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La déstructuration de la « masse ».

1 1. Les régimes totalitaires, aussi longtemps qu’ils sont au pouvoir, et les dirigeants  §1. Les régimes totalitaires s’appuient
2 totalitaires, tant qu’ils sont en vie, commandent et s’appuient sur les masses sur les masses.
3 jusqu’au bout. L’accession de Hitler au pouvoir fut légale selon la règle
4 majoritaire et ni lui ni Staline n’auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes
5 populations, survivre à de nombreuses crises intérieures ou extérieures et braver
6 les dangers multiples d’implacables luttes internes au parti, s’ils n’avaient
7 bénéficié de la confiance des masses. (...)
8 2. Les mouvements totalitaires visent et réussissent à organiser des masses – non  §2. Les mouvements totalitaires
9 pas des classes, comme les vieux partis d’intérêts des États-nations européens ; organisent des masses (et non pas des
10 non pas des citoyens ayant des opinions sur, et des intérêts dans le maniement classes, des partis, des citoyens).
11 des affaires publiques, comme les partis des pays anglo-saxons. Si tous les
12 groupes politiques dépendent d’une force relative, les mouvements totalitaires
13 dépendent de la seule force du nombre, à tel point que des régimes totalitaires
14 semblent impossibles, même dans des circonstances par ailleurs favorables, dans
15 des pays à la population relativement réduite. (...)
16 3. Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses  §3. À la différence des classes, les
17 qui, pour une raison ou une autre, se sont découverts un appétit d’organisation masses sont exemptes d’intérêt
18 politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun, commun.
19 elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite
20 d’objectifs précis, limités et accessibles. Le terme de masses s’applique seulement
21 à des gens qui, soit du fait de leur seul nombre, soit par indifférence, soit pour
22 ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur
23 l’intérêt commun, qu’il s’agisse de partis politiques, de conseils municipaux,
24 d’organisations professionnelles ou de syndicats. (...)
25 4. Ce qui caractérisa l’essor du mouvement nazi en Allemagne et des  §4. Les mouvements totalitaires des
26 mouvements communistes en Europe, après 1930, c’est qu’ils recrutèrent leurs années 1930 s’appuyèrent sur des
27 adhérents dans cette masse de gens apparemment indifférents auxquels tous les masses de gens indifférents.
28 autres partis avaient renoncés, les jugeant trop apathiques ou trop stupides pour
29 mériter leur attention. (...)
30 5. C’est dans cette atmosphère d’effondrement de la société de classes que s’est  §5. Les masses sont nées de
31 développée la psychologie de l’homme de masse européen. Le fait qu’avec une l’effondrement de la société de classes
32 uniformité monotone ou abstraite, le même sort avait frappé une masse de de l’État-nation, cimentée par le
33 d’individus n’empêcha pas ceux-ci de se juger eux-mêmes en termes d’échec sentiment nationaliste.
34 individuel, ni de juger le monde en termes d’injustice spécifique. (...) Le repli sur  La psychologie de l’homme de masse
35 soi alla de pair avec un affaiblissement décisif de l’instinct de conservation. Le est la suivante : le repli sur soi,
36 désintérêt de soi, au sens où on n’a pas d’importance à ses propres yeux, le l’affaiblissement de l’instinct de
37 sentiment de pouvoir être sacrifié n’était plus l’expression de l’idéalisme conservation, le désintérêt de soi.
38 individuel, mais un phénomène de masse. (...) / Contrairement aux prédictions,  La principale caractéristique de
39 les masses ne furent pas le produit de l’égalité croissante des conditions, ni du l’homme de masse est l’isolement, le
40 développement de l’instruction générale, avec l’inévitable abaissement du niveau manque de rapports sociaux normaux.
41 et la vulgarisation du contenu qu’il implique. Il apparut bientôt que les gens
42 hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouvements de masse,
43 et que, en général, un individualisme extrêmement raffiné et sophistiqué
44 n’empêchait pas, mais en fait encourageait quelquefois l’abandon de soi dans la
45 masse auquel préparaient les mouvements de masse. (...) La principale
46 caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais
47 l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Ces masses provenaient
48 de la société de classe de l’État-nation, criblée de fissures que cimentait le
49 sentiment nationaliste : il est naturel que dans leur désarroi initial, elles aient
50 penché vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les leaders des
51 masses ont cédé, contre leurs propres instincts et leurs propres objectifs, pour
52 des raisons purement démagogiques. (...)
53 6. Le nazisme et le bolchevisme (...) dans leurs pays respectifs, prirent naissance  §6. Le despotisme organise l’égalité de
54 dans des circonstances très différentes. Pour transformer la dictature condition. Le régime totalitaire s’appuie
55 révolutionnaire de Lénine en un régime totalement totalitaire, Staline fut d’abord sur une société atomisée, où les liens
56 obligé de créer artificiellement cette société atomisée que les circonstances entre individus ont été effacés.
57 historiques avaient déjà préparée en Allemagne pour les nazis. L’égalité de
58 condition parmi leurs sujets a été l’un des principaux soucis des despotismes et
59 des tyrannies depuis l’Antiquité, mais la domination totalitaire ne se satisfait pas
60 d’une telle égalisation qui laisse plus ou moins subsister entre les sujets certains
61 liens communautaires, non-politiques, comme les liens familiaux et les intérêts
62 culturels communs. (...)
63 7. L’atomisation de masse de la société soviétique fut réalisée par l’usage habile  §7. L’atomisation de la société (la
64 de purges répétées qui précédaient invariablement la liquidation effective des destruction des liens sociaux et
65 groupes. Pour détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont familiaux) soviétique a été réalisée par
66 conduites de manière à menacer du même sort l’accusé et toutes ses relations des purges répétées.
67 habituelles, des simples connaissances aux amis et aux parents les plus proches.
68 Conséquence de la simple technique de la « culpabilité par association », dès
69 qu’un homme est accusé, ses anciens amis se transforment immédiatement en
70 ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur peau, ils se font mouchards,
71 et se hâtent de corroborer par leurs dénonciations les preuves qui n’existent pas  Les mouvements totalitaires sont de
72 contre lui (...). C’est en poussant cette technique jusqu’à ses limites les plus organisations de masse d’individus
73 extrêmes et les plus fantastiques que les dirigeants bolcheviques ont réussi à créer atomisés.
74 une société atomisée et individualisée comme on n’en avait jamais vu auparavant.  L’isolement de l’individu explique sa
75 Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus loyauté totale au mouvement.
76 atomisés et isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur
77 caractéristique la plus apparente est leur exigence d’une loyauté totale, illimitée,
78 inconditionnelle et inaltérable de la part de l’individu qui en est membre. (...) On
79 ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui,
80 sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples
81 connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de
82 son appartenance à un mouvement, à un parti.
83 8. Ni le national-socialisme ni le bolchevisme ne proclamèrent jamais qu’ils  §8. Le mouvement totalitaire est
84 avaient établi un nouveau genre de régime, ni ne déclarèrent que leurs objectifs dépourvu d’objectif politique : il
85 étaient atteints avec la prise du pouvoir et le contrôle de l’appareil étatique. Leur n’aspire qu’à l’encadrement des
86 idée de la domination ne pouvait être réalisée, ni par un État, ni par un simple masses.
87 appareil de violence, mais seulement par un groupement animé d’un mouvement
88 constant. (...) L’objectif pratique du mouvement consiste à encadrer autant de
89 gens que possible dans son organisation et à les mettre et à les maintenir en
90 mouvement ; quant à l’objectif politique qui constituerait la fin du mouvement,
91 il n’existe tout simplement pas.

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951.

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