Vous êtes sur la page 1sur 5

Revue économique

Perroux (François) - Pouvoir et économie.


Monsieur Jacques-Raoul Boudeville

Citer ce document / Cite this document :

Boudeville Jacques-Raoul. Perroux (François) - Pouvoir et économie.. In: Revue économique, volume 25, n°3, 1974. pp.
500-503;

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1974_num_25_3_408159_t1_0500_0000_000

Fichier pdf généré le 27/03/2018


NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Théories économiques générales

PERROUX (François) — Pouvoir et économie. — Bordas, 1973.


Si les récents événements pétroliers mettent en lumière le contenu
politique des transactions économiques, ils ont le défaut de lier le pouvoir
et l'économie au niveau privilégié de la contrainte publique et de surcroît
international. C'est ce que ne fait pas François Perroux dans son récent
ouvrage. En arrière-plan d'une analyse qui refuse de dissocier à tous les
niveaux économie et pouvoir, se pose un problème fondamental et familier :
celui de la domination 1. Celle-ci est-elle inexorablement liée à tout
développement ? La croissance est spontanément inégale; les interdépendances
sont dissymétriques ; l'évolution des comportements est conditionnée ; les
finalités poursuivies sont influençables, qu'il s'agisse des hommes, des
entreprises ou des Etats. Force est alors de songer à une théorie générale du
développement et de la polarisation où les unités sont hétérogènes, et où
des groupes durables se constituent autour d'unités motrices disposant du
pouvoir de déformer leur milieu. Mais force est aussi de se demander si
une telle théorie généralisée n'est pas également, et de façon réaliste, une
justification idéologique du système capitaliste observé.
Aux yeux de François Perroux, le pouvoir n'est pas seulement le
monopole de la contrainte par la puissance publique. On doit reconnaître
l'importance générale du pouvoir individuel exercé dans des relations
économiques inégales. Comment l'analyser et le formaliser ?
Une première et célèbre approche est celle de Marx, qui définit le
capitalisme comme le pouvoir que procure la possession du capital
monétaire, permettant ainsi de s'approprier la plus-value du travail. Une
formalisation opposée est néo-classique 2 : sur la base de l'analyse marginale,
elle vise à tester économétriquement les relations entre comportements

1. « Les relations de pouvoir comportent des effets d'intensité variable.


Le pouvoir exercé par une unité A sur une unité B peut être : l'influence,
le leadership, la domination partielle, la domination totale. » F. Perroux,
Préface à Coûts sociaux et coûts privés, de Claude Jessua, P.U.F., 1968.
2. Jacques Attali, Analyse économique de la vie politique, P.U.F., 1972.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 501

politiques et comportements économiques. A travers des variables


structurelles : mouvements électoraux et consommation globale, par exemple, elle
conduit à considérer les modèles économiques comme des sous-modèles
politiques de la puissance publique. La troisième voie est celle que nous
propose François Perroux. A la différence de l'analyse néo-classique, elle
ne relègue pas le pouvoir entre les mains de l'Etat, mais le réintègre à tous
les échelons de la vie économique. A la différence du marxisme 3, elle ne
réduit pas le pouvoir économique « au monopole collectif de la propriété
des moyens de produire».
Tout agent établit des plans. A tous les échelons de la société
s'observent dans une large analyse de système : la recherche d'objectifs,
l'existence de relations hiérarchisées entre activités, et enfin l'adaptation
rationnelle des moyens disponibles aux objectifs poursuivis. La notion de pouvoir
apparaît aux trois stades. Le pouvoir n'est pas seulement un instrument,
c'est aussi une relation asymétrique, c'est enfin une finalité. L'homme
recherche le règne, la puissance et la gloire autant que le bonheur. A dire
vrai, on peut distinguer ainsi trois sens différents du mot « pouvoir ».
L'analyse de système nous permet de réinterpréter le réseau dissymétrique
où François Perroux oppose de façon nuancée les actions d'influence, de
coercition et de subordination (p. 31-32).
1° Une relation dissymétrique ou asymétrique est une relation d'entraîr
nement ou une relation causale. Dans le contexte de la théorie de François
Perroux, c'est aussi une relation de polarisation. Le problème de
l'entraînement d'une entreprise sur une autre entreprise, d'un secteur économique
sur un autre secteur, d'une ville pôle sur une ville satellite ou d'une
région motrice sur une région entraînée, s'explique par un processus
dynamique dont on rend compte par des relations structurelles. Celles-ci peuvent
se représenter soit par un système d'équation, soit en écriture matricielle,
soit sous la forme de graphes orientés. Ces représentations structurelles
de comportement ou de définition traduisent des flux marchands aussi bien
que des économies externes ou des coûts sociaux, mais doivent à nos yeux
être très soigneusement distinguées de la fonction d'objectif. En d'autres
termes, pour un système social donné, l'analyse d'objectif est d'une autre
nature que l'analyse de programme ; ce qui ne veut pas dire qu'une révision
des objectifs ou leur modification ne soit pas liée à l'insuffisance des
instruments et à la rigidité des structures. Mais ce sont des notions
distinctes. C'est en ce sens, je crois, qu'il faut comprendre la phrase de
F. Perroux : « On voit mal comment pourrait se constituer une science
des objectifs et des fins qui omette la pesée des conditions possibles et des
conditions probables que l'agent prend en compte pour établir son plan».
2° La seconde notion de pouvoir est, en effet, liée aux finalités poursuivies

3. Ou du néo-marxisme de José-Luiz Cobaggio, Eacia una revision de la


teoria de los pollos de desarollo, EURE, Santiago Chile, mars 1972.
502 REVUE ECONOMIQUE

et à la domination proprement dite. En effet, il n'existe pas seulement des


effets dissymétriques ou asymétriques de polarisation. Il existe aussi des
effets de puissance sur la volonté politique des agents sociaux. Encore une
fois, on lutte pour le règne, la puissance et la gloire, comme on lutte
pour la richesse et le bien-être qu'elle est supposée procurer. La volonté
politique des agents sociaux s'exprime par une relation d'objectif impliquant
un but multidimensionnel poursuivi par l'entreprise, par la ville, par la
région ou par la nation. C'est à nos yeux par une action sur la fonction
d'objectif que s'exprime la domination.
Il existe une domination de A sur B lorsque A est à même d'influencer
les paramètres et la forme des relations d'objectifs de B et à la limite
lorsqu'il tend à substituer sa volonté à la sienne. L'intensité et le domaine
de cette domination (pouvoir) sont variables. Si A modifie sans l'y obliger
le comportement de B quant à ses objectifs, François Perroux parle
d'influence. C'est le phénomène du leader et de l'industrie pilote. Si A
contraint B, il y a coercition par prix administré ou monopole partiel. Si cette
contrainte de décision est durable, on dit qu'il y a emprise.
Les relations d'objectifs déterminent la décision d'un agent ; elles
expriment sa volonté. La formalisation de la domination (du pouvoir) se traduit
donc par une détermination extérieure à l'agent, des variables, des
paramètres et de la forme de sa propre fonction d'objectif, c'est-à-dire de ses
motivations ou contraintes. Cette dépendance est fonction du rapport des
structures des deux organismes A et B : entreprises, villes, régions ou
Etats 4. La polarisation : processus d'entraînement dissymétrique, et la
domination : emprise sur les objectifs (V autrui, sont distinctes, mais liées
entre elles à la façon de deux variables indépendantes x et y unies par
la relation y = f(x). Pour simplifier, et de façon personnelle, appelons
yA et 2/B les variables d'objectifs et xA et xB les variables de structure
de A et B. Il y a domination de A sur B si yB = / (xA, a?B) et
yA = f(xA).
La domination étant une déformation de la fonction d'objectif ou du
système de préférence, il était naturel que François Perroux mette en
parallèle les notions de préférence révélée et le pouvoir révélé à l'agent
qui subit les conséquences du marché imparfait ou d'une structure sociale.
C'est, au demeurant, une notion qui reste encore à construire de façon
précise.
François Perroux évoque un peu plus loin une autre formalisation : celle
de l'interdépendance des ophélimités 5 qui décrit une relation plus foncière
entre les systèmes d'indifférence, sans passer par l'intermédiaire essentiel

4. Cf. J.R. Boudevuxe, Aménagement du Territoire et polarisation,


M.T. Génin, Librairies Techniques, 26, rue Soufflot, Paris, 1972, p. 105.
5. Cf. Ph. Cazenave et Ch. Mobbisson, « Fonctions d'utilité
interdépendantes et théorie de la redistribution en économie d'échange», Revue
économique, mars 1972.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 503

à nos yeux des différences structurelles. Puis, après avoir évoqué


l'affrontement de la théorie des jeux, il définit le concept fondamental de sa
théorie : l'unité active, « unité qui par son action propre est capable de
modifier le comportement des unités avec lesquelles elle est en relation...
et adapte son environnement à son programme au lieu d'adapter son
programme à son environnement » (p. 99) .
De même qu'en micro-économie se définit l'unité active, de même en
macro-économie « l'unité ordonnante » fixe une partie des variables qui
entrent dans le plan de chaque unité subordonnée » (p. 121) . Dans sa préface
à Jessua, François Perroux écrivait déjà : « La cohésion de la macro-unité
est la capacité qu'a l'ensemble de prendre une structure propre à atteindre
ses objectifs ou à résister à une action déformatrice exercée par
l'extérieur ». La possibilité d'une planification décentralisée grâce à la procédure
des prix duaux de référence, n'est possible que dans la mesure où le pouvoir
central a pu ainsi modeler les fonctions d'objectifs régionales en une fonction
d'objectif nationale commune. Tel est le fruit essentiel du dialogue entre
le Plan et les missions et assemblées régionales de France.
Quelles réflexions l'ouvrage de François Perroux nous suggèrent-elles ?
A tous les échelons, des pouvoirs indiscernables ont pris la relève de
la main invisible de Stuart Mill. Quelle est la réalité de la concentration
des pouvoirs privés dans l'exercice du pouvoir économique ? Est-il possible
de dissocier l'effet positif de la firme motrice ou du pôle de développement et
l'effet de domination contestable de l'unité active ou de l'unité ordonnante ?
L'Etat possède-t-il la marge de liberté et les instruments d'action nécessaires
pour favoriser l'un et contrôler l'autre ? Peut-il mener la stratégie de
l'avantage collectif en évitant de n'être que le chargé d'affaires d'une classe
alternative d'appui ? La tâche de la recherche économique de ce temps
est de le lui permettre, en forgeant pour lui les instruments de prévision
et d'action. François Perroux a ouvert une voie pionnière qu'il travaille
sans relâche à prolonger 6.
Jacques R. Boudeville

6. F. Pereoux, « L'effet d'entraînement de l'analyse au repérage


quantitatif », Economie appliquée, 1973 ; « Equilibre et structure dans les échanges
dits internationaux », Economie appliquée, 1974 ; « The Economie Agent,
Equilibrium, and the Choice of Formalisation », Economie appliquée, n° 2-3-4,
1973.

Vous aimerez peut-être aussi