ce qui détermine son être, ce qui fait
d'elle ceci plutôt que cela, ceci plutôt qu'autre chose 3 ». Cette idée
revient de manière exemplaire dans Différence et répétition où la diffé-
rence est définie comme « raison suffisante », comme « ce par quoi le
donné est donné, et est donné en tant que divers 4 ».
Dans cette interprétation de Bergson, le problème de l'histoire joue,
en quelque sorte, le rôle de moteur invisible : il ne faut pas oublier que
l'essai de Deleuze est publié dans un numéro des Études bergsoniennes
dont la moitié a pour thème : « Y a-t‑il une philosophie de l'histoire chez
Bergson ? » C'est ce problème qui provoque, chez Hyppolite, l'interroga-
tion sur le statut épistémologique de la dialectique dans sa différence
avec la différence empirique et, chez Deleuze, la tentative d'élaboration
d'une conception non dialectique de la différence afin de dépasser

1. Cf. J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 216.


2. Deleuze s'inspire de l'idée hyppolitienne de la mémoire en tant qu'essence, propo-
sée dans l'article « Aspects divers de la mémoire chez Bergson » (op. cit.).
3. Cf. G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », in L'Île déserte, op. cit., p. 113.
4. Cf. G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 286.
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294 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'aporie sur laquelle se terminait Logique et existence. Dans la partie


centrale de « La conception de la différence chez Bergson » – qui dispa-
raîtra dans la monographie Le Bergsonisme, publiée dix ans plus tard –,
Deleuze se limite à rappeler la singularité de la « différenciation propre-
ment historique 1 » présente dans Les Deux Sources : au cours de l'his-
toire, dans les sociétés, les différences qui se sont constituées par
dissociation, au lieu de rester séparées et extérieures comme dans la
nature, se resserrent dans l'homme. Dans l'homme, écrit Deleuze avec
un langage qui n'est pas bergsonien mais plutôt hégélien, « la différence
devient consciente, s'élève à la conscience de soi 2 ».
Le problème de la relation différentielle entre genèse et idéalité, his-
toire et logique, devenir et origine, informe la nouvelle lecture du berg-
sonisme par Deleuze tout comme ses études sur le développement du
kantisme. Un cours sur L'Évolution créatrice qu'il dispense à la Sor-
bonne en 1960 3 se décline explicitement suivant un thème différentiel et
un thème génétique, mis en relation avec les problèmes caractéristiques
du postkantisme. Mais ces questions n'occupent pas le seul esprit de
Deleuze, elles dominent la pensée des années 1950. Au même moment,
Derrida s'attache à résoudre les apories nées du rapport conflictuel pré-
sent dans la philosophie de Husserl, entre devenir et idéalité, genèse et
transcendantal, entre « une philosophie des essences toujours considé-
rées dans leur objectivité » et « une philosophie de l'expérience, du deve-
nir, du flux temporel du vécu qui est la dernière référence » 4.
D'une part, la philosophie bergsonienne, tout particulièrement dans
l'ouvrage de 1966, est prise en considération d'un point de vue structu-
ral et synchronique suivant la « méthode Gueroult ». Deleuze ne traite
pas le développement de la réflexion de Bergson dans le temps, il ignore
la confrontation de ce dernier avec les problèmes scientifiques propres à
son époque – comme par exemple l'avait fait Henri Gouhier dans son
Bergson et le Christ des Évangiles –, se souciant exclusivement de la
cohérence interne du « système », de son « ordre des raisons ». Une telle

1. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 56.


2. Ibid., p. 57.
3. Republié in F. Worms, Annales bergsoniennes II, Paris, Puf, 2003.
4. Cf. J. Derrida, « Genèse et structure » (1957), in Id., L'Écriture et la Différence,
Paris, Seuil, 1967, p. 242 ; voir aussi Id., Le Problème de la genèse dans la philosophie de
Husserl, Paris, Puf, 1990.
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Un enfant monstrueux 295

lecture a déjà été esquissée en 1965 par un auteur très proche de Gue-
roult, Victor Goldschmidt (né en 1914), dans une communication à
l'Association des amis de Bergson le 21 février 1953 1.
D'autre part, la lecture deleuzienne de Bergson est replacée dans son
contexte d'émergence et elle révèle toute sa signification stratégique,
puisqu'elle répond à des problèmes bien précis. Deleuze ne s'adresse pas
à Bergson dans le but de mettre en évidence – à la manière d'Hyppolite
pendant les années 1940 – une pensée de l'incarnation liée au thème de
la négativité anthropologique. Deleuze ne cherche pas chez Bergson ce
« quelque chose de nouveau 2 » souligné par Merleau-Ponty dans son
Éloge de la philosophie, à savoir une philosophie en mesure de décrire la
situation ambiguë de l'homme engagé dans le monde. Deleuze ignore
toute réflexion « anthropologique » et, en même temps, il refuse de
reconnaître les pouvoirs du négatif et de la dialectique. Il souligne exac-
tement les aspects du bergsonisme qui ont été soumis à la critique par la
génération de Sartre – autrement dit, le fait que Bergson livre une pensée
« inhumaine » qui sous-estime la valeur de la négation et ne s'arrête pas
suffisamment longtemps sur l'analyse de la condition de l'homme, de
l'« existence humaine ». Il s'agit d'une ontologie du sens, d'un système
qui rend le sens immanent au réel lui-même.
Cette lecture de Bergson n'aurait assurément jamais été possible sans
Logique et existence, sans l'interprétation « antihumaniste » de l'hégélia-
nisme donnée par Hyppolite, et, en fin de compte, sans la deuxième récep-
tion de la philosophie de Heidegger. Elle n'aurait jamais été possible non
plus sans la particulière conjoncture politico-sociale de la France de
l'après-guerre, sans le démenti historique et quasi empirique de l'eschato-
logie hégélienne de Kojève au cours des années d'après-guerre.

LE BEGRIFF DE LA DURÉE

Selon Hyppolite, la seule manière de rendre possible l'identité d'Être


et pensée, l'ontologie comme logique du sens, et donc la réalisation de

1. Cf. V. Goldschmidt, « Remarques sur la méthode structurale en histoire de la


philosophie », in Id., Écrits, t. 2, Paris, Vrin, 1984, p. 264.
2. Cf. M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, op. cit., p. 38.
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296 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'« immanence », était de concevoir la différence comme mouvement à la


fois logique et temporel de l'Être qui s'exprime historiquement à travers
l'homme. Mais cette différence doit être poussée à l'extrême, jusqu'à
l'opposition, afin que la différence devienne interne à la chose même, afin
que la raison de la chose ne soit pas externe et contingente, mais interne
ou essentielle : seulement si chaque étant s'oppose à tous les autres, sa
différence devient son identité, sa différence interne, immanente. Seule-
ment, si l'Être identique à la différence se différencie par opposition à son
autre, et ensuite, intérieurement, par rapport à soi-même, il peut rester
identique et affirmer à la fois soi-même et son propre sens. Le concept,
Begriff, constitue la dernière étape de la triade hégélienne, précédée par
l'Être et l'Essence : le concept est la synthèse de l'Être qui se nie dans
l'Essence, il exprime la logique immanente au réel. Hyppolite écrit au
début de Logique et existence que ce que Hegel « nomme le concept ou le
sens » consiste précisément en l'« auto-compréhension de la réalité et son
expression en langage humain 1 ». Au contraire, les concepts généraux
– comme ceux utilisés par le langage commun et par la science – ne
peuvent donner la raison de la chose, puisqu'ils regroupent les choses en
fonction des ressemblances externes, étant donné qu'ils ne reconnaissent
que des identités abstraites, les différences restent contingentes, empi-
riques et inessentielles, indifférentes les unes aux autres. En revanche,
dans le Savoir absolu, « la méthode et le contenu ne se séparent pas », le
Logos est une « réflexion immanente qui identifie le contenu de chaque
détermination et la forme qui l'absorbe en elle, c'est elle qui empêche de
distinguer la méthode de cette logique et de son développement » 2. Si l'on
conçoit alors le Logos comme « méthode », écrit encore Hyppolite, il faut
le distinguer du « sens ordinaire du mot », puisque le Logos ne sépare pas
celui qui réfléchit de l'objet de la réflexion : la méthode dialectique « ne
sépare pas l'objectif du subjectif 3 ».
Dans « La conception de la différence chez Bergson », Deleuze suit, à
travers une singulière perversion du bergsonisme, cette piste. La philoso-
phie de Bergson « joue toujours sur deux plans, méthodologique et onto-
logique ». La partie méthodologique vise à « déterminer les différences

1. Cf. G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 4.


2. Ibid., p. 216.
3. Ibid.
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Un enfant monstrueux 297

de nature entre les choses », différences que la science et l'opinion


gomment au profit des regroupements « purement utilitaires » 1. Or la
détermination des différences, le mouvement quasi phénoménologique
de retour « aux choses mêmes », opéré à travers la suspension de tout
prédicat humain attribué à l'Être, permet d'accéder au plan ontologique,
de les « saisir dans leur être », dans leur « différence de nature » et, ce
faisant, de saisir la « nature de la différence » qui – étant la raison du
divers et sa logique immanente – est l'être ou, plutôt, l'essence imma-
nente aux phénomènes. Ainsi, le reproche adressé par Bergson aux phi-
losophes précédents, à savoir d'avoir méconnu la durée et les caractères
qualitatifs de la réalité, produisant ainsi des concepts « trop larges », est
traduit chez Deleuze par celui d'avoir méconnu les différences de nature
au profit des différences de degré, des différences d'intensité ou, encore,
au profit des genres, à savoir d'avoir méconnu la différence interne au
profit des identités abstraites qui laissent les différences inexpliquées. Le
but de la philosophie bergsonienne, écrit Deleuze dans un langage en
tous points hégélien, est alors de « saisir la chose même à partir de ce
qu'elle est, dans sa différence avec tout ce qui n'est pas elle, c'est‑à-dire
dans sa différence interne 2 ». C'est surtout par rapport à la dialectique
comme mouvement logique et méthode que Deleuze élabore son inter-
prétation de l'intuition. L'intuition ne constitue plus une fusion affec-
tive mais une « méthode de la différence » composée d'une « pluralité
d'actes 3 ». Il s'agit d'abord de chercher dans la réalité des « différences
de nature » entre deux choses, suivant « les articulations du réel » qui
« distribuent les choses selon leurs différences de nature » ; puis, à partir
des articulations, qui sont le découpage « véritable » de la réalité, il faut
aller vers les « lignes de faits », qui constituent un « recoupement ».
Selon Deleuze, « ce qui diffère en nature » ne « sont pas les choses, ni
les états de choses, ce ne sont pas les caractères, mais les tendances » 4. Les
choses sont des mixtes 5, des croisements de tendances différentes. Le fait
de les réduire à des différences de degrés réside au contraire dans

1.Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 46.


2.Ibid., p. 44.
3.Ibid., p. 45.
4.Ibid., p. 49.
5.Le terme apparaît six fois dans toute l'œuvre de Bergson, il s'agit d'une création de
Deleuze.
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298 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'opération pragmatique de l'intelligence sur la réalité. Les faux pro-


blèmes que l'homme se pose sont alors toujours liés à cette tendance à ne
pas respecter, dans le langage, les différences de nature : c'est le cas des
idées négatives comme désordre, néant, possible. L'intuition consiste
dans la dénonciation de cet amalgame, dans le démontage des faux pro-
blèmes et dans la position des bons, suivant l'essence, à savoir la diffé-
rence en soi, identifiée à la durée. L'intuition est donc une « méthode de la
différence ou de la division 1 » dont le procédé est de « diviser le mixte en
deux tendances ». Elle cherche, comme une « analyse transcendantale »,
les « conditions du donné », mais ces conditions, étant des « tendances-
sujets », ne sont pas plus larges que ce qu'elles conditionnent, elles sont à
la fois « le vivant et le vécu », « l'absolu et le vécu ». Par là, Deleuze
souligne l'idée que les « tendances » – exactement comme le sens, le
concept chez Hegel – doivent être immanentes à l'expérience, elles ne
sont pas des essences transcendantes ; elles donnent certes la raison de
l'expérience, mais, se situant sur un même plan, elles « doivent être saisies
dans une intuition […] parce qu'elles sont les conditions de l'expérience
réelle, parce qu'elles ne sont pas plus larges que le conditionné, parce que
le concept qu'elles forment est identique à son objet 2 ».
Deleuze souligne donc implicitement, dès les années 1950, que le
bergsonisme constitue une philosophie de l'immanence. Dès 1956, son
allusion à Leibniz – qu'Hyppolite mentionne en discutant le concept de
différence interne chez Hegel – n'est pas hasardeuse : ce que Deleuze
nomme le « leibnizianisme », le « nominalisme » de Bergson, consiste à
tenter de chercher un concept pour chaque chose, un véritable « principe
de raison suffisante 3 ». Le concept de « nuance » est alors convoqué
pour rendre compte de ceci : la « nuance » est précisément le « concept
unique », l'« essence » de la chose qui ne laisse rien aux accidents.
L'intuition – souvent dénoncée comme une fusion plus ou moins vague
du sujet avec son objet – est considérée comme une « méthode de la
différence », elle se trouve donc dans une position alternative à la dialec-
tique : elle est à la fois la méthode de compréhension du réel et le mouve-
ment du réel lui-même.

1. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 48-49.


2. Ibid., p. 49.
3. Ibid., p. 50.
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Un enfant monstrueux 299

Mais comment Bergson parviendrait-il, selon Deleuze, à saisir le


concept d'une chose, sa différence interne ? Les choses sont un produit,
un mixte, le croisement de deux tendances qui diffèrent en nature et que
l'intuition est en mesure de distinguer. Or, parmi les deux tendances, on
reconnaît toujours une tendance « dominante », qui apporte toute la dif-
férence, l'autre étant seulement une « impureté ». La durée, tendance tou-
jours dominante, est donc ce qui « diffère avec soi 1 » immédiatement, elle
est « altération 2 ». À travers la notion de durée, il est toujours possible de
trouver la « différence de la chose » car la durée « diffère avec soi ». Ainsi,
« la différence de nature est devenue elle-même une nature 3 », ce qui
semblait être une simple nature est en fait ce qui « se différencie », et, se
différenciant, crée aussi l'autre tendance qui au début aurait pu simple-
ment s'opposer à elle et qui donc, au contraire, ne constitue que le degré
le plus bas de la différence.
L'intuition devient donc « une véritable méthode » qui élimine les
faux problèmes et pose les problèmes avec vérité 4, elle n'est donc pas
« une simple jouissance, ni un pressentiment, ni simplement une
démarche affective ». Elle renoue un contact avec la réalité, perdu à
cause de la science qui perd « la différence de la chose 5 » ou nuance.
L'intuition rend possible le fait que « quelque chose [la différence] se
présente en personne 6 ». Deleuze insiste, en empruntant à Heidegger ses
termes, sur le fait que le mouvement de perte et de recouvrement de la
différence est fondé sur l'Être même, et l'oubli est « fondé dans l'être 7 ».
Il faut donc montrer que le mouvement par lequel nous n'avons plus un
contact immédiat avec l'être part du mouvement même, il n'y a pas « la
moindre distinction de deux mondes, l'un sensible et l'autre intelligible,
mais seulement deux mouvements ou plutôt même deux sens d'un seul
et même mouvement 8 ». L'immédiat est alors le moment où l'être se

1.Ibid., p. 51.
2.Ibid.
3.Ibid., p. 53.
4.Cf. G. Deleuze, « Henri Bergson », op. cit., p. 29.
5.Ibid., p. 32.
6.Ibid., p. 29
7.Ibid., p. 30.
8.Ibid., p. 30. Ce refrain hyppolitien de l'« indistinction des deux mondes » est repris
maintes fois par Deleuze, notamment à propos de la mort de Dieu, qui, impliquant la
mort de l'homme, provoque la fin de la distinction entre modèle et copie. Ce lien entre la
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300 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

donne en se voilant, l'immédiat est « l'identité de la chose et de sa diffé-


rence, telle que la philosophie la retrouve 1 ».
Or la conception et la méthode de la différence de Bergson s'oppose,
d'après Deleuze, à deux méthodes dialectiques de saisie de la différence,
qui comportent le pouvoir de la négativité : celle, platonicienne, de l'alté-
rité et celle, hégélienne, de la dialectique. Ces deux méthodes recèlent,
paradoxalement, ce qu'Hyppolite nommerait une « ontologie de
l'essence » : elles expliquent les différences empiriques individuées, en
recourant à un deuxième monde, à une essence transcendante qui laisse
les êtres singuliers inexpliqués. Platon a besoin d'un principe de finalité,
le Bien, qui « rend compte de la différence de la chose et nous la fait
comprendre en elle-même 2 ». Hegel a besoin de toutes les autres choses
pour expliquer une chose : la dialectique constitue donc le sommet de
l'abstraction, elle comporte des « vues sur elle prises seulement du
dehors », donc contingentes, ce qu'Hyppolite définirait comme des « dif-
férences indifférentes 3 ». La contradiction est donc, selon Deleuze, une
conception abstraite : elle prétend montrer le passage d'une chose à par-
tir de tout ce qu'elle n'est pas. Il s'agit encore d'une différence entre des
choses, considérées abstraitement les unes par rapport aux autres.
Deleuze s'en prend notamment au concept de « détermination », dont
l'importance est soulignée par Hyppolite. Chez Hegel, la différence, pour
devenir différence interne, doit être conçue dialectiquement. Le mouve-
ment de la détermination comporte la différenciation de chaque chose
avec tout le reste : seulement dans la mesure où chaque chose diffère de
toutes les autres, elle peut trouver sa propre raison. La détermination
comporte « une extériorité subsistante », celle des choses à partir des-
quelles on saisit la différence interne de la chose en question. La dialec-
tique génère des « illusions rétrospectives », des « vues externes sur la

mort de Dieu et la mort de l'homme comme fin de la séparation de deux mondes, bien que
présent déjà dans L'Être et le Néant, fait son entrée officielle dans les discursivités
philosophiques dominantes de langue française autour de 1950, grâce à l'entrée de la
deuxième philosophie de Heidegger : non seulement la Lettre sur l'humanisme, le Kant-
buch, mais aussi les essais contenus dans Holzwege, dont le célèbre « Le mot de Nietzsche
“Dieu est mort” ».
1. Ibid., p. 33.
2. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 58.
3. Ibid., p. 53.
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Un enfant monstrueux 301

différence » ; la contradiction n'est donc qu'une vision humaine d'une


différence plus profonde. La détermination est donc le résultat d'une
différenciation préalable, elle est certes réelle, mais elle ne montre qu'un
« épiphénomène » de la différence.
On peut saisir la divergence entre cette conception de la différence et
celle de Bergson, en revenant sur l'idée de durée : elle est d'abord diffé-
rence qui se différencie immédiatement avec elle-même. C'est en adop-
tant une perspective anthropologique qu'on ne voit que des différences
indifférentes, des oppositions, ou encore des genres. La caractéristique
de la durée est en effet, contrairement au propos d'Hyppolite, de s'affir-
mer sans nécessité de limitations et sans s'opposer à aucune chose : la
mémoire virtuelle s'actualise, se différencie par des lignes divergentes,
mais sans l'intervention d'aucune forme de négativité, sans qu'elle ne
doive s'opposer à quoi que ce soit. Ce sont les analyses d'Hyppolite dans
l'essai de 1949 « Aspects de la mémoire chez Bergson » qui jouent un
rôle crucial chez Deleuze, si bien qu'il les mentionnera dans Le Bergso-
nisme.
Cependant, il y a un profond écart entre l'angle interprétatif d'Hyp-
polite et celui de Deleuze : le premier veut déterminer le rapport précis de
la durée avec la mémoire afin de résoudre la « question de l'incarna-
tion », la finitude de l'être humain inséré dans la matière. Au contraire, le
second s'intéresse au statut du « passé en soi », à sa différence de nature
avec le présent, à son caractère de totalité où tous les souvenirs coexistent
de manière inséparable, enfin à sa contemporanéité, à sa coalescence
avec le présent qui est en train de s'écouler : à son caractère ontologique.
Cette idée se rattache à celle, fondamentale, soulignée par Hyppolite, de
la non-substantialité de la mémoire et des souvenirs. Les souvenirs ne
sont pas des « contenus de conscience » ayant donc un caractère psycho-
logique – comme le soutient Sartre dans L'Imagination –, ils sont au
contraire de l'ordre du « sens » ou, pour mieux dire, de l'essence. Tandis
que l'Hyppolite de l'essai de 1949 considère la mémoire-sens d'un point
de vue « existentiel », Deleuze mobilise la conception du passé comme
sens afin de formuler une ontologie ou une logique du sens dans laquelle
l'homme joue un rôle subordonné.
Hyppolite avait mis en rapport, à travers le rapprochement rendu
possible par la langue allemande (Gewesen/Wesen), la mémoire avec
l'essence. Il avait aussi remarqué que la mémoire s'accumule au fur et à
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302 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

mesure que le temps passe et que tous les souvenirs – ne pouvant qu'être
différents les uns par rapport aux autres et donnant sens au présent –
coexistent dans une seule et même mémoire, dans une seule et même
multiplicité qui diffère en nature de la multiplicité actuelle des percep-
tions, des actions et de la matière. Il suggère enfin que, si la mémoire
virtuelle – tout en différant en nature du présent – est contemporaine au
présent actuel, alors tout le passé coexiste avec le présent qui passe.
Deleuze ne cessera de souligner l'importance de l'ouvrage qu'il a étudié
de manière approfondie en 1948, à l'occasion de l'agrégation : Matière et
mémoire est le livre « le plus difficile 1 » et l'un des rares livres, comme
écrira Deleuze dans Qu'est-ce que la philosophie ?, où l'on atteint le
« vertige de l'immanence 2 ».
À la lumière des indications hyppolitiennes, le concept de passé vir-
tuel donne donc à Deleuze la possibilité d'envisager un sens – l'ensemble
coexistant de tous les souvenirs, les souvenirs purs, le passé virtuel – qui
ne transcende pas les êtres dont il rend compte – le présent psycholo-
gique, les êtres actuels ou encore les vivants créés par l'élan vital – mais
qui leur est contemporain, immanent, tout en différant en nature. En
même temps, conformément au souhait d'Hyppolite, le virtuel permet la
formulation d'une logique du sens ouverte, tout comme ouverte est notre
expérience. Le concept de mémoire virtuelle fournit la condition imma-
nente du conditionné, même si celui-ci diffère radicalement de ce qui le
conditionne. La mémoire est essence, elle est sens ou concept, elle diffère
en nature de l'être du présent, mais à la fois elle lui est immanente. « La
coexistence du passé avec le présent qu'il a été – écrit Deleuze – est un
thème essentiel du bergsonisme 3. »
Hyppolite a justement attiré l'attention sur la différence de nature
entre le souvenir pur qui est « sans objet », non étendu, « inutile et impuis-
sant » – « nous ne pouvons que [le] contempler et non [le] faire » –, et le
présent, utile et moteur. De manière similaire, dans Le Bergsonisme 4,
Deleuze souligne la « différence de nature » entre « la matière et la
mémoire, entre la perception pure et le souvenir pur, entre le présent et le

1. Cf. G. Deleuze, « Henri Bergson », op. cit., p. 31.


2. Cf. G. Deleuze - F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991,
p. 49-50.
3. Ibid., p. 39.
4. Cf. G. Deleuze, « La conception de la différence chez Bergson », op. cit., p. 49.
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Un enfant monstrueux 303

passé ». Cette distinction justifie une « survivance en soi du passé » qui est
« Être », qui est donc de l'ordre de l'onto-logie et non de la psycho-logie.
Cet être-virtuel du passé, coexistant avec la totalité des autres souvenirs,
cette mémoire qui n'est autre que la raison des différences empiriques et
actuelles, le concept même de la différence – la différence en soi ou interne
– ne doit pas être confondu avec l'« être-présent », justement d'ordre
psycho-logique, donc humain. Le passé virtuel constitue donc pour
Deleuze ce « concept » qu'Hyppolite a voulu séparer des prédicats anthro-
pologiques, soulignant son irréductibilité à toute psycho-logie 1, à toute
anthropo-logie. Dans un paragraphe étonnant du Bergsonisme, Deleuze
souligne qu'à travers sa conception du passé virtuel Bergson parvient à
« nous ouvrir à l'inhumain et au surhumain 2 ». En effet, Bergson, selon
Deleuze, n'est pas un philosophe humaniste, un « de ces philosophes qui
assignent à la philosophie une sagesse et un équilibre proprement
humains ». Le passé diffère du présent, qui passe. Le présent est « actif » et
« utile », tandis que le passé est « inutile et inactif, impassible, il EST, au
sens plein du mot : il se confond avec l'être en soi », il « se conserve en
soi » et est « éternellement », il est « virtuel, inactif et inconscient » 3.
Ces caractéristiques de la mémoire inconsciente et virtuelle comme
véritable concept de la différence se résument dans une série de para-
doxes que Deleuze met seulement en ordre dans Le Bergsonisme 4 et
dans Différence et répétition, mais qui transparaissent déjà dans les
essais des années 1950 : 1) le « paradoxe du saut » : si le passé est l'Être
en soi, on ne peut pas y accéder par degrés, comme dans le cas du
présent, mais on s'y place « d'emblée, d'un saut » ; 2) le « paradoxe de
l'Être », le passé diffère en nature du présent ; 3) le « paradoxe de la
contemporanéité » : si le souvenir est lié au présent, alors tout le passé
coexiste avec le présent ; 4) le « paradoxe de la répétition psychique » : le
passé coexiste avec soi-même à des degrés plus ou moins contractés. Ces
paradoxes structurent la critique bergsonienne de la conception dogma-
tique du temps ; cette conception, déterminée par les nécessités humaines
de l'action, oublie les différences de nature au profit des différences de

1. Cf. G. Deleuze, « Henri Bergson », op. cit., p. 39.


2. Cf. G. Deleuze, Le Bergsonisme, op. cit., p. 15.
3. Ibid., p. 50.
4. Ibid., p. 57.
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304 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

degrés et s'arrête donc sur une conception anthropologique, sur des dif-
férences indifférentes.
Un autre trait distinctif de l'interprétation deleuzienne consiste dans
le fait que Bergson est présenté comme un philosophe postkantien,
c'est‑à-dire mettant en œuvre la critique de manière plus conséquente que
Kant : ce n'est pas un hasard si dans le recueil d'écrits bergsoniens édité
en 1957 pour les Presses Universitaires de France, Henri Bergson.
Mémoire et vie, Deleuze isole un groupe de textes qu'il intitule « Critique
de la critique ». D'une part, traiter Bergson comme un philosophe post-
kantien signifiait pouvoir le confronter avec Hegel en le mettant sur le
même plan. D'autre part, les années 1950 sont celles d'une certaine redé-
couverte de la postérité de l'idéalisme postkantien et de la critique envers
l'anthropocentrisme contradictoire propre à la démarche critique de
Kant. La traduction en français du Kantbuch de Heidegger 1 et le livre
L'Héritage kantien et la révolution copernicienne de Jules Vuillemin 2,
professeur à Clermont-Ferrand, sont les deux premiers signes d'un
renouveau dans la considération des textes kantiens. On trouve des traces
de cette nouvelle interprétation de Kant tant chez Deleuze que chez Fou-
cault (notamment le cours Problèmes de l'anthropologie de 1954-1955 3
et la thèse secondaire sur l'anthropologie kantienne 4) qui, tous les deux,
se réfèrent implicitement ou explicitement à Heidegger et au texte de
Vuillemin.
Hyppolite, également inspiré par le Kantbuch heideggérien, avait cri-
tiqué Kant pour avoir dépassé « le psychologique et l'empirique, mais en
restant dans l'anthropologique », pour être resté à une conception
externe de la différence : à travers le concept de transcendantal, « la pen-
sée et la chose sont identiques », mais en réalité « ce qui est identique à la
pensée n'est qu'une chose relative, non la chose en tant qu'être, en elle-

1. Cf. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953


(trad. R. Böehm et A. de Waelhens).
2. Cf. J. Vuillemin, L'Héritage kantien et la révolution copernicienne. Fichte, Cohen,
Heidegger, Paris, Puf, 1954.
3. Cf. M. Foucault, Problèmes de l'anthropologie. Cours donné à l'École normale en
1954-1955, photocopie de 66 feuillets manuscrits allographes. Cote : FCL 3.08, Fonds
Michel Foucault, Institut de la mémoire de l'édition contemporaine, Caen.
4. Cf. Immanuel Kant / Michel Foucault. Anthropologie du point de vue pragma-
tique. Introduction à l'« Anthropologie », Paris, Vrin, 2008.
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Un enfant monstrueux 305

même 1 », la « détermination » de la différence provient de la synthèse de


l'imagination, donc « la détermination n'est que subjective ». Kant remet
donc au centre le sujet personnel comme Sartre le notait dans sa critique.
Deleuze réitère le reproche sartrien et hyppolitien dans Différence et
répétition, en commentant Kant qui, après avoir découvert « le prodi-
gieux domaine du transcendantal », a fini par décalquer « les structures
dites transcendantales sur les actes empiriques d'une conscience psycho-
logique » 2. En cela, Kant produit alors un transcendantal qui n'est
qu'une copie de l'empirique, faisant ainsi une copie. La différence, condi-
tion de donation des différences individuées soumises à l'identité du
concept, est copiée à partir de celles-ci, qui sont censées être déterminées
par celle-là.
La racine de la critique du transcendantal kantien provient directe-
ment du bergsonisme. Les conditions de l'expérience chez Kant, souligne
Deleuze, sont les conditions de l'expérience possible et non de l'expé-
rience réelle, elles partent de l'expérience dont elles font la copie, elles
sont donc le fruit d'une illusion rétrospective : voilà qui, chez Bergson,
faisait précisément l'objet d'une longue critique formalisée par les essais
contenus dans La Pensée et le Mouvant et notamment dans « Le possible
et le réel ». Au contraire, la conception bergsonienne, qui saisit la diffé-
rence en soi dans sa différence de nature par rapport aux différences
individuées, constitue un « empirisme transcendantal » qui est « le seul
moyen de ne pas décalquer le transcendantal sur les figures de l'empi-
rique 3 ». Dans Différence et répétition, Deleuze tire tout profit de cette
critique de l'idée de possible en tant que « décalque du produit 4 ».

IMAGE VIRTUELLE DE LA PENSÉE

Pendant les années 1950, au moment où Deleuze publie ses premiers


essais sur Bergson, il commence à travailler sur les textes de Nietzsche.
Cette lecture est sans doute provoquée par les essais de Heidegger qui

1. Cf. G. Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 22.


2. Cf. G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 176-177.
3. Ibid., p. 206.
4. Cf. G. Deleuze, « Henri Bergson », op. cit., p. 41.
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306 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

traitent l'auteur du Gai savoir comme un véritable philosophe et non


comme un simple moraliste, comme jusqu'alors on avait coutume de le
faire en France 1. Si Deleuze le mentionne déjà dans le cours « Qu'est-ce
que fonder ? » tenu dans l'hypokhâgne du lycée Louis-le-Grand en 1956-
1957 2, c'est l'année suivante que Deleuze le lit de manière plus approfon-
die en concomitance avec la Généalogie de la morale inscrite au pro-
gramme de l'agrégation de philosophie. Deleuze, assistant en histoire de
la philosophie à la Sorbonne, accompagne le cours magistral de Jean
Wahl 3, par une série de commentaires qui déboucheront dans sa mono-
graphie Nietzsche et la philosophie. Le schéma interprétatif que Deleuze
applique à Nietzsche s'aligne sur celui adopté dans le cas de Bergson. Il a
comme moteur polémique Hegel et comme sources d'inspiration cachées
les essais de Heidegger sur l'auteur, sur Kant et Nietzsche, et le livre de
Vuillemin sur l'héritage de la philosophie kantienne.
Inspiré par les études « pluralistes » de Jean Wahl 4 dont il reconnaîtra
plus tard l'importance 5, Deleuze définit Nietzsche comme un philosophe
« pluraliste », « empiriste » et antidialectique qui critique les catégories
philosophiques et scientifiques privées de respect pour les différences et
ayant les « mailles trop larges » par rapport au réel. La volonté de puis-
sance, comme la durée, est « le » bon concept, il est en effet capable de
« concilier l'empirisme avec les principes, donnant lieu à un empirisme
supérieur ». D'après l'affirmation deleuzienne dont le ton fait écho au

1. Pour un bilan de la réception de Nietzsche en France, voir J. Le Rider, Nietzsche


en France, op. cit., et L. Pinto, Les Neveux de Zarathoustra, op. cit.
2. Http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=218&groupe=Conf%E9rences
&langue=1
3. Publié par le CDU de la Sorbonne sous le titre La Pensée philosophique de
Nietzsche des années 1885-1888 (1959).
4. Wahl oppose à la philosophie de l'histoire de Hegel la philosophie de la différence
de Nietzsche et de Kierkegaard. Voir notamment les Études kierkegaardiennes (Paris,
Vrin, 1938, p. 122-123, 101 et 429) : « Le hégélianisme […] est une philosophie de
l'identité revêtant une forme historicisante. » « Sans doute, Hegel prétendra introduire le
mouvement dans la logique, mais il n'arrive […] qu'à nier le mouvement. » « Le mouve-
ment et l'évolution tels que les conçoit Hegel n'ont rien à faire avec le mouvement et
l'évolution réels. » « La comparaison plus féconde, c'est celle qu'on peut faire entre
Kierkegaard et Nietzsche, […] tous deux ennemis du système et de l'abstraction, tous
deux philosophes du devenir et du temps. »
5. Cf. G. Deleuze, Dialogues (op. cit., p. 72) et Différence et répétition (op. cit.,
p. 81).
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Un enfant monstrueux 307

Hegel d'Hyppolite, Nietzsche substitue la dualité d'apparence et essence


à celle de phénomène et sens. À l'instar de Bergson, Nietzsche est consi-
déré comme un philosophe postkantien, poursuivant et accomplissant lui
aussi l'idée d'une critique immanente à la raison 1 : la généalogie, comme
l'intuition, est une méthode transcendantale, un empirisme supérieur,
capable de retrouver les forces qui donnent sens aux phénomènes. Le
sens d'une chose, sa valeur, provient de la force qui s'empare d'elle :
« L'objet même est […] expression d'une force », de même que, dans les
essais sur Bergson, « la chose […] est l'expression d'une tendance ». Dans
les deux cas, comme chez Hyppolite, la tendance ou la force constituent
la raison, la condition, le sens.
La cible polémique et le moteur négatif de tout le livre est Hegel avec
sa vision téléologique de l'histoire dépendant d'une conception dialec-
tique de la différence, ainsi qu'avec son concept de force dont le rôle
dans la dialectique de l'intellect de la Phénoménologie est déterminant.
Chez Nietzsche, les forces ne s'opposent pas les unes aux autres, mais,
comme les tendances bergsoniennes, sont affirmatives en soi, et ce ne
sont que les forces réactives qui se définissent à partir des autres.
Comme dans le cas des tendances bergsoniennes, les forces vont par
paires et diffèrent en nature, ordonnées de manière hiérarchique : l'une
est dominante, l'autre dominée ; l'une est active, l'autre réactive. Cepen-
dant, dans leur rapport différentiel, il n'y a aucune dialectique et négati-
vité, car, au contraire, la force active – avance Deleuze en employant les
mêmes termes utilisés dans son interprétation de Bergson – « jouit de la
différence ». La volonté de puissance est l'instance différentielle et géné-
tique qui détermine le sens, la qualité des forces en relation, elle est « le
principe pour la synthèse des forces » ; cette synthèse, écrit Deleuze, « se
rapporte au temps et reproduit la différence » à travers le principe sélectif
de l'éternel retour. Enfin, la volonté de puissance est similaire à la multi-
plicité bergsonienne : elle est l'un du multiple, la synthèse immanente de
pluralisme et monisme. Comme chez Bergson, si la différence est « prin-
cipe de genèse », la dialectique est l'image abstraite de la différence, elle
constitue l'« apparence », elle ignore « les mécanismes différentiels bien
autrement subtils et souterrains », elle propose une « fausse image de la

1. Voir le chapitre « Réalisation de la critique », in G. Deleuze, Nietzsche et la philo-


sophie (1962), Paris, Puf, 1995.
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308 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

différence ». La dialectique, comme dans les essais sur Bergson, est un


produit, une illusion qui néanmoins doit être fondée et doit être justifiée.
Même le chapitre central du livre, qui porte sur la doctrine de l'éternel
retour, semble s'être inspiré des analyses du bergsonisme. Pour que le
présent puisse passer, il doit coexister avec le passé 1.
Dans le livre sur Nietzsche, outre le concept d'éternel retour, impli-
quant une critique de toute téléologie historique, la critique de l'image de
la pensée fait son apparition : Deleuze, en effet, met en cause la pensée
comme représentation tout comme il le fera aussi six ans plus tard avec
Différence et répétition. On ne peut qu'y voir, encore une fois, une
influence de la pensée heideggérienne. Par un geste nietzschéen de critique
radicale de la grammaire et de la logique métaphysique, Heidegger criti-
quait la prétention de la raison à constituer toute l'essence de l'homme,
opposant à la pensée qui calcule la pensée qui médite, et proposant une
définition de la pensée non pas comme pouvoir conceptuel, ni comme
intuition, mais comme reconnaissance et gratitude, capacité d'accueil et
de recueil de ce qui vient, au-delà de tout volontarisme. Tandis que pour
Heidegger l'oubli de l'être est lié à une conception du fondement en tant
qu'essence et à la pensée comme représentation, selon Deleuze l'image de
la pensée est une injustice faite tant à la nature de la pensée qu'à celle de
l'Être qui est en soi différence. Deleuze puise chez Heidegger l'idée que la
pensée n'est pas une activité naturelle, mais qu'elle se trouve dans un état
de torpeur ou de « bêtise ». On ne pense que grâce à quelque chose qui
nous fait penser ; par conséquent, la pensée n'est donc pas une activité
naturelle et spontanée. Ainsi, la philosophie ne consiste pas dans la
recherche de la vérité, vérité qui est la relation représentative entre la
pensée et l'être, l'adéquation entre la pensée et le donné.
Dans la critique du concept « classique » de vérité par Nietzsche,
Deleuze voit l'affirmation de ce qu'il nomme pour la première fois une
nouvelle « image de la pensée », d'une nouvelle réponse à « Qu'est-ce que
penser ? ». L'ancienne image, dogmatique, consiste en trois thèses : 1) le
penseur veut et possède formellement le vrai ; 2) l'erreur est un accident
qui ne vient pas de la pensée, mais des forces externes ; 3) la méthode sert
et est suffisante afin d'éviter les erreurs et de penser bien. La nouvelle
image bouleverse ces trois thèses en leur en opposant trois autres : 1) le

1. Ibid., p. 87.
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Un enfant monstrueux 309

penseur ne veut pas le vrai, mais l'affirmation de la puissance ; 2) à la


catégorie d'erreur doit être substituée celle de bêtise ; 3) à la notion de
méthode, celle de culture (ou, plus tard, d'apprentissage ou pédagogie)
étant ce qui force à penser. Ce qu'on retrouve dans le Nietzsche de
Deleuze est donc sans doute une « éthique » de la pensée de la différence
qui est absente chez Bergson. Les catégories de ressemblance, identité,
analogie et opposition qui, dans le Bergson de Deleuze, sont des catégo-
ries pratiques empêchant de saisir la durée (ou la différence), sont jugées
« éthiquement » dans le Nietzsche : ce sont des catégories réactives qui
humilient la vie.
Cette interprétation de la philosophie nietzschéenne affecte aussi le
livre Proust et les signes que Deleuze publie peu après, en 1964, au
moment où, dans le champ philosophique français, déferle la querelle
du structuralisme. En dépassant la surface même de ce livre, on peut
remarquer que le problème reste le même, à savoir celui d'une ontolo-
gie du sens capable de trouver la raison immanente aux phénomènes.
À travers Proust, Deleuze considère le réel comme un champ de signes
qui impliquent leur sens : « L'Essence – écrit Deleuze – est précisément
cette unité du signe et du sens 1. » Cet intérêt envers Proust, considéré
comme un philosophe des signes et de l'essence, est sans doute lié à
celui que les « nouveaux critiques » manifestent à l'égard du romancier.
Jean Rousset, dans un essai publié trois ans avant Proust et les signes 2,
érigeait l'auteur de la Recherche en représentant d'une écriture hyper-
structuraliste des signes qui renvoient à des formes intemporelles 3.
Mais, contrairement à Rousset, Deleuze désigne l'essence comme
immanente au réel : elle est « différence », mais n'est « pas une différence
empirique entre deux choses ou deux objets, toujours extrinsèque » ; elle
est une « qualité dernière » ou encore, dans le langage hégélien récurrent,

1. Cf. G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, Puf, 1964, p. 53.


2. Cf. J. Rousset, « Proust. À la recherche du temps perdu », in Forme et signi-
fication : essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1962,
p. 135-170.
3. Dans un essai de 1963, Derrida écrit, à propos de Proust, que leur « esthétique, qui
neutralise la durée et la force, comme différence […] traduit une métaphysique. Le “temps
à l'état pur”, Proust l'appelle aussi l'“intemporel” ou l'“éternel”. La vérité du temps n'est
pas temporelle. Le sens du temps, la temporalité pure n'est pas temporelle » (« Force et
signification », in L'Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 40).
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310 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

chez Deleuze, elle est une « différence interne 1 ». L'idée deleuzienne de


vérité et de pensée proposée à partir de Proust est analogue à celle déve-
loppée dans l'ouvrage sur Nietzsche : la pensée ne pense pas naturelle-
ment, elle doit être exposée à des forces qui la poussent à penser.
L'œuvre de Proust est conçue comme un apprentissage fondé sur les
signes qui forcent à penser, à dévoiler les essences qui sont la raison du
réel. Le narrateur, comme tout autre sujet, a pour but de saisir des signes
– incarnés dans un objet – et qui renvoient à une Essence. Cette essence,
comme dans le cas du virtuel bergsonien, est « une différence, la Diffé-
rence ultime et absolue ». C'est l'essence « qui constitue l'être, qui nous
fait concevoir l'être » 2. Au fond, l'apprentissage proustien illustre de
manière paradigmatique le cheminement de chaque sujet humain dans sa
recherche du sens.
L'apprentissage et le dévoilement de l'Essence sont liés au temps, en
particulier à celui du passé virtuel. Encore une fois, Deleuze semble iden-
tifier dans le virtuel la raison de l'actuel, le transcendantal. Mais il traite
ici un problème absent des réflexions antérieures : comment saisir l'être
du virtuel si, chez Bergson, chaque évocation d'un souvenir est prise dans
une actualisation de celui-ci dans le présent ? Le virtuel ne peut, en effet,
que se dissoudre, comme neige au soleil de l'actuel. Dans l'étude sur
Proust, Deleuze souligne en effet que la seule manière de confronter
l'auteur avec Bergson a trait à leur conception de la mémoire. Le philo-
sophe comme le romancier critiquent toute conception associationniste,
psychologiste et scientiste de la mémoire, s'opposant à la conception des
souvenirs comme des « choses » stockées quelque part : « On ne remonte
pas d'un actuel présent au passé, on ne recompose pas le passé avec des
présents, mais on se place d'emblée dans le passé lui-même 3. » Pour
Proust comme pour Bergson, le passé ne représente aucun présent, se
conserve en soi et coexiste avec le présent, différant en nature d'avec lui.
Si Bergson évoque le virtuel dans Matière et mémoire, Proust parle d'états
« réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits ». Avec cette formule
proustienne, Deleuze désigne le concept de différence, le virtuel.
Le romancier complète et dépasse le philosophe. Mais pour Bergson

1. Cf. G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 54.


2. Ibid., p. 53.
3. Ibid., p. 73.
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Un enfant monstrueux 311

il suffit de « savoir que le passé se conserve en soi », il ne s'intéresse pas à


chercher une manière de sauvegarder le passé pour le philosophe. Selon
Bergson encore, le rapport avec le passé implique une « dégradation du
souvenir pur, une descente du souvenir dans une image qui le
déforme 1 ». En revanche, le problème posé chez Proust, et que Deleuze
se réapproprie, est : « Comment sauver pour nous le passé tel qu'il se
conserve en soi, tel qu'il survit en soi 2 ? » L'interrogation deleuzienne,
elle, s'exprime ainsi : comment faire une philosophie du sens, capable de
trouver la différence essentielle d'une chose, sans la réduire à une diffé-
rence individuée ? Comment saisir le virtuel, l'essence transcendantale,
la condition, sans le réduire à l'actuel, au phénomène, au conditionné ?
Pour répondre à cette question, Proust en vient à la distinction entre
mémoire volontaire et mémoire involontaire. La première « va d'un
actuel présent à un présent qui “a été”, c'est‑à-dire à quelque chose qui
fut présent et ne l'est plus ». Ainsi, son passé est « doublement relatif :
relatif au présent qu'il a été, mais aussi relatif au présent par rapport à
quoi il est maintenant passé ». Cette mémoire recompose le passé avec des
présents, elle est analogue à la perception consciente : « Celle-ci doit trou-
ver le secret de l'impression dans l'objet, celle-là croit trouver le secret du
souvenir dans la succession des présents 3. » La mémoire volontaire est
donc le fondement de la conception dogmatique du passé et du temps.
Opérant par l'intelligence, cette mémoire a des finalités pragmatiques,
elle est orientée vers l'action et ne peut donc que gommer la pure diffé-
rence et les articulations du réel au profit des aspects utiles à l'action, de
la même manière que les images-souvenirs gomment le caractère de vir-
tualité du passé. Ce qui échappe à la mémoire volontaire est « l'être en soi
du passé », qu'elle traite comme s'il se constituait après avoir été présent.
La mémoire volontaire pense qu'« il faudrait donc attendre un nouveau
présent pour que le précédent passe, ou devienne passé. Mais ainsi
l'essence du temps nous échappe 4 ». Et Deleuze insiste à nouveau : pré-
sent et passé doivent être coexistents, car, s'ils ne coexistaient pas, le
présent ne passerait jamais 5.

1. Ibid., p. 74.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 72.
4. Ibid., p. 73.
5. Ibid.
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312 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Comment donc saisir le passé en soi ? La réponse proustienne est le


concept de mémoire involontaire que Bergson n'aborde pas du tout. La
mémoire involontaire procède avant tout par l'identité d'une qualité
commune à deux sensations – la première présente, la seconde passée. Le
cas paradigmatique est celui de la célèbre madeleine évoquant, par son
goût et son parfum, le goût et le parfum de la madeleine mangée dans le
passé. La qualité présente est donc un signe, elle « implique un rapport
avec quelque chose de différent », « elle intériorise le contexte, elle rend
l'ancien contexte inséparable de la sensation présente » 1. En revanche, si
c'est notre mémoire volontaire qui fait foi, nous voilà trompés par l'intel-
ligence et simplement en face d'un présent ancien. Selon Deleuze, la
mémoire involontaire, au contraire, exhibe à travers cette incorporation
d'un passé dans le présent « la différence intériorisée, devenue imma-
nente ». Cette différence, ce passé sont en soi, il ne s'agit pas d'un ancien
présent, ou d'une différence individuée, mais d'une différence et d'un
passé qui n'ont jamais été présents, qui ne se sont jamais individués dans
aucun objet, dans aucune perception, puisque, au contraire, ils en sont la
raison 2. La mémoire involontaire révèle donc « un peu de temps à l'état
pur », « l'éternité », « être en soi du passé, plus profond que tout passé
qui a été, que tout présent qui fut », « un peu de temps à l'état pur »,
c'est‑à-dire l'essence de l'actuel. Elle est différence, et c'est à la fois par sa
répétition – différenciée et différée – dans le présent que l'actuel a lieu :
« Différence et répétition sont les deux puissances de l'essence, insépa-
rables et corrélatives […] ; car la répétition est puissance de la différence,
non moins que la différence, pouvoir de la répétition 3. »
De ce croisement entre Proust et Nietzsche à la lumière de Bergson,
émerge un élément déterminant pour la réflexion deleuzienne : l'ouver-
ture de l'histoire présuppose que l'accès direct au transcendantal est
destiné à faire faillite. Une œuvre philosophique quelle qu'elle soit ne dit
donc pas « le vrai » sur un réel actuel propre à l'expérience – soumise au
joug de la pensée représentative, de la relation pragmatique avec les
choses, des forces réactives qui séparent le penseur de ce qu'il peut – ni
ne décrit les conditions de l'actuel en le décalquant sur l'actuel lui-

1. Ibid., p. 75.
2. Ibid., p. 76.
3. Ibid., p. 63.
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Un enfant monstrueux 313

même, qui est soumis au temps et donc passe. La philosophie doit plutôt
fabriquer des systèmes de signes en mesure, comme le roman proustien,
de sauver le virtuel « pour nous ». La formulation d'une ontologie ne
peut donc être qu'un apprentissage, comme la Recherche proustienne
est une éducation à la saisie des Essences. Mais ces Essences ne peuvent
être « décrites », car toute description dépend d'un effort volontaire,
d'une présentification des souvenirs. Ces traits se combinent avec l'entre-
prise critique nietzschéenne et avec son idée que nous ne « pensons pas
encore », que la pensée s'exerce seulement si elle est exposée à des forces
qui la poussent à penser.
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Diachronie et synchronie

CODE ET ÉTALEMENT DANS L'ESPACE

Alors que Deleuze termine son Nietzsche et entame son Proust, la


querelle du structuralisme déferle sur le champ intellectuel. L'importance
de l'introduction du paradigme de la structure dans les sciences humaines
au début des années 1960 ne peut être sous-estimée : il porte non seule-
ment au premier plan les sciences sociales et humaines, mais il cause
aussi une profonde mutation du champ philosophique et des problèmes
qui le dominaient pendant les années 1940 et 1950. Cette restructuration
entraîne une mise en cause du paradigme du sens véhiculé par la phéno-
ménologie et l'existentialisme, et, à son tour, une nouvelle critique de
Bergson.
La réflexion de Lévi-Strauss reste une réflexion relativement locale
pendant toutes les années 1950. Après avoir publié Les Structures élé-
mentaires de la parenté en 1949, l'anthropologue ne se réclame d'aucune
philosophie, se prêtant, malgré lui, à des interprétations comme celle de
Simone de Beauvoir 1 et, quelques années plus tard, celle de Merleau-
Ponty. Ce n'est qu'en 1962, dans La Pensée sauvage, qu'il prend explici-
tement position en philosophie, s'opposant à Sartre qui, dans la Critique
de la raison dialectique, le cite à plusieurs reprises. Dans le dernier cha-
pitre de La Pensée sauvage, « Histoire et dialectique », Lévi-Strauss
désapprouve la Critique et la manière dont Sartre y privilégie l'histoire
aux autres sciences humaines. D'après Lévi-Strauss, la prédilection sar-
trienne pour l'histoire serait motivée par la caractéristique principale de

1. Simone de Beauvoir, « Les structures élémentaires de la parenté », Les Temps


modernes, no 49, 1949, p. 943-949.
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316 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

l'objet historique, sa « dimension temporelle », qui est analogue à la vie


humaine considérée subjectivement. La vie humaine, faisant allusion à
Bergson, est un temps irréductible à l'« étalement dans l'espace 1 ».
Même si l'expression « étalement dans l'espace » est absente de la
Critique, ce livre trahit une certaine inspiration bergsonienne, quoique en
tous points inconsciente. L'opposition entre ouvert et clos, dynamique et
inerte hante le livre sartrien : chez Sartre, l'histoire est animée par une
dialectique entre praxis humaine et pratico-inerte qui ressemble forte-
ment à celle existant entre la vie et la matière. L'idée de l'histoire comme
processus de totalisation qui va vers le futur et cumule toutes les relations
dans le passé ressemble à l'épopée de l'élan vital dans L'Évolution créa-
trice. Par rapport à l'histoire, l'historien ne peut se situer en surplomb, en
lui se concentre toute l'histoire, de même que, dans Matière et mémoire,
dans l'action présente du sujet, se concentre tout son passé. Par consé-
quent, dans la « vie » du sujet connaissant on ne peut saisir « l'aventure
diachronique de la totalisation sinon en tant que le lien totalisant au
passé qui constitue l'individu peut servir de symbole à une totalisation
des individus 2 ». Sartre refuse, comme Aron et d'autres philosophes de
l'histoire « bergsoniens », l'idée d'une possible saisie de l'histoire à travers
une « intuition irrationnelle et mystique (sympathie, etc.) 3 », mais en
même temps, en des termes qui évoquent Bergson, il dénonce le « féti-
chisme de la totalisation » qui, « au lieu d'y voir le mouvement réel de
l'Histoire, […] l'hypostasie et la réalise en totalités déjà faites » 4. La teinte
apportée par Sartre à l'opposition entre pensée dialectique et pensée
analytique ne peut que faire penser à l'opposition bergsonienne entre
intuition et intelligence 5. La supériorité de la dialectique sur la pensée
analytique, la conception de l'histoire comme un processus totalisant ou
comme un grand flux et l'accent mis sur la position engagée de l'historien
sont des traits communs à bien d'autres contemporains de Sartre. Cette

1. Cf. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962), Paris, Presses Pocket, 1992, p. 605.
2. Cf. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 143.
3. Ibid., p. 161.
4. Ibid., p. 81.
5. Par exemple : « La dialectique comme logique vivante de l'action ne peut appa-
raître à une raison contemplative ; elle se découvre en cours de praxis et comme un
moment nécessaire de celle-ci ou, si l'on préfère, elle se crée à neuf dans chaque action »
(ibid., p. 133).
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Diachronie et synchronie 317

conception influence par ailleurs les interprétations du marxisme propre


aux philosophes nés avant 1910 : elle est présente chez Georges Gurvitch
et, encore plus, chez un ancien « existentialiste », Henri Lefebvre.
D'ailleurs ce n'est pas un hasard si, dans « Situation de l'existentialisme »
– essai publié par la suite sous le titre de Questions de méthode, dans Les
Temps modernes et, encore plus tard, placé en introduction au premier
tome de la Critique de la raison dialectique –, Sartre écrit que la méthode
régressive-progressive, dont il se réclame, avait été empruntée au « socio-
logue » Henri Lefebvre, et il renvoie à un article méconnu que celui-ci
avait publié en 1953 1.
Pour sa part, Lévi-Strauss connaît bien Bergson, ayant en effet été
étudiant en philosophie à la Sorbonne presque au même moment que
Sartre, et à l'image de ce dernier il est marqué par une rupture irrépa-
rable l'éloignant du bergsonisme. Dans une page des Tristes tropiques, il
raille les « actes de foi bergsoniens et les arguments circulaires qui rédui-
saient au mieux les étants et les choses dans un état de bouillie pour
extraire leur ineffabilité 2 ». Dans Le Totémisme aujourd'hui, publié
parallèlement à La Pensée sauvage, l'ethnologue s'engage dans une dis-
cussion des Deux Sources 3. Il reconnaît à Bergson la lucidité d'avoir
critiqué l'idée, propre à Lévy-Bruhl, d'une différence de nature entre la
pensée dite « primitive » et celle propre aux « civilisés 4 ». Bergson a bien
vu que la pensée totémique n'était rien d'autre qu'une autre manière de
classifier les espèces, fondamentalement analogue à la nôtre.
Mais au début du cinquième chapitre de La Pensée sauvage, « Catégo-
ries, éléments, espèces, nombres », renvoyant au Totémisme aujourd'hui
et aux louanges faites à Bergson, Lévi-Strauss ajoute aussi une remarque
par laquelle il prend ses distances vis-à-vis de l'auteur de Matière et

1. « C'est un marxiste, Henri Lefebvre, qui a donné une méthode à mon avis simple
et irréprochable pour intégrer la sociologie et l'histoire dans la perspective de la dialec-
tique matérialiste. » Cf. J.-P. Sartre, Critique de raison dialectique, op. cit., p. 41-42. Et
aussi H. Lefebvre, « Perspectives de la sociologie rurale », Cahiers internationaux de
sociologie (1953), repris in Id., Du rural à l'urbain, 1970, p. 63-78.
2. Cf. C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1959), Paris, Pocket, 2001, p. 56.
3. Cf. C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui (1962), Paris, Puf, 2002,
p. 139-142.
4. Il faut remarquer que Georges Davy, directeur de la thèse principale de Lévi-
Strauss, avait exprimé des jugements assez prudents au sujet de Bergson et de ses Deux
Sources.
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318 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

mémoire. Même si la notion d'« espèce » joue un rôle important dans les
critiques adressées à la conception du totémisme de Lévy-Bruhl, Bergson
conçoit encore la classification des espèces comme une opération subjec-
tive, tandis que le structuralisme voit dans le codage une opération dont
la portée est objective. Bergson se limite à « l'aspect subjectif et pratique
du rapport entre l'homme et le monde naturel 1 ». Lévi-Strauss introduit
donc une continuité entre Sartre et Bergson : si le premier revendique le
primat de l'histoire, reléguant donc l'ethnologie à un plan secondaire,
c'est bien en raison de son héritage bergsonien inconscient. Par son objet,
le temps, la raison dialectique de l'historien serait pour Sartre supérieure
à la raison analytique de l'anthropologue. Le temps historique est suscep-
tible d'être saisi de manière dialectique, puisqu'il possède – écrit Lévi-
Strauss, faisant encore un clin d'œil à Bergson – la structure « que nous
pensons saisir dans notre devenir personnel comme changement person-
nel 2 », devenir que les structures de l'anthropologue sont destinées à lais-
ser de côté. Comme Bergson, Sartre a une conception pragmatique de
l'opération de codage que le structuralisme s'est chargé de démonter.
L'espèce n'est pas un genre créé par l'« agent pratique » « pour des raisons
biologiques et utilitaires », la diversité des espèces « est l'expression sensi-
ble d'un codage objectif 3 » inscrit dans la réalité.
Les clins d'œil à Bergson de Lévi-Strauss, liés aux attaques dirigées
contre Sartre, ont des précédents. En 1951, Claude Lefort (né en 1924),
proche de Merleau-Ponty, publie dans Les Temps modernes un essai en
réaction à la lévi-straussienne Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss,
publiée l'année précédente. Dans « L'échange et la lutte des hommes 4 »,
Lefort critique l'appropriation de Mauss par Lévi-Strauss : réduire les
phénomènes sociaux à des systèmes symboliques est étranger à l'inspira-
tion de Mauss, dont, en revanche, le but était de chercher l'intention
immanente au comportement des hommes sans abandonner l'expérience.
Il ne s'agit donc pas d'établir, comme Lévi-Strauss, un ordre logique dans
lequel la réalité concrète et qualitative est réduite à une simple apparence.

1. Cf. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 181-182. On retrouve cette


critique au début du livre (ibid., p. 29-30), dans une allusion méprisante à Bergson.
2. Ibid., p. 433.
3. Ibid.
4. Cf. C. Lefort, « L'échange et la lutte des hommes » (1951), Les Formes de
l'histoire, Paris, Gallimard, 2000.
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Diachronie et synchronie 319

D'une certaine manière, Lefort est l'exécuteur des critiques que les phéno-
ménologues existentialistes et Georges Gurvitch – dont il est l'assistant à
la Sorbonne – n'ont pas osé lui adresser. Si ni Sartre ni Merleau-Ponty ne
sont intervenus dans le débat, Gurvitch a, en revanche, rapidement
liquidé l'interprétation de Mauss par Lévi-Strauss, la qualifiant de « très
personnelle ». Plus tard, en 1955, il ne manque pas de critiquer la
méthode de l'anthropologue 1, qu'il juge abstraite et injustifiée, et il se
réclame d'une sociologie qui se voudrait « concrète » et hyperempirique.
En 1957, Gilles-Gaston Granger, élève de Cavaillès et de Bachelard,
intervient dans ce débat avec un article qui met en perspective les
méthodes de l'anthropologue et du sociologue. Formé à la phénoméno-
logie des mathématiques par Cavaillès, auteur d'un DES et d'une thèse
dirigés par Bachelard, Granger est gagné par une méfiance croissante
envers l'empirisme et l'obsession du concret, tant dans les sciences dures
que dans les sciences sociales et humaines pour lesquelles il se spécia-
lise 2. Dans « Événement et structure dans les sciences de l'homme 3 », il
se range donc du côté de Lévi-Strauss en soulignant que la structure est
chez celui-ci un modèle et non pas une réalité, comme Gurvitch semble
lui reprocher.
Trois ans plus tard, dans le livre Pensée formelle et sciences humaines,
où il relance le débat entre Lévi-Strauss et Gurvitch, Granger tire toutes
les conséquences de l'épistémologie non cartésienne, anti-empiriste, anti-
phénoménologique et antibergsonienne de son maître Bachelard pour
mettre hors jeu toute critique de la formalisation en sciences humaines.
Dans le chapitre V, intitulé « Qualité et quantité », il s'oppose à l'objec-
tion qui se cache « derrière la plupart des critiques opposées aux tenants
d'une science rigoureuse de l'homme », une objection pour laquelle la
« connaissance scientifique laisse échapper ce qui, dans l'être humain et
dans ses œuvres, paraît être le plus significatif, le plus spécifique, le plus
irréductible aux schématisations », la « qualité ». Granger retrouve la
racine de ces critiques dans la philosophie de Bergson, qu'il avait déjà

1. Voir par exemple G. Gurvitch, « Le concept de structure sociale », Cahiers inter-


nationaux de Sociologie, t. 19, 1955, p. 3-44, 1955 ; ensuite repris dans la 2e édition de
La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, Puf, 1957.
2. Cf. G.-G. Granger, Méthodologie économique, Paris, Puf, 1955.
3. Cf. G.-G. Granger, « Événement et structure dans les sciences de l'homme »,
Cahiers de l'Institut de science économique appliquée, no 1, 1957.
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320 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

taxé d'« anti-rationaliste 1 » dans un livre de 1955. D'après l'auteur,


« Bergon fonde sur ce lemme sa métaphysique et sa théorie dualiste de la
connaissance ». Cette théorie est commune à certains psychologues et
sociologues qui récusent « l'usage des mathématiques, parce que fondées
sur les rapports indifférents d'un tout et ses parties […] alors que la
totalité humaine, le fait social total, est un ensemble organiquement et
qualitativement différent », doté d'un « dynamisme » 2 propre. Granger
met en relation les débats surgis dans le champ des sciences sociales oppo-
sant Lévi-Strauss à ses détracteurs avec de vieux débats où s'affrontent
Bachelard et les bergsoniens. Du reste, il n'hésite pas à compléter ce cadre
critique en attaquant la phénoménologie, suivant le chemin tracé par
l'auteur du Nouvel Esprit scientifique 3, son cher maître.
Mais revenons à Lévi-Strauss. L'ethnologue ne s'arrête pas à sa
dénonciation du pragmatisme propre à la théorie de la connaissance de
Bergson. En contact depuis les années 1950 avec plusieurs biologistes
étatsuniens, il ajoute une remarque qui aura attiré l'attention de l'ami et
bon lecteur Georges Canguilhem. Il rappelle que, « pour expliquer la
diversité des espèces, la biologie moderne s'oriente vers des schémas qui
ressemblent à ceux de la théorie de la communication ». Comme les bio-
logistes sont capables d'expliquer des millions d'espèces en « fonction de
formules chromosomiques » 4, ainsi en va-t‑il pour les classifications pro-
duites par les peuples totémiques et par les anthropologues. La génétique
et les théories du codage biologique confirment donc que le code est
inscrit dans la chose, que le sens du vivant est son code, et celui-ci n'est
pas simplement projeté sur lui par l'activité d'« étalement dans l'espace »,
de « morcèlement » subjectif propre au vivant. Peu après la publication
de La Pensée sauvage, James Watson, Francis Crick et Maurice Wilkins
reçoivent le Nobel pour avoir mis en lumière la structure moléculaire des
acides nucléides et son importance concernant la transmission de l'infor-

1. Cf. G.-G. Granger, La Raison, Paris, Puf, 1955.


2. Cf. G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, 1960,
p. 106.
3. « La phénoménologie apparaît à certains égards comme le prestigieux avatar d'une
idéologie moribonde. Le retour aux choses à travers une subjectivité transcendantale [est]
[…] l'ultime tentative d'une interprétation de la science comme remède à l'aliénation natu-
relle de l'individu », ibid., p. 217.
4. Ibid., p. 83.
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Diachronie et synchronie 321

mation dans les systèmes vivants. La découverte de la double hélice de


l'ADN, conçue comme un code inscrit dans chaque individu vivant et
capable de transmettre les caractères propres à une espèce, et la formali-
sation de ce code à travers la théorie de l'information impliquent deux
idées : celle d'une relative stabilité des espèces et celle de la possibilité
d'une saisie précise et objective de l'individualité du vivant à travers le
code génétique. Ce code est le concept du vivant, contenant toutes les
informations qui le définissent.
Ces découvertes, limitées jusqu'à la fin des années 1950 à une
dimension locale, se répandent dans le champ intellectuel français, où
le paradigme structural du sens rencontre un certain succès, suite à la
publication de La Pensée sauvage et aux polémiques consécutives. Le
paradigme structural implique la possibilité de traiter n'importe quelle
réalité comme un système composé par des éléments en soi insignifiants,
mais dont l'identité est déterminée par le réseau de relations que chacun
d'eux entretient avec les autres. Ce modèle inscrit donc le sens du réel
dans sa structure. Toute réalité est signifiante et ne nécessite plus d'être
« soutenue » par un sujet qui lui confère son sens par des actes de dona-
tion. En 1962, au cours du Congrès de Royaumont ayant pour thème
Le Concept d'information dans la science contemporaine, organisé par
Gilbert Simondon et présidé par Martial Gueroult, un parterre de philo-
sophes (Hyppolite, Granger, Goldmann, Alquié, Gueroult) avait en effet
assisté à la rencontre entre cybernétique et sciences de la vie. Jean Hyp-
polite, en faisant écho à la mention à Lévi-Strauss faite par Martial
Gueroult, avait alors remarqué le démenti apporté par le concept
d'information à la conception bergsonienne du langage 1.

1. Cf. AA.VV, Le Concept d'information dans la science contemporaine, Cahiers de


Royaumont V, Paris, Minuit, 1965, p. 166. Pour ces aspects, cf. R. Roux, La Cyberné-
tique en France (1948-1970). Contribution à l'étude de la circulation interdisciplinaire
des modèles et des instruments conceptuels et cognitifs, thèse sous la direction de E. Brian,
EHESS, 2010, Paris, Classiques Garnier, 2015 ; M. Morange, « Mathématiques et
biologie : les raisons d'une histoire tumultueuse », in S. Roux (dir.), La Mathématisation
comme problème, Paris, Archives contemporaines, 2011, p. 149-159 ; J.-M. Lange,
« Rencontre entre deux disciplines scolaires, biologie et mathématiques : première
approche des enjeux didactiques de la formation des enseignants de biologie », Canadian
Journal of Science, Mathematics and Technology Education, vol. 4, no 5, 2005, p. 485-
502 ; B. D. Geoghegan, « From Information Theory to French Theory : Jakobson, Lévi-
Strauss, and the Cybernetic Apparatus », Critical Inquiry, vol. 38, no 1, 2011, p. 96-126.
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322 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Ces trois éléments – divulgation des découvertes concernant l'ADN


et la cybernetique, et l'émergence du « structuralisme » – ont un reten-
tissement important sur la conception transformative de la vie propre à
la philosophie biologique de Canguilhem. Dans « Un nouveau concept
en pathologie : l'erreur », troisième et dernier essai des « Nouvelles
réflexions sur le normal et le pathologique » contenues dans l'édition de
1966 de sa thèse de médecine 1, Canguilhem avoue la limite explicative
de sa théorie de la normativité du vivant face aux nouvelles maladies
héréditaires, liées à des mutations dans l'ADN. Ces maladies n'ont rien
à voir avec la diminution de la capacité normative d'un vivant qui se
confronte librement avec le milieu ; bien au contraire, elles exhibent
quelque chose d'inévitable, puisqu'elles dépendent d'une erreur objec-
tive dans la transmission du code génétique. Si la vie consiste en un
code que l'on retrouve identique en chaque individu vivant, alors
« connaître c'est s'informer, apprendre à déchiffrer ou à décoder 2 ».
Ainsi, « il n'y a pas de différence entre l'erreur de la vie et l'erreur de la
pensée, entre l'erreur de l'information informante [le code génétique] et
l'erreur de l'information informée [la connaissance]. C'est la première
qui donne la clé de la seconde 3 ». Les nouvelles découvertes génétiques
fournissent ainsi un nouveau paradigme que la « philosophie biolo-
gique » de Canguilhem, jusqu'alors fondée sur le pouvoir normatif
« subjectif » du vivant, doit forcément prendre en compte.
Canguilhem revient sur les conséquences des conférences données à
Bruxelles en 1966, publiées en 1966 dans la Revue philosophique de
Louvain sous le titre « Le concept et la vie » et dans les Études d'histoire
et de philosophie des sciences 4 appartenant à une section intitulée, de
manière paradigmatique, « La nouvelle connaissance de la vie ». Si,
dans La Connaissance de la vie, le problème est la relation entre la vie
et la pensée du vivant humain en tant que conscience de sa propre
normativité, ici le problème est celui de la rencontre entre la vie et le
concept. Ce problème est abordé à partir du débat autour de la théorie

1. Ce n'est pas un hasard si Canguilhem commence à citer Lévi-Strauss dans les


« Nouvelles réflexions » tirées du cours de 1963.
2. Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 211.
3. Ibid., p. 209.
4. Cf. G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin,
1983, p. 362-364.
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Diachronie et synchronie 323

bergsonienne de la connaissance. Canguilhem reprend en considération


le quatrième chapitre de L'Évolution créatrice, qui avait été au centre
des analyses de Sartre, de Merleau-Ponty. Bergson y critique la philoso-
phie grecque car elle a tenté de comprendre la vie en la morcelant, en la
segmentant, en lui imposant des Essences, des formes statiques et spa-
tiales. Cette opération est propre à l'intelligence, qui est une faculté
destinée exclusivement au maniement des solides et des corps inertes,
donc incapable de comprendre la réalité créative, continue et en continu
devenir propre à la vie.
Canguilhem reproche à Bergson de ne pas avoir tenu compte de
deux mutations majeures ayant touché les mathématiques et la biologie
peu d'années avant la publication de L'Évolution créatrice. D'une part,
la géométrie, en devenant topologie, s'affranchissait progressivement
de la métrique et se révélait donc en mesure de construire des modèles
capables de rendre compte de la réalité du vivant en tant que « forme
indécomposable », en tant que multiplicité indistincte 1. D'autre part,
la théorie chromosomique était, déjà au début du siècle, en pleine
élaboration de nouveaux concepts qui l'ont amenée à croire en la
stabilité des structures biologiques. Le bergsonisme ne peut donc que
rester aveugle face à la théorie de l'ADN. La génétique est en effet une
véritable « science antibergsonienne », dans la mesure où elle « rend
compte de la formation des formes vivantes par la présence, dans la
matière, d'[…]une information, pour laquelle le concept nous fournit
[…] un meilleur modèle 2 ». En revanche, Bergson soutient, comme plu-
sieurs autres philosophes nominalistes, que les concepts ont une simple
portée pragmatique, ils ne sont rien d'autre que le simple « traitement
humain, c'est‑à-dire factice et tendancieux, de l'expérience 3 ». Les
concepts consistent purement et simplement dans « l'aboutissement
d'une tactique de la vie dans sa relation avec le milieu 4 ». C'est seule-
ment à partir de L'Évolution créatrice et, vingt ans plus tard, dans La
Pensée et le Mouvant, que Bergson passe d'une simple explication phy-
siologique à une explication entraînant une « biologie générale » : il

1. Ibid., p. 363.
2. Cf. G. Canguilhem, « Le concept et la vie », op. cit., p. 339.
3. Ibid., p. 341.
4. Ibid., p. 348.
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324 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

conçoit alors tous les vivants comme des puissances de généralisation


et de choix, mais il retrouve à la fois, dans la vie elle-même, les condi-
tions de possibilité de la connaissance de la vie par le vivant. Bergson
donne au problème une solution critique, à travers un « comme si » de
nature kantienne : la vie travaille comme si elle voulait reproduire
l'identique. Pour cette raison, il y a une relation entre connaissance
par concepts et vie, une « connivence entre la vie et la connaissance de
la vie ».
Ce « travail » prétechnologique de reproduction de l'identique
accompli par la vie est lié d'une part à la matière, bloquant l'élan et le
poussant au mouvement de division et d'individualisation qui est le
mouvement propre à la vie, et, d'autre part, au caractère fini de l'élan,
« donné une fois pour toutes ». L'élan est fini et ne peut surmonter faci-
lement l'obstacle de la matière, il est donc obligé de seconder la matière,
et de s'individualiser dans sa confrontation avec elle. Mais cela signifie,
comme souligne Canguilhem, que matière et vie, obstacle et élan sont
contemporains. Si Canguilhem retrouve donc une certaine cohérence
dans la théorie biologique de la connaissance de Bergson, il considère
toutefois encore injustifiée sa dépréciation de la connaissance concep-
tuelle. Canguilhem n'est pas disposé à « suivre jusqu'au bout une philo-
sophie biologique qui sous-estime le fait que c'est seulement par le
maintien actif d'une forme […] que tout vivant contraint […] la matière
à retarder mais non à interrompre sa chute ». Si donc, d'une certaine
manière, la théorie de l'ADN est compatible avec la théorie bergsonienne
de la vie, selon laquelle « l'hérédité […] [est] la transmission d'un
élan », d'autre part cet élan ne peut qu'être une forme, car il transporte
« un a priori morphogénétique 1 », ce que Bergson ne pourrait jamais
admettre. À partir des années 1950, la biologie a ainsi « changé de lan-
gage » : le langage de la mécanique, hérité de Descartes, et celui de la
géométrie, hérité d'Aristote, qui était critiqués par Bergson, sont désor-
mais désuets et substitués par les termes de « théorie du langage » et de
« théorie des communications » 2. Dans cette situation, c'est surtout la
« théorie intuitiviste [de la connaissance], comme celle de Bergson » qui

1. Ibid., p. 354.
2. Ibid., p. 360.
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Diachronie et synchronie 325

se révèle périmée, inutile, s'il s'agit de rendre compte des « phénomènes


découverts par les biologistes contemporains 1 ».
Le code de la vie est un message à décrypter en tant que véritable
« sens inscrit dans la matière ». Il s'agit d'un « a priori objectif », d'un
« a priori proprement matériel et non plus seulement formel ». Le sens
de la vie est donc « découvert [par le savant] et non pas construit [par le
vivant] ». Tant la phénoménologie et son modèle conscientialiste du
sens que les aspects les plus subjectivistes de la théorie normative de la
connaissance élaborés par Canguilhem autour de 1950 semblent donc
incompatibles avec la « nouvelle connaissance de la vie ». Les positions
de ce dernier concernant l'information scientifique transmise par Berg-
son apparaissent résolument divergentes lors d'une conférence tenue à
l'École de médecine de Paris le 20 mai 1950 et intitulée « Biologie et
pensée bergsonienne » : Canguilhem y déclare de manière tranchée
qu'« en 1950 la pensée bergsonienne est capable de donner, non seule-
ment pour des philosophes, mais encore pour des biologistes, une signi-
fication à des faits biologiques et à des nouveaux problèmes biologiques
surgis après 1907 2 ».

EXPÉRIENCE OU CONCEPT ?

Sartre ne répond pas directement aux critiques que Lévi-Strauss lui


adresse en 1962. L'occasion lui est fournie par Foucault. Ce dernier,
inspiré par la vague montante du structuralisme et par le dernier chapitre
de La Pensée sauvage, oppose, dans un entretien de 1966, sa génération
à celle de l'auteur de la Critique 3 : l'intérêt des gens nés après 1918 se
tourne vers les systèmes symboliques, tandis que la génération née à
l'aube du siècle reste attachée à une métaphysique subjectiviste promou-
vant une morale humaniste et dont la vision de l'histoire est téléologique.
La réponse de Sartre est publiée, sous la forme d'un entretien, dans un
numéro de la revue L'Arc de 1966. Sartre y affirme que le structuralisme

1. Ibid., p. 362.
2. « Biologie et pensée bergsonienne », conférence du 20 mai 1950, École de méde-
cine, Paris, Fonds Georges Canguilhem, archives du CAPHES, GC. 13.1.3.
3. Cf. M. Foucault - C. Bonnefoy, « L'homme est-il mort ? » (1966), in Dits et écrits,
t. I, op. cit., p. 541.
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326 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

est incapable d'expliquer le changement et l'émergence des structures,


puisqu'il manque de considération pour la praxis humaine, véritable
moteur de l'histoire et origine des structures. Dans un passage saisissant,
Sartre montre à nouveau son bergsonisme refoulé : selon lui, en effet, le
structuralisme foucaldien, oublieux du moteur du mouvement, « replace
le cinéma avec la lanterne magique, le mouvement par une succession
d'immobilités 1 ».
Dans deux entretiens des années 1970, Foucault revient sur le « berg-
sonisme » de Sartre. Il confie à ses interlocuteurs que pendant les
années 1950, en philosophie, était répandue une « disqualification de
l'espace », qui peut-être avait « commencé avec Bergson 2 ». Un « bergso-
nisme latent » qui « considér[ait] […] l'espace comme “mort, figé, non
dialectique” et le temps comme “riche, fécond, vivant, dialectique” 3 »
aurait été dominant pendant les années 1940 et 1950 : l'utilisation des
termes spatiaux dans la théorie des structuralistes était alors considérée
comme « antihistorique » par les philosophes – autrement dit, par Sartre
et les phénoménologues, qui confondaient « l'histoire avec les anciennes
formes d'évolution, de continuité vivante, de développement organique,
de progrès de la conscience ou de projet d'existence 4 ». Foucault, se réfé-
rant à Sartre et à la Critique, mais faisant probablement aussi allusion à
certains historiens de l'École des Annales, propose au contraire une autre
vision du temps en tant que série de séries formées par « plusieurs his-
toires qui se superposent », une vision opposée à celle d'un « seul temps à
la façon hégélienne ou bergsonienne » comme « un grand flux » 5.
Foucault n'est pas le seul à réfuter, au nom des « structures », une
supposée grande parenté Sartre-Bergson. Pendant les années 1950 et
1960, après le tournant structuraliste de 1953, la rupture de Lacan
avec les philosophèmes bergsoniens perdure tout entière. Lacan
méprise Le Rire dont la thèse d'un comique équivalent au « méca-

1. Cf. J.-P. Sartre, « Sartre répond », op. cit.


2. M. Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie » (Hérodote, no 1,
janvier-mars 1976, p. 71-85), Dits et écrits, t. III, op. cit., p. 541.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. « Tetsugaku no butai » (« La scène de la philosophie » ; entretien avec M. Wata-
nabe, le 22 avril 1978, Sekai, juillet 1978, p. 312-332), in Dits et écrits, t. III, op. cit.,
p. 580.
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Diachronie et synchronie 327

nique plaqué sur le vital » est fondée sur une « stéréotypie lamenta-
ble » et est contredite par les faits 1 ; il raille le supposé démontage du
concept de néant opéré par Bergson dans L'Évolution créatrice, fondé
dans un « réalisme naïf 2 » ; il montre la superficialité de la condamna-
tion bergsonienne de l'espace, qui « n'est pas cette étendue ouverte et
méprisable comme le pensait Bergson », mais « recèle bien des mys-
tères » 3.
Il en va de même pour Althusser, qui – ayant également été fidèle à
l'antibergsonisme de Politzer dès la Libération – sépare au début des
années 1960, et en utilisant le concept bachelardien de « coupure épisté-
mologique » entre science et sens commun, la partie « scientifique » de
l'œuvre de Marx d'une première partie non scientifique, empiriste et
humaniste. D'après cette séparation, tant le jeune Marx feuerbachien des
Grundrisse que Politzer, « le Feuerbach de notre temps », que le Sartre de
la Critique de la raison dialectique et Bergson baignent dans cette même
idéologie préscientifique du « concret » critiquée par Bachelard. Bergson,
Politzer et Sartre sont des empiristes dans leur prétention idéologique de
partir du concret, du donné, de l'homme, qu'ils opposent aux abstrac-
tions de la science. Ainsi, dans les « Notes pour la philosophie » tirées du
Cours de philosophie pour les scientifiques 4, Althusser élève en exemple
paradigmatique des théories empiristes de la connaissance reposant sur
la formule sujet = objet = vérité la théorie de Bergson « qui parle bien lui
aussi de Vérité, appelle le Sujet “moi profond”, durée pure, etc., et
l'Objet espace et temps spatialisé, etc. ». Sur un mode analogue, Althus-
ser condamne l'empirisme de Lévi-Strauss 5, qui admire la « pensée sau-
vage » pour le concret : « C'est quasiment du Bergson ! – s'exclame
Althusser – et c'est proprement un mythe idéologique 6. » En 1964, Alain
Badiou (né en 1937), ancien étudiant du caïman marxiste, avait fait

1. Cf. J. Lacan, Le Séminaire, t. IV : La Relation d'objet (1956-1957), Paris, Seuil,


1998, p. 241. Voir aussi Le Séminaire, t. V : Les Formations de l'inconscient, Paris, Seuil,
1998, p. 118.
2. Séminaire L'Identification, leçon du 17 janvier 1962 (version interne), p. 107.
3. Ibid., leçon du 16 mai 1962, p. 291.
4. Cf. L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, t. II, Paris, Imec-Stock, 1995,
p. 283.
5. Cf. L. Althusser, « Sur Lévi-Strauss », in Écrits, t. I, op. cit., p. 445.
6. Ibid.
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328 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

exclamer, à Dastaing, l'un des personnages de son roman Almagestes :


« Aux chiottes Bergson 1. »
Jacques Derrida (né en 1930) a été, quant à lui, l'élève de l'alainiste
Étienne Borne, d'Hyppolite, d'Althusser et de Suzanne Bachelard, et a
suivi quelques cours de Merleau-Ponty au Collège de France. Les rares
fois où il cite Bergson 2, il en fait le cas d'essence de l'antistructuralisme 3.
Pour son empirisme de la force et de la qualité, pour son opposition à
toute forme, pour sa méfiance envers le langage dont il essaie de s'affran-
chir par des procédés de multiplication métaphorique, enfin pour sa
« théologie négative », Derrida rapproche Bergson d'Artaud 4, de Lévinas 5
et surtout de Nietzsche 6. À la fin de « Force et signification », il explique
pourquoi le mouvement bergsonien reste naïf, pris lui-même dans un
autre type de structure archi-originaire, dans le système d'oppositions
propre à la métaphysique classique de la présence. Bergson oppose « la
durée à l'espace, la qualité à la quantité, la force à la forme », tandis que,
selon Derrida, au lieu de se cantonner dans ce même système d'oppositions
il faudrait « chercher de nouveaux concepts et de nouveaux modèles, une
économie échappant à ce système d'oppositions métaphysiques 7 ». Dans
De la grammatologie, Bergson réapparaît avec l'évocation de sa concep-
tion de la métaphore et du langage. Dans le cadre d'une discussion sur Le
Totémisme de Lévi-Strauss, Bergson est critiqué pour être bien moins
« avisé » que Rousseau 8. Mais les fondements heideggériens des critiques
contre Bergson n'émergent de manière manifeste que dans l'essai « Ousia
et grammé » contenu dans Marges de la philosophie. Derrida cite intégra-

1. A. Badiou, Almagestes, Paris, Seuil, 1964, p. 166.


2. Derrida a dû enseigner Bergson en plusieurs occasions. Assistant à la Sorbonne
pendant les années 1960, il dispense deux cours universitaires sur Bergson, sur Introduc-
tion à la métaphysique et sur « L'Idée du néant » (voir le Fonds Jacques Derrida Papers,
MS-C01, Special Collections and Archives, The UC Irvine Libraries, Irvine, California,
USA, Box 4, Folder 5 e 6 ; Box 5, Folder 10 ; Box 6, Folder 9).
3. Tout au long de « Force et signification » (in L'Écriture et la Différence, op. cit.,
p. 36), Derrida souligne, en citant l'Essai de Bergson, que ce qui se perd dans la structure
n'est pas « seulement la force et la qualité, qui sont le sens même, mais la durée, ce qui,
dans le mouvement, est pure hétérogénéité qualitative ».
4. Cf. J. Derrida, « La parole soufflée », in ibid., p. 267, n. 1.
5. Cf. J. Derrida, « Violence et métaphysique », in ibid., p. 170.
6. Cf. J. Derrida, « Force et signification », in ibid.
7. Ibid., p. 39.
8. Cf. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 99 et 154.
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Diachronie et synchronie 329

lement la célèbre note de Sein und Zeit (dans l'avant-dernier paragraphe


du dernier chapitre intitulé « La temporalité et l'intra-temporalité comme
origine du concept vulgaire du temps ») où la conception bergsonienne du
temps est réduite à la vision aristotélicienne 1. Bergson, rapproché de
Deleuze et de Merleau-Ponty, est cité à nouveau dans certains passages
d'un livre sur Jean-Luc Nancy où l'objet de la critique reste sa conception
naïvement empiriste de la connaissance en tant que simple contact 2.
L'œuvre de Simondon (né en 1904) est aussi marquée par un refus du
bergsonisme, même si ce refus cache des proximités en termes de pro-
blèmes. Comme ses maîtres Merleau-Ponty et Bachelard, Simondon
insiste surtout sur l'aspect critique, tandis que l'influence de Bergson est
en réalité plus importante qu'il n'y paraît 3. Simondon accorde à la méta-
physique de Bergson le mérite d'avoir critiqué les conceptions substantia-
listes ou hylémorphiques de l'individu, au profit d'une intuition du
mouvement qualitatif de la durée, mais il lui reproche de se borner à la
seule dimension dynamique de l'être, au détriment de sa dimension struc-
turale. La conclusion de Du mode d'existence des objets techniques, de
1958, s'achève par une critique de Bergson, assez semblable à celles for-
mulées par Bachelard et Merleau-Ponty : l'activité technique ne peut être
classée « parmi les besoins pratiques de l'homme, c'est‑à-dire en la faisant
apparaître comme catégorie du travail » et la notion d'homo faber est
incapable de rendre compte de la « véritable technicité » 4. Dans ses cours
dispensés à la Sorbonne pendant les années 1960 5 , Simondon se
concentre sur la notion bergsonienne d'intuition. Bergson a été le premier
penseur à avoir fait « usage absolu de la perception » dans l'intuition du
mouvement 6, ce qui lui permet de critiquer toute pensée fondée sur le

1. Cf. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1971, p. 66.


2. Cf. J. Derrida, Le Toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 141-142
et 167.
3. Cf. S. Margaraiz, « De l'intuition à la transduction : par-delà la valeur heuristique
de l'analogie. Une interprétation de la filiation entre Bergson et Simondon », in Cahiers
Simondon II, 2010.
4. Cf. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958,
p. 224.
5. Cf. G. Simondon, Les Grands Courants de la philosophie française contempo-
raine (1962-1963), cours inédit ; Imagination et invention (1965-1966), Chatou, La
Transparence, 2008 ; Cours sur la perception, Chatou, La Transparence, 2006.
6. Cf. G. Simondon, Cours sur la perception, op. cit., p. 77-78.
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330 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

primat des formes. Cependant, cet usage de la notion d'intuition, « spiri-


tualiste et peut-être métaphysique 1 », oublie que la connaissance par
concepts autant que l'intuition sont « deux modes de perception égale-
ment réels 2 ». Si Bergson a raison de critiquer « les abstractions concep-
tuelles de la mécanique » dans la saisie du mouvement, il fait fausse route
en plaçant cette compréhension en termes d'une continuité 3.
On retrouve les mêmes critiques, formulées de manière plus tran-
chante, dans sa thèse intitulée L'Individuation à la lumière des notions de
forme et d'information, et publiée partiellement en 1964. Le reproche
principal est encore que Bergson, « prévenu contre la spatialité 4 », n'a pas
prêté attention aux aspects structurels propres au processus d'individua-
tion à l'œuvre dans la réalité. Ainsi, sur la base de la topologie, Simondon
rejette l'importance de la continuité du temps dans l'individualité vitale :
« La continuité est un des schèmes chronologiques possibles, mais elle n'est
pas le seul 5. » Bergson « a fait un remarquable effort pour penser l'individu
sans se laisser prendre au piège d'une habitude mentale importée en psy-
chologie par un esprit accoutumé à traiter d'autres problèmes », mais il
s'est limité au « dynamisme intra-individuel, aux dépenses des réalités
structurales intra-individuelles aussi importantes » 6. L'« intuitionnisme
dynamique » et « aristocratique » 7 de Bergson privilégie l'opération, le
« dynamisme vital », tandis que « les ruptures mêmes ou les limites de ce
dynamisme sont difficiles à connaître par intuition ». Enfin, elle dévalorise
« la connaissance scientifique », qu'elle traite d'« utilitaire ». Or, selon
Simondon, il est impossible de « privilégier de façon absolue la structure
ou l'opération », car, chaque fois qu'on exclut une dimension, celle-ci réap-
paraît. Le but de Simondon est précisément de construire une « épistémo-
logie allagmatique » capable de tenir ensemble ces deux aspects du réel 8.

1. Ibid., p. 88.
2. Ibid., p. 201.
3. Ibid., p. 189.
4. Cf. G. Simondon, L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'informa-
tion, Grenoble, J. Millon, 2005, p. 276.
5. Ibid., p. 228.
6. Ibid., p. 296.
7. Ibid., p. 564.
8. Les conséquences de cette attitude sont présentes dans la vision bergsonienne de la
société, notamment au niveau de la distinction entre société ouverte et société close (ibid.,
p. 509 et 294).
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Diachronie et synchronie 331

Un an après la publication de son « La vie et le concept », Canguilhem


réagit aux accusations lancées par Sartre contre Foucault. En 1967, dans
un compte rendu des Mots et les Choses 1, Canguilhem prend avec force
la défense de Foucault face aux griefs des « enfants de Marie de l'existen-
tialisme » qui, avec la « prétention à représenter l'humanisme 2 »,
l'accusent d'ignorer l'histoire et la praxis humaine et de se poser en « der-
nier barrage » de la bourgeoisie contre le marxisme 3 . Canguilhem
invoque l'exemple de son ami Jean Cavaillès qui, logicien et résistant, a
défendu à la fois la liberté contre la barbarie nazie et le « primat du
concept, du système et de la structure » contre le « primat de la conscience
vécue ou réfléchie 4 ». Cette intervention de Canguilhem, purement stra-
tégique, aura une importance déterminante pour Foucault, vingt ans plus
tard. Après avoir opposé, dans un entretien de 1983, l'activité de résis-
tant de Cavaillès « historien des mathématiques » à l'immobilisme de
Sartre et Merleau-Ponty pendant la guerre 5, dans le célèbre essai sur
Canguilhem « La vie : l'expérience et la science » Foucault inscrit la pro-
duction philosophique de son « maître » dans la filiation de la « philoso-
phie du savoir, de la rationalité du concept » formée par Cavaillès et
Bachelard, qu'il oppose à une autre filiation, celle de la « philosophie de
l'expérience, du sens et du sujet » formée par Sartre, Merleau-Ponty et
Bergson. Le subjectivisme de la philosophie de la durée de Bergson, au
début du siècle, se serait opposé au mathématisme abstrait d'un Coutu-
rat, comme la philosophie humaniste de Sartre s'opposait à l'antihuma-
nisme de Cavaillès, autour de 1943. Foucault donne naissance à un
« grand récit » qui hantera la philosophie française.
Ce « grand récit » a, comme deuxième source d'inspiration, un dis-
cours d'Hyppolite. Le 19 décembre 1963, à la veille du déferlement de

1. Cf. G. Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du cogito ? », no 242, juil-


let 1967, p. 599-618.
2. Ibid., p. 603.
3. Cf. J.-P. Sartre, « Entretien avec Bernard Pingaud », L'Arc, no 30, 1966, p. 87. Sur
cette querelle, se reporter à D. Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris,
Fayard, 1994, p. 163-171.
4. Cf. G. Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du cogito ? », op. cit.,
p. 617.
5. L'opposition Cavaillès-Sartre revient dans l'entretien de M. Jay, L. Löwenthal,
P. Rabinow, R. Rorty et C. Taylor avec Foucault, « Politique et éthique. Une interview »
(1983), in Id., Dits et écrits, t. IV, op. cit., p. 586.
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332 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

la querelle structuraliste, mais peu après les discussions du travail de


Lévi-Strauss dans le numéro monographique de la revue Esprit et les
allusions faites au cours du Colloque de Royaumont sur l'information,
le directeur de la thèse secondaire de Foucault délivre sa leçon inaugu-
rale au Collège de France. Reprenant comme il était de tradition les
discours de ses prédécesseurs (Maurice Merleau-Ponty et Martial Gue-
roult) et citant Bergson, que ces derniers ont également mentionné, il
place son entreprise à la croisée de deux approches différentes : entre
une philosophie de l'expérience vécue et une philosophie du système
– somme, entre « l'existence et la vérité 1 ». Six ans plus tard, après la
mort d'Hyppolite, dans le discours de commémoration qu'il tient, juste
après Althusser, à l'École normale 2, Foucault évoque précisément cette
division qui, à la lumière des polémiques entre Sartre et Lévi-Strauss,
réapparaîtra dix ans plus tard dans son essai sur Canguilhem.
Le bilan de Foucault se fonde sur un amalgame qui prend son sens
seulement en tant qu'intervention stratégique. Canguilhem n'était pas
devenu, d'un coup, antibergsonien : même au début des années 1970, il
écrit un article très élogieux, « Logique du vivant » 3, dans lequel il note
la convergence entre les positions de François Jacob et celles de Bergson,
à propos d'une évolution qui mène les organismes vers un degré de
liberté toujours croissant. Jacques Lautman, élève de Canguilhem, le
confirme : Canguilhem, écrit Lautman, enseignait certes « la défiance à
l'endroit des philosophies de l'existence auxquelles il object[ait] […] fon-
damentalement de dévaloriser le souci de la méthode » et il critiquait les
« interprétations qui font de Bergson un existentialiste malgré lui » 4. Ce
paradoxal « bergsonisme » anti-existentialiste n'implique en rien un ali-
gnement acritique avec les « althussériens, et les structuralistes des
années 1960, qui voulaient se débarrasser de la pensée du sujet ». La

1. Cf. J. Hyppolite, « Leçon inaugurale faite le jeudi 19 décembre 1963 », Figures de


la pensée philosophique, op. cit., p. 1028.
2. Cf. M. Foucault, « Jean Hyppolite. 1907-1968 », in Dits et écrits, t. I.
3. Cf. G. Canguilhem, « Logique du vivant et histoire de la biologie », Sciences.
Revue de la civilisation scientifique, no 71, 1971, p. 20-25. Canguilhem se montre bien
moins cordial avec Jacques Monod qui avait critiqué de manière assez sommaire le
« vitalisme métaphysique de Bergson » dans Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, 1970,
p. 39-40.
4. « Un stoïcien chaleureux », op. cit., p. 38.
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Diachronie et synchronie 333

« nécessité du concept » est toujours liée, dans sa « pensée biomédicale »,


à la « référence fondamentale au sujet, celui qui souffre et celui qui crée
la norme, éventuellement par sa capacité différenciée à agir ou à ne pas
agir ». Ainsi, « la philosophie du concept prime sur celle de l'existence,
mais refuse le structuralisme et, pour cela, renvoie à une anthropologie
qui lie le savoir et la morale » 1.

UN STRUCTURALISME VIRTUEL

En janvier 1967, à la suite d'une campagne publique et grâce au


soutien d'André Malraux, une plaque en l'honneur de Bergson est appo-
sée au Panthéon, sous les fenêtres de la bibliothèque littéraire Jacques
Doucet où Jeanne Bergson a déposé les archives de son père. L'année
précédente, à l'occasion du 25e anniversaire de la mort du philosophe, et
alors que L'Évolution créatrice est au programme de l'agrégation (1966-
1967), le réalisateur Jean de Beer organise une série d'émissions radio-
phoniques intitulée « La pensée vivante d'Henri Bergson ». Les invités à
l'antenne sont le déjà âgé Vladimir Jankélévitch, professeur de morale à
la Sorbonne, Madeleine Barthélemy (née en 1911), femme de Jacques
Madaule, maître-assistante à la Sorbonne, responsable des Écrits et
paroles, auteur de deux thèses, Bergson et Teilhard de Chardin et Berg-
son adversaire de Kant, et deux jeunes historiens de la philosophie, Pierre
Trotignon (né en 1932) et Dominique Janicaud (né en 1937), élèves
d'Hyppolite et de Gouhier, sur le point d'achever leurs thèses sur Berg-
son. Le ton est nostalgique.
Au même moment, dans la collection « Initiation philosophique »
dirigée par Jean Lacroix, paraît Le Bergsonisme de Deleuze. Ce livre ne
sera pas apprécié unanimement par les bergsoniens : la personnaliste
catholique Madeleine Barthélemy-Madeule publie, dans les Études berg-
soniennes de 1968, un compte rendu assez perplexe, dont le titre, « Lire
Bergson », évoque clairement le livre sur Marx publié par Althusser
et ses étudiants un an plus tôt, Le Bergsonisme 2. Barthélemy-Madaule

1. Ibid., p. 41.
2. En 1975, M. Barthélemy-Madaule revient sur Althusser dans l'article « Althusser
et ses critiques » (Esprit, t. 449, no 9, p. 215-219) où elle le défendait des critiques émises
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334 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

reproche à Deleuze d'avoir conçu de toutes pièces un bergsonisme imagi-


naire, un « bergsonisme des structures très élaborées, qui tend vers
l'“inhumain” et le “surhumain” et non pas vers l'humain 1 ». Tout au
long de ses cent pages, Deleuze a en effet systématisé, en suivant la
méthode architecturale de Gueroult, les acquis de ses précédentes études,
et, tout à la fois, il a gommé l'indice de sa première utilisation antihégé-
lienne de Bergson, à savoir l'utilisation du concept de « différence
interne » ou de « différence en soi ». Dans son ouvrage, Deleuze insiste
avant tout sur la rigueur et la scientificité de la pensée bergsonienne. Tout
le premier chapitre est consacré à « L'intuition comme méthode », qui se
trouve formalisée en trois « règles ». Cette tendance vers le formalisme
revient dans l'énumération des quatre paradoxes du passé pur et dans un
schéma illustrant le processus de différenciation. Deleuze, n'hésitant pas
à souligner la compétence scientifique de Bergson au cours de la discus-
sion de la théorie de la relativité, attribue une grande importance au
concept de « multiplicité d'interpénétration », que le philosophe avait
utilisé pour désigner la durée dans le chapitre central de l'Essai. Il met en
rapport cette notion avec celle de « multiplicité multidimensionnelle »
(Mannigfaltigkeit) développée par le mathématicien Bernhard Riemann
(1826-1866) 2, père de la géométrie différentielle et dont les théories ont
contribué à fournir les bases mathématiques à la théorie d'Einstein. Ce
parallèle complètement inédit – et justifié assez rapidement sur le plan
historique – est moins une réponse aux critiques de Canguilhem – qui,
dans « Le concept et la vie », a objecté à Bergson de ne pas être au courant
des progrès faits par la topologie – qu'une tentative de replacer Bergson
dans les discussions animant les cercles philosophiques plus proches du
« pôle savant ».

par les personnalistes. En effet, elle soutient que l'inhumanisme théorique du philosophe
n'implique pas d'antihumanisme pratique et que le rôle des hommes concrets dans
l'histoire en tant que processus sans sujet décrit par Althusser est comparable « au rôle
joué par les créatures de Dieu dans le plan de la providence » (ibid., p. 218).
1. Cf. M. Barthélemy-Madaule, « Lire Bergson », Les Études bergsoniennes, no 8,
1968, p. 201.
2. Albert Lautman discute ce concept dans Essai sur les notions de structure et
d'existence en mathématiques (1938), in Id., Les Mathématiques, les idées et le réel
physique, Paris, Vrin, 2006. En 1962, c'est au tour de Jules Vuillemin, élève de Cavaillès
et directeur du département de philosophie à l'Université de Clermont, qui rediscute la
notion de « multiplicité » dans La Philosophie de l'algèbre (Paris, Puf).
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Diachronie et synchronie 335

En 1957, dans sa thèse sur Husserl, Suzanne Bachelard (née en 1919),


professeur d'histoire et philosophie des sciences à la Sorbonne, souligne
l'importance de Riemann pour Husserl, notamment dans l'orientation de
sa recherche vers un antipsychologisme radical 1. Bachelard, inspirée par
les travaux de son père et dans le sillon de Jean Cavaillès, poursuit une
ligne d'études d'épistémologie d'orientation phénoménologique. Cette
ligne se sépare de manière très nette de la tentative, sartrienne et merleau-
pontienne, de fonder la connaissance scientifique sur l'expérience vécue,
et se concentre en revanche sur la manière dont la méthode phénoménolo-
gique peut aider à décrire les procédés concrets de la connaissance for-
melle, dans son hétérogénéité absolue par rapport à la pensée naturelle, à
la perception et au commerce quotidien de l'homme avec le monde. Cette
orientation, intéressée par le formalisme, inspirera une nouvelle généra-
tion de philosophes, parmi lesquels Gilles-Gaston Granger et Jules Vuille-
min, qui avaient été élèves de Cavaillès et de Lautman. Ces derniers, en
connaisseurs de l'œuvre de Husserl, ont vu, dans la perplexité de Cavaillès
exprimée dans Logique et théorie de la science au sujet de la possibilité de
fonder les développements des mathématiques dans une conscience trans-
cendantale, la raison pour abandonner définitivement la phénoménologie
vers la fin des années 1950. Ces philosophes sont en contact avec une
génération de philosophes de dix ans plus jeunes : étudiants d'Althusser à
l'École normale, tendant vers le structuralisme linguistique appliqué à la
psychanalyse et à l'anthropologie, et plus en général aux systèmes for-
mels, ils animeront la revue Cahiers pour l'analyse entre 1966 et 1969.
Pour Deleuze, insister sur la « méthode rigoureuse » de Bergson, sur
la cohérence quasi systématique de sa pensée, sur son information scien-
tifique représente donc une tentative de s'aligner sur certaines des ten-
dances philosophiques émergentes du pôle savant 2 , influencé
grandement par la « mode » du structuralisme. Ainsi, attirant l'attention
sur la proximité entre Deleuze et les « courants actuels dont on parle
beaucoup 3 » – à savoir le « structuralisme » –, Madeleine Barthélemy-

1. Cf. S. Bachelard, Edmund Husserl. Logique formelle et logique transcendantale,


Paris, Puf, 1957, p. 115-118.
2. Ce n'est pas par hasard que, dès Différence et répétition, Deleuze intègre dans sa
réflexion les écrits d'auteurs comme Simondon ou Ruyer, « bergsoniens antibergsoniens »,
ayant une certaine crédibilité dans le champ de l'épistémologie.
3. Cf. M. Barthélemy-Madaule, « Lire Bergson », op. cit., p. 201.
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336 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Madeule a eu l'intuition du type d'opération que Deleuze tentera expli-


citement dans sa thèse de 1968, Différence et répétition : celle, à pre-
mière vue paradoxale, de concilier les notions tirées de la philosophie
de la durée avec celles produites par les sciences humaines inspirées par
la linguistique structurale. L'entreprise de Deleuze est ainsi comparable
à celle de Jacques Derrida qui, au même moment, donne une interpréta-
tion du phénomène structuraliste, à partir d'un point de vue de « philo-
sophe créateur », quoique différent de celle de Deleuze sur le plan du
« contenu » (pour aller vite, « heideggérienne » et non pas « bergso-
nienne »).
Cela dit, Différence et répétition ne peut en aucun cas être réduit à la
seule influence de Bergson, comme certains ont tenté de le faire de manière
quelque peu maladroite. Le livre unit, dans un échafaudage postkantien,
mais résolument antihégélien, le projet nietzschéen de renversement du
platonisme, une ontologie spinoziste, une inspiration pluraliste, l'utilisa-
tion d'ouvrages d'épistémologie et philosophie des sciences (Lautman,
Ruyer, Canguilhem et Simondon), l'appareil conceptuel de la psychana-
lyse lacanienne, les ressources formelles du Nouveau Roman. C'est enfin
Heidegger, tarte à la crème pour une bonne partie des philosophes formés
pendant les années 1950, qui a déjà orienté Deleuze vers une nouvelle
interprétation de Kant en tant que philosophie du temps, vers la dénon-
ciation de la re-présentation et vers une philosophie de la différence.
Différence et répétition renferme une thèse de fond, probablement
déjà esquissée au moment où Deleuze, après la lecture de Logique et
existence, écrit ses premiers essais sur Bergson : l'auteur avance que, à
partir d'Aristote jusqu'à Hegel et surtout chez Hegel, le véritable concept
de différence est resté incompris en raison d'une certaine image implicite
de la pensée que la philosophie a bâtie. Cette image, nommée « dogma-
tique », conçoit la pensée en tant que représentation visant la vérité à
travers le jugement, l'identification et la généralisation. Au contraire,
d'après Deleuze, la « véritable » différence, la différence « libre et sau-
vage », révèle sa réelle puissance dans une série de cas, au cours desquels
le concept montre son incapacité à saisir le réel. Ces cas de « blocage du
concept » exhibent une différence non conceptuelle, dont la caractéris-
tique est celle de se manifester d'abord sous forme d'une répétition. La
répétition conçue en tant que différence non conceptuelle est donc l'indice
de l'existence d'une raison de la différence, seule explication valide des
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Diachronie et synchronie 337

différences individuées apparaissant sous la forme de l'identique. À la


proposition « Seulement les choses qui se ressemblent peuvent différer »,
Deleuze substitue ainsi l'hypothèse que « seulement les choses différentes
peuvent se ressembler ».
Dans le dispositif propre à l'image dogmatique, la subjectivité occupe
un rôle fondamental : c'est seulement grâce à l'identité du sujet que la
différence est enfermée et réduite à l'identité dans le concept. Au
contraire, si les différences individuées dépendent d'une instance imper-
sonnelle et paradoxale qui produit la différence, alors le sujet apparaît
comme un simple effet. Deleuze relance ainsi l'idée sartrienne d'un
« champ transcendantal » à partir duquel sujet et objet seraient produits.
Dans les premiers chapitres du livre, dans un langage aux résonances
phénoménologiques, l'auteur décrit en effet la manière dont le sujet est
produit et dissout par le jeu des différences et répétitions : il s'inspire des
analyses husserliennes des synthèses passives et de celles – formulées par
Heidegger et Sartre – des trois extases temporelles, pour décrire, à travers
le prisme des concepts de différence et répétition, trois « synthèses tempo-
relles » : celle du présent ou Habitus, celle du passé ou Mnémosyne, celle
du futur ou Thanatos. La répétition caractérisant l'habitude « ne change
rien dans l'objet qui se répète, mais change quelque chose dans l'esprit
qui la contemple 1 », et voilà donc, comme dans le livre sur Hume, un
sujet qui apparaît comme un produit, un sujet qui dépasse l'esprit. Ce que
Deleuze appelle la « forme de l'habitude » – ou, citant Bergson, « l'habi-
tude de prendre des habitudes 2 » – n'est, d'une certaine manière, rien
d'autre que la durée dans sa dimension de présent qui passe. Par rapport
à ce présent, le passé et le futur ne sont que des « dimensions ».
Mais, étant donné que le présent passe, cette première synthèse, Habi-
tus, est fondée sur une deuxième, celle du passé, Mnémosyne, que
Deleuze décrit, s'inspirant de Matière et mémoire. Le passé accompagne
tout présent et en est la condition, le fondement. Ainsi, les paradoxes du
passé esquissés dans les essais sur Bergson reviennent, tout comme revient
la référence à Proust. À ces deux premières synthèses Deleuze en ajoute
une troisième, celle du futur ou de la forme pure du Temps, Thanatos,
inspirée par la lecture des textes de Klossowski sur l'éternel retour chez

1. Ibid., p. 97.
2. Ibid.
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338 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Nietzsche 1 et de ceux, heideggériens, sur la temporalité chez Kant. La


« découverte » par Kant de la « forme pure du temps », l'auto-affection
du sujet, constitue, d'après Deleuze, la découverte de l'instance transcen-
dantale qui produit la différence. La forme pure du temps est ce qui fait
que le temps non seulement passe, mais que chaque présent est différent
du précédent. La troisième synthèse souligne donc le « caractère incondi-
tionné du produit [le nouveau présent] par rapport à la condition [le
passé] » : « Le présent – écrit Deleuze – c'est le répétiteur, le passé, la
répétition même, mais le futur est le répété 2. » La troisième synthèse, celle
du futur, est, d'une certaine manière, la « loi » de l'élan créateur, condui-
sant chaque nouveau présent créé par l'élan à partir de la mémoire vir-
tuelle à s'actualiser par différenciation. Cependant, l'élan vital témoigne
encore d'une continuité trop rassurante, tandis que la forme pure du
temps n'a rien de tranquillisant : elle dépend d'un instant qui divise la
ligne du temps en deux parties asymétriques. C'est cet instant inassigna-
ble et irreprésentable qui est la condition de la production du nouveau.
Dans les deux derniers chapitres de Différence et répétition, Deleuze
élabore un postkantisme bergsonien censé fournir les conditions de
l'expérience. Dans cette partie de l'ouvrage, la contamination s'opère
entre l'idée bergsonienne de philosophie en tant que création de pro-
blèmes et de leurs solutions respectives, et celle, kantienne, d'Idées de la
raison en tant que « problématiques ». Selon Kant, les idées de la raison
ou régulatrices (Dieu, Moi, Monde) ne désignent rien d'existant, mais
fournissent le focus nécessaire pour la totalisation de l'expérience et
l'application des concepts de l'intellect. D'après lui, l'idée est objective,
mais elle n'a pas d'objet, elle donne « un maximum d'unité systéma-
tique 3 » aux objets de l'expérience, elle est « indéterminée dans son objet,
déterminable par rapport aux objets de l'expérience, portant l'idéal d'une
détermination infinie par rapport aux concepts de l'entendement 4 ». Les
idées possèdent un usage légitime, appelé « régulateur », qui vise à coor-
donner les opérations parcellaires de l'entendement, mais, si elles sont
saisies en soi, elles deviennent l'objet d'un « usage transcendant » selon

1. Cf. P. Klossowski, « Nietzsche, le polythéisme et la parodie » (1958), in Id., Un si


funeste désir, Paris, Gallimard, 1963.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 220.
4. Ibid.
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Diachronie et synchronie 339

les mots de Kant : elles génèrent alors des faux problèmes, les antinomies
de la raison. Pour le philosophe de la Critique, ces faux problèmes
dérivent donc d'un usage illégitime de la raison, tandis que, selon
Deleuze, c'est seulement quand l'usage des idées est transcendant que la
pensée pense vraiment, brisant les cadres de la représentation.
Étant donné les caractéristiques des idées, Deleuze conclut que leur
type d'existence est comparable à celui du passé virtuel : quoiqu'elles ne
soient pas actuelles, elles sont pourtant réelles ; bien que non individuées,
elles sont intérieurement différenciées. Afin de désigner l'Idée, après avoir
utilisé le concept de « problème », d'origine kantienne, Deleuze reprend
aussi le concept bergsonien de multiplicité d'interprétation, le croisant
avec celui, riemannien, de multiplicité non métrique. La multiplicité est
définie par trois conditions : 1) l'absence de signification conceptuelle et
de forme sensible de ses composantes, à savoir leur non-actualité et leur
non-identité avec elles-mêmes ; 2) leur détermination réciproque, donc
leur identité relative les unes par rapport aux autres ; 3) leur actualisabi-
lité dans des relations spatio-temporelles individuées. La multiplicité,
l'Idée, est donc une véritable structure semblable à celle que les sciences
sociales et humaines utilisent de manière de plus en plus diffuse, inspirées
par la linguistique. De ce fait, Deleuze rapproche d'abord la structure du
transcendantal kantien, ce qui a déjà été fait par plusieurs interprètes du
structuralisme 1, mais surtout, et de manière étonnante, de la durée berg-
sonienne, puisque les structures « découvertes » par Lévi-Strauss ont
pour Deleuze une existence ni actuelle ni possible mais virtuelle, analogue
à celle de la mémoire.
Deleuze brouille donc la distinction entre philosophie du concept et
philosophie de l'expérience d'après laquelle Jean Hyppolite interprète la
philosophie française dans sa leçon au Collège de France de 1963, et qui
sera reprise plus tard par Michel Foucault. Attribuant aux Idées, raisons
des différences actuelles et individuées, un statut analogue à la fois à
celui des structures différentielles linguistiques et aux souvenirs virtuels,
Deleuze opère donc un croisement inédit. Ce structuralisme paradoxal

1. Dans un texte de 1963, « Structure et herméneutique », Paul Ricœur décrit le


structuralisme comme « un kantisme sans sujet transcendantal », comme « un système
catégoriel sans référence à un sujet pensant » (« Structure et herméneutique », in Le
Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 55-56 et 37).
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340 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

revient dans un essai qui est une reprise de Différence et répétition et une
anticipation de Logique du sens : « À quoi reconnaît-on le structura-
lisme ? » Dans cet essai, écrit en 1968, mais publié quatre ans plus tard,
Deleuze souligne le pouvoir critique de la catégorie lacanienne de sym-
bolique, qui s'oppose à celle d'imaginaire de même que la catégorie de
virtuel s'oppose à celle de possible. Comme le possible, l'imaginaire est
une copie du réel sans l'être ; au contraire, comme le virtuel, le symbo-
lique est réel sans être actuel. Dans ces distinctions, ce qui est en jeu est
aussi la détermination d'une condition génétique du réel qui ne lui res-
semble pas, bien que lui étant immanent.
Ce structuralisme « bergsonien » sera davantage développé dans
Logique du sens, quoique Bergson n'y soit cité qu'une fois 1. Le but du
livre, reprenant plusieurs notions élaborées dans Différence et répéti-
tion 2, est celui de montrer l'existence, au-delà des trois dimensions de la
proposition normalement analysées par les linguistes, d'une quatrième,
liée aussi à une autre dimension de la réalité, les événements. Les trois
dimensions sont la manifestation (celui qui énonce la proposition ; par
exemple, « Je »), la démonstration ou désignation (l'état de choses que la
proposition indique ; par exemple, « cet arbre-ci ») et la signification
(l'ensemble d'universaux et d'idées générales que la proposition présup-
pose ; par exemple, l'idée générale d'arbre). Suivant la distinction établie
en 1892 par Gottlob Frege dans l'article « Sens et dénotation 3 » et discu-
tée par les contributeurs des Cahiers pour l'analyse, Deleuze ajoute une
quatrième dimension, le sens, présupposée dans toute proposition. Mais
en quoi le sens est-il spécifique ? À la différence du désigné, du manifes-
tant et de la signification, le sens est indifférent aux catégories d'être et de
non-être, de possible et d'impossible, motif pour lequel Deleuze le quali-
fie de « neutre ». En outre, le sens ne peut être désigné sans être pris dans
une nouvelle proposition. Le sens de la phrase « L'arbre est vert » est « le

1. Cf. G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 59 : « Lorsque je désigne quelque


chose, je suppose toujours que le sens est compris, déjà là. Comme dit Bergson, on ne va
pas des sons aux images, et des images au sens : on s'installe d'emblée dans le sens. »
2. « Note pour l'édition italienne de Logique du sens » (in Deux régimes, op. cit.,
p. 58) : « Les notions restaient les mêmes », mais « la nouveauté consistait pour moi à
apprendre quelque chose des surfaces. »
3. Cf. G. Frege, « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, Paris,
Seuil, 1971, p. 102-126.
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Diachronie et synchronie 341

verdoiement de l'arbre » : pour parler de ce verdoiement, il est nécessaire


de créer une nouvelle phrase, dont le sens est pris dans une troisième
phrase, et ainsi de suite, à l'infini. Le sens, qui selon Deleuze n'indique
pas un état de choses mais exprime un événement (le fait de verdoyer ou
le verdoiement), crée ainsi des séries régressives et provoque une prolifé-
ration infinie de propositions dont le mouvement, animé par la répéti-
tion, a comme principe une instance cachée, un « objet x » qui est à la
fois événement et sens, et donc ne peut que se configurer comme « non-
sens » et « quasi-cause ».
Deleuze compare la dimension du sens aux noèmes de la phénoméno-
logie et au champ transcendantal de La Transcendance de l'Ego. Rappe-
lons notamment un exemple donné par Sartre 1 qui souligne la différence
entre le plan réflexif de la phrase « J'ai pitié de Paul et je lui porte
secours » et le plan non réflexif, où, après la réduction, nous nous trou-
vons face à « Paul-devant-être-secouru 2 ». Cependant, la vision sar-
trienne du champ transcendantal conçoit encore le sens à partir d'une
conscience, quoique irréflexive, donc à partir d'une des trois dimensions
de la proposition. Deleuze, en revanche, a pour but de « déterminer un
champ transcendantal impersonnel et pré-individuel, qui ne ressemble
pas aux champs empiriques correspondants et qui ne se confond pour-
tant pas avec une profondeur indifférenciée 3 ».
Dans son dernier essai intitulé « L'immanence : une vie… », pour
décrire ce champ transcendantal Deleuze procède comme dans Diffé-
rence et répétition, à savoir en utilisant la catégorie de virtualité,
« comme pur courant de conscience a-subjectif, conscience pré-réflexive
impersonnelle, durée qualitative de la conscience sans moi 4 », comme
« un pur plan d'immanence, puisqu'il échappe à toute transcendance du
sujet comme de l'objet 5 ». Comme le souvenir ne peut être saisi sans se
prolonger dans un schéma moteur, sans devenir une image-souvenir,
sans se perdre dans l'actualité, de la même manière le sens, pure virtua-
lité, ne peut que se perdre dans la proposition et dans la représentation.
Comme le souvenir virtuel, le sens « insiste » sur l'actuel, il lui est

1. Cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 39.


2. Cf. G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 120.
3. Ibid., p. 124.
4. Cf. G. Deleuze, « L'immanence : une vie… », in Id., L'Île déserte, op. cit., p. 359.
5. Ibid., p. 360.
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342 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

immanent tout en différant en nature. Comme les souvenirs, le sens des


différentes propositions possède une structure de complication irréduc-
tible à celui propre aux idées générales. Le sens est donc, comme dans
Différence et répétition, la raison de la genèse du réel, de l'actuel. Il est
problématique et il est structuré par les singularités. Il correspond donc
au domaine de l'Idée. Il s'oppose au bon sens et au sens commun par ses
paradoxes qui, en partie, se rapprochent des paradoxes du passé pur déjà
décrits par Deleuze dans Le Bergsonisme.

SOUS LA STRUCTURE : LES MULTIPLICITÉS !

Dans Différence et répétition, Deleuze avait relu les trois synthèses du


temps à travers le prisme conceptuel fourni par la psychanalyse, dont les
notions, reformulées par Politzer dans la Critique des fondements de la
psychologie, sont devenues une référence presque incontournable pour
tout producteur de philosophie. En partant de L'Être et le Néant et la
Phénoménologie de la perception jusqu'à De l'interprétation de Paul
Ricœur, les notions freudiennes ont circulé dans le champ philosophique,
s'entrelaçant avec celles tirées de la psychologie d'orientation phénomé-
nologique et gestaltiste, de l'ontologie heideggérienne, de la philosophie
de l'histoire hégélienne et des textes de Nietzsche. Le succès de l'interpré-
tation lacanienne de l'œuvre de Freud, telle qu'elle apparaît dans les
essais postérieurs au « discours de Rome », et réunis en 1966 dans les
Écrits, la contribution, entre 1962 et 1966, du cercle d'Althusser, et
notamment des Cahiers pour l'analyse, à la diffusion du lacanisme,
affirme la centralité des textes freudiens interprétés à la lumière de la
linguistique structurale. Deleuze s'insère dans ces débats. D'après lui, les
contractions répétitives propres aux synthèses de l'habitude répondent
au principe de plaisir, mais elles ne peuvent fonctionner sans avoir,
comme fondement, un « objet virtuel » placé dans le passé. Freud souli-
gnait que nos habitudes étaient déterminées par un traumatisme passé
qui se répéterait de manière déguisée dans le présent.
Deleuze affirme pour sa part que les répétitions qui fondent du pré-
sent ne répètent pas un ancien présent, un traumatisme « réel », mais un
objet paradoxal qui a un statut similaire aux souvenirs, un objet réel
mais non actuel, irreprésentable. Cet « objet x », qui est à l'origine de la
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Diachronie et synchronie 343

répétition dans le présent-vivant, est essentiellement passé, il est un


« lambeau de passé pur 1 ». Comme les souvenirs, l'objet virtuel n'est
jamais où l'on pense le trouver, bien qu'il soit coexistant avec les objets
présents. À partir de 1960 – quoiqu'il en ait déjà rapidement parlé au
cours de son séminaire de 1954 –, Lacan 2 utilise des concepts tirés de
l'optique – ceux, entre autres, d'« objet virtuel » et d'« image virtuelle » –
afin d'approfondir son interprétation de la topique freudienne. L'objet
virtuel est une instance symbolique assurant l'unité du moi, mais qui
« manque toujours à sa place, manque à son identité, manque à sa
représentation 3 ». Pour son fonctionnement, l'appareil psychique néces-
site enfin une troisième instance : l'actualisation de l'« objet x » dépend
du principe de mort qui, lié à la troisième synthèse du temps, pousse à la
différenciation.
Grâce à l'homonymie entre le concept de « mémoire virtuelle » chez
Bergson et les concepts optiques d'« objet virtuel » et d'« image vir-
tuelle », utilisés par Lacan, Deleuze est ainsi capable d'effectuer un croi-
sement inédit entre le Bergson de Matière et mémoire et des concepts
psychanalytiques 4, entre les trois dimensions du temps – présent de la
durée, passé de la mémoire virtuelle et futur de l'élan créateur – et les
trois dimensions de la topique freudienne selon Lacan – l'imaginaire, le
symbolique et le réel. Et ce malgré les critiques politzériennes envers
Bergson du Lacan des années 1930 et 1940, et celles, structuralistes et
« antiphénoménologiques », des années 1950 et 1960.
Cette construction complexe subit un double bouleversement après
1969, dans le travail commun entrepris avec Félix Guattari. L'Anti-
Œdipe est avant tout un ouvrage critique qui vise le familialisme propre à
la psychanalyse et les concepts lacaniens jusqu'alors utilisés par Deleuze.
La psychanalyse est dénoncée pour son incapacité à rendre compte de la
manière par laquelle le désir investit le champ social, se limitant à l'abs-
trait triangle œdipien. Selon Deleuze et Guattari, c'est seulement en fai-
sant entrer le processus de production à l'intérieur du théâtre freudien et
le désir dans le champ social qu'il est possible de rendre compte des

1. Ibid., p. 135.
2. Notamment à partir du cours « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache “Psy-
chanalyse et structure de la personnalité” » (1961), Écrits, op. cit., p. 647-684.
3. Cf. G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 139.
4. Voir notamment p. 134 (ibid.).
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344 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

devenirs des sociétés et des individus à l'âge du capitalisme et d'en faire


une critique conséquente. Mais cette critique du familialisme est liée à un
problème plus fondamental, celui de la nature du désir. Selon nos deux
auteurs, Freud, après Platon et Hegel, a formulé une conception négative
du désir, qui le fait dépendre d'un manque. Chez Lacan, inspiré par
l'hégélien Kojève, le désir est toujours un « désir de… ». De la même
manière, le concept d'« objet x », à la base de l'interprétation « bergso-
lacanienne » de l'inconscient symbolique, est lié à un certain type de
négativité : le « phallus » est, en effet, un objet qui manque toujours à sa
place. Tant dans L'Anti-Œdipe que, plus tard, dans Mille plateaux, la
tentative de Deleuze et Guattari consiste alors dans la formulation d'une
théorie du désir sans transcendance ni manque de matrice spinoziste,
nietzschéenne et bergsonienne, et dans la genèse de l'illusion de l'image
renversée du désir en tant que manque 1. Identiquement à la durée appa-
raissant à l'homme comme temps spatialisé, et de manière analogue à la
différence en soi se présentant comme différences dialectisées, ainsi
même le désir, en tant que production, lui apparaît comme comblement
d'un manque. Il s'agit d'une conception du désir liée à la condition
humaine, que la philosophie est censée dépasser, une conception qui est
donc, pour ainsi dire, une « illusion rétrospective ».
Vincent Descombes remarque justement, dans Le Même et l'Autre,
que L'Anti-Œdipe est traversé par une inspiration bergsonienne ; la ques-
tion de la « positivité ou négativité du désir » ne serait alors rien d'autre
qu'un dernier « règlement de comptes entre un disciple de Bergson, qui
est ici Deleuze, et les hégéliens, en première ligne Sartre et Lacan 2 ». En
effet, même si dans L'Anti-Œdipe et dans Mille plateaux le nom de Berg-
son est presque absent, on peut reconnaître l'influence bergsonienne
dans l'insistance, constante, sur la distinction entre les deux types de
multiplicités, donc sur la distinction entre le transcendantal et l'empi-
rique, entre le virtuel et l'actuel. Dans le premier ouvrage, au moment où
Deleuze et Guattari doivent décrire le fonctionnement des machines, ils

1. « Le manque – écrivent Deleuze et Guattari dans L'Anti-Œdipe – est un contre-


effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et social » (ibid.,
p. 34).
2. Cf. V. Descombes, Le Même et l'Autre. Quarante-cinq ans de philosophie
française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, p. 39.
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Diachronie et synchronie 345

déclarent que « seule la catégorie de multiplicité […] est capable de


rendre compte de la production désirante 1 ». La production désirante,
raison des relations sociales « déposées », raison du réel, s'oppose,
comme dans l'explication de la vie dans L'Évolution créatrice, tant au
mécanisme qu'au vitalisme 2.
Mille plateaux suit le même chemin : dans les dernières pages du livre,
Deleuze et Guattari semblent souligner que, derrière toutes les opposi-
tions animant leur livre, il n'y a rien d'autre que l'opposition bergso-
nienne entre deux types de multiplicités 3. Les deux types de multiplicités
sont ainsi l'objet de deux types de savoir : la science mineure et la science
majeure, qui coïncideraient avec la pratique de l'intuition et de la
science 4. La mention à une théorie des multiplicités est une constante, et
l'on ne manque pas de citations deleuziennes à ce propos : « Vous voyez
très bien l'importance qu'a pour moi la notion de multiplicité : c'est
l'essentiel 5 » – confie-t‑il à Jean-Clet Martin vers la fin des années 1980 –,
« je conçois la philosophie comme une logique des multiplicités 6 »
– écrit-il au même moment. Dans la « Préface » pour l'édition italienne de
Mille plateaux, Deleuze souligne que cet ouvrage consiste dans l'élabora-
tion d'une « théorie des multiplicités pour elles-mêmes, là où le multiple
passe à l'état de substantif 7 ».
En effet, tout le livre de 1980 pourrait être conçu comme l'explora-
tion à l'intérieur de différents niveaux du cône de la mémoire virtuelle.
Sa seule rupture, par rapport aux deux grands livres de 1968 et 1969,
concerne le structuralisme. Dans le onzième plateau du livre de 1980,
« Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », et dans le

1. Cf. G. Deleuze - F. Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris,


Minuit, p. 1972, p. 50.
2. Ibid., p. 52.
3. Cf. G. Deleuze - F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 603-604.
4. Ibid., p. 605. Voir aussi les pages 44-49 du même livre, qui vont dans le même
sens, partant du concept de rhizome et d'agencement, et citant Bergson. L'insistance sur
deux types de multiplicités est une constante dans les cours de Deleuze sur « Capitalisme
et schizophrénie » à Vincennes, de 1972 à 1980.
5. Cf. G. Deleuze, « Lettre-préface de Gilles Deleuze », in J.-C. Martin, Variations.
La philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Payot, 1993, p. 7-9.
6. Cf. G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 195.
7. Cf. G. Deleuze, « Préface pour l'édition italienne de Mille plateaux », in L'Île
déserte, op. cit., p. 288.
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346 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

sous-chapitre du dixième plateau, intitulé « Souvenir d'un bergsonien 1 »,


Deleuze et Guattari critiquent le structuralisme, notamment en anthro-
pologie, en raison de son incapacité à expliquer la mobilité du réel. Les
devenirs restent irréductibles à la structure : « Devenir n'est pas progres-
ser ni régresser suivant une série 2 », écrivent les deux auteurs de manière
lapidaire. Le problème principal consiste en ce fait que les structures
restent indépendantes les unes des autres et empêchent l'explication des
devenirs transversaux entre règnes, espèces, espaces et temps différents.
Par exemple, un homme « actuel » qui « devient » chat peut capturer
certaines virtualités du chat sans s'identifier à un chat existant, sans
l'imiter, et surtout sans s'inscrire par là dans une structure symbolique.
Les « blocs de devenir » – qui ne sont autres que des « tranche[s] » de
virtuel – n'ont rien à voir avec la dimension symbolique, que les deux
auteurs semblent réduire à la catégorie de possibilité. Le « devenir » se
passe donc entre le chat et l'homme. C'est ainsi que Deleuze et Guattari
parlent, adressant un clin d'œil à Bergson, d'« involution créatrice ».
L'involution consiste en fait dans la capture de certaines virtualités sous-
jacentes à un objet actualisé. Et nos deux auteurs de conclure en citant
« l'idée bergsonienne d'une coexistence de “durées” très différentes,
supérieures ou inférieures à “la nôtre”, et toutes communicantes 3 ».

1. Ibid., p. 290-294.
2. Ibid., p. 291.
3. Ibid., p. 293.
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Actualité et virtualités
d'une « œuvre »

Les comptes rendus de Différence et répétition et de Logique du sens se


comptent sur les doigts d'une main. Dans les rares réactions à ces livres, et
dans celles, plus copieuses, aux deux volumes de Capitalisme et schizophré-
nie, l'influence de Bergson échappe complètement aux commentaires. Les
lecteurs soulignent l'inspiration nietzschéenne, sa reprise et la « perversion »
du paradigme structural, le renouement de la philosophie avec la littérature
et le dialogue, et, par la suite, la polémique avec la psychanalyse. Pour
comprendre le désintérêt envers ce qui sera désigné plus tard comme le
« bergsonisme » de Deleuze, clé d'intellection de toute sa production philo-
sophique, il faut reprendre la piste de l'historiographie des textes de Berg-
son. En 1957, sont recueillis les Écrits et paroles et deux ans après, lors du
centenaire de la naissance de Bergson, paraissent les Œuvres complètes. À
ce moment-là, à la Sorbonne et à l'École normale, se déroule un grand
colloque commémoratif auquel participent, entre autres, Merleau-Ponty,
Wahl, Hyppolite et Jankélévitch, et dont les actes paraîtront dans un
numéro spécial du Bulletin de la Société française de philosophie 1.
D'anciens membres de la Société des amis de Bergson ayant collaboré
à la constitution des Œuvres complètes publient quelques livres impor-
tants : notamment André Robinet (né en 1922) qui, en 1965, fait paraître
un Bergson ou les métamorphoses de la durée 2 et Henri Gouhier qui
publie, en 1961, une monographie qui fera date, Bergson et le Christ des

1. Cf. Congrès Bergson, Paris, Armand Colin, 1959. La Revue de métaphysique, la


Revue philosophique et Les Études philosophiques consacreront toutes un numéro spé-
cial à Bergson.
2. Cf. A. Robinet, Bergson ou les métamorphoses de la durée, Paris, Seghers, 1965.
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348 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

évangiles 1. Malgré son importance pour les études bergsoniennes, un


ouvrage qui portait ce titre ne peut certes réveiller l'intérêt pour la philo-
sophie bergsonienne auprès d'une génération de penseurs nourris, dès le
commencement de leurs études, de Nietzsche, de Freud et de Marx. En
effet, déjà l'année du colloque du « centenaire », Kostas Axelos, né en
1924, écrit une recension de L'Univers bergsonien 2 de Lydie Adolphe,
née en 1911 et déjà auteur de deux autres monographies sur Bergson. Le
livre fournit l'occasion au jeune philosophe grec, ami de Deleuze et
proche de Jean Beaufret, de souligner encore une fois l'inactualité de
Bergson à qui Axelos reproche d'avoir littéralement ignoré les perspec-
tives du marxisme et de la psychanalyse. Peu après sont publiées les thèses
de Pierre Trotignon et Dominique Janicaud, à peine plus jeunes que
Deleuze : respectivement L'Idée de vie chez Bergson et la critique de la
métaphysique 3 et Une généalogie du spiritualisme français 4. Dans les
deux travaux, l'effort des auteurs pour replacer Bergson dans les débats
contemporains saute aux yeux. Un dialogue implicite est ainsi établi
entre, d'une part, la philosophie de Bergson et, de l'autre, la phénoméno-
logie husserlienne (le bergsonisme serait une « phénoménologie abso-
lue »), le « vitalisme » de Nietzsche, et l'ontologie fondamentale chez
Heidegger (notamment au sujet de la distinction entre philosophie et
métaphysique), le structuralisme et l'archéologie du savoir. Cependant,
ni Trotignon ni Janicaud ne reprendront, dans leurs travaux ultérieurs,
les concepts bergsoniens.
En 1972, avec la publication des Mélanges, le mouvement de monu-
mentalisation des textes de Bergson atteint sa maturité 5. Presque au
même moment, quelques jeunes khâgneux du lycée Masséna, anarchistes
ou maoïstes, percent une copie du Rire et l'attachent à une chaîne. Ils la
traînent jusqu'à l'estrade du professeur en lui ordonnant de s'asseoir, de

1. Voir aussi son Bergson dans l'histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989.
2. Cf. K. Axelos, « L'univers bergsonien de Lydie Adolphe », Revue philosophique
de la France et de l'étranger, t. 149, 1959, p. 411.
3. Cf. P. Trotignon, L'Idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique,
Paris, Puf, 1968.
4. Cf. D. Janicaud, Une généalogie du spiritualisme français (1969), Paris, Vrin,
1996.
5. Pour l'histoire de ces recueils, ainsi que de la plus récente Correspondance (Paris,
Puf, 2002), se reporter à A. Robinet, « L'œuvre de Bergson. Et maintenant ? », Annales
bergsoniennes I, Paris, Puf, 2002, p. 267-278.
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Actualit é et virtualités d'une « œuvre » 349

sauter et d'uriner, de montrer ainsi au maître « le flux de liberté 1 ». Tout


laisse penser qu'il ne s'agit pas d'un épisode isolé. Le dernier numéro des
Études bergsoniennes est publié quatre ans après, avant de disparaître.
Dix ans plus tard, en 1983 et en 1985, comme deux coups de ton-
nerre, paraissent L'Image-mouvement et L'Image-temps, deux volumes
sur le cinéma où Deleuze puise à pleines mains dans l'œuvre de Bergson,
et spécialement dans Matière et mémoire. Ces livres, résultat des cours
dispensés par Deleuze à l'Université de Paris VIII les mardis matin entre
octobre 1981 et mai 1985, sont le produit, comme aurait dit Augustin
Cournot, de plusieurs séries causales indépendantes. En 1976, Deleuze
accepte, en cinéphile, d'intervenir sur les Cahiers du cinéma, au sujet de
Six fois deux de Jean-Luc Godard. Son interlocuteur, Jean Narboni,
auteur d'un livre d'entretiens avec Godard 2, enseigne alors au départe-
ment de cinéma de Vincennes, et jusqu'en 1973 il a été le directeur des
Cahiers. À ce moment précis, encouragée par l'équipe éditoriale compo-
sée notamment par Serge Toubiana, Serge Daney et Pascal Bonitzer, la
revue quitte progressivement la ligne militante – althussérienne et laca-
nienne d'abord, maoïste ensuite – qui la caractérise depuis 1968. Les
Cahiers sont ainsi en pleine recherche de nouveaux instruments critiques
et théoriques : Deleuze a, en effet, été précédé par Foucault, interviewé en
1974. Ainsi, à travers les réponses données à Narboni, Deleuze s'insère
dans les débats au sujet de la nature et de la portée du cinéma dans un
champ épistémologique, esthétique et politique en transformation.
L'intervention du philosophe est d'abord critique : substituant à la
distinction entre information et bruit, propre à la théorie de l'informa-
tion et à la sémiologie, la distinction entre mot d'ordre et information, et
critiquant la division du travail opérée par la psychanalyse abordant le
désir sous un angle économique, Deleuze manifeste, quoique de manière
voilée, sa réticence pour l'approche sémiologique et psychanalytique du
cinéma propre à certains des rédacteurs des Cahiers 3. L'un des princi-
paux représentants de cette approche est Christian Metz : professeur à
l'École pratique et ensuite à l'École des hautes études en sciences sociales,

1. Témoignage de Charles Alunni.


2. Cf. J. Narboni, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Belfond, 1968.
3. Parmi ses livres : Essai sur la signification au cinéma (1968 et 1973), Langage et
cinéma (1971) et Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma (1977).
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350 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Metz est l'un des sémiologues les plus respectés par les Cahiers. En
1974, critiqué par Jean-François Tarnowski dans un article publié dans
la revue Positif, Narboni n'hésite pas à promouvoir une pétition visant à
faire expulser le critique de la revue 1. Positivement, dans la seconde
partie de l'entretien de 1976, Deleuze évoque rapidement une possible
convergence entre le traitement des images fourni par Godard et celui de
Bergson dans le premier chapitre de Matière et mémoire.
Deux ans plus tard 2, Guy Fihman et Claudine Eizykman, collègues
de Narboni au département de cinéma de Vincennes et proches de Lyo-
tard 3, commencent à utiliser la philosophie bergsonienne dans leurs
cours et leurs études : la critique du mécanisme cinématographique de
la pensée du Bergson du quatrième chapitre de L'Évolution créatrice
semble avoir inspiré l'idée même de cinéma 4. Au début des années 1980,
la proximité géographique entre les locaux du département de cinéma et
ceux assignés aux inscrits en philosophie, due au déplacement de l'Uni-
versité de Vincennes à Saint-Denis, accroît la collaboration entre philo-
sophes et professeurs en cinéma : celle-ci se concrétise dans la circulation
des étudiants d'un département à l'autre, mais aussi dans les quatre
cours sur philosophie et cinéma tenus par Deleuze entre 1981 et 1985.
Le philosophe y retrace l'histoire du septième art, qu'il coupe en deux,
suivant les deux articulations entre les dimensions actuelles et virtuelles
de l'image décrites par Bergson 5. Les livres de Deleuze, qui montrent

1. Cf. J.-F. Tarnowski, « De quelques problèmes de mise en scène. À propos de


Frenzy d'Alfred Hitchcock », Positif, vol. 158, 1974. Narboni, avec Pascal Bonitzer, est
l'un des initiateurs d'une pétition contre Tarnowski après les critiques adressées à la
sémiologie et Christian Metz.
2. Cf. François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La
Découverte, 2007, p. 467 et s.
3. Cf. C. Eizykman, La Jouissance-cinéma, Paris, Union générale d'éditions, 1976.
4. Cf. C. Eizykman, « Faire penser le cinéma », et Guy Fihman, « Le cinéma date du
jour où », in AA.VV, Du cinéma selon Vincennes, Paris, Lherminier, 1979, p. 167-179 et
181-188. Voir aussi G. Fihman, « Deleuze, Bergson, Zénon d'Élée et le cinéma », in
O. Fahle et L. Engel, Le Cinéma selon Deleuze, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle,
1997.
5. Dans une lettre à Félix Guattari datant du début de l'année académique 1980-
1981, Deleuze décrit son « programme de travail » pour l'année : « D'une part je ferai
cours sur “Cinéma et pensée” (j'ai lu un peu en effet les gens de cinéma, c'est d'une grande
médiocrité, il faut qu'on s'en mêle). Je le ferai en rapport avec le Bergson de Matière et
mémoire, qui me semble un livre inépuisable. Mais d'autre part, je voudrais continuer
cette table des catégories qui coïncide avec notre travail. Et là le centre serait pour moi la
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Actualit é et virtualités d'une « œuvre » 351

l'extrême actualité du bergsonisme en appliquant ses concepts à une


matière étrangère, exercent une influence silencieuse sur les philosophes
nés pendant les années 1960 et qui, autour de 1980, entament donc
leurs études supérieures. Cette influence est renforcée par les pro-
grammes des concours : c'est probablement à cause des livres bergso-
niens sur le cinéma que La Pensée et le Mouvant apparaît dans le
programme de l'agrégation de 1985, après trois lustres d'absence. C'est
en 1989 que Deleuze écrit une « Postface » à la traduction anglaise du
Bergsonisme, publiée en 1991 avec le titre significatif de « A return to
Bergson 1 ».
Mais c'est aussi le dernier livre écrit en collaboration avec Félix Guat-
tari, et élaboré au même moment que les livres sur le cinéma, Qu'est-ce
que la philosophie ?, de 1991, qui marque une date significative pour le
récent succès du bergsonisme. Trois ans avant sa publication, Alain
Badiou fait paraître un gros volume, L'Être et l'Événement. Le philo-
sophe a été aussi bien membre du groupe des Cahiers pour l'analyse qu'il
a côtoyé Althusser et participé activement au « Cours de philosophie
pour scientifiques » ; touché par les événements de mai 1968, Badiou
abandonne momentanément la production philosophique pour se consa-
crer au militantisme politique. Choisi par Michel Foucault, il intègre
l'équipe enseignante du département de philosophie du Centre expéri-
mental de Vincennes. Les essais publiés à cette période témoignent d'une
lutte d'ordre politique et idéologique avant tout, contre la version
« anarcho-désirante » du marxisme et contre une supposée « troïka 2 »
régnant à Vincennes, celle de Châtelet, Deleuze et Lyotard 3. L'idée, pro-
posée par Lyotard dans La Condition postmoderne et, peu après, dans
Le Différend, de la fin des métadiscours semble cautionner l'idée de la

réponse toute claire et simple à la question “Qu'est-ce que la philosophie ?”. » Lettre de
Gilles Deleuze à Félix Guattari, Fonds Félix Guattari, GTR 2 C-02.35.01, Institut de la
mémoire de l'édition contemporaine, Caen.
1. Cf. G. Deleuze, « Postface pour l'édition américaine : un retour à Bergson », in
Deux régimes de fous, op. cit., p. 313-315.
2. Pour les dénonciations de l'idéologie révisionniste de « saint Gilles (Deleuze), saint
Félix (Guattari), saint Jean-François (Lyotard) », se reporter aux essais publiés dans les
Cahiers de Yenan, De l'idéologie (écrits avec F. Balmès, Paris, Maspero, 1976) et le livre
Théorie de la contradiction, Paris, Maspero, 1975.
3. Dérives à partir de Marx et de Freud (1973), Paris, Galilée, 1994 ; Des dispositifs
pulsionnels (1973), Paris, Galilée, 1994 ; Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.
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352 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

fin des idéaux et, de manière consécutive, de la fin d'une politique radica-
lement émancipatoire.
Les livres de Lyotard, densément théoriques, ont été précédés et
suivis par des attaques contre les grandes entreprises théoriques des
années 1960 : à la fin des années 1970, les « nouveaux philosophes »
s'érigent en promoteurs d'une attaque contre l'idée de la philosophie
comme pensée systématique, cause potentielle d'une politique totali-
taire et antidémocratique. Un peu plus tard, au milieu des années 1980,
Luc Ferry, Alain Renaut et les auteurs de La Pensée 68 1 critiquent
les « thèses » de la génération philosophique des années 1960, taxées
de relativisme. Ce mouvement s'accompagne par ailleurs de la lente
décomposition du front communiste, par les années du soi-disant
« dégel ». Dans ce cadre précis intervient Badiou, après L'Être et l'Évé-
nement, avec le Manifeste pour la philosophie. Dans ce livre, il
s'oppose d'une part au relativisme démocratique, à la rhétorique des
« fins », à la notion de « droits de l'homme » et au retour au rôle
central de la conscience et de l'homme ; d'autre part, il y revendique la
possibilité de la philosophie, la possibilité des « vérités » et d'une poli-
tique radicalement émancipatoire. Cette entreprise est accompagnée,
d'un côté, par l'axiome antiheideggérien et antilyotardien que les
mathématiques sont l'ontologie et, de l'autre, par une série de discus-
sions sur les conséquences des résultats des mathématiques sur la philo-
sophie.
Après Mille plateaux et les livres bergsoniens sur le cinéma, Deleuze
est en pleine préparation d'un « livre sur la philosophie », où les cibles
polémiques sont les mêmes que celles de Badiou, et le voici se confrontant
à son entreprise théorique 2. D'une tout autre perspective par rapport à
celle de Badiou, l'idée deleuzienne de la philosophie comme création de
concepts vise à s'opposer aux mêmes ennemis. C'est ainsi que, dans une
note de Qu'est-ce que la philosophie ?, Deleuze mentionne Badiou et son
Être et l'Événement 3 : le point crucial à partir duquel il aborde le livre est
celui du rapport entre la « théorie des multiplicités virtuelles » empruntée

1. Cf. L. Ferry - A. Renaut, La Pensée 68. Essai sur l'anti-humanisme contemporain,


Paris, Gallimard, 1985.
2. Badiou consacre un long compte rendu au Pli de Deleuze pour l'Annuaire philo-
sophique de 1989 (Paris, Seuil) et le cite dans sa Théorie du sujet (Paris, Seuil, 1982).
3. Cf. G. Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 133-134.
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Actualit é et virtualités d'une « œuvre » 353

à Bergson et le concept de multiple comme élément de la mathématique


ensembliste, que Badiou déploie dans son livre. Or, chez Deleuze, le réel
enjeu sous-jacent dans la confrontation avec les textes de Badiou est la
tentative de garantir une place « stable » pour la philosophie la séparant
tant de l'art que de la science, mais évitant toute position de surplomb
sur les autres formes discursives. Badiou, quant à lui, consacre, à partir
de l'automne 1991, plusieurs séances de son séminaire à une lecture de
Qu'est-ce que la philosophie ?. Il revient notamment sur le concept de
multiplicité que Deleuze aurait hérité de Bergson 1. Un dialogue s'ins-
taure. Son enjeu est la divergence entre deux théories des multiplicités :
l'approche de Badiou étant « kantienne » selon Deleuze et l'approche de
Deleuze étant « bergsonienne » d'après Badiou.
Mais, en même temps, c'est surtout la littérature critique qui s'empare
de la dualité Deleuze-Badiou, en la légitimant. L'année suivant la publi-
cation de Qu'est-ce que la philosophie ?, dans sa préface au recueil de
Badiou intitulé Conditions, François Wahl propose à nouveau le parallé-
lisme Badiou/Deleuze à partir du couple Cantor/Bergson et du traitement
des multiplicités : « Deleuze sauve Bergson par Nietzsche, Badiou sauve
Platon par Cantor », écrit Wahl, et il conclut : « Tels sont les points de
convergence et telles les oppositions 2. » La confrontation entre Badiou et
Deleuze a donc pour résultat de faire émerger l'importance de Bergson
sur la philosophie de Deleuze. Badiou assigne donc Deleuze à Bergson.
Et, ce faisant, il assigne Bergson à Deleuze, l'affranchissant des lectures
apologétiques des catholiques ou des spiritualistes.
Ce mouvement trouve sans doute sa confirmation implicite dans les
deux derniers articles publiés par Deleuze, l'« Immanence : une vie… 3 »
et surtout « L'actuel et le virtuel 4 », qui semble constituer un fragment de
la confrontation épistolaire entre Badiou et Deleuze. Éric Alliez, élève
deleuzien du philosophe, reprend ce mouvement : les titres des deux longs
articles, publiés immédiatement après la mort du maître, « Deleuze.

1. Dans le cours sur la « Théorie des catégories » de 1993-1994 (cf. http://www.entre-


temps.asso.fr/Badiou/93-94.3.htm, consulté le 10 septembre 2009), Badiou soutient que
« Bergson [est la] racine fondamentale de Deleuze ».
2. Cf. F. Wahl, « Préface », in A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1991, p. 10.
3. Cf. G. Deleuze, « L'immanence : une vie… » (1995), in Deux régimes de fous,
op. cit., p. 359-363.
4. Publié dans la seconde édition de Dialogues.
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354 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Philosophie virtuelle » et « Sur le bergsonisme de Gilles Deleuze 1 », ne


laissent pas le moindre doute quant à cette « assignation » d'abord opérée
par Badiou. Au même moment, Alliez, invité par le ministère des Affaires
étrangères, brosse un tableau décrivant la situation de la philosophie en
France, qui paraîtra en 1995 sous le titre fracassant de L'Impossibilité de
la phénoménologie 2. Selon Alliez – en bon héritier de son ancien direc-
teur de thèse –, la philosophie française constitue d'abord une « critique
des universaux ». Mais cette critique ne coïncide pas avec la résignation à
l'impossibilité de « nouvelles vérités », avec l'impossibilité de la métaphy-
sique, et encore avec une autre « fin de la philosophie ». Tout en réaffir-
mant son opposition à Luc Ferry et à Alain Renaut, Alliez relance sa
critique de la philosophie analytique. Dénonçant le « tournant théolo-
gique de la phénoménologie française » – déjà détecté par Dominique
Janicaud 3 –, il retrouve tant l'expression « essentielle » de la philosophie
française dans l'entreprise bergsonienne de Deleuze comme de Badiou
que des antécédents dans l'antiphénoménologisme « bergsonien » du der-
nier Merleau-Ponty et dans la déconstruction derridienne 4.
Deux ans plus tard, en 1997, après la publication du Deleuze de
Badiou, un essaim de polémiques s'élève. Les deleuziens contestent en
effet l'opération d'appropriation par Badiou sur Deleuze, traité, selon
eux, de « platonicien involontaire ». Ces polémiques, déjà amorcées lors
du colloque sur Deleuze organisé par le Collège international de philoso-
phie en janvier 1997 5, ne se taisent pas, elles occupent les pages des
revues Futur antérieur 6 et Multitudes. La réponse de Badiou, « Un, mul-
tiple(s), multiplicités 7 », ne fait que confirmer l'idée d'un Deleuze bergso-

1. Cf. É. Alliez, Deleuze. Philosophie virtuelle (1995), Le Plessis-Robinson, Synthé-


labo, 1996 ; « Sur le bergsonisme de Gilles Deleuze », in Id. (éd.), Gilles Deleuze : une vie
philosophique, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, p. 243-264). Ce n'est pas un
hasard si les actes du colloque Bergson et les neurosciences sont publiés en 1997 par les
mêmes Éditions Synthélabo (éd. P. Galois, G. Fortzy).
2. Cf. É. Alliez, De l'impossibilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française
contemporaine, Paris, Vrin, 1995.
3. Cf. D. Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Com-
bas, L'Éclat, 1991.
4. Cf. É. Alliez, De l'impossibilité de la phénoménologie, op. cit., p. 48.
5. Actes publiés dans Rue Descartes, no 20, Gilles Deleuze. « Immanence et vie »,
1997.
6. Cf. Futur antérieur, no 43, avril 1998.
7. Cf. Multitudes, no 1, 2000.
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Actualit é et virtualités d'une « œuvre » 355

nien. Le bilan d'Alliez, celui de Badiou, les polémiques et les débats qui
s'irradient rapidement dans tout le champ philosophique ont une série de
conséquences : celle d'isoler une identité « double » propre à la philoso-
phie française, irréductible aux courants allemand, essentiellement phé-
noménologique et herméneutique, et anglo-américain, essentiellement
analytique ; celle de polariser le champ philosophique entre « deleuziens »
et « antideleuziens » ; celle de relancer le clivage entre concept et intuition
établi par Michel Foucault quinze ans auparavant, celle d'identifier Berg-
son comme la clé de l'intelligibilité de la philosophie de Deleuze (vrai
« maître », « matrice », « racine », etc. 1).
L'effet majeur de ces réflexions est d'assigner à Bergson la clé de
l'intelligibilité d'une partie de la philosophie française, et d'effectuer une
sorte de dépoussiérage intégral permettant ainsi de le reconnaître en tant
que penseur actuel. Vingt ans après la fabrication du tableau foucaldien,
Badiou, dans son volumineux Logiques des mondes 2, place Canguilhem
du côté de la ligne philosophique initiée par le « mysticisme vitaliste » de
Bergson et poursuivie par Deleuze, Simondon et Foucault. L'identité
Deleuze-Bergson devient désormais un lieu commun, les études se multi-
plient, études qui, pour la plupart, effacent et ne rendent pas compte de la
différence entre les problèmes auxquels les concepts bergsoniens répon-
daient et ceux qui occupaient Deleuze.
Ces polémiques ont une importance déterminante pour le renouveau
des études sur et à partir de Bergson, car elles replacent l'auteur non
plus en simple objet d'études historiques et des discussions internes aux
œuvres singulières, mais en détenteur d'une pensée d'extrême actualité.
Néanmoins, pour comprendre pleinement la position de Bergson dans le
champ intellectuel contemporain, il faut suivre aussi trois autres pistes,
moins évidentes.
La première est d'ordre historiographique : lorsque la séquence domi-
née par le « structuralisme » semble s'épuiser, des études historiques
voient progressivement le jour sur les séquences qui l'ont précédée, études

1. Guy Lardreau considère Deleuze comme « un bergsonien de stricte obédience »


qui reprend ses questions, ses concepts, ses images et son style « terroriste ». Deleuze serait
« du Bergson mal écrit » (« L'histoire de la philosophie comme exercice différé de la philo-
sophie », Gilles Deleuze. Immanence et vie, op. cit., p. 67).
2. Cf. A. Badiou, Logiques des mondes, op. cit., p. 16.
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356 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

qui tentent de défricher des strates de discursivités jusque-là recouvertes


par d'autres. Dans le cas de Bergson, lors du centenaire de la parution de
l'Essai, Jean-Claude Pariente (né en 1930), professeur à l'Université de
Clermont-Ferrand, y organise un colloque dont les actes, Bergson. Nais-
sance d'une philosophie, sont publiés l'année suivante. En 1989
paraissent Bergson politique de Philippe Soulez (né en 1943) et Bergson
dans l'histoire de la philosophie occidentale de son directeur de thèse,
Henri Gouhier. En 1990 commencent à paraître les Cours de Bergson.
Pariente, élève de Canguilhem, d'Hyppolite et de Granger, pionnier de la
philosophie analytique, est l'auteur d'un essai dans lequel Bergson se
trouve confronté à Wittgenstein 1 ; il est aussi l'un des responsables de
l'inclusion de La Pensée et le Mouvant dans le programme de l'agrégation
pour 1986. Frédéric Worms, élève de Pariente, normalien fraîchement
agrégé, donne l'année suivante à l'École normale un cours de préparation
à ce livre, avant de soutenir, en 1995, sous la direction du même Pariente,
une thèse intitulée Le Problème de l'esprit. Psychologie, théorie de la
connaissance et métaphysique dans l'œuvre de Bergson.
La deuxième piste est celle des études d'épistémologie et de philoso-
phie des sciences, notamment celles de Michel Serres et d'Isabelle Sten-
gers, qui commencent à contester l'image du bergsonisme en tant que
doctrine antiscientifique. Ces études mettent non seulement en lumière le
caractère anticipatoire de certaines intuitions de Bergson, en particulier
concernant la temporalité propre aux systèmes dissipatifs que le chimiste
russo-belge et Nobel Ilya Prigogine étudiait depuis les années 1960, mais
elles portent aussi au premier plan l'importance de la conception bergso-
nienne de la relation entre science et philosophie, visant par là à consti-
tuer une « nouvelle alliance 2 ».
La troisième piste concerne l'un des problèmes qui monopolise
l'espace intellectuel depuis les années 1990 : la question de la vie et du

1. Cf. J.-C. Pariente, « Bergson et Wittgenstein », Revue internationale de philoso-


phie, t. 23, no 88-89, 1969, p. 183-204, et Le Langage et l'Individuel, Paris, Armand
Colin, 1973, en particulier le chapitre « Hésitations bergsoniennes », p. 11-29. Cet essai
est, d'une certaine manière, une réponse au chapitre « Connaissance de l'individuel » du
livre Formalisme et sciences humaines de son ami Gilles-Gaston Granger.
2. Cf. I. Prigogine - I. Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979, 1986.
Aussi, M. Serres, « Boltzmann et Bergson », in La Distribution (Hermès IV), Paris,
Minuit, 1977.
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Actualit é et virtualités d'une « œuvre » 357

vivant. D'une part, à partir de ce moment, on assiste à la prolifération


des discursivités concernant la notion de biopolitique suite à la publica-
tion des derniers cours de Foucault au Collège de France. Cette notion
y est déployée, et voilà qu'une autre identité fictive pointe, celle d'un
Foucault-Deleuze, souvent rattachée à celle Deleuze-Bergson 1. D'autre
part, les avancées des neurosciences, visant à enraciner les processus
cognitifs dans le cerveau, et celles de la biologie moléculaire, suscitent de
nouvelles discussions sur les théories bergsoniennes. Les critiques adres-
sées à la conception bergsonienne de l'esprit et de la vie par des savants
comme Jean-Pierre Changeux 2 ou Henri Atlan 3 ont un effet paradoxal :
elles ne mettent pas définitivement hors champ les théories de Bergson,
mais bien au contraire attirent l'attention de philosophes et épistémolo-
gues envers un auteur qui leur paraît encore être capable de fournir une
interprétation critique des nouvelles théories proposées par les savants,
qui, eux, sont sommés de s'exprimer encore dans un langage dont la
grammaire est semblable à celle utilisée par les savants positivistes du
début du siècle 4.
Dans le numéro d'avril 2000 du Magazine littéraire, il est question
de « Bergson : philosophe de notre temps ». Le dossier de la revue inclut
à la fois des articles de jeunes philosophes ayant terminé leur thèse

1. Cf. F. Gros, « Le Foucault de Deleuze : une fiction métaphysique », Philosophie,


no 47, 1995, p. 53-63.
2. En 1983, dans L'Homme neuronal, le neurobiologiste dénonce la critique du
parallélisme de Bergson et s'oppose avec force à sa conception du cerveau, considéré
comme un ordinateur, une « machine à pensées ». Cette conception, écrit Changeux, est
« l'exacte opposée de celle de Bergson ». Ce texte provoquera une levée de boucliers de la
part des philosophes. Quinze ans plus tard, au cours d'un dialogue avec Paul Ricœur,
Changeux affirme sans détours que la conception de la mémoire de Bergson, liée à son
idée de l'esprit, est « erronée » (Ce qui nous fait penser. La Nature et la Règle, Paris, Odile
Jacob, 1998, p. 163).
3. Dans le chapitre « L'ecclésiaste et le temps créateur. Idéalisme et matérialisme » de
Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant (Paris, Seuil, 1979, p. 288),
Henri Atlan souligne l'irréductibilité de la théorie du « hasard organisationnel » à la fois
au matérialisme et aux théories « idéalistes » qui opposent la « vie » à la « matière »,
comme celles de Bergson, de Schelling ou de Schopenhauer.
4. Cf. P. Gallois, G. Forzy (éd.), Bergson et les neurosciences, Le Plessis-Robinson,
Institut Synthélabo, 1997. Déjà en 1989, dans « Un retour à Bergson » (op. cit., p. 314),
Deleuze écrivait : « Continuer Bergson aujourd'hui, c'est par exemple constituer une
image métaphysique de la pensée qui corresponde avec les nouveaux tracés, frayages,
sauts, dynamismes découverts par une biologie moléculaire du cerveau. »
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358 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

pendant les années 1990, de leurs jeunes élèves fraîchement agrégés, des
phénoménologues, des savants et des historiens de la philosophie. L'édi-
teur du dossier, mentionnant Péguy, Jankélévitch, Deleuze, Canguil-
hem, Merleau-Ponty et Sartre, précise qu'il serait difficile d'imaginer un
XXe siècle sans Bergson. Quant à ce dernier, il aurait trois destinées
pendant le siècle : les célébrations publiques qui l'ont monumentalisé ;
la disparition de ses concepts des débats philosophiques ; la persistance,
même cachée, de la discussion de ses concepts dans la pensée philoso-
phique des cinquante dernières années. Comme les pages précédentes
ont tenté de le montrer, il est impossible de séparer ces trois postérités
si l'on veut comprendre l'héritage de ce qui est désormais devenu une
« œuvre ».
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ANNEXES

Bergson dans le programme


de l'agrégation

On retrouve, ici listées, les années où Bergson était présent à l'agré-


gation. Y sont aussi mentionnés les autres auteurs qui l'accompa-
gnaient à l'oral ou à l'écrit.
Les informations sur les programmes de l'agrégation après 1945 ont
été tirées du Bulletin officiel de l'enseignement national. Pour ces ques-
tions, cf. Bruno Poucet, Histoire de l'enseignement de la philosophie,
Paris, CNRS Éd., 1998, et Allan Schrift, « The Effects of the Agrégation
de Philosophie on Twentieth-Century French Philosophy », art. cité.
Qu'ils soient ici à nouveau remerciés.

1942
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III.
Rousseau, Contrat social, chap. I, II, III.

1943
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III.
Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, chap. I-VII.
Berkeley, Principes de la connaissance humaine.

1947
Oral :
Bergson, Matière et mémoire, chap. II, III, IV.
Malebranche, Méditations chrétiennes, chap. I-XII.
Rousseau, Contrat social.
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360 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, I, chap. II, V, VI.

1948
Oral :
Bergson, Matière et mémoire, chap. II, III, IV.
Hume, Enquête sur l'entendement humain, sections I-VIII.
Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, « Intro-
duction générale », 1re partie, sections I et II, chap. 1-2.
Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, chap. III, V, VI.

1949
Oral :
Bergson, Matière et mémoire, chap. II, III, IV.
Hume, Enquête sur l'entendement humain, sections I-VIII.
Maine de Biran, Essai sur les fondements de la Psychologie, « Intro-
duction générale », 1re partie, sections I et II (chap. 1-2).
Comte, Discours sur l'esprit positif.
Lachelier, Psychologie et métaphysique.

1951
Écrit :
Bergson, les Stoïciens, Plotin, Spinoza, Hume, Comte.

1952
Écrit :
Bergson, les Stoïciens, Plotin, Descartes, Kant.

1954
Oral :
Bergson, La Pensée et le Mouvant.
Français : Malebranche, Entretiens sur la Métaphysique, I-VIII.
Berkeley, Traité de la connaissance humaine.
Maine de Biran, Influence de l'habitude sur la faculté de penser.

1955
Oral :
Bergson, La Pensée et le Mouvant.
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Date : 19/12/2014 17h22 Page 371/390

Bergson dans le programme de l'agrégation 361

Descartes, Traité des passions.


Leibniz, Discours de métaphysique.
Maine de Biran, Influence de l'habitude sur la faculté de penser.
Comte, Discours sur l'ensemble du positivisme.

1956
Écrit :
Bergson, les Stoïciens, Plotin, Descartes, Malebranche, Berkeley.

1957
Écrit :
Bergson, Platon, les Stoïciens, Berkeley, Kant.

1963
Oral :
Bergson, La Pensée et le Mouvant, Introduction, 1re et 2me parties,
VI. « Introduction à la métaphysique ».
Descartes, Les Passions de l'âme.
Hegel, Principes de la philosophie du droit.
Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale »,
livre II, chap. II, « Antinomie de la raison pure ».

1964 :
Oral :
Bergson, La Pensée et le Mouvant, Introduction, 1re et 2e parties,
VI. « Introduction à la métaphysique ».
Malebranche, De la Recherche de la Vérité, livre III.
Diderot, Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient.
Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale »,
livre II, chap. II, « Antinomie de la raison pure ».

1967
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III et IV.
Descartes, Les Principes de la philosophie, livre II.
Hume, Dialogue sur la religion naturelle.
Marx et Engels, L'Idéologie allemande, 1re partie : « Feuerbach ».
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362 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

1968
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III et IV.
Arnauld et Nicole : La Logique ou l'art de penser, 1er et 2e discours,
1 et 2e parties.
re

Kant, L'Unique Fondement possible d'une démonstration de l'exis-


tence de Dieu.
Marx et Engels, L'Idéologie allemande, 1re partie : « Feuerbach ».

1973
Oral :
Bergson, Matière et mémoire, chap. I et II.
Pascal, De l'esprit géométrique et De l'art de persuader, p. 348-359 ;
Préface sur le traité du vide, p. 230-232.
Montesquieu, De l'Esprit des lois, livres I-XII.
Marx, Contributions à la critique de l'économie politique, « Pré-
face », chap. I « La marchandise », « Introduction à la critique de l'écono-
mie politique ».

1974
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III et IV.
Pascal, De l'esprit géométrique et De l'art de persuader, p. 348-
359 ; Préface sur le traité du vide, p. 230-232.
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain.
Marx, Contributions à la critique de l'économie politique : « Pré-
face », chap. I : « La marchandise », « Introduction à la critique de l'éco-
nomie politique ».

1975
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice, chap. III et IV.
Leibniz, Discours de métaphysique.
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain.
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Bergson dans le programme de l'agrégation 363

Comte, Discours sur l'esprit positif.

1980
Oral :
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.
Descartes, Principes de la philosophie, I et III.
Mauss, Essai sur le don.
Montesquieu, De l'Esprit des lois, livres I-XII.

1981
Oral :
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.
Malebranche, Entretien sur la métaphysique et la religion (I à VII).
Montesquieu, De l'esprit des lois, livres I-XII.
Sartre, L'Être et le Néant, « Introduction », 1re et 2e partie.

1984
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice.
Descartes, Les Passions de l'âme.
Diderot, Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient.
Comte, Discours sur l'esprit positif.

1985
Oral :
Bergson, L'Évolution créatrice.
Leibniz, Discours de métaphysique.
Diderot, Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient.
Ravaisson, De l'habitude.

1986
Oral :
Bergson, La Pensée et le Mouvant.
Leibniz, Discours de métaphysique.
Rousseau, Discours sur l'origine et fondements de l'inégalité parmi
les hommes.
Ravaisson, De l'habitude.
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364 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

1987
Oral :
Bergson, La pensée et le mouvant.
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit.
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes.
Cournot, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, sections III et IV.

1990
Écrit :
Bergson, les Stoïciens, Kant.

1991
Écrit :
Bergson, Plotin, Kant.

1997
Oral :
Bergson, Matière et mémoire.
Leibniz, Discours de métaphysique.
Rousseau, Émile, Quatrième livre.
Maine de Biran, Mémoires sur la décomposition de la pensée.

1998
Oral :
Bergson, Matière et mémoire.
Leibniz, Discours de métaphysique.
D'Alembert, Essai sur les éléments de philosophie (sans les « Éclair-
cissements »), p. 7-190.
Ravaisson, De l'habitude.
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Tableau chronologique

Tableau 3.

LIVRES OU ESSAIS AU ASPECTS DE LA


PÉRIODES ACTEURS IMAGES
CENTRE DES DÉBATS PHILOSOPHIE
1880-1920 Brunschvicg, Essai Rapport Psychologue,
Lalande, Poincaré, « Introduction avec les sciences,antikantien,
Meyerson, Alain, à la avec la biologie, philosophe
Durkheim, Bouglé, métaphysique » avec la religion. innovateur,
Le Roy, Péguy L'Évolution Conception compétent dans
créatrice de l'acte libre les sciences,
penseur solitaire,
irrationaliste,
spiritualiste,
pragmatiste,
panthéiste
1920-1960 Meyerson, Durée et Rapport avec la Patriote, religieux,
Bachelard, simultanéité relativité, morale, grand écrivain,
Lefebvre, Politzer, Les Deux Sources cohérence du démenti par les
Merleau-Ponty, Matière système, aspects de savants, idéaliste,
Sartre, Canguilhem et mémoire détail de la idéologue de la
philosophie bourgeoisie,
(esthétique, relation réaliste,
avec d'autres apolitique pré-
penseurs) existentialiste
1960-1990 Canguilhem, Lévi- La Pensée Questions logiques, Démenti par la
Strauss, Deleuze, et le Mouvant systématiques, phénoménologie
Canguilhem Matière questions de et les sciences,
et mémoire filiation précurseur de la
phénoménologie,
classique,
philosophe original,
vitaliste, philosophe
de la biologie
1990- Deleuze, Badiou, Matière Questions Philosophe
Stengers et et mémoire, historiques et de la science,
Prigogine, Soulez, L'Évolution architectoniques, ontologue,
Worms, Barbaras créatrice rapport avec les philosophe
Totalité sciences (humaines, non dialectique,
de l'œuvre sociales, vitaliste
biologiques)
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Graphique des relations

Relation d’influence entre pairs


Lecture intense des textes d’un aîné par un cadet
Direction de travail universitaire (diplôme ou thèse)
Rapport pédagogique ou rapport en face-à-face aîné-cadet

Objets, débats, réseaux de sociabilité

Acteurs
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Graphique des relations 367

NOTE CONCERNANT LE GRAPHIQUE

Ce graphique de réseau a été produit en opérant un choix inévitable


parmi les différentes variables prises en compte au cours de cette étude.
Le parti a été pris de visualiser principalement les relations entre les
acteurs. Une fois ce choix effectué, il a fallu, également, faire un tri
supplémentaire. Les philosophes ici pris en considération sont ceux qui
reviennent le plus fréquemment au cours de la narration ou estimés les
plus importants pour le développement du problème traité dans cette
étude. Concernant les relations, le tri a été plus délicat et demande une
explication.
Les flèches en pointillé indiquent une intense confrontation avec des
textes d'aînés effectuée par des cadets (rédaction de livres ou articles sur
l'auteur, discussion intense), tandis que les flèches continues droites
indiquent un rapport de face‑à-face cadet-aîné ou un rapport maître-
élève (elles sont doubles dans le cas où le maître est le directeur d'un
mémoire ou d'une thèse). Les flèches continues courbes indiquent
l'influence d'un acteur sur un pair.
En ce qui concerne les rapports aîné-cadet (flèches continues et flèches
en pointillé), on aurait dû rendre compte de beaucoup plus de relations.
Dans le cas des rapports pédagogiques, on aurait dû, par exemple, ratta-
cher Émile Bréhier à Politzer, Friedmann ou Weil, qui avaient probable-
ment suivi ses cours à la Sorbonne. Cependant, dans certains cas – ceux
d'Hyppolite, de Merleau-Ponty ou de Jankélévitch –, Bréhier a été déter-
minant car directeur des travaux de ses élèves. Il en va de même pour les
rapports entre pairs (flèches courbes). Le pamphlet de Politzer, par
exemple, a été lu par toute sa génération (y compris Mounier), mais
pour des raisons différentes, dans certains cas – comme ceux de Sartre,
Merleau-Ponty ou Canguilhem – cette influence a été plus importante. De
la même manière, Jankélévitch a été lu par plusieurs parmi ses contempo-
rains, mais il a influencé seulement la mutation de la trajectoire théorique
d'Aron et de Canguilhem. Par conséquent, il a été décidé de privilégier les
relations ayant déterminé nettement une prise de position ou le réajuste-
ment d'une prise de position théorique précédente.
L'intensité de l'influence d'un maître sur un élève ou d'un pair sur
un autre dépend de plusieurs variables dont ce graphique ne rend pas
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368 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

compte. Il n'a pas pu être rendu compte du moment précis où, au cours
de la trajectoire de l'acteur, se déroule l'interaction avec un texte ou avec
un autre acteur (par exemple, au cours du baccalauréat ou des classes
préparatoires, ou encore au cours de la préparation d'un mémoire, d'une
thèse, d'un livre ou d'un cours universitaire). Les mondes sociaux fré-
quentés par l'acteur (comité éditorial d'une revue, parti, cercle politique
ou religieux) ne sont presque pas représentés. Les limites graphiques ont
également empêché de spécifier le capital de départ des acteurs (quelle
était la profession des parents, s'ils étaient parisiens ou provinciaux, fran-
çais ou étrangers) et son évolution ainsi que d'autres propriétés (famille
de gauche ou de droite, religieuse ou non, etc.). Celles-ci sont les condi-
tions qui informent la rencontre avec un autre acteur ou un texte. Néan-
moins ces informations sont fournies dans le texte et elles sont, en tout
cas, susceptibles d'être utilisées pour construire d'autres représentations.
Ces graphiques pourraient sembler restituer une image d'une vie
intellectuelle quelque peu figée, constituée seulement par des interactions
académiques de type pédagogique ou entre pairs, interactions se dérou-
lant dans un champ philosophique national fermé. Cette image est bien
différente de celle donnée par les analyses déployées dans ce livre. Ce qui
manque dans la représentation graphique est la prise en considération de
l'interaction, d'une part, avec d'autres auteurs ou des textes provenant de
l'étranger et, de l'autre, avec des acteurs appartenant à d'autres mondes
sociaux (artistique, scientifique ou politique). Il faut emboîter le pas aux
analyses propres à la théorie des transferts culturels : sauf dans des cas
assez rares (celui, par exemple, de la relation entre Beaufret et Heidegger
ou entre Lévi-Strauss et Jakobson), les « idées » provenant de l'étranger
ne sont pas véhiculées au cours d'un rapport en face‑à-face et encore
moins au cours d'une interaction rituelle. Le contact avec des textes est
toujours médiatisé et s'inscrit dans un champ polarisé qui est la « source »
de la demande de ces idées. Ces idées prennent sens seulement à partir
d'interactions se déroulant à l'intérieur d'un champ national en question.
C'est le cas des lectures françaises de la phénoménologie, de l'« ontologie
fondamentale », du structuralisme linguistique, de la philosophie analy-
tique et ainsi de suite. Ces remarques sont aussi valables pour les relations
entre champs différents – entre, d'une part, champ philosophique et,
d'autre part, champs littéraire et scientifique – comme celles décrites dans
la première partie de cette étude. Il ne faut donc pas exagérer la division
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Graphique des relations 369

entre « champs » et éviter de les traiter comme s'il s'agissait de vases clos
sans histoire ni devenir.
On a, tout de même, isolé dans les graphiques certaines zones (en
gris) dans lesquelles les interactions concernent certains objets (la théorie
de la relativité) ou engagent certaines disciplines (psychologie et histoire
de la philosophie), ou des clusters (groupe de la Revue de métaphysique
et de morale, philosophes chrétiens, philosophes formés dans la classe
d'Alain, philosophes ayant travaillé dans le Centre de documentation
sociale de l'ENS, dirigé par Bouglé).
À partir de ce schéma, l'impression pourrait également être celle de
pouvoir distinguer nettement les filiations mentionnées par Michel Fou-
cault dans son essai « La vie, l'expérience et la science » et le clivage
entre « pôle mondain » et « pôle savant » du champ philosophique pro-
posé par certains sociologues. Si on laisse de côté le Cercle de Göttin-
gen, dans la partie supérieure du graphique, à gauche, on retrouve les
philosophes « du sujet » proches de la psychologie et des univers de l'art
ou de la religion, à droite des philosophes « du concept » intéressés par
les sciences sociales et les sciences dures. En réalité, comme cela est
souligné au cours de cette étude, cette division reflète seulement une
partie de la vérité : des acteurs situés dans la partie droite du gra-
phique circulent dans les mondes sociaux fréquentés par certains des
philosophes situés dans la partie gauche. C'est le cas de Politzer et de
Bachelard, fascinés, comme Sartre, par le surréalisme, de Nabert, Borne
ou Weil, proches des cercles catholiques au sein desquels Mounier a
pensé Esprit. L'inverse est aussi valable : Sartre et Wahl publient dans la
revue Recherches philosophiques, animée par Koyré et Bachelard,
Merleau-Ponty dialogue avec Lévi-Strauss, etc. De la même manière
dans la partie basse du graphique, selon la période considérée, un philo-
sophe comme Vuillemin peut être placé tant sur la gauche (plus proche
de Merleau-Ponty et des Temps modernes entre 1944 et 1950) que sur
la droite (proche de Gueroult et d'Althusser à partir de 1951). Cela
vaut aussi pour Foucault (qui s'intéresse tant à la psychologie existen-
tialiste qu'au marxisme « scientifique » entre 1948 et 1953), Derrida
(qui fréquente à la fois Suzanne Bachelard et Jean Beaufret entre 1951
et 1956) et Deleuze (qui, entre 1945 et 1966, élabore une position
irénique d'historien de la philosophie proche à la fois de Gueroult et
d'Alquié).
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370 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

On a tout de même un centre qui s'occupe d'histoire de la philoso-


phie, à son tour polarisé (de gauche à droite : Bréhier, Alquié, Hyppolite,
Gueroult), une gauche « phénoménologique » (Lévinas, Sartre, Merleau-
Ponty) et une droite « épistémologique » ou intéressée par les sciences
sociales (Ruyer, Politzer, Canguilhem, Aron, Friedmann, Lévi-Strauss).
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INDEX NOMINUM

A B
Abbott, Andrew, 22 Bachelard, Gaston, 15, 21, 94-95, 101-
Alain (É. Chartier), 13, 15, 21-22, 51- 108, 184, 216-220, 268, 270, 319,
58, 60-71, 73-74, 76-77, 79, 81, 327, 329, 331, 365, 369
101, 108, 131-132, 143, 151, 162- Bachelard, Suzanne, 328, 335, 369
163, 171, 173, 180, 200, 210, 235- Badiou, Alain, V, 3, 21, 327-328, 351-
238, 240-243, 245-246, 248, 263, 355, 365
369 Barbaras, Renaud, 275, 277, 279, 365
Alliez, Éric, 353-355 Barbusse, Henri, 73, 118-120, 131
Alquié, Ferdinand, 228, 285-289, 321, Barni, Jules, 12
369-370 Barreau, Hervé, 92
Althusser, Louis, 20-22, 216, 258, 270, Barrès, Charles, 47, 74, 120-121, 153
285, 287, 327-328, 332-333, 335, Barthélemy (-Madaule), Madeleine, 333-
342, 351, 369 335
Alunni, Charles, V, 349 Barthes, Roland, 4
Anheim, Étienne, 6 Baruzi, Jean, 28, 227
Apollinaire, Guillaume, 112, 120, 126 Bataille, Georges, 29, 174
Aragon, Louis, 120-123, 127 Baugh, Bruce, 8
Arland, Marcel, 73 Bayet, Albert, 84
Aron, Raymond, 45, 52, 71, 77, 81, Beaufret, Jean, 274, 348, 368-369
88-89, 110, 117, 131, 176, 229, Beauvoir, Simone de, 18-19, 46-48,
235, 241, 262-267, 269, 316, 367, 131, 174-175, 177-178, 184, 285,
370 315
Aron, Robert, 121
Becker, Howard S., 10, 16
Arouet, François, 151
Becquerel, Jean, 96-97
Artaud, Antonin, 328
Béguin, Jean, 32, 38, 244, 262
Atlan, Henri, 357
Bellantone, Andrea, 8
Axelos, Kostas, 348
Bélot, Gustave, 58
Azouvi, François, 2, 8, 22, 27, 38, 124,
Benda, Julien, 12, 30, 46, 76, 91-93,
129
110, 114-115, 127, 152-153, 155,
162
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372 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Bénézé, Georges, 71, 108 121-122, 130-134, 136-139, 143-


Benrubi, Isaak, 83 146, 151, 154, 163, 171, 173, 179-
Berger, Gaston, 29 180, 182, 187-188, 190, 200-201,
Berl, Emmanuel, 75, 112, 120, 129, 206, 210, 228-229, 262, 287, 365
132, 154, 172, 184 Buber, Martin, 214
Bernier, Jean, 119
Berth, Édouard, 119-120 C
Bing, François, 241 Canguilhem, Georges, 5, 12, 15, 19, 21,
Birault, Henri, 274 44, 46, 49, 52-53, 65, 71, 74-77, 81,
Blanchot, Maurice, 221 110, 117, 176, 229, 235-251, 255,
Bleuler, Edmund, 41 263, 286, 320, 322-325, 331-332,
Bloch, Marc, 53, 267-268 334, 336, 355-356, 358, 365, 367,
Blondel, Charles, 39-41, 58, 82, 85, 370
112, 133, 138, 180, 185, 226-227 Cannon, Walter B., 247, 250
Blondel, Maurice, 48, 77, 131, 133 Cantor, Georg, 353
Bloor, David, 5 Carnap, Rudolf, 172
Blum, François, 48 Cassirer, Ernst, 172
Blum, Jean, 126 Caterina, Zanfi, V
Bodin, Jean, 116 Cavaillès, Jean, 8, 21-22, 94, 172-173,
Boirac, Émile, 39 179, 249, 319, 331, 334-335
Böll, Heinrich, 3-4, 22 Challaye, Félicien, 44, 76, 151
Boll, Marcel, 93 Changeux, Jean-Pierre, 357
Bonitzer, Pascal, 349-350 Charcot, Jean-Martin, 43
Borel, Adrien, 93, 227 Charle, Christophe, 13
Borne, Étienne, 71, 77, 328, 369 Chartier, Émile dit « Alain », 49, 51
Boschetti, Anna, 211 Châtelet, François, 284-285, 287-288,
Bouglé, Célestin, 49, 57, 81, 83-84, 97- 351
98, 112, 229, 238, 262, 365, 369 Chestov, Léon, 11, 220
Bourdieu, Pierre, 3-4, 22, 217 Chevalier, Jacques, 33-35, 151-152,
Boutroux, Émile, 12, 30, 52, 153 185, 202, 244, 255, 257
Braudel, Fernand, 7, 268 Clarck, Terry, 21
Braunstein, Jean-François, 13, 15, 74- Collins, Randall, 4, 6, 10, 20, 28
75, 241 Comte, Auguste, 21, 56, 74, 86, 114,
Bréhier, Émile, 17, 82, 201, 229, 233, 238, 248, 250, 360-361, 363
264, 367, 370 Coorebyter, Vincent de, V, 177, 185
Breton, André, 112, 120-124, 126-127, Corbin, Henri, 172
129 Cournot, Augustin, 97-98, 349, 364
Cousin, Victor, 12, 44, 74
Brian, Éric, 321
Couturat, Louis, 21, 57, 331
Brideux, André, 51-52
Crick, Francis, 320
Broussais, Victor, 56, 238
Cuvillier, Armand, 44
Brunschvicg, Léon, 11, 13, 15, 21-22,
29-30, 32, 34, 49, 51, 57-59, 61, 81,
86-89, 92-94, 97-99, 101, 108, 112,
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Index nominum 373

D Fahle, Olivier, 350


Dandieu, Arnaud, 31, 38, 77, 93, 121, Farber, Martin, 216, 229, 237
184 Ferry, Luc, 352, 354
Daney, Serge, 349 Fichte, Johann Gottlieb, 145, 167, 304
Darlu, Alphonse, 12, 52 Fihman, Guy, 350
Daudet, Léon, 34 Fink, Eugene, 15
Déat, Marcel, 81 Fleck, Ludwig, 15
Dedekind, Richard, 95 Forzy, Gérard, 357
Delacroix, Henri, 40, 82, 176 Foucault, Michel, 4, 11, 15, 21, 145,
Delbos, Victor, 144 217, 258, 285-286, 304, 325-326,
Deleuze, Gilles, 8, 12, 18, 20-21, 217, 331-332, 339, 349, 351, 355, 357,
262, 281-286, 288-312, 315, 329, 369
333, 335-355, 357-358, 365, 369 Fourrier, Marcel, 119
Delhomme, Jeanne, 215, 257 France, Anatole, 121, 153
Derrida, Jacques, 8, 217, 272, 282, 286, Freud, Sigmund, 42-43, 122-125, 128,
294, 309, 328-329, 336, 369 130, 148-149, 220, 229, 342, 344,
Desanti, Jean-Louis, 48 348, 351
Descartes, René, 8, 30-31, 34, 75, 86, Friedmann, Georges, 44, 49, 52, 74, 81,
92, 240, 246, 249, 281, 287, 324, 117, 131-132, 138, 151, 176, 232,
354, 360-361, 363-364 234, 367, 370
Dosse, François, V, 285, 350 Fruteau de Laclos, Frédéric, VI, 5, 40, 94
Drieu la Rochelle, Pierre, 112
Du Bos, Charles, 36 G
Duhamel, Georges, 36, 46, 111, 126 Gallois, Philippe, 357
Dumas, Georges, 39, 82, 131, 143, 227 Gandillac, Maurice de, 172
During, Élie, VI, 97 Gide, André, 37-38, 46-47, 74, 122,
Durkheim, Émile, 15, 21, 28, 49, 81-85, 173
180, 238, 360, 365 Gilson, Étienne, 17, 28, 33, 35, 215,
Dwelshauvers, Georges, 43 257, 288
Giolito, Claude, 287
E Girardaux, André, 74
Einstein, Albert, 15, 19, 48, 94, 96-98, Godard, Jean-Luc, 349-350
103, 275, 334 Goddard, Jean-Christophe, V, 92
Eizykman, Claudine, 350 Goffman, Erwin, 6
Eliott, Thomas S., 27 Goldmann, Lucien, 321
Engel, Lorenz, 350 Goldschmidt, Victor, 272, 279, 295
Engel, Pascal, 30 Goldstein, Kurt, 239
Espagne, Michel, 8 Gorgias, 62
Espinas, Alfred, 83 Gouhier, Henri, 151, 257, 264, 267,
Ey, Henri, 42, 222-223 285, 294, 333, 347, 356
Granel, Gérard, 20, 53, 281
F Granger, Gilles-Gaston, 173, 217, 319-
Fabiani, Jean-Louis, VI, 5, 13, 287 321, 335, 356
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374 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

Grappe, André, 40 James, William, 30, 227, 257


Gross, Neil, 7 Janet, Pierre, 39, 43, 123, 223, 227
Guattari, Félix, 302, 343-346, 350-351 Janicaud, Dominique, 12, 258, 270,
Gueroult, Martial, 82, 287-288, 294, 333, 348, 354
321, 332, 334, 369-370 Jankélévitch, Vladimir, 1, 18, 44, 82,
Guillaume, Paul, 203, 239 131, 151, 176, 229-235, 242, 244-
Gurvitch, Georges, 84, 171, 178, 268, 245, 255, 257, 263, 333, 347, 358,
319 367
Gutermann, Norman, 131-133 Jolivet, Régis, 211
Jorland, Gérard, 180
H
Halbwachs, Maurice, 82, 84, 180 K
Halévy, Élie, 13, 57, 69, 81, 87 Kanapa, Jean, 216, 256
Hamelin, Octave, 13, 31, 92 Kant, Immanuel, 12-13, 33, 55-56, 60-
Hartmann, Nicolai, 31 62, 66, 78, 88-89, 103, 123, 132,
Heidegger, Martin, 85, 122, 130, 171, 143-145, 155-156, 158, 166-169,
181-183, 210, 213-214, 270, 272, 206, 304-306, 333, 336, 338, 360-
274-276, 280-281, 286, 295, 299-
362, 364
300, 304-305, 308, 336-337, 348,
Karsenti, Bruno, 6
368
Keck, Frédéric, V
Heinich, Nathalie, 7
Keyserling, Hermann, 76
Henriot, Patrice, 55
Kierkegaard, Søren, 11, 31, 98, 171,
Henry, Michel, 212
306
Hesnard, Angelo, 42, 123, 226
Klossowski, Pierre, 337-338
Hildebrand, Adolf von, 180
Kojève, Alexandre, 11, 182, 270, 272,
Hitler, Adolph, 239
Huisman, Denis, 48 290, 295, 344
Hume, David, 145, 195, 283-284, 337, Koyré, Alexandre, 172, 180-182, 184,
360-361 369
Husserl, Edmund, 15, 121, 130, 151, Kuki, Shūzō, 151
158, 171, 177-189, 198, 202, 207-
208, 210, 212, 214, 219, 258, 272, L
275, 281-282, 286, 294, 335 Lacan, Jacques, 49, 128, 156, 223-228,
Husson, Léon, 256, 258 326-327, 343-344
Hyppolite, Jean, 18, 20-21, 46, 49, 52, Lagache, Daniel, 222-223, 343
71, 81, 110, 256-262, 267, 270-275, Lagneau, Jules, 52, 55-56, 61, 66, 68-69
279, 286, 290-293, 295-296, 298, Lalande, André, 13, 39-40, 171, 365
300-302, 304-305, 307, 321, 328, Lardreau, Guy, 355
331-333, 339, 347-348, 356, 367, 370 Lask, Scheler, 171
Lasserre, Pierre, 33
J Latour, Bruno, 5
Jackson, Samuel, 42, 78 Lautman, Albert, 71, 94, 173, 334-336
Jacob, François, 332 Lautman, Jacques, 332
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Index nominum 375

Lavelle, Louis, 31, 41, 92, 113, 138, Margaraiz, Sarah, 329
244, 275 Maritain, Jacques, 17, 33, 35, 77, 131,
Lazarsfeld, Paul, 10 152, 182, 201-202, 256
le Blanc, Guillaume, V Martin, Jean-Clet, 345
Le Goff, Jacques, 268 Marx, Karl, 116-117, 132, 166-168,
Le Rider, Jacques, 8 269-270, 327, 333, 348, 351, 361-
Le Roy, Édouard, 17, 27, 29, 33, 37, 362
54, 56-59, 67, 87, 114, 151, 157, Massis, Henri, 33, 54, 131
195, 275, 365 Masson-Oursel, Paul, 244
Le Senne, René, 31, 44, 85, 92-93, 113, Maurras, Charles, 34
154, 234, 241, 244 Mauss, Marcel, 83-85, 318, 363
Lefebvre, Henri, 19, 21, 32, 48, 112, Merleau-Ponty, Maurice, 18, 20, 31-32,
119-122, 130-131, 133-140, 143, 40, 49, 52, 82, 131, 139, 173, 178,
146, 173-174, 184, 187, 191, 200, 200-212, 229, 256, 258, 261-262,
202, 216, 233, 317, 365 266-267, 270, 274-279, 285, 289,
Lefebvre, Raymond, 117-118 295, 315, 318, 323, 329, 331-332,
Lefort, Claude, 318 347, 354, 358, 365, 367, 369-370
Lenoir, Raymond, 113-115, 176, 235 Metz, André, 96-97
Léon, Xavier, 69, 146 Meyerson, Ignace, 94-95, 97, 101-102,
Leuba, James H., 227 107-108, 123, 132, 151, 175, 286,
Lévinas, Emmanuel, 82, 171, 173, 178- 365
180, 182-186, 201, 210, 212-214, Minkowski, Eugène, 35, 41-42, 148,
221, 234, 275, 328, 370 185, 222, 225-227
Lévi-Strauss, Claude, 6, 48-49, 268, Morand, Paul, 74, 111
315-322, 325, 327-328, 332, 339, Morange, Michel, 321
365, 368-370 Moreno Pestaña, José Luis, VI, 10
Lévy-Bruhl, Lucien, 39, 49, 85, 151, Morre-Lambelin, Marie-Monique, 55
172, 238, 267, 317-318 Mossé-Bastide, Rose-Marie, 255, 257
Loisy, Alfred, 17, 83, 227 Mounier, Emmanuel, 18-19, 35, 77,
Luquet, Georges-Henri, 38 112, 201, 215, 367, 369
Lyotard, Jean-François, 212, 284-286, Muglioni, Jacques, 285
350-352 Muslow, Martin, 6, 20

M N
Madinier, Gabriel, 257-258 Nabert, Jean, 89-91, 143, 156, 163,
Maine de Biran, Pierre, 12, 21-22, 86, 186-187, 190, 206, 212, 369
256-257, 360-361, 364 Narboni, Jean, 349-350
Maire, Gilbert, 54, 68, 152, 185 Nietzsche, Friedrich, 8, 11, 31, 45, 92,
Malebranche, Nicolas, 256, 258, 285, 111, 300, 305-308, 310, 312, 315,
288, 359-361, 363 328, 338, 342, 348, 353
Mannheim, Karl, 6, 16, 172 Nizan, Paul, 48, 120, 122, 131-133,
Marcel, Gabriel, 17, 29, 31-33, 36, 151, 137-138, 172, 184, 229
182, 201-202, 215, 229 Nogué, Jean, 41, 101
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376 Après Bergson. Portrait de groupe avec philosophe

P Revel, Jacques, 7
Papini, Giuseppe, 27, 151 Reverdy, Pierre, 120, 125
Parain, Brice, 222 Ribard, Dina, 7
Pariente, Jean-Claude, 356 Ricœur, Paul, 178, 212, 234, 270, 339,
Paulhan, Jean, 220-222 342, 357
Peden, Knox, V, 8 Riemann, Bernhard, 334-335
Péguy, Charles, 27, 34-35, 128, 262, Riquier, Camille, VI, 181
358, 365 Rivière, Jacques, 33, 74, 131
Pétain, Philippe, 75, 255 Rolland, Romain, 112, 117-118, 131,
Piaget, Jean, 43 153
Pierre-Quint, Léon, 38 Romains, Jules, 43, 46, 126, 131
Pinto, Louis, V, 8, 19, 306 Rosenberg, Alfred, 251
Pirandello, Luigi, 74 Roth, Michel, 8
Platon, 31, 56, 61-62, 66, 68-69, 300, Roth, Xavier, 12, 53
344, 353, 361 Roudinesco, Élisabeth, 43
Poincaré, Henri, 21, 123, 365 Roupnel, Gaston, 103
Polin, Raymond, 262, 267 Rousseau, Jean-Jacques, 86, 92, 328,
Politzer, Georges, 12, 22, 27, 31, 45, 73, 359, 363-364
75, 112, 117, 120-121, 127-133, Rousset, Jean, 309
138, 143-151, 153-158, 162-169, Roustan, Désiré, 44
171, 178, 184, 188-189, 191-193, Roux, Sophie, VI, 9, 321
202-204, 206, 208, 210, 216, 223- Roy, Claude, 184
226, 231, 233, 244, 251, 256, 327, Royère, Jean, 126
342, 365, 367, 369-370 Ruyer, Raymond, 97-101, 229, 236-
Ponge, Francis, 220, 283 237, 240, 335-336, 370
Pradines, Maurice, 40-41, 82, 101, 180,
244 S
Prado, [ITAL]Bento [FIN_ITAL]Jr., 272 Salomon, Marie, 70
Prévost, Jean, 18, 45, 49, 51-52, 71-73, Sartre, Jean-Paul, 8, 18-19, 21-22, 31-
81 32, 40, 46-47, 52, 82, 117, 122, 131,
Prigogine, Ilya, 356, 365 139-140, 172-178, 184-200, 204,
Protagoras, 22, 56, 61-62, 66-69 210-216, 229, 233, 256, 260, 268-
Proust, Marcel, 37-38, 46, 74, 121, 270, 272, 274, 277, 281-285, 287,
131, 133, 173, 220, 309-312, 315, 290, 295, 301, 305, 315-318, 323,
337 325-327, 331-332, 337, 341, 344,
358, 363, 365, 367, 369-370
R Scheler Max, 171, 180, 201, 229, 241-
Racine, Nicole, 116, 119-120 242, 263
Rauh, Frédéric, 56, 58 Schelling, Friedrich W. J. von, 73, 133-
Régis, Emmanuel, 42, 226 134, 138, 145, 166-167, 229, 233,
Reinach, Alfred, 180 357
Renaut, Alain, 352, 354 Schlanger, Judith, 4, 7
Revault d'Allonnes, Olivier, 285-286 Schmaus, Warren, 12
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Index nominum 377

Schopenhauer, Arthur, 11, 38, 45, 125- Tissot, Jean, 144


126, 357 Toubiana, Serge, 349
Schrift, Alan D., V, 256, 359 Tournier, Michel, 281-286, 288
Ségond, Joseph, 113-115
Sernin, André, 76 V
Serres, Michel, 356 Vaillant-Couturier, Paul, 117-119
Serry, Hervé, 34 Valéry, Paul, 37, 75, 110-111, 120,
Sève, Lucien, 216 221, 244
Simmel, Georg, 229, 263 Van Damme, Stéphane, 6, 8, 14
Simondon, Gilbert, 212, 217, 285-286, Vialatoux, Joseph, 85
321, 329-330, 335-336, 355 Visan, Tancrede de, 36
Sirinelli, Jean-François, 6, 52, 70, 117,
Vogt, Paul W., 81
119, 239
Voltaire, François-Marie Arouet (dit),
Solages, Bruno de, 244
86
Sorel, Georges, 27, 116
Vuillemin, Jules, 21, 173, 212, 217,
Soulez, Pierre, 8, 14-15, 17, 143, 356,
304, 306, 334-335, 369
365
Soulié, Stéphane, 52, 56-57
Spaier, Albert, 154, 172, 192 W
Spinoza, Baruch, 8, 73, 188, 288, 360 Wagner, Pierre, 15
Stein, Edith, 180 Wahl, François, 353
Stengers, Isabelle, 356, 365 Wahl, Jean, 17, 29-31, 151, 171, 201,
215, 229, 234-235, 237, 257, 306,
T 347, 353, 369
Taine, Hippolyte, 45, 55, 75, 183, 185, Watson, James, 320
195 Weber, Max, 132, 266
Tarde, Alfred de, 33, 54 Weil, Simone, 19, 49, 52, 77-78, 81,
Tarnowski, Jean-François, 350 367, 369
Telkes-Klein, Eva, 94 Werner, Michel, 8
Thảo, Trần Đức, 217 Wilbois, Joseph, 56-57, 83, 85
Teilhard de Chardin, Pierre, 77, 333 Wilkins, Maurice, 320
Thévenaz, Pierre, 32, 38, 244, 262, 267 Wittgenstein, Ludwig, 356
Thibaudet, Albert, 12, 14-15, 17, 36- Wolff, Étienne, 236
38, 43, 47, 111, 128, 131, 151-152, Worms, Frédéric, V, 6, 18, 31, 94, 109,
185 239, 244, 272, 294, 356, 365
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P. MANIGLIER (dir.), Le Moment philosophique des années 1960 en France, 2011.


F. FRUTEAU DE LACLOS, La Psychologie des philosophes. De Bergson à Vernant,
2012.
G. LE BLANC, La Philosophie comme contre-culture, 2014.
B. SITBON (dir.), Bergson et Freud, 2014.
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