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LES CONSÉQUENCES DU

CAPITALISME
Du mécontentement à la résistance
NOAM CHOMSKY ET MARV WATERSTONE
Traduit de l’anglais par Julien Besse
© Valeria Wasserman Chomsky et Marvin Waterstone, 2021
Titre original: Consequences of Capitalism. Manufacturing Discontent and
Resistance
Haymarket Books, Chicago
© Lux Éditeur, 2021 pour la présente édition
www.luxediteur.com
Édition publiée en accord avec Roam Agency en collaboration avec sa
représentante dûment désignée, l’Agence Deborah Druba (Paris, France). Tous
droits réservés.
Conception graphique de la couverture: David Drummond
Dépôt légal: 3e trimestre 2021
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier): 978-2-89596-365-3
ISBN (epub): 978-2-89596-366-0
ISBN (pdf): 978-2-89596-367-7
Ouvrage publié avec le concours du Programme de crédit d’impôt du gouvernement
du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement
du Canada pour nos activités d’édition.
Préface

D ES GUERRES ENDÉMIQUES, froides ou déclarées, en


apparence sans fin. Une catastrophe environnementale de
grande envergure. Des niveaux sans précédent de
richesse mondiale et d’inégalité de revenu. Des régimes de
plus en plus répressifs et autoritaires usant d’une rhétorique
agressive et clivante pour répondre à ces symptômes de
l’effondrement du système. Ces conditions sont actuellement
le lot quotidien de milliards d’habitants sur la planète. Ce livre
est basé sur un cours conjoint offert à l’université de l’Arizona
ces trois dernières années, dans lequel nous avons tenté de
relier cet ensemble de conditions existentielles à leurs causes
systémiques sous-jacentes. Nous avons également cherché à
établir des liens de façon à suggérer la création de coalitions
politiques et la mise en œuvre d’actions efficaces.
Le cours et, désormais, ce livre se proposent d’abord
d’analyser le modèle dominant d’organisation sociale,
politique, économique et culturelle de la société, puis de
mettre en évidence les liens théoriques, historiques et pratiques
entre ce modèle et ses conséquences. En révélant les
fondements structurels systémiques de phénomènes à première
vue distincts, nous espérons convaincre la multitude de
groupes qui œuvrent à la justice économique, sociale, politique
et environnementale de la nécessité d’un front commun. Selon
la perspective des principaux mécanismes qui façonnent les
visions du monde les plus largement répandues, ces
phénomènes semblent presque toujours, de prime abord,
dépourvus du moindre rapport entre eux. Cette conception
trouve un écho chez les spécialistes et les militants et fait donc
souvent obstacle au genre de cohésion et de coalition
politiques capables d’apporter à ces questions des réponses
progressistes, efficaces et cohérentes.
À l’évidence, bien des choses ont changé sur la scène
politique internationale et américaine depuis la création de ce
cours en 2017. Nous n’en avons pas moins cherché, ces trois
dernières années, à souligner le caractère constant des
questions au programme. Autrement dit, s’il nous semble
pertinent de réfléchir à l’évolution des conditions, nous tenons
avant tout à situer ces changements dans un vaste ensemble de
phénomènes historiques, politiques, économiques et sociaux.
Nous entendons expliquer ces changements et mettre en
lumière leurs liens intrinsèques, là où d’autres persistent à n’y
voir que des événements indépendants. Si nous tâchons
d’illustrer dans quelles mesures ces enjeux ont été redéfinis
ces dernières années, nous souhaitons néanmoins démontrer
leur ancrage dans des cadres systémiques et institutionnels
établis de longue date.
Ce livre s’ouvre par une question élémentaire: comment
savons-nous ce que nous pensons savoir sur le monde? Dans
ce chapitre introductif, nous traitons d’une série de questions
relatives aux façons dont chacun se forge sa compréhension du
monde. Cet ensemble de processus, à savoir la fabrication, le
renforcement et l’altération du sens commun, s’inscrit dans un
projet permanent. Les défenseurs du statu quo mettent tout en
œuvre pour nous convaincre que la réalité est telle qu’elle
devrait l’être. Par conséquent, la façon dont chacun comprend
le monde est étroitement liée à sa façon d’interagir avec celui-
ci. Nous aspirons en outre à démêler les liens complexes entre
sens commun et pouvoir. Nous abordons à cette fin la notion
gramscienne d’hégémonie, la définition et le rôle des
intellectuels, et les manières dont l’économie (au sens large) et
d’autres secteurs de la société convergent pour façonner
l’expérience quotidienne de différentes classes et catégories de
personnes.
Dans le second chapitre, nous procédons à l’examen de ce
qui tient lieu de sens commun sur la majeure partie de la
planète (pas partout, cependant). Si, comme nous le
prétendons, le sens commun est une notion précieuse pour qui
souhaite comprendre la façon dont nous percevons le monde,
quel est le sens commun dominant de notre époque? À l’instar
d’autres analystes, nous appelons celui-ci «réalisme
capitaliste». Dans notre interprétation, ce terme ne décrit pas
seulement la structure économique et politique actuelle, il
correspond en outre à l’argument de ses partisans selon lequel
le capitalisme d’État industriel tardif constitue l’unique
modèle viable d’organisation de la société. Ce modèle est à
l’évidence celui qui prévaut sur une grande partie du globe,
aux États-Unis, mais aussi dans bien d’autres sociétés. Voilà le
cadre de base dans lequel nous tenterons de comprendre les
répercussions et les enjeux propres à ce modèle. Le
capitalisme tardif a connu de profondes mutations ces
dernières années, et notre étude situe celles-ci au sein des
chronologies et des contextes appropriés.
Dans le troisième chapitre, nous analysons certaines des
plus importantes répercussions découlant (logiquement, selon
nous) de l’organisation des sociétés sur le modèle d’une
économie politique réaliste capitaliste. Nous soulignons
d’abord les liens tentaculaires entre le capitalisme et les divers
mécanismes historiques et contemporains utilisés par les
capitalistes (et leurs partenaires de toujours au sein des
systèmes étatiques) pour étendre cette forme d’économie
politique autour du monde. Généralement désignés par les
termes de «colonialisme» ou d’«impérialisme» (dans leurs
formes historiques ou nouvelles), ces processus ont souvent
réclamé l’emploi de la force militaire. Dans ce chapitre, nous
portons notre attention sur la façon dont le capital, lorsqu’il
n’est soumis à aucune entrave, circule autour du monde en
quête des conditions propices à la maximisation de la
survaleur et du profit. Traditionnellement, ces conditions
peuvent inclure une main-d’œuvre ou des ressources moins
coûteuses et des marchés plus lucratifs, auxquels il faut
désormais ajouter des cadres réglementaires (par exemple, en
matière environnementale ou de droit du travail), financiers ou
fiscaux avantageux. Ces entreprises, qui demandent souvent
d’empiéter sur les prérogatives et la souveraineté d’autrui, sont
responsables d’une longue liste d’horreurs passées et présentes
qui laissent entrevoir de futures calamités.
Le chapitre 4 traite des principales conséquences de
l’économie politique capitaliste sur le plan environnemental,
dont émanent selon nous une autre série de crises
existentielles. S’il existe indiscutablement des variantes du
modèle capitaliste fondé sur le travail abstrait, ce modèle tend
par définition à considérer la planète soit comme une réserve
(de ressources nécessaires à la production, notamment des
ressources énergétiques), soit comme un dépotoir (pour les
déchets de toutes sortes, attribuables dans une large mesure à
la recherche constante de nouveauté et à l’obsolescence
concomitante du périmé). Ainsi la nature, à la fois valeur
intrinsèque et garante utilitaire de la vie durable, se trouve-t-
elle soumise à une impitoyable analyse de rentabilité. Dans le
cadre de telles évaluations, tout ce qui ne vise pas
l’accroissement des profits ou la réduction des pertes doit être
écarté et, idéalement, tenir lieu de valeur nulle. Couplé à une
volonté grandissante d’obtenir un rendement sur
investissement maximal à intervalles toujours plus courts, un
impératif concurrentiel consistant à externaliser tous les coûts
qui ne contribuent pas au résultat net a engendré la litanie
désormais interminable de malheurs environnementaux, dont
la catastrophe climatique qui menace à présent la vie sur la
planète telle que nous la connaissons.
Dans le chapitre 5, nous traitons de la violence plus banale
et quotidienne du capitalisme sous sa forme néolibérale,
mondialisée et financiarisée actuelle. Moins spectaculaires à
certains égards que les interventions militaires ou les
catastrophes environnementales, ces aspects sont
emblématiques du type d’effets concrets avec lesquels des
milliards d’habitants de la planète doivent composer dans leur
vie de tous les jours. Le néolibéralisme, qui apparaît à la fin
des années 1970 (malgré une genèse bien antérieure) et
connaît son essor au début des années 1980 d’abord aux États-
Unis et au Royaume-Uni, s’inscrit dans un effort permanent
des élites pour remettre en cause les maigres gains obtenus par
d’autres classes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Ses principes fondamentaux impliquent la suppression (ou, de
préférence, la privatisation) des divers services publics, une
guerre ouverte au syndicalisme, la déréglementation massive
de chaque segment de l’économie et une foi absolue dans les
principes du marché comme mécanisme d’arbitrage de tous les
éléments de la vie sociale, politique, culturelle et économique.
Il en a résulté des niveaux ahurissants de richesse et
d’inégalité de revenu, la disparition ou le démantèlement
avancé des dispositifs de protection sociale y compris les plus
dissuasifs, la perte des «biens communs» dans pratiquement
tous les secteurs, et la réduction (à néant, idéalement) de tout
ce que le public est en droit d’attendre d’une quelconque
«société».
Nous abordons ainsi trois grandes catégories de
conséquences: le militarisme (dont les menaces de guerre et de
«terrorisme»), la catastrophe environnementale et l’ensemble
des effets en apparence plus ordinaires du néolibéralisme. Ces
phénomènes suscitent des réactions. Dès que ces effets se
manifestent dans le monde, il convient d’envisager la manière
dont les mouvements sociaux peuvent se mobiliser pour y
répondre et formuler des revendications susceptibles de
conduire à l’adoption de solutions progressistes. Toutefois,
nous entendons analyser du même coup les façons dont les
élites, qui profitent du maintien ou du renforcement du statu
quo, composent avec ces réactions. C’est l’objet du chapitre 6.
Une large panoplie de mouvements pour la justice sociale,
politique et économique ont émergé ces dernières années
(comme au cours des décennies précédentes). Ces
mouvements luttent contre l’austérité, défendent
l’environnement ou les droits de la personne (en étendant, par
exemple, la définition d’«humain» et la liste des droits eux-
mêmes), appellent à une réforme de la justice pénale, militent
pour l’élimination ou la réduction de la pauvreté, etc. De façon
regrettable, les élites ont veillé avec une efficacité redoutable à
ce que ces mouvements demeurent séparés, voire, souvent,
antagonistes. L’un de nos principaux objectifs consiste à
mettre en lumière les liens fondamentaux entre ces enjeux à
priori distincts, de façon à encourager la création de coalitions
et l’unité.
Confrontées à une résistance croissante, les élites sont
parvenues à tirer parti du mécontentement ambiant pour
dresser certains éléments de la société les uns contre les autres.
Il en est également question au chapitre 6. Cet ensemble de
stratégies revêt souvent l’apparence du prétendu populisme
(ou du nationalisme, du patriotisme, du «nativisme», etc.),
lequel consiste à tenir responsables des conditions présentes
les segments les plus vulnérables de la population (immigrés,
minorités, personnes âgées, jeunes, personnes ayant un
handicap, «déviants» sexuels ou autres), et à fournir ainsi des
boucs émissaires aux éléments «vertueux» et méritants de la
société. Cette idéologie produit (au moins) le double effet de
conférer un surcroît de pouvoir aux «populistes» autoritaires
qui se posent en protecteurs des citoyens respectables face aux
plus indignes, et d’exonérer de tout blâme les véritables
responsables de décisions aux conséquences fâcheuses.
Dans le dernier chapitre, nous présentons quelques
initiatives concrètes menées au nom du progrès social, ainsi
que certains des obstacles qui les freinent. Comme nous
tâchons de le rappeler à nos étudiants et étudiantes dans nos
cours, il existe des solutions à tous ces problèmes. Bien des
gens s’emploient à les élaborer et à les mettre en œuvre. Leurs
efforts montrent que si des changements bénéfiques sont
possibles, ils se heurtent néanmoins à des obstacles souvent
difficiles à franchir. Nombre de ces obstacles sont
institutionnels et inhérents aux systèmes de pouvoir. Tout
travail de restauration suppose de comprendre la nature de ces
obstacles et de déterminer des façons de les surmonter. Ils ne
doivent en aucun cas entraver nos vigoureux efforts pour
remédier à la situation.
Voilà pour le fil conducteur du livre. Nous analysons
d’abord ce que nous pensons savoir du monde, en examinant
son modèle d’organisation dominant, du moins en ce qui a trait
à nos sujets d’intérêt, puis nous passons en revue certaines des
plus graves conséquences de ce modèle, avant de nous pencher
sur les façons dont des mouvements se mobilisent en réponse à
celles-ci. Cet ouvrage contient des versions révisées et
légèrement modifiées des cours magistraux que nous avons
donnés ces trois dernières années, et accorde une large place à
ceux du printemps 2019. Chaque chapitre se divise en deux
parties, assez distinctes du point de vue stylistique et
procédant d’intentions différentes, quoique liées. Dans la
première partie du chapitre (basée sur les exposés de Marv
Waterstone), nous tentons de dresser un aperçu théorique,
conceptuel et historique du sujet à l’étude. Le style formel sert
donc à établir un cadre analytique général délibérément
abstrait. Dans la seconde partie (basée sur les exposés de
Noam Chomsky), nous proposons une série d’exemples
historiques et contemporains concrets afin d’illustrer les points
les plus abstraits. Le ton et le style, reflétant le caractère
empirique et terre à terre du contenu, revêtent dans ce cas une
teneur plus narrative et familière. Alors que dans le cours, ces
deux volets correspondaient à des exposés distincts, nous
sommes parvenus à rendre assez explicites leurs principaux
liens. Basée sur les nombreux commentaires du millier
d’étudiants et étudiantes qui ont suivi le cours ces trois
dernières années, cette synthèse de contenu et de style s’est
révélée à la fois stimulante et fructueuse. Dans l’espoir de
diffuser ces idées au-delà de la salle de cours, nous saisissons
au fil de ces pages chaque occasion de souligner les liens entre
les deux parties complémentaires de chaque chapitre.
Les jeunes qui assistent à nos cours et les personnes qui
lisent ce livre sont confrontés à des problèmes inédits dans
l’histoire de l’humanité et l’histoire au sens large. L’espèce
survivra-t-elle? Les sociétés humaines survivront-elles? Voilà
des questions incontournables. Il est impossible de rester les
bras croisés. Choisir cette option revient essentiellement à
opter pour le pire. Avec ce livre, nous essayons de déterminer
la forme que pourraient revêtir des actions plus efficaces et la
façon de les entreprendre.
Chapitre 1

Le sens commun, le tenu-pour-


acquis et le pouvoir

Exposé de Marv Waterstone


15 janvier 2019

C OMMENT SAVONS-NOUS ce que nous croyons savoir sur le


monde? Comment menons-nous nos vies quotidiennes, et
comment réagissons-nous à des situations inédites? Dans
ce premier chapitre, nous aimerions étudier les mécanismes à
l’œuvre dans la fabrication, le renforcement, voire l’altération,
des processus interprétatifs grâce auxquels les gens aboutissent
à des conclusions (parfois exactes, mais souvent inexactes ou
imprécises) sur: 1) la façon réelle dont le monde fonctionne
dans des circonstances particulières et 2) la façon dont le
monde pourrait ou devrait fonctionner. Quoique nous
entamions cette discussion sur une base quelque peu générale
et abstraite, nous tenons tout au long à situer ces questions
dans les contextes qui nous intéressent en premier lieu;
autrement dit les contextes social, politique et économique,
plutôt que dans des domaines essentiellement privés de pensée
et d’activité. En guise de raccourci introductif, nous
désignerons par le terme de «sens commun» l’ensemble des
opinions de la majorité en un lieu et une époque donnés.

La notion de sens commun


«La notion de sens commun repose sur le fait que ses vérités
n’exigent aucune sophistication pour être comprises, aucune
preuve pour être acceptées. Sa vérité est admise par
l’ensemble du corps social et est directement apparente pour
toute personne d’intelligence normale[1].» Tirée d’un ouvrage
de Kate Crehan, cette définition comprend un certain nombre
de concepts ambigus, des formulations qui devraient nous
interpeller dès qu’elles sont employées, notamment
l’«ensemble du corps social», «toute personne d’intelligence
normale» et des notions ou des idées que nous prenons pour
argent comptant en l’absence de la moindre preuve. Toutes ces
choses devraient nous alerter. Elles constituent pourtant des
éléments qui illustrent bien ce que nous croyons savoir du sens
commun. C’est d’ailleurs en partie ainsi que celui-ci
fonctionne: par le biais de ce type de mécanismes acceptés et
tenus pour acquis.
Il existe plusieurs acceptions du sens commun. Aristote le
voit comme un véritable sixième sens qui, en coordonnant les
cinq autres, nous aide à comprendre le monde. Autrement dit,
nous sommes exposés à une multitude de signaux sensoriels
par le biais de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, du toucher ou du
goût, mais d’après Aristote, seul un sixième sens permet à
notre cerveau d’extraire de la signification de tous ces signaux.
Il s’agit d’une conception quelque peu sommaire du sens
commun.
Il y a ensuite ce que des personnes en un lieu et une époque
donnés connaissent du monde et de son fonctionnement.
L’échelle est ici importante; en effet, plus notre proximité avec
d’autres gens est grande, plus notre sens commun tend à
ressembler au leur (du moins selon cette interprétation) et à se
distinguer de celui de lointains inconnus. On prononce alors
des phrases comme: «Cela tombe sous le sens. Ainsi vont les
choses.» Il s’agit d’une seconde notion du sens commun.
Une troisième notion donne lieu à un consensus normatif
sur le sens commun et lui confère une connotation positive.
Cette notion du sens commun l’assimile au bon sens. Cette
variante est parfois qualifiée de sagesse populaire, par
opposition aux arguties des intellectuels. On réagit avec nos
tripes. De nombreuses personnes se conduisent de la sorte en
société. Une phrase comme «Se fier à son jugement» est
employée dans ce contexte. En d’autres mots: «Vous savez
comment marche le monde, faites donc preuve de bon sens.»
Passons maintenant à une caractérisation quelque peu
différente: le concept de conscience pratique du sociologue et
théoricien britannique Anthony Giddens. Ce concept est lié au
sens commun. Les deux premières des interprétations du sens
commun que nous venons de décrire (la notion aristotélicienne
et celle où chacun sait à peu près comment marche le monde)
correspondent chez Giddens à la conscience pratique, qu’il
décrit comme une somme de comportements acquis en vue de
gérer les situations auxquelles nous sommes confrontés au
quotidien. Il distingue cette conscience pratique de ce qu’il
appelle la conscience discursive[2].
L’usage de la conscience discursive exige de chacun qu’il
mène une conversation intérieure quant à sa façon d’agir dans
le monde. On doit prendre le temps de réfléchir. La conscience
pratique fonctionne autrement. On sait intuitivement, dans
nombre de circonstances, comment se conduire, à quoi
s’attendre et ce qui se passera si l’on agit d’une certaine
manière. Voilà pourquoi l’an dernier, pour le démontrer par
l’absurde, j’ai commencé le cours en criant après les étudiants:
parce que ce comportement va à l’encontre de l’idée que l’on
se fait d’une situation comme celle-ci. Il s’agit d’un
comportement inattendu, qui heurte les convenances.
La conscience pratique, en revanche, suscite rarement ce
type de conversation intérieure. Voilà qui est essentiel. Être
dispensé de réfléchir au moindre de nos actes et à notre façon
de nous conduire dans le monde est une très bonne chose. Sans
quoi nous serions pour ainsi dire paralysés. S’il nous fallait
réapprendre chaque jour et en toutes circonstances les
comportements adéquats, nous serions dans l’incapacité d’agir.
Il est donc salutaire qu’une grande partie de ce qui constitue
nos interactions soit normalisée de la sorte; que cela procède
en fait d’une conscience pratique et non discursive.
Certaines circonstances nous rappellent que nous agissons
en fonction de règles établies. C’est le cas lorsque nous nous
trouvons dans une situation inédite, par exemple lors d’un
voyage, quand nous arrivons dans un contexte où nous ne
connaissons pas les règles. Il se produit alors plusieurs choses.
Qui a vécu cette expérience sait de quoi je parle. On se
demande d’abord comment se conduire, quel comportement
adopter, comment demeurer en sécurité et éviter les situations
délicates. On se met alors à réfléchir à la façon dont les choses
fonctionnent dans ce contexte peu familier. Si cette façon de
faire diffère de celle que nous connaissons de notre contexte
habituel, eh bien, peut-être chercherons-nous comment pallier
cette méconnaissance. Voilà pour la première chose.
Ensuite, pour autant que l’on soit conscient de ce processus,
nous commençons à comprendre qu’une grande partie de nos
comportements obéissent en réalité à des règles. Ils sont régis
par des règles, même si dans la plupart des situations nous
n’avons pas à penser à ces règles ou même au fait qu’elles
existent.
Reconnaître le fait que nombre de nos comportements
suivent des règles est une étape très importante. Tel est
précisément le sentiment de Giddens lorsqu’il affirme que, si
la conscience pratique s’avère efficace dans la plupart des
situations quotidiennes, il est des circonstances dans lesquelles
nous nous rendons compte que nous avons assimilé toute une
série de comportements régis par des règles inconscientes. En
réalité, pour employer une phrase sur laquelle je tiens à
insister, nous tenons les choses pour acquises.
Le passage de la conscience pratique à la conscience
discursive peut en outre s’opérer dans des situations dont nous
pensons maîtriser les règles, mais où un événement inattendu
se produit. Quelque chose d’imprévisible survient ou les
conséquences d’une action nous déplaisent. Mais là encore, ce
type de situation introduit en nous la notion selon laquelle la
vie est le plus souvent régie par des règles, et qu’il nous faut
comprendre comment fonctionnent les choses.
Giddens pose à ce sujet une question importante, que nous
serons amenés à examiner en détail: d’où viennent ces règles?
Comment se manifestent-elles dans nos comportements? J’y
reviendrai plus longuement, mais pour le moment, j’aimerais
évoquer un terme pour le moins maladroit dont on doit
l’invention à Giddens. Il s’agit d’un processus qu’il nomme
«structuration».
Giddens entend par là que les gens établissent et renforcent
les règles à travers leurs usages, mais oublient ensuite qu’ils en
sont eux-mêmes les créateurs. Les règles revêtent alors un
aspect qui laisse penser qu’elles existent indépendamment de
la société. Ce problème, notre amnésie quant à la véritable
origine des règles, est dans une certaine mesure ce qui rend le
statu quo si tenace. Nous tenons les règles de la vie
quotidienne pour acquises. Les choses fonctionnent ainsi
qu’elles devraient fonctionner. Simple sens commun. Je
reviendrai sur ce point. J’aimerais aussi préciser, à ce stade,
que nous ne sommes pas tous égaux lorsqu’il s’agit de fixer
ces règles et de les instituer, ce dont il sera également question
plus loin.
D’où vient notre sens commun? Comment assimile-t-on ces
règles? Pour citer à nouveau Kate Crehan: «D’une certaine
manière, nous possédons tous notre propre réserve de sens
commun. Celui-ci sera largement partagé par d’autres
personnes dans notre environnement immédiat [le facteur de la
proximité] et divergera à mesure qu’augmentera la distance
qui nous sépare de ces autres personnes. Nous comprenons ces
règles par le biais d’un processus d’acculturation.»
Nos premières influences sont tout simplement nos parents
et notre famille proche. Une notion veut qu’une partie de cet
apprentissage se déroule en fait dans l’utérus, mais laissons
pour l’heure ce sujet de côté. Après notre famille immédiate
viennent notre famille élargie, nos amis, le système éducatif,
notamment l’éducation religieuse si elle fait partie de notre
parcours, les médias, les mécanismes culturels au sens le plus
large, le genre de choses qui retiennent notre attention et,
enfin, notre propre expérience.
J’aimerais placer ici un léger bémol, sur lequel je reviendrai
aussi plus loin. Notre propre expérience tend à se consolider
avec le temps. Ainsi, nous commençons à penser que nous
savons comment marche le monde, et nous assimilons avec
beaucoup plus de facilité les choses qui s’accordent avec ce
point de vue en évolution que celles qui paraissent le
contredire. Cette évolution est un processus constant, dans la
mesure où il nous faut sans cesse approfondir notre
compréhension de la façon dont marche le monde.
Il convient de distinguer ici le savoir et la compréhension
issus de l’expérience directe de l’information de deuxième ou
troisième main que nous obtenons auprès de différents médias,
soit de l’information ayant subi un traitement, comme il est de
plus en plus courant. En d’autres termes, notre connaissance
du monde se fonde désormais moins sur l’expérience directe
que sur l’information que nous transmettent des sources
tierces.
Il est en outre essentiel de souligner que rien n’entre sans
filtre dans notre cerveau ou notre esprit. Pour en revenir à
l’idée d’Aristote, la première définition du sens commun (soit
le sixième sens qui nous permet de tirer de la signification de
ce que nos autres sens nous disent sur le monde) élude la
question fondamentale de la construction de ce sixième sens
lui-même. Je suggère donc que notre acculturation,
l’acquisition de notre notion du commun, consiste en partie à
développer un ensemble de filtres qui nous permettent de
distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est pas et
d’interpréter les stimulus que nous recevons. Ces indications
peuvent se révéler tantôt correctes, tantôt erronées.
La question de ce que l’on tient pour acquis et du
renforcement du sens commun met en évidence un phénomène
très important. Il s’agit, comme je viens de l’expliquer, de
filtrer les idées qui s’accordent mal avec notre vision du
monde, et de rejeter parmi celles-ci les plus contradictoires. À
mon avis, ce phénomène s’illustre avant tout, et de façon
croissante, dans le cadre de ce qu’on appelle l’effet de «bulle»
ou de «silo». Ce terme désigne la manière dont nous sommes
orientés, dans nombre de nos interactions médiatiques, vers
des idées que nous tenons déjà pour acquises.
Par conséquent, lorsqu’on voit apparaître la mention «Si
vous avez aimé cela, vous aimerez aussi…», il faut savoir que
cette tactique fonctionne selon des algorithmes générant cet
effet de silo. Le phénomène se produit de toutes sortes de
façons sur les médias sociaux et même dans les médias
traditionnels. On assimile les gens au public de CNN, de
MSNBC ou de Fox News. Nous sommes donc encouragés à
nous enfermer dans ces silos ou ces bulles, et cette tendance va
en s’aggravant.
Voici maintenant une question importante: parle-t-on d’un
seul ou de plusieurs sens communs? Bien souvent, ce qu’une
personne rationnelle tient pour évident paraîtra discutable,
voire complètement faux, à une autre. Il existe plus d’un sens
commun, et même des faits à première vue incontestables ont
tendance à changer au fil du temps. Pour peu que l’on soit
ouvert d’esprit, nous pourrions être les premiers à revoir notre
opinion sur certains sujets en vieillissant. Mais il semble
évident que plusieurs sens communs sont à l’œuvre
simultanément. Ils sont source de controverse et de débats.
La notion d’un sens commun unique, «que tous les hommes
possèdent en commun dans une civilisation donnée est pour le
moins étrangère à l’esprit des Cahiers [de prison de Gramsci].
Pour Gramsci comme pour Marx, n’importe quelle civilisation
est à ce point divisée par l’inégalité qu’il est nécessaire pour la
comprendre de partir de cette inégalité. Ces choses pourtant
fondamentales sont les plus faciles à oublier, comme le fait
qu’il existe bel et bien des gouvernants et des gouvernés, des
maîtres et des sujets. Le sens commun, dans toute son infinie
confusion, est le produit d’un monde divisé[3]».
Il existe en effet, en chaque lieu et époque, une multitude de
sens communs. Des sens communs concurrents sont sans cesse
à l’œuvre, ce qui nous indique plusieurs choses. Tout d’abord,
le sens commun est instable. Il se transforme au fil du temps.
Il change selon l’endroit, le groupe (par exemple, notre classe
sociale), le contexte, etc. Ensuite, le sens commun est à la fois
malléable et sujet à la manipulation. Il ne s’agit pas de quelque
chose de stable. Le sens commun peut évoluer.
Essayons maintenant de relier ces conceptions du sens
commun à l’action politique. En définitive, soutient Kate
Crehan, «Gramsci s’intéresse aux connaissances susceptibles
de mobiliser des mouvements politiques à même de provoquer
des changements radicaux». Voilà ce qui inspirait de l’intérêt à
Gramsci. Comprendre ce qui avait poussé le peuple italien à
accepter Mussolini et le fascisme constituait pour lui une
question centrale, qu’il tenait absolument à résoudre.
Les connaissances les plus importantes semblent
précisément celles qui, lorsqu’elles s’incarnent dans des
collectivités conscientes d’elles-mêmes, ont le potentiel d’agir
sur le monde. En bon marxiste, Gramsci considérait la classe
sociale comme la première de ces collectivités. Il s’intéressait
à la lutte des classes. «Les réseaux d’intelligibilité dans
lesquels notre socialisation nous plonge dès notre naissance
forment la réalité dans laquelle chacun débute. Nous sommes
tous, à un certain degré, des produits de l’opinion populaire.
Pourtant, certains moments de l’histoire donnent lieu à de
profonds changements sociaux. Quand et pourquoi cela se
produit-il? Une question récurrente ressort des Cahiers de
Gramsci: quelle est la relation entre l’opinion populaire
[synonyme du sens commun], et le changement social?
Comment ces choses sont-elles liées, si tant est qu’elles le
soient?» Il s’agissait pour Gramsci d’une question
fondamentale, à laquelle Marx n’a guère accordé
d’importance. Gramsci est donc perçu à bien des égards
comme un théoricien culturel de Marx.
«Malgré toutes ses critiques» du sens commun – et Gramsci
n’était pas avare de critiques à ce sujet, lui qui voyait dans le
sens commun une sorte de fourre-tout pour le moins simpliste
–, «Gramsci n’en rejetait pas entièrement l’idée. Intégré à
l’incroyable confusion du sens commun qui sert à la fois de
refuge et de prison, il distingue ce qu’il appelle le buon senso
[bon sens]». En somme, notre notion du sens commun nous
rassure autant qu’elle nous enferme. Voilà, en l’occurrence, le
refuge et la prison. Tout sens commun possède au demeurant
un fond de bon sens.
L’expression «prendre les choses avec philosophie», outre
le fait qu’elle suggère la patience ou la résignation, peut
également s’entendre, comme l’a fait Gramsci, sous forme
d’invitation à réfléchir et à prendre pleinement conscience que
tout ce qui se produit est au fond rationnel et doit être abordé
comme tel. De cette façon, le bon sens peut être extrait du sens
commun, mais il s’agit d’un processus. Un processus qu’il
revient aux intellectuels de réaliser et de rendre cohérent.
Voilà, selon Gramsci, quel doit être le rôle des intellectuels.
Mais il propose une définition très œcuménique de
l’intellectuel. Du point de vue de Gramsci, n’importe qui, pour
autant qu’on lui en donne la possibilité, peut exercer la
fonction d’intellectuel, c’est-à-dire d’une personne capable de
réfléchir aux conditions de son existence matérielle et aux
raisons pour lesquelles cette existence possède certaines
caractéristiques. Ainsi, pour Gramsci, nous pouvons tous
prétendre au titre d’intellectuel.
Le rôle des intellectuels consiste à extraire le bon sens du
fourre-tout incarné par le sens commun. Gramsci classe les
intellectuels en deux grandes catégories. Les intellectuels
organiques, tout d’abord, sont ceux qui restent fidèles à leur
classe et poursuivent des intérêts de classe. Ce qui ne suppose
pas nécessairement une obédience politique particulière. Je
considère par exemple Adam Smith, le père de l’économie
classique, comme un intellectuel organique à sa classe, la
bourgeoisie.
Les intellectuels traditionnels, ensuite, sont ceux qui se
présentent en apologistes, en représentants ou en partisans de
l’ordre établi. Ces intellectuels sont aussi ceux que Marx aurait
qualifiés d’économistes vulgaires, et avec lesquels il était
engagé dans des discussions et des débats. Le rôle des
intellectuels est donc d’extraire le noyau de bon sens du sens
commun.
Très bien. Permettez-moi de délaisser la théorie un instant
et d’invoquer un exemple concret d’une notion que nous
assimilons au sens commun, et dont il sera question à
différents égards dans d’autres parties du cours. Le rêve
américain. Lorsque je prononce ces mots, une image surgit-
elle aussitôt dans votre esprit? À quoi ressemble-t-elle?
Le rêve américain, le voici: aux États-Unis (mais aussi
ailleurs, bien sûr), si vous travaillez dur, si vous suivez les
règles du jeu, vous réussirez. Travaillez dur, suivez les règles,
vous réussirez. Voilà un aspect du rêve. À cela s’ajoute
généralement quelque marqueur de réussite. Celui-ci revêt
presque toujours la forme de biens matériels, puisqu’il s’agit
du type de récompense qu’un système capitaliste est en mesure
et en obligation d’offrir.
Par exemple, le fait de posséder une maison à soi est un
thème récurrent. Je ne m’étendrai pas ici sur les raisons pour
lesquelles cet indicateur particulier de réussite, le fait de
posséder sa propre maison en banlieue résidentielle, est
devenu l’image privilégiée pour évoquer et illustrer le rêve
américain. Mais elles sont largement liées à l’avènement de la
consommation de masse. L’expression «rêve américain» est
apparue dans les années 1930, en pleine Grande Dépression.
Ce modèle visait essentiellement à garantir que l’économie
conserve sa vigueur à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
L’une des façons dont l’industrie pouvait maintenir sa
productivité était d’encourager non pas la consommation
collective, mais la consommation individuelle. Ainsi, chacun
devait posséder son propre réfrigérateur, ses propres appareils
électroménagers. Il n’était pas question de mettre ces choses
en commun. Cela aurait été contraire à la loi du marché. Le
rêve américain a donc revêtu une forme particulière, celle de la
marchandise.
Le rêve américain, en tant que sens commun, repose sur un
certain nombre de postulats. Le premier est que les États-Unis
sont une méritocratie. Autrement dit, un système dans lequel la
réussite des gens dépend de leurs talents, de leurs capacités et
de leurs efforts. C’est l’une des hypothèses qui sous-tendent la
notion selon laquelle il suffit de travailler dur et de suivre les
règles pour réussir. Il s’agit d’une éthique de
l’accomplissement individuel. On y arrive par soi-même – on
devient le fils ou la fille de ses œuvres.
Ce modèle existe dans bien d’autres sociétés. Certains se
souviennent peut-être de Margaret Thatcher, la Dame de fer.
Elle est notamment connue pour avoir déclaré que «la société
n’existe pas» alors même qu’elle s’attelait au démantèlement
de la société britannique. La société n’existe pas. Il n’y a que
des individus, hommes et femmes, ainsi éventuellement que
leurs familles, si tant est qu’il soit possible d’en préserver les
liens dans ces circonstances.
Selon une autre supposition implicite, les règles seraient
justes et connues ou connaissables de tous, autrement dit, nous
serions sur un pied d’égalité. Démentir ces suppositions
revient à mettre en péril la formulation du rêve américain.
Mais si nous les tenons pour exactes, alors peut-être nous
laisserons-nous convaincre que le rêve américain est bel et
bien une conception viable de la société.
Mais je suggérerai… Non, je ne vais pas suggérer.
J’affirmerai simplement que la compréhension du
fonctionnement de notre société véhiculée par le sens commun
s’accompagne d’un inévitable corollaire: aux États-Unis, si
vous ne réussissez pas, soit vous ne travaillez pas assez dur,
soit vous ne suivez pas les règles, voire les deux. Ainsi,
quiconque échoue – c’est le revers de la médaille du rêve
américain tel qu’on le présente généralement – est responsable
de son échec. Voilà ce que suggère la conception
individualisée du fonctionnement de la société. Toutes les
possibilités sont là. Si vous échouez, c’est de votre faute. Pas
celle d’un quelconque obstacle de nature structurelle ou
systémique, ou d’une injustice historique, contemporaine ou
future.
Examinons un instant ces suppositions et leur corollaire.
Comment travailler dur quand il n’y a pas de travail pour
vous? Il s’agit d’une éventualité de plus en plus probable
compte tenu de la délocalisation des emplois, de
l’automatisation éliminatrice d’emplois et de la productivité en
hausse malgré la demande décroissante de main-d’œuvre. On
peut se heurter à un problème du type: «J’aimerais travailler
dur, mais je ne trouve pas de travail.» Que faire si, malgré
votre ardeur à la tâche, en certains cas dans plus d’un emploi à
la fois, votre travail est si mal rémunéré que vous n’arrivez
toujours pas à joindre les deux bouts? La structure des salaires
rend alors la réussite impossible, en dépit de tous les efforts du
monde.
Je recommande à quiconque s’intéresse à ce genre de
problématique les travaux de Barbara Ehrenreich, notamment
L’Amérique pauvre[4] ou certains de ses plus récents écrits,
dans lesquels elle évoque le fait que de nombreuses personnes
travaillent d’arrache-pied et ne s’en sortent tout simplement
pas. Que faire si, d’une façon ou d’une autre, les règles du jeu
sont truquées et injustes à votre égard?
Je sais que nous vivons dans une société postraciale, mais je
soupçonne que des obstacles subsistent. Nous vivons aussi en
pleine utopie féministe. Par conséquent, les femmes devraient
s’estimer heureuses de toucher en moyenne 59 cents pour
chaque dollar perçu par un homme, je me trompe? Existerait-il
des règles implicites, sur la base desquelles certaines
personnes seraient discriminées? Que dire d’obstacles
précoces à l’égalité des chances en matière d’éducation, des
contextes familiaux ou d’autres facteurs qui rendraient les
règles du jeu tout sauf équitables, à l’inverse de ce qui devrait
constituer la principale caractéristique d’une méritocratie?
Le Center on Budget and Policy Priorities (centre sur les
priorités budgétaires et politiques) a réalisé une étude
intéressante intitulée Born on Third Base. Elle a pour thème la
liste Fortune 400 qui, sur le modèle du classement Fortune 500
réservé aux entreprises, recense les personnes les plus riches
des États-Unis. Cette étude s’intéresse à la façon dont ces
personnes ont démarré dans la vie. Celles qui occupent la
troisième base (ou troisième but) ont hérité d’au moins
50 millions de dollars. L’actuel président des États-Unis ne
pourrait donc prétendre à cette position, du moins dans les six
premières années de sa vie. Mais le palmarès se rend jusqu’à
la première base, position où la fortune patrimoniale demeure
considérable. On trouve à la première base quelqu’un comme
Bill Gates, l’une des figures emblématiques du self-made man.
Ce dernier, qui a eu la chance de fréquenter Harvard, n’est pas,
de son propre aveu, l’artisan de sa propre réussite et a
largement profité de l’aide de la société, notamment par
l’entremise de l’infrastructure de recherche et développement
sur laquelle l’industrie informatique s’est elle-même
construite.
En tout état de cause, cette étude du classement Fortune 400
a finalement révélé que seuls 35 % des gens figurant sur la
liste étaient issus de la classe moyenne ou de son palier
inférieur, ce qui les place de fait dans le rectangle du frappeur.
La plupart des gens ignorent jusqu’à l’existence d’un terrain
de baseball et, à plus forte raison, ne s’approchent jamais du
cercle d’attente. Il n’empêche que ces avantages ou obstacles
précoces, liés aux possibilités d’instruction ou au contexte
familial, peuvent peser sur les chances de réussite d’une
personne indépendamment de son ardeur au travail ou de son
respect pointilleux des règles.
Il en va ainsi du rêve américain. Mais laissons en suspens
cette notion commune un instant, et posons-nous les questions
que devrait nous inspirer tout élément admis du statu quo
politique, social et économique. D’abord, qui profite de cette
vision de la société? Autrement dit, si nous croyons en cette
idée selon laquelle la réussite repose sur l’ardeur au travail et
le respect de règles que les gens n’ont pas eux-mêmes établies,
mais qu’ils doivent respecter, qui profite de ce modèle de
société, et qui en pâtit? Nous devrions toujours nous demander
qui sont les gagnants et les perdants.
Quelles sont, d’autre part, les implications politiques,
sociales et économiques d’une telle conception? Par exemple,
quel devrait être le rôle du gouvernement? Si chacun est
encouragé à réussir à la force de son poignet, le gouvernement
devrait-il aider les gens? Qu’en est-il de la société civile? Y a-
t-il des domaines qui réclament son intervention? Ou sommes-
nous censés laisser le marché, dans son immense miséricorde,
nous montrer la voie? Accepter le rêve américain selon son
interprétation la plus courante a une profonde incidence sur
notre façon d’envisager le rôle de ces institutions étatiques.
Soyons vigilants. Cette conception est notamment responsable
de la violente remise en question des programmes de sécurité
sociale et d’aide gouvernementale – sauf quand il s’agit de
subsides aux entreprises.
Si l’on estime que les gens connaissent le succès à la
mesure de leurs efforts, alors la société n’a aucun rôle à jouer.
Les gens réussissent ou échouent, point final. Mais, je le
répète, penser de cette façon n’est pas sans conséquence.
Si vous ne craignez pas l’obscénité, je vous invite à
visionner sur YouTube une vidéo de feu George Carlin,
intitulée The American Dream. You Have to Be Asleep to
Believe It (Le rêve américain. Il faut dormir debout pour y
croire).
Très bien. Penchons-nous à présent sur la relation entre sens
commun et pouvoir. Voici une citation du regretté sociologue
Stuart Hall qui mérite que l’on s’y attarde: «Pourquoi, dans ce
cas, le sens commun est-il si important? Parce qu’il constitue
le terrain des conceptions et des catégories sur lequel se forme
concrètement la conscience pratique des masses. Il est le
terrain déjà formé, “considéré comme acquis”, sur lequel les
philosophies et les idéologies plus cohérentes doivent
s’affronter afin de le contrôler, ce terrain que toute nouvelle
conception du monde doit absolument prendre en compte, doit
contester et transformer si elle veut devenir la conception du
monde des masses, et, ainsi, devenir historiquement
effective[5].» Ce que Hall veut dire par là, c’est que nous avons
intégré des notions fondamentales sur la façon dont marche le
monde. Pour changer les mentalités et envisager le monde
autrement, nous devons affronter ces conceptions
profondément ancrées en nous. Son choix de terme n’a rien
d’anodin. Il s’agit d’un affrontement. Nous devons lutter.
Ainsi, «les croyances populaires et la culture d’un peuple,
soutient Gramsci, ne sont pas des terrains de lutte que l’on
peut se permettre d’abandonner à eux-mêmes: leur “énergie
équivaut à celle des “forces matérielles”[6]». Elles sont pour
Hall le théâtre de violentes batailles. La raison en est bien sûr
que celui qui fait prévaloir sa conception du monde acquiert
ainsi une forme très puissante de pouvoir politique. Qui
parvient à convaincre les gens que son idée de la façon dont le
monde devrait fonctionner est la bonne se trouve en possession
d’un outil politique extrêmement puissant.
Cette forme de pouvoir est également liée à l’important
concept gramscien d’hégémonie. Il existe plusieurs définitions
de ce mot. Dans le langage courant, par exemple, on dit
parfois que les États-Unis sont la seule puissance
hégémonique. Cette affirmation est contestable dans tous les
cas, mais je me réfère à une autre acception du terme.
L’«hégémonie», telle que je l’entends ici, désigne le
gouvernement avec le consentement des gouvernés.
L’autre forme de gouvernement repose sur la coercition.
Songez-y: si vous êtes membre de l’élite et que vous voulez
diriger les gens, laquelle de ces formes s’avère préférable? Eh
bien, des deux, l’hégémonie s’avère beaucoup plus
avantageuse pour les gouvernants, puisque le gouvernement
consenti, par définition, ne suscite ni opposition ni résistance.
Si les gens consentent à être gouvernés, pourquoi
protesteraient-ils? Pourquoi résisteraient-ils?
Précisons néanmoins que loin d’être incompatibles, ces
deux formes s’inscrivent plutôt dans un continuum, puisque
les structures de gouvernement se réservent invariablement
l’usage exclusif et légitime de la coercition en cas de nécessité
ou de refus de consentement. Ces formes sont apparentées. Il
reste que, si on leur en laisse le choix, les gouvernants
préfèrent la forme hégémonique à la forme coercitive, source
de résistance.
Pourquoi les gens consentent-ils à être gouvernés? Nous
allons voir que cela nous ramène à la problématique du sens
commun. C’est une question de légitimité. Les gouvernés
doivent penser que les gouvernants œuvrent dans leur intérêt.
Voilà la base sur laquelle les gens accordent leur consentement
à se laisser gouverner. Ils estiment que les gouvernants, leurs
dirigeants, œuvrent dans leur intérêt, et confèrent par là une
légitimité à ces derniers. On assimile d’ailleurs souvent
l’échec de cette forme de gouvernement à une crise partielle
ou totale de légitimité, autrement dit à une contestation de la
légitimité.
Comment se développe cette croyance qui veut que les
gouvernants agissent dans l’intérêt des gouvernés? Par la
promulgation et le renforcement constant d’un sens commun
particulier, grâce auquel les dirigeants entendent montrer que
leur façon de diriger le monde est non seulement la bonne,
mais aussi l’unique façon. Je tiens à souligner que ce
programme est permanent. Les dirigeants doivent
constamment proclamer et renforcer cette idée selon laquelle
ils œuvrent au bien commun au nom des gouvernés. Ils s’y
consacrent en tout temps.
Dans la seconde partie de ce chapitre, nous présentons un
certain nombre de cas, tirés de l’histoire récente et de
situations contemporaines, qui illustrent les pôles de ce
continuum. Nous affirmons que pour des sociétés qui se
prétendent démocratiques, le consentement, basé sur une
reconnaissance commune et constamment renforcée de la
légitimité des dirigeants, est non seulement la forme la plus
souhaitable de gouvernement, mais s’avère nécessaire pour
maintenir l’apparence (aussi trompeuse soit-elle) de la
démocratie elle-même. Au sein de régimes plus dictatoriaux
ou despotiques, même le simulacre de consentement n’est
guère nécessaire, du moins pendant un certain temps.
Par définition, tout ce qui va à l’encontre de ce sens
commun devient littéralement impensable et – j’emploie cet
adjectif à dessein – insensé. Il est insensé de s’opposer aux
gouvernants, puisque ceux-ci ont notre intérêt à cœur. Voilà
l’idée fondamentale sur laquelle repose cette forme de
gouvernement. Comme l’ont expliqué de très nombreux
philosophes, les gouvernants détiennent en toute légitimité les
rênes du pouvoir parce qu’ils agissent dans l’intérêt des
gouvernés.
Pour citer à nouveau Kate Crehan, «les récits qui
deviennent hégémoniques sont ceux qui, généralement,
reflètent le monde du point de vue des dirigeants plutôt que de
celui des sujets». Nous y reviendrons. Stuart Hall écrit pour sa
part: «Tout d’abord, l’“hégémonie” est une phase particulière,
historiquement spécifique et temporaire dans la vie d’une
société. Il est rare qu’un tel degré d’unité soit atteint et
permette à une société de se fixer un nouveau programme
politique sous la houlette d’une formation ou d’une
constellation spécifique de forces sociales [il soulève ici un
point essentiel]. De telles périodes d’“installation” [settlement]
ont peu de chances de durer[7].» Ces hégémonies n’ont rien de
systématique. Elles doivent être édifiées avec soin et
activement entretenues. Sans quoi elles risquent de s’écrouler.
Nous le constatons quand des schismes divisent la classe
dirigeante elle-même. Les exemples en sont légion et peuvent
constituer des moments riches de possibilités. Mais
l’hégémonie est instable et se fissure dès lors que des
dirigeants voient leur légitimité remise en question. Cela peut
se produire lorsque les sujets cessent de croire, pour toutes
sortes de raisons, que le gouvernement agit dans leur intérêt.
C’est ce que j’entends par crise de légitimité: le stade où les
structures de gouvernement perdent jusqu’à la capacité de
recourir à la coercition sans se heurter à une opposition.
Gramsci présente un argument tout à fait clair, à savoir
qu’avant de recourir légitimement à la coercition, les
structures de gouvernement doivent avoir remporté une guerre
de position, autrement dit, être déjà perçues comme légitimes.
Alors seulement peuvent-elles recourir de façon légitime à des
formes coercitives de gouvernement. Cette légitimité est
fragile, et les gens peuvent avoir toutes sortes de raisons de
douter du fait que leurs dirigeants ont bel et bien leurs intérêts
à cœur. Nous vivons en ce moment même une situation
particulièrement tendue. J’ignore combien d’entre vous ont
songé à ne pas venir ce soir en solidarité avec les
fonctionnaires touchés par l’arrêt des activités
gouvernementales[8]. J’ai brièvement envisagé cette option,
mais j’ai plutôt décidé de donner cet exposé.
Quoi qu’il en soit, il survient de toute évidence des
moments où, malgré leur apparente solidité, les structures de
gouvernement se révèlent pour le moins fragiles. Ces moments
sont propices à la remise en question de toute une série de
notions quant à la façon dont fonctionne la société.
Les crises de légitimité sont donc des moments
particulièrement inquiétants pour les structures de
gouvernement et les élites. Comme le soutient Hall, c’est
même invariablement le cas. Les gens qui œuvrent au
changement radical doivent se préparer en vue de ces
moments.
Kate Crehan écrit également: «Pour qu’un profond
changement social se produise, une transformation culturelle
doit avoir lieu. C’est-à-dire qu’un nouveau sens commun doit
émerger et, avec celui-ci, une nouvelle culture qui permette
aux subalternes, soit les sujets ou les gouvernés, d’imaginer
une autre réalité.» Une partie de la force du sens commun,
d’où mon utilisation de l’adjectif «insensé», consiste à
circonscrire notre conception du monde. Autrement dit, à
mobiliser notre propre capacité mentale pour imaginer un
monde différent.
C’est pourquoi j’ai utilisé l’expression «réalisme
capitaliste», empruntée à Mark Fisher qui la tenait lui-même
d’une source inconnue[9]. Il est désormais plus facile
d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Voilà un
exemple emblématique de notion qui entrave notre
imagination. Nous savons que nous nous dirigeons vers le
précipice, pourtant nous semblons incapables d’imaginer une
issue à ce système si suicidaire pour la planète et ses habitants.
Ai-je tort?
Comme le soutient Crehan en se basant sur Gramsci, nous
devons être capables de formuler un nouveau sens commun
pour combattre celui qui prévaut actuellement et nourrir de
nouveaux imaginaires. «L’importance du concept gramscien
de sens commun réside dans la façon dont il nous permet
d’envisager le caractère de la vie quotidienne qui englobe sa
fatalité [c’est-à-dire le fait que nous y sommes plongés dès la
naissance] et la façon dont elle forme à la fois notre
subjectivité, notre propre conception de nous-même, et se
présente comme une réalité externe tangible.» Voilà qui nous
ramène à la notion de structuration établie par Giddens.
La façon dont le monde fonctionne ne semble pas émaner
de notre volonté. Le monde nous apparaît simplement sous la
forme d’une matérialité à propos de laquelle nous n’avons pas
voix au chapitre. Il nous faut à tout prix combattre ce
sentiment. Néanmoins, «[le concept gramscien du sens
commun] reconnaît aussi ses contradictions, sa fluidité et sa
flexibilité. Malgré son apparente solidité, [le sens commun] est
sans cesse altéré par l’exercice qu’en font des personnes
réelles en des endroits réels[10]». Il est donc essentiel de
comprendre qu’en dépit d’une idée sans cesse rabâchée, le
sens commun est par nature fluide, et non solide.
Ces questions figurent au sommaire d’un essai d’Edward
Bernays datant de 1928 dans lequel il écrit que «la propagande
est l’organe exécutif du gouvernement invisible[11]». Curieux
personnage, Bernays était le neveu de Sigmund Freud et se
considérait comme un genre de psychologue amateur de
l’opinion publique. Il s’est très tôt arrogé le titre de père des
relations publiques, une discipline dont il se prétendait
l’inventeur. Il s’est révélé un précurseur dans plusieurs
domaines, comme nous le verrons. Il a participé à la
commission Creel mise sur pied par Walter Lippmann et
consorts dans le but de convaincre une opinion publique
américaine très réticente de soutenir l’entrée des États-Unis,
alors dirigés par Woodrow Wilson, dans la Première Guerre
mondiale. Nous y reviendrons en détail plus loin.
Bernays s’adonnait à un certain nombre d’activités de ce
type. On le connaît entre autres pour la campagne de longue
haleine qu’il a menée au nom de l’industrie du tabac. Il a
exercé une influence déterminante en vue d’inciter les gens à
fumer. Plus tard dans sa vie, à l’occasion d’une sorte de mea-
culpa autobiographique, il a exprimé des regrets à ce sujet.
Quoi qu’il en soit, l’une de ses campagnes est révélatrice de
son état d’esprit vis-à-vis de l’opinion. Cette campagne visait à
lever l’un des derniers obstacles auxquels se heurtait encore
l’industrie du tabac, à savoir le fait d’inciter les femmes à
fumer, surtout en public.
Bernays a donc organisé plusieurs événements retentissants,
dont une «marche pour la liberté» lors du traditionnel défilé de
Thanksgiving des magasins Macy’s, à New York. Il a fait
appel à une trentaine de «débutantes». J’ignore si ce mot vous
dit quelque chose. Les débutantes étaient de jeunes femmes
qui s’apprêtaient à faire leur entrée dans la haute société.
Bernays a fait défiler ces jeunes femmes, en ayant pris soin de
les encourager à brandir fièrement une petite «torche de la
liberté». Cette petite torche de la liberté était une cigarette
Lucky Strike. Voilà le genre de campagne qu’il menait.
Voici un échantillon de ses opinions. «La manipulation
consciente, intelligente, des opinions et des habitudes
organisées des masses joue un rôle important dans une société
démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social
imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige
véritablement le pays.» Certains, dont je ne fais pas partie,
parleraient aujourd’hui d’État profond. «Nous sommes pour
une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons
tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous
soufflent nos idées.» Il fait ici allusion à lui-même et à
d’autres personnes qui, en coulisses, manipulent l’opinion
publique, une autre façon de désigner le sens commun.
«[D]ans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou
aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs
morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre
relativement restreint de gens […] en mesure de comprendre
les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce
sont eux qui tirent les ficelles: ils contrôlent l’opinion publique
[…].»[12]
Il s’agissait, dans l’esprit de Bernays, d’une très bonne
chose, et pour cause: «La vérité en impose et elle doit
l’emporter. Si une assemblée d’hommes estime avoir
découvert une vérité précieuse, c’est pour elle un devoir, plus
encore qu’un privilège, de la répandre. Et quand ces hommes
réalisent, ce qui ne saurait tarder, qu’ils doivent s’organiser
pour diffuser très largement et efficacement la vérité, ils
n’hésitent pas à utiliser la presse et la tribune pour lui assurer
la plus grande circulation possible.» Bernays a pris part, je le
répète, au développement des relations publiques et du
marketing de masse. Il s’est donc servi de ces leviers alors tout
récents pour diffuser ces vérités. «La propagande ne devient
mauvaise et répréhensible que lorsque ses auteurs s’emploient
délibérément et en connaissance de cause à propager des
mensonges, ou à produire des effets préjudiciables au bien
public.»[13] Sauf que, bien entendu, ces mêmes personnes sont
celles qui définissent le bien commun, aussi les effets seront-
ils presque invariablement présentés comme bénéfiques au
bien commun. Le danger existe, néanmoins, et il lance un
avertissement à ce sujet.
«L’événement organisé de façon inventive peut rivaliser
brillamment avec d’autres événements afin d’attirer
l’attention. Les événements publics dignes de faire l’actualité
se produisent rarement par accident, mais sont plutôt le fruit
d’une planification délibérée en vue d’un objectif: influencer
nos idées et nos conduites[14].» Bernays a participé à
l’organisation de bon nombre de ce type d’événements publics
de grande ampleur. Je rappelle qu’il se considérait en quelque
sorte comme le père des relations publiques. Ses procédés s’en
inspiraient partiellement. Il sera à nouveau question de
Bernays dans la deuxième partie de l’exposé, où nous relierons
certains de ses travaux en matière de «relations publiques» aux
démonstrations de pouvoir politique et militaire des États-
Unis.
Revenons maintenant à l’époque contemporaine. Ces
extraits d’un article de Chris Hedges intitulé «The Permanent
Lie, Our Deadliest Threat» apportent un éclairage quelque peu
différent sur le moment présent.
La menace la plus inquiétante à laquelle nous sommes
confrontés est la paralysie et le démantèlement
d’institutions comme les tribunaux, les universités, les
instances législatives, les organismes culturels et la presse
qui, par le passé, assuraient que le débat public soit enraciné
dans la réalité, basé sur les faits, et nous aidaient à
distinguer le mensonge de la vérité et à maintenir une
certaine équité. […] Le mensonge permanent n’est pas
encadré par la réalité. Il se perpétue même quand des faits
avérés le contredisent. Il est irrationnel. Ceux qui parlent le
langage de la vérité et des faits sont attaqués en tant que
menteurs, traîtres et colporteurs de «fausses nouvelles»[15].
Voilà ce qui inquiète Hedges dans le contexte actuel. Il cite
ensuite Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt:
«Substituer constamment et complètement la réalité par le
mensonge n’a pas pour conséquence de faire passer le
mensonge pour la vérité, ni de calomnier la vérité en la faisant
passer pour du mensonge, mais de détruire les sens auxquels
nous faisons appel pour nous repérer dans le monde réel, en
particulier le processus cognitif de distinction du vrai et du
faux.»
Ainsi, le problème ne tient pas au fait qu’un mensonge
quelconque passe pour vérité, ou qu’une vérité particulière soit
dévalorisée, mais que les mécanismes qui nous permettent de
distinguer l’un de l’autre se trouvent eux-mêmes menacés.
C’est cette menace, dont s’inquiétait Arendt, qu’Hedges voit
ressurgir aujourd’hui.
La presse et plus généralement les médias sont souvent
présentés comme les ennemis du peuple. Il est de tradition
pour les régimes autoritaires de commettre des attaques contre
le journalisme et les journalistes, une question que nous
approfondirons plus loin. Les lectures conseillées pour ce
cours décrivent une hausse considérable des activités visant à
discréditer le journalisme, les journalistes, les faits et les
preuves.
Voici à nouveau Edward Bernays: «La liberté d’expression
et son corollaire démocratique, la liberté de la presse, ont
implicitement étendu notre Déclaration des droits pour y
inclure le droit de persuasion.» Par quoi il justifie d’autant
plus ses propres méthodes. «Cette évolution fut un résultat
inévitable de l’expansion des médias basés sur la liberté
d’expression et la persuasion. Tous ces médias offrent un accès
direct à la conscience collective.» Il n’y voit donc qu’un
simple… déterminisme technologique. Dès lors que ces
plateformes existent, il va de soi que des gens les utiliseront à
ces fins. «N’importe qui peut, au moyen de ces médias,
influencer l’état d’esprit et les actes de ses concitoyens.» C’est
moi qui souligne, afin de vous indiquer quels mots sont, là
encore, sujets à caution.[16]
Nous avons donc démontré que le sens commun est
malléable. Penchons-nous à présent sur le théâtre d’opérations
très inégal où sont menées ces luttes pour le sens commun. Il
sera ici surtout question de la sphère médiatique des États-
Unis, mais les points essentiels s’appliquent tout autant à
d’autres paysages médiatiques (à l’exception des médias
d’État, pour le meilleur ou pour le pire). Il est manifeste dans
l’article de Bernays que, déjà en 1947, certains acteurs de la
société se trouvent dans une situation beaucoup plus
avantageuse que d’autres pour influencer l’opinion publique,
et ainsi déterminer le sens commun. Qu’en est-il aujourd’hui?
Katherine Graham, qui dirigeait le Washington Post durant
le scandale du Watergate, a déclaré: «L’information désigne ce
que quelqu’un aimerait supprimer; tout le reste n’est que de la
publicité.» Que s’est-il passé depuis cette époque? Nous avons
vu l’avènement des médias de masse, puis des médias sociaux.
À l’heure actuelle, et même si ces données sont toujours un
peu fluctuantes et confuses, six grandes sociétés contrôlent
90 % de ce que nous lisons, regardons ou écoutons. Six
grandes sociétés. Il est quelque peu déroutant de le formuler
ainsi. Quand j’évoque six grandes sociétés, cela laisse
entendre que personne n’y prend réellement de décisions. En
réalité, ce ne sont pas les grandes sociétés qui décident, mais
des gens au sein de celles-ci. Je reviendrai plus loin sur le
processus décisionnel des grandes sociétés.
En 1983, 50 grandes sociétés contrôlaient 90 % de ce que
les États-Uniens visionnaient, lisaient ou écoutaient. En 2012,
il n’en restait que six. Ce chiffre est du reste un peu trompeur,
car les divers liens qui existent entre ces entreprises tendent à
en réduire encore le nombre. Un vaste réseau d’organisations
en propriété commune et d’accords de coopération garantit
que la plupart des produits ou entités culturels ou médiatiques
demeurent concentrés entre très peu de mains.
Encore un mot là-dessus. Qui suit l’actualité des affaires
constatera que des fusions y sont régulièrement suggérées, y
compris parmi ces six grandes sociétés à vocation diverses.
Certaines de ces fusions se sont concrétisées au cours des
dernières années; d’autres ont été empêchées. Je précise que ce
phénomène n’est pas propre à l’industrie médiatique, comme
nous le verrons lorsqu’il sera question du capitalisme
néolibéral financiarisé et mondialisé. Ce type de fusion à des
fins de concentration de la propriété prend désormais une
envergure systémique. Les grandes sociétés trouvent de très
nombreux avantages à procéder de la sorte.
Ces six grandes sociétés ou, plus exactement, leurs
principaux décideurs, fixent les limites de ce qui constitue un
débat acceptable en matière de possibilités sociales, politiques
et économiques. Ils basent leurs décisions sur la maximisation
des profits à court et à long terme. Si vous croyez que d’autres
facteurs guident leurs décisions, vous faites erreur. Je l’affirme
sans détour, d’accord? Mais comme nous le verrons dans la
deuxième partie de l’exposé, ces décisions elles-mêmes sont
limitées par le sens commun dominant quant à ce qu’il est
permis de penser, voire de penser en un lieu et une époque
donnés.
D’où mon allusion au court et au long terme. À court terme,
ces sociétés souhaitent maximiser les profits immédiats pour le
compte de leurs investisseurs, lesquels sont constamment à la
recherche du prochain placement juteux. Grâce aux
transactions financières électroniques, ces profits sont
désormais réalisés en l’espace de nanosecondes. Les grands
fonds passent d’un investissement à un autre en fonction de
retours escomptés non pas au cours du prochain trimestre,
mais peut-être dans le quart de minute qui suit. Ils prennent
donc leurs décisions en conséquence.
Mais ces décideurs prennent aussi leurs décisions dans le
cadre d’une structure de gouvernement, la structure de
gouvernement hégémonique, de façon à conserver leur
légitimité au sein de celle-ci. Ils ne peuvent en faire totalement
abstraction. Néanmoins, lorsqu’ils sont forcés de choisir entre
les deux temporalités, ils optent pour le court terme, sous
peine de voir le PDG et le conseil d’administration se faire
rapidement remplacer.
C’est donc ainsi qu’ils prennent leurs décisions. Si vous le
permettez, revenons en arrière un instant et réfléchissons à la
vocation des produits médiatiques. Que vendent-ils? Du
divertissement? De l’information? Non. Vous. Ils vous vendent
aux annonceurs. Vous êtes leur produit. Il n’y a aucun doute à
ce sujet.
Ainsi, lorsqu’ils décident du contenu d’un journal, de ce qui
sera diffusé à la télévision, de ce qui apparaîtra dans un film
ou sur une plateforme quelconque, ils prennent ces décisions
selon ce qui suscitera le plus d’engagement de votre part. Voilà
le principal facteur. Ne soyez pas dupes de leurs prétentions à
défendre le premier amendement ou à servir le public. Enfin,
c’est en partie… d’accord, ce n’est même pas en partie vrai,
sauf à exercer une fonction de légitimation. Leurs décisions
obéissent presque invariablement à des exigences de
rentabilité.
Les entreprises médiatiques se livrent-elles à la censure?
Oui. Absolument. Elles se livrent au moins au type de censure
qu’implique la sélection biaisée. Combien d’entre vous
connaissent la devise du New York Times?
Étudiants: «Toutes les nouvelles…»
Une étudiante: «… bonnes à imprimer[17].»
C’est exact. Une devise qui devrait être changée en: «Toutes
les nouvelles que nous avons la place d’imprimer.» Et quelle
place le journal réserve-t-il aux nouvelles? Tout dépend de
l’espace consacré à la publicité. Une fois cet espace comblé, il
reste ce que l’on appelle de façon vaguement péjorative dans
la profession le «créneau réservé aux nouvelles» (news hole).
La taille du créneau réservé aux nouvelles est tributaire de
celle de l’espace publicitaire. La rédaction du journal procède
donc à tout le moins à une sélection biaisée. Elle doit choisir
parmi les événements quotidiens du monde ceux qu’il
convient d’imprimer, de diffuser, de retransmettre, etc.
Comment s’y prend-elle? En déterminant les nouvelles qui,
parmi la panoplie disponible, sont susceptibles d’attirer le plus
de lecteurs et de spectateurs. Voilà sa méthode.
Par conséquent, si vous passez d’une chaîne d’information à
une autre, et vous pouvez faire l’essai chez vous, non
seulement y verrez-vous les mêmes événements parmi les
milliers survenus dans le monde ce jour-là, mais ces
événements vous seront présentés dans le même ordre et sous
le même angle. Ce n’est pas parce que les rédacteurs en chef
se réunissent dans la même pièce pour conspirer (je sais qu’il
s’agit d’un terme très péjoratif), mais parce qu’ils envisagent
cette panoplie d’événements selon la même perspective, celle
qui consiste à se demander quels événements sont susceptibles
d’attirer le plus grand nombre de spectateurs ou de lecteurs.
Bon, que vous évoque le nombre 658? Quelqu’un a-t-il une
idée? Laissez-moi vous donner un indice: et si je vous dis
658 jours?
Une étudiante: «D’ici les prochaines élections.»
Nous sommes à 658 jours des prochaines élections
présidentielles. Si, à ce stade, je vous pose cette question, c’est
parce que j’aimerais que vous portiez attention, au cours des
658 prochains jours, à ce que couvrent les médias et à l’angle
sous lequel ils le couvrent. Comment serions-nous en mesure,
à 658 jours de la date fatidique, de comparer les mérites
respectifs de Joe Biden, de Julian Castro et d’Elizabeth
Warren? Pourtant, si l’on en croit le créneau réservé aux
nouvelles de NBC, MSNBC ou CNN, la course à la popularité
est bel et bien engagée.
Il y a bien sûr des conséquences à tout cela. Plus la course à
la popularité fait l’objet d’une couverture étendue, moins les
vraies questions de politique sont traitées, sans parler des
événements qui ne relèvent pas du cycle électoral permanent.
À nouveau, prêtez attention, au fil de ce cours et des nombreux
mois qui nous séparent de l’élection, à la quantité de temps et
d’énergie consacrés non pas aux enjeux soulevés par les
candidats, mais uniquement à leurs forces et faiblesses
respectives dans l’optique de leur éligibilité, à leur
personnalité et à leur popularité plutôt qu’aux enjeux concrets.
Songez-y. Vous pouvez désormais poser la même colle à vos
amis, mais n’oubliez pas de retrancher chaque jour un jour au
total.
Jusqu’ici, j’ai parlé des médias de masse, principalement
dans le contexte des États-Unis. J’aimerais à présent aborder
internet et les médias sociaux. Il s’agit de formidables outils de
démocratisation. Ils soulèvent également d’importantes
questions en matière de vie privée et de surveillance, comme
vous êtes nombreux à le savoir. Ces questions ont fait la
manchette. Ce type de médias impose une censure d’un genre
différent. On y trouve une telle quantité d’information que la
vérité et la crédibilité sont très difficiles à établir. Comment
savoir si ce que nous voyons sur internet est vrai? Qui
confirme les faits? Qui les corrobore?
Ces médias sociaux sont soumis à un contrôle de plus en
plus strict de la part des fournisseurs d’accès internet. D’où il
ressort une question capitale concernant la neutralité du
réseau. Les entraves restent pour l’heure minimes. On peut
accéder à n’importe quel site web et y télécharger de
l’information. Les fournisseurs d’accès aimeraient faire
fonction d’intermédiaires entre ce contenu et les usagers. Ils en
détermineraient ainsi la vitesse et l’accessibilité, dans une
optique là aussi de maximisation de leurs propres profits,
puisque bon nombre d’entre eux sont également producteurs
de contenu. Ces entreprises souhaiteraient, par exemple,
imposer des tarifs variables en fonction du site et du contenu.
Cette conception d’internet s’avère fort différente de son
fonctionnement actuel.
Nous voilà revenus à notre point de départ, soit les filtres
qui nous servent à comprendre le monde. Comme nous tenons
certaines choses pour acquises, lorsque nous sommes aux
prises avec une nouvelle idée, nous l’acceptons ou la rejetons
selon sa capacité à confirmer ou à contredire ce que nous
pensons déjà savoir. J’en ai parlé. Cette tendance est désormais
renforcée par l’effet dit de «bulle» ou de «silo», qui désigne la
façon dont les algorithmes informatiques orientent notre
comportement en ligne de telle sorte que nous soyons rarement
exposés à des points de vue contraires aux nôtres.
À moins de cultiver l’ouverture d’esprit et le scepticisme,
qui constituent à vrai dire les fondements de la pensée et de
l’apprentissage critiques, nous continuons à accepter le statu
quo, y compris lorsqu’il nous est défavorable. Notre capacité à
imaginer d’autres voies que celle de l’ordre établi et tenu pour
acquis s’en trouve réduite, et nous nous résignons à l’accepter
comme une fatalité.
Il est très difficile et déstabilisant de s’ouvrir à de nouveaux
points de vue, étant donné que nous avons tout
particulièrement intérêt à penser que nous savons comment
marche le monde. Cette conscience pratique que j’ai décrite en
introduction nous est fort utile. Nous en avons besoin. Par
conséquent, nous n’y renonçons qu’avec grande réticence et,
dans une large mesure, en fonction des intérêts en jeu. Mais
examiner les sens communs contraires à nos points de vue est
nécessaire, et c’est en partie l’objectif de ce cours. Dans le
prochain chapitre, nous analyserons le sens commun dominant
et nous réfléchirons aux conséquences qui découlent du fait de
l’accepter comme une fatalité.

Exposé de Noam Chomsky


17 janvier 2019
Les exposés de cette semaine ont pour thème principal le
concept gramscien de sens commun hégémonique et ses
manifestations concrètes. Les lectures au programme ont été
choisies, d’une part, parce qu’elles fournissent de nombreuses
illustrations frappantes de l’imposition efficace du sens
commun hégémonique, et, d’autre part, elles contiennent une
analyse lucide et précoce de ce concept, en plein XVIIIe siècle,
par le philosophe écossais David Hume, grande figure des
Lumières et l’un des fondateurs du libéralisme classique. La
citation est extraite d’un essai intitulé «Les premiers principes
du gouvernement», un texte déterminant en matière de théorie
démocratique. Il a pour toile de fond la première révolution
démocratique moderne, survenue en Angleterre au siècle
précédent.
Dans le paragraphe d’introduction, Hume présente
brièvement une idée voisine du concept gramscien. Pour
Hume, rien n’est plus surprenant «que de voir la facilité avec
laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l’humble
soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs
sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs. Quelle est
la cause de cette merveille? Ce n’est pas la force; les sujets
sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’opinion.
C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus
despotique et le plus militaire, aussi bien que le plus populaire
et le plus libre[18]».
Voilà qui mérite réflexion.
Cette analyse vaut bien davantage pour des gouvernements
élus par un scrutin libre et populaire – tel que le nôtre – que
pour des gouvernements despotiques et militaires. Ces derniers
ont tout le loisir de recourir à la violence, qui tend souvent à se
révéler efficace, quoi qu’en pense l’opinion publique – du
moins aussi longtemps que les forces de sécurité chargées de
perpétrer la violence demeurent loyales.
J’évoque l’essai de Hume dans Deterring Democracy[19].
Le livre s’ouvre sur les remarques de Hume au sujet du
consentement avant d’aborder l’exercice de la violence par des
gouvernements despotiques et militaires. Pour des raisons
assez évidentes sur lesquelles je reviendrai, l’ouvrage traite
surtout des dictatures militaires d’Amérique centrale qui, dans
les années 1980, ont mené une guerre brutale contre leurs
populations avec l’appui des États-Unis. Ces guerres ont fait
des centaines de milliers de morts; un nombre considérable de
personnes ont été horriblement torturées et mutilées. Les pays
ont été détruits. Leurs habitants vivent toujours avec ce
traumatisme.
Le livre a aujourd’hui 30 ans, les exemples peuvent donc
paraître obsolètes. Mais il n’en est rien. En fait, ils demeurent
fort pertinents. Ils fournissent un contexte essentiel à
l’actualité, à l’heure où Donald Trump réclame un «beau mur»
censé nous protéger d’une invasion de violeurs, d’assassins, de
terroristes islamistes, etc. L’invasion revêt une dimension très
concrète ici à Tucson, à deux pas du désert inhospitalier où des
gens fuyant la misère et la destruction causées par les États-
Unis dans leurs pays meurent sous une chaleur accablante – ou
sont quelquefois secourus par les courageux militants de No
More Deaths. Tout cela a lieu ici même. Nombre de ces
personnes fuient les horreurs des années 1980 et leurs terribles
séquelles, d’autres des crimes plus récents perpétrés par les
États-Unis, ainsi que nous le verrons.
Comme vous le savez sans doute, au moment où je vous
parle, des bénévoles de No More Deaths sont jugés au tribunal
fédéral de Tucson – dans un cas, pour un délit grave passible
d’une peine de vingt ans de prison. Les militants sont
notamment accusés d’avoir déposé de la nourriture et de l’eau
dans le désert à l’intention des gens désespérés fuyant les
répercussions des crimes des États-Unis dans leur propre
pays[20].
Par le passé, l’organisation No More Deaths bénéficiait
d’un accord tacite avec les gardes-frontières qui lui permettait
de réaliser son travail humanitaire avec un certain degré
d’impunité, mais la situation a changé. La position
intransigeante de l’administration Trump en matière
d’immigration s’est traduite par une application beaucoup plus
stricte de la loi. D’où les procès, mais aussi quantité d’actes
sadiques, tels que la destruction de réserves d’eau et de
nourriture par des gardes-frontières, qui condamnent ainsi les
gens à mourir de faim et de soif tandis qu’ils errent dans le
désert. Des hélicoptères effectuent parfois des vols
stationnaires au-dessus de groupes de réfugiés pour qu’ils se
dispersent et donc se perdent; ils courent ainsi un plus grand
risque de mourir dans d’atroces souffrances et de s’ajouter aux
nombreux cadavres qu’on ne cesse de découvrir dans le désert.
On ne répétera jamais assez que ces violeurs, criminels et
terroristes islamistes fuient les destructions causées par les
crimes des États-Unis en Amérique centrale, dont il est en
partie question dans les lectures conseillées pour ce cours. De
nos jours, ces lectures devraient sans doute être précédées
d’avertissements. Par exemple, la description pour le moins
saisissante que livre le père Santiago de l’horrible scène dont il
a été témoin n’est qu’un épisode parmi d’autres de ce qui s’est
produit partout dans la région[21].
Depuis un an ou deux, la majorité des réfugiés fuient le
Honduras. Une caravane est organisée en ce moment même
dans le pays. Certains en ont sans doute entendu parler. Il y a
une raison à cela. En 2009, un gouvernement réformiste
modéré a accédé au pouvoir au Honduras, rompant avec une
histoire brutale de terreur et de répression. Le président José
Manuel Zelaya Rosales a proposé des mesures afin d’en finir
avec les traditionnelles horreurs du système hondurien, des
horreurs dans lesquelles les États-Unis avaient été directement
impliqués, en particulier lors des guerres menées par Ronald
Reagan dans les années 1980, à l’époque où le Honduras
servait de base aux activités terroristes des États-Unis dans la
région.
Les efforts de Zelaya ont vite tourné court. Il a été renversé
par un coup d’État militaire, largement condamné dans
l’hémisphère Sud et le reste du monde. À une exception.
L’administration Obama-Clinton a refusé de qualifier
l’événement de coup d’État militaire. Si elle l’avait fait, la loi
des États-Unis l’aurait contrainte à interrompre les livraisons
d’armes à la junte qui venait de réinstaurer une dictature
sanguinaire. Un scénario jugé inacceptable pour Washington,
qui a donc reconnu le nouveau régime sous le prétexte absurde
que celui-ci rétablissait la démocratie.
La dictature militaire a tenu de prétendues «élections», que
la majorité des observateurs a ridiculisées et invalidées. Là
encore, à une exception. L’administration Obama-Clinton a
salué ces élections comme un pas important vers la
démocratie, afin que les États-Unis puissent continuer de
soutenir ce régime prometteur dans la mise en place d’un
nouveau règne de terreur.
Le Honduras, déjà suffisamment dangereux auparavant, est
désormais le pays du monde où l’on recense le plus
d’homicides. D’horribles atrocités ont été commises, et par
désespoir les gens ont bientôt commencé à fuir le pays. La
situation au Honduras, d’où partent les caravanes, est
responsable de la multitude de réfugiés qui ont fui l’Amérique
centrale ces dernières années. Le rôle des États-Unis dans cette
vague de réfugiés n’est pas un secret. Tout est public. On
trouve facilement de l’information à ce sujet – sauf en
première page des journaux, là où ces faits devraient pourtant
être soulignés.
Aucun secret n’a jamais entouré les événements atroces des
années 1980. Ils ont fait l’objet de rapports détaillés venant de
groupes religieux, des principaux groupes de défense des
droits de la personne et organismes humanitaires, ainsi que de
milliers d’États-Uniens qui se rendaient en Amérique centrale
pour aider les victimes – un phénomène alors inédit dans
l’histoire funeste de l’impérialisme et qui témoigne de traits
essentiels de la société et de la culture états-uniennes, les
mêmes que l’on retrouve aujourd’hui chez No More Deaths à
Tucson.
L’influence antérieure des États-Unis en Amérique centrale
et, de façon générale, en Amérique latine, est déjà amplement
désastreuse. Nous y reviendrons. Mais les crimes ont connu
une nette escalade sous Reagan au cours des années 1980. Le
début de cette terrible décennie a coïncidé avec l’assassinat de
l’archevêque Óscar Romero, récemment canonisé. Il était
surnommé «la voix des sans-voix». Homme simple doté d’une
intégrité et d’un courage remarquables, il était tout à fait
conscient de suivre un chemin susceptible de le conduire au
martyre. Il a été assassiné en pleine lecture de la messe par de
proches alliés des États-Unis, un fait aussitôt établi et rapporté
par l’ambassadeur des États-Unis au Salvador, Robert
E. White – un souci de la vérité qui lui a valu d’être rappelé.
La voix des sans-voix a été réduite au silence par les assassins
peu après avoir adressé une lettre au président Jimmy Carter,
dans laquelle il le pressait de suspendre l’aide militaire à la
junte au pouvoir qui, avertissait-il, l’utiliserait pour «accroître
l’injustice et la répression à l’encontre des organisations
populaires [luttant] pour le respect des droits de la personne
les plus fondamentaux». C’est exactement ce qui s’est produit.
Arrivée au pouvoir peu après le meurtre, l’administration
Reagan a brusquement intensifié la guerre. Le successeur de
l’archevêque Romero, l’évêque Arturo Rivera y Damas, a
qualifié les crimes perpétrés avec le soutien des États-Unis de
«guerre d’extermination et génocide contre une population
civile sans défense». Il parlait du Salvador. D’une certaine
façon, ses habitants pouvaient s’estimer heureux. La situation
au Guatemala était alors bien pire.
Dans les deux pays, les crimes remontent à une époque bien
antérieure. Au Guatemala, ils se sont accrus à partir de 1954,
après qu’un coup d’État orchestré par la Central Intelligence
Agency (CIA) eut renversé un gouvernement démocratique
populaire. Il s’est ensuivi des décennies de terreur et de
répression étatiques qui ont atteint le comble de l’horreur sous
Reagan. La situation au Guatemala dans les années 1980 était
si affreuse que le Congrès des États-Unis est intervenu pour
restreindre la fourniture d’armes aux meurtriers de masse qui
dirigeaient le pays. Nullement découragé, Reagan a mis sur
pied un réseau terroriste international chargé de poursuivre le
massacre.
Il existe d’autres réseaux terroristes internationaux: ils font
les choux gras de la presse et sont condamnés sans
ménagement pour leurs crimes. Ils ont recours aux services de
tueurs professionnels, comme le célèbre Carlos, surnommé
«Le Chacal». Acteur de bien plus grande envergure, les États-
Unis préfèrent recruter, plutôt que des individus assassins, des
États terroristes. Leur efficacité est bien meilleure. Le réseau
de terreur de Reagan avait pour principal membre le régime
néonazi argentin, alors le plus monstrueux d’Amérique latine.
Cette qualification fait l’objet d’une concurrence féroce, mais
l’Argentine la mérite.
Henry Kissinger, Ronald Reagan et leurs associés avaient
en outre une préférence pour le régime argentin. Il était donc
naturel qu’on le désigne pour organiser le massacre et la
torture au Guatemala au moment où Washington se voyait
contrainte de réduire son implication directe. Mais ça n’a pas
duré; la dictature militaire argentine a été renversée. Un
régime démocratique a progressivement été mis en place, et il
s’est révélé impossible de compter sur les assassins néonazis
argentins au Guatemala. Le réseau terroriste international de
Washington a dû faire appel à d’autres collaborateurs: des
mercenaires taïwanais, mais surtout Israël, qui a mis à profit sa
vaste expertise en matière de violence et de répression pour
fournir son soutien direct et des armes destinées à d’horribles
crimes. Aujourd’hui, l’armée du Guatemala poursuit ses
exactions au moyen d’armes israéliennes, qui font désormais
partie de l’arsenal de base des forces armées du pays.
Au début des années 1980, les atrocités ont pris l’ampleur
d’un quasi-génocide dans la région des hauts plateaux du
Guatemala, sous le règne de terreur imposé par un tueur plus
tard reconnu coupable de génocide. Au moment des faits, ce
dernier était salué par Ronald Reagan comme un homme
honorable «totalement dévoué à la démocratie» et
«condamné» par les organisations de défense des droits de la
personne. Des gens fuient encore ce triste héritage.
La décennie 1980, amorcée avec l’assassinat de
l’archevêque, a pris fin de façon symbolique en 1989 avec
l’assassinat de six intellectuels latino-américains de premier
plan, des prêtres jésuites, dans leurs chambres de l’Université
centraméricaine (UCA) de San Salvador. Soucieux d’éliminer
tout témoin, les assassins ont également tué une gouvernante
et sa fille. Cet événement a coïncidé avec la chute du mur de
Berlin et la libération de nombreux pays satellites de l’Union
soviétique. Les assassins appartenaient à une brigade entraînée
par les États-Unis, la brigade Atlacatl, réputée la plus
meurtrière du Salvador et déjà responsable d’une longue liste
d’atrocités.
La presse étrangère nous en apprend davantage. Il y a une
dizaine d’années (21 novembre 2009), le grand quotidien
espagnol El Mundo a publié des fac-similés de documents
officiels attestant que l’assassinat avait été commis sur les
ordres directs de l’état-major du Salvador qui, bien sûr,
maintenait un contact étroit avec l’ambassade des États-Unis.
Pour autant que je sache, les médias états-uniens n’ont jamais
rapporté cette information cruciale, mais on peut la trouver. Je
l’ai publiée, créant à ma connaissance la seule référence qui
existe aux États-Unis. La presse libre avait d’autres priorités.
On en sait aujourd’hui plus long sur les guerres au Salvador
et au Guatemala qu’au moment de la publication de Deterring
Democracy il y a trente ans. Lorsque les guerres ont pris fin,
des commissions de vérité ont été établies dans les deux pays.
Leurs enquêtes ont révélé que l’écrasante majorité des crimes
avaient été perpétrés par les forces de sécurité armées,
entraînées et dirigées par l’administration Reagan. Je
reviendrai sur ces faits et leurs origines, en particulier depuis
l’époque de John F. Kennedy. Il existe sur ces questions un
consensus bipartisan sur lequel il est très instructif de se
pencher.
Aucune commission de vérité n’a jamais été mise sur pied
aux États-Unis. Il s’agirait de quelque chose d’impensable,
d’une atteinte au sens commun.
Les commissions de vérité ont souvent une incidence
considérable. Le cas de l’Argentine est exemplaire à cet égard.
Leur absence s’avère tout aussi lourde de conséquences. Le
Brésil, plus puissant pays d’Amérique latine, n’a pas eu droit à
la sienne. Le pays a été soumis à une brutale dictature
militaire, mais personne n’a jamais eu à rendre de comptes.
L’Église catholique a bien publié une enquête, mais il n’y a eu
aucune commission de vérité digne de ce nom. Les
répercussions font aujourd’hui les gros titres. À l’heure qu’il
est, un régime comparable à une dictature militaire se met en
place au Brésil. Ce régime est toléré, voire soutenu,
notamment parce que les gens ont oublié la dictature militaire
et ses nombreux crimes. Les plus jeunes n’en ont peut-être
même jamais entendu parler. L’administration Bolsonaro va
jusqu’à nier son existence. Le coup militaire et l’État de
sécurité nationale cruel qu’il a imposé sont plutôt assimilés à
une mission de sauvetage du pays, que menacerait un complot
communiste (fictif) visant à détruire la démocratie brésilienne.
Jair Bolsonaro – un favori de Trump, comme on pouvait s’y
attendre – critique lui-même la dictature militaire. Il juge que
celle-ci a manqué de poigne. Elle aurait dû tuer 30 000
personnes, comme en Argentine voisine. Ce laxisme brésilien
remonterait beaucoup plus loin. Il blâme en effet l’armée
brésilienne du XIXe siècle, qui n’a pas suivi l’exemple de son
homologue aux États-Unis et exterminé la majeure partie de la
population autochtone. Par conséquent, le Brésil est forcé de
composer avec ces Autochtones qui, comme l’a clairement
indiqué Bolsonaro, doivent être chassés de leurs réserves de
l’Amazonie – pour leur propre bien –, tandis que la forêt
tropicale est livrée aux mains de l’industrie agroalimentaire et
minière et des investisseurs étrangers afin d’être exploitée et
détruite. Des destructions qui, du reste, contribuent fortement à
la grave menace de catastrophe environnementale qui pèse sur
notre planète.
Pour en revenir à l’absence de commission de vérité au
Brésil et aux conséquences de cette incapacité à se rappeler le
passé, même très récent, permettez-moi de citer Gore Vidal,
qui a un jour décrit les États-Unis comme les «États-Unis
d’Amnésie». Voilà un syndrome utile. Mais Vidal s’est montré
injuste. Ce syndrome ne touche pas seulement les États-Unis.
Chaque grande puissance en est atteinte. La Grande-Bretagne,
par exemple, commence tout juste à reconnaître certaines des
atrocités commises sous l’Empire britannique à partir du
XVIIe siècle. D’autres devraient en faire autant. Mais l’état
d’amnésie est utile. Il contribue à l’imposition du sens
commun hégémonique requis.
Revenons à David Hume. Il s’intéressait avant tout aux
gouvernements libres et démocratiques. Il s’agit du cas de
figure le plus intéressant, à plus forte raison en Grande-
Bretagne, pays exceptionnellement libre et démocratique selon
les normes de l’époque. Mais Hume n’était pas dupe quant aux
limites de cette liberté. Elles avaient été traitées avec
éloquence par son confrère et ami Adam Smith, une autre
grande figure des Lumières qui a posé les fondements du
libéralisme classique.
Smith, bien sûr, fait l’objet d’une immense admiration en
qualité de fondateur de l’économie moderne. Pour autant, il
avait beaucoup à dire au sujet des systèmes politiques dans son
ouvrage classique Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations, publié en 1776, une date qui, là aussi,
n’est pas dénuée d’importance. Smith écrit qu’en Angleterre,
«les principaux architectes du système ont été […] nos
marchands et nos manufacturiers», dont «l’intérêt est celui
dont on s’est le plus particulièrement occupé», et ce, sans
égard pour les «conséquences» sur autrui, dont la population
britannique, mais en premier lieu les victimes de «la barbarie
et l’injustice des Européens» dans leurs colonies[22]. Les Indes
britanniques constituaient la principale cible de ses
accusations. Plus généralement, il ajoute que «les maîtres de
l’espèce humaine», les marchands et les manufacturiers
d’Angleterre suivent leur «vile maxime: Tout pour nous et rien
pour les autres[23]».
La vile maxime de Smith devrait nous être familière. Elle
conserve une résonance considérable de nos jours. Nous
examinerons ses fondements théoriques lors du prochain
exposé. Comme chacun devrait le savoir, la vile maxime est
aujourd’hui le principe directeur de ce qu’on appelle aux
États-Unis le «libertarianisme». Cette idéologie a été
popularisée par Ayn Rand. Vive l’avidité, accaparons tout et
ne laissons rien aux autres! Rand a servi de maître à penser à
d’éminents personnages, dont Alan Greenspan, président de la
Réserve fédérale des États-Unis longtemps admiré. Parmi
d’autres de ses disciples figure Paul Ryan, ancien président de
la Chambre des représentants et principal architecte
intellectuel des programmes de politique intérieure de
l’administration Trump – au contenu d’ailleurs fort inspiré de
la vile maxime. Je reparlerai de certains d’entre eux.
L’un des intellectuels de premier plan du mouvement
libertarien, le lauréat du prix Nobel d’économie James
M. Buchanan, en a clairement exposé les principes directeurs.
Dans son ouvrage majeur Les limites de la liberté, il fait valoir
que la société idéale devrait s’accorder avec la nature humaine
fondamentale, ce qui relève du bon sens. Il se demande ensuite
en toute logique: en quoi consiste la nature humaine
fondamentale? Sa réponse est simple: «Du point de vue de son
intérêt personnel, la situation idéale pour chaque individu
serait celle où il disposerait d’une liberté d’action totale tout
en pouvant forcer les autres, par la répression, à satisfaire ses
propres désirs. Ce qui veut dire que chacun aimerait être
maître dans un monde d’esclaves[24].»
Voilà, selon le libertarianisme, la liberté suprême. Il s’agit,
pour qui ne l’aurait pas remarqué, de notre vœu le plus cher,
fidèle à notre véritable nature. La vile maxime formulée en
termes contemporains. En réalité, c’est une idée qu’Adam
Smith – mais aussi David Hume, John Stuart Mill, Thomas
Paine, Abraham Lincoln ou quiconque se réclamant un tant
soit peu de la tradition libérale classique – aurait jugée
pathologique.
J’entends par cet exemple jeter un éclairage sur la situation
actuelle aux États-Unis, où ce qui est qualifié de
libertarianisme n’entretient plus qu’un lointain rapport avec
des fondements moraux du libéralisme classique. Un autre
sujet de réflexion.
Revenons à présent au thème principal. L’intuition de
Hume, développée ensuite par Gramsci, tente d’expliquer
pourquoi les élites s’emploient si activement à endoctriner et à
contrôler les esprits. Elles doivent s’assurer d’«orchestrer le
consentement», comme l’explique Edward Bernays dans
l’ouvrage dont Marv Waterstone a parlé dans son exposé. Les
élites ne font guère de mystères à ce sujet. Cette transparence
est utile, car elle nous permet de savoir ce qui nous attend. Je
m’en tiendrai à la partie gauche-libérale du spectre, qui
constitue à bien des égards la plus révélatrice, car elle fixe les
limites acceptables. Elle nous indique le seuil limite à ne pas
franchir. Analyser la frange libérale de l’opinion est donc
toujours instructif.
Bernays est un personnage important, un fondateur de
l’immense secteur des relations publiques, qui consacre des
centaines de millions de dollars par an à la fabrique du
consentement. Bernays était un libéral dans la lignée de
Wilson, de Theodore Roosevelt et de Kennedy. Comme l’a
mentionné Marv Waterstone, l’un de ses premiers grands
succès, qui lui a valu gloire et fortune, fut de convaincre les
femmes de fumer. On a longtemps passé sous silence les effets
mortels, pourtant bien connus, d’une telle habitude. Nous y
reviendrons.
Une autre réussite notable à inscrire au bilan libéral de
Bernays remonte au début des années 1950, alors qu’il était
employé de la United Fruit Company. L’entreprise détenait
alors une grande partie du Guatemala et, en fait, de
l’Amérique centrale. À l’aube des années 1950, l’avènement
d’un nouveau régime démocratique au Guatemala mettait en
péril ses intérêts. Après avoir renversé la dictature, ce nouveau
régime prévoyait entre autres réformes de confisquer les terres
inutilisées appartenant à la United Fruit pour les redistribuer à
des paysans pauvres.
L’entreprise a fait appel aux services de Bernays. Il a conçu
une campagne de propagande très efficace visant à obtenir le
consentement de l’opinion publique des États-Unis en vue
d’un coup d’État qui, en 1953, a mis fin à l’hérésie et placé les
intérêts de la United Fruit sous l’égide d’une nouvelle
dictature militaire. Sa campagne avait bien sûr pour thème la
présence d’un satellite soviétique à proximité des États-Unis,
une menace communiste pourtant dérisoire, mais qui a suffi à
convaincre l’opinion. La dictature militaire a été fermement
établie. Au cours des décennies suivantes, les vagues de
terreur et de destruction ont tué dans l’œuf toute menace de
démocratie et de réforme sociale, avant de connaître leur
apogée sous Reagan, comme on l’a vu. Elles demeurent un
facteur majeur pour expliquer l’afflux de réfugiés fuyant le
Guatemala vers les États-Unis.
Edward Bernays fait figure de véritable héros libéral.
Surtout à Cambridge, dans le Massachusetts, où j’ai passé la
plus grande partie de ma vie. Le fief du libéralisme américain.
Les habitants de Cambridge tiennent Bernays en estime pour
la campagne qu’il a menée à titre bénévole afin d’empêcher
une terrible atrocité de se produire dans leur ville. Une voie
rapide, Memorial Drive, y longe la rivière. Valeria et moi
avons vécu dans ce quartier à une époque. La voie rapide est
bordée de vieux platanes d’Amérique, des arbres magnifiques.
Le coin est vraiment charmant, nous pouvons en témoigner. La
ville, qui souhaitait élargir la voie rapide, envisageait de
couper les arbres. Bernays est intervenu en organisant une
campagne, et la ville a été contrainte de renoncer à son projet.
Les vieux platanes sont toujours là. Pour l’opinion libérale,
cela suffit apparemment à effacer le reste du bilan de Bernays.
Expliquant ses principes dans les Annals of the American
Academy of Political and Social en 1947, Bernays informa le
monde scientifique de ceci:
[L]es dirigeants, avec l’aide de techniciens spécialisés dans
l’utilisation des moyens de communication, ont été en
mesure de réaliser scientifiquement et à dessein ce que nous
avons appelé l’«ingénierie du consentement». Cette
expression suggère simplement le recours à un travail
d’ingénierie – c’est-à-dire une méthode basée sur une
connaissance approfondie de la situation et sur l’application
de principes scientifiques et de pratiques éprouvées dans la
tâche consistant à persuader les gens d’appuyer des idées et
des programmes. […] L’ingénierie du consentement
constitue l’essence même du processus démocratique, la
liberté de suggérer et de convaincre. […] Bien souvent, un
dirigeant ne saurait attendre que la population parvienne à
une compréhension même générale […] les dirigeants
démocratiques doivent œuvrer pour […] obtenir [son]
consentement à des valeurs et à des objectifs socialement
constructifs. […] Pour accomplir certains objectifs sociaux,
le dirigeant responsable doit donc toujours être conscient
des possibilités de subversion. Il doit consacrer son énergie
à la maîtrise du savoir-faire opérationnel de l’ingénierie du
consentement, et se montrer plus habile que ses opposants
dans l’intérêt général[25].
La conception de Bernays a reçu en 1971 l’approbation
scientifique de B.F. Skinner, principale figure du mouvement
behavioriste, devenu très influent dans l’après-Seconde Guerre
mondiale. Comme Skinner l’a formulé dans son livre Par-delà
la liberté et la dignité en se limitant strictement à des concepts
scientifiques: «Le contrôle moral peut survivre dans de petits
groupes, mais le contrôle de toute une population doit être
confié à des spécialistes – les policiers, les prêtres, les
propriétaires, les enseignants, les thérapeutes, etc. – chaque
catégorie ayant ses renforcements spécialisés et ses
contingences codifiées[26].» Autrement dit, ce contrôle revient
aux «dirigeants responsables» dévoués à l’intérêt général.
Puisque les dirigeants démocratiques ne sauraient attendre
que la population parvienne à une compréhension même
générale et qu’il leur faut obtenir son consentement à des
valeurs et à des objectifs socialement constructifs, des
questions évidentes surgissent. Qui décide de ces valeurs et de
ces objectifs? Quels facteurs influencent les décisions des
«dirigeants démocratiques»? Comment leur «responsabilité» et
leur dévouement envers l’intérêt général sont-ils établis?
Bernays élude ces questions, mais si nous les examinons, nous
constatons que les choses n’ont guère changé depuis l’époque
d’Adam Smith, et que les décideurs sont essentiellement les
«maîtres de l’espèce humaine», dont les priorités dépassent de
loin l’«intérêt général», comme l’a bien formulé Smith. Ce
sont eux qui disposent du pouvoir de faire usage de la liberté
de suggérer et de convaincre, ce qui est l’essence du processus
démocratique – un pouvoir dont la répartition est loin d’être
égale. Ils sont également les juges de ce qui est socialement
constructif. Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement des
marchands et des manufacturiers de Smith, mais de vastes
conglomérats, de grandes sociétés multinationales,
d’institutions financières et d’autres concentrations de pouvoir
économique.
Il est important de rappeler que ces idées jouissent d’une
faveur unanime parmi les classes intellectuelles de toutes
obédiences politiques. Je m’en tiendrai là encore à la partie
libérale du spectre. Un exemple éclairant nous est offert par
Walter Lippmann, l’un des intellectuels les plus éminents et
respectés du XXe siècle qui, à l’instar de Bernays, appartient à
la lignée libérale des Wilson, Roosevelt et Kennedy.
Lippmann, comme Bernays, avait été membre de la
commission Creel, mise sur pied par Woodrow Wilson afin de
convaincre la population des États-Unis de soutenir l’entrée en
guerre du pays dans le premier conflit mondial. Réélu en 1916
grâce au slogan «La paix sans la victoire», Wilson a
rapidement changé la formule pour «La victoire sans la paix».
Le défi consistait alors à persuader une population pacifiste
de céder à une furieuse hystérie anti-allemande. On y est
parvenu. Parmi les nombreuses mesures adoptées partout au
pays, il était notamment défendu à l’orchestre symphonique de
Boston d’interpréter Beethoven. La vaste campagne de
propagande a connu un succès fulgurant qui a aussi
impressionné Lippmann et Bernays. Comme l’a ensuite écrit
Lippmann, cette réussite montre que ce qu’il nomme la
«fabrique du consentement», une autre formulation pour
l’ingénierie du consentement de Bernays, constitue un «nouvel
art» dans l’exercice de la démocratie.
Lippmann s’est illustré dans de nombreux domaines, dont la
théorie politique. Le principal recueil de ses essais politiques
porte le sous-titre Une philosophie politique pour la
démocratie libérale[27]. Dans cet ouvrage, il explique que «le
public doit être mis à sa place» afin que «les minorités
intelligentes» puissent vivre sans craindre «d’être piétinées ou
encornées par le troupeau de bêtes sauvages», c’est-à-dire la
population. On attend des membres du troupeau qu’ils se
comportent en «spectateurs de l’action» et non en
«participants». Un rôle leur est néanmoins dévolu. On attend
d’eux qu’ils se présentent à intervalles réguliers afin d’élire un
candidat choisi parmi la classe dirigeante. Cette tâche
terminée, ils doivent regagner leur place et laisser agir la
minorité dirigeante. Ainsi le veut la théorie démocratique
progressiste.
Je n’évoquerai pas ses variantes plus dures.
Un autre personnage libéral influent qui compte parmi les
principaux fondateurs de la science politique moderne, Harold
Lasswell, avait également son point de vue sur la question. Il a
expliqué dans les pages de l’Encyclopedia of the Social
Sciences qu’on ne devrait pas se laisser abuser par «les
dogmes démocratiques qui font des hommes les meilleurs
juges de leurs propres intérêts». Seuls les dirigeants sont à
même d’en juger.
Il écrit ensuite: «Le propagandiste moderne sait, comme son
confrère psychologue, que les hommes sont souvent de piètres
juges de leurs propres intérêts, oscillant d’une possibilité à
l’autre sans raison valable ou s’accrochant craintivement aux
fragments de quelque rocher éternel couvert de mousse. […]
Les anciennes doctrines démocratiques permettaient au chef
désigné d’échapper à ses responsabilités à l’aide de quelque
charabia procédurier: une “volonté générale” était censée “se
trouver là”, et le devoir du dirigeant consistait à en guetter
attentivement la manifestation par les mécanismes du scrutin
et du débat législatif.» Mais à l’ère moderne de la psychologie
scientifique et de la science politique, le temps est venu d’en
finir avec toutes ces sornettes. «Quant à ces ajustements qui
demandent des mesures de grande ampleur, le rôle du
propagandiste consiste à inventer des objectifs symboliques
qui auront pour double conséquence de faciliter l’adoption et
l’adaptation. Les objectifs doivent susciter une adhésion
spontanée et provoquer ces changements de conduite
nécessaires à une adaptation permanente. Le propagandiste,
créateur de symboles non seulement populaires, mais
également sources d’un recentrage favorable des
comportements, n’est pas un bonimenteur mais l’instigateur
d’actes manifestes.»
Notez, comme chez Bernays, le libre emploi du terme
«propagandiste». Nous sommes dans les années 1930. Le
terme ne possédait pas alors la connotation négative qu’il revêt
aujourd’hui (du moins en anglais; il est toujours employé de
façon neutre dans d’autres langues).
Charabia pseudoscientifique mis à part, nous voilà revenus
aux mêmes principes. Dans une société démocratique, nous,
les membres de la minorité intelligente, avons le devoir de
diriger les masses «ignorantes et stupides» vers ce que nous
considérons comme des objectifs adéquats, en usant pour ce
faire de tous les leurres nécessaires. Tout cela dans leur intérêt.
Ces points ont été approfondis par Reinhold Niebuhr,
analyste politique et théologien libéral de renom, souvent
désigné comme «le théologien de l’élite (libérale)». Il a
expliqué que, confrontés à «la stupidité de l’homme moyen»,
les dirigeants éclairés devaient créer des «illusions
nécessaires» et des «simplifications à fort potentiel
émotionnel» afin de s’assurer que des «intellectuels
responsables» pourvoient aux intérêts fondamentaux du grand
public. Selon un autre point de vue, les intellectuels
responsables sont, chez Gramsci, ces «experts en légitimation»
dont la tâche est de justifier d’une manière ou d’une autre les
affaires en cours.
Maître en la matière, Henry Kissinger l’a formulé en des
termes quelque peu différents. Pour paraphraser ses propos,
l’«expert» est celui qui est à même d’«exprimer le consensus
régnant parmi les puissants» et, de ce fait, de gérer leurs
affaires pour eux.
Ne se proclame pas expert ou intellectuel responsable qui
veut. Il existe aussi des «enragés des coulisses» – selon
l’expression employée en 1968 dans un article phare de
Foreign Affairs, l’une des principales revues de
l’establishment, par McGeorge Bundy, conseiller à la Sécurité
nationale de l’administration Kennedy, ancien doyen de
Harvard et plus tard directeur de la fondation Ford. Il faisait
allusion à ces gens si coupés de la réalité qu’ils interrogent non
seulement les tactiques du gouvernement, mais soulèvent
également des questions quant à ses motivations. McGeorge
Bundy visait spécialement les critiques des guerres qu’il avait
lui-même menées en Indochine. De la pure folie, d’ailleurs
bien documentée dans les Pentagon Papers divulgués par
Daniel Ellsberg peu après la publication de l’article de Bundy.
Les motivations y sont amplement détaillées, parfois de façon
assez explicite et guère flatteuse, pour user d’un euphémisme.
Leur divulgation venait non seulement confirmer, mais aussi
considérablement accroître la folie des enragés aux yeux de
gens comme Bundy.
Chaque société possède ses enragés des coulisses. En Union
soviétique, les enragés, du point de vue des dirigeants, étaient
les dissidents. Sévèrement réprimés en Union soviétique, ils
étaient chaudement applaudis aux États-Unis, comme il se
doit. Nous connaissons tous leurs noms. Lorsqu’il est question
de politique états-unienne, les valeurs sont inversées. Les
dissidents, des enragés, sont alors soumis à l’opprobre ou, le
plus souvent, traités avec indifférence. Qui, par exemple,
connaît les noms des éminents intellectuels latino-américains
assassinés en 1989 par des forces d’élite armées et entraînées
par les États-Unis? Quelqu’un parmi nous connaît-il leurs
noms? Quelqu’un est-il même au courant de ces assassinats?
Longue est la liste des enragés – souvent condamnés à souffrir
le «martyre que, sous une infinie variété d’aspects, seuls
peuvent supporter ceux qui sont doués d’assez de cœur, de
volonté et de conscience pour se battre avec le monde», ainsi
que l’écrivait Nathaniel Hawthorne[28].
Le temps manque pour nous plonger dans cette histoire
pourtant révélatrice. En résumé, on observe ce schéma dès les
toutes premières heures de l’histoire connue. Dans la Grèce
antique, à qui ordonne-t-on de boire la ciguë et de se suicider?
À Socrate, l’homme accusé de corrompre la jeunesse
athénienne par ses trop nombreuses questions. Vers la même
époque, le récit biblique fait état d’individus qualifiés de
«prophètes», une traduction erronée d’un mot hébreu inusité.
Ils étaient ce qu’il conviendrait d’appeler des dissidents. Ils
critiquaient les méfaits perpétrés par les rois, se livraient à des
analyses géopolitiques, lançaient des avertissements quant aux
répercussions de ces politiques désastreuses, appelaient à la
miséricorde pour les veuves et les orphelins… tels de
véritables enragés des coulisses. On leur réservait un mauvais
accueil. Ils étaient traités durement – emprisonnés, chassés
vers le désert, condamnés en tant qu’ennemis d’Israël, comme
dans le cas du prophète Élie. Là se situe l’origine de
l’expression «haine de soi juive», employée aujourd’hui par
d’importantes personnalités politiques comme Abba Eban et
les partisans états-uniens de la politique de l’État hébreu pour
condamner les critiques juifs de cette politique.
Les prophètes ont été honorés des siècles plus tard. Mais
pas en leur temps. À l’époque, les honneurs revenaient aux
flatteurs de la Cour, ceux que l’on qualifia plus tard de faux
prophètes. Les experts en légitimation. Il en va ainsi tout au
long de l’histoire. Cette chronologie ne manque pas d’intérêt.
Prenez Gramsci. Au moment où la dictature de Benito
Mussolini s’apprêtait à l’envoyer en prison, le procureur a
déclaré: nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner
pendant vingt ans. On appelle cela du fascisme. Les États-Unis
sont un peu plus sévères. Romero et les intellectuels jésuites –
ainsi qu’une longue liste d’autres martyrs religieux – ont
simplement été exécutés et réduits au silence à jamais, pas
seulement pour vingt ans.
On veillera en outre à effacer jusqu’au souvenir de leur
existence. Il est très intéressant d’observer ce procédé de près.
Revenons à Boston, la ville la plus libérale du pays. En 1990,
peu après l’assassinat des intellectuels jésuites, l’American
Psychological Association (APA) tenait un congrès à Boston.
Une série de tables rondes y étaient organisées. Je figurais
parmi les intervenants de celle consacrée au travail d’un des
intellectuels jésuites, un psychosociologue réputé. On a parlé
du congrès dans le Boston Globe, à mon avis le journal le plus
libéral des États-Unis à cette époque et qui assurait une
couverture de l’Amérique latine sans doute inégalée dans le
pays.
Le Globe a couvert le congrès, mais en faisant l’impasse sur
cette table ronde. Le quotidien a préféré consacrer un article
aux expressions faciales masculines séduisantes aux yeux des
femmes. Un sujet nettement plus important. Tout est question
de priorités. Il est impératif d’encourager le bon type
d’intellectuel. Je ne reproche rien au journaliste, qui n’avait
sans doute jamais entendu parler du massacre des intellectuels
jésuites survenu quelques mois plus tôt.
Je vous laisse imaginer quelles auraient été les réactions si
de tels événements s’étaient produits en Union soviétique sous
la dictature du Kremlin.
Évoquant un écrivain irlando-américain plusieurs fois
condamné sous des accusations dérisoires, le sévère et fin
critique H.L. Mencken a résumé l’essentiel: «S’[il] était russe
et publié en traduction, tous les professeurs chanteraient ses
louanges.» Voilà qui est tout à fait juste.
George Orwell a formulé des observations intéressantes à ce
sujet. Je suis certain que tout le monde a lu La ferme des
animaux à l’école. Mais il est moins évident que quiconque ait
lu la préface qu’Orwell a rédigée pour cet ouvrage, et qui est
longtemps restée inédite. On l’a découverte de nombreuses
années plus tard parmi ses documents personnels. Elle figure
dans certaines éditions contemporaines, mais était sans doute
absente du livre que la plupart des gens ont lu.
La ferme des animaux est, comme chacun le sait, une satire
de la Russie bolchevique, l’ennemi totalitaire. La préface,
destinée aux citoyens libres d’Angleterre, invite toutefois ces
derniers à faire montre d’humilité en la matière. La censure
littéraire sévit également dans leur pays, d’une façon propre à
une société libre placée sous la coupe d’un sens commun
hégémonique. «[C]e qui est inquiétant, en ce qui concerne la
censure des écrits en Angleterre, écrit Orwell, c’est qu’elle est
largement volontaire. Les opinions impopulaires peuvent être
passées sous silence et les faits gênants tenus secrets, sans
qu’il soit besoin pour cela d’une interdiction officielle.» Il ne
donne pas davantage d’explications, notant simplement la
mainmise qu’exercent sur la presse «des hommes très fortunés,
qui ont toutes les raisons d’être malhonnêtes à l’égard de
certains sujets importants», une mainmise renforcée par «un
accord tacite selon lequel il serait “mal venu” de mentionner
les faits en question». Ainsi, «quiconque défie l’orthodoxie
dominante se voit réduit au silence avec une efficacité
étonnante»[29]. C’est-à-dire relégué à la catégorie des enragés
des coulisses, si tant est que l’on relève son existence.
Du point de vue d’Orwell, un mécanisme essentiel de la
censure réside dans la bonne éducation. Qui a fréquenté les
meilleures écoles a intégré la notion selon laquelle il existe des
choses qu’il vaut mieux éviter de dire, voire de penser. Cette
notion devient alors une seconde nature. Si un étudiant est
doué et a bien retenu ses leçons, il peut devenir un intellectuel
responsable.
Voilà, en substance, le propos de la préface inédite à La
ferme des animaux. Mais quelles sont les choses qu’il faut
éviter de dire? Ou de penser? Je viens d’en donner quelques
exemples. Les crimes des États-Unis en Amérique latine en
font partie, tout comme la comparaison fort intéressante entre
l’Amérique latine, sphère d’influence états-unienne, et les
satellites russes en Europe de l’Est.
Aux yeux des intellectuels d’Amérique latine, leurs
homologues d’Europe de l’Est étaient, «d’une certaine
manière, plus chanceux que les dissidents d’Amérique
centrale» – pour citer l’éditeur d’une revue dont les bureaux
ont été détruits par des terroristes d’État appuyés par l’Oncle
Sam sans susciter le moindre froncement de sourcils aux États-
Unis. «Tandis qu’à Prague, poursuivait-il, le gouvernement
inféodé à Moscou dénigrait et humiliait les réformateurs, le
gouvernement du Guatemala à la solde de Washington les
assassinait. Il le fait toujours, se livrant à un quasi-génocide
qui a fait jusqu’ici plus de 150 000 victimes […] [dans ce
qu’Amnesty International] qualifie de “programme
gouvernemental d’assassinat politique”. […] On pourrait
croire que des gens au sein de la Maison-Blanche vouent un
culte aux dieux aztèques […] et font couler le sang du peuple
d’Amérique centrale en offrande.» Washington a mis en place
et soutenu en Amérique centrale des forces qui «peuvent
facilement rivaliser avec la Securitate de Nicolae Ceaușescu
pour le titre du régime le plus cruel au monde», ajoutait-il en
faisant allusion au plus sanguinaire des dictateurs européens
(et, accessoirement, un favori de Washington du fait de sa
relative indépendance vis-à-vis du Kremlin).
Bon nombre de victimes tiennent un discours similaire.
Elles ne sont cependant pas les seules. Des universitaires
occidentaux aboutissent aux mêmes conclusions. La référence
en matière de recherche sur l’histoire politique d’après-guerre
est un ouvrage en plusieurs volumes intitulé Cambridge
History of the Cold War[30]. Le chapitre sur l’Amérique latine
est signé John H. Coatsworth, éminent spécialiste de la région
et ancien doyen de la School of International and Public
Affairs de la Columbia University. Il écrit qu’à compter de
1960 – notez cette date – jusqu’à «l’effondrement de l’Union
soviétique en 1990, le nombre de prisonniers politiques, de
victimes de torture et d’exécutions de dissidents politiques
pacifistes en Amérique latine a largement dépassé celui
recensé en Union soviétique et dans ses satellites européens».
On pourrait, là encore, se demander combien de ces
dissidents est-européens sont connus du grand public, puis
comparer ce chiffre à celui de leurs homologues latino-
américains restés dans les mémoires. Voilà un sujet d’étude
intéressant qui, à ma connaissance, n’a jamais été traité. J’ai
insisté sur l’année 1960. J’en donnerai les raisons sinon dans
cet exposé, du moins lors d’un prochain.
Tournons-nous vers d’autres exemples de ce qu’il est
préférable d’éviter de dire aujourd’hui. Prenons en
l’occurrence deux articles publiés en une du New York Times il
y a quelques jours. Le premier article nous apprend que le
conseiller à la Sécurité nationale John Bolton, après s’être déjà
déclaré partisan du bombardement immédiat de l’Iran dans un
précédent article du même quotidien, a demandé au Pentagone
d’établir des plans en vue d’une attaque contre ce pays.
Un second article est consacré à William Barr, alors
récemment nommé procureur général des États-Unis. Celui-ci
soutient que le président dispose «du pouvoir absolu de
déclencher une guerre terrestre majeure de son propre chef,
non seulement sans la permission du Congrès, mais même en
dépit de sa désapprobation[31]».
Les moins avertis pourraient croire que la déclaration de
Barr enfreint l’article 1 de la Constitution, en vertu duquel seul
le Congrès détient le pouvoir de déclarer la guerre – une
rupture décisive avec la pratique courante de l’époque
antérieure à son adoption, qui conférait ce rôle au monarque.
Cette innovation révolutionnaire fut inspirée par les Pères
fondateurs qui, opposés à l’existence d’un pouvoir centralisé et
non contraint, prirent soin de soumettre de si sérieuses
décisions au jugement avisé du Congrès. Néanmoins, Barr est
trop bon avocat pour bafouer la Constitution de manière aussi
éhontée. Aussi parle-t-il de déclencher une guerre, et non de la
déclarer. Il trahit donc l’intention manifeste des Pères
fondateurs, mais pas leurs mots exacts.
Endossons le rôle d’enragés, et demandons-nous ce qui est
omis dans ces deux articles figurant en manchette du New York
Times, sous prétexte qu’il serait inconvenant de le mentionner.
Est notamment passé sous silence le fait qu’il existe bel et
bien un document intitulé Constitution des États-Unis, que
nous sommes censés révérer. Il s’agit d’un texte de grande
valeur, surtout aux yeux de «conservateurs» tels que Barr, qui
lui vouent un véritable culte. Laissons de côté les chicanes
portant sur la violation de l’article 1, et penchons-nous sur
l’article 6. On y découvre que «tous les traités déjà conclus, ou
qui le seront, sous l’autorité des États-Unis, seront la loi
suprême du pays; et les juges dans chaque État seront liés par
les susdits». Ainsi, vraisemblablement, que le président (même
si Barr et Trump pourraient l’entendre autrement).
Examinons certains des traités signés sous l’autorité des
États-Unis.
Le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale est la
Charte des Nations Unies. Établie à l’initiative des États-Unis,
celle-ci constitue le fondement du droit international moderne.
Étudions son contenu, en particulier le paragraphe 4 de
l’article 2. On y lit que «la menace ou l’emploi de la force»
sont proscrits dans le cadre des relations internationales. Non
seulement l’emploi, mais aussi la menace. Il existe des
exceptions, mais elles sont de toute évidence insignifiantes
dans ce cas précis.
Rappelons au passage qu’il est une catégorie de
professionnels, appelés «experts en droit international»,
capables d’expliquer savamment que les mots n’ont pas le sens
qu’on leur prête. Sauf que nous, les enragés, sommes des gens
simples d’esprit et non rompus à ces subtilités. Nous n’avons
donc d’autre choix que de prendre ce texte au pied de la lettre.
Parmi les choses qu’il serait mal venu de dire figure le fait
que les plus hauts responsables au sein de l’administration
enfreignent la Constitution des États-Unis, la loi suprême du
pays. Quelqu’un s’en soucie-t-il? Apparemment, non. Les
intellectuels responsables ne paraissent pas s’en inquiéter.
Il faut souligner, à la décharge de Barr, que celui-ci ne fait
pas entièrement œuvre de pionnier. Bien qu’il affiche dans ces
remarques un mépris outrageant pour la Constitution, les
dirigeants politiques ont pour habitude de bafouer la
Constitution en menaçant d’employer la force. Par exemple, il
est normal depuis des années d’entendre les présidents et
d’autres hauts responsables affirmer qu’en ce qui concerne
l’Iran, toutes les options demeurent envisageables. «Toutes les
options», dont une attaque nucléaire.
Tout cela relève de la routine. Prenez l’invasion de l’Irak en
2003, un cas typique d’agression dépourvue de motif valable.
Elle est critiquée. Le président Obama, par exemple, jouit d’un
profond respect pour l’avoir qualifiée de maladresse
stratégique. Les observateurs états-uniens ont-ils applaudi les
généraux russes lorsqu’ils ont critiqué l’invasion de
l’Afghanistan pour des raisons similaires? Ou les criminels de
guerre nazis qui critiquaient Hitler pour sa décision de mener
une guerre sur deux fronts au lieu d’écraser d’abord
l’Angleterre? Je n’en ai pas le souvenir. Y a-t-il ici une
différence? Si oui, laquelle – à part une opposition binaire
entre les États-Unis et les autres? Encore un sujet qui mérite
réflexion.
La critique de la guerre en Irak formulée par Obama fait
office de seuil à ne pas dépasser. Essayez de trouver quelqu’un
qui aurait qualifié cette guerre non pas de simple maladresse,
mais de crime international suprême. Ce que dit le jugement
rendu à Nuremberg à l’encontre des criminels nazis, dont bon
nombre furent condamnés à la pendaison. La guerre
d’agression – ce dont, je le répète, l’invasion de l’Irak
constitue un exemple modèle – y est décrite comme «le crime
international suprême, ne différant des autres crimes de guerre
que du fait qu’il les contient tous»: dans le cas de l’Irak, la
liste des crimes est longue, s’étirant jusqu’à l’avènement de
l’État islamique et au-delà.
Le procureur général américain à Nuremberg, Robert
Jackson, a prononcé un discours intéressant devant le Tribunal.
«Brandir un calice empoisonné devant ces accusés, a-t-il
déclaré, c’est aussi l’offrir à nos propres lèvres» – autrement
dit, «les critères qui servent à juger les accusés seront, demain,
ceux qui serviront à nous juger[32]». Sans quoi nous devrions
admettre que la procédure judiciaire n’est qu’une farce, une
justice de vainqueur. À chacun de tirer ses propres
conclusions. Il reste que sous le règne du sens commun
hégémonique, il est déplacé de dire ou de penser toutes ces
choses.
Examinons le pire crime international commis depuis la
Seconde Guerre mondiale, à savoir l’invasion états-unienne du
Vietnam puis de toute l’Indochine, laquelle s’est soldée par
des millions de morts et trois pays en ruines. Certaines phases
de l’offensive ont été menées d’après des ordres explicites
révélant un degré inqualifiable de criminalité, dont les plus
tristement célèbres sont les consignes transmises avec docilité
par Kissinger à l’U.S. Air Force, appelant à «une campagne de
bombardement massif au Cambodge. Tout ce qui vole contre
tout ce qui bouge[33]» – une incitation au génocide dont il
n’existe guère d’équivalent dans l’histoire. Ces ordres ont été
exécutés, donnant une impulsion majeure à la radicalisation
des Khmers rouges, comme l’ont révélé des études
(notamment celle de Ben Kiernan) sans toutefois pénétrer le
sens commun.
La guerre a pris fin en 1975 et, bien sûr, tout observateur
digne de ce nom y est alors allé de son commentaire. On
distinguait essentiellement deux groupes. Les faucons
affirmaient que les États-Unis auraient pu l’emporter au prix
d’une intensification des combats. Peut-être les manifestants
pacifistes étaient-ils responsables de la débandade. Le second
groupe se composait des colombes. Anthony Lewis, du New
York Times, incarne sans doute l’un des pôles du courant
dominant. Il est toujours instructif, comme je l’ai dit,
d’analyser le discours de la gauche institutionnelle pour
connaître les limites de ce qu’il est acceptable d’énoncer.
Lewis écrit, dans l’édition du New York Times du 1er mai
1975, que la guerre a démarré sous la forme «d’une campagne
maladroite visant à faire le bien». Comment le sait-on? Parce
qu’il s’agit d’un axiome, d’une vérité incontestable. Si les
États-Unis ont fait la guerre, c’était pour le bien. Cela se passe
de preuves et relève du sens commun hégémonique. Pourquoi
parler de «campagne maladroite»? Parce que celle-ci a échoué.
La guerre a donc d’abord revêtu l’aspect d’une campagne
maladroite pour le bien. «Mais à partir de 1969, il est devenu
manifeste pour une grande partie du monde – et la plupart des
États-Uniens – que l’intervention s’était avérée une erreur
désastreuse. […] Les opposants [à la guerre] affirmaient que
les États-Unis avaient mal compris les forces politiques à
l’œuvre en Indochine – et le fait qu’ils n’étaient pas en
position d’y imposer une solution, sauf à un prix trop coûteux
pour eux-mêmes.»
Voilà toute l’étendue de la critique d’extrême gauche ayant
droit de cité dans les médias dominants.
Il existait à l’époque un autre point de vue: celui voulant
que la guerre fût «fondamentalement injuste et immorale […]
et non une erreur[34]». Mais puisqu’il s’agissait du genre
d’hystérie anti-États-Unis que l’on attend des enragés des
coulisses, il était tout à fait raisonnable d’en museler
l’expression.
Sauf que dans ce cas précis, les enragés des coulisses,
c’était la majorité de la population.
Des études sont régulièrement menées pour connaître
l’opinion publique américaine en ce qui a trait aux relations
internationales. La principale organisation chargée de sonder
l’opinion publique dans ce domaine est le réputé Chicago
Council on Global Affairs. Les enquêtes conduites en 1975
comportaient bien sûr des questions relatives à la guerre au
Vietnam. Plusieurs choix de réponse étaient proposés. L’un
d’eux suggérait que la guerre n’avait pas été «une erreur»,
mais plutôt «fondamentalement injuste et immorale». Cette
réponse a été choisie par 70 % de la population. Il faut des
«coulisses» bien spacieuses pour contenir tous ces enragés. On
comprendra le mépris de l’élite intellectuelle libérale envers
«la stupidité de la personne ordinaire», tout à fait inconsciente
de ce qu’il est mal venu de dire.
Cette question est revenue dans les enquêtes durant de
nombreuses années, donnant lieu à un résultat à peu près
similaire. Au moins deux tiers des Américains estimaient que
la guerre avait été fondamentalement injuste et immorale, et
non une erreur. On aurait bien du mal à trouver dans les
médias traditionnels un seul commentaire d’intellectuels de la
gauche libérale exprimant le point de vue de la population.
Évidemment, une question subsiste. Que voulaient dire les
gens?
Cette question a finalement été soulevée par le directeur
d’études supervisant ces enquêtes, le politologue John Rielly.
D’après lui, les réponses indiquent «une volonté d’éviter
d’assumer des fardeaux importants dans le cadre
d’interventions à l’étranger». Peut-être. Elles peuvent aussi
indiquer que la population considérait la guerre comme
fondamentalement injuste et immorale, et non comme une
erreur. Il aurait été aisé d’obtenir la réponse, mais cette
enquête n’a vraisemblablement jamais été menée. Sans doute
l’a-t-on jugée superflue, puisque la bonne conclusion allait de
soi.
Tout cela soulève des questions concernant l’emprise
qu’exerce le sens commun hégémonique sur les hommes
responsables, en comparaison des masses ignorantes et
stupides. Des questions plutôt intéressantes. Il ne serait guère
étonnant de découvrir que les experts en légitimation se
révèlent plus profondément endoctrinés que les gens qui ne
sont pas constamment soumis à des flots de propagande et
n’en sont pas les pourvoyeurs officiels. Les faits tendent à le
montrer pour un certain nombre d’enjeux, mais la question n’a
jamais fait l’objet d’un examen méthodique, que je sache.
Pour terminer, j’aimerais évoquer brièvement le contexte
qui a vu émerger les questions dont nous traitons, soit la
première révolution démocratique moderne dans l’Angleterre
du XVIIe siècle, parallèlement à la nécessité de «maintenir le
public à sa place» – problème que soulèverait à nouveau
Lippmann trois siècles plus tard. C’est dans un tel contexte
historique que Hume formule ses observations sur l’ingénierie
du consentement.
Ce conflit survenu au milieu du XVIIe siècle est
généralement présenté comme une guerre entre le roi et le
Parlement, ce dernier représentant les classes marchande et
manufacturière alors en plein essor. La Glorieuse Révolution
finit par établir la primauté du Parlement et vit également la
bourgeoisie montante enregistrer certaines victoires. Le
monopole royal sur le très lucratif commerce des esclaves fut
notamment brisé, un accomplissement considérable. Les
marchands purent ainsi obtenir une part importante de cette
entreprise, qui a largement contribué à la prospérité
britannique.
Cependant, on trouvait là aussi des enragés – la majorité de
la population. Ils se faisaient entendre. Leurs tracts et leurs
orateurs prônaient l’éducation pour tous, l’accès aux soins de
santé garanti et la démocratisation du droit. Ils professaient
une sorte de théologie de la libération qui, comme l’observa
sombrement un détracteur, enseignait «une doctrine séditieuse
au peuple» et visait à «soulever la vile multitude […] contre
tous les hommes de haut rang du royaume, et à favoriser en
son sein des associations et des regroupements […] opposés
aux lords, aux aristocrates, aux ministres, aux avocats et à tous
les hommes riches et paisibles». Les travailleurs itinérants et
les pasteurs louant la liberté et la démocratie, les auteurs et
imprimeurs et leurs tracts qui remettaient en cause le pouvoir
et ses arcanes, et les agitateurs parmi la vile multitude
suscitaient particulièrement l’effroi. Un membre de l’élite
s’alarma du fait que les démocrates radicaux aient «exposé
tous les mystères et secrets du gouvernement […] aux yeux
des vulgaires (comme de la confiture aux cochons)» et «rendu
le peuple si curieux et arrogant qu’il refusera désormais de se
soumettre avec humilité à une autorité civile». Il est
dangereux, nota avec inquiétude un autre observateur, qu’«un
peuple soit conscient de sa propre force» – et comprenne que
«la force est toujours du côté des sujets», pour citer David
Hume.
La populace souhaitait être gouvernée non pas par le roi ou
le Parlement, mais «par [ses] propres compatriotes, qui
connaissent [ses] besoins». Ses tracts expliquaient en outre
qu’«il ne fera[it] jamais bon vivre en ce monde tant que les
chevaliers et les nobles nous imposera[ient] des lois motivées
par la peur et la volonté de nous oppresser, et restera[ient]
sourds à la colère du peuple».
Ces idées scandalisaient naturellement les hommes de haut
rang. Ils étaient disposés à accorder des droits au peuple, mais
dans certaines limites. Après la défaite des démocrates, John
Locke déclara que «les laboureurs et les artisans, les fileuses et
les laitières» devaient être instruits quant à ce qu’il faut croire:
«La plus grande partie du genre humain ne peut comprendre et
doit donc croire[35].»
Un siècle plus tard, la deuxième révolution démocratique
moderne, la Révolution américaine, révéla des conflits
passablement similaires qui furent décisifs dans l’élaboration
de la Constitution. Il s’agit d’un sujet très important, riche de
leçons et de conséquences déterminantes. Nous en reparlerons.
Chapitre 2

Le réalisme capitaliste ou le sens


commun dominant

Exposé de Marv Waterstone


22 janvier 2019

B IENVENUE dans cette deuxième semaine du cours Qu’est-


ce que la politique? Une tâche ardue m’attend ce soir. Je
vais résumer le premier volume du Capital de Karl Marx,
ce qui contribuera à vous rafraîchir la mémoire, dans
l’éventualité où vous auriez oublié certains éléments de vos
cours sur le marxisme. Notez bien qu’il s’agit seulement du
premier des trois volumes du Capital. J’essaierai par la suite
de tous les aborder, ainsi que quelques autres travaux de Marx.
Au programme ce soir: le capital et le «réalisme capitaliste»,
en référence à l’ouvrage Le réalisme capitaliste de Mark
Fisher. Cette formule, que j’ai déjà employée, me paraît saisir
de façon intéressante la notion qu’elle recouvre, soit le sens
commun capitaliste ou, pour citer Fisher, le fait qu’«il est
désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du
capitalisme[36]».
Le choix de cette formule me semble judicieux en ce
lendemain de journée Martin Luther King. Comme l’a dit ce
dernier, «je suis convaincu que si nous voulons nous trouver
du bon côté de la révolution mondiale, notre nation doit
effectuer un changement radical de ses valeurs. Nous devons
passer rapidement d’une société axée sur les choses à une
société axée sur les personnes. […] Lorsque les machines et
les ordinateurs, le profit et les droits de propriété sont jugés
plus importants que les personnes, les trois fléaux que sont le
racisme, le matérialisme et le militarisme sont impossibles à
vaincre». Ce discours, intitulé «Au-delà du Vietnam: le
moment de briser le silence», a marqué un tournant dans la
carrière de Martin Luther King. La plupart de ses anciens
alliés lui ont alors tourné le dos, et il s’est retrouvé isolé. Au
début de ce discours, il affirme que sa conscience ne lui laisse
d’autre choix que de briser le silence. C’est donc ce qu’il a
fait.
Il a alors effectué une transition très remarquée de la lutte
pour les droits civiques, à laquelle il s’était jusque-là
exclusivement consacré, à une campagne contre la pauvreté et
pour des changements sociétaux. Au cours des prochains
exposés, nous étudierons la relation entre un système politico-
économique, le capitalisme industriel tardif, et certaines de ses
conséquences les plus néfastes, à savoir le militarisme, la
catastrophe environnementale et les effets engendrés par sa
forme financiarisée et mondialisée. Au préalable, cependant,
nous devons établir clairement ce qui caractérise (et doit
caractériser) le capitalisme en tant que mode d’organisation de
l’économie politique de la société.
Dans l’exposé qui suit, je parlerai du capitalisme dans un
sens quelque peu théorique, d’après la définition idéale sous
laquelle il se présente. Cette forme n’est pas nécessairement
celle qu’il revêt au quotidien. Une telle approche vise à donner
un aperçu des caractéristiques fondamentales d’un système
capitaliste, sans lesquelles il ne peut être question de
capitalisme. J’évoquerai les raisons pour lesquelles il est lié,
de façon intrinsèque et assez inévitable, à ces diverses
conséquences.
Examinons d’abord la manière dont fonctionne le système
et, en premier lieu, arrêtons-nous sur la notion de production,
soit l’interaction la plus élémentaire de l’être humain avec la
nature. La production combine la main-d’œuvre humaine
(mais aussi, à différents moments de l’histoire, le travail
animal et les outils) et des éléments de la nature pour
permettre aux humains de satisfaire leurs besoins et désirs,
lesquels peuvent bien sûr appartenir à différentes catégories.
Quelle est, au-delà des impératifs physiologiques les plus
basiques, la définition d’un besoin, et où se situe le point de
bascule entre les besoins et les désirs? La différence peut se
révéler très subtile, un flou qu’exploite ouvertement l’industrie
de la publicité et du marketing, dont la principale raison d’être
consiste à transformer des désirs en besoins.
Les ressources proviennent d’éléments naturels neutres. Par
«neutre», j’entends ici ce dont la valeur demeure indéterminée.
Autrement dit, un élément naturel neutre ne devient une
ressource que lorsque la société, des individus ou de petits
groupes de personnes reconnaissent son utilité. Cette
reconnaissance dépend de l’état des connaissances et des
capacités, ainsi que de l’accessibilité des matières premières.
Elle est évidemment susceptible d’évoluer au fil du temps, en
fonction du lieu et de la culture. L’exploitabilité et
l’accessibilité sont tributaires de l’avancement technologique,
des conditions économiques, etc.
Un élément qui constitue une ressource à un endroit ou à un
moment donné peut ne pas l’être à un autre endroit ou à un
autre moment, et vice-versa. Un élément qui n’est pas reconnu
comme une ressource à un moment particulier peut devenir
reconnaissable et accessible comme tel dans d’autres
circonstances. Pour être considérée comme une ressource,
celle-ci doit d’abord le devenir. La notion initiale de
production, d’un point de vue historique et anthropologique,
impliquait seulement l’usage. En d’autres termes, des biens
utiles étaient produits grâce à l’interaction entre les personnes
et le monde physique. L’essentiel de la production était réalisé
par des familles ou de petits groupes.
Les moyens de production, c’est-à-dire les matières
premières, les outils et la main-d’œuvre, se trouvent à ce stade
entre les mêmes mains. Les personnes qui assurent la
production maîtrisent à la fois les moyens de production et le
travail. Avec le temps, une division du travail et une
spécialisation finissent par apparaître. Il en résulte, dans des
circonstances particulières, un surplus de certains biens.
Autrement dit, une partie de la production excède les besoins
immédiats. Tout ce qui est produit n’est pas aussitôt
consommé. Ce phénomène est imputable à la spécialisation et
à la division du travail.
Il devient alors possible d’échanger cet excédent. D’une
production individualisée destinée aux besoins immédiats, on
passe à un système générant un surplus, lequel favorise
l’exercice du commerce. Celui-ci revêt dans un premier temps
l’aspect du troc: un bien utile est échangé contre un autre. Cet
échange a généralement lieu en présence des parties, sans
intervalle dans le temps ou l’espace. Les personnes qui se
livrent au troc se connaissent et interagissent, échangeant une
marchandise ou un bien contre un autre, soit M←→M.
J’inscris ici cette formule qui me sera utile dans la suite de
l’énoncé. Elle désigne l’échange d’un bien contre un autre.
L’échange est d’abord accessoire à la production utilitaire: il
n’en constitue pas le but principal, mais un élément
secondaire. Une question se pose de façon systématique dans
les situations de troc: celle de la valeur d’échange. Comment
déterminer la quantité d’un bien qu’il convient d’échanger
contre un autre? Que l’on troque du pain contre des souliers,
ou des souliers contre du vin, comment établit-on que
l’échange est équitable?
On peut se baser sur le temps de travail nécessaire à la
production de ce bien. Il s’agit d’une version très sommaire du
concept de la valeur-travail. La valeur du bien serait ainsi
déterminée par le temps requis pour le produire, auquel
pourraient s’ajouter notamment les matières premières
utilisées. Cet indicateur est loin d’être fiable, puisqu’un
producteur peut se révéler plus ou moins efficace que la
personne avec qui il procède à l’échange. Il permet toutefois
d’établir une équivalence approximative grâce à laquelle on
sait combien de paires de souliers il est juste d’échanger contre
telle quantité de grain ou de pain, par exemple. Voilà une
façon d’envisager cette relation d’équivalence.
Marx introduit le concept de marchandise au début du
chapitre premier du Capital. La marchandise, qu’il considère
comme la forme élémentaire du capital, possède deux
propriétés: tout d’abord, la valeur d’usage, qui suppose qu’une
marchandise est utile à quelqu’un dans un but donné. Sous le
capital, cependant, cette marchandise doit être dotée d’une
autre propriété fondamentale, la valeur d’échange. Autrement
dit, une marchandise doit posséder, outre une utilité, une
caractéristique dont la société reconnaît la valeur. J’y
reviendrai dans un instant. La marchandise doit présenter ces
deux propriétés pour être jugée utile au sens capitaliste. Pour
remplir sa fonction, elle doit réunir ces deux éléments.
Ces propriétés sont à la fois réciproques et antinomiques.
Pour endosser le rôle de détentrice de valeur capitaliste lors
d’un échange, une personne doit donc renoncer à la valeur
d’usage afin d’obtenir la valeur d’échange, et inversement. Par
conséquent, qui arrive au marché chaussé d’une paire de
souliers, mais ne peut renoncer à ces souliers parce qu’il en a
besoin, se trouve dans l’impossibilité de les échanger et d’en
retirer la valeur d’échange. À l’inverse, qui possède de l’argent
(dont il sera question juste après) doit s’en départir pour
obtenir la valeur d’usage. Ces propriétés sont inhérentes à la
marchandise, mais elles sont maintenues dans un curieux état
de tension antinomique. On doit renoncer à l’une pour obtenir
l’autre.
Marx ajoute que la marchandise doit être aliénable pour son
détenteur. On doit être en mesure de s’en départir afin d’en
retirer la valeur qu’on lui attribue. Cet énoncé soulève
forcément une autre question, nous allons le voir. Cette
question surgit avec la généralisation de la division du travail,
soit la spécialisation des tâches, et de l’échange. C’est-à-dire
au moment où ceux-ci constituent non plus des éléments
accessoires à la production, un léger excédent, mais une
composante essentielle du modèle d’une société. La
généralisation de la spécialisation et de l’échange demandent
la création de ce qu’on appelle un «équivalent universel».
Dans ces circonstances, un équivalent universel est une
marchandise particulière à l’aune de laquelle il est possible
d’établir la valeur de toutes les autres. Il n’est guère commode,
lorsque d’importantes quantités de biens sont échangées, de
déterminer le temps de travail, ou le temps de travail moyen,
que ces biens ont nécessité. Un équivalent universel nous
dispense de devoir penser en ces termes. Cet équivalent
universel, c’est la monnaie. Ce rôle d’équivalent universel
n’est qu’un de ses nombreux rôles, mais je m’y tiendrai pour
le moment.
Tout peut faire fonction de monnaie. Bien des choses ont
servi de monnaie au cours de l’histoire. Nous connaissons tous
le mot «salaire». Le mot vient du latin sal, qui signifie sel, et
le sel faisait à une époque office de monnaie. Pour des raisons
historiques, mais aussi liées à leur transportabilité, à leur
durabilité et à leur qualité constante, l’or, l’argent et parfois le
cuivre et d’autres métaux précieux ont généralement servi de
monnaie au fil du temps. Le point important à retenir ici, c’est
que la monnaie joue ce rôle d’équivalent universel. La valeur
de n’importe quelle autre marchandise peut s’exprimer en
monnaie[37].
Examinons ce processus de plus près. Prenons la forme
d’échange de marchandises la plus basique, soit
M←→A←→M.
M, marchandise; A, argent; M, une autre marchandise. On
vend pour acheter. On arrive au marché avec une marchandise,
par exemple un surplus de souliers, et puisqu’on ne se
spécialise pas dans la fabrication du pain, on vient au marché
pour vendre ses souliers, obtenir de l’argent et utiliser celui-ci
pour acheter du pain.
La production devient peu à peu motivée par l’échange
plutôt que l’usage. Aux premières heures de la production, on
l’a vu, son motif prédominant est l’usage. Dès que l’on se
trouve dans un contexte où l’échange et la spécialisation ont
pris le dessus, c’est la production en vue de l’échange qui
prédomine. L’article produit doit toujours revêtir une valeur
d’usage pour quelqu’un; sinon, la vente est impossible. Le
producteur doit donc s’assurer que l’article possède une utilité,
et ce, même si l’usage personnel ne constitue pas le principal
motif de la production.
Les flèches sont bidirectionnelles, car tout achat est
simultanément une vente, dans la mesure où il s’agit d’une
transaction. Aussitôt que l’argent entre en scène et se substitue
au troc, de profonds changements ont lieu. Tout d’abord (nous
verrons plus loin des exemples de ce phénomène dans
différents contextes), il s’établit une importante asymétrie des
pouvoirs. En effet, le possesseur d’une marchandise doit
trouver un acheteur pour celle-ci. Le détenteur d’argent peut
acheter n’importe quelle marchandise offerte, ou ne rien
acheter du tout. Comme on peut le constater, la relation entre
le possesseur de marchandise et le détenteur d’argent repose
sur une hiérarchie intéressante. Je veux dire par là que le
détenteur d’argent dispose d’un avantage notable sur le
possesseur de marchandise.
J’aimerais à présent élargir cette notion et envisager le
capitalisme non plus à titre de simple échange, mais comme un
mode de production. Voici une formule que nous utiliserons à
de nombreuses reprises et dans des contextes légèrement
différents: A←→M←→M’←→A’.
Permettez-moi de passer en revue ses principaux éléments.
Nous avons d’abord A, l’argent; puis M, les intrants; ensuite
M prime, les extrants d’un cycle de production; et enfin
A prime, une plus grande quantité d’argent. À partir de A, on
espère arriver à A prime, moyennant certaines opérations
intermédiaires.
À la différence du simple échange, on achète ici pour
vendre, au lieu de vendre pour acheter. Dans ce modèle, les
capitalistes achètent des intrants ou des moyens de production,
autrement dit des matières premières, une usine et du matériel,
et de la force de travail. Ainsi, A est utilisé pour acheter M, qui
désigne, comme je l’ai dit, des moyens de production et de la
force de travail. On lance ensuite un cycle de production, à
l’issue duquel on obtient M prime, soit des extrants
supplémentaires. Enfin, si tout se déroule comme prévu, une
plus grande quantité d’argent.
Dans le mode de production capitaliste, les moyens de
production appartiennent à des intérêts privés. C’est là une
caractéristique essentielle du mode de production capitaliste.
Par conséquent, les décisions concernant ce qui doit être
produit, la façon de le produire et la redistribution des profits,
le cas échéant, relèvent également d’intérêts privés. Nous
tenons simplement ces choses pour acquises, car le système
fonctionne ainsi. Les travailleurs n’ont qu’une seule chose à
vendre: leur force de travail. J’insiste sur ce point. La seule
chose que les travailleurs ont à vendre, c’est leur force de
travail.
Je précise qu’il ne s’agit pas de leur travail tout court, une
distinction que j’établirai plus clairement dans un instant. La
seule chose que les travailleurs ont à vendre, c’est leur force de
travail. Voici donc un point intéressant. Le marché du travail,
à l’instar de tout autre contexte d’échange de marchandises,
est caractérisé par une considérable asymétrie du pouvoir. Le
possesseur de la marchandise «force de travail», soit le
travailleur, doit trouver un acheteur disposé à acquérir sa
main-d’œuvre. Le détenteur d’argent, c’est-à-dire le
capitaliste, peut acheter n’importe quelle marchandise
proposée, ou ne rien acheter du tout.
Il est utile de garder à l’esprit cette asymétrie lorsqu’on
songe à la thèse de Milton Friedman sur la liberté économique,
qui veut que les participants concluent cette entente de leur
plein gré et sur un pied d’égalité. Manifestement, il n’en est
rien. Le travailleur qui souhaite procéder à l’échange doit
trouver un acheteur intéressé par ses qualifications,
compétences et capacités particulières. La personne qui
possède l’argent peut les acheter, acheter celles de quelqu’un
d’autre ou n’en acheter aucune.
La position de Friedman quant à cette notion de liberté
économique s’en trouve aussitôt ébranlée. Je reviendrai là-
dessus en détail. J’aimerais pour l’instant aborder un autre
point. Il s’agit du principe d’accumulation initiale[38]. Il
éclairera certaines questions qui se posent lorsqu’on examine
ces éléments fondamentaux du mode de production capitaliste.
Tout d’abord, pourquoi les moyens de production sont-ils
concentrés entre les mains d’une minorité d’acteurs privés? Si
le capitalisme compte parmi ses aspects essentiels le fait que
des acteurs privés, dont on peut facilement supposer le nombre
réduit, contrôlent les moyens de production, quelle en est la
raison?
Ensuite, comment se fait-il que les capitalistes trouvent des
gens prêts et disposés à vendre leur force de travail, et que ces
gens n’aient que ça à vendre? Comment est-ce possible?
Tournons-nous vers Karl Marx:
Cette accumulation initiale joue dans l’économie politique à
peu près le même rôle que le péché originel dans la
théologie. […] On en explique l’origine en la racontant
comme une anecdote du temps passé. Il était une fois, il y a
bien longtemps, une élite laborieuse d’un côté, intelligente
et avant tout économe, et, de l’autre, une bande de canailles
fainéantes, qui gaspillait sans compter les biens de cette
élite. […] Or il advint ainsi que les uns accumulèrent de la
richesse et que les autres n’eurent en définitive rien d’autre
à vendre que leur peau. […] Et c’est de ce péché originel
que datent la pauvreté de la grande masse, qui, en dépit de
tout son travail, n’a toujours rien d’autre à vendre qu’elle-
même, et la richesse de quelques-uns, qui croît
continuellement, bien qu’ils aient depuis longtemps cessé
de travailler; c’est ce genre d’histoire puérile [que l’on]
rabâche encore […][39].
Voilà le mythe. Perdure-t-il aujourd’hui? Continuons-nous à
lui prêter foi? Certains d’entre vous ont peut-être entendu
parler du sénateur de l’Iowa, Chuck Grassley. Il a déclaré l’an
dernier au Des Moines Register: «J’estime qu’abolir l’impôt
sur les successions récompenserait les gens qui investissent,
par opposition à ceux qui se contentent de dépenser jusqu’à
leur dernier sou, que ce soit en alcool, en femmes ou au
cinéma[40].»
Manifestement, le mythe perdure. Marx écrit encore:
Chacun sait que dans l’histoire réelle le premier rôle est
tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage,
en un mot, par la violence. […] Le processus qui crée le
rapport capitaliste ne peut donc être autre chose que le
processus de séparation entre le travailleur et la propriété de
ses conditions de travail, un processus qui transforme, d’une
part, les moyens sociaux d’existence et de production en
capital, de l’autre les producteurs immédiats en travailleurs
salariés. […] La soi-disant accumulation initiale n’est donc
pas autre chose que le processus historique de
désassemblage du producteur d’avec les moyens de
production[41].
Marx qualifie ce processus d’«initial», car il constitue à ses
yeux la préhistoire du capital, et le mode de production propre
au capital. Nous approfondirons cette notion plus loin.
Comparons, à nouveau, cette notion à celle de la liberté
économique selon Milton Friedman. Autrement dit, cette idée
qui veut que les gens se présentent simplement comme des
travailleurs, et qui occulte le fait que des efforts délibérés et
continus ont été déployés pour les déposséder de la capacité de
pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Chacune de ces deux
notions brosse donc un tableau fort différent. En réalité,
l’accumulation initiale est toujours en cours. Il ne s’agit pas
d’une simple relique du passé. Nous verrons de quelles façons
elle se poursuit.
David Harvey a baptisé ce phénomène «accumulation par
dépossession». Celle-ci peut revêtir de nombreuses formes,
dont nous reparlerons en détail au fil du cours, mais comprend
notamment la privatisation de biens et de services publics, le
vol de propriété intellectuelle ou les enclosures réalisées par
l’entremise des brevets et du droit d’auteur. Voilà autant de
formes d’accumulation initiale, ou d’accumulation par
dépossession, qui sont toujours en cours. Elles n’appartiennent
en aucun cas au passé.
Un autre élément contribue de façon fondamentale à
déposséder les gens des moyens de subsistance et de
production.
La propriété communale – qui est tout à fait autre chose que
la propriété d’État […] – était une vieille institution
germanique qui subsistait sous le couvert de la féodalité.
Nous avons vu que cette usurpation violente de la propriété
communale, qui le plus souvent s’accompagne de la
transformation des terres de labour en pâturages, commence
à la fin du XVe siècle et se poursuit au XVIe siècle.
[Autrement dit, il existait des terres communales où les gens
pouvaient cultiver, faire paître leurs bêtes, etc. On a
violemment expulsé les gens de ces terres afin qu’ils ne
puissent subvenir à leurs besoins.] Mais à cette époque, ce
processus se réalisait par le biais d’actes de violence
individuels, que la législation combattit en vain pendant
150 ans. [Elle n’a pas livré un combat acharné, mais elle a
tenté d’empêcher ces usurpations.] Le XVIIIe siècle introduit
en l’espèce un progrès en ceci que c’est la loi elle-même qui
devient désormais l’instrument du pillage des terres du
peuple, bien que les grands fermiers n’aient pas non plus
hésité à pratiquer, subsidiairement, leurs petites méthodes
privées et indépendantes. Ce vol trouve une forme
parlementaire avec les «bills for Inclosures of Commons»
(lois sur le clôturage des terres communales), qui étaient des
décrets permettant aux propriétaires fonciers de se faire à
eux-mêmes cadeau des terres du peuple et d’en faire leur
propriété privée, bref des décrets d’expropriation du
peuple[42].
Encore une fois, on a verrouillé d’office la moindre possibilité
pour les gens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Le terme
«enclosure» est ici vraiment approprié. On a bel et bien
transformé en propriété privée des ressources publiques
jusque-là destinées à l’usage populaire.
Enfin, «il ne suffit pas qu’à un pôle les conditions de travail
se présentent comme capital et qu’à l’autre se présentent des
hommes qui n’ont rien à vendre que leur force de travail. Il ne
suffit pas non plus de les forcer à se vendre de leur plein gré.
À mesure que progresse la production capitaliste, se développe
une classe ouvrière portée, par son éducation, la tradition et
l’habitude, à considérer comme des lois de la nature allant de
soi les exigences de ce mode de production. L’organisation du
processus de production capitaliste développé brise toute
résistance […][43]».
On ne saurait mieux décrire la production du sens commun
sous le capitalisme. Non seulement cette dépossession a-t-elle
eu lieu, mais au fil du temps, les gens se sont mis à la
considérer comme naturelle, inévitable et inéluctable. Ainsi
vont les choses. Je précise également que Marx parle ici de la
concentration de la richesse à un extrême, celui de quelques
capitalistes, et de la séparation entre cette richesse et l’autre
extrême, celui des masses. Un certain nombre d’entre vous ont
sans doute eu vent du dernier rapport d’Oxfam, qui révèle que
les 26 personnes les plus fortunées sur la planète possèdent
désormais autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité,
soit 3,8 milliards de personnes.
Il s’agit potentiellement d’un problème. Je ne connais pour
ma part aucune de ces 26 personnes, mais je suis persuadé
qu’elles pourraient renoncer à une petite partie de cette
richesse. Le rôle de l’argent en politique est lui-même lourd
d’implications pour la démocratie, comme nous le verrons. Sur
cette question, il est pertinent de comparer les écrits de Milton
Friedman et ceux de Robin Hahnel. Les élites fortunées sont
en position d’influencer les structures de gouvernement à leur
propre avantage afin de servir leurs intérêts et de perpétuer
cette inégalité.
Plus près de nous, Mark Fisher écrit dans son livre Le
réalisme capitaliste qu’au cours des trente dernières
années[44], le réalisme capitaliste, terme par lequel il désigne le
sens commun dominant, est parvenu à instaurer une «“pensée
entrepreneuriale” pour laquelle il est simplement évident que
tout ce qui compose la société […] doit fonctionner sur le
modèle de l’entreprise». C’est ce qu’il entend par pensée
entrepreneuriale. L’état du monde est déterminé par la logique
de l’entreprise. Il rappelle – ce qui nous ramène au précédent
exposé sur le sens commun – que «toute politique
émancipatrice doit détruire les apparences d’un “ordre
naturel”».
Elle doit «montrer que ce qui se présente comme nécessaire
et inévitable n’est qu’une simple contingence». Autrement dit,
les idées que nous tenons pour acquises en ce qui concerne le
monde capitaliste doivent apparaître contingentes, et non
nécessaires et inévitables. D’autre part, cette politique «doit
faire en sorte que ce qui était auparavant qualifié d’impossible
semble à portée de main». Fisher cite en exemple le fait que le
«raz-de-marée de privatisations qui a eu lieu depuis les années
1980 aurait été impensable juste une décennie plus tôt [et que]
le paysage politico-économique actuel […] aurait été
difficilement imaginable en 1975».
«À l’inverse, ce qui avait été autrefois éminemment
possible est dorénavant qualifié d’irréaliste[45].» C’est là toute
l’utilité d’envisager la situation en partant du principe que le
sens commun est malléable. Pareil principe suppose en effet
que les choses peuvent changer à condition de libérer les
imaginaires.
Avant de revenir au fonctionnement du système en tant que
tel, voici une dernière citation de Marx:
La découverte des contrées aurifères et argentifères
d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la
population indigène, son ensevelissement dans les mines,
les débuts de la conquête et de la mise à sac des Indes
orientales, la transformation de l’Afrique en garenne
commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi
est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste. Ces
processus idylliques sont des moments majeurs de
l’accumulation initiale. […] Les différents facteurs de
l’accumulation initiale se répartissent donc principalement,
dans un ordre plus ou moins chronologique, entre
l’Espagne, le Portugal, la Hollande, la France et
l’Angleterre. À la fin du XVIIe siècle, en Angleterre, ils sont
tous rassemblés en une sorte de résumé systématique dans
un système colonial, un système de la dette publique et un
système moderne d’imposition et de protection douanière.
[…] Mais toutes utilisent le pouvoir d’État, la violence
concentrée et organisée de la société, pour activer
artificiellement le processus de transformation du mode de
production féodal en mode de production capitaliste et pour
en abréger les transitions. La violence est l’accoucheuse de
toute vieille société grosse d’une société nouvelle. Elle est
elle-même un potentiel économique[46].
Marx fait valoir que ces formes d’accumulation initiale
constituent des étapes essentielles que le capital a dû franchir
pour arriver à la forme qu’on lui connaît. Ces méthodes
s’appuient en partie sur la force collective, par exemple le
système colonial, mais elles reposent toutes, et c’est là un
point non négligeable, sur le pouvoir de l’État. Il s’agit, pour
Marx, d’une rare affirmation à propos du rôle de l’État dans la
société capitaliste. Il projetait de rédiger un volume sur le
sujet, mais ne s’y est jamais attelé.
À propos d’accumulation, tournons-nous à présent vers
notre formule: A←→M←→M’←→A’.
A désigne donc l’argent et M les intrants. Au terme du
cycle, nous avons A’, soit une quantité accrue d’argent.
Comment ce processus permet-il d’atteindre le but, c’est-à-
dire la transformation de A en A’? Nul ne se donnerait tout ce
mal simplement pour se retrouver à la fin avec la même
quantité d’argent qu’au début, autrement dit, si A n’aboutissait
qu’à A. Tout l’intérêt consiste à partir de A pour arriver à A’.
Pour comprendre ce processus, on doit s’intéresser à cette
marchandise singulière que constitue la force de travail.
Analysant la façon dont le processus de production permet
d’obtenir une plus grande quantité d’argent qu’il n’en requiert,
Marx commence par exclure toute possibilité de tromperie ou
d’iniquité. En procédant à l’analyse du système capitaliste,
Marx est en dialogue, et souvent en débat, avec les
économistes de son époque ainsi que leurs prédécesseurs, en
particulier les économistes politiques classiques comme David
Ricardo, Adam Smith et consorts.
Il entendait situer son analyse dans leur cadre théorique, où
le capital est présenté sous son meilleur jour. Ainsi, s’il
démontrait que le capital ne procure pas les avantages vantés
par ces économistes, il l’aurait fait à leurs conditions. Il exclut
notamment la tromperie et des pratiques comme celle qui
consiste à acheter à bas prix pour revendre à prix fort, un
aspect majeur du mercantilisme. Il justifie cette exclusion par
le fait que ces pratiques, tout bien considéré, ne produisent
aucun surcroît de survaleur ou de richesse dans la société.
Elles redistribuent simplement la valeur ou la richesse déjà
présente. Les gains et les pertes se compensent: si l’on trompe
quelqu’un, on réalise peut-être un gain, mais cette personne y
perd. Il s’agit d’un jeu à somme nulle. Marx exclut cette
pratique. Dans le processus tel qu’il l’analyse, tout s’échange
selon sa juste valeur.
Les moyens de production ne peuvent constituer une source
de survaleur. Je rappelle que Marx s’efforce de déterminer ce
qui, dans ce processus, permet de convertir A en A’. Une
pratique des capitalistes consiste à acheter les moyens de
production. Mais pour Marx, ceux-ci ne peuvent être source de
survaleur. Voici pourquoi. Une partie de leur valeur est
transférée aux produits fabriqués; les machines s’usent par
exemple au fil du temps. On peut calculer la part de leur valeur
mise en jeu dans la production pour chaque cycle de
production. Dans un autre cas de figure, les moyens de
production sont incorporés au produit fabriqué. Par exemple,
lorsqu’on fabrique du pain avec du blé, on incorpore cette
matière première au pain, mais sans générer de survaleur. Les
capitalistes doivent impérativement trouver sur le marché la
marchandise qui produit davantage de valeur qu’elle n’en
coûte. Voilà le secret.
Cette marchandise est la force de travail. Elle représente le
seul élément du processus qui produit de la survaleur, et donc
du profit. Il s’agit à cet égard d’une marchandise unique. De
quelle manière génère-t-elle du profit? La réponse est simple,
mais j’ai peur qu’elle ne soit guère agréable à entendre: grâce
à l’exploitation des travailleurs. Comment fonctionne ce
processus? Pour le découvrir, il nous faut d’abord comprendre
comment sont fixés les salaires, en particulier le taux de salaire
courant. S’il peut varier autour d’une moyenne en fonction de
l’offre et de la demande de travail, ce salaire correspond à ce
qui permet au travailleur de régénérer sa force. Autrement dit,
le minimum dont il ou elle a besoin pour se nourrir, se vêtir et
se loger afin d’être en mesure de revenir travailler le
lendemain. Ainsi est établi le salaire.
Ce taux de salaire courant, c’est-à-dire le prix de la
reproduction de la force de travail, dépend du coût de ce qu’on
appelle un «panier de marchandises», qui représente un
ensemble d’attentes raisonnables en matière d’indemnisation
dans une société, et en un lieu et une époque donnés. Marx a
utilisé l’État-nation comme échelle de référence, ce qui s’avère
très problématique. D’importantes différences peuvent en effet
exister d’un État à l’autre. Songez à ce dont une personne, en
un lieu et une époque donnés, a besoin pour se nourrir, se vêtir,
se loger, etc. Vous aurez une idée du salaire courant, lequel
correspond à ce panier de marchandises. De toute évidence, ce
salaire courant varie selon le lieu et l’époque. Les attentes
raisonnables aux États-Unis en 2019 sont certainement
différentes de ce qu’elles étaient en 1950 ou en 1970, ou de ce
qu’elles sont aujourd’hui au Bangladesh ou en Allemagne.
Soit dit en passant, le salaire courant aux États-Unis est à peu
près le même qu’en 1970. Nous y reviendrons dans un
prochain cours.
Si ce qui passe pour raisonnable varie clairement selon le
lieu et l’époque, le mécanisme permettant d’établir le taux de
salaire courant reste le même. En d’autres mots, on fixe le
salaire en calculant le coût d’un panier de marchandises. Seul
le contenu du panier varie en fonction du lieu et de l’époque.
Maintenant que nous savons comment est établi un taux de
salaire courant, appliquons cette notion pour comprendre ce
qui permet de faire dériver A’ de A lors du processus de
production. Prenons d’abord le cas d’un capitaliste qui achète
de la force de travail. De quoi se porte-t-il réellement
acquéreur? Il acquiert la capacité de travail de l’ouvrier. Il lui
appartient ensuite de décider de l’utilisation qu’il en fera. Là
réside la différence entre le fait d’acheter de la force de travail
et celui d’acheter du travail. Dans ce second cas de figure, le
travail a été intégré à un bien ou à un service. Le travailleur a
déjà déterminé comment dépenser sa force de travail. À
l’inverse, le capitaliste qui achète de la force de travail peut
décider comment mettre celle-ci à profit. Il dispose de la
capacité de travail de l’ouvrier.
Le capitaliste devient-il propriétaire de l’ouvrier?
Certainement pas. Il s’agirait alors d’esclavage, une solution
trop coûteuse pour les capitalistes, car elle suppose d’assumer
des frais d’entretien. Il est plus rentable de louer les services
de l’esclave salarié que d’acheter l’esclave lui-même. Le
capitaliste achète la capacité de l’ouvrier à travailler durant
une période déterminée, qu’on appelle la «journée de travail».
La durée de la journée de travail, devrais-je souligner,
constitue de longue date l’un des principaux fronts de la lutte
des classes. Au moment où Marx rédigeait Le Capital, une
journée de travail moyenne pouvait durer seize ou dix-huit
heures, voire davantage. La journée de travail typique de huit
heures ou la semaine de 40 heures telles que nous les
connaissons aujourd’hui sont le fruit d’une lutte de longue
haleine. Pour en revenir au processus, le capitaliste achète la
capacité de l’ouvrier à travailler, mais pour une période
déterminée, la journée de travail.
Du point de vue du capitaliste, cette journée de travail,
quelle que soit sa durée, est divisée en deux parties. Je parle
bien du point de vue du capitaliste, même si ce dernier ne
l’envisage pas lui-même sous cet angle. J’y reviendrai. Une
partie de la journée correspond à ce qu’on appelle le «temps de
travail nécessaire». C’est la partie de la journée durant laquelle
l’ouvrier couvre les frais de sa propre reproduction, et pour
laquelle il reçoit un salaire.
Le panier de marchandises qui détermine le taux de salaire
courant possède une valeur. L’ouvrier doit employer une partie
de sa journée à produire cette valeur sous forme de biens et de
services. C’est la partie nécessaire de la journée de travail. Un
ouvrier qui consacrerait toute la journée à accomplir cette
tâche ne créerait pas la moindre survaleur. Voilà qui est clair.
Si la journée de travail durait seize heures, mais qu’il fallait
seize heures à l’ouvrier pour produire la valeur de ce panier de
marchandises, la survaleur serait alors nulle.
L’autre partie de la journée de travail, appelée «temps de
surtravail», est la partie durant laquelle l’ouvrier continue à
produire des biens et des services, mais à titre gratuit. Ce
travail impayé crée la survaleur, source de profit pour le
capitaliste. Dans le cas d’une journée de travail de huit heures,
le temps qui reste une fois que l’ouvrier a couvert les frais de
sa reproduction correspond alors à la survaleur. Ce travail non
payé effectué par l’ouvrier pour le capitaliste constitue la
source de la survaleur et du profit. Cette division du temps se
déroule à l’insu des capitalistes comme des ouvriers. Personne
ne conçoit la journée de travail de cette manière.
Chacun connaît le proverbe qui veut que tout travail mérite
salaire. En réalité, ce n’est pas du tout ainsi qu’est organisée la
journée de travail. Le cas échéant, le capitalisme serait
instantanément paralysé. Le temps nécessaire à la reproduction
de l’ouvrier est toujours inférieur au temps de travail total
accompli. Il va sans dire que le capitaliste a tout intérêt à
réduire le plus possible la part du temps de travail nécessaire
dans une journée de sorte à augmenter le plus possible la part
du temps de surtravail. S’il parvient à réduire la proportion du
temps de travail nécessaire de trois quarts à un quart de la
journée, il accroît d’autant la survaleur.
Marx distingue deux façons d’accroître la survaleur. On
peut d’abord prolonger la durée de la journée de travail. On
parle alors de survaleur absolue. Supposons que sur une
journée de travail de six heures, quatre heures soient
nécessaires à la reproduction de l’ouvrier. Si l’on augmente la
durée de la journée de travail à huit ou douze heures et que
toutes choses demeurent égales par ailleurs, c’est-à-dire que le
même temps est consacré à la reproduction de l’ouvrier, le
temps de surtravail s’en trouve accru. Cette capacité à allonger
la durée de la journée de travail se heurte à des limites
biologiques (on ne peut travailler qu’un certain temps avant
que la productivité se mette à décroître rapidement) et
désormais, dans bien des endroits, à des limites légales. Mais
pas partout. Il existe de nombreux endroits où la durée de la
journée de travail n’est soumise à aucune restriction. À un
certain stade, on se heurte aux contraintes biologiques.
Personne n’est capable de travailler de façon continue.
Une autre façon d’augmenter la part de surtravail d’une
journée consiste à accentuer l’intensité du processus de travail.
C’est ce que Marx appelle la survaleur relative. En
réorganisant, par exemple, le processus de travail de manière à
renforcer la coopération et l’efficacité en contexte
manufacturier, on peut accélérer la cadence de la chaîne de
montage et le flux de production. Au tournant du siècle
dernier, quantité d’études des temps et mouvements furent
menées pour tenter d’analyser chaque processus de travail
dans une optique d’efficacité. Voilà autant de dispositifs qui
peuvent être mis en œuvre afin d’accroître la force productive
du travail et, chose importante, sans le moindre coût pour le
capitaliste. Il s’agit donc, je le répète, d’une autre façon
d’augmenter la part de surtravail dans une journée.
Revenons encore une fois à cette formule:
A←→M←→M’←→A’.
Nous savons à présent ce qui permet d’obtenir A’:
l’exploitation des travailleurs. Si, à l’issue de chaque cycle de
production, le capitaliste se contente de dépenser la survaleur,
soit A’, pour sa propre consommation, ou de la thésauriser, en
la conservant par exemple dans un compte à l’étranger, on
parle alors de «reproduction simple», puisque celle-ci ne
contribue en rien à la croissance de l’économie. Cet aspect du
processus n’est guère intéressant. Si, en revanche, une partie
de la survaleur est réinvestie dans l’achat de force de travail ou
de moyens de production supplémentaires en vue d’un
nouveau cycle de production, il est alors question de
«reproduction élargie», laquelle est source de croissance
économique.
S’engager dans ce processus de reproduction élargie
implique un certain nombre de décisions. Au début de chaque
cycle, le capitaliste doit décider combien il souhaite réinvestir
et, plus intéressant, quelle part de cet investissement sera
consacrée à la force de travail, appelée «capital variable» ou
«travail vivant», et aux moyens de production, appelés
«capital constant» ou «travail mort». Songez aux outils, au
matériel et aux matières premières – ils contiennent du travail
incorporé, mais pas de travail vivant. Si vous prenez une
machine, elle contient du travail, mais ce travail a déjà été
réalisé. Il relève du capital constant, ou travail mort.
Au début de chaque nouveau cycle de production, les
capitalistes répartissent donc la somme réinvestie entre les
moyens de production et la force de travail. Ils doivent décider
combien réinvestir, et quelle part consacrer à ces deux aspects
de l’investissement de capitaux. Le capitaliste base ces
décisions au moins en partie, et souvent en grande partie, sur
la façon dont le processus de production est altéré par ses
concurrents. Les capitalistes, en règle générale, ne
fonctionnent pas en vase clos. En d’autres termes, ils occupent
un segment du capital, ou un segment de marché dans lequel
ils sont confrontés à la concurrence.
Devant les décisions prises par leurs concurrents, les
capitalistes sont forcés de maintenir la cadence à tout prix.
Cette concurrence permanente contraint les capitalistes à
révolutionner sans cesse le processus de production afin de
conserver un train d’avance et, ainsi, de préserver et
d’accroître leurs profits. Les concurrents doivent ensuite les
imiter ou innover à leur tour, sous peine de couler. Voilà
pourquoi Marx admirait en un sens le capitalisme, qu’il
considérait à certains égards comme un système
révolutionnaire. En effet, si cette innovation constante visait
d’autres fins que celles de la maximisation des profits d’une
poignée de capitalistes, elle pourrait faire des merveilles. Un
tel potentiel laissait Marx admiratif.
La seule façon pour les capitalistes d’échapper à cette
concurrence de tous les instants est la constitution de
monopoles. Cette tendance se dessine dans le capitalisme au
fil du temps: les gros mangent les petits. Les fusions que l’on
observe au sein du monde médiatique ou d’autres secteurs ne
visent pas d’autre objectif. Seule la mise en place d’une
mainmise monopolistique sur leur segment de marché permet
aux capitalistes d’échapper à cette concurrence incessante. Ils
aspirent donc à réaliser des fusions et des acquisitions dans le
but d’éliminer la concurrence. Ainsi peuvent-ils s’extraire de
cet engrenage de bouleversements permanents.
Pour diverses raisons ayant trait pour la plupart à la
nécessité de réduire les aléas associés au travail vivant, les
capitalistes tendent avec le temps à augmenter la part de
l’investissement consacrée au capital constant au détriment des
fonds alloués au capital variable. Autrement dit, ils tendent à
investir davantage d’argent dans les moyens de production que
dans la force de travail, un choix qui, comme je l’ai dit, vise
surtout à dépasser les diverses limites inhérentes au travail
vivant.
Une forme désormais courante de ce phénomène est
l’automatisation, laquelle consiste à remplacer du travail
vivant par du travail mort (des machines). L’automatisation
s’accompagne d’importants effets tant sociaux
qu’économiques. Les qualifications sont attribuées aux
machines, ce qui se traduit par une déqualification des
travailleurs, dès lors confinés au rôle de simples assistants des
machines. Voilà qui est très profitable aux capitalistes. Si le
processus d’automatisation peut tout à fait donner lieu à la
création d’un certain nombre d’emplois réellement
intéressants, dans la vaste majorité des cas, les travailleurs sont
déqualifiés. Il devient alors très facile de les remplacer par
d’autres travailleurs.
Par exemple, au cours de l’histoire de la technologie
industrielle, on a vu des femmes prendre la place des hommes,
et des enfants celle des adultes. Attribuer à une machine la
maîtrise d’une qualification ou d’un savoir-faire artisanal
permet d’employer des travailleurs beaucoup moins qualifiés
pour effectuer le même type de tâches. Il n’existe rien de tel
pour discipliner les travailleurs. Si l’on sait que non seulement
bon nombre de gens ne rêvent que de prendre notre place,
mais qu’en outre peu de qualifications sont requises de leur
part, nous aurons tendance à nous montrer plutôt dociles au
travail. Avec le temps, le même volume, voire une
augmentation de la production, exige de moins en moins de
travailleurs. On le constate aujourd’hui. Nous en reparlerons
dans les prochains exposés.
Ce phénomène peut également contribuer à la constitution
d’une réserve de main-d’œuvre sans emploi ou sous-
employée, ce qui s’accompagne là aussi d’effets disciplinaires.
Le taux de chômage officiel aux États-Unis est actuellement
très faible, avoisinant 4 %[47]. Quantité de gens ont néanmoins
renoncé à chercher un travail ou sont largement sous-
employés. Gardons à l’esprit que le vrai taux de chômage est
fort différent de celui annoncé par les chiffres officiels. Même
parmi les gens qui travaillent, nombreux sont ceux qui
occupent des emplois dont le salaire ne leur permet pas de
survivre. L’existence de cette armée de réserve produit elle
aussi un effet disciplinaire.
Ce processus d’investissement dans le capital constant aux
dépens du capital variable, ou dans les moyens de production
au détriment du travail vivant, pose au capital deux problèmes
majeurs. Il y est confronté à l’heure actuelle. Tout d’abord,
puisque le travail vivant constitue la seule source de survaleur,
privilégier le travail mort au travail vivant peut entraîner une
chute du taux de profit. Il existe des moyens pour le capital de
compenser cette perte, mais ils ont tous aussi un coût. Je me
contenterai dans l’immédiat de les énumérer, et je reviendrai
dans les prochains exposés sur les effets qu’ils ont générés au
tournant des années 1960 et 1970.
Une chute du taux de profit peut être compensée par une
hausse du taux d’exploitation. En d’autres termes, on peut se
montrer plus exigeant envers la force de travail existante.
Nous savons toutefois qu’une telle pratique se heurte à des
limites à la fois biologiques et légales. Une baisse du coût du
capital constant vers lequel est dirigé l’investissement peut
également contrebalancer la chute du taux de profit. Une autre
possibilité consiste à réduire les salaires en dessous de leur
taux courant, mais il s’agit d’une forme de tricherie
rapidement vouée à l’échec en cas de concurrence et si la
demande en force de travail s’avère supérieure à l’offre. Enfin,
on peut gonfler les rangs de l’armée de réserve industrielle et
ainsi accentuer la pression sur les travailleurs pour qu’ils
fournissent un meilleur rendement. Voilà autant de moyens de
remédier au problème causé par le gel des investissements
dans le travail vivant, lequel, on l’a vu, constitue la seule
source de survaleur et de profit.
Un second problème surgit lorsque l’on remplace le travail
vivant par le travail mort, autrement dit, quand on investit dans
le capital constant au détriment du capital variable. Revenons
une dernière fois à la formule: A←→M←→M’←→A’.
Nous savons désormais que M’, soit le surproduit, est
obtenu par l’exploitation du travailleur. Nous savons que la
marchandise M’ contient à la fois une valeur d’usage et une
valeur d’échange accrue. Cette notion est fondamentale.
Cependant, le capitaliste qui souhaite concrétiser cette valeur,
c’est-à-dire empocher le profit, doit vendre la marchandise; il
doit réaliser l’opération qui consiste à transformer M’ en A’.
Un capitaliste a beau suivre l’ensemble du processus de
production, s’il ne vend pas le produit, il ne peut empocher le
profit. En quoi ce fait est-il lié à la réduction de
l’investissement dans le travail vivant? Pour qu’une vente ait
lieu, il doit exister une demande effective, c’est-à-dire un
acheteur qui désire acheter la marchandise et qui est doté des
moyens de le faire. On peut assurément créer la demande en
recourant par exemple à la publicité, mais si les gens sont
désormais sans emploi, sous-employés ou sous-payés, il
manque le deuxième élément de cette équation, soit la capacité
d’acheter le produit.
Si chaque capitaliste agissant dans son propre intérêt réduit
constamment ses coûts de main-d’œuvre, au moyen de
l’automatisation, de la baisse des salaires ou de la
délocalisation, l’effet cumulé est de réduire la demande
effective générale. C’est, en substance, la situation à laquelle
nous assistons depuis le krach de 2008. Ce problème est tour à
tour qualifié de surproduction et de sous-consommation. Ces
phénomènes ne sont pas équivalents, mais je ne m’attarderai
pas ici sur ce qui les distingue. Ils décrivent essentiellement
une crise du capitalisme où des biens et des services
demeurent invendus faute d’une demande effective conduisant
à leur achat.
Voilà qui nous permet d’aborder très brièvement le rôle de
l’État dans le capitalisme. Nous avons vu que l’État intervient
pour garantir les conditions nécessaires à l’essor du
capitalisme. Cette intervention peut revêtir l’aspect de
conquêtes militaires, de l’impérialisme, du colonialisme et des
systèmes juridiques associés, du mouvement des enclosures,
de la protection de la propriété privée, de la sécurité des
contrats, de l’octroi d’infrastructures utiles – nous verrons en
effet que toutes ces entreprises capitalistes ont besoin d’un
environnement dans lequel elles peuvent véritablement
fonctionner. Il peut s’agir de routes, de systèmes de
communication ou d’activités de recherche et développement.
Toutes ces conditions sont généralement assurées par l’État,
mais son rôle au sein d’un système capitaliste consiste
également à protéger le capitalisme des capitalistes. Comme
dans l’exemple que je viens de citer, laisser chaque capitaliste
agir dans son seul intérêt peut mener, par effet cumulé, à une
catastrophe d’ampleur systémique. J’en veux pour exemple le
New Deal de Franklin D. Roosevelt, qui visait dans une large
mesure à sauver le capitalisme des capitalistes. Le sauvetage
des banques de 2008-2009 en est un autre exemple, tout
comme le salaire minimum. Quiconque s’oppose au salaire
minimum ne comprend rien au fonctionnement du capitalisme.
J’aimerais à présent évoquer certaines des conséquences
inévitables de ce système politico-économique, avant d’y
revenir en détail dans les prochains exposés. Nous parlerons
en premier lieu des rapports étroits entre capitalisme et
militarisme. Nous en analyserons les motivations sous-
jacentes, notamment l’accès à de la main-d’œuvre et à des
marchés, ainsi que l’accès à des moyens de production et à des
ressources autant positives que négatives. J’entends par là des
ressources mises en jeu dans la production (les ressources dites
«positives»), mais aussi, par exemple, des lieux servant à
l’élimination des déchets (les ressources dites «négatives»).
Par le passé, ce militarisme a revêtu des formes très diverses:
impérialisme, colonialisme, néocolonialisme ou néo-
impérialisme.
Leurs liens avec l’accumulation initiale ou l’accumulation
par dépossession sont nombreux, comme on l’a vu, et le
militarisme et la force continuent d’appuyer ce type
d’activités. De plus, le militarisme constitue en lui-même une
source de profits. Le complexe militaro-industriel est un
secteur extrêmement lucratif, et j’ajouterais qu’il compte
désormais des équivalents dans le domaine de la sécurité, de la
surveillance et un certain nombre de domaines apparentés.
Gardons également à l’esprit que les liens entre le
militarisme à l’étranger et le militarisme dans le pays sont
multiples. La raison tient à une évolution du sens commun
dominant: la peur d’un «autre» dangereux. Ce sentiment
demande sans cesse à être renforcé. Cet aspect du sens
commun est à mettre en parallèle avec la perte de légitimité de
l’État. Au sein d’un système économique mondialisé, nombre
d’États-nations sont incapables de garantir la sécurité
économique de leurs propres citoyens. Les décisions
économiques ne relèvent plus des États. Une nouvelle base de
légitimité (autre que la sécurité économique) a donc dû être
établie. Elle repose désormais sur la protection contre cet
«autre» assimilé au danger. Cette peur sert souvent à diviser
les rangs de la classe laborieuse, comme en témoigne la
montée actuelle du nationalisme, du prétendu populisme, etc.
Les ennemis étrangers figurent parmi ces «autres» perçus
comme dangereux. Les communistes tenaient autrefois ce rôle,
mais il est devenu très difficile d’attiser cette peur après la
chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union
soviétique. La prétendue menace communiste ayant disparu, il
a fallu inventer de nouveaux ennemis: le terroriste
international, mais aussi les immigrants et les réfugiés. On
nous incite en outre sans cesse à redouter les ennemis
intérieurs: les femmes, les personnes de couleur, les jeunes, les
personnes âgées, les communautés LGBTQ, les personnes
ayant un handicap. Ces franges de la population sont
constamment présentées comme des dangers desquels il
faudrait se protéger. L’État se bâtit ainsi une nouvelle
légitimité, en important par la même occasion le militarisme
au pays.
Il sera question en deuxième lieu des liens entre le
capitalisme et la catastrophe environnementale. Encore une
fois, ces conséquences sont inévitables dans le cadre d’une
économie politique capitaliste. Elles sont motivées par
l’impératif de croissance continue du capital. La concurrence
en accentue la nécessité de différentes façons, dont nous
parlerons. Nous vivons cependant dans un monde aux
ressources limitées. Nous sommes donc témoins d’un
épuisement rapide des ressources, d’une pollution
environnementale généralisée et de changements climatiques.
Nombre de ces conséquences découlent de la dépendance du
capitalisme à l’externalisation de tous les coûts susceptibles de
nuire au résultat net (ce qui revient à en faire porter le fardeau
à d’autres). Nous reviendrons plus loin sur la question des
externalités. À l’origine de cette tension réside le sens
commun dominant selon lequel la qualité de vie, le bonheur et
la satisfaction sont déterminés par l’acquisition de biens
matériels. Il en résulte une consommation effrénée et
incessante fondée sur la recherche de nouveauté,
l’obsolescence et le gâchis, qui sont tous des produits du
capitalisme.
Il sera ensuite question du capitalisme dans sa forme
néolibérale, financiarisée et mondialisée et d’une série de
conséquences dérivant de cette forme. Je me contenterai de les
passer en revue très rapidement, dans l’attente d’un prochain
exposé. Le capital a revêtu cette forme après avoir été
confronté, à l’issue de la période qui correspond
approximativement aux Trente Glorieuses (1945-1970), à une
chute brutale des taux de profit. Le capital avait besoin d’une
nouvelle forme afin d’étendre son emprise en vue de
l’accumulation.
Le capital, lorsque les circonstances le permettent, circule
librement autour du globe. Le capitaliste doit cependant tenir
compte de la nature et du montant de ses coûts fixes.
Autrement dit, le capitaliste qui a réalisé d’importants
investissements dans un pays et qui y possède une usine n’est
pas si libre de faire circuler son capital. En revanche, s’il n’est
pas encombré par ce type d’investissement, il peut parcourir le
globe à la recherche de main-d’œuvre moins coûteuse ou plus
docile, de ressources plus accessibles, de nouveaux marchés,
d’endroits où rejeter des déchets polluants, etc. La
privatisation de biens et de services auparavant publics peut
également représenter une nouvelle occasion d’accumulation
et de profit. Elle constitue une forme d’accumulation par
dépossession – une version contemporaine de l’accumulation
initiale. Enfin, l’extension des droits de propriété intellectuelle
et la colonisation des savoirs traditionnels et autochtones
peuvent devenir des sources de profit.
Alors que le capital peut circuler librement, la main-
d’œuvre, elle, doit demeurer sédentaire. Si les travailleurs
pouvaient se déplacer librement en quête de plus hauts salaires
ou de meilleures conditions de travail, le pouvoir des
capitalistes s’en trouverait affaibli. C’est l’une des principales
raisons pour lesquelles nous assistons à de vives polémiques
au sujet des prétendus immigrants et réfugiés. Le sens
commun dominant qui sous-tend cette forme néolibérale
correspond à la même éthique des affaires que j’ai déjà
évoquée: vive le marché, à bas le gouvernement.
Nous verrons finalement que toutes ces conséquences ne
manquent pas de susciter réaction et résistance. J’en veux pour
preuve les nombreux mouvements qui œuvrent à la défense
des travailleurs, de la paix, de l’environnement, de la justice
sociale, de l’égalité, des droits civiques ou de groupes
identitaires, etc. Néanmoins, ces mouvements se révèlent
souvent isolés les uns des autres. L’un des principaux objectifs
de ce cours est de démontrer que ces différents mouvements
ont tous pour origine les mêmes causes structurelles et
systémiques sous-jacentes, et qu’ils devraient par conséquent
faire front commun. Voilà qui conclut cet exposé.

Exposé de Noam Chomsky


24 janvier 2019
Commençons par une bonne nouvelle ou, du moins, une
nouvelle pas trop tragique. Comme certains l’ont peut-être vu,
l’horloge de l’apocalypse a été mise à jour ce matin et,
contrairement aux craintes de beaucoup de gens, dont moi-
même, elle n’a pas été avancée plus près de minuit. Elle
affiche toujours minuit moins deux minutes, soit l’heure la
plus proche de la destruction finale enregistrée depuis sa
création en 1947. Elle avait alors été réglée à minuit moins
sept. Elle fut avancée à minuit moins deux en 1953, année où
les États-Unis et l’Union soviétique procédèrent à des essais
nucléaires, signifiant ainsi au monde que les humains, dans
toute leur grandeur, possédaient désormais la capacité de
détruire la planète. Si l’aiguille des minutes a oscillé depuis,
elle n’était jamais revenue à minuit moins deux jusqu’à janvier
2018, date marquant le premier anniversaire de l’arrivée de
Trump au pouvoir. Et aujourd’hui, elle est toujours à la même
place. À mon avis, les analystes ont estimé que s’ils la
rapprochaient davantage de minuit, l’horloge atteindrait
l’heure fatidique d’ici un an ou deux (et alors… adieu), d’où
leur retenue.
Passons maintenant au sujet qui nous préoccupe: le sens
commun hégémonique tel qu’il est façonné et s’illustre au sein
de la sphère intellectuelle, notamment dans les sciences
humaines. Mener des recherches dans ces domaines est assez
difficile, pour de multiples raisons. Il est par exemple
impossible de réaliser des expériences contrôlées comme on le
ferait dans le champ des sciences exactes. Néanmoins, il arrive
que l’Histoire se montre obligeante et s’en charge à notre
place.
Ce fut le cas pour le fondamentalisme du marché inspiré de
Friedman dont Marv Waterstone a parlé dans son dernier
exposé. Les faits remontent à 1973, année où un coup d’État
militaire piloté par le général Augusto Pinochet a renversé le
régime parlementaire social-démocrate de Salvador Allende et
instauré une dictature brutale au Chili. Le coup d’État
constituait un nouvel épisode de la vague de répression
déclenchée dans cet hémisphère au début des années 1960, à
laquelle j’ai déjà fait allusion. Nous y reviendrons, en nous
penchant sur son intéressante genèse.
Le coup d’État s’inscrivait dans un contexte qui mérite
quelques minutes de réflexion. À partir de la fin des années
1950, la Central Intelligence Agency (CIA) a mené au Chili
une vaste opération pour empêcher l’élection d’Allende, ayant
recours entre autres à une ingérence électorale éhontée et à de
nombreuses autres formes de subversion (passées inaperçues,
car plutôt classiques). Ces efforts bénéficiaient en outre d’un
soutien économique massif du monde des affaires américain,
du gouvernement des États-Unis et de la Banque mondiale,
lesquels mettaient tout en œuvre pour éviter la catastrophe.
Leur stratégie a porté ses fruits jusqu’en 1970, année où
Allende a fini par être élu.
Notons au passage que la CIA n’est pas un «électron libre»,
comme on le prétend parfois en guise d’échappatoire facile. Il
s’agit d’une agence relevant du pouvoir exécutif, qui exécute
en règle générale des ordres et permet à ceux qui les donnent
au sein de la Maison-Blanche de se retrancher derrière le «déni
plausible».
L’élection d’Allende a suscité une frénésie à Washington,
d’abord dans les rangs de la CIA, qui avait considérablement
investi pour parer à cette éventualité, mais aussi dans les
sphères du pouvoir au sens large. Les États-Unis ont suspendu
leur aide extérieure. Le président de la Banque mondiale,
Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense de
l’administration Kennedy, a mis fin aux prêts de la Banque,
négligeant l’avis de ses conseillers, pourtant disposés à trouver
un compromis avec le nouveau gouvernement. Il en a découlé
une forte augmentation de la subversion tous azimuts,
notamment au sein des médias qui, au Chili, sont tellement
loin à droite qu’il faut un puissant télescope pour les
apercevoir.
Le gouvernement des États-Unis a alors envisagé deux
options, qualifiées de manière douce et de manière forte. La
manière douce consistait à provoquer l’effondrement de
l’économie ou, selon la formule employée dans les documents
internes, à «pousser l’économie à l’agonie», à miner la société
de telle sorte que les gens renversent le gouvernement en
désespoir de cause. Voilà pour la manière douce. La manière
forte consistait à échafauder un coup d’État militaire. Il existe
de très bonnes sources à ce sujet, notamment un livre intitulé
The Pinochet Files, signé par Peter Kornbluh, un spécialiste de
l’Amérique latine[48]. L’ouvrage comprend essentiellement des
documents gouvernementaux. Les événements alors en cours y
sont décrits avec grande clarté et minutie.
La figure centrale de toute cette affaire était Henry
Kissinger, conseiller à la Sécurité nationale de Richard Nixon,
puis également secrétaire d’État à compter de 1973. L’ouvrage
de Kornbluh contient un rapport qui révèle que des opérations
clandestines de la CIA ont conduit à l’assassinat du
commandant des forces armées du Chili René Schneider,
partisan du gouvernement en place. La CIA estimait que ce
meurtre suffirait à provoquer un soulèvement, mais elle se
trompait. L’agence a échoué à empêcher l’investiture
d’Allende, le 4 novembre 1967.
Après cet échec, Kissinger a pressé le président Nixon de
rejeter la recommandation du département d’État, qui
préconisait la mise en place d’un modus vivendi entre les
États-Unis et Allende. Dans un document d’information
confidentiel de huit pages où Kissinger livre ses plus solides
arguments pour un changement de régime au Chili, il signale à
Nixon que «l’élection d’Allende à la présidence du Chili pose
pour [les États-Unis] le défi le plus important auquel [ils
furent] jamais confrontés dans cet hémisphère […] votre
décision quant à la marche à suivre sera peut-être la décision
de politique étrangère la plus difficile et historique que vous
aurez à prendre cette année».
Rappelons que la guerre du Vietnam, entre autres,
connaissait alors son apogée. Renverser le régime d’Allende
n’en demeurait pas moins d’une importance capitale.
Kissinger poursuit en affirmant que les enjeux concernent
au même titre le milliard de dollars américains investi au Chili
et l’«effet de modèle insidieux» que pourrait représenter
l’élection d’Allende. Les États-Unis ne sont pas en position de
nier la légitimité d’Allende, note Kissinger, et si le président
chilien parvenait à réaffecter les ressources de son pays selon
un modèle socialiste, d’autres pays pourraient être tentés de
l’imiter. «L’exemple de réussite d’un gouvernement marxiste
élu au Chili aurait assurément une incidence sur – et une
valeur de précédent pour – d’autres régions du monde, surtout
l’Italie; la propagation d’un phénomène similaire autour du
monde aurait un effet sérieux sur l’équilibre international et
notre propre place au sein de celui-ci.»
Le «gouvernement marxiste» était en réalité un
gouvernement social-démocrate, mais comme l’avait expliqué
Dean Acheson à une date bien antérieure, il convient de se
montrer «plus clair que la vérité» lorsqu’il s’agit de «frapper
l’esprit grégaire du gouvernement». Quant à l’Italie, Kissinger
n’avait pas besoin d’entrer dans les détails. Nixon savait
comme lui pourquoi l’Italie posait problème: de puissants
partis de gauche occupaient le devant de la scène politique du
pays, et une vaste opération de la CIA visant à subvertir la
démocratie italienne était en cours depuis 1948. L’aspiration
chilienne au changement social par voie parlementaire pouvait
fort bien se répercuter jusqu’en Italie et au-delà.
Le lendemain, Nixon a indiqué sans détour au Conseil
national de sécurité que la politique des États-Unis consisterait
à provoquer la chute d’Allende. «Notre principale inquiétude,
a-t-il expliqué aux conseillers, est la perspective qu’il
consolide sa position et projette au reste du monde une image
de réussite.»
À vrai dire, cet «effet de modèle insidieux» constitue un
thème récurrent dans les décisions de politique étrangère.
Comme l’a énoncé Dean Acheson, «il suffit d’une brebis
galeuse pour gâter un troupeau». Dans la version de Kissinger,
le gouvernement d’Allende est un «virus» susceptible de
«propager la contagion». Devant un tel dilemme, la solution
est claire: il faut éliminer le virus et en vacciner les victimes
potentielles, en instaurant au besoin des dictatures militaires
violentes et répressives.
Il s’agit d’une conception assez courante. Elle est souvent
qualifiée de «théorie des dominos». Les États-Unis n’en sont
pas les inventeurs, bien sûr. Elle tient lieu de seconde nature
pour toute puissance impériale. Les États-Unis en sont
seulement devenus les principaux tenants au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, moment où ils ont remplacé la
Grande-Bretagne et la France au rang de première puissance
impériale du monde. La théorie avait déjà été mise en pratique.
Un cas décisif est celui de la Révolution haïtienne de 1804, qui
a permis la naissance au premier pays fondé par des esclaves
affranchis. Les États-Unis ont pris part aux efforts déployés
par les grandes puissances – la France, le pouvoir colonial en
Haïti et la Grande-Bretagne, alors la principale puissance
mondiale – pour écraser la Révolution haïtienne. On craignait
à juste titre que cette révolution n’incarne un modèle insidieux
pour d’autres, notamment pour des États esclavagistes comme
les États-Unis. Haïti a fini par arracher son indépendance, mais
à un coût considérable, et le pays ne s’est jamais remis des
interventions et de leurs conséquences. Nous reviendrons sur
certains des détails. La participation à l’attaque contre Haïti
constitue la première occurrence du recours à la théorie des
dominos dans le cadre de la politique étrangère américaine.
La théorie des dominos est souvent tournée en dérision
lorsque les dominos ne tombent pas, mais pourquoi restent-ils
en place? Eh bien, parce que le remède s’est révélé efficace.
La politique mise en œuvre porte ses fruits, les dominos ne
tombent pas, le modèle insidieux est éliminé, le virus est
éradiqué, et d’autres sont protégés contre l’infection par des
dictatures militaires ou divers moyens. Il existe de nombreuses
illustrations de ce schéma, dont, au passage, le Vietnam. J’en
reparlerai lorsqu’il sera question de politique impériale. Le cas
d’Allende en offre un exemple frappant.
Sans cesse ridiculisée, la théorie des dominos n’en continue
pas moins de dicter la politique étrangère, comme elle l’a fait
durant toute la guerre froide. Cette théorie paraît rationnelle.
Elle relève du bon sens.
Le coup d’État de Pinochet a mis en place des conditions
quasi idéales pour expérimenter le fondamentalisme de marché
prôné par Friedman. L’usage de la torture dissuadait
quiconque de soulever des objections à l’égard des décisions
de politique économique. Exprimé en équivalent par habitant,
soit la mesure adéquate, le bilan de la vague de terreur
déclenchée le 11 septembre 1973, date du coup d’État, aurait
représenté aux États-Unis environ 100 000 morts et un demi-
million de victimes de torture.
Voilà qui donne à réfléchir.
J’ai eu un aperçu de la torture lors d’un séjour au Chili il y a
quelques années. J’ai eu l’occasion de visiter la Villa Grimaldi,
le principal centre de torture du pays. Mon guide chilien,
illustre défenseur des droits de la personne, avait lui-même été
torturé à cet endroit et comptait parmi les rares survivants. Il
m’a raconté le processus en détail. Les prisonniers passaient
par une série de paliers, où ils subissaient des actes de torture
d’abord légers, puis de plus en plus cruels, et ainsi de suite
jusqu’au dernier palier. S’ils étaient encore vivants, on les
jetait alors dans une tour voisine, dont peu sont sortis en vie. Il
est l’un des survivants.
Il m’a raconté qu’un médecin était présent lors de chaque
séance pour s’assurer que le patient reste en vie et puisse subir
le traitement suivant, plus cruel. Après la visite, je lui ai
demandé ce qu’étaient devenus ces médecins après le
rétablissement de la démocratie. Il m’a répondu qu’ils
exerçaient à Santiago. Ce fait s’explique par l’absence de
commission de vérité et d’enquête sur les crimes d’État. Voilà
encore un sujet digne de réflexion dans le contexte de notre
propre pays.
Quoi qu’il en soit, toute opposition à la politique du régime
était muselée. La dictature pouvait en outre compter sur un
important soutien étranger. Alors que l’aide avait été
suspendue durant les années Allende, le robinet s’est remis à
couler aussitôt la dictature instaurée et la frénésie d’assassinat
et de torture déclenchée. Le pays a été noyé sous un déluge
d’aides états-uniennes. La Banque mondiale a accordé au Chili
de nouveaux prêts substantiels. De grandes sociétés
multinationales se sont implantées pour tirer profit de la
grande expérience et contribuer au maintien de la dictature. Le
modèle du marché libre a été imposé par des adeptes de
Friedman et de ses associés, les soi-disant «Chicago Boys»,
des Chiliens ayant étudié l’économie à l’université de
Chicago. Ils agissaient sur les conseils de leurs mentors
néolibéraux, Friedman et d’autres adeptes notoires de
l’économie de marché, qui se rendaient régulièrement sur
place. Ils n’ont d’ailleurs pas caché leur admiration, non
seulement pour les politiques économiques, mais aussi pour la
liberté qui régnait sous la dictature. L’un des saints patrons du
néolibéralisme et du libertarianisme, Friedrich Hayek, a
déclaré: «Je n’ai pas trouvé, dans ce Chili tant décrié, une
seule personne pour contester le fait qu’il règne sous Pinochet
une liberté individuelle bien plus importante que sous
Allende.» Ce qui en dit long sur ses fréquentations.
Les Chicago Boys et leurs mentors ont eu la clairvoyance
de ne pas privatiser la très rentable société nationale Codelco,
principale productrice de cuivre au monde. De toute évidence,
cette décision relevait d’une violation flagrante des principes
du marché et des préceptes néolibéraux, mais elle se justifiait
par le fait que Codelco générait une large part des recettes
d’exportation du Chili et constituait la base des recettes
fiscales du pays.
De façon générale, l’expérience était presque parfaite. Elle
passait pour une grande réussite, à condition d’en ignorer les
coûts humains.
En 1982, Friedman a publié la deuxième édition de son
manifeste, Capitalisme et liberté, célébrant le triomphe de sa
cause. Le moment était propice. La même année, l’économie
chilienne s’est effondrée, et l’État a dû intervenir pour la
renflouer. L’État chilien a alors placé sous sa coupe une plus
grande part de l’économie qu’il ne l’avait fait sous Allende.
Des observateurs lucides ont qualifié cette volte-face de «voie
vers le socialisme façon Chicago». L’éminent économiste de
l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), Javier Santiso a souligné le «paradoxe
[dans le fait que] des économistes compétents dévoués au
laissez-faire indiquent au monde une façon supplémentaire de
socialiser de facto le système bancaire[49]».
Soit dit en passant, Paulo Guedes, l’économiste en chef du
gouvernement d’extrême droite qui vient d’accéder au pouvoir
au Brésil, se trouvait à cette époque au Chili pour contribuer
au miracle, et a annoncé que le Brésil s’inspirerait de ces
politiques. Celles-ci consistent, selon lui, à «tout privatiser», à
vendre le pays aux investisseurs (étrangers pour la plupart) et à
réaliser des profits à court terme. Ce type de politique est peut-
être garant de succès électoral momentané. Mais à plus long
terme, le pays court à la ruine. L’expérience brésilienne
connaîtra peut-être le même «succès» que celle du Chili, bien
que les conditions ne soient pas aussi idéales.
Si d’autres expériences ont été réalisées, aucune n’est aussi
exemplaire que celle du Chili. Il est rare d’assister à ce type
d’expérience contrôlée dans la complexe histoire du monde. Il
existe cependant des cas moins évidents. Si nous avions le
temps, il serait intéressant d’étudier le développement des
sociétés industrielles, d’abord en Angleterre au XVIIe siècle,
puis aux États-Unis, dans les pays européens, au Japon et enfin
chez les dragons asiatiques. L’industrialisation de ces pays a
invariablement nécessité des violations flagrantes des
principes du marché. Cette tendance a été soulignée. Après un
examen approfondi, l’historien de l’économie Paul Bairoch
conclut qu’«il est difficile de trouver un autre cas où les faits
contredisent à ce point la théorie dominante [que la théorie]
relative aux effets néfastes du protectionnisme[50]», lequel ne
constitue qu’une forme parmi d’autres d’intervention
économique pratiquée par les États-Unis et d’autres pays
développés, et nullement la plus excessive.
Certaines sociétés ont bel et bien respecté les principes du
marché, quoique pas de leur plein gré: il s’agit des colonies,
auxquelles on a imposé ces politiques. Ces pays composent
aujourd’hui le tiers-monde. Ils n’ont pourtant pas toujours été
pauvres. En réalité, au XVIIIe siècle, les sociétés industrielles et
commerciales les plus avancées étaient l’Inde et la Chine, et
les historiens du continent comparent le stade de
développement de l’Afrique de l’Ouest à celui du Japon au
moment de son essor au XIXe siècle. L’Inde a été soumise à ce
qu’Adam Smith appelait l’«injustice sauvage des Européens».
Elle a été désindustrialisée. L’Angleterre s’est emparée de ses
capacités technologiques de la même façon dont les États-Unis
accusent aujourd’hui la Chine de le faire (mais, dans le cas de
l’Angleterre, ce fut par la force). Les États-Unis en ont fait
autant avec l’Angleterre. L’appropriation de la technologie
plus avancée d’autres pays constituait d’ailleurs l’une des
principales formes de développement – un processus
aujourd’hui interdit par les règles de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) et qui consiste, selon la formule
employée par les historiens de l’économie, à «retirer
l’échelle»: on utilise d’abord l’échelle pour monter, puis on la
retire afin d’empêcher les autres de nous rattraper.
L’Inde est devenue la société largement paysanne et
profondément défavorisée qu’elle est aujourd’hui;
l’Angleterre, de son côté, s’est développée. Cette tendance
s’est maintenue jusqu’au présent. Ce processus colonial
compte pour beaucoup dans le fossé actuel entre premier
monde et tiers-mondes. Un pays du Sud mondialisé fait
toutefois exception: le Japon. Le seul pays développé du Sud,
et qui n’a pas été colonisé. Est-ce une coïncidence?
Étrangement, aucune leçon n’en a été tirée, mais voilà encore
matière à réflexion.
Revenons à la critique de la théorie du marché de Friedman
par Robin Hahnel, qui figure parmi les lectures conseillées
pour ce cours. Si Hahnel s’intéresse surtout aux politiques
économiques, il formule également quelques remarques à
propos de l’idée de Friedman selon laquelle la prétendue
liberté économique conduirait à la démocratie. Hahnel observe
avec logique que dans ce type de démocratie, une personne n’a
voix au chapitre qu’en proportion de son aisance économique.
Si elle possède un million de dollars, elle dispose d’autant de
votes. Si elle se trouve démunie, elle n’a pas son mot à dire.
Friedman, s’il s’en était donné la peine, aurait pu lui
opposer un argument convaincant, à savoir que cette situation
est déjà, plus ou moins, celle qui prévaut au sein des
démocraties. Où est donc le problème?
On trouve dans le champ de la science politique
traditionnelle d’excellentes recherches sur ce sujet. Certaines
sont l’œuvre de Thomas Ferguson, un remarquable politologue
qui a signé les principales études mesurant l’incidence des
dépenses de campagne sur les chances d’être élu et
l’élaboration de politiques. Les résultats sont assez saisissants.
Qu’il soit question de postes au sein du pouvoir exécutif ou de
sièges au Congrès, on peut évaluer avec une stupéfiante
précision les chances de victoire d’un candidat sur la seule
base de ses dépenses électorales. Il va de soi que les politiques
s’en ressentent ensuite.
Cette corrélation ne date pas d’hier, mais elle revêt de nos
jours de nouvelles formes plus complexes. Un célèbre
directeur de campagne de la fin du XIXe siècle, Mark Hanna,
était réputé pour son efficacité. Interrogé un jour quant au
secret d’une campagne réussie, il répondit: «Deux choses sont
nécessaires. La première, c’est l’argent, et je ne me souviens
plus de la deuxième.» La «théorie de l’investissement de la
concurrence des partis» de Ferguson – soit l’idée que des
investisseurs forment des coalitions en vue d’exercer une
mainmise sur l’État – fournit aux conclusions qu’Hanna tire de
sa propre pratique une base solide, étayée par une riche
histoire qui est loin d’être terminée.
Ce n’est que le début. Le financement des campagnes
électorales donne lieu à un intense lobbying, une pratique qui
s’est rapidement développée à partir des années 1970 et au
cours de la période néolibérale. Cette évolution a notamment
pour effet de valider le concept de démocratie cher à
Friedman, selon lequel votre capacité à influencer l’issue du
vote est proportionnelle à votre fortune.
Comme on l’a vu, ce modèle élémentaire caractérise autant
la première révolution démocratique en Angleterre au
XVIIe siècle que la seconde du genre, un siècle plus tard, dans
les colonies alors récemment émancipées. Nous en
reparlerons. Gardons toutefois à l’esprit que malgré leurs
lacunes, ces révolutions démocratiques marquèrent de
véritables bonds en avant vers la démocratie et l’obtention de
droits. Proclamer la souveraineté parlementaire en Angleterre
en 1689 n’avait rien d’une mince affaire, et la Révolution
américaine inaugura une nouvelle ère en matière de
fonctionnement démocratique. En fait, la simple expression
«Nous, gens du peuple» constituait en soi une idée très
radicale et même révolutionnaire, quels qu’aient pu être ses
défauts sur le plan de la formulation et de la mise en œuvre.
Pour le pouvoir de l’époque, la Révolution américaine
représentait l’un de ces terribles dominos. Le roi George III
craignait qu’une révolution américaine victorieuse n’entraîne
l’éclatement de l’Empire britannique par effet de domino, d’où
l’attitude répressive des Britanniques à l’égard des colonies
alors que fermentaient les passions révolutionnaires. Le succès
de la révolution préoccupa vivement les pouvoirs
réactionnaires d’Europe. Le tsar et Klemens Wenzel von
Metternich redoutaient que «les doctrines pernicieuses du
républicanisme et de l’indépendance», répandues par «les
apôtres de la sédition» dans les colonies qui s’étaient
affranchies du joug britannique, alimentent de «mauvais
principes» de même nature au-delà de ces colonies.
Un siècle après que ces deux personnages se furent alarmés
au sujet du républicanisme et de son potentiel effet domino, les
dirigeants des États-Unis exprimaient des craintes similaires à
propos de la Russie. Robert Lansing, secrétaire d’État sous
Woodrow Wilson, lança un avertissement: si le virus
bolchevique venait à se répandre, il laisserait «la masse inculte
et inapte de l’humanité dominer la terre». Les bolcheviks
attiraient «les prolétaires de tous les pays, les incultes et les
êtres mentalement déficients qui, par la force de leur nombre,
sont encouragés à devenir des maîtres, […] un danger bien réel
compte tenu de l’agitation sociale qui règne partout dans le
monde[51]». Selon le président Wilson, le processus était déjà
engagé. Raciste notoire, il craignait que la mise en place de
conseils de soldats et d’ouvriers en Allemagne n’inspire de
dangereuses idées aux «[soldats] afro-américains de retour de
l’étranger». Il avait déjà appris que des blanchisseuses noires
réclamaient une augmentation de salaire, soutenant que
«l’argent est autant le mien que le vôtre». Entre autres
catastrophes, Wilson redoutait que les gens d’affaires soient
forcés d’accepter que des travailleurs siègent à leurs conseils
d’administration si le virus bolchevique n’était pas éradiqué.
L’attrait du bolchevisme pour la classe laborieuse «inculte
et mentalement déficiente» incarnait un danger si terrible que
les États-Unis et d’autres puissances occidentales estimèrent
légitime d’envahir la Russie bolchevique pour se prémunir
contre «la menace de la Révolution […] pour la survie même
de l’ordre capitaliste[52]». C’est du moins la conclusion de
John Lewis Gaddis, le plus estimé des historiens de la guerre
froide, dont il fait remonter l’origine à 1917, date du
déclenchement d’une intervention occidentale en réponse à
l’appel à la réforme sociale et au changement institutionnel des
bolcheviks.
Il n’était pas moins important de défendre l’ordre civilisé
contre l’ennemi populaire intérieur. Il fallait empêcher par la
force «les meneurs bolcheviques et anarchistes de haranguer
les foules ou de les mobiliser contre le gouvernement des
États-Unis», expliqua Lansing. L’administration Wilson prit la
menace au sérieux et déclencha une répression d’une sévérité
sans précédent dans l’histoire du pays, affaiblissant
considérablement la démocratie, les syndicats, la liberté de la
presse et la libre pensée, le tout bien sûr avec l’approbation
générale des médias et des élites, mus par le même réflexe
d’autodéfense contre la populace inculte. Un scénario fort
similaire s’est reproduit au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale sous le couvert d’une menace communiste, puis de
nouveau quelques années plus tard, au moment où le
mouvement pour les droits civiques et d’autres infidèles
menaçaient le bon fonctionnement de la démocratie.
Le recours fréquent à la théorie des dominos dans la
planification états-unienne après la Seconde Guerre mondiale,
sur la scène internationale comme nationale, n’a rien
d’original. Les virus peuvent en effet se propager.
J’ai déjà mentionné la deuxième révolution démocratique
moderne, celle qui devrait nous intéresser en premier lieu,
notamment pour ce qui touche à l’élaboration de la
Constitution. Cette question mérite d’être approfondie.
Les années 1780 furent marquées par un essor important du
militantisme caractérisé par la formation d’une multitude de
groupes et d’associations, une profusion de discussions, de
débats et d’assemblées populaires ainsi qu’une abondante
production de pamphlets. Des révoltes éclatèrent. En 1786-
1787, la grande révolte de Shays, au Massachusetts, vit des
agriculteurs se soulever contre l’injustice économique, peu
avant la tenue de la Convention constitutionnelle à
Philadelphie. La révolte attisa les craintes des délégués quant
aux dangers de la démocratie et contribua au «coup d’État des
fondateurs» qui mena à l’adoption de la Constitution. La
meilleure étude sur le sujet est signée par Michael Klarman[53].
Son ouvrage propose un compte rendu pour le moins
révélateur des débats, des discussions et des échanges qui
avaient lieu simultanément parmi la population, mais aussi de
ce qui s’est réellement produit lors de la Convention
constitutionnelle.
Les délégués eux-mêmes appartenaient à l’élite et
s’avéraient, à ce titre, plutôt aisés. Les fermiers pauvres
n’étaient pas en mesure d’effectuer le long périple jusqu’à
Philadelphie et de séjourner plusieurs mois sur place; il
n’existait, je le rappelle, pratiquement aucun système de
transport. Des notables des 13 colonies se réunirent donc à
Philadelphie pour amender les articles de la Confédération et
se retrouvèrent, à la surprise de nombre d’entre eux, à édifier
un système politique radicalement différent, doté d’une
puissante structure fédérale que beaucoup craignaient et
avaient en aversion. Presque 13 colonies; le Rhode Island
n’envoya aucun délégué, notamment en raison de telles
craintes.
Les discussions et les débats constituent une lecture
fascinante, tant par leur complexité que par leurs enjeux. Une
question récurrente a trait à la façon d’étouffer les
revendications populaires en matière de liberté et de
démocratie, rappelant à cet égard la première révolution
démocratique survenue un siècle plus tôt en Angleterre, qui
s’était soldée, en 1689, par la mise en place du système
constitutionnel anglais et l’établissement de la souveraineté
parlementaire.
Le plus influent des délégués, James Madison, résuma
l’enjeu principal lorsqu’il informa la Convention que le
gouvernement devait «protéger la minorité opulente contre la
majorité». Il fit valoir un argument de taille, se référant à
l’Angleterre, le modèle que chacun avait en tête, non
seulement du fait de ses propres origines britanniques, mais
également parce qu’il s’agissait à l’époque de la société la plus
démocratique au monde.
Madison souligna que «si, aujourd’hui en Angleterre, les
élections étaient ouvertes à la participation de toutes classes de
gens, les biens des propriétaires terriens seraient menacés. Une
loi agraire ne tarderait pas à entrer en vigueur» – c’est-à-dire
une réforme agraire qui priverait les propriétaires de certaines
de leurs prérogatives, une issue inacceptable.
Madison posait ainsi un problème ancien, déjà présent dans
La politique d’Aristote, le premier classique de science
politique. Parmi la diversité de régimes étudiés, Aristote
considérait la démocratie comme «le moins mauvais», même
s’il songeait bien sûr à une démocratie réservée aux hommes
libres, tout comme le ferait Madison deux mille ans plus tard.
Aristote admettait cependant que la démocratie n’était pas
exempte de défauts, parmi lesquels celui que Madison souleva
devant la Convention. Les pauvres «convoitent la fortune
d’autrui», et si la richesse est fortement concentrée, ils
utiliseront le pouvoir de la majorité pour redistribuer cette
richesse plus équitablement, ce qui serait injuste: «Dans les
démocraties, [il convient] de ménager les riches en leur évitant
le partage non seulement de leurs propriétés, mais aussi de
leurs revenus. […] Aussi est-ce le plus grand des bonheurs que
les citoyens aient une fortune moyenne et suffisante pour leurs
besoins, car partout où les uns ont beaucoup trop et les autres
rien, on aboutit du fait de ces deux excès à une démocratie
extrême[54]» qui ne reconnaît pas les droits des riches et
risque, comme le craint Aristote, de dégénérer en tyrannie –
une mise en garde qui prend aujourd’hui une résonnance
désagréable.
Si Aristote et Madison posaient essentiellement le même
problème, ils aboutissaient à des conclusions opposées.
Madison proposait de restreindre l’exercice de la démocratie;
Aristote, de réduire les inégalités au moyen de programmes
emblématiques d’un État providence. Afin d’assurer le bon
fonctionnement de la démocratie, soutenait Aristote, «on doit
[…] tout faire pour rendre la prospérité durable [et] constituer
une caisse avec les revenus de la ville et les distribuer […] aux
indigents afin de permettre à chacun de réunir la somme
indispensable à l’achat d’un lopin de terre ou, à défaut, au
démarrage d’un commerce ou d’une exploitation agricole[55]»,
parmi d’autres mesures comme des «repas en commun» dont
les dépenses seraient couvertes par le «domaine public[56]».
Ces questions demeurent d’actualité de bien des façons.
La conception de la structure constitutionnelle de Madison,
largement dominante lors de la Convention, reconnaissait dans
le Sénat la branche la plus puissante du gouvernement et
posait comme principe que le pouvoir «doit être confié à la
richesse de la nation», au «groupe des hommes les plus aptes».
Les membres du Sénat n’étaient alors pas directement élus,
une situation qui perdura d’ailleurs jusqu’en 1913, année de
l’adoption d’un amendement prévoyant l’élection des
sénateurs au suffrage universel. Avant cette date, les membres
du Sénat étaient désignés par les assemblées législatives des
États qui, supposait-on, demeureraient sous le contrôle des
élites. Madison proposa d’autres dispositifs visant à limiter les
aspirations démocratiques, notamment des circonscriptions
électorales très étendues, comptant ainsi empêcher les
assemblées populaires à une époque où il était difficile de
parcourir de longues distances. De cette façon, le public
disposerait d’une supervision et d’une maîtrise limitées sur ses
représentants élus, lesquels seraient alors libres de toute
pression populaire.
À la décharge de Madison, il convient de rappeler qu’il
pensait en précapitaliste. Il présumait que les gens qui
dirigeraient le pays, les détenteurs de la richesse de la nation,
seraient des «hommes éclairés», des gens soucieux du bien de
la société, et non de leur propre fortune. Ils seraient en cela
comparables aux figures essentiellement mythiques des
patriciens romains, qui inspirèrent les rédacteurs de la
Constitution et dont l’élite intellectuelle utilisa même les noms
pour signer ses publications.
Adam Smith était plus clairvoyant. Comme je l’ai déjà
mentionné, il comprenait que les «maîtres de l’espèce
humaine», les marchands et manufacturiers, veilleraient à ce
qu’on s’occupe particulièrement de leurs intérêts – sans égard
pour les conséquences sur autrui – et qu’ils suivraient leur vile
maxime: Tout pour nous, rien pour les autres. Madison ne
l’entendait pas ainsi au moment de la Convention, mais il ne
tarderait pas à acquérir une compréhension plus réaliste du
monde. Dès 1792, il reconnaissait que l’État
développementaliste capitaliste de type hamiltonien
instaurerait un système social «qui substituerait les
considérations d’intérêt privé au devoir public», conduisant à
«une véritable domination de quelques-uns sous une apparence
de liberté pour le plus grand nombre». Dans une lettre à
Jefferson, il déplorait «l’incroyable dépravation de l’époque,
qui verra les teneurs de marchés devenir la garde prétorienne
du gouvernement – à la fois ses instruments et son tyran;
corrompus par ses largesses, et le submergeant de leurs
clameurs et de leurs combines».
Voilà un tableau qui devrait nous être familier.
La question du papier-monnaie fut au centre des débats de
la Convention constitutionnelle. Durant la guerre
d’Indépendance, les États s’étaient terriblement endettés. Ils
avaient été contraints d’emprunter pour financer l’armée
continentale et assurer la bonne marche de leurs sociétés.
Leurs créanciers étaient des hommes riches, souvent des
spéculateurs, lesquels exigeaient d’être remboursés. Les États
émettaient du papier-monnaie qui se dépréciait au fil du temps.
Le public y était favorable. En qualité de débiteur, il souhaitait
voir la monnaie perdre de sa valeur. L’un des principaux
enjeux de la Convention consistait à déterminer si les États
devraient être autorisés à émettre du papier-monnaie et à
donner cours légal à autre chose que la monnaie d’or ou
d’argent du gouvernement fédéral. Il s’agissait d’une bataille
importante, d’un enjeu de classe opposant les débiteurs aux
créanciers et aux spéculateurs. Ces derniers l’emportèrent.
L’article premier de la Constitution interdit aux États d’émettre
du papier-monnaie.
Cette histoire est complexe, mais dans l’ensemble, il est
raisonnable d’affirmer que les délégués, qui représentaient
l’élite, réussirent un coup d’État contre les aspirations
démocratiques du reste de la population. Comme le conclut
Klarman, la Constitution fut une «contre-révolution
conservatrice [contre] un excès de démocratie[57]». Cette
interprétation n’est pas nouvelle, ainsi qu’il le souligne lui-
même, mais il en dresse un compte rendu beaucoup plus
détaillé, nuancé et étayé que toutes les études antérieures.
Les délégués ne faisaient guère mystère de leurs intentions.
Leurs chefs de file étaient Alexander Hamilton et James
Madison. Hamilton expliqua que la Constitution avait pour
vocation de servir de «défense contre les déprédations que
l’esprit démocratique est susceptible de commettre contre la
propriété», laquelle, comme chacun en convenait, «est
assurément l’objet premier de la vie en société». Madison
poursuivit avec force détails. La Constitution avait vocation à
protéger «les intérêts permanents du pays contre l’innovation»,
les «intérêts permanents» désignant ici les droits de propriété,
et l’innovation toute menace à leur endroit. Par conséquent, le
pouvoir réel devait être confié aux «hommes responsables»,
les détenteurs de «la richesse de la nation», qui sont favorables
à la propriété et à ses droits et reconnaissent que le
gouvernement doit être «constitué de façon à protéger la
minorité opulente contre la majorité».
Une idée bien résumée par le président du Congrès
continental et premier juge en chef de la Cour suprême, John
Jay: «Ceux qui possèdent le pays devraient le gouverner.»
De nombreuses autres questions figuraient à l’ordre du jour
de la Convention. L’esclavage représentait un enjeu de taille:
la quasi-totalité des délégués étaient propriétaires d’esclaves.
Il devait également être question du conflit émergent entre
ville et campagne, opposant les zones manufacturières et
commerciales urbaines, plus prospères, et l’arrière-pays, où
étaient implantés de petits fermiers. De la même façon, il
existait un déséquilibre entre les grands et les petits États,
parmi bien d’autres problématiques.
L’histoire est fascinante. Ses répercussions se font encore
sentir de nos jours. J’en veux pour exemple la structure peu
démocratique du Sénat, qui confère aux citoyens des petits
États un pouvoir électoral nettement supérieur à celui des
habitants des grands États. Cette disposition procède d’une
nécessité. Les petits États n’auraient sinon jamais consenti à
ratifier la Constitution. Nous verrons combien cette question
revêt une grande importance aujourd’hui.
Nous n’avons examiné jusqu’ici qu’un seul aspect du
gouvernement, le gouvernement politique, bien que le conflit
de classe ne soit jamais loin. On considère généralement que le
concept de gouvernement se limite au gouvernement politique.
Il s’agit toutefois d’une erreur conceptuelle. Il existe, en
parallèle du gouvernement officiel, des gouvernements privés.
La philosophe politique Elizabeth Anderson a récemment
signé un ouvrage intéressant à ce sujet, dans lequel elle
formule une critique du sens commun hégémonique. Je vous
invite à y jeter un coup d’œil. Il se lit très facilement.
Anderson y traite d’un phénomène que nous connaissons tous,
mais qu’il est facile de ne pas «voir»: en réalité, la vaste
majorité des gens passent la plus grande partie de leur vie sous
l’emprise de gouvernements privés ou, pour être plus précis,
de tyrannies privées[58].
Lorsque nous louons notre personne à une quelconque
concentration de capital issue du secteur privé – autrement dit,
quand nous acceptons un emploi –, nous confions notre vie à
une dictature et, dans les faits, à une forme extrême de
dictature dont le pouvoir dépasse largement celui des
dictatures politiques. Le pouvoir tyrannique auquel nous nous
soumettons dispose d’une mainmise quasi totale sur notre vie.
Il contrôle chaque minute de notre journée de travail: les
vêtements que nous portons, les paroles que nous sommes
autorisés à prononcer, la fréquence de nos pauses-toilettes, nos
déplacements, etc. Pratiquement toutes les facettes de notre
existence se trouvent sous l’emprise de cette dictature extrême,
qui exerce un degré de contrôle outrepassant de loin celui des
dictatures totalitaires.
Surgissent alors certaines questions. Tout d’abord, un
système socioéconomique est-il légitime s’il soumet les gens à
des formes extrêmes de tyrannie durant la majeure partie de
leur vie? Ce qui soulève aussitôt une autre question: le contrat
de travail salarié est-il lui-même légitime? L’argument plaidant
en faveur de sa légitimité s’appuie sur le fait que le contrat est
conclu de plein gré – au sens où l’entendait Anatole France, à
savoir que le riche et le pauvre sont l’un comme l’autre libre
de dormir sous un pont la nuit. Dans le monde réel, le contrat
est signé sous la contrainte. Vous l’acceptez sous peine de
mourir de faim, des conditions qui ne font qu’empirer avec la
monopolisation, comme l’a bien expliqué Marv Waterstone.
Les options sont limitées.
Même lorsque différentes options existent, des questions se
posent quant à la légitimité d’un système dans lequel les gens
doivent louer leur personne à des dictatures pour survivre. Un
tel système bafoue-t-il les droits inaliénables des êtres
humains, comme le droit de ne pas être un esclave, par
exemple, ou le droit d’être une personne et non la propriété
d’autrui?
Il est bon de garder à l’esprit que le droit de ne pas
appartenir à autrui était refusé aux femmes jusqu’à une date
assez récente. Le système constitutionnel fondateur adopta la
common law britannique, dans la formulation de William
Blackstone, qui stipulait qu’une femme n’était pas une
personne, mais une propriété: celle de son père, lequel la
confiait ensuite à son mari. Cette situation perdura dans une
certaine mesure jusqu’en 1975, année où la Cour suprême
accorda finalement aux femmes le statut de pairs, et non de
propriété. Elles ont désormais le droit de faire partie d’un jury
fédéral.
Anderson présente une analogie intéressante. Elle souligne
qu’au sein de la sphère politique, Mussolini est considéré
comme un dictateur, en dépit du fait que les gens étaient libres
d’émigrer, de quitter l’Italie. C’est un peu comme le concept
de liberté de Friedman: puisque chacun est libre de quitter son
travail, l’entreprise qui l’emploie n’est pas une dictature.
Anderson note également que les pays d’Europe de l’Est
pilotés par le Kremlin étaient qualifiés de dictatures par
l’Ouest, et ce, malgré le fait que leurs habitants étaient libres
de circuler d’un pays à l’autre. On pouvait quitter un emploi
en Pologne pour un autre en Ukraine, tout comme on peut
quitter un emploi chez General Motors et – avec un peu de
chance – en décrocher un autre chez Ford. Aux États-Unis, les
habitants d’Europe de l’Est n’étaient pas pour autant perçus
comme des gens libres.
L’analogie avec le système économique privé est frappante,
ce qui soulève là aussi des questions quant à la légitimité des
gouvernements privés. À vrai dire, ces questions n’ont rien de
nouveau. Elles figuraient au cœur de la tradition du libéralisme
classique qui, comme le rappelle Anderson, voyait dans le
travail salarié une violation des droits inaliénables. Ce point de
vue domina pratiquement jusqu’au milieu du XIXe siècle,
moment où la révolution industrielle et l’hégémonie capitaliste
encouragèrent l’adoption d’un «sens commun» d’une teneur
radicalement différente.
La promotion du marché libre fut d’abord une doctrine
progressiste. Ses défenseurs se comptaient parmi la vile
multitude et les radicaux de la Révolution anglaise. Ceux-ci
estimaient que l’économie de marché mettrait fin aux rapports
hiérarchiques et de subordination. Elle libérerait les gens de
l’emprise des systèmes autocratiques, de l’État, de l’Église et
des propriétaires. L’économie de marché permettrait à chacun
de travailler pour son propre compte, selon son propre intérêt.
John Locke, Adam Smith, Thomas Paine, Abraham Lincoln et
d’autres libéraux classiques étaient animés de cet idéal.
La révolution industrielle du XIXe siècle étouffa ces
aspirations. Le changement fut radical, mais il n’en demeure
pas moins important de comprendre le raisonnement libéral
traditionnel, qui trouve encore de profondes résonances
aujourd’hui. Tournons-nous à nouveau vers Adam Smith. Ce
dernier jugeait «ridicule […] la supposition […] que chaque
génération successive des hommes n’a pas un égal droit à la
terre […], mais que la propriété de la génération présente doit
être restreinte et réglée d’après la fantaisie de ceux qui
vivaient peut-être il y a cinq cents ans[59]». Les grands
domaines devraient être morcelés et vendus selon des règles
équitables.
Smith fait en outre valoir un argument pour l’économie de
marché. Un marché libre, selon lui, tendrait vers l’égalité. Le
commerce, la production industrielle et les petites entreprises
devraient être gérés par des artisans et des marchands
indépendants. Il propose en guise de modèle de la division
efficace du travail une manufacture d’épingles employant une
poignée de travailleurs, lesquels tiendraient différents rôles
dans sa gestion.
Smith, comme on le sait, attachait une grande importance à
la division du travail. Chacun connaît l’exemple du boucher,
du brasseur et du boulanger, et du soin qu’ils apportent à la
recherche de leur propre intérêt. Smith est célèbre pour cette
formule[60]. Il est moins célèbre, en revanche, pour sa critique
acerbe de la division du travail lorsque celle-ci va à l’encontre
du principe de l’intérêt individuel. Dans La richesse des
nations, il écrit que, sous le régime de la division du travail, un
homme qui passerait toute sa vie à remplir un petit nombre
d’opérations simples deviendrait «aussi stupide et aussi
ignorant que peut l’être une créature humaine […]. Or, tel est
l’état […] où le pauvre ouvrier […] doit nécessairement
tomber[61]» lorsque les conditions le contraignent à louer sa
personne pour survivre. Il incombe au gouvernement de toute
société civilisée d’intervenir pour épargner ce sort à ses
citoyens, estimait-il. Cette conception de la division du travail
par Smith n’est pas exactement celle qu’en donnent les cours
et les textes.
D’ailleurs, dans l’édition savante standard de La richesse
des nations, publiée par les presses de l’université de Chicago
à l’occasion du bicentenaire de l’ouvrage, ce passage ne figure
même pas dans l’index sous l’entrée «division du travail».
Il y aurait bien des choses à ajouter concernant
l’interprétation la plus courante de l’œuvre de Smith, mais je
ne veux pas déborder du cadre de ce cours. Prenons
simplement sa formule la plus célèbre, la «main invisible». On
nous a beaucoup vanté les mérites de la main invisible, mais
on précise rarement en quelles circonstances Smith employait
cette expression. En réalité, il ne l’employait pratiquement
jamais. Elle apparaît à deux reprises en contexte un tant soit
peu significatif, soit une fois dans La richesse des nations et
une fois dans Théorie des sentiments moraux, sa seconde
œuvre majeure.
Dans La richesse des nations, il recourt à la formule «main
invisible» dans ce qui a tout d’un argument contre la
mondialisation néolibérale. Si les marchands et manufacturiers
d’Angleterre investissent dans des pays étrangers et en
importent des biens, écrit Smith, leurs profits en seront accrus,
mais en retour, cette pratique causera du tort au peuple
d’Angleterre. Néanmoins, ils ont heureusement une
«préférence nationale». Leur responsabilité envers le peuple
anglais est telle qu’ils préféreront investir et acheter au pays
plutôt que d’accroître leurs profits. Ainsi, comme par l’effet
d’une main invisible, le peuple d’Angleterre n’aura pas à
souffrir des ravages de ce qu’on appelle aujourd’hui la
«mondialisation néolibérale». L’autre grand théoricien de
l’économie moderne, David Ricardo, se montrait encore plus
explicite à ce sujet. Célèbre pour sa théorie de l’avantage
comparatif, il espérait toutefois que les marchands et
manufacturiers d’Angleterre ne s’en inspireraient pas et se
préoccuperaient plutôt du sort de leurs compatriotes.
L’autre occurrence de l’expression «main invisible» dans
l’œuvre de Smith sous-tend un argument intéressant de la
Théorie des sentiments moraux. L’Angleterre, à cette époque,
était bien sûr une société essentiellement agraire. Il imagine
une situation de forte concentration de la richesse, dans
laquelle un propriétaire terrien acquerrait la plus grande partie
des terres. D’après Smith, il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
Animé d’un esprit de solidarité envers autrui (quelles qu’en
soient les raisons), le propriétaire partagerait sa richesse de
telle sorte que, comme grâce à une main invisible, sa
répartition se révélerait relativement équitable.
Voilà qui résume l’utilisation pertinente de cette formule par
Smith.
L’idée selon laquelle le travail salarié s’apparente à une
forme d’esclavage, tolérable seulement s’il est temporaire et
ne dure que le temps de parvenir à l’indépendance, cette idée
donc était largement répandue jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Abraham Lincoln, par exemple, défendait cette position avec
ferveur. Son organisation, le Parti républicain, en avait même
fait un slogan. Le travail salarié était au fond perçu comme
une variante de l’esclavage, sauf s’il s’avérait temporaire,
comme une étape vers la liberté. L’idéal était l’autonomie.
D’autres figures du libéralisme classique poussèrent encore
plus loin cette idée.
Plus important, des idées similaires circulaient parmi les
ouvriers aux premières heures de la révolution industrielle.
Aux États-Unis, dans l’est du Massachusetts, les hommes et
les femmes employés des usines se livraient à une intense
activité éditoriale. On comptait dans leur rang un grand
nombre de «filles d’usine», de jeunes femmes venues de la
campagne pour travailler dans l’industrie. Leurs textes sont
très intéressants. Ces publications sont l’objet d’une bonne
étude, la première étude majeure sur l’histoire ouvrière
américaine, réalisée par Norman Ware[62]. Les documents
originaux ont été rassemblés dans un ouvrage dirigé par Philip
S. Foner.
La presse ouvrière indépendante condamnait ce qu’elle
appelait l’«influence destructrice des principes monarchiques
en terre démocratique». Les ouvriers considéraient que les
attaques contre les droits fondamentaux de la personne au sein
du système industriel capitaliste, dont le travail salarié, ne
cesseraient que lorsque «ceux qui travaillent dans les usines en
[seraient] les propriétaires», et qu’ils auraient reconquis leur
indépendance en tant que producteurs. Les travailleurs
cesseraient alors d’être «les subalternes ou les humbles sujets
du despote étranger», les propriétaires absents, «des esclaves
au sens le plus strict [qui] triment […] pour leurs maîtres». Ils
retrouveraient plutôt leur statut de «citoyens états-uniens
libres». Les Chevaliers du travail, première grande
organisation de défense ouvrière, défendaient en substance les
mêmes idées.
La révolution industrielle capitaliste amorça une transition
majeure du prix vers le salaire. Le producteur qui vendait son
produit à un certain prix, écrit Ware, «restait maître de sa
personne. Mais dès qu’il s’est mis à vendre sa force de travail,
il s’est vendu lui-même», et a perdu sa dignité en tant que
personne, devenant un esclave – un «esclave salarié», selon le
terme en usage. Les travailleurs de Nouvelle-Angleterre
adhéraient implicitement à l’idée du grand humaniste Wilhelm
von Humboldt, fondateur de la recherche universitaire
moderne, qui affirmait que si un artisan réalise un travail
admirable sur demande, «on peut admirer ce qu’il a fait, mais
on déteste ce qu’il est», à savoir un esclave qui ne dit pas son
nom, le contraire d’un être libre.
La fin du XIXe siècle fut marquée par l’essor d’un
mouvement populiste. Celui-ci n’avait rien de comparable
avec ce que nous qualifions aujourd’hui de populisme. Des
agriculteurs indépendants suscitèrent un important mouvement
populaire qui, du Texas, s’étendit au Kansas et à la majeure
partie du Midwest. Les agriculteurs souhaitaient s’affranchir
de l’emprise des banquiers du Nord-Est qui leur prêtaient de
l’argent pour semer, puis les escroquaient quand venait le
temps de les rembourser. Les agriculteurs mirent sur pied leurs
propres coopératives chargées de la gestion bancaire et de la
vente. Pendant quelque temps, les Chevaliers du travail et les
populistes agraires semblèrent sur le point de faire cause
commune et de déclencher une révolution démocratique
véritablement radicale. L’histoire en décida autrement. L’État
comme le secteur privé redoublèrent de violence pour écraser
les mouvements des agriculteurs et des ouvriers.
L’histoire ouvrière des États-Unis est entachée d’une rare
violence, et ce, jusqu’à un stade avancé du XXe siècle.
L’historien du travail David Montgomery écrit que
«l’Amérique contemporaine a été bâtie en dépit des
protestations de ses travailleurs, bien que chaque étape de sa
fondation ait été basée sur les revendications émanant des
classes laborieuses[63]», sans parler des mains et des cerveaux
de ceux et celles qui ont effectué le travail en tant que tel.
Ware rapporte le sentiment des travailleurs qualifiés de New
York qui, il y a cent soixante-quinze ans, réitéraient l’opinion
commune voulant qu’un salaire journalier constitue une forme
d’esclavage, mais mettaient en garde contre la venue possible
du jour où les esclaves salariés «oublieront si totalement ce qui
est dévolu aux hommes qu’ils rendront gloire à un système qui
leur est imposé par la nécessité et va à l’encontre de leurs
sentiments d’indépendance et d’amour-propre». Ils espéraient
que ce jour fût «très lointain».
Il a fallu longtemps pour ôter de la tête des gens les idées
des ouvriers et des agriculteurs, mais elles ne cessent de
ressurgir, notamment à l’occasion des grèves récentes dont
nous reparlerons. Le désir d’indépendance, d’estime de soi, de
dignité individuelle et de maîtrise sur son travail et son
existence, à l’image de la vieille taupe de Marx, ne cesse de
s’agiter sous terre, prêt à refaire surface à la faveur des
circonstances et du militantisme politique.
Une incarnation actuelle de ce désir est l’idée selon laquelle
les travailleurs devraient avoir leur mot à dire concernant la
gestion des entreprises, une opinion très largement répandue si
on en croit de récents sondages. Grâce surtout au succès
remarquable des campagnes de Bernie Sanders, ces idées sont
désormais débattues dans l’arène politique. Elizabeth Warren a
déposé un projet de loi qui, en cas d’adoption, confierait aux
travailleurs le soin d’élire 40 % des membres du conseil
d’administration des grandes sociétés. Un système de cette
nature, appelé «paritarisme», existe depuis longtemps en
Allemagne.
Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Pourquoi ne pas
s’inspirer des ouvriers états-uniens des premières heures de la
révolution industrielle, qui estimaient que les employés des
usines devraient en être les propriétaires et en assurer la
gestion? En fait, ce processus est engagé dans la Rust Belt et
d’autres endroits, où d’importants efforts sont consacrés à la
mise sur pied d’entreprises détenues et gérées par les
travailleurs, de coopératives et d’autres modèles basés sur
l’entraide. D’importants travaux ont été réalisés au sujet de ces
initiatives, notamment par Gar Alperovitz.
Il existe des modèles de réussite en la matière. Le plus
célèbre, la Corporación Mondragon, fondée il y a soixante ans
au Pays basque espagnol, est une vaste entreprise dont les
domaines d’activité vont de la fabrication à la distribution en
passant par la finance et la recherche et développement – le
tout détenu par les travailleurs. Au cours de la dernière
décennie, Mondragon s’est associée à l’United Steelworkers
(syndicat des métallurgistes) en vue de créer des coopératives
de travailleurs aux États-Unis et au Canada. Aussi important
que méconnu, le Mouvement des sans-terre (MST) du Brésil,
sans doute le plus grand mouvement populaire au monde,
rassemble des agriculteurs pauvres qui organisent des
occupations de terres inutilisées et ont fondé un vaste réseau
de coopératives autogérées et souvent prospères. Le
mouvement a reçu le soutien du gouvernement progressiste de
Luiz Inácio Lula da Silva, aujourd’hui le plus important
prisonnier politique au monde. Alors qu’il était pressenti pour
remporter l’élection présidentielle brésilienne de 2018, son
ascension a été freinée par un coup d’État d’extrême droite
toujours en cours. À la veille de l’élection, Lula a été
emprisonné pour des motifs douteux et empêché de s’exprimer
publiquement. Le gouvernement d’extrême droite répressif de
Jair Bolsonaro constitue une grave menace pour le MST, mais
le mouvement est profondément enraciné dans la société
brésilienne[64].
Ces initiatives et bien d’autres sont autant de façons de
mettre en pratique le conseil du précurseur anarchiste Mikhaïl
Bakounine, qui encourageait les activistes à créer au sein de la
société présente les fondements d’une société future.
Chapitre 3

Capitalisme et militarisme

Exposé de Marv Waterstone


29 janvier 2019

I L SERA QUESTION DANS CET EXPOSÉ des relations complexes


et multiples entre le capitalisme et le militarisme.
J’aimerais examiner très attentivement certaines des
principales caractéristiques historiques et contemporaines du
capitalisme, et la manière dont elles sont liées au militarisme,
au colonialisme et à la conquête.
En guise d’introduction, je puiserai des éléments dans
l’ouvrage d’Andrew Bard Schmookler, The Parable of the
Tribes, paru au début des années 1980[65]. Dans ce livre,
Schmookler analyse les facteurs sous-jacents qui déterminent
les conditions de la paix ou du conflit entre les groupes, ce qui
nous aidera à comprendre certaines des dynamiques à l’œuvre
dans le cadre de notre sujet. Il invite d’abord les lecteurs à
«imaginer un groupe de tribus vivant à proximité les unes des
autres. Si elles choisissent toutes la voie de la paix, elles
vivront en paix. Mais imaginons, propose-t-il, que l’une
d’entre elles nourrisse des ambitions d’expansion et de
conquête». Il entend ainsi pousser les lecteurs à envisager les
éventuelles réactions à cette situation.
Schmookler présente quatre scénarios possibles. Première
possibilité, si l’espace s’avère suffisant, les groupes menacés
par l’agresseur peuvent tout simplement se replier. Ils peuvent
quitter la zone disputée. À condition, j’insiste, qu’ils disposent
d’un endroit où se replier. Deuxième possibilité, l’agresseur
procède à l’élimination des groupes subordonnés. Dans ce
scénario, les groupes subordonnés, ou plus faibles, détiennent
des ressources convoitées par l’agresseur, mais ce dernier n’a
que faire de la population et souhaite seulement s’accaparer
ses biens, s’il le faut au prix de son élimination.
Troisième possibilité, les groupes plus faibles possèdent des
ressources convoitées par l’agresseur, qui souhaite néanmoins
s’assurer également une forme de mainmise sur la population.
Il se livre donc à des activités qui visent à assimiler et surtout à
asservir celle-ci à un certain degré. Quatrième possibilité, un
groupe peut résister à l’agression, mais comme le précise
Schmookler, cette résistance se fonde sur la reconnaissance de
la relation de pouvoir et se voit forcée d’imiter d’une façon ou
d’une autre le comportement de l’agresseur.
Dans chacun de ces scénarios, conclut Schmookler, le
pouvoir s’étend à la totalité du système, et c’est ce qu’il
nomme la «parabole des tribus». On peut tout à fait imaginer
d’autres variantes de ces scénarios, mais il s’agit d’une bonne
méthode heuristique pour analyser la façon dont le pouvoir
s’exerce dans le monde. Voici donc quelques remarques en
guise de résumé. Dans les trois premiers scénarios, le pouvoir
se propage lorsque le groupe le plus puissant étend son
influence aux zones auparavant occupées par un groupe plus
faible. Si une société au sein du système acquiert un avantage
concurrentiel important, ses voisines ne peuvent continuer à
vivre comme elles l’ont fait auparavant. Elles peuvent soit
s’adapter à cette évolution et tenter de lui faire concurrence,
soit, comme je l’ai dit, être assujetties ou éliminées.
La résistance, soit la quatrième possibilité, implique elle
aussi des transformations dans l’exercice du pouvoir. Elle
nécessite l’imitation d’un adversaire plus puissant que soi. La
tyrannie du pouvoir est telle que, pour qui aspire seulement à
la paix, l’autodéfense constitue déjà une défaite. Ne pas
résister signifie être transformé ou éliminé par plus puissant
que soi, mais résister oblige à se transformer à son image.
C’est l’argument qu’avance Schmookler. Il prendra toute sa
pertinence au fil de cet exposé. Pour Schmookler, la liberté de
choix des humains est entravée dans tous les cas. Dès que le
pouvoir étend son emprise sur le monde, seule s’applique la loi
du pouvoir. Je reviendrai à cet argument de Schmookler
lorsqu’il sera question d’exemples précis, tant historiques que
contemporains.
Le militarisme, l’impérialisme et le colonialisme précèdent
bien sûr le capitalisme. De nombreux empires ont existé au
cours de l’histoire. Nous avons entendu parler de l’époque des
grandes découvertes, qu’il y aurait selon moi tout lieu de
considérer comme une époque d’extermination planétaire. Ces
entreprises étaient généralement associées à une quête de
ressources, de marchés divers et de main-d’œuvre, souvent des
esclaves. Elles ont été facilitées par des innovations en matière
de transport et de communication, dont elles ont en retour
stimulé le développement. La puissance militaire a toujours
apporté sa protection au commerce et au mercantilisme. Bien
des aventures ont été menées autour du globe avant l’ère
capitaliste.
Tâchons à présent d’expliquer tout cela, en particulier dans
le cadre de l’apparition du mode de production capitaliste.
Dans Le manifeste du Parti communiste, Marx et Engels
écrivent:
Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la
bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter
partout, exploiter partout, établir partout des relations. […]
Les vieilles industries nationales ont été […] supplantées
par de nouvelles industries, […] qui n’emploient plus des
matières premières indigènes, mais des matières premières
venues des régions les plus lointaines, et dont les produits
se consomment non seulement dans le pays même, mais
dans toutes les parties du globe. À la place des anciens
besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des
besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les
produits des contrées et des climats les plus lointains[66].
En 1848, ce système était encore à l’état embryonnaire. Marx
et Engels anticipaient déjà à cette époque ce qui passerait
aujourd’hui pour une forme de capitalisme mondialisé.
D’après Lénine, une définition exacte de l’impérialisme
moderne doit englober cinq caractéristiques fondamentales. La
première correspond au stade où la «concentration de la
production et du capital [est] parvenue à un degré de
développement si élevé, qu’elle a créé les monopoles dont le
rôle est décisif dans la vie économique». Nous avons déjà vu
brièvement pourquoi les monopoles constituent un modèle de
plus en plus avantageux.
La deuxième caractéristique est «la fusion du capital
bancaire et du capital industriel et [la] création, sur la base de
ce “capital financier”, d’une oligarchie financière». Je rappelle
que Lénine rédige son ouvrage au début du XXe siècle, époque
où ce phénomène n’en est alors qu’à un stade précoce.
La troisième caractéristique de l’impérialisme coïncide avec
le moment où «l’exportation des capitaux, à la différence de
l’exportation des marchandises, acquiert une importance
particulière». J’y reviendrai. Non contents de simplement
acheminer des marchandises d’un endroit à l’autre, les
détenteurs de capital cherchent alors à en réaliser le potentiel,
à en accroître la valeur et, dans les faits, à en favoriser
l’accumulation maximale.
La quatrième caractéristique suppose la «formation
d’unions internationales capitalistes monopoleuses se
partageant le monde». Et, enfin, «l’achèvement du partage
territorial du globe par les plus grandes puissances
capitalistes»[67]. Encore une fois, Lénine écrit ces lignes en
1916 et en 1917.
À l’inverse de Lénine, Hannah Arendt considérait
l’impérialisme apparu vers la fin du XIXe siècle non pas
comme le stade tardif ou ultime du capitalisme, mais comme
le premier stade du règne de la bourgeoisie. Elle y voyait
essentiellement un nouvel ensemble de phénomènes.
J’aimerais couvrir trois périodes distinctes de la relation
fluctuante entre le capitalisme et le militarisme (sous ses
diverses formes). La première démarre autour de 1870. À
défaut de dates précises, elle s’étend environ de 1870 à 1945 et
correspond à ce que l’on pourrait désigner comme
l’impérialisme bourgeois. La seconde période va de 1945 à
1970 et coïncide avec l’après-Seconde Guerre mondiale,
moment où les États-Unis ont commencé à affermir leur
domination (militaire et économique) sur le monde. La
dernière période, qui couvre les années 1970 à 2008 et au-delà,
est celle de l’hégémonie néolibérale, moment où apparaissent
de nouvelles formes de domination.
On assiste à l’émergence d’un nouveau paradigme, dans
lequel la domination sur autrui s’exerce à l’aide de divers
mécanismes financiers, plutôt que par des interventions
ouvertement ou exclusivement militaires. Toutefois, la menace
du recours aux moyens militaires n’étant jamais loin, cette
période est aussi celle de la main de fer dans le gant de
velours. Comme nous le verrons dans un prochain exposé,
depuis 2008, on a de nouveau retiré les gants. Cette
interprétation est en partie basée sur l’analyse très
convaincante que propose David Harvey dans Le nouvel
impérialisme, un ouvrage dont je ne saurais assez
recommander la lecture.
Au cours de ces périodes, la situation varie quelque peu
selon qu’il s’agit des États-Unis ou de l’Europe. Je traiterai des
deux continents de façon distincte avant d’établir un
rapprochement. Penchons-nous en premier lieu sur la période
allant de 1870 à 1945, dite de l’«impérialisme bourgeois», en
commençant par le cas européen.
L’une des premières crises majeures dues à la
suraccumulation du capital, qui désigne une situation dans
laquelle l’excédent de capital cesse de générer de la valeur, car
aucune occasion d’investissement ne se révèle assez
prometteuse pour les capitalistes, entraîna un effondrement de
l’économie européenne entre 1846 et 1850. Les capitalistes
furent donc confrontés très tôt à des crises de ce genre. Pour
remédier temporairement à cette crise, les capitalistes qui
souhaitaient investir en vue de réaliser une survaleur et des
profits avaient deux possibilités. Ils pouvaient d’abord investir
dans de vastes projets nationaux d’infrastructure visant la
construction de réseaux de transport, les services d’eau et
d’assainissement ou le logement. C’est à cette période, par
exemple, que Georges Eugène Haussmann mena ses grands
travaux de modernisation de Paris. Tous ces projets nationaux
représentaient des possibilités d’investissement qui
promettaient en retour un rendement sur le capital. La plupart
de ces projets étaient bien sûr réalisés avec la collaboration de
l’État.
La deuxième possibilité consistait en l’expansion
géographique des investissements en capital vers l’étranger,
notamment dans le cadre de la traite transatlantique des
esclaves, les États-Unis jouant alors un rôle majeur dans
l’absorption de l’excédent de capital. Nous avons brièvement
évoqué le sujet lorsqu’il a été question de fuite de capitaux.
Néanmoins, la capacité décroissante des projets nationaux
d’infrastructure à absorber le capital excédentaire et
l’interruption de la traite transatlantique des esclaves au
lendemain de la guerre de Sécession américaine limitèrent
l’effet de ces mécanismes sur la crise. Cet échec déclencha une
immense vague de spéculation financière internationale, ainsi
qu’une expansion géographique du commerce de la part des
capitalistes européens et états-uniens.
Ce type d’activités nécessitant un climat de sécurité, les
capitalistes exigèrent que leurs États-nations élaborent un
ensemble de justifications de nature géopolitique afin de les
aider (militairement, au besoin) à conquérir de nouveaux
marchés et à protéger leurs investissements. En d’autres
termes, si le capital obéit à une logique de profit et de
rentabilité, cette logique ne reflète pas toujours celle de l’État.
Dans ces circonstances, il était dans l’intérêt du capital que les
États développent une logique géopolitique à même
d’accompagner sa propre logique expansionniste. Une
contradiction demandait cependant à être résolue. Les États-
nations, dont le nombre s’était multiplié en Europe à partir du
milieu du XVIIe siècle, étaient d’abord fondés sur le principe de
la solidarité et de la souveraineté nationales, plutôt que sur
celui de l’engagement à l’étranger. Il s’agit même, dans une
large mesure, de la définition d’un État. Celui-ci se caractérise
par une population relativement homogène à l’intérieur de ses
frontières, séparée d’une population extérieure distincte et
hétérogène.
Les deux logiques s’avéraient contradictoires. Le capital
voulait ou devait circuler autour du globe en quête de
possibilités d’investissement et avait besoin pour ce faire de la
protection des États, mais les États n’avaient pas, à ce stade,
développé de logique à même de justifier ces engagements à
l’étranger. Pour faire écho à Harvey et à d’autres analystes,
comment les mécanismes de l’État-nation pouvaient-ils
apporter une réponse politique adéquate au problème de la
suraccumulation et à la nécessité d’un «aménagement spatio-
temporel[68]» mondial, soit de nouveaux domaines
d’investissement et sources de profit (ce qu’Harvey appelle
«aménagement»)?
Il s’agissait d’un problème. Comment la solidarité
nationale, jusqu’alors largement basée sur la cohésion
intérieure, pouvait-elle servir à justifier des interventions à
l’étranger? La réponse est simple et résonne encore
aujourd’hui. Le nationalisme, le patriotisme, le chauvinisme et
le racisme furent mobilisés pour justifier ces expéditions à
l’étranger et légitimer ce que l’on qualifie désormais
d’accumulation par dépossession, phénomène connexe à
l’accumulation initiale.
Ces engagements à l’étranger ont donc trouvé leur
justification. Il était parfaitement raisonnable, affirmait-on, de
conquérir et d’exploiter les barbares et les peuples inférieurs
incapables de mettre à profit leurs ressources comme il se doit.
Je paraphrase ici le philosophe John Locke.
Débuta alors une période brutale marquée par des
entreprises racistes et rivales de conquête et de colonisation
menées par l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne,
la Belgique, le Japon et l’Italie. Ces entreprises furent en outre
justifiées par l’émergence d’idées relevant du darwinisme
social, comme celle du fardeau de l’homme blanc. Ainsi la
logique du capital et celle de l’État furent-elles conciliées.
Les contradictions de fond entre le nationalisme et
l’impérialisme ne purent être résolues, cependant, et
suscitèrent plus de cinquante ans de conflits entre États-
nations, comme l’avait prédit Lénine. En définitive, le monde
fut morcelé en sphères de contrôle ou d’influence distinctes, ce
dont la foire d’empoigne pour l’Afrique offre une illustration.
À la fin du XIXe siècle, seulement 10 % du continent avait été
colonisé. En 1914, 90 % du territoire africain se composait de
colonies. On voit donc comment, en à peine deux décennies, le
capital en quête d’investissements et de ressources s’employa
à découper la planète pour servir ses propres fins.
Cette concurrence entraîna des partitions qui furent
entérinées par le traité de Versailles au lendemain de la
Première Guerre mondiale, notamment par le morcellement
arbitraire du Moyen-Orient en nouveaux États placés pour la
plupart sous mandat de l’Angleterre et de la France. Nous
vivons toujours avec les conséquences de ces décisions.
Plusieurs pays qui composent l’actuel Moyen-Orient furent en
effet créés de toutes pièces dans le sillage du traité de
Versailles, qui partagea la région entre les puissances de
l’heure, souvent au détriment d’ententes historiques de longue
date.
En dépit de leur violence et de leur racisme, cet
impérialisme et ces conquêtes ne furent jamais en mesure de
résoudre de façon satisfaisante les problèmes associés au
capital excédentaire. Ceux-ci provoquèrent la Grande
Dépression des années 1930, qui s’étendit à toute la planète et
présagea le désastre de la Seconde Guerre mondiale. Les
mêmes conflits ne cessent de survenir et ne sont toujours pas
résolus.
Permettez-moi d’aborder à présent le cas des États-Unis
qui, malgré certaines différences, débouche sur une issue
similaire. Tout d’abord, les États-Unis furent dès leur origine
un État bourgeois. Autrement dit, le mettre sur pied n’a pas
nécessité le renversement d’anciennes formes de pouvoir
aristocratique ou féodal. Le gouvernement, qui représentait les
intérêts de l’industrie et de la classe supérieure, était donc
opposé dès le départ à toute menace contre les droits touchant
à la propriété privée ou à la maximisation des profits.
Ensuite, les États-Unis abritaient déjà une population
multiethnique et immigrée. Les appels à l’homogénéité
nationale devaient avoir pour antagonistes les non-Caucasiens.
Bien entendu, le concept ou la catégorie de «blancheur» est
une catégorie en constante évolution. Les non-Caucasiens
constituaient donc une cible mouvante, et il fallut en définitive
diriger l’animosité unificatrice contre des ennemis extérieurs.
L’historien Richard Hofstadter a qualifié cet aspect persistant
de la politique états-unienne de «style paranoïaque»; la crainte
perpétuelle d’ennemis extérieurs. Nous verrons que ce
sentiment revient à maintes occasions hanter la vision
géopolitique des États-Unis.
Enfin, les États-Unis, à l’inverse de l’Europe, disposaient de
formidables possibilités d’expansion géographique intérieure
une fois que les colons eurent éliminé l’encombrante
population autochtone. Sur ce plan, leur situation différait
quelque peu de celle de l’Europe, dont le vaste empire colonial
était extraterritorial. Les États-Unis connurent néanmoins des
phases d’expansion géographique à l’étranger, notamment à la
fin du XIXe siècle, à l’occasion de ce que l’on qualifia de
«guerre hispano-américaine», lors de laquelle les États-Unis
établirent leur suprématie sur un certain nombre de territoires
extérieurs. À nouveau, certaines des conséquences se font
toujours sentir aujourd’hui.
Les États-Unis se mirent à justifier leur expansion et leurs
occupations au titre de la «promotion des valeurs
américaines». Considérées bien sûr comme nobles et
universelles, celles-ci finirent par être désignées sous le terme
de «mondialisation». Au lieu de conquérir des territoires,
comme tendaient à le faire les nations européennes, les États-
Unis s’attachaient à défendre la prétendue démocratie.
Penchons-nous à présent sur la seconde période, qui s’étend
de 1945 à 1970, soit l’après-Seconde Guerre mondiale. Aube
d’une nouvelle ère d’impérialisme et de militarisme, cette
période fut également marquée par un certain nombre de
changements importants dans l’économie des États-Unis qui se
répercutèrent à l’échelle mondiale.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-
Unis étaient de loin la plus grande puissance technologique,
économique et militaire sur la planète. Les autres pays
belligérants, en Europe ou dans le Pacifique, avaient été
largement dévastés. Principale rivale des États-Unis, l’Union
soviétique avait payé le plus lourd tribut du combat contre
l’Allemagne nazie et subi d’énormes pertes, du côté de sa
population comme de sa capacité de production.
Fait intéressant, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale,
les Alliés reportèrent l’ouverture d’un deuxième front
européen en renfort aux Soviétiques, qui combattaient les
Allemands sur le front de l’Est. Les Alliés tardèrent à
s’engager sur cette voie. Cette inaction s’inscrivait peut-être
dans une stratégie délibérée visant à affaiblir Joseph Staline. Il
n’empêche que ce délai eut notamment pour effet de permettre
aux Soviétiques d’occuper puis d’annexer des territoires en
Europe de l’Est, ce qui revêtit une importance fondamentale
dans l’après-guerre, puis au cours de la guerre froide.
Les gains territoriaux et la puissance militaire de l’Union
soviétique, associés à son idéologie anticapitaliste qui
constituait depuis longtemps une source d’irritation pour les
élites américaines, se heurtèrent au style paranoïaque des
États-Unis, contribuant au déclenchement et à la poursuite de
la guerre froide. L’animosité était ancienne. En effet, les États-
Unis avaient envahi la Russie en 1919 dans le but de
contrecarrer les révolutions qui avaient éclaté dans le pays
deux ans auparavant. Ils avaient échoué, ce qui entraîna la
rupture des relations diplomatiques avec l’Union soviétique
jusqu’en 1935. Et l’alliance entre les États-Unis, l’Angleterre,
la France et l’Union soviétique, forgée pendant la Seconde
Guerre mondiale, fut rapidement rompue à l’issue du conflit.
Soit dit en passant, à titre d’exemple de cette rupture,
Winston Churchill prononça peu après la fin des hostilités son
célèbre discours de Fulton, intitulé «Le nerf de la paix».
Quelle intéressante juxtaposition de mots! Quoi qu’il en soit,
ce discours de Churchill date de 1946. Permettez-moi d’en
citer brièvement quelques extraits, afin d’en souligner certains
éléments intéressants et toujours d’actualité.
Pour commencer, Churchill attire l’attention sur ce qu’il
nomme les deux grands dangers de la guerre et de la tyrannie.
«Nous ne pouvons fermer les yeux devant le fait que les
libertés dont jouit chaque citoyen partout dans l’Empire
britannique n’existent pas dans un nombre considérable de
pays, dont certains sont très puissants[69].» Une remarque
significative, à un moment où une grande partie de l’Empire
britannique comptait encore des colonies soumises à une
répression sévère de sa part.
Dans ces États, un contrôle est imposé aux gens ordinaires
par différentes sortes d’administrations policières toutes-
puissantes. Le pouvoir de l’État est exercé sans restriction,
soit par des dictateurs, soit par des oligarchies compactes
qui agissent par l’entremise d’un parti privilégié et d’une
police politique. À un moment où les difficultés sont si
nombreuses, notre devoir n’est pas d’intervenir par la force
dans les affaires intérieures de pays que nous n’avons pas
conquis pendant la guerre. [Voilà une exception
intéressante.] Toutefois, nous ne devons jamais cesser de
proclamer sans peur les grands principes de la liberté et les
droits de l’homme, qui sont l’héritage commun du monde
anglophone et qui, en passant par la Grande Charte, la
Déclaration des droits, l’Habeas Corpus, les jugements par
un jury et le droit civil anglais trouvent leur plus célèbre
expression dans la Déclaration d’indépendance américaine.
Ce discours contient également la première occurrence de
l’expression «rideau de fer»:
De Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste dans
l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le
continent. Derrière cette ligne se trouvent toutes les
capitales des anciens États de l’Europe centrale et orientale.
Varsovie, Berlin, Prague, Vienne, Budapest, Belgrade,
Bucarest et Sofia, toutes ces villes célèbres et les
populations qui les entourent se trouvent dans ce que je dois
appeler la sphère soviétique, et toutes sont soumises, sous
une forme ou sous une autre, non seulement à l’influence
soviétique, mais aussi à un degré très élevé et, dans
beaucoup de cas, à un degré croissant, au contrôle de
Moscou. Seule Athènes – la Grèce et ses gloires
immortelles – est libre de décider de son avenir dans des
élections contrôlées par des observateurs britanniques,
américains et français.
Attardons-nous un instant sur ce dernier élément. Je dirais que
les actes ont largement dépassé la simple observation. En
réalité, les États-Unis et l’Angleterre truquèrent et
déstabilisèrent les élections, délogeant ce qui était
essentiellement l’embryon d’un gouvernement de gauche
modérée.
Quoi qu’il en soit, laissons Churchill poursuivre une
minute. Il évoque également dans son discours une relation
privilégiée entre les États-Unis, l’Angleterre et les peuples
anglophones du monde. «Pourtant, dans un grand nombre de
pays, loin des frontières russes et partout à travers le monde,
les cinquièmes colonnes communistes se sont installées et
travaillent en parfaite unité et dans l’obéissance absolue aux
directives qu’elles reçoivent du centre communiste. À
l’exception du Commonwealth britannique et des États-Unis,
où le communisme en est encore à ses débuts [une affirmation
inexacte; il était à l’agonie du fait d’efforts délibérés de
subversion et de sabotage], les partis communistes ou les
cinquièmes colonnes constituent un défi et un danger
croissants pour la civilisation chrétienne.» N’oublions pas
qu’un an plus tôt, l’Angleterre et l’URSS étaient encore
alliées. Dès la fin de la guerre, on se met à user de cette
rhétorique antagoniste.
Une autre question très importante est liée à cet
antagonisme grandissant entre l’Est et l’Ouest. Elle est
quelque peu controversée, mais fait désormais l’objet d’un
large consensus parmi les historiens. Il est clairement établi
que l’utilisation de bombes atomiques contre le Japon ne
répondait à aucun impératif militaire. Le Japon était prêt à
capituler. En réalité, il demandait la paix pour éviter l’invasion
ou les bombardements. Les bombes atomiques furent larguées
avant l’entrée en guerre de l’URSS dans le Pacifique, afin
d’empêcher les Soviétiques de conquérir davantage de
territoires en Asie et de prêter main-forte à Mao dans la guerre
civile chinoise (sur laquelle nous reviendrons). Leur utilisation
visait en outre à «contenir» les Soviétiques, comme le formula
à l’époque le président Harry S. Truman.
Les États-Unis concrétisèrent cette position antisoviétique
et anticommuniste par une politique étrangère d’endiguement
et d’encerclement de l’URSS. J’aimerais à présent me pencher
sur le Rapport no 68 du Conseil de sécurité nationale
(NSC 68). Ce document établissait en quelque sorte le schéma
directeur de la politique étrangère des États-Unis dans l’après-
Seconde Guerre mondiale. Plus précisément, bien sûr, leur
relation avec l’Union soviétique.
Le rapport marque l’apogée d’une lutte entre deux
philosophies, dont les principaux tenants étaient George
F. Kennan et Paul Nitze. Durant la Seconde Guerre mondiale
et immédiatement après, la conception de George Kennan, soit
celle d’une forme plutôt passive d’endiguement, avait prévalu
dans les sphères de la politique étrangère aux États-Unis.
En 1949, Nitze présida la commission chargée de rédiger le
NSC 68, dont il fut l’un des principaux auteurs. Sa conception
de la question nucléaire et de la course aux armements différait
beaucoup de celle de Kennan. Il estimait qu’au lieu de recourir
à un simple endiguement passif, les États-Unis devaient opter
pour une approche agressive et engager le combat avec les
Soviétiques partout où l’occasion se présentait. Il justifiait
cette approche par le fait que les États-Unis pouvaient compter
sur des capacités nettement supérieures à l’URSS en matière
d’armement, ce qui garantissait sa défaite ultime et, en retour,
une domination accrue des États-Unis sur le monde.
Nitze excellait particulièrement dans deux genres de
tactiques. La première était le terrifiant rapport de sécurité,
dont le NSC 68 constituait un exemple emblématique. L’autre,
sur laquelle je reviendrai sous peu, consistait en la mise sur
pied de comités et de lobbys entièrement acquis à sa cause
pour favoriser l’adoption de ces politiques.
Le NSC 68 contenait notamment des références à la guerre
civile chinoise. Un peu plus tard, le déclenchement de la
guerre de Corée et, en particulier, l’intervention de la Chine
dans ce conflit, furent présentés comme des avancées
extrêmement préoccupantes du front communiste.
Le rapport qui circula et, dans les faits, détermina la
stratégie de politique étrangère de cette période s’accompagna
d’effets presque immédiats. Les dépenses militaires
augmentèrent de 458 % entre 1951 et 1952, ce qui représente
une hausse considérable. Pratiquement toutes les guerres
précédentes avaient été suivies d’une démobilisation une fois
le conflit terminé. Dans ce cas, l’idée d’un budget militaire en
constante évolution commença à faire son chemin. Le
personnel militaire passa de 2,2 à 5 millions de membres,
preuve de l’efficacité du rapport.
Agissant au nom de l’anticommunisme et de la promotion
de la liberté (par quoi on entend d’ordinaire le marché libre et
les droits associés à la propriété privée) conformément à la
doctrine Nitze, les États-Unis renforcèrent des régimes amis
par le biais de l’aide militaire, d’accords commerciaux,
d’octroi de crédits, etc., et combattirent ou renversèrent
d’autres régimes par voie de confrontation armée, d’opérations
secrètes, d’ingérence dans la politique intérieure, de
changement de régime, d’assassinat, de sanctions
commerciales ou financières, etc. Ils s’appuyèrent à maintes
reprises sur l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou
d’autres alliances militaires, par exemple l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN), formant des «coalitions
de pays volontaires» pour couvrir des actions par ailleurs
unilatérales. Il est inutile d’en dresser une liste exhaustive,
mais j’apporterai quelques précisions à leur sujet dans un
instant.
Aux États-Unis, ce style paranoïaque de politique donna
lieu à une répression féroce contre les communistes, les
socialistes, les syndicalistes et les gens de gauche. Sur la scène
nationale, cette paranoïa revêtit la forme du maccarthysme,
soit la répression ouverte, et de tactiques d’infiltration, de
subversion et d’assassinat par le Federal Bureau of
Investigation (FBI), lesquelles, quoique souvent dissimulées,
étaient perçues comme légitimes et nécessaires pour la sécurité
nationale devant la menace incarnée par l’URSS et le
communisme international.
Chose curieuse, on a vu réapparaître dans l’actualité ces
derniers jours le nom de Roy M. Cohn, qui fut le conseiller
juridique de Joseph McCarthy, mais également l’avocat et le
mentor de Donald Trump et de Roger Stone dans les années
1970-1980[70]. L’histoire ne cesse de se répéter.
Chaque fois que l’accumulation du capital par les élites se
trouvait menacée par des aspirations démocratiques, les États-
Unis intervenaient pour rétablir l’ordre. La période 1945-1970
fut également marquée par l’émergence du complexe militaro-
industriel. Dans le discours de fin de mandat qu’il prononça en
1961, Dwight Eisenhower mit en garde le pays contre le
pouvoir naissant du complexe militaro-industriel et le risque
de le voir exercer une influence persistante sur la politique
économique et militaire des États-Unis.
La profitabilité de ce secteur dépend de la croissance
continue des ventes d’armes et, par conséquent, de l’existence
d’une abondance d’ennemis. Cette situation a non seulement
contribué à l’accroissement du pouvoir politique et
économique du complexe militaro-industriel, mais aussi à la
militarisation constante et dangereuse de la planète,
notamment la prolifération des armes nucléaires. Elle prévaut
encore aujourd’hui.
L’Institut international de recherche sur la paix de
Stockholm a estimé qu’en 2017, les ventes d’armes cumulées
des 100 premières entreprises du secteur se chiffraient à près
de 400 milliards de dollars, les transactions réalisées par les
États-Unis comptant pour près de 60 % dans cette somme.
La seconde période s’achève en 1970, et ce pour plusieurs
raisons. Les coûts de l’endiguement du communisme furent
plus élevés que prévu. La guerre au Vietnam s’avérait de plus
en plus coûteuse à tous les égards: en vies humaines, en sang
versé et en argent. Le sort des Vietnamiens, en revanche,
n’entrait guère en ligne de compte. Ces dépenses militaires
compromettaient la capacité de satisfaire une demande
consumériste croissante; il fallait choisir entre le beurre et les
canons. Pour résoudre ces problèmes, les États-Unis se mirent
à émettre de la monnaie, ce qui entraîna une inflation mondiale
et l’effondrement du système de Bretton Woods, doublés
d’une série de problèmes consécutifs à l’abandon de l’étalon-
or par l’administration Nixon. Nous reparlerons de tout cela en
détail dans un prochain exposé.
Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse afin d’établir
quelques liens. J’ai cité parmi les domaines d’excellence de
Paul Nitze, outre la rédaction de ces rapports menaçants, voire
effrayants, la mise sur pied de groupes chargés de pratiquer un
lobbying en faveur de ces politiques. L’un des premiers
groupes auxquels il participa, et dont il ne fut pas le seul
organisateur, était le Committee on the Present Danger (comité
sur le danger actuel), que j’appelle pour ma part le Committee
on the Present Danger 1.0. Celui-ci milita pour l’adoption du
NSC 68. Le comité tenait avant tout à éviter aux États-Unis de
revivre la débâcle coréenne.
Dans les années 1970, Paul Nitze et plusieurs autres
personnes formèrent un second Committee on the Present
Danger. Ils le baptisèrent délibérément du même nom que le
précédent, auquel j’ajoute pour ma part la mention 2.0. Au
passage, il existe désormais une version 3.0. Ce comité
regroupait une galerie de personnages néoconservateurs que
l’on retrouva ensuite dans les rangs de l’administration
Reagan.
Dans les années 1980, ce groupe fut responsable d’un grand
nombre des crimes et des atrocités commis en Amérique
latine, dont l’affaire Iran-Contra. La figure d’Elliott Abrams
est récemment revenue dans l’actualité. Quiconque a suivi sa
carrière aurait pu penser qu’il faisait profil bas. Il avait été mis
en cause dans l’affaire Iran-Contra. À vrai dire, il avait été
condamné pour avoir dissimulé des informations au Congrès.
George H.W. Bush l’a ensuite gracié sur les conseils de
William Barr. C’est ce dernier qui avait plaidé pour sa grâce et
celle de cinq autres fonctionnaires reconnus coupables dans
cette même affaire. Et William Barr sera plus tard, sous
l’administration Trump, nommé pour un deuxième mandat de
procureur général. L’histoire se répète.
Le lien avec les événements en cours au Venezuela est plus
qu’évident. Je serai très bref à ce sujet, mais je reviendrai sur
le fait qu’un même groupe de protagonistes emploie le même
type de justifications pour semer un chaos et un désordre
immenses dans cet hémisphère et ailleurs sur la planète.
Nous voici arrivés à la troisième période, qui s’étend de
1970 à environ 2008. La crise financière survenue en 2008
marque le début d’une phase sensiblement différente, dont il
sera question lors d’un prochain exposé. L’impérialisme
américain revêt une nouvelle forme, que l’on peut qualifier
d’«hégémonie néolibérale».
De nombreuses expéditions militaires ont été menées durant
toutes les années 1970 et les suivantes. Je dirais que les États-
Unis sont en guerre pratiquement sans interruption depuis
1776. La période récente ne fait pas exception, mais si les
États-Unis emploient encore massivement la force militaire, ils
recourent de façon prépondérante à des institutions financières
pour arriver à des fins similaires. Le Fonds monétaire
international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), l’Accord de libre-échange
nord-américain (ALENA) et nombre d’autres accords
commerciaux multi et bilatéraux leur permettent de forcer
l’ouverture de marchés financiers partout dans le monde et de
continuer à exercer leur domination.
J’aimerais attirer votre attention sur un article de Joy
Gordon intitulé «Off Target: How U.S. Sanctions Are
Crippling Venezuela», qui traite de la situation au Venezuela
dans un climat de sanctions financières et économiques[71]. Je
vous invite à y jeter un œil. Ces politiques ont littéralement
paralysé l’action du gouvernement vénézuélien. De sévères
restrictions, dont la plus récente vise la société pétrolière
d’État, ont été imposées au pays et empêchent ses dirigeants
de gouverner. Cette impressionnante série de contraintes et de
restrictions compte pour beaucoup dans l’agitation sociale qui
secoue aujourd’hui le Venezuela.
Un événement important de cette période à propos du
militarisme fut la fin de la guerre froide au moment de
l’effondrement de l’Union soviétique, amorcé avec la chute du
mur de Berlin en 1989 (les États-Unis étaient en ce temps-là
opposés aux murs), puis de sa dissolution en 1991.
Cet événement signifiait entre autres que les États-Unis
avaient besoin d’un nouvel ennemi pour maintenir le
complexe militaro-industriel à flot. La chute de l’Union
soviétique posait quelques problèmes à cet égard. Il fut même
question de dividendes de la paix: la disparition de leur
ennemi offrait aux États-Unis la possibilité d’employer tous
ces milliards à des fins non militaires. Cette option fut
néanmoins rapidement écartée.
Les États-Unis se sont simplement trouvé un nouvel
ennemi. Le terrorisme international est l’ennemi parfait. En
réalité, il est préférable à un adversaire étatique. Il ne peut
jamais être réellement vaincu, mais il peut (et, en fait, doit)
être perpétuellement combattu.
Selon Michael Ignatieff, cette période serait celle de
l’«Empire allégé». La formule sonne bien, elle est douce à
l’oreille. Pour Ignatieff, le nouvel Empire américain «est
différent des anciens empires, bâtis sur les colonies, la
conquête et le fardeau de l’homme blanc. Nous ne vivons plus
au temps de la United Fruit Company [un choix intéressant
compte tenu des événements qui ont marqué le Guatemala à
cette période], époque où les sociétés américaines avaient
besoin des Marines pour assurer la protection de leurs
investissements à l’étranger. L’imperium du XXIe siècle
représente une innovation dans les annales de la science
politique, un Empire allégé. Une hégémonie mondiale dont les
notes d’ornement sont l’économie de marché, les droits de la
personne et la démocratie, dont le respect est garanti par la
plus grande puissance militaire qu’ait jamais connue le
monde[72]».
«Allégé», bien entendu, jusqu’à ce qu’il devienne
nécessaire de recourir à la manière forte, autrement dit à «la
plus grande puissance militaire qu’ait jamais connue le
monde». En fait, pour mémoire et contrairement à ces
affirmations, le collègue d’Ignatieff au New York Times,
Thomas Friedman, déclara ouvertement dans sa chronique du
28 mars 1999, en plein bombardement de la Yougoslavie, que
la présence du fournisseur militaire McDonnell Douglas
s’avérait nécessaire pour assurer la sécurité des établissements
McDonald’s autour du monde. Voilà une conception quelque
peu différente de l’Empire allégé.
Examinons à présent certaines conséquences de ce type
d’impérialisme. Concentrons-nous pour l’heure sur le cas des
États-Unis, en réservant celui de l’Europe à un prochain
exposé.
William Blum, auteur et militant disparu en décembre 2018,
a livré durant plusieurs décennies des analyses fort
intéressantes des interventions américaines, en particulier dans
les pages d’une publication intitulée Third World Traveler. En
1999, il écrivait:
La politique étrangère des États-Unis n’a pas pour moteur
une quelconque moralité, mais plutôt la nécessité de servir
d’autres impératifs, que l’on peut résumer comme suit:
rendre le monde sûr pour les grandes sociétés américaines;
augmenter les profits des entrepreneurs de la défense qui, au
pays, ont généreusement contribué à l’élection des membres
du Congrès; empêcher l’essor de toute société susceptible
d’offrir une solution de rechange viable au modèle
capitaliste; étendre son hégémonie politique et économique
à une zone aussi vaste qu’il convient ou qui profite à une
grande puissance. Le tout au nom d’une prétendue croisade
morale contre ce que ces combattants de la guerre froide ont
désigné pour eux-mêmes et le peuple américain comme une
diabolique conspiration communiste internationale,
laquelle, diabolique ou non, n’a en réalité jamais existé[73].
En définitive, les États-Unis menèrent durant cette période des
interventions majeures dans plus de 70 pays et restent à ce jour
très actifs sur ce plan. On ne saurait trouver meilleure
illustration du style paranoïaque tel que l’entend Hofstadter.
Bien que John Ehrlichman, conseiller pour les Affaires
intérieures de Richard Nixon, ait avancé le célèbre argument
selon lequel même les paranoïaques ont quelquefois de vrais
ennemis, les pays visés par ces interventions n’entraient pas
dans cette catégorie.
Penchons-nous maintenant sur d’autres conséquences de
l’impérialisme états-unien, par exemple les pertes en vies
humaines. Il est extrêmement difficile d’en estimer le nombre.
La difficulté tient en partie au cadre analytique utilisé, à la
prise en compte des victimes directes et indirectes, mais la
source sur laquelle je m’appuie s’y emploie justement et
précise avec une grande clarté la méthodologie utilisée. Qu’on
approuve ou non celle-ci, elle fournit un cadre de référence
pour envisager la question.
Dans ce qui est présenté comme le pire des scénarios, les
États-Unis seraient responsables de la mort de plus de
20 millions de personnes dans 37 pays depuis la Seconde
Guerre mondiale. Même à imaginer que ce chiffre est incorrect
par un facteur de 10, pour donner un ordre de grandeur, le
nombre de victimes n’en reste pas moins considérable. Voici
un extrait de l’étude: «Les motifs des guerres sont complexes.
Dans certains cas, d’autres pays que les États-Unis peuvent
avoir causé davantage de morts, mais si l’implication
[américaine] semble avoir constitué un élément essentiel d’une
guerre ou d’un conflit, la responsabilité des morts a été
attribuée aux États-Unis. En d’autres termes, ces conflits
n’auraient pas éclaté si les États-Unis n’avaient pas employé
leur poigne de fer. La puissance militaire et économique des
États-Unis a joué un rôle fondamental[74].»
L’impérialisme des États-Unis a également entraîné la
prolifération des bases américaines autour du monde. Il s’agit
d’un fait largement méconnu, dont parlent peu les médias. S’il
est de plus très difficile de définir précisément ce qui constitue
une base, en voici néanmoins l’estimation la plus juste. David
Vine l’a publiée dans The Nation en 2015, mais elle a depuis
été mise à jour:
Alors qu’aucune base autonome n’est durablement
implantée sur leur territoire, les États-Unis possèdent
aujourd’hui environ 800 bases à l’étranger. Soixante-dix ans
après la Seconde Guerre mondiale, et soixante-deux ans
après la guerre de Corée, on compte encore 174 «bases»
américaines en Allemagne, 113 au Japon et 83 en Corée,
d’après le Pentagone. Des centaines d’autres parsèment la
planète dans quelque 80 pays. […] Pourtant, peu
d’Américains ont conscience que les États-Unis possèdent
sans doute plus de bases à l’étranger que n’importe quel
pays ou empire dans l’histoire.
On se demande rarement si nous avons besoin de centaines de bases à
l’étranger ou si, étant donné leur coût annuel estimé au bas mot à
156 milliards de dollars, les États-Unis peuvent se le permettre. À nouveau,
même s’il est rarement au nombre des sujets de discussion, il s’agit d’un fait
empirique.
On se demande rarement quel serait notre sentiment si la Chine, la Russie
ou l’Iran installait ne serait-ce qu’une seule base près de nos frontières, à plus
forte raison aux États-Unis[75].

L’installation de ces bases est fondée sur un postulat très


intéressant, qui veut que les États-Unis jouissent d’un droit
largement incontesté (en qualité de pays indispensable) de
construire des bases partout où ils le souhaitent, tandis que
l’idée qu’un autre pays en fasse autant est totalement
inconcevable. Quelqu’un a néanmoins fait valoir un contre-
argument amusant, rapporté par Reuters en 2007: «L’Équateur
veut une base militaire à Miami. Rafael Correa a en effet
déclaré que Washington devrait le laisser implanter une base
militaire à Miami si les États-Unis souhaitent continuer à
utiliser une base aérienne [la base de Manta] située sur la côte
Pacifique de l’Équateur.»
Bon, l’Équateur a-t-il construit une base à Miami?
D’accord, les choses ne sont pas allées jusque-là, mais la base
de Manta a bel et bien fermé. On voit à quel point il paraît
ridicule pour les États-Unis d’envisager ne serait-ce que l’idée
qu’un autre pays installe une base sur leur territoire. Une telle
chose est tout bonnement impossible.
Outre les coûts économiques déjà mentionnés, qui se
chiffrent autour de 156 ou 157 milliards de dollars par an, ces
activités ont de lourdes conséquences sur le plan humain. Les
familles militaires sont mises à rude épreuve. Les violences à
caractère sexuel abondent à proximité des bases américaines.
Les zones accueillant les bases subissent de considérables
dommages environnementaux. La liste est longue.
Par leur simple existence, les bases deviennent également la
cible d’animosité et d’activités anti-américaines. Par exemple,
la présence militaire des États-Unis en Arabie saoudite a été
l’un des motifs donnés par Oussama ben Laden pour les
attentats du 11 septembre. Les barbares occupaient la Terre
sainte.
Ces bases permettent du reste d’envisager plus
concrètement les guerres à l’étranger, et rendent donc le
monde plus dangereux. Autrement dit, comme les États-Unis
disposent déjà de troupes prêtes à intervenir, ils tendent à opter
pour la solution militaire lorsqu’un problème se présente.
Je vous encourage enfin à consulter ce rapport ainsi qu’une
très bonne mise à jour signée Nick Turse et intitulée «Bases,
Bases, Everywhere… Except in the Pentagon’s Report[76]».
Aux facteurs dont je viens de parler s’ajoutent les coûts
budgétaires faramineux du militarisme. Les dépenses
militaires des États-Unis sont plus élevées aujourd’hui qu’à
toute autre période, hormis celle qui marqua l’apogée de la
guerre en Irak si l’on tient compte de l’inflation. Le budget
pour 2019 s’élève à 716 milliards de dollars. Il s’agit
seulement du montant officiel.
Selon l’Institut international de recherche sur la paix de
Stockholm, les dépenses militaires des États-Unis dépassent
celles de n’importe quel autre pays. Les dépenses militaires
mondiales atteignaient plus de 1,7 billion de dollars en 2017,
soit une hausse de 1 % par rapport à l’année précédente. Les
dépenses des États-Unis représentaient 35 % de cette somme.
Les dépenses militaires des États-Unis équivalent à peu près
aux budgets militaires cumulés des huit autres plus grandes
puissances. Dans un récent article sur le «surclassement»,
Michael Klare souligne que les États-Unis se sont désormais
écartés de la simple politique d’endiguement qui fut
essentiellement la leur après la Seconde Guerre mondiale, pour
s’imposer comme la puissance dominante partout et en tout
temps. Quoi qu’il en coûte en sang et en argent, nous ne
regarderons pas à la dépense. Par «nous», j’entends vous et
moi. N’oubliez pas que cette stratégie est financée avec
l’argent des contribuables.
Les États-Unis tiennent le haut du pavé pour ce qui est des
dépenses militaires mondiales, auxquelles ils contribuent à
hauteur de 35 %. À mon avis, le pays se surclasse. Par
contraste, l’ONU a été créée au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale sur l’initiative des États-Unis et de leurs
principaux alliés avec la mission de préserver la paix par le
biais de la coopération internationale et de la sécurité
planétaire. En somme, par l’emploi de moyens non militaires,
comme la diplomatie, dans les relations internationales.
Le budget total de l’ONU ne représente pourtant qu’une
fraction des dépenses militaires mondiales. Il compte pour
seulement 1,8 % de ce que nous dépensons pour l’armée, ce
qui en dit long sur nos priorités. Consacrer autant d’argent aux
moyens militaires signifie que nous les envisageons en priorité
lorsqu’il s’agit d’apporter des solutions aux problèmes. La
logique veut qu’après avoir réalisé un tel investissement, nous
fassions aussi bien de l’utiliser.
Le budget militaire des États-Unis a connu une nette
augmentation sous l’administration Trump. Dès les premiers
jours de son mandat, Trump a donné l’ordre à l’armée de se
préparer pour la guerre. Une semaine après son entrée en
fonction, il annonçait: «J’ai signé un décret présidentiel qui
prévoit la reconstruction des forces armées des États-Unis.»
Le décret militaire chargeait le nouveau secrétaire à la
Défense James «Mad Dog» Mattis, qui a démissionné depuis,
de réaliser une «évaluation de la disponibilité opérationnelle»
de trente jours, dans le but de préparer non seulement la
destruction de Daech en Syrie et en Irak, mais aussi celle
d’autres «formes de terrorisme islamique». D’après le
Washington Post, Mattis a en outre reçu la mission «de
déterminer comment mener des opérations contre des
adversaires non nommés de force presque égale», étiquette que
les responsables états-uniens attribuent typiquement à la Chine
et à la Russie.
Voilà qui témoignait d’un changement radical de politique.
Au cours de la décennie précédente, les efforts s’étaient
concentrés sur la lutte contre le terrorisme international. Or,
tout à coup, on voit apparaître dans ce document la formule
«adversaire de force presque égale». Il s’agit en substance
d’un retour à la guerre froide.
Le décret levait toute équivoque possible quant à
l’utilisation d’armes nucléaires. La section 3 du document
préconisait l’emploi de la force nucléaire «afin de neutraliser
les menaces du XXIe siècle» et, de manière plus inquiétante,
«pour réaliser les objectifs présidentiels si la dissuasion venait
à échouer».
Trump a également demandé qu’un plan soit mis en œuvre
pour atteindre les objectifs de disponibilité opérationnelle de
l’arsenal nucléaire d’ici 2022. Il nous reste quelques années
pour nous entraîner à nous mettre à couvert. Ce plan inclurait
la modernisation de la force nucléaire des États-Unis (déjà
amorcée sous l’administration Obama). Il comprendrait en
outre un système de défense antimissile considérablement
renforcé et des efforts accrus en matière de cyberguerre,
laquelle consiste à affaiblir la capacité de riposte d’adversaires
majeurs en ciblant leurs structures numériques et de
télécommunication avant une frappe états-unienne. Que se
passerait-il si les communications entre nos adversaires et
leurs forces armées étaient coupées? Rien de bien grave, sans
doute.
Le décret présidentiel ne précisait pas le montant des
nouvelles dépenses militaires engagées, mais selon les médias,
le chiffre pourrait approcher 100 milliards de dollars
supplémentaires par an, une estimation vérifiée depuis.
Associé à la promesse de réductions d’impôt pour les plus
riches, ce surcroît de dépenses se fera aux dépens de la
Sécurité sociale, des systèmes Medicare et Medicaid, des
budgets de l’éducation et de la santé, des travaux
d’infrastructure, et j’en passe.
Pour situer la question dans un autre contexte, le budget
militaire absorbe désormais 60 % des dépenses
discrétionnaires du budget total des États-Unis. Tout ce qui est
englouti dans le budget militaire représente autant de sacrifices
dans d’autres domaines.
Une brève mise à jour. Le 19 janvier 2018, Mattis, alors
secrétaire à la Défense, a donné un aperçu des nouvelles
orientations en matière de défense. Celles-ci s’avèrent pour le
moins préoccupantes. Voici quelques extraits de son résumé de
la stratégie de défense nationale des États-Unis pour 2018:
Encore une fois, il s’agit d’une stratégie de défense
nationale, mais ce dont il s’agit réellement, mesdames et
messieurs, […] c’est d’une stratégie américaine. C’est la
vôtre. Elle vous appartient. Nous travaillons sans relâche
pour vous. Je suis ravi de me trouver dans une école qui
porte ce nom. Celui de Paul Nitze. Je le souligne parce que
le document du Conseil national de sécurité, ou Rapport 68,
a été notre boussole durant la guerre froide. En cette ère de
changement, nous pouvons compter sur une armée forte,
néanmoins notre avantage sur nos adversaires s’est réduit
dans tous les domaines de guerre – aérien, terrestre,
maritime, spatial et cyberespace – et il continue de se
réduire [vu le budget que leur consacre le pays, comment
est-ce possible?]. Nous continuerons à combattre les
terroristes, mais la concurrence d’autres grandes puissances,
et non le terrorisme, constitue désormais la priorité des
États-Unis sur le plan de la sécurité nationale. Nous
sommes confrontés à des menaces croissantes de la part de
puissances révisionnistes, aussi différentes la Chine et la
Russie soient-elles l’une de l’autre. Ces nations aspirent à
édifier un monde conforme à leurs modèles autoritaires.
[…] Des régimes parias comme la Corée du Nord et l’Iran
persistent à mener des actions qui menacent la stabilité
régionale, voire mondiale. Ils oppriment leur propre peuple,
bafouent la dignité et les droits de leurs propres citoyens, et
tentent de propager leur vision erronée au-delà de leurs
frontières. Mesdames et messieurs, nous devons rester sur
nos gardes, et l’histoire a montré que la victoire de
l’Amérique sur le champ de bataille n’est jamais fixée
d’avance. Il nous faut simplement être les meilleurs si nous
voulons préserver les valeurs nées des Lumières. Nous
allons bâtir une force militaire plus létale. Nous investirons
dans les domaines de l’espace et du cyberespace, dans la
force de dissuasion nucléaire de la défense antimissile et les
systèmes autonomes de pointe. Nos troupes d’élite pourront
s’appuyer sur la logistique résiliente et flexible dont elles
ont besoin pour gagner. Évidemment, notre conception de la
victoire reste toujours la même. À ceux qui menaceraient
l’expérience démocratique de l’Amérique, sachez que si
vous nous défiez, nous vous ferons vivre un calvaire.
Collaborez avec nos diplomates, car il n’est pas dans votre
intérêt de combattre le département de la Défense.
Au bout du compte, le nouveau budget approuvé par le
président Trump s’élève à 716 milliards de dollars pour
l’année 2019, soit une augmentation de 7 % par rapport à
2018. Fait intéressant, Trump avait critiqué le budget initial de
700 milliards, qu’il jugeait ridicule. Il a donc proposé la
somme de 750 milliards pour l’année financière suivante. Il
s’était d’abord déclaré partisan d’une réduction, mais on l’en a
dissuadé depuis.
D’inquiétantes tendances se dégagent de tout cela,
notamment la poursuite et l’escalade de la guerre contre le
terrorisme international. Les États-Unis y sont toujours
engagés. Ils ne cessent en outre d’attiser les tensions avec la
Russie et la Chine, mais aussi avec la Corée du Nord, l’Iran, le
Venezuela, Cuba, etc.
La stratégie américaine repose de plus en plus sur les
attaques de drones, les opérations spéciales et les assassinats
ciblés. La population des États-Unis n’étant manifestement pas
friande de victimes américaines, on a recours à des techniques
guerrières nécessitant moins de personnel. Les États-Unis
étendent leur programme de bases militaires, mais privilégient
des bases à la fois plus petites et plus nombreuses appelées
«nénuphars».
Une mise à niveau de l’arsenal nucléaire chiffrée à un
billion de dollars a également été proposée, et devrait inclure
des armes nucléaires tactiques et de faible puissance. Ces
armes sont extrêmement dangereuses. Le concept d’arme
nucléaire de faible puissance est en soi fallacieux. Leur force
explosive par ogive est jugée équivalente à celle d’environ
5 bombes d’Hiroshima, contre 300 bombes pour une arme dite
«de grande puissance». L’idée voulant qu’il puisse exister des
armes nucléaires dont l’utilisation serait plus concevable est
extrêmement dangereuse. Nous voyons simultanément
s’abaisser le seuil critique à partir duquel il devient
envisageable d’employer des armes nucléaires, lesquelles
pourraient désormais servir, par exemple, à riposter à une
cyberattaque. Nous assistons à une situation dont il y a tout
lieu de s’alarmer.
Ce militarisme persistant s’accompagne d’une rhétorique
raciste, religieuse, xénophobe ou nationaliste tenace visant à
maintenir la population dans un état de peur permanent. Cette
rhétorique contribue à la légitimation et à la poursuite des
expéditions militaires à l’étranger. Toutefois, ce militarisme
finit par infecter le pays lui-même. La peur de l’étranger, perçu
comme dangereux, relève à présent du sens commun
dominant. La figure de l’étranger dangereux illustre bien cette
politique paranoïaque sous stéroïdes qu’évoque Hofstadter.
Cette peur doit être sans cesse entretenue, comme on le
constate dès qu’il est question du mur frontalier ou de ces
convois d’individus menaçants qui viennent nous envahir.
L’État social, qui avait cours de 1945 environ jusqu’aux
années 1970, a été rebaptisé «État garnison» par certains
analystes. L’État tire désormais sa légitimité de la protection
qu’il offre contre les menaces incarnées par ces dangereux
étrangers. Au risque de me répéter, dans la forme mondialisée
du capitalisme, les décisions relatives à la sécurité et au bien-
être économiques des citoyens ne relèvent plus nécessairement
des gouvernements nationaux. Soucieux de conserver leur
légitimité, les gouvernants doivent trouver une nouvelle base à
celle-ci. Je rejoins l’avis de certains commentateurs, qui
estiment que la protection contre de dangereux étrangers
constitue une nouvelle base de légitimité. L’Amérique a
d’innombrables ennemis.
La menace du communisme international a cédé la place à
celle du terrorisme. Les immigrants et les réfugiés suscitent
désormais de vives craintes parmi la population. J’en veux
pour preuve les ordonnances d’interdiction, les déportations,
les détentions et la diabolisation d’autrui auxquelles nous
avons récemment assisté. Les ennemis intérieurs se comptent
parmi les personnes de couleur, les jeunes, les personnes
âgées, les communautés LGBTQ, les personnes ayant un
handicap. Il faut ajouter à ce tableau la militarisation de la
police et la criminalisation de la contestation. Où tout cela va-
t-il nous mener? Le Pentagone a une sombre vision de l’avenir
(voir la vidéo du Pentagone «Megacities: Urban Future, the
Emerging Complexity»), et considère essentiellement les
zones urbaines (à l’étranger et au pays) comme des viviers
d’instabilité, d’agitation et de chaos. Le fait d’envisager
l’humanité sous cet angle me semble découler logiquement de
cette longue histoire de militarisation. En d’autres termes, qui
se pense d’abord comme une force militaire n’a aucun mal à
voir des ennemis partout.
Cette vision constitue également un aspect du problème de
la militarisation de la police. Alors qu’il devient de plus en
plus difficile de la distinguer d’une force militaire, la police se
met pour sa part à considérer les personnes qu’elle a
prétendument la charge de servir et de protéger comme des
civils ennemis. Voilà à mes yeux une tendance terriblement
inquiétante.
La projection selon laquelle l’avenir de l’armée résiderait
dans sa capacité à répondre aux menaces futures d’une
humanité composée soit d’ennemis soit de personnes servant
sciemment ou non de couverture à des ennemis s’avère
extrêmement préoccupante. Elle devrait mobiliser notre
attention, car elle témoigne de la vision dominante au sein du
Pentagone: celle d’un avenir urbain, militarisé et dangereux.
Ce sera le mot de la fin.

Exposé de Noam Chomsky


31 janvier 2019
Mes exposés précédents avaient notamment pour thème
l’attitude des élites envers la démocratie. J’ai tracé une ligne
qui partait de la première révolution démocratique, marquée
par la crainte et le mépris à l’égard de la populace qui, outre
ses absurdes revendications en matière d’éducation, de santé et
de démocratisation du droit, réclamait d’être gouvernée par ses
propres concitoyens, familiers des peines du peuple, plutôt
qu’oppressée par une classe d’aristocrates. De là, j’ai parlé de
la deuxième grande révolution démocratique, dont découla
l’adoption de la Constitution des États-Unis, décrite dans le
principal ouvrage savant sur le sujet comme un «coup des
fondateurs», un coup des élites que l’auteur présente comme
une contre-révolution conservatrice visant à contenir un excès
de démocratie.
Il a ensuite été question d’éminents théoriciens
progressistes de la démocratie du XXe siècle tels que Walter
Lippmann, Edward Bernays, Harold Lasswell et Reinhold
Niebuhr, et de leur conception selon laquelle le public devrait
rester à sa place. Les citoyens sont des spectateurs, non des
participants. Les hommes responsables, membres de l’élite,
doivent pouvoir vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés
par le troupeau de bêtes sauvages, qui sera maintenu dans le
droit chemin au moyen d’illusions nécessaires, de
simplifications excessives à fort potentiel émotionnel et, plus
généralement, par la fabrique du consentement, une industrie
désormais gigantesque dévouée aux aspects de cette tâche dont
ne s’acquittent pas les intellectuels responsables.
Comme l’a souligné Orwell, la crème des hommes de
chaque époque doit pratiquer son propre endoctrinement. Elle
doit se convaincre qu’il existe des choses qu’il est tout
simplement mal venu de dire. Cette notion doit devenir une
seconde nature. Comment pourrait-on croire à autre chose?
Tant que prévaut cet état de fait, le système fonctionne
correctement et ne connaît pas de crises.
Ce résumé des principaux aspects du contrôle de la pensée
dans les sociétés les plus libres a des qualités, mais il est
trompeur à plus d’un titre. Avant tout, il fait largement
l’impasse sur les luttes populaires qui aspirent constamment à
étendre la pratique de la démocratie et comptent de nombreux
succès. Elles ont enregistré des succès considérables, y
compris au cours de la dernière génération. Ces victoires
suscitent généralement une réaction. Les détenteurs du pouvoir
et des privilèges n’y renoncent pas facilement. Le règne
néolibéral que nous subissons actuellement, fruit d’une longue
planification, incarne une réaction de ce type. Nous y
reviendrons.
Le résumé est également trompeur en cela que
d’importantes figures de l’élite sont allées à contre-courant de
la tendance dominante. Durant la Convention
constitutionnelle, Benjamin Franklin, le plus respecté des
délégués, a protesté contre la teneur des débats en cours. Il a
fait part de son «aversion pour tout ce qui tendait à avilir
l’esprit des gens ordinaires», et a rappelé à ses confrères que
«certaines des pires canailles qu’il lui ait été donné de
rencontrer étaient de très riches canailles[77]» – des
observations qui faisaient écho à celles d’Adam Smith.
Mais Franklin n’a point rencontré d’écho lors de la
Convention. Thomas Jefferson, qui nourrissait des sentiments
assez similaires, n’était pas présent. Il exerçait alors les
fonctions d’ambassadeur à Paris. Quoi qu’il en soit, un coup
d’État, aux conséquences encore palpables, a effectivement eu
lieu, bien que le pays fût alors en proie à de nombreux conflits
– d’où le «coup d’État» – qui se sont poursuivis au cours des
années suivantes et jusqu’à aujourd’hui.
D’autres figures du XXe siècle ont dérogé à l’opinion
dominante au sein de l’élite. La plus notable est John Dewey,
philosophe états-unien le plus estimé de son siècle. Il a
consacré une grande partie de ses travaux – et de son
militantisme – à la démocratie et à l’éducation, dans un esprit
farouchement opposé aux doctrines de la «fabrique du
consentement» et de la marginalisation du «troupeau de bêtes
sauvages».
Par démocratie, Dewey entendait la véritable démocratie,
fondée sur la participation active d’un public informé. Sa
théorie démocratique était étroitement liée à sa philosophie de
l’éducation, conçue pour favoriser la créativité et la liberté de
pensée, en vue notamment de la participation à une société
démocratique. Les résultats sont concluants. J’ai eu la chance
de fréquenter une école inspirée de la pédagogie de Dewey, de
ma tendre enfance jusqu’à mes 12 ans, une expérience
remarquable.
Dewey était au départ un intellectuel responsable comme
les autres. Ses confrères et lui se félicitaient du rôle exemplaire
qu’ils avaient joué lors du premier conflit mondial, moment où
il avait fallu insuffler la fièvre guerrière aux masses incultes.
Leur position n’avait rien d’unique, cependant. Quelle que soit
leur affiliation politique, la capitulation des classes
intellectuelles de cette époque devant le pouvoir est tout
bonnement stupéfiante. Parmi les quelques-uns qui nagèrent à
contre-courant, les plus en vue furent jetés en prison: Bertrand
Russell en Grande-Bretagne, Eugene Debs aux États-Unis,
Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg en Allemagne.
Peu après la guerre, Dewey changea son fusil d’épaule pour
devenir un habile et virulent critique de la société et des
médias. Au fil des années, il en vint à considérer «la politique
comme l’ombre de la grande entreprise sur la société». Les
réformes lui paraissaient d’un intérêt limité: «L’atténuation de
cette ombre ne changera rien à la substance[78].» En substance,
il veut dire que les institutions mêmes du secteur privé minent
les fondements de la démocratie et de la liberté. «Le pouvoir
réside aujourd’hui dans la maîtrise des moyens de production,
d’échange, de publicité, de transport et de communication,
observait Dewey. Quiconque les possède dirige la vie du
pays», et ce, y compris dans une démocratie. Dans une société
libre et démocratique, les travailleurs devraient être «les
maîtres de leur propre destin industriel» et non de simples
outils loués par les employeurs. L’organisation industrielle doit
passer «de l’état féodal à l’état démocratique», soit à un mode
de production contrôlé par les travailleurs, comme le
réclamaient les ouvriers des premières heures de la révolution
industrielle – des flammes revendicatrices jamais éteintes et
qui n’ont cessé d’être attisées depuis.
La domination réelle au sein du pays, ajoutait Dewey,
«s’exerce par le biais d’activités servant les intérêts privés, tels
le contrôle de la finance, des biens fonciers, de l’industrie, le
tout renforcé par la maîtrise de la presse et de ses représentants
ainsi que par les moyens de la publicité et de la propagande».
Voilà le véritable système du pouvoir, la source de la
coercition et du contrôle, et tant qu’il prévaudra, il ne saura
être sérieusement question de liberté et de démocratie. Dewey
reprochait en outre à la «presse assujettie» d’avoir cédé au
mercantilisme et déplorait son incidence «sur le choix de ce
qui relève de l’actualité, sur la sélection et la suppression des
sujets qui sont publiés, sur le traitement de l’information dans
les éditoriaux comme dans les rubriques de nouvelles». Il
suggérait un «système coopératif» géré «dans l’intérêt de
tous», en lieu et place de médias dévoués à «idéaliser […] la
recherche du profit».
Ces paroles ne viennent pas d’un enragé des coulisses, mais
de l’un des intellectuels états-uniens les plus respectés et
influents du XXe siècle.
En résumé, il est réducteur de parler sans faire de
distinction des attitudes de l’élite, quoique leur quasi-
uniformité s’avère souvent frappante.
La condamnation du travail salarié par Dewey rappelle la
position d’Abraham Lincoln et d’autres grandes figures du
libéralisme classique, ainsi que celle des travailleurs et
travailleuses, comme on l’a vu. Sa critique des médias fait du
reste fortement écho à un aspect progressiste de la Constitution
dont l’histoire au cours des années qui suivirent son adoption
est instructive et demeure une source d’importantes leçons. Je
pense à la façon dont les fondateurs interprétaient le premier
amendement, plus précisément la liberté de la presse.
Une pratique courante consiste à distinguer les droits
négatifs des droits positifs. Les droits négatifs se résument en
substance à «Ne me marchez pas dessus». Les droits positifs
suggèrent un surcroît de bien-être et de possibilités, ce que
l’économiste Amartya Sen désigne sous le nom de
«capacités».
Selon l’interprétation qui prévaut actuellement, le premier
amendement confère aux médias des droits négatifs, en vertu
desquels l’État doit se garder d’interférer dans leur travail.
Cette interprétation est elle-même récente, et découle d’une
décision de jurisprudence rendue en 1964 dans une affaire liée
au mouvement pour les droits civiques (Times c. Sullivan).
Cette primauté accordée aux droits négatifs contraste vivement
avec la perspective des fondateurs, qui proposaient une
interprétation plus libérale du premier amendement, gage à
leurs yeux de droits positifs, un sujet que traitent dans des
travaux éclairants les critiques des médias Robert McChesney
et Victor Pickard[79]. Les fondateurs désiraient que la presse
soit libre, dynamique, variée et indépendante, et non cette
«presse assujettie» que Dewey condamnait pour sa
subordination aux propriétaires et aux annonceurs. La presse
de l’époque savait en outre se montrer tranchante et
antagoniste. Pour les fondateurs, il ne s’agissait pas
simplement d’un engagement rhétorique. Ils estimaient que le
gouvernement devrait promouvoir activement la liberté de la
presse. La méthode employée pour ce faire fut,
essentiellement, la subvention. Le Service postal des États-
Unis fut mis sur pied afin d’apporter une aide substantielle à la
presse indépendante, en la dotant d’un vaste réseau de
distribution à très bas coût. Les journaux représentaient alors
la plus grande partie du trafic postal.
Comme je l’ai déjà mentionné, la mentalité des fondateurs
s’avérait à bien des égards précapitaliste. Il n’empêche que les
États-Unis sont rapidement devenus, dans une mesure
exceptionnelle, une société régie par la logique des affaires.
Par conséquent, le sens commun hégémonique a fini par
s’opposer aux droits positifs, lesquels tendent à empiéter sur
les prérogatives du capital privé. Au fil des années, la
conception libérale du premier amendement des fondateurs
s’est vue réduite à son interprétation actuelle, qui privilégie les
droits négatifs. Cette question a fait l’objet d’âpres disputes
tout au long du XXe siècle, d’abord avec l’arrivée de la radio,
puis de la télévision et enfin d’internet. Dans les années 1930,
la loi accordant aux radios commerciales le droit d’émettre sur
les ondes publiques, sans grands égards pour les droits positifs
de la population à l’information, au débat ouvert et au service
public, a soulevé une vive opposition. Un scénario similaire
s’est répété à la fin des années 1940, au moment de
l’attribution des droits de retransmission télévisée. Le
problème a refait surface quelques décennies plus tard lors de
l’adoption par l’administration néolibérale de Clinton du
Telecommunications Act de 1996, qui confiait les rênes
d’internet – un bien public largement financé par l’État – à des
intérêts privés. Cette décision a favorisé la déréglementation et
a eu tôt fait d’entraîner, à l’inverse de ce qu’avaient prédit ses
partisans et la plupart des économistes, le phénomène de
monopolisation anticipé par les critiques. Il s’agit en effet
d’une conséquence récurrente des appels néolibéraux à la
déréglementation et du culte du marché.
Les États-Unis sont ainsi la seule parmi les sociétés
officiellement démocratiques à être dépourvus de grands
médias publics non soumis aux pressions de la «presse
assujettie» telle que l’entendait Dewey. L’offensive néolibérale
a cependant fait des ravages ailleurs, notamment à la BBC, de
façon assez visible depuis que Thatcher a professé sa doctrine
selon laquelle il ne saurait exister de solution de rechange à
l’orthodoxie néolibérale.
La notion de «sens commun» qui accorde préséance aux
droits négatifs sur les droits positifs est lourde de
conséquences sur le plan politique. En matière de justice
sociale, les États-Unis occupent le bas du classement établi par
l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) pour les 41 pays les plus riches – aux
côtés de la Grèce et du Chili. Cette préférence pour les droits
négatifs se manifeste clairement dans les attitudes de l’élite
quant à de nombreux enjeux. Un cas bien connu est celui de la
Déclaration universelle des droits de l’homme, créée à
l’initiative des États-Unis en des temps plus libéraux et
adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1948 comme
«le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le
monde». Huit pays se sont abstenus de voter, parmi lesquels
l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, l’Union soviétique et
plusieurs de ses satellites. Sinon, la Déclaration a reçu un
assentiment unanime, dont celui des États-Unis.
La Déclaration contient trois éléments d’égale importance:
les droits politiques, socioéconomiques et communautaires. Le
deuxième et le troisième élément constituent essentiellement
des droits positifs. La plupart des signataires les approuvent
sur le papier tout en reniant dans les faits un bon nombre de
leurs engagements. Les États-Unis diffèrent sur ce point: ils
les désapprouvent même sur le papier. Les droits positifs sont
niés. Les droits communautaires sont jugés trop dérisoires
pour être niés de façon explicite, mais les droits
socioéconomiques (droit à la santé, à des emplois corrects,
etc.) sont niés avec force mépris. Jeane Kirkpatrick,
conseillère en politique étrangère de Ronald Reagan puis
ambassadrice états-unienne auprès des Nations Unies, a rejeté
cette section de la Déclaration, la qualifiant de «lettre au père
Noël», avec l’appui du représentant soviétique Andreï
Vychinski.
Cette position a également été défendue par Paula
Dobriansky, secrétaire d’État adjointe aux Droits de l’homme
et aux Affaires humanitaires sous les administrations Reagan
et Bush père. Elle a réfuté des «mythes» relatifs aux droits de
la personne tels que les droits dits «économiques et sociaux»
inscrits dans la Déclaration, qui ne font, comme on le sait,
qu’embrouiller le discours sur les droits de la personne. La
même opinion a été exprimée en 1990 par Morris Abram,
représentant des États-Unis à la Commission des droits de
l’homme des Nations Unies, pour expliquer le veto unique
opposé par Washington à la Déclaration de l’ONU sur le droit
au développement, laquelle réitère pratiquement les
dispositions socioéconomiques de la Déclaration universelle
des droits de l’homme. Ces demandes «paraissent ridicules», a
déclaré Abram: de telles idées sont «tout au plus une coquille
vide dans lequel de vagues espoirs et des attentes mal définies
peuvent être versés», voire une «dangereuse incitation».
En pratique, les États-Unis suivent la même voie solitaire.
D’autres pays ratifient les conventions relatives aux droits de
la personne de l’Assemblée générale, mais en font souvent
abstraction. Les États-Unis, quant à eux, refusent de les
ratifier, hormis certaines, qu’ils ont ratifiées moyennant des
clauses d’exemption à leur intention. Le rejet des conventions
internationales va au-delà des droits positifs socioéconomiques
prévus dans la Déclaration universelle et s’étend même au
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, soit
«le principal traité prévoyant la protection» de la sous-
catégorie de droits que prétendent défendre les États-Unis,
d’après Human Rights Watch et l’Union américaine pour les
libertés civiles (ACLU). Les États-Unis ont finalement signé le
Pacte en 1992, non sans avoir d’abord formulé des réserves
pour rendre cet accord non exécutoire en ce qui les concerne.
L’interprétation des discours entourant les décisions du
gouvernement et des débats publics sur ces questions permet
de mettre en lumière des justifications, des prétextes et des
motifs. Les justifications sont données pour défendre des
choix. Nous les considérons comme des prétextes si elles
s’avèrent trop absurdes pour être prises au sérieux. Les motifs
véritables sont ceux que nous cherchons à découvrir par
l’analyse des antécédents historiques et des sources
documentaires, et en suivant le principe de droit voulant que
les conséquences prévisibles donnent une bonne idée des
motifs. Fait peu étonnant, les motifs véritables tendent
généralement à différer des justifications fournies.
Prenons un exemple qui ne prête guère à controverse, soit
l’invasion de la Pologne par Hitler il y a quatre-vingts ans.
Hitler évoqua la défense contre la «terreur aveugle» des
Polonais en guise de justification, aussitôt rangée dans la
catégorie des prétextes par quiconque ne se réclamait pas de
l’Allemagne nazie ou de ses sympathisants. Les motifs réels
étaient l’acquisition de Lebensraum (espace vital) pour la race
supérieure aryenne et l’élimination de dizaines de millions
d’Untermenschen (sous-hommes) qui vivaient sur ces
territoires et s’appropriaient les ressources dont la propriété
revenait comme il se doit aux êtres supérieurs. S’il vous vient
à l’esprit des analogies avec des épisodes de l’histoire des
États-Unis et certains événements en cours sur la planète, il ne
s’agit pas d’un simple hasard.
Tournons-nous vers un autre cas qui prête peu à controverse
au sein de l’opinion dominante aux États-Unis: les guerres
américaines en Indochine. Comme on le sait, les voix les plus
respectées de la gauche institutionnelle y sont allées de leurs
justifications: «campagne maladroite pour le bien» (Anthony
Lewis), défense contre une «agression» du Nord-Vietnam
(l’historien et conseiller de Kennedy Arthur Schlesinger) ou
défense contre une «agression intérieure» (l’ambassadeur aux
Nations Unies sous Kennedy et figure libérale, Adlai
Stevenson, à propos des guérillas de paysans sud-vietnamiens
résistant à la dictature imposée par les États-Unis), pour ne
citer que quelques-unes des nombreuses déclarations de ce
type. Les enragés des coulisses n’y ont vu que de simples
prétextes, un avis partagé par la vaste majorité de la
population, qui considérait la guerre comme
«fondamentalement injuste et immorale» et non comme «une
erreur»; un sentiment que le courant dominant n’a pas jugé
utile de relayer.
Qui souhaite connaître les motifs de cette guerre se
reportera à la volumineuse documentation interne datant de la
fin des années 1940 et du début des années 1950, époque à
laquelle furent prises les décisions initiales. Aux yeux de
certains enragés, ces documents témoignent des habituelles
craintes impériales de voir le «virus» d’un Vietnam
indépendant «se propager» dans toute l’Asie du Sud-Est et
jusqu’au Japon, et mettre sérieusement en péril les objectifs
stratégiques planétaires des États-Unis dans l’après-guerre.
Nous y reviendrons.
Pour citer un autre exemple, examinons le plus grand crime
du XXIe siècle: l’invasion de l’Irak par les États-Unis et la
Grande-Bretagne. Elle constitue un cas typique d’agression,
soit le «crime international suprême» d’après le Tribunal
militaire international de Nuremberg, qui a condamné à la
pendaison les criminels de guerre nazis pour moins que ça,
après avoir rejeté les prétextes fournis par ces derniers.
Selon l’opinion dominante aux États-Unis, la seconde
guerre d’Irak constituait au pire une «maladresse stratégique»
(Obama). Les programmes d’armement nucléaire de Saddam
Hussein ont d’abord servi de justification. Il s’agissait de «la
seule question». Lorsqu’elle a reçu une réponse qui s’accordait
mal avec les ambitions guerrières de la coalition, celle-ci a
aussitôt changé de stratégie, invoquant sans sourciller la
«promotion de la démocratie». Les médias américains et
d’autres observateurs ont rapidement adopté cette nouvelle
justification, même si des esprits plus modérés ont affirmé en
guise de mise en garde que cette vision «noble» et
«généreuse» était peut-être hors d’atteinte: elle se révélerait
peut-être trop coûteuse, les bénéficiaires étaient peut-être trop
arriérés pour profiter de la sollicitude de la coalition. Les
intellectuels se sont eux aussi mêlés au chœur. L’un des rares à
avoir dérogé à la règle, le spécialiste du Moyen-Orient
Augustus Richard Norton, a noté sur un ton caustique qu’«à
mesure que les affabulations au sujet des armes de destruction
massive de l’Irak étaient démenties, l’administration Bush a
mis de plus en plus l’accent sur la transformation
démocratique de l’Irak, et les intellectuels lui ont emboîté le
pas».
Certains voyaient dans ces justifications des prétextes,
notamment les Irakiens, qui ont témoigné de leur sous-
développement dans un sondage de Gallup réalisé alors même
que le président Bush prononçait avec éloquence un important
discours pour présenter la nouvelle justification. Certains
Irakiens, il est vrai, jugeaient la justification valide: 1 % de la
population. Ils étaient en outre 4 % à penser que l’objectif
consistait à «venir en aide au peuple irakien». Les autres
estimaient dans leur écrasante majorité que le but de
l’intervention était de mettre la main sur les ressources de
l’Irak et de remodeler la région selon les intérêts des États-
Unis et d’Israël – une «théorie du complot» tournée en ridicule
par des Occidentaux rationnels, convaincus que Washington et
Londres auraient été tout aussi dévouées à la «libération de
l’Irak» si le pays produisait des asperges au lieu du pétrole, et
si l’épicentre mondial de la production pétrolière était plutôt
situé dans le Pacifique Sud.
Quant aux motifs, je laisse à chacun le soin de tirer ses
propres conclusions.
Ces distinctions entre justifications, prétextes et motifs
jouent un rôle essentiel dans le passé et de nos jours. La
déréglementation, on l’a vu, constitue à cet égard un exemple
instructif. Il en va de même, plus généralement, du
gouvernement limité, présenté comme un idéal conservateur.
Chose curieuse, on a pourtant constaté durant les années
Reagan que le gouvernement tendait à se développer sous une
administration conservatrice, principalement au service des
riches.
Andrew Jackson fut l’un des premiers défenseurs du
gouvernement limité. La justification reposait à l’époque sur
les droits négatifs: les citoyens d’une société libre devraient
être à l’abri de toute ingérence de la part du gouvernement.
Selon Jackson, le gouvernement fédéral ne devrait pas être
autorisé à restreindre la «liberté humaine», mais uniquement à
«faire respecter les droits de la personne». La signification de
ces belles paroles, et leurs conséquences prévisibles, font
l’objet d’une explication de l’historien Greg Grandin dans son
ouvrage The End of the Myth: From the Frontier to the Border
Wall in the Mind of America. Par «droits de la personne»,
Jackson entendait le droit de massacrer des Autochtones sans
l’intervention du gouvernement, ainsi que le droit de propriété
et, plus fondamentalement pour ce cruel propriétaire
d’esclaves, le droit de posséder des êtres humains. L’ère
Jackson, constate Grandin, «a entraîné un renforcement radical
du pouvoir des hommes blancs [et] un asservissement tout
aussi radical des Afro-Américains[80]», de même que le
déracinement et le massacre violents des Untermenschen,
lesquels s’étaient approprié de façon indue ce qui appartenait
de droit à la race supérieure anglo-saxonne.
Bien d’autres exemples pourraient illustrer la pertinence
d’établir ces distinctions dans l’analyse des politiques, mais
penchons-nous sur l’un des plus emblématiques. Selon l’un
des maîtres mots du sens commun admis, les États-Unis sont
dévoués à la promotion de la démocratie et des droits de la
personne. Ce dévouement est parfois qualifié d’«idéalisme
wilsonien» ou d’«exceptionnalisme américain».
Comme je l’ai mentionné en introduction, en matière
d’affaires complexes, une bonne règle de base consiste à porter
son attention sur les doctrines qui sont professées avec
constance et ardeur, mais sans la moindre preuve. Dans de
pareilles circonstances, il est utile d’y regarder de plus près
afin de voir si nous sommes en présence d’un de ces cas où il
est certaines choses qu’il serait mal venu de dire, pour parler
avec Orwell.
L’exceptionnalisme américain constitue un tel cas. Pour
commencer, l’examen révèle très vite que les États-Unis n’ont
pas l’apanage de cette doctrine. Elle semble en effet
universelle. Toutes les puissances impériales se sont appuyées
sur la même doctrine d’exceptionnalisme. En Algérie, par
exemple, la France menait sa «mission civilisatrice» alors
même que le commandement militaire recevait l’ordre
d’«exterminer» la population. De quoi la civiliser pour de bon.
La France a étendu sa noble mission à la majeure partie de
l’Afrique de l’Ouest, avec un tel succès que des gens meurent
aujourd’hui en Méditerranée en tentant de fuir le désastre
qu’elle a laissé dans son sillage. Le cas de la Grande-Bretagne
n’est guère différent. Si nous avions davantage de temps,
j’analyserais certains exemples pour le moins frappants, y
compris celui d’éminentes figures comme John Stuart Mill.
Les États les plus cruels ne sont pas en reste. Prenons
l’Allemagne nazie. Au moment d’annexer les Sudètes, une
partie importante du territoire de la Tchécoslovaquie, Hitler
était animé par un souci débordant pour les souffrances des
habitants de la région. Les Allemands allaient procéder à une
intervention humanitaire dans le but de résoudre les conflits
ethniques et de placer la population arriérée sous l’égide de
leur civilisation avancée. Nous savons où tout cela a mené.
En ce qui concerne l’Asie, nous savons avec une précision
peu commune ce qui motivait les Japonais tandis qu’ils
commettaient d’atroces carnages en Mandchourie et dans le
nord de la Chine. Après leur défaite lors de la Seconde Guerre
mondiale, on a saisi leurs documents internes, dont des
manuels de contre-insurrection. J’ignore s’ils ont été rendus
publics, mais dans les années 1960, un ami employé de la
Rand Corporation (Tony Russo, qui a collaboré avec Dan
Ellsberg à la divulgation des Pentagon Papers) me les a
transmis. J’en ai publié des extraits dans un ouvrage à la
mémoire du grand pacifiste états-unien Abraham J. Muste, qui
ont été reproduits dans L’Amérique et ses nouveaux
mandarins.
Ces documents sont très intéressants. Ils font vivement écho
à la doctrine contre-insurrectionnelle des États-Unis, si ce
n’est qu’ils ont recours à une rhétorique plus noble. Voici le
discours que tenaient les Japonais – à leur propre intention,
sans faux-semblant – alors qu’ils ravageaient la Mandchourie
et le nord de la Chine, se livrant au massacre de Nankin et à
d’autres crimes horribles: nous allons créer un «paradis
terrestre» pour le peuple de Chine, au nom duquel nous
dépensons sang et argent afin de le protéger des «bandits
chinois» – en l’occurrence, tous ceux qui résistaient à
l’intervention humanitaire japonaise. Nous protégerons le
peuple de Chine et le placerons sous l’aile de la civilisation
avancée du Japon. De très nobles intentions, en somme.
À vrai dire, je soupçonne que si nous disposions des
dossiers d’Attila, ils révéleraient sensiblement la même chose.
L’histoire de l’impérialisme ne fournit guère d’exceptions à la
règle. Cet aspect de l’exceptionnalisme américain n’a rien
d’exceptionnel. C’est la norme. Quiconque a du pouvoir agit
de la sorte.
Un second aspect de l’exceptionnalisme américain ne doit
pas prêter à discussion: les faits eux-mêmes. Nous en avons
déjà évoqué certains. Il est fort instructif d’examiner le
traitement que même les plus sérieux et brillants théoriciens,
pourtant loin d’être des experts en légitimation, réservent aux
faits historiques. Prenez Hans Morgenthau. Il a cofondé l’école
réaliste des relations internationales, la tendance dominante
dans ce domaine, et rejette tout discours sentimental fondé sur
l’idéalisme wilsonien. Morgenthau, un réaliste obstiné, était un
théoricien trop brillant pour accorder le moindre crédit à cette
idée.
Dans son ouvrage de 1964 intitulé The Purpose of
American Politics (un titre qui mérite réflexion), Morgenthau
écrit que les États-Unis, à la différence de tous les autres pays,
sont animés d’une «ambition transcendante». Là où les autres
pays n’ont que des intérêts nationaux, les États-Unis sont dotés
d’une telle ambition: «instaurer l’égalité et la liberté en
Amérique» et, de ce fait, partout dans le monde, puisque
«l’échiquier sur lequel les États-Unis doivent défendre et
promouvoir leur vocation est désormais mondial[81]».
Chercheur consciencieux, Morgenthau admet aussi que le
bilan historique ne s’avère guère fidèle à cette «ambition
transcendante». Toutefois, nous ne devrions pas laisser cette
contradiction nous induire en erreur. Il ne faut pas «confondre
l’apparence de la réalité avec la réalité elle-même». La réalité
constitue ici l’«ambition nationale» inachevée et mise au jour
par «les faits historiques tels que notre esprit les traduit». Les
faits historiques avérés, quant à eux, sont à ranger du côté de
l’«apparence de réalité». Confondre celle-ci avec la réalité
revient à commettre «la même erreur que l’athéisme, qui nie la
validité de la religion sur des bases comparables». Voilà qui,
encore une fois, mérite réflexion.
L’un des éléments de l’exceptionnalisme américain qui
suscite particulièrement l’admiration est l’engagement de
longue date des États-Unis pour la promotion de la
démocratie. Dans ce domaine aussi, l’expertise ne manque pas.
La principale étude savante sur le sujet est signée par un autre
éminent théoricien, Thomas Carothers, à l’époque directeur du
Democracy and Rule of Law Project au sein de la Fondation
Carnegie pour la paix internationale.
Carothers se trouvait dans une position exceptionnellement
favorable pour analyser cette justification prédominante dans
la politique étrangère des États-Unis, à nouveau invoquée par
Bush lorsque l’existence d’armes de destruction massive en
Irak a fini par être démentie. Carothers, qui se présente comme
un néo-reaganien, avait servi au sein du département d’État
sous l’administration Reagan, dans le cadre des programmes
de promotion de la démocratie en Amérique latine. Il
connaissait donc bien son sujet.
Après examen du bilan, Carothers estime que les
programmes de promotion de la démocratie étaient «sincères»,
mais qu’ils ont échoué, et ce, de façon systématique partout où
ils ont été mis en œuvre. Aux endroits où l’influence des États-
Unis était la plus limitée, dans le cône Sud de l’Amérique
latine, les progrès démocratiques se sont révélés les plus
importants, en dépit des efforts de Reagan pour les entraver en
«s’efforçant de renouer avec les dictateurs d’extrême droite
affaiblis que Carter avait écartés au nom des droits de
l’homme». Dans les régions voisines où l’influence des États-
Unis était plus marquée, les progrès démocratiques ont été
moindres.
Il existait une raison à cela: Washington cherchait à
préserver «l’ordre fondamental au sein de sociétés qui, du
moins d’un point de vue historique, s’avèrent plutôt
antidémocratiques» et à éviter «des changements de nature
populiste en Amérique latine – avec tous les bouleversements
pour l’ordre économique et politique et l’orientation à gauche
que ceux-ci impliquent». Les États-Unis pouvaient donc
seulement tolérer «des changements démocratiques limités, du
sommet vers la base, qui ne risquaient pas de bouleverser les
structures traditionnelles du pouvoir avec lesquelles les États-
Unis sont depuis longtemps alliés»[82].
Les faits réels constituent une «apparence de réalité». La
réalité, c’est que les programmes étaient «sincères». À chacun
de procéder à l’analyse des justifications, des prétextes et des
motifs.
Ces questions posent un douloureux dilemme aux
décideurs, comme l’a déploré parmi la frange la plus pacifiste
du spectre politique Robert A. Pastor, spécialiste de
l’Amérique latine sous l’administration Carter, raillé par les
reaganiens et bien d’autres en raison de son dévouement
excessif pour les droits de la personne. Défendant la politique
américaine, Pastor explique que «les États-Unis n’aspiraient
pas à diriger le Nicaragua ou d’autres nations dans la région,
mais ils tenaient à ne pas perdre la maîtrise de la situation. Ils
voulaient que les Nicaraguayens agissent en toute
indépendance, sauf si cela devait porter atteinte aux intérêts
des États-Unis». En bref, le Nicaragua et d’autres pays
devraient être libres – libres d’agir comme l’entendent les
États-Unis – et décider de leur sort en toute indépendance,
aussi longtemps que leurs choix demeurent conformes aux
intérêts américains. Si ces pays emploient la liberté qui leur est
accordée de façon malavisée, les États-Unis sont alors
naturellement autorisés à répondre avec violence et en légitime
défense.
Si Carothers et Pastor traitent de l’Amérique latine, ce
modèle vaut pour toute la planète. Prenons le cas de George
W. Bush et de la doctrine Bush (chaque président se doit
d’élaborer une doctrine, afin de laisser sa marque dans
l’histoire). Cette dernière est définie sobrement dans l’étude la
plus exhaustive des «fondements de la doctrine Bush», réalisée
par Jonathan Monten pour le compte de la prestigieuse revue
International Security: «La promotion de la démocratie est un
élément essentiel de la guerre au terrorisme et de la stratégie
d’ensemble de l’administration de George W. Bush[83].»
L’article a été publié en 2005, alors même que l’Irak
s’enfonçait dans le chaos à la suite de l’invasion états-unienne.
Rien de surprenant dans cette opinion. Elle avait atteint à ce
stade une dimension rituelle. Pourquoi alors seulement là?
Peut-être parce qu’à ce moment-là, la justification officielle
invoquée pour la guerre était passée de ce qui constituait la
«seule question» – les programmes d’armement nucléaire de
Saddam – à la «promotion de la démocratie», comme nous
l’avons vu.
Penchons-nous sur un autre exemple, celui de Winston
Churchill. Marv Waterstone a évoqué précédemment certaines
des belles paroles prononcées par Churchill à propos de la
grandeur de notre histoire et de nos visées communes dans son
célèbre «discours du rideau de fer» de 1946. Néanmoins,
Churchill était loin d’être idiot. Il avait d’autres observations
sur le sujet, qu’il a réservées à ses mémoires sur la Seconde
Guerre mondiale: «[L]e gouvernement du monde devait être
confié à des nations satisfaites, ne désirant plus rien pour elles-
mêmes. S’il était exercé par des nations affamées, le danger
serait permanent. Mais aucun de nous n’avait de raison d’en
chercher davantage. La paix serait sauvegardée par les peuples
vivant à leur gré et sans ambition. Notre puissance nous plaçait
au-dessus des autres: nous étions semblables à de riches
personnages vivant en paix dans leurs demeures[84].»
Des demeures plutôt spacieuses.
Nous sommes en 1945 dans son histoire de la Seconde
Guerre mondiale. En réalité, Churchill défend depuis
longtemps cette position. À la veille de la Première Guerre
mondiale, il prononce un discours devant le Parlement
britannique dans lequel il explique que «nous ne sommes pas
un peuple jeune au passé exemplaire et à l’héritage modeste.
Nous avons absorbé une part somme toute disproportionnée de
la richesse et du commerce planétaires. Nous avons conquis
tous les territoires que nous convoitions, et notre prétention à
jouir en toute tranquillité de nos vastes et magnifiques
possessions, acquises surtout par la violence, conservées en
général par la force, paraît souvent moins raisonnable à
d’autres qu’à nous-mêmes[85]».
À l’époque, Churchill a refusé que ce discours soit publié
en l’état. Les passages en italique ont d’abord été supprimés.
On a découvert l’original récemment. Seule l’honnêteté de
Churchill – sa propension à reconnaître les faits et à les
exprimer – est ici inhabituelle. En gardant ce contexte à
l’esprit, examinons la façon dont le monde a été organisé après
la Seconde Guerre mondiale.
Dès le déclenchement de la guerre, le département d’État et
le Council on Foreign Relations (CFR) ont mis sur pied un
groupe d’étude sur la guerre et la paix chargé de déterminer
quel serait l’état du monde après la guerre. Première institution
non gouvernementale en matière de relations internationales,
le CFR est pourvu dans une large mesure de personnel issu du
gouvernement et du secteur privé, ou appelé à intégrer l’un ou
l’autre par la suite.
Les analystes tenaient pour acquis que les États-Unis
sortiraient vainqueurs du conflit. Là n’était pas la question.
Durant plusieurs années, on présumait qu’à l’arrêt des
hostilités, le monde serait divisé en deux grands blocs de
puissances, l’un dominé par les États-Unis, l’autre dominé par
l’Allemagne. Aux premières heures de la guerre, l’Allemagne
enregistrait en effet de remarquables victoires.
Les analystes ont baptisé la zone vouée à être dominée par
les États-Unis la «Grande Région». Celle-ci devait inclure au
minimum tout l’hémisphère occidental, l’Extrême-Orient et
l’ancien Empire britannique, sur lequel les États-Unis
prenaient la main, remplaçant la Grande-Bretagne au rang de
première puissance mondiale. Ainsi délimitait-on l’aire de
domination états-unienne. Le reste du monde serait dominé par
l’Allemagne.
Vers 1942-1943, après la bataille de Stalingrad et, surtout,
une gigantesque bataille de chars à Koursk, il est devenu
manifeste que les Soviétiques allaient l’emporter sur les
Allemands. La vision du monde d’après a changé; les
prévisions pour la Grande Région, autant son ampleur que sa
nature, ont été revues. Les Soviétiques, et non plus les
Allemands, seraient désormais les adversaires. La Grande
Région comprendrait les zones déjà mentionnées, ainsi que
toute partie de l’Europe et de l’Asie dont les États-Unis
obtiendraient la maîtrise. À tout le moins l’Europe de l’Ouest,
cœur industriel du continent européen. Voilà pour la version
étendue de la Grande Région.
Il était entendu qu’au sein de la Grande Région, les États-
Unis régneraient en maîtres absolus. Le pays, qui s’était déjà
imposé comme le plus riche du monde bien avant la guerre, a
largement profité de celle-ci. Le volume de sa production
industrielle a presque quadruplé, alors que les autres pays
industrialisés étaient durement touchés ou pratiquement
détruits. George Kennan, grand homme d’État et directeur du
groupe de planification des politiques au sein du département
d’État dans l’immédiat après-guerre, estimait que les États-
Unis détenaient alors la moitié des richesses mondiales. Il
s’agit fort probablement d’une exagération; les statistiques
n’étaient pas très fiables à l’époque. Mais il s’en fallait sans
doute de peu.
Pour les planificateurs de la Grande Région, la domination
des États-Unis devait être fermement établie. Dans leurs
propres termes, ils envisageaient un monde dans lequel les
États-Unis «maintiendraient un pouvoir incontesté», en
veillant «à limiter tout exercice de souveraineté» par des États
susceptibles d’interférer avec leurs objectifs planétaires. Les
planificateurs ont donc cherché à concevoir une «politique
intégrée visant la suprématie militaire et économique» des
États-Unis dans la Grande Région, laquelle devait être étendue
autant que possible.
À la fin de la guerre, ces conceptions ont été formulées dans
des documents de planification internes. Les plans ont été
ensuite mis en œuvre partout où la possibilité s’est présentée.
L’idée générale consistait à imposer ce qu’il est désormais
convenu d’appeler l’«ordre économique libéral piloté par les
États-Unis» – aujourd’hui menacé par Trump. Ces plans
obéissaient à un certain nombre de principes directeurs.
Le principe fondamental stipulait que le nouvel ordre
économique devrait s’apparenter à un système ouvert,
autrement dit favoriser la liberté des investisseurs, la
circulation de capitaux et l’extraction de ressources. Tout en
entravant, bien sûr, la circulation des personnes. Chacun
devrait en outre bénéficier des mêmes chances. Les États-Unis
feraient partie du système au même titre que la Grenade, et
tout serait ainsi parfaitement juste et équitable.
Cette position n’avait rien d’original. En réalité, les États-
Unis rejouaient le rôle tenu par la Grande-Bretagne un siècle
plus tôt. Celle-ci était devenue une puissance industrielle de
premier plan non seulement, comme l’a dit Churchill, par la
force et la violence, mais aussi en s’appropriant la technologie
de pointe d’autres pays: l’Inde, l’Irlande et ce qui constitue
aujourd’hui la Belgique et les Pays-Bas. Au milieu du
XIXe siècle, la Grande-Bretagne était de très loin la société la
plus avancée au monde, affichant une richesse par habitant
plus de deux fois supérieure à celle de tout autre pays. Son
avance s’avérait telle qu’elle pouvait se permettre de caresser
l’idée du libre-échange, en partant du principe que la
concurrence lui serait profitable. Nous étions en 1846.
Le libre-échange impliquait toutefois un certain nombre de
contraintes, auxquelles la Grande-Bretagne ne se plia jamais
totalement. L’Inde, qui couvrait alors toute l’Asie du Sud-Est,
vivait sous le joug britannique. Avant l’offensive coloniale
européenne, aucun pays du monde n’était aussi riche ou
développé que l’Inde et la Chine. L’impérialisme remit les
choses en ordre. Désindustrialisée sous l’occupation
britannique, l’Inde n’en continuait pas moins de représenter
une possession de grande valeur – dont il fallut fermer l’accès
au monde en dépit des prétentions au libre-échange et entraver
le développement réel.
Incapable de concurrencer le Japon, la Grande-Bretagne a
fini par renoncer entièrement au jeu du libre-échange. Elle a
donc fermé son empire. Les Pays-Bas, à la tête d’un vaste
empire en Asie de l’Est, en ont fait autant, à l’instar des États-
Unis. Cette situation a largement contribué au déclenchement
de la guerre du Pacifique lors du second conflit mondial. Le
Japon a réagi à la fermeture de la région par les puissances
impériales, qui bloquait son accès à des ressources
essentielles. Les Japonais se sont mis à commettre des actes
d’agression, lesquels ont fini par conduire à la guerre.
Les États-Unis ont réitéré l’expérience vécue par les
Britanniques un siècle auparavant. Jusqu’à un stade avancé du
XXe siècle, les États-Unis ont incarné un modèle de
protectionnisme. L’historien de l’économie Paul Bairoch les a
décrits comme «la mère patrie et le bastion du
protectionnisme» depuis ses origines[86]. Les États-Unis
recouraient du reste à d’autres formes de dirigisme
économique à grande échelle, dont la plus excessive,
l’esclavage, joua un rôle non négligeable dans le
développement de l’économie moderne. En 1945, toutefois,
les États-Unis devançaient largement tous les autres pays. Le
moment ne pouvait être mieux choisi pour mettre en place le
libre-échange et un système mondial ouvert.
Comme dans le cas de la Grande-Bretagne un siècle plus
tôt, des contraintes s’appliquaient. L’un des principes régissant
l’ordre mondial libéral d’après-guerre mis sur pied par les
États-Unis prévoyait le démantèlement des alliances
régionales. Il ne pourrait plus exister de système de préférence
impériale accordant à une puissance impériale le droit
d’exercer une mainmise exclusive sur une région et d’en
refuser à d’autres l’accès sur une base équitable. À une
exception près. Un système régional resterait en place. Henry
L. Stimson, grand homme d’État américain, a déclaré au sujet
des systèmes régionaux que tous devaient être éliminés,
hormis «notre arrière-cour, qui n’a jamais posé problème à qui
que ce soit»: l’hémisphère occidental.
Ainsi l’hémisphère occidental, un peu comme l’Inde sous
les Britanniques, serait-il placé sous l’égide des États-Unis. Le
reste du globe resterait cependant ouvert à tous.
La signification donnée à la notion de système mondial
ouvert est parfois formulée avec franchise dans les documents
internes. Hier comme aujourd’hui, le pétrole constituait la plus
importante marchandise sur la planète. Les États-Unis
s’étaient dotés comme il se doit d’une politique en matière
d’hydrocarbures. Elle fait l’objet d’un document du
département d’État de 1944 intitulé The Petroleum Policy of
the United States. Le document requiert le «maintien de la
position absolue que [les États-Unis] sont en voie d’acquérir
[dans l’hémisphère occidental], et donc la protection vigilante
des concessions existantes détenues par les États-Unis, ainsi
que l’insistance sur le principe de la porte ouverte afin de
garantir aux sociétés américaines un accès équitable à de
nouvelles régions».
En résumé, gardons ce que nous possédons déjà, fermons la
porte à d’autres et emparons-nous de ce que nous ne
possédons pas encore, en vertu du principe de la porte ouverte.
Dans notre «arrière-cour», la mise en œuvre de ce principe
n’a guère rencontré de difficultés. Bien avant la Seconde
Guerre mondiale, les États-Unis avaient chassé la Grande-
Bretagne du Venezuela après la découverte d’importantes
réserves de pétrole dans ce pays, puis y avaient imposé leur
domination. Le Moyen-Orient, qui abritait et abrite toujours
les principales réserves de pétrole faciles d’accès, posait un
problème plus complexe. Avant la Seconde Guerre mondiale,
la région se trouvait essentiellement sous contrôle britannique.
Pour mener leur politique sur les hydrocarbures, les États-
Unis, forts d’une puissance nettement supérieure, ont
convaincu la Grande-Bretagne «d’accepter une entente qui
conférait une position avantageuse à l’industrie pétrolière
états-unienne tout en exposant l’intégralité de la production
pétrolière britannique, située à l’étranger, à la concurrence des
puissantes multinationales pétrolières états-uniennes» (David
S. Painter, spécialiste de l’industrie pétrolière, 1986). Les
intérêts français ont été écartés sans aucune peine: la France
était alors occupée par l’Allemagne, ce qui faisait d’elle un
pays ennemi et, par conséquent, privé de ses droits.
Les considérables réserves énergétiques du Moyen-Orient,
comprises dans la Grande Région, revêtaient peu d’importance
pour les États-Unis eux-mêmes, qui étaient à cette époque – et
le seraient encore de nombreuses années – le premier
producteur de pétrole de la planète (ils le redeviennent
aujourd’hui). Ces réserves représentaient néanmoins un outil
de domination efficace. Sous l’influence des États-Unis, la
dépendance au pétrole des centres industriels de la Grande
Région s’accroissait; une grande partie de l’aide destinée à
l’Europe dans le cadre du plan Marshall servait à acheter du
pétrole et se voyait ainsi transférée d’une banque états-unienne
à une autre. Par ailleurs, la mainmise des États-Unis sur cette
ressource de plus en plus essentielle dotait ces derniers d’un
«pouvoir de veto» sur leurs alliés, comme l’a expliqué George
F. Kennan.
En l’occurrence, Kennan faisait allusion au Japon. À
l’époque, l’essor du Japon au rang de grande puissance
industrielle était perçu comme une contingence lointaine, mais
n’en constituait pas moins un potentiel objet de préoccupation,
à plus forte raison dans le cas où le Japon aspirerait à jouer un
rôle autonome sur la scène internationale. Le «pouvoir de
veto» pourrait alors se révéler un instrument diplomatique
précieux. Ces conceptions sont demeurées en vigueur après la
guerre froide. Bien qu’il ne fût guère enthousiaste concernant
l’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’influent
planificateur Zbigniew Brzeziński a néanmoins reconnu
qu’elle pourrait avoir un côté positif. Il a écrit que «le rôle de
maintien de la sécurité des États-Unis», l’euphémisme
couramment employé pour évoquer la domination militaire,
s’il était étendu au deuxième grand producteur de pétrole de la
région, donnerait à Washington «un avantage indirect, mais
politiquement déterminant sur les économies européennes et
asiatiques qui dépendent elles aussi des exportations d’énergie
de la région[87]».
La domination planétaire exige une planification soignée.
L’importance du Moyen-Orient demeure considérable. Il
suffit de lire la presse pour le constater. Quantité d’articles
sont consacrés à l’Irak, à l’Iran, à la Syrie, à l’Arabie saoudite
et à sa guerre au Yémen (laquelle ravage le pays avec les
armes des États-Unis et le soutien du renseignement
américain), au Qatar et à Israël. Il s’agit d’un thème majeur,
pour des raisons tout à fait évidentes. Le département d’État
s’est expliqué à ce sujet en 1945 au moment où était édifié le
nouvel ordre mondial. Le département d’État a qualifié le
pétrole du Moyen-Orient d’«incroyable source de pouvoir
stratégique, et sans doute le plus beau joyau économique de
l’histoire du monde». Voilà qui n’a rien d’une mince affaire.
Les États-Unis devaient s’assurer d’en conserver la pleine
maîtrise.
Lorsque la guerre a pris fin en Europe en 1945, les
Soviétiques et les forces alliées (États-Unis et Grande-
Bretagne) ont tracé une ligne de démarcation entre
l’Allemagne et la Pologne, la «frontière de la paix sur l’Oder-
Neisse», le long de ce qui constituait véritablement une ligne
de fracture historique. Les premières divisions entre l’Europe
de l’Est et l’Europe de l’Ouest étaient apparues à cet endroit
vers le XVe siècle. L’Europe de l’Ouest amorçait alors son
développement. L’Europe de l’Est accusait du retard. D’après
l’historien de la Russie Teodor Shanin, au cours de ce
processus «la Russie était en passe de devenir une semi-
colonie du capital européen». Si certains progrès étaient
réalisés en Europe de l’Est, ils étaient surtout imputables aux
capitaux occidentaux. Tout a changé en 1917. Après la
Révolution bolchevique, la Russie est devenue une puissance
industrielle majeure, quoique sans commune mesure avec ses
homologues occidentales.
Après 1945, chaque camp a imposé sa domination dans les
régions qu’il avait conquises. Pour les Soviétiques, il s’agissait
de l’Europe de l’Est. L’histoire est bien connue et, sauf en
Russie, où elle a été déformée par la propagande, chacun a
entendu parler de l’oppression russe en Europe de l’Est. Inutile
de s’y attarder. En ce qui concerne les régions dominées par
les États-Unis, soit la majeure partie du reste du monde, je
vous invite à consulter les documents d’archives et les travaux
universitaires pour découvrir ce qui s’est produit. Il en a
brièvement été question plus tôt.
En Europe et au Japon, on a d’abord eu soin de démanteler
la résistance antifasciste et les structures politiques et sociales
qui lui étaient affiliées. Le problème s’est posé dans le premier
pays occupé par les forces alliées, l’Italie. La résistance
italienne avait débarrassé de vastes régions de la présence
allemande et commencé à instaurer sa propre structure
démocratique radicale. Il était donc impératif de démanteler ce
qu’elle avait mis en place et de rétablir l’ordre traditionnel, y
compris certains dirigeants et collaborateurs fascistes. L’Italie
s’est révélée particulièrement récalcitrante. À partir de 1948,
la Central Intelligence Agency (CIA) a mené dans le pays une
importante campagne de subversion de la démocratie qui s’est
poursuivie au moins jusqu’aux années 1970. Le même
traitement a été administré à toute l’Europe de l’Ouest et au
Japon. Sans compter les interventions dans l’ensemble de la
Grande Région, trop nombreuses pour être énumérées.
Si nous étudions la période postérieure à 1945, nous
constatons, comme c’est souvent le cas, que la rhétorique et
les actes tendent à diverger. Selon la rhétorique, les États-Unis
agissaient pour leur propre défense et celle de leurs alliés
contre l’agression soviétique autour du monde. Les États-Unis
se trouvaient dans une position défensive, illustrée par la
création du département de la Défense en 1947. Avant cette
date, il n’existait aux États-Unis aucun département de la
Défense, seulement un département de la Guerre. La
novlangue n’étant pas encore répandue, un département dédié
aux guerres d’agression était appelé par son nom: le
département de la Guerre.
À vrai dire, entre la fondation du pays et aujourd’hui, on
serait bien en peine de trouver une seule année où les États-
Unis n’ont pas été en guerre. Voilà une histoire pour le moins
singulière. Songez-y. On a d’abord fait la guerre à ceux que la
Déclaration d’indépendance nomme les «impitoyables
sauvages indiens», lesquels s’en prenaient avec violence aux
paisibles communautés anglaises. Puis les États-Uniens ont dû
se défendre contre les nations autochtones qu’ils dépossédaient
et «exterminaient», comme les dirigeants qualifiaient parfois
ce processus. Les États-Unis ont ensuite conquis la moitié du
Mexique, dont l’endroit où nous nous trouvons aujourd’hui. Ils
ont poursuivi leur expansion dans certaines régions du
Pacifique. Ils ont mené des interventions à répétition dans
toutes les Amériques, et il serait trop long d’en dresser la liste.
La tendance se poursuit pendant toute la guerre froide.
Plutôt que de commettre directement une agression
militaire, les États-Unis se contentent parfois d’appuyer des
coups d’État. Le plus récent en date, survenu au Honduras en
2009, a fortement contribué, comme on l’a vu, à l’afflux de
réfugiés en provenance de ce pays.
Qui étudie la guerre froide du point de vue des actes et non
de la rhétorique constate qu’il ne s’agissait pas en premier lieu
d’une confrontation entre l’Union soviétique et les États-Unis,
bien que celle-ci fût toujours à l’arrière-plan. Sur le terrain,
chacune des deux premières puissances, la grande
superpuissance et la moindre superpuissance, intervenait dans
sa propre sphère d’influence, souvent avec force. Pour les
Soviétiques, en Europe de l’Est; pour les États-Unis, dans la
majeure partie du reste du monde. Chacune invoquant le
prétexte ou la menace de l’autre pour justifier l’intervention.
Ainsi, quand les Soviétiques ont envahi la Hongrie en 1956, ils
l’ont fait pour défendre le pays contre les forces fascistes à la
solde de l’Occident. Et chaque fois que les États-Unis
intervenaient quelque part dans le monde, peu importe les
faits, ils cherchaient à défendre le monde libre contre la
subversion ou l’agression soviétique. Si aucun Soviétique ne
se trouvait dans les parages, d’autres agissaient en leur nom.
Si les actes violents commis par les deux camps diffèrent
quant à leur échelle et leur portée, ils obéissaient à des
politiques assez similaires. Celles-ci ont structuré toute la
guerre froide, jusqu’à la chute de l’Union soviétique. Il suffit
d’analyser les actes plutôt que la rhétorique pour le vérifier.
La structure élémentaire a été mise en place au moment de
la défaite nazie. L’Union soviétique a instauré sa domination
cruelle et répressive en Europe de l’Est, des faits notoires. Les
États-Unis et leur allié britannique ont appuyé la
reconstruction d’États capitalistes indépendants pour la
plupart, favorables aux multinationales américaines, qui
adoptaient alors leur forme contemporaine, et à l’alliance de
l’OTAN pilotée par les États-Unis – mais seulement après
avoir démantelé la résistance antifasciste, ses aspirations et
structures démocratiques radicales, et avoir restauré ce qui
s’apparentait à un ordre traditionnel.
L’hémisphère occidental, l’arrière-cour des États-Unis, en a
également fait les frais. Deux conceptions distinctes quant à
l’organisation et au développement de l’hémisphère
s’affrontaient. La première conception était celle qui dominait
dans toute l’Amérique latine; l’autre, celle des États-Unis.
Elles s’avéraient diamétralement opposées. Selon la
description que le département d’État a donnée du problème,
les Latino-Américains se déclaraient partisans de «la
philosophie du nouveau nationalisme, [laquelle] adopte des
politiques visant à instaurer une meilleure répartition des
richesses et à élever le niveau de vie des masses». Les Latino-
Américains estimaient que «la première bénéficiaire de
l’exploitation des ressources d’un pays doit être la population
de ce pays[88]». Il fallait stopper dans son élan cette
indifférence manifeste à l’égard des «bons principes
économiques».
Pour résoudre le problème, les États-Unis ont convoqué les
pays d’Amérique latine à une conférence panaméricaine,
organisée à Mexico en février 1945. Les États-Unis ont
présenté à cette occasion une Charte économique des
Amériques visant à éradiquer le «nationalisme économique»
sous toutes ses formes. Les «bons principes économiques»
supposent que les bénéficiaires des ressources d’un pays soient
les investisseurs états-uniens et leurs partenaires locaux.
Sûrement pas les citoyens de ce pays.
Étant donné l’asymétrie du rapport de forces, l’avis des
États-Unis a prévalu.
Comme chaque fois qu’il était question de libre-échange,
une exception venait confirmer la règle: les États-Unis. Le
nationalisme économique devait être banni sur l’ensemble du
continent, sauf dans le pays qui fixait la règle. Les États-Unis
ont mis en œuvre une politique de développement industriel
dirigée par l’État sous la tutelle du Pentagone, créant pour
ainsi dire l’économie de la haute technologie telle qu’on la
connaît aujourd’hui. La mise au point de nos ordinateurs, de
nos iPhone, d’internet et du reste doit énormément à
l’intervention massive de l’État dans l’économie et à plusieurs
décennies de financement réalisé à même les deniers publics.
Ce détail excepté, à bas le nationalisme économique.
Il était admis que l’usage de la force pourrait se révéler
nécessaire afin d’éradiquer la philosophie du nouveau
nationalisme et l’hérésie suggérant que les gens devraient tirer
profit de leurs propres ressources. La chose était entendue.
Pour citer à nouveau l’un des planificateurs les moins
bellicistes, en l’occurrence George Kennan, les États-Unis
devaient assurer «la protection de leurs matières premières».
Elles leur appartiennent; le hasard les a simplement
disséminées autour du globe. D’où d’éventuelles difficultés.
«La solution pourrait être déplaisante, concluait Kennan: la
répression policière par le gouvernement local.» Les États-
Unis ne devraient pas hésiter à soutenir «de sévères mesures
de répression [de la part du] gouvernement» aussi longtemps
que «les résultats demeurent dans l’ensemble favorables à
[leurs] intérêts». De façon générale, «il est préférable que le
pouvoir soit aux mains d’un régime autoritaire plutôt que d’un
gouvernement libéral, si ce dernier se révèle clément, tolérant
et infiltré par des communistes[89]», un terme à la définition
large. Il peut désigner des prêtres et des religieuses qui
mobilisent des paysans, des syndicalistes, des militants pour
les droits de la personne, etc. Il s’agit d’un concept très vaste.
Voilà pour la frange la plus modérée du spectre politique.
Principe clé du libéralisme américain, cet exceptionnalisme
a été réitéré des années plus tard dans le cadre de la doctrine
Clinton, qui autorisait les États-Unis à employer «la force
militaire de façon unilatérale» pour s’assurer «l’accès illimité
à des marchés clés, à l’approvisionnement en énergie et à des
ressources stratégiques». Inutile de préciser que ce droit ne
s’appliquait pas à d’autres.
Une multitude d’interventions violentes ont été menées en
vertu de ces principes. Il m’est impossible de toutes les
énumérer. Elles ont fait des centaines de milliers de morts,
ravagé des pays entiers et entraîné un exode de réfugiés.
L’année 1962, durant le mandat de Kennedy, constitue une
date importante sur laquelle je reviendrai.
Ailleurs dans le monde, il fallait également veiller à mettre
au pas les pays tentés de «céder à la folie du nationalisme
fanatique» et désirant conserver la maîtrise de leurs propres
ressources. C’est en ces termes que la rédaction du New York
Times (6 août 1954) se félicitait du coup d’État de la CIA, qui
venait de renverser le gouvernement parlementaire d’Iran pour
instaurer le régime du Shah. Les répercussions font encore les
manchettes aujourd’hui. Le New York Times affiche au
demeurant un bilan quasi exemplaire lorsqu’il s’agit
d’applaudir les coups d’État militaires organisés ou appuyés
par les États-Unis.
Tous ces événements ont pour genèse 1945, année où les
États-Unis ont atteint l’apogée de leur puissance, une
puissance sans précédent dans l’histoire du monde. La
domination états-unienne était alors écrasante. Les États-Unis
avaient la mainmise sur tout l’hémisphère occidental, deux
océans et les rives opposées de ces deux océans. Ils détenaient
à cette époque près de la moitié des richesses mondiales, un
fait stupéfiant.
Il est beaucoup question de nos jours du déclin états-unien,
mais il est utile de rappeler que ce déclin s’est amorcé dès la
fin de la guerre. Un tel niveau de puissance était impossible à
maintenir. La première étape de ce déclin correspond à ce
qu’on a appelé la «perte de la Chine» – une formule
intéressante; en effet, on ne peut perdre que ce que l’on
possède de plein droit. En proclamant son indépendance en
1949, la Chine a sérieusement contrarié les plans élaborés pour
la Grande Région, ce qui n’a pas manqué d’influer sur les
politiques internationales, comme nous le verrons.
L’indépendance de la Chine a également eu une profonde
incidence sur la scène nationale états-unienne. La nécessité de
désigner les responsables de la perte de la Chine a donné une
impulsion majeure à la sévère répression maccarthyste –
déclenchée en réalité des années plus tôt sous Truman, mais
que McCarthy a considérablement accentuée, et dont les effets
se font encore sentir aujourd’hui.
À mesure que la décolonisation suivait son processus
laborieux et que d’autres puissances industrielles se
remettaient des dommages causés par la guerre, la part de la
richesse mondiale (PIB mondial) détenue par les États-Unis a
continué à décliner. Elle était d’environ 25 % en 1970, une
part toujours spectaculaire, mais sans commune mesure avec
celle mesurée à l’apogée de la puissance états-unienne. Ce
chiffre est encore inférieur aujourd’hui, mais ces indicateurs
deviennent trompeurs, la signification des comptes nationaux
s’avérant relative à l’ère de la mondialisation néolibérale. Il
faut désormais prendre en considération un autre indicateur de
puissance: le pourcentage de la richesse mondiale détenue par
de grandes sociétés basées aux États-Unis. Il atteint le chiffre
absolument stupéfiant de 50 %. Les statistiques dont nous
disposons aujourd’hui sont fiables. Elles indiquent que 50 %
de la richesse mondiale est aux mains de grandes sociétés
établies aux États-Unis, même si le PIB national est loin de
refléter cette réalité. Ces sujets ont été analysés en détail dans
un ouvrage à paraître de l’économiste politique Sean Starrs,
qui a également constaté que les grandes sociétés enregistrées
aux États-Unis se classaient en tête dans la plupart des
catégories, qu’il s’agisse de fabrication, de finance, etc.
Il reste que les États-Unis ont vu leur hégémonie décliner.
La perte de la Chine, comme je l’ai mentionné, représentait un
sérieux revers. En réalité, la perte de la Chine a été à l’origine
du pire crime de la période d’après-guerre, l’invasion du
Vietnam, promptement déclenchée afin de soutenir les efforts
de la France pour reconquérir son ancienne colonie. Nous y
reviendrons en détail, mais dans le contexte de cet exposé, il
est intéressant d’analyser l’interprétation dominante de cette
guerre. D’un bout à l’autre du spectre politique, on s’entend de
façon quasi unanime pour qualifier celle-ci d’échec, de terrible
défaite pour les États-Unis.
Cette affirmation contient bien sûr une part de vérité. Les
États-Unis n’ont pas atteint leurs objectifs ultimes, à savoir
conquérir le Vietnam ou, tout au moins, assurer la survie du
régime qu’ils avaient instauré dans le Sud. Toutefois, l’histoire
ne s’arrête pas là.
Les États-Unis comptent parmi leurs qualités le fait d’être
une société transparente, plus que toute autre à ma
connaissance. Les documents internes sont facilement
accessibles; certains demeurent secrets, bien sûr, mais le pays
affiche un bon bilan en ce qui a trait à la divulgation de
documents. Dans ce cas précis, nous devons une fière
chandelle à Dan Ellsberg. Les Pentagon Papers ont permis
d’exposer au grand jour une quantité considérable de
documents relatifs à la guerre, bientôt enrichis, une fois les
vannes ouvertes, de nombreux documents rendus publics par
le gouvernement. Ces documents faisaient état de discussions
internes pour le moins révélatrices quant aux raisons de la
première intervention au Vietnam au profit de la France,
intervention qui a planté le décor pour les événements
ultérieurs.
Cette documentation a été largement ignorée. La version
des Pentagon Papers publiée par le New York Times, soit tout
ce que la plupart des gens connaissent sur le sujet, ne fait
aucune mention de ces documents antérieurs. Il est
exclusivement question des années 1960, de l’échec. Le
raisonnement initial n’en est pas moins intéressant et instructif.
Il se fonde sur cette bonne vieille théorie des dominos. On y
faisait valoir l’argument que si le Vietnam parvenait à se
développer de façon indépendante, il agirait, selon Kissinger,
comme un «virus» et «répandrait la contagion». Il servirait de
modèle à d’autres dans une région qui avait payé un lourd
tribut à l’impérialisme. Ces pays pourraient décider
d’emprunter une voie similaire, et le système mondial de
domination – la Grande Région – risquerait d’être gravement
ébranlé.
Les planificateurs s’inquiétaient de voir la contagion se
répandre non seulement dans toute l’Asie du Sud-Est
continentale, mais aussi jusqu’en Indonésie. Le Vietnam lui-
même n’avait guère d’importance, mais il en allait autrement
de l’Indonésie, grand pays riche en ressources. Si l’infection
gagnait l’Indonésie, elle pourrait alors s’étendre au Japon –
décrit par l’éminent historien de l’Asie John Dower comme un
«super domino». Si l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud-Est
devenaient indépendantes, ce que d’aucuns appellent
communistes, le Japon serait tenté de se montrer «conciliant»
envers ce bloc de pays et d’en devenir le centre technologique
et industriel.
Ce système porte un nom, le Nouvel Ordre en Asie, que
tentaient d’instaurer les fascistes japonais. Au début des
années 1950, les États-Unis ne pouvaient se résoudre à perdre
dans les faits la guerre du Pacifique, dans laquelle ils s’étaient
engagés précisément pour empêcher le Japon d’établir un
nouvel ordre de ce type. De toute évidence, les planificateurs
ne pouvaient l’accepter.
Comment empêcher un tel scénario de se produire?
Lorsqu’un virus se propage, il faut le détruire et vacciner tout
porteur potentiel. On s’y est employé. Le Vietnam a été
presque entièrement dévasté. Il n’incarne aujourd’hui de
modèle pour personne et s’intègre progressivement au système
mondial dominé par les grandes sociétés basées aux États-
Unis. Dans les pays voisins, de brutales dictatures militaires
ont été installées afin d’éviter la contagion. L’Indonésie
incarnait le plus important des dominos. En 1965, un coup
d’État militaire d’une rare violence appuyé par les États-Unis a
mis fin à tout risque de contagion dans le pays, entraînant la
mort de centaines de milliers de personnes, la disparition des
principaux partis politiques et la suppression de toute forme de
contestation. L’Indonésie ne s’en est toujours pas remise et n’a
jamais fait la lumière sur ces événements, qui restent entourés
du plus grand secret.
Ils n’ont pas été tenus secrets en Occident, où l’on a salué
dans la plus totale euphorie ce «massacre abominable» qui
constituait, d’après le New York Times, un «rayon de lumière
en Asie» ou, selon certains hebdomadaires, cet «affreux
carnage» sur lequel naissait un «nouvel espoir» pour la région.
Le domino n’est pas tombé et s’est même pleinement
intégré à titre de zone ouverte à l’exploitation au sein de
l’ordre mondial libéral dominé par les États-Unis. La
répression brutale et les crimes de guerre perpétrés durant la
dictature ont profité d’un soutien sans faille des États-Unis. En
1975, Henry Kissinger a donné son feu vert aux généraux au
pouvoir en vue de l’invasion du Timor oriental, qui s’est
soldée par ce qui semble constituer, rapporté au nombre
d’habitants, le pire massacre depuis le génocide commis par
les nazis, le tout avec l’appui indéfectible des États-Unis.
Ainsi que leur admiration. Lorsque le dictateur, le général
Suharto, a été reçu à Washington en 2005, l’administration
Clinton l’a désigné comme «notre genre de gars».
Des années après les faits, McGeorge Bundy, ancien
conseiller à la Sécurité nationale sous Kennedy puis Johnson,
a déclaré qu’il aurait été sage de mettre fin à la guerre du
Vietnam en 1965, alors que brillait encore le «rayon de
lumière» et que les États-Unis avaient rempli leurs principaux
objectifs. On n’entrevoyait ni modèle pernicieux ni contagion
à l’horizon, l’Indonésie était sauve et le Japon placé sous
influence américaine.
La guerre du Vietnam a-t-elle été un échec, une terrible
défaite? Certes, les États-Unis n’ont pas atteint leur but ultime,
à savoir faire du Vietnam une néocolonie comparable aux
Philippines, mais ils ont réalisé leur but principal. Les dominos
ne sont pas tombés. Comme je l’ai déjà dit, il est de mise pour
les commentateurs des affaires internationales de tourner en
ridicule la théorie des dominos, étant donné que ceux-ci ne
sont pas tombés tel qu’on le craignait. Autant dire que le
remède s’est révélé efficace. Le virus a été éradiqué, ses
victimes potentielles ont été vaccinées. Encore une fois, la
théorie des dominos a beau être ridiculisée, elle n’en demeure
pas moins valide. Elle est assez rationnelle et s’appuie sur une
somme considérable de preuves empiriques.
La perte de la Chine a en outre servi de toile de fond à la
rédaction du NSC 68 en 1950. Ce rapport est généralement
considéré à juste titre comme un document de première
importance, qui a servi d’inspiration à un cadre stratégique
durable. En dehors de son contenu, sa rhétorique est
particulièrement révélatrice. Je rappelle qu’il s’agit d’un
document interne, non destiné au public ni même à la plupart
des membres du Congrès, qui n’a été déclassifié que bien des
années plus tard.
La rhétorique relève du véritable conte de fées. Elle met en
scène d’un côté le mal absolu, de l’autre la perfection
incarnée. Chacun des antagonistes est doté d’une nature
profonde qui le caractérise. Le document oppose les «desseins
fondamentaux» du Kremlin à la «mission fondamentale» des
États-Unis.
«L’impératif catégorique de l’État tyrannique [est]
d’éliminer le défi posé par la liberté» partout sur la planète.
L’«inclination» du Kremlin pousse celui-ci à «revendiquer une
domination totale sur tous les hommes» au sein de l’État
tyrannique lui-même et «une autorité absolue sur le reste du
monde». La force du mal est «inévitablement militante», ce
qui rend impensable tout arrangement ou règlement
pacifique[90].
En contraste, la «mission fondamentale des États-Unis [est]
d’assurer l’intégrité et la vitalité de notre société libre, fondée
sur la dignité et le mérite de l’individu» –, et ce, à une époque
marquée par un racisme endémique, voire des lynchages, ainsi
que des lois fédérales ségrégationnistes en matière de
logement public et des lois contre le métissage si extrêmes que
les nazis – qui s’étaient inspirés sur ce point de la législation
américaine – avaient renoncé à se montrer aussi sévères que
les États-Unis.
Alors que le maccarthysme et l’hystérie anticommuniste
connaissent leur apogée, cette société libre se caractérise par
sa «merveilleuse diversité», sa «profonde tolérance», son
«respect des lois», sa détermination à «créer et à préserver un
environnement dans lequel chaque individu a la possibilité de
réaliser son potentiel créatif. [Elle] ne craint pas la diversité,
mais l’accueille, [et] tire sa force de l’hospitalité qu’elle offre
même aux idées qui lui sont hostiles». Le «système de valeurs
qui anime notre société [comprend] les principes de la liberté,
de la tolérance, l’importance de l’individu et la primauté de la
raison sur la volonté».
Par chance, cette société idéale dispose d’avantages dans ce
conflit. «La tolérance fondamentale qui caractérise notre
vision du monde, nos élans de générosité et de positivité, ainsi
que l’absence de convoitise dans nos relations internationales
constituent les atouts d’une influence potentiellement
considérable», surtout parmi ceux qui ont eu la chance de faire
l’expérience directe de ces qualités, notamment les pays
d’Amérique latine, bénéficiaires de «nos efforts de longue
haleine pour créer et à présent développer le système
panaméricain».
Les populations d’Amérique latine auraient sans doute bien
des choses à dire à propos de cette bienveillance de longue
date.
Comme il ne saurait bien sûr être question d’arrangement
avec le mal absolu, il importe de «semer les germes de la
destruction au sein de l’Union soviétique [et] de précipiter son
déclin». Il faut renoncer à négocier, car toute entente «ne serait
que le reflet des conditions actuelles et se révélerait par
conséquent inacceptable, voire désastreuse, pour les États-
Unis et le reste du monde libre», quoiqu’il soit plus tard
envisageable, moyennant le succès d’une «stratégie de
refoulement», de «négocier un accord avec l’Union soviétique
(ou un ou plusieurs États successeurs)». Les États-Unis sont
contraints à cette politique par les desseins fondamentaux de
l’État tyrannique et son inclination à vouloir dominer le
monde.
Pour être tout à fait juste, le document reconnaissait que la
perfection états-unienne présentait certains défauts, et
préconisait vivement d’y remédier. Le rapport déplorait entre
autres «les excès d’une trop grande ouverture d’esprit [et]
l’excès de tolérance». En outre, les États-Unis se heurtaient à
une «contestation dans leurs rangs» là où aurait dû régner la
conformité. Il fallait apprendre à «distinguer entre la nécessité
de faire preuve de tolérance et la nécessité d’une répression
juste», laquelle constitue un aspect essentiel de «la voie
démocratique». Il importait avant tout d’isoler les «syndicats,
initiatives citoyennes, écoles, églises et tous les médias
influençant l’opinion» de l’«œuvre malfaisante» du Kremlin,
qui cherchait à les subvertir et «à en faire des sources de
confusion dans notre économie, notre culture et notre corps
politique».
Fort heureusement, Joe McCarthy, le House Un-American
Affairs Committee (comité parlementaire sur les activités
antiaméricaines) et d’autres piliers de la démocratie veillaient
à faire respecter ces strictes obligations.
Le rapport mettait en évidence d’autres défauts de la société
états-unienne au-delà de son ouverture d’esprit et de son
incapacité à percevoir la nécessité d’une répression juste. Les
aspirations étaient trop élevées. Une augmentation des impôts
s’avérait nécessaire, de même qu’une «réduction des dépenses
fédérales destinées à d’autres fins que la défense et l’aide
extérieure, au besoin par l’ajournement de certains
programmes bénéfiques». Ces politiques keynésiennes
militaires, suggérait-on, étaient également susceptibles de
stimuler l’économie intérieure et d’éviter «un déclin prononcé
de l’activité économique». Plus généralement, «un grand sens
du sacrifice et de la discipline sera[it] demandé au peuple
états-unien», également appelé à «renoncer à certains des
avantages» dont il profitait tandis que le pays s’emploierait à
sauver l’humanité de l’implacable campagne de destruction de
la liberté menée par l’État tyrannique partout dans le monde.
Le NSC 68 prescrivait une augmentation spectaculaire des
armements et un triplement du budget militaire, tout en
occultant soigneusement le fait que la puissance de l’État
tyrannique à cet égard s’avérait largement inférieure à celle
des États-Unis et même à celle de l’Europe de l’Ouest. Des
statistiques et des données disséminées au fil du document
montrent que l’Europe de l’Ouest pouvait rivaliser avec
l’Union soviétique sur le plan de la force militaire et que, bien
sûr, elle était nettement plus avancée du point de vue industriel
et d’autres formes de développement. Il va sans dire que les
États-Unis devançaient de très loin le reste de la planète.
Encore une fois, le NSC 68 est considéré comme l’un des
documents fondateurs de l’ordre mondial contemporain. De
nombreuses études lui ont été consacrées. Si intéressant soit-il,
son cadre rhétorique est souvent négligé ou sous-estimé, à tort
selon moi. Il jette un éclairage utile sur les perceptions de la
classe politique dominante, bien que Dean Acheson, homme
d’État chevronné, ait admis la nécessité de se montrer «plus
clair que la vérité» afin de «frapper l’esprit grégaire» du
gouvernement et «de flanquer la frousse au peuple américain»,
selon l’interprétation de l’influent sénateur Arthur
Vandenberg.
Les politiques se sont rapidement durcies, s’appuyant sur la
justification habituelle: la sécurité. La sécurité, à l’instar de la
défense, est un concept intéressant. En quoi consiste la
sécurité? Penchons-nous brièvement sur cette question.
En 1950, les États-Unis jouissaient d’une sécurité sans
précédent, comme on l’a vu. Il existait, néanmoins, une
menace potentielle. Celle-ci ne devait se concrétiser que des
années plus tard, mais on la considérait comme une menace
grave, voire existentielle: tôt ou tard, des missiles balistiques
intercontinentaux à tête nucléaire seraient mis au point de
manière à pouvoir atteindre les États-Unis.
Que faire devant une menace potentiellement grave pour la
sécurité? On peut, par exemple, entreprendre des négociations
en vue d’interdire la mise au point de telles armes, et ainsi
accroître la sécurité. Cette option n’a pas été retenue, et il est
intéressant d’analyser pourquoi. En 1988, le système d’armes
stratégiques a fait l’objet d’une étude savante classique de
McGeorge Bundy, qui disposait d’un accès privilégié aux
sources les plus confidentielles. Il évoque cette option. Alors
qu’il se livre à l’examen d’autres sujets, il mentionne le fait
que les États-Unis auraient été confrontés à une menace bien
moindre si un traité visant l’interdiction des missiles
balistiques intercontinentaux avait été signé. Il ajoute qu’il n’a
pu trouver le moindre document, y compris provisoire,
suggérant qu’il pourrait s’agir d’un moyen judicieux de
protéger la population des États-Unis du seul danger potentiel
qui la guette, soit la menace de destruction.
Bundy consacre quelques lignes à ce fait curieux, puis passe
au sujet suivant. Autre fait plutôt intéressant, la totalité des
études, pour autant que je sache, occulte la question. Je n’ai
jamais pu relever la moindre référence à celle-ci. Il s’agit à
mes yeux de l’une des plus stupéfiantes découvertes dans
l’histoire de la recherche. Songez-y une minute.
Existait-il une possibilité de traité? On ne peut en être
certain, puisque celle-ci n’a apparemment jamais été
envisagée. Mais il semblerait bien que oui.
En 1952, Staline a formulé une proposition admirable. Il a
offert d’autoriser la réunification de l’Allemagne. Je rappelle
que seulement quelques années plus tôt, l’Allemagne avait
pratiquement détruit l’Union soviétique. Staline se déclarait
néanmoins prêt à accepter la réunification de l’Allemagne, à la
seule condition qu’elle ne se joigne pas ensuite à une alliance
militaire hostile, autrement dit à l’OTAN. L’Allemagne serait
donc neutre et indépendante. Il était question d’élections
libres, dont l’issue promettait évidemment d’être défavorable
aux communistes.
Aux États-Unis, un seul chercheur a pris au sérieux la
proposition de Staline, l’éminent analyste James Warburg dans
Germany: Key to Peace, ouvrage important dans lequel il
insiste pour que cette éventualité demeure à l’ordre du jour.
Quiconque l’a mentionnée par la suite – de rares personnes
dont je fais partie – s’est également couvert de ridicule. Staline
était-il vraiment sincère? Il n’existait, bien sûr, qu’un seul
moyen de le savoir, mais il n’a jamais été envisagé: accepter la
proposition. La sécurité de la planète aurait pu s’en trouver
considérablement accrue.
Les archives soviétiques ont depuis été rendues publiques.
Il s’avère que cette proposition présente tous les gages de
sérieux. Melvyn P. Leffler, l’un des plus éminents spécialistes
de la guerre froide, écrit dans Foreign Affairs (juillet 1996)
que ses homologues qui ont étudié les archives soviétiques ont
été étonnés de découvrir «[la suggestion faite] au Kremlin par
[Lavrenti] Beria – le sinistre et cruel chef de la police secrète
[soviétique] – de proposer à l’Ouest un marché portant sur la
réunification et la neutralisation de l’Allemagne, et [acceptant]
de sacrifier le régime communiste d’Allemagne de l’Est pour
atténuer les tensions entre l’Est et l’Ouest», et améliorer les
conditions politiques et économiques en Union soviétique –
autant d’occasions manquées au profit de l’adhésion de
l’Allemagne à l’OTAN.
Nous ignorons si les parties seraient arrivées à un accord,
mais ce que nous savons, c’est que la sécurité de la population
des États-Unis ne semble pas avoir été prise en compte, même
de façon marginale.
C’est ce qu’on appelle le souci de la sécurité, et il en existe
de nombreuses illustrations. Il m’est impossible d’en dresser
une liste exhaustive, mais le sujet est trop important pour que
l’on en fasse complètement abstraction.
À la mort de Staline, Nikita Khrouchtchev a pris les rênes
du pouvoir. Conscient qu’il aurait été inconcevable pour
l’Union soviétique de se mesurer aux États-Unis sur le plan
économique, Khrouchtchev a donc suggéré que les deux pays
réduisent leurs dépenses militaires. Sur la façon dont cette
proposition a été reçue par l’administration Kennedy, je citerai
Kenneth Waltz, l’un des plus grands spécialistes des relations
internationales. L’administration Kennedy, écrit-il en
décembre 1991, «a entrepris le plus important renforcement
des capacités militaires stratégiques et classiques dont le
monde a été témoin à ce jour, […] malgré les efforts de
Khrouchtchev pour aboutir à une réduction majeure des forces
classiques et à une stratégie de dissuasion minimale, et en
dépit du fait que l’équilibre des armes stratégiques s’avérait
nettement en faveur des États-Unis[91]».
Une nouvelle fois, la décision de Kennedy compromettait la
sécurité, mais renforçait le pouvoir d’État. Il s’agit d’une
tendance constante.
On a vite constaté combien la réaction de Kennedy à la
proposition du dirigeant soviétique mettait en péril la sécurité
de la population: la crise des missiles de Cuba, en octobre
1962, est décrite par le proche conseiller de Kennedy, Arthur
Schlesinger, comme «le moment le plus dangereux de
l’histoire». Les faits sont consternants. Le niveau d’alerte
militaire des États-Unis a alors atteint DEFCON 2. Il existe un
système graduel de préparation militaire composé de cinq
échelons. DEFCON 2 n’a été atteint que lors de la crise des
missiles de Cuba. Quant à DEFCON 1, il désigne le niveau
autorisant le lancement de missiles nucléaires, autrement dit
notre anéantissement. En octobre 1962, la planète se trouvait
donc à DEFCON 2, soit à deux doigts de la fin.
Les chefs d’état-major étaient favorables à une invasion de
Cuba. Kennedy en envisageait la possibilité. Si les États-Unis
avaient envahi Cuba, nous serions probablement tous morts.
Les États-Unis l’ignoraient, mais les Soviétiques avaient
déployé des armes nucléaires tactiques à Cuba en vue de
défendre l’île contre une éventuelle invasion états-unienne. En
cas d’invasion, ces armes auraient été utilisées, provoquant la
destruction d’une grande partie du sud-est des États-Unis, qui
auraient alors bombardé Moscou, mettant fin à la vie sur Terre.
Il s’en est donc fallu de très peu.
À vrai dire, nous avons même eu une chance ahurissante.
Au plus fort de la crise, les contre-torpilleurs états-uniens ont
largué des grenades sous-marines sur des submersibles
soviétiques tout prêt de la prétendue zone de quarantaine
autour de Cuba. Il s’agissait de vieux sous-marins, plus
adaptés aux eaux de l’Atlantique Nord qu’à celles des
Caraïbes. Nous savons aujourd’hui précisément ce qui s’est
passé. À l’intérieur des submersibles, la température a grimpé
jusqu’à 60 °C. Les niveaux de CO2 étaient si bas que les
membres de l’équipage s’effondraient, presque morts. Les
grenades sous-marines explosaient tout autour d’eux. Leurs
communications avec l’extérieur étaient coupées; ils
ignoraient tout de la situation.
Les États-Unis, pour leur part, ignoraient que les sous-
marins ennemis étaient équipés de torpilles nucléaires. L’un
des commandants soviétiques a décrété: «Nous sommes en
guerre. Une guerre majeure est en cours. Défendons notre
dignité et, plutôt que de nous laisser massacrer au fond de
l’eau, lançons les torpilles.» S’il s’était exécuté, il aurait sans
doute provoqué une escalade, suivie d’une guerre nucléaire de
grande ampleur.
Le lancement des torpilles exigeait l’approbation préalable
de deux officiers subalternes. Le premier a donné son feu vert.
Le second, Vassili Arkhipov, s’y est opposé. Il estimait qu’il
aurait été illégal de lancer les torpilles. Il a donc refusé. Elles
n’ont pas servi. Nous sommes donc passés à un cheveu de
l’anéantissement. Si Arkhipov s’était trouvé à bord d’un des
autres sous-marins, ç’aurait été la fin. Il s’agit d’une des pires
occurrences jamais recensées – et il en existe beaucoup
d’autres.
Nous savons désormais que le président Eisenhower avait
délégué aux commandants son autorité quant à l’utilisation des
armes nucléaires. Cette délégation d’autorité est restée en
vigueur sous les administrations suivantes. Daniel Ellsberg
vient de signer un ouvrage important sur cette question,
intitulé The Doomsday Machine: Confessions of a Nuclear
War Planner. Le livre fournit un exposé détaillé sur cette
question du point de vue interne.
On sait également, grâce aux mémoires publiés depuis, que
les pilotes états-uniens affectés aux missions Chrome Dome
présumaient de leur habilitation à utiliser les armes nucléaires
si les circonstances l’exigeaient. On frémit d’imaginer les
conséquences.
Pourquoi Khrouchtchev avait-il initialement déployé des
missiles à Cuba? La plupart des spécialistes s’accordent pour
dire que deux raisons l’y ont poussé. Il souhaitait d’une part
compenser le retard soviétique sur le plan militaire après que
Kennedy eut rejeté sa proposition de réduction mutuelle des
armements et plutôt opté pour un accroissement de la
puissance militaire, malgré la nette longueur d’avance dont
disposaient déjà les États-Unis. Voilà pour la première raison.
La seconde avait trait au calendrier. Le président Kennedy
menait une guerre terroriste majeure contre Cuba. L’objectif,
formulé par Arthur Schlesinger dans sa biographie de Robert
Kennedy, consistait à déchaîner la «terreur de la terre» sur
l’île. La responsabilité de la campagne terroriste a été confiée
à Robert Kennedy. Il a informé la CIA que le problème cubain
représentait «la priorité absolue du gouvernement des États-
Unis – tout le reste étant secondaire – [et que] tous les efforts,
les effectifs et le temps nécessaires» devaient être consacrés au
renversement du régime cubain. Cette entreprise s’appuyait
notamment sur un programme terroriste baptisé «opération
Mongoose», doté d’un échéancier censé aboutir à «une révolte
ouverte et au renversement du régime communiste». Le
23 août 1962, le président Kennedy a émis le National
Security Memorandum no 181, une directive visant à fomenter
une révolte intérieure destinée à être suivie d’une intervention
militaire des États-Unis une fois que le terrorisme et la
subversion auraient rendu le terrain propice.
En octobre 1962, les missiles soviétiques seraient déployés
à Cuba.
En attendant, les attaques terroristes se poursuivaient: une
attaque à la mitrailleuse depuis un hors-bord contre un hôtel de
la côte cubaine, avec un grand nombre de victimes russes et
cubaines à la clé; des attaques contre des navires de transport
britanniques et cubains; la contamination d’un chargement de
sucre; ainsi que bien d’autres atrocités et actions de sabotage.
Aux États-Unis, les commentateurs assimilent généralement
cette violente campagne à d’idiotes manigances de la CIA,
comparables au projet visant à faire tomber la barbe de Castro.
La réalité s’avérait bien plus terrible.
Dan Ellsberg se trouvait alors aux premières loges, tout près
du centre d’analyse et de planification. Il revient en détail sur
la crise des missiles de Cuba dans son dernier ouvrage. Lors
de nos échanges personnels, il m’a confié qu’à ses yeux, la
menace d’invasion constituait la principale raison expliquant
le déploiement des missiles par Khrouchtchev. Notons qu’il
s’agit d’un cas où le terrorisme à grande échelle est passé à un
cheveu de mettre fin à l’expérience humaine. Voilà qui mérite
réflexion. Nous parlons d’une véritable vague de terreur. Le
premier livre traitant des effets sur les victimes est paru en
2010. Il est signé par le chercheur canadien Keith Bolender et
s’intitule Voices from the Other Side: An Oral History of
Terrorism Against Cuba.
L’histoire ne s’arrête pas là, et quiconque s’en doutait a
récemment vu ses soupçons confirmés. Il s’avère qu’au plus
fort de la crise des missiles, en octobre 1962, les États-Unis
s’employaient à déclencher des explosions nucléaires à haute
altitude dans le cadre d’un projet de bouclier défensif. Celles-
ci n’ont bien sûr pas échappé à la détection des Soviétiques,
qui ont mené à leur tour des essais à haute altitude, lesquels
ont été détectés par les États-Uniens. L’un des deux camps
aurait tout à fait pu croire à une attaque. Fort heureusement, ce
scénario ne s’est pas réalisé. Un pur coup de chance. Encore
une occurrence où on a fait peu de cas de la sécurité de la
population.
La crise s’est soldée par la capitulation de Khrouchtchev.
Cette histoire n’est pas dénuée d’importance, mais je
n’entrerai pas dans les détails. Elle mérite toutefois une
attention particulière.
À vrai dire, nous avons maintes fois frôlé la catastrophe.
Notre survie relève presque du miracle. Et on ne peut pas
éternellement compter sur des miracles.
Effectuons un rapide saut dans le temps jusqu’à la fin de la
guerre froide. Au moment de la chute de l’Union soviétique en
1989, l’ordre mondial dans l’après-guerre froide faisait l’objet
de deux visions divergentes. La première était celle de Mikhaïl
Gorbatchev. Il proposait un système de sécurité intégré pour
l’Eurasie qui rendrait caduques les alliances militaires. Ce
système de sécurité commun s’étendrait de Bruxelles à
Vladivostok. Voilà pour la première vision.
Il y avait ensuite la position des États-Unis, celle de George
Bush père et de son secrétaire d’État James Baker. Ils
estimaient que les États-Unis étant sortis vainqueurs de la
guerre froide, ils allaient étendre leur domination. Bush et
Baker souhaitaient que Gorbatchev donne son accord en vue
de la réunification de l’Allemagne et de son intégration à
l’OTAN – ce qui représentait une sérieuse menace pour la
Russie quand on connaît l’histoire du XXe siècle. Gorbatchev a
reçu la promesse que s’il donnait son feu vert, les forces de
l’OTAN ne se déplaceraient pas d’«un pouce vers l’est» –
selon la formule employée – c’est-à-dire vers l’Allemagne de
l’Est. La possibilité d’un élargissement au-delà de cette limite
n’était même pas évoquée – du moins officiellement.
Cette promesse n’a jamais été inscrite noir sur blanc, et
après que Gorbatchev a accepté la réunification de
l’Allemagne, des troupes de l’OTAN ont aussitôt été
déployées à Berlin-Est. Quand Gorbatchev a fait part de son
mécontentement, on lui a rétorqué en substance que s’il avait
été assez naïf pour croire un engagement verbal, c’était son
problème.
Clinton a ensuite étendu l’alliance plus loin vers l’est,
jusqu’aux frontières de la Russie. En 2008, on a proposé
d’intégrer l’Ukraine, cœur de la sphère géostratégique de la
Russie, au sein de l’OTAN. De nombreux actes de provocation
ont été commis de chaque côté. Obama a adopté un
programme de modernisation de l’arsenal militaire d’un billion
de dollars, qui prévoit d’adapter certaines armes aux besoins
des combats sur le terrain. Nous en sommes là aujourd’hui.
J’ai mentionné précédemment que 1962 avait été une année
importante à d’autres égards. En 1962, Kennedy a modifié la
mission des armées d’Amérique latine. Il va sans dire que les
États-Unis ont tous les droits de le faire. De «défense de
l’hémisphère», un vestige de la guerre froide, cette mission est
passée à «sécurité intérieure», simple euphémisme pour la
guerre contre la population. Les conséquences de ce
changement de stratégie se sont révélées désastreuses. Elles
font l’objet d’une description saisissante de Charles Maechling
Jr, superviseur des plans de contre-insurrection des États-Unis
de 1961 à 1966, sous Kennedy et Johnson.
Pour Maechling, la décision prise par Kennedy en 1962 a eu
pour conséquence «le basculement d’une tolérance envers la
rapacité et la cruauté des militaires d’Amérique latine [à] une
complicité directe» dans leurs crimes, puis au soutien des
États-Unis à «des méthodes dignes des escadrons de la mort
d’Heinrich Himmler» (Los Angeles Times, 18 mars 1982).
C’est ainsi que le superviseur de ces plans de contre-
insurrection des États-Unis à cette époque décrit la décision de
1962 et ses répercussions. Des mots forts et, malheureusement,
non dénués de vérité, qui n’ont cependant nullement terni le
mythe de Camelot parmi les intellectuels libéraux.
Il s’est ensuivi une immense vague de répression. Elle a
démarré en 1964 avec l’instauration de la dictature militaire au
Brésil, pays le plus important d’Amérique latine, après le
renversement d’un régime parlementaire réformiste de type
modéré. Tout indique que le coup d’État a été organisé avec
l’appui de l’administration Kennedy, bien qu’il ait été
déclenché quelques semaines après l’assassinat de ce dernier.
Le Brésil devenait ainsi le premier État de sécurité nationale
néonazi du continent. Le modèle s’est ensuite répandu dans
toute l’Amérique du Sud, accompagné de massacres de masse,
d’une répression acharnée, de torture, de «disparitions» et du
plus strict contrôle idéologique. Le Chili, comme on l’a vu, en
a notamment fait les frais.
Le coup d’État au Brésil, à l’instar de celui de Suharto en
Indonésie, a été salué au sein des cercles libéraux. Lincoln
Gordon, ambassadeur des États-Unis au Brésil sous les
administrations Kennedy et Johnson et futur président de
l’université Johns Hopkins, a décrit l’heureux événement
comme «la victoire la plus décisive de la liberté du milieu du
XXe siècle», notamment parce que les généraux brésiliens, ces
«forces démocratiques» dorénavant au pouvoir, allaient «créer
un climat nettement plus favorable aux investissements
privés».
Le fléau s’est ensuite répandu dans tout l’hémisphère. Sans
m’étendre sur les détails, je tiens à souligner combien les
choses ont peu changé avec le temps. Ainsi, les propos
dithyrambiques de Gordon au sujet de la destruction de la
démocratie brésilienne par la dictature militaire ont trouvé un
écho chez Hugo Llorens, ambassadeur au Honduras pour le
compte de l’administration Obama. Celui-ci a salué les
élections organisées sous supervision militaire comme «un
grand jour pour la démocratie», isolant une nouvelle fois les
États-Unis du reste de l’Amérique latine et de la majeure
partie du monde où, à l’inverse d’Obama et de sa secrétaire
d’État Hillary Clinton, on refusait d’applaudir le renversement
de la démocratie hondurienne et l’expulsion du président élu,
et de cautionner des «élections» qui restauraient le sévère
régime militaire et oligarchique hondurien.
Le fléau a gagné l’Amérique centrale durant les années
Reagan, engendrant une véritable terreur d’État, d’atroces
tortures et toutes les horreurs imaginables. Les violences ont
été largement le fait des États-Unis. La Cour internationale de
justice (CIJ) a même ordonné à Washington de mettre un
terme à son «usage illégal de la force» – autre nom du
terrorisme international – et de verser d’importantes
compensations au Nicaragua. Inutile de préciser que cette
condamnation a été ignorée, et que la guerre de terreur a
continué de plus belle. La CIJ a été qualifiée par le New York
Times d’«instance hostile» à laquelle les États-Unis n’ont
aucun compte à rendre. Quelques années plus tôt, on avait
salué cette Cour comme une noble institution après qu’elle se
fut prononcée en faveur des États-Unis dans une affaire
impliquant l’Iran. Cette terreur se poursuit aujourd’hui. J’en ai
évoqué un exemple: le Honduras, pays situé dans l’«arrière-
cour» des États-Unis.
Comme je l’ai déjà mentionné, les années 1980 sont
marquées par l’assassinat de l’archevêque Romero à l’orée de
la décennie et par celui de six grands intellectuels latino-
américains, des prêtres jésuites, en novembre 1989 – peu après
la chute du mur de Berlin. En fait, toute la période postérieure
à 1962 a été ponctuée de nombreux martyrs religieux. La
raison tient à un autre événement important de 1962: la
convocation par le pape Jean XXIII du deuxième concile
œcuménique du Vatican, également connu sous le nom
Vatican II. Celui-ci avait pour thème principal le
rétablissement de l’enseignement des Évangiles, largement
délaissé depuis que l’empereur Constantin avait instauré, au
IVe siècle, le christianisme comme religion officielle de
l’Empire romain, transformant ce faisant l’«Église persécutée»
en une «Église persécutrice», selon l’interprétation qu’en livre
l’éminent théologien Hans Küng dans son histoire du
christianisme. Vatican II, poursuit-il, «a marqué le début d’une
nouvelle ère dans l’histoire de l’Église catholique» en
rétablissant l’enseignement des Évangiles[92].
Le message de Vatican II a été repris par les évêques
d’Amérique latine, favorables à ce qui constituait à leurs yeux
une «option préférentielle pour les pauvres». Des prêtres, des
religieuses et des laïcs ont ensuite porté aux pauvres le
message de paix radical des Évangiles, et les ont aidés à
s’organiser en vue d’améliorer leur sort peu enviable sous la
botte des États-Unis, à prendre leur destin en main et à exiger
d’être gouvernés par «[leurs] propres concitoyens, familiers
des peines du peuple». Ces principes fondent ce qu’on a
appelé la «théologie de la libération».
Inutile de préciser que cette hérésie devait être éradiquée
sans merci ni délai. Les États-Unis et leurs satellites locaux ont
déclaré la guerre à l’Église. D’où le nombre important de
martyrs religieux. Cette guerre constitue en outre un motif de
fierté pour les vainqueurs. Il existe une célèbre branche du
Pentagone anciennement baptisée l’École des Amériques, puis
renommée lorsque les exploits de ses diplômés sont devenus
notoires. L’École des Amériques formait les assassins et les
bourreaux latino-américains, dont certains des pires. L’École
sait bien sûr soigner son image et présente son formidable
travail dans des «points de discussion» à l’intention du public.
L’un de ces points de discussion nous apprend que la théologie
de la libération née au moment de Vatican II a été «vaincue
avec l’aide de l’armée des États-Unis», responsable de
l’entraînement des vainqueurs de la guerre contre l’Église.
Chapitre 4

Le capitalisme contre
l’environnement

Exposé de Marv Waterstone


5 février 2019

A VANT D’ENTRER dans le vif du sujet, soit l’antagonisme


entre capitalisme et environnement, je souhaiterais
répondre à certaines questions soulevées par les
étudiants, ainsi qu’aux échanges que j’ai pu suivre sur les
forums de discussion et notre plateforme interactive.
Permettez-moi d’apporter quelques précisions quant au
contenu du cours.
Une première question porte sur le lien systématique entre
les sujets à l’étude et le capitalisme. J’aimerais rappeler et
clarifier en quoi consiste cet ensemble de relations. L’un des
principaux objectifs de ce cours est de déterminer les origines
communes des plus graves problèmes actuels. Cette démarche
vise un second but: démontrer dans quelle mesure ces
problèmes sont fatalement liés, afin qu’émergent les bases de
la solidarité et d’un engagement politique cohérent plutôt que
fragmentaire. La conception en vogue, qui range ces
problèmes dans des catégories distinctes et cloisonnées,
échoue selon moi à mettre en relief leur caractère indissociable
et le fait que ce lien peut servir de fondement à un ensemble
cohérent d’actions politiques.
J’aimerais ensuite dire deux mots sur les solutions de
rechange au capitalisme. Le capitalisme tardif dont il est
question dans ce cours, quelquefois appelé «capitalisme
réellement existant», désigne bien souvent une forme de
socialisme pour les riches et un capitalisme brutal ou criminel
pour le reste de la population. La solution de rechange à ce
système n’est pas une économie planifiée sous la tutelle d’un
État autoritaire, comme sont souvent dépeints, dans une sorte
de mythologie inversée, le communisme ou le socialisme
réellement existant.
À titre d’exemple, en Union soviétique ou aujourd’hui en
Russie, en Corée du Nord, en Chine, à Cuba, au Vietnam ou
partout où ont été tentées ces expériences souvent inspirées du
marxisme ou du socialisme, on a en réalité proposé une
déclinaison du capitalisme d’État légèrement différente de
celle qui prévaut dans le reste du monde. Il ne peut s’agir de la
solution.
La solution que nous préconisons revêt la forme d’une
économie gérée par les producteurs, soit les travailleurs eux-
mêmes, à la faveur d’une démocratisation du milieu de travail.
Malgré l’importance que nous prétendons attacher à la
démocratie, nous renonçons à l’instaurer dans les endroits où
nous passons pourtant la majeure partie de nos vies. Nous ne
remettons pas vraiment en question le caractère foncièrement
autoritaire du milieu de travail.
Quiconque se rend au travail ne s’attend pas à pouvoir
choisir les tâches auxquelles il va consacrer sa journée, ce
qu’il va produire, etc. Mais si nous prisons à ce point la
démocratie, pourquoi ne pas commencer par l’instaurer là où
nous passons le plus clair de notre temps? Pourquoi ne pas
démocratiser la prise de décisions quant à ce qui doit être
produit (une question liée à l’un des thèmes de cet exposé, à
savoir notre conception de la qualité de vie, du bonheur ou de
la satisfaction)? Les choix en matière de production n’ont pas
à s’aligner avant tout sur l’impératif de maximisation du
profit. Pour faire écho à l’une de nos précédentes
conversations, et si nous produisions des marchandises en
privilégiant leur valeur d’usage et non leur valeur d’échange?
Les résultats pourraient se révéler tout à fait inattendus.
La manière de produire serait également soumise à une
délibération démocratique. En effet, si la responsabilité du
processus de production incombait non plus aux propriétaires,
mais aux personnes contraintes de vivre avec les conséquences
de la production, ce processus pourrait générer des effets fort
différents, notamment sur le plan environnemental.
Reste le partage d’éventuels profits, ce qui soulève des
questions liées aux revenus, aux écarts de richesse, etc. Encore
une fois, si ces décisions étaient prises de façon démocratique,
elles pourraient entraîner des effets inédits, ce dont nous
devrions à mon avis tenir compte dans le cadre des enjeux que
nous abordons. Si le processus de production était organisé
autrement, les résultats et les effets dont il est question ici
pourraient revêtir un aspect fort différent. Il est donc pertinent
d’y réfléchir. Voilà ce que nous entendons généralement par
solution de rechange au capitalisme.
Penchons-nous à présent sur le sujet de cet exposé. Ce
système dans lequel nous sommes pris génère certains effets.
J’en dresserai une liste nullement exhaustive, mais qui pourrait
finir par se révéler lassante. Je me contenterai donc de la
passer en revue, puisqu’il me paraît judicieux de savoir de
quoi nous parlons et ce à quoi nous sommes confrontés
lorsqu’il est question d’effets environnementaux.
Tout d’abord, il a fallu composer de façon substantielle, à
compter de la fin des années 1950 et au cours de la décennie
suivante, avec la pollution de l’air, de l’eau et des sols qui
causait alors des problèmes si manifestes et indéniables qu’il
était tout bonnement devenu impossible de les ignorer plus
longtemps. Le problème de la pollution de l’air intérieur est
apparu un peu plus tard. Les habitants de la planète qui se
chauffent et cuisinent à l’aide de combustibles solides y sont
confrontés. Dans les pays les plus développés sur le plan
technologique, il est aujourd’hui admis qu’un grand nombre de
matériaux de construction, notamment les isolants, entraînent
la pollution de l’air intérieur. Ce problème est désormais
fréquent.
Avec le temps, la nature des polluants elle-même a changé:
de déchets solides au caractère apparent et inéluctable, les
polluants ont revêtu la forme de déchets industriels, puis de
produits toxiques bien moins visibles et tangibles. Pour le dire
autrement, si les premiers problèmes liés à la pollution
revêtaient un caractère pour le moins flagrant, les problèmes
ultérieurs imputables aux déchets industriels et toxiques sont
pour leur part largement invisibles et demeurent, comme le dit
l’expression, ni vu ni connu. Ces produits sont donc
imperceptibles, mais tendent à se répandre partout dans
l’environnement.
La pollution par les plastiques est un autre problème qui va
en s’aggravant. On trouve toutes sortes de statistiques
intéressantes sur les matières plastiques. Pour rester succinct,
je n’en donnerai qu’une seule, que je trouve particulièrement
dérangeante. En 2050, le poids cumulé du plastique dans les
océans sera supérieur à celui des poissons. Il s’agit d’une
bonne nouvelle pour les amateurs de pêche au plastique, mais
sinon, il n’y a là guère matière à se réjouir.
Vient ensuite la question des antibiotiques, source de
nombreux débats au cours des dernières décennies, et de
l’apparition de «super pathogènes», ces «super virus» à
l’évolution nettement plus rapide que les progrès réalisés par
l’industrie pharmaceutique pour les éradiquer. Les personnes
qui se soignent aux antibiotiques arrêtent quelquefois leur
traitement en cours de route; les antibiotiques sont en outre
massivement administrés à des animaux. Par conséquent, 30 %
à 60 % de ces substances transitent par notre système digestif
ou celui des animaux sans subir de transformation et finissent
simplement par se répandre dans l’environnement. On les
retrouve dans les réserves d’eau. Nous les ingérons le long de
la chaîne alimentaire, et elles produisent une myriade d’agents
pathogènes désormais résistants au traitement aux
antibiotiques. Ainsi, nombre de médicaments miracles mis au
point dans la première moitié du XXe siècle, parmi lesquels la
pénicilline et l’amoxicilline, voient-ils leur efficacité décroître
du fait de cette résistance, ce qui se traduit par une hausse de
la morbidité.
Les perturbateurs endocriniens, également source de
déséquilibre pour nos systèmes hormonaux, sont de plus en
plus répandus dans l’environnement. Ils entrent dans la
composition d’une grande variété de produits comme les
biphényles polychlorés ou le DDT, un pesticide digne
d’intérêt. Certains se souviendront peut-être du célèbre livre de
Rachel Carson, Printemps silencieux, dans lequel elle
entreprenait de documenter l’omniprésence des pesticides dans
l’environnement et leurs répercussions, dans ce cas, sur les
espèces d’oiseaux et leur habitat. Si l’utilisation du DDT est
interdite aux États-Unis depuis de nombreuses années, il n’en
va pas de même de sa fabrication. Il est donc fabriqué aux
États-Unis, puis vendu autour du monde avant d’être renvoyé
à l’expéditeur intégré à divers produits. Le DDT, les produits
de nettoyage domestique et d’autres produits du même type se
retrouvent en concentrations de plus en plus élevées dans
l’environnement, où ils produisent des effets extrêmement
nuisibles.
Beaucoup confondent l’appauvrissement de l’ozone dans
l’atmosphère avec les changements ou les perturbations
climatiques. Or le trou dans la couche d’ozone représente un
problème distinct. La couche d’ozone joue un rôle très
important dans l’absorption du rayonnement solaire
ultraviolet. La persistance et l’élargissement du trou dans la
couche d’ozone entraînent une hausse immédiate et
concomitante des cancers de la peau, des mélanomes et de ce
type de pathologies. La situation semblait sur le point d’être
maîtrisée dans les années 1980 après la ratification du
protocole de Montréal, qui prévoyait l’interdiction de certains
produits nocifs pour l’ozone tels que les chlorofluorocarbones
et d’autres substances présentes dans les aérosols. Si cet
accord international fait aujourd’hui l’objet d’un respect moins
scrupuleux, nous disposons au moins d’une ébauche de
modèle pour aborder l’enjeu planétaire que constitue
l’appauvrissement de l’ozone.
Les déchets nucléaires sont un autre problème majeur,
comme nous le verrons.
De nombreux problèmes qui touchent les milieux marins
sont liés à l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, dont
l’acidification des océans et le blanchiment des récifs
coralliens, entre autres effets dévastateurs sur la vie marine.
Ces phénomènes se produisent à un rythme de plus en plus
rapide. Quiconque souhaite contempler la Grande Barrière de
corail, par exemple, ferait bien de le faire sans tarder. D’ici
deux ou trois ans, il n’y aura peut-être plus rien à voir.
La destruction et la disparition des habitats sont provoquées
par toutes sortes d’activités, parmi lesquelles l’exploitation
minière, l’exploitation forestière, l’urbanisation et la
déforestation. Ces effets sur l’habitat sont étroitement liés à
l’extinction des espèces et à la perte de la biodiversité, dont les
publications savantes estiment le rythme actuel entre 1 000 et
10 000 fois supérieur au taux naturel. La planète voit
s’éteindre une à cinq espèces chaque année, et ce taux est en
augmentation.
La disparition des insectes constitue un autre signe de
mauvais augure. Ces derniers remplissent en effet quantité de
fonctions, en premier lieu (mais pas exclusivement) la
pollinisation des plantes, dont découlent d’importantes
implications pour la chaîne alimentaire. On prévoit que d’ici
moins de trente ans, l’Allemagne aura perdu 76 % de sa masse
totale d’insectes volants; le nombre de papillons monarques
dans le monde a chuté de 90 % depuis 1996; les populations
d’abeilles connaissent un déclin rapide partout sur la planète.
Soixante-quinze pour cent de la diversité génétique des
cultures agricoles ont d’ores et déjà été perdus, du fait
notamment de la formation de conglomérats et de la
monoculture. Soixante-quinze pour cent des pêcheries dans le
monde sont désormais pleinement utilisées ou surexploitées.
Jusqu’à 70 % des espèces connues sont menacées d’extinction
en cas de hausse des températures mondiales supérieure à
3,5 °C, un scénario plus que probable. Chaque jour nous en
rapproche davantage[93].
La déforestation tropicale présente la particularité de causer
à la fois la disparition des habitats et l’extinction des espèces.
Il s’agit du reste d’un enjeu majeur quand on sait combien les
forêts tropicales sont précieuses pour l’élimination du dioxyde
de carbone dans l’atmosphère. Ainsi, plus nous déboisons dans
les régions tropicales ou ailleurs sur la planète, plus les effets
des changements climatiques s’aggravent. La déforestation
tropicale constitue donc un problème de taille, au même titre
que l’épuisement des ressources de toutes sortes – qu’il soit
question de l’eau, de la fertilité des sols, des terres arables ou
de la biomasse de poissons.
Les aliments génétiquement modifiés sont un autre enjeu
récent. Bon nombre de gens – à vrai dire, tout le monde – en
ont déjà mangé, de leur plein gré ou à leur insu. À l’heure
actuelle, 90 % du maïs cultivé aux États-Unis est
génétiquement modifié. Le maïs, comme on le sait, entre dans
la composition de très nombreux produits, par exemple des
sirops à haute teneur en fructose ou encore des additifs
présents dans divers aliments transformés. Si on suit un régime
alimentaire classique, on a donc de bonnes chances d’ingérer
du maïs modifié. Environ 90 % du soja aujourd’hui produit
aux États-Unis est génétiquement modifié.
Approximativement 50 % des papayes en provenance d’Hawaï
le sont aussi, tout comme 10 % des tomates, etc. De nouvelles
substances sont introduites dans notre alimentation chaque
année. J’ignore si vous avez été consultés à ce sujet, mais pour
ma part, personne ne m’a jamais téléphoné pour connaître mon
avis sur la présence d’aliments génétiquement modifiés dans
mon régime alimentaire. J’étais peut-être absent ce jour-là,
mais en tout état de cause, ces aliments tendent à devenir
largement répandus. De nombreuses herbes aromatiques et
épices sont génétiquement modifiées et entrent elles aussi dans
la composition de nombreux aliments transformés.
Particulièrement préoccupant est le fait que l’incidence
éventuelle de ces produits sur la santé demeure largement
méconnue. Aux États-Unis, où un processus d’évaluation des
risques sert à déterminer les dangers potentiels de ces produits,
il incombe au gouvernement de prouver qu’ils sont dangereux.
Ailleurs dans le monde, par exemple en Europe, où prévaut le
principe de précaution, le producteur doit démontrer que les
produits sont sûrs. D’où l’interdiction de quantité de produits
agricoles en provenance des États-Unis dans beaucoup de pays
européens.
En ce qui concerne le vaste sujet des changements
climatiques, je laisserai le professeur Chomsky en traiter dans
la seconde partie. À l’évidence, les effets des changements
climatiques (qu’il conviendrait d’appeler désormais
«bouleversements climatiques» ou «crise climatique») sont
nombreux et comprennent la hausse du niveau des mers; les
variations liées aux températures, aux précipitations et aux
périodes de végétation; l’intensification – comme on l’a vu de
façon dramatique ces dernières années – des tempêtes
tropicales et des ouragans; les événements climatiques
extrêmes; et les maladies à transmission vectorielle dues à la
migration des espèces vers de nouvelles zones.
Enfin, ces phénomènes se manifestent de façon très inégale
selon l’endroit où les êtres humains se trouvent sur la planète
et leur statut socioéconomique. Pour certaines populations, ces
enjeux s’accompagnent de multiples problèmes d’injustice
environnementale. Les personnes de couleur et les pauvres en
font les frais dans une mesure disproportionnée. Ainsi
sommes-nous engagés, en raison de la nature même de notre
système économique, dans une forme de génocide planétaire.
Abordons à présent les causes de ces problèmes. Certains
connaissent peut-être le nom de Thomas Malthus. Il est
l’auteur d’un essai datant de la fin du XVIIIe siècle qui me
servira ici de référence, et dans lequel il formule un ensemble
de propositions ayant trait aux problèmes environnementaux
qui ont par la suite inspiré l’adjectif «malthusien». Il existe
aussi une variante de ces propositions, elle-même à l’origine
du qualificatif «néomalthusien», une distinction sur laquelle je
reviendrai. Permettez-moi d’abord de citer quelques extraits
pertinents de son Essai sur le principe de population, rédigé en
1798. J’aimerais souligner d’emblée qu’il s’agit
indiscutablement de propositions politiques. Malthus est
fortement opposé aux lois de l’Angleterre sur les pauvres, le
système de protection sociale de l’époque, et il s’efforce de
présenter une justification en vue de leur annulation.
Il écrit ainsi: «Les ouvriers pauvres semblent toujours, pour
employer une expression commune, vivre au jour le jour.» Je
n’ai jamais bien saisi, d’«ouvriers pauvres» ou «vivre au jour
le jour», laquelle était l’expression commune, mais quoi qu’il
en soit, Malthus voulait sans doute dire les deux. «[L]eurs
besoins immédiats occupent toute leur attention et ils pensent
rarement à l’avenir. Même quand ils ont l’occasion d’épargner,
ils ne le font presque jamais, mais tout ce qui dépasse leurs
besoins du moment va, en général, à la taverne. On peut donc
dire que les lois sur les pauvres, en Angleterre, diminuent à la
fois, chez les gens du peuple, la possibilité et la volonté
d’épargner, et affaiblissent ainsi l’un des plus puissants
stimulants de la tempérance et du travail, et, par conséquent,
du bonheur.» Aider les pauvres ne fait qu’en augmenter leur
nombre, et «la quantité de subsistances consommées […] par
une fraction de la société qu’on ne peut considérer en général
comme la fraction la plus estimable, réduit la part qui,
autrement, reviendrait aux éléments plus actifs et plus
respectables»[94]. Une opinion dont on entend encore
aujourd’hui l’écho chez certains lorsqu’il est question de
dépendance aux aides sociales ou de sujets apparentés.
Malthus se montre plutôt direct, se déclarant
essentiellement opposé à toute forme de consommation par les
pauvres, au motif que celle-ci n’est guère utile et ne contribue
à rien, avant de défendre le droit des riches à profiter
ostensiblement de leur richesse. Ces arguments avancés par
Malthus trouvent encore droit de cité aujourd’hui, comme
nous allons le voir.
Pour Malthus, les problèmes en matière d’environnement et
de ressources sont le résultat de l’accroissement de la
population, qui augmente de façon exponentielle parce que les
pauvres sont incapables de se maîtriser. C’est bien simple: ils
se reproduisent sans la moindre retenue. Cette croissance se
heurte à une augmentation moins rapide des ressources, dont
la croissance est arithmétique. Malthus crée donc une forme de
tension entre la population et les ressources, un argument qui
demeure une notion phare dans de nombreux débats sur
l’environnement et d’autres problèmes connexes.
Pour illustrer la persistance de cet argument, je m’appuierai
sur plusieurs essais de Garrett Hardin, un nom peut-être
familier pour certains. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.
Avant de publier son célèbre essai sur la «tragédie des biens
communs», il s’était surtout fait connaître par un essai sur
l’eugénisme, dans lequel il se demande pourquoi diable il ne
serait pas possible de contrôler les segments les moins
désirables de la population et de favoriser les plus productifs.
Il a rédigé «The Tragedy of the Commons» peu après. J’y fais
référence d’abord parce que cet argument de base est
largement répandu (à vrai dire, il reste même, dans certains
cercles, le principal argument), ensuite car c’est l’un des essais
les plus reproduits jamais écrits sur le sujet. Il figure au
sommaire de quelque 115 autres ouvrages. Ces nombreuses
reproductions s’expliquent par le fait que sa thèse centrale
rejoint un certain courant de pensée. Dans cet essai, Hardin
utilise une parabole elle-même inspirée d’un article datant des
années 1830. Ainsi, dans un pré ou un pâturage commun, il
serait dans l’intérêt individuel de chacun d’y faire paître autant
d’animaux que possible. Il en découle ce qu’Hardin appelle la
«tragédie des communs». En un mot, si chacun agit dans son
propre intérêt tel que le conçoit Hardin, les communs
disparaîtront. D’où la tragédie.
Cet argument est problématique à plus d’un égard. Pour
commencer, Hardin fait ici allusion non pas à un bien
commun, mais à ce qu’il convient plutôt d’envisager comme
une ressource à accès libre. En réalité, un bien commun est
défini par un arrangement institutionnel qui encourage une
coopération respectueuse. Dans ces circonstances, il est dans
l’intérêt de chacun de veiller à la conservation d’un véritable
bien commun. Elinor Ostrom, que certains connaissent peut-
être en qualité de récente colauréate du prix Nobel
d’économie, a consacré une bonne partie de ses travaux à cette
conception des biens communs. Dans un essai plus tardif,
Hardin utilise la métaphore du canot de sauvetage. Il n’est pas
question en l’occurrence d’individus, mais de pays, qu’il
classe en trois catégories. Dans la première, on trouve les pays
développés qui s’en sortent le mieux; dans la deuxième, les
pays au statut indéterminé, éventuellement capables de s’en
sortir avec un peu d’aide; et dans la troisième, les pays qui
n’ont pas la moindre chance de s’en sortir. Dans cette
métaphore, le canot de sauvetage représente la planète. Il est
inutile de venir en aide à certains pays, car ils feront couler le
canot, et nous avec. On voit donc quelle compassion animait
Hardin.
Outre cette méprise quant à la nature réelle des biens
communs, le concept de la tragédie des biens communs et
cette vision malthusienne d’une tension inévitable entre la
population et les ressources présentent d’autres faiblesses.
Celles-ci sont liées à différentes notions sur lesquelles
j’aimerais m’attarder. Il y a d’abord celle de la surpopulation,
une idée souvent rabâchée lorsqu’on cherche à établir les
causes des problèmes environnementaux: nous serions
simplement trop nombreux. Si nous n’étions pas si nombreux,
tout irait bien. Cette notion de surpopulation est très
problématique. Tout d’abord, quand vient le temps de
déterminer «qui» est en surnombre, je vous assure que ce n’est
pas moi, et je suis pratiquement certain que vous ne vous
incluez pas dans le lot. Il ne reste alors plus qu’eux. Un eux
vague qui incarnerait le problème; eux et non pas moi. Ce sont
eux, les responsables. Cette tendance à caractériser la
surpopulation comme la source du problème procède d’un
raisonnement fallacieux.
Son argumentation est fondée sur la notion de capacité de
charge, utilisée en biologie de l’évolution. Cette idée est liée
aux relations de prédation, qui tendent vers un équilibre
homéostatique. Autrement dit, l’augmentation d’une
population de proies se traduit par une hausse de la population
de prédateurs, celle-ci disposant alors d’une plus grande
quantité de nourriture. Néanmoins, à mesure qu’elle
consomme la population de proies, la population de prédateurs
se met elle aussi à décliner. Il se produit donc une forme de
régression vers une moyenne, laquelle correspond à la capacité
de charge d’un territoire donné. Toutefois, l’argument voulant
qu’il existe une capacité de charge ou des limites naturelles
pour les populations humaines néglige le fait que nos besoins
et notre manière de les satisfaire découlent de choix. Une
relation proie/prédateur ne laisse guère de place au choix. Elle
est entièrement dictée par l’instinct. Les êtres humains, eux,
peuvent envisager tout autrement le rapport entre la taille de
leur population, les ressources existantes et les besoins qu’ils
pensent devoir satisfaire.
La vision malthusienne pose également le problème de la
rareté, laquelle, comme j’espère être parvenu à l’illustrer, subit
une inversion sous le capitalisme. En d’autres termes, le
capitalisme crée une rareté artificielle autour de biens ou de
services dont on devrait pouvoir jouir en abondance. C’est le
cas par exemple des soins de santé, ainsi que des
médicaments, qui ne coûtent presque rien à fabriquer, mais
dont le système capitaliste prive pourtant de nombreuses
personnes. À l’inverse, des biens rares dont on devrait assurer
la conservation, comme les ressources naturelles et la seule
planète dont nous disposons, sont traités comme s’ils étaient
inépuisables. Voilà ce que j’entends quand j’affirme que le
capitalisme inverse cette notion de rareté.
Très bien. D’une part, l’argument qui se contente d’opposer
la population aux ressources exclut la question fondamentale
du choix humain. D’autre part, cette approche du problème ne
nous laisse guère de marge de manœuvre pour le résoudre.
Elle offre pour seule alternative celle qui consiste, d’une façon
ou d’une autre, à réduire la population ou à accroître les
ressources. L’idée d’une augmentation des ressources sert
d’ailleurs de base à une approche que l’on pourrait qualifier de
néomalthusienne. On omet alors la question importante du
choix humain, et poser le problème en termes relatifs s’avère
préférable à cette opposition entre population et ressources. En
effet, les ressources ne font pas seulement que s’épuiser; elles
évoluent. Quelque chose peut constituer une ressource à un
moment et en un lieu précis, mais pas en d’autres lieux et
époques, et vice-versa. Une ressource désigne «une
appréciation culturelle, technique et économique d’éléments et
de processus naturels qui peuvent être utilisés pour remplir des
buts et des objectifs sociaux à l’aide de pratiques matérielles
spécifiques[95]». C’est l’existence même de ces buts et
objectifs sociaux à atteindre qui nous place devant une série de
choix à effectuer.
Comment déterminer nos besoins et la façon de les
satisfaire? Par contraste avec la vision malthusienne, formuler
le problème en ces termes permet d’envisager avec une plus
grande latitude la question de ce qui constitue une ressource et
la manière de déterminer et de satisfaire nos besoins et désirs,
en tenant compte de notre incidence sur l’environnement à
court et à long terme.
J’aimerais à présent me pencher sur une autre cause sous-
jacente des problèmes environnementaux: le capitalisme. Il
convient de préciser que bon nombre de gens sur la planète ne
vivent pas au sein d’un système capitaliste. Néanmoins,
comme on le sait, les interventions militaires et le principe de
l’accumulation par dépossession, ou accumulation initiale,
forcent les gens à adopter un modèle capitaliste, qu’ils en
subissent directement l’exploitation ou non. Je reviendrai sur
ce point plus loin. Dans l’immédiat, je présente le capitalisme
comme la cause sous-jacente des problèmes liés à
l’environnement et aux ressources, du fait de son besoin
constant d’accumulation et d’expansion.
Motivées par la concurrence, les décisions ne dépendent
pas, selon Marx «de la bonne ou de la mauvaise volonté de
chaque capitaliste pris individuellement. La libre concurrence
impose à chaque capitaliste pris individuellement les lois
immanentes de la production capitaliste comme des lois
coercitives qui le contraignent de l’extérieur[96]». Il n’est pas
question, dans le livre premier du Capital, de personnes, Marx
leur conférant plutôt le rôle de capitaliste ou de travailleur. La
pression de la concurrence détermine les décisions du
capitaliste. La seule échappatoire, on l’a vu, consiste pour le
capitaliste à s’assurer une position de monopole. Ainsi, qui
propose une marchandise ou un service toujours convoité peut
le produire et le vendre à ses propres conditions. Autrement, le
contexte de concurrence stimule l’accumulation et
l’expansion.
On lit encore:
Le capitaliste n’est une personne respectable qu’en tant que
personnification du capital. En tant que tel, il partage avec
le thésauriseur cette pulsion d’enrichissement absolue. Mais
ce qui apparaît chez celui-ci comme une manie individuelle
est chez le capitaliste l’effet du mécanisme social, dans
lequel il n’est qu’un rouage. En outre, le développement de
la production capitaliste fait de l’accroissement constant du
capital placé dans une entreprise une nécessité, et la
concurrence impose à chaque capitaliste individuel de se
soumettre à la contrainte extérieure des lois immanentes du
mode de production capitaliste. [C’est-à-dire que ces lois
sont une manifestation du capital, mais semblent externes à
celui-ci.] Elle contraint à étendre sans cesse son capital pour
le conserver, et il ne peut l’étendre qu’au moyen d’une
accumulation progressive[97].
Autrement dit, le capital stagnant, qui n’est pas réinvesti dans
la production, s’apparente à une absurdité. Cette stagnation
doit à tout prix être évitée. Pour Marx, le capital représente de
la valeur en mouvement. Elle est donc constamment remise en
circulation. «Accumulez, accumulez! C’est la loi, la parole de
Moïse et des prophètes! […] Accumuler pour accumuler,
produire pour produire[98].» Voilà le moteur de ce système.
Revenons un bref instant à la formule
A←→M←→M’←→A’. Nous savons que grâce à un capital
de départ, le capitaliste achète les moyens de production, la
force de travail, les transforme en produit excédentaire puis, à
l’issue de la vente, récupère une somme d’argent supérieure à
celle investie à l’origine. C’est ce que résume la formule. Des
décisions doivent être prises quant aux nouveaux
investissements à réaliser. La production suit une logique
d’expansion constante. Elle a besoin de nouveaux intrants,
autrement dit des matières premières et, à défaut
d’automatisation, de force de travail. Il en résulte une
production accrue d’extrants et de déchets, conformément au
principe de l’obsolescence programmée propre au modèle
capitaliste. Si chaque bien que nous achetons était garanti à
vie, le producteur de ce bien n’aurait plus qu’à compter sur
l’augmentation de la population. Ce ne serait guère rentable.
Cette expansion se déroule néanmoins dans un monde fini.
Il s’agit de la principale source de tension. Pour des
capitalistes qui cherchent sans cesse à accroître leur
production, leur utilisation de ressources et leurs besoins en
matière d’absorption des déchets, un monde fini n’est pas le
cadre idéal. Le capital circule donc autour du globe en quête
d’endroits qui resteraient à investir. Nous avons vu que lorsque
leur mobilité n’est pas entravée par des coûts fixes en capital,
les capitalistes partent en quête d’une nouvelle force de travail,
de nouvelles matières premières, de nouveaux marchés et
finissent par transcender ce que les biologistes appellent leur
«propre écosphère», soit leur lieu géographique d’affiliation,
et ils ont tôt fait d’exploiter l’ensemble de la biosphère.
Ainsi la moindre partie du globe devient-elle achetable et
accessible en vue de l’exploitation de matières premières, de
force de travail, de marchés et de cadres réglementaires
avantageux. Dans tous les cas, des effets dans un premier
temps circonscrits à une écosphère se font à présent sentir à
une échelle de plus en plus vaste. Nous voyons s’étendre les
chaînes d’approvisionnement et de distribution. Nous savons
que des aliments ont parcouru des milliers de kilomètres avant
d’atterrir dans notre assiette, et que Walmart n’hésite pas à se
déployer aux quatre coins du globe pour produire et acheminer
ses marchandises à moindre coût.
Certains sont également victimes de l’accumulation par
dépossession. Dépossédés de leurs propres moyens de
production, des producteurs, des travailleurs, des paysans et
bien d’autres sont forcés de se déplacer, contribuant à la
croissance spectaculaire des populations de bidonvilles autour
du monde. Ces personnes sont expulsées de leurs terres. Elles
sont privées de leurs moyens de subsistance et de production.
Les déprédations du capital sur les ressources, les terres et les
matières premières comptent pour beaucoup dans le flot de
réfugiés auquel nous assistons, pour ne rien dire des conflits et
des guerres. Mais j’insiste, ces processus d’accumulation par
dépossession étendent la sphère capitaliste à l’ensemble des
habitants de la planète, que ceux-ci soient directement
exploités par le capitalisme ou non.
Dans L’élite au pouvoir, Charles Wright Mills consacre un
chapitre à ce qu’il nomme la «haute immoralité», dans lequel
il écrit que «dans une civilisation aussi totalement imprégnée
par les affaires que l’Amérique […] l’argent est le seul critère
de réussite qui soit sans ambiguïté, et cette réussite est toujours
la valeur souveraine en Amérique[99]». On devine où tout cela
nous mène. Nous vivons désormais, soutient Mills, dans une
société de l’irresponsabilité organisée, où le légal l’emporte
souvent sur le moral. On l’observe aux États-Unis et dans
d’autres pays, où la procédure contentieuse tient lieu de repère
pour la marche de la société. Il importe moins de déterminer si
une chose relève du bien ou du mal que si elle est légale ou
illégale, et il arrive même que l’illégalité n’ait guère
d’importance. Cette antinomie à laquelle nous sommes
confrontés – la moralité contre la légalité – découle de ce que
Mills appelle la haute immoralité.
Cette forme de capitalisme exige la production constante de
désirs. Aux États-Unis, les sommes annuelles dépensées pour
la publicité et le marketing avoisinent désormais
respectivement 200 milliards et 500 milliards de dollars. Ces
budgets grimpent en flèche partout dans le monde. Tout cela
afin de s’assurer que les souhaits des gens soient requalifiés en
besoins. Tel est l’objectif de la publicité et du marketing. C’est
leur rôle. La production constante de désirs. J’aime inverser la
vieille maxime selon laquelle la nécessité est la mère de
l’invention. Sous le capitalisme, à moins de pouvoir compter
sur l’existence d’un marché, il est préférable de renoncer à
produire. Ainsi l’invention devient-elle la mère de la nécessité.
Il suffit d’inverser la maxime pour qu’apparaisse ce modèle
capitaliste.
Chaque publicité… Faites vous-même l’expérience. À la
maison, regardez une publicité à la télévision ou ailleurs. Vous
verrez que ces annonces publicitaires revêtent une forme bien
particulière. Elles sont autant de petites paraboles. Elles font
d’abord naître l’anxiété chez le spectateur. Quelque chose ne
va pas chez vous. Votre apparence cloche, vous ne
rencontrerez jamais l’âme sœur, etc. Elles suscitent une vague
anxiété. Puis elles vous indiquent que cette anxiété peut être
soulagée par l’achat d’un produit. La publicité fonctionne donc
à deux niveaux. Elle encourage d’abord l’achat d’un produit,
d’un bien ou d’un service particulier. Elle cultive ensuite l’idée
que les problèmes peuvent être définis en ces termes simples
et résolus par l’achat d’un produit, d’un bien ou d’un service.
Chaque annonce publicitaire se présente sous cette forme. Elle
provoque de l’anxiété, elle suggère qu’un achat peut remédier
au problème, et vous indique enfin ce qu’il faut acheter. Tentez
l’expérience. Regardez plusieurs publicités, vous verrez que
j’ai raison.
Pour que fonctionne la seconde partie de la formule
(M’←→A’), une vente doit avoir lieu. Un désir doit donc
exister. Aussi un consumérisme effréné peut-il côtoyer une
pauvreté extrême. Certaines personnes ont les moyens de
satisfaire leurs désirs. D’autres, chez qui on a éveillé les
mêmes désirs, sont dans l’incapacité d’acheter. C’est pourquoi
tant de gens sur la planète aspirent au prétendu «rêve
américain». Ces gens regardent les publicités où sont proposés
ces produits et ces services. Ils ne peuvent pas nécessairement
se les offrir, mais ils les désirent.
Voilà qui nous permet d’engager une réflexion sur le
progrès et la croissance. Sont-ils équivalents? La façon dont
nous la mesurons, au moyen du PIB, du PIB par habitant ou
d’une variante quelconque de ces indicateurs, tend à assimiler
la croissance à un certain type de progrès. Toutefois, nous
avons rarement l’occasion de mettre cette idée à l’épreuve et
de vérifier si la croissance, définie comme un aspect essentiel
du capitalisme, est réellement synonyme de progrès.
L’opposition entre croissance et décroissance fait l’objet
d’un traitement fort intéressant dans trois articles
recommandés dans le cadre de ce cours. Peut-être, comme le
suggère Jason Hickel[100], devrions-nous substituer à la notion
de «plus» celle d’«assez», selon le principe de la décroissance.
Nous sommes sans cesse amenés à penser que seule une
croissance continue est un gage de progrès. À vrai dire, la
moindre entorse à cette idée fait aussitôt naître la crainte d’un
retour à l’âge de pierre. Tout écart par rapport au statu quo en
matière de qualité de vie, de satisfaction et de bonheur
s’apparenterait à une régression. Cette question mérite selon
moi une réflexion approfondie.
Parmi d’autres causes sous-jacentes des problèmes
environnementaux provoqués par le capitalisme figure la
question des externalités, ou effets externes, subis par des
tierces parties. J’y ai déjà fait référence, mais j’aimerais
apporter quelques précisions à ce sujet. Par essence, un
échange implique la présence d’acheteurs et de vendeurs, et
que ceux-ci concluent un accord volontaire et non coercitif.
On sait à présent ce que j’entends par ces termes; ils sont à
mettre entre guillemets. Quiconque appartient à la force de
travail ne procède pas exactement à un échange volontaire.
Mais en situation normale, un échange s’avérera le plus
souvent volontaire et non coercitif. Les deux parties en retirent
un bénéfice, faute de quoi l’échange ne peut avoir lieu.
L’acheteur et le vendeur représentent les première et seconde
parties. L’un comme l’autre procède volontairement à
l’échange, et en retire un bénéfice quelconque. L’acheteur
obtient un bien ou un service; le vendeur reçoit de l’argent.
Que dire des autres parties susceptibles d’être affectées par
l’échange, mais point d’en bénéficier? On les appelle les
tierces parties. Prenons le cas d’une centrale électrique,
alimentée au charbon, du «beau charbon propre», comme
dirait Donald Trump. Les gens qui vendent l’électricité en
tirent un bénéfice. Les gens qui l’achètent obtiennent de
l’énergie. Qu’en est-il du sort des personnes, présentes comme
futures, exposées à la pollution générée par la centrale? Les
personnes qui sont affectées par la transaction de façon
immédiate, mais qui n’en profitent pas, sont les tierces parties;
les personnes qui en subiront plus tard les effets sont les
quatrièmes parties. Tout cela relève des effets externes, ou
externalités. Ils sont externes à ce marché. Leur manifestation
n’entre pas dans les termes du marché en tant que tel.
Comprendre la nature des externalités, et le fait que les
capitalistes, lorsqu’on leur en donne l’occasion, externalisent
tous les coûts qui nuisent aux profits, nous permet d’envisager
d’éventuelles solutions. Une solution consisterait à internaliser
les externalités. Dans une situation où les coûts et bénéfices
d’une transaction sont répartis entre un nombre limité de
participants directs, les vendeurs et les acheteurs, il est
théoriquement possible d’appliquer le principe du «pollueur-
payeur». Revenons au cas d’une centrale électrique
fonctionnant à l’aide d’un beau charbon propre. Si la centrale
installe un épurateur sur ses cheminées, puis qu’elle répercute
les coûts engagés pour ce faire sur les contribuables, elle
internalise ainsi ces coûts. Elle limite la pollution, mais les
personnes bénéficiaires sont les mêmes qui bénéficient de la
transaction. Voilà un moyen d’internaliser les coûts et de
réinternaliser les externalités.
Comme je l’ai indiqué, dans la mesure où le nombre de
participants directs reste limité aux acheteurs et aux vendeurs,
cette solution est en théorie possible. Néanmoins, dans la
plupart des cas d’externalités, il est très difficile d’identifier les
parties affectées, qui peuvent se révéler aussi nombreuses que
dispersées, ainsi que les coûts réels que ces parties doivent
assumer. La solution est efficace dans un cadre restreint, mais
dans bien des cas concrets, il est impossible d’identifier tous
les porteurs d’externalités potentiels ou de déterminer les coûts
réels avec la moindre précision. Le processus d’internalisation
des externalités s’avère donc très difficile à mettre en place.
Ce processus est rendu d’autant plus compliqué en raison de
la valeur que l’on accorde au sort des générations à venir. En
d’autres termes, comment traitons-nous la planète et que
laisserons-nous en héritage? J’ai aperçu, sur un gigantesque
véhicule récréatif ou peut-être sur le 4×4 que remorquait ce
véhicule, deux autocollants de pare-chocs. L’un disait: «Nous
n’héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à
nos petits-enfants.» Quant à l’autre, il annonçait: «Je dépense
l’héritage de mes petits-enfants.» Ainsi, malgré nos beaux
discours sur la valeur à accorder aux prochaines générations,
nos actions peinent à témoigner d’une grande préoccupation
pour leur sort. Après tout, que n’ont-elles jamais fait pour
nous?
Voici une deuxième façon de résoudre certains de ces
problèmes. Par l’évaluation et la marchandisation de la nature.
C’est l’objet de l’essai de John Bellamy Foster[101], qui
soulève la question: comment établir la valeur de la nature?
Selon de nombreux économistes, si nous ménageons si peu
l’environnement, c’est parce que celui-ci n’est pas intégré
assez précisément à nos calculs, et que sa valeur est donc
toujours sous-estimée. Il suffirait de lui attribuer d’une
manière ou d’une autre un prix, un prix effectif, pour pouvoir
l’évaluer avec justesse. L’un des moyens d’y parvenir est de
cesser de voir la nature comme une simple entité informe.
Mieux vaut l’envisager de façon désagrégée, utilitaire –
utilitaire pour les êtres humains avant tout. Quels services les
écosystèmes assurent-ils? C’est le terme technique du
moment: les services écosystémiques. Un sujet à la fois vaste,
passionnant, compliqué et inquiétant. Certains y voient
l’embryon d’une solution. Elle consisterait en somme à penser
non plus en termes de nature, mais d’assortiment, d’agrégat de
services, lesquels pourraient alors être évalués à l’aide de
certains outils dont disposent les économistes.
Foster évoque deux de ces outils, soit la fixation
hédonistique des prix et la disposition à payer. Le premier est
un mécanisme utilisé lorsqu’on tente de fixer un prix sur une
chose, laquelle, autrement, serait intangible. Voici un exemple.
Combien vaut une jolie vue dans le domaine de l’immobilier?
Comment déterminer la valeur à attribuer à cette vue? On
pourrait consulter les prix des logements dans différents
quartiers, comparer des logements similaires avec et sans vue
pour vérifier si les logements dotés d’une vue coûtent un peu
plus cher, en faisant jouer éventuellement certains critères,
comme la tranquillité du quartier. Chacun peut en faire autant.
Un mécanisme nous permet donc d’estimer la valeur de cette
commodité sur laquelle il serait autrement très difficile de
fixer un prix. Cette méthode dite «hédonistique» est une façon
d’y arriver. Elle est certes imprécise, mais c’est une possibilité.
On peut sinon se baser sur la disposition à payer. À
supposer que l’on parvienne à déterminer les services que
fournit la nature, on peut demander aux gens ce qu’ils seraient
prêts à payer pour un service particulier. On peut le faire, les
économistes le font en permanence, mais la disposition à payer
présente un défaut. En réalité, ses défauts sont nombreux, mais
l’une de ses principales lacunes a trait à la manière dont la
personne à qui l’on pose la question interprète celle-ci. Si elle
tient à ce service écosystémique et craint de s’en retrouver
privée, elle pourrait alors être tentée d’en surestimer la valeur
dans sa réponse: «Que seriez-vous disposée à payer? — Eh
bien, je donnerais presque tout pour cela.» À moins, bien sûr,
que cette réponse l’engage réellement à payer.
Si cette question figure dans un sondage sur le thème de la
disposition à payer, et que nous avons dans l’idée qu’un
service auquel nous tenons risque de nous être enlevé, nous
pourrions être amenés à répondre en conséquence. Si,
toutefois, nous pensons que cette réponse se traduira par une
hausse du prix de ce service, nous pourrions alors en sous-
estimer la valeur. Les études sur la disposition à payer
comportent donc un défaut de taille, qui est étroitement lié à la
façon dont la personne répondante interprète la question et à
son état d’esprit du moment. Nous verrons qu’une autre lacune
de ce concept tient à la position qu’une personne occupe au
sein de la hiérarchie économique.
La marchandisation de la nature pose un problème plus
fondamental, peu importe la méthode de calcul employée: la
perte de la notion de valeur ou d’utilité inhérente ou
intrinsèque. En effet, si nous commençons à tout réduire à sa
valeur monétaire, nous perdons quelque chose d’absolument
essentiel. Le fait d’attribuer une valeur à la nature à l’aide des
concepts que je viens de décrire suppose forcément d’adopter
un point de vue utilitaire et, de surcroît, anthropocentrique.
Les différents éléments de la nature doivent être utiles, et ils
doivent l’être pour nous. Ces concepts ne leur reconnaissent
aucune valeur intrinsèque. Voilà, à mes yeux, un problème
beaucoup plus grave.
Les grands organismes voués à la protection de
l’environnement ont commencé à perdre ce combat au
tournant des années 1960 et 1970, moment où ils se sont
engagés dans l’analyse des coûts et bénéfices, qui connaissait
alors une popularité croissante. Ils ont remporté certaines
batailles, mais ce faisant, ils ont capitulé devant le discours de
marchandisation et ont perdu la guerre. La raison est liée au
fait que ce combat a aussi pour enjeu le réductionnisme
économique, selon lequel tout a un prix. Vous savez ce qu’on
dit au sujet des économistes? Ce sont des gens qui connaissent
le prix de chaque chose, mais la valeur d’aucune.
Dès lors que l’on souscrit à cette vision utilitaire, ou que
l’on cesse de voir en la nature autre chose qu’un assortiment
de services, apparaît la possibilité d’une substituabilité infinie.
Autrement dit, si nous envisageons réellement la nature
comme un ensemble de services, ou l’environnement comme
un éventail de services écosystémiques, seul compte alors le
fait d’obtenir ces services, peu importe la manière. J’aimerais
citer deux articles pour illustrer mon propos. Le premier, signé
par Lawrence H. Tribe, a été publié dans la Yale Law Review
au début des années 1970. Il s’intitule «Ways Not to Think
about Plastic Trees: New Foundations for Environmental
Law». Tribe s’était lancé dans la rédaction de cet article après
avoir lu dans le Los Angeles Times que les palmiers
emblématiques qui bordent l’une des principales avenues de la
ville alors en rénovation manquaient de terre, que des gens
s’inquiétaient des effets du smog sur la santé des arbres, et
qu’il pourrait donc se révéler préférable de les remplacer par
des reproductions en plastique.
La ville de Los Angeles a bel et bien installé, à certains
endroits, des palmiers en plastique. Ceux-ci remplissaient
essentiellement la même fonction. Ils créaient l’image
recherchée, projetaient un peu d’ombre, et les pigeons
pouvaient y faire leur nid. Il était cependant inutile de les
arroser. Il suffisait de les dépoussiérer de temps à autre, voilà
tout. Tribe entendait ainsi souligner que de nombreuses lois et
politiques environnementales sont élaborées dans ce même
esprit de substituabilité infinie. En effet, si l’on pouvait
simplement en tirer des services, on n’aurait plus à se
préoccuper de savoir si la nature existe et si elle possède une
valeur intrinsèque autre que la satisfaction des besoins
humains.
L’autre article, intitulé «Do We Really Need the Rockies?»
relaie le point de vue d’Armand Hammer, longtemps président
et chef de la direction d’Occidental Petroleum[102]. Au début
des années 1950, mais de façon plus marquée pendant les
années 1960, cette société a commencé à s’intéresser de près
au schiste bitumineux. Les dirigeants d’Occidental Petroleum
se sont dit qu’ils pourraient réduire les coûts de l’extraction du
schiste bitumineux en provoquant des détonations souterraines
et en procédant à la fracturation de la roche dans le cadre de ce
qu’ils appelaient un processus d’extraction in situ.
Ils déclencheraient des explosions… En fait, à un certain
moment, ils envisageaient même d’utiliser de petites armes
nucléaires que l’on pourrait, j’imagine, qualifier de tactiques.
Ils prévoyaient creuser des chambres souterraines, une
technique d’extraction bien plus économique que
l’exploitation à ciel ouvert et qui présente en outre l’avantage
de laisser les débris de schiste sous terre. Selon la thèse de
l’article, qui lui a valu son titre, ce processus n’altérerait en
rien la surface des Rocheuses. Les montagnes seraient évidées
en dessous, mais il n’y avait pas lieu de s’en soucier. Seules
comptent la splendeur du paysage et notre capacité à skier à la
surface. Ainsi les Rocheuses auraient-elles continué à remplir
leur fonction alors même que la société pétrolière en extrayait
le schiste bitumineux. Voilà donc un autre exemple de
substituabilité infinie utilitaire. La société a mis un frein au
projet vers 1970, me semble-t-il, notamment en raison des
fluctuations des prix du pétrole.
Passons à un autre ensemble de solutions. Si les approches
que je viens d’énumérer ne se révèlent pas concluantes, peut-
être vaut-il mieux employer d’autres moyens. Si les stratégies
axées sur le marché ne fonctionnent pas, peut-être faut-il
changer de formule. Permettez-moi d’évoquer le président le
plus écologiste de l’histoire des États-Unis: Richard Nixon. Il
ne doit pas ce titre à ses convictions environnementalistes, il a
simplement été contraint par les circonstances. La fin des
années 1960 a été marquée par une série d’événements
tragiques: une gigantesque marée noire dans le canal de Santa
Barbara; l’incendie de la rivière Cuyahoga à Cleveland; la
«mort» déclarée du lac Érié (illustrée par une mortalité
massive des poissons, la raréfaction de l’oxygène et son
eutrophisation généralisée). Ces événements et d’autres ont
poussé le gouvernement fédéral (avec Nixon aux commandes)
à prendre des mesures.
Lorsque ni l’économie de marché, ni l’internalisation des
externalités, ni l’évaluation de la nature, ni la substituabilité ne
sont parvenues à résoudre les problèmes environnementaux,
on envisage une autre solution: la réglementation imposée
d’autorité. Voici pêle-mêle certaines des mesures mises en
place par l’administration Nixon. Celle-ci a d’abord adopté, en
1969, le National Environmental Policy Act, donnant lieu à la
création du Council on Environmental Quality, un comité qui a
pour mandat de conseiller le pouvoir exécutif dans le cadre des
décisions prises à l’échelon fédéral en matière de grands
travaux. Le comité est également chargé de superviser la
réalisation d’évaluations d’incidence environnementale, dont
beaucoup sont aujourd’hui négligées, bien que ce mandat soit
toujours d’actualité.
L’Environmental Protection Agency a été créée en 1970,
puis dissoute en 2017. L’Occupational Safety and Health
Administration a été fondée en 1970 dans le but de préserver
la santé et la sécurité des travailleurs. Le Clean Air Act,
promulgué à l’origine en 1955, a été largement modifié en
1970 pour s’appliquer aux sources de pollution à la fois
stationnaires (usines, centrales électriques, etc.) et mobiles. Le
Clean Water Act, d’abord adopté en 1948, a été entièrement
reformulé en 1972. Le Federal Environmental Pesticide
Control Act, dont une précédente version datait des années
1940, a lui aussi été mis à jour en 1972 pour légiférer sur les
pesticides. L’Endangered Species Act (loi sur les espèces en
voie de disparition) a été adopté en 1973. Il demeure à ce jour
controversé. Le Safe Drinking Water Act, voté en 1974, régit
toute l’alimentation publique en eau. Précisons au passage
qu’il ne s’applique pas à l’eau en bouteille. Ce rôle revient à la
très fiable Food and Drugs Administration. Il ne concerne pas
non plus ces distributeurs automatiques où l’on trouve de l’eau
directement issue de sources situées quelque part dans les
Rocheuses ou, plutôt, sous les Rocheuses.
Le Resource and Conservation and Recovery Act,
promulgué en 1976 peu après que Nixon eut quitté le pouvoir,
régit les déchets solides et dangereux selon un système dit «du
berceau au tombeau», soit de la fabrication de ces matériaux à
leur élimination, le cas échéant. Le Toxic Substances Control
Act a été voté la même année. Il s’agit, parmi tous ces textes
de loi, du seul dont l’approche s’avère préventive et non
corrective. Tous les autres postulent l’existence d’un fait
accompli. Chose curieuse, cette loi est la seule qui n’ait jamais
reçu de financement digne de ce nom. Les processus de
fabrication en auraient été transformés, évitant que ces
substances toxiques se répandent dans l’environnement en
premier lieu, mais il s’agissait bien sûr d’une approche trop
raisonnable. Le Comprehensive Environmental Response
Compensation and Liability Act, ou Loi Superfund, a été
adopté en 1980 et prévoit le nettoyage des sites souillés par
des déchets dangereux. Cette loi n’a jamais cessé, depuis lors,
de soulever la controverse. Elle a donné lieu à d’interminables
contentieux. Si quelques sites ont somme toute été nettoyés,
l’identité des responsables de la pollution prête le plus souvent
à argumentation.
Cette réglementation suscite invariablement l’opposition
des capitalistes. Nous verrons que les exemples actuels ne
manquent pas. Cette opposition a commencé à se manifester
de façon réellement concertée sous l’administration Reagan,
période où l’analyse coût-avantage a été intégrée aux
nouvelles lois et réglementations. Au moment de leur
adoption, nombre des lois que je viens de citer étaient assorties
d’une série d’objectifs ambitieux, sans que l’on tienne compte
du coût de la réalisation de ces objectifs. Ce n’est qu’avec
l’arrivée de l’administration Reagan que l’analyse coût-
avantage a été appliquée à la mise en œuvre de ces lois. On en
a modifié l’essence de manière fondamentale. L’offensive se
poursuit par l’entremise des pressions exercées sur l’État pour
le pousser vers la déréglementation.
Certaines entreprises ont recours au remède spatial, en
d’autres termes à la menace de délocalisation, pour profiter de
cadres réglementaires moins stricts. Elles pratiquent un
chantage sur les villes et les États, annonçant en substance: «Si
vous voulez les emplois, vous devez modifier certaines de ces
règles afin de les rendre moins contraignantes pour nous.
Sinon, nous irons ailleurs.» Les accords commerciaux signés
au cours du dernier quart de siècle environ, qu’il s’agisse de
l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ou
d’accords antérieurs, appellent eux-mêmes à ce nivellement
par le bas. En somme, lorsque des entreprises recourent à ce
remède spatial, elles ne convoitent pas des coûts de main-
d’œuvre plus élevés, des matières premières plus coûteuses ou
des cadres réglementaires plus contraignants. Elles sont
constamment en quête de cadres moins stricts, et exercent
donc leur chantage aux quatre coins de la planète afin de se
soustraire à leurs obligations sur le plan environnemental. Il se
produit ainsi une sorte de nivellement par le bas, qui vaut
autant pour les salaires que pour les prix des matières
premières et des ressources.
Quoi qu’il en soit, les entreprises ont la possibilité de
déposer des plaintes auprès de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), comme elles pouvaient le faire hier sous
l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce
(GATT). Elles peuvent poursuivre des pays, des pays
souverains, si elles estiment que certaines règles constituent ce
qu’on appelle des barrières non tarifaires au commerce. Il peut
s’agir de règles environnementales, de règles sur la sécurité
des travailleurs ou la protection du droit d’intégrer un
syndicat. Toutes ces dispositions peuvent être interprétées
comme des barrières non tarifaires au commerce. En vertu des
mécanismes de règlement des différends inscrits dans ces
accords, ces litiges sont arbitrés par des avocats favorables à
l’industrie, en secret de surcroît. Le recours à ces mécanismes
peut constituer une véritable menace. Les réglementations que
j’ai énumérées subissent toutes une pression constante.
Enfin, on peut envisager de résoudre les problèmes
environnementaux (et bien d’autres) à l’aide d’une solution
technologique. Si les réglementations se révèlent à leur tour
inefficaces, peut-être parviendra-t-on à surmonter ces
problèmes à l’aide d’une technologie quelconque. Les remèdes
technologiques sont infiniment séduisants. L’un de leurs
attraits tient au fait qu’ils exonèrent la plupart d’entre nous de
la responsabilité de résoudre les problèmes. Laissons cela aux
technologues. Quelqu’un d’autre en assumera la
responsabilité. Un remède technologique sacrifie en outre
perpétuellement l’action dans le présent à un hypothétique
salut futur. En réalité, nous nous dérobons devant les
problèmes parce que nous sommes persuadés qu’un remède
technologique se profile à l’horizon. Nous n’avons pas à
changer en profondeur l’ordre des choses, si tant est qu’il faille
le faire. Nous réglerons simplement les problèmes à l’aide
d’un nouveau mécanisme. Les énergies renouvelables,
envisagées comme solution à la crise climatique, en sont une
parfaite illustration. Il suffit de trouver un nouveau carburant,
et nous pourrons continuer à peu près sur la même voie.
Cependant, il est peu probable qu’une innovation
technologique motivée par la maximisation du profit soit en
mesure de résoudre les problèmes environnementaux. Pour ne
citer qu’un bref exemple, voici, selon le Guardian, comment
Bill Gates entend nettoyer la planète: «L’idée est simple:
extraire le CO2 de l’atmosphère et l’utiliser pour produire du
combustible neutre en carbone. Mais cette méthode peut-elle
être appliquée à une échelle industrielle?» Gates n’est plus
seulement engagé dans l’éducation et d’autres activités
philanthropiques, il a décidé de résoudre la question
climatique. «Ça n’a l’air de rien, mais l’enchevêtrement de
tuyaux, de pompes, de réservoirs, de réacteurs, de cheminées
et de conduits d’un complexe industriel chaotique situé en
périphérie de la ville forestière de Squamish, en Colombie-
Britannique, pourrait bien apporter au monde la solution qui
lui éviterait de basculer dans une phase de changements
climatiques incontrôlables et permettrait de remplacer les
réserves décroissantes de combustible traditionnel.» Qui s’y
opposerait? Bien entendu, précise ensuite l’article, le projet
pourrait rapporter à Gates et à ses collaborateurs «plus
d’argent qu’ils n’en ont jamais espéré[103]». En tout état de
cause, la méthode consistant à capter le carbone dans l’air en
vue de le convertir en combustible s’inscrit dans l’éventail de
solutions technologiques actuellement à l’étude.
La solution technologique suppose souvent d’accroître
l’efficacité des pratiques existantes. L’automatisation constitue
un bon exemple de solution qui nous dispense de revoir en
profondeur nos pratiques. Même chose pour les technologies
douces et les énergies renouvelables. Là réside, à mon avis,
toute la tension entre la croissance et la décroissance: dans le
fait que les partisans de la première appellent à continuer sur la
même voie, en usant simplement d’approches plus douces. Ils
suggèrent qu’il est inutile de modifier radicalement nos façons
de vivre ou le mode d’organisation de notre société. Il nous
suffit d’utiliser une combinaison différente d’énergies et de
technologies, dont l’empreinte carbone serait nulle.
J’aimerais maintenant parler de l’énergie nucléaire, car elle
est à nouveau évoquée comme une solution technologique
potentielle ou un remède écologique à la crise climatique. Tout
d’abord, l’énergie nucléaire ne devrait même pas exister.
Quand Eisenhower a lancé le programme Atoms for Peace, il
s’agissait en grande partie d’un programme de relations
publiques, ou de propagande, visant à rassurer la population
des États-Unis et du monde après les atrocités d’Hiroshima et
de Nagasaki. On entendait montrer que l’énergie nucléaire ne
servait pas uniquement à fabriquer des armes terrifiantes à ne
jamais utiliser, mais qu’elle pouvait être employée à des fins
pacifiques, notamment en médecine, dans la production
d’énergie et pour bien d’autres usages inoffensifs. En bref, on
cherchait à convertir le public. Barry Commoner traite de cette
campagne de relations publiques dans un bon ouvrage intitulé
The Poverty of Power: Energy and the Economic Crisis.
L’idée a d’abord été accueillie avec scepticisme. Certains
l’ont toutefois prise au sérieux. Ils ont dit: «Ouais, ce n’est pas
une mauvaise idée. Nous pouvons faire bouillir de l’eau à
2 000 degrés pour mettre en mouvement une turbine. Pourquoi
pas? À vrai dire, en nous y prenant correctement, nous
obtiendrons de l’énergie si bon marché que nous pourrons en
user sans compter. Les gens n’auront même pas à payer. Ça va
être si efficace et si rentable que ça paraîtra ridicule d’en
calculer la consommation.» L’énergie nucléaire avait trouvé
ses vrais fidèles. Son histoire a cependant été parsemée de
mauvaises surprises. Ses conséquences ont été largement sous-
estimées. Noam Chomsky a déjà dit un mot à ce sujet, mais
sous pratiquement tous ses aspects, militaires ou prétendument
pacifistes dans le cadre de l’usage civil, l’énergie nucléaire
s’est révélée la source de désagréables surprises.
Les coûts ont dépassé toutes les prévisions. Si l’aversion du
public est en partie en cause, car elle a occasionné
d’importants retards au chapitre de la délivrance de permis, de
la construction, etc., on avait surtout très mal anticipé tous les
éléments indispensables à un tel projet, notamment les
structures de confinement, la militarisation et l’organisation de
l’ensemble de l’industrie du fait de la nature même du
combustible, dont les usages terroristes et militaires sont
potentiellement vastes. Toute cette entreprise a donc entraîné
des coûts largement supérieurs à tout ce que quiconque avait
pu imaginer.
Ensuite, la production d’énergie nucléaire est responsable
de nombreux accidents graves et quasi-accidents. Chacun a
entendu parler de Three Mile Island, de Tchernobyl et de
Fukushima, mais un coup d’œil à l’histoire de l’énergie
nucléaire révèle que des milliers d’incidents ont été recensés
au fil du temps. Des accidents évités de justesse… L’industrie
dispose d’ailleurs d’un vocabulaire tout à fait intéressant pour
décrire ces événements: passager ou non passager, incident ou
non-incident. Le monde a frôlé la catastrophe beaucoup plus
souvent que le public n’en a conscience.
Le déclassement des centrales nucléaires recèle également
de belles surprises. Nombre de ces centrales ont été construites
à l’origine pour durer cinquante ans, mais après deux ou trois
décennies de fonctionnement et un bombardement constant de
radiations, leurs structures de confinement sont elles-mêmes
devenues plus friables et sujettes aux fissures et aux fuites. La
question du déclassement de ces centrales s’est donc posée
bien plus tôt qu’on ne l’attendait. Ces installations étaient
conçues pour durer beaucoup plus longtemps.
L’un des premiers articles traitant du sujet dans le Bulletin
of the Atomic Scientists, la même publication qui met à jour
l’horloge de la fin du monde, indiquait que le moment venu, le
coût du déclassement représenterait entre 10 % et 15 % de ce
qu’il en avait coûté pour bâtir la centrale. Dans les faits, ces
coûts se situent dans une fourchette allant de 100 millions de
dollars pour une modeste centrale de Shippingport, en
Pennsylvanie, à des sommes qui peuvent aujourd’hui atteindre
500 millions de dollars. Pour une seule centrale. À condition,
comme nous allons le voir, de savoir quel sort lui réserver.
Malgré la vétusté de nombreuses centrales, très peu ont été
déclassées à ce jour, que ce soit aux États-Unis ou dans
d’autres pays du monde utilisant l’énergie nucléaire. Parmi les
installations situées aux États-Unis où l’on a entamé ce
processus, seules trois sont aujourd’hui classées dans la
catégorie «permis révoqué», preuve qu’on en a éliminé toute
trace de combustible irradié. Toutes les autres, considérées
d’une façon ou d’une autre comme «déclassées», contiennent
encore du combustible irradié ou ont été, selon la formule en
usage, «emmurées». Autrement dit, on a encapsulé l’ensemble
de la structure, y compris la structure de confinement, dans un
silo le plus souvent en béton, que l’on espère étanche. La
question du déclassement pointe donc à l’horizon. Il s’agit
d’une composante non négligeable du problème lié à l’énergie
nucléaire.
La principale composante du problème, néanmoins, est que
nous ne savons pas quoi faire de ces matériaux une fois les
centrales déclassées. Nous n’avons nulle part où les
entreposer. Les États-Unis disposent au Nouveau-Mexique
d’une installation nommée Waste Isolation Pilot Plant (WIPP),
destinée au stockage des déchets faiblement radioactifs. Ces
déchets proviennent par exemple de l’industrie médicale. Mais
il n’existe aucun endroit pour entreposer les déchets hautement
radioactifs. Ce pourrait être sur le site de Yucca Mountain,
dans le Nevada, comme on l’envisage depuis maintenant une
trentaine d’années. À l’origine, le Nuclear Waste Policy Act
prévoyait l’établissement d’un site de stockage dans l’Ouest et
d’un autre dans l’Est. Il a plus tard été modifié pour désigner
le Nevada comme site unique. Savez-vous pourquoi? Cet État
dispose d’une délégation au Congrès de trois personnes. Elles
ont été mises en minorité lors du vote. À Yucca Mountain, du
fait des essais nucléaires dans la région, toutes sortes de
curieux problèmes géologiques et autres se sont d’ores et déjà
déclarés, mais ce site potentiel demeure le seul à l’étude,
laquelle est pour l’heure suspendue. Aucune mesure active
n’est en cours pour mettre Yucca Mountain en service.
Il s’agit en tout cas d’un immense problème. Que faire des
déchets? Personne n’avait anticipé qu’il y en aurait. Encore
une surprise désagréable. Lors de l’élaboration du programme
nucléaire, les technologues pensaient que l’on retraiterait tout
le combustible irradié dans une sorte de réacteur surgénérateur,
ainsi, à mesure que du combustible usé serait produit, on
retraiterait ce combustible, puis on l’utiliserait de façon
répétée pour créer de l’énergie.
Fait intéressant, le président Carter, qui avait notamment
servi à bord de sous-marins nucléaires, n’a pas manqué
d’observer que, comme une grande partie de ce qui
s’échappait de ces réacteurs était du plutonium de qualité
militaire, il était peut-être mal avisé de le retraiter selon cette
méthode. Pour le dire autrement, il pouvait être dérobé et se
retrouver entre les mains de terroristes. Quiconque s’en
emparerait serait alors presque en mesure de fabriquer une
arme. L’administration Carter a donc mis fin au programme de
retraitement. À compter de ce jour, les déchets ont été
essentiellement stockés dans des bassins adjacents aux
centrales nucléaires. Certains y résident depuis plus de
quarante ans. Voilà pour l’heure le sort qu’on leur réserve.
Les déchets provenant du plutonium ont une demi-vie de
deux cent cinquante mille ans, ce qui signifie que leur
radioactivité est réduite de moitié durant ce temps. Ces délais
dépassent largement nos capacités institutionnelles. Nous ne
sommes pas en mesure de prévoir la stabilité géologique à si
long terme. Nous ignorons même comment indiquer, à un tel
intervalle, ce qui constitue un danger. Qui sait si le petit
symbole utilisé pour représenter la radioactivité revêtira
encore le moindre sens à une lointaine date future où il
pourrait se révéler nécessaire? Alvin M. Weinberg, l’un des
premiers gourous de l’énergie nucléaire, affirmait que la
planète aurait besoin d’une sorte d’ordre religieux du nucléaire
pour veiller sur ces sites, en supposant qu’ils existent un jour.
Mais la symbolique elle-même est difficile à concevoir du fait
des laps de temps dont il est question.
Il a été suggéré avec le plus grand sérieux d’éliminer ces
déchets en les expédiant dans l’espace. Débarrassons-nous-en
pour de bon. Ils sont trop dangereux. Remplissons-en des
fusées que nous lancerons en direction du Soleil. Eh bien,
l’accident de la navette spatiale Challenger, survenu en 1986, a
heureusement mis un terme à cette discussion. En effet, si la
navette avait été dotée d’une charge nucléaire, comme c’est
parfois le cas de certains satellites, nous aurions pu être
confrontés à un problème plus grave encore. Il reste que les
déchets constituent un véritable casse-tête. Nous ne savons pas
quoi en faire.
L’énergie nucléaire est néanmoins présentée comme une
sorte de remède technologique écologique aux changements
climatiques. Il nous suffirait d’effectuer une transition des
combustibles fossiles vers l’énergie nucléaire pour réduire
considérablement notre empreinte carbone. Au-delà de tous les
problèmes déjà énumérés, si l’on tient compte de l’ensemble
du cycle énergétique, de l’extraction de l’uranium au stockage
provisoire et à l’élimination des déchets, en passant par la
construction, l’exploitation et le déclassement d’une centrale,
il s’avère que l’énergie nucléaire est loin d’être neutre en
carbone et ne saurait constituer une solution. Loin de là. Elle
est pourtant vendue comme telle dans bon nombre de
discussions relatives aux changements climatiques.
Encore deux mots à propos de la crise climatique avant de
conclure sur ce point. Prenons tout d’abord ce curieux terme:
l’«agnotologie». Il désigne l’étude de la production culturelle
de l’ignorance ou du doute, qui passe en particulier par la
publication de données scientifiques inexactes ou trompeuses.
Le terme a été inventé par Robert N. Proctor alors qu’il
étudiait l’histoire de ce type de falsifications par l’industrie du
tabac. Si l’on y regarde de près, les discussions à propos des
changements climatiques, notamment le discours officiel,
présentent de troublantes similitudes avec les discours de
l’industrie du tabac. L’idée consiste à semer le doute, et ce,
malgré l’existence d’un consensus quasi universel non
seulement sur la nature des changements climatiques, mais
aussi sur leur origine anthropique. Il existe à ce sujet un
consensus plus large que sur n’importe quelle autre question
scientifique ou presque, pourtant certains acteurs sont
parvenus à semer le doute et donc à faire capoter toute action.
Il est advenu la même chose à propos des effets nocifs du
tabac sur la santé.
Il s’agit notamment de produire du sens commun autour de
cet enjeu. Dans l’une de ses études, Naomi Klein a constaté
qu’en matière de changements climatiques et beaucoup
d’autres questions, les faits établis n’ont pratiquement aucune
influence sur les positions des gens, lesquelles tendent plutôt à
refléter leur identité. Ainsi, qui se réclame du principal courant
républicain se doit de nier la réalité des changements
climatiques. Qui se réclame du courant démocrate dominant,
en revanche, se doit de prendre cette question au sérieux. Dans
tous les cas, cela concourt désormais à la formation du sens
commun.
J’aimerais évoquer brièvement le rôle joué par Exxon dans
cette entreprise d’agnotologie (soit la production de
désinformation), car son cas est emblématique des évolutions
qu’a connues ce domaine au fil du temps. Les propres
recherches d’Exxon ont confirmé les effets des combustibles
fossiles sur le réchauffement climatique il y a déjà plusieurs
décennies, soit, en fait, dès les années 1970. Les dirigeants
d’Exxon pensaient qu’en menant des recherches approfondies
sur les changements climatiques, ils seraient à même de
protéger leurs intérêts. En d’autres termes, ils estimaient que
l’entreprise avait tout intérêt à s’attaquer pour de bon au
problème. Ils ont équipé leur plus gros superpétrolier pour
mesurer l’absorption du dioxyde de carbone par les océans. Ils
considéraient ce navire comme une pièce maîtresse du
programme de recherche. Exxon s’est ralliée au consensus sur
le réchauffement planétaire en 1982 sur la base de modèles
climatiques internes. L’équipe de scientifiques mandatée par
l’entreprise pour travailler sur cette question au tournant des
années 1970 et 1980 avait confirmé tous les constats établis
jusqu’alors.
À un certain moment, toutefois, les ambitions commerciales
d’Exxon se sont heurtées aux changements climatiques de telle
sorte que l’entreprise a changé son fusil d’épaule. Elle s’est
trouvée aux prises avec ce dilemme durant toutes les années
1980. Après la découverte d’un important gisement gazier
dont l’exploitation allait se traduire à coup sûr par des effets
sur le climat, elle s’est mise à tenir un tout autre discours.
Exxon a jeté le doute sur la climatologie pendant des
décennies en insistant sur le caractère incertain des
changements climatiques. Ses responsables n’en nient pas
l’existence, mais préfèrent dire: «Nous ne sommes pas sûrs.
Nous manquons de preuves suffisantes pour prendre des
mesures. Nous ne voulons pas agir dans la précipitation et
occasionner des coûts inutiles pour l’entreprise ou la société.»
Exxon a travaillé de concert avec l’administration
Bush/Cheney, largement pourvue en membres de l’industrie
pétrolière. L’entreprise a transformé de banales incertitudes
scientifiques en armes de confusion massive.
J’invite quiconque souhaite retracer cette histoire à
consulter l’excellent site web de l’organisme Inside Climate
News. Ses journalistes ont dressé la liste des méthodes
employées par Exxon, dont l’approche pourrait être résumée
comme suit: quand les faits ne cadrent pas avec la théorie, au
diable les faits.
Voici une citation de Naomi Klein, qui rend ici compte
d’une conférence du Heartland Institute, une organisation
financée par les frères Koch engagée dans le déni des
changements climatiques:
[E]n ce qui a trait aux conséquences politiques de ces
découvertes scientifiques, notamment le type de
changement en profondeur qu’il faudrait impérativement
apporter non seulement à notre consommation d’énergie,
mais aussi à la logique sous-jacente de notre système
économique, la foule réunie à l’hôtel Marriott [les
sympathisants du Heartland Institute] nage sans doute
beaucoup moins dans le déni que bon nombre
d’environnementalistes professionnels – ceux-là mêmes qui
annoncent l’apocalypse du réchauffement planétaire en
nous assurant qu’il est possible de l’éviter en achetant des
produits «verts» et en créant d’ingénieux marchés
d’émissions polluantes. […] La moitié du problème est
attribuable au fait que les progressistes, qui en ont plein les
bras avec la montée des inégalités et les innombrables
guerres, ont tendance à croire que les grandes organisations
environnementalistes s’occupent de l’enjeu du
réchauffement planétaire. L’autre moitié découle du fait que
ces grandes organisations environnementalistes ont toujours
évité, avec un soin phobique, tout débat sérieux sur les
causes manifestes de la crise du climat, à savoir la
mondialisation, la déréglementation et la perpétuelle quête
de croissance du capitalisme (les forces mêmes qui sont
responsables de la dégradation du reste de l’économie). Par
conséquent, les groupes qui dénoncent les failles du
capitalisme et ceux qui luttent pour la sauvegarde du climat
sont confinés à deux solitudes entre lesquelles le
mouvement pour la justice climatique, modeste quoique
vigoureux, tente de jeter des ponts en faisant des liens entre
racisme, inégalités et vulnérabilité environnementale[104].
Chose curieuse, dans son propre ouvrage intitulé Tout peut
changer, Naomi Klein commet précisément le même impair
qu’elle reproche ici à d’autres. Elle ne désigne pas
explicitement le capitalisme en tant que principal responsable
de la situation. Et elle n’est pas la seule dont l’analyse souffre
de pareilles lacunes.
Il existe plusieurs sites web qui recensent les attaques de
l’administration Trump contre les cadres institutionnels,
juridiques et réglementaires mis en place pour protéger
l’environnement (au sens large). Je ne m’attarderai pas sur ce
sujet, mais… chacun peut tirer ses propres conclusions[105].
Une dernière observation. Dans la lutte qui oppose le
capitalisme à l’environnement, lequel sortira vainqueur? Nous
l’ignorons. Toutefois, si l’on en croit Guy McPherson, un
ancien professeur de l’université de l’Arizona qui s’est ensuite
installé au Nouveau-Mexique et, sauf erreur de ma part, vit
désormais au Belize, «la nature a toujours le dernier mot». Il
existe donc une réalité matérielle qui transcende le baratin et la
rhétorique. Ce qui soulève une question avec laquelle
j’aimerais conclure. Si la nature a le dernier mot, à qui est-ce
au tour de parler?

Exposé de Noam Chomsky


7 février 2019
Le discours sur l’état de l’Union, prononcé mardi dernier,
tombait à point nommé compte tenu du sujet de cette semaine.
Alors même que Marv Waterstone exposait les effets
dévastateurs de l’utilisation des combustibles fossiles, le
président déclarait: «Nous avons déclenché une révolution
énergétique américaine. Les États-Unis sont désormais le
premier producteur mondial de pétrole et de gaz naturel. Pour
la première fois depuis soixante-cinq ans, notre pays est un
exportateur net d’énergie» – ce qui revient malheureusement à
dire qu’il dispose des moyens de détruire la vie humaine
organisée sur Terre.
Ces déclarations ont bien sûr été vérifiées. Les journaux ont
disséqué le discours pour en dénombrer les mensonges et les
affirmations trompeuses. Le New York Times a annoté le texte
de corrections et de réserves. La déclaration que je viens de
citer n’a pourtant fait l’objet d’aucun commentaire. Avec
raison. Elle est en grande partie correcte. La seule réserve,
dans ce cas, concerne le fait que si l’administration Trump a
travaillé avec zèle pour accroître la menace contre la vie
organisée, cette révolution était déjà engagée. Obama avait lui-
même considérablement œuvré afin de déblayer le terrain pour
l’extraction de combustible fossile. Et il n’était pas le premier.
J’aimerais tout d’abord jeter un œil sur quelques articles
parus dans la presse ces derniers jours. Ils illustrent les
dilemmes auxquels nous sommes confrontés à l’heure où nous
approchons du précipice, tels les célèbres lemmings, quoique
nous soyons en l’occurrence parfaitement conscients de la
portée de nos actes. Et les dirigeants politiques et économiques
les premiers.
Commençons par l’article traitant de la fonte des glaciers de
l’Himalaya. Selon une récente étude scientifique médiatisée,
au moins un tiers des immenses champs de glace de
l’imposante chaîne de montagnes d’Asie est condamné à
fondre en raison des changements climatiques, ce qui
entraînera de graves conséquences pour près de deux milliards
de personnes – soit un nombre considérable de gens. D’après
certaines estimations, entre 500 et 600 millions habitants de
l’Asie du Sud sont aujourd’hui privés d’eau potable, un chiffre
voué à s’accroître rapidement. L’agriculture sera sévèrement
touchée. De vastes pans du sous-continent asiatique sont déjà
soumis à une chaleur insoutenable durant une bonne partie de
l’année, et cette situation ne fait qu’empirer. Cette région
affiche des taux de pauvreté parmi les pires sur la planète.
Deux États dotés de l’arme nucléaire s’y disputeront bientôt
l’accès à des ressources hydriques de plus en plus limitées. Je
vous laisse imaginer la suite.
Au rang des malheurs qui guettent l’Asie du Sud figure
également la hausse anticipée du niveau de la mer. Le
Bangladesh est une basse plaine côtière. L’Asie du Sud verra à
elle seule l’exode de dizaines, voire de centaines de millions,
de réfugiés. Ils seront plus nombreux encore à affluer vers
d’autres parties du monde. Ce n’est que le début. Aussi,
quiconque estime que nous sommes actuellement confrontés à
un problème de réfugiés risque d’être surpris dans quelques
années, si les tendances du moment se poursuivent.
Examinons un autre article, publié aujourd’hui en une du
New York Times. Il s’agit d’un rapport de la NASA sur le
réchauffement planétaire. Ce rapport souligne que les
5 dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées,
et que sur les 19 années les plus chaudes recensées à ce jour,
18 sont postérieures à 2001. Le compte est donc presque
parfait. L’article est illustré par un graphique non dénué
d’intérêt. Il représente l’accélération du réchauffement
planétaire. On y observe une forte accélération à partir de
1980. Citant l’étude scientifique, l’article précise que «la
singularité du réchauffement récent dans l’histoire géologique
tient à la hausse relativement soudaine des températures».
Ainsi qu’à la corrélation étroite entre le réchauffement et les
niveaux croissants de gaz à effet de serre (GES) comme le
dioxyde de carbone et le méthane résultant de l’activité
humaine.
Voilà ce que rapporte la NASA ce matin. Hier, un article du
Washington Post expliquait que «durant la période climatique
de l’Éémien, il y a 125 000 ans, la température des océans était
sensiblement la même qu’aujourd’hui. Le mois dernier, une
fascinante nouvelle étude suggérait que les glaciers de
l’hémisphère Nord avaient déjà enregistré un recul comparable
à celui qu’ils ont subi au cours de l’Éémien, et ce, en raison
d’un réchauffement brutal des régions de l’Arctique», qui se
réchauffent plus vite que le reste du globe. Cette période
«présentait de nombreuses similarités avec la nôtre du point de
vue climatique, poursuit l’article, à un écart notable près – le
niveau de la mer était alors six à neuf mètres plus élevé».
Un écart que pourrait compenser, d’après l’article, la fonte
de l’immense inlandsis Ouest-Antarctique, désormais bien
entamée. Des expéditions scientifiques en surveillent
l’avancée sur place. Selon un éminent spécialiste de
l’Antarctique cité dans l’article: «Il faut tenir compte d’un
élément important – l’Éémien ne coïncidait pas avec
l’émission importante de gaz à effet de serre d’origine
anthropique. Le taux de CO2 dans l’atmosphère était
largement inférieur à son niveau d’aujourd’hui. Cette période
coïncide plutôt avec des changements dans le mouvement
orbital de la Terre ayant entraîné un rayonnement solaire accru
dans l’hémisphère Nord. La grande différence, cette fois-ci,
c’est que les humains provoquent un réchauffement beaucoup
plus rapide que ce que nous indique l’histoire géologique.» Il
s’agit d’«une différence fondamentale. Les changements
climatiques actuels surviennent à un rythme extrêmement
rapide, et le taux de réchauffement pourrait amener les glaciers
à réagir de façon très différente qu’ils l’ont fait par le passé».
Les glaces de la planète pourraient donc connaître un sort
bien pire que durant l’Éémien, période où le niveau de la mer
était six à neuf mètres plus élevé, pour ne rien dire des autres
effets du réchauffement qui se répercuteront autour du globe.
Nous pouvons étayer ce point de vue à l’aide d’un article
issu de la presse scientifique. Il est signé par James Hansen,
l’un des climatologues les plus réputés au monde, et une
vingtaine d’autres chercheurs[106]. D’après les conclusions
présentées dans cet article, la planète se trouverait aujourd’hui
à 1 °C de sa température d’il y a cent vingt-cinq mille ans.
Toujours selon les chercheurs, les mers atteignaient alors un
niveau de 7,5 à 8 mètres plus élevé qu’aujourd’hui. Fait
capital, ils observent qu’«il est préférable de calculer [la
hausse du niveau de la mer] sur une base exponentielle plutôt
que linéaire». Ainsi la hausse du niveau de la mer, plutôt que
de se poursuivre au rythme où elle l’a fait jusqu’à maintenant,
pourrait-elle doubler tous les vingt ans. C’est la situation dans
laquelle nous sommes aujourd’hui.
L’article suivant figurait il y a quelques jours en une du New
York Times, qui l’a jugé suffisamment important pour lui
consacrer une section spéciale de son édition numérique[107].
«Monster Texas Field Revives U.S. Oil Fortunes», titrait le
journal en manchette. Cet immense gisement a reçu le nom de
«bassin permien». Situé à la jonction du Texas et du Nouveau-
Mexique, il fait actuellement l’objet d’une exploitation et
d’une production intensives. L’industrie se demande surtout
comment accroître ses capacités d’acheminer tout ce pétrole
vers le marché. Cette abondance a en outre renforcé la position
des États-Unis sur le plan diplomatique, leur permettant
d’imposer des sanctions à l’Iran et au Venezuela sans crainte
de répercussions sur l’approvisionnement en pétrole. Les
États-Unis se trouvent donc en bonne posture pour attaquer
librement le reste du monde. Le bassin permien fournit plus de
pétrole que n’importe lequel des 14 pays membres de
l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP),
l’Arabie saoudite et l’Irak exceptés. Je rappelle qu’il s’agit
seulement d’un gisement états-unien parmi d’autres. La
production nationale de pétrole s’est accrue de 2 millions de
barils par jour l’année dernière pour atteindre le chiffre record
de 12 millions de barils quotidiens, rétablissant les États-Unis
au rang de premier producteur mondial. Jusqu’à 15 oléoducs et
gazoducs pourraient être construits d’ici mi-2020 pour
acheminer la production du bassin permien, et ainsi multiplier
potentiellement par quatre les exportations de la région du
golfe du Mexique, qui pourraient représenter huit millions de
barils par jour après 2021.
ExxonMobil a réalisé le plus grand nombre d’opérations de
forage sur le bassin. L’entreprise prévoit d’augmenter sa
production par cinq d’ici 2025, et elle n’est pas la seule. En
effet, si on en croit le directeur général de la concession de
Shell sur place, «nous ne sommes pas ici pour profiter d’une
manne éphémère. Nous sommes ici pour développer une
ressource générationnelle».
Un mot est absent de l’article: «climat». On n’y trouve du
reste aucune mention du fait que le premier producteur
mondial de pétrole est aussi le premier pollueur par habitant.
Autre omission cruciale: si cette exploitation se poursuit
durant une génération, comme le prédit le responsable de
Shell, nous sommes fichus.
Rien à ce sujet.
Cet article est signé par Clifford Krauss, l’un des
journalistes les plus chevronnés de la rédaction du New York
Times. Ses compétences, son expérience et ses connaissances
ne sauraient être mises en doute. Il a parfaitement conscience
des omissions de l’article et de leurs implications. Ses
rédacteurs en chef aussi, bien entendu. Cette situation n’a rien
d’exceptionnel. À vrai dire, elle serait même plutôt banale. Il
suffit de consulter la presse généraliste ou, encore mieux, la
presse économique et de prestigieuses publications comme le
Financial Times, pour en vérifier le caractère constant et
uniforme. C’est en tout cas mon expérience. Les journalistes
nagent dans l’euphorie à la perspective d’une hausse
spectaculaire de la production de pétrole, sans mentionner une
seule fois le mot «climat» ou d’éventuelles conséquences. Il
arrive toutefois que l’on évoque les dommages
environnementaux. Le New York Times vient par exemple de
consacrer sa une et une partie de ses colonnes à un long article
– euphorique – portant sur la décision de Trump d’autoriser
l’ouverture de vastes zones du Wyoming, du Nevada et de
cette partie du pays aux forages pétroliers.
L’article souligne bel et bien les enjeux environnementaux.
Il indique que les grands éleveurs de bétail pourraient manquer
d’eau à cause de son utilisation dans la fracturation
hydraulique. Et en ce qui concerne le sort des autres êtres
humains et espèces sur la planète? Pas un mot. Encore une
fois, il ne s’agit pas d’ignorance, les journalistes sont au fait de
la réalité. Ils savent parfaitement de quoi il en retourne.
Voilà encore matière à d’intéressantes questions, sur
lesquelles je reviendrai.
Un dernier exemple. Ryan Zinke, comme on le sait, a été
contraint de démissionner de son poste de secrétaire à
l’Intérieur en raison des nombreuses accusations de corruption
portées contre lui, une situation qui n’a rien d’inhabituel. Il a
donc quitté son poste, et David Bernhardt a été désigné pour le
remplacer. Selon l’article, «alors que l’on associe le visage de
M. Zinke à certains des plus vastes démantèlements de
dispositifs de protection des terres publiques dans l’histoire du
pays, M. Bernhardt était celui qui tirait discrètement les
ficelles pour les mettre en œuvre, offrant aux entreprises
pétrolières, gazières et charbonnières l’accès à des millions
d’hectares de terres et d’eau» (The New York Times, 4 février
2019). Ses alliés comme ses opposants s’accordent pour dire
que Bernhard a joué un rôle essentiel dans la défense de ce que
Trump a présenté comme un programme d’hégémonie
énergétique pour le pays. D’après un expert du droit
environnemental à l’École de droit de l’université du
Colorado, «Bernhardt a vraiment dirigé le groupe
d’élaboration des politiques avec poigne».
Bernhardt est un ancien lobbyiste pour l’industrie des
combustibles fossiles. Le nouvel administrateur de
l’Environmental Protection Agency (EPA), Andrew
R. Wheeler, a exercé le même rôle pour le compte de
l’industrie du charbon. Deux des agences chargées de traiter
des questions environnementales sont donc entre de bonnes
mains. Nous pouvons tous dormir tranquilles.
Les opinions de Bernhardt en ce qui a trait au
réchauffement planétaire ne semblent pas avoir été rapportées
dans la presse, du moins à ma connaissance, mais on connaît
celles de Wheeler. Lors de son audition en vue de sa
confirmation au Sénat, un sénateur s’est enquis de son opinion
sur le sujet. Wheeler a répondu que le réchauffement était sans
doute bien réel, mais qu’il se trouvait loin sur la liste des
enjeux prioritaires. Il classerait celui-ci au 8e ou 9e rang, il n’y
avait donc pas lieu de s’inquiéter.
Un autre article récent semble avoir mis le doigt sur la
solution pour enrayer la crise. Il a été publié par la BBC la
semaine dernière. Apparemment, le XVIIe siècle aurait été
marqué par une brève «période glaciaire»; les températures ont
chuté. Personne n’a jamais compris pourquoi, et ce
phénomène est longtemps demeuré un mystère. Mais la BBC
fait état d’une nouvelle étude – j’ai vérifié, l’article dit juste –
qui suggère que la baisse de CO2 ayant entraîné le
refroidissement serait due en partie à la colonisation des
Amériques, au déclin subséquent des populations autochtones
et à la régénération de la végétation naturelle qui en a résulté.
D’après l’estimation donnée dans l’article, 60 millions de
personnes auraient été tuées en l’espace d’un siècle et
beaucoup plus, évidemment, par la suite[108]. Une personne
dotée du talent de Jonathan Swift, ce qui n’est pas mon cas,
pourrait trouver là matière à une «modeste proposition»
inspirée de son œuvre satirique sur la rationalité économique.
Le gouvernement des États-Unis et les grandes sociétés de
l’énergie ne sont pas les seuls à favoriser l’accroissement
rapide de la production de combustibles fossiles. C’est vrai
aussi pour l’ensemble du secteur privé. Prenons la plus grande
banque du pays, JPMorgan Chase. Elle réalise d’importants
investissements en vue de l’extraction de combustibles
fossiles, centrant ses efforts sur les plus dangereux et polluants
d’entre eux, les sables bitumineux du Canada.
Tous ont parfaitement conscience de ce qu’ils font, autant
les journalistes et rédacteurs en chef des principaux médias
que les PDG des grandes sociétés de l’énergie et de la finance.
Sans parler, bien sûr, des dirigeants politiques. Ces derniers ne
sont pas des illettrés.
Dans son dernier exposé, Marv Waterstone a évoqué
ExxonMobil, l’un des fleurons du secteur de l’énergie. Nous
pouvons étoffer quelque peu l’histoire. Dans les années 1960
et 1970, l’entreprise a été parmi les premières à découvrir la
menace du réchauffement planétaire, grâce au travail des
nombreux scientifiques qu’elle avait mandatés pour en étudier
la nature et la gravité. Ceux-ci rédigeaient d’importants
comptes rendus qui, bien sûr, étaient transmis à la direction.
Quelque chose s’est produit en 1988. Cette année-là, James
Hansen a livré un important témoignage devant le Congrès.
Largement médiatisé, son discours a ouvert les yeux de
l’opinion publique quant à la grave menace du réchauffement
planétaire.
La direction d’ExxonMobil a alors revu sa politique. Elle
s’est mise à investir dans la dénégation des changements
climatiques. Les dirigeants admettaient que le réchauffement
planétaire était en passe de devenir un enjeu majeur, ce qui se
répercuterait bien entendu sur leurs profits. Par conséquent,
plutôt que de financer la négation directe de l’existence du
phénomène, ils ont préféré opter pour le scepticisme: «Eh
bien, nous n’en savons rien. Nous sommes confrontés à une
grande incertitude, nous ignorons quels sont au juste les effets
sur la couverture nuageuse. […] Les arguments se valent. Il est
donc trop tôt pour essayer d’y faire quoi que ce soit et
consacrer d’importantes sommes d’argent à cette question.»
Au même moment, ces dirigeants avaient sous les yeux les
rapports de leurs propres scientifiques, des sommités du
domaine, qui leur annonçaient une catastrophe imminente.
Il en va de même des dirigeants politiques. Donald Trump,
par exemple, est tout à fait au courant du réchauffement
planétaire et de ses dangers. Il a récemment demandé au
gouvernement de l’Irlande la permission de bâtir un mur – il
adore les murs – afin de protéger son terrain de golf contre
l’élévation du niveau de la mer. Il fait valoir la menace du
réchauffement planétaire pour appuyer sa requête. Ainsi,
lorsque le phénomène touche à leur portefeuille, ces dirigeants
n’ont aucun mal à prendre acte de la gravité de la situation.
Qu’en est-il des autres? Certains se souviendront peut-être
que lors des primaires républicaines de 2016, pratiquement
tous les candidats ont nié l’existence du réchauffement
planétaire. Ils savaient pourtant que le problème est bien réel.
Une exception intéressante est venue confirmer la règle en la
personne de John Kasich. Il est passé pour quelqu’un de
sérieux, l’adulte dans la salle. Kasich était alors gouverneur de
l’Ohio. «Oui, [le réchauffement] est bien réel», a-t-il déclaré,
mais «nous allons brûler [du charbon] en Ohio et nous n’allons
pas nous en excuser[109]».
On a vu en lui un candidat doté de principes moraux, alors
que c’est tout l’inverse. Il était celui qui disait: c’est vrai, le
réchauffement a bien lieu. Nous allons provoquer une
catastrophe, mais nous n’allons pas fournir d’excuses. Nous
allons simplement le faire. Voilà le genre de personne qui
incarnait l’adulte dans la salle. Mais ne nous méprenons pas:
les autres candidats étaient également au courant.
Certains sont néanmoins fermement convaincus que le
climat ne nous concerne pas. C’est le cas de James Inhofe,
sénateur de longue date de l’Oklahoma, qui a dirigé le comité
sénatorial sur l’environnement. Il a déclaré que Dieu se
trouvait là-haut, et que les phénomènes climatiques se
produisaient pour une bonne raison. On commet donc une
sorte de sacrilège à vouloir interférer avec la volonté de Dieu.
Je suis persuadé qu’il parlait en toute sincérité. Inhofe est un
chrétien dévoué. Son point de vue reflète celui de nombreux
États-Uniens.
Par rapport aux autres pays développés, voire à la plupart
des pays, les États-Unis sont une société exceptionnellement
fondamentaliste. Cette caractéristique a déterminé toute leur
histoire et se manifeste aujourd’hui de diverses manières. Elle
n’est sans doute pas étrangère au fait que le pays soit un
bastion du climatonégationnisme au sein du monde développé.
Dans le cadre d’un récent sondage réalisé dans 20 pays
développés, on a demandé aux gens: «Êtes-vous d’accord avec
l’affirmation suivante: “Les changements climatiques que
nous observons à l’heure actuelle sont largement le fait de
l’activité humaine”?» Les Américains ont été 54 % à répondre
«oui», soit une proportion inférieure de dix points à celle du
pays le plus proche dans le classement. Tous les autres pays
sont loin devant. Prenons le cas des républicains. La moitié
d’entre eux nient totalement l’existence du réchauffement
planétaire. Parmi l’autre moitié, seule une faible majorité
consent à en attribuer partiellement la responsabilité aux
humains. D’où vient cette réticence?
Je suppose qu’une raison majeure tient à ce que les gens
voient, lisent et entendent. Ainsi, des millions de personnes
écoutent chaque jour Rush Limbaugh les mettre en garde
contre les «quatre points cardinaux de la tromperie: le
gouvernement, l’université, la science et les médias. Ces
institutions sont aujourd’hui corrompues et n’existent que
grâce à la tromperie. C’est ainsi qu’elles s’imposent et qu’elles
prospèrent». La science des changements climatiques constitue
du reste «la plus grande arnaque dans l’histoire du monde».
Pourquoi, dans ce cas, devrions-nous croire des personnes
résolues à nous tromper, notamment les scientifiques? Un tel
scepticisme n’est pas forcément synonyme de mauvaise
nouvelle. Il indique qu’il existe de la place pour un travail
d’éducation et de militantisme qui, si on le mène à bien,
pourrait faire toute la différence.
Tous ces éléments soulèvent d’intéressantes questions.
Songeons à la mentalité de ces personnes, des êtres humains
parfaitement rationnels, qui se dévouent à la destruction de
toute possibilité de vie humaine organisée en parfaite
connaissance de cause. Comment parviennent-elles à concilier
ces antinomies?
Prenons, par exemple, Rex Tillerson, ancien président et
chef de la direction d’ExxonMobil, qui a ensuite rejoint les
rangs de l’administration Trump avant d’en être évincé pour
excès de rationalité. À la tête d’ExxonMobil, il a supervisé les
plus récentes campagnes de scepticisme. Ou Jamie Dimon, qui
dirige pour sa part JPMorgan Chase. Je ne l’ai jamais entendu
s’exprimer sur le sujet, mais il n’est sans doute pas dupe. C’est
quelqu’un d’intelligent et de rationnel, qui se tient au courant
de l’évolution du monde. Il n’a pas le choix s’il souhaite
gagner de l’argent.
Que se passe-t-il dans l’esprit de ces gens? Mettons-nous à
leur place. Que fait-on lorsqu’on s’appelle Rex Tillerson ou
Jamie Dimon? À vrai dire, deux choix s’offrent à nous. L’un
consiste à chercher à maximiser les profits. L’autre à céder son
poste à quelqu’un qui s’efforcera de maximiser les profits.
Voilà toute l’étendue des choix possibles.
Cette alternative suffit-elle à expliquer leur mentalité? Si
elle n’exonère pas à mes yeux ces individus de toute
responsabilité, elle montre bien la faible marge de manœuvre
dont ils disposent. Le problème n’est pas seulement individuel,
il est institutionnel. Marv Waterstone l’a souligné dans son
exposé. De tels cas l’illustrent très clairement.
Que dire du journaliste Clifford Krauss? Le problème est le
même. Il fait preuve de ce qu’on appelle la «responsabilité
professionnelle». Comme le sujet qu’il couvrait ne concernait
pas le réchauffement planétaire, le mentionner aurait signifié
émettre une opinion dans un reportage par ailleurs objectif.
Une telle pratique révélerait un parti pris inacceptable et
contraire au principe de l’objectivité, qui veut qu’un
professionnel s’en tienne à la tâche assignée. Aussi conscient
soit-il de dire en substance «Nous allons détruire la planète», il
est hors de question pour lui de l’écrire noir sur blanc, sous
peine de faillir à sa responsabilité professionnelle.
Le concept d’objectivité existe bel et bien. Quiconque
fréquente une école de journalisme est formé à l’objectivité et
découvre combien celle-ci est prisée. L’objectivité implique de
décrire de façon impartiale et juste ce qui se déroule «en
coulisses» – dans les allées du pouvoir. Toute dérogation à
cette règle relève du parti pris, ce qu’un journaliste doit à tout
prix éviter. Il a beau savoir beaucoup de choses, il doit se
garder de les écrire.
Voilà l’impasse institutionnelle dans laquelle se trouvent ces
gens.
Lors d’un précédent exposé, j’ai relaté une anecdote
personnelle. J’espère qu’on ne m’en voudra pas d’en raconter
une autre. La première, qui m’a hanté toute ma vie, remontait
au 6 août 1945[110]. Celle-ci date de la même époque, et je ne
peux pas davantage me l’ôter de l’esprit. Elle concerne un
article rédigé juste après la guerre, vers 1945, par un
formidable essayiste du nom de Dwight Macdonald. Il a signé
d’éloquents essais dans sa propre revue, une publication
contestataire, nommée Politics.
Je lisais cette revue dans mon adolescence. Certains essais
ont pour thème la responsabilité des peuples et celle des
intellectuels. Ils renferment l’une de mes phrases préférées.
Macdonald écrit: «Il est formidable d’être capable de voir ce
qui se trouve sous nos yeux» – et qui habituellement nous
échappe, d’où la nécessité de cultiver cette faculté.
Ces textes sont pour le moins remarquables. Ils sont
accessibles en ligne, et j’en recommande la lecture. À propos
de la responsabilité des peuples, Macdonald cite une entrevue
avec l’ancien trésorier d’un camp d’extermination nazi. Arrêté
à la libération, l’homme apprend que les Soviétiques comptent
l’exécuter. Il fond en larmes et demande: «Pourquoi? Qu’est-
ce que j’ai fait[111]?» Je n’ai tué personne. Je n’ai fait
qu’occuper un poste que quelqu’un d’autre aurait pris si je
l’avais quitté. Je tentais simplement de survivre.
Il y a là comme un air de déjà-vu, n’est-ce pas?
Revenons à cette époque, 1945, soit le moment de notre
entrée dans l’âge nucléaire. Nous l’ignorions alors, mais la
planète se trouvait également à l’aube d’une nouvelle ère
géologique. On l’appelle désormais l’«Anthropocène». La date
de son début soulève de nombreux débats. L’an dernier, le
Groupe de travail international sur l’Anthropocène de l’Union
internationale des sciences géologiques (UISG) a fixé celui-ci
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, période
marquée par une intensification des atteintes à
l’environnement, dont le réchauffement planétaire, mais aussi,
comme l’a souligné Marv Waterstone, la multiplication des
matières plastiques, pour n’en citer qu’une. L’Anthropocène
désigne donc une nouvelle époque géologique marquée par
l’incidence majeure et délétère des humains sur
l’environnement.
L’Anthropocène a pour corollaire la sixième extinction
massive à laquelle nous assistons actuellement, caractérisée
par le déclin rapide – incroyablement rapide, même – des
espèces, en particulier des insectes, ce qui aura des
conséquences fatales dans l’avenir.
En fait, il est proprement miraculeux que l’humanité ait
survécu jusqu’ici à l’âge nucléaire. J’ai évoqué la crise des
missiles de Cuba, moment le plus dangereux de l’histoire, et
l’un des miracles qui nous ont permis d’échapper à une guerre
atomique: le refus de Vassili Arkhipov d’autoriser le
lancement de missiles à tête nucléaire. Nous avons cependant
frôlé la catastrophe plus d’une fois.
Prenons un autre exemple. Au début des années 1980, peu
après son arrivée au pouvoir, l’administration Reagan a décidé
d’éprouver les défenses soviétiques dans un contexte de vives
tensions. Il s’agissait de simuler des attaques contre l’URSS –
des attaques aériennes, terrestres, maritimes et aussi nucléaires
– afin de jauger la réaction des Soviétiques et d’obtenir de
l’information sur leurs systèmes d’alerte. Les analystes de la
Central Intelligence Agency (CIA) présumaient que les
Soviétiques n’avaient pas pris ces attaques au sérieux. Après
tout, qui pouvait croire que les États-Unis lanceraient une
offensive? Mais des archives soviétiques récemment
divulguées ont révélé sans grande surprise que les dirigeants
russes avaient pris la chose très au sérieux. En fait, de récents
rapports du renseignement américain soulignent que «la guerre
des étoiles n’était pas une blague», et que le monde l’a
échappé belle[112]. J’invite quiconque souhaite en savoir
davantage à se référer à l’opération Able Archer.
Peu auparavant, les systèmes d’alerte aérienne de l’Union
soviétique avaient détecté une attaque de missile des États-
Unis. Je rappelle que les systèmes russes étaient rudimentaires
et différaient, à cet égard, de ceux des Américains, qui
s’appuient sur les images satellites et disposent de capacités de
détection planétaires. Le système russe était alors basé sur le
radar, ce qui signifie qu’il permettait de voir aussi loin que
l’horizon, mais que les Soviétiques ignoraient tout ce qui ne se
produisait pas juste au-dessus de leurs têtes. Je crois que c’est
toujours le cas aujourd’hui.
Leurs systèmes ont donc signalé une attaque des États-Unis.
Au passage, les occurrences de ce type sont multiples. Les
seules archives états-uniennes, témoignant d’un système
beaucoup plus sophistiqué, attestent de centaines de cas où les
systèmes d’alerte automatisés ont enregistré une attaque de
missile en cours. En de pareilles circonstances, l’information
est transmise au chef d’état-major des armées, puis au
conseiller à la Sécurité nationale; celui-ci informe le président,
auquel revient alors la décision d’appuyer sur le bouton et, le
cas échéant, de jeter l’humanité dans le précipice. Le tout en
l’espace de quelques minutes. Nous sommes quelquefois
passés à un cheveu d’un tel scénario. En 1979, sous
l’administration Carter, le conseiller à la Sécurité nationale
Zbigniew Brzeziński s’apprêtait à téléphoner au président pour
l’aviser d’une frappe de missile soviétique, lorsqu’on lui a
signalé qu’il s’agissait d’une fausse alerte due à une erreur de
programmation ou à quelque défaut de ce genre. À l’heure où
nous entrons dans l’ère de l’intelligence artificielle, je laisse le
soin à chacun d’échafauder ses propres scénarios. Jusqu’ici,
nous avons toujours évité la catastrophe grâce à l’intervention
humaine.
Voici ce qui s’est produit en URSS au cours de cette période
de vives tensions qui a immédiatement précédé l’opération
Able Archer. Selon le protocole soviétique, l’individu qui
découvrait l’imminence d’une attaque en avisait le Politburo,
qui alertait le haut commandement. Celui-ci pouvait alors
décider que sa seule option consistait à riposter en lançant à
son tour des missiles.
Cette décision, je le rappelle, doit être prise en quelques
minutes.
Eh bien, l’officier qui a reçu l’information du système
automatisé, Stanislav Petrov, a estimé qu’il s’agissait sans
doute d’une fausse alerte. Il a examiné les rapports et a jugé
peu probable que les États-Unis n’envoient qu’un nombre
relativement limité de missiles. Ce n’était guère logique. Il a
donc décidé de ne pas signaler l’alerte à ses supérieurs. S’il
avait rempli son devoir, nous ne serions peut-être pas là pour
en parler aujourd’hui.
Cette situation s’est répétée à maintes reprises et ne fait que
s’aggraver. J’ai déjà mentionné le fait que le 24 janvier
dernier, l’horloge de la fin du monde a été avancée à minuit
moins deux minutes, soit au plus près de l’heure fatidique
depuis sa création en 1947 – exception faite de 1953, année où
les États-Unis et l’URSS ont procédé à l’essai d’armes
thermonucléaires, démontrant ainsi que l’intelligence humaine
avait conçu les moyens de détruire la vie sur Terre. Les
analystes viennent à nouveau de régler l’horloge à minuit
moins deux minutes. Ils ont baptisé cette situation la «nouvelle
anormalité». C’est la réalité dans laquelle nous vivons
désormais. Elle tend du reste à empirer.
Il existe des moyens de conjurer ces terribles périls. Ne
l’oublions surtout pas. Dans le cas des armes nucléaires,
celles-ci peuvent être bannies, un idéal utopique défendu par
des colombes notoires comme Henry Kissinger et le secrétaire
d’État de l’administration Reagan, George Shultz.
Si l’avenir paraît sombre, chaque problème a ses solutions.
Dans le cas de l’usage excessif d’antibiotiques, la réponse est
évidente: la production industrielle de viande doit cesser. À
elle seule, une telle mesure aurait de profonds effets. La
surpopulation, un problème assez sérieux, a une solution fort
simple et bien connue: l’éducation des femmes. Partout où elle
a été adoptée, dans les pays riches ou pauvres, cette solution a
entraîné une forte diminution du taux de fécondité. Elle
nécessite bien sûr des politiques de planification familiale.
Que font les États-Unis sur ce plan? Ils suppriment l’aide
extérieure à la planification familiale. Voilà comment ils ont
décidé de s’attaquer au problème. On a fait valoir l’argument
selon lequel une partie de l’aide à la planification familiale
pourrait servir à des avortements. En réalité, la suppression de
l’aide se traduit par une augmentation du nombre
d’avortements, en particulier des avortements illégaux et
dangereux. Il en va ainsi lorsque des populations sont privées
d’accès à la planification familiale, à la contraception, etc.: le
nombre d’avortements grimpe en flèche, et on les pratique
dans des conditions illégales et dangereuses.
Si on y réfléchit et si, comme dirait Macdonald, on regarde
ce qui se trouve juste sous notre nez, tout cela devient assez
clair.
Qu’en est-il des armes nucléaires? Nous connaissons la
réponse à cette question: il suffit de les bannir. Leur nombre
peut assurément être réduit. Des accords de contrôle des
armements pourraient être ratifiés et atténueraient
considérablement le problème. Trois accords internationaux
ont été conçus à cet effet. Il y a d’abord le Traité sur les
missiles antimissiles balistiques. Le terme «missiles
antimissiles balistiques» désigne une mesure de défense, un
moyen pour un pays d’assurer sa propre protection. Mais les
analystes stratégiques, quel que soit leur camp, savent très bien
que les systèmes de missiles antimissiles balistiques
constituent des armes de première frappe et ils le disent
souvent.
Chacun sait qu’aucun système de missiles antimissiles
balistiques n’a la capacité d’empêcher une première frappe
sérieuse. On peine à imaginer qu’un tel système parvienne à
contrer une frappe de représailles. Ce traité suggère donc aux
planificateurs que la seule façon de survivre consiste à frapper
les premiers. Il ne remplit pas d’autre fonction, sauf peut-être
de façon marginale.
Un second accord, le Traité sur les forces nucléaires à
portée intermédiaire (FNI), a été signé par Reagan et
Gorbatchev en 1987. Son importance ne saurait être sous-
estimée. Sa ratification a empêché l’installation en Europe de
très dangereux missiles nucléaires à courte portée qui auraient
facilement pu servir à déclencher une guerre dévastatrice.
Pourquoi les deux chefs d’État l’ont-ils signé? Une raison
majeure tient à l’existence d’un important mouvement
antinucléaire parmi la population, dont la mobilisation a
finalement poussé les autorités à agir.
Ne perdons pas de vue le contexte qui a conduit à la
signature et à la ratification du Traité FNI. D’autres
mouvements populaires ont remporté des victoires similaires.
Le troisième accord, c’est le Traité New START pour la
réduction des armes stratégiques, signé et ratifié en 2011. Il
s’est traduit par une baisse radicale du nombre de missiles et
de rampes de lancement. Il arrive à échéance en 2021. Voilà
pour les trois traités.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Le Traité sur les missiles
antimissiles balistiques est mort et enterré. Les États-Unis s’en
sont retirés en 2002 sous la présidence de Bush.
L’administration Trump vient d’annoncer qu’elle ferait de
même en ce qui concerne le Traité FNI. Quant au New
START, Trump a également fait part de son intention d’en
sortir. Il assimile cet accord à une énième initiative d’Obama.
Ce traité représente donc, par définition, le pire accord jamais
signé par les États-Unis, à l’instar de tout ce que le détestable
Obama a pu accomplir par ailleurs. Il faut donc s’en défaire
sans tarder. Le sort des trois traités est ainsi réglé, ouvrant
grand la voie à la production d’armes nucléaires plus
menaçantes et destructives[113].
Il existe toutes sortes de façons d’agir. Nous pourrions nous
inspirer du contexte qui a conduit à la signature des précédents
traités, à savoir une mobilisation populaire massive.
De nombreuses mesures concrètes peuvent être adoptées
pour atténuer la menace d’une guerre nucléaire. L’une d’entre
elles, et non des moindres, consiste à établir des zones
exemptes d’armes nucléaires (ZEAN) partout sur la planète.
La possibilité de conflits et la conception d’armes s’en
trouvent ainsi réduites. Plusieurs zones de ce type ont déjà été
créées. Enfin, presque. L’hémisphère Ouest devrait en être
une, sauf qu’elle s’avère bien sûr incomplète. Les États-Unis
et le Canada en sont exclus. L’Afrique, une autre zone
importante, souffre aussi d’un problème: une île portant le
nom de Diego Garcia. L’Afrique en revendique la
souveraineté, mais la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance
coloniale, la lui dispute. Elle en a expulsé toute la population à
la demande des États-Unis, afin que ces derniers puissent
implanter sur l’île une gigantesque base militaire.
Seuls les États-Unis et la France appuient la revendication
de souveraineté de la Grande-Bretagne. La base militaire est
en activité. Elle sert au lancement de nombreuses missions de
bombardement de l’Irak et de l’Afghanistan. Elle a été
étendue. Il semblerait qu’on l’ait agrandie sous
l’administration Obama de façon à pouvoir accueillir des sous-
marins nucléaires et entreposer des armes nucléaires. Le traité
qui ferait de l’Afrique une ZEAN ne peut donc entrer en
vigueur.
Il est également question d’établir une ZEAN dans le
Pacifique. Le projet a longtemps été retardé parce que la
France menait des essais nucléaires sur ses possessions
d’outre-mer, mais elle y a mis fin depuis maintenant plusieurs
années. Les États-Unis insistent cependant pour conserver des
installations destinées aux armes et aux sous-marins nucléaires
sur leurs îles du Pacifique, empêchant ainsi le traité de prendre
effet.
Il importerait avant tout d’établir une ZEAN au Moyen-
Orient, une région particulièrement instable où les menaces
liées aux armes nucléaires ne manquent pas. Voilà une
perspective prometteuse qui, de même que les autres, est
rarement évoquée, comme chacun peut facilement le vérifier.
L’établissement d’une ZEAN au Moyen-Orient peut
compter sur un important soutien international. La campagne
en vue de sa création a été lancée par les pays arabes, dont
l’Égypte, dans les années 1990. Plus récemment, l’Iran a pris
la tête de cette campagne au nom du G-77, un groupe créé à
l’origine par les anciens pays non alignés qui réunit à présent
135 pays, soit la majeure partie du Sud mondialisé. Ces pays
réclament avec insistance la création d’une ZEAN dans la
région. Le reste du monde y est favorable, à une exception
près, soit la même que d’habitude. Les États-Unis s’y
opposent.
Les pays signataires du traité de non-prolifération des armes
nucléaires se réunissent tous les cinq ans afin de procéder à
l’examen des conditions dans lesquelles le traité a été mis en
œuvre. Chaque fois, le projet de création d’une ZEAN au
Moyen-Orient est présenté et reçoit un fort soutien. Les États-
Unis, à l’image d’Obama en 2015, y font obstacle.
La raison n’est un secret pour personne. L’établissement
d’une ZEAN au Moyen-Orient contraindrait Israël à soumettre
son important système d’armes nucléaires à une inspection.
Les États-Unis seraient du reste forcés d’en admettre
l’existence. Chacun sait bien sûr qu’il existe, mais les États-
Unis et Israël doivent impérativement continuer à le nier. Il y a
une bonne raison à cela. Reconnaître qu’Israël possède l’arme
nucléaire obligerait les États-Unis à supprimer l’aide militaire
qu’ils octroient à l’État hébreu, comme le stipule la loi
américaine (amendement Symington). Les États-Unis doivent
donc invoquer leur ignorance en la matière et faire opposition
aux initiatives régionales et internationales visant à créer une
ZEAN au Moyen-Orient – un projet qui, associé à un système
d’inspection efficace, éliminerait en outre toute menace
potentielle venant d’Iran, si tant est que ce pays représente une
menace. Une vaste étude, validée par le renseignement états-
unien et l’Agence internationale de l’énergie atomique
(AIEA), a révélé que l’Iran s’était plié scrupuleusement à
toutes les inspections prévues dans l’accord de Vienne sur le
nucléaire iranien, signé en juillet 2015 par l’Iran, les États-
Unis, l’Allemagne et d’autres membres des Nations Unies
ayant droit de veto[114].
La prétendue menace d’armes nucléaires iraniennes
constitue depuis des années un thème majeur qui fait la une
des journaux et des bulletins d’information, et alimente de
sobres débats entre les partisans d’un bombardement immédiat
de l’Iran et ceux qui souhaitent juste continuer à en entretenir
la possibilité, le tout en violation de la Charte des Nations
Unies et de la Convention des États-Unis, comme on le sait.
Essayez donc de trouver la moindre mention du fait qu’il
existe une solution facile à ces immenses problèmes: suivre
l’exemple de l’Iran, des pays arabes et du reste du monde en
établissant une ZEAN dotée d’un cadre d’inspection fiable.
Plutôt facile, en effet, sauf que…
L’exercice est révélateur et nous en dit long sur la poigne de
fer avec laquelle la doctrine officielle tient une culture
intellectuelle profondément conformiste.
On devra en outre redoubler d’efforts pour trouver dans les
grands médias la moindre mention du fait qu’il incombe tout
particulièrement aux États-Unis – ainsi qu’à la Grande-
Bretagne – de se consacrer à la création d’une ZEAN au
Moyen-Orient. Alors qu’ils préparaient leur invasion de l’Irak,
les deux gouvernements ont tenté de donner un semblant de
couverture légale à leur agression en invoquant la résolution
687 du Conseil de sécurité des Nations Unies (adoptée en
1991), qui ordonnait à l’Irak de mettre fin à la mise au point
d’armes de destruction massive. Les États-Unis et la Grande-
Bretagne prétendaient à tort que l’Irak ne s’était pas plié à ces
dispositions. Un coup d’œil à la résolution 687 révèle qu’elle
engage ses signataires à établir une ZEAN au Moyen-Orient.
Ainsi, bien que l’Irak ait en réalité respecté la résolution 687,
les États-Unis continuent de s’y soustraire et de s’isoler du
reste du monde.
Cette question revêt une grande importance, la preuve nous
en est offerte tous les jours sous la forme des dangereuses
menaces que les États-Unis et Israël font peser sur l’Iran en
raison de ses prétendues aspirations à posséder l’arme
nucléaire.
Le sujet est loin d’être clos, mais contentons-nous pour
l’heure d’établir que ces faits relèvent de ces choses «qu’il est
mal venu de dire», pour emprunter à Orwell sa description de
la façon dont les questions importantes sont occultées au sein
des sociétés libres.
La leçon à retenir, c’est que certaines mesures peuvent être
mises en œuvre afin d’éviter les crises les plus sévères. Le
réchauffement planétaire, dont j’ai parlé plus tôt, ne fait pas
exception. Il nous reste peu de temps pour agir, et les
problèmes vont en s’aggravant, mais la partie n’est en aucun
cas terminée.
Plus généralement, je pense que John Dewey a raison
lorsqu’il affirme que tant que ce qu’il nomme l’«état industriel
féodal», notre système actuel, ne sera pas remplacé par un
nouvel état industriel caractérisé par un contrôle démocratique
de la production également étendu à tous les aspects de la vie
sociale, alors «la politique demeurera l’ombre de la grande
entreprise sur la société».
Dissiper cette ombre constitue une tâche titanesque. Celle-ci
demandera plus de temps que de résoudre la crise
environnementale, bien qu’il soit entièrement à notre portée de
la dissiper au moins en partie. Voilà qui pourrait changer la
donne. Nous serions ainsi mieux équipés pour affronter les
terribles périls qui nous guettent tout en amorçant la transition
vers une véritable démocratie.
Nous avons évoqué certains des graves problèmes auxquels
nous sommes confrontés. Nous en aborderons d’autres dans de
futurs exposés. D’aucuns jugent la situation désespérée et
abdiquent devant ces problèmes. Selon eux, nous devrions
admettre que l’humanité a perdu la partie et baisser les bras.
Le gouvernement des États-Unis est de cet avis. J’en veux
pour exemple une très intéressante publication de l’agence
chargée de la sécurité routière au sein de l’administration
Trump, la National Highway Traffic Safety Administration. Il
s’agit d’un rapport d’évaluation environnementale de
500 pages. Il est de toute évidence le fruit d’une importante
somme de travail. D’après ses conclusions, il serait tout à fait
inutile d’adopter de nouvelles réglementations visant à réduire
les émissions des véhicules automobiles. Vouloir fabriquer des
voitures et des camions à faible consommation de carburant et
réduire les émissions est parfaitement vain. Ces conclusions
s’appuient sur des arguments très rationnels; nous parlons
après tout d’un organe administratif sérieux: d’ici la fin du
siècle, les températures s’élèveront de 7 °C au-dessus de leurs
moyennes préindustrielles, une hausse jugée «cataclysmique»
par la Banque mondiale et près de deux fois supérieure à celle
qui, selon les scientifiques, permettrait à la vie humaine
organisée de subsister sous une forme reconnaissable.
En résumé, la partie sera de toute façon bientôt terminée. Et
puis, comme les émissions automobiles ne contribuent pas
dans une si large mesure à la catastrophe générale, pourquoi ne
pas en profiter? L’expérience humaine est quoi qu’il en soit sur
le point de s’achever. On pense à Néron, qui aurait joué du
violon tandis que Rome brûlait. L’administration républicaine
nous encourage à profiter de la vie alors que le monde part en
flammes. Ce sont les consignes du plus puissant gouvernement
dans l’histoire du monde.
Il va sans dire que le même gouvernement compte sur le fait
que nous souffrons tous de la même folie criminelle, et que
nous lui prêterons main-forte pour exacerber les menaces.
Ce document est sûrement le plus stupéfiant jamais rédigé
dans l’histoire humaine. Je mets au défi quiconque d’en
trouver un équivalent. Je ne plaisante pas. Voyons comment il
a été accueilli. Il a fait l’objet d’un article dans le Washington
Post et, sans doute, dans quelques autres publications, puis on
l’a définitivement enterré. Qui s’en soucie?
Par chance, tout le monde n’est pas atteint de la même folie
criminelle que les dirigeants des États-Unis. Des pays agissent.
Au Danemark, par exemple, 50 % de l’énergie devrait
provenir de sources renouvelables d’ici 2030, et le pays entend
renoncer totalement aux combustibles fossiles d’ici 2050. Les
exemples de ce type sont légion.
Même aux États-Unis, où le gouvernement fédéral sous
administration républicaine est résolu à décrocher la palme de
la plus grande organisation criminelle de l’histoire du monde
en se dévouant à la destruction de la vie humaine organisée,
des initiatives voient le jour à l’échelle locale et étatique. Tout
récemment, dans la région du Nord-Ouest Pacifique, la ville de
Portland et d’autres collectivités se sont engagées à devenir
carboneutres au cours des prochaines décennies. L’exemple le
plus remarquable est celui de la Chine. Dean Baker, un
remarquable économiste, vient de publier une étude
intéressante à ce sujet[115]. Baker souligne le rôle pionnier de
la Chine dans le développement d’énergie durable. Le nombre
de véhicules électriques en circulation dans le pays vaut celui
de tous les autres pays du monde et il s’accroît rapidement.
Même chose pour l’énergie éolienne, domaine où les capacités
de la Chine égalent celles du reste de la planète, et pour
l’énergie solaire, où elles les excèdent. L’année dernière, la
Chine s’est dotée de plus de capacités en énergie solaire que le
reste du monde. Tucson, qui profite d’un ensoleillement quasi
permanent, pourrait s’en inspirer.
La Chine est un pays pauvre. Il s’agit d’une grande
puissance économique, mais si l’on tient compte du PIB par
habitant, elle demeure dans l’ensemble un pays pauvre, affligé
en outre de nombreux problèmes internes inconnus en
Occident. Les États-Unis pourraient assurément faire encore
mieux. S’y emploient-ils? Je laisse à chacun le soin d’en juger.
Bien d’autres mesures pourraient être adoptées –
l’intempérisation des logements, par exemple. Elle est
désormais si répandue en Europe que les entreprises du secteur
manquent de débouchés et tentent de percer sur le marché
états-unien, sans grand succès. Cette méthode permet de vivre
mieux et à moindre coût tout en réduisant son empreinte
climatique, mais elle contredit la doctrine. Le simple fait
d’utiliser des ampoules à DEL, au bout du compte, a un effet
non négligeable.
Des organisations militent pour pousser les gouvernements
à l’action. Elles sont composées en majorité de jeunes. Un
groupe baptisé Earth Strike a mené sa première action en
janvier 2019. À l’appel d’Extinction Rebellion, des milliers de
manifestants ont bloqué à plusieurs reprises les ponts de
Londres pour protester contre l’inertie des gouvernements au
chapitre du réchauffement planétaire. D’abord apparu en
Grande-Bretagne, le groupe compterait aujourd’hui quelque
200 sections locales sur la planète. Il a organisé une grande
manifestation dans les rues de Manhattan le 28 janvier et
mobilise des moyens en vue d’une semaine internationale
d’action en avril 2019. De nouvelles sections sont créées
partout aux États-Unis. Le Sunrise Movement, sur lequel je
reviendrai, peut déjà se targuer d’actions efficaces. Ses
membres ont notamment occupé le bureau de Nancy Pelosi,
l’actuelle présidente de la Chambre des représentants, pour
protester contre l’insuffisance des mesures visant à limiter le
réchauffement planétaire.
Les militants étaient accompagnés d’Alexandria Ocasio-
Cortez et d’autres jeunes femmes aux idées progressistes,
récemment élues au Congrès. Ensemble, ils ont appelé à
l’adoption d’un New Deal vert, en vertu duquel les États-Unis
s’engageraient à mettre fin à l’utilisation de combustibles
fossiles d’ici 2030 et à offrir un emploi vert à toute personne
qui le souhaite. Prétexte à un large éventail de réactions, la
proposition a été inscrite à l’agenda du Congrès. En fait,
Ocasio-Cortez et le sénateur du Massachusetts Ed Markey ont
déposé aujourd’hui même une résolution visant la mise en
œuvre de cette proposition. Elle pourrait devenir réalité grâce
à une large mobilisation populaire, le genre de mobilisation
qui a conduit à la signature du Traité FNI, par exemple. Il ne
s’agit pas d’une mince affaire. Toute forme de New Deal vert
est essentielle à notre survie.
D’où une autre question. Revenons à Macdonald et à son
exemple du trésorier nazi. Nous ne sommes pas les employés
d’un camp de la mort qui savent ce qui se passe à l’intérieur et
décident néanmoins de détourner le regard, de faire leur travail
et de vivre leur vie. Nous pensons être différents. En réalité,
nous sommes pires. Nous assistons au déroulement d’une
terrible catastrophe, plus terrible encore qu’Auschwitz.
Posons-nous à notre tour la question: «Qu’ai-je fait? Où ai-je
échoué?» Les générations futures, si elles existent, se la
poseront à notre sujet.
J’ai parlé en introduction de la fonte des glaciers de
l’Himalaya, qui risque de priver des centaines de millions de
gens de leurs maigres ressources en eau. Il ne s’agit pas juste
d’un problème lointain. Comme vous êtes nombreux à le
savoir, Tucson possède un réseau d’alimentation en eau
extrêmement fragile, sur lequel pèsent de graves menaces.
Chapitre 5

Néolibéralisme, mondialisation et
financiarisation

Exposé de Marv Waterstone


12 février 2019

A VANT D’ENTRER dans le vif du sujet, j’aimerais effectuer


une très brève mise à jour concernant quelques éléments
du précédent exposé. Comme certains d’entre vous le
savent peut-être, deux rapports alarmants sont parus ces
derniers jours. Les médias en ont un peu parlé.
Dans le premier, un article publié dans la revue Biological
Conservation, on prévoit que les populations d’insectes
pourraient décroître de 40 % d’ici quelques décennies, et
s’éteindre entièrement d’ici un siècle. Les implications de cette
extinction s’avèrent, on s’en doute, pour le moins
considérables. En fait, il est fort probable que l’humanité n’y
survive pas.
Le second article traite de la disparition des glaciers de la
planète, en particulier ceux de l’Himalaya, dont la fonte déjà
bien entamée changera le sort de près de deux milliards de
personnes qui comptent sur ces glaciers pour leur alimentation
en eau, que cette eau soit destinée à la consommation ou à
l’agriculture. Ces deux articles viennent donc tout juste de
paraître et font état des prévisions scientifiques quant à la
rapidité d’évolution des bouleversements climatiques…
Passons maintenant au thème de cet exposé, à savoir les
trois phénomènes apparentés du néolibéralisme, de la
mondialisation et de la financiarisation. Permettez-moi
d’effectuer un bref survol de ce dont j’aimerais parler dans cet
exposé. Je commencerai par définir succinctement le
néolibéralisme, en le distinguant de la mondialisation et de la
financiarisation. J’aimerais ensuite évoquer l’émergence de
ces phénomènes au cours de deux périodes distinctes. La
première va de 1945, soit du lendemain de la Seconde Guerre
mondiale à environ 1970. Ces dates sont bien sûr
approximatives, mais elles coïncident avec certains
changements survenus au sein du système politico-
économique. Cette période est quelquefois désignée comme
celle du «capitalisme régulé» ou du «libéralisme intégré». On
l’appelle encore l’«âge d’or du capitalisme».
La seconde période, qui s’étend approximativement de 1970
à 2008, correspond à l’avènement du néolibéralisme. La crise
financière de 2008 a marqué selon moi le début d’une nouvelle
période que nombre d’analystes, comme Henry Giroux, ont
qualifié de «capitalisme de gangster». Je dirais seulement
quelques mots à ce sujet lors de cet exposé, mais j’y reviendrai
plus en détail dans les suivants. J’entends enfin examiner les
effets qu’ont produits ces changements dans l’économie
politique de la planète. Quelles ont été les principales
conséquences de cette transition du capitalisme régulé au
néolibéralisme?
Si le néolibéralisme désigne en soi un ensemble d’idées et
de pratiques, comme nous allons le voir, il consiste
véritablement en une vision philosophique qui sous-tend à la
fois la façon dont marche le monde, mais aussi celle dont il
devrait marcher. La mondialisation correspond à l’extension
de ces principes et de ces pratiques à travers le temps et
l’espace. On a vu émerger dans son sillage la financiarisation,
caractérisée par le rôle nouveau et de plus en plus dominant
conféré au capital financier au détriment d’autres secteurs du
capital. Non seulement la nature de la finance a-t-elle changé,
mais sa relation avec les autres secteurs du capital s’est
considérablement transformée, entraînant d’importantes
répercussions.
Commençons par le néolibéralisme. La phraséologie sera
familière à quiconque a lu Milton Friedman, l’un des
principaux défenseurs de cette doctrine. En essence, le
néolibéralisme est une théorie des pratiques politico-
économiques qui suggère que la meilleure façon de faire
progresser le bien-être humain est de laisser libre cours aux
libertés individuelles (et non collectives, notez bien)
d’entreprendre, définies de manière très particulière, ainsi
qu’aux compétences, le tout au sein d’un cadre institutionnel
caractérisé par d’importants droits de propriété privée, et par
ce qu’on appelle les «marchés libres» et le «libre-échange».
Selon la philosophie néolibérale, le rôle de l’État consiste à
créer et à maintenir un cadre institutionnel favorisant ce type
de pratiques. L’État doit garantir la qualité et la stabilité de la
monnaie. Il doit du reste mettre en place les structures et les
fonctions militaires, policières et juridiques requises pour
protéger les droits de la propriété privée et garantir le bon
fonctionnement des marchés, au besoin par la force (nous
avons cité des exemples lorsqu’il a été question de
militarisme; nous en verrons d’autres). Voilà le rôle qui
incombe à l’État sous le néolibéralisme.
S’il n’existe pas encore de marché dans des domaines tels
que les terres agricoles, les ressources en eau, l’éducation, les
soins de santé, la protection sociale ou la pollution
environnementale, il faut y remédier, si nécessaire par
l’intervention de l’État. Peu importe qu’il s’agisse à l’origine
de ressources ou de biens publics, ils doivent être soumis aux
règles du marché par le biais de la privatisation, un aspect
essentiel du néolibéralisme. Toute autre action de la part de
l’État est dès lors considérée comme illégitime. Nous
constatons pourtant que l’État n’en a pas moins un rôle
fondamental à jouer, et ce, bien que les défenseurs du
néolibéralisme et leur rhétorique en minimisent sans cesse à la
fois le rôle et la pertinence. Il devrait en outre apparaître sans
la moindre équivoque qu’en dépit de cette rhétorique, le
néolibéralisme ne consiste pas réellement en une entreprise
délivrée des entraves et de la médiation de l’État.
Je m’attarderai principalement sur deux périodes, puis
j’aborderai les années postérieures à 2008 comme une ère
distincte, qui s’inscrit néanmoins dans la continuité des
précédentes. Penchons-nous d’abord sur ce graphique ci-
contre. L’axe des abscisses représente les années 1949 à 2015.
L’axe des ordonnées est un indice qui permet d’illustrer l’écart
entre la productivité et la rémunération horaire des ouvriers
producteurs de biens. Dans la période qui va de l’après-
Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970, on
constate une étroite corrélation entre la hausse de la
productivité et celle des salaires, ce qui montre clairement que
les travailleurs profitaient des résultats de cette productivité
accrue.
On observe un point d’inflexion au milieu des années 1970,
moment où les courbes se mettent à suivre des trajectoires
opposées: la productivité continue à grimper, tandis que les
salaires demeurent stagnants. Je reviendrai sur ce point, mais il
s’agit en tout cas de la ligne de démarcation entre ces deux
périodes. La première, qui s’étend de 1945 à 1970, est décrite
tour à tour comme celle du capitalisme régulé, du libéralisme
intégré, voire comme l’âge d’or du capitalisme ou l’ère du
capitalisme à visage humain.
Que se passe-t-il au cours de cette première période?
L’économie mondiale est placée sous la coupe du système de
Bretton Woods. Juste avant la fin de la Seconde Guerre
mondiale, quelque 700 délégués se réunissent à Bretton
Woods, dans le New Hampshire, pour y concevoir un système
monétaire censé régir les relations économiques, et donc
politiques, entre les États-nations dans l’après-guerre. La
conférence de Bretton Woods établit un cadre pour le
commerce international et le développement. Certaines
institutions voient le jour à cette occasion: le Fonds monétaire
international (FMI), la Banque internationale pour la
reconstruction et le développement (BIRD, ancêtre de la
Banque mondiale), ainsi que l’accord général sur les tarifs
douaniers et le commerce (GATT), auquel succédera
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Toutes ces
institutions financières qui dicteront bientôt la marche de
l’économie mondiale sont créées ou, du moins, ébauchées lors
de la conférence de Bretton Woods.
L’écart entre la productivité et le salaire
moyen s’est considérablement accru
depuis 1979
Croissance de la productivité et croissance de la
rémunération horaire de 1948 à 2018

Note: les données portent sur la rémunération (salaires


et avantages) des travailleurs de production et sans
charge de supervision dans le secteur privé, et sur la
productivité nette de l’économie totale. «Productivité
nette» désigne la croissance de la production de biens et
de services, moins l’amortissement par heure travaillée.
Source: analyse de l’Economic Policy Institute à partir
de données non publiées du Bureau of Labor Statistics
(BLS), et des comptes nationaux des revenus et des
produirs du Bureau of Economic Analysis sur la
productivité de l’économie totale et les salaires.
L’élément central de ce système reposait sur le fait que les
échanges commerciaux entre les pays s’effectueraient sur la
base de taux de change fixes. Une monnaie ne s’écarterait pas
de plus de 1 % d’un taux fixe, c’est-à-dire fixé d’après une
monnaie gagée sur l’or. De cette façon, la valeur d’une
monnaie ne pourrait pas, dans les faits, s’écarter de plus de
1 % de sa valeur en or. Les monnaies seraient gagées sur le
dollar américain, lui-même gagé sur l’or. Les États-Unis
détenaient à l’époque environ deux tiers de l’or en circulation
dans l’économie mondiale. L’or est donc devenu l’étalon, et la
fixation du dollar américain sur cet or est devenue le moyen
d’établir la valeur des autres monnaies.
Le modèle était alors celui d’une économie mondiale
relativement ouverte, quoiqu’il existât des tarifs douaniers, des
tarifs protectionnistes, et des obstacles à la libre circulation des
capitaux. Il faut rappeler qu’en 1944, alors que la Seconde
Guerre mondiale touchait à sa fin, les États-Unis étaient de
loin la plus grande puissance économique de la planète, et
pouvaient donc imposer de nombreuses dispositions de ces
accords. Cette position privilégiée a permis aux États-Unis de
réaliser des investissements directs à l’étranger, notamment
dans les nouveaux pays émergents en voie de décolonisation,
mais elle a entraîné une autre conséquence qui deviendrait
ensuite un obstacle: elle a ouvert le marché américain aux
marchandises en provenance d’Europe et du Japon, et a
stimulé une forte croissance au sein des économies capitalistes
autour du monde. Néanmoins, tout cela ne constituait pas
encore un problème au moment de la conférence de Bretton
Woods. La domination des États-Unis était en effet trop
écrasante pour qu’ils envisagent cette menace.
Cette période a été marquée par une forte implication du
gouvernement dans l’économie. Pour commencer, les
décisions sur les plans économique et fiscal s’inscrivaient dans
une série de politiques keynésiennes destinées à maintenir un
faible taux de chômage et un taux d’inflation raisonnable. La
principale caractéristique d’une économie keynésienne réside
dans la gestion de la demande. Autrement dit, si la demande se
met à fléchir, un acteur externe, généralement l’État, doit
intervenir pour stimuler l’économie. Cette approche théorique
de l’économie a donc perduré tout au long de cette période,
avant d’être discréditée au cours de la suivante. Son modèle
est celui d’une économie basée sur la demande, par opposition
à une économie basée sur l’offre.
Le gouvernement réglementait les principales industries. Il
encadrait le secteur financier. Il existait une réglementation
sociale, qui s’appliquait pour la première fois à
l’environnement, à la protection du consommateur, ainsi qu’à
la sécurité et à la santé au travail. Ces règles sont devenues
partie intégrante du tissu social des sociétés. Les lois antitrust
étaient appliquées de façon plus stricte – relativement plus
stricte, en tout cas. Le gouvernement prenait soin de fournir
des biens et des services publics de qualité, dont des
infrastructures. La construction du réseau d’autoroutes inter-
États date de cette époque, tout comme le G.I. Bill.
Cette période est aussi marquée par l’apparition des
premières banlieues résidentielles, et par l’ouverture de
nouvelles zones géographiques des États-Unis au
développement. Déjà à cette époque, on observe des
mouvements de capitaux de la Rust Belt, cœur de l’industrie
traditionnelle situé dans le nord du Midwest, vers la Sun Belt,
ce qui entraîne d’importantes répercussions sur le plan des
rapports entre capital et force de travail. Pour le dire
autrement, le centre historique de l’activité économique
affichait un important taux de syndicalisation. Le sud, le sud-
ouest et l’ouest des États-Unis ne pouvaient en dire autant, ce
qui change entièrement la donne.
Je n’épiloguerai pas sur la fourniture de biens publics, mais
on imagine aisément dans quelle mesure la création d’une
société de consommation dépendait à plus d’un égard
d’évolutions telles que la suburbanisation et la fragmentation,
si j’ose dire, de la population en foyers individuels. La notion
du rêve américain, que j’ai déjà évoquée, revêt tout son sens
au cours de cette période, et il n’est guère difficile de voir
combien celui-ci est étroitement lié à la consommation de
masse. Chacun doit en effet meubler sa maison et se procurer
toutes les choses qu’il est devenu possible de fabriquer dès
lors que la production a cessé de servir les objectifs de guerre.
Cette période voit également naître l’État providence, sous
la forme de la Sécurité sociale, des programmes Medicare et
Medicaid et de l’assurance chômage. Ces mesures
s’inscrivaient dans les mécanismes du New Deal visant à
sauver le capitalisme des capitalistes. La Grande Dépression
avait donné lieu à une grande agitation sociale. Si la guerre
avait finalement permis à l’économie de sortir du marasme,
des améliorations demeuraient nécessaires dans d’autres
domaines. Des systèmes de protection sociale ou d’assurance
maladie ont donc été mis sur pied pour sauver le capitalisme
des capitalistes.
J’aimerais enfin souligner, surtout au vu de récents articles
sur l’imposition parus dans la presse, qu’un régime d’impôt
sur le revenu très progressiste prévalait à cette époque. Pour
être plus précis, en 1944, le taux d’imposition marginal le plus
élevé atteignait 94 %. Après s’être maintenu à près de 90 %
durant les deux décennies suivantes, il n’a chuté en dessous de
70 % qu’au tournant des années 1980. Le type de propositions
aujourd’hui présentées par Elizabeth Warren ou Alexandria
Ocasio-Cortez ne sont donc pas sans précédent historique. La
productivité a en outre atteint à cette période des sommets
inédits, autant d’éléments à garder à l’esprit devant les débats
que suscitent ce genre de propositions fiscales.
Les conventions collectives entre les entreprises et les
syndicats jouaient également un rôle important à cette période.
Le marché du travail était constitué dans une large proportion
d’emplois stables et durables. Très souvent, lorsqu’une
personne décrochait un emploi ou exerçait une profession, elle
n’en changeait plus pour le reste de sa vie. On ne sautait pas
d’un emploi à un autre comme aujourd’hui.
Le secteur des entreprises présentait lui-même
d’intéressantes particularités. Il n’était pas le théâtre d’une
guerre des prix ou d’une concurrence acharnée. On devenait
généralement PDG d’une grande société en gravissant ses
échelons, et non après avoir été débauché d’une société rivale
par des chasseurs de têtes. Les règles bureaucratiques,
davantage que les impératifs économiques, régissaient bon
nombre de relations au sein des grandes sociétés, aussi la
promotion interne et l’ancienneté comptaient-elles pour
beaucoup dans la dynamique d’une entreprise. Ces relations
changent au cours de la période suivante.
Fait très important, à cette période, les institutions
financières s’emploient surtout à fournir du financement à des
entreprises non financières et à des ménages. La finance avait
en effet pour rôle d’huiler les rouages du reste de l’économie.
On considérait qu’en investissant, on permettrait à des gens de
se lancer dans la production, laquelle se traduirait par la
création d’emplois, de rendement, etc. Cette situation va elle
aussi changer.
Voici une question à propos de cette période (1945 à 1970):
pourquoi le capital s’est-il accommodé de ce système, que l’on
appelle le «capitalisme régulé»? Pourquoi les capitalistes
l’ont-ils approuvé? Tout d’abord, les épreuves de la Grande
Dépression ont suscité une importante recrudescence des
mouvements ouvriers aux États-Unis et dans bien d’autres
parties du monde. Pour résumer, l’aversion pour le capitalisme
provoquée par la Grande Dépression a pris une tournure
extrêmement politique. Les gens ont commencé à se mobiliser
en s’appuyant essentiellement sur la solidarité entre
travailleurs. Des ouvriers ont lancé des campagnes pour la
reconnaissance syndicale dans les secteurs de l’automobile, de
la métallurgie, du pneu, de l’électricité, de la fabrication de
machines, du transport routier et du débardage. Des conflits
acharnés et souvent violents ont permis à la main-d’œuvre
d’équilibrer peu à peu le rapport de forces dans certains
secteurs, contraignant nombre de grandes sociétés à
reconnaître dans les syndicats des partenaires de négociation
et, généralement, à conclure des accords.
Lorsque les États-Unis sont entrés dans la Seconde Guerre
mondiale, les dirigeants syndicaux ont accepté une trêve,
s’engageant à ne pas déclencher de grève tant que durerait le
conflit. Ils consentaient en substance à soutenir l’économie
pendant la guerre. Au cours de celle-ci, dans une situation de
plein-emploi où le succès de l’effort de guerre reposait sur la
coopération des travailleurs, les syndicats ont vu leur nombre
d’adhérents grimper et ils ont obtenu des avantages
supplémentaires, dont le précompte des cotisations, des
procédures de règlement des griefs, la prise en compte de
l’ancienneté comme critère de promotion et de protection
contre les licenciements. Cette période voit donc les classes
laborieuses consolider un certain nombre d’acquis.
Les États-Unis s’étaient sortis de la Grande Dépression en
se lançant dans la production de guerre. Beaucoup redoutaient
qu’une fois le conflit mondial terminé, le pays connaisse une
nouvelle dépression, accompagnée de ses corollaires, dont
l’agitation sociale et politique. Outre les effets économiques, le
monde des affaires craignait que de telles conditions favorisent
la propagation du socialisme et du communisme, des craintes
non dénuées de fondement. Les partis socialistes et
communistes étaient devenus des forces politiques majeures
dans de nombreux pays ainsi que, dans une moindre mesure,
aux États-Unis. Partout en Europe et en Asie, les partis
socialistes et communistes réalisaient des avancées notables.
Du reste, par rapport à aujourd’hui, une plus grande partie
de la planète vivait sous un régime communiste. Au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, un tiers de la population
mondiale était dirigé par un gouvernement communiste
(principalement en Chine et en URSS). Il existait, du moins
dans l’imaginaire, une voie différente qui obligeait à des
concessions. Nous avons parlé de la difficulté de nourrir ce
type d’imaginaire dans le monde. Et je parle bien de
«communiste» entre guillemets. Ces régimes n’étaient
aucunement communistes, pour des raisons que j’ai évoquées,
mais ils prétendaient l’être de façon rhétorique, d’où une
certaine tension entre l’Ouest et le reste du monde.
Dès l’aube du XXe siècle, mais surtout après les révolutions
russes de 1905 et de 1917, la chasse aux rouges et la
répression virulente des communistes, des socialistes et des
responsables syndicaux vont bon train. Cette répression
s’accentue terriblement dans l’après-Seconde Guerre mondiale
en raison du maccarthysme et d’autres phénomènes
apparentés. Le droit du travail est fragilisé par la législation.
Par exemple, l’adoption du Taft-Hartley Act (auquel, faut-il
préciser, le président Truman a opposé un veto qui a été
contourné en 1947) signifiait entre autres l’interdiction du
boycottage secondaire, un dispositif prisé des syndicats qui
pouvait s’avérer très efficace. Pour en résumer le principe,
lorsqu’un syndicat déclenchait une grève, d’autres syndicats
pouvaient arrêter le travail en solidarité. Eh bien, la loi Taft-
Hartley a notamment proscrit cette tactique.
Alors que le monde s’enfonçait dans la guerre froide, le très
conservateur Congress of Industrial Organizations (CIO),
encore distinct à cette époque de l’American Federation of
Labor (AFL), a entrepris de s’opposer aux responsables
syndicaux les plus à gauche. L’AFL-CIO a en définitive prêté
son concours à la chasse aux communistes, ce qui l’a conduit à
exclure de ses rangs plusieurs grands syndicats nationaux
dirigés par des communistes et d’autres gens de gauche en
1949 et 1950.
Mille neuf cent quarante-neuf a bien sûr été une année
charnière quant au prétendu «effet domino». Noam Chomsky a
parlé du moment où les États-Unis ont «perdu» la Chine,
comme s’ils l’avaient possédée jusque-là. J’ai évoqué pour ma
part le style paranoïaque de la politique américaine. La
Révolution chinoise et la «perte» de la Chine ont encore
alimenté cette frénésie antisocialiste et anticommuniste. Celle-
ci a notamment conduit au licenciement de nombreux militants
syndicaux de gauche. Les syndicats ont été très affaiblis et
déradicalisés, en particulier aux États-Unis. En quoi cette
situation explique-t-elle le fait que les capitalistes aient
consenti à l’entrée en vigueur de conventions collectives?
Dans ces circonstances (les syndicats étant affaiblis et leurs
éléments les plus radicaux éliminés), les capitalistes ont jugé
la négociation préférable à l’ingérence gouvernementale. Tout
particulièrement si cette dernière revêtait la forme d’une
participation plus active du gouvernement à la gestion de
l’économie, par la nationalisation d’industries ou d’autres
types de mécanismes. Compte tenu de ces possibilités, les
capitalistes préféraient nettement engager le dialogue avec des
représentants syndicaux modérés. En Europe, par contraste, les
mouvements de travailleurs ont joué tout au long de cette
période un rôle politique beaucoup plus radical, appuyant les
partis socialistes et communistes qui appelaient à une
intervention accrue de l’État dans la vie économique, tout en
aspirant à remplacer le capitalisme par le socialisme. On peine
à l’imaginer aujourd’hui, bien qu’elle fasse l’objet d’un certain
regain d’intérêt, mais cette aspiration était alors largement
répandue.
Les capitalistes et les représentants des travailleurs ont donc
entamé d’importantes négociations, qui portaient avant tout
sur les salaires et les conditions de travail. Amorcées pendant
la Seconde Guerre mondiale, au moment où les ouvriers
s’étaient engagés à renoncer aux grèves ou à toute demande
excessive aussi longtemps que durerait le conflit, les
négociations se sont poursuivies par la suite. Le gâteau était
désormais plus gros. Avec la hausse de la productivité, il
devenait possible de le partager de façon plus équitable. Les
petites entreprises s’avéraient les moins disposées à négocier.
En l’occurrence, les grandes entreprises n’avaient aucune
difficulté à verser des salaires conventionnels ou à adhérer à
des programmes gouvernementaux, que ceux-ci soient destinés
à la protection des travailleurs ou à la préservation de
l’environnement (l’internalisation de certaines externalités).
Mais les petites entreprises, qui réalisent une marge très
faible (et elles sont nombreuses à déclarer faillite la première
année) ont plus de difficulté à adhérer à ce type d’ententes.
Signalons au passage que les grandes entreprises ont
quelquefois recours à ce genre de dispositifs pour éliminer de
plus petites concurrentes tout en se donnant une image
vertueuse. Autrement dit, de grandes sociétés militeront pour
de meilleures conditions de travail ou de plus rigoureuses
mesures environnementales, certaines de pouvoir facilement
en assumer le coût, alors que de plus petites entreprises en
seront incapables et mettront la clé sous la porte. Le
capitalisme ne manque décidément pas de traits sympathiques.
Ces négociations, comme on l’a vu, ont abouti à un partage
plus équitable des résultats de la productivité alors en hausse.
Au cours de la période 1945-1970, les relations entre le capital
et la main-d’œuvre sont caractérisées par des attentes plus
élevées et des acquis plus importants. Que se passe-t-il alors
pour que les choses se mettent à changer? À quoi doit-on cette
transition du capitalisme régulé vers le néolibéralisme? En un
mot, le capital a commencé à enregistrer une baisse du taux de
profit. Pour comprendre cette situation, il faut en examiner les
raisons.
Tout d’abord, la forme capitaliste elle-même est en proie à
une série de conflits internes. Des conflits entre le capital et la
main-d’œuvre éclatent et ont souvent pour cause l’évolution
des conditions du processus de production. Devant la chute
des taux de profit, les capitalistes tentent d’imposer de
nouvelles conditions de travail. L’accélération des cadences, la
dangerosité des tâches et l’inégale répartition des profits
suscitent une importante agitation de la part des travailleurs.
Les citoyens s’opposent au capital dans le cadre de la
prestation d’aides sociales et de plaintes relatives à certaines
externalités, à la pollution et à des produits dangereux. La note
de service Powell[116] en fournit une illustration partielle. La
réaction de Lewis Powell à l’enquête de Ralph Nader[117], par
exemple, marque le début d’un contrecoup capitaliste à
l’encontre du mouvement de protection des consommateurs
(et, plus largement contre d’autres initiatives de protection
sociale), de la sécurité automobile, etc. Le capital commence à
voir les coûts s’accumuler.
La raréfaction des ressources et la hausse du prix du pétrole
introduisent une concurrence avec d’autres pays développés,
dont les économies ont le vent en poupe. La fin de cette
période coïncide avec la création de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP) et la hausse du prix du baril.
En outre, la concurrence s’accroît entre les capitalistes états-
uniens et ceux des pays développés et en développement,
notamment en Europe de l’Ouest et au Japon. L’industrie
automobile en offre une parfaite illustration. Les constructeurs
automobiles des États-Unis se mettent alors à subir une
concurrence féroce de la part de leurs homologues européens
et surtout japonais. Il s’agit, comme je l’ai dit, d’une
conséquence imprévue (ou, du moins, sous-estimée en 1944)
des accords de Bretton Woods. L’ouverture de l’économie
mondiale aux investissements directs à l’étranger des États-
Unis s’est en effet accompagnée de son inévitable corollaire:
l’ouverture de l’économie états-unienne aux investissements
étrangers et à la pénétration réciproque du marché américain.
Cette augmentation des coûts pour le capital a entraîné une
baisse du taux de profit, une stagnation de la productivité, une
montée de l’inflation, une hausse du chômage et
l’effondrement du système de Bretton Woods. Elle a donné
lieu au «choc Nixon», une série de mesures économiques
mises en œuvre par ce président qui mettaient notamment fin à
la convertibilité du dollar américain en or. Le reste des
économies de la planète, cessant de fait d’être gagées sur l’or,
devenaient par conséquent adossées à des monnaies
fiduciaires. Je doute que quiconque, peu importe son âge, s’en
souvienne, mais on pouvait autrefois lire sur la monnaie
américaine «Échangeable contre de l’or». Cette formule a
ensuite été modifiée pour «Échangeable sur demande».
Aujourd’hui, les billets et les pièces n’indiquent plus que «In
God We Trust» (En Dieu nous avons foi), puisque le dollar
américain est désormais une monnaie fiduciaire. Il est
important de le savoir.
Cette situation a provoqué un chaos économique et
monétaire mondial qui n’est pas étranger à la déstabilisation
observée durant cette période. Une nouvelle série d’accords
était nécessaire pour permettre au capital de poursuivre son
accumulation et son expansion. Entre en scène le
néolibéralisme. À partir de ce moment et jusqu’à aujourd’hui
(même si ce modèle tend à sérieusement se fissurer), comment
la forme néolibérale du capitalisme s’est-elle érigée en sens
commun? Certains des principes du néolibéralisme sont aussi
anciens que le capitalisme lui-même, et les fondements de sa
forme contemporaine ont été posés dès les années 1940. Une
coterie d’adeptes passionnés, composée pour une large part
d’économistes, d’historiens et de philosophes du monde
universitaire, s’était formée autour du philosophe politique de
renom Friedrich von Hayek pour créer la Société du Mont-
Pèlerin, du nom de la station thermale suisse où s’est tenue sa
première conférence.
La Société du Mont-Pèlerin, soit dit en passant, existe
toujours. Elle s’est réunie pour la première fois en 1947. Parmi
ses membres les plus éminents figuraient Hayek, Ludwig von
Mises, l’économiste Milton Friedman et même, pendant un
certain temps, le célèbre philosophe Karl Popper. On peut lire
dans sa déclaration inaugurale des mots qui nous sont
aujourd’hui familiers: «Les valeurs fondamentales de la
civilisation sont menacées.» Je rappelle que cette déclaration
est rédigée juste après la Seconde Guerre mondiale, les
sentiments exprimés dans le rapport NSC 68 (1950) et le
discours du rideau de fer de Churchill (1946) sont donc
largement répandus. L’antagonisme qui se dessine alors entre
l’Est et l’Ouest est ensuite représenté dans des déclarations
comme celle-ci.
Les valeurs fondamentales de la civilisation sont menacées.
Dans bien des endroits sur la planète, les conditions
essentielles de la dignité et de la liberté humaines ont déjà
disparu. Dans d’autres, elles sont sans cesse menacées par
l’émergence des tendances politiques actuelles. Le statut de
l’individu et l’association volontaire sont progressivement
minés par l’extension du pouvoir arbitraire. La liberté de
pensée et d’expression, ce bien le plus précieux de l’homme
occidental, est elle-même menacée par la diffusion de
croyances qui, revendiquant le privilège de la tolérance
lorsqu’elles sont minoritaires, ne cherchent qu’à établir une
position de pouvoir qui leur permet de censurer et
supprimer tous les points de vue à l’exception des leurs.
Le NSC 68 et, plus tard, la note de service Powell, feront
fortement écho à ces propos. On peut lire ensuite:
Le groupe estime que ces évolutions ont été favorisées par
la progression d’une vision de l’histoire basée sur la
négation de tout principe moral absolu, ainsi que sur le
développement de théories qui remettent en question la
nécessité de la primauté du droit. Le groupe maintient du
reste que ces évolutions ont été favorisées par le déclin de la
foi accordée à la propriété privée et au marché
concurrentiel. En effet, sans le pouvoir et l’esprit
d’initiative propres à ces institutions, il est difficile
d’imaginer une société dans laquelle la liberté pourrait être
effectivement préservée[118].
Je renvoie à mes remarques antérieures à propos de la
conception que de tels groupes se font de la liberté. Ils veulent
parler d’une forme très restreinte de liberté économique.
Hayek, auteur d’essais de référence tels que La constitution de
la liberté et La route de la servitude, attachait une importance
fondamentale à la bataille pour les idées. Il est indispensable
de comprendre que le groupe réuni au mont Pèlerin avait déjà
profondément conscience des façons dont le sens commun doit
être inculqué et stimulé. Ainsi que du fait qu’il faudrait sans
doute au moins une génération pour remporter cette bataille,
non seulement contre le marxisme, mais aussi contre le
socialisme, la planification étatique et l’interventionnisme
keynésien. Je rappelle que durant toute la période 1945-1970,
le keynésianisme tenait lieu de sens commun dominant.
Le courant néolibéral est d’abord demeuré aux marges des
mondes politique et universitaire. Son influence ne s’est fait
sentir qu’à partir des chaotiques années 1970, moment où des
gens, les capitalistes surtout, se sont mis à chercher de
nouvelles stratégies pour favoriser l’accumulation. Les idées
néolibérales se sont alors retrouvées sur le devant de la scène,
en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne sous les
administrations Reagan et Thatcher. Aux États-Unis,
cependant, des ébauches de ces politiques avaient déjà été
mises en œuvre sous l’administration Carter.
Ces idées ont été entretenues dans le cadre de différents
groupes de réflexion, dont certains, comme l’Institute of
Economic Affairs à Londres ou l’Heritage Foundation à
Washington, émanaient directement de la Société du Mont-
Pèlerin. Leur influence a en outre commencé à grandir au sein
du monde universitaire, notamment à l’université de Chicago,
où Milton Friedman était une figure. La théorie néolibérale a
acquis une aura de respectabilité universitaire lorsque Hayek a
reçu le prix Nobel d’économie en 1974, suivi par Friedman et
six autres économistes affiliés à la Société du Mont-Pèlerin en
1976. Les principes néolibéraux semblaient avoir décroché
leurs lettres de noblesse.
Soulignons toutefois que cette distinction, bien qu’associée
à l’illustre nom d’Alfred Nobel, n’a pas été créée par le
testament de ce dernier et relève strictement des prérogatives
de l’élite bancaire suédoise. Peter Nobel, petit-fils d’Alfred, a
d’ailleurs déclaré que son grand-père n’aurait jamais souhaité
décerner un prix pour une activité qui privilégierait les profits
aux personnes. Hayek lui-même estimait qu’il ne devrait pas
exister de prix en économie, et il l’a fait savoir dans le
discours qu’il a prononcé lorsqu’on lui a remis le prix en 1974.
Dans sa préface à l’édition de 1982 de Capitalisme et
liberté, Milton Friedman demande:
Quel est alors le rôle d’ouvrages tels que celui-ci? Il est
double, à mon avis. D’abord, c’est celui d’alimenter le
débat. […] Ensuite, et surtout, c’est celui de préserver la
notion de choix jusqu’à ce que les circonstances rendent le
changement nécessaire. Il règne une inertie colossale [une
autre désignation pour le sens commun existant] – une
dictature du statu quo – dans les structures privées et
surtout gouvernementales. Seule une crise – qu’elle soit
réelle ou perçue comme telle – pousse à un véritable
bouleversement. Lorsque cette crise se produit, les mesures
qui sont prises dépendent des idées qui sont dans l’air du
temps[119].
Qui a lu La stratégie du choc, de Naomi Klein, se souviendra
peut-être qu’elle revient sur cette notion voulant que ce soient
les idées dans l’air du temps qui, en temps de crise, tendent à
s’imposer. Friedman suggère ici que ces idées, que les
néolibéraux s’employaient à concevoir depuis les années 1940,
n’attendaient qu’un moment propice pour être adoptées et
intégrer le sens commun. «C’est là, je crois, notre rôle
principal: développer des alternatives aux politiques existantes
et les maintenir actuelles jusqu’à ce que le politiquement
impossible devienne le politiquement inévitable[120].»
Il écrit en outre: «Même si les idées présentées dans les
deux ouvrages sont encore loin de faire l’objet d’un consensus,
au moins sont-elles à présent respectées par la communauté
intellectuelle, et très probablement devenues presque banales
aux yeux du grand public[121].» Nous sommes alors en 1982,
soit peu après l’arrivée au pouvoir de Reagan, moment où ces
idées commencent en effet à acquérir une influence politique
considérable.
Tournons-nous à présent vers la note de service Powell, qui
a contribué à la promulgation du néolibéralisme en tant que
sens commun. Elle constitue l’une des premières tentatives
visant à encourager la communauté des affaires à se lancer
dans la production active d’un nouveau sens commun. La note
s’y emploie de façon délibérée, non seulement par son
contenu, mais aussi par son style rhétorique. Selon Noam
Chomsky, qui reviendra sans doute sur ce point, «elle semble
être l’œuvre d’un enfant pourri gâté qui, bien qu’il possède
99 billes sur 100, se sent défavorisé parce qu’il lui manque la
centième».
Dans sa note, Powell soutenait que le système de la libre
entreprise, le capitalisme, était menacé. Il n’avait pas tort. Les
capitalistes étaient alors attaqués de toutes parts. Je rappelle
qu’il s’agissait d’une note de service confidentielle, dont le
contenu n’a été révélé que plus tard, à l’intention du président
de la Chambre de commerce des États-Unis, dans laquelle
Powell exhorte cette dernière à s’engager sur le terrain
politique pour défendre le système de la libre entreprise.
«La Chambre de commerce des États-Unis devrait mener
une offensive visant les principales institutions, les universités,
les écoles, les médias, l’édition et les tribunaux afin
d’influencer les opinions de chacun en ce qui a trait aux
grandes sociétés, au droit, à la culture et à l’individu[122].» Les
entreprises états-uniennes, suggérait Powell, ne manquaient
pas de ressources pour entreprendre un tel effort, en particulier
si elles faisaient front commun. La communauté des affaires
pourrait se révéler bien plus efficace si ses membres se
mettaient à penser comme une même classe, plutôt qu’à titre
de firmes et de sociétés distinctes. La Chambre de commerce
des États-Unis a relevé ce défi avec brio.
La Chambre a élargi son assise, et le nombre de ses
entreprises membres est passé d’environ 60 000 en 1972 à plus
de 250 000 seulement dix ans plus tard. Le principe
fondamental consistait à tirer parti de la rhétorique de la liberté
individuelle, entendue en termes économiques fort restreints
(bien qu’on ne l’ait pas formulé ainsi), dans le but de faire
rempart à toute forme de collectivisme, en premier lieu aux
syndicats et au syndicalisme, mais également à la moindre
notion postulant la nécessité ou le bien-fondé d’un bien public
ou de biens publics. Le programme de privatisation du
néolibéralisme est destiné, à court comme à long terme, à
réduire les attentes quant à l’existence même d’un bien public.
Cette stratégie suppose bien sûr de limiter les prétendues
«interventions inappropriées» de l’État dans l’économie. Je
rappelle néanmoins que le modèle néolibéral reste entièrement
dépendant des constantes interventions de l’État.
La Business Roundtable est une autre organisation mise sur
pied dans le sillage de la note Powell. Ce regroupement de
dirigeants «engagés dans la quête acharnée de pouvoir
politique pour les grandes sociétés» a vu le jour en 1972. Il
n’est donc plus seulement question de produire un sens
commun dominant, mais de s’immiscer dans la sphère
politique. Les grandes sociétés impliquées comptaient pour
environ la moitié du PIB des États-Unis au cours des années
1970. Elles consacraient près de 900 millions de dollars par an
à des enjeux de nature politique, une somme colossale pour
l’époque.
Certaines de ces ressources étaient destinées à la création de
groupes de réflexion (l’une des stratégies préconisées par
Powell) où germeraient les idées appelées à s’inscrire «dans
l’air du temps», comme l’avait recommandé Friedman. Les
groupes de réflexion diffusaient en outre leurs idées par le
biais de bureaux de conférenciers, la rédaction d’articles
d’opinion, etc. On compte parmi ces groupes l’American
Enterprise Institute, dont la fondation remonte en fait aux
années 1940, l’Heritage Foundation, fondée en 1973 par
Adolph Coors, et le Center for the Study of American
Business. Tous ont été mis sur pied avec le soutien de grandes
sociétés.
Au cours des années 1970, le monde des affaires a renforcé
sa capacité à agir en tant que classe, comme l’avait suggéré
Powell. L’axe principal de sa stratégie politique a pris la forme
d’un intérêt commun pour le rejet des projets de loi, que ceux-
ci aient pour objet la protection du consommateur, celle de
l’environnement ou la réforme du droit du travail, au profit
d’une législation fiscale, réglementaire et antitrust qui lui soit
favorable. Les grandes sociétés parlaient d’une seule voix et
avaient un programme. À partir de 1976, la Cour suprême a
rendu une série de décisions déterminantes qui s’inscrivaient
dans la continuité d’une interprétation erronée de la fin des
années 1870 conférant le statut de personne morale aux
grandes sociétés.
Permettez-moi de souligner quelques éléments relatifs à
notre sujet. Cette série de décisions reconnaissait pour la
première fois aux grandes sociétés le droit de verser des
contributions financières illimitées aux partis politiques et aux
comités d’action politique (PAC). Encore méconnus au début
des années 1970, ces comités se sont multipliés, leur nombre
passant de 89 en 1974 à près de 1 500 en 1982. Les
contributions étaient protégées par le premier amendement,
qui garantit aux personnes – dans ce cas précis, les grandes
sociétés – le droit à la liberté d’expression.
Les grandes sociétés ont obtenu ce droit à la suite du
jugement prononcé dans l’affaire First National Bank of
Boston c. Bellotti. L’un des avis juridiques décisifs a été rédigé
par Lewis Powell, que Nixon venait alors de nommer juge à la
Cour suprême (1978). J’invite quiconque le souhaite à
consulter l’avis dissident rédigé par le juge William Rehnquist,
où il tente de remettre en cause les précédents historiques
accordant aux grandes sociétés les mêmes droits qu’aux êtres
humains.
Les donateurs, qui versaient dans les années 1970 des
contributions aux PAC des deux principaux partis, se sont mis
à pencher fortement vers le Parti républicain. Les démocrates,
du moins à cette époque, étaient davantage tiraillés entre la
nécessité de soutenir leur base ouvrière et celle de courtiser les
grands donateurs. Ce dilemme ne semble plus tant les
préoccuper aujourd’hui. Le montant maximal des dons aux
PAC était alors fixé à 5 000 dollars. Par conséquent, les gens
qui souhaitaient œuvrer pour le changement devaient
manifester une forme de solidarité de classe et mettre leurs
fonds en commun. La base politique du Parti républicain a
alors commencé à se confondre avec la droite chrétienne.
L’organisation Moral Majority, fondée par Jerry Falwell,
constituait le premier produit politique de cette alliance. Elle
s’est emparée de la question raciale afin de séduire les
membres de la classe laborieuse blanche, susceptibles de se
croire laissés pour compte et désavantagés par la
discrimination positive et d’autres mesures du même type.
Nous verrons comment le droit à l’avortement est devenu l’un
des thèmes centraux de cette alliance, notamment lorsqu’il
sera question de l’essor des mouvements sociaux. Si la base
politique pouvait être mobilisée autour de thématiques
positives comme la religion ou le nationalisme culturel, elle
pouvait aussi l’être au moyen d’un racisme, d’une homophobie
et d’un antiféminisme plus négatifs et sous-entendus (même
s’ils tendent à être de moins en moins implicites, pouvant
même se révéler sans équivoque). Cette coalition se parait de
beaux atours, mais elle possédait également son côté sombre.
Pour les partisans de cette alliance, les gens ne souffraient
pas des conséquences du capitalisme ou de l’application du
modèle néolibéral à l’économie politique. Les véritables
responsables étaient les tenants de la gauche libérale, qui
avaient fait un usage excessif du pouvoir étatique afin
d’accéder aux demandes de groupes d’intérêts. Certaines
personnes sont convaincues que d’autres leur passent devant.
Ces personnes ont travaillé dur. Elles ont joué le jeu. Pourtant,
elles peinent à joindre les deux bouts. Eh bien, plutôt que
d’attribuer cet échec à la nature même du système, elles
préfèrent rejeter la faute sur ces «autres» qui, sans l’avoir
mérité, leur paraissent plus avantagés qu’elles.
Il a émergé de tout cela une structure politique assez
élémentaire. Le Parti républicain pouvait mobiliser des
ressources financières considérables et convaincre sa base
populaire de voter contre ses propres intérêts matériels pour
des motifs culturels ou religieux. Le Parti démocrate, de son
côté, ne pouvait se permettre de satisfaire aux besoins
matériels de sa base populaire traditionnelle – par exemple
dans le cadre d’un système national de santé – parce qu’il
craignait de déplaire à sa nouvelle classe de donateurs en
réinstaurant un régime fiscal véritablement progressiste. Cette
asymétrie a permis au Parti républicain d’asseoir plus
solidement son hégémonie politique au cours de cette période.
L’élection de Reagan en 1980 n’a marqué que la première
étape du long processus de consolidation du cadre politique
nécessaire à la mise en œuvre de ces politiques économiques
néolibérales, poursuivie sans relâche depuis, autant sous
administration républicaine que démocrate. Les politiques de
Reagan procédaient d’une volonté systématique de réduire à
néant la portée et le contenu de la réglementation fédérale sur
les plans de l’industrie, de l’environnement, des conditions de
travail, des soins de santé et de la relation entre acheteur et
vendeur. Les compressions budgétaires, la déréglementation et
la nomination de personnel favorable à l’industrie et hostile à
la réglementation à des postes clés des agences chargées de
veiller à ces questions (ce qui vous rappellera peut-être
quelque chose) ont été les principaux moyens employés à cette
fin.
Qu’est-ce qui caractérise cette période du néolibéralisme?
J’aimerais dresser certains parallèles avec la période
précédente. À l’échelle de l’économie mondiale, on observe la
levée des obstacles à la circulation des marchandises, des
services, du capital et de la monnaie par-delà les frontières
nationales. La circulation des travailleurs, cependant, doit
simultanément être entravée: en effet, si ces derniers étaient
libres de parcourir le globe en quête de meilleures conditions
de travail, le système se déréglerait.
Le rôle du gouvernement dans l’économie se situe à
l’opposé de l’approche keynésienne de la période précédente.
Cette nouvelle période se distingue par la fin du soutien à la
demande globale, la déréglementation des industries de base et
du secteur financier, l’allègement des réglementations de
toutes sortes, le relâchement dans l’application des règles
antitrust, la privatisation et le recours à la sous-traitance des
biens et des services publics, la suppression des programmes
de sécurité sociale ou les coupes dans leur budget, et les
réductions d’impôts pour les entreprises et les plus riches.
Les taux d’imposition marginaux, qui pouvaient atteindre
90 % pour les personnes les mieux rémunérées dans les années
1950, ont chuté à 28 % en 1988. Il reste en outre à déterminer
si cet impôt est effectivement acquitté. Après une légère
hausse, les taux s’apprêtent de nouveau à baisser. Le taux
d’imposition des sociétés est passé de 50 % à 34 %. Le taux
d’imposition sur les gains en capital a chuté de 30 % à 15 %.
Voilà en substance le programme permanent du
néolibéralisme.
La période est aussi marquée par des changements sur le
plan des rapports entre le capital et la main-d’œuvre. Les
conventions collectives sont reléguées aux oubliettes, quand
elles ne sont pas la cible d’attaques délibérées et toujours
d’actualité. Il en résulte une spectaculaire précarisation des
emplois, et des gens qui comptaient autrefois sur un emploi
stable et durable s’attendent désormais à connaître une grande
instabilité au cours de leur vie professionnelle.
Le secteur privé est lui-même le théâtre d’une concurrence
effrénée, qui conduit notamment à la constitution de
monopoles et de conglomérats. En cette période néolibérale,
une grande société tend à recruter ses dirigeants à l’externe.
Autrement dit, elle fait appel aux services de chasseurs de
têtes. Les principes du marché l’emportent sur les règles
bureaucratiques dans le fonctionnement interne de l’entreprise.
Dès lors, chacun de ses échelons doit se révéler profitable et
concurrentiel.
Les institutions financières se tournent vers de nouveaux
types d’activités et deviennent relativement indépendantes du
secteur non financier. Cette évolution est décisive. Une
séparation commence en effet à s’opérer entre les segments
financiers du capital et l’économie dite «réelle». Je vais y
revenir.
Voici une question importante: comment le néolibéralisme
s’étend-il à l’ensemble de la planète? En d’autres termes,
comment le modèle néolibéral devient-il mondialisé, ce que
l’on nomme «mondialisation»? Nous en avons un peu parlé
dans le cadre du militarisme, mais j’aimerais développer ce
sujet. Je suis récemment tombé sur une formule qui m’a paru
faire écho au contexte actuel. Elle s’inscrit dans une campagne
publicitaire lancée par Oppenheimer Funds, une importante
société d’investissement internationale: «Pour bien investir,
ignorez les frontières.» Il n’est pas question, dans ce cas, de
construire des murs.
Il existe trois méthodes principales pour diffuser ces idées.
La première consiste à soudoyer les élites dans les pays
réceptifs. Les exemples sont légion. Il suffit de dénicher sur
place un homme fort (il s’agit presque toujours d’un homme),
puis de lui fournir, ainsi qu’à sa famille et à ses proches alliés,
une aide économique et militaire. Ainsi sont-ils à même de
réprimer ou d’acheter l’opposition, d’accumuler une richesse
et un pouvoir considérables et d’ouvrir grand les portes du
pays aux besoins du capital. C’est la première méthode.
La deuxième consiste à remplacer des dirigeants
récalcitrants par des élites plus dociles. Là aussi, l’histoire
fourmille d’exemples: Mohammad Mossadegh, en Iran, en
1953; Jacobo Árbenz, au Guatemala, en 1954; Allende, au
Chili, en 1973; Manuel Zelaya, au Honduras, en 2009; Nicolás
Maduro, au Venezuela, en… Ensuite, s’inspirer de la première
méthode. Une fois la bonne personne hissée au pouvoir, il ne
reste plus qu’à appliquer le bon vieux modèle.
La troisième méthode, moins directe, suppose de recourir à
un éventail de dispositifs financiers internationaux afin
d’inciter les pays à coopérer. On suscite d’une façon ou d’une
autre l’endettement. Puis le FMI, la Banque mondiale ou
encore l’OMC interviennent par le biais de programmes dits
d’«ajustement structurel», lesquels contraignent le plus
souvent les pays à brader les actifs publics, à privatiser tous
azimuts, à ouvrir leurs marchés financiers et commerciaux aux
investissements étrangers, et à supprimer tout régime d’aide
sociale susceptible d’interférer avec le remboursement de la
dette. Il existe donc toute une gamme de dispositifs qui ne
visent qu’à pousser les pays à s’ouvrir aux besoins du capital.
Prenons un cas emblématique. Il s’agit de celui de Paul
Bremer, chef de l’Autorité provisoire de la coalition. Il a
rempli les fonctions d’administrateur de l’Irak. Le
19 septembre 2003, Bremer a promulgué quatre ordonnances
qui prévoyaient: la privatisation intégrale des sociétés
publiques; l’octroi aux firmes étrangères de droits de pleine
propriété sur les entreprises irakiennes; le rapatriement intégral
des bénéfices réalisés par des firmes étrangères; l’ouverture
des banques irakiennes au contrôle étranger; le traitement
national pour les firmes étrangères; et la levée de la quasi-
totalité des barrières commerciales.
Les ordonnances visaient tous les secteurs de l’économie,
dont les services publics, les médias, la production industrielle,
le secteur tertiaire, les transports, la finance et la construction.
Seule l’industrie pétrolière était épargnée (vraisemblablement
en raison de son statut particulier de génératrice de revenus
destinés à financer la guerre et de son importance
géopolitique). Le marché du travail, en revanche, devait être
strictement réglementé. Dans les secteurs clés, les grèves ont
effectivement été interdites et le droit de se syndiquer a été
restreint. Les États-Unis entendaient manifestement imposer à
l’Irak un appareil d’État dont la mission première consistait à
créer des conditions favorables à l’accumulation du capital
autant national qu’étranger. Dans ce cadre, les libertés
incarnées par les États-Unis reflétaient les intérêts des
propriétaires fonciers, des entreprises, des grandes sociétés
multinationales et du capital financier. Encore un bel exemple
de promotion de la démocratie et de la liberté (lesquelles,
comme on le sait, sont synonymes).
Que promettait le néolibéralisme? Que les gains réalisés au
sommet de la pyramide finiraient par profiter à tout le monde.
Que la marée montante soulèverait tous les bateaux. Que la
richesse ruissellerait. C’était sa promesse. Qu’a-t-il produit, en
réalité? Permettez-moi de passer en revue ses différents effets,
d’abord aux États-Unis, puis sur la scène internationale. La
disparité que l’on voit apparaître dans les années 1970 sur le
graphique que nous avons vu plus haut marque un tournant qui
a entraîné d’importants effets.
Le premier concerne la richesse et l’inégalité des revenus.
Où sont passés les gains en revenus et en richesse découlant de
cette productivité, puisqu’ils n’ont pas servi à augmenter les
salaires des travailleurs? Les plus fortunés en ont empoché la
majeure partie. Les 20 % les plus pauvres de la population
n’en ont pratiquement pas vu la couleur. Au sein de la tranche
suivante de 20 %, les gens s’en sont un peu mieux sortis, mais
ceux qui logent en haut de la pyramide ont, eux, emporté le
magot. Leur richesse et leurs revenus ont presque doublé au
cours de la période en question. Si l’on se fie au taux de
croissance de la richesse totale des ménages entre 1983 et
2010, selon divers groupes de gestion de patrimoine, les 5 %
de ménages les plus riches ont profité de 74,2 % de la
croissance enregistrée durant cette période.
Adoptons un angle d’analyse plus contemporain. Les 400
États-Uniens situés au sommet de la pyramide possèdent à
présent davantage de richesse que les 150 millions les plus
pauvres. En 1980, les 60 % les plus pauvres de la population
détenaient, au point le plus élevé, près de 6 % de la richesse.
Cette proportion a chuté à presque zéro en 2008-2009, avant
de légèrement rebondir à 2 %. La richesse des 400 personnes
les mieux loties, qui compte pour environ 3,2 % de la richesse
du pays, s’avère donc supérieure à celle des 150 millions les
plus défavorisées.
Les récents allègements fiscaux ne feront qu’empirer les
choses. Ils n’ont pas eu les effets escomptés. On espérait
inciter les grandes sociétés à rapatrier tous leurs impôts payés
à l’étranger. Hélas, ce n’est pas vraiment ce qui s’est produit.
Un grand nombre de personnes vont être déçues par les
remboursements d’impôt qu’elles s’apprêtent à recevoir.
D’aucuns pensent que l’administration Trump a œuvré de
concert avec l’Internal Revenue Service (IRS) et le
département du Trésor afin de réduire sciemment la somme
retenue sur chaque salaire individuel, et ce, pour donner
l’impression qu’on venait de procéder à une grosse réduction
d’impôt. Le gain politique se révélera très éphémère. En effet,
la plupart des gens oublieront vite les quelques cents
supplémentaires qu’ils ont perçus avec chaque salaire, mais ne
manqueront pas de noter l’absence de remboursement d’impôt
en avril ou en mai, si l’IRS a repris du service d’ici là[123].
Une autre façon d’envisager la richesse et l’inégalité de
revenus consiste à comparer le salaire moyen du dirigeant
d’entreprise au salaire moyen du travailleur. En 2013, leur
rapport était de 11 pour 1 au Japon; de 12 pour 1 en
Allemagne; de 15 pour 1 en France; de 20 pour 1 au Canada;
de 22 pour 1 au Royaume-Uni; de 47 pour 1 au Mexique; et de
475 pour 1 aux États-Unis. Au tournant du siècle dernier, un
responsable de JPMorgan Chase a déclaré que si ce ratio
devait dépasser un jour 10 pour 1, il se produirait une
explosion de colère dans les rues. Jusqu’ici, rien n’indique
qu’il ait vu juste. Si la rue s’agite en France avec les Gilets
jaunes, la population états-unienne, elle, est plus tranquille.
Qu’en est-il sur le plan mondial? La mondialisation devait
s’apparenter à une marée montante et soulever tous les
bateaux. En 2012, les 99,9 % les plus pauvres de la population
mondiale possédaient environ 19 % de la richesse sur la
planète. Inversement, le 0,1 % le plus riche en détenait 81 %
et, sur cette part, 30 % de la richesse se trouvait entre les
mains d’une élite comptant pour 0,01 % de la population. En
matière d’égalité, on a vu mieux. Enfin, nous venons
d’apprendre que la fortune des huit individus les plus riches de
la planète est désormais équivalente à celle de la moitié la plus
pauvre de l’humanité. La rue risque donc de s’agiter à un
moment ou à un autre.
La Banque mondiale et bien des analystes font valoir que la
forme néolibérale et mondialisée du capitalisme a permis à un
nombre considérable de personnes d’échapper à la pauvreté.
En théorie, cette affirmation est correcte. Il est vrai que, dans
l’absolu, moins de personnes vivent dans la pauvreté que, par
exemple, en 1800. Il s’agit cependant d’une notion très
complexe. Comme l’explique un article récemment publié
dans The Economist, mesurer la réduction de la pauvreté est
problématique: il est difficile d’obtenir des statistiques et la
pauvreté, en tant que concept, n’est pas aisée à définir.
J’aimerais à présent aborder d’autres effets de la
mondialisation néolibérale. En voici un digne d’intérêt:
l’espérance de vie aux États-Unis est en baisse pour la
troisième année consécutive. En 1960, l’espérance de vie y
était la plus élevée au monde, dépassant de 2,4 années la
moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE). Elle a commencé à
décroître dans les années 1980, soit, curieusement, juste après
le point d’inflexion que l’on observe sur notre fameux
graphique. L’espérance de vie aux États-Unis est tombée en
dessous de la moyenne de l’OCDE en 1998, s’est stabilisée en
2012, et est aujourd’hui inférieure d’un an et demi à cette
moyenne. Du jamais vu dans un pays développé. Une telle
situation n’est pas censée se produire. Au cours de la seule
année 2015, plus de 64 000 États-Uniens sont morts d’une
overdose de drogue, un chiffre supérieur au nombre de
victimes américaines recensées lors de la guerre du Vietnam. Il
excède également le nombre de morts et de blessés dû aux
accidents de la route. Entre 1999 et 2014, le taux de suicide
annuel a connu une hausse moyenne de 24 %. Ces «morts de
désespoir», telles que les a décrites le British Medical
Journal[124], touchent de façon disproportionnée les États-
Uniens de race blanche, en particulier des adultes peu éduqués
entre 25 et 59 ans, et les femmes.
Les hausses de suicides les plus marquées surviennent dans
les régions rurales, souvent durement éprouvées sur le plan
socioéconomique, des endroits où résident un certain type
d’électeurs. L’effondrement des industries et des économies
locales qui en dépendaient, l’effritement de la cohésion sociale
et un sentiment d’exclusion grandissant constituent autant de
facteurs possibles avancés par le British Medical Journal à
partir des données recueillies.
Ces facteurs rejoignent ceux que Philip Alston a mis en
évidence, à savoir le surcroît de difficultés et la détresse
économique causés par la précarité de l’emploi chez les
travailleurs blancs; la baisse des résultats scolaires; et
l’aggravation de la fracture sociale (à laquelle contribuent les
inégalités de revenus). La classe moyenne a vu ses revenus
stagner. Les taux de pauvreté enregistrés aux États-Unis
dépassent à présent ceux de la plupart des pays riches. Le
contrat social y est plus fragile que dans d’autres pays. Les
personnes dans le besoin ont plus difficilement accès aux
services sociaux, aux soins de santé ou à la prévention et au
traitement des problèmes de santé mentale et de dépendance.
Le néolibéralisme a également étendu la logique marchande
à chaque domaine de l’existence, comme en témoignent la
privatisation de toute forme de bien commun, de la propriété
intellectuelle, des brevets, du droit d’auteur et du savoir
autochtone, ainsi que la mise en marché de la gouvernance et
de la politique elles-mêmes (ainsi nous vivrons dans «la
meilleure démocratie que l’argent peut acheter», comme le
suggère le titre de plusieurs ouvrages). Tout cela participe
d’une façon ou d’une autre à l’accumulation initiale ou par
dépossession dont j’ai déjà parlé.
La période néolibérale a été ponctuée de nombreux épisodes
d’instabilité économique, soit précisément ce que l’approche
keynésienne visait à prévenir. Cette instabilité s’est traduite
par une spéculation financière effrénée. On peut citer pêle-
mêle diverses bulles des actifs et des matières premières, le
scandale dit des «Savings and Loan» (d’épargne et de crédit)
dans les années 1980, la bulle internet des années 1990 et,
dernier exemple en date, la crise financière et immobilière de
2008. La politique keynésienne avait notamment pour but
d’atténuer les effets de telles crises cycliques.
Une autre série d’effets découle de l’idée selon laquelle il
existerait des populations excédentaires et remplaçables. La
suprématie du capitalisme financier a beaucoup contribué à
façonner cette idée. On peut réaliser un certain type de profits
sans se donner la peine de produire. C’est d’ailleurs le titre
d’un ouvrage de l’économiste Costas Lapavitsas[125]. Le
capitalisme financier est de plus en plus séparé de l’économie
réelle (c’est-à-dire productive). De façon croissante, les profits
proviennent de marchandises fictives et de la rente, de frais ou
de coûts de transaction, ainsi que d’un certain nombre d’autres
opérations. Il s’agit d’une forme de tricherie, celle-là même
dont Marx n’a pas souhaité tenir compte dans son analyse. En
l’occurrence, le gain d’une personne est synonyme de perte
pour une autre. Dans ce jeu à somme nulle, aucune valeur
supplémentaire n’est produite.
Un nombre croissant de gens deviennent excédentaires. Ils
sont obsolètes en tant que travailleurs du fait de
l’automatisation, de la délocalisation, de la financiarisation et
de biens d’autres facteurs. Les profits étant désormais réalisés
non plus grâce à la production, mais dans le cadre du système
financier, ces gens inutiles se trouvent dans l’incapacité de
consommer. Qu’advient-il d’eux? Ils intègrent les rangs d’une
armée de réserve mondiale de travailleurs. Ils remplissent
plusieurs fonctions: ils permettent, d’une part, d’exercer une
pression vers le bas sur les salaires et, d’autre part, de
discipliner la main-d’œuvre toujours employée. Pour résumer,
savoir qu’une multitude de gens sont au chômage nous rend
plus obéissants.
Les emplois restants sont de plus en plus précaires et
temporaires. Un grand nombre des nouveaux postes créés
depuis le crash de 2008, qui s’est soldé par la perte de neuf
millions d’emplois aux États-Unis, sont des emplois
faiblement rémunérés, à temps partiel et dépourvus
d’avantages sociaux. Nous avons vu émerger la gig economy
(économie à la demande), que la population est désormais
encouragée à voir comme une solution. Que faire avec les
travailleurs excédentaires? Le capital n’a plus besoin d’eux, et
ils ne peuvent jouer leur rôle de consommateur, puisqu’ils n’en
ont plus les moyens. La guerre à la pauvreté a cédé la place à
la guerre aux pauvres. Une option consiste à gagner de l’argent
sur le dos de l’importante population carcérale des États-Unis.
L’industrie carcérale, à l’échelle locale, étatique ou fédérale,
est en effet fort lucrative. L’emprisonnement pour dette fait
même un retour. Cette industrie exige un certain rendement, il
faut donc des prisonniers. Comment s’assurer de ne jamais en
manquer? En inventant de nouveaux crimes.
La guerre contre la drogue en est un parfait exemple.
Quiconque affirme que la guerre contre la drogue s’est révélée
un échec ignore tout de sa finalité. Il s’agissait essentiellement
d’un génocide. Elle visait à débarrasser la société de jeunes
gens, en particulier des hommes de couleur, jugés
insuffisamment productifs en tant que travailleurs ou
consommateurs. Autre exemple: la détention en vue de la
déportation, qui connaît un essor considérable. Dans le cadre
du processus de déportation, déjà assez cruel en soi, les gens
ne sont plus seulement détenus, ils servent aussi de main-
d’œuvre à des centres de détention privés. Les entreprises qui
gèrent ces établissements sont doublement gagnantes, profitant
à la fois de la détention des prisonniers en elle-même et, de
plus en plus souvent, d’une main-d’œuvre très bon marché. De
nombreuses forces de police dépendent aujourd’hui de la
perception d’amendes injustifiées pour assurer leur propre
fonctionnement. Lorsque des personnes ne peuvent acquitter
ces contraventions mesquines, elles sont envoyées en prison,
où elles perpétuent le cycle.
Confrontés à la forme néolibérale, mondialisée et
financiarisée du capitalisme, les États-nations ne sont plus à
même d’assurer la prospérité économique de leurs citoyens,
laquelle constituait un puissant fondement de la légitimité de
l’État et, par conséquent, de la gouvernance hégémonique. Les
États ont donc besoin d’une nouvelle base de légitimité.
Comme le soulignent Zygmunt Bauman et Henry Giroux[126],
celle-ci suppose d’effectuer la transition d’un État providence
vers un État garnison.
L’État tend désormais à fonder sa légitimité sur la
protection qu’il est en mesure d’offrir à ses citoyens contre de
dangereux étrangers. Dans ces circonstances, entretenir un
climat de peur devient essentiel. Un ennemi doit toujours en
cacher un autre. Sur la scène internationale, l’ennemi des
États-Unis a longtemps été le communisme. Plus récemment
(en particulier depuis la chute de l’URSS), il a été détrôné par
le terrorisme, les immigrants et les réfugiés; sur la scène
nationale, par les personnes de couleur, les jeunes, les gens
âgés, les communautés LGBTQ ou les personnes souffrant de
handicap. J’ai évoqué cette capsule vidéo dans laquelle le
Pentagone expose sa vision de la population et la nécessité
d’une réponse militaire. Cette approche guide à présent la
politique du maintien de l’ordre au pays. Qui adopte un point
de vue militaire tend à considérer la moindre personne
d’intérêt comme une ennemie. Une conséquence politique et
économique majeure de tout cela est la division et le contrôle
de la population, ainsi que l’impossibilité pour celle-ci de
percevoir de potentielles bases à la formation de coalitions. En
somme, on détourne son attention de la véritable cause de tous
ces problèmes.
Au cours de la période postérieure à 2008, dominée par ce
que nous sommes plusieurs à appeler le «capitalisme de
gangster», nombre des tendances que je viens de décrire se
sont accentuées. J’y reviendrai dans les prochains exposés,
mais pour l’heure, permettez-moi d’énumérer certains
développements récents sur le front de la déréglementation, où
les soldats actuels du néolibéralisme ont redoublé d’ardeur ces
dernières années. Voici quelques exemples:

victime de la déréglementation no 1: santé et sécurité des


travailleurs;
victime de la déréglementation no 2: salaires des
travailleurs;
victime de la déréglementation no 3: épargne des
travailleurs;
victime de la déréglementation no 4: couverture sociale des
travailleurs;
victime de la déréglementation no 5: équité salariale;
victime de la déréglementation no 6: droit syndical;
victime de la déréglementation no 7: sanctions pour les
employeurs coupables d’atteintes aux droits des
travailleurs.
Et maintenant, que faire? Comme l’écrivent Marx et Engels
dans Le manifeste du Parti communiste, les antagonismes de
classe doivent finir «soit par une transformation
révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction
des deux classes en lutte[127]». Karl Kautsky puis Rosa
Luxemburg abondent en ce sens: «Il est impossible de
demeurer plus longtemps en civilisation capitaliste. Il s’agit
soit de progresser jusqu’au socialisme, soit de retomber dans
la barbarie[128]», aucune des deux possibilités n’est inévitable.
De toute évidence, les effets dont je viens de parler ont suscité
une recrudescence des mouvements sociaux opposés au
néolibéralisme, à la mondialisation et à la financiarisation, qui
ont révélé les antagonismes entre le capitalisme et le reste de
la planète, et entre le capitalisme et l’environnement.
Une question se pose: que font ces groupes? Une question
connexe fait écho à cette alternative entre le capitalisme et la
barbarie: quelle sera la réponse de l’État et des élites? Les
élites accepteront-elles de changer, ou déclencheront-elles une
répression encore plus violente? L’avenir le dira.

Exposé de Noam Chomsky


14 février 2019
Ces exposés comptent parmi leurs thèmes récurrents le sens
commun hégémonique, la manière dont il est institué et la
difficulté pour chacun d’entre nous d’échapper à son emprise.
Une façon d’étudier ces questions consiste simplement à
parcourir la presse quotidienne en prêtant attention à ce qu’elle
ne mentionne pas – à ce «qu’il est mal venu de dire», pour
emprunter à nouveau la formule d’Orwell. L’exercice est fort
éclairant. En voici quelques exemples.
Prenons d’abord la une du New York Times du jour. On y lit
que les États-Unis mènent des cyberattaques contre les
lanceurs de satellites iraniens. L’article précise en outre que,
selon le Pentagone, une cyberattaque constitue un acte de
guerre justifiant des mesures de représailles militaires – bien
qu’il n’y ait personne pour dire, ni même penser, que ce droit
s’applique à l’Iran.
Bien entendu, un prétexte justifie en l’occurrence les
cyberattaques: les lanceurs de satellites sont à double usage et
pourraient être convertis en lanceurs de missiles. Perpétrer un
acte de guerre pour les mettre hors d’état de nuire s’avère donc
légitime.
Mettons de côté la crédibilité du prétexte et penchons-nous
sur un autre exemple, dont les journalistes, les rédacteurs en
chef et les lecteurs sont assurément familiers. Les États-Unis
disposent d’installations de missiles antibalistiques près de la
frontière russe. La Russie soutient que ceux-ci sont à double
usage et peuvent être facilement convertis pour l’envoi de
missiles de première frappe, dont l’impact serait dévastateur
pour la Russie, bien au-delà de tout ce que l’on peut imaginer
dans le cas de l’Iran.
Les allégations des Russes, dans la mesure où elles sont
mentionnées, sont simplement réfutées, quoique pas de façon
unanime. Par exemple, le Bulletin of Atomic Scientists, la plus
prestigieuse revue scientifique traitant d’enjeux militaires aux
États-Unis, déroge à la règle. Dans l’article phare du numéro
de février 2019, Theodore A. Postol, spécialiste de renom
affilié au Massachusetts Institute of Technology (MIT), expose
en détail la façon dont les systèmes de missiles antibalistiques
des États-Unis installés près de la frontière russe peuvent
facilement être adaptés au lancement d’armes de première
frappe[129].
Imaginons que la Russie décide de mener une cyberattaque
dans le but de mettre hors d’usage les installations de missiles
balistiques états-uniennes à sa frontière. Inutile de spéculer sur
ce qu’il adviendrait, puisque plus personne ne serait là pour
s’en soucier.
Il est mal venu de dire ou de penser toutes ces choses
lorsqu’on rédige un article destiné à faire la une, que l’on
donne son feu vert à sa publication ou que l’on s’adonne à sa
lecture. On peut toujours lire les commentaires au bas de
l’article en ligne. Je ne m’en suis pas donné la peine, mais je
doute qu’il y soit fait mention de ces points élémentaires.
Quiconque le souhaite peut se prêter à l’exercice.
Prenons un autre exemple, un article long et intéressant qui
faisait hier la une du New York Times et mérite réflexion. Le
journal titre en manchette «Congress Poised to Help Veterans
Exposed to “Burn Pits” over Decades of [Iraq] War». L’article
cite d’abord un ancien combattant, qui déclare que «partout où
il est allé en Irak au cours de sa mission d’un an [il] a vu les
fosses de brûlage de déchets. Quelquefois, comme à Ramadi,
elles étaient aussi vastes qu’une décharge municipale, remplies
de véhicules militaires détruits ou abandonnés, de tuyaux en
matière synthétique et de rations de combat avariées. Il lui
arrivait d’y jeter lui-même des déchets. L’odeur était atroce».
Le brûlage s’est révélé toxique pour les soldats états-uniens,
qui réclament des soins et une indemnisation. L’article cite la
sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar, alors engagée dans la
course aux primaires du Parti démocrate. «Il s’agit de l’agent
orange de notre génération», déclare cette dernière, ajoutant
qu’elle a déjà fait adopter une loi relative aux fosses de
brûlage, et qu’elle ne compte pas s’arrêter là, «motivée,
comme nombre de membres du Congrès, par les récits de nos
électeurs affectés». La déléguée démocrate d’Hawaï à la
Chambre des représentants Tulsi Gabbard a parrainé un projet
de loi visant à évaluer l’exposition des membres des forces
armées à des produits chimiques toxiques.
Toutes ces mesures émanent de l’extrémité progressiste du
spectre politique. Y a-t-il quelque chose qu’il serait mal venu
de dire? Manque-t-il un élément dans ce récit?
Eh bien, il en manque deux. Les Irakiens et les
Vietnamiens. Ce sont des «victimes indignes d’intérêt», pour
emprunter l’expression de mon regretté collègue et vieil ami
Edward S. Herman. Il distinguait les victimes dignes d’intérêt,
dont le sort compte – les victimes d’États ennemis – et les
victimes indignes d’intérêt, dont le sort n’a aucune
importance, les victimes de la politique des États-Unis. Voilà
une distinction fort utile, à la signification aussi vaste que
profonde.
Klobuchar a suggéré une analogie avec l’agent orange, une
référence à la guerre du Vietnam, lors de laquelle les armes
chimiques ont été déployées à grande échelle. La campagne de
guerre chimique s’inscrivait dans l’escalade du conflit avec le
Vietnam du Sud souhaitée par John F. Kennedy dès son arrivée
au pouvoir. La guerre chimique avait pour objectif la
destruction des cultures et du bétail. Elle s’ajoutait au
bombardement intensif des régions rurales qui visait à
regrouper la population dans des hameaux dits «stratégiques»,
entourés de fil barbelé et semblables en cela à des camps de
concentration. Le but affiché était de «protéger» la population
des guérillas qu’en réalité elle soutenait, comme le savait
pertinemment le gouvernement des États-Unis.
Je ne fais que citer les documents officiels et les
représentants du gouvernement, et non quelque taupe
communiste ou journaliste débitant de «fausses nouvelles»
dans les «médias de masse en déconfiture».
Au total, près de 80 millions de litres de défoliant ont
imprégné une grande partie du pays dans une densité tout à fait
inimaginable, à moins de faire partie des victimes indignes
d’intérêt. Il s’agissait essentiellement d’agent orange, d’où la
référence. L’agent orange contient de la dioxine. Ses fabricants
et le gouvernement des États-Unis n’ignoraient pas que celle-
ci compte parmi les substances cancérigènes les plus
dangereuses. Elle a en outre des effets extrêmement néfastes
sur les systèmes reproducteurs et immunitaires.
Je cite à nouveau: «[L]es preuves sont accablantes: les
soldats vietnamiens des deux camps, qui mettaient au monde
des enfants en parfaite santé avant le conflit, ont engendré au
retour de la guerre des enfants atteints de malformations et
d’horribles maladies; les villages fréquemment aspergés
présentent des taux de malformations à la naissance
exceptionnellement élevés; le département des Anciens
Combattants des États-Unis présume que 14 maladies seraient
liées à l’agent orange[130].» Elle est extraite d’une tribune dans
le New York Times signée par Viet Thanh Nguyen, un éminent
intellectuel états-unien d’origine vietnamienne, et Richard
Hugues, un analyste fort respecté qui vit et travaille au
Vietnam depuis de nombreuses années. À vrai dire, plusieurs
générations après la guerre, l’hôpital de Saigon fait toujours
état de foetus souffrant d’affreuses malformations.
Il semblerait qu’aux États-Unis, la protection des foetus
constitue une source de préoccupation. Cette sollicitude me
paraît quelque peu sélective.
Le Vietnam du Nord a été soumis à d’intenses
bombardements qui ont transformé la majeure partie de ses
régions rurales ainsi que ses principales villes en paysage
lunaire. J’en ai eu un aperçu lors d’une courte visite à la faveur
d’une interruption des bombardements. Mais je n’ai pas eu à
contempler cette vision d’horreur. Les attaques chimiques ne
visaient que le Sud. Après de vastes campagnes de
mobilisation et des batailles devant les tribunaux, les anciens
combattants de l’armée états-unienne ont finalement obtenu du
gouvernement qu’il reconnaisse les effets extrêmement nocifs
de l’agent orange. De nombreux anciens soldats ont été
durement touchés. Ils ont obtenu une forme de réparation, bien
qu’elle soit insuffisante. Et les Vietnamiens? En tant que
victimes indignes d’intérêt, ils n’ont droit qu’à des clous.
L’article d’hier prend soin de mentionner les terribles
conséquences de la guerre chimique menée par les États-Unis
au Vietnam du Sud. Revenant sur la remarque de Klobuchar
concernant l’«agent orange de notre génération» et les «récits
des électeurs affectés» dans le Minnesota, l’article du Times
explique que l’agent orange est «un herbicide connu pour
causer des maladies chez les anciens combattants du Vietnam»
et qu’après bien des années d’efforts par ces derniers, il «est
désormais largement reconnu comme une cause de maladie
parmi les anciens combattants de la guerre du Vietnam,
[quoique] les prestations destinées aux soldats qui ont été
malades après avoir servi au large des côtes durant le conflit
aient fait l’objet d’une lutte prolongée».
Si la souffrance des anciens combattants affectés était et
demeure bien réelle, elle est sans commune mesure avec celle
qu’a endurée la population vietnamienne. Pour un exposé plus
détaillé sur ce sujet, je recommande deux excellents ouvrages
de Fred A. Wilcox qui traitent des effets de la guerre chimique
sur les anciens combattants américains et de ses retombées sur
la population vietnamienne[131].
Il ne fait du reste aucun doute que les fosses de brûlage de
déchets qui jonchent l’Irak ont provoqué des effets néfastes
chez d’anciens combattants états-uniens. Se pourrait-il que
d’autres personnes en Irak souffrent de ces effets? Quelques-
unes me viennent à l’esprit, mais en qualité de victimes
indignes d’intérêt, elles ne méritent pas qu’on en fasse
mention. Peut-être, dans trente ou quarante ans, une analyse
rétrospective établira-t-elle que «malheureusement, les
Irakiens ont souffert aussi».
Voilà autant de choses qu’il serait mal venu de dire, n’est-ce
pas? Cela pourrait vous rappeler le trésorier du camp de la
mort dont j’ai déjà parlé. Je vous laisse tirer vos propres
conclusions.
En aparté, je tiens à préciser que la guerre chimique des
États-Unis s’étend au-delà de l’Indochine. J’ai eu l’occasion
d’accompagner une mission humanitaire en Colombie, où j’ai
visité des villages pauvres et isolés du sud du pays visés par la
fumigation dans le cadre du plan Colombie, lancé par Clinton
puis largement renforcé sous l’administration Bush. On a
donné comme justification la destruction des plantations de
coca, laquelle s’inscrivait dans la guerre contre la drogue
menée par les États-Unis (laissons de côté certaines questions
qui pourraient surgir à ce sujet). La fumigation a néanmoins
entraîné ce qu’on appelle des «conséquences indésirables» –
entièrement prévisibles, bien sûr, mais «indésirables». Les
paysans pratiquent l’agriculture parmi les plantations de coca
et, croyez-le ou non, ce sont de véritables personnes, tout
comme leurs familles, même si elles sont indignes d’intérêt.
On peut observer sur place les effets désastreux de l’épandage
intensif de glyphosate, utilisé en Colombie à des doses
nettement supérieures à celles autorisées lorsque son usage
touche des personnes dignes d’intérêt (sous forme de
Roundup): des enfants souffrent d’horribles lésions et de
maladies graves inexpliquées, les terres arables sont dévastées
et les récits que livrent les paysans sont affligeants. On trouve
en ligne des articles scientifiques rédigés à l’aide de données
obtenues grâce à la détection à distance effectuée dans ces
régions, décrites comme trop difficiles d’accès. Si ces articles
sont pertinents et font preuve d’une prudence bien naturelle,
ils échouent à transmettre ce que seule l’expérience directe est
en mesure d’apporter, à l’image de celle qui sous-tend les
reportages de Richard Hugues au Vietnam du Sud.
Passons à l’exemple suivant. Celui-ci est un peu différent,
mais n’en reste pas moins instructif. Il concerne un événement
qui s’est déroulé ici même, à Tucson. Le Tucson Sentinel, que
je considère comme une excellente publication, lui a consacré
un article. Il remonte à quelques jours. On y fait état d’une
réunion à huis clos organisée dans un luxueux quartier à accès
contrôlé situé au sud de Tucson. L’article mérite une lecture
attentive, non seulement parce que les faits se déroulent tout
près d’ici, mais aussi parce qu’il nous en dit long sur notre
société au sens large, un sujet qui ne peut que nous intéresser.
Était présent à la réunion Steve Bannon, dont tout le monde
a sans doute entendu parler. Choisi par Trump pour diriger sa
campagne électorale en 2016, il est devenu entre-temps un
personnage extrêmement influent sur le plan national comme
international. Il était rejoint par Kris Kobach, l’un des
principaux fers de lance de la stratégie de suppression
d’électeurs élaborée par le Parti républicain, spécialiste des
fables de fraude électorale qui ne résistent pas à l’examen.
Bannon travaille – assez ouvertement, ce n’est pas un secret
– à mettre sur pied une coalition «populiste» internationale qui
aurait à sa tête Trump et regrouperait des figures de l’extrême
droite telles que Jair Bolsonaro (Brésil), Marine Le Pen
(France), Viktor Orbán (Hongrie), et Matteo Salvini (Italie),
ainsi qu’un assortiment d’États réactionnaires: au Moyen-
Orient, les dictatures dynastiques du Golfe, la dictature
militaire égyptienne et Israël, auxquels s’ajoutent
l’ultranationaliste hindou Narendra Modi en Inde et quelques
autres.
En Europe, il s’agit avant tout de protéger la civilisation
blanche et chrétienne contre l’invasion de réfugiés qui, si on
en croit la doctrine, entendent faire du continent un bastion de
l’islam. Les chiffres sont éclairants à cet égard. Parmi tous les
pays d’Europe, la Suisse affiche le plus haut pourcentage de
réfugiés, qui comptent pour 1 % de sa population. Ce chiffre
est partout ailleurs inférieur à 1 %, mais la prudence reste de
mise. Ces gens se reproduisent comme des lapins et ne cessent
d’affluer. Il en va de même aux États-Unis, où nous sommes
envahis par les criminels, les violeurs, les assassins, les
terroristes musulmans, les trafiquants de drogue et d’autres qui
œuvrent à l’élimination de la race blanche. Aucun doute là-
dessus. Il n’y a qu’à écouter le président et ses acolytes.
La réunion dans le quartier protégé avait pour ordre du jour
la récolte de fonds privés en vue de la construction du mur de
la frontière, dans l’éventualité où le Congrès ne s’acquitterait
pas de ses responsabilités à ce chapitre. Bannon et consorts
semblent adhérer au principe de la tolérance zéro, qui
préconise d’envoyer des enfants dans des camps de
concentration au milieu du désert, et jugent une telle mesure
regrettable mais nécessaire. Il faut protéger le pays des hordes
qui l’envahissent pour détruire la civilisation blanche judéo-
chrétienne et noyer les États-Uniens dans la drogue.
L’une des personnalités présentes, un ancien délégué du
Colorado à la Chambre des représentants, a suggéré que le mur
devrait s’étendre à la frontière entre l’Arizona et la Californie.
Sinon, on sait quel genre d’énergumène risque de la franchir.
Le mur devrait en outre encercler la réserve autochtone
Tohono O’odham, située à deux pas de Tucson, qu’il connaît
bien pour s’être déjà trouvé sur place. Il y a découvert que
«des enfants de cinq ans se promènent armés. C’est horrible,
vous savez. Chaque gamin dans cette réserve, chaque
adolescent conduit une camionnette flambant neuve parce
qu’il a participé à transporter de la drogue». Il faut à tout prix
se protéger de ce fléau.
Un ancien combattant de la guerre du Vietnam présent à la
réunion en a bien résumé la teneur: «Je refuse de permettre à
notre système politique défaillant de laisser ma famille et mon
pays sans défense.» Ainsi, au cas où vous l’ignoreriez, Tucson
est particulièrement vulnérable du fait de sa proximité avec la
frontière. Il ne leur faudrait pas longtemps pour arriver
jusqu’ici.
Ce sentiment est largement répandu dans le pays. Trump,
quoi que l’on pense de lui, possède un excellent flair politique.
C’est pour cette raison qu’il a fait du mur son principal thème
de campagne. Il s’agit d’une stratégie gagnante. Il lui suffit
ensuite de reprocher aux démocrates de vouloir que ces hordes
envahissent et détruisent le pays.
Je soupçonne les gens cités dans l’article et les participants
à la réunion de prendre réellement au sérieux ces menaces et
leur gravité. Ils me paraissent très sincères, à l’instar de
nombreux citoyens de ce pays. Leurs sujets de préoccupation
relèvent bien sûr de la pure fantaisie. Inutile d’approfondir
cette question. Toutefois, leur sentiment de crainte est bien
réel. Il jette un éclairage important sur notre culture, notre
société et le sens commun d’une grande partie de la
population. De la même manière, le traitement atroce réservé
aux réfugiés en Europe, bien pire qu’aux États-Unis, en dit
long sur le degré avancé de civilisation de l’Europe.
Un bref saut dans le passé permet de mieux comprendre ces
positions. Depuis qu’ils se sont libérés du joug britannique il y
a maintenant un peu plus de deux siècles, les États-Unis ont
sans doute profité d’une sécurité géopolitique inégalée dans le
monde, voire dans toute l’histoire. D’un autre côté, il n’a sans
doute jamais existé de pays plus durablement effrayé. Voilà un
phénomène frappant. Comment l’expliquer?
On a coutume, de nos jours, de déplorer le fait qu’au cours
de ce siècle, les États-Unis ont été engagés dans des «guerres
sans fin». Une affirmation exacte, bien que légèrement
trompeuse. Il est en effet difficile de trouver un autre pays qui
aurait été engagé dans des guerres de façon quasi
ininterrompue depuis sa fondation. Soit, en l’occurrence,
depuis 1783. Un sacré exploit. L’état de guerre permanent
engendre une culture militaire, laquelle doit trouver sa
justification dans la crainte d’ennemis féroces, qu’il s’agisse
des «impitoyables sauvages indiens» de la Déclaration
d’indépendance, des délires du rapport NSC 68, des hordes
déferlant du sud de la frontière pour attaquer le pays, ou de
l’Iran et de tous ceux qui complotent en vue de la destruction
de l’Amérique.
L’une des causes du déclenchement de la Révolution
américaine fut une proclamation royale émise par George III
en 1763. Celle-ci interdisait aux colons de s’installer à l’ouest
des Appalaches. Le reste du territoire se voyait conférer le
statut de contrée autochtone. Les colons ne voulurent rien
entendre. Ils s’irritèrent des obstacles britanniques à la
colonisation des «terres inoccupées à l’ouest», pour citer la
Convention constitutionnelle. Il existait des terres inoccupées
en abondance, pourtant les Britanniques en interdisaient le
peuplement. Les colons, mais aussi les spéculateurs fonciers
tels que George Washington ne pouvaient tolérer cette entrave.
Aussitôt l’obstacle levé du fait de l’Indépendance, les États-
Unis nouvellement souverains déclarèrent la guerre aux
nations autochtones. George Washington fit œuvre de
précurseur en déclenchant une guerre contre les nations
iroquoises. Les Iroquois le surnommaient le «destructeur de
village». La présence autochtone ne poserait aucun problème,
«l’expansion progressive de nos implantations amènera sans
aucun doute le sauvage aussi bien que le loup à se retirer; les
deux étant, bien que sous différentes formes, des bêtes de
proie[132]».
Les mêmes concepts prévalurent pour ainsi dire tout au long
du XIXe siècle, culminant par un quasi-génocide en Californie.
Entre-temps, les guerres permanentes furent ponctuées au
milieu du siècle par la conquête de la moitié du Mexique par
les États-Unis, au terme de ce que le général Ulysses S. Grant
a décrit comme l’une des guerres les plus «terribles» dans
l’histoire. La guerre qui explique que vous et moi nous
trouvions de ce côté de la frontière aujourd’hui.
À la fin du XIXe siècle, la conquête du territoire national
était achevée. Les guerres s’étendirent alors aux Caraïbes et à
l’Amérique centrale, déjà visées par un demi-siècle
d’interventions répétées, puis au Pacifique.
Les États-Unis possèdent à l’heure qu’il est environ
800 bases militaires à l’étranger. Ils ne sont pas les seuls, bien
sûr. Les anciennes puissances impériales, la Grande-Bretagne
et la France, en auraient chacune une dizaine, et la plupart des
autres pays une, deux ou aucune. Par ailleurs, les forces
armées des États-Unis sont engagées dans des conflits aux
quatre coins du globe.
Il s’agit donc d’une histoire étrange, voire unique. Ce matin
même, on a laissé entendre que les États-Unis étaient en guerre
contre l’Iran, un conflit non reconnu par le principal intéressé.
Les interventions états-uniennes ne font généralement pas
dans la demi-mesure. Le pire acte d’agression commis par les
États-Unis dans l’après-Seconde Guerre mondiale est la guerre
au Vietnam, qui a fini par s’étendre au reste de l’Indochine et
l’a presque entièrement ravagée. Au XXIe siècle, l’invasion de
l’Irak est jusqu’ici le crime le plus odieux dont se soient
rendus coupables les États-Unis (aidés dans ce cas par la
Grande-Bretagne), et constitue un exemple classique du type
d’agression pour lequel on a condamné les criminels de guerre
nazis à la pendaison.
Lorsqu’un pays livre perpétuellement bataille tout au long
de son histoire, qu’il passe rarement une année sans faire la
guerre, on ne peut s’étonner qu’il y règne un important
sentiment de peur. Sa population a toutes les raisons d’être
effrayée. Et si l’on en croit certains sondages, elle a d’autres
raisons de s’inquiéter.
Gallup Poll, l’un des principaux instituts de sondage de la
planète, interroge régulièrement la population mondiale afin
d’obtenir son opinion sur une variété de sujets. En 2013, l’une
des questions était: «Quel pays menace le plus la paix
mondiale?» Les États-Unis se sont classés au premier rang,
avec une nette avance. Loin derrière, à la seconde place,
figurait le Pakistan, un résultat sans doute imputable au vote
indien. Les autres pays étaient à peine mentionnés.
Gallup soulevait cette question pour la première fois, et
aussi la dernière. L’institut réalise ce sondage chaque année,
mais cette question n’a plus jamais été posée. En réalité,
Gallup n’avait guère à s’inquiéter, car si la presse
internationale a publié les résultats du sondage, les citoyens
états-uniens, eux, ont été préservés de cette fâcheuse nouvelle.
Une recherche dans une base de données indique que la presse
libre n’en a pas fait état.
Un ami qui effectue des recherches approfondies dans les
bases de données m’a assuré en avoir trouvé une mention. Je
ne l’ai pas vue de mes yeux, il s’agit donc d’une information
rapportée. D’après lui, le sondage était évoqué dans un article
du New York Post, un tabloïde conservateur affilié à Rupert
Murdoch. Le journal entendait ainsi montrer combien le
monde avait perdu la tête. Cette publication mise à part,
personne n’a jugé bon de mentionner le sondage. Bien que la
question n’ait jamais été posée de nouveau, les réponses à
d’autres enquêtes suggèrent de façon indirecte que les résultats
auraient été sensiblement les mêmes.
L’une des principales raisons qui motivèrent la Révolution
américaine, on l’a vu, tenait à la nécessité impérieuse de
coloniser les «terres inoccupées à l’ouest». L’esclavage en
était une autre. Lord Mansfield, l’un des juges en chef
d’Angleterre, avait rendu en 1772 un jugement déclarant que
l’esclavage était si «odieux» qu’il ne pourrait dès lors être
toléré en Angleterre et, par extension, au sein des colonies
américaines. Il continuerait à prévaloir dans la partie
caribéenne de l’Empire, mais plus dans les colonies
américaines peuplées par les Britanniques.
Les propriétaires d’esclaves sentirent le vent tourner.
Rappelons qu’une écrasante majorité des grandes figures de
l’époque possédaient elles-mêmes des esclaves. Sur la
première douzaine de présidents américains, seul John Adams
faisait exception à cette règle. Voilà la deuxième cause de la
révolution. L’esclavage exigeait sa propre culture militaire,
justifiée elle aussi par la peur, laquelle n’était pas dénuée de
fondements. Le XVIIIe siècle avait été ponctué de soulèvements
d’esclaves dans les Caraïbes, qui abritaient alors les principaux
centres de la traite. Celle-ci se déplaça bientôt vers les États-
Unis, où des rébellions d’esclaves ne manquèrent pas
d’éclater. Si l’on se penche sur les données démographiques,
on constate que certains États, comme la Caroline du Sud,
comptaient davantage d’esclaves que de contremaîtres, qui
avaient donc toutes les raisons d’avoir peur.
Éclata alors la Révolution haïtienne, dont les répercussions
furent immenses. En 1804, une révolte d’esclaves en Haïti se
solda par la création du premier pays libre d’esclaves
affranchis au monde. Elle se heurta à une résistance farouche.
L’ensemble du monde civilisé œuvra de concert pour tenter
d’écraser cette rébellion, à commencer par la France,
puissance coloniale qui doit au demeurant une grande partie de
sa richesse à son ancienne colonie de Saint-Domingue. La
Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada l’épaulèrent afin
d’anéantir les effrayantes aspirations des esclaves. La guerre
laissa l’île pratiquement dévastée, mais la Révolution
triompha. La France punit par la suite Haïti pour son crime
d’émancipation. Juste après la Révolution française, dans un
contexte empreint de grands discours sur la liberté, l’égalité, la
fraternité et toutes ces nobles valeurs, la France imposa à Haïti
le paiement d’une indemnité colossale, un lourd fardeau dont
la société haïtienne peine encore à se libérer.
Dans les années 1960, une partie de la gauche française a
suggéré que la France devrait peut-être indemniser Haïti pour
les crimes atroces commis durant l’époque coloniale. Une
commission a été mise sur pied avec à sa tête Régis Debray,
figure de la gauche militante. La commission a établi que la
France n’avait pas à verser la moindre indemnisation. En
somme, de modestes demandes de réparations se sont heurtées
à un refus humiliant de la part de ceux qui avaient pillé et
détruit le pays.
Le terme technique qui sert à désigner cette façon de
procéder est «civilisation occidentale».
La libération d’Haïti représentait bien sûr un profond motif
d’inquiétude pour le grand État esclavagiste du Nord. Les
États-Unis refusèrent tout lien diplomatique avec Haïti. Ils ne
reconnurent la République haïtienne qu’en 1862, soit quelques
mois avant la Proclamation d’émancipation. Les esclaves
seraient bientôt libres: qu’allait-on faire d’eux?
Cette année-là, les États-Unis reconnurent pour la première
fois Haïti et le Libéria, pays susceptibles d’accueillir les
esclaves affranchis. Les États-Unis y consentirent avant tout
pour des raisons humanitaires. Des personnes animées de
nobles intentions estimaient que de toute évidence, ces êtres
inférieurs, différents des véritables humains, se révéleraient
incapables de survivre au sein d’une société civilisée. On
entendait par conséquent les sauver en les envoyant dans des
contrées où ils pourraient coexister avec des créatures de la
même espèce.
La suite s’apparente à une longue série d’atrocités. Je n’en
dresserai pas la liste complète. Selon certains critères, Haïti a
été la principale victime des agressions états-uniennes au cours
du XXe siècle. Et ce n’est pas terminé: en 2004, les États-Unis
sont intervenus afin de «secourir» le président Aristide – dont
ils toléraient tout juste la présence à la tête du pays depuis
qu’il était devenu le premier président élu d’Haïti – dans
l’intention réelle de l’enlever et de l’exiler en République
centrafricaine, privant ainsi son parti et lui-même de la
possibilité de participer aux élections.
En résumé, l’histoire donne à la population du pays le plus
sûr du monde de bonnes raisons d’avoir peur, y compris au
sein des luxueux quartiers à accès contrôlé, sans doute les
endroits les plus sécuritaires qui soient, où règne pourtant un
authentique sentiment de peur. Les autres veulent s’en prendre
aux citoyens de ce pays, comme ils le font depuis l’arrivée des
premiers colons, comme ils l’ont fait tout au long du
XIXe siècle dans les camps de travail esclavagistes où était
récolté à bas coût le coton qui constitue le fondement même de
l’économie états-unienne, et aujourd’hui sur la majeure partie
du globe, où les États-Unis assurent leur défense au moyen
d’une force militaire massive qu’ils déploient partout où ils en
ont l’occasion, et bientôt dans l’espace.
La peur est profondément enracinée. Elle n’est sans doute
pas étrangère à la culture peu commune des armes à feu qui
règne aux États-Unis. Aucun autre pays n’offre d’exemple
comparable. Il s’agit d’un vaste sujet à l’histoire fascinante. La
peur est vraisemblablement une composante majeure de cette
culture.
Cette peur omniprésente explique en partie qu’il ait été si
facile de terrifier le pays à propos d’ennemis intérieurs aussi
bien qu’étrangers. Le rapport NSC 68, dans lequel Arthur
H. Vandenberg fait part de la nécessité de «flanquer la frousse
au peuple américain», en est un cas d’espèce.
La rédaction du NSC 68 en 1950 a coïncidé avec une
révision des politiques états-uniennes en Asie du Sud-Est.
Jusqu’alors, les États-Unis avaient mené des politiques plutôt
contrastées vis-à-vis des différents empires. Washington leur
était défavorable et se montrait généralement sceptique à
l’égard des vieux systèmes coloniaux, tout en reconnaissant le
rôle important de l’Amérique dans la restauration des
anciennes puissances impériales, qui dépendaient de ses
ressources et de ses matières premières. Les États-Unis, bien
au fait des tentatives de rapprochement d’Hô Chi Minh,
hésitaient particulièrement sur la question vietnamienne. Mais
tout a changé en 1950. Les États-Unis ont décidé d’aider la
France à reconquérir son ancienne colonie. Cette décision a
donné lieu à des horreurs sur lesquelles il est inutile de revenir.
N’oublions pas que les auteurs du NSC 68 avaient pris soin
d’occulter le fait que la puissance militaire des États-Unis
s’avérait nettement supérieure à celle de l’Union soviétique. Il
nous est désormais possible de consulter les archives des
agences de renseignement, et celles-ci sont assez éloquentes.
De façon constante, la puissance et les capacités d’ennemis
potentiels, qu’il s’agisse de l’URSS ou de ceux qui lui ont
succédé, y sont largement surestimées. Le livre de Daniel
Ellsberg en dresse un historique fort instructif, des premières
heures de l’ère nucléaire au début des années 1960. Mais la
menace plane toujours. À l’heure actuelle, l’Iran représenterait
le principal danger pour la paix mondiale, et s’apprêterait à
détruire l’Amérique. Ce n’est pas l’avis du reste des habitants
de la planète, mais qu’en savent-ils?
Les jugements des services de renseignement sont
forcément sujets à précaution. On s’attend à une marge
d’erreur. Il est néanmoins frappant qu’ils fassent
invariablement fausse route dans la même direction: la
surestimation – parfois considérable – de la puissance des
prétendus adversaires des États-Unis. Je suppose qu’il ne
s’agit pas de tromperie délibérée, quoiqu’il existe sans doute
des exemples de ce genre, comme c’est à l’évidence le cas
pour le NSC 68. Sinon, les analystes sont guidés, si j’ose dire,
par le même sens commun que le reste des gens. La peur
irraisonnée est si ancrée dans la culture dominante qu’il est
naturel pour le pouvoir étatique ou privé d’éprouver à certains
degrés cette peur et de l’exploiter à ses propres fins. Je me
livre bien sûr à des conjectures, mais celles-ci me paraissent
fondées.
Voilà qui nous amène directement à la note de service
Powell, qui figure parmi les lectures suggérées dans le cadre
de ce cours[133]. Elle constitue un exemple classique et presque
comique de peur irraisonnée.
Dans le cas de Powell, cette peur n’était pas liée à la
destruction du pays, mais à celle du monde des affaires.
Composante fondamentale des États-Unis, cette communauté
essuyait des attaques qui allaient jusqu’à menacer son
existence même. Il y avait de quoi trembler de peur. Les
universités étaient prises d’assaut par Herbert Marcuse et ses
disciples – certains se souviendront peut-être de l’emprise
qu’ils exerçaient sur l’ensemble du système universitaire? Le
Congrès était perdu. Il subissait l’influence de Ralph Nader,
lancé dans une campagne de protection du consommateur
visant à prévenir les accidents mortels causés par des
automobiles de mauvaise qualité. Nader était presque parvenu
à convaincre la totalité des membres du Congrès. La presse se
montrait farouchement anticapitaliste. La consultation des
archives est à cet égard instructive.
La suite est du même ordre. À vrai dire, la note Powell use
d’une rhétorique hystérique très similaire à celle du NSC 68.
Cette attitude rappelle celle d’un enfant de trois ans qui
possède tous les jouets, mais qui pique une crise parce que son
petit frère lui en a pris un. «Comment vivre sans ce jouet? Il
me les faut tous.»
Cette hystérie me paraît tout à fait sincère. Je tiens à le
souligner. Il ne s’agit pas de simulation. Ce sentiment est
profondément enraciné dans la culture et l’histoire de ce pays.
La note de service Powell a constitué l’un des principaux
axes culturels et intellectuels de l’offensive néolibérale
déclenchée au cours des années suivantes. Cette offensive était
pilotée par une frange militante de la communauté des affaires.
Les États-Unis sont un cas unique en la matière. Bizarrement,
la principale cible de cette attaque, le mouvement syndical,
semble souvent inconsciente de ce fait. En 1978, alors que
l’offensive néolibérale commençait tout juste à se concrétiser,
Doug Fraser, alors président de United Auto Workers (UAW),
l’un des plus importants syndicats du pays, a démissionné de
son poste au sein d’un comité patronal-syndical mis sur pied
par l’administration Carter, scandalisé par le fait que les
dirigeants d’entreprise aient «décidé de mener une guerre de
classe unilatérale dans ce pays – une guerre contre les
travailleurs, les sans-emploi, les pauvres, les minorités, les
plus jeunes et les plus âgés, ainsi que de nombreux membres
de la classe moyenne de notre société», et qu’ils aient «bafoué
et rompu la convention fragile et implicite auparavant en
vigueur durant les périodes de croissance et de progrès» – soit
au temps de la collaboration de classes qui avait caractérisé le
capitalisme dirigé[134].
On se serait attendu à moins de naïveté de la part de Fraser.
Il ne fait que décrire ce à quoi s’emploie en permanence le
monde des affaires. Surtout aux États-Unis, où cette
communauté fait preuve d’une profonde conscience de classe.
Cette spécificité états-unienne remonte à fort loin. Elle
explique pourquoi les États-Unis ont une histoire
particulièrement violente de répression des travailleurs, qui a
stupéfié jusqu’aux observateurs d’extrême droite européens.
Si nous parlons aujourd’hui à juste titre de capitalisme de
gangster, les épisodes de répression acharnée du passé en
présentaient déjà certains aspects. Comme on l’a vu, des
centaines de travailleurs états-uniens ont été tués dans le cadre
de mouvements de grève jusqu’à un stade avancé du
XXe siècle, une époque où rien de comparable ne se produisait
dans les pays développés. Ce n’est là qu’un exemple parmi
d’autres.
La note Powell est donc l’un des axes. Il en existe un autre
qui est tout aussi intéressant, voire davantage, à mon avis. Il
date de la même époque et offre un contenu assez similaire,
mais il émane de l’extrême opposé du spectre politique et
intellectuel.
Il s’agit de la première étude publiée par la Commission
trilatérale. Cette dernière regroupait des libéraux
internationalistes des États-Unis, d’Europe et du Japon. Le fait
que l’administration Carter ait trouvé la quasi-totalité de ses
membres dans ses rangs devrait nous renseigner quant à son
orientation. Celle-ci était la même chez les partenaires
européens et japonais de la Trilatérale.
Ce document est fort intéressant. L’étude s’intitule The
Crisis of Democracy. Son message fondamental est que
l’ensemble de la société, et pas seulement la communauté des
affaires, court un danger. La société tout entière est menacée
par l’activisme des années 1960.
Au cours de ces années 1960, peut-on lire dans l’étude, de
vastes couches de la société – quelquefois désignées par le
terme «intérêts particuliers» – ont tenté d’investir la scène
politique pour exprimer leurs revendications: les jeunes, les
personnes âgées, les femmes, les agriculteurs, les
travailleurs… en un mot, la population.
Un groupe n’est pas mentionné dans cette liste: le secteur
privé. Cette omission est tout à fait logique. Le secteur privé
représente l’intérêt national, on ne peut donc pas le classer
parmi les intérêts particuliers.
Le fait que tous ces groupes cherchent à investir la scène
politique a entraîné l’«excès de démocratie» qui pose tant
problème aux «hommes éclairés» depuis la première
révolution démocratique moderne. L’État ne saurait
s’accommoder d’une telle pression. Les commentateurs
libéraux appellent donc à une «modération démocratique», et à
ce que les citoyens retrouvent leur passivité et leur obéissance,
et renoncent à être des «participants» pour redevenir des
«spectateurs». Le rapporteur américain sur l’étude de la
Trilatérale, le politologue d’Harvard Samuel Huntington,
regrettait le bon temps où le président Truman «avait été
capable de diriger le pays avec le concours d’une poignée
d’avocats et de banquiers de Wall Street» et d’éviter une crise
de la démocratie. Mais c’était avant que le militantisme des
années 1960 ne menace de faire voler en éclats ces
arrangements civilisés.
Les trilatéraux s’alarmaient en premier lieu de voir les
institutions responsables à leurs yeux de l’«endoctrinement de
la jeunesse» (écoles, universités, églises) faillir à leur mission.
Elles se montraient incapables de maîtriser les jeunes, de les
endoctriner convenablement. Aussi ces derniers se
retrouvaient-ils dans la rue à manifester contre la guerre et
pour les droits des femmes, parmi d’autres entorses à
l’autorité. Il convenait donc d’imposer des mesures plus
strictes dans les écoles et les universités.
Ils réservaient le même discours aux médias, faisant écho
sur ce point à Powell. Les médias échappaient à tout contrôle.
Les libéraux de la Trilatérale suggéraient même qu’une
intervention de l’État pourrait se révéler nécessaire pour
rappeler les médias à l’ordre.
Cette étude procède donc d’une préoccupation générale
comparable à celle qui sous-tend la note Powell. Néanmoins,
elle est l’œuvre d’intellectuels. Elle use d’une rhétorique plus
subtile que la note Powell, bien que le message soit similaire.
La conclusion, unanime sur l’ensemble du spectre politique,
soit à gauche comme à droite, reflète le contexte culturel et
intellectuel de l’offensive néolibérale.
De récentes recherches sur les origines du néolibéralisme
font remonter celui-ci à une date antérieure à celle
généralement admise, situant son apparition à Vienne au
lendemain de la Première Guerre mondiale. Ces recherches
mettent en évidence des aspects fort intéressants que je
regrette de devoir aborder de façon très sommaire. Une
révélation importante, liée au capitalisme de gangster,
concerne l’attitude des fondateurs de la doctrine quant à
l’emploi de la force gouvernementale pour écraser la gauche.
La figure la plus respectée de ce mouvement, son gourou, est
Ludwig von Mises. Ce dernier a eu du mal à dissimuler son
plaisir lorsqu’en 1928, le gouvernement autrichien a
violemment réprimé une grève de grande ampleur,
affaiblissant du même coup les vigoureux mouvements ouvrier
et social-démocrate et ouvrant la voie au fascisme autrichien.
Le gouvernement entendait ainsi préserver les «bons principes
économiques» des effets perturbateurs du syndicalisme et des
réformes sociales qui visaient à atténuer les plus pénibles
retombées de la discipline du marché sur les travailleurs et les
pauvres.
Une théorie sous-tend ces traits distinctifs du néolibéralisme
depuis ses origines. Les syndicats font valoir les droits des
travailleurs. Ces droits constituent un obstacle à ce qu’on
appelle aujourd’hui la «flexibilité de la main-d’œuvre» – c’est-
à-dire, en pratique, le droit pour les employeurs de licencier
les travailleurs à leur guise et de décider des conditions de
travail sans en rendre compte à qui que ce soit. Les droits des
travailleurs sont un obstacle à l’«utilisation optimale des
ressources» telle qu’établie par les marchés. Les syndicats font
barrière à ces vérités doctrinales en raison de l’importance
qu’ils accordent aux droits des travailleurs, à la santé et à la
sécurité, à des salaires décents, voire – que Dieu nous en garde
– à la participation aux décisions dans les dictatures au sein
desquelles ils passent leur vie active. Il faut donc détruire les
syndicats.
Il est par conséquent naturel que les saints du mouvement se
soient réjouis de voir l’État user de sa force pour écraser les
syndicats aux premières heures du fascisme en Autriche et en
Allemagne, au tournant des années 1920 et 1930. De la même
façon, il n’y a guère lieu de s’étonner des réactions des
grandes figures du mouvement devant les atrocités de la
dictature de Pinochet au Chili.
Un autre aspect intéressant du mouvement néolibéral dès
ses origines réside dans le lien entre certains intellectuels
progressistes et la droite néolibérale. Le terme
«néolibéralisme» a été adopté de façon implicite par le
mouvement lors du Colloque Walter Lippmann, organisé à
Paris en 1938. Lippmann, je le rappelle, est considéré aux
États-Unis comme l’un des chefs de file de la pensée
progressiste au XXe siècle.
Le concept d’«utilisation optimale des ressources» est digne
d’attention. Analysé de près, il apporte une remarquable
contribution au mysticisme. Mais laissons cela de côté pour
l’instant.
Il est intéressant d’observer la façon dont des thèmes
similaires résonnent au fil de l’histoire du capitalisme, en dépit
de considérables changements de circonstances. J’ai déjà
évoqué la continuité dans laquelle s’inscrit la répression de la
plèbe et de ses revendications lors de la première révolution
démocratique, en Angleterre, au XVIIe siècle; la révolution
conservatrice des pères fondateurs opposés aux aspirations
démocratiques excessives de la populace un siècle plus tard;
les mises en garde des intellectuels progressistes du XXe siècle
contre les dogmes démocratiques accordant le droit au
troupeau de bêtes sauvages de se mêler des décisions qui le
concernent, domaine réservé à la «minorité intelligente»; et
dans un autre contexte, la nécessité d’éradiquer sur toute la
planète les courants démocratiques radicaux et leurs velléités
d’indépendance lors de la mise en place de l’ordre mondial
d’après-guerre.
Il ne faut donc pas s’étonner de voir les mêmes thèmes
resurgir au début des années 1970. Au cours de la décennie
précédente, souvent décrite comme une «période d’agitation»,
la «vile multitude» avait encore échappé à tout contrôle pour
se mêler de politique. La réaction s’inscrit dans la continuité
des précédentes. Il était nécessaire, une nouvelle fois, de
contrer la menace de démocratie excessive émanant du
militantisme des années 1960, qui a beaucoup accompli, et de
façon marquante, pour civiliser le pays. La communauté des
affaires, comme l’a fait valoir Powell à sa manière pour le
moins affolée, devait à tout prix protéger ce que James
Madison avait désigné comme les «intérêts permanents du
pays», soit le système fondé sur l’entreprise privée, menacé
avant tout par la baisse des taux de profit, dont la résurgence
du militantisme syndical au tournant des années 1960 et 1970
était en partie responsable. La mobilisation des jeunes, parmi
lesquels d’anciens combattants du Vietnam, a joué un grand
rôle dans cette résurgence. Lors de grèves comme celle des
ouvriers de General Motors à Lordstown, un épisode qui
mérite toute notre attention, les jeunes travailleurs ne
réclamaient pas seulement des salaires décents, mais aussi
d’être traités avec dignité sur leur lieu de travail et d’avoir la
possibilité de participer à la gestion de l’entreprise. De telles
tendances ne laissaient rien présager de bon et devaient être
étouffées dans l’œuf.
L’offensive néolibérale planifiée de longue date a alors été
déclenchée, profitant des perturbations économiques des
années 1970 pour s’imposer en modèle dominant. Elle a atteint
beaucoup de ses objectifs. Les universités ont fait les frais de
cette discipline, qui les a contraintes à adopter des modèles
d’affaires et à subir des réductions draconiennes en matière de
financement public. On le constate aisément en Arizona, mais
la même chose s’est produite dans tout le pays. La nette
augmentation des frais de scolarité, dépourvue du moindre
véritable fondement économique, survient elle aussi dans ce
contexte.
Mais, surtout, la baisse des taux de profits a été enrayée. Il
s’agissait d’une priorité. Les politiques néolibérales se sont
traduites par une concentration extrême de la richesse, de
nouvelles prérogatives pour le secteur des affaires et une
stagnation pour la majorité de la population. Marv Waterstone
en a parlé dans son dernier exposé. Fait frappant, les salaires
réels des employés non-cadres sont aujourd’hui inférieurs à ce
qu’ils étaient en 1979, moment du déclenchement de
l’offensive néolibérale. La croissance économique et la hausse
de la productivité n’ont profité qu’à un tout petit nombre de
personnes. Cette tendance se confirme après la crise financière
provoquée par l’éclatement de la bulle immobilière en 2008.
Soulignons également l’érosion des droits des travailleurs,
amorcée avec l’attaque virulente de Reagan contre les
syndicats et le droit du travail en général. Il est désormais
pratiquement impossible pour les syndicats d’organiser des
grèves. Connu pour son intransigeance radicale à l’égard des
mouvements de travailleurs, Reagan n’a pas hésité à faire
appel à des briseurs de grève. Cette pratique était illégale dans
tous les pays industrialisés du monde excepté l’Afrique du Sud
de l’apartheid, mais Reagan l’a introduite aux États-Unis.
S’appuyant sur ce précédent, de grandes sociétés, parmi
lesquelles Caterpillar, ont adopté les mêmes mesures.
L’attaque s’est poursuivie sous Clinton par des moyens
différents, notamment une forme particulière de
«mondialisation» qui privilégie les intérêts des investisseurs à
ceux des travailleurs – tout cela au nom des sacro-saints «bons
principes économiques».
Le monde des affaires, que la révolution reaganienne
exonérait de toute préoccupation envers les travailleurs et leurs
droits, a alors ravivé de vieilles idées sur les «méthodes
scientifiques pour briser les grèves» et s’est livré à une guerre
de classes ouverte et acharnée – des faits importants sur
lesquels je n’ai malheureusement pas le temps de m’étendre.
Cette situation a notamment entraîné une forte érosion de la
démocratie, première victime de la concentration excessive de
la richesse et du pouvoir entre les mains du secteur privé.
Nous avons déjà parlé des moyens déployés: quasi-achat
d’élections, intensification marquée du lobbying, atteinte au
droit de vote, le tout facilité encore davantage par la Cour
suprême la plus réactionnaire de toute l’histoire récente.
L’excès de démocratie ne suscite plus aucune crainte.
On fait grand cas, comme chacun le sait, d’une prétendue
ingérence russe dans les élections américaines. Celle-ci est à
peine perceptible, mais quand bien même elle s’avérerait plus
flagrante, elle n’en demeurerait pas moins imperceptible par
rapport à l’ingérence des très riches et de l’élite des affaires
dans le processus électoral. Mais voilà encore des choses qu’il
serait mal venu de dire. Mieux vaut s’inquiéter au sujet des
Russes.
Ainsi une écrasante majorité de la population, située en bas
de l’échelle de la richesse et des revenus, se retrouve-t-elle
littéralement dépossédée de ses droits, un fait bien établi dans
la littérature savante en science politique. Ces personnes ont
beau voter, leurs voix n’ont guère d’importance. Cette frange
de la population est privée de ses droits dans la mesure où une
comparaison de ses préférences et de ses opinions aux
décisions prises par ses représentants ne révèle pratiquement
aucune corrélation. D’autres voix murmurent à l’oreille des
législateurs: celles de la classe des donateurs.
Dans la période néolibérale, soit au cours de la dernière
génération, les deux principaux partis ont effectué un
spectaculaire virage à droite. Les démocrates ont abandonné
les travailleurs et les ont livrés en pâture à leurs ennemis de
classe, qui tentent de les mobiliser autour d’enjeux dits
«culturels»: la suprématie blanche, le fondamentalisme
religieux et d’autres sujets sur lesquels je reviendrai. Ils leur
promettent du reste de bons emplois, dont, étrangement, les
travailleurs ne voient jamais la couleur.
L’affaire Foxconn est un cas intéressant qui défraie
actuellement la chronique. L’État du Wisconsin a fait un
magnifique cadeau à Foxconn, qui fabrique les iPhone et
d’autres appareils du même genre. Les contribuables du
Wisconsin ont versé à Foxconn environ 250 000 dollars pour
chaque emploi que l’entreprise s’était engagée à créer, mais
ces emplois ne se sont jamais matérialisés. L’affaire fait cette
semaine la manchette de Bloomberg Businessweek, le principal
hebdomadaire consacré au monde de l’économie, qui en
rapporte les détails.
L’éclatement de la bulle immobilière et la crise financière
de 2008 ont fourni une illustration dramatique de cette
situation. La crise était elle-même le résultat de l’activité
prédatrice et, dans certains cas, théoriquement criminelle des
grandes banques et institutions financières. Elles accordaient
des prêts hypothécaires à haut risque à des personnes en
sachant pertinemment que celles-ci ne seraient jamais en
mesure de les rembourser, puis utilisaient de complexes
instruments financiers pour morceler les prêts de telle sorte
que leurs acheteurs n’y voient que du feu. Les banques ont
réalisé d’immenses profits de cette façon.
La bulle a fini par éclater. Un plan de sauvetage financier a
été adopté et mis en œuvre d’abord sous Bush, puis Obama. Le
plan comportait deux axes. Il consistait tout d’abord à
renflouer les responsables, autrement dit les banques qui
avaient provoqué la crise. Il visait ensuite à aider les victimes,
soit les gens expulsés de leur maison dans le cadre de saisies
immobilières. Je laisse à chacun le soin d’imaginer lequel de
ces deux aspects a été privilégié.
J’invite quiconque souhaite approfondir le sujet à lire
l’ouvrage incendiaire de Neil Barofsky[135], ancien inspecteur
général du département du Trésor chargé de la supervision du
plan Paulson, lui-même scandalisé par ce qui s’est passé. Ce
plan a été mis en œuvre sous Obama.
Certains faits sont à peine croyables, car ils confinent à
l’absurde. Menacé de faillite, American International Group
(AIG), l’un des leaders mondiaux de l’assurance, risquait
d’entraîner dans sa chute Goldman Sachs et de multiples
autres institutions financières. Comme on ne pouvait laisser
une telle chose se produire, on a renfloué AIG.
Une fois sauvé de la faillite par la générosité des
contribuables, AIG s’est empressé de verser d’importantes
primes à ses cadres supérieurs responsables de la crise. Les
médias en ont parlé. On a trouvé la chose de mauvais goût.
Mais les économistes ont expliqué qu’il n’y avait là rien
d’anormal. Lawrence H. Summers, l’un des économistes
libéraux les plus respectés, a souligné qu’un contrat était un
contrat. Les cadres s’étaient vu promettre des primes; ils
devaient donc les percevoir. Le fait qu’ils soient passés à un
cheveu de détruire l’économie à force de magouilles, puis
aient été renfloués à même les deniers publics n’avait aucune
importance.
Quelques semaines plus tard, l’Illinois a décidé de cesser le
versement des prestations de retraite aux employés de l’État,
car il n’en avait plus les moyens. Curieusement, ce contrat
n’était pas aussi sacré que celui qui liait AIG à ses cadres.
Pour ne rien arranger, le PDG d’AIG a plus tard intenté une
poursuite contre le gouvernement, alléguant qu’AIG n’avait
pas été autorisé à verser d’assez grosses primes. Ça ne
s’invente pas.
Sans connaître tous les détails, les gens pouvaient
facilement se faire une idée générale de la situation. Surtout au
sujet du renflouement des banques et de l’abandon des
victimes. Les effets n’ont du reste pas tardé à se faire sentir. En
2008, de nombreux travailleurs avaient voté pour Obama,
prêtant foi à ses beaux discours sur l’espoir et le changement.
Ils ont rapidement constaté ce qui se cachait derrière la
rhétorique. Les répercussions ont donc été immédiates. Le
Massachusetts est l’État le plus libéral du pays. Son sénateur
Ted Kennedy, surnommé le «lion libéral», est décédé en 2009
et devait donc être remplacé. Des élections se sont tenues dans
le Massachusetts en 2010. Un républicain inconnu, très à
droite, a été élu pour lui succéder.
Bon nombre de travailleurs syndiqués n’ont même pas pris
la peine de voter. La trahison du gouvernement les avait laissés
si désabusés qu’ils se sont simplement dit: «Ça ne nous
concerne pas.» Ils n’ont ni participé ni voté pour la droite.
Certains ont ensuite rejoint les rangs des partisans de Trump.
Gardons néanmoins à l’esprit que l’existence d’une base pro-
Trump parmi la classe laborieuse est une notion trompeuse.
Comme l’a démontré le rigoureux chercheur Anthony
DiMaggio, les démocrates ont davantage perdu la classe
ouvrière que Trump ne l’a gagnée. Trump compte ses plus
fervents partisans parmi la petite bourgeoisie (commerçants,
vendeurs, etc.) et les chrétiens évangéliques. De nombreuses
études savantes traitent du sujet.
Une évolution fort intéressante de la période néolibérale est
l’émergence de l’American Legislative Exchange Council
(ALEC). Principal groupe de pression des milieux d’affaires, il
rassemble un très large éventail d’acteurs du secteur privé: la
Silicon Valley, les grandes sociétés de l’énergie et bien
d’autres. Ses tactiques sont très intelligentes et insidieuses. Ses
membres travaillent à l’échelle des États afin d’influencer les
législateurs.
Il existe plusieurs bonnes raisons de procéder ainsi. La
législation des États est importante; elle détermine de
nombreuses facettes de la vie des gens. Elle est au demeurant
discrète. Rares sont les personnes qui connaissent le nom de
leur représentant au Congrès. L’activité de l’Assemblée
législative d’un État n’est presque jamais rapportée dans les
médias. Les législateurs sont en outre extrêmement
vulnérables. Si les élections sont souvent achetées, acheter
l’élection d’un législateur d’État ne coûte pas grand-chose. Il
n’est pas nécessaire de dépenser des milliards de dollars
comme lorsque l’on souhaite faire élire un président.
Nous parlons donc d’une cible facile. Les lobbyistes
procèdent de façon méthodique. Des propositions législatives
types sont déposées dans chaque État. L’un de leurs principaux
objectifs est bien sûr de fragiliser les syndicats, d’affaiblir
l’ennemi de classe.
Mais les lobbyistes entendent également restreindre le droit
de vote, c’est-à-dire empêcher les mauvaises personnes de
voter. Ils savent que leurs politiques n’obtiendront jamais la
majorité dans le cadre d’une élection juste. Ils veulent lever les
obstacles à la dégradation de l’environnement ou, dans leurs
propres termes, «réduire le fardeau réglementaire» qui pèse sur
l’entreprise privée, autrement dit aggraver les dommages subis
par le reste de la population. Ils souhaitent préserver
l’anonymat des donateurs. Ainsi des masses d’argent sale
pourront-elles continuer à influencer le résultat d’élections.
Ils aspirent à privatiser le système éducatif. L’Arizona a été
désigné comme un site de choix pour mettre ce projet à l’essai.
L’État, dont le budget alloué à l’éducation compte parmi les
plus modestes au pays, constitue en effet une cible idéale.
Nous verrons où tout cela nous mènera.
La liste est longue, mais voici un exemple très instructif:
des propositions de loi déposées partout dans le pays visent à
éliminer les sanctions pour vol salarial, voire à empêcher que
ce crime fasse l’objet d’une enquête. Les victimes sont
généralement des personnes pauvres et vulnérables, des cibles
faciles incapables de se défendre. Le vol salarial s’apparente à
un véritable hold-up. Chaque année, on dérobe aux travailleurs
des milliards de dollars en heures supplémentaires ou en
salaires impayés. Je dis bien des milliards de dollars. L’ALEC
souhaite donc s’assurer que non seulement ce vol ne sera pas
passible de sanctions, mais qu’il ne pourra pas davantage
donner lieu à une enquête.
Voilà qui est curieux. Ces milliards comptent pour une part
dérisoire de la richesse du secteur privé et des plus fortunés.
Leur vol témoigne pourtant de l’extrême brutalité de la guerre
des classes. Il n’y a pas de petits profits. Il faut prendre les
travailleurs à la gorge. Même le vol de leurs salaires ne doit
pas faire l’objet d’une enquête.
Adam Smith en personne acquiescerait de la tête,
reconnaissant là les pratiques des «maîtres de l’espèce
humaine».
L’ALEC mène à l’heure actuelle une campagne discrète
dont les conséquences pourraient se révéler plus vastes encore
et étrangler, après les plus pauvres et vulnérables, ceux que
Thorstein Veblen appelait le «bas peuple» en général. Cette
campagne a pour but l’adoption d’un amendement
constitutionnel sur l’équilibre budgétaire. L’ALEC a déjà
recueilli un nombre presque suffisant de signatures auprès des
États pour demander qu’une modification soit apportée à la
Constitution. Que faut-il comprendre par équilibre budgétaire?
La fin de tous les avantages sociaux.
Parvenir à l’équilibre budgétaire n’implique pas de réduire
le budget de l’armée. Ni de cesser de financer la sécurité à la
frontière, qui protège les citoyens états-uniens des hordes
lancées à l’assaut du pays. Il s’agit plutôt de couper dans les
prestations destinées aux personnes indignes d’intérêt. Celles
dont le revenu réel a stagné ou diminué au cours de la période
néolibérale. L’ALEC ne peut annoncer ouvertement: «Écoutez,
nous avons l’intention de supprimer la sécurité sociale et les
services de santé.» Ce n’est pas ainsi qu’on gagne des
élections. On peut cependant employer des moyens détournés,
comme les amendements sur l’équilibre budgétaire.
Il s’agissait d’ailleurs d’un élément majeur de la principale
réalisation de l’administration Trump sur le plan législatif, le
Tax Cuts and Jobs Act de 2017, un énorme cadeau aux riches
et au secteur privé, dont les profits grimpent en flèche alors
même qu’ils négligent d’investir. Un aspect important de cette
escroquerie était son contenu implicite, rapidement dévoilé par
ses principaux architectes, Mitch McConnell et Paul Ryan,
leaders républicains du Sénat et de la Chambre des
représentants. Ils ont expliqué que cet allègement fiscal se
traduirait par un important déficit, et qu’il serait par
conséquent nécessaire de supprimer, à court terme, certains
«avantages». Impossible de faire autrement. Ils préféreraient
que chacun mange à sa faim, accède aux services de santé et
satisfasse ses caprices, mais qu’y peuvent-ils?
Un amendement constitutionnel enfoncera le dernier clou
dans ce cercueil. Ces changements se produisent sans grand
fracas. Ils n’ont droit qu’à une mince couverture médiatique. Il
en va de même du noyautage de la magistrature fédérale et
d’autres mesures visant à garantir que peu importe le résultat
des élections, les politiques ne pourront guère changer, les dés
étant de toute façon largement pipés.
Encore aujourd’hui, le caractère extrêmement rétrograde du
système démocratique états-unien, un legs du coup d’État des
pères fondateurs, permet à des États comptant pour environ un
quart de la population du pays, soit autour de 15 % des
électeurs du parti élu, de dominer le Sénat, la chambre la plus
puissante du Congrès. Ces 15 % se composent en majorité de
personnes blanches, âgées, chrétiennes souvent
fondamentalistes, qui résident dans des régions rurales et
défendent des valeurs traditionnelles.
Je tiens à préciser que le système électoral ne peut être
modifié par un simple amendement. Pour y arriver, il faudrait
mobiliser les trois quarts des États, ce qui s’avère impossible.
Les petits États n’y consentiraient jamais. En réalité, dans les
circonstances actuelles, environ 5 % de la population pourrait,
en théorie, faire obstacle à un amendement constitutionnel. Et
les petits États parviendraient assurément à tuer dans l’œuf
toute initiative visant à altérer le caractère hautement
rétrograde du mode d’élection des sénateurs ou à réformer le
collège électoral.
Étant donné l’évolution de ces tendances, cette situation ne
manquera pas de provoquer, à brève échéance, une crise
constitutionnelle majeure.
Si elles remplissent leur objectif, à savoir la concentration
de la richesse et du pouvoir et la marginalisation du troupeau
de bêtes sauvages, les politiques néolibérales n’en font pas
moins du tort à l’économie dans son ensemble. Les taux de
croissance, à l’instar de la productivité, sont en berne. Il est
beaucoup question de stagnation, une façon de dire que la
croissance économique se trouve au point mort.
Parmi les points intéressants soulevés par David Kotz dans
son article[136] figure le fait que l’extrême concentration des
richesses a conduit à une situation où les occasions
d’investissement viennent tout simplement à manquer. Les
riches finissent par se lasser d’acheter des yachts de luxe, et il
n’est guère rentable de produire ce dont a désespérément
besoin le pays, par exemple de nouvelles infrastructures ou des
techniques permettant d’éliminer le carbone de l’atmosphère.
Les riches ont beau disposer de cette masse d’argent
accumulé, ils ne peuvent réaliser d’investissements qui en
valent la peine. Que font-ils alors? Ils se tournent vers les
manipulations financières, lesquelles se révèlent généralement
beaucoup plus profitables et connaissent une croissance
spectaculaire. L’un des effets de ce virage financier est la
réduction des budgets de recherche et développement (RD).
Prenons Apple, la plus grande société privée du monde. Si
l’on jette un œil à ses propositions budgétaires, on constate
qu’Apple s’applique à réduire son budget en matière de RD.
Fabriquer quelque chose d’utile présente pour elle de moins en
moins d’intérêt. L’entreprise se tourne vers les marchés
financiers, une manœuvre beaucoup plus lucrative à court
terme. La même tendance se manifeste dans l’ensemble du
monde des affaires.
Une grande partie du travail de RD dont découle
l’économie des hautes technologies a été financée avec
l’argent des contribuables. En un mot, le principe consiste à
subventionner avec les deniers publics ce dont le secteur privé
récoltera ensuite les fruits. Dans un premier temps, le
contribuable finance, souvent durant de longues années,
d’audacieux projets de RD. Puis, s’ils mettent au point un
produit pouvant être adapté au marché à des fins lucratives, la
suite est confiée au secteur privé. Puisqu’il s’agit de choses
qu’«il serait mal venu de dire», divers subterfuges sont
employés. Le plus simple consiste à invoquer la «défense»:
ainsi coupe-t-on court à toute discussion. La politique
industrielle et éducative des États-Unis – responsable de la
création de l’économie des hautes technologies et des
universités de recherche – a longtemps suivi l’orientation
dictée par le Pentagone. Dans le même ordre d’idées, le projet
de réseau autoroutier inter-États d’Eisenhower a d’abord été
présenté à la population comme un système autoroutier de
défense, dans le cadre du National System of Interstate and
Defense Highways Act de 1956.
Ces questions ont suscité des débats dans la presse
d’affaires pendant les premières années de l’après-guerre.
Beaucoup redoutaient que le pays sombre à nouveau dans la
dépression et convenaient de la nécessité d’un plan de relance
du gouvernement pour parer à cette éventualité. Les analystes
faisaient remarquer que les dépenses relatives aux programmes
sociaux produisaient des effets tout aussi stimulants sur
l’économie que les dépenses militaires. Le monde des affaires
affichait néanmoins une plus grande réserve, préférant pour sa
part les dépenses militaires, qui permettaient de dissimuler
bien des choses. Les dépenses dans la sphère sociale avaient
des effets secondaires néfastes. La population ne remet pas en
question les dépenses militaires ni ne prête attention aux fins
qu’elles servent, mais les dépenses sociales ont des effets
immédiats et concrets sur les vies des gens. Elles suscitent par
conséquent de l’intérêt et de l’attention, et pourraient même
faire germer des idées subversives quant à la participation aux
décisions concernant le type de société et de monde dans
lequel nous devrions vivre. Autrement dit, un excès de
démocratie. Les dépenses militaires ne présentent pas ces
aspects négatifs.
Si, du point de vue de la communauté des affaires, le
système basé sur les subventions publiques et les profits privés
s’est révélé avantageux, il comporte son propre lot de
problèmes. Menée trop ouvertement, cette politique pourrait
laisser penser que le gouvernement a réellement la capacité
d’agir pour le peuple, voire suggérer le bien-fondé d’un
gouvernement «par le peuple». Encore une bonne raison de se
réfugier sous le couvert de la défense, et d’inventer des fables
à propos d’ennemis diaboliques en passe de détruire les États-
Unis.
À plus long terme, cet abandon de la RD au profit des
manipulations financières nuira au monde des affaires lui-
même. Il fut un temps où l’on aurait pu s’en inquiéter. Mais
alors que la viabilité d’une entreprise était autrefois une source
de vives préoccupations, l’éthique managériale privilégie à
présent les gains immédiats. Les perspectives à long terme
pour une entreprise – ou pour la société humaine en général –
relèvent désormais des considérations secondaires.
Rien n’illustre plus clairement ce virage que les décisions
qui, de façon presque machinale, précipitent sciemment la
destruction de la planète, pour autant qu’il en ressorte des
gains à court terme. Les grandes sociétés enregistrent à l’heure
actuelle des profits spectaculaires, les salaires et autres
avantages dus à leurs PDG atteignent des sommets
vertigineux, tandis que parmi la population, les salaires réels
stagnent, les dépenses à caractère social s’amenuisent et les
syndicats ou autres entraves aux «bons principes
économiques» sont démantelés. Le meilleur de tous les
mondes possibles. Que m’importe que mon entreprise fasse
faillite après que je l’ai quittée pour de plus verts pâturages?
Que m’importe, au demeurant, de laisser à mes petits-enfants
un monde dans lequel ils auront la moindre chance de vivre
décemment?
La classe capitaliste a perdu la raison.
Subsiste, bien sûr, le problème habituel. La vile multitude.
Elle n’aime guère voir le fonctionnement de la démocratie et
les droits fondamentaux se dégrader. J’ajouterais qu’il en va de
même en Europe. En réalité, l’attaque contre la démocratie est
encore plus virulente en Europe qu’aux États-Unis. La
population ne dispose d’aucun droit de regard sur un certain
nombre de décisions importantes affectant la société et la
politique. Ces décisions relèvent de bureaucrates non élus
siégeant à Bruxelles au sein d’institutions comme le FMI, la
Banque centrale ou la Commission européenne.
Ce contexte suscite de la colère, du ressentiment et de
l’amertume partout dans le monde. Le mouvement des Gilets
jaunes, en France, en fournit une illustration récente, mais ces
sentiments se manifestent sur toute la planète. Chaque élection
donne lieu à une dégringolade des partis centristes. Les États-
Unis ne sont pas en reste. Si les partis conservent leur nom au
sein du rigide système bipartite états-unien, leurs éléments
centristes respectifs perdent du terrain.
La colère populaire est souvent imputée à la xénophobie et
à la crainte de voir des immigrants détruire les économies et
empoisonner les cultures nationales – des sentiments tout à fait
réels. La recherche en fait amplement état et révèle, de façon
plutôt convaincante à mes yeux, que le principal problème
réside dans la détresse économique et la perte de maîtrise –
inquiétudes liées à la stagnation, à l’insécurité, à la sape des
politiques de sécurité sociale, à l’impossibilité d’avoir voix au
chapitre en raison du déclin de la démocratie. Il est naturel,
dans ces circonstances, de voir apparaître des symptômes
pathologiques, comme la recherche de boucs émissaires, la
peur ou la colère irraisonnée. Ces symptômes sont du pain
bénit pour les démagogues, qui les exploitent souvent à de
sinistres fins. Rien de tout cela n’est surprenant.
Le célèbre économiste Thomas Piketty a récemment
souligné dans un article collectif qu’«une économie incapable
de créer de la croissance pour la moitié de sa population durant
toute une génération est vouée à générer du mécontentement à
l’égard du statu quo et un rejet des politiques
institutionnelles[137]». C’est l’évidence même. Le
mécontentement peut toutefois emprunter des formes diverses.
Nous ignorons lesquelles, parmi ces forces, prévaudront. Il est
devenu courant, de nos jours, de citer l’observation de
Gramsci démontrant que «l’ancien meurt et que le nouveau ne
peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe les
phénomènes morbides les plus variés[138]». Ainsi que d’autres,
plus encourageants. Pour n’en citer qu’un seul, la Chambre des
représentants a aujourd’hui accepté à la quasi-unanimité le
projet de New Deal vert proposé par le Sunrise Movement, ce
qui paraissait encore impensable il y a quelque temps.
Le choix, la volonté et la mobilisation ont encore toute leur
place. S’il est une chose que nous pouvons tenir pour acquise
au regard de l’histoire, c’est que peu importe la stratégie que
nous adopterons pour nous sortir de ce pétrin, elle devra
s’appuyer massivement sur un mouvement de travailleurs
résurgent et dynamique.
Chapitre 6

Résistance et réaction

Exposé de Marv Waterstone


19 février 2019

N OUS VOICI ARRIVÉS à la partie du cours consacrée aux


solutions. Mais ne crions pas victoire. Comme le suggère
son titre, cet exposé a pour thème autant la résistance
que la réaction. En clair, nous traitons ici de ce qui s’apparente
en réalité à un ensemble de combats et de luttes. Je tiens donc
à préciser d’emblée que ces éléments sont à envisager sous
l’aspect d’un constant va-et-vient.
Il sera à nouveau question de certains éléments déjà
présents dans mon exposé sur le sens commun. Cependant, le
sujet touche bien à la résistance et à la réaction. Par réaction,
j’entends généralement celle des personnes qui profitent du
statu quo et ont donc tout intérêt à assurer son maintien.
Avant d’évoquer quelques cas spécifiques, effectuons un
survol des mouvements sociaux afin de déterminer en quoi ils
consistent. De façon très générale, ils impliquent une action
collective fondée sur la résistance ou l’aspiration au
changement. Par conséquent, certains mouvements sociaux
sont clairement conservateurs, dans la mesure où ils œuvrent
pour préserver les choses en leur état. Si ce conservatisme ne
revêt pas obligatoirement une couleur partisane ou politique
définie, certains mouvements sociaux souhaitent que les
choses demeurent exactement telles qu’elles sont. D’autres
militent pour le changement.
Autrement dit, les mouvements s’emploient soit à
maintenir, soit à modifier le statu quo. Ils peuvent tout autant
renforcer ou subvertir le sens commun (pour le formuler dans
des termes qui nous sont désormais familiers), à des fins
rétrogrades ou progressistes. Bien sûr, chacun définira celles-
ci en fonction de ses propres points de vue et perspectives.
Les mouvements sociaux ont des portées variables, qu’ils
prônent la simple résistance au changement, une réforme
graduelle du système ou, en un sens, une révolution plus
globale. J’ai parlé de révolution dans mon précédent exposé. Il
en sera de nouveau question dans celui-ci et le prochain.
Le rayon d’action de ces mouvements, on s’en doute, va du
local au planétaire, ce qui ne les empêche nullement
d’interagir. Leurs méthodes divergent et peuvent s’avérer aussi
bien violentes que pacifistes. Ce ne sont là que deux extrêmes
d’un spectre particulier. Il existe bien d’autres spectres en ce
qui concerne les façons de procéder. Leurs cibles diffèrent. Il
va sans dire que par leurs activités, certains mouvements et
organisations visent avant tout des personnes, tandis que
d’autres s’adressent à la société tout entière.
Penchons-nous à présent sur la relation entre les
mouvements sociaux et le capitalisme. Dans l’un des ouvrages
conseillés pour ce cours[139], Jim O’Connor met clairement en
évidence les liens entre le système capitaliste et la contestation
sociale. Il distingue d’abord deux contradictions
fondamentales au sein du capitalisme, auxquelles il relie
ensuite l’émergence de mouvements sociaux.
La première contradiction concerne l’exploitation de la
main-d’œuvre intrinsèque au processus de production
capitaliste. En d’autres termes, l’existence du capital dépend
de la survaleur réalisée dans le cadre de l’exploitation de la
main-d’œuvre. Il s’agit, du moins selon O’Connor et d’autres,
d’une contradiction fondamentale. Elle produit ce que l’on a
coutume d’appeler de «vieux mouvements sociaux». Ces
mouvements peuvent en effet se targuer d’une sorte de
longévité historique, à l’inverse d’autres que j’évoquerai plus
loin. Cette contradiction est donc à l’origine de l’apparition de
vieux mouvements sociaux axés sur les conditions de travail.
Comme le soutient O’Connor, les contradictions inhérentes
aux relations sociales propres au mode de production
capitaliste sont la source d’un profond antagonisme entre le
capital et la main-d’œuvre. Cet antagonisme donne naissance à
des mouvements sociaux qui se mobilisent autour de la
question des salaires, des horaires et conditions de travail, etc.
Ces mouvements sont essentiellement centrés sur le rapport de
classes. Ils relèvent donc de la lutte des classes, de la guerre de
classes ou de l’antagonisme de classes.
O’Connor soulève ensuite une deuxième contradiction du
capitalisme, délaissant le sujet du mode de production en tant
que tel pour aborder la façon dont le capital tend
inévitablement à détruire ses propres conditions de production.
J’ai déjà fait allusion à ce phénomène, notamment dans
l’exposé sur la relation entre le capitalisme et l’environnement.
O’Connor s’appuie sur trois éléments: l’environnement
naturel; l’infrastructure, la collectivité et les biens publics; et
la force de travail. Il prend soin de préciser que ces éléments
sont quelquefois réductibles ou réduits aux catégories de la
terre et de la force de travail. Il s’agit d’éléments ou de
conditions nécessaires à la production dont le capital, par
incapacité ou réticence, ne s’est pas arrogé la maîtrise, et qu’il
cherche donc à obtenir par d’autres moyens. Ces éléments ne
sont généralement pas offerts par le marché, quoique l’on
puisse créer des marchés pour les produire, mais par l’État.
Pour reprendre l’exemple des programmes néolibéraux de
privatisation dont j’ai déjà parlé, un bien appartenant au
domaine des biens publics entre dans la sphère du capital par
la création d’un quelconque marché artificiel, ou par la
privatisation et la marchandisation.
Que l’on songe à l’environnement, à l’infrastructure et à la
collectivité ou à la reproduction de la force de travail,
notamment au moyen de l’éducation, il s’agit typiquement
d’éléments de la production fournis par l’État. Mais la
détérioration de ces conditions, avance O’Connor, donne
naissance à des mouvements sociaux qui ont pour vocation de
protéger ces conditions ou de résister aux changements
défavorables.
Voyons maintenant comment ces contradictions entraînent
l’apparition de prétendus «nouveaux mouvements sociaux».
On trouve parmi ces derniers des organisations qui luttent
contre la dégradation de l’environnement, des villes ou des
infrastructures, pour les droits urbains et civiques, etc.
Viennent ensuite des mouvements qui se mobilisent autour des
conditions relatives à la reproduction de la force de travail. Il
peut s’agir de mouvements féministes ou d’autres types de
mouvements basés sur l’identité. Ils représentent pour
O’Connor autant d’émanations de ces contradictions que ne
cesse d’engendrer le capitalisme.
Ces nouveaux mouvements sociaux débordent le cadre des
questions de classe, mais demeurent rattachés à celles-ci. S’ils
ne sont pas systématiquement axés sur des considérations de
classe, leur lien avec la classe peut facilement être établi,
comme s’y emploie O’Connor.
J’aimerais à présent insister sur la relation entre les
mouvements sociaux et le sens commun. Le sens commun et
le changement progressiste sont l’objet d’une lutte constante.
Il est rare que l’on assiste à un dénouement en la matière. Les
forces en jeu, convaincues l’une comme l’autre de la justesse
de leur point de vue, sont obligées de répliquer. Autrement dit,
qui estime détenir la vérité sur la façon dont marche et devrait
marcher le monde est dans l’obligation d’imposer son point de
vue à autrui. Il n’est pas rare, cependant, que le terrain sur
lequel se déroulent les luttes ait été modifié par de précédents
mouvements. Les circonstances dans lesquelles sont menées
les luttes changent avec le temps.
Permettez-moi de développer la citation de Stuart Hall qui
figurait dans mon premier exposé:
Pourquoi, dans ce cas, le sens commun est-il si important?
Parce qu’il constitue le terrain des conceptions et des
catégories sur lequel se forme concrètement la conscience
pratique des masses. Il est le terrain déjà formé, «considéré
comme acquis», sur lequel les philosophies et les idéologies
plus cohérentes doivent s’affronter afin de le contrôler, ce
terrain que toute nouvelle conception du monde doit
absolument prendre en compte, doit contester et transformer
si elle veut devenir la conception du monde des masses, et,
ainsi, devenir historiquement effective. […] Les croyances
populaires et la culture d’un peuple, soutient Gramsci, ne
sont pas des terrains de lutte que l’on peut se permettre
d’abandonner à eux-mêmes: leur «énergie équivaut à celle
des “forces matérielles”»[140].
Le changement social, que ses fins soient progressistes ou
rétrogrades, doit composer avec cet état de fait. Il doit
affronter les choses telles qu’elles sont et transiger avec des
opinions si ancrées dans la vision du monde des gens qu’elles
passent pour acquises. Le sens commun, je l’ai dit, est un objet
de lutte et de contestation. Qui parvient à imposer sa vision du
monde, à faire de celle-ci le sens commun tenu pour acquis, se
voit investi d’une forme très puissante de pouvoir politique. Là
réside le lien entre le sens commun et le changement,
progressiste comme rétrograde.
Tous ces éléments ont également une incidence sur notre
manière d’envisager le cadre du débat. Quelles sont les
priorités en matière d’élaboration des politiques? Qu’est-ce qui
relève du pragmatisme? Qu’est-ce qui relève d’un idéalisme
manifeste? Et ainsi de suite. Bien des facteurs contribuent à
façonner notre compréhension de ces questions. La bande-
dessinée ci-contre en offre un exemple. Il s’agit certes
d’humour. C’est pourtant la réalité.
Voici maintenant quelques clichés: «Un voyage de mille
lieues commence toujours par un premier pas» (Lao Tseu);
«Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et
réfléchis puisse changer le monde. En réalité, cela se passe
toujours de cette manière» (Margaret Mead); «D’abord ils
vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous
combattent et enfin, vous gagnez» (Gandhi).
Tournons-nous à présent vers des mouvements sociaux en
particulier. Je procéderai par ordre chronologique. J’entends
ainsi montrer que des progrès ont été accomplis. Chaque fois
que nous sommes tentés de croire que les choses ne vont
jamais en s’améliorant, rappelons-nous ces moments dans
l’histoire où les choses ont bel et bien changé, quelquefois
pour le meilleur. Toutefois, j’espère également suggérer que
ces luttes ne sont pas terminées. Il sera d’abord question du
mouvement abolitionniste, puis du mouvement de libération
des femmes et enfin du mouvement LGBTQ.
Commençons par le mouvement abolitionniste. Voici deux
citations de Jefferson Davis:
Mes propres convictions concernant l’esclavage des Noirs
sont fermes. Il comporte ses vices et ses excès. Nous
considérons le Noir tel que Dieu, le livre de Dieu et la loi de
Dieu, par nature, nous ordonnent de le considérer, soit
comme notre inférieur, destiné exclusivement à la servitude.
Nous ne pouvons donner au Noir une utilité ou une qualité
équivalente au dixième de ce que l’esclavage lui permet
d’être.
L’esclavage a été institué par le décret du Tout-Puissant. Il
est approuvé dans les deux Testaments de la Bible, de la
Genèse à l’Apocalypse. Il existe depuis toujours. Sa
présence a été relevée parmi les peuples des plus hautes
civilisations et au sein des nations démontrant la plus
grande maîtrise des arts.
Notre monde moderne
L’esclavage a été officiellement aboli dans la majeure partie du
monde développé à partir des années 1860. Des pays l’avaient
déjà aboli, tandis que d’autres tarderaient encore à le faire.
Aux États-Unis et ailleurs, d’autres formes de servitude sont
aussitôt apparues, des chaînes de forçats à l’incarcération de
masse, en passant par les lois Jim Crow et le travail forcé.
L’esclavage est de nouveau d’actualité. Selon de récentes
estimations, jusqu’à 40,3 millions de personnes seraient
actuellement réduites en esclavage dans quelque 167 pays.
Sont compris dans ces chiffres les cas de mariage forcé, de
travail forcé et de traite des personnes. Il n’est guère aisé, on
s’en doute, d’obtenir des statistiques précises dans ce domaine.
Il s’agit donc très probablement d’une estimation prudente.
Il faut ainsi retenir que certains changements ont eu lieu,
mais que la lutte continue. De toute évidence, l’esclavage
n’appartient pas au passé, mais une partie de cette lutte se
déroule désormais sur un terrain différent. Il serait aujourd’hui
difficile pour quiconque d’avancer avec le moindre sérieux des
arguments comme ceux de Jefferson Davis. Le problème n’en
est pas pour autant résolu.
La question du statut des femmes suit une trajectoire
similaire, comme on peut le constater:
Les femelles sont par nature plus faibles et plus froides, et
il faut considérer leur nature comme une défectuosité
naturelle.
Aristote, De la génération des animaux
(entre 330 et 322 av. J.-C.)
Les femmes ont de si petites âmes, certains pensent même
qu’elles n’en ont point.
John Donne
Nous ne nous laisserons pas détourner de telles
conclusions par les arguments des féministes qui veulent
nous imposer une parfaite égalité de position et
d’appréciation des deux sexes.
Sigmund Freud, «Différence anatomique entre les
sexes» (1925)
Le programme féministe ne vise pas l’égalité des droits
pour les femmes. Il s’agit d’un mouvement politique
socialiste et opposé à la famille qui encourage les femmes
à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la
sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir
lesbiennes.
Pat Robertson, dans une lettre de collecte de fonds en
1992
Depuis 1920, la forte augmentation des bénéficiaires des
prestations sociales et l’extension du droit de vote aux
femmes, deux catégories d’électeurs notoirement difficiles
pour les libertariens, ont transformé la notion de
démocratie capitaliste en oxymore.
Peter Thiel (cofondateur de PayPal et de plusieurs
autres entreprises de la Silicon Valley)
S’il ne fait aucun doute que des avancées considérables ont été
réalisées du point de vue de l’égalité des femmes, cette tâche
n’est pas encore accomplie. Un écart important subsiste entre
les revenus des hommes et ceux des femmes. Aux États-Unis,
les femmes gagnent à l’heure actuelle environ 79 % de ce que
perçoivent des hommes pour un travail similaire. Certaines
tendances donnent à penser que l’on atteindra l’équité salariale
en 2059. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que
depuis 2001, les salaires des femmes tendent plutôt à stagner,
et on estime désormais que l’équité ne sera réalisée qu’en
2152. Vous m’en voyez navré.
D’autres avancées féministes demeurent fortement
contestées, comme le droit des femmes à disposer de leur
corps. Entre 2011 et 2016, 334 mesures visant à restreindre le
droit à l’avortement ont été adoptées par des législatures d’État
aux États-Unis. Ces mesures représentaient à elles seules 30 %
de toutes les restrictions du droit à l’avortement adoptées
depuis l’arrêt Roe c. Wade en 1973.
La lutte féministe revêt donc de nouvelles formes, mais elle
se poursuit. La bataille n’est pas terminée, bien que, sous
certains aspects, il ne soit plus possible d’utiliser le même
vocabulaire que par le passé, du moins en bonne compagnie.
Enfin, une tendance similaire se dégage en ce qui concerne
les droits des LGBTQ+:
Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas en train de dénigrer
les personnes qui sont homosexuelles, lesbiennes,
bisexuelles ou transgenres. Nous devons faire preuve
d’une profonde compassion envers les personnes qui, dans
leur vie, sont confrontées au problème bien réel du
dysfonctionnement sexuel et aux troubles liés à l’identité
sexuelle.
Michelle Bachmann, associant l’homosexualité à un
trouble mental en 2004 (ancienne sénatrice du
Minnesota, membre du Congrès et candidate à la
présidence)
Il est indiscutable que des progrès considérables ont également
été accomplis dans ce domaine. Le mariage entre partenaires
de même sexe est désormais reconnu juridiquement partout
aux États-Unis et dans quelque 26 pays. Les choses ont de
toute évidence évolué. Le discours sur ces questions a changé
de façon radicale. Néanmoins, les rapports sexuels entre
partenaires de même sexe, sans parler de la possibilité
d’entretenir une relation stable, demeurent illégaux dans de
nombreux pays. Leur nombre a baissé de 92 à 73 entre 2006 et
2017, ce qui constitue une évolution non négligeable. Il reste
que dans bien des pays, l’homosexualité est passible de
sanctions sévères pouvant aller jusqu’à la peine de mort. Les
choses ont changé, j’insiste sur ce point, mais la lutte continue.
Penchons-nous à présent sur des exemples plus
contemporains, même si, comme je l’ai indiqué, ces luttes sont
loin d’être terminées. J’aimerais toutefois aborder des cas plus
récents: le Printemps arabe, dont le déclenchement a suscité
beaucoup d’espoir parmi les peuples du Moyen-Orient; le
mouvement Occupy (je m’appuierai à nouveau sur le travail de
Kate Crehan); le mouvement Black Lives Matter; et, pour
conclure, les manifestations organisées le jour de l’investiture
de Donald Trump («J20 Protests»).
Le Printemps arabe, tout d’abord. En voici une chronologie
approximative, au fil de certains de ses principaux
événements. Le mouvement voit le jour le 17 décembre 2010,
date à laquelle un vendeur ambulant tunisien s’immole par le
feu pour protester contre le harcèlement policier. Environ un
mois plus tard, le 11 janvier 2011, les gens descendent
massivement dans la rue après la chute du gouvernement Ben
Ali. Le président fuit alors le pays, ouvrant la voie à l’élection
d’un nouveau président et à l’adoption d’une nouvelle
Constitution.
Plus tard le même mois, le 25 janvier 2011, un important
mouvement de contestation, baptisé «révolution du
25 janvier», naît en Égypte et a pour épicentre la place Tahrir.
La répression des forces de sécurité égyptiennes et de leurs
hommes de main fait quelque 840 morts et plus de 6 000
blessés parmi les manifestants.
Le 3 février 2011, des manifestations de masse éclatent au
Yémen, et sont suivies de mois d’agitation politique durant
lesquels les forces gouvernementales tuent des centaines de
manifestants.
Le 11 février 2011, le peuple égyptien se rassemble sur la
place Tahrir pour fêter la démission du président Hosni
Moubarak et le transfert du pouvoir à l’armée.
Le 14 février 2011, le peuple descend massivement dans la
rue pour réclamer des réformes, et se heurte à une très violente
répression au Bahreïn (royaume d’une très grande importance
stratégique pour les États-Unis; une partie de leur flotte de
guerre y est stationnée).
Le 17 février 2011, un soulèvement contre le président
Kadhafi éclate à Benghazi, dans l’est de la Libye; s’ensuit un
conflit interne. Kadhafi est assassiné en octobre 2011.
Le 15 mars 2011, d’importantes manifestations éclatent en
Syrie et sont brutalement réprimées par le gouvernement
Assad. La guerre civile qui sévit dans le pays a fait à ce jour
plus de 250 000 morts, et contraint plus de 12 millions de
personnes à l’exil.
Le 18 mars 2011, de nouvelles manifestations ont lieu au
Yémen. Cinquante personnes perdent la vie, et des centaines
sont blessées. Cette journée portera désormais le nom de
«vendredi de la Dignité».
Que s’est-il passé depuis le prétendu Printemps arabe? Huit
ans plus tard, les droits de la personne sont menacés partout
dans la région. Des centaines de milliers de personnes, dont de
nombreux enfants, ont été tuées au cours des conflits armés
qui continuent de faire rage en Syrie, en Libye et au Yémen.
La guerre civile syrienne a provoqué la plus importante crise
de réfugiés, et la pire crise humanitaire, du XXIe siècle.
Seule la Tunisie fait état d’un relatif succès. Le pays s’est
doté d’une nouvelle Constitution et le peuple a obtenu justice
pour certains crimes passés, mais les droits de la personne sont
toujours attaqués.
En Égypte, des activistes pacifistes, des opposants du
gouvernement et de nombreux citoyens sont toujours
emprisonnés. Les tortures et les mauvais traitements sont
monnaie courante. Des centaines de personnes ont été
condamnées à mort, et des dizaines de milliers d’autres jetées
en prison pour avoir manifesté ou en raison de leurs liens
supposés avec l’opposition politique. Néanmoins, nous avons
vu que l’actuel président n’est autorisé à rester au pouvoir que
jusqu’en 2034…
Au Bahreïn, les autorités réduisent les dissidents au silence.
La Libye a sombré dans le chaos. Des conflits armés font
rage dans tout le pays, et tous les camps se sont rendus
coupables de crimes de guerre et de graves violations des
droits de la personne.
En Syrie, la violente répression des manifestations
populaires par le gouvernement a déclenché le conflit armé le
plus sanglant de la région. Des crimes atroces sont perpétrés à
très grande échelle. La moitié de la population a été contrainte
à l’exil.
Le Yémen vit une tragédie sans fin, subissant l’intervention
d’une coalition menée par l’Arabie saoudite, épaulée
principalement par les Émirats arabes unis, mais profitant
également du soutien des États-Unis, qui assurent la livraison
d’armes, le ravitaillement, le renseignement, etc. Voici un lien
intéressant avec Tucson: les Émirats viennent d’acheter pour
1,6 milliard de dollars d’armes à Raytheon, l’économie de la
ville se porte donc à merveille. Les frappes aériennes de la
coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les bombardements
des rebelles houthis ont fait plus de 10 000 morts et 40 000
blessés parmi la population civile. À l’heure qu’il est,
10 millions de personnes sont menacées de famine et de
maladie. Certains assauts s’apparentent à des crimes de guerre.
Initialement porteur d’un immense espoir de changement
progressiste, le Printemps arabe a été frappé dans la plupart
des cas d’une répression brutale et s’est heurté à la réaction
des tenants du statu quo antérieur. Il constitue un exemple
poignant et tragique de lutte sociale.
J’aimerais à présent parler du mouvement Occupy Wall
Street (OWS) et en profiter pour évoquer les patriotes du Tea
Party, le mouvement des Gilets jaunes en France et le
populisme d’extrême droite, étant donné que les points
d’intersection sont en l’occurrence particulièrement nombreux.
Une partie de mon analyse d’OWS s’inspire directement de
l’ouvrage de Kate Crehan[141] dont j’ai déjà parlé.
Si OWS peut sembler à première vue très différent du Tea
Party, ces mouvements reposent l’un comme l’autre sur une
reformulation de certains aspects du sens commun américain.
Pour une bonne illustration, il suffit de penser au slogan «It’s
Morning Again in America» (Un nouveau jour se lève en
Amérique) de la première campagne présidentielle de Reagan.
Invoquant un passé idyllique pour le moins imaginaire, ce
discours chargé d’émotion suscitait la vision d’un capitalisme
débridé et d’un retour à un pays merveilleux et prospère. Je
laisse à chacun le soin de faire le saut jusqu’à «Make America
Great Again» (Rendre sa grandeur à l’Amérique). Il s’agit
d’un tout petit saut. Ce serait même plutôt un pas.
Sur le fond, l’histoire d’OWS est fort différente de celle du
Tea Party, mais les deux mouvements sont nés d’un sentiment
répandu selon lequel l’Amérique se serait égarée en chemin.
Selon moi, un sentiment comparable anime nombre de
mouvements que l’on voit émerger en Europe, en Amérique
latine et ailleurs, soit l’impression que le système se fissure
jusque dans ses fondements et échoue à répondre aux besoins
de la population. La période néolibérale dont j’ai parlé dans
mon dernier exposé a entraîné de profonds bouleversements
pour un nombre considérable de personnes, et les
interprétations quant à la manière dont nous en sommes arrivés
là varient énormément.
Des millions d’États-Uniens ont l’impression de perdre la
maîtrise de leur vie. C’est l’une des bases sur lesquelles il me
paraît juste d’établir un parallèle entre les campagnes de
Bernie Sanders et de Donald Trump. Si les deux hommes
posaient des diagnostics fort différents sur les problèmes, et
proposaient surtout des remèdes opposés, les enjeux qu’ils
soulevaient n’en découlaient pas moins de bouleversements
très similaires au sein de la population.
Comme Crehan le dit, il est «beaucoup plus facile de
remettre au goût du jour un vieux récit capitaliste afin de
répondre aux craintes et au ressentiment des Américains du
XXIe siècle que d’élaborer un nouveau récit». Elle fait en
l’occurrence allusion au Tea Party, qui s’est employé à
ressusciter ce récit capitaliste, et à Occupy, qui cherchait pour
sa part à construire un nouveau récit.
Le récit à connotation raciste du Tea Party (comme, selon
moi, celui des mouvements «populistes» d’extrême droite
autour du monde) met en scène un pays dirigé par un
gouvernement prodigue dont la générosité échappe à ses
destinataires légitimes et sert à entretenir des parasites trop
heureux de dépendre des aides sociales. C’est l’interprétation
du Tea Party, et je soupçonne qu’elle coïncide dans une large
mesure avec celle de l’administration Trump. Elle expliquerait
ce qui va de travers dans le pays: des gens profitent de ce qui
revient de droit aux citoyens méritants.
D’un autre côté, la critique formulée par OWS (selon moi,
comme celle du mouvement des Gilets jaunes, largement
incompris, comme nous le verrons) attribue le déclin de la
classe moyenne non pas aux aides gouvernementales
prétendument allouées à d’indignes pique-assiettes, mais au
fait que les plus nantis se sont octroyé davantage que leur juste
part des richesses.
L’une des réussites d’OWS est d’avoir ouvert un espace
dans lequel ces autres aspects du sens commun ont pu émerger
avec une force nouvelle. Comparant à nouveau le Tea Party et
OWS, Crehan écrit: «La tâche des progressistes devient
d’autant plus difficile lorsque ceux qui sont susceptibles de
remettre en question l’hégémonie existante ne peuvent
compter sur les avocats milliardaires itinérants et les
colporteurs de nouvelles d’extrême droite qui ont permis
l’essor du Tea Party.» Cette organisation, pour qui connaît ses
origines et son évolution, a été financée en grande partie par
de très riches bailleurs de fonds, notamment Dick Armey et les
frères Koch, pour ne citer qu’eux. En apparence populaire et
spontanée, l’émergence du Tea Party a été largement
orchestrée.
«Quelle a été l’incidence d’Occupy Wall Street, envisagé
comme un aspect d’une bataille culturelle visant à changer la
mentalité populaire», autrement dit le sens commun populaire?
«Beaucoup s’accordent pour dire que le mouvement est
parvenu à faire passer la question des inégalités au premier
plan du débat politique aux États-Unis.» Avant OWS, y
compris au lendemain du krach financier de 2008, l’austère
enjeu des inégalités ne faisait guère l’objet d’attention.
«Le slogan du mouvement Occupy Wall Street, “Nous
sommes les 99 %”, ne faisait qu’énoncer une évidence.
Quelque chose clochait terriblement au point de vue de l’écart
sans cesse croissant entre les riches, le 1 %, et le reste des
États-Uniens, les 99 %. Cet écart fournit la preuve que le
système états-unien marche désormais sur la tête. Le slogan
semblait englober les multiples manifestations de profondes
inégalités dans l’Amérique contemporaine. L’éléphant dans la
pièce a désormais un nom.» Ou, pour citer l’invité d’une
conférence à laquelle j’ai assisté, une nouvelle boîte de
Pandore est désormais ouverte.
Ainsi pourrait-on dire, à l’image de nombreux
commentateurs, qu’OWS a changé la nature du débat. Vu sous
cet angle, OWS peut être considéré comme un épisode de la
longue guerre de position qui, pour Gramsci, constitue un
élément incontournable de toute lutte pour le changement. En
somme, il faut d’abord inscrire ces enjeux à l’ordre du jour
pour que les gens se mettent à y réfléchir.
Par exemple, dans un discours qu’il a prononcé en
décembre 2011 (je reviendrai sur cette date), Obama a déclaré:
«Je crois que ce pays prospère lorsque chacun dispose des
mêmes chances, lorsque chacun fait sa juste part et lorsque
chacun suit les mêmes règles. Ce ne sont pas des valeurs
démocrates ou républicaines; ni celles du 1 % ou des 99 %. Il
s’agit de valeurs américaines, et nous devons les réaffirmer.»
Obama use ici d’une rhétorique intéressante, comme le
souligne Crehan: «On ne peut qu’admirer l’habileté avec
laquelle Obama épouse le slogan “Nous sommes les 99 %”
tout en refusant de reconnaître l’opposition fondamentale entre
le 1 % et les 99 %.» Lorsqu’il affirme que ces valeurs ne sont
ni celles du 1 % ni celles des 99 %, mais celles de tous les
États-Uniens, nous savons très bien que c’est faux. Soyons
clairs: tout le monde ne suit pas les mêmes règles. Il existe en
réalité un énorme fossé entre les 99 % et le 1 %, dont OWS
faisait son principal argument.
«Les récits politiques capables de résonner avec le sens
commun sont un élément fondamental de tout mouvement
politique contestataire efficace. L’occupation du parc Zuccotti
et les centaines d’autres occupations partout au pays ont peut-
être manqué de cohérence politique, ce qui était tout à fait
délibéré, et ont pu, malgré leur enthousiasme et leur énergie,
rapidement s’éteindre.» C’est moi qui souligne, car j’aimerais
revenir sur cette affirmation selon laquelle OWS aurait
périclité du fait de sa propre incohérence. «Peut-être
représentent-elles, néanmoins, les authentiques prémisses d’un
tel récit, le début d’une nouvelle conversation. Tout récit
politique qui va à l’encontre de l’hégémonie existante [ce qui
était assurément le cas d’OWS] est confronté au fait que
l’hégémonie ne se rapporte pas seulement à un ensemble
d’idées, mais qu’elle imprègne la structure même des
institutions et les pratiques de la vie quotidienne. L’aspiration
à changer le sens commun se heurte toujours à cet obstacle. Il
est difficile pour une conception embryonnaire du monde qui
remet profondément en question l’hégémonie existante
d’évoluer et de s’imposer.»
Je vous renvoie à la citation de Stuart Hall. Il s’agit
invariablement du principal enjeu.
«Avec le recul, nous pouvons affirmer que bien qu’OWS
n’ait pas menacé sérieusement le capitalisme [c’est à nouveau
moi qui souligne, car j’entends démentir cette thèse], le
mouvement a peut-être eu, comme le craignait le spécialiste
républicain en sondages Frank Luntz, un effet sur l’“opinion
des États-Uniens à l’égard du capitalisme”[142].» Une telle
discussion ne peut voir lieu.
Reste à examiner les véritables effets d’OWS. En admettant
que le mouvement n’ait pas sérieusement menacé le
capitalisme, quelles réactions a-t-il soulevées? Passons en
revue certaines d’entre elles, selon un ordre chronologique.
Un premier article publié le 22 novembre 2011 rapporte que
«le FBI [Federal Bureau of Investigation] n’aurait ouvert
aucun dossier sur Occupy Wall Street[143]». Je rappelle qu’il
n’est pas question ici de menace. Nous parlons du mouvement
qui ne menaçait pas le capitalisme.
La semaine suivante, un article de Forbes signé par Erik
Kain annonce avec cynisme que «non, la répression contre
Occupy Wall Street n’est pas l’œuvre d’une élite de l’ombre»,
avant de préciser que «si l’intervention policière contre les
manifestants d’Occupy Wall Street s’est avérée
particulièrement musclée, il ne faut pas en conclure pour
autant que le gouvernement et les élites économiques
orchestrent la répression[144]».
Environ un an plus tard, le Partnership for Civil Justice a
obtenu des documents caviardés révélant que les bureaux et les
agents du FBI dans tout le pays étaient engagés dans la
surveillance active du mouvement dès août 2011. Notons au
passage que cette date précède de plusieurs mois le discours
rassembleur d’Obama. Je suis convaincu qu’il n’avait pas
connaissance des activités du FBI. Cette date est également
antérieure d’un mois à l’installation des premiers campements
d’Occupy au parc Zuccotti et aux premières actions du
mouvement dans le pays. Il ne s’était encore rien passé. Je
reviendrai sur ce point.
D’après le rapport du Partnership for Civil Justice, «cette
documentation, qui ne constitue selon nous que la partie
immergée de l’iceberg, offre un aperçu de la portée nationale
des activités de surveillance, de contrôle et de signalement
effectuées par le FBI liées à l’organisation de manifestations
pacifiques au sein du mouvement Occupy. Ces documents
montrent que le FBI et le département de la Sécurité intérieure
considèrent les manifestations contre la structure économique
des États-Unis comme des activités potentiellement
criminelles et terroristes». Les mots «terrorisme» et
«terroriste» apparaissent à maintes reprises, comme nous le
verrons. «Ces documents indiquent également que ces agences
fédérales ont tenu le rôle de services de renseignement pour
Wall Street et le milieu des affaires[145].»
Il faut attendre le 27 juin 2013 pour en apprendre davantage
grâce à Todd Gitlin, auteur d’un article dans lequel il
s’interroge sur «ce que la répression contre Occupy Wall
Street nous apprend des méthodes d’espionnage de la
NSA[146]». À l’origine, le site de l’occupation ne devait pas
être le parc Zuccotti. Toutefois, lorsque les organisateurs
d’OWS sont arrivés au lieu initialement choisi, ils en ont
trouvé l’accès déjà bloqué. L’article de Gitlin traite de deux
aspects: d’une part, la surveillance, qui, comme le révèlent les
documents évoqués, a été mise en place dès juillet ou août
2011, soit des mois avant l’occupation; d’autre part,
l’infiltration du mouvement Occupy. Ce sont des activités
auxquelles le FBI et d’autres éléments de l’État sécuritaire se
livrent depuis très longtemps avec force malfaisance. La plus
connue de ces activités est le programme COINTELPRO, mis
sur pied pour infiltrer le mouvement pour les droits civiques et
les mouvements pacifistes. Toujours employées par le FBI, ces
tactiques sont à l’origine de nombreux problèmes dont je n’ai
pas fini de parler.
Tournons-nous maintenant vers le mouvement Black Lives
Matter (BLM), qui s’inscrit manifestement dans la lutte
permanente visant à remodeler le prétendu système de justice
pénale. À l’instar du mouvement Occupy, BLM a ouvert des
pistes de dialogue qui ne figuraient pas à l’ordre du jour. Le
mouvement est né au lendemain de la mort de Michael Brown,
abattu par un policier en août 2014. Un nombre considérable
d’Afro-Américains de sexe masculin ont depuis trouvé la mort
dans des circonstances similaires et largement médiatisées
(sans compter les cas qui n’ont pas défrayé la chronique).
La liste des victimes ne cessant de s’allonger, ces enjeux
sont d’une actualité brûlante. La façon dont l’État et les élites
ont réagi à ce mouvement m’intéresse particulièrement. Le
FBI a ainsi ajouté une nouvelle catégorie à ses sujets de
préoccupation: les extrémistes de l’identité noire. Cette
catégorie a fait l’objet d’une première description dans un
rapport daté du 3 août 2017 et intitulé «Black Identity
Extremists, Likely Motivated to Target Law Enforcement
Officers». La couverture du rapport indique que celui-ci est
non confidentiel, réservé à un usage officiel et qu’il contient
des renseignements de nature délicate en matière de maintien
de l’ordre. Il vise clairement la criminalisation de ce qui
devrait relever des conduites protégées par la loi. En voici
quelques extraits éclairants. Je rappelle qu’il s’agit de la
réaction de l’élite à la résistance populaire.
«Selon le FBI, la perception que les extrémistes de l’identité
noire ont de la violence policière contre les Afro-Américains a
vraisemblablement suscité en représailles une résurgence de la
violence létale et préméditée contre les représentants du
maintien de l’ordre [il n’existe au passage aucune preuve
étayant cette affirmation; les statistiques ne font état d’aucune
augmentation de la violence contre la police] et servira fort
probablement de justification à une telle violence.»
«Selon le FBI, les incidents de violences policières
présumées contre les Afro-Américains ont continué
d’alimenter la recrudescence d’activité criminelle violente et
de nature idéologique au sein du mouvement des extrémistes
de l’identité noire.» Le rapport crée lui-même cette catégorie.
Il l’érige en mouvement. Il s’agit d’une interprétation
exceptionnellement hâtive, y compris de la part du FBI.
Bien que le rapport mentionne en note de bas de page que
«l’activisme politique et les discours enflammés ne constituent
pas en eux-mêmes de l’extrémisme et peuvent être [c’est moi
qui souligne] protégés par la Constitution, il assimile la colère
à l’égard de la police ou les discours anti-Blancs à des
indicateurs de menace violente potentielle». On imagine
comment ce genre de rhétorique est mis en œuvre dans le
cadre du maintien de l’ordre. Il n’y a guère besoin
d’extrapoler.
«Selon le FBI, il existe à l’heure actuelle neuf mouvements
extrémistes persistants aux États-Unis: les suprémacistes
blancs, les identités noires, les milices, les citoyens souverains,
les anarchistes, les opposants à l’avortement, les défenseurs
des droits des animaux, les environnementalistes et les
nationalistes portoricains.» Le FBI considère tous ces groupes
comme des menaces terroristes potentielles.
J’en arrive aux manifestations du J20, ainsi baptisées parce
qu’elles se sont déroulées le 20 janvier 2017, date de
l’investiture de Trump. Elles offrent une illustration fort
intéressante et troublante de la façon dont les élites répondent
à une résistance légitime en recourant à des tactiques de
criminalisation et d’intimidation.
Ce récit est effrayant pour quiconque se préoccupe de
l’avenir de la liberté de réunion et de contestation aux États-
Unis. Lors de ces manifestations, la police a procédé à
l’arrestation de plus de 200 manifestants, journalistes et
observateurs juridiques. Elle a recouru pour ce faire à la
tactique de l’encerclement, qui consiste à utiliser un matériel
de confinement quelconque (comme un filet) pour pousser les
gens dans un espace restreint afin de procéder à des
arrestations massives. C’est ce qui s’est passé ce jour-là.
Les personnes interpellées ont été accusées de participation
à une émeute criminelle, d’incitation ou d’encouragement à
l’émeute, de conspiration en vue d’organiser une émeute et de
destruction de biens matériels. Les dommages à la propriété
survenus au cours des manifestations s’élèveraient à 100 000
dollars. Toutes les accusations font suite à la même arrestation
massive. Ces accusations étant d’autant plus déroutantes que
les procureurs se sont ensuite révélés incapables d’attribuer à
la majorité des accusés la responsabilité du moindre acte
illégal. Voilà où cette affaire prend une tournure des plus
inquiétantes. Avoir participé à la manifestation s’apparentait
en soi à un crime. L’accusation n’a pu prouver que quiconque
ait commis le moindre acte répréhensible, mais le simple fait
de s’être trouvé sur place constituait dorénavant un crime.
La participation à une émeute criminelle est passible de dix
ans de prison et d’une amende de 25 000 dollars. Ces
accusations n’avaient donc rien d’anodin. Les procureurs se
sont empressés de faire ce qui leur est désormais reproché
dans de très nombreuses affaires. Ils ont eu recours à l’abus
d’accusations. Ils empilent simplement les accusations.
Soulignons au passage que les procureurs disposent du plus
important pouvoir discrétionnaire de tout le système de justice
criminelle. Ils peuvent déterminer si une personne devrait être
arrêtée, inculpée, pour quels motifs, s’il y a lieu d’aller devant
les tribunaux, de plaider, etc. Les procureurs jouissent d’un
pouvoir discrétionnaire considérable. Dans ce cas précis,
comme dans bien d’autres, ils ont entrepris de multiplier les
accusations.
Réuni à huis clos, le grand jury a émis un acte d’accusation
de remplacement qui ajoutait à la liste des crimes l’incitation
ou l’encouragement à l’émeute et la conspiration en vue
d’organiser une émeute, transformant en infractions
criminelles graves des actes qui, dans de nombreux cas,
relevaient de délits pénaux. Le nouvel acte d’accusation a
porté d’une à huit le nombre d’infractions criminelles pour
chaque prévenu. La peine maximale encourue par chacun
passait ainsi de dix ans à plus de soixante-dix ans de prison.
Le département de la Justice a demandé au fournisseur de
services d’hébergement internet DreamHost de fournir les
données associées à ses clients utilisant le site web
disruptj20.org. Accéder à cette demande aurait contraint
DreamHost à communiquer au département de la Justice les
adresses IP de 1,3 million de visiteurs du site, autrement dit, à
mettre à la disposition de la Justice une liste d’opposants
politiques potentiels de Trump. Le département de la Justice a
ensuite modifié sa demande. Il ne l’a pas retirée, mais il l’a
modifiée. De façon similaire, il a lancé un mandat contre
Facebook qui, sans son annulation ultérieure, aurait obligé
l’entreprise à communiquer les noms des 6 000 personnes qui
avaient cliqué «j’aime» sur la page disruptj20.org.
Toutes ces affaires ont fini par être portées devant les
tribunaux. En décembre 2017, les six premiers prévenus ont
été reconnus non coupables. Ce verdict a poussé le ministère
public à revoir sa stratégie, mais il n’a pas pour autant baissé
les bras. Finalement, en janvier 2018, le département de la
Justice a retiré les charges retenues contre 129 prévenus. À ce
stade, 59 personnes faisaient toujours face à des accusations.
En définitive, 21 d’entre elles ont accepté un accord et ont
plaidé coupables de délits mineurs. En juillet 2018, le
département de la Justice a abandonné les poursuites contre les
38 accusés restants.
Pour résumer, les procureurs ont été incapables d’obtenir la
moindre condamnation lors d’un procès en présence d’un jury.
Le département de la Justice a fini par s’apercevoir de son
excès de zèle et a retiré les accusations. Toutefois, s’il s’est
révélé perdant sur bien des tableaux, on ne saurait trop insister
sur les effets dissuasifs de ces poursuites.
Les procureurs ont du reste tiré quelques leçons de cette
affaire. En témoigne le récent projet de loi H.R. 6054, intitulé
«The Unmasking Antifa Act of 2018», qui vient d’être
présenté au Congrès. Comme l’indique son intitulé, il procède
d’une intention assez précise, soit, littéralement, démasquer les
membres de la nébuleuse de groupes antifascistes baptisée
«Antifa». Cette loi exposerait toute personne vêtue d’un
masque ou d’un déguisement et qui blesse, opprime, menace
ou intimide autrui à une peine de prison maximale de quinze
ans. Un tel projet de loi laisse entrevoir le genre de tactiques
que le gouvernement déploiera à l’avenir pour traduire en
justice les manifestants masqués qu’il n’est pas parvenu à
criminaliser lors du procès du J20.
Le lien entre ce projet de loi et les poursuites consécutives
au J20 réside dans les motifs d’acquittement invoqués par le
jury. Lorsque l’affaire a été présentée au jury, ses membres se
sont révélés incapables d’identifier des personnes en
particulier, car nombre d’entre elles étaient bel et bien
masquées. Cette loi les démasquerait pour qu’elles puissent
faire l’objet de poursuites.
Permettez-moi d’utiliser cet exemple pour envisager
l’avenir de la contestation, aujourd’hui criminalisée. Il y a
d’un côté la résistance, de l’autre la réaction. La résistance
s’intensifie aux quatre coins du pays. Que faire lorsqu’on
appartient à l’élite et qu’on souhaite conserver les avantages
que nous procure le statu quo? Eh bien, une façon de réagir
consiste à rendre la résistance illégale.
En date du 19 janvier 2017, les législateurs républicains
avaient déposé des projets de loi visant à criminaliser les
manifestations pacifiques dans cinq États. À peine quatre jours
plus tard, le nombre d’États concernés était passé à dix. Notre
vieil ami, l’American Legislative Exchange Council (ALEC),
est derrière nombre de ces projets de loi. L’ALEC propose une
législation type quant à la façon de criminaliser les
manifestations, dont de nombreuses lois relatives à des
infrastructures dites «essentielles», soit généralement les
oléoducs et gazoducs.
À ce stade, 10 États ont adopté des législations interdisant
les manifestations, et 35 États supplémentaires songent à en
faire autant. Certains projets de loi ont été rejetés, d’autres
sont toujours à l’étude. Voici comment procède l’ALEC:
l’organisation convie des législateurs à des conférences ou à
des séminaires. Les législateurs en repartent munis de projets
de loi types établis par l’ALEC, qu’il leur suffit de proposer
devant l’Assemblée législative de leur État. Ainsi les lois se
propagent-elles dans l’ensemble du pays.
Dans certains États, participer à une manifestation non
violente pourrait bientôt présenter des risques accrus sur le
plan juridique, dont de lourdes amendes et peines de prison. Il
arrive que celles-ci soient simplement inscrites dans la
législation à des fins dissuasives. Lorsque les gens savent
qu’ils encourent d’horribles sanctions, la probabilité qu’ils
descendent dans la rue pour manifester, y compris dans le
cadre d’une manifestation pacifique et légale, s’en trouve
énormément réduite. La nouvelle législation prévoit donc
souvent de fortes amendes et de lourdes peines
d’emprisonnement pour les personnes qui prennent part à des
manifestations appelant à la désobéissance civile.
Les propositions qui renforcent ou amendent des lois en
vigueur punissant le blocage ou l’obstruction de la circulation
font suite à une série de fermetures d’autoroute très
médiatisées, et à d’autres actions menées par des groupes
comme BLM et les opposants à l’oléoduc Dakota Access.
Dans le Dakota du Nord, par exemple, les républicains ont
proposé en 2017 une loi qui, pour l’essentiel, permet à un
automobiliste d’écraser et de tuer tout manifestant bloquant
une autoroute, du moment qu’il s’agit d’un accident. La
proposition a été rejetée, mais elle finira par être remise sur la
table. Un projet de loi déposé dans le Minnesota par les
républicains en 2018 vise à augmenter considérablement le
montant des amendes prévues pour les occupations
d’autoroute. Cette loi permettrait aux procureurs de requérir un
an de prison à l’encontre des manifestants bloquant les grands
axes routiers. On imagine sans mal que l’application de ces
sanctions aura pour effet de tempérer fortement la
contestation, y compris légale et pacifique.
Dans l’État de Washington, les républicains ont proposé de
reclasser en infraction criminelle les actions de désobéissance
civile considérées comme du «terrorisme» économique. Il
s’agit, on s’en doute, d’un terme très ambigu. Ce genre
d’accusations ont été portées contre les défenseurs des droits
des animaux, les militants écologistes et consorts. Elles
s’inscrivent dans la tendance actuelle.
Un autre moyen de restreindre la possibilité de manifester
consiste simplement à limiter l’accès à l’information. Le
Dakota du Nord s’y emploie à l’heure qu’il est (février 2019),
après que la divulgation de rapports relatifs à l’opposition au
projet d’oléoduc sur la réserve de Standing Rock a révélé des
abus de la part d’agents du maintien de l’ordre. En vertu du
Freedom of Information Act, des citoyens ont pu consulter des
rapports des forces de l’ordre qui démontraient comment la
police, la Garde nationale, l’armée et le département de la
Sécurité intérieure ont été mobilisés pour réprimer sévèrement
ces manifestations, y compris lorsqu’elles étaient légales et
légitimes.
Ces tactiques ne sont pas seulement déployées aux États-
Unis. Le mouvement des Gilets jaunes, en France, se heurte à
une réaction similaire. Il me semble que l’on a très mal
interprété ce mouvement. Il est apparu en réponse à l’entrée en
vigueur d’une taxe sur le carburant. On l’a aussitôt présenté
comme un mouvement opposé à toute mesure de lutte contre
les changements climatiques, ce qui ne pourrait être plus loin
de la vérité, comme l’indique l’un de ses slogans: «Les élites
parlent de la fin du monde, quand nous, on parle de la fin du
mois.» Il rassemble des gens ordinaires, des travailleurs, qui
ont de la difficulté à joindre les deux bouts et qui protestent
tantôt contre les mesures de contrainte du gouvernement,
tantôt contre la réponse répressive du même gouvernement à
leur endroit.
Néanmoins, comme aux États-Unis, la réaction ne consiste
pas à remédier à la situation ni à laisser libre cours à la
contestation, mais plutôt à empêcher celle-ci de s’exprimer.
Cette réaction s’appuie sur un état d’urgence maintes fois
prolongé en France. À l’heure où je vous parle, la mobilisation
des Gilets jaunes se poursuit depuis trois mois. Les préfets de
police auront désormais la possibilité d’ôter à tout individu le
droit de participer à une manifestation publique durant un
mois. Il suffit pour cela que le gouvernement juge que la
conduite de cet individu menace l’ordre public. Bien sûr, toute
personne frappée d’une telle interdiction viendra aussitôt
s’ajouter à un fichier gouvernemental des personnes à
surveiller.
Les ministères de l’Intérieur et de la Justice seront autorisés
à mettre en place «une collecte automatisée de renseignements
personnels à des fins de surveillance». Cette surveillance vise
des personnes désignées de façon pour le moins arbitraire
comme des menaces à l’ordre public, et qu’il convient donc de
ficher et de surveiller. En vertu des directives du procureur
général de l’État, les policiers seront habilités à fouiller les
sacs et les véhicules de toute personne interpellée dans une
manifestation ou aux abords immédiats de celle-ci. Ces
directives codifient en droit une pratique déjà courante.
Sera désormais considéré comme une infraction le fait de
dissimuler délibérément, en partie ou en totalité, son visage
afin d’échapper à l’identification dans des circonstances qui
feraient craindre une menace à l’ordre public. Le port d’un
masque lors d’une manifestation était déjà passible d’une
amende de 1 500 euros, mais la peine maximale encourue pour
cette infraction s’élèvera dorénavant à 15 000 euros d’amende
et à un an de prison. Là aussi, on imagine aisément l’effet
dissuasif qui pourrait découler de telles mesures.
En conclusion, permettez-moi de tirer quelques leçons de
tous ces exemples. Le fait que la réaction de l’État et des élites
se manifeste par des moyens toujours plus coercitifs constitue
selon moi le signe d’une crise de légitimité. Nous avons vu
qu’il existe un continuum qui va de la coercition à
l’hégémonie, stade auquel les sujets consentent à être
gouvernés. L’approche coercitive témoigne à mes yeux d’une
perte de légitimité. Lorsque celle-ci s’amenuise, les sujets
peuvent être enclins à retirer leur consentement, et leur
mécontentement à l’égard de la structure de gouvernance peut
se traduire par des formes de résistance de plus en plus vives.
Se pose alors la même question qu’au terme de mon
précédent exposé: cette résistance mènera-t-elle au
changement ou, au contraire, à un surcroît de brutalité? Si,
comme nous le soutenons, le capitalisme sous-tend bon
nombre de nos problèmes, allons-nous cheminer vers une
forme quelconque de socialisme, ou nous enfoncer plus
profondément dans le système actuel, sombrer dans une
barbarie plus terrible encore?
J’aimerais enfin revenir sur l’incident survenu en novembre
2011 à l’université de Californie à Davis. Il a fait le tour
d’internet. Lors d’un rassemblement pacifique d’Occupy Wall
Street organisé sur le campus, un policier employé par
l’université s’est avancé vers un groupe de manifestants assis
et les a copieusement aspergés de gaz poivré. Cet incident a
été vécu comme un véritable traumatisme, en particulier par
l’agent Pike, qui a reçu une indemnité de 38 000 dollars pour
les troubles émotionnels subis à cette occasion. Les étudiants
ont fini par obtenir une indemnité collective de 1 million de
dollars, soit 30 000 dollars chacun. Cet incident témoigne non
seulement de la capacité, mais aussi de la disposition à user de
cette forme extrême de coercition dans certaines circonstances,
c’est-à-dire lorsque les élites et leurs représentants au sein de
l’État se sentent menacés.
Je reviendrai sur ces questions dans mon prochain exposé. Il
est clair que les élites sentent monter la pression. Le troupeau
de bêtes sauvages, comme l’a dit Noam Chomsky, commence
à faire valoir ses droits avec un peu trop d’insistance.

Exposé de Noam Chomsky


21 février 2019
Notre thème du jour est la résistance et la réaction qu’elle
suscite. Marv Waterstone a donné en guise d’exemples une
longue liste d’activités de résistance. J’aimerais me pencher
plus attentivement sur certaines d’entre elles. Il est instructif
de dresser le bilan des réussites et des échecs, d’en disséquer
les motifs, et de tirer les leçons qui s’imposent.
Les années 1960 ont marqué un véritable renouveau du
militantisme. Celui-ci survenait après une décennie de grand
calme. Le militantisme était demeuré très faible tout au long
des années 1950. Cette situation tenait en partie à la
diabolisation de la moindre forme de contestation dans le
climat d’hystérie de la guerre froide, mais aussi, de façon plus
banale, à la fulgurante croissance économique que connaissait
alors le pays dans le cadre du «capitalisme réglementé». Les
économistes se réfèrent souvent à cette période comme à un
«âge d’or». En Europe, où elle correspond aux années de
réparation des dommages causés par la guerre et aux décennies
suivantes, on l’appelle les Trente Glorieuses. La croissance
était soutenue et égalitaire; les quintiles inférieurs et supérieurs
indiquaient des taux de croissance assez similaires. L’espoir
d’une vie meilleure renaissait après la Grande Dépression et la
guerre. Il régnait donc un sentiment de soulagement inspiré
par l’idée que la vie reprenait son cours à l’abri des problèmes
du monde. Pour un certain temps, du moins.
Le militantisme s’est réveillé au seuil des années 1960. Il
s’appuyait sur des fondations antérieures et adoptait des
formes inédites et novatrices. Il convient de se demander ce
qu’il a accompli. Le verdict de la majorité de l’élite est
largement négatif. Les années 1960 ont été une «période
d’agitation», dont l’échec des institutions chargées de
l’«endoctrinement de la jeunesse» serait en partie responsable.
Une façon d’en juger par nous-mêmes – et, surtout, de mesurer
les effets concrets du militantisme des années 1960 et des
décennies suivantes – consiste à examiner la situation qui
prévalait dans le pays à l’orée des années 1960 afin de
constater combien elle a changé. Non pas grâce à la générosité
des leaders éclairés, mais à force de mobilisation populaire.
Jusqu’aux années 1960, les États-Unis étaient dotés de lois
sévères contre le métissage. Au moment où les nazis
élaboraient les lois racistes de Nuremberg, seul le modèle
états-unien leur a paru digne d’inspiration. Ils ont toutefois
renoncé à adopter intégralement les lois états-uniennes, les
jugeant dures. Celles-ci étaient fondées sur le principe de
l’«unique goutte de sang». Ainsi suffisait-il d’avoir un lointain
ancêtre noir pour être considéré soi-même comme un Noir. Un
principe jugé trop extrême par Hitler et Goebbels. Ces lois
sont demeurées en vigueur aux États-Unis jusque dans les
années 1960.
Il en va de même du racisme le plus virulent. Une affaire
devenue célèbre grâce au courage de la mère de la victime est
celle du meurtre sauvage d’Emmett Till en 1955. Ce garçon de
14 ans originaire de Chicago rendait visite à des parents dans
le Sud. On l’a accusé d’avoir manqué de respect à une femme
blanche. Celle-ci s’est ensuite rétractée et a démenti les faits
reprochés au garçon. Quelques jours après cet événement
présumé, des membres de sa famille ont enlevé Emmett Till,
puis l’ont violemment torturé, allant jusqu’à lui arracher les
yeux, avant de le tuer. Son corps était si mutilé que la police
est tout juste parvenue à l’identifier. Aussitôt arrêtés puis
jugés, les meurtriers ont été rapidement acquittés, au motif que
le corps ne pouvait être identifié. Bien sûr, le jury était
uniquement composé de Blancs. Si cette affaire est
aujourd’hui célèbre, c’est parce que la mère d’Emmett Till a
refusé de baisser les bras – un acte de courage exceptionnel vu
les circonstances – et qu’un journal dirigé par des Noirs a
ébruité l’affaire. Elle a fini par devenir célèbre. Ce qui n’était
pas courant.
Le racisme était protégé par la loi. Ne l’oublions surtout
pas. Dans les années 1950, en vertu de lois adoptées à
l’époque du New Deal, des fonds publics ont été alloués à la
construction d’agréables banlieues résidentielles, dont les
Levittowns sont la version la plus emblématique. La loi
stipulait que ces banlieues seraient réservées aux membres de
la «race caucasienne». Cette restriction n’a été levée qu’à la
fin des années 1960. Les libéraux eux-mêmes appuyaient cette
législation raciste, et ce, à juste titre. Il n’existait pas d’autre
façon de faire voter le financement de logements sociaux. Le
Congrès n’adopterait ces lois que si les Blancs en étaient les
bénéficiaires exclusifs. La raison tient au fait que le Parti
démocrate était alors une étrange coalition formée de
démocrates du Sud et d’ouvriers et de membres des
professions libérales du Nord. Constamment réélus, les
démocrates du Sud jouissaient d’un immense pouvoir et
pouvaient compter sur leur ancienneté pour contrôler des
comités. Pour être adoptée dans les années 1930, une loi
relevant du New Deal devait être raciste. Par exemple, la
sécurité sociale a été conçue de manière à exclure les
professions exercées avant tout par des Noirs ou des
Hispaniques. Le travail agricole et les emplois domestiques en
ont été exclus. Sans quoi la sécurité sociale n’aurait jamais été
adoptée. Il en allait de même pour le logement social.
Ces lois ont eu une incidence durable. Dans les années
1950, pour la première fois ou presque depuis la déportation
des esclaves vers les colonies, les Noirs avaient de vraies
possibilités de décrocher de bons emplois. Les hommes noirs
pouvaient travailler au sein d’une usine automobile, toucher un
salaire décent, acheter une maison, etc. Cependant, ils ne
pouvaient accéder à la propriété avec l’aide du système
fédéral. Il s’agit d’un point crucial. Aux États-Unis, le
logement constitue la principale source de richesse. On
empêchait ainsi les Noirs de se bâtir un modeste patrimoine.
Après l’abrogation des lois racistes dans les années 1970, les
Afro-Américains ont été autorisés à s’installer dans les
Levittowns et d’autres banlieues de classe moyenne. Mais il
était trop tard. Le régime néolibéral était alors en train de
s’imposer. L’emploi a chuté, la stagnation s’est installée. Voici
une conséquence durable du profond racisme dont l’origine
remonte aux crimes odieux de l’esclavage: la richesse totale
d’une famille afro-américaine se chiffre en moyenne à 5 000
dollars, soit à peu près rien. Elle représente une fraction de la
richesse des familles blanches. Ces lois ségrégationnistes en
matière de logement, ainsi que leurs fondements bien
antérieurs, ont donc entraîné des effets à long terme.
Prenons une autre catégorie, les femmes. Nous avons vu
que lors de sa fondation, le pays a adopté le droit britannique,
lequel conférait aux femmes le statut de propriété. Cette notion
a prévalu jusqu’en 1975, année où la Cour suprême a établi
que les femmes, en qualité de pairs, disposaient du droit légal
de servir au sein d’un jury fédéral.
Dans les années 1960, le sort funeste subi par les
Autochtones états-uniens demeurait largement méconnu. La
crème des anthropologues elle-même sous-estimait non
seulement la taille des populations antérieures à l’arrivée des
Européens sur le continent, mais aussi la richesse et la
complexité de leurs civilisations – même si les colons en
savaient plus long en raison de leur relation directe avec les
Autochtones. Le militantisme des années 1960 et ses
retombées ont permis de lever le voile sur cette question.
Celle-ci est loin d’être réglée, mais l’influence civilisatrice du
militantisme s’est révélée, une nouvelle fois, considérable.
Soulignons également que l’agression et la subversion
comptaient parmi les méthodes non seulement acceptées, mais
aussi applaudies. J’ai évoqué un certain nombre de cas qui
relèvent plutôt de la règle que d’exceptions et retentissent
jusque dans le présent: le renversement par la Central
Intelligence Agency (CIA) des régimes parlementaires de
l’Iran et du Guatemala au début des années 1950, pour ne citer
que ceux-là.
Un cas majeur d’agression survenu dans l’après-guerre est
l’intervention états-unienne au Vietnam. Les États-Unis, on l’a
vu, étaient généralement opposés au maintien de systèmes de
préférence impériale dans l’ordre mondial libéral qu’ils
cherchaient à instaurer. Au lendemain de la guerre, les États-
Unis se montraient ambivalents quant à la façon de composer
avec ces systèmes. En principe, ceux-ci devaient être
démantelés, mais à court terme, la reconstruction des systèmes
industriels de l’Europe de l’Ouest au sein de l’ordre mondial
dirigé par les États-Unis exigeait que les pays européens
conservent un accès aux ressources et aux matières premières
des colonies. Les décideurs se demandaient en outre comment
se comporteraient les colonies une fois indépendantes.
Deviendraient-elles des «virus» susceptibles de «répandre la
contagion» ou seraient-elles facilement intégrées au nouvel
ordre planétaire? Les politiques mises en œuvre variaient en
fonction de l’évaluation de ces risques.
Le Vietnam comptait parmi les cas ambivalents. Le
gouvernement d’Hô Chi Minh souhaitait nouer de bonnes
relations diplomatiques avec les États-Unis. Le Vietnam s’était
inspiré de la Constitution états-unienne pour rédiger sa propre
constitution. L’ambivalence a pris fin en 1949, année de la
«perte de la Chine». Les États-Unis ont aussitôt décidé de
soutenir les efforts déployés par la France pour reconquérir
son ancienne colonie, une façon de garantir que rien d’autre ne
soit «perdu». Il s’agissait de puissants motifs, comme je l’ai
déjà expliqué.
Les États-Unis sont intervenus en force, fournissant à la
France 80 % de l’armement dont elle avait besoin. En fin de
compte, la France a capitulé. Une conférence internationale
s’est tenue à Genève en 1954 et a abouti à la signature
d’accords. Comme nous l’ont appris des documents internes
divulgués depuis, le gouvernement des États-Unis jugeait ces
accords «catastrophiques» et s’est aussitôt interposé pour en
compromettre l’application.
Sans égard pour les accords de Genève, les États-Unis ont
imposé le gouvernement de Diem au Vietnam du Sud et se
sont opposés à la tenue d’élections susceptibles d’unifier le
pays, Washington redoutant qu’Hô Chi Minh l’emporte haut la
main. La dictature de Diem a mené une répression brutale,
assassinant selon certaines estimations entre 60 000 et 70 000
personnes au cours des années 1950, et a fini par donner
naissance à un mouvement de résistance. Le Vietnam du Nord
a d’abord cherché à dissuader la résistance, en s’accrochant à
l’espoir que les accords seraient respectés et permettraient au
pays de se remettre des dommages causés par les interventions
française et états-unienne. Dans le sud du pays, le Front de
libération nationale (ou, aux fins de la propagande américaine,
le Viet-Cong) appelait à la neutralisation du Vietnam du Sud,
du Laos et du Cambodge. La résistance était si farouche que le
régime de Diem se montrait incapable d’en venir à bout. Dès
son arrivée au pouvoir, Kennedy s’est empressé de provoquer
une escalade de la guerre, usant à cette fin de moyens dont j’ai
déjà parlé. Ces faits n’ont guère été rapportés, y compris le
bombardement immédiat du Vietnam du Sud par l’aviation
états-unienne (sous des couleurs sud-vietnamiennes, mais
personne n’était dupe). Je me souviens d’avoir lu une brève à
ce sujet dans les colonnes du New York Times. Quoi qu’il en
soit, la résistance s’est montrée résiliente et semblait en passe
de s’emparer du Sud. Lorsqu’il a pris la relève de Kennedy,
Lyndon B. Johnson a encore intensifié la guerre.
Une idée très répandue veut que Kennedy s’apprêtât à
ordonner le retrait des troupes états-uniennes, et que Johnson
ait écarté cette option au profit de l’escalade. Le temps
manque pour approfondir cette question – je m’y suis employé
en d’autres occasions –, mais il s’agit d’un mythe fondé sur
une mauvaise interprétation de documents internes et une
méconnaissance de la situation sur le terrain. Kennedy est
demeuré un faucon jusqu’au bout, soutenant que les troupes
américaines ne pourraient se retirer qu’«après la victoire».
La contestation a commencé à couver à partir du début des
années 1960. Elle a d’abord été très dispersée. Je donnais des
conférences chez les gens ou dans des églises devant une
demi-douzaine de personnes. Des manifestations de plus
grande ampleur étaient organisées, mais se heurtaient à des
difficultés.
Pour illustrer le climat qui a régné jusque tard dans les
années 1960, prenons l’endroit où je vivais à l’époque, Boston,
peut-être la ville la plus libérale du pays. Une journée
internationale de mobilisation était prévue en octobre 1965.
Les groupes pacifistes locaux ont défilé de Harvard Square au
jardin public de Boston, soit le trajet habituel emprunté par les
manifestations. Je devais m’exprimer ce jour-là. Le
rassemblement a été dispersé par des contre-manifestants, dont
une grande partie d’étudiants. Les intervenants ont bénéficié
de la protection de la police, non par sympathie, mais parce
qu’elle tenait à éviter un bain de sang dans le jardin public. Le
lendemain, les événements faisaient la une du Boston Globe,
un journal sérieux qui comptait alors parmi les plus libéraux
du pays. Les articles et les textes d’opinion débordaient
d’indignation – à l’égard des manifestants, et non des patriotes
qui avaient voulu empêcher la contestation de s’exprimer.
Il s’agissait de la première journée internationale de
mobilisation contre la guerre.
Un nouvel appel à la mobilisation internationale a été lancé
pour mars 1966. Constatant qu’il nous serait impossible
d’organiser un rassemblement public, nous avons décidé de
nous réunir dans une église de la rue Arlington. L’église a été
attaquée à coups de jets de tomates, de boîtes de conserve et
d’autres projectiles. La police est intervenue massivement afin
d’empêcher que l’église soit prise d’assaut. Nous étions début
1966.
Vers le même moment, l’éminent historien militaire et
spécialiste du Vietnam Bernard Fall – qu’on ne saurait taxer de
colombe et qui jouit d’un très grand respect, y compris au
Pentagone – déclarait que «le Vietnam, en tant qu’entité
historique et culturelle, […] est menacé d’extinction […]
[alors que] […] ses campagnes meurent littéralement sous les
coups de la plus colossale machine militaire jamais déployée
dans une zone de cette taille».
Peu après, un mouvement de masse a fini par émerger et
atteindre une ampleur impressionnante, passant de la
contestation à la résistance, comme l’illustrait notamment le
refus courageux de nombreux jeunes gens de servir dans une
guerre criminelle.
En janvier 1968, un important soulèvement a lieu au
Vietnam du Sud, l’un des plus spectaculaires de l’histoire:
l’offensive du Têt. Le pays est alors envahi par plus d’un
demi-million de soldats états-uniens, qui s’ajoutent aux
quelque 800 000 membres de l’armée de Saigon. Les
informateurs sont partout. Le moindre village est infiltré.
Washington et Saigon sont pourtant complètement pris au
dépourvu. Il en ressort que la résistance sud-vietnamienne
devait sans doute profiter d’un remarquable soutien populaire.
Les sphères de l’élite en ont tiré une tout autre leçon: la
promesse d’une victoire imminente n’était pas en voie de se
réaliser.
Le président Johnson envisage d’envoyer plusieurs
centaines de milliers de soldats supplémentaires au Vietnam
du Sud, mais le haut commandement militaire s’y oppose. Il
fait valoir que si la guerre venait à s’intensifier davantage, des
troupes seraient nécessaires pour maîtriser le désordre civil
aux États-Unis. Les jeunes, les femmes et d’autres
protesteraient dans les rues. Le mouvement contre la guerre
rencontrait alors un écho retentissant, comme l’ont notamment
révélé les Pentagon Papers.
À ce stade, de grands mouvements populaires avaient
émergé dans différents domaines: droits civiques, opposition à
la guerre et, de façon encore embryonnaire, féminisme et
écologie, qui prendraient réellement leur envol au cours des
années suivantes.
Penchons-nous sur le premier d’entre eux, le mouvement
pour les droits civiques, dont l’histoire particulièrement
violente remonte, comme on le sait, à l’arrivée des esclaves
dans le sillage des premiers colons, il y a quatre siècles de
cela. Ce fut le coup d’envoi à une série d’atrocités, dont toute
l’étendue n’est apparue que dans de récentes études d’Edward
E. Baptist, de Sven Beckert et d’autres, qui ont du reste
souligné l’immense contribution des camps de travail
esclavagistes du Sud à la richesse et au développement des
États-Unis et de l’Angleterre. Le coton, dont l’importance était
alors comparable à celle du pétrole aujourd’hui, a servi de
combustible à la première révolution industrielle, alimentant
les secteurs de la fabrication, de la finance, du commerce et de
la vente au détail tout au long du XIXe siècle.
L’esclavage a été officiellement aboli dans les années 1860.
La période dite de la «Reconstruction» a succédé à la guerre
de Sécession, et les Noirs ont obtenu la possibilité de
s’intégrer à la société états-unienne dominante, de travailler,
d’être candidat à des élections, etc.
Mis sur pied par le président Lincoln à titre de branche du
département de la Guerre peu avant son assassinat, le
Freedman’s Bureau[147] a dépêché des milliers d’agents dans
les États du Sud afin de protéger les esclaves récemment
affranchis et garantir leur bien-être par le biais de vastes
programmes. Le grand militant et universitaire afro-américain
W.E.B. Du Bois y voyait la «plus extraordinaire et ambitieuse
[entreprise] d’élévation sociale que n’aient jamais tentée les
États-Unis». Mais elle a vite tourné court. Les esclaves
affranchis ont continué à être la cible d’atrocités, qui ont pris
l’ampleur d’un véritable fléau après le retrait des troupes
fédérales. Le Bureau a été dissous dans le cadre du compromis
de 1877 qui visait à résoudre le contentieux engendré par
l’élection présidentielle de 1876. Dès lors, les sudistes étaient
libres d’agir comme bon leur semblait – et donc libres de
rétablir l’esclavage. L’un des principaux ouvrages sur le sujet,
signé par Douglas Blackmon (chef du bureau du Wall Street
Journal à Atlanta), s’intitule simplement Slavery by Another
Name[148]. Les Noirs étaient traités d’office en criminels. Un
homme noir se tenant à un coin de rue risquait d’être accusé de
vagabondage et de recevoir une amende. Comme bien sûr il
n’était pas en mesure de la payer, il atterrissait en prison et
finissait par disparaître dans les méandres du système
judiciaire. Si on l’accusait d’avoir regardé une femme blanche,
il s’exposait à une inculpation pour tentative de viol et pouvait
se retrouver dans un sacré pétrin. Pendant ce temps, la
sauvagerie du système esclavagiste réapparaissait sous
d’autres formes.
Le Sud n’a pas tardé à rétablir l’ancien système, dont
l’esclavage. Il fournissait aux entreprises privées une main-
d’œuvre idéale: les esclaves n’avaient aucun droit, surtout pas
celui de protester, étaient forcés de supporter des conditions de
travail pénibles et n’exigeaient aucun coût d’entretien. Ce
dernier aspect était du ressort de l’État. L’image la plus
familière, du fait de sa visibilité, est celle des chaînes de
forçats. Mais en réalité, ce système fort commode a aussi
permis de fournir une grande partie de la main-d’œuvre de la
deuxième révolution industrielle à compter de la fin du
XIXe siècle et pratiquement jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale.
Le Sud a été le théâtre des pires atrocités: massacres,
torture, lynchages, et ce, jusque dans les années 1950. Les
victimes ont mené une résistance courageuse et constante,
mais elle a été violemment écrasée. Des progrès ont été
accomplis au fil du temps, parfois à la faveur de luttes de
travailleurs qui avaient suscité une solidarité interraciale, mais
le bilan n’en demeurait pas moins déplorable.
Si certaines avancées ont marqué la fin des années 1950,
elles coïncidaient toutefois avec des événements choquants.
Une image célèbre montre une petite fille noire qui se rend
dans une école anciennement réservée aux Blancs, escortée par
des troupes fédérales et sous les railleries furieuses d’une foule
assoiffée de vengeance. C’étaient les États-Unis des années
1950.
Plusieurs moments devaient s’avérer décisifs. En 1960,
quatre étudiants noirs de Greensboro, en Caroline du Nord,
décident de prendre place au comptoir réservé aux Blancs dans
la cafétéria du magasin Woolworth’s. Ils sont arrêtés pour cette
infraction. L’affaire aurait pu en rester là, sauf que d’autres ne
tardent pas à les imiter. Des étudiants d’autres universités leur
emboîtent le pas. Peu après, le Student Nonviolent
Coordinating Committee (SNCC) est créé et devient le fer de
lance du mouvement pour les droits civiques sur le terrain. Il
se compose de jeunes gens, principalement des Noirs, bientôt
épaulés par des Blancs. Ces «voyageurs de la liberté» (freedom
riders) se rendent dans des régions rurales pour encourager les
paysans noirs à voter – un geste extrêmement risqué dans une
culture imprégnée de racisme barbare. Un risque auquel
s’exposent aussi les jeunes militants. Plusieurs d’entre eux
sont tués.
L’un des épicentres du mouvement pour les droits civiques
était le Spelman College d’Atlanta, un établissement supérieur
pour jeunes filles noires, à qui l’on apprenait aussi à devenir
des dames. On leur enseignait le respect du décorum, la bonne
façon de se conduire, les tenues qu’il était convenable de
porter, etc. Je précise que ces pratiques n’étaient pas
restreintes aux établissements réservés aux Noirs. Au sein de
l’université de l’Ivy League que j’ai fréquentée dans les
années 1940, les étudiantes de première année devaient suivre
des «cours d’initiation» obligatoires où, parmi d’autres
exigences de la vie civilisée, elles apprenaient à servir
correctement le thé. Les universités d’élite usaient de moyens
similaires pour socialiser les jeunes hommes (à l’exclusion des
femmes). Encore un aspect de la vie états-unienne mis au
rancart par le militantisme des années 1960.
Le Spelman College a vu surgir un problème. Certaines
étudiantes ont commencé à s’impliquer dans le mouvement
pour les droits civiques en plein essor. Pire, elles bénéficiaient
d’un soutien (très limité) du corps enseignant, notamment de
la part d’un professeur nommé Howard Zinn, un de mes vieux
amis. Zinn a manifesté sa solidarité avec les étudiantes, dont
quelques-unes, comme Alice Walker et Marian Wright
Edelman, sont ensuite devenues célèbres.
Zinn a été dûment remercié en 1963 pour des motifs
fallacieux. Staughton Lynd, un historien radical également
enseignant à Spelman, a démissionné par solidarité. Il n’était
de toute façon plus question d’arrêter la vague. Celle-ci s’était
alors largement propagée sous la conduite de Martin Luther
King, une véritable figure historique. En 1963, King a pris la
tête d’une gigantesque marche sur Washington qui devait
marquer une étape décisive dans l’adoption, en 1964, du Civil
Rights Act sous le vigoureux leadership du président Johnson.
Cette loi constitue la principale réalisation institutionnelle du
mouvement pour les droits civiques. Soulignons néanmoins
que son incidence sur la culture au sens large s’est révélée tout
aussi importante. Les lois racistes que j’ai mentionnées ont été
abrogées quelques années plus tard. Cependant, la violence
raciste n’a pas cessé pour autant et perdure de nos jours.
Après l’adoption du Civil Rights Act de 1964, les
protestations et les manifestations se sont poursuivies. L’une
des plus importantes s’est tenue à Jackson, dans le Mississippi.
Une brève comparaison entre la situation à l’époque et celle
d’aujourd’hui jette un éclairage supplémentaire sur l’incidence
des luttes populaires.
Avec Howard Zinn, nous nous sommes rendus sur place
pour participer à la manifestation et soutenir les manifestants,
des Noirs et des Blancs pour la plupart très jeunes. Un Blanc
qui porte le veston et la cravate, comme Howard ou moi,
dispose d’une plus grande marge de manœuvre – quoiqu’elle
s’avère souvent minime. La police du Mississippi passait à
tabac les manifestants. Des agents fédéraux se trouvaient sur
place à titre d’observateurs chargés, en principe, de faire
respecter la loi. Selon des témoignages crédibles de
manifestants, les agents se tenaient sur les marches du
bâtiment fédéral. Lorsque des manifestants tentaient de se
réfugier dans l’édifice pour échapper à la police, les agents les
renvoyaient dans la foule.
Lorsque les manifestations ont pris fin, Howard et moi
avons visité une prison – après nous être présentés comme des
membres d’une délégation de professeurs de Nouvelle-
Angleterre. Le chef de la police nous a servi de guide. J’avais
déjà vu un certain nombre de prisons, et celle-ci était loin
d’être la pire. Tous les prisonniers étaient noirs. Nous longions
un couloir et passions devant une cellule où s’entassait une
cinquantaine d’hommes lorsqu’un enfant, âgé peut-être de dix
ans, a frappé contre les barreaux. Je me suis approché, sur quoi
il m’a demandé si je pouvais lui apporter un gobelet d’eau. J’ai
transmis sa demande au chef, qui a accepté, et j’ai apporté son
gobelet au gamin. De retour dans le bureau du chef au terme
de la visite, nous avons cherché à savoir pourquoi cet enfant se
trouvait dans cette cellule avec tous ces hommes. Le chef a
demandé à une secrétaire de se renseigner. Il s’avérait que des
policiers avaient ramassé dans la rue ce gamin dont ils
ignoraient l’identité. Ils l’avaient donc mis en prison afin qu’il
y passe le reste de sa vie. Personne ne sait combien de gens se
trouvent dans cette situation. Au moment de cette anecdote, le
mouvement pour les droits civiques avait déjà remporté sa
principale victoire.
Le mouvement a continué sur sa lancée. La ville de Jackson
a aujourd’hui un maire noir, Chokwe Lumumba, un militant de
longue date dans cette ville. Il a facilement remporté les
élections grâce à un programme proposant, je cite, de «faire de
Jackson la ville la plus radicale de la planète». Il semble en
bonne voie d’y parvenir. La ville n’est plus celle qu’elle était
en 1964.
De vraies victoires sont possibles. Elles sont le fruit de
luttes de longue haleine, marquées par la douleur et
l’amertume, mais qui, à force de détermination, peuvent
aboutir à de véritables résultats.
Pas toujours, bien sûr. L’histoire de Martin Luther King en
témoigne, et mérite que l’on s’y intéresse de plus près.
King inspire un immense respect, et ce, à juste titre. Tous
les 18 janvier, jour dédié à sa mémoire, il est encensé comme
un grand personnage. Les éloges s’en tiennent généralement à
son inspirant discours «I Have a Dream» prononcé en 1963.
Un autre de ses discours remarquables, l’éloquent «I’ve Been
to the Mountaintop», est plus rarement mentionné. Il a
prononcé ce discours à Memphis, dans le Tennessee, le 3 avril
1968, soit la veille de son assassinat. À ce moment-là, il avait
perdu le soutien des libéraux, qui l’avaient jusqu’alors appuyé
tant que ses actions ne visaient que les shérifs racistes de
l’Alabama.
Après l’adoption du Civil Rights Act en 1964, King est allé
plus loin. Il s’est mis à critiquer sévèrement la guerre au
Vietnam. Ses campagnes de mobilisation se sont déplacées
vers le nord et se sont attaquées au racisme dans cette partie du
pays – ce qui était tout sauf la chose à faire. Pire encore, il
soulevait des questions de classe. Il menait campagne pour les
pauvres, autant noirs que blancs. Il se trouvait à Memphis pour
soutenir une grève des éboueurs, considérés comme les plus
humbles des travailleurs. Le 4 avril, au lendemain de son
discours «I’ve Been to the Mountaintop», il était assassiné. Il
semble avoir éprouvé un pressentiment. Son discours atteint
son apogée sur ces mots: «Et [Dieu] m’a permis d’aller sur la
montagne. Et j’ai regardé au-delà. Et j’ai aperçu la Terre
promise. Il se peut que je n’y aille pas avec vous. Mais ce soir,
j’aimerais que vous sachiez que nous, en tant que peuple,
atteindrons la Terre promise!»
King projetait de conduire depuis Memphis un cortège qui
aurait traversé les villes du Sud où s’étaient tenues les grandes
manifestations du mouvement, pour ensuite défiler sur
Washington. Après sa mort, c’est son épouse, Coretta King,
qui a dirigé la marche. Parvenu à Washington, le cortège a
érigé un village de tentes baptisé Resurrection City, pressant le
Congrès – alors à majorité démocrate libérale – d’agir pour
mettre fin à la pauvreté. Ces demandes sont restées lettre
morte. Dès que le permis accordé par les autorités au village
de tentes a expiré, celui-ci a été expulsé, marquant la fin du
mouvement pour les pauvres.
La lutte pour les droits n’est jamais achevée et suit une
trajectoire imprévisible. Nous entrons dans la quarantième
année d’une période de régression. J’ai énuméré certaines
victoires récentes que nous devons à l’activisme. La partie
n’est pas gagnée pour autant. Les jeunes militants déterminés
sont sans doute plus nombreux aujourd’hui que durant la
«période d’agitation» des années 1960, et dans bien des
domaines. Cependant, il est utile de regarder en arrière et de
constater à quel point nous avons régressé, en dépit des
nombreuses victoires.
Certains auront peut-être noté qu’Elizabeth Warren a déposé
il y a quelques jours un projet de loi sur les services de garde
d’enfants. Cette proposition prévoit un accès universel à des
services de garde de qualité, comme c’est le cas dans d’autres
pays développés et même moins développés. Aux États-Unis,
c’est un sujet hautement polémique.
Il est intéressant de comparer cette proposition avec le
Comprehensive Child Development Act, un projet de loi
déposé en 1971 et adopté l’année suivante à une forte majorité
par le Congrès. On trouve de l’information à son sujet sur
internet. Le projet s’avérait nettement plus ambitieux que celui
proposé aujourd’hui par Warren. Présenté par deux sénateurs
progressistes, Walter Mondale et John Brademas, il s’est
heurté au veto du président Nixon parce qu’il cautionnait «une
approche collective de l’éducation des enfants», nuisait à la
famille traditionnelle et ouvrait la voie au communisme.
Encore une illustration de l’exceptionnalisme américain.
La lutte est un travail de longue haleine. Elle doit être
menée par des mouvements composés de militants engagés,
sous peine de se révéler encore plus longue et de donner des
résultats d’autant plus incertains.
Après ce survol du militantisme, de la résistance et de leurs
conséquences, j’aimerais me pencher plus attentivement sur
ces dernières.
L’exemple le plus intéressant en la matière remonte peut-
être au lendemain de la guerre du Vietnam. Le mouvement
populaire a largement contribué à mettre fin à cette guerre. Il a
fallu du temps. En 1968, au lendemain de l’offensive du Têt,
les États-Unis ont opté pour la désescalade et ont entrepris des
négociations. Mais la guerre a continué. Certaines de ses pires
atrocités ont été commises après coup. La plus connue, le
massacre de My Lai, n’était en réalité qu’un détail si on le
compare à des crimes nettement plus graves. Un centre de
soins et d’aide aux réfugiés tenu par des quakers était situé
dans le secteur. La nouvelle du massacre de My Lai est
parvenue aux quakers, mais ces derniers ont à peine réagi.
Claire Culhane, une amie canadienne, comptait parmi les
infirmières du centre. Elle m’a confié que ses collègues et elle
n’avaient guère porté d’attention au massacre, car des atrocités
de ce type se produisaient sans arrêt, partout. La commission
Peers, officiellement mandatée pour enquêter sur le massacre
de My Lai, a découvert par accident qu’un carnage similaire
avait été perpétré dans le village de My Khe, à quelques
kilomètres de là, ce qui donne une idée de la densité du
phénomène.
Ces massacres commis par les troupes au sol constituaient
pourtant un moindre mal à côté des bombardements intensifs
et extrêmement meurtriers de zones densément peuplées, ainsi
que l’a révélé l’enquête approfondie de Kevin Buckley, chef
du bureau de Newsweek à Saigon. Si seuls certains extraits
sont parus dans le magazine, Buckley m’a fourni un nombre
important de données d’enquête supplémentaires, qu’Edward
S. Herman et moi-même avons publiées en 1981[149]. Le
massacre de My Lai pâlit en comparaison. Il n’empêche que
l’opinion s’est surtout indignée devant les actes criminels
commis sur le terrain par des G.I. rendus à moitié fous par la
guerre, mais pas au sujet des hommes bien élevés qui, depuis
leur bureau climatisé, orchestraient le massacre de masse de
malheureux civils au moyen de bombardements intensifs.
Malgré la poursuite, voire l’escalade, des massacres, les
politiques militaires évoluaient. En effet, l’armée était en train
de perdre pied, et le haut commandement appelait au retrait
des troupes. Les soldats abattaient des officiers et sombraient
dans la drogue. Ils refusaient de continuer à combattre dans
cette horrible guerre. Une opposition organisée s’est
développée au sein même de l’armée, en lien étroit avec le
mouvement pacifiste aux États-Unis. Les Vietnam Veterans
Against the War organisaient des manifestations et des procès
pour crimes de guerre où les soldats témoignaient de leurs
expériences, et l’effet de ces actions a été considérable.
Le commandement militaire a appris ce que les autres
puissances impériales savaient depuis longtemps. On ne peut
livrer une guerre coloniale brutale à l’aide d’une armée de
civils, de gens ramassés dans la rue. Ils ne sont pas entraînés à
massacrer d’autres civils. C’est pourquoi les Britanniques
faisaient appel aux Gurkhas, et les Français à leur Légion
étrangère. Après le Vietnam, les États-Unis ont emprunté une
voie similaire, recourant aux «contractuels» – des tueurs
professionnels – et aux forces spéciales. Ainsi qu’au meurtre à
distance, dans le cadre de la guerre des drones perfectionnée
sous Obama et qui permet d’assassiner les gens soupçonnés de
vouloir s’en prendre à des États-Uniens (et tous ceux ayant le
malheur de se trouver à proximité).
Nous pourrions du reste nous demander quelle serait la
réaction des États-Unis si, par exemple, l’Iran mettait sur pied
un vaste programme visant à assassiner les gens non seulement
soupçonnés de nuire à l’Iran, mais agissant en outre à grande
échelle.
Le mouvement populaire contre la guerre a profondément
transformé la culture au sens large. Le gouvernement n’était
plus libre de se livrer à des guerres d’agression comme il
l’avait fait au Vietnam. Il n’a pas tardé à le constater. En 1981,
Reagan est entré en fonction et a aussitôt planifié une
intervention en Amérique centrale. Son administration a tenté
de reproduire presque point par point la façon dont Kennedy
avait procédé au début des années 1960. Un livre blanc a
d’abord été rédigé en guise de justification, à savoir la défense
contre l’agression communiste. Il a été suivi d’une importante
campagne de propagande visant à alerter l’opinion quant à la
terrible menace du terrorisme international commandité par
l’Union soviétique et Cuba. Les forces états-uniennes devaient
ensuite intervenir pour contrer la menace – effectivement
décrite comme très grave. À un moment, Reagan a même
décrété l’état d’urgence nationale à cause de la menace
existentielle que représentait le gouvernement du Nicaragua,
en faisant valoir que ses troupes ne se trouvaient qu’à deux
jours de marche d’Harlingen, au Texas. Un peu comme les
hordes qui envahissent aujourd’hui les États-Unis.
Sa stratégie a échoué. Sitôt sa campagne lancée, elle s’est
heurtée à une vive réaction de la part de groupes religieux,
d’organisations pacifistes et d’une grande partie de l’opinion
publique. Le Wall Street Journal a publié une critique
accablante du livre blanc; du temps de Kennedy, on ne trouvait
que le grand journaliste indépendant Isador F. Stone et son
Weekly pour exprimer de telles critiques, lesquelles étaient
réfutées. Mais pas dans les années 1980. Les reaganiens ont
bientôt dû faire machine arrière. Si elles charriaient leur lot
d’atrocités, les interventions des États-Unis en Amérique
centrale s’avéraient sans commune mesure avec la guerre du
Vietnam.
Vingt ans plus tard, les États-Unis et le Royaume-Uni ont
envahi l’Irak. Pour la première fois dans l’histoire des guerres
impériales, de gigantesques manifestations ont eu lieu avant
même le déclenchement officiel de la guerre. Encore une fois,
ce qui s’est passé est déjà bien assez horrible. Nous ne cessons
d’en mesurer les terribles répercussions. Rien à voir,
cependant, avec le Vietnam. Une certaine retenue a été de
mise, imputable selon moi à l’opinion publique – et à cette
attitude que le célèbre intellectuel reaganien Norman
Podhoretz qualifiait en 1985 d’«inhibition maladive devant
l’usage de la force militaire», le tant redouté «syndrome du
Vietnam».
La contestation et la résistance n’ont pas fini de retenir
notre attention, mais je tiens à aborder les réactions du
gouvernement.
La plus importante à ma connaissance concerne le
programme gouvernemental COINTELPRO, une vaste
entreprise de contre-espionnage mise sur pied par le FBI,
véritable police politique nationale née dans un contexte de
forte répression étatique.
Le COINTELPRO a été lancé vers 1960. Son existence a
finalement été révélée en 1973, à peu près au moment où
éclatait l’affaire du Watergate. Les révélations au sujet du
COINTELPRO et du Watergate, et les réactions qu’elles ont
provoquées, fournissent une illustration concrète des parallèles
que j’ai tracés au fil de ce cours, et des leçons qu’il convient
de tirer à propos de la culture intellectuelle et du sens commun
dominant.
On a considéré l’affaire du Watergate comme une crise sans
précédent, la pire crise constitutionnelle dans l’histoire du
pays. Elle a néanmoins été surmontée. Le célèbre historien
libéral Henry Steele Commager a écrit dans le New York Times
que l’attaque contre les fondements de la République avait été
jugulée lors d’une «brillante consécration de notre système
constitutionnel».
Rappelons que ces remarques coïncident avec les premières
révélations au sujet du COINTELPRO. À vrai dire, le
Watergate n’était que de la petite bière à côté de ce dernier, qui
représentait une attaque bien plus grave contre le système
constitutionnel – lequel n’a guère trouvé de consécration dans
la réaction marginale qu’a suscitée cette question.
Il existait une différence fondamentale entre l’affaire du
Watergate et le COINTELPRO. Le cambriolage de l’immeuble
du Watergate commis par quelques hommes de main de Nixon
visait des cibles importantes, soit le Parti démocrate, détenteur
de la moitié du pouvoir politique dans le pays. Le
COINTELPRO, à l’inverse, était une opération de la police
politique nationale qui visait les mouvements populaires nés
au cours des années 1960 et recourait à des moyens beaucoup
plus intenses que tout ce qui avait pu être envisagé dans le
cadre de l’affaire du Watergate.
Au début, le COINTELPRO s’est bien sûr intéressé au Parti
communiste, ou à ce qu’il en restait. À cette époque, ce parti
se composait sans doute aux trois quarts de taupes du FBI,
dont les cotisations maintenaient l’organisation en vie, même
si elle survivait tant bien que mal.
Le COINTELPRO a ensuite pris pour cible le mouvement
de libération de Porto Rico et l’American Indian Movement
(AIM). Le programme a continué à élargir son champ d’action
et a fini par viser l’ensemble de la Nouvelle Gauche, laquelle
englobait, à la fin des années 1960, une part considérable de la
population. Martin Luther King incarnait une cible privilégiée.
Au même titre, bien sûr, que le mouvement d’opposition à la
guerre et ses diverses ramifications. Le COINTELPRO était
un vaste programme de terreur, de déstabilisation,
d’intimidation et de violence créé par le FBI. Il a été mis sur
pied et lancé sous la plus libérale des administrations
démocrates, puis poursuivi sous Nixon. Il a fini par recourir à
l’assassinat politique pur et simple, comme nous le verrons
avec l’affaire Fred Hampton.
Quand ils ne commettaient pas eux-mêmes ces actes, les
agents du FBI incitaient des étudiants à déclencher des
incendies criminels et à user de violence, notamment à
l’encontre du personnel universitaire, voire de recteurs
occupés à prononcer un discours en public, et ces attaques
étaient ensuite attribuées aux activistes. Le FBI est allé jusqu’à
former de véritables organisations paramilitaires qui, en
particulier à San Diego, ont perpétré des actes de violence
imputés ensuite à la gauche.
Il pourrait être utile de s’en souvenir aujourd’hui.
À la fin des années 1960, des groupes militants ont pris
conscience qu’ils étaient très probablement infiltrés par des
agents de police ou du FBI. Les activistes ont appris à
reconnaître les infiltrés potentiels, ceux qui servaient de
témoins à l’accusation lors des procès. Cette tâche n’a guère
posé de problème. Quiconque ressemblait à un hippie tout
droit sorti d’une agence de distribution artistique était sans
doute un agent infiltré. Même chose si quelqu’un criait «Mort
aux flics» ou «Faisons tout sauter». J’étais investi de près dans
des activités de résistance et des groupes de soutien à la
résistance. Nous savions que toute action sérieuse, par
exemple une action mettant en jeu la vie de quelqu’un, devait
uniquement être discutée dans des groupes affinitaires
restreints, composés de connaissances personnelles. Jamais
lors d’une assemblée générale d’une grande organisation, où,
du fait de la présence de nombreux infiltrés dans le
mouvement, on ne pouvait se fier à tous les participants.
Les mouvements militants afro-américains constituaient,
comme on s’en doute, la cible principale du COINTELPRO. Il
existait quantité de gangs criminels noirs, mais ceux-ci
présentaient peu d’intérêt pour le FBI. Washington se
préoccupait davantage des groupes qui s’efforçaient de
mobiliser les communautés, un problème comparable à celui
des «virus» sur la scène internationale. Les Black Panthers
étaient le plus visible de ces groupes. Nous disposons à présent
d’une somme importante de documents relatifs à la campagne
du FBI contre les Panthers. Ces militants étaient présentés
comme une menace majeure pour le pays – selon le modèle
habituel consistant à fabriquer de terrifiants ennemis.
D’après les estimations du FBI, cette redoutable
organisation comptait environ 800 membres. Elle a été
décimée.
Les cibles prioritaires du FBI étaient les organisateurs et les
militants qui œuvraient pour leur communauté, en servant par
exemple des petits déjeuners gratuits aux écoliers. Avant d’être
assassiné, Fred Hampton passait pour l’un des organisateurs
communautaires les plus efficaces des Black Panthers et l’un
de leurs leaders les plus prometteurs. Le FBI a mis sur pied
une vaste opération afin d’éliminer cet individu dangereux.
L’opération avait pour cadre Chicago. Parmi les gangs
criminels noirs qui sévissaient en ville figuraient les
Blackstone Rangers. Le FBI a fabriqué de fausses lettres qu’il
a adressées au gang. Rédigées dans un pseudo dialecte, les
lettres paraissaient émaner d’un habitant noir du ghetto qui
prétendait détenir la preuve que les Panthers projetaient
d’assassiner Jeff Fort, le leader des Rangers. Les fédéraux
espéraient ainsi inciter les Rangers à tuer Hampton.
Ces tactiques ont fait chou blanc. Les Panthers et les
Rangers communiquaient ensemble, et ils ont vu clair dans le
jeu du FBI. D’autres mesures s’imposaient.
Le FBI est parvenu à placer un agent parmi la garde
rapprochée de Fred Hampton. Les fédéraux ont ensuite
transmis à la police de Chicago de faux documents suggérant
que les Panthers cachaient des armes dans l’appartement
d’Hampton. La police a jugé le prétexte suffisant pour
effectuer une descente à l’aurore dans l’appartement et tuer
Hampton ainsi qu’un autre membre des Panthers, Mark Clark.
Les deux hommes dormaient au moment des faits, et il existe
des raisons de penser qu’on les aurait drogués.
Nous pouvons sans exagération qualifier ce meurtre
d’assassinat digne de la Gestapo.
La police de Chicago a prétendu que ses hommes étaient
intervenus après le signalement de coups de feu venant de
l’appartement. Cette version a fait l’objet d’une enquête de
John Kifner, un jeune reporter qui deviendrait par la suite l’un
des meilleurs journalistes d’investigation du New York Times.
Kifner a pu établir d’après les impacts de balles que les coups
de feu avaient été tirés depuis l’extérieur de l’appartement,
autrement dit par les policiers.
La voie judiciaire n’offrait aucun recours, mais à l’instar de
la mère d’Emmett Till, la famille de Fred Hampton a refusé de
s’avouer vaincue. Elle a été épaulée par de talentueux jeunes
avocats d’un modeste cabinet de Chicago, des gens vraiment
remarquables. L’un d’eux, Jeffrey Haas, a rédigé un bon
ouvrage sur l’affaire[150]. Des années plus tard, la famille a
obtenu quelque compensation dans le cadre d’un procès civil,
mais les véritables coupables, et leurs commanditaires à
Washington, n’ont jamais été inquiétés. Peut-être auront-ils
reçu une simple réprimande. Ces faits sont largement
méconnus, tout comme l’assassinat des prêtres jésuites en
1989. Méconnus en dehors de la communauté noire, j’entends,
et d’une poignée de groupes militants. Ce meurtre et l’attaque
contre les Black Panthers au sens large ont entraîné des
répercussions durables dans les communautés noires,
notamment la peur, le désespoir et un profond sentiment
d’impuissance.
À lui seul, l’assassinat de Fred Hampton suffit à éclipser
l’affaire du Watergate.
Il est toujours instructif d’adopter une perspective plus
générale. Hampton n’était pas le seul leader noir qui incarnait
un espoir d’avancement pour sa communauté, mais il a été
assassiné afin de parer cette menace. Un autre assassinat
commis à la même période, cette fois avec des conséquences
bien plus vastes, est celui de Patrice Lumumba dans l’ancien
Congo belge – une région extrêmement riche en ressources et
en potentiel, qui devrait être l’une des plus prospères au
monde et entraîner dans son sillage l’ensemble de l’Afrique
noire. Sa dévastation par le pouvoir colonial belge a sans doute
été la plus épouvantable entreprise du genre en Afrique – un
continent qui a pourtant connu son lot d’atrocités.
Les horreurs du colonialisme belge ont pris fin en 1960,
année où le Congo a proclamé son indépendance. Son chef de
file, un jeune leader charismatique nommé Patrice Lumumba,
aurait pu libérer le pays de la misère du colonialisme, voire
permettre à l’Afrique de sortir des ténèbres. L’histoire devait
en décider autrement. Le président Eisenhower a donné l’ordre
à la CIA de l’assassiner, un ordre ensuite reconduit par
Kennedy. Mais les Belges les ont pris de vitesse et, aux côtés
des États-Unis et d’autres démocraties libérales, ont replongé
le Congo dans la terreur et la destruction sous la gouverne de
leur protégé, le meurtrier kleptomane Mobutu, qui s’est assuré
que les richesses du Congo affluent dans la bonne direction.
Aujourd’hui, les utilisateurs de téléphones intelligents et
d’autres merveilles technologiques profitent des riches
minerais de l’est du Congo, que les multinationales rôdant
dans les parages achètent à de cruelles milices et à des
brigands originaires du Rwanda (pays soutenu par les États-
Unis), tandis que le nombre de morts se compte en millions.
Une situation que l’on pourrait qualifier d’Hampton
africain.
Il est intéressant de se demander dans quelle mesure le
COINTELPRO témoignait des préoccupations du FBI à cette
époque. Une courageuse action de résistance lancée par un
professeur de physique du Haverford College, Bill Davidon
(quaker et connaissance personnelle de mes années de
militantisme), a permis de faire la lumière sur cette question. Il
a mis sur pied un groupe qui s’est débrouillé pour pénétrer par
effraction dans les bureaux du FBI à Media, une petite ville de
Pennsylvanie où étaient entreposés la majeure partie des
documents du FBI relatifs aux opérations dans l’est de cet
État. Le groupe a dérobé une somme importante de documents
qu’il a ensuite divulgués à la presse. Les membres du groupe
n’ont jamais été arrêtés et n’ont révélé leur identité que bien
des années plus tard. Les documents, qui ont été publiés,
s’avèrent particulièrement instructifs. La plupart portent sur
des activités contestataires. Si mes souvenirs sont bons, 1 %
seulement concernait le crime organisé. Certains portaient sur
des braquages de banque. D’autres étaient de nature
administrative. Mais la majeure partie des documents avaient
pour thème la façon de réprimer la mobilisation populaire.
Nous ignorons s’ils sont représentatifs de l’activité globale du
FBI à cette époque. Quelques enquêtes ont été menées, mais
pas beaucoup. Il s’agit probablement d’un échantillon
caractéristique.
Demandons-nous à présent ce que nous réserve l’avenir.
Marv Waterstone a évoqué les chances de voir la répression et
la violence s’intensifier. Lorsque nous envisageons les choses
sous cet angle, ne perdons pas de vue l’histoire récente. Il
faudrait que la violence atteigne un degré particulièrement
élevé pour dépasser ce qui, encore récemment, passait pour la
norme.
Le COINTELPRO a été suspendu par décision de justice
dans les années 1970 et, pour autant que l’on sache, n’a pas été
relancé. Je prévois pour ma part que nous assisterons dans un
avenir proche à une forme moins sévère de répression, pour la
même raison qu’il est désormais impossible de mener des
interventions comme celle du Vietnam: l’opposition populaire
est simplement trop importante. Le pays, dans sa vaste
majorité du moins, est à présent trop civilisé. Je soupçonne
donc que nous verrons se développer ce dont traite Shoshana
Zuboff dans un article lui-même extrait d’un ouvrage très
intéressant dont elle est l’autrice, une enquête de 500 pages sur
ce qu’elle nomme le «capitalisme de surveillance[151]».
En substance, des méthodes sont mises au point pour
soumettre l’ensemble de la population à une surveillance sans
failles. Le moindre de nos comportements en ligne génère des
données. Celles-ci sont ensuite collectées par Google et
d’autres sociétés technologiques qui s’en servent à des fins
commerciales, en rassemblant par exemple des données
comportementales à l’intention des annonceurs. Des profils
personnels, établis à partir d’une énorme masse de données,
peuvent être transmis à des publicitaires, lesquels sont alors à
même d’orienter leurs activités de relations publiques en
fonction des intérêts et des vulnérabilités de chacun, voire
d’exercer une influence sur les comportements. Par exemple,
qui conduit une voiture transmet de fait une multitude de
données aux constructeurs automobiles. Jusqu’à une date
récente, ces derniers ignoraient comment exploiter ces
données, mais ils savent désormais en tirer profit. Grâce à une
option offerte lors de l’achat du véhicule, des annonces
publicitaires peuvent désormais être diffusées par le biais du
tableau de bord. Si l’on roule sur une avenue et que nos
données personnelles indiquent que nous fréquentons les
restaurants japonais, une annonce apparaîtra pour signaler la
présence d’un restaurant japonais à moins d’un kilomètre. Ce
n’est qu’un exemple. Lorsqu’on utilise un machin intelligent,
un téléphone intelligent ou n’importe quel appareil de ce type,
toutes les données sont acheminées vers un serveur central qui
accumule une masse considérable de renseignements sur notre
compte.
Certains débordent d’enthousiasme devant le
développement de l’internet des objets. Cette évolution devrait
permettre de transformer le moindre objet du quotidien,
réfrigérateur ou brosse à dents, en dispositif de surveillance
capable de recueillir de l’information sur le comportement de
chacun. Zuboff y voit de manière plausible un nouveau stade
du capitalisme. Marv Waterstone a expliqué comment, sous le
capitalisme, tout devient marchandise. La vie humaine est
devenue une main-d’œuvre qui se vend et s’achète. Soumise
aux enclosures et à divers dispositifs, la nature est devenue une
propriété privée, qui peut elle aussi se vendre et s’acheter. Le
bon vieux troc s’est métamorphosé en argent. Nous sommes
arrivés à un nouveau stade, celui de l’expérience humaine
traduisible en données comportementales qui, selon Zuboff,
«alimentent les machines conçues pour en faire des prédictions
qui s’achètent et se vendent[152]».
Le nouveau stade du capitalisme découle du constat qu’il
est moins lucratif de servir les véritables besoins des gens que
de vendre des prédictions relatives à leur comportement. Par
conséquent, dans cette nouvelle forme de capitalisme, les
appareils ne sont pas conçus pour notre usage, mais afin de
permettre aux entreprises d’exploiter les données collectées à
notre sujet. Ces données peuvent du reste servir à nous
influencer à des fins de rentabilité maximale. L’analyse du
comportement peut entraîner des effets en temps réels.
Imaginons que l’on soit en train de conduire, et que notre
société d’assurance constate que nous venons de griller un feu
rouge. Rien ne l’empêche de nous avertir qu’elle va augmenter
le montant de notre cotisation, voire, si la situation l’exige,
bloquer notre moteur. Elle peut, à l’inverse, nous récompenser
pour notre conduite exemplaire.
L’article n’en fait pas mention, mais comme on s’en doute,
ces techniques sont déployées de façon encore plus intensive
pour contrôler les existences au sein des dictatures privées
dans lesquelles les gens passent la plus grande partie de leur
vie, autrement dit au travail. Dans l’industrie, la surveillance a
d’abord été assurée par un contremaître qui, depuis son poste,
s’efforçait de garder les ouvriers à l’œil. Le taylorisme a
étendu cette surveillance au contrôle rigoureux des activités de
production. Henry Ford a ensuite mis en place la chaîne de
montage, dispositif efficace, quoiqu’extrêmement
contraignant. La chaîne de montage posait un problème. Elle
s’avérait si rébarbative que les travailleurs préféraient renoncer
à leur poste. Ils ne la supportaient pas. Les employeurs
devaient embaucher près d’un millier d’ouvriers pour être sûrs
d’en retenir une centaine. Il semblerait qu’Henry Ford y ait vu
la principale raison d’augmenter les salaires à cinq dollars
l’heure, un geste souvent attribué à sa bienveillance, mais qui
visait apparemment à inciter les ouvriers à rester en poste.
L’entreprise Ford exerçait une surveillance étroite de ses
employés, non seulement sur la chaîne de montage, mais
également chez eux. Des agents se rendaient à leur domicile
pour s’assurer que tout était en ordre dans leur vie personnelle.
Ford en personne estimait que chacun devait mener une vie
saine et morale. Le nouveau capitalisme de surveillance est
beaucoup plus invasif. À présent, chaque instant de notre vie
peut faire l’objet d’une surveillance, ce qui comprend bien sûr
le temps que nous passons sur notre lieu de travail.
Par exemple, dans les entrepôts d’Amazon, où les
conditions de travail sont particulièrement pénibles, la
direction a déterminé la distance la plus courte entre chaque
poste. Si un employé fonçant d’un point à un autre s’écarte
trop du trajet optimal, on lui adresse un avertissement.
L’employé qui reçoit un trop grand nombre d’avertissements
est renvoyé. Celui qui passe un peu trop de temps aux toilettes
est renvoyé. Celui qui s’arrête pour discuter une minute ou
consulter ses courriels reçoit une mise en garde. Cette méthode
de contrôle se révèle diablement efficace. Les sociétés de
livraison comme UPS ont également adopté ces pratiques.
Ainsi, le chauffeur qui revient en arrière sur son itinéraire,
commet un excès de vitesse ou s’arrête pour boire un café
reçoit aussitôt un avertissement l’invitant à se secouer. Des
études indiquent que la productivité s’en trouve bel et bien
améliorée. UPS est parvenue à augmenter son volume de
livraisons tout en réduisant son effectif de livreurs, dans une
version plus douce de l’ancien système esclavagiste, où la
menace du fouet et du pistolet permettait d’accroître
considérablement la productivité.
Cette surveillance sert pour l’heure les fins du commerce,
du marketing et du contrôle de la main-d’œuvre. Toutefois, il
ne fait guère de doute que l’information ainsi collectée est, ou
sera bientôt, transmise au gouvernement pour être stockée et
utilisée au besoin.
Le modèle du genre est sans doute la Chine, où ces
méthodes sont appliquées de manière beaucoup plus poussée.
La Chine a instauré ce qu’elle appelle un «système de crédit
social». Chaque citoyen se voit attribuer un capital de mille
points, qui peut ensuite augmenter ou diminuer en fonction de
sa conduite. Le système a été implanté à titre expérimental
dans quelques villes. Il finira vraisemblablement par s’étendre
à l’ensemble du pays. Des caméras de vidéosurveillance
dotées de capacités de reconnaissance faciale seront installées
partout. Le piéton qui traverse en dehors des passages piétons
perd des points. Celui qui aide une vieille dame à traverser est
susceptible d’en gagner. Avec le temps, ces règles finissent par
devenir instinctives. Chacun surveille son propre
comportement, car une multitude de choses en dépendent. La
discipline devient une seconde nature. Le phénomène, déjà
présent dans les usines, s’étendra bientôt en passant par
l’internet des objets. Une nuit trop longue, un repas trop riche?
Il s’ensuit aussitôt une réaction, sous forme de récompense ou
de sanction. Ces méthodes sont destinées à être assimilées par
chacun dans une optique de contrôle de soi. Je pressens
qu’elles seront utilisées de façon à susciter les comportements
souhaités. Elles séparent en outre les gens les uns des autres.
Elles sont hautement individualisées. Voilà une autre
technique efficace de contrôle, employée dans de nombreux
contextes.
Si nous désirons échapper à un tel cauchemar, la
contribution d’un mouvement de travailleurs organisé et
vigoureux s’avère, comme je crois l’avoir déjà dit,
indispensable. C’est à ce type de mobilisation que l’on doit les
progrès accomplis tout au long de l’histoire moderne. Aux
États-Unis, le mouvement ouvrier a été la cible d’une violence
et d’une répression sans égale dans les pays développés. Mais
il n’a cessé de renaître. Il vit aujourd’hui une période de
régression. Il peut renaître à nouveau, et sa renaissance
possible constitue à mes yeux une grande source d’espoir. Ce
n’est peut-être pas la seule dont nous disposions, mais il s’agit
sans aucun doute de l’une des plus importantes.
Chapitre 7

Le changement social

Exposé de Marv Watersone


26 février 2019

L E THÈME DE CET EXPOSÉ, le changement social, se situe


clairement dans la continuité du précédent qui traite des
mouvements sociaux. J’en profiterai pour établir un lien
entre différents éléments de cette série de cours afin, je
l’espère, de parvenir à un semblant de conclusion. Pour
commencer, voici quelques citations relatives au changement
social:
Lorsque le changement social s’amorce, on ne peut revenir
en arrière. On ne peut désapprendre la lecture à la personne
qui a appris à lire, ni humilier la personne qui éprouve de
la fierté, ni opprimer les gens qui ne ressentent plus la
peur.
César Chávez
Une vérité nouvelle en science n’arrive jamais à triompher
en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la
lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires
meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette
vérité est familière.
Max Planck, Autobiographie scientifique et derniers
écrits (1960)
Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement
révolutionnaire.
Lénine, Que faire? (1902)
Pour que survienne le changement social, il est nécessaire de
créer un cadre propice à l’expression d’une critique
oppositionnelle, autrement dit d’une critique fondée sur la
distinction entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il
devrait ou pourrait être. Œuvrer à l’élaboration de ce cadre
oppositionnel est l’une des fonctions de la pédagogie et de la
pensée critiques, comme le postule Henry Giroux[153]. «Est» et
«pourrait» ou «devrait» être ne sont pas forcément la même
chose, bien qu’un certain sens commun, attaché au maintien
du statu quo, s’efforce de les assimiler, c’est-à-dire de rendre
le monde tel qu’il est équivalent au monde tel qu’il devrait
être, et ainsi d’étouffer tout imaginaire de substitution.
Une fois établi ce cadre de critique oppositionnelle, il
convient d’examiner et de commencer à déconstruire le sens
commun dans les nombreux domaines où l’on souhaite voir
advenir le changement social. En pareilles circonstances, on ne
doit jamais rien tenir pour acquis. Aux fins de cet exposé,
j’aimerais traiter du sens commun dans trois domaines dont
nous avons déjà parlé: d’abord, l’impérialisme et le
militarisme; ensuite, la dégradation de l’environnement et des
ressources; enfin, le néolibéralisme, la mondialisation et la
financiarisation.
Revenons un instant à cette formule désormais familière:
A←→M←→M’←→A’. Comme on le sait, A désigne
l’argent, M les intrants, M’ les extrants obtenus au terme d’un
cycle de production, et A’ une somme d’argent supérieure à
celle de départ. Je rappelle également qu’il s’agit d’acheter
dans l’intention de vendre afin de se retrouver avec plus
d’argent à l’issue de chaque cycle. Dans ce modèle, les
capitalistes achètent, en fait d’intrants, des moyens de
production (matières premières, établissements de fabrication,
matériel de fabrication, outils, etc.) et de la force de travail.
J’aimerais maintenant prendre cette formule et la placer
dans le contexte thématique de cet exposé. Elle figure sous une
forme quelque peu développée au centre de l’illustration ci-
dessous. Elle va nous permettre de relier un certain nombre de
nos sujets d’intérêts.
Examinons d’abord la colonne de gauche, qui correspond au
stade où les capitalistes réalisent certains investissements et
achètent de la force de travail et des moyens de production.
Nous savons à présent que la relation entre l’impérialisme
et le néolibéralisme est multidimensionnelle. En bas,
l’impérialisme et le néolibéralisme sont utilisés, aujourd’hui
comme hier, pour accéder à des réserves de main-d’œuvre et
générer de la force de travail à l’aide des mécanismes de
l’accumulation initiale ou de l’accumulation par dépossession,
autrement dit, en ôtant aux gens la capacité d’assurer eux-
mêmes leur subsistance afin qu’ils soient contraints de vendre
leur force de travail. Le militarisme, sous ses divers aspects
(colonialisme, néocolonialisme, impérialisme), a constitué un
volet majeur de ce projet au fil du temps.
En haut, l’impérialisme (ou d’autres formes de militarisme)
et le néolibéralisme permettent de mettre la main sur des
matières premières, comme dans le cas actuel du Venezuela.
John Bolton (alors conseiller à la Sécurité nationale) a déclaré
sans aucune retenue qu’«il serait souhaitable que les sociétés
américaines puissent exploiter le pétrole du Venezuela, et nous
n’écartons, bien sûr, aucune possibilité[154]».
Les liens entre l’impérialisme et le néolibéralisme
apparaissent ici clairement, mais quelle sorte de sens commun,
ou de conception tenue pour acquise du monde, sous-tend ces
interventions? Qu’est-ce qui leur permet de continuer?
Pourquoi persister à soutenir ce type d’interventionnisme
planétaire?
À mon avis, le sens commun problématique qui engendre
cette situation est la peur. J’en examinerai différentes
manifestations. Elle sous-tend et justifie les liens entre le
capitalisme, le militarisme et les diverses formes de
l’impérialisme (colonialisme, néocolonialisme, impérialisme
tardif, impérialisme économique, etc.). Toutes ces relations ont
parmi leurs dénominateurs communs la peur. Qui aspire au
changement social doit donc trouver le moyen de déconstruire
ce sens commun fondé sur un sentiment de peur généralisé.
Par où commencer? Il convient d’abord de s’interroger sur la
façon dont la population est devenue, ou a été rendue, si
effrayée.
Pourquoi les États-Uniens ont-ils si peur? Un élément de
réponse, on l’a vu, nous est offert par Hofstadter et ce qu’il
nomme le «style paranoïaque» de la politique états-unienne.
Ce style, qui a servi de fondement à la guerre froide et nous
éclaire quant à la position actuelle des États-Unis dans le
monde, s’appuie sur une vision manichéenne du bien contre le
mal: «Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les
terroristes.» Cette paranoïa s’exprime de multiples manières,
mais elle fait partie de la psyché états-unienne. Pour une
illustration plus concrète, permettez-moi un bref aparté.
Prenons le 11 septembre 2001 et ses conséquences durables.
Que s’est-il passé ce jour-là? Deux versions, sujettes à des
interprétations divergentes et aux implications fort différentes,
coexistent. Seule une de ces versions servait et favorisait les
intérêts du statu quo.
Voici la première. Dix-neuf hommes – quinze Saoudiens,
deux Émiriens, un Égyptien et un Libanais, mais, comme on
peut le constater, aucun Afghan ni Irakien – ont pris place à
bord de quatre avions munis de billets qu’ils avaient achetés
de façon légale, certains à l’aide d’une carte de crédit. Ils
étaient armés de cutters, objets qu’il était alors permis
d’apporter dans un avion. Ils ont détourné les avions, lesquels
sont allés s’écraser dans les tours du World Trade Center, sur
le Pentagone et quelque part en Pennsylvanie.
Comment une telle chose a-t-elle pu se produire? Quels
étaient les éléments nécessaires à une telle entreprise? Il fallait
assurément de l’argent pour que les terroristes achètent des
billets d’avion et s’inscrivent à des cours de pilotage. Ils ont
obtenu une réduction, ne souhaitant pas suivre les cours
consacrés à l’atterrissage. Une certaine coordination s’avérait
indispensable pour qu’ils montent dans les avions vers la
même heure et coordonnent les impacts. Sans oublier
19 hommes prêts à mourir pour une cause, ainsi que des
personnes pour leur en donner l’ordre.
Le plan exigeait-il un haut niveau de sophistication?
D’importantes ressources? Un réseau international? Pas
vraiment. À l’évidence, cette première interprétation de
l’événement ne pouvait constituer la version dominante.
Voici maintenant l’autre. L’attentat est l’œuvre d’un vaste
réseau de terroristes fous dirigé par un cerveau démoniaque,
Oussama ben Laden, et disposant d’importants moyens. Pleins
de haine pour la liberté dont jouissent les États-Uniens, ces
terroristes ont décidé de s’en prendre à nous. Ils n’étaient
poussés par aucune autre motivation que leur folie. Ils ont
simplement notre liberté en horreur. Ce vaste réseau
coordonné et bien doté en ressources doit être combattu
partout et pour l’éternité. Le 11-Septembre est un nouveau
Pearl Harbor. Je souligne cet événement, car je tiens à revenir
sur cette formulation. Quoi qu’il en soit, les attentats du
11 septembre apportaient la preuve d’une nouvelle menace
existentielle pour la patrie.
«Patrie» (homeland), un terme au bilan déplorable, est
devenu synonyme de «États-Unis» au lendemain du 11-
Septembre (l’événement donne notamment lieu à la création
du département de la Sécurité intérieure). Les attentats ont
donc été cités en preuve d’une menace existentielle pour la
patrie. Était-ce la version dominante? Absolument, et c’est
d’ailleurs celle qui prévaut depuis. Voici quelques extraits d’un
article de John Pilger, un excellent journaliste d’investigation
et réalisateur, publié dans le New Statesman après les attaques.
La menace que pose le terrorisme des États-Unis pour la
sécurité des nations et des personnes a été détaillée de façon
prophétique dans un document rédigé il y a plus de deux
ans [en réalité, fin 1999] et qui vient tout juste d’être
divulgué. Ce dont avaient besoin les États-Unis pour
dominer la plus grande partie de l’humanité et des
ressources mondiales était, je cite, «un événement
catastrophique et catalyseur, une sorte de nouveau Pearl
Harbor», qualifié «d’occasion du siècle».
[…]
Le 11-Septembre est invariablement présenté comme une occasion. En avril
dernier, le journaliste d’investigation Nicolas Lemann a rapporté dans le New
Yorker que la [conseillère à la Sécurité nationale] de Bush, Condoleezza Rice,
lui avait confié qu’elle avait réuni les principaux membres du Conseil de
sécurité nationale et leur avait demandé de «réfléchir aux manières de profiter
de ces occasions», qu’elle a comparées à celles qui s’étaient présentées «de
1945 à 1947», soit au début de la guerre froide[155].

Manifestement, certaines personnes n’attendaient qu’un


événement de ce type. Certains se souviendront peut-être de
Milton Friedman, qui affirmait à propos de l’avènement du
néolibéralisme que «dans les moments de crise, qu’elle soit
réelle ou perçue comme telle, les mesures qui sont prises
dépendent des idées qui sont dans l’air du temps». Le 11-
Septembre était l’un de ces moments où crise rime avec
immenses possibilités.
Selon Pilger, «les extrémistes qui tirent parti du 11-
Septembre ont fait leurs armes sous Ronald Reagan, époque
où des groupes et des “laboratoires d’idées” d’extrême droite
ont été mis sur pied pour venger la [prétendue] “défaite” au
Vietnam». Des gens souffraient de ce qu’on appelait le
syndrome du Vietnam, caractérisé par l’idée qu’après la
«défaite» en Asie du Sud-Est, les États-Unis ne retrouveraient
jamais leur fierté.
Dans les années 1990, il a fallu justifier le refus de
reconnaître les dividendes de la paix. D’aucuns craignaient en
effet que la fin de la guerre froide ne laisse place à un tel
scénario. La dissolution de l’Union soviétique, et la disparition
du principal ennemi prétendu des États-Unis, désormais
incapable d’assumer ce rapport antagoniste, faisaient naître la
possibilité d’une paix durable et, donc, de dividendes de la
paix, soit la réduction du budget du complexe militaro-
industriel au profit d’autres besoins sociétaux. Le complexe
guerrier souhaitant à tout prix éviter cette issue, il s’est
employé à trouver une façon de couper court à cette
possibilité.
Pilger ajoute:
Le Project for the New American Century [le groupe ayant
signé le rapport auquel se réfère Pilger] a été créé en même
temps que l’American Enterprise Institute, l’Hudson
Institute et d’autres qui ont depuis fait converger les visées
de l’administration Reagan avec celles de l’actuelle
administration Bush [l’article de Pilger date de 2002]. […]
Parmi les conseillers de George W. Bush figure Richard
Perle. Je me suis entretenu avec Perle à l’époque où il
conseillait Reagan. Lorsque Perle avait évoqué la guerre
totale, je l’avais considéré à tort comme un fou. Il a de
nouveau employé ce terme récemment alors qu’il décrivait
la guerre au terrorisme [la nouvelle formule alors en vogue]
des États-Unis. «Il n’est pas question de procéder par
phases, a-t-il déclaré, il s’agit d’une guerre totale. Nous
combattons une multitude d’ennemis aux quatre coins du
monde. Cette stratégie qui consisterait à d’abord attaquer
l’Afghanistan, puis l’Irak, n’est pas du tout la bonne façon
de procéder. Si nous laissons simplement notre vision du
monde s’exprimer et que nous l’assumons entièrement, si,
en lieu et place d’habiles manœuvres diplomatiques, nous
livrons une guerre totale, nos enfants chanteront nos
louanges pendant des années.»
À condition, bien sûr, qu’il reste des enfants pour s’en
souvenir. La pensée et le discours des dirigeants états-uniens
demeurent imprégnés de cette vision. Les États-Unis mènent
aujourd’hui une guerre mondiale contre le terrorisme qui, quel
que soit le nom qu’on lui donne, s’inscrit incontestablement
dans la continuité de la stratégie adoptée après le 11-
Septembre. Je l’appelle le «modèle Doritos» de la fabrication
de terroristes. Qu’est-ce que cela signifie? «Rassurez-vous,
nous en fabriquerons d’autres[156].» Il s’agit d’un des
principaux effets de la guerre mondiale contre le terrorisme.
Les États-Unis ont d’abord attaqué l’Afghanistan, d’où, je
le rappelle, aucun des auteurs de l’attentat du 11 septembre
n’était originaire, mais auquel on a reproché d’abriter des
terroristes. Puis est venu le tour de l’Irak, et ce, en l’absence
de la moindre provocation. Comment a-t-on justifié cette
attaque? En créant un climat de peur permanent. On se
rappellera les armes de destruction massive, ainsi que les
prétendus liens entre l’Irak et les événements du 11 septembre.
Saddam Hussein incarnait un nouvel Hitler; il gazait son
propre peuple. Les États-Unis en détenaient la preuve: ils
avaient eux-mêmes vendu le gaz à Saddam. Alors qu’aucun
élément affilié à Al-Qaïda n’était actif en Irak avant l’attaque
américaine, depuis l’invasion, les groupes terroristes
prolifèrent dans le pays et ailleurs, n’hésitant pas à adopter
sans cesse de nouvelles formes: Daech, Boko Haram, Al-
Qaïda dans la péninsule arabique, etc. Il s’agit d’un résultat
parmi d’autres.
Comment cette peur commune et désormais tenue pour
acquise s’est-elle traduite sur le plan institutionnel? Quelles
ont été certaines de ses manifestations? Dans un premier
temps, des attaques contre les droits civils et les libertés
fondamentales, ou le Patriot Act qui, promulgué aussitôt après
le 11-Septembre, avait manifestement été rédigé au préalable.
Les États-Uniens ont sacrifié la liberté pour la sécurité, et nous
savons ce que Benjamin Franklin avait à dire à ce sujet[157].
Par la suite, l’extension de l’État policier et la militarisation du
maintien de l’ordre. J’ai parlé de l’augmentation du budget de
l’armée, ainsi que des réductions en matière de protection
sociale. Plus tard, une déréglementation tous azimuts. On a
réduit le budget du département d’État, privilégiant ainsi les
moyens militaires à l’approche diplomatique de résolution des
problèmes. On a procédé à des coupes dans le budget de l’aide
étrangère, qui n’avait de toute façon jamais été très important,
et installé de nouvelles bases militaires aux quatre coins du
monde (on en compte plus de 800 à l’heure qu’il est).
La peur omniprésente a du reste servi à justifier des
expansions militaires qui parviennent mal à dissimuler les
velléités d’acquisition de matières premières et d’accès à des
marchés (d’autres liens essentiels avec l’économie politique
capitaliste). J’en veux pour exemple le Commandement des
États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM), l’une des nouvelles
branches de l’armée, qui sert de couverture à l’extraction de
minerais. Nous pouvons enfin citer le récent rétablissement du
US Space Command et un regain d’intérêt pour la mise sur
pied d’une force spatiale capable de combattre sur le champ de
bataille du futur. Cette peur constante engendre des cycles de
guerres sans fin, qui produisent toujours plus d’ennemis et
donc encore plus de guerres sans fin. L’axe du mal, cible
désignée des interventions états-uniennes au Moyen-Orient,
s’est transformé sans grande difficulté en troïka de la tyrannie,
une nouvelle dénomination inventée par John Bolton pour
décrire les ennemis de l’heure des États-Unis en Amérique
latine (Cuba, le Nicaragua et le Venezuela).
Parmi les autres conséquences de la politique mise en
œuvre après le 11-Septembre figurent les 43 000 militaires et
policiers de la coalition tués en Irak et en Afghanistan, pour ne
rien dire des conflits postérieurs en Syrie, au Yémen, etc. Ces
guerres ont fait des centaines de milliers de morts parmi les
civils et les entrepreneurs militaires, ainsi qu’un nombre
comparable de blessés. Depuis le 11-Septembre, les États-Unis
ont consacré plus de 5,9 billions de dollars à la sécurité
intérieure et à leurs nombreuses guerres. Il est du reste utile,
quoique passablement démoralisant, de songer ici aux chances
perdues, en d’autres mots, à une allocation de ces ressources
aux besoins sociaux.
Nous savons maintenant de quoi il retourne. Comment,
dans ce cas, la situation peut-elle perdurer? Pourquoi, dix ans
après le 11-Septembre, vivons-nous encore avec cette peur et
ces conséquences? Quelle est la véritable menace? Est-ce
l’invasion? Y a-t-il des États-Uniens pour croire, comme ne
cesse de le clamer Trump, que des gens vont franchir la
frontière sud du pays pour nous envahir? Que la charia va être
instaurée? Sommes-nous le pays de la liberté, la patrie des
braves? Dépassons alors ces fictions et vainquons la peur. Si
nous souhaitons changer ce sens commun enraciné, nous
devons être capables de démontrer combien cette peur est
infondée.
Voici un bref exemple qui pourrait nous aider à déconstruire
cette peur. Il est généralement difficile d’établir une preuve
négative, mais dans ce cas, j’ai trouvé une façon de le faire.
Certains se souviendront peut-être de la panne d’électricité de
trente-quatre minutes survenue lors de l’édition 2013 du Super
Bowl à La Nouvelle-Orléans. Eh bien, d’après ma théorie, s’il
existait un réseau terroriste digne de ce nom, la moindre des
choses pour celui-ci aurait été de s’en revendiquer. Il aurait
suffi d’un tweet. Les terroristes auraient pu dire: «Oui, nous
avons plongé le Super Bowl dans le noir.» Personne ne l’a fait,
ce qui démontre, de façon négative, que de tels réseaux
n’existent pas de manière aussi sophistiquée et étendue que
nous le pensons.
Il n’empêche que la peur persiste, et qu’il nous faut
comprendre ce qui la suscite et l’alimente. À titre d’exemple,
une courte vidéo réalisée par Newsy en 2016 et intitulée
«We’re Seeing Less Violence, So Why Is America More
Afraid?» (Il y a moins de violence, alors pourquoi la peur des
États-Uniens s’accroît-elle?) détaille les façons dont les
politiciens exploitent et attisent avec cynisme cette peur pour
servir leurs propres desseins électoraux et politiques[158].
Pour citer un autre exemple, les médias ont largement
couvert, au cours de la dernière semaine, la déclaration d’une
situation d’urgence nationale visant à justifier la construction
d’un mur à la frontière sud des États-Unis.
Voici un extrait d’une autre déclaration d’urgence nationale
qui procède d’une intention similaire d’engendrer et de
renforcer la peur des étrangers:
En vertu de la loi sur les pouvoirs économiques en cas
d’urgence internationale […] je signale par la présente la
publication d’un décret présidentiel déclarant une urgence
nationale en ce qui concerne la situation au Venezuela et la
menace inhabituelle et extraordinaire qu’elle fait peser sur
la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis.
Le décret ne vise pas le peuple du Venezuela, mais est
plutôt destiné aux personnes impliquées dans la dégradation
des garanties en matière de droits de la personne et la
persécution d’opposants politiques, ou responsables de
celles-ci[159].
On imagine où cela pourrait mener, surtout quand on sait que
le Venezuela figure parmi la troïka de la tyrannie désignée par
Bolton. Sauf qu’il s’agit en l’occurrence d’une déclaration
d’urgence publiée par la précédente administration, celle
d’Obama, en 2015. Elle témoigne du même genre d’hystérie.
Elle n’a pourtant pas suscité les mêmes réactions que celles
émises par Trump. La déclaration s’inscrivait du reste dans un
régime de sanctions mis en place avant l’arrivée au pouvoir
d’Obama, mais elle a servi à justifier le durcissement de ces
sanctions. Cette proclamation enjoignant à redouter de
dangereux étrangers n’est donc pas le fait d’un parti ou d’un
autre, mais tient lieu de sens commun dominant et sans cesse
renforcé.
Revenons à ce tableau:
J’aimerais à présent me pencher sur la colonne de droite du
processus et établir certains liens entre l’impérialisme (et le
militarisme), le néolibéralisme et des éléments tels que le
processus de circulation et l’accès aux marchés.
Je rappelle qu’une fois qu’un bien ou un service est produit,
celui-ci doit être vendu. D’où la nécessité de tenir compte de
la partie inférieure droite du tableau, qui correspond aux
notions de qualité de vie, de bonheur et de satisfaction telles
que définies par le marché.
L’un des enjeux mis en évidence dans cette partie du
tableau a trait à la recherche de croissance illimitée (un aspect
inévitable du capitalisme) sur une planète aux ressources
limitées. Au nom de cet impératif, la biosphère se voit soumise
à l’économie et considérée sous un angle strictement utilitaire
en tant que simple réserve de ressources ou dépotoir à déchets.
C’est l’inverse qui devrait se produire.
En outre, sous la contrainte du capitalisme, les gens servent
l’économie et non l’inverse. Le développement devrait avoir
pour fins les personnes, pas les objets. Souvent perçu comme
synonyme de progrès, le développement est assimilé à la
croissance et mesuré par le PNB, le PIB ou encore leur
équivalent par habitant. Ces méthodes de calcul doivent être
remises en cause, et d’autres critères et indicateurs doivent
servir à déterminer le développement et le progrès. Pour
l’heure, ces deux phénomènes sont jugés équivalents. Le
développement peut se passer de croissance et n’a aucune
limite, alors que la croissance est limitée ou devrait en tout cas
l’être. Nous voilà revenus au fameux débat entre croissance et
décroissance.
Reste la question de ce qui constitue le bonheur, la
satisfaction et la qualité de vie. Sur quoi reposent
véritablement ces aspects essentiels de la vie? À l’heure
actuelle, dans notre système capitaliste, et selon le sens
commun associé, ces aspects sont mesurés par l’acquisition
d’un nombre toujours croissant de biens matériels. Toutefois,
nous n’adoptons pas spontanément cet état d’esprit, nous
devons d’abord être incités ou séduits.
Les dépenses de publicité dans le monde s’élevaient à
488,48 milliards de dollars en 2014 et devraient atteindre
757,44 milliards de dollars en 2021. Songez aux efforts
acharnés qui sont déployés pour persuader les gens que des
choses dont ils n’ont qu’une vague envie sont en réalité des
choses dont ils ont absolument besoin. C’est la raison d’être du
marketing et de la publicité. Comme l’a souligné Noam
Chomsky, ces efforts altèrent complètement la notion d’un
prétendu marché libre dans lequel des gens rationnels
effectueraient des choix rationnels basés sur des besoins réels.
Que cherche à nous vendre toute cette publicité? Voici une
poignée d’exemples qui, malgré leur apparition assez récente,
sont désormais si totalement intégrés à notre monde et au sens
commun que nous ne pouvons plus vivre sans eux.
Il va sans dire que les ordinateurs sont aujourd’hui
indispensables. Le premier ordinateur individuel, l’Apple 2, a
été lancé en 1977, et son succès n’a cessé de croître. Il en va
de même du téléphone mobile, un triomphe absolu, dépourvu
du moindre inconvénient. Le premier appel au moyen d’un
téléphone mobile a été passé en 1973. Le premier iPhone a été
mis sur le marché en 2007 et, en tout juste douze ans, cet
appareil (ou ses clones concurrents) est devenu absolument
essentiel à la vie de milliards de personnes.
Les médias sociaux constituent un autre bien ou service
sans lequel la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Google
(qui, bien sûr, est maintenant devenu aussi un verbe) a été
fondé en 1998. Facebook a été mis en ligne en 2004, mais
n’est devenu accessible au public qu’en 2006, soit l’année où
nous avons également découvert les joies de Twitter. Par cette
courte liste, j’entends seulement illustrer combien ces
innovations sont récentes et le degré avec lequel elles ont
imprégné notre état d’esprit quant à la façon dont le monde
fonctionne et devrait fonctionner. On ne saurait trouver
meilleur exemple de sens commun tenu pour acquis.
Il en ressort une question fondamentale: est-il possible de
définir le bonheur, la satisfaction et la qualité de vie selon
d’autres critères que ceux qui prévalent aujourd’hui? Peut-être
sans nous baser sur l’acquisition constante de marchandises,
qui sont tout ce que le système capitaliste est en mesure de
fournir? La réponse du sens commun à cette question est que
le moindre écart par rapport aux niveaux de vie actuels,
mesurés à l’aune des possessions matérielles, constitue un
énorme pas en arrière. Renoncer à l’une de ces nécessités
serait synonyme de retour à l’âge des cavernes. Un récent
sondage réalisé par nul autre qu’American Express révèle
pourtant que «les États-Uniens accordent une priorité de plus
en plus grande à une vie épanouie, dans laquelle la richesse ne
constitue pas le facteur le plus important». En fait, sur les 22
critères proposés aux répondants, la plupart classaient la
richesse au 20e rang. Les gens essaient donc d’envisager les
choses autrement. Mais il n’est pas facile d’imaginer d’autres
possibilités lorsqu’on consacre des sommes colossales à la
publicité et au marketing.
L’économiste chilien Manfred Max-Neef a conçu un
modèle permettant de déterminer nos besoins et nos désirs
dans un cadre non marchand. Seule une de ces catégories
exige la consommation d’un bien quelconque, et il s’agit de
celle qui concerne la satisfaction physique de nos besoins
fondamentaux, autrement dit l’apport calorique de base,
l’habillement et le logement, en fonction du contexte
géographique. Au-delà de ces facteurs de subsistance,
néanmoins, les avis divergent fortement quant à ce que ces
«besoins» peuvent bien recouvrir. Mais par cet exercice, Max-
Neef cherchait simplement à proposer aux êtres humains
différentes possibilités d’obtenir le bonheur et la satisfaction
sans recourir automatiquement aux marchandises. Voilà une
autre façon de rompre avec certaines facettes du sens commun
dominant.
Passons à présent au troisième domaine nécessitant un
changement social, à savoir le néolibéralisme et le sens
commun problématique qui le sous-tend: la foi dans les
marchés. J’ai déjà abordé certains des effets problématiques du
néolibéralisme, de la mondialisation et de la financiarisation.
Parmi ceux-ci figure l’accroissement rapide des inégalités de
richesse et de revenus. Les États-Unis font état d’une
augmentation des richesses de 8,5 billions de dollars en 2017,
une somme sur laquelle les 2 % les plus riches ont raflé
1,15 billion de dollars. Ce chiffre est supérieur au coût total du
programme Medicaid et du montant total du filet de protection
sociale, tant obligatoire que discrétionnaire. La réforme fiscale
de 2017 aggravera considérablement cette inégalité. Elle a
largement profité aux grandes banques, qui ont enregistré
28 milliards de dollars de profits supplémentaires. Pour le
contribuable moyen, la situation s’avère beaucoup plus
incertaine. De nombreux déclarants, cette année, doivent
s’attendre à une mauvaise surprise. Les gens qui comptent sur
un important remboursement d’impôt ou une exonération
pourraient bien tomber des nues.
Un autre effet lié à cette forme de capitalisme est la
privatisation et la marchandisation tous azimuts de ce qui
relevait auparavant des biens et des services communs ou
publics, de la nature, de la gouvernance et de la politique,
autant de domaines aujourd’hui soumis aux lois du marché.
Un nombre croissant de personnes deviennent en outre inutiles
et excédentaires, un phénomène imputable pour une large part
au rôle dominant du capital financier. Puisqu’il est désormais
possible de réaliser des profits sans produire, les travailleurs
ne sont plus nécessaires. Et qui ne travaille pas ne peut
consommer et n’a donc pas vraiment de valeur pour le capital.
Il règne par ailleurs une instabilité économique permanente.
Un exemple nous est offert par le krach financier de 2008-
2009; le coût total du plan de sauvetage des banques est
aujourd’hui estimé à 29 billions de dollars. Ce ne sont pas les
chiffres affichés d’ordinaire, mais les résultats des calculs
d’économistes très renommés. Un plan de sauvetage de
29 billions de dollars. Selon l’Organisation des Nations Unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), éradiquer la faim
dans le monde coûterait entre 30 et 60 milliards de dollars par
an. Ainsi, la somme consacrée au sauvetage des banques aurait
pu servir à vaincre la famine pendant plus de cinq cents ans. Il
est toujours utile de considérer les occasions manquées, les
finalités que de telles sommes auraient pu viser, mais qu’on a
plutôt choisi d’ignorer.
Le modèle néolibéral manque à ses promesses envers des
milliards d’habitants de la planète, qui en prennent conscience.
En témoignent les mouvements sociaux dont nous avons parlé,
et la réaction qu’ils suscitent. Les conditions matérielles
entraînent de profondes transformations des consciences, à
gauche comme à droite. Nous avons également évoqué la
montée des mouvements dits «populistes» affiliés à l’alt-right.
La précarité rend les gens plus sensibles à la démagogie et aux
idées de ceux qui se présentent comme leurs sauveurs.
Tous ces effets finissent par remettre en cause la logique
même du marché. Quantité de sondages révèlent l’attrait
croissant du socialisme (sous une forme quelconque) au
détriment du capitalisme, en particulier chez les jeunes. Il est
toutefois évident que si le fondamentalisme de marché, le
néolibéralisme et la mondialisation subissent des attaques, ils
sont également sous bonne garde. J’en veux pour exemple les
tendances qui se dessinent en vue de la campagne
présidentielle américaine de 2020. Attendons-nous à une
attaque en règle contre les candidats et les idées de la gauche,
de la part d’abord des républicains, mais aussi des élites
démocrates. Les limites du débat sont en train d’être fixées.
J’aimerais conclure avec quelques leçons relatives au
changement social. Premièrement, une contre-hégémonie,
c’est-à-dire un nouveau sens commun, peut émerger et
s’imposer, y compris lorsque les forces du statu quo se livrent
à de vastes opérations de sauvetage du système. Si les parties
en conflit disposent d’un accès asymétrique aux ressources
matérielles, les opposants à l’hégémonie existante peuvent
prévaloir en s’appuyant sur la représentation et l’idéologie.
Dans les guerres de position en cours, les contre-hégémonies
peuvent l’emporter en manipulant à leur avantage les discours
éloquents, de sorte qu’ils fassent écho à leur position plutôt
qu’à celle de leurs adversaires, et en appelant au noyau de bon
sens présent dans le sens commun partagé par toutes les
parties.
Deuxièmement, une contre-hégémonie n’est elle-même
jamais absolument incontestable. Le nouveau statu quo
réclame à son tour un renforcement et un maintien constants
pour s’implanter et être intégré en tant que nouveau sens
commun.
Troisièmement, le développement d’un nouveau sens
commun même partiel peut prendre plusieurs décennies. Il
s’agit d’une leçon fondamentale pour quiconque œuvre au
nom du changement. Cela dit, poursuivre ces efforts sans
céder à la démoralisation et à l’épuisement exige de garder à
l’esprit que ce changement est à la fois possible et réaliste.
Quatrièmement, les façons dont les transformations du sens
commun se sont produites dans des situations données se
prêtent à l’analyse. Nous pouvons les comprendre. Les
tactiques, stratégies et leçons propres à une situation
pourraient s’appliquer dans bien d’autres circonstances,
moyennant certaines modifications pertinentes, de manière à la
fois diagnostique et prescriptive. En outre, à mesure que les
intellectuels et les militants dresseront un inventaire de ces
exemples, ils viendront démentir la conception répandue selon
laquelle le statu quo serait nécessaire, stable et immuable.
Enfin, et peut-être surtout, la présence d’une hégémonie à
priori incontestable n’empêche nullement que les discours et
les pratiques soient modifiés au moyen d’efforts délibérés.
Avoir conscience de cette possibilité et fournir à l’appui des
exemples concrets de changements effectifs constitue la
première étape du changement progressiste. Les seules luttes
que l’on est assuré de perdre sont celles que l’on ne livre
jamais. La croyance voulant que la lutte soit futile et le
changement impossible est elle-même paralysante et
démoralisante. Il s’agit d’un des plus puissants aspects du sens
commun établi: tout ce qui s’y oppose passe littéralement pour
un non-sens. Démontrer la fragilité de cette assertion est le
premier pas vers le changement.
Exposé de Noam Chomsky
28 février 2019
Puisqu’il s’agit de ma dernière chance d’«endoctriner les
jeunes» – et les moins jeunes – qui composent cet auditoire
captif, je vais tâcher de parcourir, hélas trop rapidement, une
série d’enjeux qui me paraissent importants. Ils mériteraient
tous un plus long exposé, mais j’en proposerai au moins un
bref survol. Je passerai également en revue certains éléments
dont il a déjà été question, en comblant les lacunes d’un point
de vue quelque peu différent du précédent: la résistance et la
répression.
Imaginons, pour commencer, que vous êtes atteint d’un
cancer grave. Il y a deux façons de gérer la situation. La
première consiste à ignorer la maladie, à ne rien changer à
votre vie, à laisser le cancer se répandre et à le soigner plus
tard, peut-être au moyen d’un traitement lourd, votre seule
option. La deuxième consiste à empêcher le cancer de se
développer, une solution beaucoup plus efficiente, cela va de
soi.
Le choix se pose à l’heure actuelle devant l’une des crises
existentielles qui remettent sérieusement en question la survie
de l’humanité: le réchauffement climatique. Parmi les
personnes qui s’accordent pour y voir un cancer en
progression, deux points de vue ont émergé, reflétant ces deux
approches de la situation. Un vaste consensus de scientifiques
est résolument favorable à la deuxième: empêcher le cancer de
se développer, et vite, sans quoi nous sommes fichus. La
première approche a été promue par certains groupes
d’économistes (dont un groupe de réflexion fondé par
l’environnementaliste danois Bjørn Lomborg, auteur d’un
ouvrage à succès défendant ce point de vue[160]): laissons le
cancer se répandre, allouons nos ressources à des problèmes
plus pressants, continuons à utiliser des combustibles fossiles
afin d’assurer la croissance de l’économie, et laissons à une
société future plus riche le soin de gérer avec davantage
d’efficacité le problème du réchauffement climatique. Après
tout, la croissance n’a cessé jusqu’ici de produire une société
plus riche, pourquoi est-ce que ça ne continuerait pas?
Cette logique est celle d’un homme tombant du haut d’un
gratte-ciel qui, au cours de sa chute, fait signe à un ami au
cinquantième étage, l’air de dire, tout va bien, j’ai dégringolé
tous ces étages sans rencontrer le moindre problème.
Dans un autre contexte, les mêmes choix s’imposent de
façon récurrente à ceux qu’Adam Smith appelait les «maîtres
de l’espèce humaine». Le cancer désigne ici la lutte constante
de la populace pour obtenir plus de droits et ce que les élites
qualifient d’«excès de démocratie». J’ai notamment cité en
exemple la première révolution démocratique moderne,
survenue en Angleterre au milieu du XVIIe siècle. Les hommes
de qualité jugèrent alors scandaleuses les aspirations de la vile
multitude à être gouvernée par ses propres concitoyens
familiers des peines du peuple, plutôt que par des aristocrates.
Ce conflit a persisté au fil du temps, sous de nombreuses
formes.
Voilà que le problème surgit de nouveau. Une génération de
politiques néolibérales a suscité la colère, l’amertume, le
ressentiment et le mépris vis-à-vis des institutions établies sur
la majeure partie de la planète. Les maîtres sont confrontés à
l’alternative habituelle quant à la façon de traiter le cancer: la
force ou la prévention. La force consisterait, par exemple, à
recourir au genre de mesures décrites dans le film du
Pentagone évoqué par Marv Waterstone, voire à un
programme comme le COINTELPRO, l’un des objets de mon
dernier exposé.
Rappelons que les doctrines néolibérales dominantes
tolèrent sans mal la violence d’État lorsqu’elle sert à protéger
les «bons principes économiques». Cette tolérance ou, plutôt,
cet enthousiasme s’est illustré dans la réaction du père
fondateur du néolibéralisme, Ludwig von Mises, devant les
débuts du fascisme et la violente répression des mouvements
de travailleurs et de la social-démocratie par l’État autrichien,
puis à nouveau dans l’accueil réservé à la dictature de
Pinochet par les principaux tenants de l’école néolibérale.
Permettez-moi de vous faire part d’une autre expérience
personnelle. Je dois mon initiation au néolibéralisme à nul
autre que Mises lui-même. J’ai assisté à l’une de ses
conférences alors que j’étais étudiant de cycle supérieur. Ce
jour-là, il a notamment expliqué pourquoi le gouvernement
était responsable du chômage. L’argument est simple. Le
travailleur contraint de choisir entre mourir de faim et un
boulot dangereux à dix cents de l’heure optera pour ce dernier,
mais il doit y renoncer à cause des socialistes diaboliques qui
contrôlent le gouvernement et empiètent sur la liberté de ce
pauvre diable en s’opposant à de pareilles conditions de
travail. Le même argument peut servir à démontrer
l’illégitimité des efforts entrepris pour interdire le travail des
enfants et imposer des réglementations de santé et de sécurité,
parmi d’autres violations des libertés par le gouvernement.
Ces idées puisent leur origine dans la série de séminaires
organisés par Mises à Vienne dans les années 1920, auxquels
assistèrent de futurs fers de lance du mouvement néolibéral,
dont Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke. Des liens étroits
furent également établis avec des intellectuels progressistes
états-uniens tels que Walter Lippmann. Je crois avoir
mentionné le fait que le terme «néolibéralisme» fut adopté en
tant que slogan du mouvement en 1938 lors du Colloque
Lippmann à Paris, preuve du large consensus dont font l’objet
certaines idées sur le spectre politique.
En règle générale, la doctrine néolibérale s’accommode
sans mal de la violence d’État lorsqu’elle vise à préserver les
«bons principes économiques» de toute ingérence illégitime.
Parmi les formes d’ingérence les plus excessives figurent les
activités des syndicats, l’ennemi juré de toujours. Il n’y a là
rien d’étonnant. Les syndicats protègent les droits des
travailleurs, veillant à ce qu’ils exécutent leurs tâches dans des
conditions sûres et ne puissent perdre leur emploi sans préavis.
Une telle ingérence dans la logique du marché compromet
l’utilisation optimale des ressources. Les syndicats entravent
en outre la liberté de maximiser les profits dont jouit
l’employeur. La liberté, aux côtés des «bons principes
économiques», constitue l’un des principes sacrés du
néolibéralisme et de ce que l’on appelle aux États-Unis le
«libertarianisme», un écart par rapport à l’usage courant. La
liberté, en l’occurrence, désigne la liberté accordée aux acteurs
du marché – celle de Jeff Bezos et des gens qui parcourent à
toute vitesse ses vastes entrepôts pour survivre. Ils devraient
tous profiter de la liberté et n’ont aucun droit d’entraver celle
d’autres adhérents aux principes du marché.
L’utilisation optimale des ressources peut se traduire
comme suit: supposons que je détienne un milliard de dollars
et que chacun d’entre vous possède un dollar. L’utilisation
optimale des ressources signifie que le libre marché produira
un yacht de luxe pour moi et peut-être une petite portion de
frites pour vous. Si vous vous mobilisez pour essayer d’obtenir
davantage, par exemple un peu de ketchup pour accompagner
les frites, et que vous avez l’audace de créer un syndicat à
cette fin, alors vous déstabilisez les marchés et interférez avec
la liberté et les «bons principes économiques».
Par conséquent, le recours à la violence pour prévenir ces
crimes est tout à fait légitime, voire louable, et, si on y songe
bien, fondé aussi sur des principes au même titre que
l’argument qui attribue à l’intervention de l’État la
responsabilité du chômage.
Il existe, bien sûr, des opinions diamétralement opposées.
En voici un exemple: «Je n’ai que faire de ceux – quel que soit
leur parti politique – qui nourrissent le rêve insensé de
remonter le temps jusqu’à une époque où les travailleurs non
syndiqués formaient une masse confuse, presque impuissante.
[…] Seule une poignée de profonds réactionnaires caresserait
l’idée sinistre de dissoudre les syndicats. Seul un imbécile
essaierait de priver les travailleurs et les travailleuses du droit
d’adhérer au syndicat de leur choix […].»
Encore un enragé des coulisses. En l’occurrence, le
président Dwight Eisenhower, qui ne faisait qu’exprimer la
position conservatrice dans les années 1950.
Au début des années 1980, sous Reagan, le conservatisme a
opéré un revirement radical, caressant non seulement l’«idée
sinistre de dissoudre les syndicats», mais s’y employant avec
fermeté dès l’arrivée au pouvoir de Reagan. Les politiques
promondialisation de Clinton n’ont fait qu’accélérer le
processus. L’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) défendu par Clinton et signé en dépit de la forte
opposition des organisations de travailleurs (ainsi que d’une
grande partie de la population) permettait notamment aux
employeurs d’étouffer toute velléité syndicale en brandissant
la menace d’une «délocalisation» au Mexique. Ces pratiques
sont très courantes, comme l’a révélé une étude importante (et
ignorée) menée par l’historienne du travail Kate
Bronfenbrenner après l’entrée en vigueur des règles imposées
par l’ALENA[161].
Ces pratiques ont beau être illégales, en l’absence
d’application des lois, il s’agit d’une considération d’ordre
technique.
Les effets de la nouvelle économie sur les travailleurs ont
été décrits par le président de la Réserve fédérale américaine
Alan Greenspan dans un témoignage devant le Sénat en 1997.
Greenspan a fait part d’une «situation sans précédent»,
marquée par une «précarité croissante de l’emploi» parmi les
travailleurs qui «explique en grande partie la stagnation des
salaires et la faible inflation des prix consécutive». Il a déclaré
devant le Comité sénatorial sur le budget que la crainte des
licenciements chez les travailleurs avait presque doublé au
cours des cinq années précédentes. Malgré un taux d’emploi
en hausse, les travailleurs sont trop intimidés pour réclamer
des salaires et des avantages décents.
D’après CNN Money, les déclarations de Greenspan ont
«égayé les marchés», satisfaits de sa description d’un «marché
du travail sain». Greenspan a été salué comme «saint Alan»
pour sa gestion de l’économie florissante au cours de la
période dite de la «grande modération» – jusqu’à
l’effondrement de l’économie en 2008, moment où Greenspan
a reconnu que sa compréhension des marchés souffrait de
certaines lacunes. Ce qui est tout à son honneur. La plupart de
ceux qui célébraient avec euphorie la vigueur exceptionnelle
de l’économie, annonçant avec confiance le triomphe définitif
de la théorie économique, ont gardé le silence.
Une fois les coupables renfloués à coup d’argent public,
tout est rentré dans l’ordre, entraînant une forte augmentation
de la richesse pour les riches, mais pas pour les autres,
phénomène accentué par des politiques publiques telles que la
principale réalisation législative de Trump, l’escroquerie
fiscale de 2017.
Les syndicats ne constituent pas l’unique obstacle à la
liberté et à l’utilisation optimale des ressources. Il en va ainsi
de tous les programmes sociaux, selon la même logique
implacable. Certains savent peut-être qu’au cours de la
Seconde Guerre mondiale, Roosevelt a présenté ce qu’il a
nommé les «quatre libertés», soit les valeurs défendues par les
États-Unis. Parmi celles-ci figurait la liberté de vivre à l’abri
du besoin. Cette idée a aussitôt été amèrement critiquée par
l’éminent intellectuel néolibéral Wilhelm Röpke, dont j’ai déjà
parlé, un personnage qui suscitait l’admiration de chefs de file
conservateurs états-uniens, notamment William Buckley et
Russell Kirk. Röpke a tourné en ridicule cette idée, la jugeant
outrancière. Selon ses propres termes, «il est peu probable que
l’authentique libéral accorde le moindre crédit à des formules
frivoles telles que la “liberté de vivre à l’abri du besoin”, qui
supposent de subordonner l’essence même de la liberté au
collectivisme» – le péché suprême. Les mesures du New Deal
visant à améliorer la vie des gens – la sécurité sociale, les
droits des travailleurs, etc. – étaient décriées pour les mêmes
raisons.
Cette attitude est assez répandue au sein des milieux
néolibéraux et libertariens dotés de principes, car ceux-ci
adhèrent bel et bien à des principes – en quelque sorte.
Les principes généraux sont si largement admis, du moins à
un certain échelon, qu’ils passent presque inaperçus. Un bon
exemple nous est fourni par l’attitude envers la Déclaration
universelle des droits de l’homme.
En dépit d’une large adhésion, il importe de veiller à ce que
rien n’aille de travers. Si la violence d’État s’avère tout à fait
compatible avec les principes néolibéraux, la prévention
constitue une façon beaucoup plus efficace de traiter un cancer
au stade précoce. Dans mon dernier exposé, j’ai évoqué
certaines des discrètes méthodes de contrôle récemment
développées par le «capitalisme de surveillance». J’aimerais
encore dire deux mots à ce sujet.
Voici un extrait d’un bon article paru dans la Monthly
Review, principale revue marxiste du pays, qui traite de
l’imposition de la discipline en milieu de travail, non
seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe.
Parmi les principales évolutions figure la pratique
consistant à implanter des «micropuces» aux employés –
leur introduire des puces d’identification par radiofréquence
(RFID) de la taille d’un grain de riz sous la peau –, une
technologie mise au point par l’entreprise suédoise
Epicenter, dont la plupart des employés sont désormais
porteurs de ces puces. Une autre entreprise, Three Square
Market, basée dans le Wisconsin, vient également
d’implanter des micropuces à la moitié de son personnel à
l’occasion d’une «puce party» organisée à cette fin. Le
principal avantage de l’implant, explique le directeur
général d’Epicenter, tient au fait qu’il «remplace nombre
d’autres objets et appareils de communication, qu’il s’agisse
de cartes de crédit ou de clés», puisqu’il permet notamment
aux individus de faire fonctionner des imprimantes, d’ouvrir
des verrous électroniques ou d’acheter des encas dans les
distributeurs automatiques de l’entreprise. Compte tenu de
la grande commodité du dispositif, les représentants de
Three Square Market estiment que «tout le monde ne
tardera pas à l’adopter». En même temps, on reconnaît que
ces micropuces permettent à la direction de suivre les
moindres faits et gestes des employés, par exemple la
fréquence et la durée de leurs passages aux toilettes et leurs
achats de boissons et de nourriture dans les distributeurs
automatiques de l’entreprise.[162]
J’invite quiconque souhaite se faire une idée du genre
d’environnement de travail que lui préparent les maîtres – et,
plus généralement, des nouveaux dispositifs conçus pour
empêcher le cancer de la démocratie excessive de se répandre
– à lire cet article dans son intégralité, parallèlement au travail
de Shoshana Zuboff.
La principale technique de prévention est beaucoup plus
ancienne, ne nécessite aucune technologie avancée et peut être
employée par n’importe quelle entité dotée de pouvoir. Il
s’agit de la diversion: elle consiste à détourner votre attention
des faits véritables et des sources de votre détresse à propos
d’enjeux importants d’origine institutionnelle, comme le fait
que, selon un rapport du Pew Research Center, «le salaire
moyen réel d’aujourd’hui confère un pouvoir d’achat
comparable à celui d’il y a quarante ans. Les gains salariaux
obtenus ont surtout profité à la tranche des travailleurs les
mieux rémunérés». Ou le fait que la moitié la plus pauvre de la
population états-unienne affiche une valeur nette combinée
négative, ses dettes étant supérieures à ses actifs, tandis que
0,1 % de la population détient plus de 20 % des richesses.
Mieux vaut détourner l’attention des moins nantis vers des
boucs émissaires, des personnes plus vulnérables, en
l’occurrence les immigrants, les Afro-Américains ou toute
personne qui se situe encore plus bas sur l’échelle sociale.
Rendons-les responsables de notre sort.
Ces enjeux sont devenus plus pressants à partir du début des
années 1970, moment de la transition entre le capitalisme
réglementé de la période précédente, qui s’accommodait
d’idées subversives comme celles d’Eisenhower, et les «bons
principes économiques» du néolibéralisme. Cette transition
suscite un problème – ou, plus précisément, accentue un
problème persistant: les gens ne doivent pas comprendre ce
qui leur arrive. Ils en ont pourtant la preuve au quotidien. Ils
voient leurs salaires stagner, leurs avantages s’envoler et
sentent l’insécurité les gagner. Ils le constatent sans mal, mais
il est nécessaire de détourner leur attention, tantôt vers des
boucs émissaires, tantôt vers ce qu’on appelle des «enjeux
culturels». Observer cette stratégie en action est révélateur.
Nous y reviendrons.
Comment ces questions sont-elles traitées dans le système
politique? Voilà un sujet fascinant. Les dernières années ont
donné lieu à une restructuration du système politique bipartite
des États-Unis. Nous avons vu que le Parti démocrate comptait
autrefois dans ses rangs autant des suprémacistes blancs du
Sud que des travailleurs et des libéraux du Nord, deux franges
de la population dont les points de vue divergeaient sur
quantité d’enjeux essentiels, une coalition précaire aux
nombreuses implications. L’une des plus sérieuses concerne
les compromis importants qu’a nécessités la mise en œuvre
des mesures du New Deal dans les années 1930. Ces mesures
ont été conçues de sorte à exclure les Afro-Américains de
leurs bénéficiaires, et ce, dans l’intention d’apaiser les
démocrates du Sud, dont l’influence était considérable.
Régulièrement reconduits dans leurs fonctions, ils acquéraient
de l’ancienneté, siégeaient au sein d’importants comités et
détenaient donc beaucoup de pouvoir.
À titre d’exemple, la sécurité sociale a été conçue de
manière à exclure les professions agricoles et domestiques
principalement exercées par les Afro-Américains et les
Hispaniques. J’ai déjà évoqué les programmes fédéraux en
matière de logement. Dans le cadre du New Deal, ces
programmes ont été imaginés pour perpétuer la ségrégation.
Jusqu’à la fin des années 1960, seuls les logements sociaux
officiellement réservés aux Blancs pouvaient prétendre à un
financement fédéral. Ces mesures ouvertement racistes ont
recueilli les votes de fervents libéraux, notamment William
Douglas, qui, s’ils en détestaient l’idée, savaient que c’était là
le seul moyen que des fonds soient alloués au logement social.
Cette coalition s’est dissoute lors du mouvement pour les
droits civiques. Les démocrates du Nord ont appuyé la
législation sur les droits civiques de Lyndon Johnson, perdant
de ce fait le soutien électoral du Sud. Richard Nixon en a alors
profité pour mettre sur pied une stratégie consistant à attirer
les États du Sud dans le giron républicain sur la base du
racisme et de la suprématie blanche. Ce revirement est
particulièrement important pour qui souhaite comprendre la
nature du Parti républicain, non pas celui d’Eisenhower ou
d’Abraham Lincoln, mais sa version contemporaine.
Depuis un certain temps, les républicains sont, des deux
partis, les mieux disposés à l’égard du monde des affaires.
Aux États-Unis, on gère les partis politiques comme des
entreprises. Sur les deux principaux partis, l’un s’avère un peu
plus excessif que l’autre ou, pour citer Madison, plus dévoué à
protéger la minorité opulente contre la majorité.
Cette orientation des deux partis pose toutefois des
problèmes. Un parti dont les politiques sont conçues pour
nuire à la majorité de la population dans l’intérêt d’une
minorité privilégiée se trouve dans l’embarras. Il doit trouver
un moyen de mobiliser une base d’électeurs. Le problème s’est
aggravé au cours de la période néolibérale, moment où les
deux partis ont effectué un virage à droite. À partir des années
1970, les démocrates ont pratiquement abandonné la classe
ouvrière. D’une certaine manière, le dernier lien a été rompu
en 1978 avec l’adoption du Humphrey-Hawkins Full
Employment Act (loi Humphrey-Hawkins sur le plein-
emploi), que Carter a pris soin de vider de sa substance.
C’était la fin. Par la suite, on n’a guère trouvé mieux que de
formuler des vœux pieux pour soutenir les travailleurs puis,
sous Clinton, des politiques pour leur nuire.
L’abandon démocrate a ouvert une brèche pour les
républicains. Leur situation est délicate: ennemis de classe des
travailleurs, les républicains doivent trouver une façon de
détourner leur attention des véritables politiques tout en
s’assurant leurs votes. Le Parti est en effet déterminé à saper
les droits des travailleurs. Les discours élogieux de Trump à
leur sujet contrastent fortement avec l’avalanche de politiques
de son administration qui, une fois mises en œuvre, nuiront à
leurs intérêts. Aussi, il est impératif de détourner l’attention
des gens afin qu’ils ne s’aperçoivent de rien et que le cancer
cesse de se propager.
Certains des moyens employés à cette fin sont assez
flagrants. Il y a, d’une part, la traditionnelle tactique consistant
à inspirer la peur (les Russes débarquent, l’armée du
Nicaragua n’est qu’à deux jours de marche du Texas, la
Grenade va devenir une importante base militaire russe, des
violeurs et des assassins se pressent à nos frontières, etc.).
D’autre part, la désignation de boucs émissaires, comme, sous
Reagan, les riches Afro-Américaines se rendant au bureau de
l’aide sociale à bord de limousines pour voler l’argent
durement gagné des citoyens; ou les musulmans qui aspirent à
faire régner la charia – mais, fort heureusement, pas en
Arizona, où l’État vient d’adopter une loi visant à conjurer
cette menace imminente, imitant à cet égard nombre d’autres
États conscients du danger.
Mais la situation exige quelquefois de mettre au point des
moyens plus opaques.
Dans les années 1970, le stratège républicain de premier
plan Paul Weyrich a eu la brillante idée d’ajouter au
programme du Parti l’opposition au droit à l’avortement. Cette
position saurait convaincre les travailleurs catholiques du
Nord, une base électorale conséquente, ainsi que les
évangélistes, un important segment de la population alors non
mobilisé sur le plan politique. Cette cause saurait les inciter à
voter républicain. «Ne votez pas pour ces tueurs d’enfants,
votez pour nous, car nous sommes contre l’avortement.» Cette
campagne a connu un succès retentissant. On le constate
presque tous les jours dans les médias, sous une forme ou sous
une autre.
Dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1970,
les républicains avaient défendu le choix en matière de
reproduction. À l’époque où il était gouverneur de Californie
dans les années 1960, Reagan a approuvé l’une des lois sur
l’avortement les plus libérales du pays, et il en allait de même
dans d’autres États républicains. Barry Goldwater, en Arizona,
mais aussi Richard Nixon, Gerald Ford et Bush père étaient
tous fermement pro-choix. Ce terme, apparu plus tard, est
anachronique à l’époque.
En 1972, un sondage de Gallup révélait que 68 % des
républicains considéraient alors l’avortement comme une
affaire privée entre une femme et son médecin. Le
gouvernement n’avait pas à s’en mêler. Le Parti républicain a
défendu cette position jusqu’au milieu des années 1970. La
direction du Parti a exécuté une spectaculaire volte-face dès
qu’elle s’est aperçue qu’elle pouvait se servir de cet enjeu pour
obtenir des votes et détourner les esprits. Pour Reagan, Trump
et consorts, ce revirement n’a guère posé de problème. Ils
n’étaient pas tellement du genre à se réclamer de principes, de
toute façon. Le changement d’orientation était un peu plus
surprenant venant de Bush père, que l’on disait doté de
principes, mais manifestement, ceux-ci avaient leurs limites.
Voilà l’une des plus belles manifestations de cynisme
absolu dans l’histoire politique moderne, quoi que l’on pense
de l’avortement. Il existe un très bon article sur le sujet[163].
Ce cynisme éhonté a porté ses fruits. Le Parti républicain a fait
de la position sur l’avortement un critère décisif en vue de la
nomination de ses membres au sein d’instances juridiques et
en public, ses dirigeants se posent désormais en ardents
contempteurs de la liberté de choix. Cette stratégie n’a pas son
pareil pour reléguer aux oubliettes les questions de classe. Les
gens les plus lésés par les politiques des républicains
continuent de voter pour eux parce qu’ils se disent favorables
à l’interdiction de l’avortement.
Fait intéressant, le prétendu dévouement à cette cause est si
extrême que la direction du Parti ne s’alarme guère de voir ses
politiques contribuer à la hausse des avortements – des
avortements illégaux, de surcroît, et donc dangereux –, un fait
rarement souligné par les observateurs. C’est ce qui se produit
lorsqu’on coupe l’aide destinée à la planification familiale ou,
plus grave encore, quand on met fin aux programmes de
planification familiale en Afrique. Quels sont les effets de la
suspension de ces programmes? Inutile d’être un génie pour le
deviner.
Les républicains prétendent donc s’opposer à l’avortement,
mais mettent en œuvre des politiques qui se traduisent par une
augmentation du nombre d’avortements – pratiqués dans des
conditions illégales et dangereuses. Les États-Unis deviennent
ainsi les champions du monde du «meurtre de bébé» qui
soulève tant l’ire des républicains. Pendant ce temps, ces
derniers obtiennent des votes et effacent les questions de
classe, occultant leur travail de sape à l’encontre de la classe
ouvrière et des pauvres.
Force est de reconnaître que cette stratégie s’avère fort
efficace.
Prenons un autre exemple: le droit de porter une arme. Une
question d’actualité en Arizona et dans le reste du pays. La
culture des armes à feu possède une histoire plutôt
intéressante, comme nous allons le voir. Le droit de porter une
arme passe aujourd’hui pour sacré. Pour être plus précis, une
certaine version de ce droit est considérée comme telle, à
savoir celle adoptée par la Cour suprême en 2008. Sous la
présidence du républicain John Roberts, la Cour suprême a
renversé une jurisprudence de longue date et donné une
nouvelle interprétation du deuxième amendement afin
d’accorder aux individus le droit de porter des armes
indépendamment de leur appartenance à une milice. Certains
ont peut-être en tête la formulation du deuxième amendement.
Elle est quelque peu ambiguë: «Une milice bien organisée
étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple
de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé.»
Selon l’interprétation admise jusqu’en 2008, les gens
disposaient du droit de porter des armes au nom du droit des
États à former des milices. En vertu de la révision de 2008,
avoir chez soi un arsenal de fusils d’assaut relève désormais
d’un droit sacré. Le Parti républicain a fait de cette question un
critère déterminant en vue de la nomination de candidats à
divers postes ou à des élections, au même titre que
l’avortement.
La fascinante histoire de la culture des armes à feu sert de
thème à une récente étude de Pamela Haag[164]. Ainsi qu’elle
le souligne, l’apparition de ce phénomène date du XXe siècle. Il
n’existait pas la moindre culture des armes au XIXe siècle. Les
États-Unis étaient alors un pays composé en majorité de
fermiers. Ils possédaient des fusils, mais les considéraient
comme des outils parmi d’autres, guère différents d’une pelle.
Pas de quoi en faire un plat. Pour autant, un problème a fini
par se poser. Après la guerre de Sécession, les gros fabricants
d’armes, comme Winchester, Remington et consorts, se sont
heurtés à une forte baisse de la demande. Durant la guerre, la
stabilité de la production avait été assurée par les besoins du
gouvernement. Mais que faire une fois la guerre terminée?
Eh bien, les fermiers voulaient toujours des fusils, mais pas
les fusils sophistiqués qui sortaient des usines des gros
fabricants d’armes. Les fermiers avaient juste besoin d’un
simple outil. Comment s’y est-on pris? En faisant appel à la
jeune industrie des relations publiques, aujourd’hui florissante,
qui a connu à cette occasion son premier grand succès. Ces
pionniers de l’«ingénierie du consentement» ont lancé pour le
compte des fabricants d’armes une campagne de publicité
visant à créer un marché national pour les armes. Les
techniques mises en œuvre à cette fin seraient ensuite reprises
par l’industrie du tabac, entre autres. Le principe, tel qu’il a été
décrit au XIXe siècle par le grand économiste politique
Thorstein Veblen, consistait à fabriquer des désirs. Si les gens
ne veulent pas des choses qu’on leur propose, créons des
désirs. Un marché se développera et le piège se refermera.
Les spécialistes des relations publiques ont donc concocté
des récits situés dans un Ouest sauvage peuplé de valeureux
cowboys et de shérifs dégainant plus vite que leur ombre,
parmi d’autres aventures excitantes. Dans mon enfance, nous
étions tous passionnés par ces sornettes. Et voilà qu’une
campagne de publicité s’attachait à convaincre les gens
d’offrir une carabine Winchester à leur fils, dans le but d’en
faire un homme, et un pistolet rose à leur fille, pour sa
protection. Cette campagne a remporté un franc succès, et n’a
pas tardé à inspirer l’industrie du tabac, la création du
Marlboro Man, et j’en passe. Le mythe de l’Ouest sauvage est
devenu un aspect majeur de nos vies, façonnant la culture des
armes à feu ainsi qu’un important marché pour des armes de
plus en plus sophistiquées. D’autres campagnes de relations
publiques lui ont ensuite permis de se développer. La culture
des armes à feu incarne le premier succès d’ampleur d’une
industrie très prospère, qui sert aujourd’hui de base à une
économie largement dépendante de dépenses de
consommation visant essentiellement à satisfaire des besoins
fabriqués.
Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse pour souligner une
facette aussi étrange que méconnue de l’immense industrie des
relations publiques: elle est radicalement anticapitaliste.
Comme le sait quiconque a suivi un cours d’introduction à
l’économie, les marchés reposent sur l’existence de
consommateurs avisés effectuant des choix rationnels. Il suffit
pourtant de sortir dans la rue ou d’allumer la télévision pour
être aussitôt la cible d’efforts se bornant à créer des
consommateurs malavisés qui feront des choix irrationnels.
Voilà bien, après tout, le but de l’enseigne publicitaire
annonçant un prix de 2,99 $ au lieu de 3 $; ou du spot
publicitaire télévisé dans lequel une voiture exécute
d’extraordinaires prouesses sous les yeux d’un sportif célèbre
ou d’un mannequin ébahi. Au sein d’une économie de marché,
la publicité se contenterait de dresser la liste des
caractéristiques du véhicule et citerait un article de Consumer
Reports faisant état de ses qualités et de ses défauts.
Cette illustration vaut pour bien des aspects de nos vies.
Pour autant, nous devrions vouer un culte à l’idée de marchés
basés sur l’existence de consommateurs avisés effectuant des
choix rationnels, et adopter des politiques économiques
suivant cette conception de l’économie. Simple sens commun.
Comme le veut la célèbre formule de Margaret Thatcher, il
n’existe pas d’autre possibilité.
Revenons à la culture des armes et au deuxième
amendement, et à la décision de la Cour suprême de 2008 (DC
c. Heller) d’en changer l’interprétation afin d’accorder à un
particulier le droit de porter une arme. La décision a été rendue
par le juge Antonin Scalia, un intellectuel libertarien fort
respecté qui compte parmi les principaux partisans de
l’originalisme, une doctrine prônant une interprétation littérale
des textes et de leur signification – par quoi on entend bien sûr
ce qu’ils signifient pour quelqu’un. Qui? Les auteurs de la
Constitution, assurément. Selon cette curieuse doctrine,
modifier la loi pour l’adapter à l’époque actuelle, à ses
problèmes et à ses conceptions relève d’un révisionnisme
libéral dont il faudrait se garder. On pourrait se demander s’il
est bien raisonnable d’être assujetti aux usages et aux opinions
du XVIIIe siècle, mais laissons cela de côté.
Le jugement de Scalia est assez bref. Il vaut la peine d’être
lu. On le trouve sur internet. Il témoigne, sans grande surprise,
d’une grande érudition et puise allègrement dans toutes sortes
d’obscurs documents du XVIIe siècle. Il n’en commet pas
moins une surprenante omission: il ne fait aucune mention des
raisons pour lesquelles les pères fondateurs ont inscrit le
deuxième amendement à la Déclaration des droits.
Leurs raisons n’avaient rien de mystérieux. Effectuons un
saut dans le passé, jusqu’aux années 1790. L’époque était
marquée par de sérieux problèmes. D’une part, la menace
britannique continuait de planer sur le pays. La Grande-
Bretagne possédait une armée redoutable et une flotte sans
rivale sur la planète. La jeune République n’avait pour ainsi
dire aucune armée. Dans l’éventualité d’une nouvelle
offensive des Britanniques, laquelle ne manquerait pas de se
produire quelques années plus tard, il était impératif de
pouvoir lever rapidement une milice bien organisée, ce qui
signifiait que les citoyens devaient posséder des armes, à
l’image des Minutemen. Ce fut l’une des raisons qui
motivèrent l’adoption du deuxième amendement.
D’autre part, il convenait d’ériger un rempart à la tyrannie.
Comme on l’a vu, il existait au moment de l’élaboration de la
Constitution une véritable fracture entre les fédéralistes,
partisans d’un gouvernement fort et centralisé, et les
antifédéralistes, sans doute la majorité de la population, qui
craignaient de voir ce gouvernement empiéter sur leur liberté.
Ces derniers réclamaient ce que les fondateurs qualifiaient de
«démocratie excessive». Ils tenaient à pouvoir se défendre
contre un nouveau George III. Cette préoccupation n’était pas
sans fondement. Alexander Hamilton, l’un des principaux
fondateurs, voyait dans le système britannique un modèle
d’efficacité et estimait que les États-Unis auraient intérêt à
s’en inspirer, en créant une Chambre des lords et en
privilégiant un pouvoir exécutif fort. Des milices d’État bien
organisées constitueraient un moyen de défense contre une
pareille menace pour la liberté. Une raison supplémentaire
d’adopter le deuxième amendement.
Il existe deux autres raisons, plus fondamentales à mes
yeux. Elles ont trait aux motifs de la Révolution américaine. Si
elle visait bien sûr à mettre fin au système de la taxation sans
représentation et à d’autres dispositifs apparentés, elle était
également guidée par des motifs beaucoup plus sérieux, dont
nous avons déjà parlé.
Tout d’abord, la proclamation royale de 1763 interdisant
l’expansion des colonies en territoire autochtone paraissait
inacceptable aux colons, qui estimaient, en écho à leur plus
vénérable figure George Washington, que leurs habitants ne se
distinguaient des loups qu’en apparence et seraient contraints
de «se replier» ailleurs tandis qu’une race supérieure prendrait
leur place. Des milices seraient nécessaires pour débarrasser
ces régions du fléau autochtone, quoique cette tâche ait ensuite
été confiée à l’armée fédérale.
Ensuite, l’Angleterre s’apprêtait de toute évidence à abolir
l’esclavage, comme en attestait de façon explicite le jugement
rendu par lord Mansfield en 1772, où il concluait que
l’esclavage était si «odieux» qu’il ne pouvait être toléré en
Angleterre. Le jugement s’appliquait aussi aux colonies
américaines, où la vaste majorité des personnalités de haut
rang possédaient des esclaves. La conquête de l’indépendance
écarta la menace abolitionniste, mais les esclaves eux-mêmes
représentaient une menace croissante. Des rébellions
d’esclaves éclataient partout dans les Caraïbes, principales
plaques tournantes du commerce d’esclaves avant que ce rôle
soit dévolu au sud des États-Unis. À certains endroits, comme
en Caroline du Sud, le nombre d’esclaves dépassait celui des
propriétaires et, à mesure que l’esclavage revêtait une cruauté
sans commune mesure avec ses précédents historiques, le
danger que les esclaves se soulèvent est devenu plus pressant.
Disposer d’armes et de milices s’avérait donc essentiel.
Voilà les raisons fondamentales qui, du point de vue des
fondateurs, motivèrent l’adoption du deuxième amendement.
Le jugement de Scalia n’en fait aucune mention. Elles sont en
outre étonnamment absentes de la riche littérature juridique
consacrée à son renversement de jurisprudence, où il est
seulement question du droit individuel ou collectif à porter des
armes.
Pour l’originalisme tant vanté, on repassera.
Je tiens en outre à signaler qu’aucune des raisons évoquées
pour l’adoption du deuxième amendement n’était encore
d’actualité au XXe siècle, sans parler d’aujourd’hui. Les
«territoires vierges» ont été conquis et les loups et les
Autochtones expulsés, confinés à des territoires que leur ont
réservés les colons. L’esclavage a été officiellement aboli il y a
cent cinquante ans, bien que ses amères conséquences se
fassent toujours sentir. Les Britanniques avaient cessé de
constituer une menace dès la fin du XIXe siècle et, depuis la
Seconde Guerre mondiale, font figure d’«associé subalterne»
des États-Unis, selon la triste formule du Foreign Office
britannique – et risquent fort de devenir un État client après
l’entrée en vigueur du Brexit. Reste alors l’idée voulant que
les armes constituent un moyen de défense contre la tyrannie
du gouvernement, une pure chimère qui ne mériterait guère
d’être mentionnée s’il n’existait pas des segments de la
population pour y prêter foi et s’armer lourdement dans cette
optique. À l’ère de Trump, ce phénomène n’a rien d’anodin.
Toutefois, il n’a aucun rapport avec la défense contre la
tyrannie, quoi qu’en pensent des hommes qui portent des fusils
d’assaut en bandoulière et en stockent d’autres chez eux. Ce
serait plutôt l’inverse.
En bref, aucune des raisons invoquées par les pères
fondateurs pour l’adoption du deuxième amendement n’est
valable aujourd’hui, ou ne l’a été depuis longtemps. Malgré
son profond manque de pertinence dans le contexte de la vie
moderne, il n’en tient pas moins lieu de 11e commandement,
renforcé par une fervente culture des armes créée de toutes
pièces par l’industrie des relations publiques. Le deuxième
amendement est en outre devenu l’un des principes
fondamentaux du Parti républicain et un dispositif privilégié
pour détourner l’attention de ses attaques contre le «bas
peuple», selon la formule de Veblen.
Il s’agit d’une belle réussite.
L’opposition au droit à l’avortement et le soutien au droit
sacré de posséder un arsenal d’armes d’assaut constituent les
deux axes fondamentaux du Parti républicain contemporain et
sont le produit d’une histoire intéressante. Ils sont justifiés par
le besoin de maintenir une base électorale tout en dissimulant
le fait que les politiques du Parti sont conçues pour nuire aux
mêmes électeurs que celui-ci aspire à mobiliser – un problème
auquel est également confronté, dans une bien moindre
mesure, l’autre parti voué aux affaires.
Le programme du Parti républicain comporte un troisième
axe dont la justification diffère des deux autres, du moins en
surface. Il mérite néanmoins toute notre attention, d’abord en
raison de son importance, mais aussi parce qu’il jette un
éclairage supplémentaire sur le rôle des grands principes dans
la vie politique états-unienne, parallèlement au dévouement
pour l’originalisme et à l’opposition fervente au crime de
l’avortement. Cet axe du programme républicain est beaucoup
plus lourd de conséquences que les deux autres, et pourrait
même sonner le glas de la vie humaine telle que nous la
connaissons. Je veux parler du déni absolu de l’existence des
changements climatiques, comme s’y emploie celui qui, à
l’heure qu’il est, règne pratiquement sur le Parti, ou la
marginalisation systématique de cet enjeu dans ses différents
cercles, et jusqu’aux groupes d’électeurs. Nous avons abordé
cette question en détail.
Il n’en a pas toujours été ainsi, et il est instructif d’observer
comment cet axe du programme a été intégré au quasi-
catéchisme. Voilà dix ans, il s’en est fallu de peu pour que les
républicains donnent leur appui à un système de plafonnement
et d’échange des droits d’émissions de gaz à effet de serre
(GES) basé sur le marché. Lors de la campagne présidentielle
de 2008, le candidat républicain John McCain a lancé des
mises en garde au sujet des changements climatiques.
Des personnalités très influentes parmi les «maîtres de
l’espèce humaine» s’inquiétaient vivement au sujet de cette
grave menace pour le bon sens et leurs précieuses politiques,
en particulier les frères Koch. L’un d’eux, David Koch, avait
«œuvré sans relâche, au fil des décennies, pour écarter des
postes clés tout républicain modéré qui proposait de
réglementer les [émissions de] gaz à effet de serre», ainsi que
l’a relaté Christopher Leonard, auteur d’une vaste étude sur
l’empire Koch et le milieu des affaires états-unien[165]. À
l’image de la théologie de la libération et d’autres hérésies, on
ne pouvait laisser croître celle-ci. L’empire Koch a employé
les grands moyens pour l’éradiquer avant qu’elle
n’entreprenne sa sinistre besogne, comme il convient de le
faire pour un cancer précoce.
Leonard voit en David Koch le «climatonégationniste
suprême», motivé par un rejet profond et sincère de l’existence
de changements climatiques d’origine anthropique. Faisons
abstraction de l’éventualité que cette conviction pût être liée
aux énormes profits en jeu, et admettons qu’elle fût totalement
sincère. Ce n’est pas impossible. Chacun sait combien il est
facile d’en arriver à croire en toute bonne foi ce qui nous
arrange. L’histoire regorge d’exemples flagrants. Il ne fait
aucun doute que John C. Calhoun, le grand idéologue de
l’esclavage, croyait en toute sincérité que les horribles camps
de travail du Sud constituaient le fondement nécessaire à la
civilisation supérieure érigée par les propriétaires de
plantation. Je suppose qu’Hitler croyait sincèrement qu’une
race supérieure était en droit d’éliminer les Untermenschen,
d’annexer leurs pays et de débarrasser leurs territoires des
Juifs, des Roms et d’autres indésirables. Nous n’aurions aucun
mal à citer davantage d’exemples.
Le déni de réalité des frères Koch, cependant, ne s’arrêtait
pas à de sincères convictions. Ils ont cherché à s’assurer que
ces convictions gouvernent le monde. Dans leur poursuite
dévouée de cet objectif, ils n’ont pas simplement recouru à
«l’essence même du processus démocratique, la liberté de
suggérer et de convaincre[166]». Ils ont mis sur pied de vastes
campagnes visant à garantir qu’aucun obstacle ne viendrait
entraver l’exploitation de combustibles fossiles sur laquelle
repose leur fortune. Ils ont lancé un véritable rouleau
compresseur à l’assaut des timides efforts entrepris pour
atténuer le réchauffement climatique. Avec l’aide du vice-
président Mike Pence et d’autres de son acabit, ils se sont
employés à purger le Parti des moutons noirs susceptibles de
déroger à la ligne du déni tout en soumettant ceux qui restaient
à la diffamation, à des retraits de financement et à d’autres
sanctions.
Le réseau Koch, explique Leonard, «s’est efforcé de bâtir
un Parti républicain à son image, qui refuse non seulement
d’envisager des mesures pour lutter contre les changements
climatiques, mais persiste à nier la réalité du problème».
Aucun effort n’a été ménagé pour concrétiser cet engagement:
constitution de réseaux de riches donateurs, fondation de
groupes de réflexion censés modifier la teneur du discours
ambiant, mise sur pied de l’un des plus importants groupes de
pression au pays, création de fausses organisations citoyennes
chargées d’effectuer du porte-à-porte et contribuant, dans les
faits, à la formation du Tea Party. La direction du Parti
républicain n’a pas tardé à céder, ne voyant par ailleurs aucune
objection quant aux autres objectifs du rouleau compresseur
Koch, à savoir la sape des droits des travailleurs, la dissolution
des syndicats et l’obstruction aux politiques fédérales
susceptibles d’aider les gens – autant d’objectifs relevant de ce
qu’on appelle aux États-Unis le «libertarianisme».
La campagne de David Koch visant à exciser la tumeur
avant qu’elle se propage a remporté un franc succès. Elle a
ajouté un nouvel axe fondamental au programme du Parti
républicain. Cet axe semble mobiliser la base électorale
populaire au même titre que les autres, du moins pour
l’instant. Comme souligné, le succès de cette campagne
fournit une nouvelle preuve du peu d’importance accordée aux
grands principes dans la vie politique du pays. À la lumière
des conséquences, sur lesquelles il est inutile de s’attarder,
cette campagne de déni constitue l’un des pires crimes de
l’histoire – encore un fait anodin qui ne semble guère susciter
d’attention.
Combien de temps cette escroquerie peut-elle durer? Voilà
une question importante. L’aspiration à une liberté et à des
droits authentiques est-elle le genre de cancer que l’on peut
traiter à l’aide des moyens que je viens d’évoquer, ou va-t-elle
se répandre? Les travailleurs – une très vaste catégorie –
finiront-ils par s’apercevoir que leurs représentants élus
obéissent à d’autres voix que les leurs?
Par le passé, la classe laborieuse organisée s’est trouvée à
l’avant-garde des luttes sociales. Je regrette de devoir faire
l’impasse sur cette longue et passionnante histoire. La classe
laborieuse a subi maints revers, en général par la violence,
mais elle pourrait fort se soulever de nouveau, comme elle l’a
fait par le passé. Il ne s’agit pas d’un doux rêve. Dans les
années 1920, le vigoureux mouvement ouvrier états-unien
avait été pratiquement écrasé par la répression souvent brutale
de l’État et du secteur privé. Quelques années plus tard, il
ressuscitait sous de nouvelles formes et servait de fer-de-lance
aux réformes du New Deal.
Pour citer un précédent plus récent, le début des années
1970 a été marqué par un important réveil du militantisme
ouvrier qui, s’il s’est surtout heurté à la répression, n’en a pas
moins remporté sa part de victoires. Tony Mazzocchi et l’Oil,
Chemical and Atomic Workers Union (syndicat international
des travailleurs des secteurs pétrolier, chimique et nucléaire,
OCAW) – lesquels se trouvent chaque jour en première ligne
devant les destructions environnementales – ont été les
éléments moteurs à l’origine de l’adoption de l’Occupational
Safety and Health Act, qui vise la protection des travailleurs.
Ils ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Critique acerbe du
capitalisme et écologiste dévoué, Mazzocchi soutenait que les
travailleurs devraient «contrôler le cadre industriel» et
endosser le rôle de chefs de file dans la lutte contre la
pollution. Alors que les démocrates abandonnaient les classes
laborieuses, Mazzocchi a commencé à militer pour la création
d’un parti travailliste. Après de considérables avancées dans
les années 1990, cette initiative n’a pas survécu au déclin du
mouvement ouvrier précipité par de violentes attaques du
gouvernement et du monde des affaires dans un scénario digne
de celui des années 1920[167].
Des signes d’une résurgence se font d’ailleurs sentir. Outre
les grèves d’enseignants dont j’ai déjà parlé, nous pouvons
citer l’importante campagne populaire pour un salaire de
subsistance, qui a trouvé un certain écho. Un enjeu apparenté,
mais un peu plus spécifique, concerne le salaire minimum.
Nous avons observé, sur les tableaux présentés par Marv
Waterstone, qu’au cours de la période du capitalisme
réglementé, le salaire minimum suivait la productivité. À
mesure que celle-ci augmentait, le salaire minimum reflétait
cette hausse. Cette situation change au milieu des années 1970.
Alors que la productivité ne cesse de croître, le salaire
minimum se met à stagner. S’il avait continué à suivre la
productivité, son taux horaire serait à présent supérieur à
20 dollars.
Des mesures visent à compenser au moins en partie cette
réussite néolibérale. De nombreux États disposent à l’heure
actuelle d’une législation sur le salaire minimum, un fait non
dénué d’importance. Il existe toutefois une question plus
profonde que celle du salaire minimum ou du salaire de
subsistance. Nous sommes revenus sur son histoire dans ce
cours. Qu’en est-il, en fin de compte, du travail salarié? Est-il
légitime? Il est communément admis qu’un contrat qui réduit
une personne en esclavage n’est pas légitime. Pourquoi, dans
ce cas, un contrat qui nous soumet à un pouvoir totalitaire le
serait-il? C’est pourtant la raison d’être d’un contrat de travail.
Il engage une personne à passer le plus clair de sa vie éveillée
sous domination totalitaire, une domination en fait jamais
atteinte par aucune dictature, si l’on considère le degré de
contrôle auquel est assujettie cette personne dans son milieu de
travail, abstraction faite des micropuces et autres dispositifs du
même genre. Voilà en quoi consiste un contrat de travail.
Pour en revenir aux remarques d’introduction de Marv
Waterstone, cette idée heurte violemment le sens commun
actuel, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’aura pas
échappé à certains que si Donald Trump se décrit en toute
modestie comme le plus grand président de l’histoire des
États-Unis, il a dû reconnaître de mauvaise grâce quelques
mérites à Abraham Lincoln, le fondateur du Parti républicain.
Revenons donc à ce dernier. Nous avons vu qu’aux yeux de
Lincoln, le travail salarié ne se distinguait de l’esclavage que
par son caractère temporaire, ou présumé tel, dans l’attente
que le travailleur soit en capacité d’y échapper et de retrouver
sa liberté. Rappelons qu’il s’agissait alors de la position du
Parti républicain et, plus important, de la classe laborieuse, qui
l’exprimait avec éloquence dans sa dynamique presse
indépendante. Le droit à l’«autonomie» relevait à l’époque du
sens commun.
L’idée voulant qu’une entreprise productive soit la propriété
de la main-d’œuvre était très répandue au XIXe siècle, non
seulement chez Karl Marx et parmi la gauche, mais aussi du
côté des libéraux classiques. John Stuart Mill, l’une des plus
éminentes figures libérales de son temps, estimait que «si
l’humanité fait des progrès, la forme d’association que l’on
doit espérer de voir prévaloir à la fin est […] l’association
d’ouvriers placés dans des conditions d’égalité, possédant en
commun le capital au moyen duquel ils font leurs opérations et
travaillant sous la direction de gérants élus par eux et qu’ils
peuvent révoquer[168]».
Le concept est solidement ancré dans les idées qui
animèrent la pensée libérale classique dès ses origines – celle
de John Locke et d’Adam Smith, entre autres. De là, il suffit
d’un pas pour appliquer ce concept à l’administration d’autres
institutions et communautés au sein d’une structure basée sur
l’association libre et l’organisation de type fédéral, en
s’inspirant d’un éventail de pensées dont se réclament une
bonne part de la tradition anarchiste et de la gauche marxiste
antibolchevique, ainsi que les initiatives militantes aujourd’hui
mises en œuvre par des personnes aspirant à retrouver la
maîtrise de leur vie et de leur destin dans des entreprises
gérées par les travailleurs et des coopératives.
Souvenons-nous de la vieille taupe de Marx, qui continue
de creuser sous terre, tout près de la surface, puis surgit quand
se présente la situation propice, à la faveur du militantisme et
de l’engagement. Voilà, à mes yeux, notre espoir pour l’avenir.
Capitalisme et COVID-19: une
conclusion provisoire

D ÉBUT MARS 2020, alors que la dernière session de ce cours


touchait à sa fin, le profil du nouveau coronavirus,
également désigné sous le nom de COVID-19 ou, de
façon plus savante, SARS-CoV-2, commençait tout juste à se
dessiner. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, fin avril
2020, l’ampleur et les implications de la pandémie sont
beaucoup plus claires et pour le moins alarmantes. À ce stade,
toutefois, une grande incertitude demeure quant à sa durée, ses
suites et ses effets à long terme.
Dans cette courte postface, nous souhaitons démontrer que
la pandémie de COVID-19 qui ravage actuellement la santé et
le statut économique de larges segments de la population
mondiale constitue une conséquence prévisible (et, à vrai dire,
presque inévitable) des conditions que nous décrivons dans ce
livre. En matière d’étiologie, dans la propagation de la
pandémie et dans la réponse très inégale qu’elle suscite,
s’illustrent les mécanismes implacables des logiques cruelles
du capitalisme néolibéral, tardif et mondialisé. Sans viser
l’exhaustivité, nous tenons ici à souligner ces défaillances de
l’économie politique capitaliste que la pandémie actuelle a
révélées de façon criante.

Étiologie et propagation: une chronologie abrégée


de la COVID-19
Les professionnels de la santé et les chercheurs émettent des
mises en garde quant à la probabilité de nouvelles et
dangereuses pandémies depuis une époque aussi lointaine que
celle de la grippe espagnole de 1918 (originaire en réalité du
Kansas, aux États-Unis), mais surtout depuis l’apparition
d’épidémies plus récentes comme le VIH/sida, le SRAS, le
MERS et l’Ebola.
Le nouveau virus a été découvert et identifié en décembre
2019, date à laquelle des médecins chinois ont observé les
premiers cas d’une forme inhabituelle de pneumonie à Wuhan,
une ville de la province du Hubei. Des scientifiques chinois
ont séquencé le génome du virus et l’ont publié le 10 janvier,
soit un mois après le signalement du premier cas de
symptômes pneumoniques causés par un virus inconnu à
Wuhan. Par contraste, il avait fallu aux scientifiques un temps
beaucoup plus long pour séquencer le coronavirus responsable
de la flambée de SRAS fin 2002. Celle-ci a atteint son point
culminant en février 2003 et le génome entier, comportant
29 727 nucléotides, n’a pas été séquencé avant avril de la
même année.
Les équipes médicales chinoises ont fait part de leurs
conclusions préliminaires à l’Organisation mondiale de la
santé (OMS) le 31 décembre 2019. Le 4 janvier 2020, l’OMS
a indiqué que la Chine l’avait avisée de ces cas inhabituels.
L’OMS a diffusé une première annonce au sujet du virus le
5 janvier; trois semaines plus tard, alors que l’on disposait
d’une meilleure connaissance du virus et que sa propagation
répondait à la définition institutionnelle d’une urgence de santé
publique, l’OMS a publié une déclaration en ce sens. Au
20 janvier 2020, d’autres cas étaient recensés en Chine, en
Thaïlande, au Japon et en Corée du Sud. La transmission
interhumaine a également été établie à la même date. Le
23 janvier 2020, les autorités chinoises confinaient la ville de
Wuhan.
Le 22 janvier 2020, un comité de l’OMS a émis la
recommandation suivante à l’intention de tous les pays: «On
peut s’attendre dans n’importe quel pays à l’apparition de
nouveaux cas. […] Par conséquent, tous les pays doivent être
prêts à prendre des mesures pour endiguer l’épidémie,
notamment par une surveillance active, un dépistage précoce,
l’isolement et la prise en charge des cas, la recherche des
contacts et la prévention de la poursuite de la propagation de
l’infection par le 2019-nCoV, et à communiquer l’ensemble
des données à l’OMS[169].» L’OMS a déclaré une pandémie
mondiale le 11 mars 2020.
De nombreuses sources ont rapporté à tort que le
gouvernement chinois avait retardé de six jours, soit du 14 au
20 janvier, la divulgation de renseignements déterminants; en
réalité (comme l’indique la chronologie ci-dessus), le
gouvernement chinois a communiqué ces renseignements aux
États-Unis, aux centres de contrôle et de prévention des
maladies et à l’OMS le 3 janvier, et a par la suite multiplié les
déclarations publiques quant à l’état de ses connaissances. Il
est clair que cette information parvenait aux autorités alors
même que l’épidémie faisait rage, et que personne ne savait au
juste ce qui se passait. Les médecins travaillaient d’arrache-
pied pour en déterminer les caractéristiques et l’endiguer.
Voici une description plus juste des événements, bien qu’elle
ait été noyée dans l’un de ces articles adhérant à la thèse d’une
«dissimulation de l’information par la Chine»: «On ignore si
ce sont les autorités locales qui ont omis de signaler des cas ou
les autorités nationales qui ont négligé de les comptabiliser.
On ignore en outre précisément ce que les responsables
savaient sur le moment à Wuhan, qui est seulement sortie de sa
quarantaine la semaine dernière, moyennant des
restrictions[170].»
Malgré son approbation initiale de la réponse chinoise, le
président Trump, s’appuyant sur ces affirmations mensongères
dans le but de rejeter la faute sur l’OMS et d’écarter tout
blâme pour sa propre mauvaise gestion de la crise, a annoncé
le 14 avril 2020 son intention de priver l’OMS du soutien des
États-Unis. En fait, selon le Washington Post, Trump voudrait
dissoudre l’OMS. Un tel geste aurait des conséquences
désastreuses bien au-delà de la pandémie actuelle pour un
nombre inestimable de personnes autour du monde, qui
comptent sur l’organisation pour des services de santé relatifs
à un large éventail de maladies.
En date de fin avril 2020, le coronavirus a infecté plus de
2,8 millions de personnes dans le monde et fait plus de
200 000 morts. Les capacités de dépistage et de recensement
des cas s’avérant très variables d’un pays à l’autre, ces deux
chiffres sont sujets à caution, mais sont sans aucun doute très
en deçà de la réalité. Personne ne saurait prédire le bilan
définitif. Et si les statistiques états-uniennes sont encore moins
fiables que celles d’autres pays riches (d’où la difficulté de
mesurer le taux de mortalité par habitant), on sait néanmoins à
ce stade que les États-Unis, où vit approximativement 4,5 %
de la population mondiale, ont enregistré plus de 25 % des
décès sur la planète.

La réponse jusqu’à présent


À la suite de l’alerte émise par l’OMS en janvier 2020, les
pays ont adopté différentes approches pour lutter contre la
pandémie. Ceux qui y sont le mieux parvenus (par exemple la
Chine, Taïwan, la Corée du Sud, Singapour, le Vietnam,
l’Allemagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) ont très
rapidement mis en place des mesures de dépistage, de suivi
des contacts, de quarantaine et de confinement. Ces mesures,
associées à une aide économique et sociale adéquate, ont
permis de ralentir la propagation du virus, d’éviter la
saturation du système médical et de réduire le taux de
mortalité par habitant dans ces pays. Nombre d’autres pays,
dont les États-Unis, ont réagi de façon beaucoup plus lente et
incohérente, ce qui s’est traduit par des taux nettement plus
élevés d’infection et de mortalité.
Sens commun capitaliste et COVID-19
Ce sont les petits moments qui sont les éléments du profit.
Karl MARX, Le Capital
Tout d’abord, il est essentiel de souligner que des mesures de
prévention, de préparation et de résilience plus efficaces
existaient ou auraient pu exister en prévision de la pandémie
actuelle. En raison des logiques capitalistes qui guident les
structures de gouvernance et privilégient les profits aux
personnes, ces mesures sont demeurées hors de portée. Peter
Daszak, zoologiste et expert en écologie des maladies, déclare
par exemple dans une récente édition du magazine du New
York Times: «Le problème n’est pas que la prévention était
impossible. […] Elle était tout à fait possible. Mais nous
l’avons négligée. Les gouvernements la jugeaient trop
coûteuse. Les entreprises pharmaceutiques obéissent à des
impératifs de profit[171].» Le même article explique ensuite
que la science contemporaine dispose déjà des moyens de
développer des médicaments panviraux (qui pourraient servir
de défense contre une variété d’agents pathogènes) et des
vaccins, avant de citer le microbiologiste Vincent Racaniello:
Le véritable obstacle au développement de médicaments
panviraux ou de vaccins tient au fait que personne n’était
prêt à en assumer les frais. Pour les entreprises
pharmaceutiques […] les vaccins panviraux représentent un
très mauvais choix commercial: les entreprises doivent
dépenser des centaines de millions de dollars pour
développer un vaccin que les gens recevront tout au plus
une fois par an – voire pas du tout les années où aucune
maladie ne se déclare. Pour des raisons similaires, les
traitements à l’aide de médicaments panviraux sont peu
rentables. D’abord, le cycle de traitement est court et ne
dure en général que quelques semaines; [alors que] dans le
cas de maladies chroniques (le diabète et l’hypertension
artérielle), les patients prennent une importante dose
quotidienne de médicaments, souvent pendant des années.
Cette même logique du profit à tout prix, poursuit Racaniello,
s’applique aux études cliniques: c’est «l’histoire de l’œuf et de
la poule: personne ne met au point de médicaments pour ces
virus parce qu’il n’existe aucune façon de les tester. Et
personne ne lance d’étude clinique, parce qu’il n’existe aucun
médicament à prescrire».
Cette philosophie permet d’expliquer bien d’autres aspects
de la réponse actuelle. Si elle est variable selon les pays, nous
traitons ici du cas des États-Unis, caractéristique de la version
extrême du capitalisme néolibéral. Il convient cependant de
préciser qu’au moment d’écrire ces lignes, la pandémie n’a pas
encore frappé de plein fouet les franges les plus vulnérables de
la population planétaire, surtout en Afrique et en Amérique
latine, des régions où le manque de préparation en ce qui
touche aux professionnels de la santé et aux fournitures
médicales est encore plus prononcé et désastreux qu’aux États-
Unis. Il va de soi, du reste, que ces problèmes s’accroîtront de
façon spectaculaire si la campagne visant à dissoudre l’OMS
devait porter ses fruits.
Le «système» de santé des États-Unis (ainsi que la plupart
des biens et des services publics) est la cible d’attaques
continues depuis quarante ans. En application du précepte de
Ronald Reagan selon lequel «le problème, c’est le
gouvernement» (sauf lorsqu’il s’agit de choyer les hauts
responsables du secteur privé, comme nous allons le voir), de
vastes politiques néolibérales de réduction budgétaire, de
déréglementation et de privatisation ont donné naissance au
dispositif de soins de santé le plus cher, complexe et disparate
du monde développé; ainsi, 40 millions d’États-Uniens sont
toujours privés d’assurance et autant ne sont pas suffisamment
couverts. En outre, malgré son coût exorbitant, ce système
affiche certains des plus mauvais résultats en matière de santé
parmi les pays développés. Un grand nombre de ceux qui ont
la «chance» de participer à ce mécanisme bénéficient d’une
couverture médicale dans le cadre de leur emploi, une
situation dont la précarité est mise en lumière de façon criante
par la pandémie.
Guidé par la même soif insatiable de profit, le capital a
parcouru le globe en quête de main-d’œuvre ou de matières
premières moins coûteuses, de marchés plus lucratifs ou de
cadres réglementaires plus favorables (c’est-à-dire plus
laxistes). Combinées à d’autres principes néolibéraux, tels que
la privatisation et la production «juste-à-temps» (qui implique
l’élimination du moindre stock superflu), ces chaînes
d’approvisionnement longues de milliers de kilomètres
comptent pour beaucoup dans la terrible insuffisance de
masques, de trousses de dépistage, de ventilateurs, de lits
d’hôpitaux et de la multitude d’autres éléments nécessaires à
une réponse efficace.
Enfin, la même logique justifie la teneur des plans de
«relance» des États-Unis et l’extrême urgence de «redémarrer
l’économie», peu importe les risques pour la population.
L’épigraphe de Marx en tête de cette section vise à souligner
que les moyens de production (matières premières, outils,
bâtiments, etc.) ne peuvent demeurer inexploités un seul
instant. Toute interruption de ce type constitue non seulement
un manque à gagner, mais aussi une perte effective. Il est donc
impératif que les gens (certains, du moins) retournent au
travail et relancent la machine à profits au plus vite. Dans ce
cas aussi, l’éventail très inégal des directives
gouvernementales mérite d’être examiné. Alors que tous les
échelons de gouvernement (fédéral, étatique et local) ont mis
en place, à des degrés variables, des mesures de confinement à
l’intention des travailleurs «non essentiels» et ont déclaré la
fermeture des commerces «non essentiels» (le plus souvent de
petites entreprises), les institutions financières, les grands
propriétaires ou les sociétés d’assurance n’ont été visés par
aucun ordre de ce type. De même, dans la précipitation à
redémarrer l’économie, aucune directive gouvernementale (à
quelque échelon que ce soit) n’a encore été émise pour
imposer aux employeurs qu’ils garantissent à leurs employés
de retour au travail des conditions sécuritaires. Comme avant
la pandémie, les travailleurs devraient plutôt risquer leur santé
et leur sécurité pour permettre à leurs supérieurs de renouer
avec le profit.
Le plan de relance asymétrique adopté à ce jour (avec le
soutien écrasant des deux partis, faut-il préciser) accorde une
aide considérable à ceux qui occupent le sommet de la
pyramide et des miettes au reste de la population. La première
loi Coronavirus Aid Relief and Economic Security (CARES)
prévoyait l’allocation de 500 milliards de dollars aux grandes
sociétés, aux banques et à d’autres institutions financières, une
somme qui, une fois couplée aux autres contributions de la
Réserve fédérale, s’élevait en réalité à au moins 4,5 billions de
dollars, le tout sans pratiquement aucune surveillance ni
obligation de rendre des comptes. Par contraste, les
travailleurs se sont vu promettre un versement unique de
1 200 dollars, plus 500 dollars par enfant. Le secrétaire au
Trésor Steven Mnuchin a indiqué que ce paiement devrait
«combler le manque de liquidités» (une terminologie
assurément familière à tous les travailleurs et travailleuses!)
des États-Uniens pendant dix semaines, ce qui représente
17 dollars par jour – de quoi vivre confortablement. La
législation a du reste élargi les critères d’admissibilité à
l’assurance chômage et augmenté les versements
hebdomadaires de 600 dollars. Tout cela suppose bien sûr que
les 26 millions de nouveaux demandeurs aient accès à ces
prestations. Pour l’heure, les agences locales et étatiques sont
submergées par le nombre de demandes. Ces problèmes ne
feront que s’aggraver à mesure que se tariront les ressources
allouées à ces secteurs gouvernementaux, dans un contexte où
la réponse fédérale à ces besoins demeure anémique. La
législation comprenait enfin le Paycheck Protection Program
(PPP), destiné aux petites entreprises (de 500 employés et
moins!) et administré par la Small Business Administration
(SBA). Initialement financé à hauteur de 350 milliards de
dollars sous forme de prêts non remboursables (une somme
vite épuisée et accaparée en grande partie par de grandes
entreprises et chaînes), le PPP a été doté de 350 milliards de
dollars supplémentaires le 24 avril 2020. Le programme
présente un dernier aspect décisif: au lieu d’être alloués
directement aux travailleurs, les fonds sont versés aux
employeurs, lesquels ont ensuite toute latitude pour décider
s’ils souhaitent garder leurs employés, à quel niveau d’emploi
et à quel taux salarial. Ce programme laisse tout le pouvoir
aux capitalistes et montre clairement que tout avantage
susceptible d’échoir aux travailleurs dans notre société (dont,
en cette période risquée, les soins de santé) doit
nécessairement découler d’une relation de type salarial, dans le
meilleur des cas.

Militarisme et COVID-19
Les liens entre le militarisme, le capitalisme et la pandémie
sont vastes. Les plus évidents et immédiats sont les coûts de
renonciation associés à l’énorme budget militaire, qui dépasse
à présent 750 milliards de dollars par an (ainsi que la somme
combinée des budgets des dix «concurrents» nationaux
immédiats). Le total des dépenses actuellement consacrées aux
National Institutes of Health (NIH) et à la National Science
Foundation (NSF) est inférieur à 50 milliards de dollars, soit
environ 6 % du budget militaire. Comme l’a souligné Peter
Daszak: «Nous ne regardons pas à la dépense quand il s’agit
de nous protéger du terrorisme. Nous allons sur le terrain, nous
collectons des renseignements, nous lançons des drones – nous
disposons d’un éventail de méthodes. Il nous faut désormais
envisager les pandémies de la même façon.»
Un autre lien important entre militarisme et pandémie
dérive du néo-impérialisme et du néolibéralisme mondialisé.
Les États-Unis recourent à des moyens militaires pour
s’assurer l’accès à des ressources stratégiques et nécessaires,
en priver des concurrents économiques de force presque égale
(selon le jargon militaire), ainsi qu’ouvrir des marchés pour
des entreprises multinationales états-uniennes et assurer leur
protection. Une conséquence directe de ce système mondialisé
est la propagation de virus d’un pays à l’autre par le biais des
contacts entre les voyageurs. En fait, l’une des caractéristiques
qui distinguent la COVID-19 de ses plus récents prédécesseurs
(le SRAS, le MERS et l’Ebola) est la vitesse et l’étendue de sa
propagation.

Catastrophe environnementale et COVID-19


Les liens sont également nombreux dans ce domaine, mais
nous n’en soulignerons que deux. Le premier concerne la
probabilité accrue de voir des pandémies comme celles de la
COVID-19 se produire à mesure que l’appétit croissant pour
les ressources pousse l’humain à exploiter des milieux
auparavant sauvages. Comme l’ont expliqué des experts tels
que Daszak, «alors que les populations et les voyages
internationaux continuaient de croître et que le développement
s’étendait à des régions toujours plus sauvages, il était presque
inévitable que des épidémies locales autrefois maîtrisables
prennent l’ampleur de désastres planétaire». Daszak fait ici
allusion aux catastrophes potentielles que les maladies
zoonotiques et à transmission vectorielle laissent redouter pour
l’humanité. Des contacts plus fréquents et prolongés entre les
êtres humains et les animaux sauvages (et la multitude de virus
dont ils sont porteurs), accentués par les déplacements de
populations animales imputables au réchauffement planétaire
et à la crise climatique, ont préparé le terrain pour de
prochaines pandémies.
Le deuxième lien concerne les vagues néolibérales de
déréglementation environnementale. Celle-ci a rendu l’air,
l’eau et les sols beaucoup plus toxiques et provoqué du même
coup des maladies débilitantes préexistantes qui ont
considérablement accru la vulnérabilité de certaines personnes
devant les effets des infections au coronavirus. Bien sûr, ces
effets (ainsi que des caractéristiques socioéconomiques
corrélées) sont répartis de façon très inégale parmi la
population; un fait qui contribue à expliquer les taux élevés et
disproportionnés d’infection et de mortalité au sein des
communautés de couleur aux États-Unis.

Mouvements sociaux (rétrogrades et progressistes)


et COVID-19
Nous tenons enfin à mentionner certaines des réactions
suscitées par la pandémie sur le plan social. Du côté de la
droite, il n’est guère étonnant de voir de nombreux régimes
autoritaires autour du globe profiter de la pandémie pour
accentuer la répression et la surveillance, et réduire les libertés
individuelles. Aux États-Unis, à l’heure où nous écrivons ces
lignes, les personnes les plus pressées de déconfiner le pays et
de reprendre les affaires sèment le trouble en jouant sur
l’insécurité financière, l’ennui, l’impatience et la méfiance vis-
à-vis du gouvernement pour inciter les gens à enfreindre les
mesures de confinement, exposant ainsi les manifestants eux-
mêmes et d’autres citoyens à un risque accru. Dans plusieurs
États américains, des politiciens appuient et portent ces
revendications, envisageant ou entreprenant de lever le
confinement dans leur État avant que les conditions et les
protections nécessaires soient mises en place.
D’un autre côté, d’importants mouvements sociaux, établis
ou émergents, œuvrent pour un changement positif. À
l’échelle internationale, il existe un certain nombre de
programmes d’assistance entre pays (parfois au mépris de
lourds régimes de sanctions instaurés par les États-Unis).
Fidèle à son habitude, Cuba a dépêché des équipes et des
fournitures médicales aux endroits les plus durement touchés.
Malgré la stigmatisation qu’elle subit aux États-Unis, où la
moindre occasion de blâmer le «péril jaune» est bonne, la
Chine est parvenue à maîtriser assez rapidement l’épidémie à
l’intérieur de ses frontières (voir plus haut) et vient à présent
en aide à d’autres pays en leur fournissant du personnel, du
matériel et, plus important, les connaissances acquises de sa
propre expérience de la pandémie. D’autres initiatives d’aide
mutuelle sont mises en place de façon spontanée à plus petite
échelle sur toute la planète.
Un autre aspect positif qui, avec un peu de chance,
perdurera au-delà de la crise immédiate concerne le fait que
des segments de la population auparavant impuissants sont
aujourd’hui reconnus comme des héros essentiels (assumant
ces qualificatifs avec peut-être plus de solennité que ceux qui
les énoncent), et réclament des droits et des avantages dignes
de ce prétendu statut. Le personnel médical de première ligne,
les travailleurs assurant la continuité de l’approvisionnement
énergétique, les employés du secteur alimentaire, les
chauffeurs d’autobus ou les éboueurs revendiquent de
meilleurs salaires, des conditions de travail sécuritaires,
l’accès à une couverture médicale, le droit au congé maladie
ou parental et l’allègement de dettes (qu’elles soient liées à un
emprunt ou au loyer, à des charges, à des cartes de crédit, etc.).
La question de savoir si et comment ces demandes seront
prises en compte par le système politique contribuera à
façonner le monde de l’après-pandémie.
La COVID-19 a révélé des défaillances flagrantes et de
terribles injustices dans le système capitaliste actuel. Cette
situation représente à la fois une crise et une possibilité. Les
luttes pour la maîtrise des récits quant à la signification de
cette pandémie seront le terrain sur lequel s’affronteront les
partisans d’un monde et d’un sens commun plus humains, et
ceux d’un retour au statu quo antérieur. L’issue de ces luttes
est incertaine; tout dépend des actions que les gens choisiront
de mener.
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[1] Kate Crehan, Gramsci’s Common Sense: Inequality and Its Narratives, Durham,
Duke University Press, 2016.
[2] Anthony Giddens, La constitution de la société. Éléments de la théorie de la
structuration, Paris, PUF, coll. «Quadrige», 2012 [2005].
[3] Crehan, Gramsci’s Common Sense, op. cit.
[4] Barbara Ehrenreich, L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en
travaillant, Paris, Grasset, 2004 [2001].
[5] Stuart Hall, Identités et cultures, t. 2, Politiques des différences, Paris,
Amsterdam, 2019 [2013], p. 275.
[6] Ibid., p. 277.
[7] Hall, Identités et cultures, t. 2, op. cit., p. 263.
[8] Du 22 décembre 2018 au 25 janvier 2019, les activités gouvernementales des
États-Unis sont suspendues après l’échec des négociations entre l’administration
Trump et le Congrès sur la loi de finances et le financement de la construction d’un
mur à la frontière avec le Mexique. [NdT]
[9] Mark Fisher, Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative?, Genève,
Entremonde, coll. «Rupture», 2018.
[10] Kate Crehan, «Gramsci’s Concept of Common Sense: A Useful Concept for
Anthropologists?», Journal of Modern Italian Studies, vol. 16, no 2, 2011, p. 237-
287.
[11] Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie,
Montréal, Lux, 2008 [1928], p. 12.
[12] Ibid., p. 1-2.
[13] Ibid., p. 13.
[14] Edward Bernays, «The Engineering of Consent», Annals of the American
Academy of Political and Social Science, vol. 250, no 1, mars 1947, p. 113-120.
[15] Chris Hedges, «The Permanent Lie, Our Deadliest Threat», Truthdig,
17 décembre 2017.
[16] Bernays, «The Engineering of Consent», loc. cit.
[17] All the news that’s fit to print. [NdT]
[18] David Hume, «Les premiers principes du gouvernement», Pensées
philosophiques, morales, critiques, littéraires et politiques de M. Hume,
Londres/Paris, Chez la Veuve Duchesne, 1767, p. 273-274.
[19] Noam Chomsky, Deterring Democracy, Londres, Verso, 1991.
[20] En novembre 2019, un membre du groupe, le Dr Scott Warren, a été acquitté
de la seule accusation de délit grave portée contre les bénévoles de No More
Deaths.
[21] Chomsky, Deterring Democracy, op. cit.
[22] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
Paris, Flammarion, 1991 [1881], p. 240 et 358.
[23] Ibid., p. 224.
[24] James M. Buchanan, Les limites de la liberté. Entre l’anarchie et le Léviathan,
Paris, Litec, coll. «Liberalia», 1992 [1975], p. 106.
[25] Bernays, «The Engineering of Consent», loc. cit.
[26] B.F. Skinner, Par-delà la liberté et la dignité, Montréal/Paris, HMH / Robert
Laffont, 1971, p. 188-189.
[27] Walter Lippmann, The Essential Lippmann: A Political Philosophy for Liberal
Democracy, Cambridge, Harvard University Press, 1982 [1965].
[28] Nathaniel Hawthorne, La maison aux sept pignons, Paris, Flammarion, 1994
[1851], p. 134.
[29] George Orwell, «La liberté de la presse (1945)», dans La ferme des animaux,
Paris, Libertalia, 2021 [1947].
[30] Melvyn P. Leffler et Odd Arne Westad (dir.), The Cambridge History of the
Cold War, 3 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
[31] Charlie Savage, «Trump Says He Alone Can Do It. His Attorney General
Nominee Usually Agrees», The New York Times, 14 janvier 2019.
[32] Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire
international, Nuremberg, 14 novembre 1945-1er octobre 1946, Nuremberg,
Tribunal militaire international, 1949.
[33] Elizabeth Becker, «Kissinger Tapes Describe Crises, War and Stark Photos of
Abuse», The New York Times, 27 mai 2004.
[34] John Rielly (dir.), American Public Opinion and U.S. Foreign Policy, Chicago,
Chicaco Council on Foreign Relations, 1975.
[35] Voir notamment John Locke, Le christianisme raisonnable tel qu’il nous est
représenté dans l’Écriture Sainte, t. 2, Amsterdam, Chez l’Honoré et Chatelain,
1715 [1695], p. 66.
[36] Mark Fisher, Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative?, Genève,
Entremonde, coll. «Rupture», 2018, p. 7-8.
[37] Désormais «argent» ou «A». [NdT]
[38] La terminologie marxienne utilisée est celle donnée dans la version du Capital
référencée ci-haut, soit dans la traduction de J.-P. Lefebvre et consorts. Les
traducteurs s’expliquent en introduction quant au choix de «survaleur» (plutôt que
«plus-value») et «accumulation initiale» (plutôt que «primitive»), d’une façon que
nous avons jugée convaincante. [NdT]
[39] Karl Marx, Le Capital, livre 1, Paris, Les Éditions sociales, coll. «Les
essentielles», 2016 [1867], p. 691-692.
[40] Associated Press, «Grassley Answers Reactions to His “Booze or Women or
Movies” Remark on Estate Tax», Des Moines Register, 4 décembre 2017.
[41] Marx, Le Capital, op. cit., p. 692.
[42] Ibid., p. 701.
[43] Ibid., p. 712-713.
[44] En date de 2009. [NdT]
[45] Fisher, Le réalisme capitaliste, op. cit., p. 24.
[46] Marx, Le Capital, op. cit., p. 724-725.
[47] En date de juin 2020, le taux de chômage atteignait environ 11 %, enregistrant
une légère baisse par rapport à un sommet antérieur de 14 % dû à la pandémie de
COVID-19. (Voir la postface pour une analyse plus approfondie.)
[48] Peter Kornbluh, The Pinochet File: A Declassified Dossier on Atrocity and
Accountability, New York, The New Press, 2013 [2003].
[49] Javier Santiso, Latin America’s Political Economy of the Possible: Beyond
Good Revolutionaries and Free-Marketeers, Cambridge, MIT Press, 2006.
[50] Paul Bairoch, Economics and World History: Myths and Paradoxes, Chicago,
Chicago University Press, 1995 [1993].
[51] Lloyd C. Gardner, Safe for Democracy: The Anglo-American Response to
Revolution, 1913-1923, Oxford, Oxford University Press, 1987.
[52] John Lewis Gaddis, The Long Peace: Inquiries into the History of the Cold
War, Oxford, Oxford University Press, 1987.
[53] Michael J. Klarman, The Framers’ Coup: The Making ot the United States
Constitution, Oxford, Oxford University Press, 2016.
[54] Aristote, La politique, Paris, Hermann, 1996 [IVe siècle av. J.-C], p. 175 et
p. 132-133.
[55] Ibid., p. 207.
[56] Ibid., p. 235.
[57] Klarman, The Framers’ Coup, op. cit.
[58] Elizabeth Anderson, Private Government: How Employers Rule Our Lives
(and Why We Don’t Talk about It), Princeton, Princeton University Press, 2017.
[59] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
t. 1, Londres/Paris, Chez Pierre J. Duplain, 1788 [1781], p. 412.
[60] «Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que
nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de
leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur
égoïsme.»
[61] Smith, op. cit., t. 2, p. 287-288.
[62] Norman Ware, The Industrial Worker, 1840-1860, Chicago, Ivan R. Dee, 1991
[1924].
[63] David Montgomery, The Fall of the House of Labor: The Workplace, the State,
and American Labor Activism, 1865-1925, Cambridge, Cambridge University
Press, 2008 [1989].
[64] Lula da Silva a été remis en liberté en novembre 2019, dans l’attente des
décisions relatives à ses différents appels devant les tribunaux.
[65] Andrew Bard Schmookler, The Parable of the Tribes: The Problem of Power
in Social Evolution, New York, State University of New York Press, 1994 [1984].
[66] Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste, Bruxelles,
Aden, 2011 [1848], p. 52-53.
[67] Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris,
Le Temps des cerises, 2001 [1917], p. 161.
[68] David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010
[2003], p. 142.
[69] Winston Churchill, «The Sinews of Peace», discours au Westminster College,
Fulton (Missouri), 5 mars 1946.
[70] En janvier 2019, Donald Trump, répondant à des soupçons de collusion entre
la Russie et des membres de sa campagne présidentielle dans le cadre d’une
enquête conduite par le procureur spécial Robert Mueller, déclare: «Where’s my
Roy Cohn?» («Où est mon Roy Cohn?»), allusion aux tactiques de défense
juridique agressives employées par ce dernier au service du sénateur McCarthy,
mais aussi du jeune Donald Trump dans les années 1970. [NdT]
[71] Joy Gordon «Off Target: How U.S. Sanctions Are Crippling Venezuela»,
Commonweal Magazine, 7 octobre 2018.
[72] Michael Ignatieff, «Empire Lite», Prospect Magazine, 20 février 2003.
[73] William Blum, «A Brief History of U.S. Interventions: 1945 to the Present», Z
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[74] John A. Lucas, «US Has Killed More Than 20 Million People in 37 “Victim
Nations” since World War II», Global Research, 28 février 2021 [2015].
[75] David Vine, «The United States Probably Has More Foreign Military Bases
Than Any Other People, Nation, or Empire in History», The Nation, 14 septembre
2015.
[76] Nick Turse, «Bases, Bases, Everywhere… Except in the Pentagon’s Report»,
TomDispatch, 8 janvier 2019.
[77] Michael J. Klarman, The Framers’ Coup: The Making of the United States
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[78] Robert B. Westbrook, John Dewey and American Democracy, Ithaca, Cornell
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[79] Victor Pickard, Democracy without Journalism? Confronting the
Misinformation Society, Oxford, Oxford University Press, 2020; Robert
W. McChesney, Communication Revolution: Critical Junctures and the Future of
Media, New York, The New Press, 2007.
[80] Greg Grandin, The End of the Myth: From the Frontier to the Border Wall in
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[81] Hans Morgenthau, The Purpose of American Politics, New York, Alfred
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[82] Thomas Carothers, In the Name of Democracy: U.S. Policy Toward Latin
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[83] Jonathan Monten, «The Roots of the Bush Doctrine: Power, Nationalism, and
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printemps 2005, p. 112-156.
[84] Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 5, L’étau
se referme, Bruxelles, Le Sphinx, 1954 [1951], p. 347.
[85] Clive Ponting, Churchill, Londres, Sinclair-Stevenson, 1994.
[86] Paul Bairoch, Economics and World History: Myths and Paradoxes, Chicago,
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[87] Zbigniew Brzeziński, «Hegemonic Quicksand», The National Interest, 1er
décembre 2003.
[88] David Green, The Containment of Latin America: A History of the Myths and
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[89] Walter LaFeber, Inevitable Revolutions: The United States in Central America,
New York, Norton, 1993 [1983].
[90] James S. Lay, «A Report to the National Security Council by the Executive
Secretary, on United States Objectives and Programs for National Security»,
History and Public Policy Program Digital Archive, US National Archives, 14 avril
1950. Toutes les citations suivantes en sont tirées.
[91] Kenneth Waltz, «America As a Model for the World? A Foreign Policy
Perspective», PS: Political Science and Politics, vol. 24, no 4, décembre 1991,
p. 667.
[92] Hans Küng, The Catholic Church: A Short History, New York, Modern
Library, 2003 [2001].
[93] Tous les chiffres cités proviennent de la Liste rouge des espèces menacées
établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
[94] Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population, suivi de Une vue
sommaire du principe de population, Paris, Institut national d’études
démographiques (Ined), coll. «Classiques de l’économie et de la population», 2017
[1798], p. 53-54.
[95] David Harvey, Justice, Nature and the Geography of Difference, Hoboken,
Blackwell, 1996.
[96] Karl Marx, Le Capital, livre 1, Paris, Les Éditions sociales, coll. «Les
essentielles», 2016 [1867] p. 263.
[97] Ibid., p. 575.
[98] Ibid., p. 577.
[99] Charles Wright Mills, L’élite au pouvoir, Marseille, Agone, coll. «L’ordre des
choses», 2012 [1969], p. 509 et 513-514.
[100] Jason Hickel, «Why Growth Can’t Be Green», Foreign Policy, 12 septembre
2018.
[101] John Bellamy Foster, Ecology against Capitalism, New York, Monthly
Review Press, 2002.
[102] Voir également Armand Hammer, «Oil Shale Down There, Waiting to Be
Tapped», The New York Times, 19 février 1977.
[103] Voir John Vidal, «How Bill Gates Aims to Clean Up the Planet», The
Guardian, 4 février 2018.
[104] Naomi Klein, La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert, Montréal,
Lux, coll. «Futur proche», 2019, p. 90 et 111.
[105] Voir «A Running List of How Trump Is Changing Environmental Policy»,
National Geographic, 3 mai 2019 [31 mars 2017]; Nadja Popovich, Livia Albeck-
Ripka et Kendra Pierre-Louis, «78 Environmental Rules on the Way Out Under
Trump», The New York Times, 28 décembre 2018 [5 octobre 2017].
[106] James Hansen et al., «Ice Melt, Sea Level Rise and Superstorms: Evidence
from Paleoclimate Data, Climate Modeling, and Modern Observations that 2 °C
Global Warming Could Be Dangerous», Atmospheric Chemistry and Physics, vol.
16, no 6, 22 mars 2016.
[107] Clifford Krauss, «The “Monster” Texas Oil Field That Made the U.S. a Star
in the World Market», The New York Times, 3 février 2019.
[108] Jonathan Amos, «America Colonisation “Cooled Earth’s Climate”», BBC,
31 janvier 2019.
[109] Ben Geman, «Ohio Gov. Kasich Concerned by Climate Change, but Won’t
“Apologize” for Coal», The Hill, 2 mai 2012.
[110] Je travaillais comme animateur dans un camp de vacances. Lorsque nous
avons entendu l’annonce du bombardement d’Hiroshima, chacun a continué à
s’adonner à ses activités. J’étais si révolté à la fois par l’événement et par l’absence
de réaction que je suis allé m’isoler quelques heures dans les bois. Ce sentiment ne
m’a jamais quitté depuis.
[111] Dwight Macdonald, Une tragédie sans héros. Essais critiques sur la
politique, la guerre et la culture (1938-1957), Saint-Front-sur-Nizonne,
L’Encyclopédie des Nuisances, 2013, p. 106.
[112] Ben B. Fischer, «A Cold War Conundrum: The 1983 Soviet War Scare»,
Langley, Central Intelligence Agency, Center for the Study of Intelligence,
septembre 1997; Dmitry Drima Adamsky, «The 1983 Nuclear Crisis – Lessons for
Deterrence Theory and Practice», Journal of Strategic Studies, vol. 36, no 1, 2013,
p. 4-41.
[113] En août 2019, peu avant la journée en mémoire d’Hiroshima, l’administration
Trump a abrogé le Traité FNI, prétextant des violations de la part de la Russie, une
affirmation largement relayée et prise pour argent comptant, peut-être à raison. On
parle moins du fait que les Russes soutiennent depuis longtemps que les missiles
antimissiles balistiques installés par les États-Unis près de la frontière de la Russie
constituent une violation du traité, un argument suffisamment pris au sérieux par les
scientifiques états-uniens pour que le Bulletin of Atomic Scientists lui consacre un
article de fond. Dans un monde normal, ces deux allégations conduiraient à des
négociations, à une enquête par des experts indépendants et au renouvellement de
ce traité extrêmement important. Pas dans notre monde.
[114] L’accord a été abrogé par Trump en mai 2019 malgré les vives objections de
tous les autres pays signataires, qui ont promis de continuer à respecter l’accord,
mais doivent y renoncer devant la puissance et les menaces écrasantes des États-
Unis.
[115] Dean Baker, «Saving the Environment: Is Degrowthing the Answer?»,
Counterpunch, 28 novembre 2018.
[116] Lewis F. Powell Jr., «Attack on American Free Enterprise System», note de
service au président de la Chambre de commerce des États-Unis, 23 août 1971.
[117] Ralph Nader, Unsafe At Any Speed: The Designed-In Dangers of the
American Automobile, New York, Grossman, 1972 [1965].
[118] «Statement of Aims», Société du Mont-Pélerin, 8 avril 1947.
[119] Milton Friedman, Capitalisme et liberté, Paris, Alisio, 2010 [1962], p. 31-32.
[120] Ibid., p. 33.
[121] Ibid., p. 31.
[122] Powell Jr., «Attack on American Free Enterprise System», loc. cit., p. 2-3.
[123] Voir note 8 p. 32. [NdT]
[124] Voir également Philip Alston, «Rapport du Rapporteur spécial sur les droits
de l’homme et l’extrême pauvreté sur sa mission aux États-Unis d’Amérique»,
Genève, Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, 4 mai 2018.
[125] Costas Lapavitsas, Profiting Without Producing: How Finance Exploits Us
All, Londres, Verso, 2014.
[126] Zygmunt Bauman, Wasted Lives: Modernity and Its Outcasts, Cambridge,
Polity Press, 2003, introd. et chap. 3; Henry Giroux, «Culture of Cruelty: The Age
of Neoliberal Authoritarianism», Counterpunch, 23 octobre 2015.
[127] Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste, Bruxelles,
Aden, 2011 [1848], p. 47.
[128] Karl Kautsky, Le programme socialiste, Paris, Librairie des sciences
politiques et sociales Marcel Rivière, coll. «Systèmes et faits sociaux», 1910
[1909], p. 131.
[129] Theodore A. Postol, «Russia May Have Violated the INF Treaty. Here’s How
the United States Appears to Have Done the Same», Bulletin of Atomic Scientists,
14 février 2019.
[130] Viet Thanh Nguyen et Richard Hugues, «The Forgotten Victims of Agent
Orange», The New York Times, 15 septembre 2017.
[131] Fred A. Wilcox, Scorched Earth: Legacies of Chemical Warfare in Vietnam,
New York, Seven Stories Press, 2011; Waiting for an Army to Die: The Tragedy of
Agent Orange, New York, Seven Stories Press, 2011 [1983].
[132] George Washington, lettre à James Duane, 7 septembre 1783.
[133] Powell Jr., «Attack on American Free Enterprise System», loc. cit.
[134] Jefferson Cowie, «“A One-Sided Class War”: Rethinking Doug Fraser’s 1978
Resignation from the Labor-Management Group», Labor History, vol. 44 no 3, août
2003, p. 307-314.
[135] Neil Barofsky, Bailout: An Inside Account of How Washington Abandoned
Main Street While Rescuing Wall Street, New York, Free Press, 2012.
[136] David Kotz, «The End of the Neoliberal Era? Crisis and Restructuring in
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[137] Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, «Economic Growth in
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[138] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, t. 1, Cahiers 1 à 5, Paris, Gallimard,
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[139] James O’Connor, Natural Causes: Essays in Ecological Marxism, New York,
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[140] Stuart Hall, Identités et cultures, t. 2, Politiques des différences, Paris,
Amsterdam, 2019 [2013], p. 275 et 277.
[141] Kate Crehan, Gramsci’s Common Sense: Inequality and Its Narratives,
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[142] Ibid.
[143] Jason Leopold, «FBI Claims It Does Not Have Any Documents on Occupy
Wall Street», Truthout, 22 novembre 2011.
[144] Erik Kain, «No, the Crackdown Against Occupy Wall Street is Not the Work
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[145] «FBI Documents Reveal Secret Nationwide Occupy Monitoring»,
Washington, Partnership for Civil Justice Fund, 22 décembre 2012.
[146] Todd Gitlin, «What the Occupy Wall Street Crackdown Can Teach Us about
NSA Spying», Mother Jones, 27 juin 2013.
[147] Nom qui sert couramment à désigner le Bureau des réfugiés, des affranchis et
des terres abandonnées. [NdT]
[148] Douglas A. Blackmon, Slavery by Another Name: The Re-Enslavement of
Black Americans from the Civil War to World War II, New York, Anchor Books,
2008.
[149] Noam Chomsky et Edward S. Herman, Économie politique des droits de
l’homme, t. 1, La «Washington Connection» et le fascisme dans le Tiers Monde,
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[150] Jeffrey Haas, The Assassination of Fred Hampton: How the FBI and the
Chicago Police Murdered a Black Panther, Chicago, Chicago Review Press, 2019
[2009].
[151] Shoshana Zuboff, «Un capitalisme de surveillance», Le Monde diplomatique,
janvier 2019. Voir également Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de
surveillance, Paris, Zulma, 2020.
[152] Zuboff, «Un capitalisme de surveillance», loc cit.
[153] Henry Giroux, «Cultural Studies, Public Pedagogy, and the Responsibility of
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[154] «John Bolton Admit US-Backed Coup in Venezuela Is about Oil Not
Democracy», teleSUR, 30 janvier 2019.
[155] John Pilger, «John Pilger Reveals the American Plan: A New Pearl Harbour»,
The New Statesman, 16 décembre 2002.
[156] Allusion à une campagne publicitaire de la marque de chips Doritos dans les
années 1980 et à son slogan: «Don’t worry, we’ll make more.»
[157] «Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite
ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux» (citation apocryphe, 1755). [NdT]
[158] Zach Toombs, «We’re Seeing Less Violence, So Why Is America More
Afraid?», Newsy, 16 septembre 2013, 3 min.
[159] Barack Obama, «Letter: Declaration of a National Emergency with Respect
to Venezuela», Washington, Maison-Blanche, 9 mars 2015.
[160] Bjørn Lomborg, L’écologiste sceptique. Le véritable état de la planète, Paris,
Le Cherche midi, 2004. Lomborg est à l’initiative de l’Institut pour l’évaluation de
l’environnement, basé à Copenhague, dont il a été le directeur de 2002 à 2004.
[NdT]
[161] Kate Bronfenbrenner, «Organizing in the NAFTA Environment: How
Companies Use “Free Trade” to Stop Unions», New Labor Forum, no 1, automne
1997, p. 50-60.
[162] Ivan Manokha, «New Means of Workplace Surveillance: From the Gaze of
the Supervisor to the Digitilization of Employees», Monthly Review, 1er février
2019.
[163] Sue Halpern, «How Republicans Became Anti-Choice», New York Review of
Books, 8 novembre 2018.
[164] Pamela Haag, The Gunning of America: Business and the Making of
American Gun Culture, New York, Basic Books, 2016.
[165] Christopher Leonard, «David Koch Was the Ultimate Change Climate
Denier», The New York Times, 23 août 2019; Amy Goodman, «Kochland: How
David Koch Helped Build an Empire to Shape U.S. Politics and Thwart Climate
Change», Democracy Now!, 27 août 2019.
[166] Edward Bernays, «The Engineering of Consent», Annals of the American
Academy of Political and Social Science, vol. 250, no 1, mars 1947, p. 113-120.
[167] Mark Dudzik et Derek Seidman, «What Happened to the Labor Party?», New
Labor Forum, vol. 3, no 1, hiver 2014, p. 60-64.
[168] John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec quelques-unes de leurs
applications à l’économie sociale, Paris, Guillaumin et Cie, 1861 [1848], p. 316.
[169] OMS, «Déclaration sur la deuxième réunion du Comité d’urgence du
Règlement sanitaire international (2005) concernant la flambée de nouveau
coronavirus 2019 (2019-nCoV)», 30 janvier 2020.
[170] «China Didn’t Warn Public of Likely Pandemic for 6 Key Days», Associated
Press, 15 avril 2020.
[171] «How Scientists Could Stop the Next Pandemic Before It Starts», New York
Times Magazine, 21 avril 2020.
Déjà parus dans la collection «Futur proche»
Atossa Araxia Abrahamian
Citoyennetés à vendre. Enquête sur le marché international des passeports
Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte (dir.)
Au bout de l’impasse, à gauche. Récits de vie militante et perspectives d’avenir
Franco «Bifo» Berardi
Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu
Gaétan Breton
Faire payer les pauvres.
Éléments pour une fiscalité progressiste
Gaétan Breton
La dette. Règlement de comptes
Gaétan Breton
Tout doit disparaître. Partenariats public-privé et liquidation des services publics
Jean Bricmont
L’impérialisme humanitaire.
Droit humanitaire, droit d’ingérence, droit du plus fort?
Pierre-Luc Brisson
L’âge des démagogues.
Entretiens avec Chris Hedges
Noam Chomsky
Comprendre le pouvoir
Noam Chomsky Futurs proches. Liberté, indépendance et impérialisme au
XXIe siècle
Noam Chomsky
L’optimisme contre le désespoir. Entretiens avec C.J. Polychroniou
Noam Chomsky
La lutte ou la chute!
Pourquoi il faut se révolter contre les maîtres de l’espèce humaine
Noam Chomsky
Qui mène le monde?
Gabriella Coleman
Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte
Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre
Le choix de la guerre civile.
Une autre histoire du néolibéralisme
Mitchell Dean et Daniel Zamora
Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68
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Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contemporaines
Chris Hedges
L’empire de l’illusion. La mort de la culture et le triomphe du spectacle
Chris Hedges
La mort de l’élite progressiste
Edward S. Herman et David Peterson
Génocide et propagande. L’instrumentalisation politique des massacres
Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)
Dépossession: une histoire économique du Québec contemporain.
Tome 1: les ressources
Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)
Dépossession: une histoire économique du Québec contemporain.
Tome 2: les institutions publiques
Am Johal et Matt Hern
Réchauffement planétaire et douceur de vivre. Road trip en territoire pétrolifère
Razmig Keucheyan
Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques
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Dire non ne suffit plus.
Contre la stratégie du choc de Trump
Naomi Klein
La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert
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Le choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes du désastre
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No logo. La tyrannie des marques
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Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique
Andrea Langlois et Frédéric Dubois (dir.)
Médias autonomes. Nourrir la résistance et la dissidence
Julien Lefort-Favreau
Le luxe de l’indépendance.
Réflexions sur le monde du livre
Linda McQuaig
Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l’économie
Luc Rabouin
Démocratiser la ville. Le budget participatif: de Porto Alegre à Montréal
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La chasse aux Musulmans. Évincer les Musulmans de l’espace politique
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La machine à tuer. La guerre des drones
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Le nouvel art de la guerre. Dirty Wars
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Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical
canadien
Tom Slee
Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’«économie du
partage»
Nick Srnicek
Capitalisme de plateforme.
L’hégémonie de l’économie numérique
Astra Taylor Démocratie.com.
Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley
Lesley W. Wood
Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations
La mise en page est de Jolin MASSON
La révision du texte est de Laurence JOURDE
L’epub est
de claudebergeron.com
Lux Éditeur
C.P. 60191
Montréal, Qc H2J 4E1
www.luxediteur.com
«La COVID-19 a révélé des défaillances flagrantes et de terribles injustices
dans le système capitaliste actuel. Cette situation représente à la fois une
crise et une possibilité. Tout dépend des actions que les gens choisiront de
mener.»
Si nous voulons ébranler, voire abolir, les structures capitalistes qui
menacent aujourd’hui toute vie sur la planète, Noam Chomsky et Marv
Waterstone affirment avec force qu’il faut commencer par réévaluer les
outils que nous utilisons pour interpréter le monde. C’est ce qu’ils
démontrent dans ce livre tiré d’un cours qu’ils ont donné ensemble à
l’université de l’Arizona, en faisant ressortir les liens souvent imperceptibles
entre la fabrique du sens commun et le pouvoir. Cet ouvrage didactique et
incisif est une véritable leçon d’autodéfense contre l’hégémonie
contemporaine, le réalisme capitaliste.
Noam Chomsky, professeur émérite au Massachusetts Institute of
Technology (MIT) et à l’université de l’Arizona, est un intellectuel et militant
reconnu internationalement pour la profondeur de ses réflexions et sa
défense radicale de la liberté et de la raison. Ses critiques de la politique
internationale états-unienne et du pouvoir des médias ont inspiré une foule
de penseurs contemporains.
Marv Waterstone est professeur émérite au Département de géographie et
de développement à l’université de l’Arizona, où il enseigne depuis plus de
trente ans. Ses recherches portent plus particulièrement sur les notions
gramsciennes d’hégémonie et de sens commun, et sur la façon dont elles
influencent la justice et la transformation sociales.
FUTUR PROCHE

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