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La dictature de Trujillo
(1930-1961)
Thèse de doctorat
en études hispaniques et latino-américaines

Université de Paris VIII

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INTRODUCTION

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• POUR UN EXAMEN DE LA DICTATURE DE TRUJILLO

De 1930 à 1961, la dictature de Trujillo en république Dominicaine se poursuit


sans interruption. Longévité d'autant plus exceptionnelle que ce milieu du vingtième
siècle est une période troublée. Né dans la dépression qui suit la crise de 1929, le
régime s'adapte à la politique du Bon Voisinage mise en place par Roosevelt, traverse la
Deuxième Guerre mondiale, survit aux profonds ébranlements de l'après-guerre,
s'épanouit dans le cadre de la guerre froide et ne succombe que lorsque la révolution
cubaine bouleverse les équilibres régionaux et impose un profond réexamen de la
stratégie impériale de Washington.

Pendant près d'un tiers de siècle le Chef, tel est le titre le plus couramment
donné à Trujillo, règne pratiquement sans partage sur tout le pays. L'appareil dictatorial
qu'il constitue autour de sa personne se ramifie sur l'ensemble du territoire et pénètre
toutes les couches de la société, sans exception. La police avec son réseau d'espions et
le parti unique et officiel contrôlent tous les aspects de la vie des Dominicains. La
propagande du régime monopolise la presse, la radio et la télévision. L'État totalitaire
est poussé à l'extrême.

Disposant de moyens aussi étendus pendant une telle durée, le régime a


profondément marqué l'histoire du pays. Au moment où nous écrivons ces lignes, en
juillet 1996, le fauteuil présidentiel est encore occupé par l'un des stratèges de la
première heure du Benefactor, Joaquín Balaguer1. Dès 1931, il accompagnait le
dictateur qui prenait possession du pays en effectuant une impressionnante tournée
militaire dans toutes les provinces. Plus tard, en 1937, il devait être le principal artisan
du règlement de la crise consécutive au massacre de plusieurs milliers d'Haïtiens. Tout
au long des trente-et-un ans du régime il fut l'orateur le plus apprécié du Chef et rédigea
un grand nombre des discours du généralissime. La dictature de Trujillo est morte avec
son chef suprême, mais soixante-cinq ans après la parade militaire d'intimidation,
malgré des soubresauts parfois héroïques, le pays n'est pas encore parvenu à se défaire
pleinement du pouvoir policier qui lui fut alors imposé. La corruption est largement
répandue. La xénophobie et le racisme, dirigés contre le voisin haïtien, est alimentée et
manipulée par le Palais présidentiel. Un réseau d'espions et d'hommes de main continue
1 Le 30 juin 1996, le candidat du PLD, Leonel Fernández a été élu président avec un peu moins de 51 %
des voix. Joaquín Balaguer, intervenant spectaculairement dans la campagne, lui avait apporté son
soutien au cours des semaines précédentes. Selon la Constitution, il doit passer les pouvoirs à son
successeur le 16 août.
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à servir dans l'ombre le président. Ils renseignent, intimident et, lorsque l'ordre leur en
est donné, assassinent. L'armée est toujours présente et reste l'un des piliers du pouvoir,
malgré les évolutions qui ont eu lieu.
Il est donc indispensable, pour qui veut comprendre la situation actuelle de la
république Dominicaine, de se pencher sur ce chapitre essentiel de son histoire que
constitue la dictature de Trujillo.

Cependant la pérennité et la perfection de la dictature attireraient moins


l'attention si elles ne se manifestaient pas dans un environnement fécond en entreprises
dictatoriales. La dictature de Trujillo est contemporaine, en totalité ou en partie, de
celles de Machado et Batista à Cuba, des Somoza père et fils au Nicaragua, de Ubico et
Castillo Armas au Guatemala, de Hernández Martínez au Salvador, de Carías Andino
au Honduras, de Juan Vicente Gómez et Pérez Jiménez au Venezuela, de Rojas Pinilla
en Colombie et de François Duvalier en Haïti.

Parmi toutes ces dictatures des Caraïbes, avec lesquelles il noue des alliances ou
entretient des rivalités, le régime dominicain paraît emblématique. Trujillo fait figure de
modèle parachevé des dictateurs qui surgissent et disparaissent alentour. Les ressorts
semblent plus à nu à Ciudad Trujillo, la mécanique plus épurée.
Point de vue discutable dans l'absolu. Mais qui renvoie au rôle politique du
Benefactor -tel est l'un de ses titres les plus prisés- dans la région. Pour les adversaires
des dictatures, exilés, révolutionnaires, démocrates, et même pour Washington à
plusieurs reprises, Trujillo est le mauvais exemple qu'il faut éliminer 2. Pour ses amis, au
premier rang desquels il faut placer des militaires, politiciens et hommes d'affaires
nord-américains, le régime de Ciudad Trujillo est, au contraire, le paradigme sur lequel
il faudrait que chacun se règle. Pour les uns et les autres, il est la référence. Et par
conséquent la clé de voûte d'un ordre régional à abattre ou à défendre.

L'examen ordonné du phénomène que représente la dictature dominicaine


débouche donc naturellement sur une appréciation de l'évolution des équilibres
régionaux et de la stratégie impériale nord-américaine.

2 Juan BOSCH raisonne ainsi lorsqu'il décide d'intituler l'un de ses ouvrages les plus polémiques : Trujillo,
causes d'une tyrannie exemplaire (Trujillo, causas de una tiranía ejemplar). L'ambiguïté de cette notion
d'exemplarité, le conduit à remplacer «tyrannie exemplaire» par «tyrannie sans exemple» (tiranía sin
ejemplo).
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Une analyse méthodique de ce régime semble d'emblée devoir être féconde tant
sur le plan national qu'international et en diachronie comme en synchronie.

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• DIFFICULTÉS DE L'ENTREPRISE

On ne sera donc pas étonné que la dictature dominicaine ait durablement éveillé
l'intérêt et excité l'imagination. Bien des traits de Trujillo transparaissent derrière des
personnages fictifs créés par les romanciers 3. Parfois les auteurs, allant plus loin, font
directement intervenir le personnage historique et s'interrogent sur des aspects précis de
son régime. Manuel Vázquez Montalbán, qui n'est pas caribéen, nous en a encore fourni
un brillant exemple assez récemment 4. Au-delà, les anecdotes, parfois apocryphes,
fourmillent. Les souvenirs et les récits journalistiques abondent.

Or on est frappé de constater qu'il n'existe pas de réelle analyse d'ensemble de la


dictature dominicaine couvrant la totalité de la période et cherchant à l'embrasser dans
toute sa dimension historique5.

Ce n'est pas faute de matière. Les sources sont en effet exceptionnellement


abondantes et accessibles. L'appareil bureaucratique du régime s'est employé à réunir,
imprimer et publier toutes les pièces qui pouvaient être présentées pour établir un bilan
positif du régime. Tome après tome, les discours prononcés par Trujillo ont été
rassemblés et livrés au public 6. Tout ce que le pays comptait d'intellectuels et d'experts
a été mobilisé pour comptabiliser minutieusement et exposer dans de nombreux
ouvrages ce qui avait été réalisé dans les domaines les plus divers. Mieux encore; la
dictature a massivement diffusé à l'étranger ces documents. Les gouvernements, les
universités, les institutions influentes, ont reçu livres, opuscules et tirés à part qui se
trouvent aujourd'hui dans les grandes bibliothèques7.
3 Nous pensons, par exemple au personnage central de L'automne du patriarche de Gabriel GARCÍA
MÁRQUEZ.
4 Il s'agit de El caso Galíndez (L'affaire Galíndez), paru en 1990 en Espagne. Nous indiquons quelques
romans qu'il peut être utile de lire dans la bibliographie annexée.
5 LARSON, ¿Cómo narrar el trujillato?, p. 90, qui s'intéresse plutôt à l'aspect littéraire, disait bien en
1988 cette difficulté : «Le règne de Trujillo semble être suspendu dans la conscience de la société
actuelle comme une histoire vécue, mais sans forme appropriée, représentée, dans le meilleur des cas,
par d'innombrables anecdotes sensationnelles enfilées comme des perles sur le fil de la biographie du
dictateur lui-même».
6 L'attribution des discours prononcés par le dictateur n'a guère d'intérêt dans le cadre de notre étude. La
plupart était rédigés par divers secrétaires et dignitaires, notamment Balaguer comme nous l'avons vu,
mais tous étaient fidèles à la ligne fixée par Trujillo. Il s'agissait de travaux de commande et la main qui
tenait la plume n'était que celle d'un exécutant.
7 On consultera l'annexe Bibliographie pour s'en convaincre et avoir une vue plus détaillée. Nous
étudions précisément cet aspect dans : 1947-1955. L'année du Benefactor.
Nombre de pièces se retrouvent d'un recueil à l'autre, en particulier si l'on se réfère aux discours et écrits
de Trujillo. Nous nous efforcerons donc de donner la date précise et l'intitulé exact du document, afin
d'en faciliter l'identification et la localisation, quel que soit le recueil. Pour notre part, nous nous
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Pendant la dictature, l'opposition dominicaine a presque constamment été
condamnée à l'exil. Dans ces conditions, la plume s'est imposée comme l'arme
principale et les ouvrages ont été imprimés et diffusés à partir de capitales souvent
intéressées à combattre le régime dominicain. Là encore, les documents sont nombreux
et d'un accès aisé.

Ajoutons à cette abondance des matériaux le fait que le régime présente des
traits si accusés que les voies paraissent s'ouvrir d'elles-mêmes devant le chercheur. La
cause n'est pas encore entendue, mais on croit déjà pressentir ce que l'instruction devra
prouver.

Pourtant il suffit de faire les premiers pas pour que l'illusion de facilité se
dissipe. Dès qu'il s'agit de formuler un jugement précis, au-delà d'un accord très général
sur la forme autoritaire de l'État, les opinions des spécialistes divergent
considérablement. Prenons, par exemple, la caractérisation des relations avec l'Église.
L'affaire est d'importance, comme nous le démontrerons dans notre étude. Nous nous
limiterons à trois opposants déclarés de la dictature, tous universitaires, qui écrivent des
ouvrages rigoureux entre 1955 et 1965.
Galíndez, le premier, écrit :
«Je conclurai en disant que l'Église catholique n'a eu aucune
influence dans le régime de Trujillo, ni dans le bon sens, ni dans le
mauvais8.»
Le formule est nette, le jugement sans hésitation.
Aussi est-on surpris de constater que José Cordero Michel caractérise la
dictature comme :
«un État militaro-bureaucratico-clérical9.»
L'Église est définie ici comme l'un des composants organiques et essentiels de
l'État dictatorial. On peut se demander si les deux auteurs parlent de la même réalité,
tant les opinions sont diamétralement opposées. Il est clair qu'une divergence théorique
de cette ampleur ne peut conduire qu'à des désaccords complets dans l'analyse.
Jimenes Grullón ouvre une troisième perspective :
«L'intervention de la volonté dictatoriale s'étend donc jusque
dans le domaine des croyances. Ce qui est le plus répugnant dans cette
affaire, c'est que les hauts dignitaires s'en montrent apparemment
satisfaits […] D'autre part, cette position cynique et perfide de l'Église
référerons toujours à l'édition la plus aisément disponible.
8 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 332.
9 J. CORDERO MICHEL, Análisis de la Era de Trujillo…, p. 43.

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face à la tyrannie a des conséquences extrêmement graves dans le
domaine de l'éthique collective10.»
Il est ici question de complicité, difficilement explicable semble-t-il, mais
l'Église conserve sa responsabilité propre et n'est pas présentée comme définitivement
intégrée à l'appareil d'État.

Bien évidemment si on s'éloigne de ces auteurs pour examiner les jugements


d'historiens ecclésiastiques indépendants ou d'intellectuels au service de la dictature, on
trouvera encore d'autres perspectives.

Plusieurs facteurs expliquent cette confusion, qui règne ici comme sur la plupart
des questions. Il convient de les discerner avant de définir la méthode d'investigation :

- La diversité des sources n'est souvent qu'apparente. En


chassant systématiquement les opposants hors du pays, en privant ceux qui restaient de
la possibilité de s'exprimer, en contrôlant tous les moyens de communication, la
dictature a constamment et consciemment cherché à s'assurer le monopole de la
connaissance et de l'information. Une véritable histoire officielle est ainsi écrite, afin
d'aveugler tous ceux qui chercheraient à jeter un regard lucide sur le régime.
Les statistiques et les chroniques précises abondent, mais elles ont toutes été
élaborées par le régime. Les opposants eux-mêmes ont été réduits à travailler d'après les
données fournies par l'appareil dictatorial.
Une erreur calculée ou un mensonge délibéré se répètent ainsi d'un ouvrage à
l'autre, sous les plumes les plus diverses, et finissent par sembler indiscutables.
Paradoxalement, la pléthore de documents devient un obstacle. Le risque est d'être
submergé et de donner crédit à de fausses évidences.

- L'ensemble des documents de l'époque, les archives


diplomatiques et rapports internes mis à part, sont de nature polémique. Toute
publication du régime est une arme dirigée contre telle ou telle cible. Le dictateur
répand l'argent à flots, en république Dominicaine et à l'étranger, pour mener l'offensive
contre ses ennemis. Il est, en effet, violemment attaqué. Les articles payés dans le
Miami Herald répondent à ceux qui paraissent dans Time. Les imprimeries de Ciudad
Trujillo fonctionnent jour et nuit pour livrer des ouvrages qui ripostent à ceux publiés à
Caracas ou La Havane. La guerre des ondes qui règne à l'époque dans toute la mer des

10 JIMENES GRULLÓN, La República Dominicana : una ficción…, p. 197.

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Caraïbes a souvent été décrite; on oublie trop qu'elle se double d'une bataille des livres
et journaux, aux dimensions bien plus vastes. Il est bien évident que ces circonstances
particulières rendent l'interprétation des documents souvent délicate.

- La plupart des textes ont donc été conçus comme des


masques, qui permettent d'avancer à couvert et de présenter la réalité sous un jour
avantageux, selon le camp dans lequel on se place. Ils ont donc une apparence souvent
très uniforme. Sauf en des circonstances bien particulières, Trujillo se fait
imperturbablement le chantre de la démocratie américaine, du progrès, des libertés
individuelles, du patriotisme… Ses adversaires le décrivent comme un tyran dément,
ridicule et sanglant… Or, sous ces caricatures se cache une réalité complexe. La
politique du régime est faite d'incessants zigzags et de manœuvres subtiles. Les
discours apaisants peuvent couvrir une campagne d'assassinats et les protestations de
fidélité à l'égard de Washington sonner comme autant de menaces. Officiellement, la
dictature poursuit un cours immuable. En réalité, les tactiques mises en œuvre varient
largement en fonction du moment : les relations avec l'Église, considérée tour à tour
comme un serviteur, un allié et un ennemi, en sont un exemple frappant.

- Toutes ces difficultés ont placé les auteurs dans des


situations difficiles à bien des égards, ce qui explique bien des divergences. Dès lors, un
premier mouvement a souvent été de ne pas prendre parti.
Un grand nombre d'ouvrages ne sont, pour l'essentiel, que des recueils de
documents. On publie, tels quels, des fac-similés de rapports, des tracts, des
photographies de l'époque et des archives diverses 11. Souvent, mais pas toujours, des
notes, portant sur l'identification d'un personnage ou l'élucidation d'une allusion, les
accompagnent. Parfois des tableaux synoptiques permettent de donner une vue générale
de la période ou du problème posé. Les commentaires et appréciations d'ensemble sont
beaucoup plus rares. De recueil en recueil, on retrouve bien souvent les mêmes pièces,
très hâtivement présentées12.
L'indispensable critique des documents est singulièrement absente. Le travail de
R. Demorizi, dignitaire du régime et chroniqueur officiel de la dictature, reste très
souvent la référence que l'on ne discute pas.
Plus grave encore, des contre-vérités font autorité. On est stupéfié de lire sous
la plume de deux spécialistes nord-américains :

11 Le travail de Bernardo Vega à la tête de la Fundación dominicana est, à cet égard remarquable. Grâce
à lui des milliers de documents les plus divers, pris dans les archives officielles nord-américaines et
dominicaines, mais aussi dans les journaux et collections particulières ont été exhumés, rassemblés et
portés à la connaissance d'un large public. On consultera la Bibliographie en annexe à ce sujet.
12 Le livre de ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, constitue un bon exemple de cette
tendance, à notre sens.
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«Pendant l'Ère de Trujillo, la république Dominicaine est
devenue le deuxième plus grand exportateur de sucre (après Cuba) aux
États-Unis, produisant près d'un million de tonnes par an pendant les
années cinquante13.»
Les auteurs fondent ensuite leurs démonstrations sur cette pénétration
commerciale, présentée comme essentielle. Nous verrons que la réalité est tout autre,
puisque, malgré un combat acharné de la dictature, le sucre dominicain ne parvient pas
à entrer significativement sur le marché nord-américain, surtout au cours des années
cinquante. Cette exclusion joue évidemment un rôle décisif dans l'évolution du régime.
Par ailleurs, les livres qui rassemblent les anecdotes et souvenirs personnels sont
légion . Les exigences d'un travail méthodique y sont rarement respectées et les faits
14

restent, la plupart du temps, invérifiables.


Les meilleures études se limitent à un aspect particulier : histoire économique,
histoire de l'Église, enquête sur une affaire, etc15.

Le terrain est donc parsemé d'obstacles non négligeables, mais qui peuvent être
maintenant surmontés, croyons-nous.

13 WIARDA, KRYZANEK, The politics of external influence in the Dominican Republic, p. 39. Howard
Wiarda et Michael Kryzanek sont respectivement directeur du Center for Latin American Studies at the
University of Massachusetts et professeur de sciences politiques au Bridgewater State College du
Massachusetts.
Au cours des années cinquante, la république Dominicaine place entre 2 % et 10 % de ses exportations de
sucre aux États-Unis, sa part du marché oscillant autour de 1,5 %. Quant à la production moyenne
annuelle pendant la décennie 1950-1959, elle est de 661 300 tonnes. (Cf. les chapitres 1947-1955. La
rivalité avec Cuba, et Août 1960-mai 1961. Washington : le nœud gordien).
14 Citons, parmi de très nombreux titres : JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio nacional junto a
Trujillo y otros gobernantes.
15 Le remarquable travail de UNANÚE, El caso Galíndez : los vascos en los servicios de inteligencia de
Estados Unidos, en est un excellent exemple.
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• DE LA MÉTHODE

Il faut saluer l'énorme travail de compilation, de reproduction, de traduction et


d'édition de documents originaux, mené à bien par toute une pléïade de chercheurs.
Depuis trente-cinq ans, ce labeur acharné a été l'expression de la volonté de récupérer
une histoire volée par la dictature pour la rendre aux nouvelles générations. Il fallait
exhumer un passé profondément enfoui sous les décombres. Les efforts ont été
fructueux.

Ils permettent de commencer à dresser un tableau général de l'installation de la


dictature, de son évolution et de son effondrement.

Cet objectif et un inventaire critique des résultats des recherches jusqu'à


l'époque la plus récente16 conduisent à définir un certain nombre de principes qui
guideront notre entreprise. Nous commencerons par la question essentielle des
documents retenus et de leur traitement :

- Une évaluation d'ensemble implique de revenir


systématiquement aux sources primaires elles-mêmes. Par sources primaires nous
entendons essentiellement les documents élaborés en république Dominicaine pendant
la dictature ainsi que les archives de l'époque. Les commentaires et analyses postérieurs
ne sont cités que pour signaler une discussion ou éclairer un point particulier, le plus
souvent en note. Ils n'étayent pas notre jugement17. La Bibliographie, donnée en annexe,
distingue clairement ces catégories. Nous n'avons pas inclus dans les sources primaires
a priori les publications de l'opposition à l'étranger, malgré tout leur intérêt. En effet,
les adversaires de Trujillo en sont généralement réduits à consulter la presse et les
ouvrages dominicains, en tentant de lire entre les lignes, pour fonder leurs critiques. Il
16 On consultera en annexe la Bibliographie qui s'étend jusqu'en 1996.
17 Nombre d'auteurs donnant une priorité absolue aux documents, les commentaires sont souvent rédigés
à la hâte. Pour donner un seul exemple, B. VEGA, dans le recueil Un interludio de tolerancia…, p. 86, fait
précéder les fac-similés d'une très brève chronologie. Pour le mois de février 1946, il note comme seule
information sur l'étranger : «Les États-Unis condamnent Perón, mais celui-ci gagne les élections avec
l'appui des communistes». On le sait, les communistes argentins faisaient partie de l'Union démocratique,
dont le candidat était opposé à Perón… Manque de rigueur extrêmement gênant puisqu'il établit
indûment un lien entre le soutien que Trujillo trouvera auprès de Perón et sa manœuvre de
rapprochement éphémère avec le PSP cubain. Dans des cas de ce genre, le commentaire loin d'éclairer les
documents, tend à en fausser la lecture.
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nous a semblé de bonne méthode de relire nous-mêmes directement ces journaux ou ces
livres. Les documents de l'opposition sont par contre d'excellentes sources pour étudier
le rôle et l'action des adversaires du dictateur, cela va de soi. Quelques témoignages
d'acteurs de l'époque ont retenu notre attention lorsqu'ils étaient entourés des garanties
scientifiques : en particulier si les faits étant datés et vérifiables, il était possible de les
corroborer. Nous en avons recueillis nous-mêmes.

- Ce retour sur les sources primaires, s'il est fécond, pose


quelques problèmes annexes.
La documentation fournie par certaines périodes est plus riche qu'à d'autres
époques. L'essor de la dictature pendant les années de la guerre froide peut se lire dans
la surabondance des publications. En revanche, son déclin, à partir de 1956, se traduit
par un relatif tarissement. Cette pénurie s'aggrave encore du fait que l'effondrement de
la dictature en 1961 a pour conséquence l'absence presque complète d'ouvrages
consacrés aux années qui précèdent, les travaux d'édition ayant été immédiatement
interrompus. Nous ne nous sommes pas départi de nos choix, quitte à constater qu'il
n'était pas toujours possible de pousser l'analyse aussi loin que pour d'autres périodes.
Le lecteur ne s'étonnera donc pas d'un déséquilibre qui résulte d'une volonté de rigueur
et non d'une réflexion inégale.
Les sources primaires sont constituées, en grande partie, de documents de
propagande. Il convient donc de les traiter comme tels. Nous ne tiendrons donc pas
pour acquis ce qui est affirmé. La vérification, le collationnement, seront systématiques.
Le silence et la discordance, toujours significatifs, seront privilégiés. Surtout il
conviendra de mettre les déclarations en relation avec le lieu et le moment afin de
discerner les objectifs de la dictature. Bien comprise, la nature polémique des
documents doit permettre de retracer l'histoire de la bataille qui s'est livrée.

- La nature et la profusion des documents sont telles que


nous ne sommes pas tenté de prétendre à l'exhaustivité. D'abord parce que le choix qui
a été fait par les compilateurs privilégie souvent le sensationnel et l'anecdotique. On
aime à présenter l'attitude, héroïque ou vile, de telle ou telle personne dont le rôle a
parfois été très secondaire. La présence de sympathisants fascistes ou nazis est ainsi
abondamment documentée, sans que leur importance réelle soit clairement établie. Un
lecteur peu prévenu pourrait croire que la totalité des réfugiés espagnols étaient
membres du Parti communiste, tant les autres courants sont oubliés. Les nombreuses
listes de militants de l'opposition, de collaborateurs du régime ou de prisonniers sont
difficilement exploitables dans notre étude. Elles font d'ailleurs rarement l'objet d'un

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travail critique18. On remarquera également que les auteurs de compilations justifient
rarement leurs choix. Ils se contentent souvent de publier les documents dans l'ordre
chronologique, parfois en les classant en quelques grandes rubriques. L'ensemble donne
une grande impression de désordre où les répétitions fastidieuses trouvent leur pendant
dans des manques fâcheux.
Aussi préférerons-nous à un labeur en surface qui prétendrait tout étudier, un
travail en profondeur sur les questions qui nous semblent essentielles et pour lesquelles
nous disposons d'une sélection de documents satisfaisante. Nous justifierons nos choix.
Cette exigence de clarté nous a conduit à renvoyer en annexes, une part
importante du travail accompli. On pourra s'y référer, si on le souhaite, pour obtenir
d'utiles informations complémentaires ou des rappels synthétiques.

- La volonté de repartir des sources primaires et de


respecter la nature du document, nous conduira à retenir des citations assez longues
pour qu'elles aient un sens par elles-mêmes. Celles-ci seront toujours analysées et
commentées. Le collage de textes ou de fragments hétéroclites nous semble à proscrire,
parce qu'il ne produit pas de sens par lui-même. Tout au plus, peut-il illustrer des
préjugés. Nous voulons, au contraire, conduire une réflexion qui avance pas à pas en
s'appuyant sur l'analyse précise des documents.
Pour ne pas briser cette progression et éviter d'exiger du lecteur d'incessants
passages du français à l'espagnol et à l'anglais, nous avons pris le parti de traduire
l'ensemble des citations en français. Conscient de la difficulté, nous l'avons fait avec le
plus grand soin et, lorsqu'un terme ou une expression le méritaient, nous avons indiqué
en note leur valeur particulière et le terme espagnol ou anglais. Un cas nous a posé
problème : celui des documents nord-américains édités par Bernardo Vega. Ils ne sont
en effet disponibles que dans leur version espagnole, ce qui a entraîné une double
traduction avec les problèmes qui en découlent. L'expérience nous a convaincu qu'en
procédant avec prudence, l'inconvénient pouvait être très réduit. La rédaction de la
thèse dans une seule langue, le français, nous a semblé compenser largement ce défaut.
Il est temps en effet de faire sortir l'histoire de la république Dominicaine d'un cercle
qui se réduit presque exclusivement à des historiens dominicains et nord-américains et
de commencer à lui rendre sa place dans l'histoire internationale.

Voyons maintenant les principes fondamentaux de notre réflexion :


18 Signalons, par exemple, le volumineux Nazismo, fascismo y falangismo en la República Dominicana
et La migración española de 1939 y los inicios del marxismo-leninismo en la República Dominicana ,
tous deux de B. VEGA, marqués par le goût de la révélation d'une histoire secrète. De nombreux livres,
parmi les plus sérieux, se réfèrent à l'ouvrage de propagande du régime White book of communism in
Dominican Republic pour établir l'affiliation communiste d'un militant ou pour fonder leurs statistiques.
-14-
- Le cadre de l'analyse doit, d'emblée, être celui de
l'hémisphère américain . 19

Il suffit d'un premier examen, même très superficiel, pour se convaincre que le
facteur impérial est capital dans la formation, le développement et la liquidation de la
dictature. D'ailleurs le régime fait de ses relations avec les États-Unis la première de ses
préoccupations et l'appareil du régime y consacre une grande partie de son énergie.
Trujillo se meut consciemment dans un environnement dominé par la présence
permanente de Washington à l'arrière-plan. Les projets et actions de la dictature devront
donc être étudiés à cette lumière.
Nous nous distinguons ainsi de nombre d'auteurs qui, guidés par la volonté de
reconquérir une histoire proprement dominicaine, étudient le développement de la
dictature comme un phénomène purement national.

- Ce cadre fixé s'ouvre naturellement dans deux


directions : une perspective internationale et une autre régionale.
L'empire n'est pas immobile. Par ses dimensions et sa place historique, il est
amené à réagir et intervenir directement sur la scène mondiale. Les relations internes à
l'hémisphère sont largement conditionnées par les choix stratégiques internationaux de
Washington. Le sort de la dictature ne peut donc se comprendre si on ne tient pas
compte de l'évolution des grands équilibres mondiaux et des réajustements de l'ordre
panaméricain qui en découlent. L'apogée de la dictature, qui se pose en bastion
anticommuniste dans le cadre de l'affrontement Est-Ouest, en est une illustration
singulièrement frappante. La plupart des auteurs signalent le fait, au moins
formellement. Mais il ne s'agit que d'un épisode particulier : toutes les grandes
mutations mondiales se répercutent indirectement sur le régime dominicain, comme
nous le montrerons.
L'hémisphère américain n'est pas un tout indifférencié. Des convergences et des
contradictions, qui évoluent au fil du temps, le traversent et l'organisent. Des régions se
dessinent. L'espace politique dans lequel évolue naturellement la dictature est la zone
des Caraïbes. La géographie l'indique déjà, puisque la république Dominicaine est au
cœur de l'arc des Antilles. La stratégie impériale, qui très tôt définit cette région comme
un lieu extrêmement sensible, l'affirme ensuite. Enfin, le poids relatif de la république
Dominicaine, modeste si on la compare à des pays comme l'Argentine ou le Brésil, ne
lui permet pas de prétendre à une stature continentale et contraint la dictature à limiter

19 Nous reprenons ici l'expression traditionnellement employée outre-Atlantique pour désigner


l'Amérique, conçue comme un ensemble politique. Outre le fait qu'elle met l'accent sur les interactions
régionales, elle permet de prévenir les ambiguïtés qui découlent parfois de l'usage du terme "continent"
lorsque l'on parle des îles des Caraïbes.
-15-
l'essentiel de ses intrigues à la mer des Caraïbes. Le sort de Trujillo se discute donc
aussi à La Havane, à Caracas ou à San José. Ce n'est pas un hasard si c'est dans cette
dernière capitale que sont prises en 1960 les décisions qui conduisent le régime au bord
du précipice.
Ces perspectives internationales nous permettront d'éviter un travers
extrêmement fréquent : considérer la dictature dominicaine comme un phénomène
exotique et aberrant. Illusion commode qui dispense en définitive de toute réflexion
réelle puisque le régime dominicain ne s'expliquerait que par une idiosyncrasie
nationale. On sombre ainsi dans une pure tautologie. En replaçant le régime de Trujillo
dans "le concert des nations" nous serons constamment amené à rechercher la logique
de son apparition, de son développement et de sa fin et à en expliquer les spécificités.

- Nous avons également choisi de conduire la réflexion en


suivant un plan chronologique. Nous suivrons ainsi la dictature dans son
développement vital et éviterons les inconvénients d'une étude thématique qui tendrait à
atténuer, voire à ignorer, l'évolution du régime. En nous attachant au mouvement, en
distinguant ce qui change et ce qui reste, nous chercherons à saisir les ressorts de la
dictature. Cette quête contraint d'emblée à une réflexion ordonnée pour discerner les
grandes phases de la vie de la dictature, dotées d'une cohérence interne, et les
transitions qui les articulent entre elles20. C'est un exercice de rigueur qui nous semble
profitable. Il impose de faire des choix explicites et de les justifier clairement.
Bien sûr, nous traiterons certains aspects plus largement au cours de certaines
périodes, en fonction de l'importance qu'ils prennent à un moment donné. Nous nous
réservons alors de remonter aux racines d'un événement ou d'une évolution. Cela afin
d'éviter de fastidieuses répétitions et dans un souci de clarté de l'exposé, que le lecteur
comprendra aisément.

- Cette vue, qui se veut large et évolutive, de l'histoire de


la dictature dominicaine amène à reconnaître la complexité de la réalité et à la prendre
en compte. Trujillo n'est pas une simple marionnette aux mains de Washington, comme
on a voulu le dire. Il n'est pas non plus un père fondateur de l'indépendance
dominicaine, thèse encore répandue aujourd'hui. Ces caricatures, évacuant
régulièrement les contradictions politiques, aboutissent à privilégier un seul aspect du
20 Malgré des recherches approfondies, nous n'avons trouvé aucune chronologie détaillée de la dictature
satisfaisante. La plus intéressante reste la Cronología de Trujillo de R. DEMORIZI, véritable calendrier des
faits et gestes du Benefactor. Malgré sa précision, elle souffre de plusieurs graves défauts. Il s'agit en
effet d'un ouvrage de propagande, fondé sans le moindre examen critique sur la presse de la dictature.
Tout ce qui est contraire aux intérêts du dictateur est donc absent. Les faits retenus sont présentés sous un
angle favorable à Trujillo. Enfin, elle s'arrête en 1955. Les autres chronologies retiennent souvent des
dates erronées et sont beaucoup plus sommaires. Nous avons donc été contraint d'élaborer une
chronologie détaillée, long et patient travail dont le lecteur trouvera le résultat en annexe.
-16-
régime dominicain, au détriment de tous les autres. Le plus grave est que cela n'est pas
dit.
Or il est clair que les mécanismes profonds de la dictature ne s'offrent pas au
premier regard. Bien au contraire. Rarement régime a autant cultivé l'art de la
dissimulation, de la manœuvre tortueuse et de l'antiphrase. Il faut souvent percer de
véritables codes pour simplement comprendre les discours officiels ou les articles de la
propagande. Parfois les initiatives prises ne s'éclairent que des mois ou des années plus
tard.
Écrire l'histoire a été un enjeu politique véritablement vital pendant toute la
durée du régime. L'historien José R. Cordero Michel a conclu son examen sans
concession du régime en se joignant à l'expédition du 14 juin 1959. Il y a trouvé la
mort. Trois ans plus tôt, Jesús de Galíndez, auteur de l'analyse la plus achevée à notre
sens, avait payé de sa vie son intention de faire paraître sa thèse consacrée à la
dictature.

Dans des conditions moins dramatiques et avec le recul nécessaire, leur œuvre
peut et doit être poursuivie aujourd'hui21.

21 Nous ne nous appesantirons pas sur les règles de présentation matérielle de notre travail. En effet nous
nous sommes efforcé de respecter scrupuleusement les normes traditionnelles en la matière. En cas de
doute, nous nous sommes référé aux stipulations du Code typographique. Choix de règles à l'usage des
auteurs et des professionnels du livre du Syndicat national des cadres et maîtrises du livre. Nous ne nous
en sommes écartés que pour rester fidèles à l'original, dans certaines traductions. On notera, par exemple,
que la dictature abuse des majuscules. Nous les avons maintenues.
-17-
I

DANS L'ORBITE
DE WASHINGTON
1869 - 1930

-18-
1. UN DÉVELOPPEMENT DÉPENDANT. 1869-
1893

Même si elle représente indéniablement une rupture avec l'ordre ancien, la


dictature de Trujillo ne surgit pas du néant en 1930. Au cours des soixante années qui
précèdent l'instauration du régime, des conditions décisives se mettent progressivement
en place. Plutôt que de passer en revue l'ensemble des événements, nous essaierons
donc de mettre en lumière les contradictions et les processus qui permettent l'irruption
de la dictature puis son enracinement dans la réalité dominicaine.

En 1869, quatre ans après la fin de la guerre qui restaure l'indépendance, la


république Dominicaine est dans une situation très difficile22.

Le gouvernement présidé par Buenaventura Báez cherche à financer par tous les
moyens la campagne militaire qui lui permettra de venir à bout des "azules" de Luperón
et des troupes de Cabral. À cette fin il contracte un emprunt à Londres auprès du
financier et aventurier Edward Hartmont23. Les conditions sont léonines puisque, pour
se voir consentir un emprunt de 420 000 £, le gouvernement doit accepter
d'hypothèquer les mines et les douanes de la République. En outre, Hartmont, tirant
largement profit de sa position de force, se livre à une escroquerie à grande échelle : il
ne verse que 38 095 £ dans l'immédiat au gouvernement dominicain et émet
frauduleusement 757 000 £ de bons. L'inégalité entre les deux parties reflète la situation
de faiblesse politique du pays et le marché ainsi conclu l'aggrave encore. Arrivée plus
tard sur la scène internationale comme pays indépendant que la plupart des autres
colonies du continent, profondément divisée au plan géographique, économique et
politique, dépendant étroitement de l'étranger tant pour écouler ses produits agricoles
que pour importer les biens nécessaires à sa survie, la république Dominicaine est en
péril. La voie nationaliste et libérale tracée par Gregorio Luperón est semée d'obstacles

22 Rappelons que le pays proclame par trois fois son indépendance. La première fois contre Madrid, sous
le nom de Haïti Espagnol, par la voix de José Núñez de Cáceres, le 1er décembre 1821. Le nouvel État ne
dure que dix semaines avant que ne se produise l'invasion haïtienne. La république Dominicaine est
proclamée par Juan Pablo Duarte le 27 février 1844, date officielle de l'indépendance nationale; les
occupants haïtiens étant chassés dans les mois qui suivent. Enfin, le pays ayant été à nouveau annexé à
l'Espagne, Santiago Rodríguez appelle à la Guerre de Restauration, le 16 août 1863. Cette guerre s'achève
deux ans plus tard, le 11 juillet 1865.
23 Il est signé le 1er mai 1869.

-19-
considérables. En contractant l'emprunt Hartmont afin d'asseoir un pouvoir fort, Báez
engage le pays sur une autre route : celle de la dépendance.

Si l'opération financière est symptomatique, il n'en reste pas moins qu'elle ne


peut être qu'un pis-aller, un expédient pour parer au plus pressé. Báez est assez bon
politique pour chercher un appui plus sûr et plus durable. Toute l'année 1869,
précisément celle de l'emprunt Hartmont, bruisse des rumeurs sur les contacts secrets
avec le département d'État nord-américain.
Le président dominicain propose d'abord la cession de la baie de Samaná, à l'est
du pays, pour une somme de 1,1 million de dollars. Washington est très intéressée par
ce site stratégique qui permet de contrôler le Canal de la Mona, un des principaux accès
à la mer des Caraïbes. L'emplacement paraît idéal pour y établir une base navale. On
remarque que, pour certains, le destin dominicain semble déjà se confondre avec le
déploiement impérial.
L'opération ayant fait long feu, Báez propose l'annexion pure et simple du pays
aux États-Unis. Le traité d'annexion est même signé en novembre et ratifié par un
plébiscite dont le résultat est connu d'avance. Là encore les difficultés viennent du côté
de Washington, de nombreux hommes politiques se montrant peu soucieux d'accorder
la nationalité nord-américaine aux Dominicains et de prendre en charge leurs
problèmes. Tout empire implique une stricte hiérarchie et des privilèges réservés24.

Il n'en reste pas moins qu'une part considérable des couches dirigeantes
dominicaines a indiqué la perspective qui recueillait son adhésion face aux difficultés.
Incapable par elle-même de développer le pays et de le gouverner, elle se déclare prête
à être un agent de l'empire. On notera également l'hésitation de Washington, prise entre
sa volonté d'assumer un rôle grandissant et la crainte de se voir confrontée à des
problèmes qu'elle ne considère pas comme les siens.

En 1888, puis 1890, le président Ulises Heureaux "Lilís" franchit un nouveau


pas dont les conséquences seront considérables. Il contracte un nouvel emprunt auprès
de la société hollandaise Westendorp et Cie pour un montant total de 1 670 000 £25. Une
24 Le président Ulysses S. Grant se montre très favorable tant au projet de cession de Samaná qu'à
l'annexion du pays. Cependant, en juillet 1871, il se heurte à l'opposition du Sénat qui refuse de ratifier le
traité, faisant échouer toute l'opération. Devant cet échec, Buenaventura Báez loue la baie de Samaná à
une compagnie privée nord-américaine en 1873. L'année suivante, Báez étant tombé, la république
Dominicaine reprend possession de la baie. On se réfèrera à l'ouvrage de William Javier NELSON, Almost
a territory : America's attempt to annex Dominican Republic, pour une analyse détaillée de cette
question.
25 Un premier emprunt, pour une somme de 770 000 £ est officiellement contracté le 16 août 1888, jour
de la fête nationale de la Restauration, et ratifié par le Congrès dominicain le 26 octobre de la même
année. Un deuxième emprunt, portant sur une somme de 900 000 £, est contracté en 1890.
-20-
part importante est d'ailleurs consacrée à couvrir l'emprunt Hartmont et les opérations
frauduleuses qui l'avaient accompagné. Surtout, afin de garantir le paiement de la dette,
les douanes de Puerto Plata et Saint-Domingue, les deux principaux ports du pays,
passent sous le contrôle d'un organisme appelé La Régie (sic) qui retient directement les
sommes dues à la Westendorp et remet ensuite le reliquat au gouvernement dominicain.
Les montants retenus, de 30 % au début s'élèvent rapidement à près de 50 % des
recettes douanières des deux ports. On mesure l'importance politique du mécanisme.
L'État dominicain abdique sa propre souveraineté en acceptant de remettre le contrôle
de sa source de revenus la plus importante à un organisme privé extérieur. La
perspective politique définie par "Lilís" est de bâtir une économie dominicaine dans le
cadre de la dépendance, en assurant de hauts revenus et de faibles coûts aux capitaux
qui viennent s'investir. Dans cette perspective, la fonction première de l''État
dominicain est d'abord de garantir les investissements, en particulier dans l'agro-
industrie sucrière, et les flux commerciaux générateurs de profits. La subordination
économique implique une subordination politique. Heureaux et une large partie de la
classe dirigeante dominicaine, liée aux compagnies étrangères opérant dans le pays,
voient dans cette association inégale la possibilité de constituer un pouvoir fort,
susceptible de s'imposer à tous, et de permettre une large pénétration dans le pays des
capitaux venus de l'extérieur26.

26 Dans une lettre du 29 novembre 1888, "Lilís" écrit : «Je ne me lasse pas de projeter la façon
d'implanter dans le pays un système économique qui permette une plus grande aisance pour les
opérations du gouvernement et une plus large expansion de l'industrie». Cité par SANG MU-KIEN, Ulises
Heureaux; Biographie d'un dictateur. 1822-1879, p. 82.
-21-
2. L'EMPRISE IMPÉRIALE. 1893-1916

Cette stratégie de subordination active implique que dans les conflits entre
impérialismes le pouvoir penche inéluctablement vers le maître le plus puissant, celui
dont la protection s'avérera la plus efficace.

Or la Westendorp et Cie est fondée sur des capitaux européens. Les maisons qui
font le commerce du tabac du Cibao sont essentiellement allemandes. La France occupe
une position de choix puisque la plus importante banque du pays, nommée Banco
Nacional, est une filiale du Crédit Mobilier. On compte également des Européens dans
l'agro-industrie sucrière, comme le planteur et raffineur français Péreire. Des conflits
éclatent rapidement entre Heureaux, qui s'appuie sur la montée en puissance des États-
Unis dans la région, et les financiers européens. Prise à revers par l'organisation d'une
active contrebande, fuyant la faillite imminente, la Westendorp revend à très bas prix
ses bons et créances.

Le repreneur est maintenant une firme nord-américaine, la San Domingo


Improvment Company de New York, qui prend en charge le recouvrement de la dette à
partir de 189327. Point qui mérite d'être noté : à sa tête se trouvent des hommes d'affaires
très liés au département d'État et au gouvernement nord-américains. La pénétration
économique se double d'emblée d'une avancée politique.

Ainsi est consacrée l'influence grandissante des États-Unis et l'abaissement des


puissances européennes. Au sein des classes dirigeantes dominicaines, le nouveau cadre
politique a été clairement défini lors des élections de l'année 1892. Eugenio Generoso
de Marchena, représentant les intérêts des compagnies européennes et soutenu par la
Banco Nacional dont il est l'un des responsables, est écrasé par Heureaux. Il sera même
fusillé. La Banco Nacional, est investi par la force et "Lilís" fait main basse sur une
partie du contenu des coffres avec la connivence des autorités nord-américaines. La
banque française se retire du pays. Malgré quelques gesticulations, Paris, Berlin,
Londres et Amsterdam doivent accepter leur défaite28.

27 La signature du contrat entre le gouvernement et la San Domingo Improvment Co. a lieu le 25 mars
1893. Celle-ci prend alors le contrôle des douanes.
28 Generoso de Marchena est fusillé en décembre 1892. À la suite de la spoliation dont est victime la
Banco Nacional, la France envoie même au début de 1893 une petite flotte qui menace de bombarder
-22-
Ces événements s'inscrivent dans un ample mouvement d'expansion des États-
Unis qui aboutit, en 1898, au terme de la guerre hispano-américaine, à une véritable
mainmise de Washington sur la région. La doctrine énoncée par James Monroe
soixante-quinze ans plus tôt trouve une nouvelle expression dans cette poussée qui
chasse hors du Nouveau Monde les nations du Vieux Continent29.
La guerre de Sécession est passée et le capitalisme sauvage s'est développé à un
rythme effréné. Les marchandises et les capitaux nord-américains débordent et
cherchent des débouchés30, d'abord en Amérique latine, là où la force peut, le cas
échéant, garantir le commerce et le profit. En moins de vingt ans, entre 1897 et 1914,
les investissements nord-américains dans la région sont multipliés par cinq. Dès les
dernières années du XIXe siècle, les États-Unis sont devenus, de loin, les premiers
pourvoyeurs et clients de la république Dominicaine : à eux seuls ils fournissent 57 %
des importations dominicaines et absorbent 61 % des exportations du pays31.

L'emprise impériale nord-américaine se confirme et s'approfondit rapidement :

- Dès 1893, la San Domingo Improvment Co. consent à Heureaux


de nouveaux prêts pour 1 250 000 $ et 2 035 000 £. L'État dominicain croule sous une
dette nationale et internationale qui atteint 17 millions de dollars, soit un montant qui
dépasse la totalité du budget annuel de fonctionnement de l'État pendant plusieurs
années… De nouveaux emprunts qui profitent essentiellement à la compagnie new-
yorkaise aggravent encore la situation. Les émissions de papier-monnaie sont de

Saint-Domingue et de faire débarquer des troupes. Paris obtient finalement une réparation financière en
1895.
29 Dans son septième message annuel au Congrès, le 2 décembre 1823, le président Monroe déclare : «Il
est impossible que les puissances alliées puissent étendre leur système politique à une quelconque partie
des deux continents sans mettre en danger notre paix et notre bonheur; personne non plus ne peut croire
que nos frères du sud, s'ils étaient libres de leurs mouvements, l'adopteraient de leur propre
consentement. Il est également impossible, par conséquent, que nous puissions en aucune manière
regarder une telle ingérence avec indifférence». Voir le texte du discours : MONROE, James. “The
Monroe Doctrine”, in The United States and Latin America, p. 25.
30 Les hommes politiques nord-américains de l'époque le disent souvent crûment et en tirent parfois les
conséquences avec une extraordinaire clarté : «Les usines américaines produisent plus que le peuple
américain ne peut utiliser; le sol américain produit plus qu'il ne peut consommer. La destinée nous a
tracé notre politique; le commerce mondial doit être et sera nôtre. […] Nous bâtirons une marine à la
mesure de notre grandeur. De nos comptoirs de commerce sortiront de grandes colonies déployant notre
drapeau et trafiquant avec nous. Nos institutions suivront notre drapeau sur les ailes du commerce. Et la
loi américaine, l'ordre américain et le drapeau américain seront plantés sur des rivages jusqu'ici en
proie à la violence et à l'obscurantisme.» A. J. BEVERIDGE, Discours du Middlesex Club de Boston, 27
avril 1898; cité par MARSEILLE, Jacques, Histoire 1ère, Paris, Nathan, 1994, p. 57.
31 Voir à ce sujet KASPI, Les Américains, t. I, p. 242 et CASSÁ, Historia social y económica de la
República Dominicana, p. 171.
-23-
véritables traites de cavalerie32. Le pays est au bord de la banqueroute et dépend
totalement de l'extérieur.

- Au début de 1903, la situation est telle que, pour la première


fois, Washington intervient directement à la demande de la San Domingo Improvment
Co. La dette est rééchelonnée et, fait essentiel, le gouvernement des États-Unis met en
place des mécanismes qui lui permettent de contrôler le paiement 33. La sujétion
économique devient clairement un instrument de la subordination politique.

- Ces nouvelles dispositions produisent leurs effets dès l'année


suivante. La masse des remboursements est telle que la république Dominicaine ne peut
faire face à ses obligations. Priorité est alors donnée aux dettes nord-américaines, au
détriment des créanciers européens et dominicains. Plus grave encore, les États-Unis
nomment un représentant qui a la haute main sur toutes les dépenses du gouvernement
dominicain. Ce dernier, déjà privé du contrôle de ses recettes, se trouve ainsi mis sous
complète tutelle financière. Cette arrogance ne va pas sans provoquer des remous qui
motivent l'intervention de la flotte nord-américaine. Des coups de canon sont tirés sur
Puerto Plata pour imposer par la force les décisions prises34. Une nouvelle dimension de
l'emprise impériale commence à apparaître ici : après les hommes d'affaires et les
politiciens, surviennent les militaires.

- L'hégémonie nord-américaine est inscrite dans les faits, de


façon indiscutable, sous la forme d'une Convention, en 1905. Aux termes de
l'instrument diplomatique, le gouvernement des États-Unis reprend à son compte la
totalité des dettes extérieures dominicaines et devient donc le seul créancier de la
république Dominicaine. Le président Theodore Roosevelt indique clairement qu'il
s'agit pour son pays d'empêcher toute intervention des puissances européennes. Sans les
nommer, il dénonce devant le Sénat «deux États européens [qui] se disposaient à
intervenir35» : chacun comprend qu'il s'agit de la France et surtout de l'Allemagne.
Washington prend le contrôle direct des Douanes, garde 50 % des recettes pour le

32 Elles sont accueillies comme telles. La population refuse ces billets qui ne sont gagés sur aucune
réserve et ne correspondent même pas à des revenus assurés. Ce sont les célèbres papeletas de "Lilís"
(billets de "Lilís").
33 Un accord est signé le 31 janvier 1903 qui prévoit la désignation d'une commission arbitrale
souveraine et permanente par les deux gouvernements. Les États-Unis sont assurés de disposer de la
majorité dans cette instance.
34 Les décisions prises par la commission arbitrale en juin 1903, connues sous le nom de sentence
arbitrale (laudo arbitral), imposent que les recettes douanières des ports de la côte nord soient destinées
au paiement des dettes à l'égard de la San Domingo Improvment Co. De plus l'agent financier nord-
américain désigné pour exercer la tutelle sur les dépenses du gouvernement dominicaine n'est autre que
l'un des dirigeants de cette compagnie. Le 14 juillet 1904, l'US Navy bombarde la région de Puerto Plata.
35 MOYA PONS, Manual de historia dominicana, p. 439, donne d'intéressants extraits de ce discours.

-24-
paiement de la dette, retient 5 % pour les frais administratifs et reverse le reste, soit 45
%, au gouvernement dominicain. Ce dernier perd toute possibilité de modifier les droits
de douane sans l'accord du président des États-Unis. Ces dispositions, renouvelées dans
les Conventions de 1907 et 1924, resteront en vigueur jusqu'en 1940.
Afin d'appliquer ces mesures, un percepteur général des Douanes, Customs
Receiver General, est nommé par les États-Unis36.

La république Dominicaine est durablement placée dans la dépendance de


Washington. La dette publique n'a cessé de croître, elle dépasse en 1908 la somme de
32,5 millions de dollars, ce qui équivaut à la totalité des recettes douanières pendant
près de dix ans37. Aussi les emprunts succèdent-ils aux emprunts entre 1908 et 1930.
Les organismes prêteurs sont maintenant exclusivement des banques nord-américaines,
comme on peut l'apprécier ci-dessous38 :

LES EMPRUNTS PUBLICS


INTERNATIONAUX
1908-1930
(en dollars US)

Année Montant du prêt Créancier


1908 20 000 000 Guaranty Trust Co.
1912 1 500 000 National City Bank
1918 4 161 300 International Banking Corporation
1921 2 500 000 Equitable Trust Co.
1922 450 000 Equitable Trust Co.
1922-1926 10 000 000 Lee, Higginson & Co.
1922-1926 10 000 000 Lee, Higginson & Co.

36 La Convention est signée le 7 février 1905. Néanmoins, en raison de l'hostilité du Sénat nord-
américain, c'est un Modus Vivendi, du 31 mars suivant qui reprend les termes de la Convention et fixe la
nomination d'un percepteur général des Douanes. Le 8 février 1907 une nouvelle Convention est signée
qui prévoit que le percepteur général peut faire appel à la protection du gouvernement des États-Unis. Le
27 décembre 1924, après le départ des troupes nord-américaines, une troisième Convention proroge les
dispositions de la Convention de 1907.
37 CASSÁ, Historia social y económica de la República Dominicana, p. 176, en offre le tableau détaillé.
D'autres auteurs donnent des chiffres encore supérieurs. Ces différences sont dues au fait qu'il est fort
difficile, sinon impossible, de distinguer les créances légitimes de celles qui résultent d'escroqueries
pures et simples, au sein de la dette publique. Washington pourra ainsi décider de la réduire de moitié, la
ramenant soudain à dix-sept millions de dollars. Il ne s'agit pas d'une opération philantropique, bien au
contraire : ce sont les créances européennes qui se trouvent rayées d'un trait de plume.
38 D'après les données recueillies et présentées par E STRELLA, La moneda, la banca y las finanzas en la
República Dominicana, t. I, p. 237.
-25-
Les sommes, on le voit, sont considérables et le rythme est soutenu. La
république Dominicaine est placée dans l'état économique et politique d'un protectorat
asservi aux seuls intérêts de la métropole.

Cette situation permet de drainer des sommes énormes vers les États-Unis. Près
de cinquante-deux millions de dollars sont prélevés entre 1908 et 1930 par la perception
générale des Douanes comme l'attestent les relevés de cette agence du gouvernement de
Washington39 :

RECETTES DOUANIÈRES
ET RÉPARTITION
1908-1930
(en dollars US)

Année Part gardée par la Part remise Montant total


perception générale au gouvernement
1908 1 748 184 1 668 017 3 416 201
1909 1 451 972 1 586 742 3 038 714
1910 1 570 198 1 633 228 3 203 426
1911 1 554 686 1 931 000 3 485 686
1912 1 628 994 2 028 600 3 657 594
1913 2 581 218 1 678 944 4 260 162
1914 1 922 030 1 172 554 3 094 584
1915 2 235 957 1 646 090 3 882 047
1916 2 357 071 1 678 283 4 035 354
1917 2 873 789 2 455 784 5 329 573
1918 2 249 840 2 068 975 4 318 815
1919 2 829 047 1 628 345 4 457 392
1920 4 451 382 1 822 358 6 273 740
1921 2 505 746 354 119 2 859 865
1922 1 916 326 1 044 896 2 961 222
1923 1 750 620 1 275 000 3 025 620
1924 3 018 749 1 265 000 4 283 749
1925 3 466 002 1 449 000 4 915 002
1926 2 806 027 1 928 710 4 734 737
1927 1 355 169 4 553 627 5 908 796
1928 1 520 469 3 776 647 5 297 116
1929 1 517 732 3 477 846 4 995 578
1930 2 654 573 895 783 3 550 356
TOTAL 51 965 781 43 019 548 94 985 329

39 ID., Ibid., t. I, p. 239.

-26-
Les barèmes fixés, 55 % pour la perception générale des Douanes, 45 % pour le
gouvernement dominicain, sont, au total, strictement respectés. Mais Washington
décide seule de l'opportunité de s'y tenir ou de passer outre. Ainsi, lorsqu'une brutale
crise en 1921 et 1922 déséquilibre la balance commerciale dominicaine, les parts
respectives sont modifiées d'office, comme on peut le constater. En 1921, année où le
déficit commercial est de près de quatre millions de dollars, la perception se réserve
presque la totalité des recettes, n'abandonnant au gouvernement militaire d'occupation
que 12,4 % des montants perçus. L'année suivante, la situation s'étant quelque peu
améliorée, la part allouée au gouvernement triple, mais la perception générale garde
encore près de 65 % des recettes. Le contrôle de la répartition devient ainsi un
instrument particulièrement efficace d'assujettissement du gouvernement dominicain.

On comprend, dans ces conditions, que le développement de l'économie


dominicaine, remarquable en valeur absolue, ne profite guère au pays. Si les courbes de
la production et des exportations s'élèvent, en particulier grâce au développement de
l'industrie sucrière, celle des importations suit. Les bénéfices dégagés sont ainsi
constamment absorbés par l'achat des biens de consommation que le pays ne produit
pas40 :

ÉVOLUTION COMPARÉE DES EXPORTATIONS


ET DE L'EXCÉDENT COMMERCIAL
1906-1930
(en dollars US)

Années Exportations Excédent % = Excédent /


commercial Exportations
1906-1910 42 524 534 18 058 757 42,5 %
1911-1915 59 648 589 19 361 230 32,5 %
1916-1920 164 677 930 48 249 281 29,3 %
1921-1925 118 921 731 14 854 202 12,5 %
1926-1930 127 117 496 10 909 356 8,6 %

Comme on peut l'observer, si les richesses produites et exportées croissent


considérablement, le solde bénéficiaire pour la république Dominicaine n'évolue guère
en valeur absolue. Il se réduit même sensiblement à partir des années de crise 1921-
1922. En valeur relative, la fraction qui reste après avoir réglé les importations de
produits manufacturés diminue très rapidement. La détérioration des termes de
40 Calculs effectués à partir des données fournies par le rapport annuel de la perception générale des
Douanes de 1930 et reproduites dans CASSÁ, Historia social y económica de la República Dominicana,
p. 152.
-27-
l'échange est clairement perceptible. Or cet excédent est indispensable pour faire face
au service de la dette extérieure et au paiement des dividendes aux États-Unis. La
république Dominicaine, économiquement asservie, dispose en définitive des moyens
de survivre mais non de se préparer un avenir indépendant.

-28-
3. L'INTERVENTION DIRECTE ET SES
CONSÉQUENCES. 1916-1930

La mise sous tutelle économique du pays ne débouche pas sur la stabilité


politique. La Línea noroeste, le Cibao, le Sud et l'Est, pour s'en tenir aux principales
régions, restent profondément différents. Les intérêts des éleveurs, des planteurs de
tabac et des propriétaires de sucreries s'opposent la plupart du temps. À ce
morcellement économique correspond une division politique. Des chefs locaux, les
caudillos, règnent dans de nombreuses régions. Les partis politiques ne cessent de se
fractionner.

L'État central ne parvient pas à être un facteur d'ordre. Il est essentiellement un


objet de convoitises car il représente pour chaque faction, appuyée sur son réseau
clientéliste, la possibilité de placer ses hommes dans les ministères et les
administrations. Il est ainsi une source de financement que l'on tente de se partager à
travers d'obscures tractations ou que l'on se dispute âprement. Il suffit qu'un groupe
s'empare du gouvernement pour que les autres, exclus de la répartition de la manne, se
liguent contre lui et soulèvent des régions entières contre le pouvoir officiel. En effet,
ce point est essentiel, chaque caudillo dispose d'une petite troupe, plus ou moins bien
armée, qu'il peut mettre au service de telle ou telle faction, selon ses intérêts du
moment.

Or Washington, en faisant du gouvernement dominicain une annexe de la


perception générale des Douanes, n'a fait qu'aggraver cette situation d'instabilité. Le
clientélisme est encore encouragé. La dépendance économique et politique, de plus en
plus criante, est un obstacle considérable à la définition d'un projet national unificateur
et porteur d'avenir. Ce désordre permanent est donc, pour les États-Unis, un résultat
paradoxal et indésirable de leur pénétration économique et politique impériale. En effet,
le commerce a besoin d'infrastructures modernes et de stabilité du pouvoir. En outre, la
situation anarchique affaiblit dangereusement le dispositif destiné à empêcher toute
ingérence des puissances européennes41.

41 Des voix s'élèvent d'ailleurs aux États-Unis pour demander que soient mieux définis le statut du pays
et sa sujétion à l'empire. On pourra lire SCHOENRICH, Santo Domingo, a country with future, qui, en
1918, préconise de faire de la république Dominicaine un protectorat ou bien de l'annexer purement et
simplement.
-29-
Washington, consciente de cette évolution, ne reste pas inactive. Elle essaie de
favoriser la mise en place d'un pouvoir fort local qui s'appuierait sur une armée
moderne et centralisée. Le meilleur exemple en est certainement fourni par le soutien
apporté au président Ramón Cáceres "Mon". Parvenu au pouvoir à la fin de 1905, celui-
ci s'emploie à organiser une force permanente et disciplinée autour de deux corps créés
tous exprès : la garde nationale qui opère dans les campagnes et surtout la garde
républicaine, baptisée populairement La guardia de Mon, basée dans les deux plus
grandes villes du pays. Le gouvernement a besoin de cet instrument répressif pour
asseoir son autorité sur le pays, faire accepter la Convention de 1907 et mettre en œuvre
sa loi sur la répartition des terres communales qui permet aux compagnies sucrières de
se développer. Les tensions qui s'ensuivent sont extrêmement vives. Tous ceux qui sont
exclus du nouvel ordre se liguent contre Cáceres, y compris dans son propre camp. Les
caudillos refusent de se plier au pouvoir central. Les intrigues et les complots se
succèdent; à la fin de l'année 1911, la voiture présidentielle est arrêtée par des
conspirateurs, une fusillade a lieu, et "Mon" Cáceres est tué. Les luttes pour le pouvoir
reprennent alors de plus belle, ruinant toute ce qui avait été entrepris depuis six ans
avec l'appui de Washington42.

Pendant dix-sept ans, de la mort de "Lilís" Heureaux au débarquement de leurs


troupes, les États-Unis essaient continuellement et par tous les moyens indirects
possibles -soutien à telle ou telle faction, ingérences de toutes sortes, menaces,
pressions, missions publiques ou secrètes, etc.- d'aider à l'installation d'un pouvoir
stable et favorable à leurs intérêts. En vain.

Il ne faut pas déduire de cette obstination que les responsables politiques nord-
américains ne comprennent pas rapidement qu'ils sont entraînés à terme vers une
intervention directe. Dès 1905, le président T. Roosevelt, commentant la Convention
avec Saint-Domingue, écrit des phrases très éclairantes :
«Saint-Domingue va vers le chaos, en effet après cent ans de
liberté elles est absolument incapable de toute œuvre de Gouvernement.
À mon très grand regret j'ai été obligé de faire le premier pas pour
intervenir dans cette île. J'espère qu'il s'écoulera longtemps avant que je
ne sois contraint d'aller plus loin. Mais il me semble que, tôt ou tard, les
États-Unis devront inévitablement adopter une attitude de protection et
de réglementation à l'égard de tous ces petits États dans le voisinage des

42 Ramón Cáceres accède à la présidence de la République le 29 décembre 1905. Deux lois successives,
en juin 1907 puis avril 1911, organisent le partage des terres communales. "Mon" Cáceres est tué le 19
novembre 1911.
-30-
Caraïbes. J'espère que cela sera différé le plus possible, mais je crois
que c'est inévitable43.»
La perspective qui mènera, dix et onze ans plus tard, à l'occupation d'Haïti et de
la république Dominicaine, est ici nettement tracée. On remarquera cependant que, dans
le même temps, le président nord-américain multiplie les regrets et les réticences,
estimant qu'il faut attendre et sans doute même temporiser.

Pourtant Roosevelt avait été un partisan enthousiaste de l'intervention à Cuba en


1898, avant même McKinley, président à l'époque. Dès les premières heures du conflit
avec l'Espagne, il s'était démis de ses fonctions de secrétaire d'État adjoint à la Marine,
avait levé une troupe de cavaliers volontaires, les Rough Riders, à la tête de laquelle il
s'était brillamment comporté44. Ce serait donc un contresens de voir dans les réflexions
du président Roosevelt la manifestation d'un désir de rester replié sur le territoire
national. On le comprend, ce qui s'exprime ici c'est que les États-Unis ne sont pas
encore prêts. Ni moralement, ni matériellement. La prise de conscience de leur rôle
impérial ne se fait que peu à peu, sous la contrainte des événements, et au prix de vives
discussions. Il faut que les nécessités commerciales, puis stratégiques, s'imposent aux
cercles dirigeants nord-américains pour que la balance penche et qu'un nouveau pas soit
fait. Ce trait majeur de l'expansion impériale nord-américaine est trop souvent ignoré. Il
mérite pourtant d'être souligné car il réapparaît constamment dans tout le
développement de la dictature de Trujillo, de sa genèse à son effondrement. Traduction
concrète de cet état d'esprit au tournant du siècle : les États-Unis ne disposent pas d'une
force militaire à la mesure de leur puissance économique, cent mille hommes et
officiers en tout et pour tout en 1898. On est loin des armées britanniques, françaises et
allemandes avec leurs troupes coloniales spécialisées dans les interventions hors des
frontières.

Le début du siècle est donc tout occupé par la marche à l'intervention directe.
Au fil des événements, Washington se convainc de son rôle impérial et se donne les
moyens de l'assumer. La mer des Caraïbes, toute proche du territoire national, morcelée
en une multitude d'États et de possessions, ouverte aux influences européennes, apparaît
aussitôt comme le lieu où se jouent les destinées expansionnistes nord-américaines :

43 Cité par MORALES PADRÓN, América hispana. Las nuevas naciones, p. 120. L'ouvrage ne relève pas le
fait que Roosevelt semble ne pas distinguer Haïti, effectivement indépendante depuis une centaine
d'années, de la république Dominicaine. Le regard impérial ne s'attarde pas sur les différences entre «tous
ces petits États».
44 Les charges du lieutenant-colonel Roosevelt et de ses Rudes Cavaliers, en particulier l'assaut de la
colline de San Juan, avaient été transformées en légende héroïque par la presse nord-américaine et le
Parti républicain.
-31-
- La marine devient une arme redoutable. Sixième du monde en
1890, elle atteint le quatrième rang en 1900, puis le troisième en 1906. L'année suivante
l'US Navy possède la deuxième flotte mondiale avant que l'Allemagne ne lui ravisse
cette place. Une course est engagée avec le Kaiser Guillaume II dont on connaît la
formule : «Notre avenir est sur l'eau.»

- Justement, en 1902 une flotte allemande, anglaise et italienne


met le blocus devant Caracas afin d'exiger le paiement de la dette. Washington menace
d'intervenir, provoquant le départ des navires de guerre et s'oppose aux prétentions
européennes lors des négociations l'année suivante. On voit ici comment la question
économique se transforme d'elle-même en question militaire.

- En 1905, Theodore Roosevelt, tirant la leçon des récentes


expériences, énonce les nouveaux principes, présentés comme une mise à jour de la
doctrine de Monroe :
«Une inconduite chronique, ou une impuissance qui conduisent à
un relâchement général des liens de la société civilisée, peuvent en
Amérique comme ailleurs exiger, en fin de compte, l'intervention d'une
nation civilisée. Dans l'Hémisphère Occidental, l'adhésion des États-
Unis à la doctrine de Monroe peut contraindre ceux-ci, quoiqu'il leur en
coûte, dans les cas flagrants d'une inconduite ou d'une impuissance de ce
genre, à exercer un pouvoir de police internationale45.»
La déclaration, baptisée Corollaire Roosevelt, s'applique directement à la mer
des Antilles. L'amendement Platt avait donné à Washington la possibilité d'intervenir à
Cuba, le Corollaire Roosevelt étend ce droit aux Caraïbes, définies de ce fait comme
mer intérieure de l'empire.

- Le percement du canal de Panama, achevé en 1914, contribue


très largement à accélérer le processus. En particulier, la république Dominicaine,
placée entre Cuba et Porto Rico, retrouve un intérêt stratégique qui avait pu sembler
amoindri. Le contrôle et la sécurité de la voie d'eau internationale sont en jeu 46. Le
sénateur Heyburn, s'exprimant devant ses collègues alors que les travaux de percement
du canal sont en cours, le dit sans déguisement :
«En plus des avantages commerciaux qui en découlent, que je
n'énumère pas ici parce qu'ils sont trop bien connus, en plus de ces
45 CASTILLO. "The Roosevelt Corollary", in The United States and Latin America, p. 76.
46 La baie de Samaná, longtemps convoitée, avait perdu son intérêt pour Washington avec l'ouverture de
bases navales à Puerto Rico et à Guantánamo.
-32-
avantages, dis-je, la souveraineté sur l'île de Saint Domingue et son
Gouvernement sont une nécessité pour la sécurité des fonds
considérables que représente le percement du canal de Panama47.»
On peut difficilement énoncer plus clairement les visées impérialistes.
Remarquons que, dans cette perspective stratégique qui mêle le politique, l'économique
et le militaire, l'île est perçue comme un tout.

- Or justement, la guerre qui éclate en Europe incite les dirigeants


nord-américains à occuper un terrain débarrassé des éventuels rivaux. La Kriegsmarine
est retenue loin des rivages tropicaux par les flottes alliées, l'US Navy peut marquer son
territoire. Dès 1915, l'infanterie de marine nord-américaine, l'US Marine Corps, troupe
spécialement formée afin d'intervenir sur les théâtres extérieurs, débarque en Haïti,
qu'elle occupera pendant dix-neuf ans48.

Ainsi, au-delà des proclamations contradictoires, qui vont de la «politique du


gros bâton» de Theodore Roosevelt à la «diplomatie du dollar» du président William
Taft, tous deux républicains, se dessine une marche à l'intervention directe. On notera
d'ailleurs que c'est le président Thomas Woodrow Wilson, démocrate, présenté comme
le plus pacifiste des trois, qui ordonne les expéditions militaires et débarquements au
Mexique, en Haïti, puis en république Dominicaine.

Le motif invoqué pour justifier l'intervention des Marines montre bien


l'évolution des rapports entre Washington et Saint-Domingue. Il s'agit du refus opiniâtre
des dirigeants dominicains de se plier à deux exigences brutalement formulées par le
ministre plénipotentiaire des États-Unis, sur instructions expresses du secrétaire du
département d'État, dans la fameuse Note 14 en novembre 191549. D'une part, ils
devraient accepter officiellement la nomination d'un expert financier nord-américain
chargé de gérer le budget du gouvernement dominicain. Ce contrôleur des dépenses ne
signerait les chèques que s'il estimait les dépenses justifiées. D'autre part, la garde
républicaine serait dissoute et remplacée par un corps de police militaire commandée
par des officiers nord-américains. On comprend la résistance du gouvernement
dominicain qui, privé de tout pouvoir réel, serait transformé en pure institution
fantoche.
47 GARCÍA GODOY, El derrumbe, p. 99. Cette œuvre, écrite en 1916, dénonce l'offensive impérialiste des
États-Unis. Elle fut classée comme subversive et interdite par le gouvernement militaire nord-américain.
Cf. l'annexe Notices biographiques.
48 Elle débarque le 28 juillet 1915. L'évacuation a lieu en août 1934.
49 Ces exigences étaient contenues dans une note diplomatique du ministre William Russell datée du 19
novembre 1915. Le document est connu comme la Note 14.
-33-
À l'évidence, ce qui s'annonce n'est plus la simple substitution d'un exécutif par
un autre, mais la remise en cause de tout le système politique et, au-delà, de
l'organisation de la société.

Il est clair que Washington est maintenant convaincue qu'elle peut et doit
prendre directement les affaires en main. Dès le lendemain du débarquement des
Marines en Haïti, la presse dominicaine avait dénoncé le processus qui s'enclenchait :
«L'incendie s'approche et une étincelle peut faire sauter notre
"poudrière"50.»
Quatre mois plus tard, les sommations nord-américaines confirment la justesse
de cette prédiction. Très vite le gouvernement de Juan Isidro Jimenes, qui cherche un
compromis avec les autorités de Washington, se trouve considérablement affaibli. Soit
il refuse de se plier à la volonté impériale et il est privé des moyens matériels -
ressources financières et armes- de gouverner, soit il s'appuie sur les États-Unis qui
proposent de fournir leurs propres troupes et il devient leur otage. Bien évidemment,
l'opposition intérieure tente de mettre à profit la situation et accuse Jimenes de
s'entendre avec Washington. Jimenes est contraint de démissionner. L'amiral Caperton,
accouru depuis Haïti, menace de bombarder Saint-Domingue et exige la capitulation de
ceux qu'il considère comme des insurgés. En mai 1916 la capitale est prise, puis tout le
pays est progressivement occupé51.

Ce n'est pourtant pas assez. En effet, malgré la présence des troupes étrangères
le Congrès dominicain continue à se réunir et élit même un nouveau président qui n'est
pas du goût de Washington. Le percepteur général des Douanes publie un communiqué
officiel indiquant que le gouvernement dominicain est privé de toute ressource
financière et précise :
«Cette suspension de paiements se poursuivra jusqu'à l'obtention
d'un complet accord sur l'interprétation de la Convention dominico-
américaine de 1907, interprétation demandée avec insistance par le
Gouvernement des États-Unis comme le sait le Gouvernement
dominicain depuis le mois de novembre dernier, ou jusqu'à la
reconnaissance de l'actuel Gouvernement par celui des États-Unis52.»
Le chantage cynique rappelle les exigences nord-américaines, maintenues
inchangées, et demande la complète soumission des autorités dominicaines.
50 Listín Diario, 9 août 1915.
51 Les premières troupes débarquent dès le 4 mai, sous prétexte de protéger la légation des États-Unis.
Le 16, Saint-Domingue est occupée. À la fin du mois de juillet 1916, les principaux points stratégiques
du pays sont tenus par les Marines.
52 Listín Diario, 22 août 1916. Communiqué signé par C. H. Baxter, percepteur général des Douanes,
daté du 18 août 1916.
-34-
Bien que privées d'argent, incapables de mobiliser des forces réelles et
profondément divisées, celles-ci ne se rendent pas et cherchent à obtenir des
concessions inacceptables du point de vue de Washington. Tout accommodement se
révèle impossible. Finalement, un an après la Note 14 et alors que les Marines sont
installés dans le pays depuis six mois, le contre-amiral Harry S. Knapp lance la
Proclamation d'occupation à la fin du mois de novembre 1916. Les règlements
militaires s'appliquent immédiatement à tout le pays et Knapp lui-même prend le titre
de gouverneur militaire. Quels que soient les artifices de langage employés, l'empire ne
parvient à asseoir son pouvoir qu'en rompant ouvertement avec la légitimité
dominicaine.

Parmi les partisans de l'empire, certains relèvent le fait et en pressentent les


conséquences. Quelques années plus tard, un témoin nord-américain, Melvin M. Knight
critique ainsi les décisons prises :
«Ce manque de coopération souligna la différence qui existe
entre un protectorat qui repose sur un accord entre deux Gouvernements
et un régime de force fondé exclusivement sur la volonté d'un seul. […]
Un Gouvernement dominicain aurait peut-être davantage retardé la mise
en place de cartes d'identité ou l'implantation des dernières méthodes de
comptabilité que ne le fit la force militaire étrangère. La légitimité n'est
pas sans valeur cependant, même si c'est au prix de l'efficacité
mécanique. Il y aurait eu moins de discussions sur le fait de savoir si
ceux qui résistèrent à un Gouvernement dominicain légalement constitué
étaient des bandits ou simplement des patriotes, il aurait été moins
opportun de comparer le régime américain au régime prussien, au
détriment du premier. Ce cas n'est pas imaginaire, car la comparaison
fut souvent établie à Saint-Domingue53.»
Observation amère si l'on se rappelle que les États-Unis entrent en guerre contre
le Kaiser quelques mois après l'occupation de la république Dominicaine et que toute
marque de sympathie pour l'Allemagne est regardée comme un acte d'hostilité à
l'encontre de Washington. L'opposition entre les occupants et la société dominicaine
telle qu'elle s'était constituée est ici clairement perceptible. De cette rupture radicale
avec la légitimité historique nationale, que souligne Knight pour la regretter, devait
surgir la dictature en 1930.

53 KNIGHT, Los americanos en Santo Domingo…, p. 95.

-35-
Nous reviendrons par conséquent sur les principaux aspects politiques de
l'occupation nord-américaine lorsque nous examinerons la formation politique et
militaire de Trujillo54. Soulignons simplement quelques points essentiels pour la
compréhension des nouveaux équilibres qui s'instaurent :

- Ce ne sont pas la Maison-Blanche ou même le département


d'État nord-américain qui prennent le contrôle direct de la république Dominicaine mais
l'US Navy. De 1916 à 1922 le pouvoir est entre les mains d'un gouverneur militaire,
placé sous l'autorité du secrétariat d'État à la Marine. Des tribunaux militaires sont mis
en place et habilités à juger les civils. La violence et la torture sont monnaie courante.

- La censure est établie, la carte d'identité rendue obligatoire pour


se déplacer et la population systématiquement désarmée; une véritable dictature
militaire instaurée. L'instrument décisif dont elle se dote est la garde nationale,
constituée de jeunes Dominicains, mais formée, encadrée et dirigée par des officiers du
corps des Marines55.

- Dans le même temps, des routes qui rayonnent autour de la


capitale, vers le Cibao, l'Est et le Sud, sont tracées afin de permettre le déplacement
rapide des troupes. Le commerce en est grandement facilité56.

- Une loi d'enregistrement des terres est promulguée en 192057.


Des milliers de petits paysans sont dépouillés de leurs terres au profit des grands
propriétaires. Les profits s'élevant vertigineusement à la fin de la Première Guerre
mondiale58, deux grands consortiums sucriers à capitaux nord-américains, se
constituent. Il s'agit de la Cuban-Dominican Sugar Corporation, qui deviendra par la
suite la West Indies Sugar Corporation, liée à la National City Bank, et de la South
Porto Rico Sugar Company, dont les fonds sont alimentés par la Chase Manhattan Bank
et Rockefeller. La première contrôle des sucreries comme Barahona ou Boca Chica,
tandis que la seconde inaugure en 1920 la plus grande centrale sucrière du monde à La
Romana. Ces deux grands groupes, qui opèrent également à Cuba et Porto Rico,

54 Voir 1930-1931. La créature des Marines.


55 La garde nationale est officiellement constituée dès le 7 avril 1917. Le 2 juin 1921, elle est
transformée en police nationale.
56 Voir l'annexe Cartes : Le réseau des transports en 1930.
57 À la date du 2 juillet 1920. Elle est fondée sur le système Torrens.
58 L'épisode, qui atteint son sommet en 1920, est connu comme la "Danse des Millions". Il est suivi
d'une forte récession en 1921.
-36-
occupent rapidement une position de monopole dans le secteur sucrier, ne laissant aux
producteurs dominicains qu'un rang accessoire.
En 1925, les capitaux nord-américains contrôlent 150 000 hectares de
plantations et des entreprises sucrières évaluées à près de 34,5 millions de dollars. Cela
représente 83,5 % des surfaces plantées de canne à sucre et 84,3 % de la valeur de
toutes les entreprises du secteur en république Dominicaine59.

- La place économique des puissances européennes, au premier


rang desquelles l'Allemagne, est considérablement réduite. Les États-Unis s'assurent le
contrôle presque exclusif du commerce extérieur dominicain.

- L'économie dominicaine est définie comme subsidiaire de celle


des États-Unis. Un ordre exécutif de 1919 modifie les tarifs douaniers : deux cent
quarante-cinq articles manufacturés nord-américains sont déclarés libres de tout droit
d'importations et sept cents autres bénéficient de très substantielles réductions de taxes.
Le développement de l'artisanat et de la petite industrie de transformation dominicaine
est brutalement et durablement freiné60.

- Afin de soutenir sa place dans l'empire, le pays est modernisé et


centralisé. Outre le développement du réseau routier, il faut relever la construction de
nombreuses écoles primaires, la mise en place d'une fiscalité intérieure, l'organisation
d'une administration publique nationale et des efforts en matière de santé publique.

- Pour financer ces plans et travaux de nouveaux emprunts sont


contractés, comme nous l'avons vu61. Le prétexte juridique qui a permis l'intervention
reste ainsi d'actualité et le lien de dépendance qui place Saint-Domingue sous l'autorité
de Washington est consolidé.

Les effets de l'occupation militaire et de la dictature exercée par l'US Navy sont
immenses et durables. Le système économique est bouleversé, l'organisation politique
et sociale du pays est profondément remise en cause. L'intervention a introduit des
ferments qui ne joueront tout leur rôle que des années plus tard.
59 Sur un total de 177 332 hectares de plantations, les capitaux nord-américains contrôlent 148 116
hectares. Ils détiennent également des entreprises sucrières évaluées à 34 465 140 $, alors que l'ensemble
du secteur est estimé à 40 894 136 $. Calculs et conversions effectués d'après les données détaillées
fournies par KNIGHT, Los americanos en Santo Domingo…, p. 147.
60 ID., ibid., p. 114, évoque les conséquences de cette mesure.
61 Voir le tableau des Emprunts publics internationaux dans : 1893-1916. L'emprise impériale.

-37-
Cependant l'occupation militaire se heurte à de sérieux obstacles. Les
mouvements nationalistes persistent au sein de la population. La brutale dépression de
1921 qui cause la ruine de milliers de commerçants et d'agriculteurs dominicains
alimente le ressentiment de la population. Le gouvernement militaire lui-même se
trouve en position difficile et est réduit à la portion congrue par la perception générale
des Douanes nord-américaine62.

Le président républicain Warren G. Harding, élu en novembre 1920, dénonce la


politique interventionniste de son prédécesseur T. Woodrow Wilson. Il préconise le
«retour à la normale», c'est-à-dire le repli des États-Unis sur leur territoire et la priorité
absolue accordée aux problèmes nord-américains. Le déploiement des troupes dans la
mer des Caraïbes est explicitement mis en cause. À l'instar des sénateurs, qui en 1871
avaient repoussé l'annexion de la république Dominicaine, nombre de dirigeants
politiques nord-américains refusent d'être entraînés dans un engrenage qu'ils ne
pourront pas contrôler. Ceux qui naguère prétendaient apporter les lumières de la
civilisation aux peuples attardés font maintenant figure de dangereux utopistes. Les
difficultés rencontrées le prouvent : poursuivre encore l'occupation c'est risquer de
s'enliser63. L'idée s'impose qu'une fois les mécanismes conformes aux besoins impériaux
implantés en république Dominicaine, il convient de se retirer.

Contre les nationalistes qui demandent «le retrait pur et simple64» un plan est
préparé afin de préserver la transmission de l'héritage et de prévenir des révisions
radicales. Un gouvernement provisoire est mis en place et les élections organisées en
mars 1924 aboutissent à l'élection d'Horacio Vásquez à la présidence et de Federico
Velázquez à la vice-présidence65.

Les 12 juillet 1924, les troupes nord-américaines commencent à évacuer le pays.


Les milliers de personnes qui se rassemblent ce même jour à la forteresse Ozama pour
62 Nous avons examiné ce point dans nos commentaires du tableau Recettes douanières et répartitions,
in 1893-1916. L'emprise impériale.
63 Les déclarations du gouverneur militaire Thomas Snowden, successeur de Knapp, qui affirme qu'il
faudra encore vingt ans ou plus avant que les Dominicains ne soient capables de se gouverner par eux-
mêmes, sont révélatrices.
64 Telle était la demande de l'Union nationale dominicaine, fondée en mars 1920.
65 Le plan de retrait des troupes est arrêté par l'avocat dominicain Francisco J. Peynado et le secrétaire du
département d'État, Charles Evans Hughes, le 30 juin 1922. Il est ratifié par les représentants des partis
dominicains le 23 septembre de la même année. Un mois plus tard, le 21 octobre 1922, Juan Bautista
Vicini Burgos inaugure son mandat de président provisoire. Horacio Vásquez est élu à la présidence le 15
mars 1924.
-38-
assister à la prestation de serment du président H. Vásquez peuvent avoir l'illusion que
les huit dernières années n'auront été qu'un douloureux épisode qui appartient
définitivement au passé.

Il semble en effet que l'on soit revenu aux années du début du siècle :

- Une nouvelle convention financière est signée dès le mois de


décembre 1924. Elle reprend, sous une forme réactualisée, les dispositions de la
Convention de 190766. La perception générale des Douanes reste au mains des États-
Unis qui se réservent le droit d'intervenir si nécessaire. Le gouvernement dominicain
devra se contenter des sommes que l'officine gouvernementale nord-américaine lui
allouera.
Afin de faire face aux besoins de l'État, de nouveaux emprunts pour un total de
dix millions de dollars sont lancés en 1926.
Les liens de dépendance sont ainsi renouvelés.

- Dans le même temps les luttes des factions pour le partage du


pouvoir reprennent. Les alliances se font et se défont au gré des intrigues. La légalité
est sujette aux interprétations les plus sophistiquées.
Ainsi, au terme des quatre années de son mandat, le président Horacio Vásquez
décide de se maintenir encore au pouvoir pendant deux ans en usant d'artifices
juridiques. D'intenses discussions ont lieu dans les cercles dirigeants. Finalement la
Constitution est réformée et, le 16 août 1928, H. Vásquez entame la période de deux
années supplémentaires. Ce même jour, le vice-président Federico Velázquez, en
désaccord avec le président, démissionne. La rupture entre les chefs du Parti national et
du Parti progressiste est ainsi publiquement consommée. Il est vrai que, depuis
longtemps déjà, Vásquez ne gouverne qu'avec le soutien de son ennemi politique
traditionnel, le parti jiméniste, rebaptisé Coalition patriotique de citoyens.
À nouveau Washington hésite. Elle fait d'abord connaître à Vásquez son
hostilité à la prolongation du mandat présidentiel, car la mesure lui semble grosse de
désordres. Mais lorsque Velázquez se rend aux États-Unis, il se heurte au refus
d'intervenir dans les affaires intérieures dominicaines.
Horacio Vásquez, pourtant gravement malade, en profite pour manœuvrer. Dans
la perspective des élections de 1930, il dresse ses secrétaires d'État les uns contre les
autres. Entre les clans qui s'affrontent, il apparaît déjà comme celui qui évitera de
nouveaux déchirements.

66 Cette nouvelle convention est signée le 27 décembre 1924.

-39-
Dans cette situation, qui ne se répète qu'en apparence, les mécanismes mis en
place par les troupes de l'empire quelques années plus tôt, vont bientôt jouer un rôle
nouveau et décisif67.

67 Le fait est si frappant que bien des historiens passent très rapidement sur les six années de la
présidence de Vásquez, considérant implicitement qu'il s'agit d'une simple parenthèse, ce qui nous
semble très discutable. R. CASSÁ dans son Historia social de la República Dominicana , ouvrage qui fait
autorité, ne consacre pas une ligne à la période, sans apporter d'explication.
-40-
II

LA PRISE DU POUVOIR
ET L'ENRACINEMENT
1930 - 1937

-41-
LA PRISE DU POUVOIR
1930 - 1931

1. LA CRISE

A/ LA CRISE IMPÉRIALE

Le système impérial dans lequel la république Dominicaine a été profondément


entraînée est plongé dans une crise extrêmement grave à partir de 1929.

L'objet de notre étude n'est pas d'en discuter les origines ou d'examiner les
interprétations diverses qui en sont encore données. Mais il faut en rappeler
succintement la portée, pour comprendre les bouleversements qui, se propageant à
partir de l'Amérique du Nord, ne tardent pas à affecter le pays.

La crise boursière qui éclate à Wall Street le 24 octobre 1929, le fameux "jeudi
noir", ouvre un processus qui ébranle les États-Unis. Des modes de fonctionnement qui
semblaient éprouvés produisent des résultats désastreux. Il faut trouver d'urgence de
nouvelles solutions.

Le mythe d'un développement continu, naturel et inéluctable de la puissance


nord-américaine s'efface :

- L'effondrement de la bourse dessille soudain les yeux. En effet


le mécanisme des call loans, emprunts au jour le jour qui permettent d'acquérir des
titres en ne versant que 10 % de leur prix à l'achat, se retourne contre le système. Dans
le contexte de hausse prolongée de la valeur des actions, ils permettaient de réaliser des

-42-
gains substantiels en achetant et revendant rapidement d'énormes quantités de titres 68.
Mais le renversement de la tendance est fatal à ce type de traites de cavalerie. Les
acheteurs sont insolvables; la chute des valeurs, artificiellement gonflées par la
spéculation, est vertigineuse.

- Le très large développement des achats à crédit parmi la


population et l'endettement d'une grande partie des agriculteurs, contribue également à
amplifier les ravages de la crise.

- Les gains rapides de productivité de l'industrie se heurtent


soudain à la fermeture des marchés intérieur et internationaux. Les produits
manufacturés, sortant des chaînes en énormes quantités, ne trouvent plus preneur.

Il apparaît ainsi que la croissance était en grande partie gagée sur l'avenir.
Complémentairement, la place mondiale prise par les États-Unis, sans qu'ils en
mesurent toujours les conséquences, est mise en pleine lumière :

- Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, ils sont devenus


des créanciers à l'échelle planétaire. L'Europe et l'Amérique latine en particulier sont
parmi leurs débiteurs. Retranchée derrières ses barrières douanières, l'Amérique du
Nord a elle-même asséché les débouchés pour ses marchandises. Les clients, écrasés
par les dettes, ne peuvent plus acheter. Le problème du remboursement des sommes
dues se pose à son tour.

- Le dollar, accompagné de la livre sterling, a maintenant


largement remplacé l'or comme valeur de référence et monnaie de réserve. Le
fonctionnement du système économique mondial dépend en large partie de la confiance
qu'inspirent les États-Unis.

- Aussi la crise qui débute à New York se répand-elle rapidement


sur la planète69. Le commerce mondial s'enfonce dans une spirale à la baisse. En février
68 GAZIER, La crise de 1929, p. 29, évalue à 8,5 milliards de dollars le montant des prêts consentis à cette
fin, en octobre 1929. La somme est gigantesque si on la rapporte au montant de la masse monétaire nord-
américaine à l'époque : 46 milliards de dollars en tout.
69 Dans un discours prononcé à Columbus (Ohio) le 20 août 1932, lors de la campagne pour les élections
présidentielle, Franklin D. Roosevelt expose ainsi la naissance de la crise et son développement : «Les
rapports établis par les nations civilisées de la terre prouvent deux faits : premièrement, que la structure
économique des autres nations était affectée par le flot montant de la spéculation aux États-Unis et que
la diminution de nos prêts à l'étranger a contribué à engendrer un état de détresse; deuxièmement, que
la bulle des chimères éclata d'abord dans son pays d'origine -les États-Unis.» Document présenté par
HEFFER, La grande dépression, p. 65.
-43-
1932, les transactions représentent moins du tiers de ce qu'elles étaient en avril 1929 70.
La consommation des matières premières se réduit et, en conséquence, les prix baissent.

Les répercussions aux États-Unis sont de très grande ampleur :

- En 1933, le produit national brut a perdu près du tiers de sa


valeur, par rapport à celui de 1929.

- La production industrielle a reculé de 37 %. Celle de l'acier de


59 %. Les usines produisent une automobile là où elles en produisaient trois.

- Le chômage atteint près de 13 millions de personnes sur une


population active de 52 millions 71. Des centaines de milliers de Nord-Américains sont
jetés sur les routes, errant à la recherche d'un hypothétique emploi.

- Surtout, la crise est longue. Le retour à la normale ne se fait que


très progressivement. Il faut attendre 1939 pour que la production industrielle retrouve
son niveau de 1929. Le PNB dépasse à peine celui d'avant la crise et le pays compte
encore 9,5 millions de chômeurs à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

La crise économique débouche sur une réévaluation des certitudes politiques. La


fragilité du système est démontrée. Le pragmatisme s'impose rapidement. Toute mesure
qui permet de rétablir ou de préserver la puissance et la prospérité nord-américaine est
considérée comme bonne. L'heure n'est plus aux grands principes mais aux décisions
rapides et énergiques dans un monde qui vacille.

70 La SDN évaluait les importations de soixante-quinze pays à 3,039 milliards de dollars-or en avril
1929; en février 1932, le chiffre était tombé à 944 millions.
71 Résultats obtenus d'après les données fournies par A. KASPI, Les Américains, t. I, p. 290 et 319.

-44-
B/ LA CRISE DOMINICAINE

Les répercussions de la crise économique impériale et mondiale affectent


profondément la république Dominicaine qui, du fait de sa position dépendante, se
trouve sans réelle défense.

Les consommateurs des produits d'exportation, c'est-à-dire les grandes


puissances, réduisent massivement leurs achats. Les marchés traditionnels de la
république Dominicaine, les États-Unis d'abord, mais aussi la Grande-Bretagne,
premier client pour le sucre, se restreignent. Les cours mondiaux s'effondrent. Pour
continuer à vendre, il faut consentir des prix toujours plus bas. Entre 1927 et 1931 la
baisse est pratiquement continue : les prix des quatre produits qui représentent
l'essentiel des exportations dominicaines sont diminués de moitié; le cacao perd les
trois quarts de sa valeur. Le tableau d'ensemble est éclairant72 :

ÉVOLUTION RELATIVE DES PRIX


DES PRINCIPAUX PRODUITS D'EXPORTATION
1927-1931
(Indices)

Année Sucre Café Cacao Tabac


1927 100 100 100 100
1928 89 110 78 71
1929 68 104 64 65
1930 50 71 46 62
1931 43 56 25 40

Globalement, on assiste à une baisse rapide de la valeur totale des exportations


annuelles, pour des tonnages qui ne varient guère. Or le pays ne dispose pas d'une
marge de manœuvre qui lui permettrait de faire face à la situation. Concrètement,
l'économie dominicaine est dans l'obligation de préserver un excédent afin de faire face
aux paiements à l'étranger, en particulier pour le service de la dette extérieure, sous
peine de déséquilibrer la balance des paiements. La somme disponible pour acheter à
hors du pays étant moindre, les importations diminuent d'autant. L'ensemble du

72 ? Calculs effectués d'après les prix moyens annuels relevés par la perception générale des Douanes et
recueillis par CASSÁ, Historia social y económica de la República Dominicana, t.2, p. 243.
-45-
mouvement commercial se ralentit considérablement, comme on peut le constater ci-
dessous73 :

BALANCE COMMERCIALE
DE LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
1927-1931
(en milliers de dollars)

Année Exportations Importations Valeur totale Excédent


des échanges
1927 31 179 27 784 58 963 3 395
1928 28 755 26 788 55 543 1 967
1929 23 736 22 729 46 465 1 007
1930 18 552 15 229 33 781 3 323
1931 13 067 10 152 23 219 2 915

Un simple calcul montre qu'en cinq ans les échanges diminuent de plus de
moitié, la baisse annuelle atteignant un rythme de 15 à 20 % à partir de 1929 :

DIMINUTION RELATIVE
DE LA VALEUR DES ÉCHANGES
1927-1931
(Indices)

1927 1928 1929 1930 1931


100 94 79 57 39

On objectera peut-être qu'il s'agit d'une diminution en valeur, et non en volume


réel, puisque les prix de l'ensemble des marchandises baissent. Certes, mais les prix des
biens manufacturés importés sont beaucoup moins affectés que ceux des produits
agricoles et agro-alimentaires exportés par la république Dominicaine. Les termes de
l'échange se détériorent donc très gravement. Si l'on préfère, pour des quantités de
sucre, de cacao, de café ou de tabac qui restent sensiblement les mêmes 74, le pays
obtient moins de cotonnades, de ciment, d'essence ou de machines. Ce mécanisme,
essentiel, est insuffisamment souligné par nombre d'auteurs. La subordination politique
et la dépendance économique se traduisent par un transfert de la crise des pays

73 D'après les données de la perception générale des douanes publiées par ID., ibid., t.2, p. 152 et les
chiffres fournis par L. GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes …, tableau 26.
74 R. CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 394 et suivantes reproduit des tableaux très complets. Relevons
simplement l'évolution des exportations entre 1927, une année très favorable, et 1931. Elles passent de
295 895 tonnes à 320 028 t. pour le sucre, de 4 093 t. à 5 128 t pour le café, de 26 512 t. à 25 615 t pour
le cacao et de 20 298 t. à 6 808 t. pour le tabac. Comme on le constate, seule la vente du tabac s'effondre,
en particulier en raison de la crise en Allemagne.
-46-
industrialisés vers les pays agro-exportateurs. Pour éviter la faillite, l'économie
dominicaine doit maintenir le volume de sa production et de ses exportations en
consommant moins. Les conséquences sont désastreuses :

- Il n'est évidemment pas possible de diminuer les achats de machines,


pièces mécaniques, produits chimiques ou carburants nécessaires à la production. C'est
donc la masse salariale qui est fortement resserrée. La principale branche d'activité
économique, l'agro-industrie sucrière, baisse de 50 % les salaires nominaux. Elle est
bientôt suivie par les autres secteurs. Dans le même temps les sucreries embauchent
moins de travailleurs pour leurs campagnes annuelles et maintiennent leur production
en augmentant les cadences ou en allongeant la durée du travail. Cette mesure concourt
à réduire très nettement la masse salariale. Dans les autres branches, on procède
également à la réduction du personnel, soit par limitation des embauches saisonnières,
soit par licenciements.

- La consommation intérieure baisse brutalement. Nombre de petites


entreprises industrielles, artisanales ou commerciales sont conduites à la faillite. Dans
les campagnes, les petites cultures de subsistance directe se répandent, au détriment des
produits destinés à la vente. Les achats diminuent et l'activité économique se ralentit
considérablement. Le choc est d'autant plus brutal qu'il survient après une période
d'expansion qui a atteint son sommet en 1927. Le phénomène rappelle la crise de 1921
qui avait succédé à un épisode d'exceptionnelle prospérité, appelé de façon évocatrice
"Danse des Millions"75. L'effet de surprise joue donc moins, mais, en revanche, la crise
est beaucoup plus profonde. Aussi les commerçants se trouvent-ils souvent embarrassés
par des stocks qu'ils ne peuvent écouler et dont la valeur se déprécie rapidement. Les
commandes qui ont été passées à l'étranger ne peuvent être payées.

- Malgré la réduction drastique des exportations, l'excédent ne permet


pas de faire face aux paiements à l'étranger. En 1930, la balance des paiements accuse
un déficit de 3,5 millions de dollars, et ce alors que l'excédent commercial atteint
3,3 millions de dollars. Comme le gouvernement ne dispose pas de la possibilité
d'émettre de la monnaie, cela signifie qu'une part importante de la masse monétaire
s'évade et que celle qui reste en circulation diminue. On assiste à une véritable
décapitalisation de fait, qui met en péril l'avenir économique.

- Enfin, l'État dominicain est durement touché.

75 Voir 1869-1929. L'intervention directe et ses conséquences.

-47-
Du fait de la baisse de la valeur des échanges, les sommes perçues au titre des
taxes douanières diminuent. On sait en effet que le gouvernement n'a pas la possibilité
de modifier les droits de douane sans l'accord préalable du président des États-Unis,
comme le stipule expressément la Convention de 1924. La tendance à la baisse est donc
très marquée, l'ensemble des recettes douanières passant de près de six millions de
dollars en 1927, somme jamais égalée jusqu'à alors, à trois millions et demi en 193076.
Mais la sujétion politique a des conséquences plus graves encore, qui ne se
réduisent pas à un simple jeu mécanique : si en 1927 la perception générale des
Douanes avait consenti à abandonner une part considérable des recettes au
gouvernement dominicain, afin de favoriser le programme de grands travaux du
gouvernement Vásquez77, il n'en va plus de même à mesure que les sommes globales
diminuent. La part concédée au gouvernement dominicain par l'officine nord-
américaine baisse donc beaucoup plus vite que le total des recettes; elle passe de plus
de quatre millions et demi de dollars en 1927 à moins de neuf cent mille dollars en
1930. La comparaison des deux baisses relatives est édifiante :

DIMINUTIONS RELATIVES DES RECETTES DOUANIÈRES


ET DE LA SOMME DÉVOLUE AU GOUVERNEMENT DOMINICAIN
1927-1930
(Indices)

Année 1927 1928 1929 1930


Total des recettes 100 90 85 60
douanières
Somme dévolue au 100 83 76 20
gouvernement

On remarque la baisse brutale en 1930 qui met l'État au bord de l'asphyxie. Les
budgets publics se réduisent dramatiquement, les programmes de grands travaux ne
peuvent être poursuivis, les fonctionnaires sont licenciés en très grand nombre et ceux
qui conservent leur emploi voient leurs traitements réduits de moitié.

Ces derniers conséquences de la crise ont une importance politique décisive.


Alors que l'économie du pays vacille sur ses bases, le système politique est
considérablement fragilisé. Le traditionnel majareteo 78-la recherche de la sinécure-

76 Exactement 5 908 796 dollars en 1927 et 3 550 356 dollars en 1930. Ces données et celles qui suivent
sont récapitulées dans le tableau Recettes douanières et répartition, in : 1869-1929. L'emprise impériale.
Nos calculs sont fondés sur ces chiffres.
77 Ce programme portait essentiellement sur le développement du réseau routier et impliquait de
nombreuses commandes à des entreprises nord-américaines.
78 Littéralement : le fait d'assiéger, de harceler.

-48-
devient impossible. L'État clientéliste n'est plus en mesure de fournir les emplois
publics et l'argent que les différents clans se partagent traditionnellement. Il ne semble
pas non plus capable de continuer à entraîner le pays sur la voie de la modernisation et
d'un développement au service de l'empire. Le gouvernement d'Horacio Vásquez ne
peut ni revenir en arrière, ni aller de l'avant.

Toutes les branches de l'État sont commes paralysées; à une exception près :
l'armée. À sa tête se trouve Trujillo.

-49-
C/ L'HOMME DE LA CRISE

• UN HOMME SANS RACINES

Sans cette crise qui déchire profondément la société dominicaine, qui révèle
toutes les tensions que crée l'assujettissement à Washington et qui fait jaillir des
groupes et des hommes nouveaux, l'histoire n'aurait certainement pas retenu le nom de
Trujillo. Dès le début, son ascension vers le pouvoir se fait au rythme des convulsions
qui agitent le pays et qui témoignent par leur succession que les problèmes essentiels ne
sont pas réglés. Les fissures et les fractures anciennes, jamais vraiment refermées, se
rouvrent et s'élargissent, offrant aux éléments instables, comme Trujillo, l'occasion de
progresser rapidement.

La place sociale qu'occupe le jeune Rafael Leonidas Trujillo Molina, avant


même son entrée dans la vie active, est donc un élément important pour la
compréhension du rôle politique que sera appelé à jouer le personnage. Il convient donc
d'évoquer rapidement ses antécédents familiaux, sous l'angle social et historique.

Sa famille79, si elle n'est pas de celles qui comptent, n'en présente pas moins
certains traits singuliers qui méritent d'être relevés ici. Le grand-père paternel, José
Trujillo Monagas est l'un de ces Canariens entreprenants qui n'hésitent pas à
s'embarquer pour l'Amérique dans la deuxième moitié du XIX e siècle. Mais il ne s'agit
pas d'un émigrant ordinaire. C'est un membre de la police espagnole, dépêché à Cuba
pour y suivre secrètement l'action des Créoles qui s'agitent. Entre 1861 et 1865 la
république Dominicaine cesse d'exister et retourne dans le giron de l'Espagne, c'est la
période de l'Annexion80. Trujillo Monagas est aussitôt envoyé dans la colonie pour y
veiller au maintien de l'ordre monarchique. Il aura fort à faire puisque, dès août 1863, le
soulèvement commence contre l'administration et les troupes espagnoles. Pendant deux
ans il va donc traquer les opposants et les insurgés et en 1865, quand l'Espagne doit

79 Nous ne détaillons pas dans cette histoire politique de la dictature, l'ensemble des éléments
biographiques et familiaux concernant Trujillo. Rappelons simplement qu'il naît le 24 octobre 1891 à San
Cristóbal. Sa mère, Julia Molina Chevalier est native de cette même ville, tandis que son père, José
Trujillo Valdez est originaire de Baní. Afin de faciliter les recherches et pour éviter des rappels fastidieux
nous avons établi un d'ensemble tableau de la famille directe de Trujillo qui constitue l'Annexe VIII.
80 Nous traduisons littéralement le terme consacré; il s'agit plutôt d'une réincorporation, comme on le
voit.
-50-
slâcher prise, il s'embarque pour Cuba en abandonnant la jeune Créole de San Cristóbal,
Silveria Valdez, et l'enfant qu'il a eu d'elle, José Trujillo Valdez. À La Havane, il
occupe le poste de chef supérieur de la police, et se trouve presque immédiatement
confronté à de nouveaux rebelles, ceux de la Guerre de dix ans. Il restera à Cuba
jusqu'au bout, poursuivant les Créoles opposants à Madrid, et n'en sera chassé que par
la Guerre hispano-cubaine et la défaite espagnole en 1898.

Nous n'avons donné ce bref aperçu de la personnalité et de la vie du grand-père


paternel que parce qu'elles nous semblent significatives du faible enracinement
historique de la famille de Trujillo. Par son origine, sa personne et surtout sa fonction,
l'aïeul est constamment étranger aux nations antillaises qui commencent à se constituer
et en particulier à la nation dominicaine. Il est même purement et simplement rejeté par
le mouvement vers l'indépendance qui a pourtant charrié les éléments les plus divers.
L'homme est perçu et s'identifie lui-même comme un personnage dont la présence est
inconciliable avec l'affirmation de la légitimité nationale. Cela est d'autant plus vrai
qu'on ne peut même pas revendiquer le titre de conservateur pour Trujillo Monagas :
ses idées ne comptent pas, il ne participe au combat que comme serviteur d'une autorité
étrangère. Dans l'histoire de la république Dominicaine, il n'existe pas par lui-même.

Parmi les grands-parents un autre personnage retient l'attention bien que l'on
dispose de moins d'informations à son sujet : la grand-mère maternelle, Luisa Erciná
Chevalier81. En effet, elle est fille d'Haïtiens qui sont arrivés à la faveur de l'occupation
du pays entre 1822 et 1844. On retrouve là une autre trace sérieuse des forces
antagoniques à la constitution de la république Dominicaine comme État et comme
nation. Rappelons à ce propos que l'occupation haïtienne met brutalement un terme à la
brève première indépendance, proclamée par José Núñez de Cáceres qui aspire à suivre

81 Il faut relever la discrétion et l'embarras de la propagande sur ce point, qui contrastent avec l'exaltation
du grand-père venu d'Espagne. Lorsque les biographes de l'époque abordent la question, ils choisissent
d'évoquer un autre ancêtre prétendu. Ainsi, le professeur Marion, agent attitré du Benefactor en France,
écrit dans une plaquette : «Sa mère Doña Luisa Chevalier (sic) est une arrière-petite-fille de Joseph
Chevalier, marquis de Philbourou qui accompagna Leclerc, le mari de Pauline Bonaparte lorsqu'il vint
pacifier l'île au nom de son beau-frère Napoléon». (MARION, Notes de voyage, p. 47). Cette ascendance
est invoquée par tous les auteurs proches du régime, sans que la moindre preuve soit jamais produite
(voir, par exemple R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 12, ou le Nord-Américain WALKER,
Biografía del generalísimo…, p. 10). Il est impensable, semble-t-il, de dire que le Chef a du sang noir.
Parmi les milliers de pages des discours, allocutions et messages du dictateur nous n'en avons relevé
qu'un seul exemple; le 9 mars 1936, Trujillo s'exclame : «Je suis fier de déclarer devant mes concitoyens
et face au monde qu'une proportion élevée de sang africain coule dans mes veines.» (TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. 2, p. 275). Il est vrai que le Benefactor, euphorique, célèbre ce soir-
là l'Accord frontalier avec Vincent, au Palais national de Port-au-Prince.
En revanche, la glorification des ancêtres espagnols, dont il est rappelé qu'il n'ont jamais été esclaves, est
très fréquente (Cf. 1947-1955. L'exaltation de l'identité hispanique). En conséquence, la libération des
esclaves dominicains, fruit de l'entrée des troupes haïtiennes, n'est jamais revendiquée. On comprend
que, pour la dictature, il y a quelque chose de politiquement inavouable dans l'ascendance haïtienne du
Chef. D'où les travestissements évoqués.
-51-
l'exemple donné par Bolívar sur le continent. Les troupes d'Haïti seront chassées par la
deuxième indépendance, proclamée par les Trinitarios. Les Haïtiens qui se sont
installés pendant cette période d'occupation ne sont donc pas seulement des personnes
venues d'au-delà de la frontière, ils sont l'expression matérielle du déni d'existence de la
nation dominicaine.

Ainsi, séparés de Trujillo par l'intervalle d'une seule génération, deux ancêtres
sur quatre incarnent les forces extérieures qui se sont historiquement opposées à
l'indépendance et à la souveraineté nationales. On comprend que dans ces conditions,
bien que nés tous deux en 1865, l'année même de la Restauration, le père et la mère de
Trujillo ne pouvaient guère s'identifier à l'indépendance retrouvée.

Il faut donc bien considérer que l'identité du jeune Rafael Leonidas Trujillo a
quelque chose d'ambigu aux yeux de ses contemporains, sa place dans la société
dominicaine reste à établir. Il ne fait pas partie de la masse du peuple, mais il n'a aucun
titre pour se mêler à la caste qui détient le pouvoir : personnage à la recherche d'une
légitimité qui lui est refusée dans le cadre de l'ordre établi, il est par avance l'homme
des conflits et crises qui fissurent le vieil édifice et ouvrent des brèches par où
s'insinuer.

Ce statut équivoque se confirme si nous observons les premières années de la


carrière du personnage : après des études sommaires qui ne vont pas au-delà de l'école
primaire, on retrouve le nom de Rafael L. Trujillo mêlé à diverses affaires délictueuses
telles que des vols de bétail. En 1907, son oncle, Plinio Pina Chevalier, lui trouve un
emploi de télégraphiste-auxiliaire à San Cristóbal mais au bout de quelques années, en
1910, il démissionne. La perspective d'une vie misérable et obscure n'est pas faite pour
lui.

-52-
• LA CRÉATURE DES MARINES

Trujillo ne peut espérer progresser qu'en se mettant au service des puissants,


aussi n'est-il pas étonnant d'apprendre qu'il est surveillant à la sucrerie de Boca Chica,
à quelques kilomètres à l'est de Saint-Domingue, en 1916. C'est son premier vrai
métier. On retrouve ici la vocation policière du grand-père canarien : comme lui,
Trujillo se place dans l'ombre d'un pouvoir qui a besoin de recourir à la force. Il ne
s'agit plus de servir la monarchie espagnole mais les intérêts des financiers nord-
américains.

En effet, à cette époque, la sucrerie de Boca Chica, une entreprise de taille


moyenne -elle arrive au douzième rang 82-, tombe sous le contrôle de plus en plus étroit
de la Cuban-Dominican Sugar Corp. Le secteur sucrier est en pleine expansion puisque
c'est l'époque où commence la fameuse "Danse des Millions" qui voit les profits
s'élèver vertigineusement. Les capitaux nord-américains affluent donc, attirés par les
hauts rendements, comme on le sait 83. Cette même année, les Marines débarquent, ce
qui va permettre aux deux grandes compagnies sucrières nord-américaines de mettre la
main sur de vastes territoires. L'économie traditionnelle est bouleversée, le tissu social
déchiré. Des centaines de petits paysans se trouvent du jour au lendemain dépouillés de
la terre qu'ils cultivaient et n'ont d'autre ressource que de travailler, directement ou
indirectement, pour les entreprises sucrières. Néanmoins, cette main d'œuvre ne suffit
pas, aussi les sucreries font-elles venir des ouvriers saisonniers d'Haïti pour la coupe et
les travaux pénibles dans les plantations. On leur verse des salaires de misère, souvent
en monnaie de singe sous forme de bons ou de jetons qui n'ont cours que dans le
domaine; quant à la nourriture, on leur donne quelques haricots et le droit de manger de
la canne à sucre84.
Le contrôle et la répression jouent donc un rôle décisif puisqu'il faut à la fois
veiller au rendement, empêcher les vols, imposer l'obéissance, réduire au silence les
fortes têtes et mater les éventuelles révoltes par tous les moyens. Les surveillants

82 Lors de la campagne sucrière de 1918-1919, la sucrerie de Boca Chica produit 5 300 tonnes de sucre
sur une production totale nationale de 185 100, soit un peu moins de 3 %.
83 Nous ne revenons pas ici sur le cadre général, qui a été présenté dans 1868-1929. L'intervention
directe et ses conséquences. Rappelons que l'épisode appelé Danse des millions connaît son apogée en
1920.
84 Cf. MARRERO ARISTY, Over. Ce roman, sans doute une des meilleures œuvres de la littérature
dominicaine, dépeint dans un style naturaliste la vie des ouvriers dans les sucreries de l'Est, propriétés
des compagnies nord-américaines. L'auteur, inspiré par les doctrines socialistes dans sa jeunesse,
deviendra un dignitaire du régime.
-53-
constituent une véritable police privée, au service exclusif des intérêts de la compagnie
et peu soucieuse du respect de la loi. Afin d'instaurer une discipline sociale
profondément différente de l'ordre ancien, les nouveaux maîtres du pays ont besoin
d'hommes neufs à leur service. Trujillo trouve là l'occasion de montrer ses capacités.
L'emploi lui convient d'ailleurs si bien qu'il gravit rapidement les échelons de la
hiérarchie dans l'entreprise et parvient au grade de chef de la garde rurale de la sucrerie
de Boca Chica.

Les développements de la situation dans le pays ouvrent bientôt des perspectives


pour ce surveillant zélé. En effet, le bouleversement de la société dominicaine tout
entière se poursuit sous l'impulsion des Marines qui, après avoir occupé le pays, ont
constitué un gouvernement militaire. La nouvelle discipline est imposée par la force, la
répression contre les récalcitrants est brutale et les exactions -vols, viols, meurtres- sont
nombreuses. Mais les occupants savent que cela ne suffit pas et qu'il faut préparer
l'avenir. Lorsque le nouveau pouvoir fait savoir qu'il recrute des officiers pour la garde
nationale qu'il a constituée, Trujillo présente sa candidature. Une semaine plus tard, le
18 décembre 1918, il est officiellement engagé. Il s'est trouvé un maître puissant qui a
besoin de s'imposer par la force. Hier mercenaire des hommes d'affaires nord-
américains, il devient un professionnel du maintien de l'ordre impérial. Sa carrière, sous
la conduite des Marines, est brillante et rapide.

C'est donc à une troisième occupation du territoire national que Trujillo doit son
ascension. Juan Bosch, adversaire acharné du dictateur pendant des décennies, n'a pas
manqué de l'observer. Dans un élan inspiré, il embrasse ainsi le siècle qui précède d'un
seul regard :
«Cent ans plus tôt une invasion militaire haïtienne avait amené
dans le pays, avec Diyetta Chevalier 85, la semence maternelle de Trujillo;
soixante ans auparavant une invasion militaire espagnole apporta, avec
José Trujillo Monagas, la semence paternelle; et en 1916, l'invasion
militaire nord-américaine créait l'organisation qui devait servir à faire
de Trujillo le chef militaire de Saint-Domingue […] Trujillo fut le
résultat limpide de l'histoire dominicaine elle-même»86.

85 L'arrière-grand-mère maternelle de Trujillo, de son vrai nom Éléonore Juliette Chevalier. Elle était
mariée à un officier de l'armée haïtienne qui occupait le pays.
86 BOSCH, Causas de una tiranía sin ejemplo, p. 122.

-54-
Nous ne pouvons suivre l'auteur dans une conclusion qui consiste à décider
arbitrairement que Trujillo était le résultat, unique et définitif semble-t-il, de l'histoire
du pays. Du même coup, Bosch divinise -il faudrait dire "diabolise"- le personnage, qui
devient une incarnation du destin. Cette vision reflète en partie le mythe qu'elle veut
combattre : celui-là même que forge la propagande de Trujillo dans les années
cinquante. Ces réserves faites, il n'en reste pas moins que le regard est pénétrant et que
le hasard ne suffit pas à expliquer la succession des événements. En fait, dans l'histoire
de la république Dominicaine, Trujillo apparaît comme une des multiples conséquences
internes des entraves apportées de l'extérieur à la constitution de la nation. À ce titre, il
est un des agents tout désigné de la nouvelle intervention qui met en cause
l'indépendance et l'identité du pays. Les occupations haïtienne et espagnole, pourtant
surmontées, ont laissé derrière elles des abcès qui n'ont pu être résorbés que
partiellement : l'hétérogénéité et l'instabilité de la société dominicaine en témoignent.
Contrairement à ce que semble insinuer Bosch, ces abcès ne sont pas la cause de la
rechute, il faut y insister, mais ils sont bien les points faibles de l'organisme par où la
maladie pénètre à nouveau.

La candidature de Trujillo et son recrutement par les autorités nord-américaines


en sont l'illustration concrète. En effet, quand le gouvernement d'occupation décide de
militariser le pays en profondeur en recrutant et formant des officiers du cru, il se
heurte à un double problème. D'une part, la paysannerie est rude, analphabète dans sa
grande majorité, rétive à la discipline, peu sensible aux mirages que Washington est
susceptible d'offrir; elle peut fournir des soldats et des sous-officiers, mais non des
chefs. D'autre part, l'oligarchie qui domine le pays ne montre aucun empressement, car
elle comprend parfaitement qu'elle a tout à perdre dans l'ordre qui se met en place. Un
mouvement de désobéissance civile est d'ailleurs ouvertement prôné en 1920 par
l'Union civique nationale87 qui, parallèlement, lance le slogan ”évacuation pure et
simple” du pays et mène une ample campagne patriotique dans le pays. L'atmosphère
est donc très hostile aux troupes nord-américaines et les fils des familles en vue
refusent d'entrer dans l'armée de l'occupant, considérant l'acte comme une infamie. En
revanche, Trujillo qui a de l'ambition, qui sait déjà commander et qui n'a ni place ni
avenir dans la société dominicaine traditionnelle, a tout à gagner en s'engageant. Ce
sont essentiellement des hommes comme lui que les Marines vont recruter et instruire
pour en faire des officiers.

87 Voir la notice dans l'annexe Les principales organisations politiques et syndicales.

-55-
En se mettant au service des compagnies sucrières à Boca Chica, Trujillo
s'opposait déjà à la société dominicaine; son choix est encore plus clair lorsqu'il
s'engage dans la garde nationale. Le futur Benefactor de la Patrie, le héros national
incomparable que célébrera la propagande de la dictature, commence sa carrière en
bravant le sentiment national et en affrontant ses compatriotes pour le compte d'une
armée d'occupation étrangère.

Pendant un peu plus de cinq ans le futur dictateur va donc être formé à l'école
des militaires nord-américains. Il suffit de considérer les multiples liens qu'il gardera
tout au long de sa vie avec les officiers des Marines, la dévotion qu'il manifestera à ce
corps et d'une façon plus générale son identification à l'armée, qui se manifeste jusque
dans son goût obsessionnel de l'ordre, de la discipline et du respect de la hiérarchie,
pour comprendre que ces cinq années sont décisives dans la formation de sa
personnalité.
On peut certes se contenter de trouver le trait ridicule ou bien n'y voir qu'un
signe supplémentaire de la folie du personnage; mais on reste alors en surface. Plutôt
que de simplement s'étonner du naïf attachement que conserve pour ses anciens maîtres
un dictateur si méfiant par ailleurs, il convient d'observer que cette piété filiale est très
largement payée de retour. Pendant les trente-et-un ans de la dictature, le Benefactor
reçoit ses anciens chefs avec faste et leur décerne les plus hautes décorations
dominicaines, certes. Mais ceux-ci acceptent de fort bonne grâce. Mieux, Trujillo est
soutenu, ouvertement ou en sous-main, par la marine nord-américaine. Y compris
contre les autorités politiques de Washington, comme au moment de la grave crise à la
fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le régime est mis au ban de la
communauté américaine par le département d'État88. La même solidarité se manifeste à
nouveau en 1960, lors de l'agonie de la dictature, quand la flotte nord-américaine
mouille devant Ciudad Trujillo, débarque plusieurs milliers de Marines pendant que les
officiers s'affichent en compagnie des autorités dominicaines. Le geste spectaculaire est
en contradiction ouverte avec la politique officielle des États-Unis89.

En se faisant l'élève attentif de l'infanterie de marine nord-américaine, Trujillo


s'insère donc dans une perspective historique qui lui permet de trouver une légitimité
que la société dominicaine lui déniait. Cette vision stratégique partagée explique les
liens indéfectibles qui se nouent entre l'apprenti et le maître. C'est sous cet angle que
nous nous intéresserons à la formation que les Marines donnent au futur dictateur, car
88 Voir à ce sujet : 1945-1947. Les résistances du Pentagone et leurs conséquences.
89 L'événement se produit le 3 février 1960 et est abondamment commenté, parfois à contre-sens tant il
est surprenant, dans les capitales de la région. Cf. : Août 1960- mai 1961. Washington : le nœud gordien.
-56-
l'héritage qu'ils lui transmettent lui permettra de s'armer pour conquérir le pouvoir et le
garder.

La recrue donne toute satisfaction à ses chefs nord-américains qui ne ménagent


pas leurs éloges. Moins d'un an après son recrutement, un officier supérieur porte ce
jugement à son endroit :
«Je considère cet officier comme l'un des meilleurs en service90.»
Trujillo s'est trouvé un statut et une voie pour progresser. Il a un ordre précis à
respecter et à faire respecter; il est devenu un des agents du nouveau pouvoir. Cet
homme, que l'on décrira souvent comme irascible et ne supportant pas la contradiction,
se révèle ici un subordonné scrupuleux, discipliné et à la tenue irréprochable 91. Les
Marines l'ont pourtant immédiatement envoyé dans les zones décisives pour l'ordre
impérial. Ces qualités formelles soulignent les aptitudes du sous-lieutenant à assimiler
rapidement les leçons politiques de ses maîtres. Il convient donc d'examiner les tâches
qui lui sont confiées.

Moins d'un mois après son engagement, il est affecté à San Pedro de Macorís
pendant près d'un an. En 1921, Trujillo reviendra dans cette garnison, après être passé
par l'école d'officiers92. La ville se situe au cœur de la zone sucrière de l'Est. La Cuban-
Dominican Sugar Corp. étend son influence dans la région, tandis qu'à quelques
kilomètres la South Porto Rico Sugar Co. s'installe à La Romana. Les petits planteurs
sont systématiquement volés par les sucreries; les balances pour peser leurs récoltes
sont faussées, les prix imposés sont extrêmement bas, on les accule à la ruine. Quant
aux paysans qui cultivent leur lopin de terre, le traditionnel conuco, ils sont purement et
simplement dépouillés de leur bien. En 1920, le gouvernement militaire instaurera une
loi93 et créera un tribunal des terres qui permettra aux compagnies nord-américaines de
donner une forme légale à cette appropriation forcée.

90 Rapport de l'inspecteur du district militaire de El Seibo du 30 septembre 1919. R. DEMORIZI,


Cronología de Trujillo, p. 28.
91 La psychologie d'un homme ne saurait expliquer l'histoire, croyons-nous, mais en revanche, l'histoire
ne choisit pas les hommes au hasard. C'est à ce titre que nous nous intéresserons aux traits de caractère de
Trujillo, tels qu'ils s'affirment et qu'ils évoluent.
92 Il est affecté à San Pedro de Macorís le 11 janvier 1919 où il reste jusqu'au début de l'année suivante.
Il sera à nouveau brièvement affecté dans cette garnison en décembre 1921.
93 Cette loi d'enregistrement des terres, du 2 juillet 1920, est fondée sur le système Torrens. Elle
reconnaît comme propriétaire du terrain celui qui peut apporter la preuve qu'il le détient depuis dix ans au
moins. Les avocats des grandes compagnies fournirent facilement des centaines de "preuves" que les
petits paysans étaient bien en peine de donner.
-57-
Dans ce contexte, la mission de Trujillo et des officiers de la garde nationale,
encadrés par les Marines, est essentielle :

- Ils expulsent les paysans de leurs propriétés. Le recours à la


violence, est constant. On vole les quelques possessions, on incendie la cabane -le
bohío, on torture, parfois on tue. La garde nationale, en principe chargée d'appliquer la
loi, définit elle-même ses propres droits. Le paysan, soumis à l'intimidation et la terreur,
n'en a aucun. La force publique, légalement constituée, n'est rien d'autre qu'une bande
armée au service du pouvoir.

- Ils donnent la chasse aux paysans sans terre qui constituent une
source d'agitation et une menace permanente. L'instrument légal est la loi sur le
vagabondage (ley de vagos) qui permet de les arrêter, de les emprisonner et de les
déporter dans les régions les plus inhospitalières du pays. Harcelés, ces paysans
s'engagent comme ouvriers auprès des compagnies sucrières. Grâce à l'action des forces
armées, celles-ci sont donc débarrassées d'un danger potentiel et trouvent la main
d'œuvre prolétaire dont elles ont besoin.

Au début de l'année 1920, Trujillo est muté à El Seibo, encore plus à l'Est. La
région est, depuis près de quatre ans, le principal foyer de résistance à l'occupant dans
le pays. Des groupes de paysans dépossédés de leurs terres, conduits par des chefs
audacieux, sillonnent les parages, attaquent les soldats, mettent parfois le feu aux
champs de cannes des compagnies. Les autorités les appellent los gavilleros del Este,
les brigands de l'Est, nom qui leur restera. Après les coups de main nocturnes, au petit
matin, nombre de ces guérilleros redeviennent coupeurs de canne dans les grandes
plantations et reprennent le travail pour la compagnie nord-américaine qui les a
dépouillés94. Ils comptent sur l'assistance et la complicité d'une grande partie de la
population : petits planteurs, paysans menacés d'expropriation et caudillos dont le
pouvoir est remis en cause par l'irruption du capital impérial. La guérilla des gavilleros
de l'Est accède rapidement au rang de mythe patriotique et les prouesses des insurgés
sont colportées d'un bout à l'autre du pays. Il est vrai que les embuscades et
escarmouches se succèdent les unes aux autres : plus de trois cents en quatre ans, selon
les comptes de l'armée d'occupation. Les rebelles constituent une telle menace qu'il
arrive même que les grandes compagnies cèdent à certaines de leurs exigences par peur
de voir leur récolte flamber.

94 La centrale sucrière de La Romana, en plein développement, se trouve précisément dans la province


de El Seibo. M. BAUD, The struggle for autonomy; peasant resistance to capitalism in the Dominican
Republic…, p. 11, donne des précisions documentées sur la composition de ces bandes d'insurgés.
-58-
Situation intolérable pour le gouvernement militaire qui voit son autorité
ébranlée. La violence devient la règle. L'une des principales mesures mises en œuvre
par la garde nationale est le rassemblement forcé des populations, expulsées des
campagnes et concentrées dans des villages désignés par l'occupant. Ce sont les
reconcentraciones. Les habitants doivent abandonner leurs maisons et leurs biens et
partir à la ville en emmenant avec eux un mois de nourriture. Ensuite, tout autochtone
rencontré dans la zone est présumé rebelle et risque d'être tué sur place 95. Bien entendu,
ces opérations sont l'occasion de pillages systématiques. Pire encore, quand les paysans
sont autorisés à regagner les campagnes, ils constatent que leurs cabanes et lopins ont
été dévastés et que la compagnie sucrière s'est emparée des terres. Il s'agit de couper les
guérilleros de leurs bases en s'attaquant directement à la population.

Expliquant cette stratégie, l'un des commandants généraux de l'armée


d'occupation écrit :
«Lorsqu'il ont fait face à des situations semblables à celles qui
ont existé et existent encore dans la région de l'Est, les Gouvernements
civilisés ont eu recours aux mesures les plus sévères pour en finir avec le
banditisme et les proscrits. De telles mesures ont non seulement consisté
à tuer les rebelles et à détruire leurs biens, mais aussi à incendier leurs
maisons et villages, à leur enlever le bétail et finalement à dévaster des
régions entières et à en faire partir les femmes et les enfants. Les soldats
et les autorités qui ont l'expérience de la guerre irrégulière, conviennent
que la méthode la plus humaine pour en finir avec la guerre de guérilla
est effectivement de tuer ou de blesser les guérilleros ou, au moins, de les
chasser de leurs foyers et de détruire ces derniers. Si les familles des
bandits ou leurs complices souffrent de ces méthodes, cela est regrettable
mais est, néanmoins, justifié et autorisé96.»
Les tâches confiées par ses chefs au sous-lieutenant Trujillo sont ici clairement
énumérées. Chaque détail de ce texte, qui définit et justifie les missions, éclaire en fait
la formation du futur dictateur :

- Trujillo assimile une tactique militaire précise : le combat


contre des civils immergés dans la population. Les directives sont nettes; il faut se
montrer impitoyable. Le but recherché n'est pas de remporter une victoire sur

95 Bien des années plus tard, pendant la guerre du Vietnam, l'armée nord-américaine procédera
également à la concentration forcée des populations des campagnes dans des "hameaux stratégiques".
96 Rapport 20007.4-1-P, du 17 avril 1922 adressé par le commandant général de San Pedro de Macorís,
W. C. Harlee, in DUCOUDRAY, Los gavilleros del Este"…, p. 27.
-59-
l'adversaire, mais de l'éliminer physiquement. La violence indiscriminée est étendue à
la population tout entière. Tout acte est justifié, pourvu qu'il soit efficace.

- Le vol, la destruction des biens, les persécutions contre des


personnes reconnues comme innocentes sont expressément recommandés. Une leçon
politique s'ajoute à l'enseignement militaire : la terreur est définie comme l'instrument
privilégié de la conquête du pouvoir et de sa consolidation.

- Les arguments qui légitiment les mesures barbares, placés au


cœur du raisonnement, retiennent l'attention. Paradoxalement, le chef militaire invoque
l'exemple des «Gouvernements civilisés» et déclare préconiser «la méthode la plus
humaine» alors même qu'il propose de dévaster des régions entières. Il faut souligner
cet extraordinaire écart entre les objectifs affirmés et la réalité des moyens employés.

Les traits fondamentaux de la dictature de Trujillo s'élaborent déjà ici. La


formation du futur généralissime est à la fois militaire, politique et idéologique. Celui-
ci démontre sur le terrain qu'il assimile parfaitement les leçons qui lui sont données. Au
lendemain d'un affrontement avec les gavilleros, l'inspecteur nord-américain note à son
sujet : «Son comportement avant et pendant l'engagement a été excellent97.»

Cependant, l'activité des gavilleros commence à diminuer sensiblement. Au


cours de l'année 1922, la rébellion prend fin. Cette même année, Trujillo reçoit une
troisième affectation, qui parachève cet apprentissage. Il est en effet muté dans le Cibao
où, après quelques mois, il assume des tâches de commandement élevées 98. Dans cette
riche région agricole, traditionnellement opposée à la capitale et fertile en caudillos, le
sentiment anti-nord-américain est particulièrement vivace. Le rôle quotidien de la
police nationale dominicaine, nouveau nom de l'ancienne garde nationale, est décisif
pour imposer l'ordre à toute la société. Sa vigilance porte sur plusieurs points :

- Pour retirer tout pouvoir aux caudillos, l'une des première


mesures dictées par l'occupant a été le désarmement systématique de la population. Près
de 10 000 fusils et plus de 25 000 pistolets ont été confisqués à travers le pays, créant
ainsi une situation radicalement nouvelle 99. La police nationale doit s'assurer qu'aucune
arme ne circule.
97 Le combat se déroule au lieu-dit La Noria, le 12 janvier 1921. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, p.
29.
98 Il est affecté à Santiago en janvier 1922. Le 13 octobre de la même année il est promu capitaine et
prend le commandement de la 6ème compagnie cantonnée à San Francisco de Macorís. Il y reste jusqu'au
début du mois de février 1923.
-60-
- L'occupant a instauré des cartes d'identité, afin de ficher les
éléments considérés comme subversifs. Ne pas posséder le précieux document, c'est se
signaler comme ne s'étant pas soumis à l'enregistrement et s'identifier par conséquent
comme un adversaire du pouvoir en place. Grâce à cette mesure, l'efficacité des
contrôles policiers dans les villes, sur les routes ou dans les campagnes est
considérablement renforcée.

- Un important réseau d'informateurs est développé et entretenu


par la police, afin de parfaire son emprise sur la société.

Ajoutons enfin qu'à cet apprentissage sur le terrain s'ajoute une instruction
théorique précise. Les Marines sont en effet conscients qu'ils doivent se donner les
moyens de former des cadres militaires capables de maintenir l'ordre après leur départ.
Aussi ouvrent-ils une école d'officiers à Haina. Dès l'inauguration de l'établissement,
Trujillo y est envoyé, entre deux missions. Là, sa formation technique et idéologique
est complétée; il suit des cours et subit des examens en règle. Quatre mois plus tard, il
en sort avec la confirmation définitive de son grade de sous-lieutenant100.

Au cours de toutes ces affectations et missions Trujillo apprend comment un


corps isolé de la société, régi par une discipline de fer, disposant d'un équipement
moderne et constamment entraîné, peut imposer un ordre néo-colonial à tout un pays.
La police nationale dominicaine encadrée, instruite et mise en place par l'occupant, n'a
rien à voir avec les troupes levées ici et là par les caudillos pour les besoins du moment.
Son extrême centralisation et la concentration du pouvoir à mesure que l'on s'élève dans
la hiérarchie correspondent à sa mission : être l'instrument efficace d'un pouvoir absolu,
qui ne connaît d'autres règles que sa propre préservation. Le modèle de Trujillo n'est
pas la société des États-Unis en général, ni même son gouvernement, mais le corps de
l'infanterie de marine, instrument particulier de l'État nord-américain destiné à assurer
la domination impérialiste dans sa zone d'influence. D'emblée il s'inscrit dans les
mêmes limites et avec des moyens identiques : absence de perspectives politiques
indépendantes, emploi direct de la force et destruction des anciennes relations au sein

99 CASSÁ, Historia social y économica…, p. 218, est l'un des plus précis. En se fondant sur des données
de l'armée d'occupation, il donne les chiffres de 9 337 fusils et 25 760 revolvers confisqués. Rappelons
qu'à l'époque, la population dominicaine dans son ensemble ne dépassait guère le million d'habitants.
100 L'école d'officiers de Haina est inaugurée le15 août 1921. Le 22 décembre de la même année, ayant
satisfait aux diverses épreuves, Trujillo se voit confirmer officiellement son grade de sous-lieutenant.
-61-
de la société. On comprend que la solidarité entre Trujillo et les Marines, évoquée plus
haut, est d'abord l'expression d'une profonde identité de vues politiques.

La carrière militaire de Trujillo ne prend donc son sens que si on la replace dans
le cadre plus vaste du bilan de la mission des troupes nord-américaines en république
Dominicaine. Lorsque celles-ci évacuent le territoire en 1924, elles ne laissent pas le
pays dans l'état où elles l'ont trouvé en 1916; elles ont élaboré et implanté un instrument
décisif pour garantir les intérêts de Washington : une armée qui fonctionne comme un
corps étranger à une société dépouillée de tout moyen de se défendre. Trujillo est l'un
des aspects de ce résultat global. Le commandement militaire d'occupation, qui en tant
que maître d'œuvre a une vue d'ensemble de l'opération, en est bien conscient et
considère déjà qu'il faudra s'appuyer sur cet homme à l'avenir. À partir de la signature
du plan Hughes-Peynado d'évacuation des troupes nord-américaines 101, plusieurs signes
manifestent ce choix avec un éclat grandissant :

- Le jour même de l'installation du gouvernement provisoire de


Juan Bautista Vicini Burgos, Trujillo est officiellement promu du rang de sous-
lieutenant à celui de capitaine 102, sautant ainsi le grade de lieutenant. Le fait est tout à
fait inhabituel -surtout si l'on considère le petit nombre d'officiers de la nouvelle armée-
et marque la volonté des autorités militaires nord-américaines de favoriser l'ascension
de l'homme.

- Il ne se voit plus confier que des tâches de commandement.


Après son séjour dans le Cibao que nous avons évoqué, il reçoit une formation
appropriée et est affecté à l'inspection militaire de la région mal contrôlée du sud-ouest
par où s'infiltrent les Haïtiens. La question est d'autant plus sensible que la West Indies
Sugar Corp. possède dans la région une grande centrale sucrière, la Barahona, où elle
emploie à bas prix un grand nombre de coupeurs de canne haïtiens qu'il faut contrôler103.

101 Le plan, signé le 30 juin 1922, prévoit le transfert de la souveraineté à un gouvernement provisoire
qui disposera de la police nationale dominicaine, créée un an plus tôt. En fait tous les membres de
l'ancienne garde nationale ont été automatiquement reversés dans le nouveau corps avec maintien de
leurs grades et commandements. De plus, par sa présence maintenue sur le territoire pendant deux années
complètes, l'armée nord-américaine garde encore très largement le contrôle du corps qu'elle a formé;
Trujillo sait parfaitement en jouer et se prévaloir des liens qu'il a tissés face à un gouvernement sous
surveillance directe.
102 Il est promu le 13 octobre 1922, avec effet à compter du 21 du même mois.
103 Le 6 février 1923, il est affecté au quartier général à Saint-Domingue afin d'être formé aux tâches
stratégiques. Six mois plus tard, le 22 août 1923, il est nommé inspecteur pour Azua et Barahona.
-62-
- Quatre mois avant le départ des troupes nord-américaines, il est
nommé commandant du département Nord qui comprend tout le Cibao et La Línea
Noroeste 104 : il est déjà devenu le troisième dans la hiérarchie militaire dominicaine.

Le jour où l'US Navy évacue le territoire dominicain, le gouvernement d'Horacio


Vásquez prend symboliquement ses fonctions. Formellement, le pays retrouve sa pleine
indépendance. Mais les Marines ont déjà désigné Trujillo comme un de leurs héritiers
et exécuteurs testamentaires. Cependant, le soutien ne semble pas aussi clair du côté du
département d'État et de la diplomatie nord-américaine.

104 Le 6 mars 1924. Les troupes nord-américaines quittent le pays le 12 juillet 1924, à l'entrée en
fonction du gouvernement de Horacio Vásquez.
-63-
• LE CHEF MILITAIRE

Trujillo maîtrise donc parfaitement la police nationale dominicaine. Cette petite


armée est déjà devenue un élément décisif de la vie politique dominicaine comme nous
l'avons vu. Aucun gouvernement dominicain n'avait disposé par le passé d'un
instrument comparable pour assurer son pouvoir et soumettre ses adversaires; mais
jamais également un gouvernement n'avait autant dépendu des militaires. Un maître qui
se trouve dans la position de ne pouvoir se passer de son serviteur n'est pas loin d'en
être l'otage. Aussi Trujillo n'aura de cesse de se montrer prompt, efficace et scrupuleux.
Il sait que son intérêt est de se rendre indispensable et irremplaçable. Il se tient
soigneusement à l'écart du jeu politique traditionnel et se consacre entièrement à
l'armée et à lui-même.

Son zèle sans faille se voit récompensé par une carrière qui se déroule à un
rythme vertigineux. Deux mois après son installation, le gouvernement d'Horacio
Vásquez le nomme déjà commandant. Trois mois plus tard il devient chef d'état-major
de la police nationale dominicaine, avec le grade de lieutenant-colonel, et s'installe à
Saint-Domingue, dans la forteresse Ozama qui va devenir sa place forte. La progression
se poursuit encore sur le même rythme et après avoir passé six mois dans ses nouveaux
grade et fonction, Trujillo accède au commandement suprême de l'armée et est promu
colonel105. Enfin, deux ans plus tard, en 1927, il est nommé général de brigade,
quarante-huit heures avant que l'armée, abandonnant son appelation de police nationale,
ne prenne précisément le nom de brigade nationale 106: Arrêtons-nous un instant sur cette
dernière promotion qui est hautement symbolique :

- Elle affirme la complète identification du corps militaire et de


son chef, puisque le grade et la fonction se confondent.

- Elle manifeste avec éclat le caractère irremplaçable de Trujillo


qui, étant général de brigade de l'unique brigade, ne peut avoir d'égal par nature.

105 Il est promu commandant le 11 septembre 1924, lieutenant-colonel le 6 décembre de la même année,
accédant au deuxième rang de la hiérarchie militaire, puis colonel le 22 juin 1925. En moins d'un an, il a
été porté à la tête des forces armées.
106 Il est nommé général de brigade le 15 août 1927 et l'armée est officiellement rebaptisée le 17.

-64-
Le pouvoir qui concède des privilèges aussi exclusifs reconnaît sans l'avouer
qu'il dépend de celui qu'il honore.

Il faut cependant se garder d'analyses d'autant plus facilement simplistes qu'elles


sont faites a posteriori. Le gouvernement de Vásquez n'est ni suicidaire ni naïf à
l'excès, il utilise les atouts dont il dispose et cherche à gagner une partie qui ne semble
nullement jouée d'avance. Les cartes ont certes été biseautées puisque l'armée est en
position d'arbitrer la situation à elle seule, mais ce corps ne semble pas susceptible de
jouer un rôle propre puisqu'il ne repose, en apparence, sur aucune des forces sociales en
présence. Il est bien difficile à l'époque de se rendre compte que les caudillos ne sont
déjà plus que des ombres et que la perspective historique s'est radicalement modifiée
avec le renforcement de la domination impérialiste et la crise. Face à des adversaires
qui semblent bien plus dangereux, Vásquez choisit ce qu'il considère comme le moindre
mal quand il s'appuie sur l'armée et Trujillo.

D'ailleurs ce dernier sait que sa position reste malgré tout précaire et qu'on ne
l'élève que dans la mesure où, conjoncturellement, on a besoin de lui. Sa quête
méthodique des grades et honneurs ne doit donc pas être dissociée de son effort patient
et obstiné pour organiser et souder l'armée. Chaque nouveau commandement, chaque
degré gravi, sont autant de points d'appui pour poursuivre cette entreprise. Il s'emploie
donc à faire de ce corps une organisation à sa seule dévotion. Dès janvier 1926 il fait
publier régulièrement la Revista militar, destinée aux officiers et sous-officiers. Le
montant de l'abonnement est d'ailleurs prélevé d'office sur la solde des cadres militaires.
L'armée commence ainsi à se parler à elle-même, à diffuser ses propres informations et
sa propagande. Les renseignements professionnels ou techniques y côtoient les
annonces de mariages ou de cérémonies officielles contribuant ainsi à répandre le
sentiment que la vie du militaire forme un tout et qu'il n'a d'autres frères que ceux qui
font le même métier que lui. C'est un véritable esprit de corps que le commandant de
l'armée s'emploie à créer et l'image du chef en est évidemment l'expression la plus
haute, aussi la publication ne manque pas une occasion d'informer ses lecteurs des
activités de Trujillo ou des événements qui jalonnent sa carrière. La loyauté sans faille
envers le chef est présentée comme la manifestation concrète du dévouement à son
métier, à sa mission et aux camarades. Le portrait de Trujillo orne d'ailleurs les murs
des postes de police et des casernes, parfois en lieu et place de celui du président lui-
même107.

107 Il nous semble qu'une étude de l'iconographie de la dictature serait féconde. Le soin apporté par le
dictateur aux images diffusées, leur abondance et les variations en fonction des objectifs conjoncturels
devraient être riches d'enseignement.
-65-
La fidélité ne suffit pas, il faut y ajouter l'efficacité. Dès 1926, Trujillo crée
officiellement ce qui va devenir, sous des noms divers, l'un des instruments essentiels
de son pouvoir : la police secrète 108. L'armée qui exerçait déjà les pouvoirs militaire et
de police s'érige ainsi en organe de contrôle omniprésent dans la société. Ses diverses
fonctions se complètent et se renforcent puisque non seulement le commandement
militaire dispose presque exclusivement des moyens de l'action, mais il est
pratiquement seul à connaître l'ensemble des données indispensables au succès. On
comprend aisément la supériorité que confèrent de tels avantages, sans même évoquer
la préparation d'une intervention directe. Tout adversaire de Trujillo sait que ses faits et
gestes sont épiés et qu'une invisible épée de Damoclès pèse sur lui en permanence. Les
fausses nouvelles peuvent être répandues à loisir et les faits réels occultés. Par sa seule
présence, l'armée exerce une pression et un chantage permanents sur les hommes et les
organes du pouvoir.

La spécialisation et la modernisation se poursuivent d'ailleurs sur d'autres plans :


quelques jours après avoir créé la police secrète, Trujillo procède à la mise en place de
la police routière spéciale qui peut régler ici et là un problème de circulation mais
surtout qui commence à contrôler les allées et venues à travers le pays et à en informer
le haut commandement. Enfin, en 1928, il crée l'École militaire d'aviation 109 préparant
ainsi de nouvelles échéances.

La continuité de cette montée en puissance du corps militaire, qui de simple


police se transforme progressivement en armée tentaculaire, peut être reconstituée pas à
pas depuis sa création :

- En 1917, la marine nord-américaine constitue la garde nationale


comme une unité de police militarisée, Trujillo s'engage dans ce corps.

- En 1921, un an avant que ne soit signé le plan d'évacuation des


troupes des États-Unis, les résultats sont suffisants pour que cette petite armée soit
rebaptisée police nationale dominicaine. L'intention est claire : il s'agit de marquer que
le corps fait maintenant organiquement partie de la réalité nationale. Trujillo en devient
presque immédiatement élève officier.

108 Le 3 mars 1926 est créé le Cuerpo de Policía Secreta, qui dépend de la police nationale dominicaine.
109 Le 29 mars 1928.

-66-
- En 1927, alors que Trujillo a gravi tous les échelons et exerce
déjà le commandement suprême, le corps devient tout simplement la police nationale.
C'est un organe dont on ne discute plus l'existence ni la mission.

- Moins de deux mois plus tard le nom change encore et le corps


devient brigade nationale. Nous avons examiné la portée symbolique de ce changement
qui suit immédiatement la promotion de Trujillo au grade de général de brigade;
ajoutons cependant que le terme employé ne fait plus référence spécifiquement aux
fonctions de police mais évoque, plus généralement, l'armée.

- Enfin en 1928, alors que Vásquez est de plus en plus isolé et


que Trujillo se prépare en coulisse à toute éventualité, le corps devient officiellement et
définitivement l'armée nationale110.

On ne manquera pas d'observer la remarquable continuité du processus qui va


de la période de l'occupation à celle où Trujillo exerce un commandement sans partage.
L'action du futur dictateur s'inscrit dans un développement qu'il reprend, prolonge et
organise. Enfermé derrière les hauts murs de la forteresse Ozama, où il échappe à tout
contrôle, Trujillo tient militairement la capitale et ses accès à la mer et en direction de
l'est. La garde présidentielle elle-même est maintenant formée sous ses ordres au sein
de l'armée et on ne sait si elle protège encore Horacio Vásquez ou si elle le tient déjà
sous surveillance111. Vers son bureau, inexpugnable semble-t-il, convergent les
informations qui lui permettent d'avoir une vue précise de la situation. De ce même
bureau des ordres partent dans tout le pays, où ils sont fidèlement exécutés. Un État
s'est constitué dans l'État.

110 La garde nationale est constituée le 7 avril 1917. Elle devient la PND le 2 juin 1921, prend le nom de
police nationale le 23 juin 1927 et est transformée en brigade nationale le 17 août de la même année.
L'armée nationale est constituée le 17 mai 1928.
111 Dans une lettre publiée par le Listín Diario du 12 mars 1925, Trujillo justifie le décret présidentiel
qui prévoit que les officiers du corps des gardes présidentiels recevront dorénavant leur instruction au
sein de la PND dont il est le chef. L'argument essentiel est le désir «d'instaurer dans le fonctionnement
de ce corps la même organisation et la même discipline qui règne dans la Police Nationale
Dominicaine». Cette lettre publique est présentée comme une mise au point adressée à César Tolentino,
adversaire de Horacio Vásquez et directeur d'un journal à Santiago. Il s'agit d'une manœuvre concertée :
sous couvert de défendre le décret du président, Trujillo en dévoile publiquement la véritable portée.
-67-
• L'EXCLU

Pour autant, il serait erroné de faire d'emblée de Trujillo l'adversaire déterminé


de la vieille société dominicaine. Bien au contraire sa brillante carrière militaire est
d'abord pour lui le moyen de s'élever, d'acquérir le statut social auquel il aspire. En effet
le futur dictateur n'appartient pas, par sa naissance, à la caste qui détient
traditionnellement le pouvoir en république Dominicaine. On ne trouve dans ses
ascendants ni caudillos, ni grands propriétaires, ni même ces avocats, magistrats ou
médecins si nombreux dans les cercles du pouvoir. Sa famille, n'est pas des plus
misérables, mais elle vit, parfois chichement, d'expédients divers et ne peut prétendre
faire partie de l'aristocratie fermée du pays, comme nous l'avons vu.

Il poursuit donc parallèlement sa quête de l'honorabilité sur d'autres plans. Ainsi


en 1925, après sa nomination au grade de colonel il divorce d'avec Aminta Ledesma,
épouse encombrante qui rappelle des temps obscurs et dont il lui reste une fille 112. En
août 1927, au moment même où il est promu au grade le plus élevé, celui de général en
chef, il épouse Bienvenida Ricardo, jeune femme de la bonne société dominicaine. Par
ailleurs il n'a cessé de s'enrichir dans les divers commandements qu'il a exercés grâce
au système de corruption généralisée qui s'est répandu pendant l'occupation nord-
américaine. Les pots-de-vin, les sommes extorquées par le chantage, les pourcentages
systématiques pour autoriser une opération ou fermer les yeux sur une autre, lui ont
permis d'amasser une immense fortune, l'une des toutes premières du pays113.

L'heure semble être venue d'accéder aux cercles traditionnels du pouvoir. En


1928 donc Trujillo demande son adhésion au Club Unión de Saint-Domingue. Ce club
prestigieux de la capitale, comme ceux qui existaient dans toutes les villes moyennes et
petites de province, avait une fonction qui par bien des traits rappelle le rôle des casinos
de l'Espagne des XVIIIe et XIXe siècles : la bonne société s'y retrouvait régulièrement
autour des tables de jeu ou pour lire les journaux et elle y donnait des bals et soirées

112 Significativement, les biographies officielles occultent très souvent ce premier mariage, célébré en
1913, et le divorce, survenu le 9 novembre 1925 (le cas de R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, est
frappant). Aminta Ledesma était d'humble origine paysanne. Flor de Oro, née de cette union en 1915, est
bien connue car elle fait une carrière d'intrigante en se prévalant de ses liens familiaux. En revanche, sa
soeur qui n'a pas survécu, Julia Génova, née l'année précédente, n'est jamais mentionnée par les
thuriféraires du régime.
113 Les opérations très fructueuses réalisées à l'occasion des achats d'équipement et de nourriture pour la
troupe faisaient l'objet de bien des commentaires. Voir à ce sujet : MOYA PONS, Manual de historia
dominicana, p. 505 et CASSÁ, Historia económica y social…, p. 259, par exemple.
-68-
mondaines auxquels il fallait être invité, si on voulait bénéficier d'une certaine
considération. C'était là que se nouaient et se dénouaient les intrigues et les alliances,
que se commentaient les derniers événements et que circulaient les informations
réservées. Être accepté en son sein signifiait donc devenir membre reconnu de la caste
aristocratique, aussi l'entrée ne se faisait-elle que par cooptation sous la forme d'un vote
secret des membres du conseil directeur du Club, qui glissaient des boules blanches ou
noires dans une urne pour indiquer leur agrément ou leur refus, à la manière antique.
L'affaire est donc d'importance pour Trujillo et pour ceux qui attendent le résultat.
Celui-ci tombe, définitif comme un couperet, et se répand immédiatement dans la rue :
"boule noire" ! Le jugement est sans appel ni attendus car il se suffit à lui-même :
Trujillo n'est qu'un parvenu, sorti du ruisseau, dont les ancêtres ont travaillé de leurs
mains114. Le commandant en chef de l'armée, l'une des premières fortunes du pays, reste
un serviteur et ne peut prétendre à mieux. Par la suite, ses tentatives répétées pour se
faire admettre dans la bonne société se solderont par des échecs de plus en plus
humiliants, qui ne feront que confirmer le verdict 115. On a beaucoup insisté sur l'impact
psychologique de ce refus insultant pour expliquer la suite des événements, limitant
ainsi la véritable portée politique et historique de cet acte. En effet, en repoussant
Trujillo, la caste aristocratique prenait clairement position :

- Elle rejetait l'armée, aussi puissante fût-elle, comme partenaire


et associé.
- Elle n'acceptait donc pas les conséquences ultimes de
l'hégémonie nord-américaine.

- Elle refusait de mettre en cause un système fondé sur son


monopole du pouvoir.

Le conflit était donc ouvert, inéluctablement, entre deux perspectives


maintenant opposées : le maintien de l'ancien système qui impliquait que Trujillo voit,
tôt ou tard, son pouvoir anéanti ou au contraire le renversement brutal de l'ordre
séculaire. Ou bien l'armée s'effaçait et on en revenait aux factions, ou bien c'était
l'édifice traditionnel qui s'effondrait. Il était clair que les ferments introduits par

114 R. MARTÍNEZ, Hombres dominicanos…, p. 26, confirme l'événement et sa portée. Selon cet auteur,
Horacio Vásquez, se considérant personnellement offensé par ce résultat, aurait fait procéder à un
nouveau vote sous sa présidence, dont l'issue fut positive pour Trujillo. Nous n'avons pas trouvé
confirmation du fait chez d'autres auteurs. Cependant, si l'information est exacte, on imagine ce que
devait signifier une admission obtenue dans de telles conditions. Les échecs répétés sont largement
attestés (voir ci-dessous).
115 BOSCH, Causas de una tiranía sin ejemplo, p.42. L'auteur rapporte qu'en 1929, un an avant le coup
d'État, le Club de sa ville natale, La Vega, avait refusé l'entrée à une soirée dansante à Trujillo. On
imagine sans peine la gravité de l'affront.
-69-
l'impérialisme s'étaient développés à un point tel que la situation ne pouvait plus durer :
face à ce défi l'oligarchie traditionnelle se montrait incapable d'ouvrir d'autre
perspective que le retour en arrière. Trujillo est donc certes amer après cette exclusion,
mais surtout il sait que toutes les issues lui ont été fermées : il n'a plus d'autre voie que
l'affrontement.

-70-
2. DANS L'OMBRE DU COUP D'ÉTAT.
FÉVRIER 1930

A/ UN COUP D'ÉTAT CLASSIQUE ?

Par bien des aspects, la "révolution" qui se prépare au début de l'année 1927
renoue avec la tradition des coups d'État qui ont agité presque continuellement le pays
depuis la Restauration de la République jusqu'à l'occupation nord-américaine, l'époque
de la dictature de Ulises Heureaux exceptée :

- Une infime fraction de la société participe à la dispute. Les


caudillos parés du titre de général, les avocats ou les médecins qui ont fait leurs études
à Londres ou à Paris, les éleveurs et les planteurs qui ont voix au chapitre ont tous un
trait commun : il font partie des grandes familles qui tiennent traditionnellement le
pays; ce sont des personnes de "première" [catégorie] comme on dit à l'époque en
république Dominicaine. Pendant ce temps la masse de la population, de "deuxième" ou
de "troisième", assiste passivement au débat ou se trouve enrôlée au service du caudillo
local quand il y a conflit armé. Il est en effet frappant de constater que les insurgés de
février 1930 ne sont qu'une poignée et que Vásquez ne parviendra jamais à mobiliser la
foule en sa faveur.

- Les problèmes politiques posés sont également traditionnels. Le


vieux président Horacio Vásquez, dirigeant du Parti national, s'est progressivement
isolé, en particulier en modifiant à la dernière minute la loi qui lui interdisait de se
maintenir au-delà de 1928. Face à lui, son ex-vice-président, Federico Velázquez,
dirigeant du Parti progressiste, mais aussi Desiderio Arias, responsable d'un Parti
libéral diminué mais qui reste un adversaire déterminé du gouvernement. L'opposition,
qui date du début du siècle, entre les horacistes du Parti national et les jiménistes
rassemblés dans le Parti libéral, semble reprendre vie.

Le conflit dure sans qu'aucun des camps en présence ne semble capable de


s'imposer. Les manœuvres succèdent aux intrigues et restent inopérantes, car
l'opposition comme le pouvoir sont très affaiblis. L'occasion est donc favorable pour

-71-
Rafael Estrella Ureña, jeune avocat de Santiago et ancien membre du gouvernement
Vásquez, qui a quitté le Parti national pour fonder sa propre formation, le Parti
républicain. Inspiré par l'exemple de Mussolini -qu'il a pu observer quand il était
diplomate en Europe en 1926 et 1927- il a su rassembler autour de lui un petit groupe
décidé à s'emparer du pouvoir. La crise économique qui vient d'éclater aux États-Unis
accroît encore l'inquiétude parmi les possédants : l'heure semble favorable, un coup
d'épaule devrait suffire à faire tomber un pouvoir vermoulu.

La pièce semble déjà avoir été jouée de nombreuses fois. Pourtant, sous la
surface apparemment immuable, de profonds changements sont intervenus : des routes
carrossables permettent de rallier rapidement les principaux points d'un pays pourtant
encore divisé, un réseau télégraphique et téléphonique peut transmettre ordres et
informations, les caudillos qui continuent à disposer de pleins pouvoirs dans leur région
ont été désarmés -au sens propre du mot- et une petite armée, moderne, bien équipée
mais surtout disciplinée et parfaitement centralisée existe maintenant. Échappant au
contrôle des dirigeants traditionnels, étrangère en grande partie à la société qui
l'entoure, elle a un chef incontesté : Trujillo.

-72-
B/ UNE ACTIVE NEUTRALITÉ

Dans son rapport n° 22 le ministre plénipotentiaire Curtis note à son propos :


«Probablement en décembre [1929], il [Trujillo] a vidé la
forteresse de Saint-Domingue de toutes les armes disponibles et les a
envoyées à la forteresse de Santiago. À coup sûr il avait partie liée avec
les révolutionnaires dès le début, et n'a jamais rompu avec eux116.»
L'information est très certainement exagérée car il semble hautement
improbable que Trujillo se soit privé de la totalité d'un armement qui était capital pour
lui, mais elle est néanmoins précieuse car elle montre que, en coulisse, le chef de
l'armée est devenu indispensable à qui veut triompher. C'est lui qui détient la clé de la
situation :

- Il est le seul dans tout le pays à disposer de dépôts d'armes


significatifs et a sous sa garde directe le plus important d'entre eux, dans la forteresse
Ozama, à Saint-Domingue.

- Il contrôle également une armée organisée et disciplinée dont il


connaît les moindres rouages, aucune autre force militaire n'est en mesure de rivaliser
avec elle.

- Il peut ou non donner les ordres et les moyens de résister à la


garnison de Santiago.

- Il peut ou non armer les insurgés.

Le sort du coup d'État ne dépend pas des acteurs qui jouent sur la scène mais du
machiniste qui est en coulisse. Trujillo n'aura de cesse de faire valoir toujours plus la
position privilégiée qui est la sienne.

Il ne s'agit pas d'une simple image puisque lorsque, le 23 février, le général José
Estrella et le dirigeant politique de la "révolution" Rafael Estrella Ureña donnent
l'assaut à la forteresse San Luis de Santiago, ils ne rencontrent aucune résistance : il ne

116 Rapport du 1er mars 1931. GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 35.

-73-
s'agit pas d'une révolution mais du simulacre d'une insurrection. L'ensemble des
événements militaires que la presse rapporte dans les jours qui suivent ne seront que
pure mise en scène que Trujillo oriente à son gré.

Hier considéré comme un simple instrument, il commence ainsi à s'imposer aux


uns et aux autres. Dès la prise de la forteresse, les insurgés entreprennent de marcher
sur la capitale, à l'instar de Mussolini sur Rome en 1922. Horacio Vásquez, conscient
que son avenir est entre les mains du chef de l'armée et persuadé de l'urgence de la
situation, se rend en personne dès le 24 février à la forteresse Ozama où Trujillo, qui
s'est déclaré malade, ne répond à aucune convocation. Le ministre plénipotentiaire
nord-américain Curtis, consulté, a convaincu le président de se maintenir. La démarche
est symbolique : le lieu du pouvoir a déjà commencé à se déplacer du Palais national
vers les casernes et les spectateurs de cet événement ambigu peuvent se demander si le
vieux président vient exiger des comptes ou s'il se rend à Canossa. Trujillo ne fera
qu'entretenir l'équivoque puisqu'il réaffirme sans sourciller son allégeance pleine et
entière à Vásquez117.
Il est convenu qu'une colonne aux ordres du colonel José Alfonseca, fidèle
d'Horacio Vásquez, sera envoyée à la rencontre des insurgés, relativement peu
nombreux et mal armés, avec mission de les arrêter dans leur progression. Le président
est bien obligé de se fier à la parole de Trujillo. Le jeu théâtral se poursuit par ailleurs
puisque les "révolutionnaires" ont trouvé une route totalement dégagée dans leur
marche vers le sud -qui aurait pu faire obstacle puisque les militaires restent l'arme au
pied ?- et avancent rapidement. À l'inverse, les troupes loyalistes s'installent à une
demi-heure de la capitale et attendent… pendant deux jours.
La pause est significative : c'est le temps qu'il faut à Trujillo pour que chacune
des parties en présence se persuade que son sort dépend de lui seul. Il lui faut en effet
apporter la démonstration du vide politique, pour se placer en situation de force. Les
négociations avec la légation des États-Unis qui se poursuivent tout au long des
événements servent précisément au chef de l'armée à montrer qu'on ne peut rien faire
sans lui; nous y reviendrons. Car pendant que se multiplient les entretiens téléphoniques
et les rencontres en tous sens, Trujillo agit et bouleverse par sa capacité matérielle
d'intervention les accords subtils élaborés par ceux qui sont réduits à l'impuissance. Il
déclare, au soir du 24 février, que les troupes gouvernementales sont débordées alors
qu'aucun affrontement n'a eu lieu et fait ainsi monter la pression qu'il exerce sur ses

117 Selon divers auteurs, Vásquez, accompagné de certains membres de son gouvernement, aurait
demandé : «Général, je veux savoir si je suis votre président ou votre prisonnier».. Trujillo, après avoir
salué militairement, aurait alors répondu : «Monsieur le président, vous êtes mon président, je suis à vos
ordres». CRASSWELLER, Trujillo, la trágica aventura…, p. 81 et FORTUNATO, El poder del Jefe I,
0 h 27 mn. B. Vega, dans le recueil Los Estados Unidos y Trujillo, 1930, t. I, p. 261, compare les
différentes versions de l'événement.
-74-
adversaires. Dans le même temps, pour être tout à fait sûr de ses hommes, il envoie le
colonel Simón Díaz relever José Alfonseca de son commandement. Trujillo a toutes les
cartes en main, il peut faire ou défaire le coup d'État d'un geste. L'heure est donc arrivée
pour lui de donner le signal d'un dénouement que les différentes parties essayent de
croire définitif alors qu'il ne s'agit que d'un répit provisoire : le 25 février les insurgés
entrent dans Saint-Domingue sans que leur soit opposée la moindre résistance.

La curieuse "révolution" vient de triompher sans que l'on déplore une seule
victime. Placées devant le fait accompli, les parties en présence se voient contraintes
d'entériner le coup d'État : le 3 mars Rafael Estrella Ureña prête serment et accède à la
présidence de la République et le lendemain Horacio Vásquez et José Dolores
Alfonseca -ce dernier étant l'ennemi personnel de Trujillo- prennent le chemin de l'exil.
Quelques jours plus tard, l'ex-président de la république Dominicaine résume
parfaitement les événements en dénonçant :
«L'attitude passive de l'armée et, conséquence de son attitude
injustifiable, l'impossibilité dans laquelle s'est vu l'Exécutif d'armer et
d'équiper les nombreux citoyens qui se sont offerts à le soutenir avec une
loyauté inébranlable118.»

118 Manifeste du 11 mars, Porto Rico. ID., ibid., p. 40.

-75-
C/ L'EMBARRAS DE WASHINGTON

Pendant la dizaine de jours où le contrôle de l'État est en dispute, la légation des


États-Unis va être le lieu géométrique où convergent toutes les lignes de force. C'est là
que se dénouent les problèmes et que se tranchent les questions de l'heure. Bien sûr,
cela manifeste la volonté de Washington d'intervenir pour contrôler le jeu, mais il s'agit
bien plus d'une responsabilité encombrante que la diplomatie nord-américaine ne peut
guère éluder. Le guépier dominicain est en effet largement dû à la Maison-Blanche, qui
doit maintenant assumer le rôle d'arbitre qu'elle s'est donné. Voudrait-elle s'y soustraire
qu'elle ne le pourrait pas puisque toutes les parties se tournent vers elle, sollicitant son
intervention. Trujillo sait parfaitement tout cela et sa tactique ne se comprend que si on
en saisit l'objet principal : amener Washington à admettre la nouvelle situation et à
légitimer un coup d'État dont il a été le véritable maître d'œuvre de bout en bout. Le jeu
théâtral qu'il dirige en coulisse a un spectateur attentif -les États-Unis- qu'il faut
convaincre que mieux vaut laisser la pièce suivre son cours.

La faiblesse de l'Administration nord-américaine tient au fait qu'elle n'est guère


à même d'intervenir directement et puissamment : la crise économique frappe de plein
fouet le pays et un débarquement, six ans après avoir quitté le pays, serait un aveu
d'échec et, paradoxalement, affaiblirait l'image de Washington sur tout le continent, au
moment le moins opportun. L'empire n'a pas les moyens de contrôler en permanence et
par l'usage direct de la force toutes ses dépendances. Au même moment, les Marines au
Nicaragua sont d'ailleurs aux prises avec une véritable guérilla dirigée par A. C.
Sandino. L'occupation de la république Dominicaine pendant huit ans n'avait d'autre
but que de soumettre le pays, de le placer sous tutelle et d'organiser sa vie politique et
militaire pour qu'il cesse d'être un facteur de perturbation. Quant à Trujillo, il a été
formé par les Nord-Américains et ne serait rien sans eux : il est hautement improbable
qu'il essaie de se retourner contre ses tuteurs. Enfin, si l'affaire devenait vraiment très
grave, les troupes ne sont pas loin, puisqu'elles continuent à occuper Haïti. Tous les
arguments conduisent donc la diplomatie nord-américaine à considérer qu'elle doit
pouvoir contrôler la situation et que, même si les événements ne se déroulent pas
toujours comme prévu, elle y trouvera son compte en définitive.

Aussi entretient-elle des contacts avec chacune des parties en présence. Le 22


février, quelques heures avant la prise de la forteresse San Luis, le troisième secrétaire

-76-
de la légation, John Moors Cabot, dépêché à Santiago rencontre Rafael Estrella Ureña.
Le chef des insurgés ressort de l'entrevue avec la conviction que les États-Unis ne
s'opposeront pas brutalement à sa marche en avant et qu'il peut donner l'assaut à la
forteresse : le représentant de la légation a pu se persuader que l'ordre n'était pas
menacé en profondeur et que les événements qui se préparent ne seront que des
péripéties, somme toute mineures à ses yeux. En fait la diplomatie nord-américaine
pense qu'il s'agit d'un classique conflit d'ambitions entre Vásquez, vieillissant et qui
s'accroche au pouvoir, et un de ses ex-lieutenants qui, s'appuyant sur le mécontentement
d'une large partie des dirigeants traditionnels, essaie d'avoir accès au pouvoir. Le
premier lui est acquis et elle vient de s'assurer que le second ne pouvait être dangereux
pour les intérêts de Washington; elle cherche donc la voie du compromis. Il lui faut
rapidement admettre qu'un troisième personnage joue un rôle capital : Trujillo. En effet,
au matin du 24 février, Horacio Vásquez et le vice-président Alfonseca se réfugient à la
légation, lui demandent asile et manifestent leur intention de démissionner. Il est
devenu clair pour eux que derrière Estrella Ureña se profilait un ennemi bien plus
dangereux : le chef de l'armée. Aussitôt le ministre Curtis téléphone à Trujillo qui,
depuis la forteresse Ozama où il est retranché, proteste de sa loyauté 119. En fait ce
dernier s'installe de plus en plus solidement au centre de la vie politique : la veille
c'était Vásquez qui était venu lui demander son soutien, aujourd'hui ce sont les États-
Unis qui sont amenés à reconnaître son pouvoir. L'essentiel pour Trujillo est là et,
paradoxalement, Vásquez et Alfonseca se sont faits ses meilleurs interprètes en
persuadant la légation que le sort du pays dépendait maintenant du chef de l'armée.

Il est cependant clair que le ministre plénipotentiaire Curtis ne mesure pas


encore pleinement la logique des événements et qu'il continue à penser qu'un partage du
pouvoir peut assurer la stabilité dont a besoin Washington. Il persuade en effet Vásquez
de quitter la légation et de reprendre son poste de président en l'assurant qu'il a obtenu
le gel de la situation. Dans le même temps, John Moors Cabot obtient un armistice entre
les uns et les autres. Les diplomates ne comprennent pas qu'ils viennent de démontrer
eux-mêmes à Trujillo qu'il pouvait aller de l'avant, puisqu'ils sont incapables de
formuler la moindre menace concrète contre lui et qu'ils lui signifient en somme que
tout dépend de son bon vouloir. La légation manifeste que le pouvoir est vacant et
qu'elle ne dispose pas réellement de solution sérieuse. Trujillo comprend que l'heure lui
est favorable et qu'il ne faut pas la laisser passer : il doit accroître encore ce vide
politique au sommet de l'État et apparaître ainsi comme le recours nécessaire. C'est
dans ces conditions qu'il donne son acquiescement à l'entrée des insurgés, le 25 février.

119 À la suite de cet entretien, Trujillo reçoit Vásquez à la forteresse Ozama, comme nous l'avons vu.

-77-
Les négociations qui ont lieu à la légation entre Curtis, Vásquez, Estrella Ureña
et Trujillo confirment que Washington s'est résigné à lâcher le vieux président. Aux
termes de l'accord qui est conclu dès le 27 février avec Vásquez et Estrella Ureña, le
premier démissionnera et le second, nommé au préalable secrétaire à l'Intérieur et à la
Police, lui succèdera comme le prévoit la Constitution. À la date du 16 mai auront lieu
de nouvelles élections120. Telle sera d'ailleurs la marche des événements 121. À nouveau la
légation confirme que Trujillo peut bouleverser les plans qu'elle a établis. Mieux, elle
légitime le coup de force et la menace qu'il fait peser en organisant une passation des
pouvoirs revêtue des formes de la légalité. Enfin elle indique elle-même que le pouvoir
est vacant puisque la présidence se trouve dans une sorte d'intérim forcé, entre une
démission et des élections. Visiblement Trujillo n'est pas l'enfant chéri de Washington;
mais, dans une situation difficile, les diplomates savent faire preuve de réalisme et de
pragmatisme et ne s'embarrassent pas de sentiments. On procède donc bien à un
replâtrage, en espérant qu'il tiendra trois mois. Chacun est conscient de la fragilité de
l'édifice puisque, dès le 27 février, Estrella Ureña manifeste son inquiétude et que
l'accord conclu avec Vásquez sous l'égide de la légation stipule :
«Il n'y aura pas de restrictions quant aux candidats, hormis
Alfonseca et Trujillo qui ne pourront l'être122.»
On espère, en écartant les personnages les plus opposés, trouver un équilibre
entre modérés. Mais si la solution retenue semble formellement renvoyer dos à dos
Trujillo et les éléments horacistes qui lui sont le plus hostiles, il ne s'agit que d'une
apparence. Alors que Trujillo garde son pouvoir absolu sur l'armée et place ses hommes
au plus haut niveau -le fidèle Rafael Vidal Torres est nommé secrétaire d'État à la
Présidence le jour même de l'investiture de Rafael Estrella Ureña-, Vásquez et
Alfonseca sont privés de tout pouvoir. Craignant pour leurs vies, ils s'enfuient à Porto
Rico le surlendemain de l'investiture du nouveau président.

C'est donc bien un marché de dupes qui a été conclu sous les auspices de la
diplomatie nord-américaine : à Estrella Ureña les apparences du pouvoir, à Trujillo les
moyens de s'en emparer.

120 La Constitution dominicaine prévoit que les élections sénatoriales, législatives et présidentielle ont
lieu à la même date, normalement le 16 mai, tous les quatre ans.
121 Rafael Estrella Ureña est nommé secrétaire à l'Intérieur et à la Police dès le lendemain, le 28 février,
et il succède à Vásquez le 2 mars.
122 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 38. On voit bien ici que les diplomates ne choisissent pas Trujillo;
c'est lui qui s'impose à eux. Leur premier mouvement est de rechercher une voie moyenne.
-78-
3 LA CONQUÊTE DU POUVOIR. MARS-MAI
1930

A/ LES ILLUSIONS DES DIRIGEANTS POLITIQUES

Au lendemain du coup d'État bien des caudillos bolos, c'est-à-dire jiménistes,


croient avoir pris une première revanche contre leurs adversaires horacistes, ou
coludos123, puisque le chef de ces derniers, Horacio Vásquez, vient de tomber. Un autre
groupe nourrit encore de plus grandes illusions : celui des insurgés conduits par Rafael
Estrella Ureña qui pense s'être solidement installé au pouvoir. Seuls les dirigeants
horacistes, comme Ángel Morales, ou ex-horacistes comme Federico Velázquez, qui
n'ont pas appuyé le coup de force se savent menacés; encore croient-ils bien souvent
qu'ils vont pouvoir mener campagne et défendre les fortes positions qu'ils pensent
contrôler. D'ailleurs le premier rentre de son exil à Porto Rico et le second abandonne
dans ce but la légation française où il avait trouvé asile dès l'entrée des insurgés à Saint-
Domingue, le 26 février. Le dirigeant du Parti national -horaciste-, Gustavo Díaz, déjà
président du Sénat en 1924 après le départ des Nord-Américains et qui l'est encore en
1930, s'adresse à Rafael Estrella Ureña au moment où celui-ci est investi de sa charge
de président de la république Dominicaine en faisant un éloge appuyé d'Horacio
Vásquez. Il ajoute cet appel sans équivoque :
«Vous vous trouvez face à une Assemblée où sont majoritaires les
membres du parti qui a fondé cette illustre république; et vous êtes, bien
qu'en dehors de ses rangs, un fidèle serviteur de la vieille foi124.»
Qu'on ne voie pas dans cette déclaration un cynisme particulier, Gustavo Díaz
offre simplement la conciliation qui succède habituellement à l'affrontement. Il a
d'ailleurs de bonnes raisons de penser que l'entente est possible: Estrella Ureña n'a-t-il
pas été un homme du sérail horaciste, récompensé de ses bons et loyaux services par un
poste de secrétaire d'État à la Justice et à l'Instruction publique dans le gouvernement de
Vásquez en 1926 ? Certes, il a quitté le Parti national pour fonder le Parti républicain,
mais c'était là manoeuvre courante pour qui avait de l'ambition. Quant à Trujillo, qui se
tient dans l'ombre du nouveau président, n'a-t-il pas été élevé au commandement

123 Littéralement; bolos : sans queue, coludos : à grande queue. L'image renvoie aux coqs, dont les
combats sont extrêmement populaires en république Dominicaine, en particulier dans les zones rurales.
La terminologie montre assez bien comment étaient vécues les rivalités traditionnelles entre caudillos.
124 Discours du 2 avril 1930. ID., ibid., p. 34.

-79-
suprême de l'armée par Vásquez lui-même en 1925 ? Enfin sa modération lors du coup
d'État ne démontre-t-elle pas qu'il est conscient de son rôle de subordonné ? Il y a tous
ces raisonnements dans cette déclaration officielle, dans cet accord proposé par le
vaincu au vainqueur. Pourtant Gustavo Díaz, comme Estrella Ureña et Desiderio Arias
se trompent, car ils réfléchissent encore dans un cadre ancien; l'essentiel leur échappe :
en reconnaissant le commandant en chef des forces armées comme arbitre de leurs
différends, ils l'ont placé au-dessus de tous les partis et regroupements, ils l'ont eux-
mêmes doté d'une légitimité et d'une autorité politique dont aucun caudillo ne pouvait
se prévaloir. Trujillo détient l'atout-maître : l'armée.

-80-
B/ LA COLONISATION DU POUVOIR

Très vite, ils doivent déchanter, car Trujillo va s'employer à leur faire nettement
comprendre que de nouvelles relations politiques se sont instaurées et que les uns et les
autres doivent lui céder du terrain. Chacun découvre qu'il est en mauvaise posture pour
négocier face à cet homme à qui on a reconnu une autonomie considérable. Trujillo,
pour sa part, sait qu'il doit encore élargir son réseau et l'ancrer dans l'appareil d'État.
Aussi place-t-il des hommes à son entière dévotion :

- Dès le 5 mars, Rafael Vidal Torres, prend ses fonctions de


secrétaire d'État à la Présidence. Sa place est capitale puisqu'il contrôle ainsi le
président de la République, Rafael Estrella Ureña. Trujillo a choisi avec soin l'un des
prisonniers qui était sous sa garde -en réalité, sous sa protection- à la forteresse Ozama
et ils ont tramé ensemble le complot.

- L'autre ex-prisonnier de Trujillo, également son protégé,


Roberto Despradel, sera placé par la suite à un poste tout aussi décisif : il est nommé le
7 mai président de la Commission électorale nationale (junta central electoral) à la
suite de la démission des membres de cet organisme.

- Un autre homme qui lui est dévoué, Jacinto B. Peynado, est


nommé le 12 mars secrétaire à l'Intérieur et à la Police, place qu'il faut tenir si on veut
avoir les mains libres pour utiliser l'armée.

- Les transfuges sont également récompensés: Wenceslao


Medrano, un moment candidat à la présidence au titre du Parti ouvrier indépendant en
avril, est subitement convaincu de se retirer et d'apporter le soutien de son parti à
Trujillo : le 21 avril il est nommé secrétaire à la Santé.

- Ernesto Pérez, le lieutenant de Trujillo qui avait été chassé de


l'armée par Vásquez, est réintégré dans son grade et ses fonctions, dès le 11 mars. La
mesure est symbolique et vise à persuader chacun que l'offensive engagée contre
Trujillo au début de l'année a complètement échoué. Après avoir nargué la légalité en
offrant à Pérez l'abri de la forteresse Ozama malgré la décision de Vásquez, Trujillo
signifie maintenant que c'est lui qui fait la légalité.

-81-
Bien évidemment cette installation des fidèles du commandant de l'armée aux
postes-clés s'accompagne de l'élimination des hommes que Trujillo juge les plus
dangereux par leur capacité à mobiliser un vaste réseau de relations ou par leur hostilité
à son égard :

- Martín de Moya, dirigeant en vue du Parti national et secrétaire


aux Finances du gouvernement Vásquez, est à peine nommé secrétaire à l'Intérieur et à
la Police du gouvernement Estrella Ureña -le 4 mars-, qu'il doit remettre sa démission -
le 10 du même mois- pour être remplacé par J. B. Peynado (cf. supra).

- Le général José del Carmen Ramírez, également dirigeant du


Parti national et secrétaire à la Défense avant le coup d'État, -c'est-à-dire supérieur
direct de Trujillo-, assume certes la charge de secrétaire au Développement et aux
Travaux publics le 12 mars, mais il est contraint à la démission le 17.

- Félix Servio Ducoudray, dirigeant du Parti progressiste de


Velázquez et membre du gouvernement nommé par Estrella Ureña, doit démissionner
de ses fonctions de secrétaire d'État à la Justice et à l'Instruction publique le 17 mars.

La tactique de Trujillo est double. D'une part il dégage la voie qui va l'amener
au pouvoir en éliminant les obstacles et en installant des hommes sûrs parce qu'ils lui
doivent tout. D'autre part il déstabilise Rafael Estrella Ureña et, au-delà, tous ceux qui
ont cru pouvoir le tenir dans un second rôle. A peine installé, le gouvernement est
constamment remanié : il apparaît que le coup d'État n'a pas mis en place un exécutif
fort, du moins pas encore. Les hommes politiques sont amenés à se rendre à l'évidence :
le pouvoir est ailleurs qu'au Palais national ou au Congrès, il se trouve dans les casernes
et à la légation des États-Unis. Voici le rapport qu'adresse le ministre nord-américain
Curtis à Washington après une entrevue avec Estrella Ureña le 18 mars :
«Ce midi, j'ai eu une longue et franche conversation avec le
président, qui a reconnu que le général le domine et l'empêche de
promettre une attitude loyale de l'armée pendant les élections, ce qui fait
qu'elles ne pourront être justes. […] il m'a fait ressortir que toute
opposition de sa part à la candidature de Trujillo serait attribuée par ce
dernier à son intérêt personnel.»125

125 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 42.

-82-
La veille, la nouvelle s'était répandue dans le pays : Trujillo serait le candidat à
la présidence de la république Dominicaine et Estrella Ureña, relégué, à la vice-
présidence.
La Coalition patriotique de citoyens, dirigée par Elías Brache, encore allié à
Vásquez une semaine avant le coup d'État de février, a en effet annoncé qu'elle
soutiendrait ces candidatures. Le Parti libéral de Desiderio Arias, farouche adversaire
de Vásquez, se rallie bientôt à son tour : il y voit l'occasion d'infliger une défaite
décisive à ses ennemis traditionnels. Une Confédération de partis, telle est la
dénomination adoptée, est officiellement constituée le 30 mars, derrière Trujillo. Elle
comprend, outre les deux organisations mentionnées, le Parti républicain de Estrella
Ureña, le Parti nationaliste de Teófilo Hernández, le Parti ouvrier indépendant de
Wenceslao Medrano et le fantômatique Parti d'Union nationale. Chacun se précipite
déjà derrière Trujillo qui, seul, semble en mesure de contrôler la situation et d'offrir aux
uns et aux autres des parcelles du pouvoir. Le chef de l'armée est devenu le pivot de la
vie politique. Les candidats députés et sénateurs de ces différentes formations
soutiennent donc le futur dictateur.

-83-
C/ L'UTILISATION DE LA TERREUR

Le désarroi du président en exercice, clairement perceptible dans le rapport du


diplomate est donc compréhensible. On mesure le chemin parcouru depuis l'assaut de la
forteresse de Santiago, moins d'un mois plus tôt. Estrella Ureña a appris, à ses dépens,
que l'armée s'est transformée en un facteur essentiel de la vie politique du pays. L'usage
délibéré d'une violence soigneusement calculée par Trujillo correspond par conséquent
à une analyse et à des objectifs politiques de ce dernier. Il s'agit, sans aller jusqu'au
coup d'État, de paralyser ce qui reste des forces politiques traditionnelles, de les
contraindre à continuer un jeu qui est devenu factice aux yeux de tous. Le futur
dictateur doit abaisser les partis politiques, en démontrer l'impuissance, leur ôter toute
légitimité. Il faut qu'il s'affirme en république Dominicaine, mais aussi pour
Washington, comme la seule issue possible.

Rien ne nous semble donc plus inexact que de dire que Trujillo cesse de se
contrôler et se laisse aller à ses instincts brutaux; bien au contraire il calcule chacun des
forfaits en fonction de l'impact recherché. C'est en effet essentiellement à compter du
début du mois d'avril que commence la vague de terreur, c'est-à-dire quand s'engage la
campagne électorale et que chacun, en face, a reculé autant qu'il le pouvait.

Un homme de main, discipliné, efficace et sans scrupules, un véritable gangster,


est sélectionné dans les rangs de l'armée : il s'agit de Miguel Ángel Paulino qui va
prendre la tête d'un groupe connu sous le nom de la "42", d'après l'adresse de la maison
qui servait de quartier général. Cette petite escouade -sans existence légale mais ayant,
au sens littéral, pignon sur rue- a pour mission d'intervenir dans des réunions électorales
en tirant en tous sens, d'assassiner des adversaires dans la rue ou à leur domicile, de se
livrer à des expéditions punitives ou d'intimidation… Extrêmement rapide, elle surgit
au volant de voitures automobiles, arrose son objectif de rafales de mitraillettes et
disparaît ensuite aussi vite qu'elle est arrivée. Les méthodes et le style rappellent sans
doute ceux des groupes fascistes en Europe, mais, plus encore, ceux des gangsters des
grandes métropoles d'Amérique du Nord. Ce groupe terroriste jouit bien évidemment de
l'impunité, ce qui a l'avantage de démontrer de façon très claire, même si elle reste
implicite, que le véritable maître du pays est le chef de l'armée et de la police. Trujillo
joue ainsi sur deux tableaux, en étant à même de refuser sa protection et de

-84-
commanditer l'agression. Une double légalité s'installe : celle que définit la Constitution
et celle, cyniquement étalée, que confèrent les armes.

Le candidat à la présidence s'installe dans cette équivoque, soigneusement


entretenue. Trujillo comprend en effet que, dans sa situation, la violence est un
instrument politique qui doit être utilisé à la fois avec audace et précision. Il ne s'agit
pas pour lui de tenter de noyer ses rivaux et adversaires dans un bain de sang mais de
manifester publiquement son pouvoir. Il doit montrer que le jeu politique habituel ne
peut plus se dérouler hors de son contrôle. En fait la violence surgit comme expression
concrète et indiscutable du renversement des anciens rapports de subordination : la
force armée, hier au service des factions, est maintenant en position dominante.

Aussi, l'effet objectif de la violence n'est pas l'essentiel, ce qui importe c'est de
frapper les esprits. Il faut donc viser d'emblée à la tête et montrer ainsi que plus rien
n'est impossible : le 3 avril, Ángel Morales, candidat à la vice-présidence contre
Trujillo, José Dolores Alfonseca, vice-président d'Horacio Vásquez et ennemi
personnel du chef de l'armée, Martín de Moya ainsi que d'autres dirigeants de l'Alliance
nationale-progressiste sont victimes d'un attentat sur alors qu'ils se rendaient à un
meeting électoral; leurs trois voitures sont mitraillées sur la route de Santiago à Moca,
dans le Cibao. La presse assure qu'ils l'ont échappé belle et que des balles ont même
traversé leurs habits; Trujillo ne dément pas : l'essentiel est que chacun comprenne
l'avertissement. Le fait est sans précédent et l'émotion agite tout le pays. Mais le choc
psychologique sert Trujillo, même si on le condamne en paroles : ne prouve-t-il pas
avec éclat que ses adversaires ne peuvent rien contre lui et qu'ils s'agitent en vain ?

D'ailleurs, il ne recule pas : cinq jours plus tard, le 8, on apprend que le


prestigieux dirigeant conservateur Martínez Reyna a été molesté à Santiago -toujours
cet acharnement contre le Cibao- par l'armée nationale. Le surlendemain, le 10, une
réunion électorale de l'Alliance nationale-progressiste est attaquée à Barahona, à l'autre
bout du pays, dans le sud : on relève un mort et plusieurs blessés. Il ne se passe plus de
jour sans qu'on annonce des attaques, des violences et des assassinats. Selon diverses
estimations, le bilan serait d'une centaine de morts environ 126. Ce chiffre est
probablement un maximum, car Trujillo a tout intérêt à laisser amplifier les faits réels :
il veut créer un climat, et les cris poussés par ses adversaires ne font que l'aider dans
son entreprise.

126 En particulier selon KENT, God and Trujillo.

-85-
La violence amène les rivaux à céder toujours plus de terrain et se combine par
conséquent avec la colonisation des sphères du pouvoir que nous avons évoquée
précédemment. Paradoxalement, la position légale de Trujillo ne cesse de s'améliorer
puisque ses adversaires reculent, se taisent ou démissionnent. On s'achemine ainsi
graduellement vers le moment où la légalité constitutionnelle, cessant de marquer des
limites à la volonté de Trujillo, ne sera plus qu'un décor de théâtre entièrement peint en
trompe-l'œil pour servir de cadre au pouvoir absolu et bien réel du chef de l'armée.

La Commission électorale nationale, composée de représentants des divers


partis en lice, en essayant de défendre l'ancien système en péril, donne l'occasion à
Trujillo de trancher le nœud gordien. Le 1 er mai cet organisme fait paraître un
communiqué dans lequel il déclare :
«La Commission Électorale Nationale demande que l'armée soit
consignée dans ses quartiers et que cessent les fouilles contre les
personnes127.»
Dernière tentative désespérée de résistance à deux semaines des élections. Mais
la commission électorale n'a aucun moyen de faire appliquer ce qu'elle demande, elle ne
contrôle plus rien. Il suffit donc à Trujillo de poursuivre son entreprise, de ne pas
relâcher sa campagne de terreur pour montrer que la commission n'a représente plus
rien. Le 6 mai, celle-ci tombe comme un fruit mûr : sa démission est annoncée et, sans
attendre, un décret du pouvoir exécutif la remplace par une nouvelle commission que
présidée Roberto Despradel128. Trujillo peut maintenant se prétendre entouré de toutes
les garanties légales, il peut aller aux élections. Le 14, avant-veille du scrutin, l'Alliance
nationale-progressiste, convaincue qu'elle n'a plus rien a espérer d'élections entièrement
contrôlées par son adversaire, se résoudra à se retirer et à appeler à l'abstention. Elle ne
fera ainsi que confirmer les droits de Trujillo sur le pouvoir.

127 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 45.


128 Ángel Morales décrit ainsi les événements à Sumner Welles, qui garde des attaches auprès du
département d'État nord-américain : «La Commission électorale nationale fut appelée en présence de
Trujillo et de Estrella Ureña qui l'admonestèrent durement pour avoir demandé la consigne de l'Armée
et la cessation les violences. La conséquence fut que la Commission présenta sa démission massive […]
Cinq minutes après la démission, le Gouvernement nomma une nouvelle Commission au mépris de la loi
qui confère cette responsabilité au Sénat». Lettre du 9 mai 1930. Le lendemain, Sumner Welles, informé
de l'événement écrit : «La démission de la Commission électorale centrale nous a convaincu que la
situation à Saint-Domingue est presque sans espoir. Les membres de la Commission étaient le dernier
rempart contre l'intimidation, la fraude et la corruption». Lettre du 10 mai 1930, adressée à Rafael Ortiz
Arzeno. Ces deux documents figurent dans le recueil : Los Estados Unidos y Trujillo. 1930, t. II, p. 581
et 583, respectivement.
Dès le 7 mai, le secrétariat aux Relations extérieures s'emploie à démontrer que la mesure prise est
parfaitement légale et constitutionnelle. Voir le télégramme envoyé à Washington pour être présenté aux
autorités nord-américaines : ID, ibid. , p. 576.
-86-
D/ LE FACTEUR IMPÉRIAL, ÉLÉMENT DÉCISIF

On ne peut comprendre la crise dominicaine si on ne la considère pas comme un


élément particulier de la crise de l'impérialisme des États-Unis. Il apparaît en effet très
vite à Washington que l'équilibre instauré lors de la réunion à la légation -le 27 février-
ne pourra tenir très longtemps. Trujillo prend l'initiative de rompre le statu quo et de
mettre la légation au pied du mur puisque, le 17 mars, il fait connaître sa candidature à
la présidence, en contradiction formelle avec ce qui avait été garanti par les diplomates
nord-américains. Les autres parties en présence, dépourvues de forces propres, ne
peuvent que se tourner vers la puissance impériale et lui demandent d'arbitrer leurs
différends.

Rafael Estrella Ureña, président en exercice, est reçu par le ministre Curtis -on
s'en souvient- le lendemain même. Ce dernier rapporte :
«Le président m'a demandé de faire publiquement savoir que les
États-Unis ne reconnaîtront pas Trujillo en raison de l'accord, obtenu
par le truchement de la légation, qui a mis fin à la révolution129;»
On saisit ici nettement que la faillite de la solution nord-américaine est en cause.
Tout remonte et converge vers le département d'État.

D'ailleurs les vainqueurs désignés de la "Révolution" de février ne sont pas les


seuls à en appeler à Washington. Voici ce qu'écrit le dirigeant horaciste Ángel Morales
à Sumner Welles, le surlendemain de l'attentat du 3 avril :
«Si le Gouvernement des États-Unis n'adopte pas une attitude
d'opposition ouverte à Trujillo, celui-ci sera élu par la force lors du
prochain scrutin et deviendra maître des destinées de ce pays jusqu'à ce
qu'il puisse être renversé par la force130.»
Le jugement de Morales, d'une étonnante lucidité si l'on songe qu'il annonce les
trente années suivantes de l'histoire du pays, montre combien la maîtrise du jeu échappe
aux acteurs locaux, Trujillo mis à part.

Celui-ci, placé à la tête d'une armée construite et organisée par les Marines, et
formé lui-même à cette école, apprécie la situation. Il sait que sa force réside dans le
129 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 42.
130 Los Estados Unidos y Trujillo, 1930, p. 464.

-87-
fait que Washington, face à lui, n'a pas de solution de rechange. Aussi joue-t-il à la fois
de la provocation, de la discussion et de la négociation avec un seul but : démontrer
qu'il est le seul à pouvoir garantir la stabilité du pays dont les États-Unis ont grand
besoin, que cela plaise ou non. De ce point de vue ce qu'écrit Morales à son influent
ami Welles, par exemple, ne peut que servir Trujillo en dernier ressort :
l'Administration nord-américaine est progressivement amenée à admettre que, sans lui,
ce sera le chaos. Convaincu que la puissance impériale ne peut échapper à son rôle,
Trujillo la conduit à un choix forcé. À la suite de la première vague de pressions et de
violence contre ses adversaires, et après leur avoir laissé le loisir d'aller se plaindre à la
légation, il rencontre longuement le colonel Cutts, chef des Marines qui occupent Haïti,
à la fin du mois de mars131. Mais à peine vient-il de négocier qu'il fait organiser l'attentat
du 3 avril contre les dirigeants du Parti national, début d'une vague d'exactions sans
précédent.

Lorsque le 23 avril Rafael Brache, ministre plénipotentiaire dominicain à


Washington, rencontre Francis White, secrétaire d'État adjoint, la situation est mûre: ce
dernier indique que les États-Unis ne seront pas hostiles à Trujillo. Fort de ces
assurances, le lendemain Trujillo confirme officiellement sa candidature dans un
Manifeste au Peuple Dominicain 132 en passant par-dessus les partis politiques. En deux
mois, le chef militaire s'est imposé au département d'État, en dépit de l'hostilité de
celui-ci au départ.

On ne s'étonnera donc pas que la diplomatie nord-américaine, de recul en recul,


en vienne à avaliser ce qui lui répugne sans doute mais paraît, en fin de compte,
inévitable. Son silence devant la candidature de Trujillo, puis devant la violence
déchaînée vaut approbation puisqu'il signifie que ni Velázquez et Morales d'un côté, ni
Estrella Ureña de l'autre n'auront son soutien. Ce mutisme est une garantie précieuse
pour Trujillo : le département d'État est prêt à accepter la farce électorale et à passer

131 L'entrevue à lieu le 27 mars, à Comendador, aux abords de la frontière. Depuis longtemps, Trujillo
souhaitait rencontrer cet officier supérieur qu'il avait connu pendant l'occupation. Informé de ce désir, le
département d'État nord-américain organise la réunion secrète, afin de sonder les intentions de Trujillo et
dans l'espoir de le convaincre de se retirer de lui-même de la compétition électorale. La tactique de
Washington est déjà un aveu de faiblesse. Trujillo le comprend : il se présente à Cutts comme un
farouche partisan de la légalité et de la Constitution. À ce titre, il refuse de retirer sa candidature et ajoute
qu'il ne laissera pas démanteler l'armée, seule garantie du bon ordre politique du pays. Ces arguments
sont soigneusement étudiés pour convaincre Cutts. Trujillo en profite d'ailleurs pour critiquer la légation
nord-américaine, injustement hostile à sa personne, selon lui. Il joue ainsi sur les contradictions
impériales.
Dès le lendemain, commence à circuler en république Dominicaine la rumeur que Cutts à rencontré
Trujillo et qu'il ne s'est pas opposé à sa candidature. Voir le rapport détaillé de Cutts daté du 3 avril
1930 : ID., ibid., t. I, p. 445.
132 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 3.

-88-
sous silence le fait que l'abstention -consigne donnée par l'Alliance nationale-
progressiste deux jours avant le scrutin- atteindra 45 % du corps électoral. Le ministre
Curtis peut toujours écrire dans son rapport sur les élections :
«La Confédération annonce que, selon les premiers rapports,
223 851 voix ont été décomptées en faveur du Général Rafael Leonidas
Trujillo comme Président de la République et Rafael Estrella Ureña
comme Vice-Président. Comme le chiffre donné dépasse de loin le
nombre total de votants dans le pays, il n'est pas vraiment nécessaire de
faire d'autres commentaires sur la sincérité des élections133.»
L'affaire est entendue, on tiendra pour légitime le résultat134.

133 Rapport 91 strictement confidentiel du 19 mai 1930. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, 1930,
t. II, p. 597.
134 Les résultats définitifs, officiellement ratifiés par la Commission électorale nationale seront d'ailleurs
conformes, à 120 voix près (souci de sauvegarder les apparences ou, au contraire, insolente
confirmation ? Sans doute un mélange des deux) : 223 731 voix pour Trujillo et 1 883 contre. Le corps
électoral étant composé de 412 711 électeurs, il apparaît, selon ces chiffres, que 187 097 d'entre eux ne
s'étaient pas déplacés. Gaceta oficial du 13 juin 1930.
Évidemment, tous les députés et sénateurs élus le sont sous l'étiquette de la Confédération de partis qui
soutient Trujillo, les Partis national et progressiste ayant renoncé à présenter des candidats, nous l'avons
vu.
-89-
4. L'INSTAURATION D'UN NOUVEAU
POUVOIR, MAI 1930-1931

A/ LA DESTRUCTION DES ANCIENNES RELATIONS


POLITIQUES

• LA LIQUIDATION DES ADVERSAIRES DÉCLARÉS

Dès le lendemain de son élection et sans attendre d'être officiellement investi de


sa charge de président -trois mois plus tard- Trujillo va engager brutalement le fer
contre tous ceux qui pourraient rassembler des forces. L'armée se déploie. Mathiss, le
chargé d'Affaires français décrit l'opération :
«Dès que le résultat des élections, qui n'ont été je l'ai dit qu'un
simulacre, fut proclamé […] la troupe commença l'office peu méritoire
de la police, fit des perquisitions au domicile de tous les politiciens de
l'ancien régime, les incarcérant au préalable, puis les relâchant, jetant
en un mot l'alarme et la crainte au sein des principales familles.»
Trujillo signifie à ses adversaires qu'il a remporté la victoire et qu'un nouveau
rapport de forces politique est instauré.
L'ampleur de l'offensive indique qu'il ne s'agit plus seulement maintenant de
poursuivre la campagne de terreur mais de décapiter rapidement, et aussi complètement
que possible, toute éventuelle opposition. Le nombre des victimes des attentats,
assassinats, opérations policières ou militaires croît vertigineusement : évalué à une
centaine avant les élections, il se situerait entre trois et cinq mille dans les mois qui
suivent135.
Cette vague de violence irrésistible produit rapidement un premier résultat.
Mathiss, note :
«Tous les hommes publics de l'ancien régime furent pris de
panique et estimèrent qu'ils n'avaient plus de garantie pour leur vie, et
c'est ainsi que, par avion ou par paquebot, ils s'exilèrent.136»

135 En particulier selon KENT qui cite les rapports de la Foreign Policy Association.
136 Pour cette citation et la suivante : Courrier du 20 juillet 1930. ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p. 17.

-90-
Effectivement tous les dirigeants politiques de l'Alliance nationale-progressiste
importants s'enfuient : c'est le cas de Federico Velázquez, responsable du Parti
progressiste, de José Dolores Alfonseca, responsable du Parti national, de Gustavo Díaz
ou d'Ángel Morales, dirigeants de ce même parti, pour ne citer que ceux-là. Mais ce
n'est pas suffisant, car si ces départs plongent indéniablement l'opposition dans une
grande désorganisation, il ne s'agit encore que d'une mesure de repli et de protection,
coutumière en république Dominicaine.

Porto Rico surtout, les États-Unis et Cuba dans une moindre mesure, servent
ainsi traditionnellement de base arrière aux partis et groupes momentanément en
difficulté; depuis San Juan les dirigeants continuent alors à diriger les opérations
politiques sur le territoire national. José Dolores Alfonseca n'est-il pas lui-même parti
en exil au lendemain du coup d'État -le 4 mars- pour revenir deux semaines plus tard -le
18 mars ? Il faut donc pour le nouveau pouvoir rendre ces départs irréversibles et
surtout briser les partis et réseaux d'influence qui continuent encore à fonctionner.

Le premier acte d'ampleur significatif est la prise d'assaut, deux semaines après
l'élection, le 30 mai, du journal conservateur Listín Diario137 par des hommes de main,
désignés comme "la foule" dans les communiqués et messages officiels. La mise à sac a
lieu sans que la police intervienne. La cible n'a pas été choisie au hasard : en attaquant
une institution qui est, par fonction, le lieu de rassemblement naturel de tous ceux qui
disposent d'un pouvoir politique et qui se sentent menacés par l'irrésistible ascension du
nouveau venu, Trujillo prouve sa capacité à porter des coups décisifs, là où il veut, et
quand il le veut. En effet, si chacun des caudillos qui dominent traditionnellement le
pays dispose du pouvoir sur une région, sur des familles, sur des hommes qu'il peut
armer, aucun d'entre eux ne peut prétendre s'imposer aux autres. De fait, le seul point
qui fasse leur accord unanime est que le pouvoir central doit en permanence rester en
discussion et que les gouvernements doivent se faire et se défaire au gré des alliances
changeantes.
Dans une telle perspective, le journal national joue le rôle irremplaçable de point
de rencontre des différentes factions, c'est à travers lui que se scellent les accords du
moment, il est le lieu où convergent toutes les tensions et où peut se réaliser l'équilibre
nécessaire à chacune des parties en même temps qu'il garantit la pérennité de ce jeu
politique. Frapper là, c'est donc faire une double démonstration :

137 Fondé en 1889, ce journal est favorable à Horacio Vásquez et au Parti national. Son édition du 17
mai, au lendemain des élections, choisit de faire le silence sur le scrutin de la veille. En revanche, un
article titre en première page : «Instabilité de l'équilibre politique qui a été à l'origine de la
Confédération des Partis», affirmant que ceux qui ont soutenu Trujillo sont prêts à se déchirer.
-91-
- C'est d'abord prouver dans les faits que l'on n'est déjà plus un
caudillo comme les autres puisque l'on dispose d'une puissance assez grande et, surtout,
assez cohérente pour s'en prendre au système lui-même,

- C'est aussi s'emparer d'une position politiquement stratégique,


les chefs locaux et traditionnels se trouvant privés de leur organe naturel de
centralisation, face à un adversaire qui vient de démontrer de son degré supérieur
d'organisation.

Trujillo signifie clairement que le pacte séculaire est rompu : il n'y aura pas
partage du pouvoir puisque le lieu où on se le répartissait est maintenant mis sous
tutelle. Le Listín Diario survivra encore un temps, mais, privé de sa raison d'être et
incapable de par son origine d'être le héraut du régime, il s'étiolera progressivement et
disparaîtra.

Trois jours plus tard, le 2 juin, un deuxième événement indique avec brutalité
que le tournant est maintenant définitivement pris : à San José de Las Matas, dans ce
Cibao qui traditionnellement tourne le dos à la capitale, le dirigeant conservateur
Virgilio Martínez Reyna et son épouse sont assassinés.
La nouvelle fait l'effet d'un coup de tonnerre. Le lendemain, le titre en capitales
et les sous-titres en caractères gras de Listín Diario barrent toute la première page :
«M. Virgilio Martínez Reyna, dirigeant du Parti national, a été
sauvagement assasssiné par une bande de meurtriers à San José de las
Matas. Criblé de balles et de coups de couteau, il a été égorgé et on lui a
tranché le nez. Sa noble et dévouée épouse a aussi succombé, victime de
cette tragédie qui a consterné la société dominicaine.»
Frappés d'horreur, les Dominicains de la bonne société apprennent que la femme
du dirigeant était enceinte.
Tant l'événement que sa mise en scène ont été étudiés afin de frapper les esprits
et pour que la rumeur se propage d'elle-même. C'est le caractère sacrilège qui a
volontairement été mis en valeur par les organisateurs du crime : on a violé le domicile,
on a tué une mère et l'enfant qu'elle portait en son sein, et on s'est livré à des actes
barbares qui donnent à imaginer (les mutilations se sont-elles bien arrêtées là ?). La
version officielle est vague à souhait -on parle de rôdeurs non identifiés- et est calculée
pour ne pas convaincre, tout comme l'explication qui a été fournie pour la prise d'assaut
du Listín Diario.

-92-
Il s'agit bien de démontrer, dans les faits, que l'ordre ancien est brisé, que les
tabous sont transgressés, que rien ne peut arrêter le nouveau pouvoir qui est en train de
surgir. Ce crime n'est donc pas une manifestation incontrôlée de barbarie qui aurait
échappé de façon révélatrice au nouveau régime; bien au contraire Trujillo a tout intérêt
à ce que la rumeur s'enfle et que la terreur se propage. Le nouveau pouvoir s'assoit ainsi
sur la destruction et non sur le consensus.

Très vite d'ailleurs, pendant les semaines qui précédent l'investiture officielle de
Trujillo, le 16 août, les opérations policières et militaires ouvertes vont venir se mêler
aux assassinats et aux manoeuvres d'intimidation qui se succèdent et alimentent les
conversations. Dans le Cibao surtout, puisque c'est la région qui échappe le plus au
pouvoir central : le général José Paredes, dirigeant horaciste connu, est assassiné dans
sa ville de San Francisco de Macorís, la troupe est lancée contre le général Cipriano
Bencosme, grand propriétaire horaciste qui avait pris parti pour l'Alliance nationale
progressiste, et le général Piro Estrella est contraint à la reddition à Tamboril, fief de
l'ex-président, le général Horacio Vásquez. Mais aussi à Saint-Domingue même où le
général Alberto Larancuent, dirigeant du Parti progressiste est abattu dans le parc
central et où Manuel de Jesús Troncoso de la Concha, dirigeant de l'Alliance nationale
progressiste et membre éminent de l'oligarchie, est arrêté et promené, menottes aux
mains, au long du Conde, l'artère centrale de la capitale.

Un examen attentif du sens et de la portée de tous ces actes permet de bien


comprendre l'image que Trujillo veut donner de lui-même et le rôle qu'il entend jouer.
Le président élu ne dispose pas d'un parti politique qui le soutienne, il n'est même pas le
chef d'un de ces clans qui comptent des clientèles plus ou moins vastes. En fait, il a
précisément été projeté sur le devant de la scène parce qu'il était dans cette situation
apparemment précaire et que, par conséquent, les forces politiques traditionnelles ont
vu en lui un serviteur et non un rival. Trujillo n'a pas de parti, mais il a une bande
armée.
Cette dernière est pour une part officielle : l'armée nationale elle-même. Mais
elle est aussi largement souterraine : ce sont les hommes de main; il serait d'ailleurs
vain d'essayer de tracer la fontière entre les activités légales et illégales, car les
militaires quittent volontiers l'uniforme en dehors des heures de service pour intimider,
enlever ou assassiner sur commande et les civils employés pour répandre la terreur
trouvent refuge dans les casernes, en particulier dans la forteresse Ozama. Tous ces
hommes ne sont pas unis fondamentalement par des liens géographiques, familiaux,

-93-
sociaux ou politiques : leur ciment c'est qu'ils n'ont pas d'avenir en dehors de Trujillo.
Le président élu peut donc s'appuyer sur eux. Cette force a pour mission de commencer
à s'emparer de la scène politique et d'en chasser les acteurs habituels. Incapables de
régler entre eux leurs différends, les caudillos et l'oligarchie ont dû faire appel à un
homme libre des liens qui les unissent; Trujillo va retourner contre eux cette liberté de
mouvement dont il dispose.
On remarquera en effet qu'il s'en prend directement aux caudillos et aux grandes
familles. Certes il ne s'agit encore que des adversaires politiques de la veille, horacistes
et dirigeants de l'Alliance nationale progressiste, mais son acharnement -qui va jusqu'à
la liquidation physique- s'inscrit dans une perspective précise : il s'agit de mettre la
couche politique dirigeante hors d'état d'accéder aux leviers de commande. Les hommes
politiques et les chefs de faction qui l'ont soutenu sont épargnés, mais ils sont déjà tenus
en dehors des opérations : Trujillo affirme sa compléte autonomie à leur égard. Nul
doute que les manoeuvres des militaires et des gangsters qu'il dirige dans le Cibao
visent ainsi à démontrer sa puissance à celui qui a contribué à le porter au pouvoir et
qui est encore officiellement son allié : Desiderio Arias. Il intimide ainsi tous ceux qui
ont été à l'origine du coup d'État de février à Santiago, et qui pensaient avoir quelque
droit au pouvoir. Pendant les trois mois qui séparent son élection, le 16 mai, de son
investiture, le 16 août, le président élu ne prononce aucun discours d'importance 138 et ne
se montre guère sur les tribunes officielles : ce ne sont déjà plus les actes ni les lieux
d'un pouvoir qu'il commence à contrôler directement et exclusivement.

138 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I. Il est frappant de constater qu'aucun message n'a pu
être retenu par les annales officielles de la dictature pour une période aussi longue et aussi cruciale. Le
lecteur passe sans transition de la Proclamation du 15 mai, veille des Elections Générales, p.12, au
message En quittant le Commandement de l'Armée pour assumer la Première Magistrature de l'Etat,
p. 14.
-94-
• L'ÉLIMINATION DES ALLIÉS

Quand il est officiellement investi président de la république Dominicaine, le 16


août, Trujillo a déjà éliminé la plupart de ceux qui s'étaient opposés à lui : certains ont
été assassinés, d'autres, plus nombreux, ont choisi l'exil ou ont fait acte de soumission.
Néanmoins, dans les semaines et les mois qui suivent, la tâche sera poursuivie jusqu'au
bout, ainsi le général Cipriano Bencosme, poursuivi depuis plusieurs mois à travers le
Cibao, sera abattu -officiellement, «au combat139»- afin que chacun comprenne quel est
le sort réservé à ceux qui résistent. Mais l'essentiel n'est plus là. Pour asseoir
définitivement son pouvoir, Trujillo doit maintenant procéder à l'élimination politique
de ceux qui l'ont soutenu s'il ne veut dépendre de personne. Il entreprend
immédiatement cette tâche. Parmi des dizaines d'anonymes ou d'acteurs locaux, deux
personnages de tout premier plan vont être chassés de la scène politique : le général
Desiderio Arias d'une part, Rafael Estrella Ureña d'autre part. Leur liquidation politique
est à la fois un avertissement à tous ceux qui pensaient disposer d'une parcelle de
pouvoir autonome et le signe incontestable de la victoire de Trujillo.
Examinons, par conséquent, les conditions de l'élimination de ces deux
personnages importants.

Ce n'est pas seulement l'effet d'un caractère rusé -que tous les historiens
s'accordent à reconnaître- si Trujillo va d'abord s'en prendre à Arias, le caudillo, puis,
dans un deuxième temps, à l'homme du coup d'État, Rafael Estrella Ureña. Certes le
nouveau président ne fait qu'appliquer une tactique militaire élémentaire, affronter ses
ennemis un par un, mais il peut sembler surprenant que ces derniers se prêtent à ce jeu
et semblent incapables de réagir avant que le piège ne se referme sur eux. Il nous
semble donc nécessaire de dépasser la simple explication psychologique afin
d'examiner les rapports politiques qui se nouent entre Trujillo et l'ensemble des couches
dirigeantes.
Si celles-ci ont perçu assez vite le chef de l'armée comme un élément du jeu
politique, elles ne l'ont jamais considéré que comme un instrument et non comme un
sujet autonome. Trujillo n'a pas de racines sociales et géographiques dans le pays :
quelles couche ou classe représente-t-il ?, quelle région ? : … aucune, semble-t-il. On
n'a fait appel à lui que parce qu'il a su montrer qu'il disposait de moyens propres à faire

139 Le 19 novembre 1930.

-95-
pencher une balance qui restait désespérément en équilibre entre les camps
traditionnels. Il est donc inconcevable, au sens littéral du terme, pour ceux qui se
disputent habituellement le pouvoir que Trujillo puisse prétendre l'accaparer
durablement. Quand bien même ils sentent la menace, les dirigeants traditionnels
n'arrivent pas à en mesurer l'étendue, et réagissent toujours trop tard. En fait, la nature
profondément antagonique des formes de pouvoir anciennes et de celles qu'incarne le
chef militaire leur échappe. Trujillo, en revanche, comprend parfaitement que s'il laisse
passer son heure il sera rejeté demain par ceux qui se sont servis de lui. C'est
précisément parce qu'il n'y a pas place pour lui que Trujillo frappe toujours le premier.

Il va donc s'attaquer d'abord à celui qui est la plus grande menace pour lui :
Desiderio Arias. Ce dernier, en effet, est un caudillo dont la légitimité n'est plus à
établir : il est le représentant du clan jimeniste, les bolos, particulièrement enraciné dans
le nord du pays et qui se dispute le pouvoir avec les horacistes, ou coludos, depuis le
début du siècle. Parmi les planteurs de tabac, de café ou de cacao de Santiago, du Cibao
et de La Línea, le général Desiderio Arias jouit donc encore d'un immense prestige.
Pour en finir avec Vásquez, il a appuyé le coup d'État et est entré dans le cabinet formé
par Estrella Ureña en mars 1930. Ensuite le Parti libéral qu'il dirige a rejoint la
Confédération de partis qui présentait les candidatures de Trujillo et Estrella Ureña
pour les élections du mois de mai, nous l'anons vu. Lui-même a été élu sénateur sous
l'étiquette de cette coalition et a été nommé secrétaire d'État à l'Agriculture.
Profitant de cette situation et prenant prétexte de la nécessité de s'en prendre au
clan horaciste, Trujillo a engagé dès juin 1930 des opérations criminelles, policières et
militaires dans tout le Cibao, comme nous l'avons vu. Il a ainsi commencé à installer
ses propres structures de pouvoir dans la région et à soumettre les chefs qui règnaient
sur une famille, un village ou une contrée. La discipline de fer qu'il a imposée dans les
rangs de l'armée va lui permettre de prendre progressivement en main la région.
D'autant qu'il se porte lui-même sur le terrain. Lorsqu'il transfère le siège officiel du
gouvernement à Santiago, le 4 avril 1931, il contrôle suffisamment la situation pour
affronter Arias; le 25 Trujillo est à Dajabón, le 26, Desiderio Arias, poussé dans ses
derniers retranchements se soulève à Mao, à quelques dizaines de kilomètres de là.
Celui-ci s'aperçoit en effet qu'il a été dupé140. Du coup, Trujillo, tout en continuant à
140 Un des anciens compagnons d'Arias, José Ramón Vásquez Paredes "Chepe", témoigne ainsi du
pacte, classique, qui avait été passé et de l'évolution de la situation : «Avec Desiderio il [Trujillo] convint
de la répartition des charges publiques comme c'était l'habitude. Il lui donna le secrétariat à
l'Agriculture et trente pour cent des charges publiques. Mais Trujillo commença rapidement à écarter
des gens de Desiderio, à le provoquer là-bas [Saint-Domingue] et à tuer quelques-uns de ses amis, ce
qui amena le chef des "bolos pata prieta" [bolos à patte noire, dénomination des partisans d'Arias], à se
soulever les armes à la main, après être rentré chez lui et avoir démissionné de sa charge». Interview
recueillie par FERRERAS, Enfoques de la intervención, p. 268.
-96-
multiplier les provocations en sous-main, peut prétendre avoir affaire à une rébellion
contre l'ordre constitutionnel.
Quelques jours plus tard, le 3 juin, une rencontre entre les deux chefs militaires
se déroule dans la montagne; l'événement sera transformé par la suite en légende
exaltant le courage de Trujillo mais, à l'époque, il s'agit surtout pour ce dernier de
gagner du temps pour organiser ses troupes et ses forces face à un adversaire qui
connaît admirablement la nature et les hommes de cette région. Le chef de l'armée
propose à Arias une paix des braves et obtient son accord.
On a beaucoup glosé ou exalté la naïveté ou le sens de l'honneur d'Arias et la
fourberie ou l'intelligence de Trujillo; c'est sans doute réduire la signification de
l'événement141. En effet, dans un système où les alliances ne cessaient de se renverser et
de se recomposer, les caudillos établissaient de tels pactes entre deux affrontements :
ces accords provisoires faisaient alors partie de l'indispensable règle du jeu. Arias n'a
pas su ni pu mesurer que Trujillo ne jouait plus la même partie, car il ne représentait
pas les mêmes forces142. Le président élu va donc avoir le temps d'étendre son contrôle
sur la région, d'isoler son adversaire, puis de lancer des escouades qui lui feront une
chasse incessante et enfin de le faire abattre dans une embuscade, le 21 juin. La tête
coupée de Desiderio Arias lui sera apportée dans un sac, alors qu'il participe à une
soirée mondaine : la mise en scène, habilement exploitée par la propagande, montre que
les adversaires du nouveau pouvoir ne peuvent espérer un combat chevaleresque.
Trujillo ne se contente pas de triompher, il écrase et avilit.
Quelques jours plus tard, le 5 juillet 1931, Saint-Domingue redevient le siège du
gouvernement : le Cibao est maintenant soumis.

On saisit parfaitement, à travers ce témoignage, le marché de dupes qui avait été passé. Arias continuait à
négocier dans un cadre dépassé, celui des alliances entre caudillos disposant chacun d'un pouvoir
autonome. D'où sa surprise et son repli sur sa région, qu'il pensait être un bastion.
141 Les souvenirs de José Ramón Vásquez Paredes "Chepe" à ce sujet, ID., ibid., p. 268, sont fort
éclairants : «Trujillo offrit monts et merveilles à Desiderio lors de l'entrevue qu'ils eurent chez un certain
monsieur Hernández de Mao. Juste avant celle-ci, le secrétaire de Desiderio, l'Arabe Abraham Haddad,
avait dit : “C'est le moment ou jamais, maintenant que nous l'avons ici, nous allons lui régler son
compte”; mais Desiderio homme d'honneur et de parole, rejeta la suggestion et tous deux moururent
quand les hommes de Trujillo, Mélido Marte et Ludovino Fernández les conduisant, entrèrent dans les
rues de de Santiago avec la tête de Desiderio Arias plantée au bout d'une baïonnette» .
Trujillo, qui comprend très bien la nouvelle situation politique, entretient Arias dans son erreur, pour
mieux le désarmer. Pendant ce temps, il prépare l'assassinat. Pour les caudillos, Trujillo est
incompréhensible. Eux qui sont pourtant rompus aux intrigues, n'arrivent pas à devancer les coups de cet
homme qui n'a aucune parole.
142 Trujillo comprend qu'il est capital pour lui de renverser les rôles et de présenter les caudillos comme
des traîtres à la parole donnée. La rencontre du 3 juin 1931 est ainsi allusivement évoquée par l'un de ses
biographes attitrés, OSORIO LIZARAZO : «Il obtint des promesses qui furent violées. Les chefs rebelles lui
offraient leur amitié, mais quand l'apótre de la paix tournait le dos, ils levaient à nouveau leurs armes.
Trujillo les invitait avec insistance à la conciliation, eux répondaient en rasant des villages, fusillant des
citoyens, allumant le brasier aveuglant de la destruction et prêchant la haine. […] Devant une
obstination aussi criminelle, il ne restait que l'argument des armes». Así es Trujillo, p. 53.
-97-
Il reste encore un dernier cercle, le plus proche de Trujillo, que représente
Rafael Estrella Ureña. Il est l'homme qui a préparé et conduit la prise de la forteresse de
Santiago le 23 février. Instigateur officiel du coup d'État, il avait été investi président de
la République quelques jours plus tard, le 2 mars. Hier, il avait pu permettre à Trujillo
de s'avancer masqué, aujourd'hui, il devient un obstacle encombrant sur la route de ce
dernier. En effet, si l'on se place dans la logique du régime issu du coup d'État, sa
légitimité est plus grande que celle du président en exercice puisque, comme nous
l'avons indiqué, Trujillo a pris soin tout au long des événements de se présenter comme
celui qui n'agissait pas et refusait de participer aux luttes qui secouaient le pays. Plus
grave encore, et on touche certainement là aux ressorts du pouvoir de Trujillo, le
nouveau président va devoir renforcer cette image de neutralité politique afin de se
couler dans le rôle de l'homme providentiel qui est au-dessus de la mêlée. Estrella
Ureña dispose donc en quelque sorte d'un droit d'aînesse qui se révèle d'autant plus
intolérable qu'il rappelle l'origine partisane et factieuse du pouvoir de Trujillo. On
ajoutera qu'Estrella Ureña avait manifesté son admiration pour Mussolini dont il avait
pu connaître l'action et les théories lorsqu'il était envoyé spécial et ministre
plénipotentaire de la république Dominicaine en Europe pendant les années 1926 et
1927. Nombre d'ouvrages ne manquent pas de souligner cette filiation spirituelle 143. Il
est cependant peu probable que les sympathies d'Estrella Ureña pour le régime d'un
pays aussi lointain que l'Italie fussent considérées comme une éventuelle menace par
Trujillo.
En revanche, sa carrière diplomatique et politique avant le coup d'État -il avait
été secrétaire à l'Intérieur et à la Police en 1926 dans le gouvernement Vásquez- le
désigne aux coups du nouveau président. En effet, à l'inverse de Trujillo, Estrella Ureña
est l'un des représentants des grandes familles qui gouvernent traditionnellement le pays
-il est précisément issu de Santiago, la capitale de ce riche Cibao qui tourne le dos à la
capitale- et son passé atteste qu'il appartient à l'établissement politique. Estrella Ureña
est un horaciste de tradition, même s'il s'est opposé au général Vásquez à la faveur d'un
renversement d'alliance. En somme, par bien des aspects, le vice-président fait partie
d'un jeu politique séculaire dans lequel Trujillo ne pourrait espérer jouer un rôle que de
façon provisoire. Pour changer les règles du jeu il faut donc qu'Estrella Ureña soit
abattu. Le pouvoir sera ainsi placé hors d'atteinte des combinaisons traditionnelles.

143 En particulier B. VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo... ,p. 325 à 328, qui présente diverses
sources qui apportent des éléments dans ce sens. Il faut cependant se garder d'accorder un crédit excessif
à de nombreux témoins qui ne se souviennent des sympathies fascistes de Estrella Ureña de 1927 qu'en
1941, lorsque la république Dominicaine entre en guerre contre l'Axe et que des intrigues sont nouées
contre lui pour le discréditer. Il ne fait pas de doute en particulier que Trujillo a lui-même fait diffuser
une propagande intéressée en ce sens au début de 1942.
-98-
Les étapes de la disgrâce vont être très rapides. Le 16 août 1930, alors que
Trujillo prête serment comme président de la république Dominicaine, Rafael Estrella
Ureña est officiellement investi de la charge de vice-président et est nommé secrétaire
aux Relations extérieures. Dès la fin de l'année, sa mise à l'écart devient manifeste : le
budget pour l'année 1931, présenté en décembre 1930, prévoit que les fonds destinés au
secrétaire aux Relations extérieures seront réduits à … un peso-or (sic !), et on invite
Rafael Estrella Ureña à prélever les montants nécessaires sur les sommes dont il
dispose au titre de la Vice-Présidence144. Dans le même temps il est éloigné des affaires
intérieures et confiné, de facto, dans un rôle de pure figuration ce qui garantit au
président qu'il ne viendra pas entraver, par des manœuvres inopportunes, la bonne
exécution des plans arrêtés.
Mais ce n'est là qu'une situation provisoire pour Trujillo qui règle les problèmes
les uns après les autres. Aussi, dès la fin du mois de juillet 1931, alors qu'il vient d'en
finir avec Desiderio Arias et qu'il rentre à Saint-Domingue, il reprend l'offensive contre
son vice-président, maintenant complètement isolé et sans défense. Le 25 août celui-ci
quitte précipitamment le pays avec son frère, Gustavo. Les menaces, en privé, ont été
parfaitement explicites; le chargé d'Affaires français rapporte :
«Ureña fut avisé que sa vie n'était plus garantie s'il ne partait pas
par le prochain bateau.145»
Il n'a pas tort d'obéir, sans attendre. En effet, le diplomate français précise :
«M. Estrada (sic) Ureña en partant a sauvé sans aucun doute son
existence. Il n'a pas toutefois sauvé celle de ses amis ou partisans
puisqu'il est dit ici que près de six cents personnes ont été tuées ou ont
disparu depuis six mois et que ces personnes à quelques exceptions près
étaient des amis ou des partisans de l'ancien Vice-Président.»
Officiellement il ne s'agit pas d'un exil, mais il est néanmoins remplacé sur-le-
champ à son poste de secrétaire aux Relations extérieures. Peu après, pour que les
choses soient bien claires, Trujillo reprend officiellement le commandement de l'armée
nationale et se lance dans une tournée militaire à travers tout le pays. Il déclare alors sur
le front des troupes :
«Je suis prêt à foudroyer, en l'écrasant par les armes et en
châtiant rigoureusement les auteurs, n'importe quelle tentative contre
l'ordre établi146.»
144 Discours du 19 décembre 1930 devant le Congrès. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I,
p. 53.
145 Pour cette citation et la suivante : Courrier du 10 décembre 1931, signé Georges Perrot. ADMAE,
AM-18-40-RD n° 6, p. 101. Le diplomate note également que l'épouse d'Estrella Ureña et ses neuf
enfants sont gardés à vue à Santiago. La dictature prend des otages pour s'assurer de la parfaite docilité
de l'ex-vice-président.
146 Proclama del día 8 de diciembre de 1931, al iniciar una recorrida militar por toda la República …
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 142. Nous revenons sur la signification de cette
-99-
Il ne s'agit pas de vaines paroles. D'une part, le président réaffime que le pouvoir
repose sur la force armée, d'autre part, il indique déjà que ceux qui ne sont pas avec lui,
peuvent, à tout moment, être considérés comme des ennemis qui complotent contre lui.

C'est effectivement ce qui se produit le 7 décembre 1931, puisqu'on feint


d'ignorer le motif de l'éloignement d'Estrella Ureña et qu'on prend prétexte de sa
présence à l'étranger pour l'accuser de conspiration contre le gouvernement : dès le
lendemain il est destitué de son poste de vice-président. En moins de deux ans, le chef
officiel de la «révolution» de février 1930 a été complètement exclu de la scène
politique. Trujillo tranche ainsi tout lien d'allégeance à l'égard de ceux qui lui ont
permis d'accéder au pouvoir. Il est d'ailleurs significatif que Estrella Ureña, jusqu'à sa
mort en septembre 1945, soit allé de disgrâce en disgrâce, n'étant réhabilité un moment
que pour être à nouveau abaissé le lendemain : il avait pour fonction de rappeler à tous
que Trujillo ne devait rien à aucune couche ni à aucun secteur de la société.

D'ailleurs le président prend bien soin de marquer qu'aucun poste n'est jamais
définitivement acquis, même aux plus fidèles et, dès son élection il entreprend une
politique d'épuration qui ne fera que s'amplifier par la suite : le recteur de l'université,
Ramón de Lara, pourtant nommé à ce poste en avril, est contraint à l'exil à Porto Rico
en septembre; le sénateur Jaime Sánchez et son fils, député qui porte le même nom,
sont mis en accusation puis destitués 147 de leurs fonctions un an plus tard et ils doivent
fuir à Port-au-Prince; le député Julián F. Grisanty connaît peu après le même sort148.

tournée militaire un peu plus loin.


147 Le 23 septembre 1931.
148 Il est accusé le 21 octobre 1931 et officiellement destitué le 8 décembre de la même année.

-100-
B/ LES NOUVELLES RÈGLES POLITIQUES

• LE REJET DES PARTIS

Trujillo se présente comme l'homme nouveau, radicalement opposé à ceux qui


l'ont précédé. À la veille de sa prise de fonction comme président de la république
Dominicaine, il ne remercie pas la Coalition patriotique de citoyens, dont il était
pourtant le candidat officiel, ni même les divers partis regroupés en son sein : c'est aux
officiers de l'armée qu'il s'adresse149. Le choix qu'exprime ainsi Trujillo est clair : il
rejette les règles de fonctionnement qui étaient en vigueur encore récemment. C'en est
fini du règne des partis, arrive maintenant le temps des ordres qui ne se discutent pas.
D'ailleurs le discours du général et président devant ces hommes en armes est déjà sans
ambiguïté : les politiciens y sont condamnés indistinctement et les vertus militaires -
ordre et discipline- sont exaltées.

Un an plus tard, le 16 août 1931, il affirme avec encore plus de clarté :


«…les partis politiques n'ont été chez nous que des facteurs
anachroniques mis indistinctement au service de l'ambition érigée en
symbole de l'autorité Gouvernementale ou des revendications rangées
sous l'étendard sanglant de la guerre civile150.»
Il ne s'agit même pas d'une déclaration de guerre puisque les dirigeants des
partis politiques traditionnels ont déjà dû choisir entre l'exil et la soumission au
nouveau maître, quand ils n'ont pas été assassinés, et que plus aucun parti ne fonctionne
dans tout le pays. C'est bien plutôt une oraison funébre qui est ici prononcée.

Porté au pouvoir par l'extrême dissension des partis, le bonaparte s'élève au-
dessus d'eux et de la société tout entière et oppose aux divisions qui agitaient le pays
l'unité d'un pouvoir qui n'émane que de sa personne et qui s'appuie sur la force
militaire. Le rejet des partis va donc se doubler d'une condamnation sans ambiguïté de
l'esprit régionaliste.

149 Al dejar el comando del Ejército para asumir la Primera Magistratura del Estado. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 14.
150 Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la constitución del Partido Dominicano.
ID., ibid., t. I, p. 118.
-101-
• LA CONDAMNATION DU RÉGIONALISME

La prise de position de Trujillo contre le régionalisme ne découle pas, en


premier lieu, de l'application de principes généraux théoriques. Elle résulte de ce qui est
une urgente nécessité politique pour lui, s'il veut conserver le pouvoir.
Les régions, avec leurs particularismes marqués, sont les éléments décisifs d'un
monde ancien dans lequel il n'y a pas de place pour Trujillo. Quinze ans plus tôt, avant
l'occupation nord-américaine, les communications entre les différentes parties du pays
étaient très rudimentaires, voire presque inexistantes dans des zones comme celle de la
fontière, plus haïtienne que dominicaine par bien des traits. Comme nous l'avons vu, les
routes n'existaient pas ou n'étaient que des chemins difficilement praticables. Chaque
contrée tendait donc à s'ériger en zone autonome, avec ses coutumes, son économie et
son pouvoir politique propres. Quels intérêts communs directs pouvaient bien avoir les
planteurs de canne de San Pedro de Macorís avec ceux qui vivaient du tabac autour de
Santiago et avec les contrebandiers de la frontière ou les éleveurs du sud ? Chaque
contrée essayait de commercer grâce à ses propres ports : Monte Cristi et surtout Puerto
Plata pour le nord et le Cibao, Saint-Domingue au sud, San Pedro et la Romana à l'est
de la capitale. Chacune assurait également sa propre police. Bien évidemment, les
nécessités du grand commerce international et de la stratégie politique et militaire
avaient pesé de plus en plus dans le sens d'une organisation de l'économie et du pouvoir
à l'échelle du pays. La capitale s'était rapidement développée et les commerçants qui
alimentaient en objets importés le pays tout entier étaient devenus nombreux. Mais il
avait fallu attendre un régime militaire nord-américain pour que fût instaurée -imposée
plutôt- une certaine centralisation au compte des besoins de Washington, nous l'avons
vu.
Les troupes d'occupation parties, les anciennes structures ont rapidement
réapparu dans le nouveau cadre. Le sentiment d'appartenir à une même nation reste
donc fragile en 1930. Trujillo le sait bien, lui qui avait accédé au pouvoir grâce aux
insurmontables divisions entre les différents caudillos. Pour s'imposer et se maintenir,
le nouveau président est parfaitement conscient qu'il ne lui suffit pas d'abattre ces chefs
locaux car ce serait agir sur les conséquences et non sur les causes. Il doit en finir avec
le régionalisme, brutalement, si nécessaire.

Ainsi lorsqu'il transfère le siège du gouvernement à Santiago, en avril 1931, il


ne s'agit pas d'une mesure purement symbolique. À peine arrivé, pour marquer le début

-102-
de sa première visite officielle dans le Cibao 151, il prononce un discours dans lequel il
déclare :
«Je ne suis et ne pourrai jamais être régionaliste. Le
régionalisme est pour moi comme un étendard de discorde dans la
famille dominicaine152.»
Le propos est clair et net et tranche singulièrement sur le reste du discours qui
ne contient que des menaces voilées sous d'aimables paroles. Il s'agit bien d'une
déclaration de guerre, au sens propre du terme, puisque le président n'a installé son
gouvernement à Santiago que pour réduire enfin le Cibao et Desiderio Arias. Ce
dernier, acculé, va d'ailleurs tenter de s'opposer par les armes et succombera, on le sait.

Soumettre le Cibao ne suffit pas. Aussi Trujillo se lance-t-il dans une tournée
militaire en décembre 1931, visitant successivement les douze provinces du pays. Le
moment n'a pas été choisi au hasard : la veille du départ de la tournée, Rafael Estrella
Ureña, déjà en exil, a été destitué 153. Tout est calculé pour impressionner les
spectateurs : on leur montre que, par terre 154, par mer et même par chemin de fer, leur
contrée est maintenant à portée immédiate des forces armées au service du Chef. Un
jour les troupes sont à Sánchez, au fond de la baie de Samaná, le lendemain elles
débarquent à 250 kms de là, à Puerto Plata sur la côte nord. La démonstration se
poursuit : il faut moins de quarante-huit heures aux troupes pour se rendre de Sánchez à
Barahona, sur la côte sud cette fois. Le trajet par mer représente 550 kms 155. Le
déploiement militaire est fait pour inspirer le respect. Tout l'état-major accompagne
Trujillo, mais les membres du gouvernement sont là aussi. 1 400 soldats défilent,
parfaitement équipés et disciplinés. Leurs fusils sont neufs, ils portent des mitrailleuses
et des mortiers de campagne qu'ils disposent soigneusement sur la place centrale de la
ville autour de deux pièces d'artillerie avant de s'aligner au garde-à-vous. On remarque

151 Rappelons que le Cibao était le centre de gravité économique traditionnel du pays. Cette région
fertile tournait largement le dos à la capitale, exportant ses productions agricoles, en particulier le tabac,
par les ports du nord, notamment Puerto Plata. Chaque caudillo, presque toujours baptisé "général"
disposait dans sa région, de fidèles prêts à soutenir, les armes à la main, leurs libertés.
Sur les origines de cette rivalité entre le Cibao et le Sud, ainsi que sur la tradition démocratique de
Santiago, opposée à Saint-Domingue, on pourra consulter : MOYA PONS, Manual de historia
dominicana, p. 404 et suivantes.
152 En la Ciudad de Santiago de los Caballeros, el día 4 de abril de 1931… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 88.
153 Nous y avons fait allusion. Cf. supra : L'élimination des alliés.
154 Les troupes et le commandement ont embarqué sur un vapeur, le Teresa Horn.
155 Voici rapidement le périple, nous faisons suivre la date de la ville où se trouvent les troupes : le 8
décembre 1931 à Saint-Domingue, le 10 à La Romana, le 11 à Sánchez, le 12 à Puerto Plata, le 14 à
Monte Cristi, les 15 et 16 à Santiago, le 17 à La Vega, le 19 à San Francisco de Macorís, le 20 à Sánchez,
le 21 à Barahona, le 22 à Saint-Domingue. Un examen précis montre que tout est parfaitement réglé.
Voir par exemple la halte à Santiago pour un hommage, ou au contraire les trajets fulgurants, d'un bout à
l'autre du pays. On pourra suivre l'itinéraire sur les cartes de l'Annexe IV.
-103-
les obus à gaz asphyxiant. De modernes motos avec des side-cars sont rangées en bon
ordre156.
Qui oserait nourrir des idées d'indiscipline devant une démonstration aussi
impressionnante ?

156 FORTUNATO, El poder del Jefe I, 0 h 49 mn, montre des images prises pendant cette tournée très
instructives.
Le chargé d'Affaires français Perrot donne des précisions intéressantes, il chiffre en particulier le coût de
l'opération, mais il ne comprend visiblement pas la signification politique des événements. Il écrit : «On
peut se demander s'il est bien opportun, au moment où ce pays se débat dans la plus atroce misère, de
dépenser plus de 100 000 dollars, pour seulement montrer sa force». ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p.
103.
-104-
• LE REFUS DES CONFLITS DE CLASSE

L'instauration du pouvoir de Trujillo se fonde donc sur la liquidation


méthodique des structures politiques en place; il fait place nette. Mais il doit veiller à
empêcher l'émergence de nouvelles couches sociales qui pourraient tendre,
naturellement, à occuper l'espace politique ainsi libéré. Au premier rang de celles-ci, la
classe ouvrière. Cette dernière s'est renforcée en nombre avec l'industrialisation
croissante du secteur sucrier et avec l'apparition d'une petite industrie locale. Trujillo
est d'autant plus conscient que ces salariés sont une classe dangereuse pour le pouvoir
qu'il a exercé les fonctions de surveillant à la sucrerie de Boca Chica, on s'en souvient.

Candidat à un pouvoir qui ne peut être qu'absolu, Trujillo décèle, avec un sûr
instinct ses ennemis potentiels. Il est frappant de constater que dès son discours
d'investiture, le 16 août 1930, il déclare illégitime par avance la lutte des classes :
«Il faut, de plus, veiller à la protection de ces travailleurs, en
dictant des lois appropriées et en suivant les normes établies par les
organisations internationales, mais sans en arriver à créer entre nous
des conflits qui n'existent pas et sont très éloignés de notre génie
national157.»
Trujillo revendique déjà nettement un caractère propre de la république
Dominicaine, s'opposant par avance à des idées venues de l'extérieur et qui ne peuvent
être que fausses et artificielles. L'exaltation de la patrie n'est que le masque du pouvoir
sans limite du président et a pour fonction de disqualifier tout groupe qui échapperait à
cette toute-puissance. Lorsque Trujillo nie l'existence de conflits, comme ici, il ne s'agit
pas d'une vaine incantation mais du refus de toute autonomie de la classe ouvrière.

Les actes suivent effectivement les paroles et, très rapidement, Trujillo crée une
administration gouvernementale, le département du Travail, dont la fonction est de
prévenir les conflits. Voici comment il rend compte de sa mise en place devant députés
et sénateurs :
«Le but a été d'imprimer une organisation à la classe travailleuse
de notre pays […] Le travailleur dominicain ne connaît pas les grands
besoins qui pèsent sur la classe travailleuse du monde entier; mais telle

157 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 22.

-105-
ne pourra pas être toujours la situation du prolétariat dominicain. Il
relève donc d'une saine prévision de commencer à préparer le terrain
pour lui rendre la vie moins dure quand s'abattront sur nous les
complications qui entravent la nécessaire entente entre le capital et le
travail, sources vitales des échanges universels158.»
Extraordinaire discours puisqu'il témoigne d'une vision ample et prospective de
Trujillo. Le président inscrit l'instauration de son régime dans un cadre mondial et tient
par avance compte des inévitables évolutions. Sa stratégie vise à préparer les conditions
de la résistance aux demandes ouvrières et plus particulièrement à la revendication du
pouvoir. L'alliance du capital et du travail, déjà glorifiée dans la vieille Europe par les
régimes et partis de type fasciste, commence à être considérée en Amérique latine
comme le rempart contre la montée d'une classe ouvrière, qui est de plus en plus dense
et organisée. En fait, c'est déjà une politique corporatiste que définit très clairement
Trujillo dans ce discours de 1931 : l'État doit veiller au bien-être de tous les membres
de la communauté nationale dans l'intérêt de tous. Le revers de cette médaille, on le
devine, c'est que nul n'a le droit de défendre un intérêt particulier : il s'exposerait
aussitôt à être considéré comme un renégat et un ennemi de la patrie et à être traité en
conséquence.

L'installation du nouveau pouvoir s'appuie sur une perspective précise.


L'élimination physique ou politique de tous ceux qui sont susceptibles d'être un obstacle
à la marche en avant de Trujillo ne s'explique pas seulement par les dons militaires ou
psychologiques de celui-ci : il s'agit de la première étape de la mise en oeuvre du projet
politique le plus cohérent du moment. Face à la division et à l'incapacité des couches
dirigeantes du pays et de leurs partis traditionnels, à la faiblesse des organisations
ouvrières et à la difficile situation de la Maison-Blanche qui veut par-dessus tout que
l'ordre soit maintenu, Trujillo, chef de l'armée, peut proposer -et imposer- une issue en
instaurant de nouvelles règles du jeu politique. Partis, régions, classes, toute forme de
regroupement autonome est mise hors-la-loi. Une seule autorité est reconnue, celle du
Chef lui-même. Certes il ne s'agit encore, par bien des aspects, que d'un projet.
Soulignons-le : la société dominicaine est loin d'être tout entière soumise à Trujillo et
l'avenir semble incertain tant au plan intérieur qu'international. Il n'en reste pas moins
que le nouveau président peut commencer à s'installer solidement au pouvoir parce qu'il
inscrit ses actes dans une progression politique précise, cohérente et consciente.
S'appuyant sur l'armée, le dictateur met en place ses propres organes de
domination de la société dominicaine.

158 Message annuel devant le Congrès du 27 février 1931. ID., ibid., t. I, p. 79.

-106-
C/ L'APPAREIL DICTATORIAL

Autour de lui, Trujillo développe un formidable réseau qui a pour tâche de


contrôler tout le pays : l'appareil de la dictature, instrument du pouvoir du Chef.
Nous avons commencé à le voir à l'œuvre et nous serons amenés à en examiner
l'évolution, souvent de façon détaillée, tout au long de notre étude. Mais il convient de
faire le point au moment où il se constitue, pour dégager ses caractéristiques
essentielles.

L'appareil dictatorial est complètement soumis à la personne de Trujillo. Les


officiers, les hommes politiques ou les élus, aussi hauts placés soient-ils, peuvent être
remplacés du jour au lendemain. Ils ne tiennent pas leur légitimité d'une élection, de
leurs pairs ou d'une qualification reconnue, mais, en dernier ressort, exclusivement de
Trujillo159.

La famille directe du dictateur -ses frères et sa femme d'abord, sa fille Flor de


Oro et son fils "Ramfis" plus tard- est donc naturellement au cœur du dispositif, autour
du Chef. Les liens que ces personnes ont avec lui sont en effet indissolubles, car ils ne
reposent ni sur la conviction ni sur la discipline. Elles ne peuvent le trahir, sans se trahir
elles-mêmes. Trujillo peut destituer un général, il ne peut décider que son frère n'est
plus son frère.
Il serait cependant erroné d'en déduire que les parents du dictateur détiennent un
pouvoir autonome. Ils n'occupent que l'espace que leur délègue Trujillo, autant qu'il le
veut bien. Ils tirent leur force de leur proximité du pouvoir central. En fait, ils font
figure de prolongements de la personne du Chef160. Le népotisme apparaît donc,
paradoxalement, comme l'affirmation de l'unicité du pouvoir.

159 En ce sens, il nous semble politiquement plus juste de dire "Le pouvoir du groupe tient au Chef" que
l'inverse (Le pouvoir du Chef tient au groupe), thèse centrale des trois montages de documents
cinématographiques de R. FORTUNATO : El poder del Jefe.
160 Trujillo le dira souvent de manière fort claire. Ainsi en 1938, quand il quitte le pouvoir et cède le
commandement de l'armée à son frère Héctor, il déclare solennellement aux soldats : «À la tête de votre
commandement se trouve le général Héctor Bienvenido Trujillo, chair de ma chair et sang de mon sang.
Entre vous et moi, il sera toujours un trait d'union, un lien indissoluble et palpitant». Proclama a los
soldados, el 16 de agosto de 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 376.
-107-
Plutôt que les hiérarchies qui se trouvent au-delà de ce premier cercle,
mouvantes comme nous le verrons, il convient donc d'examiner les réseaux qui
constituent l'appareil du régime. En effet, plusieurs niveaux se superposent et se
complètent, formant une trame extrêmement dense qui pénètre tout les milieux et
participe à tous les aspects de la vie sociale :

- Au premier rang, bien sûr, l'armée dans ses fonctions militaires


et policières qui joue le rôle d'une véritable garde prétorienne.

- En second lieu, une bureaucratie composée de fonctionnaires,


d'élus, de juges et de tous ceux qui doivent leur poste directement à l'État.

- Le Parti dominicain et les organisations afférentes constituent


un troisième niveau.

Avant d'examiner séparément chacun de ces réseaux, il convient de souligner


deux aspects essentiels.
D'abord, leur complémentarité, le fonctionnaire est obligatoirement membre du
Parti dominicain et, le cas échéant, il renseigne la police. Le juge condamne sur
instructions de l'officier. Le militaire agit Les tâches sont réparties, mais l'appareil
forme un tout, soudé dans son obéissance absolu au Chef unique.
Ensuite, leur contrôle si étroit sur l'ensemble de la société dominicaine qu'ils
finissent par se confondre avec l'appareil d'État. Le garde champêtre, le général, le
mouchard servent Trujillo, incarnation de la république Dominicaine.

Le moindre Dominicain l'apprend bien vite, dans sa vie la plus quotidienne. Il


sait qu'il doit pouvoir présenter à tout moment "les trois coups" : livret militaire, carte
d'identité et carte du PD161. Ce sont les trois preuves qu'il est bien reconnu, par chacun
des trois réseaux, comme jouissant des droits du citoyen dominicain. Malheur à lui s'il
lui manque une de ces pièces !

161 "Los tres golpes". Nous n'avons pas réussi à établir avec certitude l'origine de l'expression, tant nous
avons entendu d'interprétations différentes. Le livret militaire n'existe pas encore au cours des premières
années de la dictature.
-108-
• LA STRUCTURATION DE L'APPAREIL RÉPRESSIF

L'armée est la colonne vertébrale de l'appareil. Mise en place par les Marines
comme élément extérieur à la société, construite par Trujillo comme instrument à son
service exclusif, elle reste le pilier du pouvoir.
Le dictateur, commandant suprême des forces armées, la confirme constamment
dans cette place. La Revista militar déclare en couverture :
«Soldat ! Souviens-toi toujours que ta devise est loyauté et
adhésion inconditionnelle au généralissime Trujillo162.»
Elle est donc définie comme la garde privée du dictateur et doit, à ce titre,
maintenir l'ordre à l'intérieur de son territoire et en surveiller les limites.

Le président lui consacre ses soins attentifs pour qu'elle puisse s'acquitter de
cette double mission, policière et militaire. Sans conteste le signe le plus net en est
l'augmentation des crédits militaires dans le budget pour l'année 1932 alors que des
réductions brutales frappent tous les autres postes sans exception 163 .Le développement
du rôle politique de l'armée s'oriente dans deux directions, qui correspondent à ses deux
attributions :

- Renforcer la surveillance de la frontière.


C'est d'ailleurs le motif qui est explicitement invoqué pour justifier
l'accroissement des crédits militaires. La question haïtienne, historiquement
douloureuse, commence ainsi à être l'une des obsessions majeures de la dictature. À
cette étape, l'objectif essentiel est le contrôle de toute la zone frontalière, qui échappe
encore en très grande partie à la capitale, politiquement et économiquement. La région,
isolée sur le plan géographique, a développé depuis longtemps un commerce en marge
des lois officielles, facilité par la présence d'une importante population haïtienne qui
échappe à tout recensement. On comprend donc que Trujillo, pour qui tout
particularisme représente un danger potentiel, s'attaque rapidement à ce problème.
Dès le 22 septembre 1930, il crée un corps de police militaire frontalière qui a
pour mission de contrôler l'immigration et le trafic des marchandises -en particulier
l'alcool- et de veiller au prélèvement des taxes dans les deux cas. En fait, cela revient à
162 Document photographique présenté par FORTUNATO, El poder del Jefe I, 48 mn 20 sc. Trujillo sera
promu généralissime en 1933.
163 Discours de présentation du projet de loi de dépenses publiques du 19 décembre 1930. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 53. Le document présente le programme des économies qu'il
convient de réaliser et justifie l'augmentation du budget militaire.
-109-
essayer d'étrangler l'immigration clandestine et les échanges commerciaux locaux.
S'appuyant sur le Traité Vásquez-Borno de 1929 164 qui prévoit la délimitation de la
frontière, il dénonce les retards, fait état de nombreux incidents et laisse planer la
menace d'un déploiement accru dans son compte rendu annuel devant le Congrès du 27
février 1931165.
Enfin lors de sa campagne dans le nord du pays d'avril à juin 1931, il consacre
une attention particulière à La Línea, précisément la région frontalière la plus habitée
et, dès le 25 avril, se rend à Dajabón où il prononce un discours au ton très martial. À
cette occasion, il promet :
«Le service de police sera donc amélioré, le vagabondage fera
l'objet de poursuites efficaces, l'agriculteur et l'éleveur seront aidés,
circonstances qui feront disparaître les vols d'animaux et de produits
agricoles, si fréquents dans ces contrées166.»
La question haïtienne permet ainsi d'entretenir un discours en faveur d'une
militarisation croissante de la société et se combine parfaitement avec le rôle de police
de l'armée.

- Affermir le contrôle sur la société tout entière.


Peu après sa prise de fonction, un grave événement va fournir une occasion
inattendue à Trujillo : il s'agit du cyclone, dit de San Zenón 167, qui frappe violemment la
capitale le 3 septembre 1930.
On compte 2 000 morts et 6 000 blessés. 30 000 personnes sont à la rue. En
effet, les destructions sont très importantes, en particulier dans les quartiers populaires
aux constructions légères et en mauvais état, mais des ouvrages aussi solides que le
pont Duarte, qui enjambe le fleuve Ozama, sont également jetés à bas. 9 500 maisons et
bâtiments sont détruits. Dès le 5 septembre, Trujillo décrète la loi martiale et se donne
ainsi l'occasion de démontrer que l'armée est le seul organisme suffisamment centralisé
et discipliné pour faire face à la situation. Il dirige lui-même les opérations : les artères
sont dégagées, les blessés secourus, les morts rassemblés et brûlés ou enterrés en hâte
pour éviter les épidémies. Saint-Domingue est une ville militarisée.
De multiples témoins affirment que le président en profite pour faire assassiner
de nombreux opposants dont les corps sont mêlés à ceux des victimes de la catastrophe
naturelle. Il semble en effet très improbable que la "42" soit restée inactive dans une
telle situation.
164 Il s'agit du Traité frontalier dominicano-haïtien du 21 janvier 1929 et du Traité de paix, d'amitié et
d'arbitrage dominicano-haïtien du 20 février 1929 qui en est le pendant.
165 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 69-70.
166 En Dajabón […] durante la visita oficial a la región noroestana. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. I, p. 93.
167 On baptisait traditionnellement les cyclones d'après le saint du calendrier.

-110-
Mais l'essentiel n'est pas là : la population constate que seule l'armée,
commandée par Trujillo, parvient à rétablir un minimum d'ordre et à organiser les
secours alors même que les opposants, déjà désorganisés, ont d'autres soucis en tête.
Habilement, le président constitue la Croix-Rouge dominicaine dont il prend la tête le
jour où il instaure la loi martiale mêlant ainsi l'image du sauveteur à celle du chef de
l'armée.
Il n'est pas indifférent de noter que dans le même discours où il annonce
l'application de la loi martiale, Trujillo déclare s'identifier avec le peuple 168. L'objectif
est de faire apparaître l'armée comme le recours des humbles. Quelques mois plus tard
il pourra s'écrier en faisant le bilan de l'année passée :
«Il sera toujours préférable pour le pays de souffrir les douleurs
propres à la dureté de la Loi que de regretter les funestes conséquences
d'un état d'anarchie, à l'ombre duquel s'épanouissent les tendances qui
font le malheur des peuples»169.
La fonction policière de l'armée devient l'un des mécanismes vitaux du
fonctionnement de la société.

168 Manifiesto del 5 de septiembre de 1930, dos días después del ciclón. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I, p. 30.
169 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès, du 27 février 1931. ID., ibid., t. I, p. 75.

-111-
• L'APPAREIL BUREAUCRATIQUE

À vrai dire, les sinécures ne sont pas chose nouvelle en république Dominicaine,
mais l'émergence d'un pouvoir central fort place maintenant le diplomate, le député, le
magistrat ou le responsable municipal dans un rapport à l'autorité fort différent. En
abattant les caudillos Trujillo a unifié tous les réseaux locaux et les a assujettis. En
outre, en donnant une forme corporatiste au pouvoir, le dictateur met à son service
exclusif les directions des organisations ouvrières, professionnelles, culturelles et
locales. Les journalistes ou les avocats dépendent du pouvoir central et deviennent des
exécutants des décisions par le dictateur.
Dans le même temps où il procède à l'élimination des obstacles qui se dressent
sur sa route, Trujillo développe une politique méthodique de réorganisation du pays
afin d'en assurer un étroit contrôle.

Il infiltre systématiquement des hommes sûrs à tous les postes administratifs


importants. Il ne les choisit pas sur des critères idéologiques mais sur leur attachement à
sa personne. Avoir des principes, quels qu'ils soient, est toujours dangereux sous
Trujillo qui, condamné à de subites volte-face, sait que la fidélité aux idées entrera tôt
ou tard en conflit avec la fidélité au Chef. Le haut-fonctionnaire ou l'élu de l'espèce la
plus commune est soit un membre de la famille de Trujillo, soit un traître ou un
corrompu :

- Trujillo s'appuie ainsi sur l'esprit de clan traditionnel, nous


l'avons vu. Plinio B. Pina Chevalier, un oncle, est élu député et vice-président de la
Chambre; Teódulo Pina Chevalier, un autre oncle, est nommé membre du
gouvernement dès le 16 août 1930, Virgilio, son frère aîné, est également élu député,
Héctor Bienvenido surnommé "Negro" est nommé attaché militaire en Europe170.

- Avoir trahi son parti ou ses idées est une excellente


recommandation, de même qu'avoir effectué de basses besognes : la fidélité de celui qui
doit tout au Chef est assurée, surtout si ce dernier dispose d'un puissant moyen de
chantage. Avantage supplémentaire, la recrue ne peut se lier qu'à ses semblables et ne
risque pas d'épouser des causes incertaines. C'est ainsi par exemple que le général
170 À la date du 7 mars 1931, avec poste à Paris et la responsabilité d'une zone qui comprend la France,
l'Italie, la Suisse, l'Espagne et la Belgique. L'Allemagne s'y ajoute le 26 août suivant.
-112-
Antonio Jorge, chargé de la chasse de Desiderio Arias, se voit nommer sénateur en
remplacement de celui dont il fait remettre la tête. Rafael Vidal Torres, ancien
prisonnier de droit commun à la forteresse Ozama, puis en mission d'espionnage auprès
du président Estrella Ureña, reste le conseiller de Trujillo et retrouve son poste de
secrétaire d'État à la Présidence en août 1930. À la même date, Roberto Despradel, qui
partageait la prison avec lui, est nommé membre du gouvernement et deviendra par la
suite ambassadeur à Washington171. Wenceslao Medrano, qui a mis le Parti ouvrier
indépendant au service de Trujillo, est élu député.

Mais Trujillo ne s'en tient pas aux sommets, il entreprend immédiatement un


travail de très ampleur.
À la suite des élections générales de mai 1930 l'ensemble de la magistrature,
conformément aux dispositions de la Constitution, est soumise à renouvellement. Ce
qui n'était bien souvent dans le passé qu'une simple formalité devient une occasion pour
le nouveau pouvoir d'écarter les juges qui pourraient entraver ses décisions et de faire
pression sur l'ensemble du corps judiciaire.

Plus significative encore est la destitution de tous les alcaldes pedáneos le 30


novembre 1930. Tenant à la fois du juge de paix, du garde champêtre et du maire, ceux-
ci exercent en zone rurale à la fois des fonctions d'officier de justice et de police. Ils
représentent l'autorité dans le canton. Dans les faits, la plupart du temps ils ne doivent
leur charge qu'au caudillo ou au grand propriétaire local et sont à leur tour des rouages
du système clientéliste. Trujillo sait qu'il lui faut donc les soumettre s'il veut abattre le
pouvoir des caudillos et tenir en main solidement le pays tout entier. Il fait donc
procéder à leur renouvellement simultané, après l'avoir soigneusement préparé. Il se
dote ainsi d'un remarquable réseau de contrôle et de répression qui couvre l'ensemble
du territoire et qui complète les fonctions militaires et policières de l'armée.

171 Le 8 mai 1931.

-113-
• LE PARTI DU BONAPARTE

Symboliquement, le Parti dominicain est fondé le 16 août 1931, un an


exactement après l'investiture solennelle de Trujillo dans ses fonctions de président de
la République. Il s'agit donc d'un parti institutionnel, dont l'histoire est appelée par
avance à se confondre avec celle du nouveau régime et même avec les destinées du
pays. D'ailleurs Trujillo, après avoir ouvert ce même jour les cérémonies officielles
d'hommage à la Restauration de la République de 1863 en souhaitant que cessent les
haines politiques et les vieilles rancœurs172, prononce un discours de fondation de ce
nouveau parti qui semble prolonger et préciser ses récents propos. Il affirme :
«En constituant un parti en ce moment nous posons la première
pierre de la reconstruction de l'édifice de notre nationalité173.»

Le message est clair :

- Le Parti dominicain est d'abord rupture avec un passé récent qui


a ruiné le pays.

- Il ne représente pas les intérêts particuliers d'une couche ou


d'une catégorie.

- Il renoue avec un passé ancien et glorieux qui avait été oublié.

- Il est porteur de l'identité même de la nation.

On reconnaît là certains traits distinctifs de nombreux partis et régimes qui ont


surgi et qui surgissent encore en Europe et en Amérique : le Parti fasciste italien au
pouvoir s'affirme comme le parti de tous les Italiens et rêve de rétablir la splendeur de
l'Empire romain, le Parti national-socialiste allemand fait grand bruit et dénonce les
politiciens corrompus qui mettent en péril l'identité allemande, au Brésil Getúlio Vargas
qui accède au pouvoir par la force en novembre 1930 rejette les divisions entre
Brésiliens qu'il présente comme artificielles, en Argentine le général José Félix Uriburu

172 Al iniciar el Brindis de Estilo, el 16 de agosto de 1931, en el Palacio Nacional… ID., ibid., t. I,
p. 115.
173 Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la constitución del Partido Dominicano.
TRUJILLO, ID., ibid., t. I, p. 119.
-114-
prend la tête du pays, en septembre 1930, grâce à un coup d'État et définit un
programme ultranationaliste. Indéniablement un vent mauvais souffle sur le monde et,
en Amérique, le Parti dominicain est l'un des tout premiers à présenter certains traits
caractéristiques des partis d'inspiration fasciste.

Il serait pourtant abusif, et réducteur, d'assimiler le Parti dominicain aux Fasci


italiens. Il est en effet frappant de constater que sa fondation est postérieure d'un an à la
prise du pouvoir. En outre, s'il est légitime de remarquer la célérité de Trujillo à
construire cet organe, on ne souligne sans doute pas assez l'essentiel : le Parti
dominicain n'a pas été un instrument de la montée vers le pouvoir contrairement à ce
qu'on observe en Italie et en Allemagne. Le Parti dominicain n'existe que comme
projection du pouvoir dictatorial, il est l'ombre portée de Trujillo trônant au sommet de
l'appareil d'État. C'est le parti du Chef qui rassemble tous ceux qui ont intérêt à ce que
dure ce régime. C'est donc une vaste clientèle, à travers tout le pays, que cherche à
regrouper et organiser le président en créant cette nouvelle organisation174.

Ce n'est donc pas dans le parti qu'on doit chercher la source du pouvoir. Il faut
considérer, à l'inverse, que le Parti dominicain découle de la dictature : il en est
l'expression matérielle et traduit son enracinement dans le pays. Voici précisément le
rôle que lui assigne Trujillo dans son discours de fondation :
«Le Gouvernement n'est pas le parti; mais le parti doit être dans
un avenir proche la base stable du Gouvernement et l'assurance d'une
influence permanente175.»
Et il ajoute pour être tout à fait clair:
«Tant que j'occuperai la Magistrature suprême de l'État, je
gouvernerai avec les hommes du Parti, et si, par l'effet d'un destin
imprévisible, le Parti ne parvient pas à être, comme je l'ai rêvé, la
somme complète des volontés intéressées à l'oeuvre restauratrice du
Gouvernement, je gouvernerai avec les hommes qui seront restés fidèles
à l'idéal de Gouvernement que j'ai voulu placer aujourd'hui sous la
garde de tous les Dominicains.»

174 C'est en ce sens qu'il apparaît sur la scène comme un parti bonapartiste, une Société du 10 décembre.
Évoquant les rapports de cette organisation avec le président Bonaparte, MARX écrit : «La Société du 10
décembre lui appartenait, elle était son œuvre, sa pensée la plus propre» et décrit le groupe comme
n'étant lié que par les bénéfices découlant du maintien de son dirigeant au pouvoir. Le 18 brumaire de
Louis Bonaparte.
175 Pour cette citation et la suivante : Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la
constitución del Partido Dominicano. ID., ibid., t. I, p. 120 et 123 respectivement.
-115-
Instrument du pouvoir, le parti n'a pas de perspective autonome. Au moment où
il le constitue, Trujillo souligne qu'il est prêt à s'en débarrasser, si le besoin s'en fait
sentir, afin que nul ne s'y trompe : l'organisation ne saurait avoir de volonté propre.

On remarquera peut-être que, par la suite, jamais le dictateur ne s'est


effectivement passé des services du Parti dominicain comme il l'envisage ici. Nous
étudierons plus avant cette question, mais on aurait cependant tort de croire que les
paroles de 1931 sont des rodomontades : la totalité, ou presque, des responsables de ce
parti, à quelque échelon que ce soit, feront l'expérience de la disgrâce, des persécutions,
de la prison bien souvent, parfois des tortures et de la mort.

Cette complète subordination du parti au pouvoir est capitale : le Parti


dominicain est et restera une organisation sans programme, sans fondements
idéologiques précis, dépourvue de toute pensée ordonnée. De là son aptitude à épouser
tous les virages, voire les voltes, que Trujillo lui imposera, mais de là également sa
fragilité, puisqu'il n'a d'autre ciment que l'assujettissement au dictateur. Observons à ce
propos que Trujillo parle constamment des "hommes du parti", mettant en avant les
individus indifférenciés plutôt que l'organisation et la hiérarchie; l'expression est
significative car elle met en relief le lien essentiel qui n'est pas celui qui unit le militant
à sa section ou à son responsable, mais bien celui qui fait dépendre chacun directement
du dictateur. Le parti n'est plus, dès lors, que le rassemblement des fidèles du président.

-116-
D/ LES MESURES ÉCONOMIQUES

Lorsque Trujillo accède au pouvoir les effets de la crise se font pleinement


sentir; aussi ses choix économiques répondent à trois préoccupations : le poids excessif
des dépenses, le caractère anarchique de la production et du commerce, le service de la
dette.

- Réduire les dépenses.


On se souvient que le général, banquier et ex-vice-président des États-Unis
Charles Dawes avait présidé une mission officielle nord-américaine en 1929 afin
d'étudier le budget de la république Dominicaine et de présenter des recommandations 176
: le rapport concluait à la nécessité impérative de réaliser de sustantielles économies
dans les dépenses publiques. En se référant à la mission Dawes, Trujillo présente en
décembre 1930 un budget en brutale régression où, dès les premiers mots, il parle de
«sacrifice» et d'«holocauste». Il ne s'agit donc pas d'un réflexe à caractère
indépendantiste, bien au contraire. Les réductions sont drastiques dans tous les
domaines -sauf pour l'armée, nous l'avons vu- : les 673 écoles rudimentaires rurales
sont ramenées à 400, les écoles nocturnes rudimentaires pour adultes analphabètes sont
purement et simplement supprimées ainsi que l'unique école de redressement, il ne
subsiste plus que deux écoles normales d'instituteurs, des hôpitaux ferment et le budget
des Relations extérieures est réduit au peso-or symbolique177.
Ces économies viennent s'ajouter à celles annoncées dès le discours d'investiture
du 16 août 1930, comme la diminution du traitement des fonctionnaires 178. Trujillo
martèle :
«Nous sommes un peuple pauvre et nous ne pouvons pas vivre
comme des riches»179.

176 Du 2 au 23 avril 1929.


177 En el Palacio del Senado, el día 19 de diciembre de 1930, ante los Senadores y Diputados ….
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 45, 49, 52 et 53.
178 ID., ibid., t. I, p. 19.
Les mesures prises seront, effectivement d'une exceptionnelle brutalité : licenciement de plus de la
moitié des fonctionnaires et diminution drastique des traitements. Cette dernière, variable, est difficile à
chiffrer, car, à la baisse nominale s'ajoutaient presque toujours des retards de paiement pouvant atteindre
des années. Les fonctionnaires étaient alors contraints d'emprunter pour survivre, le plus souvent à des
institutions parallèles tenues en main par la dictature. Finalement, les arriérés de traitements qui leur
étaient dus n'étaient que partiellement versés. CASSÁ, Historia económica y social de la República
Dominicana, p. 255 évoque cette question.
179 En el Palacio del Senado, el día 19 de diciembre de 1930… ID., ibid., t. I, p. 47.

-117-
Les recettes prévisionnelles diminuent de 15 % d'une année sur l'autre mais les
dépenses, quant à elles, reculent de 30 %180. Dans le contexte d'une économie qui se
contracte cela signifie renforcer la pression fiscale afin de faire face au paiement de la
dette extérieure qui croît vertigineusement181, financer le déploiement militaire et
policier et, pour le reste, assurer le strict minimum. En fait même ces mesures
draconiennes vont rapidement se révéler insuffisantes, car la crise internationale pèse
lourdement. Trujillo n'hésite pas et annonce, dès le compte rendu annuel du 27 février
1931, une nouvelle baisse des dépenses qui sont ainsi amputées de plus de 40 % par
rapport à l'année précédente. La comparaison des trois dernières années est éloquente :
en 1929 elles s'élevaient à 14,038 millions de dollars, en 1930 à 14,042 millions et pour
1931 elles sont fixées à 8,206 millions182.
Alors que le gouvernement Vásquez s'était montré incapable de mettre en
application les conclusions de la mission Dawes, Trujillo fait la preuve de son efficacité
aux yeux de Washington. Il ne relâche d'ailleurs pas sa vigilance, puisque l'objectif fixé
est pratiquement atteint et que, dans son compte rendu du 27 février 1932, le président
peut annoncer que les dépenses n'ont pas dépassé 8,300 millions de dollars alors que les
recettes s'effondraient à 7,311 millions 183. On le voit, malgré la brutalité des mesures
prises, l'exercice 1931 se clôt sur un déficit de près d'un million de dollars.

- Réorganiser la production et l'économie.


Trujillo perçoit d'emblée la question économique comme relevant du problème
politique général du pouvoir et des relations entre classes et couches sociales. À
l'occasion d'une visite à Baní, dans un discours où il présente la misère comme
conspirant en permanence contre l'autorité, il précise :
«Je veux un peuple avec du pain et tout ce dont il a besoin comme
moyen de défense sociale et de résistance politique184.»
Si, globalement, les formes traditionnelles du pouvoir pouvaient s'accommoder
de la stagnation, la rupture qu'instaure Trujillo avec les gouvernements du passé et la
classe naguère dirigeante le contraignent à aller de l'avant. Créer un lien direct avec le
peuple cela signifie à la fois lui assurer la subsistance et lui fermer la voie de la
revendication qui déboucherait inévitablement sur des formes d'organisation
180 En 1930 les recettes étaient estimées à 14,292 millions de $ et les dépenses à 14,031 millions, pour
l'année 1931 les recettes inscrites au budget se chiffrent à 12,095 millions et les dépenses à 9,958
millions. ID., ibid., t. I, p. 56.
181 Pour le mois de février 1930 le service s'élevait à 115 218 $, six mois plus tard, en août, il atteignait
les 283 551 $. ID., ibid., t. I, p. 19.
182 Mensaje al Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1931, dando cuenta de la labor realizada… ID.,
ibid., t. I, p. 74.
183 Mensaje al Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1932, al dar cuenta de la labor realizada… ID.,
ibid., t. I, p. 175.
184 En Baní, el 21 de noviembre de 1931, en ocasión de la visita oficial a aquella Común. ID., ibid., t. I,
p. 138.
-118-
autonomes. Les mesures en faveur du redressement économique seront donc d'abord
des mesures politiques de rassemblement et d'embrigadement, envisagées comme une
campagne militaire et religieuse. À Moca, le président, dans une vibrante envolée,
annonce le début de :
«…la nouvelle croisade rédemptrice qu'est la croisade du
Travail185.»
Et quelques mois plus tard à Baní, il réitère :
«Travail, tel est le mot d'ordre salvateur […] C'est pourquoi
l'idée d'une énorme campagne de travail retient mon attention en
priorité186.»
Au pouvoir politique centralisé doit répondre un plan économique également
centralisé. La convergence avec les régimes autoritaires qui apparaissent en Europe
pendant la même décennie est frappante -on pense en particulier à Mussolini. Elle
s'explique par les conditions, semblables par nombre d'aspects, dans lesquelles ils ont
surgi.
On ne s'étonnera donc pas de voir que Trujillo préconise le développement de
l'agriculture et une certaine autarcie : il s'agit d'essayer d'accroître l'autonomie
économique du pays dans le contexte de la crise, de limiter les importations et de
trouver des productions de substitution. Dans son discours d'investiture il déclare
nettement :
«La défense de l'intégrité nationale, au lieu d'être assurée par
l'érection de forteresses inexpugnables en des lieux stratégiques, s'abrite
derrière la muraille des taxes douanières, dans le cadre d'une politique
franchement protectionniste des industries et produits locaux, renforcée
par des mesures de stricte et rigoureuse économie187.»
Face à la crise, il faut essayer de sauver l'essentiel, en le protégeant par tous les
moyens. Quant à l'agriculture elle est le souci constant de Trujillo qui dans son compte
rendu du 27 février 1931 fixe au pays l'objectif d'un :
«…vaste développement de sa production agricole et la conquête
de marchés188.»
Le président entreprend rapidement de stimuler de nouvelles productions et
l'introduction des techniques nécessaires à cet effet, en particulier l'irrigation comme à
Baní où il tranche avec grandiloquence :

185 En la Ciudad de Moca, el 14 de junio de 1931… ID., ibid., t. I, p. 101.


186 En Baní, el 21 de noviembre de 1931… ID., ibid., t. I, p. 137.
187 En el Palacio del Senado, el 16 de agosto de 1930, al asumir la Primera Magistratura del Estado .
ID., ibid., t. I, p. 21.
188 ID., ibid., t. I, p. 70.

-119-
«L'avenir de cette région est écrit de façon indélébile dans les
eaux fertilisantes capables de guérir l'implacable fièvre solaire189.»
L'État dont la force et la centralisation s'affirment de jour en jour permet ainsi
d'organiser la survie du pays, de commencer à rationnaliser en partie la production et de
dessiner de vastes plans pour l'avenir.
Observons cependant un fait tout à fait remarquable et qui peut sembler
contradictoire : aucun plan sérieux n'est tracé pour le développement d'une véritable
industrie dominicaine. On pourrait s'étonner de cette absence si on songe aux plans des
régimes de type fasciste en Europe; elle démontre en fait la subordination étroite de
Trujillo aux intérêts du capital nord-américain. Le nouveau régime se développe dans la
limite d'une marge fixée d'avance par Washington.

- Le service de la dette extérieure.


Malgré des mensualités de remboursement qui approchent les 300 000 $190 au
moment de son investiture et un montant global qui continue à dépasser les 16,5
millions de $191 en 1931 - soit plus de deux fois les recettes de l'État pour la même
année-, Trujillo entend faire face intégralement au paiement de la dette. À la suite du
cyclone du 3 septembre 1930, le percepteur général des douanes propose lui-même un
moratoire de la dette en raison de la situation du pays et des bonnes dispositions du
gouvernement; le président s'empresse d'annoncer publiquement qu'il rejette par avance
l'offre et fait aviser d'urgence le département d'État nord-américain de son intention de
s'acquitter ponctuellement des mensualités192. Il ne s'agit donc pas d'abord d'un problème
économique et financier mais bien d'une question politique : Trujillo fait du zèle et
apporte ainsi une preuve ostentatoire de sa loyauté. En fait il saisit parfaitement que la
dette extérieure est pour Washington le moyen de contrôler étroitement la république
Dominicaine, aussi veut-il se montrer le meilleur et le plus efficace des serviteurs. Il
sait qu'il doit convaincre des dirigeants nord-américains, qui sont loin de lui être tous
acquis, de son aptitude à tenir le pays et à y faire régner l'ordre. En échange il demande
quelques jours plus tard à l'envoyé du président Hoover, Elliot Wadsworth, de meilleurs
prix pour les produits dominicains et une aide des États-Unis pour la reconstruction de
Saint-Domingue193.

189 En Baní, el 21 de noviembre de 1931… ID., ibid., t. I, p. 136.


190 283 551 $ selon le discours d'investiture du 16 août 1930. ID., ibid., t. I, p. 19.
191 16,592 millions selon le compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1932. ID., ibid., t. I, p.
175.
192 Declaración por la cual asegura que no sufriría perturbación alguna el servicio de la deuda…
Déclaration non datée. ID., ibid., t. I, p. 34.
193 En el banquete ofrecido el 8 de octubre de 1930, al Honorable Elliot Wadsworth. ID., ibid., t. I,
p. 41.
-120-
Il nous semble capital ici de bien comprendre la démarche de Trujillo face à
Washington, car elle est constante et souvent mal interprétée : les faits démontrent qu'il
ne contraint pas les États-Unis à reculer par l'affirmation de son indépendance mais
bien qu'il cherche à obtenir et élargir une marge de manœuvre en leur donnant des
gages de son obéïssance, ce qui est radicalement différent. La propagande a largement
contribué à travestir cette vérité et les effets s'en font encore sentir aujourd'hui. On
objectera peut-être que le résultat immédiat est le même… Cela reste à démontrer; mais
surtout la ligne de développement des événements est tout à fait faussée. Elle devient
assez vite insaisissable si on examine les paroles et les actes des uns et des autres
indépendamment de leurs places et de leurs rôles respectifs.

C'est donc dans cette position de subordonné que, près d'un an plus tard, alors
qu'il est pris à la gorge par la crise qui met le pays au bord de la banqueroute, Trujillo
demande grâce. Il saisit l'occasion solennelle de la cérémonie d'anniversaire de la
Restauration et de sa prise de fonction, le 16 août 1931, et adresse ce message au
peuple dominicain :
«Jusqu'à maintenant nous continuons à tenir fidèlement nos
engagements et j'espère que nous pourrons les tenir toujours; mais nous
avons besoin de vivre et pour cela de nouvelles conditions sont
nécessaires pour notre développement économique194.»
Le président proteste de sa fidélité, plaide le cas de force majeure et indique,
discrètement mais nettement, que l'intérêt du créancier est que le débiteur survive.
Officiellement, le département d'État, la légation nord-américaine et la perception
générale des douanes se contentent d'attendre. Cela vaut acquiescement pour Trujillo
qui, deux mois plus tard, le 23 octobre 1931, fait adopter une loi d'urgence non sans
avoir réaffirmé son sens de la «responsabilité» et sa «coopération» au nouveau
représentant des États-Unis195. Publiée dès le lendemain, la loi d'urgence stipule que les
intérêts de la dette continueront à être servis avec exactitude, mais que le
remboursement en capital est suspendu dans l'attente d'une meilleure conjoncture.
Washington se montre compréhensive et le Conseil des porteurs de bons étrangers des
États-Unis ne se manifeste pas publiquement.

Après un an de gouvernement, Trujillo peut considérer qu'il est maintenant


sérieusement accepté par les autorités nord-américaines.

194 Mensaje al pueblo dominicano, el 16 de agosto de 1931… ID., ibid., t. I, p. 114.


195 Discours lors de la présentation de son accréditation, le 9 octobre 1931. ID., ibid., t. I, p. 130.

-121-
5. L'IMAGE DU NOUVEAU POUVOIR

A/ LE FILS DU PEUPLE

Trujillo, issu du ruisseau aux yeux de l'oligarchie traditionnelle, n'assoit son


pouvoir que sur la ruine de ceux qui gouvernaient hier; il va donc se présenter comme
le représentant légitime de tous les humbles, de ce peuple qui n'avait pas le droit à la
parole. Déjà le 15 mai 1930, à la veille des élections qui vont le porter à la présidence,
il se présente en ces termes :
«Je ne suis que l'instrument dont s'est servi le peuple, vive
providence de tous les temps, pour accomplir sa destinée196.»
On remarquera l'enchaînement logique des images : Trujillo n'est rien par lui-
même, il n'existe que comme matérialisation de la volonté du peuple, incarnation du
glorieux destin qui l'attend. Trujillo est ainsi une allégorie du peuple tout entier, il ne
peut se réduire à aucune des composantes de la masse puisqu'il la résume dans sa
totalité. Fils du peuple, il en concentre toutes les qualités et en tire un pouvoir absolu.

Le rôle a une vertu majeure : face à ceux qui héritaient d'une parcelle du pouvoir
parce qu'ils étaient d'une illustre famille, Trujillo se pose comme celui qui hérite de tout
le pouvoir car il est tout le peuple. Ce mythe transpose dans la sphère de la propagande
et de l'imaginaire collectif cette affirmation dont chacun doit se convaincre : le pouvoir
de Trujillo ne doit rien à aucun autre pouvoir.
Les accents populistes doivent être compris dans cette perpective de
prosternation de la société entière aux pieds du Chef. On ne s'étonnera pas de les
entendre particulièrement quand l'heure est difficile pour le pays; le 5 septembre 1930,
deux jours après le cyclone qui vient de ravager Saint-Domingue, il déclare en
instaurant la loi martiale :
«Moi aussi j'ai vu ma famille jetée à la rue […], moi aussi j'ai dû
avaler mes propres larmes devant le tableau effrayant qu'offre la
capitale de la République. Je m'identifie donc au peuple pour souffrir
avec lui et pour l'aider résolument à réédifier ses foyers en ruine197.»

196 Proclama del 15 de mayo de 1930… ID., ibid., t. I, p. 12.


197 Manifiesto del 5 de septiembre de 1930… ID., ibid., t. I, p. 30.

-122-
Le président exploite sans vergogne la détresse des petites gens. Implicitement,
il se présente sous les traits du Rédempteur. Ne croirait-on entendre un prêche
consolateur annonçant la venue de Dieu, fait homme pour souffrir avec les hommes et
leur apporter la salvation ? Évocation frappante pour ces Dominicains dont l'imaginaire
est précisément peuplé par les sermons des prêtres.

-123-
B/ LE PÈRE DU PEUPLE

On passe donc tout naturellement de l'image du fils du peuple à celle du père


puisque la fonction du Chef est de protéger, de guider et, si nécessaire, d'infliger un
juste châtiment. Voici comment il présente officiellement sa candidature à la présidence
de la République :
«Je veux m'adresser en ce moment à tous et à chacun des partis
politiques qui soutiennent ma candidature […]. Il n'y a pas de danger à
me suivre, parce qu'à aucun moment l'investiture que pourrait
m'accorder le résultat des élections de mai ne servira à tyranniser la
volonté populaire que je sers en ce moment et que je servirai loyalement
à l'avenir198.»
Si Trujillo s'adresse encore aux partis politiques -ils vont bientôt disparaître de
ses discours et de la scène politique- c'est pour les réduire au rang de comparses qui ne
peuvent que suivre l'exemple venu d'en haut. Le succès de la formule : «Il n'y a pas de
danger à me suivre» qui devint le slogan de la campagne électorale d'abord, puis qui
devait faire florès tout au long des trente-et-une années de la dictature, adaptée sous de
multiples formes, y compris des merengues, est symptomatique : c'est déjà la figure du
Chef charismatique qui se dessine ici.

Le rôle convient parfaitement à Trujillo qui doit apparaître comme l'homme au-
dessus de la mêlée, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, au moment même où il combat et
élimine ses adversaires. Il n'aura donc pas d'ennemis -ce serait les reconnaître comme
égaux- mais seulement des sujets ingrats, obstinés dans l'erreur ou frappés de folie.
L'image offerte est celle d'une grande famille, le peuple dominicain, unie par des liens
naturels et indiscutables à un père aimant mais sans faiblesse. Le jour même où il met
un terme à la campagne d'extermination de ses adversaires dans le Cibao, il s'exprime
en ces termes :
«Je serai implacable et rigoureux dans le châtiment des mauvais
Dominicains qui, pour satisfaire de voraces appétits et une vile
concupiscence, n'ont pas hésité à pousser la Patrie sur le chemin de la
perdition199.»
198 Manifiesto al pueblo dominicano el 24 de abril de 1930. ID., ibid., t. I, p. 3. Ce même document
ouvre l'anthologie apologétique rassemblée par BALAGUER, El pensamiento vivo de Trujillo, en 1955,
sous le titre Manifiesto al pueblo dominicano.
199 Discours prononcé au club PresidenteTrujillo de La Vega le 5 juillet 1931. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 108.
-124-
L'auditeur est transporté de la sphère politique vers celle de la famille grâce à
l'usage d'un lexique nettement emprunté à la morale : c'est le bon père châtiant
sévèrement des enfants dénaturés qui oublient leurs devoirs et se livrent à une infâme
débauche.

En fait le personnage n'est pas nouveau : il correspond étroitement à celui


traditionnellement endossé par les caudillos. Ces derniers se présentent en effet comme
des patriarches qui font travailler sur leurs terres leurs compères -compadres- ou leurs
filleuls -ahijados-. Les uns et les autres doivent respect et loyauté au caudillo qui a
participé au baptême comme parrain et qui, de son côté, leur assure sa protection. Les
liens ainsi créés sont indéfectibles, puisque sanctifiés par la religion et la tradition.
Voyons, par exemple, comment Trujillo dépeint son attitude pendant le coup d'État et
transforme la passivité volontaire de l'armée en héroïque défense du peuple :
«Nous avons défendu le peuple alors que notre intérêt semblait
nous dire de le combattre. Nous avons défié le danger en l'attirant vers
nous, alors qu'il se dressait contre le peuple»200.
Tel un bon caudillo, Trujillo se présente comme le rempart des faibles et des
opprimés dont il est le seigneur et maître.

La nouveauté dans le cas de Trujillo est qu'il n'est pas lui-même un caudillo à
l'origine et qu'il ne peut asseoir son pouvoir que sur l'abaissement de cette caste. Il
récupère donc une image profondément enracinée dans l'inconscient collectif populaire
pour la retourner contre ceux qui en sont les porteurs naturels. Trujillo s'affirme comme
le caudillo anti-caudillos. Prétendant nouer un lien direct avec le peuple dominicain à
l'échelle de tout le pays, par-dessus la tête des notables locaux, il s'affirme comme le
caudillo de la République entière et dénie donc toute légitimité aux dirigeants
traditionnels. C'est ainsi qu'il définit ce qui l'unit au peuple :
«Nous avons voulu lui communiquer notre propre force et le tirer
de l'abjection pour que, conscient et décidé, il défende ses droits et
résolve ses problèmes.»
Comme un père qui élève ses fils pour qu'ils deviennent eux-mêmes adultes et
qui leur transmet son caractère, sa sagesse et ses biens, Trujillo se pose résolument
comme l'émancipateur, celui qui tourne la page du passé.

200 Pour cette citation et la suivante : Manifiesto al Pueblo dominicano el 24 de abril de 1930. ID., ibid.,
t. I, p. 3.
-125-
C/ DUPLICITÉ ET CYNISME

Le goût de la ruse, qui est indéniablement un des traits les plus caractéristiques
de Trujillo, n'est en fait que la traduction psychologique de la nécessité et de la volonté
politiques de se conformer à cette image complexe et de la rendre compréhensible.
Voici par exemple comment il évoque, le 21 juin 1931, la mort du général Cipriano
Bencosme, assassiné sur ses ordres sept mois plus tôt201 :
«Ce fut précisément le désir de conserver cette amitié et de le
replacer avec toutes les garanties au sein de sa famille qui me fit venir
moi-même dans sa propriété personnelle et y passer de nombreux jours
en démarches inutiles pour l'arracher aux collines stratégiques qui
l'invitaient à l'hostilité contre l'ordre constitutionnel202.»
Les propos prennent tout leur sens si on les replace dans leur contexte. Trujillo
prononce ce discours lors de sa première visite officielle à Moca -à quelques dizaines
de kilomètres des lieux du crime. Au moment où il parle ses troupes sont en train de
donner la chasse dans la région à Desiderio Arias qui, six jours plus tard, va tomber
sous les coups de ses poursuivants. C'est dire que personne ne s'y trompe et que les
arguments employés ne sont pas faits pour être crus littéralement. En fait, le président,
en présentant une version des faits aussi éloignée de la réalité et en se faisant applaudir
sous le masque de l'ami généreux, contraint son public à le reconnaître comme son
seigneur et maître. C'est Trujillo qui décide ce qui est vrai et faux, selon son bon
vouloir et l'humiliation devient un instrument du pouvoir.

Il suffit pour s'en convaincre d'examiner justement l'exploitation qu'il fait, sur le
plan de la propagande, de l'anéantissement du général Cipriano Bencosme. Celui-ci
était, on s'en souvient, un de ces caudillos liés à l'Alliance nationale progressiste du
nord du pays qui s'était retiré de la vie politique au lendemain des élections de mai
1930. Un premier attentat a lieu contre lui dont il a la chance de réchapper. Il est alors
accusé de détournement de fonds et est contraint de s'enfuir pour échapper à la police et
à l'emprisonnement. Trujillo lui-même, nous venons de le voir, se rend sur ses terres
pour raisonner celui qu'il présente comme un ami qui s'entête dans l'erreur et surtout
pour conduire les opérations militaires contre lui. La chasse à l'homme n'aboutira qu'en

201 Le 19 novembre 1930.


202 Discours du 14 juin 1931. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 100.

-126-
novembre à l'assassinat de Cipriano Bencosme qui est déclaré "mort au combat". Mais
la mise en scène se poursuit encore : Trujillo, au lieu de faire la sourde oreille à
l'indignation des proches de Bencosme, se déclare soudain étranger à sa mort et
annonce qu'il fait ouvrir une enquête afin d'en déterminer les circonstances et d'établir
les responsabilités. Dans le même temps, la famille, soumise à un intense chantage finit
par faire une lettre publique à Trujillo dans laquelle elle lui manifeste sa loyauté et le
remercie. Il ne reste plus à celui-ci qu'à écrire le dernier acte. Arguant de la fuite de
Bencosme comme preuve de sa culpabilité, il fait détruire en partie sa propriété et
s'empare du butin restant203.

Au terme de cette sinistre comédie, Trujillo se présente donc comme un


innocent -la famille elle-même ne le reconnaît-elle pas ainsi ?- et Bencosme apparaît
comme un ingrat qui n'avait certainement pas la conscience tranquille. Trujillo est lavé
de tout soupçon alors même qu'il liquide un ennemi et s'approprie ses terres. Mais,
surtout, il discrédite son adversaire, disqualifie par avance tout opposant et désarticule
le front des caudillos qui seraient tentés de lui tenir tête et de prendre prétexte de cet
assassinat pour se soulever contre lui. Enfin, il apporte à ses hommes, d'abord envoyés
au combat, accusés ensuite, puis innocentés pour finir, la preuve de sa toute-puissance
et de sa capacité à leur assurer une totale impunité; il les soude dans une obéïssance
aveugle.

La duplicité est ainsi promue au rang de méthode constante de gouvernement;


elle n'a pas le caractère d'une simple tactique momentanée, mais bien d'une stratégie qui
découle de la nature même du pouvoir. Trujillo ne repose que sur une somme
d'impuissances, de la société dominicaine traditionnelle et de l'impérialisme nord-
américain. Il n'ayant d'autre légitimité que celle que lui confère sa propre capacité à
s'installer dans ce vide par la force brutale et centralisée. Le dictateur doit sans cesse
jouer avec des images d'emprunt : il lui faut être à la fois le continuateur et le
destructeur, l'homme de progrès et le gardien de la tradition, celui qui aime et celui qui
châtie… Le jour même où on vient de lui apporter la tête tranchée de Desiderio Arias, il
s'adresse à ceux qui l'ont accompagné dans sa révolte pour leur dire :
«J'ai été le premier à regretter que celui qui a été mon allié et
ami soit tombé204,»
et leur offrir la liberté et le pardon.…Ceux qui le croiront et se rendront, le
paieront de leurs biens et de leur vie.
203 On pourra consulter pour plus de détails MEJÍA, Vía crucis, p. 48.
204 Le titre donné au document, sans doute a posteriori, est lui-même significatif: Appel du 21 juin 1931,
invitant les rares compagnons du petit chef de bande le général Desiderio Arias, qui vaguaient dispersés
et errants dans la campagne de Monte Cristi, pour qu'ils se placent sous la protection des garanties du
gouvernement. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 102.
-127-
D/ LE DÉMOCRATE ET L'HOMME DE PAIX

Deux jours avant les élections du 16 mai, Trujillo rend publique une profession
de foi dans laquelle il déclare notamment :
«Sous mon Gouvernement qui devra être le résultat du
fonctionnement libre et harmonieux des institutions de l'État, sans
centralisation obstinée ni mise en cause des prérogatives ou fonctions
d'un organisme par un autre, diriger le pays ce sera présider avec une
fière ferveur républicaine une administration honnête, à la vaste vision
progressiste, sincèrement digne des conquêtes de la démocratie sur le
continent américain tourmenté205.»
Remarquable tissu de contre-vérités qu'il n'est pas nécessaire de reprendre une
par une pour en démontrer le caractère fallacieux. Certes il s'agit là de promesses
électorales destinées à rassurer à bon compte divers secteurs ou même à les endormir 206
et on pourrait en conclure que ce genre de discours n'est pas éclairant pour qui cherche
à comprendre les mécanismes de la dictature de Trujillo. C'est d'ailleurs l'analyse que
semblent faire presque tous les historiens ou analystes qui ne se penchent pas sur ce
type de documents ou se contentent d'en noter le caractère outrancièrement mensonger.
Pour notre part, nous pensons qu'il faut examiner plus sérieusement le discours
démocratique de Trujillo pour plusieurs raisons :

- Il nous semble indispensable de bien saisir les conditions de la


genèse d'un régime, si on veut en comprendre le fonctionnement et le développement
ultérieurs.

- Non seulement le discours démocratique -de pure façade ou


animé par un souci manœuvrier- ne s'est pas tari par la suite, mais il est resté une
constante de la propagande du régime, sauf, peut-être, dans ses tous derniers mois.

205 Déclaration de principes du 14 mai 1930, quelques jours avant les élections générales pour le
mandat quadriennal de 1930 à 1934. ID., ibid.,, t. I, p. 6.
206 Ainsi la vertueuse condamnation de la «centralisation obstinée», faite pour calmer les inquiétudes
des caudillos, en particulier de Desiderio Arias qui appelle à voter pour lui. On comprend que
BALAGUER, El pensamiento vivo de Trujillo, ne fasse aucune référence à cette proclamation, devenue fort
gênante en 1955.
-128-
- Le discours démocratique est un masque, c'est incontestable,
mais le choix de ce masque, et non d'un autre, en dit long sur la nature et la situation du
régime.

Que nous dit la profession de foi de Trujillo ? Elle confirme d'abord que le
personnage ne peut s'avancer que masqué : Trujillo n'a pas de légitimité propre, il ne
peut surgir que par défaut. Aussi est-il contraint de revêtir des oripeaux qui ne lui vont
guère. On comprendra l'intérêt capital de cette observation et de ses implications si on
compare le discours de propagande de Trujillo avec celui des dirigeants fascistes
européens. Là où Mussolini, Hitler ou Primo de Rivera vouent aux gémonies la
démocratie, Trujillo l'exalte. Alors que les premiers préconisent un État fort et
centralisé, Trujillo critique cette perspective et préconise une répartition des rôles
opposée à la conception de l'État totalitaire. Quand les dirigeants fascistes rêvent
d'empire, Trujillo parle de république. Enfin, tandis que les uns font l'éloge de la guerre
et de la violence, Trujillo répète à l'envi :
«La paix est devenue un fait indiscutable et elle le reste207.»

Les nombreuses convergences qui existent sur le terrain -État policier,


suppression de jure ou de facto des partis politiques autres que celui du dictateur, mythe
du chef, etc.- mettent singulièrement en relief cette divergence. En fait Trujillo est
contraint à une permanente clandestinité, même si les faits sont connus de tous. On ne
peut même pas dire qu'il s'agisse d'un fascisme honteux ou hypocrite car ce serait
oublier que les partis de type fasciste se construisent sur la provocation, l'insulte,
l'agression verbale qui accompagne et justifie l'agression physique : ils attirent
précisément leur clientèle par un discours radical et qui invite à la violence. Trujillo ne
construit pas un tel parti, il se situe dans un autre espace politique.

On n'aura pas manqué de relever en effet que Trujillo se réfère aux «conquêtes
de la démocratie sur le continent américain» après avoir fait l'éloge de la «ferveur
républicaine». Par allusions, mais très clairement, il se réclame ainsi de l'idéologie
officielle nord-américaine : celle qui remontant jusqu'à la doctrine de Monroe et à la
Guerre d'Indépendance oppose l'Amérique, continent des républiques indépendantes et
de la démocratie, au reste du monde, voué aux monarchies avec leurs cortèges de
colonies asservies. À bien l'examiner, la profession de foi de Trujillo pourrait être celle
de n'importe quel candidat à la présidence des États-Unis. On en jugera mieux si on

207 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1931. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 66.
-129-
examine la liste des valeurs dont il se réclame dans la suite de la proclamation et que
nous ne faisons qu'énumérer ci-dessous :

- Le respect de la loi.

- L'amour de la patrie.

- La Constitution.

- Les droits de la personne humaine.

- L'économie scientifique et moderne.

- Le progrès technique.

- Le système bancaire.

- La protection sociale.

- Le rôle des écoles pour former le citoyen.

- Et même l'extension du réseau routier208…

Plus que d'un programme politique il s'agit d'un credo. Trujillo se déclare le
fidèle d'un même idéal et montre ainsi patte blanche à Washington. Certes il ne fait que
reproduire les modèles qu'il connaît sans doute le mieux : les discours et proclamations
qu'il a pu entendre et lire lorsqu'il servait sous les ordres des officiers nord-américains.
Mais il montre aussi qu'il n'ignore rien des formes légales et officielles qui peuvent et
doivent servir de façade à l'usage de la violence. La leçon des huit années
d'occupations, avec leur lot d'expulsions de paysans, d'opérations de guerre contre les
gavilleros, et d'exactions de toutes sortes menées au nom des grands idéaux n'a pas été
oubliée.
Mais cette accumulation où rien n'est oublié est surtout un gage d'allégeance aux
États-Unis et aux normes de fonctionnement du système impérial. Trujillo confirme lui-
même qu'il s'adresse bien à Washington puisqu'il conclut cette longue liste par un
engagement tout à fait net et qui tranche avec les formules souvent creuses qui le
précédent :

208 Pour tous ces points : Declaración de Principios el 14 de mayo de 1930… ID., ibid.,, t. I, p. 7, 8 et 9.

-130-
«Le capital étranger recevra de mon Gouvernement la protection
et le respect traditionnels qu'il s'est mérité de tous les Gouvernements
dominicains, renforcés, si cela est possible, par la conviction qui
m'anime que c'est un devoir patriotique dominicain d'offrir toutes les
garanties et facilités possibles209.»
Après avoir montré sa capacité à parler le bon langage et sa connaissance des
formes extérieures qu'il faut respecter, Trujillo en vient à l'essentiel : les garanties
matérielles. On remarquera d'ailleurs que, dans ce cas, il déclare vouloir poursuivre la
politique de ces prédécesseurs, alors que, sur tous les autres sujets, il s'en fait le
pourfendeur. L'homme fort dominicain affirme ainsi qu'il ne bouleverse la scène
politique que pour mieux servir les intérêts de Washington.

On le voit donc, le discours démocratique est, pour l'essentiel, tourné vers les
États-Unis210; non seulement il manifeste l'allégeance du régime que Trujillo met en
place mais il en dessine aussi les contours et les limites : là où les régimes de type
fasciste européens déclarent vouloir abattre l'ordre international, Trujillo se présente
d'emblée comme son défenseur. Il ne se pose pas comme le représentant d'aspirations à
une plus grande indépendance mais, bien au contraire, comme le meilleur gérant
possible de la domaine impérial.
Nous sommes bien loin de l'image du nationaliste sui generis, ou de celle du
fasciste, que continuent à nous donner nombre d'analystes.

209 Declaración de Principios el 14 de mayo de 1930… ID., ibid.,, t. I, p. 7, 8 et 9.


210 Trujillo adapte sa propagande à un idéal nord-américain constamment réaffirmé depuis
l'Indépendance des États-Unis, profondément lié à la pratique impériale. Il ne fait pas spécifiquement
écho à de nouvelles perspectives ouvertes en Amérique du Nord; rappelons en effet que Roosevelt ne
lancera l'idée du New Deal qu'à la Convention démocrate de Chicago, en 1932 et la doctrine du Bon
Voisinage, -Good Neighbor- que dans son discours d'investiture du 4 mars 1933.
-131-
6. LA PRISE DU POUVOIR : SIGNIFICATION

Au terme de l'année 1931 Trujillo peut conclure au succès : il s'est emparé du


pouvoir à froid. La circonstance est loin d'être secondaire : aucune mobilisation
populaire n' a porté le dictateur là où il est est, aucune classe ou couche sociale ne s'est
rassemblée en sa faveur. Il ne doit donc rien à aucun secteur de la société dominicaine.
Il arrive sur la scène comme un homme sans héritage ni prédécesseur, il n'est, ni ne se
veut, l'expression d'une continuité. Bien au contraire, il est la manifestation d'un rejet
global et d'une rupture. Il surgit tout armé du chaos. Voici comment il présente le passé
à ses officiers, au moment où il va être investi président de la République :
«Les hommes piqués au sein par la noire vipère de l'erreur,
confondirent tristement les genres, et voulurent qu'au lieu de garantir le
libre fonctionnement de nos institutions démocratiques vous vous
apprêtiez à étrangler la liberté, à subvertir la justice pour livrer le pays,
vaincu, aux caprices de leur concupiscence211.»
A l'en croire, Trujillo n'est survenu que par la seule grâce d'une mythique
providence incarnée dans l'armée.

Produit de l'inachèvement de la nation, il est en fait l'expression de la


subordination du pays. Dans le cadre de la domination impérialiste, dont la crise
économique partie de Wall Street exacerbe les contradictions, aucun secteur politique
dominicain ne peut offrir l'illusion d'une issue au pays : seul un corps en large partie
étranger à la société, organisé de l'extérieur par Washington pour assurer le maintien de
l'ordre et ne dépendant que d'un homme peut permettre de tenir le pouvoir en main sans
que ne soit ouverte la voie à de profonds bouleversements. Trujillo ne surgit donc pas
comme une solution aux contradictions qui paralysent la société dominicaine mais
comme leur négation. L'ascension du dictateur témoigne sans nul doute des puissantes
tensions engendrées et nourries par l'impérialisme en crise, mais elle indique également
la capacité de celui-ci à les contenir.

Trujillo, quelle que soit l'intensité de la propagande qui en fait le représentant


naturel et indiscutable du pays tout entier, est donc, par nature, l'adversaire de la société
dominicaine tout entière. Aucune forme organisée naissant d'un quelconque secteur ne
peut être tolérée, aucun homme représentant les intérêts d'une classe, couche ou région
211 Al dejar el comando del Ejército para asumir la Primera Magistratura del Estado. Discours non
daté. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 15.
-132-
ne peut être accepté. Il faut y insister : la prise du pouvoir et les premières mesures que
nous avons présentées sont moins le résultat d'une volonté de Trujillo que l'expression
d'une nécessité absolue pour lui. C'est lui ou eux, pourrait-on dire. Antagonique à tous
les partis, le chef militaire doit prendre le pouvoir s'il ne veut pas être chassé de sa place
et voir l'armée démantelée, il doit ensuite, inéluctablement, liquider ceux qui l'ont porté
au pouvoir avant qu'ils ne se retournent contre lui.

-133-
L'ENRACINEMENT
1932-1937

1. S'INSÉRER DANS UN CONTEXTE


INTERNATIONAL MOUVANT

A/ UNE VOLONTÉ DE PARTICIPER

Pendant les six années qui séparent 1931 de 1938, le monde ancien, largement
issu de la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles, se fissure et vacille sur
ses bases. La grande crise produit ses effets en profondeur et les ébranlements qui se
multiplient annoncent et préparent les bouleversements du second conflit mondial. A
l'est le Japon s'affirme de plus en plus comme une puissance impériale, à l'ouest l'Italie,
puis l'Allemagne, ne cachent pas leurs visées hégémoniques tandis qu'une résistance
ouvrière et populaire tente de s'organiser contre le fascisme dans toute l'Europe.
En Amérique même de profonds changements se dessinent : Franklin Delano
Roosevelt est élu et engage le New Deal. Dès son discours d'investiture, il trace la
perspective de relations interaméricaines fondées sur le Bon Voisinage, Good
Neigbor212. Confrontés à des défis majeurs et soucieux d'assurer leurs arrières sur tout le
continent, les États-Unis laissent une marge plus grande aux autres Républiques
américaines et évitent de s'engager directement : les troupes nord-américaines se
retirent du Nicaragua puis d'Haïti, l'amendement Platt est annulé et le Corollaire
Roosevelt - qui porte en lui toute la politique du big stick - est officiellement abrogé.
Dans toute l'Amérique latine, les chocs se succèdent : la sanglante Guerre du Chaco
oppose la Bolivie et le Paraguay, le nationaliste Lázaro Cárdenas est porté à la
présidence au Mexique, Getúlio Vargas est président du Brésil depuis 1930, au

212 Inaugural Adress du 4 mars 1933. Roosevelt déclare : «Je veux consacrer cette nation à une
politique de bon voisinage». En décembre 1933, à la VIIe Conférence panaméricaine de Montevideo, il
précise : «Le gouvernement des États-Unis prend parti contre les interventions militaires». QUEUILLE, La
doctrine de Monroe et le panaméricanisme, p. 202, développe cette question.
-134-
Salvador le général Hernández Martínez s'empare du pouvoir et noye dans le sang une
révolte paysanne qu'il qualifie de "communiste", au Nicaragua Sandino est assassiné
sur ordre de Somoza, au Honduras et au Guatemala des dictatures s'installent
durablement, à Cuba enfin Gérardo Machado tombe et l'ère de Batista commence213.

C'est précisément pendant cette période d'instabilité que le nouveau régime va


s'enraciner en république Dominicaine. Trujillo a une conscience aiguë du fait que sa
survie dépend d'abord de ce contexte international et de sa capacité à s'y insérer. Il
déclare ainsi en 1936 :
«L'existence d'un État en tant que tel, ne dépend pas seulement de
la reconnaissance qu'on lui accorde à ce titre dans la communauté
internationale, mais il est également nécessaire qu'il soit conscient du
destin qu'il lui revient d'assumer dans la Famille des Nations214.»
La phrase n'est pas creuse. Elle indique clairement que Trujillo sait qu'il doit
s'employer à être reconnu mais que la reconnaissance internationale se mérite. En
d'autres termes il affirme que son régime a droit à l'existence parce qu'il est un acteur
sur la scène internationale.

On est donc fort loin de l'image communément admise d'un régime qui se
contenterait de vivre en marge des grands courants mondiaux et dans un cadre exotique,
au propre comme au figuré. L'enracinement de Trujillo ne peut être considéré comme
un phénomène aberrant et sans signification au plan général sous le prétexte qu'il ne
serait dû qu'à des facteurs locaux et uniques. La dictature dominicaine a des traits
spécifiques et une physionomie largement déterminée par l'histoire du pays, bien sûr,
mais la question qui doit d'abord retenir l'attention est la suivante: "Pourquoi dans la
république Dominicaine des années trente, dans le contexte international que l'on sait,
tel aspect particulier s'impose-t-il et non tel autre ?" Trop d'historiens, évitant cette
question décisive, décrivent certaines prédispositions psychologiques de Trujillo ou
s'attachent à mettre en valeur des éléments du passé du pays sans réellement chercher à
comprendre pourquoi ces traits spécifiques trouvent une fonction et s'épanouissent en
ce lieu et à cette époque. En abordant la question sous cet angle restrictif ils ne
contribuent qu'à l'obscurcir puisqu'ils suggérent une sorte de fatalité qui pèserait sur le
pays, condamné à répéter les mêmes erreurs et à souffrir les mêmes maux, et ils nous

213 Nous donnons à l'Annexe II, Chronologie, les dates précises de tous ces événements.
214 On appréciera le moment et les auspices choisis en lisant l'intitulé du discours : En inaugurant sous le
nouveau nom de "George Washington", le 22 février 1936, date anniversaire de la naissance de l'illustre
républicain nord-américain, la superbe avenue qui porte son nom dans la capitale de la République.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 198.
-135-
rendent son histoire étrangère, puisqu'elle échappe au développement universel. Même
les plus lucides d'entre eux succombent parfois à ce travers215.

Il importe donc d'autant plus de souligner que Trujillo, lui, est bien conscient
qu'il doit justifier son existence au plan international pour survivre et s'enraciner. Nous
n'avons plus affaire à un de ces caudillos du siècle passé, dont l'horizon se bornait à son
pays, voire à sa région, d'origine.

215 Nous pensons par exemple au travail si scrupuleux de GALÍNDEZ. Voici, parmi des dizaines d'autres,
une phrase extraite de La Era de Trujillo , p. 190 : «Il est évident que le régime de Trujillo -comme en
général toutes les dictatures ibéro-américaines du XX e siècle- tente de déguiser le bon vouloir
omniprésent d'un seul homme sous les apparences constitutionnelles d'élections, de Congrès, de lois, de
tribunaux, de droits civils et sociaux». L'observation est tout à fait juste et pénétrante, mais la parenthèse,
formulée sans autres explications, nous entraîne à estimer que ce trait particulier est dû à une sorte
d'hérédité fatale. Galíndez suggère ainsi, tout au long de sa thèse, que le legs hispanique se serait
maintenu sous une forme dégradée en Amérique latine; le sous-titre de son livre est significatif à cet
égard: Une étude de cas d'une dictature hispano-américaine. Ce préjugé le conduit à être aveugle à des
traits fondamentaux. Galíndez n'observe pas que les gouvernements autoritaires de Haïti, pays qu'on ne
peut inclure dans la communauté ibéro-américaine, ont le même respect de façade de la constitution et du
droit. Plus étonnant encore, lui qui est juriste n'attire pas l'attention sur le fait que ces Constitutions,
Congrès, lois et tribunaux qu'il évoque ici ne s'inspirent pas des textes espagnols et portugais mais bien
de ceux des Etats-Unis pour l'essentiel… L'influence nord-américaine, décisive dans cette attitude des
pays de la région, est ainsi passée sous silence. L'histoire personnelle de Galíndez explique sans doute
cette cécité relative. Exilé d'Espagne d'abord, profondément déçu ensuite par une république
Dominicaine où il avait cru trouver une seconde patrie, il ne s'était senti entouré de la considération et du
soutien qui lui étaient nécessaires qu'aux États-Unis, en particulier parmi ses collègues de la Columbia
University.
-136-
B/ DANS LE SILLAGE DE WASHINGTON

Ce rôle que Trujillo aspire à jouer est d'abord celui de fidèle serviteur des
intérêts nord-américains et de relais de la politique de la Maison-Blanche. Il ne manque
d'ailleurs pas une occasion de marquer sa loyauté, comme cette "Fête de la
Confraternité de la république Dominicaine et des États-Unis" à l'occasion du
bicentenaire de la naissance de Washington en 1932 216. Mais c'est surtout à partir de
1933 que les hommages prennent de l'ampleur : dès l'entrée en fonction de Franklin D.
Roosevelt, Trujillo lui affirme son allégeance avec éclat.

Il en prononce un éloge appuyé dans le discours de mai 1933 où il annonce qu'il


s'apprête à briguer un second mandat et, du même coup, il se présente implicitement
comme le candidat de Washington217. Deux jours plus tard, il envoie à Roosevelt un
message qu'il rendra public afin de se déclarer favorable à un effort commun en faveur
de la paix universelle 218. Il y défend la nécessité de mesures collectives en vue de mettre
un terme à la crise et d'un large désarmement. On le voit, Trujillo ne se contente pas
d'un vague appui sans contenu mais il épouse très vite le tournant de la politique de la
Maison-Blanche. Le militaire, qui proclame volontiers la supériorité de l'épée et qui ne
reculera devant aucune violence lorsqu'il estimera qu'elle est possible et nécessaire, se
fait le chantre de la paix, au moment même où Washington commence à mettre en
place la politique dite du Bon Voisinage -la Good Neighbor Policy- à l'échelle du
continent. Il ne faut donc pas considérer comme une initiative irréfléchie et grotesque la
proposition que fait Trujillo de décerner le prix Nobel de la Paix à Roosevelt la même
année219 et à laquelle il donnera une large publicité.

216 Elle a lieu le 22 février 1932. Un an plus tard, dans son message de compte rendu annuel devant le
Congrès du 27 février 1933, Trujillo l'évoque encore. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p.
258.
217 En el banquete ofrecido en el Palacio del Ayuntamiento de Santo Domingo, el 16 de mayo de 1933.
ID., ibid., t. I, p. 324.
218 Message au président Roosevelt du 18 mai 1933. ID., ibid., t. I, p. 328.
219 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1934. ID., ibid., t. II, p. 28. Trujillo
affirme ici qu'il a proposé F. D. Roosevelt pour le prix Nobel dès février 1933, soit un an plus tôt. On
observera que cela signifie qu'il souscrivait aux nouvelles orientations avant même que le nouveau
président ne prenne ses fonctions. En effet, Roosevelt, élu le 4 novembre 1932, ne prêta serment que le 4
mars 1933 conformément à la constitution nord-américaine. Remarquons cependant que nous n'avons pas
trouvé trace de la proposition de Trujillo à la date qu'il indique; une manipulation aux fins de propagande
a posteriori n'est pas à exclure.
-137-
N'oublions pas que quelques jours à peine après l'accession de Roosevelt à la
magistrature suprême, Hitler se voit investi des pleins pouvoirs en Allemagne 220. Des
lignes de force commencent à se dégager et des affrontements se dessinent sans qu'on
puisse en prédire les formes ni les échéances, et encore moins l'issue. Trujillo sait qu'il
doit choisir sans attendre et il milite sans hésiter pour la puissance nord-américaine. Il
assume ainsi une dépendance que lui dictent la faiblesse de son enracinement dans la
société dominicaine et la proximité géographique, politique et stratégique des États-
Unis. Avec un sûr instinct, il pressent qu'étant donné qui il est et le lieu où il se trouve,
il n'a d'avenir que comme vassal de Washington. Il ne se départira pas, pour l'essentiel,
de cette attitude fondamentale comme nous le verrons, malgré de nombreux
soubresauts.

220 Exactement 19 jours plus tard, le 23 mars 1933.

-138-
C/ L'APAISEMENT AVEC HAÏTI

La question haïtienne va être pour Trujillo l'occasion de montrer qu'il a bien


compris la leçon et qu'il est facteur d'ordre et non d'affrontements dans la région.

Il s'agit pourtant d'un problème récurrent qui semble insoluble. Le partage de


l'île qui a d'abord opposé les deux puissances coloniales, l'Espagne et la France, a pris
un tour nouveau, au début du XIX e siècle avec l'indépendance d'Haïti. Dès 1801,
Toussaint Louverture, qui instaure l'autonomie de la colonie française en la dotant d'une
constitution autonome, proclame l'unité et l'indivisibilité de l'île et occupe la partie
orientale. Mais il faut surtout retenir l'invasion de février 1822 par les troupes de Boyer,
qui met fin à la brève indépendance proclamée quelques semaines plus tôt par José
Núñez de Cáceres. Ce n'est qu'après plus de vingt ans d'occupation haïtienne que sera
proclamée l'indépendance de la république Dominicaine, le 27 février 1844. Pendant
plus de dix ans, la jeune république devra affronter, les armes à la main, plusieurs
invasions haïtiennes. La guerre d'indépendance n'est donc pas ici une guerre contre
l'Espagne mais contre Haïti221. À la fin du XIXe siécle et au début du XXe siècle, la zone
frontalière est régulièrement le théâtre de fréquents incidents dus à une intense
contrebande et à des migrations de populations chassées d'Haïti par la misère.
L'exiguïté d'un territoire partagé entre les deux pays, l'histoire, la langue et les
coutumes profondément différentes, mais surtout l'inachèvement national ont conduit
sans cesse à de violents affrontements.

Aussi, en 1928, les États-Unis dont l'armée occupe encore Haïti, soucieux de
réduire cet abcès qui provoque sans cesse de dangereuses poussées de fièvre, font-ils
pression pour qu'un accord soit conclu. Rapidement, les présidents Vásquez et Borno
signent un traité qui prévoit la délimitation de la frontière d'un commun accord222.

221 On pourrait dire que les Créoles dominicains au lieu d'éprouver le poids du joug de l'Espagne se sont
plutôt sentis abandonnés par la métropole face à de puissants ennemis en de nombreuses occasions. En
1605, le gouverneur Osorio en pratiquant les "dévastations", ou abandon du nord de l'île, ouvrait la voie à
l'installation des flibustiers et par la suite des Français. En 1697, par le Traité de Ryswick, l'Espagne
remettait officiellement à la France la partie ouest de l'île et, un siècle plus tard, en 1795, elle
abandonnait également l'est aux termes du traité de Bâle. Plus tard, il se trouva même un président, Pedro
Santana, pour faire appel à nouveau à l'Espagne en 1861 et proclamer une annexion qui devait durer
quatre ans. Néanmoins, cet épisode prit fin en 1865 après la guerre de Restauration de l'indépendance,
déclarée en 1863 à la Couronne espagnole.
222 Nous avons déjà fait allusion à cet important traité, signé au début de 1929 : 1930-1931. La
structuration de l'appareil répressif.
-139-
Néanmoins, Haïti reste un problème autant intérieur qu'extérieur pour Trujillo
qui veut installer un pouvoir fort et centralisé :

- Un problème intérieur, parce que la région frontalière est


extrêmement perméable et qu'elle tend à échapper à tout contrôle. La population n'y
reconnaît guère l'autorité de la capitale et il est souvent difficile de dire qui est haïtien et
qui est dominicain.

- Un problème extérieur, car Port-au-Prince, par nature peu


soucieuse de voir refluer une avalanche de déracinés qui ont trouvé asile en territoire
dominicain, ne peut que se montrer hostile à Saint-Domingue.

- Problème à la fois extérieur et intérieur car Haïti est un


territoire, aux portes mêmes de la république Dominicaine, qui échappe à son autorité et
où l'opposition au régime de Trujillo peut trouver des bases arrières.

- Enfin, élément capital : la présence des troupes d'occupation de


l'US Navy à Haïti. D'elles dépend la régulation du flot des ouvriers agricoles qui vont
dans les grandes sucreries de l'Est et du Sud. Elles peuvent surveiller, ou non, les exilés
dominicains en territoire haïtien; contrôler la frontière ou se détourner de ce problème.
Mais, surtout, elles peuvent favoriser de nouveaux équilibres entre Port-au-Prince et
Saint-Domingue. Pour le dictateur dominicain, améliorer sa place de serviteur, passe
par chercher noise à Haïti, sa rivale, afin d'attirer l'attention impériale.

Trujillo est donc poussé à la querelle avec les autorités haïtiennes. Au cours des
premiers mois de l'année 1932, il fait état de l'inertie d'Haïti pour la délimitation de la
frontière et se plaint même de nombreux incidents. Il saisit une première occasion
solennelle de manifester son mécontentement dans son message de compte rendu
annuel devant le Congrès de février 1932 223. Il se réfère aux tensions depuis le début de
l'année précédente, alors qu'il ne les avait guère évoquées jusque là224. Cette mise en
cause équivaut à une dénonciation en règle des autorités haïtiennes auprès des militaires
nord-américains qui continuent à occuper le pays.

223 Discours du 27 février 1932. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 173.


224 Ses déclarations allait même dans un sens tout à fait opposé puisque lors de sa visite à Azua, ville-clé
qui commande les deux routes qui mènent à Port-au-Prince, en septembre 1931, il avait commencé son
allocution à la mairie en affirmant que le péril frontalier était maintenant écarté. En la Casa Consistorial
de Azua, el día 8 de septiembre de 1931, en ocasión de la visita oficial a la región sureña. ID., ibid., t. I,
p. 124.
-140-
Un mois plus tard, Trujillo envoie un message public aux habitants de Santiago
à l'occasion de l'anniversaire de la défaite infligée aux Haïtiens en 1844 et,
simultanément, fait porter une missive au président Vincent par une ambassade
militaire dominicaine225. Evidemment, il ne s'agit pas d'une coïncidence fortuite; Trujillo
agite la menace, cherche à exciter le nationalisme dominicain et à effrayer les dirigeants
haïtiens. Comme pour ajouter à la provocation, la missive sera officiellement qualifiée
de «message de Fraternité du Gouvernement Dominicain» 226 lorsque le dictateur
s'adressera à la mission militaire haïtienne qui lui apporte la réponse de Vincent, trois
semaine plus tard. Des difficultés dans la délimitation de la frontière semblent bien être
apparues dans le sud au cours du mois de mars227 -ce qui n'est pas étonnant puisqu'il
s'agit d'une des zones les plus reculées et délicates- mais là n'est pas l'essentiel puisque
Trujillo déclare aux officiers de Vincent :
«Des Dominicains qui ont échappé à la sanction imposée par nos
lois, et à qui la bienveillance de votre peuple a offert une généreuse
hospitalité, confondent actuellement cette hospitalité avec le soutien
qu'ils disent avoir au-delà de la frontière pour leurs plans contre la
tranquillité du peuple dominicain228.»

Les véritables motifs de la hargne du dictateur percent ici. Il faut faire taire les
opposants à son régime, réfugiés de l'autre côté de la frontière. Nombre d'anciens
horacistes, de partisans de Desiderio Arias ou tout simplement de personnalités qui
avaient déplu au président se sont en effet réfugiés dans le pays voisin. Ils peuvent ainsi
garder des liens avec leurs proches et ceux qui manifestent quelque velléité de s'opposer
à Trujillo. De plus, et ce n'est pas un élément négligeable, ils deviennent un élément de
chantage aux mains des dirigeants haïtiens qui peuvent les laisser agir et s'exprimer,
plus ou moins librement selon les besoins du moment.

Or Trujillo a procédé à de nombreuses purges à la fin de l'année 1931, parmi


lesquelles il faut relever celles du sénateur Jaime Sánchez et de son fils, le député Jaime
Sánchez. Tous deux, mis en accusation et destitués le 23 septembre 1931, se sont
précisément réfugiés à Port-au-Prince où ils mènent une active campagne. Pour avoir
225 Mensaje al Presidente de Haití, enviado por conducto de una Embajada Militar, el día 30 de marzo
de 1932. ID., ibid., t. I, p. 196.
226 Discurso de Recepción a la misión militar haitiana que vino al país con el carácter de embajada, en
Misión especial del presidente de Haití, para correponder a la misión dominicana que fue a aquella
nación a llevarle un mensaje de Fraternidad del Gobierno Dominicano. 21 de abril de 1932. ID., ibid., t.
I, p. 200.
227 En particulier dans les environs de Cabeza de Azua, probablement une traduction inexacte de la
localité de Tête à Eau, sur le fleuve Pedernales, à une vingtaine de kilomètres de son embouchure.
228 Discours du 21 avril 1932. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 201.

-141-
les mains libres en république Dominicaine, Trujillo a donc besoin d'un silence
complice des autorités haïtiennes : le bruit qu'il fait sur la question frontalière et les
incidents vise essentiellement, en réalité, à obtenir cette collaboration par une
intimidation soigneusement calculée. Le dictateur dominicain joue sur la faiblesse du
gouvernement haïtien, toujours placé sous la tutelle militaire américaine, qu'il menace
constamment de présenter comme rétif à l'application de l'accord frontalier de 1929,
négocié sous l'égide de Washington.

Ceci explique l'efficacité de la menace. Les autorités haïtiennes comprennent


qu'elles ne sont pas en position de force et que, dans l'immédiat, il leur coûterait
vraisemblablement cher de contribuer à la déstabilisation du régime de Trujillo. Celui-
ci, tout en se présentant comme respectueux de la paix régionale, n'hésite pas d'ailleurs
à agiter la menace d'une expulsion massive de populations d'origine haïtienne,
perspective insupportable pour le gouvernement de Port-au-Prince. Le 16 août 1933, il
le dit encore, en termes que ses interlocuteurs savent parfaitement déchiffrer :
«Et il est bon que l'on sache partout que, si dans d'autres pays on
tolère et on admet des Dominicains oisifs, ennemis du progrés et de la
tranquillité de la Patrie […] le Gouvernement que je préside n'est pas
disposé à tolérer, par esprit de solidarité, les naturels de ces pays qui
viendraient dans le nôtre pour observer de semblables normes de
conduites229.»
Aussi la tension retombe-t-elle spectaculairement, au point que à la fin de
l'année suivante, le dictateur en visite à San Juan de la Maguana, ville qui commande la
principale route d'accès à Port-au-Prince, proclame :
«Les deux peuples qui se sont haïs virilement autrefois sont amis
maintenant230.»
Et il ajoute même que les économies des deux pays sont complémentaires et que
les ventes de bétail dominicain à Haïti doivent se développer. On mesurera tout le poids
de ces paroles si on sait que la plupart des méfaits attribués aux Haïtiens qui
franchissaient la frontière consistaient en vols de bétail.

Un autre facteur, plus important encore, explique le revirement de part et


d'autre : l'arrivée de Franklin D. Roosevelt à la Maison-Blanche. Les États-Unis veulent
d'abord de l'ordre et ils considèrent que tout conflit régional attente à l'indispensable
cohésion américaine. Trujillo et Vincent comprennent rapidement le message. En
229 En Santiago de los Caballeros, con motivo del 70° aniversario de la Restauración nacional. ID.,
ibid., t. I, p. 359.
230 En San Juan de la Maguana, el día 19 de diciembre de 1933… ID., ibid., t. I, p. 398.

-142-
quelques mois, tous les problèmes qui opposaient les deux pays vont être liquidés,
officiellement du moins.

Dès le 18 octobre 1933 une entrevue entre les deux présidents a lieu dans les
localités jumelles de Ouanaminthe231 et Dajabón, sur la frontière nord, dans la zone la
plus conflictuelle. L'accord se fait pour procéder à l'expulsion dans chaque pays des
opposants au régime de la République voisine et pour constituer une commission mixte
dominicano-haïtienne de mise à jour et révision du traité de 1929. En quelque sorte, on
dépose les armes.

Mais cela ne suffit pas, il faut un pacte en bonne et due forme. Aussi l'année
1934, celle-là même de l'évacuation d'Haïti par les troupes nord-américaines, va-t-elle
être marquée par une intense activité diplomatique. Dès le début de l'année, Trujillo
s'engage publiquement et déclare lors de son discours-programme pour les prochaines
élections :
«Il [le pays] verra la solution des problèmes internationaux qui
pendant de longues années ont rendu difficiles les relations avec des
peuples frères, avec lesquels nous devons vivre dans la plus sincère
harmonie232.»

Les déclarations et rencontres se multiplient 233. L'élection passée, l'arrivée d'un


nouveau ministre plénipotentiaire haïtien, Élie Lescot 234, va contribuer à favoriser
l'entente. Tout cela se déroule sous l'œil attentif de Washington et le secrétaire du
département d'État félicite Trujillo à l'occasion de sa nouvelle prise de fonctions, le 16
août 1934.

Deux importantes visites officielles vont permettre de sceller l'accord définitif.


Trujillo se rend le premier à Port-au-Prince, en novembre, puis le président Vincent se
231 Juana Méndez, sous son nom dominicain.
232 Ante la Magna Asamblea del Partido Dominicano, en San Cristóbal, el 11 de febrero de 1934, con
motivo de la nominación de candidatos para el período 1934 -1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. II, p. 16.
233 Relevons en particulier les cérémonies qui ont marqué la Fête nationale du 27 février 1934. Pour ce
90e anniversaire du début de la Guerre d'indépendance contre l'occupant haïtien, Trujillo reçoit
officiellement une ambassade du président Vincent, célèbre le rapprochement franco-haïtien dans son
message annuel devant le Congrès, puis lors de l'allocution protocolaire salue en premier la délégation
haïtienne. Discurso de Recepción a la embajada del Presidente de Haiti…, Mensaje al Congreso
Nacional…, et Al iniciar el Brindis de estilo… ID., ibid., t. II, respectivement p.18, 20 et 38.
234 Il présente ses lettres de créance à Trujillo le 28 juin 1934. Une véritable complicité s'établit
progressivement entre Lescot et le dictateur dominicain à cette occasion. Trujillo prêtera son concours à
Lescot contre Vincent, lorsque ce dernier tombera en mai 1941. Néanmoins, une fois Lescot installé à la
présidence d'Haïti, les relations se dégraderont rapidement.
-143-
déplace à Saint-Domingue pour la fête nationale de février 1935235. L'accord
dominicano-haïtien qui définit le tracé de la frontière est signé à cette occasion par les
deux présidents, le jour même des cérémonies de l'Indépendance, le 27 février 1935.

Une deuxième étape, tout aussi importante, commence alors : l'exploitation de


l'accord sur le terrain de la propagande. Trujillo envoie une lettre publique à Lázaro
Cárdenas, le président mexicain, pour lui faire part de l'accord frontalier et lui
demander d'intervenir dans le même sens dans la Guerre du Chaco 236. Le lendemain il
s'adresse en personne aux belligérants, se réfère aux idéaux de solidarité
interaméricaine, et se donne en exemple237. Il tentera même par la suite de se poser en
conciliateur dans le conflit austral, voire en initiateur du processus de paix. Voici
comment, en février 1936, il établit le lien entre l'accord frontalier dominicano-haïtien
et la fin des hostilités dans le Chaco :
«La Société Des Nations, L'union Panaméricaine, le Saint Père,
le Président de la République Espagnole, les Présidents des Républiques
Américaines, de nombreuses et remarquables institutions ainsi que
d'éminents organes de la presse mondiale ont exprimé de chaleureux
éloges pour l'œuvre de concilitation que consacre l'Accord.
A la suite de la signature de l'Accord Frontalier j'ai estimé
l'occasion opportune pour m'adresser, comme je l'ai fait, au Président de
la République Espagnole et aux Présidents des Républiques Hispano-
Américaines en vue de promouvoir ensemble une action conciliatrice
auprès des Républiques de Bolivie et du Paraguay pour mettre fin à la
Guerre du Chaco238.»

Trujillo revendique un rôle régional et, par conséquent, une place pour son
régime dans le concert des nations. L'apaisement de la question haïtienne est d'abord
pour lui l'occasion de voir sa légitimité reconnue. L'enjeu est de taille car les exilés,
dans toutes les Caraïbes, mais aussi aux États-Unis mêmes, s'emploient à discréditer
son régime et à convaincre l'opinion et les gouvernements que le dictateur est facteur de

235 Respectivement du 2 au 7 novembre 1934 et du 26 février au 2 mars 1935.


236 Mensaje al General Lázaro Cárdenas, Presidente de los Estados Unidos de México, trasmitido […]
el 28 de febrero de 1935…. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 144.
Commencé en 1932, le conflit armé qui opposait le Paraguay et la Bolivie et qui était attisé par les
compagnies pétrolières prendra fin le 14 juillet 1935. Une Conférence, réunie à Buenos Aires, mettra un
terme à la guerre en attribuant la plus grande partie du Chaco au Paraguay et en concédant un corridor
d'accès à la rivière Paraguay à la Bolivie.
237 Mensaje dirigido al Presidente de Bolivia y al de Paraguay, el día 1 de marzo de 1935,
participándoles la solución del litigio de límites que existía entre la República Dominicana y Haití, e
invitándoles a contribuir también con la solución amigable de sus querellas fronterizas, al triunfo del
ideal de solidaridad interamericana. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 146.
238 Message de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 218.

-144-
désordre. Manifester avec éclat sa capacité à résoudre un conflit réputé insurmontable,
c'est donc pour Trujillo porter un coup décisif à son opposition et s'affirmer
internationalement comme la seule solution réaliste dans l'immédiat.

L'année 1936, alors que se prépare la Conférence interaméricaine de


consolidation de la paix de Buenos Aires, va donc voir se multiplier les cérémonies et
gestes symboliques destinés à proclamer à la face du monde que Trujillo est un
parangon de diplomatie et d'efficacité. Au début du mois de juillet 1935 une initiative
spectaculaire est prise : une campagne publique est engagée pour que les présidents
Trujillo et Vincent se voient décerner conjointement le prix Nobel de la paix. Le flot
des articles de presse, réunions et prises de position aboutit à la proposition officielle à
la fin de l'année239 de ces deux candidatures. L'initiative fait long feu 240. Cela n'empêche
pas Trujillo de partir pour Port-au-Prince au mois de mars 1936. Sténio Vincent
effectue ensuite une visite officielle dans la capitale rebaptisée Ciudad Trujillo en avril
et enfin le dictateur dominicain se rend à nouveau à Haïti en mai 241, inaugurant l'avenue
Président Trujillo qui n'est autre que la Grande-Rue de Port-au-Prince solennellement
rebaptisée pour l'occasion. Une semaine plus tard, le 31 mai, le Sénat des États-Unis,
prononce officiellement l'abrogation de l'amendement Platt qui faisait peser en
permanence la menace d'une intervention militaire directe à Cuba. Nombreux sont à
Washington ceux qui pensent qu'un ordre durable et tout à fait bénéfique aux intérêts
nord-américains s'est installé dans les Caraïbes.

239 La Chambre des députés et le Sénat émettent officiellement la proposition le 19 novembre 1935 et, le
14 décembre, le secrétaire aux Relations extérieures, García Mella, écrit au Comité Nobel pour soumettre
leurs candidatures.
240 Ironie de l'histoire : le prix Nobel de la paix revient, pour l'année 1936, à l'Argentin Carlos Saavedra
Lamas, président de la Conférence qui a réglé le conflit du Chaco en 1935. Nous avons vu que Trujillo
avait justement essayé de se poser en modèle auprès des belligérants et du continent tout entier. Malgré
ses efforts, la communauté internationale ne lui reconnaît ni la stature ni le rôle de mentor auxquels il
prétend.
241 Le 9 mars 1936, Trujillo signe à Port-au-Prince un protocole d'accord additionnel à l'Accord
frontalier. Du 13 au 17 avril Vincent est en visite officielle en république Dominicaine à l'occasion de
l'échange des ratifications de l'Accord frontalier qui s'effectue le 14. Enfin Trujillo se rend officiellement
en Haïti du 12 au 24 mai, pour assister à la prise de fonction de Sténio Vincent à l'occasion de son
deuxième mandat.
-145-
D/ LE PANAMÉRICANISME ET LA CONFÉRENCE DE
BUENOS AIRES

L'ambassadeur des États-Unis Schoenfeld, ami personnel du dictateur, doit en


effet penser que Trujillo est un bon élève lorsqu'en sa compagnie il inaugure en 1936
une avenue rénovée de la capitale. En sa présence et avec sa bénédiction, Trujillo
rebaptise l'avenue du front de mer -le célèbre Malecón242- du nom de George
Washington et rend hommage une fois de plus à Franklin D. Roosevelt, il résume sa
pensée dans une formule lapidaire :
«En Amérique il y a un destin à assumer243.»
Cette proclamation de la spécificité et de l'unité indissoluble de l'Amérique face
au reste du monde place Trujillo dans le droit fil de la politique extérieure de
Washington, dans ce qu'elle a de constant depuis la doctrine de Monroe. L'allusion au
“Destin manifeste” 244 de Jefferson est d'ailleurs transparente.

Le 14 avril 1936 il donne un tour solennel à la Fête panaméricaine et, dans un


message adressé à toutes les écoles, il précise :
«La célébration de la Fête Panaméricaine a donc une grande
valeur spirituelle, puisqu'elle consacre l'unité de pensée et d'action entre
les peuples et les Gouvernements des Républiques américaines245.»
Ces paroles appellent deux remarques:

- Trujillo se situe dans le strict cadre de l'Union panaméricaine


puisqu'en limitant son propos aux républiques américaines, il exclut le Canada -
242 L'avenue portait auparavant le nom de "Presidente Trujillo" et le président dominicain avait demandé
lui-même trois mois plus tôt qu'elle fût ainsi rebaptisée au moyen d'un message public adressé au Conseil
Administratif du District National selon une procédure établie. On trouvera ce message, du 2 décembre
1935, dans TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 172.
243 Al inaugurar con la nueva denominación de "George Wáshington", el día 22 de febrero de 1936…
ID., ibid., t. II, p. 199.
244 En anglais : Manifest Destiny. On sait que cette perspective fut tracée et conceptualisée par le
président nord-américain Thomas Jefferson (1800-1808). Il définit «une sphère américaine entièrement
distincte» et déclara en se référant à l'expansion des États-Unis : «… cette ultime possession de tout le
continent est de l'ordre naturel des choses», c'est «le cours naturel des événements.» QUEUILLE,
L'Amérique latine. La doctrine Monroe et le panaméricanisme…, p. 140.
245 Mensaje a las Escuelas e Instituciones culturales del País, con motivo del Día Panamericano, el 14
de abril de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 286. Cette célébration annuelle
avait été proposée par l'Union panaméricaine; on observera qu'il s'agissait de la date anniversaire de la
naissance de Washington ce qui, symboliquement, plaçait toutes les Républiques latino-américaines
derrière les États-Unis. Dès son accession au pouvoir Trujillo l'avait instituée en république Dominicaine.
-146-
dominion britannique-, et l'ensemble des colonies ou territoires qui n'ont pas accédé à la
pleine indépendance et sont considérés comme étant sous influence européenne. En fait,
c'est bien l'Europe qui se trouve indirectement rejetée.

- En donnant un éclat particulier à la célébration du


panaméricanisme, Trujillo prend l'initiative en faveur d'un resserrement des liens autour
de Washington. Il ne se contente pas de suivre fidèlement les détours de la politique
fixée par le département d'État, il prend les devants.

Il est en effet erronné de considérer le dictateur dominicain comme une simple


marionnette de la Maison-Blanche. Trujillo aspire à être un élément actif de la stratégie
des États-Unis. Il analyse la situation, les problèmes et les besoins de Washington et
s'emploie à se rendre utile, indispensable si possible. Il sait que les circonstances
difficiles que connaissent les États-Unis sont un moment favorable pour lui, s'il apporte
la preuve de son efficacité. La question panaméricaine va tout naturellement être son
principal cheval de bataille.

Si, dès 1932, Trujillo s'est montré un zélé serviteur de l'Union panaméricaine
dont il a fait ratifier les diverses conventions continentales 246, c'est surtout tout au long
de l'année 1936 qu'il va multiplier les initiatives.

Le 30 janvier, Franklin D. Roosevelt propose à l'ensemble des chefs d'État


latino-américains, la tenue d'une conférence extraordinaire à Buenos Aires. Nombre de
questions graves sont en effet en suspens. Les plaies de la Guerre du Chaco, terminée
l'année précédente, sont encore vives. Des forces centrifuges et parfois opposées se
manifestent en de nombreux points de l'Amérique, dans le Brésil de Getúlio Vargas ou
le Mexique de Lázaro Cárdenas par exemple. Alors même que l'état du continent peut
inspirer de légitimes inquiétudes, le contexte international est de plus en plus
préoccupant : l'expansionnisme japonais se confirme en Asie, les nuages s'accumulent
en Europe - c'est au cours de cette même année qu'éclate la guerre civile en Espagne et
que se constitue l'Axe. Le caractère menaçant de ces événements pour les intérêts nord-
américains ne peut faire de doute puisque l'Allemagne et l'Italie -ainsi que le Japon dans
une moindre mesure- mènent une campagne active pour trouver des points d'appui dans
le Nouveau Monde. Il convient d'ajouter qu'aux États-Unis mêmes, Roosevelt, qui entre
dans une année électorale est loin d'avoir les mains libres puisque l'opposition a fait
adopter l'année précédente la loi de neutralité -Neutrality Act - qui empêche
Washington de s'engager activement à l'échelle internationale. Il faut donc resserrer les
246 Il est significatif que Trujillo en donne la liste exhaustive dans son message de compte rendu annuel
devant le Congrès du 27 février 1933. ID., ibid., t. I, p. 258.
-147-
rangs d'urgence sur tous le continent afin de préparer l'avenir et ne pas se trouver en
position de faiblesse.
Telles sont les préoccupations de la Maison-Blanche, en lançant cette
proposition de conférence. Quelques semaines plus tard, afin de manifester sa bonne
volonté, Roosevelt, dans un geste dont la portée symbolique n'échappe à personne, fait
annoncer l'abandon du Corollaire Roosevelt par lequel les États-Unis s'arrogeaient un
droit de regard et d'intervention unilatéral dans l'aire caraïbe 247. Dans le courant de la
même année, le 31 juin, il fera ratifier par le Sénat l'abrogation de l'Amendement Platt
qui permettait d'intervenir militairement à Cuba.

Trujillo répond officiellement à Roosevelt :


«Je me permets de suggérer qu'à l'ordre du jour de la conférence
projetée on fasse figurer comme point capital l'étude de la possibilité de
fonder une Ligue des nations américaines, à caractère permanent, et
dont les actions seront certainement plus efficaces et utiles pour nos pays
que celles de la Société des Nations248.»
Le dictateur dominicain ajoute qu'il avait déjà lancé l'idée d'une telle
organisation en juillet 1935 et propose que la conférence se tienne à Washington et non
à Buenos-Aires.

C'est donc explicitement contre la S.D.N. -dont les États-Unis ne font pas partie,
rappelons-le- que Trujillo s'engage249. Il demande à Washington de jouer son rôle
dirigeant en se tournant d'abord vers son propre continent. Il appelle de ses vœux l'ordre
américain sous la houlette de la Maison-Blanche et se fait le militant d'une organisation
structurée et permanente à l'échelle régionale. Il s'inscrit donc, avec un temps d'avance,
dans la ligne de développement de l'hégémonie nord-américaine, puisque Washington
n'obtiendra la création de l'Organisation des États américains qu'en 1948250.

En jouant ainsi la carte du repli continental, Trujillo mise sur le réflexe impérial
des États-Unis qui, dans les moments difficiles, ont régulièrement cherché à s'assurer de

247 ? Le 15 février 1936, à Chicago, William B. Philips annonce officiellement que les États-Unis
abandonnent ce complément à la Doctrine de Monroe, imaginé par Theodore Roosevelt.
248 Contestación al Presidente de los Estados Unidos de América, Señor Franklin D. Roosevelt…
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 195. L'insertion du document, non daté, correspond
au mois de février 1936 ce qui confirmerait la date du 11 février 1936 avancée par la suite -voir à ce sujet
les déclarations reproduites dans ID., ibid., t. III, p. 10.
249 On appréciera le caractère retors de l'argumentation de Trujillo si on ajoute que la république
Dominicaine, elle, faisait partie de la S.D.N.
250 Par l'adoption de la Charte de Bogota, lors de la IX e Conférence panaméricaine qui s'acheva le 2 mai
1948.
-148-
l'Amérique d'abord. Il n'hésite pas d'ailleurs à se faire l'ardent défenseur de nouvelles
applications de la Doctrine de Monroe comme dans une lettre au président Alfonso
López de Colombie:
«Je partage également le point de vue de votre Excellence sur
l'utilité de transformer la Doctrine de Monroe en un accord qui serve de
base à la justice internationale panaméricaine251.»

Un axe Bogota-Ciudad Trujillo en faveur d'un impérialisme nord-américain fort


semble donc se dessiner. Aussi Trujillo se dépense-t-il sans compter, multipliant les
discours et cérémonies à partir de ce mois de juillet252. La propagande bat son plein.

Le dictateur dominicain poursuit un double objectif :

- En favorisant l'hégémonie des États-Unis sur l'ensemble du


continent, il espère être reconnu comme un homme-clé par Washington et voir son
autorité, sa stabilité et son influence grandir.

- Il estime avoir tout à gagner à un ordre dominé par Washington,


puisque le poids économique et politique de la république Dominicaine lui interdisent
de jouer un rôle significatif dans les rapports de force mouvants qui opposent les
grandes nations latino-américaines.

S'adressant au ministre de Colombie qui vient de le décorer de la grand-croix


extraordinaire de l'ordre de Boyacá au nom du président Alfonso López 253, Trujillo,
après avoir évoqué le bref rattachement du pays à la Grande Colombie 254, précise que la
Conférence de Buenos Aires aura :
«… la noble tâche d'établir la justice la plus absolue dans les
relations internationales et d'obtenir que toutes les nations présentes
251 Carta al Presidente López, de Colombia. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 71.
Cette lettre, explicitement datée du 29 juillet 1936, se trouve curieusement placée au beau milieu des
documents de l'année 1934.
252 Relevons ainsi : - les discours lors de la remise du grand collier de l'ordre du Mérite du Chili le 7
juillet, p. 309; - et lors de la remise de la grand-croix extraordinaire de l'ordre de Boyacá de Colombie le
28 juillet, p. 315; - l'allocution commémorative de la Restauration nationale le 16 août, p. 323, à
l'occasion de la cérémonie anniversaire devant la tombe de Colomb, le 12 octobre, p. 344; - le message
radiodiffusé aux peuples d'Amérique le 6 novembre, p. 369. ID., ibid., t. II.
253 Le libéral Alfonso López Mateos est président de Colombie de 1934 à 1938, puis, à nouveau, de
1942 à 1945. Dans cette alliance ponctuelle, il apparaît comme nettement plus réservé que Trujillo.
L'attitude de la Colombie lors de la préparation de la Conférence de Buenos Aires et son adhésion au
projet de Ligue des nations américaines mériteraient d'être éclaircies.
254 Le 1er décembre 1921, José Núñez de Cáceres avait proclamé l'indépendance du pays sous le nom de
Haïti espagnol et le rattachement à la Grande Colombie de Simon Bolivar. Quelques semaines plus tard,
le 9 février 1922, les troupes haïtiennes mettaient fin à cet épisode en envahissant la partie orientale de
l'île.
-149-
soient traitées sur la base de la plus stricte égalité politique, parce qu'il
n'existe pas et il ne peut pas exister des raisons qui suffisent à établir des
différences entre des pays également libres, avec les mêmes devoirs et les
mêmes droits255.»
On touche ici à l'un des griefs les plus fondamentaux : la république
Dominicaine n'est pas traitée avec les égards qu'elle mérite, en particulier sur le terrain
commercial, puisque, à la différence de Cuba, elle ne bénéficie pas de la clause de la
nation la plus favorisée pour l'accès au marché des États-Unis.

L'affaire est de taille puisque Trujillo est maintenant à la tête d'une immense
fortune et qu'il est lui-même l'un des principaux exportateurs du pays, après les
compagnies sucrières. Mais, plus encore, apparaissent des rivalités régionales au sein
de l'aire caraïbe pour s'affirmer comme le délégué légitime de Washington 256. Les
conflits restent encore largement souterrains bien que l'on en devine l'intensité
potentielle en examinant la vigueur de la campagne panaméricaine du président
dominicain. Ce dernier espère, grâce à son engagement, que la Conférence de Buenos
Aires le consacrera comme fondé de pouvoir du nouvel ordre américain dans les
Caraïbes.

La Conférence interaméricaine de consolidation de la paix se tient en décembre


1936 à Buenos Aires, comme prévu. Pour l'occasion, Roosevelt se rend
personnellement dans la capitale argentine et prononce un important discours
d'ouverture dans lequel il développe sa politique du Bon Voisinage. S'il entend
progresser vers un resserrement des liens autour de Washington, il pense qu'il faut user
de diplomatie et de patience plutôt que de la force et de la précipitation. Aussi la
proposition de la constitution d'une Ligue des nations américaines, présentée
conjointement par la Colombie et la république Dominicaine, est-elle renvoyée pour
examen à la VIIIe Conférence panaméricaine qui doit se tenir à Lima en 1938. La
réunion se conclut sur la décision de principe de consultations réciproques
automatiques afin de convoquer une réunion de tous les ministres des Affaires
étrangères, si un État américain se trouve agressé, au nom d'une solidarité continentale.
Washington avance a pas comptés.

255 Allocution prononcée lors de l'audience au Palais National du 28 juillet 1936. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 317.
256 La rivalité avec Batista nous semble déjà perceptible ici. Trujillo a le sentiment, en bonne partie
justifié, de jouer les seconds rôles. Il sait combien l'emploi est hasardeux. Nous revenons, plus loin, sur le
conflit qui opposera jusqu'au bout les deux dictateurs.
-150-
On ne peut donc conclure à un succès du camp "ultra-panaméricain" animé par
Alfonso López et Trujillo. Même si la perspective qu'ils ont tracée n'a pas été rejetée,
leur offensive n'a pas abouti à la mise en place d'un organisme doté de pouvoirs
disciplinaires. Pour avancer, Trujillo ne peut que compter sur une aggravation des
tensions qui démontrerait que Washington doit aller plus vite et plus loin. C'est ce qu'il
envisage lorsqu'il fait le bilan de la Conférence :
«La consultation fera ressortir la nécessité de se réunir; c'est-à-
dire, de surmonter l'obstacle des distances. Il en résultera que l'organe
sera alors créé automatiquement257.»
Trujillo est contraint d'attendre des jours meilleurs.
Si les objectifs qu'il avait fixés restent à l'ordre du jour, l'essentiel dans
l'immédiat est que sa stratégie a échoué. Washington ne lui a pas concédé le rang de
lieutenant auquel il aspirait.

257 Declaraciones acerca de la Conferencia de Buenos Aires, el día 24 de febrero de 1937. ID., ibid.,
t. III, p. 11.
-151-
E/ LA TACTIQUE DU CHANTAGE

Nous avons jusqu'ici tenté de cerner les grandes lignes de la stratégie


d'enracinement de Trujillo dans le contexte international des années 1932 à 1937. Le
tableau pourtant ne donnerait qu'une vue théorique de la réalité si nous en restions là.
En effet, le dictateur pratique en permanence un art complexe de la balance et cherche
sans cesse à exploiter les contradictions d'un monde qui vacille. Nous avons déjà
signalé que le président n'était nullement un pantin inerte aux mains de Washington et
qu'il cherchait à jouer un rôle actif pour s'installer solidement. Ceci suppose une analyse
de l'évolution des relations qui se nouent dans le monde afin de discerner non
seulement les contraintes que le régime doit accepter, mais aussi les marges de
manœuvre dont il peut et doit tirer profit pour durer. Nous avons vu jusqu'ici comment
Trujillo servait les forces de l'impérialisme, nous allons examiner maintenant comment
il tire parti de ses faiblesses. Nous étudierons d'abord l'exploitation des contradictions
dans la région puis de celles, plus vastes, qui se manifestent au plan mondial.

• LE RÉGIME DANS LES CONTRADICTIONS RÉGIONALES

Nous avons vu qu'au cours de la période qui nous intéresse l'ordre souhaité par
Washington semble s'installer dans la zone, mais l'apaisement reste fragile car les
problèmes de fond ne sont pas résolus. Les rivalités entre régimes qui ont tous besoin
des faveurs de la Maison-Blanche et qui ne sont pas profondément ancrés dans leur
société restent actives en profondeur. En outre, le problème des opposants en exil est
extrêmement préoccupant pour Trujillo et ravive sans cesse les antagonismes. Nous
avons déjà noté que cette question avait été le véritable point de départ de la crise
dominicano-haïtienne, mais il ne s'agit là que de l'expression la plus vive d'un conflit
bien plus ample.

Les exilés jouent dans cette bataille sans cesse renouvelée un double rôle : d'une
part, ils mènent une active campagne d'opinion et nouent des liens internationaux
jusque dans certains gouvernements, ce qui est insupportable à la dictature, et, d'autre
part, ils deviennent de facto des armes aux mains des diverses capitales de la région.
Trujillo le reconnaît implicitement lorsqu'il donne la consigne aux journalistes de
travailler :

-152-
«…en reconnaissant la nécessité de dissiper les ombres de doutes
qui peuvent se présenter dans certains pays où habitent les rares
Dominicains opposés au Gouvernement que je préside, sur la
transformation évidente du pays258.»
On perçoit dans cette déclaration combien sont liés le caractère dictatorial du
régime à l'intérieur et une agressivité foncière, même si elle est souvent dissimulée, à
l'extérieur. La violence exercée en république Dominicaine tend à se reporter tout à
l'entour, à la manière d'une onde de choc. Même aux plus beaux jours de la lune de miel
dominicano-haïtienne, la menace reste présente : lorsque la république Dominicaine est
invitée à participer aux fêtes nationales d'Haïti, en 1935 elle envoie une
impressionnante délégation militaire qui multiplie les incidents et, au mois de mai de
l'année suivante, Trujillo prolonge lui-même pendant douze jours le voyage officiel
destiné à assister à la cérémonie de prise de fonction de Sténio Vincent à la surprise
générale.

Seules des alliances entre régimes autoritaires peuvent apporter une certaine
tranquillité, mais l'équilibre repose sur des antagonismes et reste donc fragile et
provisoire. C'est ainsi qu'après bien des manœuvres d'intimidation, La Havane et Saint-
Domingue finissent par signer en mai 1933 un traité d'extradition réciproque 259 qui met
les opposants à Machado et à Trujillo dans une position délicate. Las, trois mois plus
tard le dictateur cubain tombe260 et, en décembre, Fulgencio Batista, nommé chef d'état-
major, contrôle la vie politique de la grande île. L'inimitié entre Trujillo et Batista ne se
démentira pas jusqu'à la Révolution cubaine, même si elle connaîtra des hauts et des
bas. Le poids historique, politique et stratégique de Cuba donne à Batista des titres pour
prétendre au rang d'homme-clé de Washington dans les Caraïbes et pour bénéficier d'un
appui dont Trujillo aurait pourtant bien besoin. D'ailleurs la production cubaine de
sucre part pratiquement dans sa totalité aux États-Unis tandis que la république
Dominicaine doit vendre le sien à Londres pour l'essentiel et les marchandises en
provenance de Cuba jouissent de tarifs et de quotas préférentiels sur le marché nord-
américain auxquels les produits dominicains n'ont pas droit. Signe non équivoque de
l'hostilité de Trujillo aux changements survenus à La Havane, Machado trouve asile en
république Dominicaine et le traité d'extradition qui scellait une fragile alliance est
considéré comme lettre morte puisque, l'année suivante, le dictateur dominicain refuse

258 Contestación al mensaje de solidaridad de los periodistas al poner bajo el Patrocinio del Presidente
de la República el Primer Congreso de la Prensa Dominicana, el día 23 de mayo de 1935. ID., ibid., t. II,
p. 161.
259 Le 15 mai 1933.
260 Le 12 août 1933.

-153-
de se plier aux demandes des autorités cubaines qui lui demandent de leur renvoyer
Machado.

Si la querelle avec Cuba prend l'allure d'un mal chronique, d'autres points de
friction se manifestent, ici et là. Porto Rico est l'un de ceux-ci. L'île voisine réunit, en
effet, trois caractéristiques qui ne peuvent laisser Trujillo indifférent :

- Elle est l'un des principaux refuges des opposants, contraints de


choisir l'exil : le recteur de l'université, , et le dirigeant de l'opposition, Federico
Velázquez, qui avait mené campagne contre Trujillo en 1930, pour ne citer qu'eux, y
ont trouvé asile.

- Il s'agit d'un territoire placé sous l'autorité directe des États-


Unis.

- De vives tensions avec Washington se manifestent et un


mouvement indépendantiste y est fort actif.

Les intérêts de Trujillo, des exilés et de la Maison-Blanche se croisent, se


combinent et s'opposent à Porto Rico.

Le dictateur dominicain, tout en évitant de défier frontalement les États-Unis,


joue sur le chantage à l'égard de Washington. Il encourage en sous-main Pedro Albizu
Campos261 et, le cas échéant, lance des déclarations perfides :
«Porto Rico, ce peuple, fils comme le nôtre de la découverte et de
la conquête du Nouveau-Monde par le génie espagnol, fait aujourd'hui
partie des États-Unis d'Amérique du Nord, peuple d'origine différente et
aux institutions différentes»262.
Le contraste est saisissant avec les discours habituels de Trujillo qui, à la même
époque, exaltent l'unité organique de l'Amérique. Le fer est en effet dirigé vers un point
261 À l'époque, le général Blanton Winship est gouverneur de Porto Rico. Désigné par Roosevelt, il
gouverne de façon particulièrement brutale et prend pour cible le Parti nationaliste. À la suite d'un
attentat qui coûte la vie au chef de la police, Albizu Campos, dirigeant de ce parti, est accusé de
conspiration contre le gouvernement des États-Unis. La déclaration de Trujillo que nous reproduisons
coïncide précisément avec le procès contre Albizu Campos et plusieurs autres responsables nationalistes.
Il sera condamné à dix ans de prison et transféré à Atlanta. FERRAO, Pedro Albizu Campos …, donne des
précisions intéressantes sur le travail de la dictature à Porto Rico et son jeu avec les nationalistes; en
particulier p. 153-155 et 237 et suivantes.
262 En el banquete homenaje, ofrecido por los periodistas de la República en el Palacio del Senado, en
la noche del 13 de abril de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 283.
-154-
sensible pour Washington : le président dominicain instille ainsi la menace au cœur
même du concert de louanges qu'il adresse à la Maison-Blanche et insinue que sa
fidélité devrait être mieux payée de retour. Il n'est pas indifférent à ce sujet de noter que
ces paroles s'adressent à des journalistes qui s'empresseront de les diffuser, mais qu'il ne
s'agit pas pour autant d'un discours officiel, à proprement parler. Trujillo trouve son
terrain dans cette zone d'ombre où l'éloge extrême voile à peine l'agressivité.

C'est ainsi qu'une ambassade extraordinaire, envoyée en 1935 par Trujillo à


Sténio Vincent, peut se transformer en véritable provocation à l'égard de Washington
lorsqu'il est indiqué que les congratulations ont «pour motif, le 21 août, l'anniversaire
de la deuxième libération d'Haïti»263 : c'est le retrait des troupes nord-américaines un an
plus tôt que le régime de Trujillo appelle «deuxième libération».

Le dictateur a une vision cynique de ses rapports avec la Maison-Blanche et sait


que, dans sa position, il ne suffit pas de se montrer obéïssant. Il faut également savoir se
faire respecter et, pour cela, s'affranchir parfois des limites fixées. Aussi, lorsqu'il
constate qu'Ángel Morales264, ancien représentant diplomatique d'Horacio Vásquez à
Washington et second de Federico Velázquez en 1930, a noué des liens avec des
hommes politiques et des journaux nord-américains, il décide de frapper à la tête. Le 28
avril 1935, le tueur L. de la Fuente Rubirosa, se présente au domicile new-yorkais de
l'opposant, sonne et abat l'homme qui lui ouvre la porte 265. Cet acte de gangstérisme
ouvert, commis sur le sol des États-Unis, n'aura pas les effets escomptés. En effet, ce
n'est pas Ángel Morales qui se trouvait sur le seuil de la porte mais l'un de ses
collaborateurs, Sergio Bencosme266. Néanmoins Trujillo constate que, la première
émotion passée, l'assassinat sera assez rapidement oublié par les autorités nord-
américaines. Il en tire de profitables leçons.

Un fait peut résumer la stratégie de Trujillo dans les Caraïbes; le 16 août 1936,
alors qu'il célébre le sixième anniversaire de sa présidence, il inaugure la station de
radiodiffusion La Voz del Partido Dominicano et déclare :

263 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 149.


264 A l'époque des faits Ángel Morales était certainement l'un des hommes les plus importants de
l'opposition à Trujillo, en effet Federico Velázquez était mort le 26 juillet 1934.
265 Il s'agit d'un parent de Porfirio Rubirosa. Celui-ci, qui était à l'époque gendre de Trujillo, officier de
sa garde personnelle et député, aurait participé à la préparation du meurtre.
266 Il s'agit du dernier secrétaire à la Défense de Horacio Vásquez.

-155-
«Ce magnifique instrument de paix […] contribuera à maintenir
[…] parmi les pays qui nous entourent, le respect qui nous est dû267.»
Ne disposant pas d'assises profondes, voué au rôle de subordonné, Trujillo ne
peut concevoir la paix que comme un équilibre de menaces. Ces paroles sont
prononcées en pleine campagne pour la Ligue des nations américaines, alors que le
dictateur se pose en héraut de la paix et de la fraternité continentales et déjà la station
de radio est fondée et définie comme un instrument d'agression, ce qu'elle va devenir
effectivement par la suite. Le régime de Trujillo porte en lui la violence et est voué à
être un facteur de troubles dans la région.

267 Discurso inaugural de la Estación Radiodifusora HIN, "La Voz del Partido Dominicano", el 16 de
agosto de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 334.
-156-
• LE RÉGIME DANS LES CONTRADICTIONS MONDIALES

Les tensions de plus en plus vives qui se manifestent à l'échelle planétaire vont
également retenir l'attention de Trujillo. Il convient cependant de préciser que le jeu
avec les puissances européennes, et accessoirement le Japon, n'occupe pas dans la
stratégie du dictateur la place de premier plan qu'on lui attribue souvent. Trujillo ne se
situe pas dans l'hypothèse de la conflagration mondiale qui va pourtant survenir, car son
état de dépendance le prive des perspectives dans lesquelles il n'a pas de rôle propre à
jouer -on pourra d'ailleurs le vérifier plus avant. Par contre il se montre extrêmement
sensible aux répercussions immédiates et locales des bouleversements en cours : les
failles qui s'ouvrent, les tensions du moment, les offres et le jeu des surenchères des uns
et des autres suscitent toujours son intérêt.

Avec le recul né de la connaissance a posteriori des événements, les historiens


ont trop souvent faussé les engagements du dictateur en les situant dans la perspective
d'une préparation consciente du conflit mondial. Cet abus s'est d'autant plus facilement
généralisé que, pendant et après la guerre, l'opposition à Trujillo s'est attachée à mettre
en valeur, avec une ardeur que l'on comprend, les liaisons du dictateur avec les fascistes
ou nazis afin de montrer la tiédeur de son engagement envers le camp allié et de saper
ainsi son crédit à Washington.
Il nous semble donc nécessaire de constater d'abord qu'à aucun moment la
propagande du régime n'accorde à ces événements la première place, même si elle ne
fait pas mystère de rapprochements avec telle personnalité ou tel régime fasciste. Il est
certain qu'il en serait allé fort différemment si Trujillo avait choisi de rallier le camp de
Hitler ou Mussolini. En outre, la dictature dominicaine ne s'emploie pas à diffuser les
théories fascistes en tant que telles et à préconiser les solutions imaginées à Rome ou
Berlin. Enfin, au moment même où il noue des liens avec les fascistes, Trujillo continue
à se montrer le plus zélé partisan d'une défense et d'une intégration interaméricaines
comme nous avons eu l'occasion de le montrer. Pour interpréter correctement les
relations de la dictature avec les régimes de l'Axe il faut replacer celles-ci dans le cadre
global d'une alliance stratégique avec Washington.

Immédiatement après l'accession de Hitler au pouvoir l'Allemagne cherche des


points d'appui en Amérique et plus particulièrement dans les Caraïbes. Dès novembre

-157-
1933, le professeur Adolf Meyer Abisch de l'université de Hambourg est reçu par le
gouvernement dominicain qui lui offre un banquet. Un Institut scientifique dominicano-
allemand est constitué.dans le but officiel d'étudier la faune, la flore et la géographie de
l'île. Il ne s'agit que d'une couverture qui ne trompe personne, surtout pas les attachés
militaires des représentations diplomatiques qui avisent leurs gouvernements respectifs
de l'installation d'un nid d'espions allemands en république Dominicaine. Le double
langage de la propagande officielle est soigneusement dosé : d'une part, on donne à la
création de l'Institut et à la venue du professeur Meyer une publicité suffisante pour
attirer l'attention générale et, d'autre part, on prétend qu'il s'agit d'une coopération
scientifique sans se soucier de rendre cette thèse vraisemblable. D'ailleurs, les
observateurs ne tardent pas à constater que l'Institut est exclusivement aux mains de
spécialistes allemands qui procèdent à divers relevés topographiques sans trop se
dissimuler.

Très rapidement, d'autres signaux, encore plus nets, sont émis. Cinq mois après
la réception officielle du professeur Meyer, en avril 1934, le navire-école Karlsruhe,
destiné à la formation des élèves-officiers de la Kriegsmarine, est autorisé par le
gouvernement dominicain à visiter la baie de Samaná. Le lieu est considéré comme l'un
des points clés de la région par tous les manuels de stratégie navale puisqu'une baie
profonde et bien abritée permet de contrôler le canal de la Mona, point de passage de
l'océan Atlantique à la mer Caraïbe, entre Hispaniola et Porto Rico. Qui tient
Guantánamo, à Cuba, et Samaná, en république Dominicaine, peut verrouiller l'accès
aux Caraïbes et, par conséquent, au canal de Panamá. On conçoit donc que le geste ait
de quoi inquiéter les grandes puissances et surtout les États-Unis, d'autant que
l'Allemagne semble décidée à imposer sa présence sur la scène internationale. La visite
du navire germanique s'inscrit en effet dans un déploiement militaire ordonné : pour
être efficace à une si longue distance de ses bases arrière, la marine de guerre
allemande doit, plus qu'une autre, disposer de mouillages sûrs et protégés ainsi que de
points de ravitaillement en carburant et eau douce. Si on ajoute enfin que, dans la
perspective d'une guerre de corsaires, Hitler développera considérablement la flotte
sous-marine qui ne dispose pas d'un rayon d'action suffisant pour intervenir
massivement depuis l'Europe, on saisit toute la portée de l'avantage que l'Allemagne
pourrait retirer du contrôle de la baie de Samaná. Trujillo se complaît ainsi à agiter une
menace assez précise pour inquiéter sérieusement, mais trop inconsistante pour
provoquer un incident diplomatique majeur.

Il veille à alimenter les espoirs des uns et les inquiétudes des autres par de
nouvelles manifestations et initiatives. Ainsi, à la fin de l'année 1935, Trujillo reçoit la

-158-
médaille de l'Institut ibéro-américain de Hambourg, des mains du professeur Meyer et
prononce un discours d'invitation aux membres de cet organisme allemand 268. Il fait le
nécessaire pour attirer l'attention des diplomates. Le chargé d'Affaires français rapporte
aussitôt :
«Le Professeur Adolf Meyer, de l'Université de Hambourg, vient
de donner des conférences à Saint-Domingue et à l'intérieur de la
République. Le gouvernement dominicain n'a pas ménagé ses attentions
à son hôte distingué. C'est ainsi qu'un grand banquet a été offert hier à
ce dernier par le Vice-Président269.»
En avril 1936, le croiseur Emden mouille dans le port de la capitale et Trujillo
reçoit officiellement le commandant du bâtiment; le surlendemain on annonce le départ
du navire pour la baie de Samaná 270. Cette visite est particulièrement significative, car
elle a lieu pendant la préparation de la Conférence panaméricaine de Buenos Aires, au
moment même où Trujillo concentre tous ses efforts en vue d'un resserrement des liens
autour de Washington, se montre un adepte de la doctrine du Bon Voisinage 271 et fait
tout pour plaire à la Maison-Blanche 272. Il est donc absurde de penser que le dictateur
dominicain prépare ou même envisage un renversement d'alliances. Bien au contraire,
en donnant des gages -jamais définitifs, remarquons-le- au bellicisme allemand, Trujillo
pratique un chantage cynique à l'égard de Washington. Le dictateur ne feint de se
rapprocher de l'Allemagne que pour mieux se faire valoir auprès des autorités nord-
américaines.

On retrouve d'ailleurs ce même goût de la provocation calculée, encore qu'à une


moindre échelle, lorsqu'au début de 1936, une mission commerciale japonaise est
officiellement reçue en république Dominicaine. À cette occasion, un programme
d'exportations vers ce pays est immédiatement lancé273. Plus significatif encore est le fait
que Trujillo choisisse d'en faire état en février 1937, au lendemain de l'échec des
propositions dominicaines à la Conférence de Buenos Aires.

268 Discurso de contestación al Profesor alemán Dr. Adolfo Meyer, al recibir por su conducto, el día 3
de de diciembre de 1935, la Medalla del Instituto Iberoamericano de Hamburgo. ID., ibid., t. II, p. 176.
269 Courrier du 12 décembre 1935, signé Chiarasini. ADMAE, AM-18-40-RD n° 8, p. 54.
270 Le croiseur Emden de la Kriegsmarine arrive à Ciudad Trujillo le 1 er avril et en repart le 3 pour la
baie de Samaná.
271 La semaine suivante, du 13 au 17 avril 1936, le président Sténio Vincent est reçu en visite officielle.
272 Relevons par exemple que le 14 octobre une loi instaure l'étude obligatoire de l'anglais dans
l'enseignement secondaire.
273 Modestes puisqu'elles ne s'élèvent qu'à 254 000 $ pour l'année 1936, elles ont cependant un sens
politique puisqu'elles semblent indiquer à Washington que ses bases arrières économiques deviennent
perméables et fragiles. On se référera au message de compte rendu annuel devant le Congrès du 27
février 1937. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 26.
-159-
Le Benefactor aime ainsi à cultiver des amitiés inquiétantes. Les personnages
troubles, qui trouvent en lui un protecteur, n'hésitent pas à se transformer en agents
zélés de la dictature. Ils se révèlent souvent fort utiles. Le Français Maurice Hanot, qui
se fait appeler d'Hartoy, est de ceux-là. Ce capitaine de réserve et diplomate est l'un des
représentants les plus actifs pendant l'entre-deux guerres de ce qu'on a appelé "l'esprit
ancien combattant"274, terreau des mouvements d'extrême-droite. Il a fondé puis dirigé
les Croix de Feu en novembre 1927, avant que Maurice Genay, puis François de La
Rocque n'en prennent successivement la présidence. Évincé, il fonde l'ordre français de
la Légion des Croix de Sang, plus couramment appelé Le Sang Français, en 1933. Le
nouvel ordre rejette les «combines» politiques et se consacre au culte des héros et chefs
providentiels275.
Or on apprend Trujillo est fait membre de cet ordre, le 15 janvier 1937. Les
remerciements ne se font pas attendre : Maurice Hanot devient consul général honoraire
de la république Dominicaine à Genève et représentant officiel dominicain auprès du
Bureau international du travail. Il n'a de cesse, dès lors, de se répandre en actions de
propagande au compte de la dictature et deviendra même le président d'une officine de
la dictature appelée Comité français des amis de la république Dominicaine.
Comme on le voit, le Benefactor recrute davantage des agents isolés, aux
franges de la mouvance d'extrême-droite, plus qu'il ne noue des liens avec les
organisations réellement enracinées.

Mais c'est surtout l'attitude du dictateur à l'égard de l'Italie qui confirme que
Trujillo ne songe en aucun cas à s'aligner sur les puissances fascistes. Certes, les gages
de sympathie envers Rome n'ont jamais été aussi nets que ceux donnés à Berlin, mais il
faut surtout y voir la marque d'un intérêt moindre de Mussolini pour la région. Il est
certain que l'Italie, puissance navale de second rang et qui s'intéresse davantage aux
pays du Cône Sud, en particulier l'Argentine, n'a pas fait des offres comparables à celles
de l'Allemagne. Néanmoins les relations sont excellentes en règle générale, comme en
témoigne la fait que l'Italie soit la seule puissance européenne qui ait décoré Trujillo
avant même qu'il n'accède au pouvoir276, marquant ainsi ses préférences.

274 L'expression est de CHEBEL D'APOLLONIA, L''extrême-droite en France de Maurras à Le Pen, qui
donne quelques précisions et présente rapidement Maurice Hanot, p. 173.
275 La devise de l'ordre était éclairante : «Il suffit de quelques hommes pour mener le monde; en
recherchant le nombre, les plus beaux groupements ont perdu de leur grandeur morale». Voir la notice
détaillée : "L'Ordre Fançais de la Croix de Sang", Symboles et Traditions, de novembre 1943 (n° 112),
p. 43.
276 Le 11 janvier 1929 Trujillo reçoit les insignes de commandeur de l'ordre de la Couronne d'Italie.

-160-
Pourtant, le 4 avril 1935, le président dominicain fait brutalement arrêter et jeter
en prison Amadeo Barletta, consul honoraire d'Italie en république Dominicaine. Avec
Ramón de Lara, bête noire de Trujillo, il est accusé d'avoir préparé l'assassinat du
dictateur, sans qu'aucune preuve précise et vraisemblable soit apportée. Lara est sur-le-
champ démis de ses fonctions de professeur d'université. Trois jours plus tard, le 7, une
manifestation publique est organisée afin de proclamer l'attachement du peuple au
dictateur et vilipender les prétendus conspirateurs; c'est l'un des tous premiers
"meetings de réparation des offenses" -mítines de desagravio-. Une partie de bras de fer
vient en effet de s'engager avec Mussolini qui peut difficilement tolérer que son crédit
soit mis en cause avec aussi peu de ménagement, au moment où la SDN proteste contre
l'intervention italienne en Éthiopie et vote des sanctions. L'affaire atteindra son
paroxysme quand un vaisseau de guerre italien fera son apparition dans les eaux
caribéennes. Trujillo finira par expulser Barletta du pays, un mois après son arrestation.
Bien sûr d'autres motifs que ceux officiellement invoqués ont poussé le dictateur
à intervenir avec tant de brutalité; en fait il s'agissait probablement moins de s'attaquer
au consul honoraire d'Italie que de dépouiller le propriétaire des tabacs El Faro a Colón,
entreprise florissante dont Trujillo avait préparé l'encerclement financier et légal l'année
précédente en créant le monopole du négoce du tabac 277. Au-delà des circonstances du
moment, il est certain que le dictateur ne pouvait tolérer de voir la prospérité financière
de Barletta protégée par une impunité diplomatique et politique. En république
Dominicaine, aucune fortune ne devait prétendre échapper au contrôle de Trujillo,
hormis celles des compagnies nord-américaines.

Ce dernier épisode indique bien les limites des rapprochements de Trujillo avec
les puissances fascistes : il n'est même pas envisageable pour lui de prendre un nouveau
maître car ce serait mettre à mal le système sur lequel repose son pouvoir. Replacées
dans leur contexte, les manœuvres du dictateur montrent leur véritable visage : il s'agit
de ruses, de feintes et de menaces qui se conjuguent avec le zèle manifesté à l'égard de
la Maison-Blanche plus qu'elles ne s'y opposent 278. Ce sont les calculs sans cesse affinés
d'un serviteur ambitieux.

277 Le 30 juillet 1934.


278 L'incident ne peut que réjouir Roosevelt, puisqu'il se conclut par un échec piteux pour Mussolini dans
la zone d'influence nord-américaine. L'action arrive à point nommé, car Roosevelt est dans une situation
délicate : enclin à s'engager plus fermement dans la politique mondiale, il se heurte à un vif sentiment
isolationniste que le Congrès renforcera encore en exigeant une “neutralité réelle” dès 1935. Washington,
sans avoir agi, semble avoir donné un camouflet à Rome, par personne interposée. L'analyse classique du
rôle international des États-Unis dans cette période est développée dans RENOUVIN, Les crises du XXe
siècle, p. 41 et suivantes.
-161-
Quelques années plus tard, le ministre plénipotentiaire français à Ciudad
Trujillo, résumera cela à sa manière, en évoquant une visite du prince Camilo Ruspoli,
inspecteurs général des formations fascistes pour l'Amérique Centrale et les Caraïbes :
«Il convient de ne pas oublier que le Généralissime n'admet le
fascisme que sous la forme pratiquée par lui-même et qu'il eût d'autant
moins toléré de la part de l'agent italien le déploiement d'une activité
politique indiscrète qu'il sait pouvoir compter toujours à cet égard sur
l'encouragement et l'appui des États-Unis279.»

279 Courrier signé par Chayet, daté du 10 novembre 1938. ADMAE, AM-18-40 n° 1, p. 78.
Le prince Camilo Ruspoli effectue une visite de trois jours en 1938, ce qui ne semble guère soulever
l'enthousiasme de Trujillo. L'objectif de cet émissaire était d'installer une "Casa de Italia" à Ciudad
Trujillo; il ne fut jamais mis à exécution.
VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo…, p. 337 confirme, à partir des archives nord-américaines, la
relative froideur de l'accueil.
-162-
2. S'ASSURER LE CONTRÔLE
ÉCONOMIQUE DU PAYS

A/ UNE SITUATION QUI RESTE DIFFICILE

Après la grande crise de 1929, la situation ne se rétablit que peu à peu. La dette,
dont le remboursement en capital avait été gelé en 1931, décroît avec une très grande
lenteur comme le montre le tableau ci-dessous280 :

ÉVOLUTION
DE LA DETTE EXTÉRIEURE
1931-1937
(en milliers de dollars US)

Année Dette Évolution


(indice)
1931 16 592 100
1932 16 498 99,4
1933 16 320 98,3
1935 16 292 98,1
1936 16 232 97,8
1937 15 740 94,8

En six ans, la dette ne baisse que de cinq pour cent; autant dire qu'à ce rythme, il
faudrait plus d'un siècle pour en venir à bout !

En fait, Trujillo est contraint de maintenir en application la loi d'urgence de


1931 de façon à limiter strictement les remboursements en capital 281. La situation reste
même si délicate que, en 1934, trois ans après avoir promulgué la loi, le dictateur doit

280 Pour toutes ces données voir les messages annuels de compte rendu devant le Congrès: TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 156 et 258, t. II, p. 20 et 209, t. III, p. 26 et 229.
VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 31 à 331 fait une analyse exhaustive de tous les
remboursements, année par année. D'après ses calculs l'évolution est encore plus lente : entre 1931 et
1937 le remboursement en capital n'aurait pas dépassé 577 000 dollars, au lieu de 852 000 selon les
données fournies par Trujillo.
281 Il l'annonce officiellement dans son message annuel de compte rendu devant le Congrès du 27 février
1934. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 31.
-163-
aller plus loin et négocier un réajustement avec le Conseil protecteur des porteur de
bons étrangers des États-Unis afin de réduire le paiement des intérêts de près des deux
tiers, l'annuité étant ramenée de 2,8 millions à 975 000 $282.

Dans son message de compte rendu annuel devant le Congrès de 1937, Trujillo
lui-même met au jour les mécanismes précis de cette stagnation :
«Les pays à production "coloniale", comme la république
Dominicaine, à production éminemment agricole, ont dû ressentir le
contrecoup de la politique commerciale de ces pays qui étaient leurs
meilleurs clients […] Libre-échangiste par conviction […] j'ai dû,
cependant, m'employer à mettre la République en état de se défendre283.»
On appréciera la lucidité du président qui présente sans autres fards que de
simples guillemets le statut économique du pays. Cette dépendance, qui reste une
donnée constante, est lourde de conséquences : lorsque les pays importateurs réduisent
leurs achats, toute l'économie dominicaine menace de s'arrêter. Ne vivant que de la
vente à l'étranger de produits qu'il ne peut consommer, ne disposant pas des structures
agricoles et surtout industrielles qui lui donneraient une certaine marge d'autonomie, le
pays doit alors ralentir des importations qui sont vitales pour lui : biens manufacturés
d'abord, mais également produits alimentaires. Très vite, on entre dans une phase de
contraction des échanges qui ruine des secteurs entiers et peut aboutir à la paralysie
générale de l'économie.

Il faut ajouter que la crise a des conséquences d'autant plus graves que la
dépendance est profonde. Or la situation de la république Dominicaine est
particulièrement peu enviable à cet égard. Voici comment le dictateur la caractérise en
1933, alors qu'il propose des mesures de redressement :
«Notre cacao, notre café, notre tabac et même notre sucre ne
représentent pas, surtout par leur volume, des facteurs décisifs dans nos
relations commerciales. D'autres peuples, situés dans la même zone
tropicale abondante que nous, prennent l'avantage sur nous, non par
chance, mais parce qu'ils sont entrés avant nous dans les grandes luttes
de la concurrence universelle284.»
282 L'accord est conclu le 23 août 1934. Il est remarquable que cette information n'apparaisse dans ID.,
ibid., t. VII, p. 220 que beaucoup plus tard, à la date du 17 juillet 1947, dans le message annonçant la
liquidation de la dette extérieure. Comme en d'autres occasions, la propagande s'empare tardivement de
l'événement afin de présenter la carrière du dictateur sous une perspective flatteuse, en fonction des
besoins de l'heure.
283 Message du 27 février 1937. ID., ibid., t. III, p. 69.
284 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 371.
-164-
La république Dominicaine n'est même pas une "colonie" du premier rang
comme Cuba ou Porto Rico, pour ne citer qu'elles deux. En raison de sa faiblesse
historique et économique, les effets de la crise ont tendance à se reporter sur elle en
cascade : moins bien armée pour la compétition, elle est la première exclue des marchés
retrécis et vite saturés.

Telles sont les données fondamentales de la situation que doit affronter Trujillo.
Il convient cependant d'ajouter trois observations, liées entre elles, pour avoir une
vision d'ensemble :

- Le régime est précisément né de cette crise. Il est -et reste- la


moins mauvaise solution pour l'impérialisme. À ce titre, Trujillo jouit de quelques
ménagements qui sont loin d'être négligeables, comme en témoigne l'accord de
réajustement de la dette de 1934, obtenu avec le consentement de Washington.

- En présentant comme une donnée intangible la dépendance de


la république Dominicaine, Trujillo indique qu'il entend être une sorte de proconsul. Il
peut donc espérer avoir l'oreille de secteurs importants de l'impérialisme.

- Dans ce cadre, il est décidé à agir pour éviter l'affaissement. Il


connaît les limites de sa marge de manœuvre et sait que sa survie politique dépend de
sa capacité à en tirer tout le parti possible.

La reprise progressive des échanges internationaux vient à point nommé pour


récompenser la rigueur budgétaire maintenue285. L'évolution du budget de l'État est
significative286 :
285 Les exportations atteignent leur plus bas niveau en 1933. À partir de 1934, le mouvement de reprise
s'amorce. Alors qu'en 1930, elles représentent 18,6 millions de dollars, leur valeur en 1933 a presque été
divisée par deux : 9,5 millions de $. L'année suivante, elles passent à 13 millions de $ et se chiffrent en
1937 à 18,1 millions de $.
Le sucre, de loin le principal produit d'exportation traduit cette évolution : 346 000 tonnes sont exportées
en 1930, pour une valeur de 9,9 millions de $; en 1933, on ne compte plus que 280 000 tonnes qui
représentent 4,5 millions de $; en 1937, 530 000 t. sont vendues à l'étranger pour un montant de
11,8 millions de dollars. Voir à ce sujet : Luis GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes…, tableau
n° 26.
Nous donnons un tableau général de l'évolution du commerce extérieur de 1930 à 1947 in 1939-1945.
Les années fastes.
286 Pour toutes ces données voir les messages annuels de compte rendu devant le Congrès qui
correspondent aux périodes indiquées. ID., ibid., t.1, p. 156 et 258, t. II, p. 20 et 209, t. III, p. 26 et 229,
respectivement. Les calculs sont notre fait.
Tous les auteurs sérieux fournissent des chiffres approchants. CASSÁ, Historia económica y social …,
p. 260 donne des recettes d'environ 8 millions de $ en 1933 et 12 millions en 1938. VEGA, Trujillo y el
-165-
ÉVOLUTION DU BUDGET DE L'ÉTAT
1931-1937
(en milliers de dollars US)

Évolution Évolution
Année Recettes Dépenses recettes dépenses
(indice) (indice)
1931 7 311 8 300 100 100
1932 7 424 8 300 102 100
1933 8 415 8 333 115 100
1935 10 423 10 373 143 125
1936 10 771 10 533 147 127
1937 11 561 11 372 158 137

Les ressources de l'État, provisoirement allégées d'une bonne partie du fardeau


de la dette, s'accroissent peu à peu. Si les deux premières années se soldent par un bilan
encore négatif, l'évolution permet un desserrement prudemment contrôlé des dépenses
sans recourir à nouveau au déficit. Trujillo peut ainsi dégager les moyens d'entreprendre
une modernisation orientée du pays, choyer une armée qui reste son principal point
d'appui à l'intérieur et faire bénéficier de ses largesses une large clientèle.

control financiero norteamericano, p. 594, indique que les recettes, en millions de dollars, évoluent ainsi
1931 : 7,2; 1932 : 7,52; 1933 : 8,46; 1934 : 9,25; 1935 : 10,42; 1936 : 10,77 et 1937 : 11,56.
-166-
B/ LA RECHERCHE DU DÉVELOPPEMENT

Afin de sortir de la crise, les efforts de Trujillo s'orientent dans plusieurs


directions : lancement de grands travaux publics, réorganisation de la production et
tentatives de réformes institutionnelles et structurelles.

• LES GRANDS TRAVAUX

Malgré ses dimensions relativement modestes, la république Dominicaine reste


encore un pays fragmenté et il faut souvent des jours de marche difficile pour se rendre
d'un point à un autre d'autant que les obstacles naturels ne manquent pas : chaînes
montagneuses élevées, fleuves nombreux, zones marécageuses ou au contraire arides.
L'extension et l'amélioration du réseau des voies de communication, essentiellement les
routes et les ponts, vont être des priorités pour le régime. Trujillo le souligne en
inaugurant lui-même nombre d'ouvrages, mois après mois. Relevons les principaux :

- En 1933, il déclare ouverts les travaux de reconstruction du pont


qui franchit l'Ozama dans la capitale et de l'avenue qui y conduit287 et il inaugure deux
ponts, à l'est et à l'ouest du Cibao; un premier sur le Yuna 288 près de Bonao, et un autre
sur le Yaque del Norte près de Mao289. Au cours de cette seule année, 768 kilomètres de
route sont ouverts à la circulation290.

- Pendant l'année 1934, le dictateur inaugure un pont sur le


Yubaso , à San Cristóbal, puis le pont Ramfis à San Pedro de Macorís292.
291

287 Le 12 juillet 1933.


288 L'inauguration a lieu le 14 août 1933 et l'ouvrage est baptisé pont Généralissime Trujillo.
289 Il s'agit du pont suspendu San Rafael; la cérémonie a lieu le 24 septembre 1933.
290 Les messages de compte rendu annuel devant le Congrès fournissent des bilans réguliers et en
général précis. Pour l'année 1933 on pourra consulter : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II,
p. 23.
291 Le 11 février 1934.
292 Le 18 mai 1934.

-167-
- L'année suivante, en 1935, il préside les cérémonies
d'inauguration de la route Hato Mayor-Sabana de la Mar qui franchit la Cordillère
Orientale et désenclave la rive sud de la baie de Samaná293.

- En 1936, Trujillo inaugure la route de La Línea Noroeste qui


relie la ville-frontière de Dajabón à Monte Cristi et au reste du pays 294, puis les ponts
Santana et Juan Sánchez Ramírez dans l'Est, près de El Seibo295.

L'intense propagande ne doit pas conduire à imaginer des ouvrages grandioses :


ces ponts et routes restent modestes en règle générale 296. Cependant leur taille ou leur
coût direct ne permettent pas de comprendre toute l'importance pour le régime des
travaux entrepris; il est nécessaire de les situer dans une perspective d'ensemble :

- Dans l'immédiat, il s'agit de mettre au travail des milliers de


bras inutiles et de réactiver une économie profondément déprimée en stimulant les
marchés intérieurs depuis le sommet de l'État.

- D'immenses étendues sont en friche du fait des difficultés


d'accès ou restent réservées à un pacage extensif; à quoi bon en effet cultiver des fruits
ou plantes recherchés si on ne peut les acheminer hors de la zone de production ?
L'extension du réseau routier vise à mettre en culture de nouvelles terres et à
développer les productions plus rentables. Les exportations doivent en être facilitées,
mais il y a plus important.

- En effet, d'une façon générale, les nouvelles voies de


communication doivent permettre une meilleure circulation des biens et marchandises
qui favorisera le développement du commerce intérieur et de l'économie du pays. Les
techniques employées -ouvrages métalliques, ponts suspendus- sont destinées à
293 L'inauguration a lieu le 7 juillet 1935. Plutôt que de procéder à une fastidieuse énumération de tous
les tronçons de route inaugurés, nous indiquons ici les grands itinéraires qui sont ouverts à la circulation.
Nous avons consigné de façon détaillée dans les trois cartes de l'Annexe IV les progrès du réseau routier
entre 1930 et 1945.
294 L'inauguration, effectuée le 17 avril 1936, s'inscrit dans le cadre des cérémonies qui suivent l'échange
des ratifications de l'Accord dominicano-haïtien célébré le 14 avril. La route est d'ailleurs baptisée
Président Vincent.
295 Le 17 octobre 1936.
296 Les ponts sont, le plus souvent, des ouvrages métalliques achetés aux États-Unis. Quant aux routes, si
elles sont carrossables, elles ne sont pas toujours asphaltées. Certaines sont simplement recouvertes de
macadam.
Ajoutons qu'il faut être très prudent : la dictature n'hésite pas à inaugurer plusieurs fois la même route,
sous des prétextes divers. Nous avons donc essentiellement travaillé par comparaison, en confrontant les
bilans et les cartes des différentes époques, afin de vérifier l'exactitude des informations.
-168-
permettre le passage des camions. Comme on l'aura remarqué, les travaux se déroulent
presque simultanément aux quatre coins du pays: l'objectif est d'abord d'unifier le
territoire de la république en brisant les marchés locaux repliés sur eux-mêmes et en
créant un marché national.

- Les buts économiques et politiques sont étroitement imbriqués.


En ouvrant le pays à des productions et des échanges plus modernes, Trujillo lève les
barrières qui s'opposent à son autorité. Ces routes et ponts facilitent tout autant la
circulation des marchandises que les déplacements des forces armées. Face à des
caudillos désarmés et abattus, le dictateur peut rapidement aligner des troupes mobiles,
fraîches et bien équipées. Les garnisons locales, hier mal contrôlées, deviennent ainsi
des sentinelles du pouvoir central.

Les importants travaux entrepris pour doter la capitale d'installations portuaires


modernes méritent une mention spéciale. Le port situé dans l'estuaire du fleuve Ozama
s'envase en permanence. Il souffre surtout du traditionnel morcellement du territoire
national : les produits du Cibao se dirigent au nord vers Puerto Plata, beaucoup plus
accessible et ouvert sur l'Atlantique, et les compagnies sucrières de l'est du pays
exportent leur production directement par les ports de La Romana et de San Pedro de
Macorís. Toutes ces difficultés conjuguées expliquent que les différents gouvernements
avant 1930 n'aient pas trouvé les ressources économiques ni l'énergie politique pour
faire de Saint-Domingue un grand port. Trujillo est dans une tout autre position puisque
son autorité repose sur une centralisation du pays qu'il doit poursuivre jusqu'au bout.
Aussi dégage-t-il les sommes nécessaires aux premiers travaux dès 1935297. Il passe
contrat avec un ingénieur portoricain renommé, Benítez Rexach 298, qui trace les plans et
dirige le chantier. L'entreprise se poursuit résolument et dès l'année suivante le nouveau
port est inauguré puis il reçoit le nom de Puerto Trujillo en 1937 299. Ainsi la capitale
politique du pays est également promue au rang de capitale économique et
commerciale. Au-delà du symbole, qui a son importance, on assiste à une rapide et
remarquable concentration du pouvoir économique et politique.

297 La loi de financement est du 8 mars 1935.


298 Celui-ci est en contact avec les milieux indépendantistes portoricains et entretient des liens
personnels avec Pedro Albizu Campos. Cf. FERRAO, Luis Albizu Campos…, p. 237 et 238.
299 L'inauguration du port a lieu le 18 août 1936 et c'est par une loi du 29 juillet 1937 qu'il reçoit le nom
officiel de Puerto Trujillo.
-169-
Enfin il faut placer au rang des grands travaux entrepris pendant la période qui
nous intéresse le creusement des canaux et la construction des aqueducs destinés à
l'irrigation. Le nombre des ouvrages, leur répartition géographique et surtout la
poursuite méthodique des travaux conduisent, comme pour le réseau routier, à parler
d'un véritable plan300. Mais ce plan s'insère lui-même dans une réforme beaucoup plus
ample : la réorientation de la production du pays. Nous l'examinerons ci-dessous.

300 On pense bien sûr aux grands travaux de Mussolini, entrepris dès les années vingt. Mais l'exemple
que suit Trujillo est d'abord celui des gouvernements militaires de l'occupation nord-américaine qui
avaient également tracé des routes, construit des ponts et creusés des canaux. La différence tient au
changement d'acteurs et de conjoncture. Les Marines s'étaient occupés de permettre l'intégration
politique, économique et militaire du pays dans la sphère impériale. Trujillo, plus autonome et placé dans
des circonstances difficiles, doit en outre veiller à créer les conditions de l'enracinement et de la survie de
son régime.
-170-
• LA RÉORGANISATION DE LA PRODUCTION

En 1933, Trujillo déclare dans un discours qu'il prononce à la Chambre de


commerce de Barahona, dans le sud du pays :
«Face à la grande industrie sucrière développée par la Barahona
Company, et qui fait de la vallée de Neiba, hier improductive, un vaste
champ de verdure, se trouvent les plantations de café, qui enrichissent
les montagnes de Baoruco, un temps théâtre de l'indomptable Enriquillo,
où les gens du cru ont développé plus intensément que dans toute autre
province la culture de ce fruit301.»
Rien n'est gratuit dans cette phrase longue et complexe. D'une part, le dictateur
fait l'éloge des compagnies sucrières étrangères, nommément désignées, qui apportent
vie et prospérité dans les zones désertiques, d'autre part, il leur oppose le travail des
Dominicains, grâce à des sous-entendus parfaitement clairs pour ses auditeurs. La
dépression de Neiba, transformée par une entreprise au nom étranger, semble faire face
à la Sierra de Baoruco, mise en valeur par les natifs eux-mêmes, descendants supposés
du chef indien Enriquillo, symbole historique de la résistance à l'envahisseur venu d'au-
delà des mers. Le café national répond ainsi au sucre étranger 302. Trujillo donne une
tonalité revendicative à sa campagne pour l'introduction et le développement de
cultures autres que celle de la canne à sucre et il se fait le chantre d'un nationalisme qui
s'arrête aux portes des compagnies nord-américaines.

Quelques semaines plus tard il se veut plus précis devant un auditoire réuni à la
Chambre de commerce de El Seibo, dans l'est du pays. Dans cette région
traditionnellement tournée vers l'exploitation de la canne à sucre, il préconise le
développement des cultures du coton, du riz et du café afin de rétablir l'équilibre. Il
déclare à ses interlocuteurs :
«Vous vous acharnez à cultiver le coton à des fins industrielles
dans cette contrée envahie en grande partie par l'absorbante industrie de
la canne à sucre, et cet effort doit s'accroître autant que possible […]

301 En la Cámara de comercio de Barahona, el día 27 de mayo de 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I p. 330.
302 On pense aux analyses de Fernando Ortiz montrant que culture du tabac et du sucre correspondent à
deux mondes différents, voire opposés. Le conflit déjà évoqué, entre le Cibao, dédié au tabac, au café et
au cacao, et l'Est et le Sud, consacrés au sucre, semble ici resurgir. Trujillo joue ici sur cette tradition.
-171-
Une seule source de richesse n'est pas une base ferme pour la
tranquillité sociale303.»
Trujillo cherche à développer des cultures alternatives au nom du maintien de
l'ordre. Il y a en effet une limite à l'exploitation coloniale qui est la survie de la colonie
en tant que telle. Il faut implanter et étendre d'autres cultures, non pas contre les
compagnies sucrières, mais dans leur propre intérêt304.

Les dirigeants des compagnies comprennent d'ailleurs parfaitement ce langage


et au moment même où le dictateur prononce ces discours que nous citons, en mai
1933, ils lui offrent un banquet en présence de Joseph Edward Davies, ex-ambassadeur
des États-Unis à Moscou, Londres et Bruxelles305. Au cours du repas, le représentant des
sucriers, Edwin Y. Kilbourne, déclare qu'il appuie la politique de Trujillo. Le soutien
du capital nord-américain ne se démentira pas tout au long de période et en 1937
Trujillo pourra décorer le même Kilbourne et deux de ses homologues et leur déclarer :
«Vous êtes trois grands porte-drapeau de l'effort, de cet effort qui
se consacre, avec intelligence et habileté, au développement de la
richesse privée, qui est la base de la richesse publique306.»

Ce cadre étant posé, Trujillo va s'employer énergiquement à assurer la survie


économique -et sociale- de la république Dominicaine menacée d'implosion. Dans une
formule qu'une insistante propagande transformera en slogan il résume à la fois le défi
qui lui est lancé et la réponse qu'il apporte :
«Gouverner c'est nourrir307.»
Car il s'agit bien de cela. L'effondrement de la valeur des exportations, suivi
d'une lente remontée à partir de 1933, a pour conséquence l'impossibilité d'importer y

303 Ante la Cámara de comercio del Seibo, el 15 de julio de 1933. ID., ibid., t. I pp. 341-342.
304 On voit bien ici, comment les limites du schéma colonial, ou même "néo-colonial", sont dépassées.
Nous n'emploierons donc pas les termes “colonie” ou “colonial” en nous référant à la république
Dominicaine de Trujillo. Nous reviendrons sur le contenu de cette importante question dans la conclusion
générale.
305 Ce banquet d'hommage a lieu le 21 mai 1933 au Santo Domingo Country Club. Joseph E. Davies,
personnage très influent à Washington, sera l'avocat de la république Dominicaine dans la négociation du
réajustement de la dette extérieure, obtenu l'année suivante. Surtout, il va devenir le principal agent
politique de Trujillo aux États-Unis. Cf. l'annexe Notices biographiques.
306 En el acto de imposición de la Orden del Mérito Juan Pablo Duarte, en el grado de caballeros, a los
señores Manuel R. Ginsburg, L. E. Klock y Edwin Y. Kilbourne, el día 27 de mayo de 1937, en el Palcio
Nacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III p. 116.
307 Tel est le titre du discours qu'il prononce le 30 mars 1935 pour l'inauguration de la Foire-Exposition
industrielle et agricole de Santiago. ID., ibid., t. II p. 151.
On pense à la formule de Juan Bautista Alberdi : “Gouverner c'est peupler”, inspiratrice de la
Constitution argentine de 1853 et de la large ouverture du pays à l'immigration. Comme nous le verrons,
Trujillo rêvera d'une immigration européenne massive. Cf. 1947-1955. L'immigration.
-172-
compris les biens alimentaires indispensables. Il faut donc trouver des cultures adaptées
au climat et qui permettront de subvenir aux besoins immédiats de la population.

La culture du manioc, des haricots, du maïs, de la patate douce, de la banane, de


la yautía308 sont vivement encouragées309. Mais le riz est sans conteste la première de ces
cultures de substitution des importations310. Dès janvier 1932, la campagne est
entamée311 et Trujillo fixe l'objectif de l'auto-suffisance. L'État prend en charge le
développement de ces cultures :

- Des semences sont gratuitement distribuées aux paysans; pour


la seule année 1935, par exemple, 15 tonnes de semences de riz, 1,8 tonne de maïs, 500
kilos de haricots et près de 10 000 fruitiers sont répartis.

- Une législation protectionniste est établie et renforcée : en 1936


une taxe frappe les importations de pommes de terre et une campagne a lieu l'année
suivante pour en développer la culture dans le pays; pour le riz, on augmente d'abord
les droits d'importation dans le but proclamé d'éliminer la concurrence étrangère, puis
toute importation est soumise à une demande préalable auprès de l'administration et
Trujillo prévient sans ambages :
«Tant qu'il y aura des stocks de riz national les autorisations
demandées dans ce but ne seront pas accordées312.»

- Enfin, de grands travaux d'irrigation, indispensables à la culture


du riz, sont entrepris, comme nous l'avons évoqué plus haut. De nombreux canaux sont
curés et élargis. D'autres, nouveaux, sont percés dans le cadre d'une programmation
systématique.

Mais l'ambition de Trujillo ne se limite pas à organiser la survie immédiate de la


population et à préserver par conséquent une force de travail dans l'attente de jours
308 Sorte de banane spécifique des Caraïbes.
309 L'allocution prononcée à bord du vapeur San Jacinto à Puerto Plata, le 27 août 1933, peut être
considérée comme un véritable dicours programme de ce point de vue. ID., ibid., t. I p. 371.
310 Au premier rang viennent les immenses rizières, propriété de Bogaert, a Valverde, dans le Cibao. On
pourra en voir d'intéressantes photographies dans une publication de 1936 : Álbum de oro de la
República Dominicana, p. 260. Cette culture est également développée dans la région de San Juan de la
Maguana et de Nagua. De 7 000 t. produites en 1929, on passe à 30 500 t. en 1935.
311 Voir à ce sujet Proclama a los agricultores de la República, el primero de enero de 1932, con motivo
del Día de Año nuevo. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I p. 149.
312 En la ceremonia inaugural del Canal de Riego Mao-Gurabo, el día 5 de diciembre de 1936. ID.,
ibid., t. II p. 378.
-173-
meilleurs. Dans le même temps où il met en place sa politique de substitution d'un
certain nombre d'importations, le dictateur cherche à diversifier les exportations afin de
s'ouvrir de nouvelles possibilités sur les marchés internationaux. La stratégie
économique du régime mêle intimement l'offensive et la défensive. Il s'agit avant tout
de compléter la monoculture impériale de la canne à sucre par de nouvelles
productions, qui donnent une plus grande autonomie à l'économie nationale. Dès 1932,
dans un discours à l'attention des agriculteurs de La Línea, Trujillo brosse la
perspective à grands traits :
«Semer la terre de riz, tabac, café, cacao et autres productions, et
s'adonner à l'élevage du bétail en augmentant le nombre tant de bovins
que de porcs ou autres animaux, est le devoir de chaque citoyen313.»
Augmenter la production afin de satisfaire la demande intérieure et trouver de
nouveaux débouchés à l'extérieur devient ainsi un devoir civique qui s'inscrit dans un
élan national.

Le gouvernement, quant à lui, cherche sans relâche ces nouveaux marchés


étrangers, dans un contexte difficile, comme Trujillo le déclare aux agriculteurs dès le
début de 1932314. Ainsi, à la fin de 1933, dans l'ouest du pays, le dictateur annonce que
le café dominicain sera vendu en Hollande, la première place commerciale
européenne315. En 1936, dans le Cibao, il encourage la production de bananes-fruit
destinées au marché nord-américain316. En 1937 on procède à des essais en vue
d'introduire et de développer la culture du coton et de l'arachide317.

313 A los trabajadores del campo, el 17 de noviembre de 1932. ID., ibid., t. I p. 239.
314 Discours du 1er janvier 1932. ID., ibid., t. I p. 150.
315 En la Cámara de comercio de San Juan de la Maguana, el 19 de diciembre de 1933. ID., ibid., t. I,
p. 404.
316 Discours du 5 décembre 1936 à Mao. ID., ibid., t. II p. 379.
317 On pourra consulter à ce sujet le message de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février
1938. ID., ibid., t. III p. 229.
-174-
• UNE CENTRALISATION CROISSANTE

Ce rôle grandissant de l'État est, en définitive, le trait le plus caractéristique de


la période. Pour s'opposer aux forces centrifuges qui menacent d'emporter le pays, ce
qui serait désastreux pour les intérêts des grandes compagnies et peut-être fatal à la
stabilité de la région, l'ensemble de l'économie est prise en main depuis le sommet.
L'État est présent à tous les stades de la production agricole :

- Il distribue les semences afin de développer de nouvelles


cultures.

- Il lance, finance et dirige les grands travaux qui permettent la


mise en culture et la commercialisation des produits.

- Il cherche les marchés à l'étranger.

Des plans d'ensemble sont élaborés, annoncés et mis en œuvre : il est


incontestable qu'on se trouve en présence d'une véritable programmation économique,
sinon d'une planification. Ceci suppose un profond remodelage des relations politiques
et sociales, des structures et institutions qui les incarnent et d'une façon générale des
mécanismes du pouvoir. Voyons-en rapidement les aspects les plus remarquables.

La législation et la réglementation administrative deviennent des instruments


essentiels du dirigisme économique. Voici les mesures d'accompagnement du Plan
national de développement agricole et industriel, telles que Trujillo les présente en 1934
:
«a) faciliter par autant de moyens et normes qu'il sera
raisonnable d'utiliser, l'augmentation de la production nationale;
b) établir des méthodes énergiques de perfectionnement qui
justifieront la protection la plus ouverte;
c) établir les règles d'un protectionnisme progressif qui
dépendra mathématiquement du développement et du perfectionnement
atteints318.»
318 Declaraciones al país en relación con el propósito de reorganizar la Hacienda Nacional y favorecer
el desarrollo de la riqueza pública, a la vez que anunciando la iniciación de un sistema de
-175-
Tout un système étroitement centralisé est ainsi défini : on fixera d'en haut ce
qui doit être produit et dans quelles conditions, et on s'engage à défendre ce qui sera
entrepris. Les impôts et taxes -que l'État peut majorer ou réduire librement-, les
subventions directes ou indirectes -souvent en nature-, les tarifs fixés par le
gouvernement et un protectionnisme différencié permettent d'agir avec souplesse et
fermeté.

Le cadre défini est donc celui d'une relative autarcie qui a pour but de permettre
une réorganisation de la production afin de passer à l'offensive. En ce sens, le
protectionnisme qu'instaure la dictature diffère par sa fonction et ses objectifs du
protectionnisme traditionnel en république Dominicaine. Trujillo critique ce dernier
dans les termes suivants :
«Le protectionnisme qui n'a pour objet que de restreindre
l'importation de marchandises étrangères, est un protectionnisme
imparfait qui prive le peuple des avantages de la concurrence entre
produits nationaux et étrangers, dans le but évident de défendre sa
richesse; mais sans la développer319.»
À une économie statique et repliée sur elle-même, Trujillo oppose une stratégie
dynamique tournée vers l'avenir et vers l'extérieur. L'ancien protectionnisme était
l'expression de la faiblesse de l'État face aux demandes particulières des propriétaires
terriens ou des petits industriels dominicains, celui qui est mis en place traduit au
contraire le renforcement d'un pouvoir central capable de définir un plan de bataille
global. D'où cette notion de protectionnisme "graduel" ou "progressif" : certains
produits, considérés comme vitaux, seront intégralement protégés -tel est le cas du riz,
nous l'avons vu-, d'autres ne le seront que le temps de leur permettre d'atteindre le seuil
de rentabilité, d'autres enfin seront entièrement libres. L'objectif, bien sûr, est d'amener
progressivement les diverses productions à être compétitives.

Cette souplesse tactique ne pouvait se concevoir sans la discipline imposée à


l'économie tout entière et à ses différents acteurs. En fait, toute autre autorité que celle
de l'État se trouve niée. L'économie du pays peut ainsi faire le gros dos et laisser passer
l'orage de la crise, s'il le faut. Trujillo donne et répète la directive suivante :

Administración acorde con el Plan de Fomento Agrícola e Industrial del Gobierno. ID., ibid., t. II, p. 62.
Le document n'est pas daté, mais sa place dans le recueil correspond au mois de juillet 1934.
319 Declaraciones al país en relación con el propósito d reorganizar la Hacienda Nacional… Juillet
1934. ID., ibid., t. II, p. 61.
-176-
«Je recommande avec insistance la diversité et la rotation des
cultures sans tenir compte du tout de la baisse occasionnelle du prix de
certains de nos produits320.»
Le propos est net : le président n'hésite pas à préconiser -à ordonner, pour parler
franc- un isolationnisme sans nuance. On appréciera d'autant plus la directive qu'il s'agit
dans le cas ci-dessus de produits d'exportation : le café et la cacao. Pour se préparer au
moment où les échanges mondiaux reprendront et maintenir des cultures déficitaires,
l'État puise ailleurs. Il joue ainsi le rôle d'un régulateur qui répartit et amortit le choc de
la crise.
Trujillo ne s'en cache d'ailleurs pas et lorsqu'il annonce aux producteurs de tabac
du Cibao un relèvement du prix du tabac d'un dollar, il leur précise :
«Il a été nécessaire d'appeler à l'aide de la population agricole
menacée de ruine, l'industrie vigoureuse et prospère, en puisant dans les
liquidités que celle-ci produit pour que celle-là puisse se maintenir,
pendant que nous lui cherchons un nouvel équilibre321.»
Cet exemple montre comment l'État est amené à fixer des tarifs intérieurs
supérieurs aux cours internationaux pour soutenir certaines productions.

Mais si pour des cultures destinées à la consommation sur place il suffit de


frapper les importations de taxes sévères -c'est le cas du riz, nous l'avons vu-, les
productions exportées posent un problème autrement délicat. En effet, il faut alors
qu'elles soient revendues à perte sur le marché international, ou bien qu'elles soient
stockées en attendant la reprise des cours, ou encore que le contrôle du marché intérieur
soit tel qu'il permette d'équilibrer ou de limiter les pertes à l'extérieur. Seul l'État, en se
portant directement acquéreur, peut mettre en œuvre de telles solutions, dans des
combinaisons variables.
Il est donc presque mécaniquement conduit à prendre le contrôle direct de la
production du tabac par exemple en juillet 1934, puis à dépouiller le principal fabricant
de cigarettes du pays322.

Ainsi, dans la mesure où la crise perdure et où le pouvoir cherche à lui faire face
et à s'enraciner, la centralisation ne peut que s'approfondir, étape après étape. Les
Chambres de commerce, institutions à travers lesquels s'expriment les intérêts
particuliers des propriétaires et commerçants et qui constituent traditionnellement un
320 En la ceremonia inaugural del Canal de Riego "Mao-Gurabo", del día 5 de diciembre de 1936. ID.,
ibid., t. II, p. 378.
321 Anunciando una mejoría en el precio del tabaco. ID., ibid., t. II, p. 67.
322 La mesure date du 30 juillet 1934 et Amadeo Barletta, propriétaire des tabacs El Faro a Colón est
arrêté le 4 avril 1935 malgré son statut de diplomate. Nous avons évoqué les aspects politiques
importants de cette affaire in 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales.
-177-
puissant groupement d'influence sur l'État, sont mises au pas sans ménagement. Leur
instance centrale nationale -l'Assemblée des chambres de commerce- présentée comme
un archaïsme, est purement et simplement dissoute, et elles voient leur rôle redéfini :
«Les Chambres de Commerce doivent être de puissants
auxiliaires du Département d'Agriculture.»
Telle est la déclaration de Trujillo devant les propriétaires de la région de El
Seibo en juillet 1933323.
L'objectif est clair : les Chambres de commerce seront dorénavant des rouages
de l'appareil d'État.
Pour que nul ne l'ignore, le Chef de l'État parcourt lui-même tout le sud du pays,
d'ouest en est, prononçant des discours dans les Chambres de chaque région en
présence des intéressés. Barahona, El Seibo, Higüey seront ainsi successivement
visitées324. Par la suite cette prise en main ne fera que s'accentuer, l'un des épisodes les
plus significatifs étant la brutale réduction du nombre des Chambres qui passent de 16 à
4 en 1936325.

Cette campagne montre bien que la centralisation de plus en plus marquée de


l'économie ne suppose pas seulement des lois, la définition d'une stratégie commerciale
globale ou la prise en main directe de pans entiers de la production : elle implique
également les hommes eux-mêmes. D'ailleurs Trujillo ne manque pas une occasion de
s'adresser directement aux agriculteurs depuis la capitale ou au cours de ses nombreuses
tournées dans les villes et villages. Des expositions agricoles sont systématiquement
organisées dans lesquelles on procède à la présentation du matériel et des produits, mais
aussi à la distribution de semences, d'engrais et d'outillage agricole 326. En 1937, le
pouvoir lance la Revista Agrícola, mensuel diffusé à 5 000 exemplaires. Ce n'est sans
doute pas par hasard si cette initiative de Trujillo en rappelle une autre, bien antérieure :
la parution de la Revista Militar, en 1926327. La centralisation de l'économie s'appuie sur
une tentative d'enrégimentement de fractions non négligeables de la population.

323 Discours du 15 juillet 1933 prononcé à la Chambre de commerce de El Seibo. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 343.
324 C'est le 27 mai, à la Chambre de commerce de Barahona, que Trujillo annonce la suppression de
l'Assemblée des Chambres de commerce, le département du Travail prenant en charge la centralisation
nationale. Le 15 juillet il se rend à El Seibo et le 18 à Higüey. ID., ibid., t. I, p. 329, 341, 344.
325 Loi du 8 décembre 1936. Il est intéressant de noter que les Chambres de commerce étaient
officiellement devenues des Chambres de commerce, d'agriculture et d'industrie. À travers ces quatre
Chambres le pouvoir contrôlait en principe l'ensemble de l'activité économique du pays.
326 L'Exposition agricole du guano de Mao, dans le Cibao, le 24 septembre 1933, peut être considérée
comme marquant le début de cette campagne.
327 Voir à ce sujet : 1930-1931. Le chef militaire.

-178-
L'entreprise de colonisation démontre que ce terme d'enrégimentement n'a rien
d'excessif et n'est pas qu'une métaphore. L'un des freins les plus importants au
développement est en effet l'étendue relativement restreinte qu'occupent les cultures
susceptibles de s'insérer dans les échanges économiques modernes. En dehors des
grandes plantations sucrières à capital étranger et de la riche agriculture du Cibao -en
particulier le tabac- le reste de l'espace naturel n'est guère occupé que par des savanes
où l'on pratique un élevage extensif, des forêts et des steppes subdésertiques. Des
lopins, les conucos328, qui n'assurent qu'une maigre subsistance à ceux qui les cultivent
et ne peuvent concourir à l'accroissement des échanges, parsèment ces vastes étendues.

Dans ces conditions, développer une nouvelle agriculture destinée à réduire les
importations d'abord, à accroître les exportations ensuite, c'est d'abord défricher,
coloniser des terres improductives.
Trujillo trouve un instrument pour entreprendre cette tâche : l'armée. Il ouvre
ainsi des colonies militaires et des colonies sous contrôle militaire; distinction subtile
qui tient au statut théorique de ceux qui cultivent la terre. Au début de 1932, on en
compte trois du premier genre et cinq du second qui se trouvent essentiellement aux
confins nord et sud de la frontière avec Haïti ou en baie de Samaná 329. Cinq ans plus tard
les huit colonies sont devenues péniblement douze330. 50 457 hectares leur ont été
attribués, mais il ne s'agit en fait que d'un chiffre purement théorique 331, puisque le
gouvernement reconnaît officiellement que seulement 17 170 hectares ont été mis en
culture. Quelques centaines de personnes, quelques milliers tout au plus, y travaillent 332.
Le bilan est donc encore bien maigre si on juge à l'aune de la tâche fixée : permettre la
mise en valeur de régions entières. À ce stade, l'implantation et le maintien des colonies
peuvent et doivent être interprétés comme des signes politiques destinés à revendiquer
la souveraineté sur les marches du territoire, il suffit d'observer les lieux choisis. En
revanche, il est clair que sur le plan économique les effets restent faibles voire
négligeables et que la tentative met surtout en lumière les difficultés que rencontre le
pouvoir pour mobiliser en profondeur la société. Cet appel à l'armée est, pour une

328 Il est significatif de constater que le cadastre n'enregistre guère ces petites propriétés. Leurs limites
sont sans cesse remises en cause et elles se déplacent au gré des migrations forcées des occupants.
329 Il s'agit des implantations de Los Guayos (Sabana de la Mar), Duarte (Barahona), Guayabal,
Capotillo (Restauración), Pedernales (Enriquillo), Mariano Cestero, Trinitaria et Hipólito Billini (toutes
trois sur la commune de Restauración).
330 Sont venues s'ajouter les colonies de Mr Nouel (La Vega), Villa Isabel (Nagua), Pedro Sánchez (El
Seibo), Yamao (Moca), Pedro García (Santiago) et Yásica (Puerto Plata). On remarquera qu'il n'est plus
fait mention des anciennes implantations de Duarte et Guayabal. À ce sujet voir le message annuel du 27
février 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 229 et suivantes.
331 Il suffit pour s'en convaincre de constater qu'en février 1933 Trujillo déclarait que les 9 colonies de
l'époque disposaient d'une surface près de trois fois supérieure : 142 802 hectares ! On pourra se reporter
au compte rendu annuel du 27 février 1933. ID., ibid., t. I, p. 293.
332 Environ 1 600 personnes selon le message annuel du 27 février 1933. ID., ibid., t. I, p. 293.

-179-
bonne part, un aveu d'impuissance et tient plus du rêve ou du symbole que de la
stratégie économique. Le président ne le dit-il pas lui-même, lorsqu'il évoque devant les
intellectuels de la capitale ce qu'il appelle :
«…mon rêve de colonies […] où l'armée donnera l'exemple 333» ?
On touche ici aux limites du développement économique.

333 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 154.

-180-
C/ LES LIMITES DU DÉVELOPPEMENT

Trujillo se trouve en effet en 1932 dans une situation qui peut sembler
paradoxale et qui est, à coup sûr, contradictoire. Il veut entreprendre une mobilisation
des énergies pour maintenir et développer la production mais la société ne peut
répondre que partiellement aux ordres qui lui sont transmis. Les couches sociales qui
s'opposaient au dictateur ont été politiquement brisées au cours des premiers mois du
nouveau régime, nous l'avons vu, mais les structures de la société n'ont pratiquement
pas évolué en profondeur. Les cercles dirigeants traditionnels ont certes été mis en
tutelle, ils ne sont pas capables pour autant d'encadrer l'effort économique demandé.

Au début de cette année 1932, Trujillo inaugure l'Ateneo dominicano, institution


qu'il vient de faire renaître de ses cendres. Devant ce parterre, qui regroupe
traditionnellement l'intelligentsia du pays le président s'écrie :
«Que de toques et de toges sans emploi ! 334»
Et pour bien se faire entendre, il assène successivement que le pays est
déséquilibré, qu'il compte trop d'intellectuels et pas assez de travailleurs agricoles et
industriels et ajoute sans détours que le développement des établissements
d'enseignement professionnel (escuelas de oficios) passeront avant celui de l'université,
pourtant si chère à son auditoire. La brutalité de la mise au point témoigne de la volonté
de mettre au pas ceux qui se considéraient comme l'élite du pays, mais elle indique
aussi que la dictature se heurte à des obstacles bien réels.

À y regarder de plus près, Trujillo reprend ici à son compte une amère
constatation faite par bien des esprits éclairés dans toute l'Amérique latine depuis
plusieurs décennies : il y a abondance de diplômés en droit, en lettres et en médecine,
issus d'universités européennes le plus souvent, mais point d'ingénieurs ni même de
techniciens. Ce ne sont qu'avocats, juges, fonctionnaires pourvus de sinécures : les
fameux doctores et licenciados, notables que l'on désigne ainsi par leur diplôme. Cet
héritage colonial manifeste le caractère dépendant de l'économie nationale : d'autres
s'occupent de la production moderne dans les métropoles, ici on gère et on administre…

334 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 152.

-181-
Les grandes familles, même abaissées, continuent à se mouvoir dans le cadre
ancien. La prise de risques financiers ne fait pas partie de leurs traditions. Dans son
message annuel au Congrès de 1937, Trujillo se plaint amèrement de cette apathie:
«L'initiative et le capital dominicains restent réticents, ne
démordent pas de systèmes conservateurs démodés que ne justifie pas la
réalité prometteuse de notre époque. Et quand le Dominicain veut
s'investir dans de nouvelles activités industrielles, il commence toujours
par avoir recours à d'étranges demandes de protection démesurée du
Gouvernement335.»
Toute la pesanteur sociale nous est ici décrite. Habituée à vivre dans l'ombre de
maîtres puissants, incapable de prendre l'initiative, la bourgeoisie dominicaine
manifeste une grande inertie. Alors que le dictateur compte sur elle pour développer
une assise économique qui lui donnerait une plus grande marge de manœuvre dans les
discussions internationales, celle-ci attend que l'État s'engage le premier et lui assure les
profits. Le capital dominicain devrait être un moteur, il n'est qu'un lest.

Tel est l'état d'esprit des couches naguère dirigeantes du pays. Les perspectives
sont sans doute moins sombres si l'on tourne son regard vers les masses populaires,
mais les difficultés sont cependant considérables. Près des trois quarts de la population
sont officiellement analphabètes336. Le nombre d'ouvriers qualifiés est extrêmement
faible, ce qui n'est guère étonnant puisque le pays importe presque tous les biens
manufacturés. La paysannerie constitue le gros de la population mais, si l'on excepte le
Cibao, elle est essentiellement composée d'agriculteurs qui survivent sur les quelques
arpents que leur concèdent les grands propriétaires, parfois à titre provisoire. Souvent il
s'agit d'une petite surface arrachée à la savane ou à la forêt. Les techniques sont
toujours rudimentaires. Les travailleurs employés par la grande propriété sucrière,
souvent haïtiens, n'entrent même pas en ligne de compte : il n'est bien évidemment pas
question pour Trujillo de remettre en cause les rapports du pouvoir avec les compagnies
sucrières.

Ces difficultés ne sont pas seulement des données objectives de départ, elles
produisent des effets nouveaux à chaque étape tant qu'elles ne sont pas réglées. Ainsi
les premiers signes du développement dans les villes, en particulier la capitale, et la
remise en cause des anciens rapports économiques et sociaux dans les campagnes se
traduisent par l'afflux rapide d'une population déclassée qui s'entasse dans les

335 Le 27 février 1937. ID., ibid., t. II, p. 76.


336 302 208 sont déclarés alphabétisés et 850 536 analphabètes soit 73,78 % du total selon le
recensement de 1935. On peut consulter à ce sujet le message annuel du 27 février 1936. ID., ibid., t. II,
p. 329.
-182-
bidonvilles. Le 1er janvier 1935 le président commente ainsi la situation à Saint-
Domingue :
«Nous avons vu comment une population hétérogène a
rapidement cherché la proximité de la ville pour vivre sous la protection
de sa grande activité politique et commerciale. Ceci non seulement a
rendu plus difficile la vie de la ville en créant une pénurie de ses moyens
de subsistance, mais a produit un lamentable désordre337.»
On le voit, dès que quelques progrès sont accomplis, ils engendrent des
déséquilibres qui menacent de jeter à bas le fragile édifice. Profondément déstabilisée
au plan politique, mais encore présente à travers les structures anciennes, l'ancienne
société s'oppose à la marche en avant économique. Sans cesse de nouvelles difficultés
surgissent, le mort semble rattraper et saisir le vif.

Ces pesanteurs se manifestent d'autant plus brutalement que la république


Dominicaine est un petit pays, relativement isolé, dont la population n'est pas très
nombreuse. Selon le recensement de 1935 elle compte 1 479 417 habitants dont 73 070
étrangers338. Trujillo s'en inquiète à de multiples reprises et propose des objectifs et des
remèdes qui peuvent sembler irréalistes voire alarmants, car non exempts de racisme. Il
déclare :
«Notre population est faible eu égard à l'étendue du territoire
national qui requiert et supporte une densité trois fois supérieure»;
et préconise :
«… l'intensification de l'immigration souhaitable d'agriculteurs
sains et forts, moralement et physiquement339.»
Les mots ne sont pas innocents et il est certain que le dictateur déplore d'avoir
affaire à une population déficiente à ses yeux. La pointe anti-haïtienne est perceptible si
l'on songe que la seule immigration présente en nombre dans le pays est justement
originaire du pays voisin. Visiblement elle n'est pas "souhaitable".

Mais, quelles que soient les causes invoquées, il est indéniable que le pays
manque d'envergure pour peser efficacement et s'imposer sur le plan économique. Dans

337Al inaugurar el Distrito Nacional, antigua común de Santo Domingo de Guzmán. ID., ibid., t. II,
p. 119.
338 Message annuel du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 328.
Soulignons qu'il s'agit d'une densité remarquablement faible pour les Antilles.
339 En Santiago de los Caballeros, el día 30 de marzo de 1937, al recibir del presidente del Senado las
insignias de Generalísimo, otorgadas por el Congreso Nacional. ID., ibid., t. III, p. 99-100.
-183-
ces conditions, le régime s'évertue à multiplier les efforts pour des résultats souvent
aléatoires.

Il ne suffit pas par exemple de réussir à ouvrir la voie des ports du nord, en
particulier Puerto Plata, pour assurer enfin un débouché aux exportations du Cibao et de
La Línea, encore faut-il obtenir que les navires étrangers acceptent de relâcher dans ces
ports sur leur route. Le jour même où il vient vérifier sur place les progrès accomplis en
matière d'infrastructures340, Trujillo est contraint de reconnaître que les navires nord-
américains qui font la ligne New York-Porto Rico refusent de faire une escale
intermédiaire à Puerto Plata. Placé en fin de parcours, le port perd une grande partie de
son intérêt puisque la durée du voyage vers les États-Unis se trouve considérablement
allongée.

En fait, à bien y regarder, la politique économique de Trujillo est bien plus


hésitante qu'on ne le dit. Alors qu'il applique un protectionnisme rigoureux sur bien des
produits et qu'il le justifie par la situation délicate du pays, comme nous l'avons vu, il
peut soudain préconiser l'ouverture la plus large au nom de ce même argument :
«Il faut admettre qu'en ce qui concerne notre industrie nous
avons fait erreur. L'industriel dominicain, à quelques honorables
exceptions près, a mis son succès dans des mesures protectionnistes que
mon Gouvernement ne prend pas à son compte […], un tel système ne
peut pas être appliqué à notre contrée, qui manque de population, de
technique et de ressources économiques indispensables pour tirer
avantage de l'auto-approvisionnement341.»
La contradiction peut sembler étonnante. En fait elle démontre combien le
régime est contraint de louvoyer sans cesse dans le domaine économique. La volonté
d'aller de l'avant est certaine et les moyens mis en œuvre sont relativement
considérables, mais les obstacles internes et externes font que l'on n'assiste pas à un
développement linéaire.

Les questions économiques posées appellent en fait des réponses politiques.


D'ailleurs, n'est-ce pas sur le terrain politique que l'on peut comprendre le soudain
revirement libéral que nous venons de présenter ? Trujillo s'attaque bien moins à la

340 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 369 et suiv.
341 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 369.
-184-
doctrine du protectionnisme qu'à la place politique qu'occupe la bourgeoisie
dominicaine par sa simple existence.

C'est donc sur ce terrain que le régime doit développer une stratégie et proposer
ses solutions.

-185-
3. L'ENCADREMENT DE LA SOCIÉTÉ

La lassitude des opinions démocratiques et la propagande de la dictature elle-


même ont pu accréditer l'idée que le régime de Trujillo se maintenait par et dans
l'immobilisme. Rien de plus inexact cependant. Né dans l'effondrement du système
traditionnel, le pouvoir est sans cesse confronté à la nécessité vitale de combattre la
tendance du corps social à se réorganiser sur les anciennes bases ou dans de nouveaux
cadres. Le considérable travail de destruction mené à bien au cours des deux premières
années est constamment à reprendre et à approfondir. Étranger à la société, le régime
doit constamment renforcer son emprise sur elle. Son caractère dictatorial, assumé par
Trujillo, manifeste une inexorable tendance à tout dévorer. Les difficultés économiques,
les problèmes sociaux finissent tôt ou tard par poser la question du pouvoir. Tout
remonte au plan politique. La dictature porte donc une guerre permanente sur les fronts
les plus divers car tout espace laissé libre la menace dans son existence.

A/ L'ENCADREMENT IDÉOLOGIQUE ET POLITIQUE

• L'INSPIRATION CORPORATISTE

Il suffit d'ailleurs de suivre les pas de Trujillo lui-même pour mesurer qu'il s'agit
bien d'une bataille qui exige un engagement de tous les instants. Il s'adresse
méthodiquement à toutes les couches de la société les unes après les autres. Voyons ses
principales interventions au cours des premiers mois de la période que nous étudions.

- Le 1er janvier 1932, il adresse un message solennel aux paysans


de tout le pays auxquels il assigne une mission nationale et historique342.

- Le 23 janvier, il préside la cérémonie d'inauguration de l'Ateneo


Dominicano et prend à partie les intellectuels, les universitaires et les écrivains réunis 343.
342 Proclama a los agricultores de la República con motivo del Día de Año nuevo. ID., ibid., t. I, p. 149.
343 ID., ibid., t. I, p. 151. Également dans BALAGUER, El pensamiento vivo de Trujillo sous le titre Crisis
de las profesiones liberales.
-186-
Nous y avons déjà fait référence. Le 14 mai, il sera d'ailleurs fait "Membre protecteur et
Émérite" de l'Ateneo344.

- Le 1er mai, il reçoit les représentants de la Confédération


dominicaine du travail au Palais national et s'adresse à travers eux aux ouvriers 345. Il
affirme que le socialisme et le communisme n'ont aucune raison d'être en république
Dominicaine.

- Le 14 mai 1932 il s'adresse aux femmes, exalte leur rôle et


appelle de ses vœux la constitution d'un mouvement féministe organisé346.

- Le 17, il se tourne vers les jeunes 347. Il salue l'entrée d'une


promotion de fils de bonnes familles au Parti dominicain et incite la jeunesse à
participer à l'effort commun plutôt qu'à la critique stérile.

- Le 30, du même mois il s'adresse aux scouts dominicains


(Exploradores Católicos Dominicanos) qui tiennent leur 1er Congrès et vante la
contribution à la formation morale de la jeunesse apportée par cette organisation348.

- Le 17 novembre, il interpelle à nouveau les paysans, mais ne se


limite pas à rappeler leur rôle économique; il leur assigne des tâches civiques : maintien
de l'ordre, dénonciation des personnes suspectes… 349. Il n'est pas indifférent d'observer
que le message est rendu public au cours d'une visite de Trujillo sur la Línea Noroeste,
région par où les Haïtiens s'infiltrent traditionnellement en territoire dominicain.

- Le 9 janvier 1933, les magistrats sont réunis pour l'entendre350. Il


prononce un vibrant éloge de leur indépendance. Chacun comprend la mise en garde :
gare à celui qui entendrait écouter les notables locaux comme cela se faisait
traditionnellement ! Ce n'est certainement pas une coïncidence si Trujillo a choisi de
s'adresser aux magistrats de Santiago, capitale du Cibao au riche passé particulariste.

344 ID., ibid., t. I, p. 207.


345 A los comisionados de la Confederación Dominicana del Trabajo… ID., ibid., t. I, p. 205.
346 En el Ateneo Dominicano al ser recibido como Miembro Protector y de Mérito de esa institución.
ID., ibid., t. I, p. 207.
347 En el banquete del 17 de mayo de 1932, con motivo del ingreso al Partido Dominicano, de un
numeroso grupo de jóvenes de la intelectualidad capitaleña. ID., ibid., t. I, p. 211.
348 Mensaje a los Exploradores Católicos Dominicanos… ID., ibid., t. I, p. 220.
349 A los trabajadores del campo. ID., ibid., t. I, p. 239.
350 Discurso sobre la independencia del poder judicial ante la Asamblea de Magistrados. ID., ibid., t. I,
p. 243. Remarquons que ce même discours a été reproduit par BALAGUER dans son florilège officiel de
1955, El pensamiento vivo de Trujillo. Il y figure sous le titre pompeux de La majestad de la justicia.
-187-
- Le 27 mai, les 15 et 18 juillet, il parle aux commerçants et
propriétaires en divers points du pays 351. Il définit leur place dans le concert national et
la stratégie qu'ils doivent adopter.

- Le 1er octobre, ses auditeurs sont les membres de la Croix-


Rouge, dont il est le président, rappelons-le352.

- Le 12 du même mois, il s'adresse spécifiquement aux médecins


à l'occasion de leur 1er Congrès353. Le jour n'est pas choisi au hasard puisqu'il s'agit du
"Jour de la Race" (Día de la Raza), date anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb
en Amérique et occasion annuelle d'exalter l'hispanité. La mission confiée aux
médecins est donc la défense, l'amélioration et l'accroissement de la "Race".

- Le 18 novembre, il prend à nouveau la parole devant un


auditoire de magistrats, mais cette fois dans la capitale 354. Pratiquant l'art de antiphrase
codée, il insiste une fois de plus sur leur indépendance.

- Le 2 décembre 1933, son public est composé d'instituteurs 355. Il


définit leur tâche comme patriotique avant tout et les charge de propager sa bonne
parole, récemment imprimée.

- Le 1er février 1934, il s'adresse aux journalistes à l'occasion de


la fête de la Presse356. Le propos est net : la mission des journalistes est de coopérer avec
le gouvernement.

Encore ne s'agit-il là que des réunions les plus marquantes. C'est donc dans une
véritable campagne idéologique et politique permanente qu'est engagé Trujillo.
Examinons-en plus précisément le contenu et la signification.

351 Discours prononcés respectivement dans les Chambres de commerce de Barahona, El Seibo et
Higüey. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 329, 341 et 344.
352 Al inaugurar el hospital de emergencia de la Cruz Roja Dominicana, en la Ciudad Capital. ID., ibid.,
t. I, p. 379.
353 ID., ibid., t. I, p. 384.
354 En el banquete ofrecido por los representantes del Poder Judicial, en los salones del Palacio
Municipal de Santo Domingo. ID., ibid., t. I, p. 389.
355 En el banquete ofrecido por la Asociación de Maestros en la ciudad de Santiago de los Caballeros.
ID., ibid., t. I, p. 393.
356 ID., ibid., t. II, p. 6.

-188-
On constate que Trujillo s'adresse directement aux personnes, par-delà les
éventuelles hiérarchies, en tant que membres d'un corps de métier ou en raison de leur
activité. Il n'y pas de citoyens, il n'y a que des instituteurs, des paysans, des
commerçants ou des intellectuels, … L'individu est ainsi défini par la tâche qu'il
accomplit et non par ses idées, son rang, sa classe ou sa fortune. L'inspiration
corporatiste du régime ne fait pas de doute. Le pays est implicitement présenté comme
un vaste chantier où chacun coopérerait à l'entreprise commune en fonction de ses
aptitudes et de son savoir-faire. Le principe de cette coopération sociale, tenue pour
naturelle, nécessaire et fructueuse, se retrouve en filigrane dans les discours, actes
politiques et cérémonies de l'époque. Ainsi dans le message aux journalistes cité plus
haut, le président dit :
«Mon Gouvernement […] se réjouit de voir honorés et fêtés ceux
qui sont d'aussi efficaces coopérateurs des bons dirigeants».
Autour de ce concept fondamental s'articule toute une vision de la société qui
justifie l'organisation politique mise progressivement en place par la dictature.

Définie comme un regroupement de professionnels, la société est disloquée face


au pouvoir. Les structures dictées par l'économie et par l'histoire sont déclarées
dissoutes. Les oppositions d'intérêts sont niées. Tout conflit est proscrit et présenté
comme un crime contre la collaboration spontanée à l'œuvre commune, car c'est un
mauvais maçon celui qui se dispute avec le charpentier au lieu de se soucier de bien
faire sa part du travail pour que l'ouvrage avance. Le pouvoir s'adresse à l'ouvrier
agricole en même temps qu'au grand propriétaire, à la femme de la haute société et à sa
domestique… Le rôle social de chacun est ainsi placé dans une perspective totalisante,
et même totalitaire par certains aspects. Lorsque Trujillo s'adresse aux médecins il ne
leur parle pas seulement d'hôpitaux ou de vaccinations mais aussi de la nécessité
d'augmenter la population et de la fierté d'être hispanique. En termes qui peuvent nous
sembler voilés mais dont le sens ne peut échapper à ses auditeurs, il les engage ainsi
dans une croisade anti-haïtienne. Quand le dictateur adresse un message aux paysans,
c'est pour leur proposer de nouvelles cultures, certes, mais aussi pour leur confier des
missions de police.

Plus concrètement, cela permet d'organiser la société d'en haut et d'éviter que
n'apparaissent des formes de regroupement susceptibles de permettre une mobilisation
contre le pouvoir. On remarquera que presque tous les discours ou messages que nous
citons marquent une étape dans l'organisation du corps de métier ou de la couche
sociale qui est rassemblée. Les scouts et les médecins, sont réunis en premier Congrès
constitutif de leurs associations, c'est l'Assemblée des magistrats de Santiago et

-189-
l'Association des instituteurs de la même ville qui reçoivent le dictateur; les
commerçants et propriétaires sont rassemblés dans le cadre de la Chambre de
commerce, les intellectuels dans celui de l'Ateneo, ressuscité à cet effet, les jeunes sont
salués lorsqu'ils entrent dans le mouvement scout local ou dans le Parti dominicain; etc.
Quant à la Confédération dominicaine du travail, elle est définie comme un syndicat
corporatiste, qui n'a en aucun cas pour tâche de défendre les intérêts particuliers des
salariés contre ceux des patrons. Voici comment Trujillo conclut le discours déjà cité
devant les représentants de la Confédération :
«Il n'y a pas ici ces difficultés qui empêchent l'ouvrier d'avancer
vers ses aspirations; ni ces luttes contre le capital, qui prennent dans
d'autres pays le caractère de problèmes auxquels les Gouvernements ne
peuvent rester indifférents.
Par conséquent, il n'est pas opportun de se livrer ici, en
opposition aux traits caractéristiques de notre contrée, à des tâches
communistes ou d'un genre similaire, comme certains le voudraient».
On remarquera l'insistance sur "l'exception dominicaine", concept au nom
duquel on prétend enfermer toute la société dans un univers clos, régi par des lois
propres, et le caractère agressif du propos qui transparaît dans les derniers mots.
L'organisation corporatiste de la société est bien une machine de guerre contre les
"mauvais Dominicains".

C'est dans ce cadre que prend son sens la loi proposée par Trujillo le 20 octobre
et promulguée le 4 novembre 1936 qui interdit la diffusion de publications et la
propagation d'idées communistes, anarchistes, ainsi que les contacts avec des personnes
ou organisations qui feraient de la propagande en faveur de ces mêmes idées357. Il la
justifie en ces termes dans le préambule, daté du 1er octobre :
«Je ne crois pas que la profession d'idées communistes ou
d'autres théories analogues puisse se justifier dans notre contrée. Nous
sommes un pays essentiellement agricole […] nous ne connaissons pas
ces problèmes sociaux qui provoquent ailleurs la lutte des classes et
créent souvent des conflits difficiles à résoudre entre le capital et le
travail. Dans notre pays, il n'y a pas, à proprement parler, de classes.
Tous les Dominicains, du Président de la République jusqu'au dernier
citoyen, sont des combattants et des travailleurs qui, armés de leurs seuls
efforts, travaillent durement pour atteindre le bien-être auquel nous
aspirons. Par conséquent, je considère que toutes les tendances

357 Texte intégral de la loi dans : MINISTRY FOR HOME AFFAIRS OF DOMINICAN REPUBLIC, White book
of communism in the Republic of Santo Domingo, p. 167 et 168. Références également dans :
R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 174, 175.
-190-
communistes ou anarchistes -qui dans notre pays ne pourraient être que
le fruit de l'imitation et non d'un besoin social ou d'une aspiration de
classe légitime- doivent être sévèrement punies358».
Les paroles de Trujillo se suffisent à elles-mêmes : la forme corporatiste et
paternaliste de l'État conduit le dictateur à rejeter toute forme autonome d'organisation
ouvrière -remarquons qu'il met sur le même plan les communistes et les anarchistes-
comme un poison mortel. Au nom de la spécificité dominicaine, l'isolement absolu est
préconisé comme gage de l'unité de la "famille" autour de son "chef naturel".
Trujillo n'est pas un visionnaire; s'il faut lui reconnaître un mérite c'est la
cohérence de son analyse et de son projet politiques : on ne peut nier l'existence de la
lutte des classes dans le pays, préconiser l'association du capital et du travail sans
interdire absolument l'existence d'organes indépendants des travailleurs.

358 MINISTRY FOR HOME AFFAIRS OF DOMINICAN REPUBLIC, White book of communism in the Republic
of Santo Domingo, p. 23. Ce genre de document a fait par la suite l'objet de nombreuses interprétations,
voire de manipulations. L'édition que nous avons pu consulter, publiée en 1958 à Madrid en anglais par
le secrétariat à l'Intérieur dominicain, vise à présenter Trujillo comme un héraut de la première heure
dans la croisade anti-communiste mondiale pour les besoins de la propagande du moment : le régime
profondément ébranlé met tous ses espoirs dans la poursuite d'une guerre froide qui se meurt.
Paradoxalement, des historiens contemporains confirment cette curieuse mise en perspective lorsqu'ils
concluent qu'«en dépit de la très réduite présence de communistes -ou plutôt de sympathisants vagues»
«le tyran devinait que les communistes étaient appelés à devenir ses adversaires les plus irréductibles»
(CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista en la República Dominicana, p. 241, 242). Nous ne
sommes pas convaincu, car il ne nous semble pas de bonne méthode de recourir aux pressentiments
inexpliqués plutôt qu'aux documents et aux faits eux-mêmes.
En revanche, la convergence avec les législations européennes des pays gagnés par les régimes de type
fasciste à l'époque est évidente. Il serait intéressant de faire des recherches pour voir quels pays latino-
américains adoptent des lois du même genre.
-191-
• L'ORDRE MORAL

Ce nouveau schéma d'organisation de la société qui prétend s'inspirer de lois


naturelles liées au sol, au climat et à la race et qui se veut porteur d'un projet national
débouche logiquement sur un ordre moral sans nuances. Lors d'un hommage qui lui est
rendu par la corporation des journalistes, Trujillo fustige une certaine presse, perverse à
ses yeux car elle ne se met pas suffisamment au service de la cause collective. Il justifie
ainsi ses imprécations :
«Le monde continue à être soumis à deux courants antagoniques
qui maintiennent son existence en déséquilibre permanent. Ce sont les
courants du bien et du mal359.»
On peut difficilement être plus manichéen.

Voyons comment s'articule cet ordre moral. Un document en a jeté les bases, il
s'agit de la Cartilla cívica360. Ce Livret civique est un petit opuscule qui retranscrit un
discours prononcé par Trujillo le 11 mars 1932. Le dictateur y énonce une série
d'aphorismes et de règles de conduite simples qui tracent la voie à suivre par tout
Dominicain. La Cartilla Cívica est distribuée par milliers d'exemplaires aux
agriculteurs de La Línea lors du voyage que le président accomplit dans la région en
novembre 1932. Simultanément elle est officiellement adoptée pour l'enseignement
dans les écoles du pays. Elle sera ensuite massivement diffusée sur l'ensemble du
territoire et parmi toutes les catégories sociales, les rééditions se succédant les unes aux
autres pendant au moins vingt ans. Il s'agit par conséquent de l'un des principaux
instruments de propagande du régime.
L'auteur invoque la «Paix» qu'il fait suivre de la devise du Parti dominicain :
«Rectitude, Liberté, Travail». On remarquera que cette trilogie, même si elle en
rappelle d'autres, semble davantage définir une morale individuelle que fixer le destin
d'une nation. En outre l'invocation liminaire de la paix nous éloigne des rivages
européens où l'on commence à entendre des accents plus martiaux361.

359 En el banquete homenaje, ofrecido por los periodistas de la República en el Palacio del Senado, en
la noche del 13 de abril de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 281.
360 TRUJILLO, Cartilla Cívica para el Pueblo Dominicano. On la trouve également dans BALAGUER, El
pensamiento vivo de Trujillo, en guise de couronnement de l'ouvrage apologétique. Elle apparaît dans
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 232 sous le titre : Cartilla cívica adoptada como
texto por el Consejo nacional de Educación, en noviembre de 1932. Nos références se reportent à cet
ouvrage facile à consulter et qui, lui, n'a pas fait l'objet de rééditions.
361 On peut utilement comparer avec la devise du Parti fasciste italien, pourtant à caractère moral elle
aussi : "Croire, Obéïr, Combattre". C'est peut-être la devise pétainiste "Travail, Famille, Patrie", slogan
-192-
La suite confirme ces premières impressions. Pêle-mêle, le dictateur ordonne :
«Aime la République par-dessus tout et obéïs à son
Gouvernement […] Travaille tous les jours […] Observe les lois […]
Paie tes impôts […] Envoie tes enfants à l'école et apprends-leur à
travailler. Inculque-leur la vénération qu'ils doivent ressentir pour Dieu
et le respect qu'ils doivent au drapeau et aux lois362.»
Le ton est presque biblique. Les tutoiements et les impératifs anaphoriques
placent le lecteur dans la position de l'enfant ou du fidèle. C'est de l'obéïssance qu'on
attend d'abord. Le trait le plus remarquable est sans doute le curieux syncrétisme qui
anime l'exhortation. Le pouvoir en place, la patrie, la famille, la religion sont placés sur
le même plan, dans une perspective assez large pour embrasser tous les moments de la
vie. Les genres étant ainsi confondus, il semble que le lecteur ne puisse se dispenser
d'un seul de ces devoirs sans remettre en cause l'ordre général de toutes choses.
L'opposant éventuel est assimilé au mauvais père, au paresseux et au mécréant. Tout au
long de ce décalogue, Trujillo revêt tour à tour les différentes apparences de l'autorité :
il s'adresse personnellement à chaque Dominicain, tantôt comme dirigeant politique,
tantôt comme policier, comme père ou comme curé. On imagine l'impact de ce
document qui fait office de livre de lecture dans les écoles et qui est distribué aux
parents en même temps que les conseils techniques agricoles ou les sachets de
semences offerts par Trujillo…
Tant le contenu de l'ouvrage que les moyens mis en œuvre conduisent à
considérer qu'il s'agit d'une entreprise à caractère totalitaire visant à inculquer au plus
profond de chacun le respect de l'ordre établi.

D'une façon générale l'ouvrage est bien-pensant à souhait. Il est émaillé


d'aphorismes tel que celui-ci :
«Pense tous les jours à faire une bonne action363.»
Maxime directement inspirée de la tradition du mouvement boy-scout. La
naïveté de ce genre de préceptes semble tracer une voie paisible vers un monde
harmonieux et sans conflits. Vivre en paix est à la portée de tout homme de bonne
volonté !
Mais ces perspectives radieuses servent à présenter tout adversaire du régime
sous les traits les plus repoussants. Qu'on en juge :

forgé une décennie plus tard dans la défaite et la soumission, qui est le plus proche. Nous reviendrons
brièvement sur la devise dominicaine plus avant.
362 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 235.
363 ID., ibid., t. I, p. 237.

-193-
«Si un homme qui veut troubler l'ordre passe chez toi, fais-le
prisonnier : c'est le pire des malfaiteurs. Le criminel est en prison, il a
tué un homme ou volé quelque chose. Le révolutionnaire veut tuer tous
ceux qu'il pourra et prendre tout ce qu'il trouvera : ce qui est à toi et à
tes voisins : voilà ton pire ennemi364.»
Trujillo efface soigneusement les traces de la "révolution" de février 1930, qui
lui a servi de marchepied pour s'emparer du pouvoir deux ans plus tôt seulement, et
présente le révolutionnaire comme l'agresseur par excellence. Celui-ci, sans raison
apparente, vient troubler cette paix innocente à laquelle aspire le Dominicain.
L'opposant est tout à la fois l'anarchiste, le nihiliste et l'homme au couteau entre les
dents. Arrêter et capturer ce criminel sans pareil relève de la légitime défense. Chaque
paysan est incité à se transformer en combattant au service de l'ordre trujilliste : il ne
fera que défendre son foyer, sa famille et sa vie.
Dans un tel cadre, l'armée et la police cessent d'être perçues comme des
instruments de coercition pour devenir des alliées de l'homme du peuple :
«Chaque Policier est ton meilleur défenseur365.»
L'alcalde pedáneo, le policier craint par le paysan qui voyait en lui celui qui
l'expulse, le met à l'amende ou l'emprisonne, devient soudainement son protecteur.

C'est donc bien tout l'édifice social qui se trouve légitimé. Lisons pour finir la
conclusion de l'opuscule :
«Aime Dieu et observe les principes de la religion. Chaque
pensée religieuse te purifiera l'esprit et chaque acte que tu feras, inspiré
par ta foi, te rendra plus juste et plus fort, et ainsi tu pourras, mieux et
davantage servir ta Patrie et l'humanité 366.»
Le propos s'élargit au point d'invoquer Dieu et l'humanité tout entière. Cette
dernière note, apparemment plus religieuse que politique, n'est pas choisie au hasard.
Elle est faite pour frapper les esprits des paysans dominicains. Le régime est
implicitement donné comme la manifestation de l'ordre divin et humain. Ne pas y
souscrire, c'est se ravaler au rang du sauvage, sans foi ni loi.

364 ID., ibid., t. I, p. 238.


365 ID., ibid., t. I, p. 236.
366 ID., ibid., t. I, p. 238.

-194-
• LES TRAITS POPULISTES

Trujillo, s'il sait parler en privé aux compagnies sucrières, aime s'adresser
publiquement au peuple par des discours et par des gestes que la propagande fait
largement connaître. Il s'affirme constamment comme le protecteur des humbles.
Écoutons-le :
«Mes efforts et ceux de mon Gouvernement ne visent pas à
favoriser quelques riches propriétaires, mais l'ensemble des travailleurs,
qui ont besoin d'une réelle protection, et par conséquent je fais savoir
que les terres doivent être distribuées, par colonisation ou location, à
toute famille sans propriété, pour que le bras fasse, grâce au miracle de
la répartition, ce que ne peut faire le propriétaire seul sur ces terres367.»
On mesure l'effet que pouvaient avoir un tel discours et de semblables
promesses sur des agriculteurs souvent extrêmement misérables. Trujillo prend à revers
les grands propriétaires, les caudillos de naguère, en se ménageant les faveurs de leurs
subordonnés, les paysans sans terres. On remarquera qu'il encourage explicitement une
certaine hostilité à l'égard des nantis, présentés comme incapables d'assurer le
développement du pays.

Il fait d'ailleurs des gestes bien réels pour appuyer ses dires. D'après les chiffres
officiels, à l'époque où le président prononce ces paroles, le gouvernement a distribué
62 948 hectares à 32 769 agriculteurs368. C'est peu si l'on considère la surface moyenne
allouée à chacun, un peu moins de 2 hectares. Mais on mesure mieux la portée du geste
politique si on observe le nombre important de familles concernées. La mesure ne coûte
d'ailleurs rien à Trujillo et au gouvernement puisque les propriétés des exilés et des
"traîtres à la Patrie" sont réquisitionnées. En fait, le dictateur en distribuant lui-même
des lopins pour que chacun puisse assurer sa survie se substitue à l'ancien caudillo, et
noue directement des liens de protecteur à protégé avec nombre de Dominicains à
travers tout le pays.

367 Al inaugurar el día 26 de enero de 1936, el acueducto y el mercado de Esperanza, en la Común del
mismo nombre, Provincia de Santiago. ID., ibid., t. II, p. 186.
368 Nous effectuons ces calculs à partir des chiffre fournis dans le message de compte rendu annuel du
27 février 1936 que l'on trouvera à la p. 235 dans ID., ibid., t. II.
Il y aurait lieu d'étudier dans quelle mesure le discours et la pratique de Trujillo s'inspirent de ce que dit
et fait Cárdenas au Mexique à la même époque (Voir F. CHEVALIER, L'Amérique latine…, p. 576). S'agit-
il d'une exploitation délibérée de l'impact de la politique suivie au Mexique ? Nous ne pouvons le dire.
Les ressemblances formelles sont évidentes, les différences sur le fond également. Trujillo ne prolonge
pas une révolution; s'il dépouille des grands propriétaires c'est d'abord à son profit.
-195-
À l'occasion il définit un programme très simple mais propre à faire vibrer les
auditoires ruraux; l'objectif, dit-il, est de :
«… doter chaque homme d'un bien constitué d'un terrain fertile,
la vache et la jument, le cheval et la charrue, la maison et le livre369.»
Le paternalisme du propos ne doit pas nous dissimuler l'excellente connaissance
du terrain. La vache et le cheval sont, avec les quelques arpents de terre, les biens les
plus précieux pour le paysan dominicain. Sans eux pas de possibilité de défricher, de
cultiver ni d'apporter la récolte à la ville. En outre, l'animal domestique reste, depuis le
temps de la colonisation espagnole, l'attribut de l'homme libre. Une vache et un cheval,
c'est non seulement la survie garantie, mais aussi la marque d'un statut social reconnu.

Les lois elles-mêmes, conçues comme des instruments de propagande, cherchent


à toucher des points sensibles parfaitement déterminés. Tel ce projet présenté le 1 er juin
1937 pour limiter les profits usuraires sur les ventes "a la flor", ainsi nommées parce
que la transaction se réalise bien avant la récolte, alors que la plante est encore en fleur.
Trujillo décrit parfaitement le système, extrêmement répandu en république
Dominicaine:
«Nos agriculteurs, manquant d'argent liquide pour faire face aux
exigences de la culture, se voient dans l'obligation d'accepter de l'argent
de ceux qui le leur offrent en échange des fruits de la prochaine récolte.
La vente se fait alors d'avance, et les prix sont fixés par l'acheteur -en
général un agent de maisons étrangères- qui se prévaut de l'état de
pénurie de nos paysans370.»
On n'est pas loin d'entendre des accents socialistes ! En réalité, le président se
fait ici essentiellement le défenseur des planteurs de tabac, de cacao et de café qui, ne
disposant pas des réseaux télégraphiques utilisés par les acheteurs européens et pressés
par la faiblesse de leurs capitaux propres, vendent dans des conditions très
défavorables. Des profits précieux s'évanouissent ainsi, y compris pour l'État et pour le
dictateur.

369 Préambule au message de compte rendu annuel devant le Congrés national du 27 février 1936. ID.,
ibid., t. II, p. 207. Un an plus tard l'objectif n'est pas atteint puisque le dictateur déclare à nouveau : «Il [le
gouvernement] fournira, également, à chaque paysan eu égard à ses moyens et besoins, une vache et un
veau, des juments, mulets ou toute autre bête de somme ou animal de trait, pour lui permettre de faire
face aux travaux agricoles et au transport de ses produits aux localités et centres de consommation».
Plan de mejoramiento social y económico, difundido desde San Cristóbal, residencia temporal del poder
ejecutivo, el día 28 de marzo de 1937. ID., ibid., t. III, p. 102.
370 Mensaje al Congreso Nacional sometiendo un proyecto tendente a brindar mayor protección al
agricultor dominicano. ID., ibid., t. III, p. 133.
-196-
La loi, en instaurant la possibilité théorique d'une rupture du contrat si la
différence avec les cours mondiaux est trop élevée, cherche à renforcer la position
dominicaine et Trujillo apparaît ainsi comme celui qui répare une injustice faite aux
faibles.

Mais le pouvoir ne s'intéresse pas qu'à la paysannerie, il se tourne également


vers les ouvriers. Le contrôle corporatiste, exercé en particulier sur la Confédération
dominicaine du travail, est l'une des faces de la politique ouvrière de Trujillo, nous
l'avons vu, mais il faut également avoir à l'esprit le côté populiste qui complète la
stratégie.
Des mesures en faveur des ouvriers sont annoncées, surtout à la fin de la période
qui nous intéresse. Le président lance à grand renfort de publicité un «Plan de réforme
sociale et économique», le 28 mars 1937, depuis San Cristóbal. Il déclare notamment :
«Je me propose de créer, dans les centres urbains les plus actifs,
des quartiers ouvriers selon le système des constructions standardisées,
dont le coût sera payé par les fonds publics et remboursé par les familles
ouvrières avec des traites adaptées à leurs possibilités371.»
En réalité il faudra encore attendre, avant que de telles réalisations ne voient le
jour à grande échelle. Mais l'apparition publique de cette préoccupation témoigne de la
sensibilité du régime à ces questions.
En février 1937, en présentant au Congrès les mesures prises en faveur de la
classe ouvrière au cours de l'année qui vient de s'écouler, Trujillo déclare :
«Je peux dire avec emphase que des lois qui partout ont coûté de
longues années de lutte et des flots de sang […] ont été ici promulguées
par l'initiative spontanée du propre Chef de l'État, libre de toute
pression, même la plus légère, et que l'ouvrier dominicain s'est vu, quand
il s'y attendait le moins, […] protégé par un Gouvernement qui, dans sa
dominicanité intégrale, ne reconnaît ni ne fait de distinctions de classes
ni de fortune372.»
Vision idyllique certes, mais néanmoins fort significative. Par-delà le contenu
corporatiste déjà analysé, on remarquera surtout que le dictateur affirme connaître les
besoins de l'ouvrier mieux que celui-ci et qu'il exauce les vœux avant même qu'ils ne
soient formulés. La surprise du travailleur souligne cette extrême attention portée aux
couches laborieuses.

371 ID., ibid., t. III, p. 105.


372 Message de compte rendu annuel du 27 février 1937. ID., ibid., t. III, p. 77.

-197-
En définitive, ces nombreux traits populistes sont l'expression, en termes
idéologiques et politiques, d'une stratégie soigneusement mise au point :

- L'appel constant à la paysannerie pauvre vise à couper du gros


de la population les jeunes des milieux aisés qui conspirent contre lui et les nombreux
exilés qui préparent des tentatives de débarquement. Trujillo a analysé le point faible de
ses adversaires : leur manque de liens avec la masse du peuple. Il utilise en
conséquence le formidable réseau dont il est seul à disposer pour s'appuyer sur les
campagnes profondes. C'est ainsi que le 30 mars 1934 une conspiration à laquelle
participe Juan Isidro Jimenes Grullón373, petit-fils de l'ancien président de la république
Dominicaine, est étouffée à Santiago sans que cela ne provoque d'incidents notables.
Des membres des grandes familles traditionnelles qui ne cèdent pas au dictateur
peuvent impunément être arrêtés, emprisonnés, relâchés, expulsés du Parti dominicain
au gré de Trujillo sans que la population ne réagisse. Oscar Michelena, par exemple, en
fera l'amère expérience374.

- Par ailleurs, il ne se tourne vers la classe ouvrière que pour


désamorcer sa combativité. Il importe par-dessus tout qu'elle ne fasse pas «pression,
même la plus légère» pour reprendre les termes employés par le dictateur, c'est-à-dire
qu'elle ne s'organise pas de façon autonome et consciente.

Le populisme de Trujillo, en supprimant toute médiation entre le chef et le


peuple, vise à maintenir celui-ci dans un état indifférencié qui laisse l'initiative au
régime.

373 Sa grâce n'interviendra que le 31 octobre 1935.


374 Jeté en prison, il est torturé puis grâcié par Trujillo à la veille de Noël, le 23 décembre 1934. Mais il
est impliqué dans l'affaire Barletta qui éclate en avril 1935. Le 4 mai, il est expulsé du PD. Il prendra le
chemin de l'exil.
-198-
B/ LE CONTRÔLE DU TERRITOIRE ET DES PERSONNES

• LES REVUES CIVIQUES

L'offensive sur le terrain idéologique s'appuie sur une campagne d'organisation


et de surveillance de la population et du territoire dirigée du haut de l'État.

Les revues civiques (revistas cívicas), élément décisif du dispositif, vont être les
manifestations les plus spectaculaires de cette campagne. Elles se succéderont presque
continuellement tout au long de la dictature.
La première d'entre elles a officiellement lieu le 18 décembre 1932 à Río Verde,
près de La Vega, dans le Cibao. Mais en réalité cette manifestation, qui va servir de
modèle pendant des décennies, a été conçue dans l'action au cours des semaines
précédentes. En effet, pendant des mois, Trujillo a parcouru personnellement en tous
sens la région. Dès le 25 mai, il s'installe a San José de Las Matas, au sud-ouest de
Santiago, où il reste jusqu'au 9 juillet. Il se rend ensuite rapidement à deux reprises dans
la capitale et, le 24, le pouvoir exécutif est officiellement transféré à San José. Le 8
août, le Congrès national s'installe à son tour à Santiago. Après un bref séjour à Saint-
Domingue, au début du mois de septembre, le dictateur se rend à Mao. Jusqu'au 19
octobre, il sillonne la partie du Cibao qui s'étend entre San José, Mao et Santiago. Le 5
novembre, il est de retour à San José; il parcourt la région à cheval et se rend jusqu'à
Dajabón, sur la frontière dominicano-haïtienne. Le 14 décembre, alors qu'il passe une
semaine dans la capitale, sa résidence officielle est transférée à Santiago. Le jour de
Noël, il est proclamé président du Club Santiago, dans la capitale du Cibao. Il rentre à
Saint-Domingue le 31 décembre375.

Quels sont les motifs d'une telle fièvre ?

- D'une part, le Cibao est une région dont l'importance


économique et politique n'est pas à démontrer. Un an plus tôt Trujillo y a abattu
Desiderio Arias et il sait que là encore peuvent naître des mouvements dirigés contre le
pouvoir central. Il est d'ailleurs bien placé pour se souvenir du coup d'État de Santiago
375 On pourra reconstituer le détail de cette campagne en se référant en particulier à R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. I, p. 90 à 98.
-199-
qui a été le prélude à la chute d'Horacio Vásquez. Le dictateur est convaincu que s'il
tient fermement le Cibao, il tiendra le pays.

- D'autre part, les relations avec Haïti, nous l'avons vu, sont
particulièrement tendues à cette époque en raison de la présence de nombreux exilés
dominicains dans la République voisine. C'est donc sur le Cibao, et plus
particulièrement sa partie occidentale, que Trujillo concentrera ses efforts afin de
s'assurer le contrôle exclusif du territoire et des personnes.

Les tournées d'inspection, les distributions de secours aux pauvres 376, les
cérémonies officielles où il reçoit l'hommage des corps constitués et des notables, sont
autant d'étapes de ce renforcement du contrôle sur la région.
Au cours de cette campagne le schéma de la revue civique va être mis au point.
Le première ébauche en est donnée à Gurabo, non loin de Sabaneta et de Mao, le 17
novembre. Selon les chiffres officiels, près de 2 000 personnes y assistent à la Fête de
la Paix. La volonté pédagogique est évidente. Tout a été soigneusement choisi et
calculé:

- Le lieu d'abord, puisque c'est dans cette région accidentée que


Desiderio Arias a été acculé et abattu l'année précédente.

- Les acteurs également, car parmi les personnes présentes


figurent d'anciens partisans d'Arias qui ont fait allégeance à Trujillo. Ils participent
explicitement en qualité de transfuges. Commentant l'événement politique dans son
message annuel du 27 février 1933, le dictateur parle d'une :
«…fête, appelée Fête de la Paix, à laquelle assistèrent près de 2
000 hommes travailleurs de ces communes, et parmi eux ceux qui se sont
mis sous la protection des garanties offertes par le Gouvernement,
convaincus de l'inutilité de leurs efforts pour restaurer dans la
République l'empire de la guerre civile377.»

- Le moment aussi; en effet le président, qui quelques semaines


plus tôt fustigeait les exilés qualifiés en bloc d'«ennemis impénitents de la tranquillité

376 Il fait ainsi distribuer mille repas aux pauvres de Santiago, le 4 juin. Le 30 juillet il fait don de
3 000 $ à la Société protectrice des pauvres de cette même ville. Le 23 décembre, il offre un repas à
10 000 (sic) pauvres de Santiago.
377 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 260.

-200-
de la famille dominicaine» 378, a soudain lancé une grande campagne pour leur retour.
N'a-t-il pas déclaré encore récemment, la main sur la poitrine :
«Et c'est donc le cœur plein d'une patriotique sincérité, que je
proclame avec l'autorité de ma haute investiture de Président de la
République que les Dominicains absents aujourd'hui de la Patrie pour
des raisons politiques, quelles que soient les raisons qui auront pu
motiver leur éloignement volontaire, peuvent revenir librement au Pays,
où ils jouiront […] des garanties et assurances établies par la
Constitution et la loi379.» ?

- Le contenu enfin : pour la première fois le Livret civique


(Cartilla Cívica), présenté comme un nouvel évangile, est distribué à la population.
Parallèlement, dans un message aux agriculteurs, Trujillo appelle à la délation :
«Chaque citoyen doit contribuer à maintenir l'ordre et la paix, en
prévenant les autorités locales de la sale besogne criminelle des
fainéants qui, ennemis du travail, le sont aussi du Gouvernement380.»
Chaque auditeur reconnaît sous cette caricature les opposants au régime.

Les principaux traits de ce que seront les revues civiques sont déjà fixés :

- Présence massive de la population qui est convoquée, organisée


et, la plupart du temps, transportée à travers la campagne pour voir, entendre et
s'incliner.

- Comparution, aux fins d'édification des masses, des adversaires


repentis. Trujillo peut ainsi se donner le beau rôle, celui du chef magnanime, tout en
faisant planer une lourde menace sur ceux qui s'obstineraient dans l'erreur.

- Mise au pas des notables qui, publiquement et souvent de façon


humiliante, doivent reconnaître qu'ils sont à la merci du dictateur.

- Démonstration de force de Trujillo destinée à intimider tout


éventuel opposant et à renforcer son crédit à l'extérieur.

378 Message annuel au Congrès du 27 février 1932. ID., ibid., t. I, p. 161.


379 Proclama del 23 de julio de 1932, invitando a los Dominicanos ausentes del País por motivos de
orden político, a que regresen bajo toda garantía y seguridades estatuidas por la Constitución y leyes .
ID., ibid., t. I, p. 222.
380 A los trabajadores del campo, el 17 de noviembre de 1932. ID., ibid., t. I, p. 239.

-201-
Dès le lendemain de ce premier essai, a lieu un imposant rassemblement de
confirmation de l'engagement politique (concentración de reafirmación política), dans
la campagne, à proximité de Río Verde (La Vega). Selon les chiffres, sans doute
exagérés, que diffuse la propagande, 100 000 paysans ont été conduits là depuis les
provinces de Santiago, La Vega, Duarte et Espaillat381. Tout est fait pour frapper les
esprits et démontrer que le régime s'est doté d'un réseau de contrôle de la population
dont jamais aucun caudillo n'avait disposé à lui seul.

La répétition a sans doute été jugée satisfaisante puisque la première revue


civique se déroulera au même endroit, un mois plus tard exactement. La forme est
décidément militaire comme le nom choisi l'indique : Trujillo arrive à cheval et passe
en revue les paysans et les autorités rassemblées. 20 000 agriculteurs, assimilés à des
soldats du travail, ont été réunis pour voir le Chef 382. La revue civique est, en effet,
l'occasion de lancer les nouvelles méthodes culturales.

Sans attendre, la dictature va pouvoir mettre en pratique à grande échelle son


savoir-faire. Pour la seule année de 1933, des revues civiques sont organisées dans les
provinces de Saint-Domingue, Santiago, San Pedro de Macorís, El Seibo, Azua,
Barahona, Duarte, Puerto Plata et Monte Cristi383.

381 Voir nos cartes des divisions administratives du territoire, annexe IV.
382 C'est le chiffre que donne le dictateur lui-même dans son compte rendu annuel du 27 février 1933.
ID., ibid., t. I, p. 258. Curieusement le pourtant si méticuleux et laborieux R. DEMORIZI n'en retient que
«14 000 environ» dans sa Cronología de Trujillo, t. I, p. 97.
On relèvera cette arrivée à cheval du Chef. Trujillo s'affirme ici en caudillo.
383 Compte rendu annuel du 27 février 1934. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 20.
On trouvera un très intéressant ensemble de photographies précisément rassemblées par la propagande
pour montrer ce qu'est une revue civique in Álbum de oro de la República Dominicana. 1492-1936,
p. 251 et 252. La manifestation donnée en exemple est la revue civique du 28 juin 1936 à Monseñor
Nouel. On notera l'habile mélange du politique et de l'économique : les machettes réunies en vue de leur
distribution, la foule, énorme, à distance, etc.
-202-
• UNE SURVEILLANCE ORGANISÉE

Mais ces grandes parades ne pourraient avoir lieu sans un travail en profondeur.
Elles ne sont, en quelque sorte, que la partie émergée d'un réseau qui s'étend et se
perfectionne jour après jour.

La première des tâches est d'enregistrer une population fort mal connue des
autorités centrales. Les lieux et dates de naissance, la situation matrimoniale, la
filiation, sont souvent obscurs, les noms eux-mêmes sont douteux, l'usage du sobriquet
étant extrêmement répandu. Dans les campagnes, nombre de Dominicains ignorent tout
de leur identité du point de vue de l'état civil. C'est que la société était encore naguère
organisée au plan local, dans un système de relations paternaliste. Ce qui importait
c'était le nom sous lequel on était connu et non celui, très théorique et finalement
inutile, qui avait été transmis par le père. Dans certaines contrées, le nord-ouest, le sud
ou la presqu'île de Samaná, par exemple, la plupart des couples n'étaient pas mariés, au
sens légal du terme, et la paternité n'était donc pas régulièrement établie 384. D'ailleurs, la
nationalité elle-même restait souvent une notion vague à proximité d'une frontière
traditionnellement perméable. Tout ceci devient inacceptable si on prétend instituer un
pouvoir central fort, capable de contrôler effectivement les personnes dans tout le pays.
Aussi, un effort considérable va-t-il être consenti pour que chaque Dominicain soit
muni d'une carte d'identité (cédula personal de identidad)385.

Le 9 février 1932, l'inscription des enfants à l'état civil devient une obligation
légale. La disposition complète la loi du 29 décembre 1931, qui vient d'instaurer la
carte d'identité obligatoire. Tout est donc prêt et quelques semaines plus tard, le 16 avril
1932, Trujillo se fait établir, le premier, une carte d'identité. À la fin de l'année, le bilan
est déjà éloquent : 260 000 $ ont été perçus par l'État pour l'établissement de plusieurs
centaines de milliers de cartes d'identité386. Le chiffre est considérable si on le rapproche
de la population du pays : moins de 1,5 million d'habitants selon les chiffres du

384 Cette question des mariages a beaucoup préoccupé le régime. Aussi y reviendrons-nous aux
chapitres : Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière et 1947-1955. Vers le
partenariat. Nous donnerons alors d'autres précisions.
385 Il est intéressant de noter que la première tentative pour doter les Dominicains d'une carte d'identité
avait été faite par les Marines, lors de l'occupation du pays. Trujillo reprend constamment les
perspectives tracées par l'occupation, pour constituer un véritable État, à l'échelle du territoire national.
386 Voir à ce sujet le message annuel du 27 février 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. I, p. 258.
-203-
recensement de 1935. La diffusion rapide et massive du document est une donnée
politique nouvelle :

- L'État connaît ainsi directement ses administrés. Il peut établir


des plans rationnels, calculer les mesures qu'il envisage et leur impact.

- Le contrôle de la population devient possible. La police pourra à


tout moment identifier avec certitude le délinquant, l'inconnu ou le voyageur étranger à
la région. D'ailleurs très vite il devient indispensable d'avoir en permanence sur soi la
carte d'identité afin de la présenter aux réquisitions de l'autorité. Celui qui ne peut
s'exécuter s'expose à de sérieux ennuis : emprisonnement, amendes, etc.

- Les bases du pouvoir des notables locaux se trouvent


considérablement affaiblies : l'État central n'a plus besoin de passer par eux pour
connaître et contrôler la masse paysanne. On retrouve là une ligne constante de la
dictature : priver l'oligarchie traditionnelle de son rôle politique et social.

La mesure, dont on saisit toute l'importance politique et policière, s'inscrit


évidemment dans un cadre plus vaste. Signalons-en quelques éléments significatifs qui
permettent de juger de l'ampleur du dispositif :

- Le 19 janvier 1932, une loi d'immigration vise à restreindre


considérablement les entrées individuelles de ressortissants haïtiens. Les clandestins
sont passibles des travaux forcés387.

- Dès cette année, le pouvoir accorde une attention particulière à


la nomination des gouverneurs de provinces, dont il entend faire de véritable
représentants du gouvernement, dotés de pouvoirs étendus.

- Les responsables municipaux, nommés par l'autorité centrale,


sont mis sous le contrôle du secrétaire à l'Intérieur et placés sous tutelle financière. Ils
sont démis de leurs fonctions s'ils ne donnent pas entière satisfaction388.

387 Loi qui s'inspire des règlements instaurés par les Marines, au temps de l'occupation.
388 Pour ces deux points voir le compte rendu annuel du 27 février 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I, p. 258.
-204-
- Le 23 novembre 1934 Trujillo confie officiellement au Parti
dominicain la mission d'effectuer le «Premier Recensement Scientifique de la
République»389. On mesure l'importance et la signification de cette décision. L'enquête,
minutieuse, débute le 7 avril 1935 et ne prendra officiellement fin que seize mois plus
tard, le 16 août 1936. Le document final dresse un tableau détaillé de la situation du
pays qui recense les logements, la population, les ressources agricoles et le corps
électoral390. Il n'est pas indifférent de noter que le précédent recensement remontait à la
période de l'occupation nord-américaine. L'US Navy qui administrait alors sans partage
le pays avait besoin d'en avoir une image claire et précise391. C'est néanmoins la
première fois que le pouvoir central dispose d'une connaissance aussi rigoureuse pour
décider et agir tant au plan économique que politique. Il s'affranchit encore un peu plus
des relais régionaux du passé. À la suite de ce recensement est annoncée la création
d'un Office de la statistique nationale (Oficina de Estadística Nacional)392.

- De janvier à mars 1936, une commission militaire sous la


conduite du sous-secrétaire à l'Intérieur réalise une tournée d'inspection des
municipalités.

- Précisément le 2 mars 1936, les polices municipales, qui avaient


été placées sous le contrôle direct de l'État dès 1934393, sont définitivement dissoutes et
fondues en une police nationale centralisée. Trujillo définit la place et la mission de ce
corps en vantant :
«…la création de la police nationale, comme corps auxiliaire de
l'Armée et comme facteur de collaboration avec divers Départements de
l'Administration394.»

389 Al presidente de la Junta Superior Directiva del Partido Dominicano… ID., ibid., t. II, p. 107. On
pourra également consulter : Proclama anunciando al País el éxito alcanzado en los trabajos del Censo
de habitaciones, primera parte del Censo nacional, obra realizada por el Partido Dominicano. ID., ibid.,
t. II, p. 158.
390 Les deux principales opérations, recensements de la population et des ressources agricoles, ont
respectivement lieu dès le 13 mai et le 24 juin 1935.
L'ouvrage Álbum de oro de la República Dominicana. 1492-1936, consacre dix pages (33 à 42) de
photographies et d'iconographies à l'événement, présenté comme un des grands succès du régime.
391 Ce recensement avait été effectué en 1920.
392 Proclama del 16 de agosto de 1936, anunciando al pueblo dominicano la terminación del Censo
nacional, el cual incluye el de población, el agrícola, el pecuario, el de habitaciones y el electoral.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 326.
393 Il s'agit d'un plan d'action concerté dont il faut souligner la continuité. Le 1 er septembre 1933, la loi
dispose que les polices municipales passent sous le contrôle des gouverneurs de province, la mesure est
effective au 1er janvier 1934. Le 23 novembre de cette même année, l'échelon provincial est supprimé,
elles ne dépendent plus que du pouvoir central. Le 18 octobre 1935, elles sont fondues en un seul corps.
Enfin en mars 1936, elles deviennent officiellement la police nationale, attachée à l'armée.
394 Message annuel du 27 février 1937. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 24.

-205-
La présence tentaculaire de l'armée commence à définir les contours d'un régime
caporaliste. Nous y reviendrons.

- En 1937, les alcaldes pedáneos, que Trujillo avait


immédiatement mis au pas, on s'en souvient, sont pourvus d'un uniforme :
«…dans le but de marquer une plus grande austérité et
d'individualiser ceux qui comme eux sont revêtus d'une autorité rurale.»
La dictature fait ainsi un nouveau pas dans la constitution d'un corps national
centralisé, soumis aux autorités militaires et efface un peu plus l'ancien droit coutumier
local.

- La même année sont institués des Inspecteurs des côtes. La


mesure vise à l'évidence à contrôler les différents trafics de contrebande, traditionnels
dans les Caraïbes, et à prévenir toute tentative de débarquement organisé par des exilés.
L'isolement de la population dominicaine est perfectionné.

- C'est encore en 1937, qu'est ordonné un enregistrement


systématique des étrangers, après leur inscription sur les registres du consulat concerné.
La mesure est loin d'être innocente. Elle constitue d'abord un rappel à l'ordre pour les
autorités haïtiennes qui ont d'autres préoccupations que de s'intéresser au sort des
dizaines de milliers d'Haïtiens immigrés en république Dominicaine. Mais il s'agit
également d'une grave menace pour ces populations qui se trouvent ainsi réputées en
situation manifestement illégale395.

Ajoutons pour finir que la modernisation du pays et en particulier du réseau de


communications est explicitement conduite avec le souci de renforcer la surveillance.
Les lignes téléphoniques relient les régions mal contrôlées, les routes sont améliorées
afin de permettre l'arrivée rapide de troupes si nécessaire, les ponts rapprochent les
contrées isolées. Trujillo lorsqu'il inaugure un ouvrage qui porte le nom de son fils aîné,
Ramfis, lance cette métaphore :
«Le pont non seulement rapproche les peuples mais éloigne les
tendances sédicieuses contraires à la sécurité des nations396.»
Tout le territoire doit être mis à portée de main du dictateur.
Reprenant, prolongeant et élargissant les mesures prises par les Marines pendant
l'occupation, Trujillo met en place un État central. Il en est l'incarnation.

395 Pour tous ces points : Message annuel du 27 février 1938. ID., ibid., t. III, p. 229.
396 Al inaugurar el Puente "Ramfis", sobre el río "Higuamo" […] el día 18 de mayo de 1934. ID., ibid.,
t. II, p. 52.
-206-
• LE CAPORALISME

On n'aura pas manqué de remarquer combien le militaire et le général semblent


constamment percer sous le civil et le président. Ici le dictateur exalte le mouvement
scout, là il passe en revue les agriculteurs comme sur le front des troupes, ailleurs il
enverra les militaires coloniser de nouvelles terres sur la frontière. Il ne faut pas se
contenter d'y voir un simple trait de caractère plus ou moins inconscient. L'armée, pilier
et instrument du régime, est également un modèle social pour Trujillo.
Lorsqu'il se fait décorer de la Médaille du Mérite par les pompiers de San Pedro
de Macorís il leur déclare:
«J'ai de la sympathie envers les corps constitués pour l'aide,
l'abnégation et les sacrifices, et qui, de par leur destination particulière,
sont militarisés pour mieux accomplir leur dessein. Quel que soit le lieu
où il y a une cause sociale à servir et un honneur à défendre, la vie revêt
un caractère héroïque et l'homme est un soldat397.»
il y a sans doute quelque sincérité derrière la grandiloquence du propos.
Instinctivement Trujillo penche pour une société où les hommes sont des instruments
au service d'ambitions qui les dépassent. Il baptise abnégation la dissolution de
l'individu, qui n'est plus qu'une unité perdue dans la masse, et héroïsme l'abdication de
tout libre arbitre. Pas un mot d'éloge, en revanche, pour la réflexion personnelle ou pour
l'intelligence, qui peuvent être des vices plus que des vertus. Et surtout rien sur
l'élaboration du «dessein» qu'il faut seulement «accomplir». Ce n'est pas au soldat qu'il
revient de discuter des objectifs, qui restent du ressort du Chef seul. L'isolement du
pouvoir suprême et le caporalisme que cherche à instaurer le régime sont les deux faces
d'une même médaille.

Ce n'est donc pas seulement par l'effet d'une lubie que Trujillo souligne à l'envi
sa place dans la hiérarchie militaire, alors même que personne ne peut prétendre la lui
disputer. S'affirmer le chef de l'armée, c'est bien s'imposer comme le maître de toute la
société. Le 26 mai 1933, le Congrès le nomme au grade suprême : il est fait
généralissime. Mais, comme s'il devait rappeler régulièrement son rang, diverses
cérémonies vont lui permettre, au fil des ans, de se voir réattribuer un grade qu'il a déjà.
À la fin du mois de mars 1937 - presque quatre ans plus tard !-, il reçoit ainsi les

397 Al recibir la Medalla de Mérito del Cuerpo de Bomberos de San Pedro de Macorís, el día 3 de mayo
de 1933. ID., ibid., t. I, p. 322.
-207-
insignes officiels des mains du président du Sénat à Santiago. Il précise alors le sens du
geste :
«…il est évident que la discipline de la caserne, les méthodes de
travail appliquées dans un cadre rigide et qui reposent sur la
transmission et l'exécution certaines, précises et efficaces des ordres,
continuent et continueront à être pendant longtemps, le secret pour
enrayer la démoralisation des peuples et pour conjurer les périls de
l'anarchie dans l'histoire des nations398.»
Les derniers mots sont éclairants : Trujillo rêve d'un pays et même d'une planète
qui ne seraient qu'une vaste caserne. Projet fou sans doute, mais qui témoigne de
l'étroitesse des perspectives sociales et politiques qui s'offrent au régime. La dictature
se voit engagée dans une marche en avant vers toujours plus de contrôle, toujours plus
de discipline. Les traits d'inspiration fasciste, corporatiste ou populiste que nous avons
relevés s'ordonnent, en réalité, autour de l'axe fondamental de la militarisation de l'État
et de la société dans son ensemble.

Il n'est donc pas surprenant que, lorsque le dictateur s'adresse aux soldats, il
parle en fait à toute la société :
«La discipline n'est pas seulement une vertu du soldat, mais doit
être une pratique quotidienne pour le citoyen. Dans la fonction publique
particulièrement la discipline est la base de l'organisation et du
succès399.»
Il est clair ici que l'on n'a pas affaire à une vague idéologie, mais bien à un
projet politique. Le fonctionnaire doit être discipliné comme un soldat. Sinon il sait que
des sanctions bien réelles tomberont : déplacements d'office, rétrogradations, radiations,
etc. Les exemples ne manquent pas. Tout le discours cité s'articule autour d'une mise en
garde contre les influences délétères et consacre le devoir comme valeur suprême.

Un exemple éclaire particulièrement le caporalisme que cherche à développer le


régime : la création de la Garde universitaire Président Trujillo, le 4 mars 1937.
L'université et plus spécifiquement la jeunesse étudiante ont toujours inspiré la plus
grande méfiance à Trujillo. À juste titre, il y voit un vivier de futurs opposants 400. Le
milieu lui est d'abord étranger par son origine, sa formation et sa fonction. Il n'est pas
issu d'une de ces bonnes familles qui envoient leurs fils faire des études supérieures; ce

398 En Santiago de los Caballeros, el día 30 de marzo de 1937… ID., ibid., t. III, p. 110.
399 En el recinto de la Fortaleza Ozama, el día 22 de junio de 1937, al recibir del Jefe de Estado Mayor
del Ejército Nacional la medalla ofrecida por esta institución militar. ID., ibid., t. III, p. 121.
400 Il le dit explicitement, dès le 23 janvier 1932, dans son discours d'inauguration de l'Ateneo
Dominicano. ID., ibid., t. I, p. 151.
-208-
qu'il a appris, il le doit à l'armée nord-américaine et il est avant tout un militaire. C'est
ensuite un lieu ouvert aux influences étrangères où circulent les livres et les écrits les
plus divers. L'université est, par nature, un monde qui tend à lui échapper. Dès 1932, le
dictateur dit ouvertement sa méfiance envers l'attitude des :
«…étudiants, dont l'expérience juvénile peut être exploitée par les
ennemis du Gouvernement, obstinés à empêcher l'action reconstructrice
actuelle.»
Il annonce donc un strict contrôle de l'université :
«J'ai de la sympathie pour l'autonomie de l'école […] cependant
je ne suis pas partisan d'en hâter la venue mais de l'atteindre
graduellement à mesure que sera plus spontanée et sincère la
collaboration que l'on m'offrira401.»
Il est difficile d'être plus clair. La solution sera donc pour Trujillo l'encadrement
militaire de l'université. Mais ce n'est que cinq ans plus tard que sera constituée la
Garde universitaire, instrument de ce dessein. Le 2 mai 1937, lors d'une cérémonie
militaire le président déclare enfin ouverte :
«…l'ére de la mutuelle compréhension qui fera de la caserne et
de l'Université des centres communs de préparation où s'élaborera
l'avenir de notre Patrie402.»
La Garde universitaire, composée d'étudiants et d'enseignants, est dotée
d'uniformes, d'un drapeau et même d'un hymne. Elle est assimilée à un corps militaire
et parade aux côtés de l'armée, comme c'est le cas ce 2 mai. Elle est l'antenne du
pouvoir à l'université. Dans le même discours, Trujillo exalte :
«…la Garde universitaire, organisée sous l'inspiration du
Gouvernement, et reconnue par celui-ci dans son caractère semi-
militaire afin de relier le plus haut centre d'enseignement du pays à
l'institution qui sert le plus efficacement pour réajuster le parfait
fonctionnement des mécanismes du Gouvernement.»
On aura reconnu dans cette institution dont le dictateur célèbre l'efficacité,
l'armée elle-même. La Garde universitaire est conçue comme une projection politique
de la police et de l'armée à l'université. Des étudiants et des enseignants renseignent sur
ce que dit et pense chacun, défilent au pas cadencé pour intimider leurs collègues et
organisent les provocations et les mises en scène imaginées en haut lieu. À ce titre, elle
fait figure d'organisation-modèle pour le pouvoir403.
401 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 131.
402 Pour cette citation et la suivante : Al entregar al Ejército la bandera creada por ley del Congreso,
como insignia de aquella institución militar, acto en el cual tomó parte la Guardia Universitaria. ID.,
ibid., t. III, p. 131 et 130, respectivement.
403 Il ne semble pas que la Garde universitaire ait jamais dépassé quelques centaines de membres.
Néanmoins son rôle politique est important, car elle se situe d'emblée comme l'un des cercles de
-209-
Ajoutons, et c'est un aspect essentiel, que l'armée n'est pas seulement un idéal
d'organisation. Elle est l'instrument dont dispose Trujillo pour mettre au pas la société.
Nous venons de voir l'exemple de la Garde universitaire qui ne se constitue que sous sa
protection immédiate et en étroite liaison avec elle. Mais son champ de compétence est
bien plus large.
Le dictateur énumère les interventions de l'armée dans les différentes activités
de la nation, à l'occasion de son message de compte rendu annuel devant le Congrès
national le 27 février 1934. D'après ses propres dires, elle joue un rôle important ou
décisif dans les domaines suivants : la Justice en général et les tribunaux en particulier,
l'Instruction publique, les Travaux publics, l'Agriculture, les municipalités, les
Relations extérieures, la Santé, l'immigration,… 404. Si l'on ajoute l'Intérieur, la Police et
la Guerre et la Marine, qui relèvent de sa compétence directe, il apparaît clairement que
l'armée est omniprésente dans les ministères et l'Administration.

Le caporalisme, avant même d'être une doctrine politique, est la conséquence


théorisée de cette intrusion de l'armée dans la vie du pays et de sa tendance à assujettir
tout le corps social. On peut dire que, sous des formes nouvelles et inattendues, le
système politique mis en place par l'US Navy continue à s'étendre et à se développer.

l'appareil dictatorial les plus proches de Trujillo. Il est certain que des recherches sur cette organisation
apporteraient bien des enseignements sur la dictature. Nous reviendrons sur le développement de la
Garde universitaire et son rôle au sein de l'appareil au chapitre : 1939-1945. La modernisation de
l'appareil.
On pourra consulter la notice que nous lui consacrons à l'Annexe VI.
404 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 25.

-210-
4. LES MÉCANISMES DU POUVOIR

A/ LA PLACE DU PARTI DOMINICAIN

Dans l'effort pour quadriller la population et le pays, le Parti dominicain joue un


rôle politique décisif. Nous avons d'ailleurs vu comment il avait été officiellement
chargé de conduire le recensement général de 1935. Il peut sembler incompréhensible
et même absurde que le président de la république, Trujillo, confie solennellement à la
direction du Parti dominicain -c'est-à-dire en quelque sorte à lui-même puisqu'il est
également le Chef de cette organisation- une mission d'État. Nous touchons pourtant là
à un des mécanismes profonds du pouvoir.

La missive officielle a pour fonction de parer des formes de la légalité


l'accaparement de l'État par le dictateur. C'est la raison pour laquelle la propagande fait
largement connaître le document. Dans le même temps la légalité constitutionnelle et
démocratique est respectée -formellement, du moins- et les hommes de main de Trujillo
sont habilités à intervenir sur tout le territoire. Le Parti dominicain, organisation au
service personnel du dictateur, est consacré comme un organisme officiel avec toutes
les facilités légales et juridiques que cela implique. Il va mobiliser jusqu'à 30 000
personnes à la fois405 pour contrôler le nombre et l'état civil des personnes qui vivent
sous le même toit, les différents animaux de la basse-cour et ce que chacun cultive.
L'omniprésence de Trujillo est ainsi spectaculairement affirmée, jusque dans les
chaumières les plus misérables. Chaque paysan se verra signifier qu'il n'y a légalement
d'autre loi que celle de Trujillo.

Une double administration s'installe, un réseau protégeant l'autre, qui permet de


jouer sur tous les tableaux. Le souci de maintenir cette équivoque est une constante.
C'est ainsi que le Parti dominicain, pourtant fondé en grande pompe le 16 août 1931,
célèbre solennellement son enregistrement par la Commission électorale centrale le 11
mars 1932 : cela vaut, en effet, «reconnaissance de son existence politique dans le
cadre de la loi406». On comprend encore mieux la portée de la cérémonie si l'on se réfère

405 Proclama anunciando al País el éxito alcanzado en los trabajos del Censo de habitaciones, primera
parte del Censo nacional, obra realizada por el Partido Dominicano. ID., ibid., t. II, p. 158.
406 En el solemne acto celebrado en el local del Partido Dominicano con motivo de la inscripción de
dicho Partido por la Junta Central Electoral como reconocimiento de su existencia política dentro de la
-211-
au discours de Trujillo qui présente la devise du parti : "Rectitude, Liberté, Travail". Il
n'échappe pas à l'assistance que les initiales sont très exactement celles du Chef : Rafael
Leonidas Trujillo. Le lien est fait qui unit la loi à la personne même du dictateur.
Désormais dans chaque localité, au fronton du local du Parti dominicain, s'étaleront
publiquement les trois lettres symboliques, rappel constant de la présence de celui qui
incarne le pays tout entier407.

Il n'est donc pas étonnant que l'adhésion au Parti dominicain devienne


obligatoire au cours des années trente, pour tout Dominicain âgé de plus de 16 ans qui
désire se déplacer dans le pays. Bien sûr, cela n'est pas écrit, mais chacun sait qu'il faut
pouvoir présenter "le petit palmier" -on appelle partout la carte du parti palmita car elle
est ornée de la silhouette de cet arbre- en même temps que la carte d'identité lors des
inévitables contrôles. Tout fonctionnaire doit également pouvoir prouver son
appartenance au parti du dictateur. Et si, en théorie, les autorités ne peuvent refuser
d'établir une carte d'identité, en revanche rien n'oblige le responsable du Parti
dominicain à accepter une adhésion s'il estime avoir affaire à un tiède ou un
récalcitrant.
On imagine également les implications immédiates d'une radiation du Parti
dominicain.

ley. ID., ibid., t. I, p. 191.


407 Par la suite, on ajoutera à cette trilogie : "Moralité", qui renvoie au matronyme, Molina, du dictateur.
Les initiales RLTM deviennent la signature de la patrie et de son Benefactor. Nous avons déjà analysé,
sous un angle plus social, la fonction de cette devise in 1932-1937. L'ordre moral.
-212-
B/ L'INSTABILITÉ PERMANENTE

Or les radiations et expulsions ne sont pas rares, tant s'en faut. Il suffit de
déplaire, ou même de ne pas obéïr assez vite et avec le zéle attendu, pour être
sanctionné. Ces exclusions peuvent être prises isolément ou dans le cadre d'une des
vastes épurations -depuración, tel est le terme officiel- qui s'abattent régulièrement. La
mesure est souvent entourée d'un certain apparat destiné à humilier la victime, à la
désigner comme un pestiféré et surtout à mettre en garde ceux qui peuvent être amenés
à la côtoyer. La publicité donnée à la radiation a valeur d'avertissement : il vaut mieux
ne plus fréquenter l'exclu si on le connaissait, le renvoyer si on l'employait, rompre
toute relation si on comptait parmi ses parents.
Parfois les purges ont une ampleur exceptionnelle et sont accompagnées d'une
intense campagne de propagande. C'est le cas, par exemple, lorsque, le 29 septembre
1934, est annoncée la mise en place de tribunaux d'honneur du Parti dominicain -
appelés à juger l'infamie de certains si l'on en croit les termes choisis- en vue d'une
épuration générale. Ainsi, trois ans seulement après la fondation du parti, l'idée est
répandue que de nombreux adhérents sont des traîtres. Toute l'organisation sera donc
passée au peigne fin, chacun devra confirmer son engagement politique et le cas
échéant fournir des gages précis de sa fidélité.

On le comprend, ces sanctions qui tombent au hasard ou s'abattent soudain par


vagues, visent essentiellement à instaurer un climat d'insécurité permanente. Elles ne
sont que l'un des aspects d'un système plus général fondé sur les démissions et les
destitutions. Aucune charge n'est assurée. Les dignitaires du régime ne sont pas à l'abri,
bien au contraire; plus on s'élève dans l'appareil et plus on s'expose à être frappé, tôt ou
tard. Examinons par exemple ce qui se passe dans les deux Chambres :

- Au Sénat, qui compte douze membres pendant la législature


1930-1934, on enregistre une mort violente -celle de Desiderio Arias- et une destitution
-celle de Jaime Sánchez.

- À la Chambre des députés, qui est composée de trente-trois


membres pendant la même période, on recense dix-neuf démissions et deux
destitutions.

-213-
- Au cours du second mandat de Trujillo, de 1934 à 1938, le
rythme s'accélère considérablement puisque l'on compte douze démissions parmi les
sénateurs dont le nombre a été porté à treize.

- Pendant ces quatre années alors que la Chambre des Députés ne


réunit que trente-cinq membres, on assiste à quarante-six démissions408 !

Dans certains cas, trois ou quatre élus arrivent à se succéder pour un même
siège. Parfois ceux qui sont tombés en disgrâce font une réapparition, aussi soudaine
qu'inattendue, à la faveur de la démission de leur remplaçant… Tout est possible.

C'est donc bien à un véritable système de gestion du pouvoir que l'on a affaire.
Quelles en sont les fonctions ?

- Tout d'abord intimider les prébendiers et dignitaires du régime.


On les effrayera d'ailleurs d'autant plus qu'ils occupent des fonctions plus élevées.
Toute velléité de constituer un appareil parallèle ou rival est ainsi brisée, tant
matériellement que moralement. Comment conspirer, si on est balloté sans cesse d'un
poste à un autre et du haut au bas de l'échelle sociale ? Et qui serait assez insensé pour
s'engager dans un complot, alors que le commanditaire risque à tout moment d'être
cloué au pilori ?

- Ensuite permettre la constitution d'un appareil parfaitement


docile et efficace aux ordres du seul dictateur. Sa volonté absolue règne sans partage.

- Démontrer avec éclat à la société tout entière que tous les


dirigeants sans exception dépendent de Trujillo. Interchangeables, ils ne sont rien par
eux-mêmes et ne valent que comme ses représentants. Ils sont l'apparence du pouvoir,
et non le pouvoir lui-même.

- Dans ce vertigineux tourbillon, seul Trujillo reste immuable. Il


apparaît comme l'alpha et l'oméga de tout pouvoir.

408 Pour toutes ces statistiques on consultera GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, en particulier p. 66 et 86, et
R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, en se référant aux périodes concernées.
-214-
Comment une mécanique aussi folle en apparence peut-elle fonctionner
continûment sans que le pouvoir lui-même en soit affecté ?
En fait, contrairement à ce que croient certains auteurs, Trujillo a su
admirablement se couler dans les institutions pour les utiliser à son profit. Wipfler, par
exemple, voit dans l'article 16 de la Constitution un outil forgé par le dictateur pour
asseoir son pouvoir personnel409. Il n'en est rien, car Trujillo reprend purement et
simplement le texte de 1924, sans en rien modifier, lors des deux révisions
constitutionnelles de 1934 et 1942. Le voici :
«Quand seront déclarés vacants des sièges de Sénateurs ou
Députés, ils seront pourvus par la Chambre concernée qui choisira le
remplaçant sur une liste de trois noms que lui présentera l'organe
concerné du Parti Politique auquel appartenait le Sénateur ou Député à
l'origine de la vacance410.»
D'un point de vue formel, Trujillo ne fait que recueillir l'héritage des caudillos
et des factions du passé. En effet, dans le souci de maintenir les équilibres institués la
Constitution prévenait les éventuelles perturbations qu'aurait pu entraîner un décès ou
une démission en déclarant que le siège appartenait davantage au parti qu'à l'homme.
Ce qui a bouleversé le paysage politique depuis cette époque, c'est qu'il n'y a plus qu'un
seul parti et donc aucun équilibre à respecter. Dans la nouvelle situation, les
dispositions constitutionnelles ont pour conséquence que le dictateur choisit seul et
librement le député ou le sénateur.

On mesure le pouvoir exorbitant du président, d'autant que celui-ci prend ses


propres dispositions par ailleurs. L'article 39 des statuts du Parti dominicain prévoit en
effet expressément :
«Le Parti affirme que les charges électives ne reviennent pas à la
personne du candidat élu pour sa jouissance personnelle, mais dans la
mesure où il s'efforce de servir le programme politique et la discipline du
Parti; […] les candidats choisis pour des charges électives […] devront
envoyer par écrit leurs démissions respectives, non datées, au Chef du
Parti411.»
On appréciera les scrupules démocratiques et le respect de la Constitution qui
servent à justifier l'instauration légale de la dictature. L'arsenal est en effet redoutable :
Trujillo dispose de la lettre de démission, signée par avance, de chaque élu. À tout
moment il peut décider de l'envoyer au président de la Chambre qui lui demandera alors
de remplacer l'élu démissionnaire, en tant que Chef du Parti dominicain. Les deux
409 WIPFLER, The Churches of the Dominican Republic in the Light of History, p. 65.
410 GOBIERNO DOMINICANO, Constitución política y reformas constitucionales, 1844-1942, t. II, p. 471.
411 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 198.

-215-
Chambres, pourtant élues et régies par une Constitution héritée du passé pour
l'essentiel, sont, dans les faits, entièrement nommées par Trujillo seul. Du même coup,
l'ensemble des magistrats, désignés par le Sénat, dépendent de lui. On peut en dire
autant de la Cour des comptes.

Ainsi, alors qu'en surface toutes les formes légales et démocratiques sont
respectées, l'arbitraire s'impose à tous dans la réalité. Une étiquette compliquée et
invariable préside à chaque succession :

- La lettre de l'élu démissionnaire est communiquée à la


Chambre.

- Celle-ci l'accepte, toujours à l'unanimité.

- La direction du Parti dominicain fournit imméditament la liste


de trois noms prévue par les textes.

- Une brève suspension de séance a alors lieu.

- Le premier nom de la liste recueille invariablement la totalité


des suffrages.

- Le nouvel élu, toujours présent aux abords de la salle où l'on


délibère, prête serment sur-le-champ.

Cette codification extrême de règles non-écrites est l'expression d'une volonté de


verrouiller le jeu politique. La légalité n'étant qu'un masque, la dictature instaure une
deuxième légalité, beaucoup plus contraignante. À travers ce protocole complexe, le
pouvoir absolu vérifie constamment que chacun reconnaît réellement sa légitimité.

Ainsi se trouve défini un système où le fonctionnement normal, c'est la crise.


L'avenir doit rester imprévisible en permanence pour le membre de l'appareil. Lorsqu'il
faut procéder au renouvellement du bureau de la Chambre des députés, au lendemain
des élections, tous les titulaires sont reconduits dans leurs fonctions. En revanche, il est
modifié au moment où on s'y attend le moins. Un examen attentif du calendrier permet
d'ailleurs de déceler ce que l'on pourrait appeler des poussées de fièvre.

-216-
La plus manifeste d'entre elles se produit en 1936, à la charnière des mois
d'octobre et novembre. L'enchaînement des événements est éloquent pour tout
observateur :

- Tout commence le 30 octobre lorsque l'une des figures les plus


en vue du régime, le président de la Chambre des députés, Miguel Ángel Roca 412, est
accusée d'avoir rédigé et mis en circulation des libelles anonymes contre Trujillo. Sa
démission est acceptée. Les députés votent immédiatement une motion de réparation
des offenses, adressée au dictateur.

- Le 1er novembre, un projet de loi interdisant les activités


communistes ou anarchistes est présenté au Congrès après que le Sénat l'a adopté 413. Il
est évidemment voté à l'unanimité.

- Le 3 novembre, quatorze députés démissionnent à leur tour.

- Le 4, la loi contre les activités communistes ou anarchistes est


promulguée.

- Le 5, un meeting universitaire de réparation des offenses a lieu.

- Le 13, novembre Miguel Á. Roca est condamné à deux ans de


prison. Il disparaît définitivement de la scène politique.

Nul ne sait avec certitude ce qui s'est réellement passé. Règlement de comptes
personnel ? Avertissement sans frais adressé à tel groupe ou telle personnalité ?
Manœuvre politique destinée à montrer au-delà des frontières que le dictateur est maître
chez lui 414? Sans doute tout cela à la fois,… mais ce qui importe, c'est précisément que
Trujillo est le seul à connaître les enjeux de la partie en cours. L'opération atteint
pleinement son but puisque tous les membres de l'appareil sont amenés à prendre
conscience qu'ils ne sont que des pions sur l'échiquier.

412 Il occupe ce poste le 16 août 1930. Quatre ans plus tard, lors de la nouvelle législature, il est
reconduit dans la fonction.
413 Le 20 octobre 1936.
414 À ce sujet il est significatif de constater que la version officielle que donnera le régime par la suite se
limite à invoquer des «faits politiques qui provoquent une vive réaction», sans autre précision, pour
justifier la démission de Roca et sa condamnation. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 175.
Ce point d'histoire mériterait d'être élucidé. Les archives du Palais national ou celles du département
d'État nord-américain devraient être utiles.
-217-
Il faut ici accorder une place à la fonction des manifestations de réparation des
offenses (actos de desagravio), de désaveu (de repudio) et de renouvellement de
l'engagement politique (de reafirmación política) qui commencent à se répandre à cette
époque. Ce sont en effet des moments importants dans la vie de l'appareil dictatorial qui
traduisent de façon ostentatoire la précarité des positions individuelles.
Le premier rassemblement de renouvellement de l'engagement politique daterait
du 18 novembre 1932415, si l'on en croit l'historiographie du régime. Quant au premier
meeting de réparation des offenses dont nous ayons trouvé trace il a lieu le 4 avril 1934
et fait suite à l'arrestation de Amadeo Barletta et de Ramón de Lara 416 . Il s'agit de
donner une valeur exemplaire à des sanctions qui viennent de tomber. Le rituel doit
également persuader tous les dirigeants qu'un sort semblable à celui des victimes
d'aujourd'hui peut leur être réservé demain.

À peine la destitution, l'emprisonnement ou la condamnation d'un dignitaire


sont-ils prononcés que l'on convie fermement ses confrères à se désolidariser
publiquement de lui en le vilipendant -c'est la manifestation de désaveu-, à protester
solennellement de leur fidélité envers Trujillo -il s'agit alors du renouvellement de
l'engagement politique- et à expier ainsi l'outrage qui a été fait au Chef suprême. Dans
la pratique il est bien difficile de distinguer les différents aspects. En général, il s'agit
d'un meeting auquel il vaut mieux être présent et où on est prié d'applaudir aux
catilinaires des orateurs, voire de prononcer une diatribe sans nuance. Parfois il faut
signer un texte qui sera rendu public ou même en rédiger un. L'important est que, tout
en isolant la victime qui se trouve ainsi lâchée de toutes parts, la manifestation jette la
suspicion sur tous les membres de l'appareil. Comment, en effet, réparer une offense si
on ne l'a pas commise soi-même, peu ou prou ? Toutes ces foules de courtisans et de
bureaucrates qui se pressent pour jurer fidélité se désignent déjà comme des victimes en
puissance.

En outre, quelle incontestable manifestation de la toute-puissance de Trujillo


que ces humiliantes prosternations417 !

415 Cf. 1932-1937.Les revues civiques.


416 Nous avons déjà évoqué cet épisode. On se reportera à : 1932-1937. Le régime dans les
contradictions mondiales.
417 Cette fonction est particulièrement nette dans l'affaire Barletta. Trujillo signifie à Mussolini qu'il est
maître chez lui.
-218-
C/ LE POUVOIR PERSONNEL

• CONCENTRATION ET ISOLEMENT DU POUVOIR SUPRÊME

Il ne serait pas exagéré de dire que le tout-puissant appareil de la dictature


n'existe et ne fonctionne que dans la mesure où le dictateur le nie et le brise sans cesse.
Lors d'une tournée dans la région de La Línea Noroeste, Trujillo adresse ce message
significatif aux habitants de ces contrées si éloignées du pouvoir central :
«Tout paysan qui sentira que les autorités locales lui font tort
dans sa personne ou ses intérêts peut s'adresser directement à moi avec
la certitude qu'il sera écouté418.»
Rhétorique populiste sans contenu, croit-on parfois. À tort. Trujillo ne prendrait
pas le risque d'affaiblir l'autorité de ses représentants pour flatter le peuple. Il lance bel
et bien ici un appel à la délation. Après avoir placé le pays tout entier sous le contrôle
de ses sbires, il met ceux-ci à la merci d'un paysan. Bien sûr, le président ne s'engage
nullement à répondre positivement à toutes les demandes qui seront formulées, mais il
est intéressé par les renseignements sur le réseau qu'il dirige. On comprend que le
responsable du Parti dominicain ou le président de la commune puisse être inquiet.
Tout risque de se savoir… Tout se sait même. Les dossiers s'accumulent à Saint-
Domingue, sans que les intéressés le sachent, et peuvent ressortir à tout moment 419.
Dans le même temps où Trujillo étend son réseau à travers tout le territoire, il installe
des courts-circuits. Car il n'y a qu'une autorité et une seule dans tout le pays : la sienne.

418 A los trabajadores del campo, el 17 de noviembre de 1932. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. I, p. 240.
419 Un bon exemple en est donné par la brève lettre du 5 avril 1943 envoyée par le secrétariat de Trujillo
au général "Piro" Estrella, qui cherche à rentrer en grâce : «Je vous informe que l'Honorable Président de
la République a appris, quand il s'est rendu récemment dans votre ville, que le Sergent Abreu, de la
Police Municipale de Santiago, disait qu'il ne devait rien qu'au Général Piro Estrella et que, par
conséquent, il le reconnaissait comme son unique chef. Comme l'Honorable Chef de l'État pense que
l'unique Chef qu'il y ait est le Généralissime Rafael Leonidas Trujillo Molina, il désire que vous ayez la
bonté d'enquêter sur cette affaire et de l'informer sur ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce cas» . On voit
bien ici, comment le réseau centralisé démontre sa supériorité et empêche la reconstitution des factions
locales. Fac-similé in La vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo,
p. 171.
Ces dossiers ont été en partie dispersés, pillés et détruits. Cependant, de très nombreuses pièces existent
encore. De plus, les services secrets nord-américains ont photocopié une partie importante de ces
archives. B. Vega a rassemblé quelques documents dans Control y represión en la dictadura trujillista
qui montrent bien tout l'intérêt qu'il y aurait à faire une recherche systématique dans ce domaine.
-219-
Il ne manque pas de le dire nettement et avec force. Le voici, s'adressant à la
foule lors d'une revue civique, le 28 juin 1936 :
«Et je suis des deux [le Gouvernement et le Parti] le Chef unique,
comme il convient au principe de l'unité d'action et de pensée, puisque là
où la faculté de gouverner est subordonnée à plus d'une tête pensante, il
n'y a ni plan ni ordre possible dans la vie de l'ensemble»;
Il ajoute cet avertissement clair :
«Je veux que toutes les autorités, tous les membres du Parti
dominicain et tous mes amis sachent qu'il n'y a qu'une autorité unique,
qui incarne les idéaux du peuple et les aspirations du Parti, à laquelle
doivent se soumettre toutes les activités politiques en cet important
moment de la vie publique, et qu'il n'y a qu'un seul Chef420.»
Extraordinaire concentration du pouvoir, digne d'un monarque absolu, mais
aussi extraordinaire isolement de ce même pouvoir. Car si les rois étaient issus et
entourés d'une aristocratie qui dominait, à travers eux, la société, Trujillo, lui, trouve les
origines de son pouvoir dans une intervention extérieure et n'est entouré que de
prébendiers et de mercenaires. Pour reprendre son propos, il ne peut gouverner que si le
pays tout entier cesse de penser, et son autorité ne peut se déployer que si toute activité
politique indépendante disparaît. On mesure là, la force réelle, mais aussi la fragilité
foncière du régime.

Lorsqu'il critique le passé, lors de la célébration de l'enregistrement officiel du


Parti dominicain, en 1932, il retrace ainsi l'histoire :
«À l'aube de notre nation naquirent les partis politiques. Ils sont
nés condamnés à une mort prématurée. Le personnalisme les a
empoisonnés dès le berceau […] Voici, encore frais pour l'histoire, les
noms de nombre d'entre eux : parti de Santana, de Báez, de Cabral, de
González, de Moya, de Lilís, etc.421»
On comprend que Trujillo s'en prenne à la tradition des caudillos, mais le
paradoxe de la situation saute aux yeux : il n'y a jamais eu en république Dominicaine,

420 Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 303,304. Nous avons signalé que l'ouvrage Álbum de oro de la República
Dominicana, p. 251 et 252, présentait une intéressante iconographie sur cette revue civique.
421 En el solemne acto celebrado en el local del Partido Dominicano, la noche del 11 de marzo de
1932… ID., ibid., t. I, p. 191.
On remarquera que manquent ici Duarte et les héros de la Trinitaria. Trujillo évite soigneusement de s'en
prendre aux Pères de la Patrie, dont il se veut l'héritier, voire la réincarnation. Nous verrons d'ailleurs
qu'il prendra le titre de Père de la Patrie Nouvelle.
On observera également que Gregorio Luperón est oublié. Ici, comme dans la plupart des discours de
Trujillo. Est-ce parce que, général de la guerre de Restauration, il combat les Espagnols ? Ou bien parce
qu'il est noir ? La question mériterait d'être élucidée à partir d'un travail de recherche.
-220-
parti plus "personnaliste" -pour reprendre sa terminologie- que le Parti dominicain.
Rappelons que ce dernier s'est même brièvement appelé Parti trujilliste en 1930. Les
partis qu'il dénonce ici ont tous existé avant ou après l'accession au pouvoir de leur
chef, à la différence du sien. Ils exprimaient suffisamment les intérêts particuliers d'une
région ou les prétentions d'une couche de la population à diriger la société pour être les
instruments du partage ou de la conquête du pouvoir. Tel n'a pas été le cas, on le sait,
du Parti dominicain qui n'a même pas existé comme parti du candidat Trujillo. Il n'a
surgi qu'ensuite, comme parti du président.

C'est ce qui explique que le dictateur soit contraint de s'absorber


personnellement dans la surveillance de son propre appareil et la traque des renégats et
des traîtres. À mesure qu'il les élimine, ceux-ci semblent se multiplier :
«J'ai eu beaucoup d'amis et de collaborateurs officiels depuis
mon accession au pouvoir. Sachez une fois pour toutes que tous ne
s'obstinent pas avec sincérité à maintenir le Gouvernement. Il en est qui
occupent la position avec laquelle je les distingue pour leur plaisir et
leur repos et il y en a qui, en tout temps et en toute circonstance, ne
pensent qu'à mon Gouvernement et à ma personne.»
Il ajoute à propos des premiers :
«Ils laissent la trahison s'épanouir à leur ombre, par abandon ou
par ignorance, ou bien eux-mêmes la cachent et la nourrissent422.»
Les circonstances, dans lesquelles Trujillo prononce ce discours, éclairent le
sens de ces paroles. Il répond explicitement à l'invitation d'un haut dignitaire du régime,
le général José Estrella, gouverneur de Santiago et représentant spécial pour tout le
nord du pays. Fait rarissime, Trujillo va jusqu'à prononcer quelques mots d'éloge à son
égard. C'est le seul cas que nous ayons pu relever, exception faite des membres de sa
famille. Cette règle générale tient au fait que le dictateur ne peut ni ne veut se lier à
quiconque, même en paroles, sous peine de paraître en dépendre. Tout ceci montre
assez bien la place exceptionnelle qu'occupait José Estrella dans l'appareil trujilliste de
l'époque. Aussi lorsque le dictateur oppose ses fidèles à ceux qui l'ont trahi, il fait
ouvertement référence à J. Estrella d'une part et, d'autre part, à Desiderio Arias. Mais
ses paroles aimables voilent à peine une menace, car chacun pense églement à Rafael
Estrella Ureña, auteur en compagnie de José Estrella du coup d'État de Santiago en
février 1930423. Rafael Estrella Ureña a été déclaré traître à la patrie en 1933,
officiellement amnistié en 1935, mais toujours en exil. Ce fantôme que Trujillo

422 Ante la Asamblea de trabajadores del Canal de Riego de la Herradura Amina, reunida en Santiago
el 12 de enero de 1936. ID., ibid., t. II, p. 183.
423 D'autant que Rafael Estrella Ureña est le neveu de José Estrella. Le rapprochement s'impose pour les
auditeurs.
-221-
convoque rappelle donc opportunément à José Estrella que la roche Tarpéienne est bien
proche du Capitole… Les craintes se verront justifiées en 1940 lorsque lui-même et
Estrella Ureña, revenu bien imprudemment, seront brutalement emprisonnés et traînés
en justice ensemble424.

Trujillo n'hésite d'ailleurs pas à se présenter publiquement comme pratiquant des


opérations de basse police. Voici ce qu'il déclare au Congrès national le 27 février 1936
en faisant allusion à l'intérim que vient d'assurer le vice-président Peynado pendant plus
de trois mois425 :
«Cependant, la mesure par laquelle le Vice-Président assumait
les fonctions de l'Exécutif étant déjà prise, j'en ai profité pour faire un
essai pratique de la coopération réelle que certains fonctionnaires placés
par la Constitution en position spéciale peuvent prêter à un moment
donné à la cause à laquelle ils sont liés de par leur appartenance aux
hautes sphères officielles426.»
Ce sont les hauts magistrats, les gouverneurs, les secrétaires d'État qui sont
clairement visés. Mais ce qui nous semble le plus intéressant ici, c'est la fonction
policière du sommet du pouvoir. La méfiance est la règle, et la sanction paraît s'imposer
comme instrument privilégié pour diriger et gouverner. Le pouvoir ne peut s'exercer,
semble-t-il, que contre les hommes.
Trujillo est seul contre tous.

Mais, au-delà des sempiternelles accusations de trahison, que reproche-t-il


exactement à ses adversaires ?
«D'autres qui, comme Judas pour le divin Galiléen, furent mes
préférés et en qui j'avais mis toute ma foi, me vendirent, comme l'Apôtre
le fit pour le Seigneur. Ils vinrent à mes côtés, poussés par des mobiles
personnels; l'esprit de lucre pour les uns, ceux qui mettent leur bonheur
personnel dans les trente deniers427.»

424 Nous aborderons ces développements plus avant, au chapitre : 1939-1945. L'épuration de l'appareil.
425 Du 1er novembre 1935 au 10 février de l'année suivante.
426 Al hacer el depósito del Mensaje que resume la labor del Poder ejecutivo durante el año 1935. ID.,
ibid., t. II, p. 206.
427 En el banquete del 23 de febrero de 1935, con motivo del Quinto Aniversario de la Revolución . ID.,
ibid., t. II, p. 128. Trujillo ne célébre que rarement la "Révolution", c'est-à-dire le coup d'État de 1930,
car l'événement rappelle qu'il n'est pas né du néant et risque de mettre en lumière sa dette à l'égard des
conjurés. Quand il le fait, comme ici, c'est le plus souvent pour dénoncer la trahison de certains d'entre
eux.
-222-
L'étrange présentation du dictateur sous les traits de Jésus-Christ, outre qu'elle le
divinise, tend à le faire apparaître comme un martyr en butte aux persécutions des
hommes, confirmant ainsi son isolement.
Mais au-delà de cet aspect, qui peut sembler aujourd'hui grotesque, la nature des
fautes commises retient l'attention. En effet, l'appareil trujilliste ne se compose
pratiquement que d'individus «poussés par des mobiles personnels» et animés presque
toujours par «l'esprit de lucre». Rien de plus suspect que l'idéalisme ou même la bonne
foi428 qui ne peuvent qu'affaiblir l'engagement total au service de Trujillo. La vénalité est
un critère de recrutement et de progression car le dictateur n'a rien d'autre à offrir que
les miettes du pouvoir qu'il détient. L'appareil trujilliste est, par nature comme dans les
faits, un appareil parasite. Le dictateur use de tout cela, en connaissance de cause, mais
il sait qu'une organisation animée par de tels ressorts ne peut être durablement fiable.
Aussi lorsqu'il fustige, lors de la revue civique de Bonao, ceux qui donnent des permis
pour port d'armes, qui rédigent des notes de recommandation pour la police de la route
ou qui s'attribuent le mérite d'une nomination 429 c'est moins pour leur corruption que
parce qu'ils tendent ainsi à lui retirer une parcelle du pouvoir 430. En ce sens, le dernier
crime, qui peut nous sembler risible, n'est pas le moindre. L'appareil est mû par une
perpétuelle force centrifuge qui tend à le disloquer. Trujillo seul peut en assurer l'unité
en offrant de nouveaux profits et en écrasant impitoyablement ceux qu'il a lui-même
façonnés. S'il faut choisir une comparaison dans le domaine du mythe, nous préférons à
l'image du Christ trahi par Judas, celle de Saturne dévorant ses enfants.

428 Le dictateur le dit lui-même : «Quiconque, fonctionnaire ou ami, tendra à diviser les forces du Parti
ou du Gouvernement, même s'il croit le faire de bonne foi, comme on l'allègue dans certains cas, recevra
la punition méritée». Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. ID.,
ibid., t. II, p. 305.
429 Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. ID., ibid., t. II, p. 303,
304 et 305.
430 Le recueil La vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 117,
présente en fac-similé une carte de Trujillo, datée du 22 décembre 1932, qui «recommande aux autorités
militaires et civiles de la République, de ne pas faire d'ennui pour l'usage d'un revolver au porteur de
cette carte».
-223-
• UN POUVOIR OMNIPRÉSENT ET INSAISISSABLE

Un dernier trait attire l'attention quand on examine la place et la fonction du


pouvoir suprême, alors que s'affirme son emprise sur le pays entre 1932 et 1937 : la
croissante multiplication des signes qui manifestent sa présence. Observons ce
développement, à travers quelques événements qui ont frappé les esprits :

- Dès le 29 septembre1932, une loi autorise l'émission de timbres


postaux à l'effigie de Trujillo. Pourtant une autre loi, promulguée par le dictateur deux
ans plus tôt, le 10 décembre 1930, interdisait d'attribuer des noms de personnes
vivantes à des rues ou des lieux publics et de reproduire leur portrait sur les timbres; il
fallait même que les morts le fussent depuis plus de dix ans pour prétendre à de tels
honneurs… Il est vrai que cette première loi visait sans doute à écarter la possibilité que
d'autres que Trujillo, des personnalités locales, voire des caudillos, puissent ainsi être
glorifiés. Néanmoins, la succession des innombrables textes et mesures qui dérogeront
à cette première loi, jamais officiellement abrogée à notre connaissance, témoigne d'une
indéniable duplicité.

- Le 18 octobre de la même année, une autre loi donne le nom de


Président Trujillo à la province de San Cristóbal d'où il est originaire et où se trouve sa
luxueuse résidence privée431. Officiellement le président a opposé son veto à la mesure,
en vain. À nouveau on observe cette volonté de répandre l'idée que le dictateur
n'accepte les honneurs qu'à son corps défendant.

- Le 11 novembre suivant, il est solennellement déclaré


Benefactor de la Patria (Bienfaiteur de la Patrie) par le Congrès. Bien des Dominicains
découvrent ce mot archaïque432 qui a la saveur de temps mythiques et héroïques. C'est
pourtant le titre officiel qui va être constamment donné au dictateur durant tout son
règne. En fait, il s'agit de légitimer la forme particulière que prend le pouvoir suprême.
Même s'il reste le président de la République, élu dans les règles
constitutionnelles, Trujillo semble disposer du pouvoir grâce à un autre titre qui le lie

431 Par la suite, cette province s'étend extraordinairement et finit même par atteindre la baie de Samaná.
Voir à l'annexe IV, nos cartes des divisions administratives du territoire.
432 Le Diccionario de la lengua española de la Real Academia Española tient lui-même le mot pour
vieilli et lui préfère le terme courant bienhechor.
-224-
indéfectiblement à la Patrie. Il y a eu de nombreux présidents, mais il n'y a qu'un
Benefactor de la Patria.
L'appellation éveille indéniablement des résonnances et évoque un autre titre
que tout Dominicain a appris à vénérer : celui de Padre de la Patria (Père de la Patrie),
nom réservé aux trois héros de l'Indépendance, Duarte, Sánchez et Mella. Trujillo, c'est
donc l'Histoire patriotique vivante. Il est le continuateur du projet national, son nom
s'inscrit déjà dans la conscience collective aux côtés de ceux des grands hommes sans
qui le pays n'existerait pas, ceux que l'on appelle Próceres de la Patria. Qualificatif
pacifique et noble, le titre du dictateur l'élève bien au-dessus du rang de simple élu. On
comprend qu'il ne doit de comptes qu'à l'Histoire elle-même.
À partir de l'année suivante, Trujillo sera officiellement et régulièrement
désigné dans la presse, les cérémonies, les écoles, etc. comme le Généralissime Trujillo
Benefactor de la Patria. Incessant martèlement de la propagande qui, par la récitation et
la répétition mécanique, vise à inculquer au plus profond des esprits et des âmes un
respect d'ordre religieux.
Plus subtilement sans doute, le titre et les circonstances dans lesquels il est
accordé rappellent des épisodes de l'histoire dominicaine du siècle précédent : les
généraux Santana et Cabral avaient été proclamés respectivement "Libertador" et
"Protector" du pays. Mais surtout, en 1888, le Congrès, après avoir aboli l'élection du
président de la république Dominicaine au suffrage universel et rétabli un scrutin
censitaire, avait conféré à Ulises Heureaux "Lilís", le titre de Pacificador de la Patria..
Cet acte politique se voulait porteur de sens et impliquait la disparition des partis
traditionnels au profit d'un réseau de clients attaché au seul Lilís.
On n'a pas manqué de rapprocher le titre accordé à Trujillo d'autres, plus
européens. L'Italie a son Duce, l'Allemagne aura son Führer, l'Espagne son Caudillo et
la Roumanie son Conducator. La comparaison peut être intéressante si on en mesure
bien les limites. Rappelons en effet que, lorsque Trujillo adopte le titre de Benefactor
de la Patria, seul Mussolini règne; les titres des trois autres futurs dictateurs sont
encore à inventer… En outre, l'Italie fait figure de modèle explicite -au moins
partiellement- et même d'alliée pour divers régimes européens, mais non pour la
république Dominicaine. On peut également souligner que là où Mussolini, Hitler,
Franco et Antonescu s'accordent pour prendre des titres qui évoquent une marche en
avant offensive, Trujillo choisit son appellation dans un registre bien différent 433. Nous
pensons qu'il faut plutôt voir dans cette adoption convergente de titres grandiloquents

433 La tradition dominicaine que nous avons examinée rapidement s'inscrit en fait dans une histoire
latino-américaine qui a vu se multiplier ce genre de titres, depuis l'Indépendance. De Juárez, le
Benemérito de la Patria, à Bolívar, le Libertador.
-225-
un effet de la montée presque simultanée de régimes dictatoriaux très différents, à un
moment où une profonde crise économique et politique ébranle l'ordre du monde434.

- Le 14 novembre 1932, il devient président du Club Unión,


celui-là même qui avait rejeté sa demande d'adhésion en 1928. Il l'avait entre-temps
dissous, reconstitué et doté d'un nouveau local. Il deviendra par la suite président
d'innombrables clubs et associations, citoyen d'honneur de grandes villes ou de
hameaux isolés, recevra des médailles et décorations des organismes les plus divers…435

- Le même mois, son Livret Civique est adopté pour


l'enseignement dans les écoles et commence à être distribué à la population lors des
revues civiques.

- Le 14 août 1933, il inaugure un pont baptisé Généralissime


Trujillo sur le Yuna, dans le Cibao. Des dizaines d'ouvrages d'art, de rues, de
monuments porteront son nom.

- Le 18 octobre 1934, Trujillo qui n'a pas fait d'études, est fait
docteur honoris causa de l'université de Saint-Domingue dans toutes ses facultés. Il
devient donc nécessaire d'ajouter le titre de docteur à ceux de généralissime et
Benefactor de la Patria quand on le désigne ou que l'on s'adresse à lui. De nombreux
corps de métiers lui décerneront également des titres honorifiques.

- Le 11 janvier 1936, Saint-Domingue, la capitale, prend le nom


de Ciudad Trujillo, nous y revenons ci-dessous.

- Le 21 septembre 1936, le point culminant du pays et de toutes


les Antilles, est baptisé pic Trujillo. Il s'appelait jusque là pic Duarte 436. Le Benefactor
s'élève ainsi symboliquement au-dessus du fondateur de la nation.

- Le 29 juillet 1937, le port de la capitale, entièrement réaménagé,


prend le nom de Puerto Trujillo.

434 Après tout, Staline était bien le "Père du Peuple" et plus tard Mao sera le "Grand Timonier" sans que
l'on n'y voie une imitation de Mussolini.
435 Voir notre annexe détaillée : Titres et décorations attribués à Trujillo.
436 Il a repris ce nom aujourd'hui. On trouvera à l'Annexe IX, un glossaire qui recense les principaux
changements de toponymie au temps de la dictature.
-226-
- Le 21 août de la même année, on annonce la sortie de son livre
intitulé : Reajuste de la deuda externa (Rééchelonnement de la dette extérieure).
L'ouvrage reproduit essentiellement les documents échangés avec les États-Unis en vue
de l'accord de rééchelonnement du 23 août 1934, ainsi que la loi d'urgence du 23
octobre 1931 qui avait suspendu le remboursement en capital de la dette. Il s'agit de
présenter Trujillo comme un grand économiste, mais aussi comme un interlocuteur
sérieux des Nord-Américains.437.

Cette liste est loin d'être exhaustive, nous l'avons dit. En outre, nous ne nous
sommes intéressés qu'aux honneurs conférés au dictateur lui-même. D'autres signes,
moins directs, mais qui concourent également à rendre le pouvoir omniprésent,
devraient être retenus. Son prénom, Rafael, est rappelé par des bateaux, par la
compagnie d'assurances qu'il possède la "San Rafael", par des ponts, etc. Sa famille se
voit distinguée à tout propos. La province de Baní est rebaptisée province Trujillo
Valdez, du nom de son père. Ses frères Aníbal et Héctor Bienvenido sont généraux,
chefs d'état-major de l'armée. Son fils, qui porte les mêmes prénoms que lui et est
surnommé Ramfis"438, est promu colonel le 18 avril 1933 : il n'a pas encore quatre ans…

C'est donc au développement d'un véritable culte que l'on assiste. La vie
publique, mais aussi privée et quotidienne sont envahies de cette obsédante présence du
pouvoir. On songera par exemple qu'adresser une lettre à Saint-Domingue, au lieu de
Ciudad Trujillo, après 1935 pouvait exposer l'expéditeur à de sérieux ennuis :
interception de la correspondance, convocation par la police, interrogatoires, etc. Le
moindre geste de la vie courante se charge ainsi d'une valeur symbolique et morale.
L'individu est sans cesse contraint de se soumettre. Il s'agit bien d'une mise en condition
des esprits. La propagande vise à susciter un sentiment religieux dans le pays. Tout un
rituel se met en place pour approcher le dictateur. Dans sa première note officielle
d'août 1938, le nouveau président du conseil directeur du Parti dominicain, Daniel
Henríquez Velázquez, fixe les règles du salut au dictateur :
«S'arrêter face au Chef Suprême, la poitrine bombée et la main
droite sur le cœur439.»
Image du dévouement total et de la sincérité absolue face à une toute-puissance
qui, elle, est impénétrable. Car, c'est un trait dont on n'a pas assez mesuré l'importance,

437 Considérablement augmenté, l'ouvrage sera réédité en 1959.


438 Du nom de l'un des héros de l'opéra de Verdi Aïda. Trujillo s'était entiché de cette œuvre lyrique au
cadre héroïque et grandiose. Son fils cadet s'appellera, officiellement cette fois, Radhamés et il aura
deux petits-enfants prénommés Ramfis et Aída. Rêves pharaoniques…
439 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 81.

-227-
ce pouvoir omniprésent se dérobe constamment. L'examen de deux des plus grandes
campagnes de propagande de l'époque nous permettra de le montrer.

Voyons d'abord la "campagne électorale" de Trujillo en vue du scrutin de 1934.


Alors que l'on pourrait s'attendre à une offensive du dictateur pour entraîner les foules
derrière lui, rien de tel. La position officielle, toute théorique, reste que Trujillo est
opposé à la réélection. N'a-t-il pas déclaré à Azua, le 7 septembre 1931 :
«Le principe de non-réélection qui semble trouver de jour en jour
davantage d'écho dans la conscience publique, correspond à mon
éthique de Gouvernement et je saurai le soutenir avec la fermeté de mes
profondes convictions, même si, sans la moindre invitation de la part du
Gouvernement que je dirige, le peuple demandait par un acte de libre
volonté, mon maintien au Pouvoir440 ?»
À vrai dire, pour qui sait lire et entendre la rhétorique du dictateur, le propos est
clair. Il faut comprendre, par antiphrase, qu'il exige une mobilisation organisée de la
population comme préalable à sa réélection.
Il renouvelle sa prise de position l'année suivante devant le Congrès national, en
présentant le compte rendu annuel et déclare :
«J'ai eu l'occasion de déclarer mon sincère rejet du continuisme.»
Il s'agit du terme sous lequel est connue la pratique de la réélection du président.
Avec une science consommée du double langage il déplore :
«…la suppression qui a été faite sous le régime précédent de la
règle qui l'interdisait441.»
Là encore le signal donné aux fidèles est clair : "la voie est libre, à vous de vous
y engager !"

Aussi, le président ne prend pas publiquement l'initiative; imperturbable, il


continue à inaugurer des ponts, recevoir des hommages, rencontrer des ambassadeurs.
Mais, face à cet étrange silence du sommet, quelle frénésie dans la presse, les discours
et les manifestations de toutes sortes ! Un mouvement qui monte du bas est organisé,
alimenté, relancé, amplifié jour après jour, systématiquement. Le signal est donné, le 12
mars 1933, à l'occasion d'une grande revue civique où ont été rassemblés de nombreux
habitants de Saint-Domingue. Gustavo Díaz, ex-président du Sénat du temps d'Horacio

440 ID., ibid., p. 58. On consultera également : En la Casa Consistorial de Azua, el día 8 de septiembre
de 1931, en ocasión de la visita oficial a la región sureña. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. I, p. 126.
441 Compte rendu du 27 février 1932. ID., ibid., t. I, p. 163. Tout ceci ne manque pas de saveur si l'on
songe que c'est au nom de la lutte contre le continuisme qu'a eu lieu le coup d'État de février 1930, qui a
permis à Trujillo de s'élancer à la conquête du pouvoir.
-228-
Vásquez, qui vient justement d'être nommé procureur de la République, une des plus
hautes charges du pays, prend la parole. C'est à lui qu'il revient de demander
publiquement à Trujillo de se présenter aux élections. Il s'écrie :
«Ceux qui hier se sont enrôlés dans les légions de l'ancien
horacisme aux côtés de Trujillo ne peuvent vivre maintenant dans une
stérile et sentimentale contemplation du passé, car la politique est action
et non inertie442.»
L'ex-dirigeant du Parti national se livre ainsi à une reddition aussi dégradante
qu'intéressée.

Mais il faut aller plus loin encore et quelques jours plus tard, le 22, est lancée
dans le Listín Diario l'idée surprenante d'une «réélection sans élection». Trujillo devrait
être reconduit sans discussion ni vote ! On admirera la vitesse avec laquelle on est passé
du rejet du continuisme à cette position qui semble faire de Trujillo un dictateur de droit
divin. Il ne s'agit pas d'un excès de zèle incontrôlé, puisque le lendemain José Aybar,
ex-député de l'Alliance nationale-progressiste en 1930, soutient la proposition et met en
demeure plus d'une centaine de personnalités de se prononcer. La quasi-totalité prendra
prudemment le parti de laisser à Trujillo la voie ouverte, une majorité préférant tout de
même qu'il y ait des élections. Les revues civiques se succèdent, qui le supplient
«d'accepter un nouveau mandat présidentiel»443. Il suffit à Trujillo de se laisser faire. Il
déclare à la presse, le 25 avril suivant, que :
«…devant l'impérieuse requête du pays, il accepte la réélection
présidentielle parce que c'est la première fois que s'unissent dans un
parti politique toutes les forces vives du pays pour l'élection d'un
candidat qui satisfait l'aspiration commune de tous les Dominicains444.»
À plus d'un an des élections, tout est dit. Trujillo fait même figure de modéré
face aux extrémistes qui proposent de se passer des élections.

Il ne reste plus qu'à regarder monter les hommages et les protestations de


fidélité de toutes parts. Le dictateur laisse les autres faire campagne pour lui, pendant
les mois suivants. Tout au plus consentira-il à s'exprimer devant l'Assemblée solennelle
(Magna Asamblea) du Parti dominicain, réunie à San Cristóbal le 11 février 1934 445,
après avoir unanimement été désigné comme candidat. Il adressera ensuite un message

442 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 103 et GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 60.


443 Revue civique de San Francisco de Macorís, le 25 mars 1933. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo,
t. I, p. 104.
444 ID., ibid., t. I, p. 105.
445 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 11.

-229-
au pays dans lequel il exalte le Parti dominicain 446 à la veille même d'un scrutin où il est
le seul candidat.

Cette campagne montre bien comment le silence officiel du pouvoir, voire


même ses refus de façade, ne relèvent pas d'une sorte d'hypocrisie grotesque mais
servent une stratégie politique concertée. Trujillo ne feint de quitter la scène que pour
demander aux acteurs de jouer sans lui la pièce dont il est l'auteur. Chacun est ainsi
contraint de s'engager personnellement, de prouver qu'il connaît parfaitement son rôle
et son texte. Dans un tel dispositif le Parti dominicain est l'élément essentiel. On aura
d'ailleurs remarqué que Trujillo s'appuie explicitement sur lui quand il accepte de se
présenter. C'est le Parti dominicain qui organise les revues civiques, sollicite les prises
de position, planifie les hommages "spontanés", veille à la parution des articles de
presse, etc. Si Trujillo, homme public, s'efface c'est pour laisser place au chef de bande
qui agit dans l'ombre.

Ainsi, paradoxalement, le pouvoir ne peut être publiquement omniprésent que


s'il repose sur des mécanismes occultes.

Avec la campagne pour le changement de nom de la capitale on assiste


indéniablement à une véritable codification de ces rapports ambigus entre le pouvoir
suprême et la société. La duplicité des premiers mois, qui visait à offrir une façade
respectable tout en accomplissant le sale travail, se transforme en véritable système de
gouvernement. Déchiffrons le sens des événements qui rythment l'offensive tels que les
Dominicains les plus avisés ont pu les suivre à l'époque :

- Le 12 juillet 1935, la campagne est lancée : au cours d'un


meeting qui se tient à Santiago, le président du Sénat et président du conseil directeur
du Parti dominicain447, Mario Fermín Cabral, propose soudain que le nom de la capitale
soit changé pour celui de Ciudad Trujillo. La nouvelle est immédiatement diffusée dans
tout le pays. Le premier signe est donné : le pouvoir suprême attend que s'organise une
campagne "spontanée".

- Une semaine plus tard, le 19 juillet, Trujillo répond par lettre à


M. F. Cabral et repousse la proposition. Le lendemain sa missive paraît dans la presse.

446 Proclama al Pueblo Dominicano, el día 15 de mayo de 1934. ID., ibid., t. II, p. 47.
447 Curieusement R. DEMORIZI note l'événement en présentant M. F. Cabral comme un simple sénateur.
Volonté de montrer que la demande jaillit d'en bas ? Désir d'effacer les traces de la manipulation ?… La
Era de Trujillo, t. I, p. 147.
-230-
Pour se justifier le dictateur indique que le nom de Saint-Domingue de Guzmán a été
légué par une histoire glorieuse et qu'un changement créerait des difficultés
administratives448. Il donne ainsi deux nouvelles indications : changer le nom de la
capitale revient à inscrire le nom de Trujillo dans l'histoire à l'égal des plus illustres, et
le pouvoir n'oppose pas de réelles objections. Si le dictateur n'avait pas voulu de cette
initiative, il l'aurait déjà étouffée.

- Le 25 octobre 1935, coup de tonnerre : il annonce à la presse


depuis Samaná, à l'autre extrémité du pays, qu'il a l'intention de quitter la république
Dominicaine pendant plusieurs mois et charge l'inconsistant vice-président Jacinto B.
Peynado d'un intérim qui doit débuter très rapidement449. En effet, deux jours plus tard,
Trujillo apparaît brièvement dans la capitale, le décret est pris, et le dictateur repart en
direction du nord du pays, comme s'il s'apprêtait à embarquer. Il ira d'ailleurs jusqu'à
Puerto Plata, escale sur la ligne de New York, puis Monte Cristi d'où on peut gagner
Cap-Haïtien. Toute cette mise en scène est à double sens : Trujillo fait mine de partir, il
laisse la voie libre et attend de voir comment chacun se comportera.

- Le 1er octobre, en son absence, J. B. Peynado assume


effectivement l'intérim. Trujillo a décidément pris du champ.

- Dès le 5 octobre, un meeting de renouvellement de


l'engagement politique est organisé parmi l'une des couches les plus suspectes : les
étudiants. Trujillo peut vérifier si les convictions de certains ont tiédi à mesure qu'il
s'éloignait. Les protestations de fidélité affluent. Le 14, les membres de la faculté de
droit, souscrivent à la campagne pour que Trujillo se voit décerner le prix Nobel de la
paix. Ce même jour, J. B. Peynado «promulgue la loi du Congrès qui émet le souhait
que le Président Trujillo reste dans le pays étant donnée l'expression publique qui s'est
manifestée en ce sens»450. La campagne est ainsi relancée.

448 Al Presidente del Senado, Señor Mario Fermín Cabral, en oposición al propósito de que se diera el
nombre de Ciudad Trujillo a la antigua ciudad de Santo Domingo de Guzmán, reconstruida y
modernizada después de devastada por el ciclón del 3 de septiembre de 1930. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 163. L'intitulé de la lettre, ajouté par la suite par le compilateur anonyme,
est significatif : en rappelant la destruction et la reconstruction de la ville en 1930, il suggère qu'il faut un
nom nouveau pour une ville nouvelle. Cf. également R. DEMORIZI, La Era de Trujillo, t. I, p. 148.
449 La veille, la presse a informé qu'il se trouvait en vacances à Samaná, à bord du vapeur Presidente
Trujillo. Fait d'autant plus insolite que le 24 octobre est la date de son anniversaire, transformé en Fête
nationale. Il a donc été absent des cérémonies dans la capitale de façon tout à fait inhabituelle. Mise en
scène pour accréditer l'idée qu'il envisage de s'éloigner des affaires et de partir se reposer sous d'autres
cieux.
450 Pour tous ces événements et citations, sauf indication contraire, : R. DEMORIZI, La Era de Trujillo,
t. I, p. 147 à 159 aux dates indiquées.
-231-
- Dans les jours qui suivent les appels et supplications montent de
toutes parts pour que Trujillo ne parte pas. José Estrella, gouverneur de Santiago et
représentant du pouvoir dans tout le nord du pays, en prend l'initiative. Le 17, est
organisée à Saint-Domingue «une Assemblée Solennelle (Asamblea Magna) des forces
du District National et des régions Sud et Est, pour demander au Généralissime de
renoncer à son voyage à l'étranger, dans la perspective duquel il avait confié au Vice-
Président Peynado la charge du Pouvoir Exécutif». Le style est lourd et tortueux, mais
le message a un sens : "pas de trujillisme sans Trujillo !". En quelques jours, le pays
tout entier est ainsi quadrillé et mobilisé sur ce thème.

- Le 18, enfin, Trujillo se rend à «l'appel populaire» qui lui


demande de ne pas quitter le pays «ne serait-ce que provisoirement» et décide de
remettre sine die son départ. La mise à l'épreuve a été suffisante.

- Les semaines qui suivent sont occupées par «de grandes


manifestations de liesse en raison de sa décision de ne pas quitter le pays», et par la
campagne pour le prix Nobel.

- Le 17 décembre, les secrétaires d'État demandent au Sénat que


soit votée une loi pour «appeler Trujillo la vieille ville de Saint-Domingue de Guzmán,
"pour honorer et glorifier celui qui l'a reconstruite et agrandie au moyen de la
civilisation, du progrès et de la culture".»

- Dès le lendemain, nouvelles manifestations afin de soutenir


cette proposition. Le 31 décembre, tous les habitants de la ville et du district national
sont invités à manifester leur adhésion au projet. La mobilisation ne se relâche toujours
pas. Même les plus tièdes doivent souhaiter que l'on en finisse…

- Le début du mois de janvier 1936 est pourtant encore plus agité.


La campagne touche à la frénésie. On organise une exposition des éditions spéciales de
soutien au projet de changement de nom publiées par vingt-neuf journaux différents.
Les assemblées d'élus approuvent les hommages debout. Le 9, les députés et sénateurs
se prononcent et doivent motiver leur vote. Le résultat est, bien sûr, une approbation
unanime.

- Le 11 janvier, après six mois de campagne exactement, le vice-


président J. B. Peynado promulgue la loi qui change le nom de la capitale. La victoire
est complète.

-232-
- La situation redevient immédiatement beaucoup plus calme. Les
affaires courantes reprennent. Le 14 de ce même mois, Trujillo est de retour dans la
capitale où il retrouve ses activités normales, comme si J. B. Peynado n'exerçait plus
l'intérim.

- Le 10 février, Trujillo assume à nouveau sa charge de président


de la république Dominicaine. La journée est déclarée Jour de liesse dans le District
national.

L'affaire aura été longue et rude, mais ses résultats sont loin d'être négligeables :

- D'une part, c'est à un véritable endoctrinement de masse que


l'on assiste maintenant. Nul ne peut s'y soustraire, sur toute l'étendue du territoire. Le
pouvoir a appris à organiser une mobilisation de longue haleine, en profondeur. De
plus, les traces matérielles en sont durables puisque le nom du dictateur est maintenant
lié à celui de la capitale. Trujillo devient ainsi à la fois une divinité tutélaire qui veille
sur la nation et le légitime propriétaire du pays. Un an plus tard, un obélisque dressé
dans la capitale en souvenir du changement de nom, servira même de témoignage
visible451.

- D'autre part, le recrutement, la sélection, le contrôle et le


fonctionnement de l'appareil trujilliste ont été considérablement perfectionnés. Dans la
tragi-comédie pleine de quiproquos, que d'occasions de se tromper pour l'indécis, le
tiède, voire l'opposant qui se cache ! Le double langage n'a plus seulement pour
fonction de fournir une apparence d'honorabilité au régime, il permet de déceler la
qualité des serments de fidélité. Gare à celui qui a pris au pied de la lettre les premiers
refus de Trujillo et s'est cru dispensé de s'associer à la campagne, malheur à celui qui,
croyant le dictateur sur le départ, ne s'est pas montré assez enthousiaste; ils peuvent être
certains que d'autres membres de l'appareil, plus zélés, vont les dénoncer. Les chausse-
trapes abondent, les rumeurs les plus folles -alimentées à dessein- circulent, afin que les
faibles et les adversaires se découvrent. C'est dans l'aptitude à comprendre la parole du
Chef, à en déchiffrer le sens caché que se sélectionne constamment l'appareil trujilliste.

451 Par allusion à son aspect, les Dominicains le surnommeront populairement "le monument mâle" (el
monumento macho) en opposition au monument au Traité Trujillo-Hull appelé "monument femelle"
(monumento hembra). R. DEMORIZI donne le détail intéressant des inscriptions qui y figurent. Ibid., t. I,
p. 183.
-233-
Les honneurs et la richesse ou la prison et l'exil sont l'enjeu de cette quête
sémantique.

-234-
5. UNE SITUATION MODIFIÉE; DE
NOUVEAUX DANGERS

L'extraordinaire appareil constitué par Trujillo lui permet d'affirmer son


hégémonie sur la société dominicaine, de liquider toute tentative d'opposition isolée et
d'étouffer les derniers feux du caudillisme.
L'événement le plus notable est la conspiration du colonel Leoncio Blanco en
juin 1933. L'affaire est éventée, L. Blanco immédiatement jeté en prison où il sera
torturé et finalement assassiné en mai 1934. Parallèlement, le chef d'état-major de
l'armée, le général Ramón Vásquez Rivera, est démis de son commandement et accusé
de ne pas avoir déjoué le complot. Un an plus tard, le 10 août 1934, il est condamné à
cinq ans de prison. Amnistié en 1939, il est à nouveau arrêté l'année suivante et meurt
"à la suite d'un suicide" dans sa prison de la forteresse Ozama. Déclaré complice de
Vásquez Rivera, Eduardo Vicioso est également condamné à cinq ans de prison en août
1934. Il est vrai que, lors de la campagne pour "la réélection sans élections" de 1933, il
avait eu l'audace ou l'inconscience de se prononcer contre un deuxième mandat de
Trujillo. La dictature apporte ainsi la preuve qu'elle peut régler comme elle l'entend des
conflits qui jadis se prolongeaient indéfiniment.
Le pouvoir suprême semble hors d'atteinte.

Pourtant, de profondes contradictions minent la dictature. Elles tiennent à la


nature même du pouvoir et à la conjoncture économique et politique. En effet ce régime
dépend de sa capacité à satisfaire les besoins grandissants de son propre appareil. Tenir
ainsi le pays "d'en haut" exige une énergie toujours plus intense, un déploiement
toujours plus étendu, des investissements toujours plus grands. On constate que, très
rapidement, l'appareil tend de lui-même à l'hypertrophie. Les offres de services se
multiplient, et avec elles les demandes de récompenses sous forme d'emplois, de
privilèges, de faveurs. Car l'appareil n'a pas d'existence en dehors du pouvoir,
rappelons-le. Son entretien s'avère ruineux. Les investissements sont coûteux car la
dictature ne peut se contenter des bandes mal armées et mal équipées des caudillos; il
lui faut une armée moderne, capable de se déplacer rapidement d'un point à l'autre du
pays, dotée d'un armement homogène et efficace, sérieusement entraînée et disciplinée,
conduite par des officiers professionnels,etc. D'où les essais de colonies militaires et ce
rêve de Trujillo dans son compte rendu annuel du 27 février 1933 :

-235-
«Mon dessein a été, et il prend le chemin de s'accomplir, que
l'Armée produise pour la Nation au moins 50 % de ce que celle-ci
investit pour son fonctionnement452.»
Ce songe en forme d'aveu ne reviendra plus sous sa plume ou dans sa bouche.
Mais le Benefactor sait qu'il lui faut à la fois développer le pays et le mettre en coupe
réglée pour dégager des profits toujours plus grands. Trujillo s'empare des terres, des
entreprises, comme la Compañía salinera qui se voit attribuer le monopole du sel en
février 1932, des assurances qui deviennent également obligatoires en 1932, année ou
Trujillo fonde la Compagnie San Rafael d'Assurances… L'attribution payante de la
carte d'identité permet de lever des fonds sur tout le territoire. L'appétit -il faudrait dire
la voracité- du dictateur est en rapport direct avec le système qu'il est contraint
d'entretenir. Il faut toujours plus d'argent pour préserver son armée privée, sa police
privée, ses indicateurs personnels. Le pays commence à ressembler à une propriété
privée dont le dictateur serait l'unique maître, avec ses gardes, ses employés et ses
règles propres.

Malgré certains traits populistes, Trujillo sait qu'il ne peut durablement


s'appuyer sur le peuple. Il l'utilise comme masse de manœuvre, en l'encadrant
soigneusement, pour abattre d'éventuels rivaux, mais il ne peut lui concéder de réelle
autonomie. Le pilier du régime reste l'appareil trujilliste. Trujillo a besoin d'un peuple
sur mesure.
Certes, il exalte Anacaona et Enriquillo, symboles de la résistance à la
colonisation espagnole, mais dans la pratique, il exalte l'hispanité. Pas la moindre
allusions aux racines africaines pourtant si présentes. C'est qu'il lui faut dresser le pays
contre Haïti. Aussi, la langue espagnole que l'on oppose au créole haïtien et la religion
catholique que l'on présente comme civilisée face à l'inquiétant vaudou sont-elles
élevées au rang de critères de l'identité dominicaine.Trujillo est déjà prêt à rejeter une
partie du peuple de l'autre côté de la frontière.

La modernisation de l'économie implique le développement rapide d'une


population urbaine toujours potentiellement dangereuse. Devant le flot montant de
l'immigration qui vient des campagnes, Trujillo préconise en 1937 des mesures brutales
qui témoignent d'un certain désarroi :
«Il faut considérer comme un délinquant le paysan qui prétendra
ne pas avoir de travail453.»

452 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 265.


453 Message de compte rendu annuel du 27 février 1937. ID., ibid., t. III, p. 77.

-236-
Dans les villes, la classe ouvrière gagne en densité et, malgré les efforts du
régime pour isoler le pays, elle est très perméable aux grands courants mondiaux. Nous
avons remarqué qu'en 1936, lorsque Trujillo fait adopter la loi contre les activités
communistes et anarchistes, il n'y a pas d'organisation ouvrière indépendante en
république Dominicaine, mais le dictateur a sous les yeux l'exemple de Cuba, toute
proche, où un Parti communiste a été fondé dès 1925. Or en voulant s'attaquer aux
syndicats, en mars 1935, le colonel Carlos Mendieta, l'homme fort de Cuba, a provoqué
une grève massive qui a secoué tout l'édifice du régime. Trujillo doit donc envisager de
renforcer les traits populistes et surtout corporatistes du régime pour contenir la
tendance des salariés à constituer des regroupements indépendants et à avancer leur
propres revendications. Des plans sont lancés pour construire des habitations, des
centres de soins et des écoles. Les structures de la Confédération dominicaine du travail
sont maintenues comme un rouage de plus de la machine du pouvoir. Mais tout cela
coûte cher et implique un gonflement de l'appareil militaire, bureaucratique et politique
du régime.

Le pouvoir se trouve ainsi engagé dans une course qui s'accélère, pour renforcer
son contrôle sur la société et la tenir toujours plus en haleine. À peine est-on sorti d'une
épuisante campagne de six mois pour changer le nom de la capitale, en janvier 1936,
qu'une nouvelle bataille s'engage dès le mois suivant454 pour la réélection de Trujillo en
1938, soit avec plus de deux ans d'avance !

La situation économique s'est sensiblement améliorée, tant par l'effet des


échanges mondiaux qui reprennent peu à peu, que par le dirigisme qu'instaure Trujillo.
D'énormes profits sont réalisés. Mais l'économie dominicaine reste profondément
dépendante. Lorsque Trujillo, par exemple, s'attaque au problème de la vente "a la
flor”455, ses critiques ne manquent pas de justesse mais il ne peut, par décret, empêcher
les compagnies étrangères de se servir de leurs télégraphes et de leur puissance
financière pour jouer sur les cours. Faute de s'attaquer aux problèmes structurels -et
Trujillo n'en a ni l'intention, ni les moyens- le dictateur peut tout au plus négocier une
répartition des profits moins désavantageuse, en échange du rôle politique qu'il peut
jouer. Encore faut-il qu'il y ait une place suffisante pour lui.

Nous avons vu qu'en 1930 Trujillo avait pu mettre à profit la crise et s'imposer à
Washington en créant une situation où il devenait la moins mauvaise solution. Avec
l'arrivée de Roosevelt qui a besoin d'un continent stabilisé, le Benefactor va vite
454 Le 27 février 1936 le District de Saint-Domingue s'adresse au pays pour lui demander de réélire
Trujillo en 1938. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 160.
455 Voir à ce sujet : 1932-1937. Les traits populistes.

-237-
comprendre son intérêt : il s'empresse de démontrer que, grâce à son régime, l'île peut
cesser d'être un foyer permanent de conflits. De ce point de vue, le règlement du
différend dominicano-haïtien, en 1935, est indéniablement un point à son actif. La
propagande du régime répand l'image d'un homme de paix et la campagne pour lui faire
attribuer le prix Nobel n'a pas d'autre sens.
Mais comment se rendre indispensable ensuite ? Proposer ses bons offices pour
mettre fin à la Guerre du Chaco ? C'est un geste pour la publicité, tout au plus; d'autant
que le conflit sanglant s'achève.
C'est alors qu'il lance sa grande idée d'une Ligue américaine des nations.
L'échec de la campagne, qu'il mène en exploitant pourtant habilement toutes les
opportunités, est extrêmement grave pour l'avenir du régime. En écartant poliment la
proposition dominicaine, la Maison-Blanche signifie qu'elle ne souhaite pas s'entourer
de gendarmes ou de relais qui risquent de se révéler rapidement encombrants. Elle
travaille à organiser une discipline continentale dont elle aura sans doute besoin. Il n'y a
pas de grand rôle pour Trujillo dans ce scénario.

À la fin de l'année 1937, l'espace politique se rétrécit dangereusement, alors que


les besoins du régime ne font que croître.

-238-
III

UNE PÉRIODE
D'INSTABILITÉ
1937 - 1947

-239-
À la fin de l'année 1937, Trujillo se trouve donc dans une situation qui
ressemble fort à une impasse. La Maison-Blanche se désintéresse de lui, bien plus
préoccupée par la situation mouvante de l'Argentine ou les difficultés avec l'Estado
Novo de Vargas au Brésil. Il ne peut donc espérer le traitement de faveur qu'il réclame
avec insistance pour les produits dominicains d'exportation. Parallèlement ,le maintien
du régime exige un développement rapide et des ressources toujours plus grandes. La
dictature cherche le salut dans une fuite en avant. Dans l'immédiat, la question haïtienne
s'offre comme une issue.

1. LE CONFLIT AVEC HAÏTI. OCTOBRE


1937-FÉVRIER 1938

A/ UNE AGRESSION ANNONCÉE

L'arrivée au pouvoir de Trujillo a considérablement modifié le cadre politique


dans l'île et donné un sens nouveau aux relations traditionnellement conflictuelles. En
effet, la dictature a besoin de s'imposer tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Les sérieux
tiraillements qui se sont fait jour, dès 1932 et 1933, n'ont pas tardé à montrer que le
régime de Ciudad Trujillo était naturellement porté à établir la preuve de sa force dans
la confrontation avec Port-au-Prince456. Il est vrai que ce différend est rapidement réglé,
tant parce que le président Vincent fait taire les exilés dominicains que parce Trujillo
comprend qu'il a intérêt à apparaître comme un homme de paix aux yeux de
Washington. Avec la signature de l'accord frontalier Trujillo-Vincent de février 1935,
on peut croire que le calme s'établit durablement. En réalité, les facteurs du conflit sont
toujours à l'œuvre en profondeur. On a beaucoup dit et écrit que le massacre de
plusieurs milliers d'Haïtiens en octobre 1937 avait constitué un stupéfiant coup de
théâtre, on se demande même ici et là si Trujillo était au courant…
En fait, pour qui regardait, écoutait et savait comprendre, seules la date et
l'ampleur de l'agression furent une surprise. Rarement le déferlement de la violence
avait été autant annoncé.

456 Cf. 1932-1937. L'apaisement avec Haïti.

-240-
• LES HAÏTIENS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

En 1937, sur un tiers du territoire de l'île, les Haïtiens sont près de quatre
millions. Le peuple, massivement analphabète, mène une vie misérable. La république
Dominicaine, sur une surface deux fois supérieure compte un peu plus d'un million et
demi d'habitants457.

Nombre d'Haïtiens sont contraints de s'expatrier chaque année pour la coupe de


la canne à sucre dans les grandes plantations en république Dominicaine et aussi à
Cuba. Ils sont souvent littéralement loués par les notables ou les dignitaires du régime
de Port-au-Prince aux compagnies sucrières qui disposent ainsi d'un sous-prolétariat à
temps plein pour un coût très faible458.
Trujillo connaît bien ce système puisqu'il a commencé sa carrière comme
surveillant pour la sucrerie de Boca Chica. Mais la garde privée des compagnies
sucrières n'est qu'une pièce qui vient compléter le dispositif politique et policier mis en
place et garanti par l'État dominicain. En effet, les migrants saisonniers ne sont acceptés
en république Dominicaine que pour la durée du contrat les liant à leur employeur et
dans les limites géographiques de la plantation. En règle générale, les compagnies vont
directement chercher leur main d'œuvre à Haïti ou à la frontière, avec des camions ou
des cars, et ramènent les ouvriers agricoles quand la coupe est finie. Il est pratiquement
impossible pour un Haïtien qui voudrait pénétrer individuellement en territoire
457 OFICINA NACIONAL DE ESTADÍSTICA. Cuarto censo nacional de población…, p. 23.
458 Cette situation, que nous avons brièvement évoquée au chapitre 1930-1931. La créature des Marines,
trouve son origine dans l'installation des grandes compagnies nord-américaines et l'occupation par l'US
Navy. À cette époque, MELVIN KNIGHT, Los americanos en Santo Domingo, p. 166-167, évalue à
100 000 le nombre d'Haïtiens importés tous les ans pour la campagne sucrière (soit 10 % de la population
dominicaine totale de l'époque). Il écrit : «L'importation de main d'œuvre bon marché, tous les ans, cause
un grand tort au travailleur dominicain, pour le bénéfice de l'industrie sucrière; […] Il serait surprenant
que le mouvement ouvrier puisse maintenir une organisation dans un pays qui importe des milliers et des
milliers d'ouvriers étrangers qui reçoivent un salaire journalier maximum de 30 cts. […] Cette invasion
annuelle, dont une grande partie, se soustrayant à la loi, reste dans le pays, entraîne avec elle ses
femmes…». Observons au passage le rôle de la législation qui est d'empêcher les Haïtiens de s'installer et
de les maintenir dans une situation de précarité. Avec un succès partiel, semble-t-il.
CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 216, confirme que les travailleurs dominicains se détournaient de la
coupe de la canne à sucre et préféraient les autres travaux de l'entreprise sucrière : «La raison principale
pour laquelle les Dominicains préféraient ces tâches, tenait au fait qu'ils obtenaient de meilleurs salaires
que dans les travaux de coupe de la canne à sucre, et que leur participation à la coupe, comme nous
l'avons observé, était marginale et sporadique pour ne pas rompre leur lien avec l'exploitation du petit
lopin familial.» Il note que cette situation se maintient pendant la dictature, les Dominicains restant des
«semi-prolétaires», pour reprendre sa précise et juste qualification.
Tant KNIGHT que CASSÁ, op. cit., p. 165 et p. 216 respectivement, citent Felipe Vicini, propriétaire
sucrier, qui aurait vainement offert 75 ou 80 cts pour la coupe de la canne à sucre. Ni l'un, ni l'autre
n'accordent de crédit à cette allégation, destinée à justifier la nécessité de faire appel à la main-d'œuvre
étrangère «des races inférieures».
-241-
dominicain de le faire dans le cadre de la légalité puisqu'en vertu d'une législation mise
en place par les troupes nord-américaines d'occupation, l'entrée d'étrangers noirs,
appelés non-caucasiens, est soumise au paiement de taxes élevées 459. Cette législation,
ouvertement raciste, visait à l'époque à favoriser les compagnies sucrières nord-
américaines qui précisément s'installaient en république Dominicaine 460. On comprend
du même coup comment l'occupation par l'US Navy, en collaboration avec le capital
nord-américain investi dans les sucreries, a contribué à modeler l'État dominicain en
profondeur461.

Une des conséquences de cette situation est une immigration clandestine de


paysans haïtiens pauvres. Il s'agit d'une lente infiltration, rythmée par des vagues plus
importantes quand des événements particuliers, sociaux, économiques ou politiques,
poussent des populations à tenter l'aventure. La tentation est d'autant plus grande que la
zone frontalière est dans l'ensemble peu peuplée du côté dominicain et qu'elle est
traditionnellement mal contrôlée en raison des difficultés naturelles et de l'éloignement
des grands centres de population. En outre, une vie économique particulière qui date de
l'époque coloniale et du temps des caudillos, s'est maintenue dans certaines régions
frontalières : une active contrebande engendre des profits importants et on
s'accommode fort bien de la présence de certains Haïtiens. Ils sont domestiques à la
ville, dans les villages ils exercent aussi divers métiers artisanaux, en particulier le
travail du métal; sur les vastes domaines, les propriétaires les emploient aux travaux
agricoles. En de nombreux points, la frontière est considérée comme une ligne
théorique et de nombreux Haïtiens cultivent le lopin qu'ils ont défriché en territoire
dominicain et y élèvent leurs animaux domestiques autour de l'habitation familiale.
Dans la partie nord de la région frontalière, ils représentent, selon les estimations
officielles, plus du tiers de la population.

459 Nous avons déjà évoqué cette législation (loi de janvier 1932) dont on attribue très souvent l'origine à
Trujillo, de façon erronée : cf. 1932-1937. Une surveillance organisée.
460 Agissant dans le cadre de contrats à caractère collectif passés directement avec les autorités
haïtiennes, les compagnies ne payaient pas les taxes prohibitives (elles atteindront 500 $ sous la
dictature) applicables au voyageur isolé, comme nous l'indiquons. Dans les faits, la législation visait à
interdire l'entrée en république Dominicaine autrement que dans le cadre du travail saisonnier et à
s'opposer à l'installation des Haïtiens en territoire dominicain.
Cependant, l'importation de la main-d'œuvre haïtienne par les sucreries donnait lieu au versement de
taxes, beaucoup plus réduites, par tête et, surtout, de substantiels pots-de-vin aux autorités dominicaines
(dépassement des quotas attribués, présence d'enfants, de femmes, etc). À l'époque de la dictature,
Paulino Álvarez fut le type même de ces dignitaires du régime qui contrôlaient le trafic de main-d'œuvre,
en connexion avec des dirigeants haïtiens. Nous revenons plus loin sur cette corruption.
461 Le travail minutieux mené à bien par O. INOA (Bibliografía haitiana en la República Dominicana)
devrait permettre maintenant de faire une étude précise de l'évolution de la situation des travailleurs
haïtiens à l'époque des grandes compagnies sucrières nord-américaines, c'est-à-dire depuis l'occupation
jusqu'aux dernières années de la dictature.
-242-
L'armée et la police ont pour mission de donner la chasse à ces immigrants
clandestins. Elles les rançonnent souvent, les expulsent des terres qu'ils ont mises en
culture sans autorisation parfois, et les renvoient à Haïti à l'occasion. Elles font surtout
régner une insécurité permanente sur ces populations qui sont, dans bien des cas,
installées en territoire dominicain depuis fort longtemps. On notera que Trujillo connaît
aussi tout cela personnellement, puisqu'il n'a quitté son emploi de surveillant à Boca
Chica que pour entrer dans la garde nationale.

Si l'on exclut quelques diplomates, commerçants et trafiquants, ainsi que les


opposants qui permettent de faire pression sur Port-au-Prince, l'Haïtien en république
Dominicaine se définit comme une personne au statut précaire.

-243-
• LA DOMINICANISATION DE LA FRONTIÈRE

La dictature a recueilli naturellement cet héritage. Non seulement Trujillo a été


lui-même formé dans ces tâches de répression de la population haïtienne, mais l'armée
qui l'a porté au pouvoir et qui reste le pilier du régime a été constituée et mise en place
pour accomplir ces missions. Très vite, le pouvoir s'est employé à développer et faire
fructifier ce legs.

L'une des premières tâches est d'installer un climat de peur : une invasion
haïtienne rampante serait à l'œuvre.
Le recensement de 1935, vaste opération revêtue des atours de la science
statistique moderne, donne des résultats qui se veulent inquiétants. La comparaison
avec les données du recensement de 1920 montrent un accroissement extrêmement
rapide de la population haïtienne qui a augmenté de 86 % en quinze ans, soit un quasi
doublement en valeur absolue462:

RECENSEMENTS DES HAÏTIENS


EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
1920-1935
Année de Population Haïtiens % des Haïtiens /
recensement totale recensés Population totale
1920 894 665 28 258 3,16 %
1935 1 479 417 52 657 3,56 %

Un examen plus attentif des chiffres fournis montre que le poids relatif des
Haïtiens dans la population n'évolue que lentement. Comme le tableau le montre, la
progression est à peine de 0,5 % au cours des quinze années.
Qu'importe, la propagande ne s'attarde pas sur ce point. Elle s'emploie, au
contraire, à agiter le spectre d'une menace raciale463 :

462 Calculs effectués d'après les données des recensements. GARDINER, La política de inmigración de
Trujillo…, p. 15.
463 Calculs d'après les résultats du recensement énoncés par Trujillo. Proclama del 16 de agosto de
1936, anunciando al pueblo dominicano la terminación del Censo nacional…, TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 329.
Ces données seront reprises par la suite, et souvent modifiées au gré des besoins, pour montrer le travail
de blanchiment de la population mené à bien par la dictature. Voir ainsi : Tercer censo nacional de
población. 1950, p. XXVII.
-244-
RÉPARTITION DE LA POPULATION
SELON LA RACE ET LA NATIONALITÉ
D'APRÈS LES STATISTIQUES OFFICIELLES
EN 1935

Race Dominicains Étrangers


Nombre % Nombre %
Blancs 184 741 13,1% 7 992 11,0 %
Métis 994 420 70,7% 4 248 5,8 %
Noirs 227 160 16,2% 60 517 82,8 %
Jaunes 26 0,0 % 313 0,4 %
Total 1 406 347 100,0 % 73 070 100,0 %

La confrontation, d'après ces chiffres solennellement donnés par le dictateur lui-


même, ne laisse pas place au doute : les Dominicains sont menacés d'"africanisation" si
une réaction n'est pas promptement organisée.
Les résultats font l'objet d'une large publicité. Ils sont présentés de façon très
expressive par la propagande sous forme de diagrammes circulaires juxtaposés, un pour
les Dominicains, l'autre pour les étrangers, qui font ressortir le danger "d'africanisation"
de la république Dominicaine. L'inquiétude est d'autant plus grande que les
"camemberts" sont de même taille, comme si les deux populations étaient équivalentes
en nombre464. La marée noire semble menacer le pays. Une hantise ancestrale est ainsi
ranimée et manipulée.
Le recensement ne dit pas comment le départ a été fait entre "Blancs", "Métis",
"Noirs" et "Jaunes" pour reprendre la terminologie officielle. Ni quels ont été les
critères pour déterminer qui était étranger et qui ne l'était pas. Ni comment ont pu être
comptabilisés les étrangers en situation illégale 465. L'essentiel est d'alimenter une peur
latente et de justifier une action énergique contre cette menace sournoise, d'autant plus
dangereuse qu'elle est le plus souvent invisible.

Le terrain est ainsi préparé pour concentrer les efforts sur la politique dite de
dominicanisation de la frontière (dominicanización fronteriza).

Il s'agit de contrôler durablement la limite territoriale et de placer toute la zone


sous l'autorité d'un pouvoir central qui traditionnellement reste lointain. Il faut

464 Par exemple, Álbum de oro de la República Dominicana…, publié en 1936, les reproduit p. 39.
465 Il est frappant que même les analyses les plus récentes ne soumettent pas à la critique ces chiffres,
tenus pour le reflet fidèle d'une réalité indiscutable, semble-t-il. La propagande n'est pas reconnue comme
telle. Tout le jugement en est faussé, pensons-nous.
-245-
distinguer plusieurs volets qui se complètent : la répression, la colonisation,
l'évangélisation et le discours nationaliste anti-haïtien.

- L'ancienne législation, en vigueur lors de l'occupation nord-


américaine, a été conservée. Elle est même rappelée et consolidée, puisque le 19 janvier
1932 une nouvelle loi d'immigration a prévu des taxes élevées pour les Noirs candidats
à l'entrée sur le territoire dominicain et de lourdes peines pour les clandestins qui sont
passibles des travaux forcés466.
Cette législation répressive permet d'exercer de fortes pressions, en particulier
sur la France afin d'obtenir le départ des ouvriers agricoles antillais. Dans le mois qui
suit l'entrée en vigueur de la loi d'immigration, les autorités françaises s'inclinent et
rapatrient deux cents Antillais467.
Enfin la présence militaire est renforcée aux points traditionnels de passage, en
particulier à Dajabón, au nord.

- Avec entêtement Trujillo cherche à peupler la zone frontalière


qui, sur de vastes étendues, est un désert démographique. Les terres qu'il fait attribuer
au titre de la colonisation se situent préférentiellement dans les régions limitrophes
d'Haïti468.
Si l'on se réfère au relevé de 1936, sur douze colonies, une se situe à l'extrême
sud de la frontière, Pedernales, et cinq sur la commune de Restauración 469, au sud de
Dajabón, sur les contreforts de la Cordillère Centrale. Une septième colonie relève
également de la politique de dominicanisation, celle de San Rafael, installée sur la
commune de Sabana de la Mar en baie de Samaná. Bien qu'éloignée de la frontière,
cette région mal contrôlée est un point d'infiltration traditionnel pour les Haïtiens. Ces
colonies visent à créer des pôles stables de population et le développement d'une
économie propre à mettre en valeur des zones où l'agriculture reste souvent semi-
nomade et n'a guère qu'une fonction de subsistance.
À vrai dire, le bilan économique de ces colonies reste mince, nous l'avons vu,
mais ces implantations sont significatives d'une volonté politique. Rappelons en effet
qu'elles sont directement encadrées par l'armée. À ce titre elles participent à la mission
de surveillance de la frontière et de répression de l'immigration clandestine. Enfin les
agriculteurs qui y travaillent la terre sont souvent des prisonniers de droit commun,

466 Les nouvelles dispositions entrent en vigueur dès le 1er avril 1932.
467 Le rapatriement s'effectue le 26 avril 1932, sur le cargo Zénon de la Compagnie Générale
Transatlantique
468 Cf. à ce sujet : 1932-1937. Une centralisation croissante.
469 Il s'agit des colonies de Capotillo, Mariano Cestero, Hipólito Billini, Trinitaria et Demetrio
Rodríguez. Pour toutes ces données : Compte rendu annuel du 27 février 1937. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. III, p. 26.
-246-
susceptibles d'être transformés en soldats très rapidement. Ainsi le dictateur espère faire
d'une pierre deux coups : il débarrasse les villes de la pègre ou des miséreux et crée des
noyaux de population dans la région frontalière.

- Mais il ne suffit pas de surveiller et de peupler, il faut également


tenir les esprits. Car la légitimité du pouvoir de Ciudad Trujillo reste souvent à établir
parmi des populations habituées à vivre à l'écart. Aussi l'objectif est-il de les
"dominicaniser", c'est-à-dire de rejeter comme étranger au génie national tout ce qui ne
correspond pas à un strict modèle centralement défini. Il s'agit donc de normaliser les
esprits. La langue devra être purgée des termes locaux empruntés au créole haïtien et la
religion, surtout, devra être débarrassée de tout ce qui ne relève pas du catholicisme
officiel. Trujillo applique le précepte non écrit : "un chef, un peuple, une langue, une
religion". Pour mettre la langue en conformité avec les canons, les premiers efforts ont
déjà été consentis afin d'imprimer du matériel et de créer dans tout le pays des écoles
primaires (escuelas rudimentarias) et rurales (escuelas rurales), où on apprend à lire,
écrire et compter. Dès 1933, le président se flatte d'avoir fait distribuer 20 000 livrets
d'apprentissage de la lecture470 et, dans son message annuel de 1938, Trujillo recense
665 écoles471 sur le territoire de la république. La zone frontalière n'a pas été oubliée et
le Benefactor ne se prive d'ailleurs pas de présenter cette campagne comme une
croisade nationaliste :
«Dans ces campagnes hier on entendait à peine la riche langue
de Cervantès. Des chansons exotiques, dans d'étranges dialectes,
emplissaient l'atmosphère paysanne. Aujourd'hui l'école rurale de la
province donne le ton juste du nationalisme dans l'hymne de la Patrie et
dans les chants de la campagne472.»
On remarquera les termes péjoratifs, à résonnances xénophobes, qui opposent
les sombres temps révolus à cette atmosphère idyllique retrouvée où s'épanouit
l'identité dominicaine. Ce manichéïsme arrogant est déjà porteur de violence.

- En matière de religion, les actes du gouvernement, quoique de


portée limitée, se veulent également significatifs. Le 15 avril 1935, Trujillo signe avec
l'Église, en la personne du nonce apostolique déplacé tout exprès, un contrat pour
l'envoi :

470 En el banquete ofrecido por la Asociación de Maestros, el 2 de diciembre de 1933, en la ciudad de


Santiago de los Caballeros. ID., ibid., t. I, p. 395.
471 Compte rendu du 27 février 1938. ID., ibid., t. III, p. 209.
472 Al recibir el título de Hijo adoptivo de la Común de Sánchez, el 18 de marzo de 1934 . ID., ibid.,
t. II,p. 42.
-247-
«…d'une mission religieuse à la frontière dans le but de tendre à
sa dominicanisation. Les missionnaires sont des prêtres spécialisés en la
matière et ils agiront selon les instructions des Secrétariats à l'Intérieur,
la Police, la Guerre et la Marine et à l'Éducation Publique et aux Beaux-
Arts473.»
Le dictateur insiste à dessein sur l'étroite imbrication des fonctions religieuses et
politiques, consignée explicitement sous forme d'un contrat en bonne et due forme. Le
rôle de ces prêtres, mis au service du gouvernement de Trujillo, sera donc de persuader
les habitants des contrées reculées de se comporter comme de "vrais Dominicains".
Relais de leur hiérarchie mais aussi du secrétariat à l'Intérieur, ils ont un statut de
fonctionnaires idéologiques, chargés d'ajuster le peuple à l'image officielle474.

Trujillo aura d'ailleurs l'occasion par la suite de préciser quelques aspects


concrets des "missions de dominicanisation de la frontière", puisque telle est
l'appellation syncrétique adoptée par le régime. Il rendra ainsi compte de leur labeur
pendant l'année 1943 :
«Répondant avec un zéle patriotique à ces dispositions, les
Aumôniers ont déjà célébré plus de mille baptêmes, un grand nombre de
mariages et ils ont organisé de nombreuses associations religieuses
appelées à lutter contre les obscures superstitions qui en ces lieux ont
réussi à s'infiltrer pendant les longues années où ils ont été abandonnés
à de dégradantes influences475.»
Toutes les fonctions se fondent ici dans un élan nationaliste. On comprend que
ces populations qui vivent en marge de la loi doivent être ramenées dans le droit
chemin. Il est d'ailleurs exact que la famille est une notion peu ancrée dans ces
campagnes. Aussi, en baptisant et en mariant, les prêtres accomplissent à la fois un
devoir religieux et une tâche d'état civil; dans un même geste, ils ramènent les brebis
égarées dans le sein de l'Église et sous l'autorité de l'État. On verra que tout ceci est loin
d'être anodin et que d'un mariage célébré dans les formes et qui vaut brevet de
"dominicanisation" pourra dépendre la vie ou la mort476.
Les deux premiers missionnaires arrivent en 1936, dans l'année qui suit la
signature du contrat, et sont immédiatement envoyés sur la frontière nord.

473 Compte rendu annuel devant le Congrès National du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 215.
474 Nous étudierons le développement du rôle de l'Église dans la politique de dominicanisation de la
frontière de façon détaillée au chapitre : 1947-1955. Vers le partenariat.
475 Compte rendu annuel du 27 février 1944. ID., ibid., t. V, p. 46.
476 Toutes ces vibrantes déclarations de Trujillo sur les sacrements de l'Église ne manquent pas de sel si
l'on songe que Ramfis, né le 5 juin 1929, ne sera baptisé que le 21 janvier 1936. Il est vrai que ses parents
s'étaient mariés quelques mois plus tôt seulement, le 28 septembre 1935…
-248-
- Ces initiatives que nous venons d'énumérer restent modestes
quand on examine les mesures pratiques prises. Que peuvent deux prêtres, quelques
dizaines d'instituteurs et six ou sept petits détachements militaires encadrant des repris
de justice sur un si vaste territoire, loin du pouvoir central, au sein d'une nature souvent
hostile ? Sur un plan concret et dans l'immédiat fort peu, en effet. Mais sur le plan
politique et idéologique, leur importance est grande. Ils incarnent de façon visible le
nationalisme agressif à caractère raciste du régime. En les présentant comme des avant-
gardes, la propagande du régime annonce en permanence une inévitable bataille.

Dans un discours électoral qu'il prononce en novembre 1942 à Elías Piña, sur la
frontière, Manuel Arturo Peña Batlle, président de la Chambre des députés, livre une
synthèse publique du contenu politique et idéologique de la dominicanisation de la
frontière477. Encore faut-il souligner que l'allocution, postérieure au massacre d'octobre
1937, s'efforce de réhabiliter une politique qui a été très critiquée à l'étranger et d'en
atténuer les aspects les plus agressifs. Voici comment le problème est posé :
«Le Généralissime Trujillo a observé, avec sa vision pénétrante
d'homme d'État, l'alarmante progression géométrique de la
multiplication de la population voisine, dont le pouvoir physiologique
est, pour diverses raisons, exceptionnel. Il a observé la précarité du
mouvement économique chez nos voisins et l'évident manque de rapport
qui existe entre la population haïtienne et ses moyens de subsistance; il a
observé la disproportion qui existe entre la densité d'une population à la
croissance exceptionnelle et l'exiguïté du territoire où elle est établie.»

Passons sur le dithyrambe courtisan… On se trouverait donc en face d'un


problème géographique et physiologique. Pas de morale, mais des faits froids, objectifs,
présentés comme immuables et indiscutables. Ces postulats ne souffrent donc pas de
discussion puisqu'ils sont revêtus de l'autorité de la chose constatée et, du coup, ils
légitiment déjà le point de vue du régime dominicain. La dictature se veut moderne,
positive, sans a priori. Dans le conflit qui l'oppose à Haïti, elle a pour elle la science.
Elle décline par avance toute responsabilité : les conséquences -on sait qu'il s'agit de
morts par milliers- ne sont pas son fait, mais le résultat d'un enchaînement de
circonstances dont elle n'est pas responsable. Mieux : le drame était prévisible.
En fait, toute cette argumentation s'inscrit dans une tradition néo-darwinienne
bien connue en Amérique latine. Il est clair ici que la propagande du régime prétend

477 Discours paru dans La Nación du 16 novembre 1942.

-249-
définir les "lois" naturelles qui régissent les populations de l'île. Il y aurait donc trop
d'Haïtiens sous-développés, voilà toute la thèse478. Déjà se glisse l'idée implicite que
cette population est potentiellement agressive pour la république Dominicaine.
Remarquons à ce sujet une observation, faite comme en passant, et qui est loin d'être
innocente : Peña Batlle note le «pouvoir physiologique […] exceptionnel» des Haïtiens.
Curieux euphémisme pour suggérer une sorte de frénésie sexuelle de cette population
et, surtout, une excessive virilité chez les hommes qui semblent supérieurs au mâle
dominicain… Bien sûr, l'orateur ne justifie rien, comme si l'affaire était entendue, et
joue ainsi sur des complexes classiques et des peurs ancestrales.

Tels sont les soubassements idéologiques. Voyons maintenant les justifications


précises de la campagne de dominicanisation de la frontière. Elles sont d'abord d'ordre
physique et matériel. Après avoir posé :
«Il n'y a pas de sentiment d'humanité, ni de raison politique, ni
d'opportunité de circonstance quelconque qui puissent nous obliger à
contempler avec indifférence le tableau de la pénétration haïtienne»,
Peña Batlle entreprend de caractériser l'émigrant haïtien. Il ne s'agit pas, dit-il,
de «l'Haïtien sélectionné, celui qui forme l'élite» :
«Ce type d'homme ne nous inquiéte pas, parce qu'il ne nous pose
pas de problèmes; il n'émigre pas. L'Haïtien qui nous dérange et nous
alarme, c'est celui qui constitue la dernière couche sociale au-delà de la
frontière. Ce type est franchement indésirable. De race nettement
africaine, il ne peut représenter pour nous un quelconque attrait
ethnique. Dépourvu dans son pays de moyens permanents de subsistance,
il est déjà là-bas une charge, il ne dispose pas d'un pouvoir d'achat et
par conséquent il ne peut être un facteur économique intéressant chez
nous. Mal alimenté et vêtu de haillons, il est faible, bien qu'il soit trés
prolifique à cause de son bas niveau de vie. Pour cette même
raison ,l'Haïtien qui s'introduit chez nous, vit infecté de vices nombreux
et graves et est fatalement porteur de tares dues aux maladies et
déficiences physiologiques endémiques dans les bas-fonds de cette
société-là».
Sombre tableau auquel rien ne manque. Les diagnostics social, racial,
économique, physiologique et médical se superposent et se combinent pour, au nom de
la raison, refuser tout droit d'entrée à un être dégénéré.
Le caractère raciste de l'idéologie de la dominicanisation frontalière est ici
affirmé. Comme toujours, il est frauduleux. On relèvera cependant que dans un pays où
478 Voir le tableau Répartition de la population selon la race et la nationalité selon les statistiques
officielles et nos commentaires supra.
-250-
la population est en large partie d'origine africaine, le Noir est présenté comme un
facteur de dégradation raciale et qu'est suggéré le rêve d'une "amélioration" ethnique
grâce à des apports présentant davantage "d'attraits". Le discours joue ainsi sur des
refoulements et des complexes enfouis et invite à briser une image de soi déplaisante en
la transférant sur un autre. Chasser l'Haïtien, c'est se proclamer soi-même blanc. D'une
façon générale l'immigration est assimilée à une agression du faible contre le fort, du
malade contre le sain, du va-nu-pied contre le travailleur,… Sous le masque
scientifique479, les sous-entendus à caractère éthique sont légion. En définitive la
présence de l'Haïtien est considérée comme une attaque immorale parce que contre
nature. La légitime défense s'impose.

Il ne manquait qu'une dernière touche à ce portrait : l'aspect culturel. C'est bien


sûr le vaudou qui est pris pour cible :
«Tous les grands écrivains haïtiens s'accordent à dire que le
voudou480 ou culte populaire haïtien, pratiqué depuis des temps
immémoriaux par l'immense majorité de nos voisins, constitue une
psychonévrose d'ordre religieux. Le voudouiste est un paranoïaque du
genre le plus dangereux. L'éducation est impuissante à effacer le poids
de l'héritage […] Le culte des morts est exercé par une confrérie de
sorciers et d'envoûteurs qui pratiquent d'incroyables cérémonies avec
des cadavres».
Peña Batlle ne fait pas la moindre allusion à la santería, culte populaire
dominicain, pourtant très proche par bien des aspects du vaudou et qui plonge ses
racines dans le même passé africain. Il ne retient que la peur qu'inspire le mystère,
jouant sans vergogne sur les aspects morbides légendaires. Là encore, et
paradoxalement, il part d'un diagnostic individuel à prétentions scientifiques -
psychiatriques dans ce cas- pour le généraliser à une population et à une race. La
prétendue impossibilité de changer les mentalités, affirmation que rien ne vient étayer,
vise précisément à démontrer que le mal a acquis un caractère génétique.

Quelles conclusions tirer de cette démonstration truquée sinon que c'est un


devoir sacré pour les Dominicains de "combattre" -le mot sera lâché à plusieurs reprises
pendant le discours- pour défendre, le dos au mur, leur identité nationale ? On rejoint
ainsi une épopée, plus mythique qu'historique, susceptible de justifier n'importe quelle
action :

479 On notera en particulier le raisonnement économique, tout droit inspiré des théories de Malthus.
480 En italiques dans l'original. Peña Batlle feint de transcrire phonétiquement le terme, comme pour
mieux marquer le caractère étranger de cette réalité.
-251-
« Est-il possible que l'on nous reproche, à nous les Dominicains,
de nous consacrer, poussés par une simple loi de conservation, au
combat contre des éléments subversifs de notre essence nationale elle-
même ?»
Le délire se nourrit de lui-même et la lutte contre la pénétration haïtienne
devient une mission pour sauver une civilisation, maintenue dans sa pureté originelle en
république Dominicaine. C'est même toute l'humanité qui est concernée par le sort de la
bataille :
«N'oublions pas que cette nation espagnole, chrétienne et
catholique que nous constituons, nous les Dominicains, a surgi pure et
homogène dans l'unité géographique de l'île [.…] Nous les Dominicains
nous mettons à l'épreuve dans ce combat la signification tout entière
d'une civilisation, d'un chapitre fondamental de l'histoire humaine».
On retrouve là des accents qui, transposés, sont semblables à ceux de Mein
Kampf. Il est vrai que les sources, de Gobineau à Spencer, Le Bon et Spengler, sont les
mêmes481.

La campagne de dominicanisation frontalière a donc d'abord une fonction


idéologique et de propagande. En déformant l'histoire et en présentant, à l'aide
d'arguments pseudo-scientifiques, un tableau apocalyptique de la situation de la nation,
elle vise à normaliser les esprits et à imposer une discipline sans faille derrière le Chef.
En sonnant le tocsin, elle instaure un état d'urgence intérieur qui prépare à la guerre. En
s'attaquant à ceux qui ont déjà le statut le plus précaire, elle exempte le pouvoir et les
autorités de toute responsabilité et détourne les coups vers ceux qui ne pourront les

481 À la fin du XIX e siécle et au début du XX e, l'Amérique latine est apparue aux yeux des néo-
darwiniens comme l'exemple même de l'affrontement des races et de la dégénérescence qu'entraînait le
métissage. Les idées ouvertement racistes des Français Le Bon et Vacher de Lapouge ont été reprises par
de nombreux intellectuels latino-américains. Citons Alcides Arguedas, García Calderón ou Carlos
Octavio Bunge, parmi tant d'autres. Il ne fait cependant pas de doute que la doctrine qui sous-tend la
campagne de dominicanisation frontalière s'inspire davantage du courant raciste nord-américain dont
Madison Grant, auteur de Le déclin de la grande race (1916), est la figure la plus connue. D'ailleurs,
dans le discours que nous analysons Peña Batlle se réfère à la volumineuse étude réalisée par l'Institution
Brookings sous la direction de Dana G. Munro de l'université de Princeton qui porte sur les possibilités
d'accueil d'immigrants européens en république Dominicaine (Cf. pour plus de précisions sur cet
important ouvrage : 1947-1955. Le mythe des cent mille réfugiés). Les substantielles citations qu'il
produit décrivent la montée inexorable d'un flot de population noire qui submergerait les populations
blanches et préconisent que ces dernières «se protègent par la suprématie politique, des barrières
sociales ou des lois». Nul doute que l'occupation militaire et les pratiques instituées à l'époque ont
contribué à la diffusion de telles idées.
On relèvera l'altération de l'histoire, lorsque Peña Batlle évoque le mythe d'une nation dominicaine qui
aurait « surgi pure et homogène», et serait donc menacée par les Noirs haïtiens. Rappelons en effet que
les premiers esclaves noirs en Amérique avaient été installés à la Hispaniola. La falsification est d'autant
plus délibérée que Peña Batlle est un érudit, excellent connaisseur du passé national (Voir ses Obras
escogidas, consacrées à l'histoire de la république Dominicaine).
-252-
rendre. Elle désigne par avance les boucs émissaires. La campagne de dominicanisation
frontalière est, par nature, porteuse de violence.

-253-
B/ LE MASSACRE

Mais pour que la violence verbale et idéologique prenne corps, pour que de la
menace on passe à l'exécution massive, il faut que soient réunies un certain nombre de
circonstances.

- La première d'entre elles est l'essoufflement du régime que nous


avons analysé au plan général482. Précisons la situation particulière.
Du fait du désintérêt manifesté par Washington à son égard, Trujillo se trouve
privé de perspectives politiques et économiques. Or la propagande ne peut se nourrir
trop longtemps d'elle-même, sous peine de s'effondrer comme une baudruche vide. Ce
problème est particulièrement sensible quand on aborde la question de l'immigration
haïtienne. En effet la croisade nationaliste et xénophobe a été trop exaltée, les accents
belliqueux ont trop résonné pour qu'il soit possible de faire machine arrière sans se
discréditer. Perspective mortelle pour un régime qui repose sur la mobilisation
permanente de son appareil. D'autre part, la poursuite de la dominicanisation de la
frontière implique des investissements matériels extrêmement lourds : peupler et mettre
en valeur les contrées les moins accessibles du territoire, construire les écoles,
dispensaires et casernes nécessaires, militariser une ligne de démarcation dont le tracé
n'est même pas clairement défini sur de grandes distances, tout cela n'est pas à la portée
de l'État dominicain.
L'issue est donc de s'imposer par un acte de force. Puisque Washington semble
considérer Ciudad Trujillo comme quantité négligeable, la tentation est grande de
rappeler son existence par une action spectaculaire. Il faut souligner que la dictature
peut estimer que le coup n'est pas trop risqué : la Maison-Blanche n'a pas manifesté
d'animosité particulière à son égard, elle s'est simplement contentée de tourner ses yeux
ailleurs. Une provocation bien dosée pourrait donc démontrer, à point nommé, qu'il faut
compter avec Trujillo. N'oublions pas que dans ses relations avec l'empire, le dictateur
mêle en permanence le chantage au zèle et à la flatterie.

- La seconde circonstance, plus conjoncturelle, tient à la crise


économique haïtienne. Au cours de l'année 1937 les prix des produits exportés par Haïti
baissent brutalement483, il s'ensuit une famine qui ravage le pays et jette sur les routes de
482 Cf. 1932-1937. Une situation modifiée, de nouveaux dangers.
483 Essentiellement ceux du café, en raison de la décision de la France de suspendre son programme
d'achats du café haïtien à des prix supérieurs aux cours mondiaux. La valeur des exportations haïtiennes
-254-
l'émigration des milliers d'Haïtiens. En outre, la même année, Batista fait rapatrier sans
ménagement plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers agricoles haïtiens installés à
Cuba484, considérés comme des bouches inutiles et des facteurs éventuels de
perturbation. Les navires les débarquent dans des ports proches de la frontière et ces
malheureux viennent grossir le flot de ceux qui cherchent à gagner la république
Dominicaine. Les sucreries n'ayant pas besoin de tous ces bras, ils s'introduisent
clandestinement dans le pays et errent à la recherche d'un travail, volent ici des poules
ou même une vache qui est immédiatement dépecée, là des légumes déterrés dans la
nuit ou des fruits.
L'armée et la police dominicaines sont impuissantes : elles ont beau reconduire à
la frontière plus de huit mille Haïtiens au cours des seuls mois de mai et juin, c'est peine
perdue. En effet, les autorités haïtiennes sont peu soucieuses de s'encombrer de ce
fardeau et, dès le lendemain, les mêmes Haïtiens pénètrent à nouveau en territoire
dominicain, où certains seront repris… Les prisons et bâtiments disponibles en
territoire dominicain regorgent de détenus dont nul ne sait que faire. En hâte et dans des
conditions précaires, le gouvernement rassemble les détenus dans des camps de
concentration. Julio Ortega Frier, secrétaire d'État à la Justice à l'époque des faits, décrit
la situation de ces prisonniers dans une correspondance diplomatique interne :
«Le Gouvernement dominicain avait fait organiser des camps de
concentration dans la région frontalière, où il les sustentait avec le même
ordinaire quotidien que celui réservé aux prisonniers dominicains. Ils
étaient sous la surveillance de quelques Haïtiens de bonne volonté,
puisque nous ne comptions pas sur une quantité suffisante de forces
armées pour assurer la surveillance. Mais, dès que la rumeur se
propagea dans ces camps que la cueillette du café, qui d'habitude ne
commence qu'en septembre, serait avancée, les campements se vidèrent,
parce que les détenus préféraient gagner un salaire journalier de vingt

de ce produit passe d'une moyenne de 5,9 millions de dollars pour les années 1932 à 1936, à 4,7 millions
en 1937. Soit une baisse de plus de 20 %. Cette même année, la valeur totale des importations et
exportations, pour l'ensemble des produits, ne dépasse pas celle de 1931. La situation est encore plus
grave pour les revenus fiscaux de l'Etat, qui sont au plus bas depuis 1921. En janvier 1938, Haïti ne
pourra faire face au paiement des intérêts ni du principal de sa dette extérieure. Pendant ce temps,
l'économie dominicaine s'améliore, nous l'avons vu. Sur cette question on consultera : VEGA, Trujillo y
Haití, t. I, p. 313.
484 J. Ortega Frier estime que ce chiffre se situe entre 30 000 et 70 000 personnes. D'après les auteurs
actuels, la réalité se situe autour de 35 000. Durement frappés par la crise, les Haïtiens cherchent à rester
dans les pays de la région où ils sont entrés clandestinement ou avec un contrat saisonnier. Or Cuba
connaît une période difficile : rappelons que les cours internationaux du sucre se situent à 17,45 $ la
tonne en 1936 et 1937, alors qu'ils étaient de 43,54 $ par tonne dix ans plus tôt, en 1926 (Cf. L. GÓMEZ,
Relaciones de producción dominantes, tableau n° 26). En outre, en 1934 la loi Costigan-Jones, qui
instaure la politique des quotas d'importations de sucre, entre en vigueur aux États-Unis. Les exportations
de sucre cubain sont réduites et La Havane est obligée de vendre davantage sur le marché libre à des
tarifs moins avantageux. Voir LAMORE, Cuba, p. 67.
-255-
ou trente centimes en cueillant le café que bénéficier d'un ordinaire
quotidien de dix centimes seulement en étant détenus485.»
La situation échappe donc largement au contrôle de l'appareil du régime et
chaque incident semble être un nouveau camouflet pour la dictature. Pire, Batista, rival
politique de Trujillo par définition, peut se permettre de renvoyer des dizaines de
milliers d'Haïtiens sans que la Maison-Blanche y trouve à redire, transférant ainsi les
problèmes sur le dictateur dominicain 486. Ce sont la place et l'avenir du régime qui sont
en jeu, peut-on estimer à Ciudad Trujillo.

Aussi l'offensive est engagée. Signe avant-coureur sans doute : le 24 septembre


1937 l'Institut scientifique dominicano-allemand de recherches tropicales, véritable
centre de renseignements militaires allemand comme nous l'avons vu, est officiellement
inauguré. Le vice-président Peynado prononce un discours officiel. L'événement ne
peut qu'irriter les autorités nord-américaines.

Mais c'est le 2 octobre que le signal est clairement donné par Trujillo lui-même.
Le dictateur se rend à Dajabón, au nord de la zone frontalière, dans la région la plus
sensible. La chronique officielle rapporte :
«Octobre. 2-. À la Mairie de Dajabón il improvise un discours
patriotique et déclare qu'il ne tolérera pas la poursuite des déprédations
haïtiennes dans les régions frontalière487.»
On sait ce qu'est une allocution "patriotique" dans le langage codé de la
propagande du régime : l'adjectif est un euphémisme transparent qu'il faudrait traduire
par "xénophobe" et, dans ce cas précis, par "anti-haïtien". Hicks nous rapporte les
paroles du dictateur :
«Je suis venu à la région frontalière pour voir ce que je pourrais
faire pour mes amis de la campagne qui vivent ici. J'ai découvert que les
Haïtiens ont volé de la nourriture et du bétail à nos agriculteurs ici. J'ai
découvert que les Dominicains seraient plus heureux si nous étions

485 En novembre 1937 Ortega Frier fut nommé secrétaire d'État aux Affaires étrangères. C'est à ce titre
qu'il adresse le courrier personnel que nous citons au ministre plénipotentiaire de la république
Dominicaine à Washington, Jesús María Troncoso. La lettre est datée du 20 septembre 1941. Elle figure
dans le recueil : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 304 à 312, citation, p. 306.
486 De Lens, le ministre plénipotentiaire français en Haïti, souligne les différences entre l'attitude de
Batista et celle qu'adopte Trujillo : un accord a été passé entre La Havane et Port-au-Prince, le rythme
fixé étant de 25 000 rapatriements par an, et chaque Haïtien est, en principe, muni d'un pécule. Courrier
du 27 octobre 1937. ADMAE, AM-18-40-RD n° 3, p. 194.
487 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 201.

-256-
débarrassés des Haïtiens. Je m'occuperai de cela. Hier trois cents
Haïtiens ont été tués à Bánica. Cela doit continuer488.»
En l'absence de transcriptions du discours, il faut accueillir avec réserve
l'exactitude littérale des termes, mais des témoins oculaires et qui participèrent ensuite
directement au massacre confirment que ce meeting donna le signal de la tuerie qui
allait ensanglanter toute la frontière489.
Pour leurs part les diplomates des États-Unis qui observent attentivement la
situation, rapportent que le massacre :
«… fut le résultat immédiat ou du moins la séquelle d'un discours
incendiaire effectué par le président Trujillo à la frontière, dans la
localité de Dajabón, le soir du 2 octobre, au cours duquel le président
jura "les Haïtiens mourront pour leur audace" 490.»

Le soir-même et pendant près de trois jours, les Haïtiens sont traqués,


débusqués, sauvagement assassinés à coups de gourdin, poignardés au couteau, égorgés
à la machette ou tués d'une balle dans le dos s'ils tentent de s'enfuir. Les cadavres sont
ensuite empilés et brûlés pour faire disparaître les traces et éviter les épidémies. On
appelle cela "el Corte"," la Coupe" (de la canne à sucre). Sinistre moisson. On tue le
paysan surpris dans son champ et on tue la famille entière. Personne n'est épargné,
vieillards, femmes, enfants sont abattus parce qu'ils sont Haïtiens 491. Pour s'assurer de la
nationalité du suspect, on lui demande de dire le mot perejil (persil), réputé
imprononçable pour un Haïtien. Il est en effet souvent bien difficile de savoir qui est
Dominicain et qui ne l'est pas : les couples mixtes sont nombreux, la paternité est
parfois loin d'être établie et nombre d'Haïtiens sont nés et vivent depuis toujours en
territoire dominicain. Un mot mal articulé, une vague accusation de sorcellerie, une

488 A. C. HICKS, Blood in the streets, p. 106. Les documents officiels confirment que des massacres
isolés ont été commis dès avant le 2 octobre : voir par exemple la déclaration auprès des autorités
haïtiennes de Jean Olibris qui fait état du massacre de plus de soixante Haïtiens par des militaires
dominicains à Villa Vásquez le 21 septembre. Lui-même n'a survécu que par miracle. Documentos del
conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 60 et 61.
489 Les témoignages d'acteurs du drame, publiés en octobre 1981 dans la revue ¡Ahora! par JUAN
MANUEL GARCÍA à la suite d'une minutieuse enquête, puis rassemblés en volume en 1983 sous le titre La
matanza de los Haitianos, Genocidio de Trujillo 1937 sont particulièrement éclairants et fourmillent de
notations précisent qui corroborent ou infirment les versions officielles. On consultera, par exemple, ceux
de Miguel Otilio Savé "Guelo" et de Diego Blanco Izquierdo.
490 El régimen de Trujillo en la República Dominicana, rapport secret des services de renseignements du
département d'État n° OCL-4190 du 31 décembre 1946. Le document de référence est le rapport de la
légation n° D 504 du 7 novembre 1938 et ses annexes. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo año 1946,
t. II. Les deux citations se trouvent p. 116.
491 Parmi les documents de la chancellerie dominicaine on trouve une analyse détaillées des déclarations
faites par les rescapés auprés des autorités dominicaines. Les noms et circonstances des agressions et
assassinats ainsi que des indications sur les auteurs, civils ou militaires, y figurent précisément. De
source légale haïtienne et établi par les diplomates dominicains à usage interne, le document nous a été
précieux à plusieurs reprises. Recueil Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 60 à 85.
-257-
peau un peu plus noire suffisent à condamner la personne. Le ministre plénipotentiaire
français, De Camas , écrit :
«Le nombre des victimes […] serait […] d'environ 10 000 et des
scènes terribles se seraient, dit-on, déroulées, telles l'enterrement et
l'incinération pêle-mêle de cadavres et de blessés qui hurlaient, des cas
de femmes enceintes éventrées et d'enfants massacrés à la sortie des
écoles se trouvent également cités492.»
Avec les assassinats viennent les vols : on coupe les doigts des victimes pour
s'emparer des bagues, on fait main basse sur tout ce qui a de la valeur et on s'empare du
bétail que l'on pousse devant soi.

Qui dirige le massacre ? L'armée, sans nul doute. Il semble bien que dans les
derniers jours de septembre des renforts considérables, plusieurs milliers d'hommes,
aient été acheminés vers Dajabón493. Ce qui est certain c'est que les soldats en uniforme,
seuls ou avec des civils et encadrés par des officiers ont mené une opération massive,
organisée et planifiée. Les diplomates des États-Unis décrivent ainsi les faits :
«Les forces militaires dominicaines, sans distinction d'âge ou de
sexe de leurs victimes, rassemblèrent la population haïtienne terrorisée
de la moitié nord de la République en groupes et les tuèrent comme du
bétail».
Des escouades, souvent dirigées par un guide local, se dirigent, au même
moment, dans toutes les directions. Des assassinats sont signalés jusqu'à deux cents
kilomètres de la frontière comme à San Francisco de Macorís, mais l'épicentre se situe
de toute évidence dans la région qui va de Dajabón a Bánica, sur les hautes terres de la
Cordillère Centrale. C'est une zone où se sont établis de nombreux Haïtiens. Profitant
du caractère accidenté des lieux et de l'indétermination traditionnelle de la frontière, ils
cultivent des lopins de terre et élèvent quelques têtes de bétail. C'est également le lieu
où Trujillo a concentré son effort de dominicanisation de la frontière : cinq des six
colonies proches de la ligne de démarcation se trouvent dans les environs de
Restauración. Les agriculteurs de fortune qui y travaillent sous la férule militaire, très
souvent des prisonniers de droit commun ou des délinquants déportés d'office, sont

492 Courrier du 3 février 1938. ADMAE, AM-18-40-RD n° 4, p. 8. VEGA, Trujillo y Haïti, t. I, p. 361,
publie des photographies d'enfants blessés à coup de machettes.
De Lens, ministre plénipotentiaire français en Haïti, évoquant les meurtres, écrit pour sa part : «Ils furent
commis en partie par la garde dominicaine et dans des conditions particulièrement horribles : les
paysans haïtiens furent, dit-on, chargés sur des camions et conduits dans des enclos où on les fusil-la; en
d'autres occasions ils furent assaillis et tués à coups de "machette" […]; souvent des familles entières
périrent au cours des incendies allumés dans leurs plantations». Courrier du 27 octobre 1937. ADMAE,
AM-18-40-RD n° 3, p. 193.
493 Cf. à ce sujet ce que dit Price-Mars qui parle de 5 000 hommes. Ibid., p. 514.

-258-
armés de couteaux, embrigadés et déclarés "réservistes". Certains d'entre eux, peu faits
pour travailler la terre et dépourvus de scrupules, vont voir là une occasion de s'enrichir
rapidement et la possibilité d'échapper à leur sort. On va chercher dans les
établissements pénitentiaires les prisonniers qui purgent des peines, et on leur promet
une part du butin et la liberté. Enfin, ici et là, on recrute de force ou par des promesses
tout homme qui ne peut justifier de moyens d'existence. Les hordes ainsi rassemblées
sont enivrées à dessein et se montrent vite prêtes à se venger d'une vie misérable sur
l'ennemi qu'on leur désignera. Le cri de ralliement est souvent "¡candela!", "brûlez
tout !" car ces hommes brandissent des torches et incendient les habitations, les enclos
et les récoltes, après s'être livrés au pillage.

Quel est le nombre des victimes de ce carnage ? Les estimations les plus
sérieuses vont de 5 000 à 25 000 morts 494. Il est impossible, en l'état actuel des
informations vérifiables, de trancher entre ces deux extrêmes. Il reste que le chiffre est
considérable si on tient compte du fait qu'il n'y a eu aucun combat, que tout s'est
déroulé en quelques heures et que l'on s'est attaqué en général à des habitations
dispersées dans la campagne. L'écart entre le nombre de morts et de blessés, quelles que
soient les sources, est particulièrement frappant : toutes les estimations dignes de foi
indiquent des proportions autour de cinq morts pour un blessé. On a parfois tenté
d'expliquer cet effrayant pourcentage de morts parmi les victimes ,par le fait que tous
les blessés ne se sont sans doute pas signalés auprès des services sanitaires ou des
autorités administratives de leur pays. L'argument ne tient pas si on considére qu'il était
malgré tout beaucoup plus facile pour les militaires et juges de paix haïtiens de
décompter des blessés présents sur leur territoire, que des morts, souvent non identifiés,
brûlés ou hâtivement enterrés en république Dominicaine. La sauvagerie de l'attaque
confirme qu'il s'agissait bien d'exterminer des populations sur des critères raciaux et
xénophobes.

Il peut sembler curieux que l'on continue à s'interroger sur l'implication du


pouvoir central dans l'opération, encore aujourd'hui. Divers auteurs, et non des
moindres, hésitent et affirment que l'on ne peut pas trancher495. Il nous semble cependant

494 Price-Mars, qui a eu accès aux documents officiels haïtiens, affirme qu'en se limitant aux calculs
partiels accessibles le chiffre est de 2 419 blessés qui ont pu s'enfuir et de 12 136 morts. Il s'agit
certainement de l'une des estimations les plus fiables, malgré son caractère incomplet. Ibid., p. 513.
495 J. I. CUELLO H., à qui nous devons beaucoup pour le précieux travail de compilation qu'il a accompli,
écrit dans la préface de l'ouvrage : «On ne peut déduire en aucune façon de la documentation rassemblée
que le processus du massacre ait été préparé ni non plus qu'il se soit agi d'un fait improvisé. Il y a
suffisamment d'arguments qui militent en faveur de l'une ou de l'autre thèse». Ibid., p. 9.
-259-
que les arguments sont suffisamment nombreux et convergents pour pouvoir
raisonnablement affirmer qu'il ne s'est pas agi d'un simple excès de zèle :

- Nous avons démontré le caractère fondamentalement agressif de


la campagne de dominicanisation frontalière. La situation devenant critique, la dictature
était fatalement placée devant la nécessité de passer de la menace à l'exécution, sous
peine de perdre la face. Son espace politique était directement menacé, à l'intérieur
comme au plan international.

- Les témoignages, d'origines très différentes -sources haïtiennes,


Dominicains enrôlés de force, propagande officielle- soulignent l'importance du
discours de Trujillo à Dajabón, le soir du 2 octobre. C'est précisément le moment où
commence le massacre.

- L'ampleur de la persécution, son caractère coordonné et


simultané ainsi que les moyens mis en œuvre - élargissement et mobilisation de
prisonniers, enrôlement de civils sous la contrainte- semblent incompatibles avec
l'hypothèse d'un faux-pas de l'appareil. Surtout, l'arrêt immédiat des opérations à grande
échelle, à partir du 6 octobre, confirme que l'appareil n'avait nullement échappé au
contrôle du pouvoir.

- Enfin, point remarquable, les principales victimes n'ont pas été


celles qui étaient désignées par la propagande : les voleurs de bétail et de récoltes et les
immigrés errants, mais essentiellement des agriculteurs, artisans et commerçants
haïtiens installés en territoire dominicain. Il s'agissait de faire place nette, plus que
d'assouvir une fureur aveugle. La manipulation est évidente.

-260-
C/ ÉBRANLEMENT ET SURVIE DU RÉGIME

Les conséquences de ce coup de force vont être profondes et marquent le début


d'une période d'instabilité pour la dictature, qui va devoir démontrer ses capacités
manœuvrières.

• UNE VICTOIRE DIPLOMATIQUE

Très vite le régime réoriente sa propagande et engage une campagne


diplomatique. Le premier objectif, parfaitement clair, est de lier les autorités haïtienne
afin qu'elles ne soient pas source de graves difficultés. Le jeune sous-secrétaire d'État
aux Relations extérieures, Joaquín Balaguer, qui assure l'intérim en l'absence du
secrétaire, va être le maître d'œuvre de cette opération capitale. Ce n'est que le 9
octobre que le ministre plénipotentiaire haïtien à Ciudad Trujillo, Évremont Carrié,
proteste auprès de la chancellerie dominicaine, contre les exactions dont ont été
victimes des Haïtiens en territoire dominicain. Il confirme par une note le lendemain.
Le jour-même, le 10 octobre, Balaguer répond. Il donne officiellement acte des
informations haïtiennes selon lesquelles il se trouve dans les hôpitaux haïtiens :
«…une douzaine de blessés […] qui présentent d'horribles
blessures qui, selon leurs propres déclarations, leur ont été infligées par
des membres de l'Armée Dominicaine armés de machettes496.»
Il ajoute qu'il prend également note :
«…qu'en dehors de ces victimes dont le témoignage est jugé
irrécusable par le Gouvernement Haïtien, on présume qu'il y a tout au
long de la ligne frontalière du côté de Dajabón un certain nombre de
pauvres Haïtiens morts pour des raisons que l'on ignore.»
Balaguer feint d'adopter une attitude ouverte. Il semble prêt à admettre que des
soldats dominicains aient agressé avec des coutelas des Haïtiens sans défense et même
qu'il y ait eu des morts, mais en fait il ne cède pas un pouce 497 : il ne reconnaît rien au
nom de la partie dominicaine, et prend bien soin de marquer qu'il s'agit de témoignages

496 Pour toutes ces citations : Note n° 702 du secrétariat d'État aux Relations extérieures à la légation
haïtienne. Ibid., p. 51.
497 En fin de lettre, il récuse cyniquement le témoignage des blessés haïtiens :«Selon nos lois les
membres de l'Armée Dominicaine ne peuvent porter, sous peine de sévères sanctions, de machettes ni
d'armes tranchantes d'aucune autre sorte, en conséquence une telle accusation semble être sans
fondement si toutefois elle se réfère à des membres de l'Armée Dominicaine».
-261-
et de jugements d'origine haïtienne. Le gouvernement dominicain exploite l'avantage
que lui confère l'appareil centralisé dont il dispose : bien mieux informé que son
adversaire, il cherche à l'enfermer dans ses premières protestations limitées, sans pour
autant en rien accepter.
Mieux, sans la formuler, Balaguer avance l'idée qu'il peut s'agir de violences
incontrôlées et fait dire à Carrié que le gouvernement de Trujillo est hors de cause. Il
enregistre ainsi :
«…que son Excellence, Monsieur le Président Vincent, ne croit
pas que le Gouvernement de son Ami, Monsieur le Président Trujillo, ait
pu s'associer à des événements si déplorables.»
Subtile forme de chantage puisque Balaguer ne laisse à la partie haïtienne que le
choix de confirmer l'innocence de son gouvernement ou d'accuser sans preuve. La
menace d'une dégradation des relations entre les deux pays, préjudiciable à Sténio
Vincent, est indiquée entre les lignes.

Mais la lettre de la chancellerie vise également à présenter par avance ce qui va


être la ligne de défense de la dictature. Elle déclare en effet :
«Tous les rapports transmis jusqu'à maintenant au Gouvernement
Dominicain font seulement allusion à de petits incidents provoqués par
la mise en œuvre de la loi d'Immigration que l'on fait appliquer
actuellement, dans toute sa rigueur, sur tout le territoire national, et en
raison des instructions qui ont été données aux forces armées en service
sur la frontière pour empêcher que les habitants de cette zone continuent
à être les victimes des vols continuels qui ont dernièrement plongé cette
région dans un état de perpétuelle inquiétude».
Les deux accusations qui vont être reprises en permanence sont déjà formulées :
immigration clandestine et vol de bétail. Du même coup, l'accusé se transforme en
accusateur et le gouvernement dominicain revendique haut et fort la continuité de sa
politique de dominicanisation frontalière.
L'essentiel nous paraît être là : en plaçant le gouvernement haïtien devant un
coup de force, Trujillo le somme de reconnaître sa légitimité. Le silence ou un
arrangement discret vaudront approbation puisqu'ils signifieront que Port-au-Prince
préfère s'accommoder de ce régime plutôt que l'affronter. Au-delà, et c'est fondamental,
elle démontrera aux yeux de tous dans la région qu'il est nécessaire de compter avec la
dictature dominicaine.

-262-
La faiblesse économique, politique et diplomatique d'Haïti est telle qu'en
quelques jours la diplomatie dominicaine obtient, sur cette orientation, une nette
victoire diplomatique. En effet le gouvernement haïtien est incapable d'affronter
militairement la république Dominicaine alors que les événements relèvent du casus
belli,. Il est pris à la gorge par les difficultés économiques que connaît le pays et son
isolement est complet, comme en témoigne le silence absolu de la presse nord-
américaine. Conscient de sa faiblesse, abandonné seul avec un adversaire plus fort que
lui, il ne songe qu'à négocier le prix de son silence. Des promesses de soutien politique,
l'assurance que l'on fera taire les opposants en territoire dominicain, quelques cadeaux
bien placés sans doute, suffisent à lui faire plier le genou. Le 15 octobre, un bref
communiqué commun, signé de Carrié et Balaguer, scelle publiquement l'accord.

Ce document capital pour la suite des événements déclare d'emblée :


«Afin d'éviter que quelques incidents qui ont eu lieu à la
Frontière Nord entre Dominicains et Haïtiens ne produisent des
commentaires exagérés […] on fait savoir que les relations cordiales qui
existent entre la république Dominicaine et la République d'Haïti n'ont
subi aucune atteinte498.»
Le communiqué prend ensuite acte de la promesse de Ciudad Trujillo de
rechercher les responsabilités et de prendre les sanctions utiles et affirme :
«D'avance on peut affirmer que tout sera complètement
solutionné à la satisfaction des deux Gouvernements.»
C'est donc un véritable chèque en blanc que signe le ministre Carrié. Le
gouvernement dominicain ne reconnaît aucune responsabilité ni aucun fait précisément
évoqué. Le gouvernement haïtien n'est même pas associé à l'enquête, comme il l'avait
proposé dans un projet de communiqué commun.
En fait, le document officiel tout entier manifeste officiellement la confiance
totale de l'agressé envers l'agresseur. Trujillo peut conclure au succès de sa campagne-
éclair puisque, moins de quinze jours après son discours de Dajabón, il vient de
soumettre Port-au-Prince, plaçant les gouvernements de la région devant le fait
accompli.
Car une des vertus principales du communiqué commun est de proclamer
l'incident clos à la face du monde et, par conséquent, d'interdire à quiconque de venir se
mêler de ce qui devient une affaire strictement intérieure. Trujillo espère bien être
considéré comme le suzerain exclusif et reconnu du pouvoir haïtien. Il le dira d'ailleurs
lui-même, dans des moments plus difficiles, lorsqu'il fera l'éloge ce premier accord :

498 Nous reprenons la version en langue française du communiqué. Recueil Documentos del conflicto
dominico-haitiano de 1937, p. 57.
-263-
«L'accord du 15 octobre 1937 est un cas typique du succès des
relations diplomatiques directes. Cet accord évita le conflit et mit fin à
l'incident qui fut clos avec une même volonté de part et d'autre499.»

499 Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la aprobación del
Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de 1938.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 208.
-264-
• LE RÉVEIL DE WASHINGTON

En instaurant de nouveaux rapports bilatéraux, la dictature modifie l'équilibre


dans toute la région. Trujillo le sait, c'était même son objectif. Mais s'il peut considérer
le problème comme réglé avec la république voisine, l'onde de choc, qui maintenant se
propage alentour, va provoquer de graves difficultés pour la dictature dominicaine.

À la fin du mois d'octobre, trois semaines après les faits, un article du journaliste
nord-américain Quentin Reynolds annonce que de très graves incidents se sont
produits et estime à 1 700 le nombre des victimes, morts et blessés confondus 500. Dans
les jours suivants, les protestations se multiplient rapidement et l'agitation gagne de
nombreux cercles politiques à Cuba, au Mexique et, plus encore, aux États-Unis.
Quinze jours après le premier article, les estimations de la presse nord-américaine
atteignent 2 700 morts501. Les réactions tendent à s'organiser contre Ciudad Trujillo. Le
danger pour la dictature dominicaine vient de trois horizons différents :

- D'une part, les gouvernements de l'aire caraïbe qui ne peuvent


que voir avec inquiétude cette brutale modification des équilibres. Ils se demandent
quelles vont en être les répercussions. Cuba, qui emploie une main d'œuvre saisonnière
haïtienne importante, est concernée. Ils s'interrogent également sur l'exemple que cela
donne : ce premier geste, s'il reste impuni, en appellera d'autres. La région tout entière
risque d'être déstabilisée avec les conséquences imprévisibles que cela peut avoir.

- Les exilés ensuite, de plus en plus nombreux et actifs qui se


trouvent précisément répandus dans tous ces pays proches. Nombre d'entre eux sont des
membres des gouvernements antérieurs à Trujillo et ont conservé des amitiés
personnelles avec des hommes politiques de premier plan des pays d'accueil. C'est le
cas, par exemple d'Ángel Morales qui est l'ami du secrétaire d'État adjoint nord-
américain pour les Affaires latino-américaines, Sumner Welles. Animés du désir
d'abattre Trujillo, ces exilés recueillent les renseignements par les liens qu'ils ont pu
garder avec la république Dominicaine, informent les journaux et font le siège des
gouvernements pour qu'ils réagissent fermement.

500 The New York Times, du 25 octobre 1937.


501 The New York Times, du 9 novembre 1937.

-265-
- L'Administration nord-américaine enfin vers laquelle tous les
regards se tournent. Si le secrétaire d'État Cordell Hull ne semble pas trop prévenu
contre Trujillo, il n'en va pas de même de son adjoint Sumner Welles. Celui-ci est un
parfait connaisseur de la république Dominicaine puisqu'il a supervisé, comme délégué
spécial du président Coolidge, l'évacuation des troupes nord-américaines en 1923 et
1924, puis a été membre de la commission qui, en 1929, a étudié le budget de l'État
dominicain. Délégué à la Conférence de Buenos Aires, il a été l'un des artisans de
l'échec de la proposition dominicano-colombienne de Ligue des nations américaines.
Pour toutes les raisons énumérées précédemment, il considère que Trujillo est un
fauteur de troubles. Comment la Maison-Blanche pourra-t-elle se faire entendre si
chacun n'en fait qu'à sa tête ?

Car Trujillo dérange l'ordre impérial. À bien y regarder, le communiqué


commun, loin de rassurer Washington, ne peut que l'inquiéter puisqu'il est le fruit de
relations diplomatiques directes. Le schéma de domination politique dans la zone est
mis en cause.
Mais ce tableau ne serait pas complet si on n'avait pas à l'esprit les pressions
considérables qui s'exercent dans le pays sur la Maison-Blanche et qui iront
s'accentuant tout au long de la crise. Cela peut sembler paradoxal, mais Roosevelt et le
parti démocrate ne sont pas les adversaires les plus acharnés de Trujillo. Le réalisme
politique impérial, la nécessité de préparer les États-Unis aux grands bouleversements
qui s'annoncent, la volonté de rassembler les Républiques américaines sans préalable,
conduisent les gouvernants à abandonner une marge d'action considérable à Trujillo.
Celui-ci connaît d'ailleurs bien les priorités de la Maison-Blanche puisqu'il a espéré que
son panaméricanisme ardent lui vaudrait un silence complaisant deWashington. Mais,
si telle est l'attitude vers laquelle tend l'Administration nord-américaine, il est de
nombreux responsables républicains qui voient d'un mauvais œil la politique du Bon
Voisinage et qui pensent que l'abrogation de l'amendement Platt, en mai 1934, puis du
corollaire Roosevelt, en février 1936, , ne sont que des abandons qui affaiblissent
Washington. Pour eux l'indiscipline de Trujillo est l'intolérable résultat du laxisme de F.
D. Roosevelt. Ils vont donc peser pour que la Maison-Blanche durcisse le ton.

Un épisode significatif est la demande officielle de l'élu républicain le plus en


vue à la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, Hamilton
Fish. Après le recours d'Haïti, il intervient en séance pour que les États-Unis ne
reconnaissent plus le gouvernement dominicain, s'il ne recule pas au plus vite. La
presse de New York titre en capitales :

-266-
«Fish soutient l'exigence que les Dominicains cèdent. Il pousse
les États-Unis à retirer leur reconnaissance diplomatique tant que le
différend frontalier n'est pas réglé502.»
La rupture des relations diplomatiques est ainsi envisagée.Trujillo ne sera pas le
dernier à comprendre le danger. D'autant que d'autres secteurs politiques nord-
américains, très différents, s'opposent également à lui. C'est le cas du National Black
Congress qui, le 17 décembre, tient un meeting public à Washington afin de «présenter
et d'examiner les informations sur le massacre et la déportation de milliers d'Haïtiens
civils en territoire dominicain par des forces militaires du Dictateur Trujillo».
L'organisation de défense noire a convoqué à cette occasion tout le corps diplomatique
latino-américain accrédité auprès du département d'État et de l'Union panaméricaine.
Ainsi, en particulier dans la dernière période, des courants opposés vont converger pour
pousser la Maison-Blanche à en finir.
Avec un instinct inné, l'appareil essaiera jusqu'au bout de ruser et le ministre
dominicain Pastoriza écrira à Ciudad Trujillo:
«Nombre de nos amis dans ce pays considèrent que l'intervention
de la race de couleur américaine sur cette question peut être bénéfique
pour notre affaire, car comme il y a ici une opposition raciale très
marquée, n'importe quelle activité hostile des organisations noires
pourrait nous valoir la sympathie de l'autre race.»
Mais il pressent que la coalition objective ne reculera pas, et constate, sans
doute désabusé :
«Jusqu'à maintenant nous n'avons constaté la publication
d'aucune nouvelle sur le meeting indiqué dans les journaux des
Blancs503.»

Tous ces groupes de pression hostiles à Trujillo s'expriment largement dans les
journaux, révélant ce que la dictature voudrait tenir soigneusement caché. Ils font ainsi
un très efficace travail de contre-propagande qui met dans l'embarras la Maison-
Blanche, accusée de mollesse face à une dictature sanguinaire. L'impact international de
ces reportages et commentaires est loin d'être négligeable.
Le président dominicain est d'ailleurs exaspéré par les articles qui paraissent
tous les jours aux États-Unis et sont diffusés sur tout le continent. Le 4 novembre, il
adresse un message à une mission féminine panaméricaine, récemment arrivée à

502 The New York Times, du 11 novembre 1937. Le même Hamilton Fish deviendra, par la suite, l'un des
meilleurs agents politiques de Trujillo aux États-Unis. Voir l'annexe Notices biographiques à ce sujet.
503 Note n° 661. Rapport hebdomadaire de Andrés Pastoriza à Ortega Frier, en date du 15 décembre.
Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 392.
-267-
Ciudad Trujillo. Amer, il s'adresse ainsi aux émissaires officieuses du département
d'État:
«Peu importe que même dans des pays qui se sont toujours flattés
de pratiquer une pure démocratie on oublie que la liberté […] a une
limite qui doit constituer un infranchissable rempart : la morale et le
respect international ,et qu'ainsi s'épanouisse ou soit écoutée une
certaine sorte de presse honteuse qui ajoute plus au discrédit d'un pays
qu'à l'honneur de sa culture504.»
L'antiphrase rhétorique dissimule mal le ressentiment de Trujillo qui fait valoir
tous ses mérites de fervent panaméricaniste et pense ne pas être payé de retour.

Cette délégation, qui rappelle à Trujillo les engagements pris à Buenos Aires en
faveur de la paix continentale, est un signe avant-coureur. Aussi, la dictature a-t-elle de
bonnes raisons de s'alarmer quand elle constate divers mouvements à partir du 7
novembre :

- Le ministre plénipotentiaire de Washington, Henry Norweb, qui


se trouvait à La Havane, est prié de retourner sans attendre à son poste à Ciudad
Trujillo.

- Le ministre plénipotentiaire haïtien à Washington, Élie Lescot,


a rencontré Sumner Welles.

- Le New-York Times évoque, avec insistance, la possibilité d'une


médiation.

- Le ministre haïtien des Affaires étrangères, Abel Léger, se


trouve aux États-Unis, soi-disant pour affaires de santé. On apprend ensuite qu'il a
rencontré Sumner Welles.

- La campagne de presse contre le gouvernement dominicain, loin


de diminuer, s'enfle de jour en jour.

Le motif de toutes ces manœuvres est que, pour rétablir l'ordre à sa façon,
Washington doit au préalable défaire ce qui a été fait. Il faut exercer une pression
suffisante sur le gouvernement haïtien pour le convaincre de renier la signature de son

504 Mensaje a la comisión de damas que visitó el país en Misión de propaganda a favor de la
ratificación de los Tratados Internacionales votados por la Conferencia de Consolidación de la Paz,
celebrada en Buenos Aires. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 158.
-268-
représentant au bas du communiqué du 15 octobre. Il est également nécessaire de lui
donner de solides garanties, politiques, économiques et sans doute financières, car
Vincent sait trop qu'il n'est pas capable de tenir tête seul à Trujillo.

Le 12 novembre, le dispositif élaboré par les hommes de Trujillo cède enfin : le


président Vincent sollicite les bons offices des présidents des États-Unis, du Mexique et
de Cuba, respectivement Roosevelt, Laredo Bru et Cárdenas dans le différend qui
oppose les deux pays. Le télégramme qu'il adresse à Roosevelt reflète le cas difficile
dans lequel il se trouve, puisqu'un mois plus tôt son gouvernement a officiellement
déclaré qu'il n'y avait pas de différend. Il n'a donc d'autre recours qu'invoquer
l'inapplication des accords passés. L'affaire est, là encore, délicate, la partie haïtienne
ayant donné carte blanche aux autorités dominicaines. L'argument essentiel sera donc la
lenteur de l'enquête qui :
«…se prolonge puisqu'un mois s'est déjà écoulé sans qu'aucun
résultat ait été obtenu505.»
Au passage Vincent évoque le caractère unilatéral de cette enquête, mais il ne
peut en tirer réellement argument étant donné que c'est très exactement ce qui avait été
stipulé dans le communiqué commun du 15 octobre. Aussi allègue-t-il le trouble de
l'opinion haïtienne :
«De plus, cette enquête, jusqu'à maintenant unilatérale, alimente
ici, en raison du peu de confiance qu'elle suscite dans l'opinion publique
haïtienne, une telle excitation des esprits, déjà perturbés par la nature
des faits, qu'il y a des motifs de craindre que la lenteur qui préside à la
poursuite de cette enquête puisse donner lieu à de nouvelles et plus
graves complications».
Il invoque ainsi indirectement le maintien de la paix continentale à laquelle
Washington tient tant. Mais il ne faut pas cacher que, du point de vue du droit politique
international, la réclamation est faible, on le voit bien. Ses attendus manquent de
substance. Les justifications de l'entreprise sont ailleurs : il s'agit évidemment d'imposer
rétablissement de la paix et de l'ordre dans l'hémisphère américain, sous la houlette de
Washington. D'ailleurs Vincent le dit nettement, quoiqu'en termes diplomatiques, quand
il déclare à Roosevelt :
«Confiant en l'inaltérable diligence de Votre Excellence pour
assurer au sein du cercle des nations américaines la paix qui est si
indispensable pour son évolution normale, je me suis décidé à formuler
cette requête».

505 Texte intégral du télégramme : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 90.

-269-
Il est clair que Washington estime que la limite a été dépassée et qu'il y a
dorénavant plus d'inconvénients à laisser faire qu'à intervenir. C'est donc sans tarder
que Roosevelt envoie un message à Trujillo lui indiquant qu'il est prêt à accomplir une
mission de bons offices et déclare agir :
«…en accord avec le désir traditionnel de paix de notre Nouveau
Monde et en stricte conformité avec l'esprit dont ont fait preuve toutes les
Républiques Américaines à la Conférence de Buenos Aires506.»
La référence précise à la discipline consentie par tous à la Conférence pour la
consolidation de la paix, réunie à l'initiative de Roosevelt lui-même, est une menace à
peine voilée : il est fermement rappelé à Trujillo que s'il ne rentre pas dans le rang il se
mettra hors-la-loi. Lázaro Cárdenas envoie un télégramme qui contient les mêmes
allusions et Federico Laredo Bru reste un peu plus vague puisqu'il se référe seulement à
«la fraternité américaine» et au maintien «dans les Antilles de l'esprit de paix et de
justice internationales». L'offensive est pleinement engagée pour faire céder Trujillo.

506 On peut consulter les télégrammes des trois présidents : Ibid., p. 92 et 93. Cf. également sur les
courriers échangés: Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la
aprobación del Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de
1938, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 197.
-270-
• LA RÉSISTANCE

La dictature sait que son avenir est en jeu. Céder c'est donner raison aux exilés
qui déclarent que, loin de stabiliser la région, Trujillo y répand le désordre. C'est
également encourager tous ceux qui, aux États-Unis, pensent qu'il a fait son temps.
C'est enfin ruiner ses bases politiques intérieures en désorientant un appareil qui se
sentira menacé dans son existence par le nouveau cours.

Il faut donc résister pour gagner du temps, obtenir des concessions politiques et
dissuader ses adversaires de s'engager dans une offensive frontale. L'objectif est
d'arriver à imposer le droit à la survie d'une politique qui semble condamnée. Tâche
difficile, impossible presque. La stratégie mise en œuvre combine des actions
orchestrées avec soin en tenant compte des objectifs du moment et des publics auxquels
elles s'adressent :

- Une intense campagne de propagande a débuté dès le lendemain


du communiqué commun Balaguer-Carrié pour renforcer les positions du régime face
aux difficultés probables. Selon une tactique mise au point lors du changement de nom
de la capitale, deux ans plus tôt, Trujillo demande au Congrès de l'autoriser à quitter le
pays le 18 octobre. Dès le lendemain, les organes du Parti dominicain lui demandent de
revenir sur sa décision. Le 23, une campagne nationale est engagée pour qu'il reste. Le
26 enfin, le Congrès -qui, fait exceptionnel, aura mis près de 12 jours pour se réunir et
délibérer- décide à l'unanimité de lui refuser l'autorisation de quitter le territoire en
alléguant :
«…que même une absence momentanée peut impliquer une trêve
dans les remarquables progrès de la République507.»
Le 1er novembre, il s'incline devant la décision du Congrès.
Comédie, bien sûr, mais la mise en scène vise à démontrer que, face à
l'offensive qui se prépare, l'appareil est en parfait ordre de marche. Il s'agit en quelque
sorte d'une parade d'intimidation tant à usage interne qu'à destination de l'étranger.

- À la suite de cette première campagne, une deuxième initiative


est lancée. Les exilés sont la cible d'attaques extrêmement violentes dans la presse et

507 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 203.

-271-
sont officiellement mis en cause pour leur attitude qualifiée d'anti-patriotique. Juan
Isidro Jimenes Grullón, en particulier, est traîné dans la boue pour avoir annoncé dans
un journal hispanique nord-américain une imminente invasion d'Haïti par Trujillo. Son
grand-père, ancien président de la République, est accusé d'avoir «trahi la République
en permettant contre de l'argent l'invasion haïtienne du pays 508». Dans les deux grands
journaux de l'époque, Listín Diario et La Opinión, on trouve presque quotidiennement
des articles contre les exilés509.
Cette campagne est l'occasion pour l'appareil de demander aux personnalités
leurs signatures sur des manifestes qui seront rendus publics 510 et d'organiser des
meetings de réprobation (de repudio) afin d'encadrer la population. Une motion est
même votée par la Chambre des députés afin d'organiser une campagne 511 en ce sens.
Toute cette agitation est couronnée par le vote du Congrès qui, le 30 novembre, déclare
"Dominicains indignes et traîtres à la Patrie" Ángel Morales et six autres exilés «qui se
sont consacrés à répandre le bruit que la République avait des visées agressives contre
une Nation amie512». L'intensité de la campagne montre l'inquiétude suscitée par
l'activité des exilés. Il s'agit d'empêcher la manifestation de la moindre divergence à
l'intérieur du pays et plus particulièrement au sein de l'appareil sur lequel repose le
pouvoir. La pression internationale est telle que la plus petite fissure risquerait de se
propager et d'entraîner la ruine de l'édifice. Chaque élu, chaque responsable doit donc
dire, jurer et signer que les exilés sont des traîtres infâmes et se persuader ainsi que
prêter l'oreille aux opposants peut lui coûter cher.
Au plan international, Trujillo cherche à démontrer que les exilés ne
représentent pas une force politique d'avenir en république Dominicaine et que s'allier à
eux revient à se condamner à l'échec. Il sait en effet que ceux-ci ne se contentent pas de
mener une campagne d'opinion, mais qu'ils recueillent des fonds pour constituer une
expédition qui tenterait de débarquer sur les côtes dominicaines 513. Significative est, par
exemple, la nouvelle diffusée le 30 novembre en première page de La Opinión : R.
Estrella Ureña, le vice-président évincé, toujours en exil, a refusé de s'associer à une
opération montée par le département d'État nord-américain qui prévoyait de remplacer
Trujillo par Ángel Morales… Le même journal remarque avec satisfaction le
changement d'attitude d'Estrella Ureña. L'information ne peut que gêner l'offensive de
Washington en montrant que le véritables but de l'opération n'est pas de restaurer

508 Listín Diario, du 4 novembre, sous la plume de G. SORIANO.


509 En voici le relevé précis pour le seul mois de novembre : le 4 novembre, le 5 (2 articles), le 9, le 10,
le 11 (2 articles), le 16 (2 articles), le 18, le 19, le 25 et le 30 (3 articles).
510 La Opinión, du 25 novembre.
511 Ibid., des 11 et 16 novembre.
512 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 206.
513 Cf. à ce sujet le télégramme chiffré de l'État à la légation de Washington en date du 30 décembre :
Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 240.
-272-
l'harmonie internationale mais de renverser le régime dominicain. De quoi donner à
réfléchir à bien des gouvernants latino-américains… Du même coup cela contribue à
isoler les exilés et, accessoirement, à montrer que le pardon est toujours possible pour
qui se range dans le camp de Trujillo.

- Parallèlement à ce déferlement de propagande, la presse, les


discours et les déclarations des diplomates tendent systématiquement à minimiser les
événements qualifiés d'"incidents" ou même de «friction frontalière514». On monte en
épingle de supposées attaques de paysans haïtiens armés contre des Dominicains, on
évoque des morts et même d'horribles mutilations qui ne sont pas sans rappeler le cas
Martínez Reyna 515. Les mises en scène éprouvées servent ainsi à nouveau.
Évidemment aucune enquête sérieuse n'est réellement diligentée. Sur
instructions du secrétaire d'État aux Relations extérieures, le procureur de la
République a fini par se rendre dans la région frontalière à la mi-novembre puis à
Monte Cristi à la fin du mois où trois nouveaux juges d'instruction ont été nommés. Le
30 novembre, il établit un premier bilan faisant état de près d'une centaine de procès en
cours dans lesquels sont impliqués tant des Haïtiens que des Dominicains. Les peines
n'ont pas encore été prononcées. Il évoque le lourd passé judiciaire de nombreux
Haïtiens, chiffre à moins de 600 le nombre des victimes et ajoute que la plus grande
partie d'entre elles :
«…bien qu'apparemment constituée en majorité d'Haïtiens,
d'après leurs particularités physiques, coutume et langue, est légalement
dominicaine516.»
La farce judiciaire s'insère dans la campagne de propagande qui transforme les
agresseurs en victimes et vice-versa. De plus, la nouvelle a l'avantage d'indiquer que
l'affaire est un problème interne dominicain.

- Après cette première vague, Ciudad Trujillo réoriente sa


propagande : une campagne d'informations tendancieuses -amplifiées, déformées ou
inventées- cherche à déstabiliser le régime de Port-au-Prince en s'emparant des troubles
politiques qui se produisent à Haïti, en particulier dans les casernes.
Le 2 décembre, La Opinión titre : «Dernière heure ! Le cabinet haïtien est
tombé !» et dramatise un remaniement ministériel à Port-au-Prince tandis que Listín
Diario annonce qu'une lutte oppose le président Vincent et le chef de l'armée haïtienne.
Le 6 décembre, La Opinión produit un manifeste de généraux haïtiens mécontents sous

514 JOSÉ STRAZZULLA : A propósito del rozamiento fronterizo, dans La Opinión du 30 décembre.
515 Cf. 1930-1931, La liquidation des adversaires déclarés. La Opinión des 4, 7, 24 décembre, 17 et 18
janvier, Listín Diario des 5, 7, 17 décembre, 8, 16 et 18 janvier
516 Ibid. du 30 novembre.

-273-
le titre : «Un sérieux mouvement révolutionnaire a éclaté à Haïti»». Le lendemain c'est
Listín Diario qui clame : «Une révolution a éclaté dans la République d'Haïti voisine».
Le 14 décembre, on atteint au paroxysme puisque La Opinión dresse un tableau
catastrophique de la situation : la garde présidentielle haïtienne a été attaquée, la loi
martiale est appliquée, la révolution gagne les campagnes et on procède à des
exécutions. De son côté, Listín Diario reproduit un article jamaïquain en première page.
Sous le titre éloquent : «Le fascisme a-t-il dressé la tête à Haïti ?» on indique que,
selon certaines informations, Vincent aurait imposé un régime fasciste dans son pays.
Le rapprochement est fait avec le Brésil517. Le 15 décembre, Listín Diario, continuant
seul sur cette lancée, annonce qu'un gouvernement militaire est en place à Port-au-
Prince et que tout le pays est plongé dans le chaos. Puis la campagne cesse brutalement
et définitivement. L'explication est simple : la veille, Haïti a demandé officiellement
l'application du pacte Gondra518 ce qui contraint la dictature à opérer un rapide tournant.
En réalité, cette furieuse propagande, qui s'interrompt aussi brutalement qu'elle a
commencé, n'est qu'un volet d'une opération menée en sous-main depuis quinze jours
au moins. Afin d'affaiblir la position d'Haïti et des médiateurs, la dictature tire
habilement profit du motif invoqué par Vincent lors de sa demande de bons offices du
12 novembre : l'«excitation des esprits» à Haïti, qui peut donner «lieu à de nouvelles et
plus graves complications». Comme à point nommé, des troubles intérieurs se sont
effectivement produits au lendemain même de la demande de médiation.Le 15
novembre, alors qu'Haïti vient de demander les bons offices, la légation haïtienne à
Ciudad Trujillo dénonce au gouvernement dominicain :
«Un nommé Excellent Desrosiers dont la Police haïtienne suivait
depuis quelques jours les menées subversives, sur le point d'être arrêté,
s'est rendu en territoire dominicain […] avec un groupe d'autres
haïtiens. Ce Desrosiers, aurait déclaré, d'après le rapport de la Police,
qu'il doit bientôt revenir à Haïti, avec des armes se mettre à la tête d'un
mouvement révolutionnaire».
La légation demande au gouvernement dominicain :
«…que ce groupe soit étroitement surveillé par la police
dominicaine, et mis dans l'impossibilité de troubler la paix publique à
Haïti».
Avec une remarquable célérité, le jour-même, le secrétaire d'État aux Relations
extérieures, Ortega Frier, annonce qu'il a déjà donné les ordres pour l'exécution des

517 Au Brésil, le 9 novembre, Vargas a fait adopter la Constitution de l'Estado Novo.


518 Traité adopté par la Cinquième Conférence panaméricaine à Santiago du Chili en 1923. Il s'agit d'une
procédure de résolution des conflits inter-américaine qui oblige à l'interruption du conflit dès que l'action
de conciliation est engagée et qui assure la mise en exécution des décisions prises par des organes de
contrôle. Nous reviendrons sur son application concrète.
-274-
mesures sollicitées519. Pourtant, quatre jours plus tard, le 19, la légation haïtienne
informe que Desrosiers se trouve toujours en territoire dominicain avec une trentaine
d'hommes520. On apprendra par la suite que ce Desrosiers serait général.
Le jeu dominicain est un chantage cynique : en accueillant et protégeant sur son
territoire des opposants armés à Vincent, il peut tour à tour menacer ce dernier et lui
promettre la tranquillité intérieure. Il cherche ainsi à amener les autorités haïtiennes à
une discussion directe, comme il le souhaite.
La pression se renforce, au début du mois de décembre, lorsque l'agitation gagne
Port-au-Prince. Le 6 décembre, Vincent accuse le gouvernement dominicain d'armer
des groupes révolutionnaires sur son territoire et menace de riposter de la même
manière, le lendemain il affirme au ministre plénipotentiaire dominicain que les
«révolutionnaires haïtiens obéïssent à des maœuvres du Gouvernement dominicain» 521.
Le 7, le département de l'Intérieur haïtien communique dans la presse que le général
Desrosiers, toujours lui, à la tête d'un groupe en provenance du territoire dominicain a
attaqué une localité haïtienne puis s'est à nouveau réfugié en république Dominicaine.
Selon ce communiqué, il aurait abandonné derrière lui un manifeste imprimé qui
proclamerait notamment :
«Nous devons fraterniser avec nos frères et voisins les
Dominicains pour qu'ils nous aident dans notre noble devoir de
libération qui a pour but de mettre le malheureux peuple haïtien dans
l'état de progrès et de développement qui règne aujourd'hui chez notre
sœur, la république Dominicaine522.»
Il s'agit évidemment d'un document auquel a largement contribué l'appareil de la
dictature dominicaine, destiné à semer le trouble à Haïti.
Du coup, on comprend que la campagne dans la presse n'était que la partie
visible d'une vaste opération de chantage qui avait pour objet de contraindre Vincent à
reculer et à ne pas porter le conflit dominicano-haïtien devant les instances
internationales officielles. Les informations relatives au mécontentement des militaires
haïtiens de haut rang, dont la vénalité est notoire, sont transparentes si on les rapproche
des provocations armées du général (?) Desrosiers depuis le territoire dominicain :
Trujillo indique qu'il a les moyens d'aider et de financer un éventuel putsch contre
Vincent. Enfin, en reprenant l'étrange idée que Vincent est fasciste, Trujillo cherche à
l'isoler et à provoquer quelques difficultés au sein de l'Administration nord-américaine.

519 Mémorandum du 15 novembre 1937. Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 57.
520 Ortega Frier tire argument de ces demandes pour démontrer au département d'État nord-américain
que le gouvernement haïtien continue à demander la coopération dominicaine. Cf. son message à la
légation dominicaine à Washington du 25 novembre : Ibid., p. 204.
521 Voir les messages chiffrés de Enrique Jiménez, ministre plénipotentiaire à Port-au-Prince, aux dates
indiquées. Ibid., p. 215 et 216.
522 Télégramme de Enrique Jiménez qui cite textuellement le communiqué. Ibid., p. 216

-275-
Sur ce dernier point, on notera tout de même le cynisme à toute épreuve du pouvoir
dominicain qui a inauguré en grande pompe, trois mois plus tôt, le fameux Institut de
recherches dominicano-allemand !

- Enfin, pour compléter le dispositif, on reproduit dans la presse


nationale les articles des journalistes ou chroniqueurs stipendiés qui, dans divers pays
du continent, font l'apologie du régime. On exhibe des exilés haïtiens complaisants
comme le "journaliste" Paul Coutard523 qui déclare, le 10 décembre, que «le conflit
dominicano-haïtien a été habilement créé par le Président Vincent, pour son propre
profit». On apprendra même, le 16 décembre, que Coutard est le porte-parole d'un
Comité pour la libération d'Haïti, aussi redoutable qu'inconnu. Mais le lendemain, le
même journal524 informe ses lecteurs que Paul Coutard ne s'exprimera plus, au moins
dans l'immédiat, puisqu'il a été arrêté sous l'accusation de subversion contre le
gouvernement d'Haïti… Décidément, les vents tournent à Ciudad Trujillo.

523 La Opinión, des 6 et 10 décembre.


524 Ibid. , du 11 décembre.

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• LA RETRAITE

Ce remarquable travail de propagande, cette résistance bec et ongles, évitent au


régime la déroute et l'effondrement, mais le contraignent à battre en retraite.

Fermement prié de répondre aux offres de médiation que lui font Roosevelt,
Laredo Bru et Cárdenas, Trujillo est apparemment placé devant un dilemme : s'il
accepte, il se dédit, et s'il refuse, il se déclare en rupture de ban avec l'ordre
panaméricain. Dans le premier cas, il met le doigt dans un engrenage qui risque de le
conduire à sa perte, dans le second, il apparaît aux yeux de tous comme celui qui
perturbe les équilibres mis au point à Buenos Aires.
L'appareil tout entier sent le danger d'une médiation. Roberto Despradel, l'un
des organisateurs de la prise du pouvoir du dictateur en 1930, maintenant ministre
plénipotentiaire à La Havane, résume parfaitement les inquiétudes. Ce 15 novembre, il
écrit à Trujillo :
«Il me semble que les paroles de paix et de bonne volonté que
prononce M. Welles depuis le début du conflit, ne sont qu'un déguisement
pour essayer de nous perdre, et que le Gouvernement haïtien a reçu la
mission par le biais de la visite de Léger à Washington de nous obliger à
combattre au moyen de provocations bien calculées et d'ensuite nous
présenter comme des agresseurs qui violent les conventions et traités qui
garantissent la paix de notre Continent, ce qui nous placerait dans une
situation désavantageuse vis-à-vis des autres Gouvernements525.»
Ces quelques lignes témoignent d'une conscience aiguë des stratégies mises en
place pour amener le régime à céder. Ce n'est pas le Gouvernement haïtien qu'il faut
craindre, mais la Maison-Blanche qui, au nom de la paix, cherche à isoler la dictature.
Le différend dominicano-haïtien devient ainsi un problème continental et le régime
risque alors de se trouver seul contre tous.

Trujillo comprend que la question politique désormais posée est de savoir s'il y
a encore place pour son régime en Amérique et que toute réponse de sa part risque

525 Lettre intégralement reproduite dans Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 264.

-277-
d'entraîner sa condamnation. Aussi choisit-il l'esquive. Dans un télégramme 526 adressé
aux trois présidents il déclare que :
«…pour le moment le Gouvernement Haïtien n'a fait aucune
notification ni donné d'indication au Gouvernement Dominicain lui
permettant de savoir en quoi consiste la controverse qu'il a fallu
invoquer pour justifier la demande de bons offices.»
L'habileté de la réponse tient à la parfaite appréciation des rapports politiques
entre les diverses parties. Trujillo exploite l'avantage que lui donne la victoire
remportée le 15 octobre. En effet le gouvernement haïtien s'est lié en déclarant la
controverse close par avance. C'est donc au nom de ce qui a été expressément dit et
paraphé par la partie haïtienne que le dictateur feint de tout ignorer. Implicitement, il
renvoie ses interlocuteurs aux contradictions et à l'inconstance du plaignant. Pour sa
part, il n'est évidemment pas concerné. Fort de cette position, il peut même se montrer
ouvert au dialogue. Il ajoute :
«Aussitôt que le Gouvernement Dominicain connaîtra le point qui
selon le Gouvernement Haïtien, doit être contrôlé par rapport à
l'incident cité plus haut, le Gouvernement Dominicain s'empressera de
définir sa ligne de conduite.»
Le dictateur joue sur la versatilité de Vincent, utilisé par les uns et les autres, et
qui s'est mis dans une position de faiblesse en s'engageant successivement dans deux
stratégies différentes et contradictoires. C'est à lui de se renier et non à Trujillo qui,
confiant, attend.
Il ne reste plus au président dominicain qu'à déclarer que son gouvernement :
«…respectueux du noble esprit pacifiste qui a inspiré les Accords
souscrits par les nations d'Amérique à la récente Conférence de Buenos
Aires, […] soumettra sa conduite à tout moment aux stipulations de ces
traités.»
Le dictateur passe ainsi à l'offensive.
Alors que Roosevelt avait brandi dans son télégramme le souvenir de la
Conférence interaméricaine de consolidation de la paix comme un rappel à l'ordre,
Trujillo se déclare le plus zélé des panaméricanistes et se dit prêt à suivre l'esprit et la
lettre des accords… Il cherche ainsi à rendre inopérante la stratégie qui consistait à le
présenter comme le mauvais élève en Amérique, voire comme celui qui se prétend
panaméricaniste en paroles, mais refuse d'appliquer ce qui a été convenu. Il peut même

526 Les télégrammes d'offres de bons offices de Roosevelt et Laredo Bru sont du 14 novembre, celui de
Cárdenas du 17; Trujillo répond dès le 15 aux premiers et le 17 à Cárdenas. On trouvera le texte complet
de ces courriers dans : Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la
aprobación del Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de
1938, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 197. Voir également : Documentos del
conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 93 à 95.
-278-
se permettre le luxe d'ajouter un paragraphe particulier dans le message qu'il adresse à
F. D. Roosevelt dans lequel il se déclare un admirateur de sa politique d'harmonie et de
paix continentales et affirme vouer tous ses efforts au succès de «l'union et la bonne
intelligence des peuples américains». On aura reconnu sous cette formule la Good
Neighbor Policy à laquelle le président nord-américain a attaché son nom.
Certes, Trujillo ne peut pas crier victoire, à l'issue de cette première passe
d'armes. Il sait que ce n'est que partie remise. Mais il a renforcé une position qui
paraissait extrêmement fragile et réussi à affaiblir celle de ses adversaires, en apparence
tout-puissants.

Les trois présidents ne tardent pas à réagir. Les ministres plénipotentiaires


cubain et nord-américain à Ciudad Trujillo, représentant les trois gouvernements,
demandent une audience à Trujillo. Le ministre cubain conduit officiellement la
délégation afin de montrer qu'il ne s'agit pas d'une querelle bilatérale entre Washington
et Ciudad Trujillo. Il s'agit sans doute également de lier le diplomate cubain, soupçonné
de tiédeur. Au cours de l'entrevue, qui a lieu le 22 novembre, ils se contentent de
remettre officiellement entre les mains du dictateur le télégramme de demande de bons
offices envoyé par Vincent à leurs présidents respectifs. Les trois gouvernements font
donc clairement savoir qu'ils ne peuvent laisser la situation en l'état et qu'ils sont
décidés à aller de l'avant.

Incapable de s'opposer frontalement à cette pression, le gouvernement


dominicain va s'employer à gagner du temps afin de manœuvrer. L'envoyé spécial à
Washington, Manuel de Jesús Troncoso, est informé par télégramme qu'il :
«…ne doit pas dire au Gouvernement américain que le Président
Trujillo n'acceptera pas la médiation dans les conditions proposées, mais
qu'il [Trujillo] a des idées contraires à l'acceptation et qu'il a soumis
l'affaire à la Commission Consultative des Relations extérieures527.»
Comme on le voit, la marge est faible, mais chaque heure ainsi gagnée est mise
à profit pour déployer la campagne de propagande, relancer les plans de déstabilisation
d'Haïti et approcher des personnalités aux États-Unis ou à Cuba. En position difficile
sur le terrain où se déroule la bataille principale, l'appareil cherche sans cesse à marquer
des points par ailleurs.

Le 26 novembre, la commission consultative est officiellement saisie par le


secrétaire aux Relations extérieures528. Mais les débats de celle-ci et les avis qu'elle

527 Télégramme chiffré du 24 novembre signé par Ortega Frier. Ibid., p. 203.
528 Ibid., p. 96.

-279-
pourra émettre n'intéressent déjà plus personne car ce même jour, à Washington,
Sumner Welles indique aux représentants diplomatiques dominicains, Pastoriza et
Troncoso, que :
«…selon les pactes inter-américains si un État refusait d'accepter
les bons offices il pourrait être contraint par d'autres moyens529.»
En termes clairs le département d'État signifie que s'il n'est pas possible de
s'entendre à l'amiable, les États-Unis sont maintenant prêts à cesser toutes ces
discussions pour en appeler au droit panaméricain. L'appareil comprend qu'il est temps
de se replier. Aussi, au cours de l'entrevue, l'idée d'une réunion de négociations
réunissant des représentants des deux pays concernés et ceux des trois médiateurs est
évoquée530 comme la seule issue possible. Ciudad Trujillo répond le lendemain; la
dictature hésite, demande d'attendre le résultat d'une entrevue avec Hull et Roosevelt,
puis, par un nouveau message du même jour, donne ordre d'accepter la réunion
informelle531 immédiatement.

L'objectif est de faire des concessions pour sauvegarder l'essentiel. La réunion,


qui se tient les 2 et 3 décembre à l'ambassade du Mexique, est officieuse, confidentielle
et informelle. Les Dominicains évitent ainsi de se prêter à une opération qui invaliderait
leur position de principe en faisant la preuve qu'il n'y a pas de relations normales et
directes entre Haïti et la république Dominicaine. Les autres États consentent à négocier
dans ce cadre, pourvu que Trujillo recule et accepte de venir à résipiscence.
Cette patience peut étonner si l'on n'a pas à l'esprit la ligne générale choisie par
Washington : conscient qu'il ne peut intervenir sur tout le continent et persuadé que les
États-Unis auront besoin de disposer d'une zone sûre, Roosevelt cherche avec
persévérance à instituer une discipline continentale. "L'harmonie de l'hémisphère",
entendons sa stabilité, prime donc sur les autres considérations. A priori,
l'Administration démocrate ne cherche nullement à abattre Trujillo et son régime,
encore faut-il qu'il soit capable de se maintenir sans troubler tout le voisinage.

Les propositions des médiateurs, État-Unis, Cuba et Mexique, formulées le 3


décembre532, peuvent se résumer ainsi :

529 Télégramme de compte rendu de cette entrevue : ibid., p. 205.


530 C'est Pastoriza qui, dès le 18 novembre, avait imaginé cette solution diplomatique. À cette date, il
demande l'autorisation à Ciudad Trujillo de la proposer à ses interlocuteurs. Cf. le télégramme chiffré :
ibid, p. 194.
531 Texte des deux télégrammes: ibid., p. 206 et 207.
532 Memorandum des représentants des médiateurs : ibid.., p. 130 à 131.

-280-
- Le gouvernement dominicain reconnaît l'existence d'incidents
ayant entraîné la mort de citoyens haïtiens.

- Il «reconnaît que l'incident est devenu international» et accepte


la médiation.

- L'enquête reste du ressort exclusif des autorités dominicaines.


Une commission internationale de bons offices, composée de représentants des trois
pays médiateurs, écoutera d'abord les plaintes du gouvernement haïtien. Elle les
transmettra ensuite au gouvernement dominicain et attendra à Ciudad Trujillo les
réponses, cas par cas, aussi longtemps qu'elle l'estimera nécessaire.

- Si le gouvernement dominicain n'accepte pas cette médiation,


les trois pays informeront du «résultat de leurs efforts» (sic) les gouvernements de
toutes les républiques américaines.

Le point capital est, bien évidemment, la reconnaissance du caractère


international du conflit. Washington entend que soit légitimé le droit de regard impérial
sur tout ce qui menace l'ordre dans "l'hémisphère américain", y compris par Trujillo.
Cette reconnaissance se concrétise sous la forme de la commission tripartite de bons
offices qui, par le caractère illimité de la durée de sa mission à Ciudad Trujillo, peut se
transformer en véritable épée de Damoclès pour la dictature.
Pour contraindre la dictature dominicaine à se rendre, la pression est encore
renforcée : le 10 décembre, Welles fait discrètement savoir qu'il n'a évité que de
justesse une rupture des relations diplomatiques entre les deux parties à l'initiative
d'Haïti et attribue la responsabilité de la détérioration à Ciudad Trujillo. Il ajoute qu'il a
des preuves que le massacre a eu également lieu en des points éloignés de la frontière
avec la participation de membres de l'armée533.

Peine perdue, puisque le 11 décembre, lors d'une nouvelle réunion informelle,


Pastoriza et Troncoso de la Concha, les deux représentants dominicains, répondent par
un très long mémorandum534 à la proposition des médiateurs, maintenant approuvée par
Haïti. Un examen attentif du texte diplomatique conduit à dégager les points suivants :

- Rejet de la notion de "différend" :

533 Consulter à ce sujet le télégramme chiffré n° 101 du 10 décembre, adressé par Pastoriza et Troncoso
à Ciudad Trujillo. Ibid., p. 218.
534 On trouvera le texte intégral dans : ibid, p. 131 a 140.

-281-
«…le différend qui justifie les bons offices ou la médiation ne
peut être constitué par un fait ou un état de fait, quelle qu'en soit la
gravité, mais par un désaccord, une controverse ou une divergence
d'opinion, si de cette divergence naissent des exigences […] qui fassent
craindre que celui qui formule l'exigence ou celui qui la rejette peut
avoir recours aux voies de fait pour se faire lui-même justice535.»
Il s'ensuit qu'il n'y a pas de différend entre Haïti et la république Dominicaine.
Le premier point qui fonde l'existence même de la médiation en cours est ainsi rejeté.
Pour les représentants de Trujillo il n'y a que des conversations "amicales" et
informelles puisqu'il n'existe pas de problème «susceptible de conduire [les] États à la
guerre»536. Il faut relever cette allusion à l'éventualité d'un conflit armé, qui peut
sembler incongrue. Elle vise sans doute à rassurer Washington, en lui indiquant les
limites que la dictature dominicaine s'engage à ne pas franchir, mais elle constitue aussi
un rappel à l'ordre adressé au gouvernement haïtien, confronté à de graves désordres
dans les casernes et qui n'est pas en état de soutenir un affrontement militaire avec son
voisin. L'armée dont dipose Trujillo continue à être sa carte maîtresse.

- Le document ajoute que :


«…l'excitation du peuple haïtien que le Président Vincent signale
comme résultat des incidents frontaliers, même si elle avait pour cause
ces incidents, ne constituerait pas une difficulté propre à être résolue par
les bons offices, mais un problème interne537.»
Le second des deux points fondamentaux invoqués par le gouvernement haïtien
pour demander une médiation est à son tour rejeté. Il faut en outre rappeler ici qu'au
même moment où les autorités dominicaines affirment que les affaires intérieures
haïtiennes ne sont pas du ressort des médiateurs, elles encouragent et soutiennent des
opérations armées d'opposants à Vincent. Tout l'espace politique de la dictature
dominicaine tient dans cet écart entre les principes officiels et les actions en sous-main.

- En conséquence, le mémorandum constate qu'il n'existe pas de


problème «NON RÉSOLU PAR DES NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES
DIRECTES538» et considère que l'accord du 15 octobre, rappelé dans le détail à deux
reprises, reste le seul texte valide. Deux mois après le massacre, malgré les pressions
conjuguées qui s'exercent sur lui et les concessions formelles qu'il a dû accepter pour ne

535 Ibid., p. 135.


536 Ibid., p. 135.
537 Ibid., p. 138.
538 En majuscules dans l'original.

-282-
pas tout perdre, le gouvernement a réussi à sauvegarder les positions qu'il avait
conquises.

- Concrétement, la contre-proposition dominicaine tient en deux


points :
«I. Confirmation par les deux Gouvernements de l'accord
diplomatique du 15 octobre 1937.
II. Poursuite de l'enquête déjà commencée, et largement
développée par le Gouvernement dominicain539.»
Le mémorandum dominicain se contente d'agrémenter ce second point de
quelques «garanties additionnelles» de pure forme, puisqu'il n'est plus question de
commission internationale de bons offices ni même de la présence d'observateurs
étrangers.

Bien entendu, tout ceci est immédiatement exploité par la propagande. Quelques
jours plus tard, le 16 décembre, Trujillo fera des déclarations au Listín Diario,
reprenant point par point les principaux attendus et conclusions du mémorandum 540.
Pompeusement intitulée «Paroles d'or», l'entrevue paraît le 18 dans le quotidien
dominicain. Il y déclare notamment :
«L'accord du 15 octobre 1937 est un exemple caractéristique de
succès des relations diplomatiques directes […] Il n'y a donc pas eu de
conflit international, il s'est produit un incident qui a été clos le 15
octobre par la volonté concordante des deux parties».

On est frappé par l'extraordinaire capacité procédurière de la dictature


dominicaine. Il ne fait d'ailleurs pas de doute que l'appareil travaille nuit et jour à
étudier toutes les failles légales. Dans ce but, il cherche à s'attacher les meilleurs
juristes, comme l'auteur du Code Bustamante541, recueil de droit international qui fait
autorité en la matière542. Cet acharnement diplomatique, cette faculté de reculer sans
céder est le résultat d'une double faiblesse que Trujillo apprécie avec un sûr instinct :

539 Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 140.


540 Cf. Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la aprobación del
Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de 1938,
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 208. Également dans : Documentos del conflicto
dominico-haitiano de 1937, p. 125.
541 Professeur de droit international et juriste cubain de grand prestige.
542 Le gouvernement dominicain, qui semblait prêt à y mettre le prix, devra se passer de ses services car
il est juge à la Cour de La Haye. On pourra consulter à ce sujet les télégrammes des 26, 27 et 29
novembre, échangés entre Ortega Frier et le ministre plénipotentiaire à La Havane dans : ibid., p. 204,
207 et 209.
-283-
- Faiblesse de la dictature dominicaine qui est dans une passe
difficile et ne peut envisager une véritable épreuve de force. Il lui faut donc faire appel
à la ruse.

- Faiblesse aussi de la Maison-Blanche qui redoute les


lendemains et ne peut se permettre des faux-pas qui l'affaibliraient sur son propre
continent.
Les manœuvres diplomatiques de Washington et Ciudad Trujillo se livrent sous
le regard attentif des gouvernements de toute la région. Roosevelt, Hull et Welles le
savent et c'est la raison pour laquelle il leur faut faire plier la dictature. De leur point de
vue, le règlement du conflit dominicano-haïtien est le premier test de la validité des
solennels accords inter-américains de Buenos Aires, et ils n'ont pas tort.
Mais Trujillo est également conscient que tout accord, dans la mesure même où
il consigne un rapport des forces à un moment donné, établit des limites pour chacun
des partenaires. Y compris pour Washington dans le cas présent. Il cherche donc
constamment à retourner contre la Maison-Blanche les principes qu'elle invoque, non
sans un certain cynisme. Quand elle dit agir au nom de l'harmonie continentale, il
rétorque que l'harmonie règne sur l'île, comme en témoigne le communiqué du
15 octobre, tant que des étrangers ne viennent pas s'ingérer.
Bien sûr "l'harmonie" de Trujillo repose sur un massacre raciste, mais celle dont
Roosevelt s'est fait le chantre à Buenos Aires ferme les yeux sur des exactions tout
aussi graves.

Le dictateur dominicain est cependant enfermé dans un espace politique qui se


resserre de plus en plus. Les troubles qui agitent Haïti depuis le début du mois de
décembre 1937, et qu'il a largement soutenus, quoiqu'il en dise, sont pour Washington
une raison supplémentaire d'agir. Il faut guérir la plaie avant que le mal ne s'étende.
Aussi, lors de la réunion informelle du 11 décembre, à peine la lecture du mémorandum
dominicain de refus des propositions de médiation vient-elle de s'achever, que Sumner
Welles invite le ministre plénipotentiaire haïtien Lescot à prendre la parole. Celui-ci
déclare qu'il en référera à son gouvernement et Welles clôt la discussion 543. Le
département d'État signifie ainsi clairement qu'il n'y a plus lieu de poursuivre sur cette
voie officieuse. Le secrétaire du département d'État, Hull, le confirmera en personne, le
15 décembre, dans un message adressé au nom du gouvernement américain aux
Républiques américaines et communiqué à l'Associated Press :
543 La lettre n° 663, datée du 17 décembre, adressée par Pastoriza et Troncoso à Ortega Frier, fournit
d'intéressants détails sur cette question. Ibid., p. 399.
-284-
«Les représentants des trois Gouvernements invités, après une
longue délibération, parvinrent à la conclusion que l'incident en question
était devenu un facteur propre à troubler la paix du continent américain.
On se rappellera à ce sujet que les vingt-et-une Républiques déclarèrent
lors de la Conférence Interaméricaine de Consolidation de la Paix que
tout acte propre à troubler la paix de l'Amérique les affecte toutes,
individuellement et collectivement. Les représentants des trois
Gouvernements, prévoyant que le Gouvernement d'Haïti n'accepterait
pas la proposition avancée par le Gouvernement dominicain,
recommandèrent au ministre haïtien, pour qu'il en informe son
Gouvernement, que le Gouvernement d'Haïti en appelât aux traités
internationaux en vigueur544 »
Rarement l'Administration américaine aura indiqué aussi clairement les objectifs
qu'elle poursuit et revendiqué la stratégie mise en œuvre.

Pour leur part, les diplomates dominicains analysent ainsi le déroulement des
événements :
«Les déclarations faites d'abord par M. Welles et ensuite par
M. Léger, ne nous ont jamais fait douter qu'il s'agissait d'un plan qui
avait été tracé par eux, ou peut-être par le premier seulement, du jour où
se manifesta le refus de l'Honorable Président Trujillo d'accepter les
bons offices ou la médiation545.»
Le calcul est probablement moins machiavélique que veulent le croire Pastoriza
et Troncoso, inspirés sans doute par leurs propres combinaisons.
Mais s'il est difficile de croire que Washington ait déployé tant d'efforts pour
une médiation qu'elle jugeait par avance inutile, il est par contre certain que le
département d'État a toujours eu deux fers au feu. Welles n'agitait-il pas, dès le 26
novembre, la menace du recours à «d'autres moyens» que la médiation ? Le calme et la
rapidité avec lesquels tout se met en place dans les jours qui suivent le 11 décembre
semblent prouver que, tout en tentant d'aboutir par la voie des bons offices, la Maison-
Blanche s'était préparée à agir de façon nettement plus coercitive si le besoin s'en faisait
sentir. Cette constante ambiguïté des rapports réciproques entre les gouvernements
nord-américain et dominicain caractérise toute la durée de la présidence de F. D.
Roosevelt, comme nous le constaterons encore.

544 Circulaire du secrétaire d'État Hull. Ibid., p. 144.


545 Lettre n° 663 de Pastoriza et Troncoso. Ibid., p. 399.

-285-
Trois jours après le refus dominicain, le 14 décembre, S. Vincent, invoque par
lettre officielle le Traité pour éviter ou prévenir les conflits entre États américains - le
Pacte Gondra-, ainsi que la Convention générale de conciliation inter-américaine de
Washington adoptée en 1929546. L'affaire est donc portée devant des instances
internationales officielles, ce qui a pour premier effet de mettre un terme définitif aux
discussions informelles et aux tentatives de bons offices.

Dès le lendemain, la commission permanente du pacte Gondra se réunit et se


déclare saisie. Sans attendre, elle notifie au gouvernement dominicain la demande de
convocation haïtienne, entamant ainsi les procédures officielles en vue du règlement du
conflit. La dictature est au pied du mur. Trujillo sent le danger et, le 17 décembre,
envoie un télégramme directement à Roosevelt dans lequel il déclare au président nord-
américain:
«Mon Gouvernement participera aux procédures de conciliation
engagées par Haïti […] il ne fournira pas le moindre motif pour que soit
troublée la paix américaine, si précieuse pour tous les peuples du
Nouveau Monde et qui est le noble et élevé souci de Votre Excellence547.»
La référence à la "paix américaine", plusieurs fois évoquée dans le message, est
un gage politique important que donne le président dominicain à son interlocuteur : il
admet que la controverse dominicano-haïtienne pourrait avoir des implications
internationales et il légitime, au moins partiellement, la procédure suivie. Il est vrai qu'il
n'a guère le choix et qu'un refus le mettrait au ban des nations. Roosevelt note bien ces
engagements et en donne brièvement acte à Trujillo par un message du 20 décembre.

Le texte de Trujillo est donc une acceptation sans condition, mais il n'a pas pour
autant valeur de reddition. Dans cette nouvelle situation, beaucoup plus délicate pour
lui, l'appareil va continuer à se battre en développant une stratégie complexe.

Au plan diplomatique, tout en déclarant se plier à ce qui a été décidé, il ne


montre aucun empressement et s'emploie à multiplier les obstacles dans les discussions.
Voici comment le ministre dominicain en poste à Washington, répondant
officiellement à la commission permanente, lui notifie que son gouvernement se
soumettra aux procédures prévues :

546 En 1929, se tint à Washington, sous l'égide de l'Union panaméricaine, une conférence de juristes
internationaux destinée à étudier et perfectionner les règles instituées par le Pacte Gondra de 1923. La
conférence renforça encore le dispositif : les conciliateurs, cessant d'être de simples arbitres, avaient pour
rôle de définir une base de règlement du différend et étaient habilités à mettre en œuvre tous les moyens
pacifiques utiles.
547 Texte du télégramme ainsi que de la réponse de Roosevelt : ibid., p. 142.

-286-
«Mon Gouvernement se rend à l'appel de la Commission
Permanente, pour essayer devant elle […] de trouver un accord avec le
Gouvernement haïtien au sujet de la divergence qui les oppose à propos
de la recevabilité ou de l'irrecevabilité des procédures de règlement
pacifique des conflits internationaux appliquées à des conflits déjà
résolus par des accords diplomatiques directs ou à des problèmes qui
n'auraient pas été préalablement soumis à des négociations
diplomatiques directes. Dans ce but exclusif il désigne […suivent les
noms des représentants dominicains]548.»
La formulation est tortueuse et alambiquée, on en conviendra. Rien d'étonnant
puisque A. Pastoriza déclare en substance que les représentants dominicains ne
participeront aux travaux de la commission que pour débattre de leur bien-fondé… La
dictature se livre à ces contorsions pour se soumettre sans se renier. D'ailleurs, dans
cette même lettre, le ministre dominicain revient longuement sur l'accord du 15 octobre,
qu'il cite in extenso, pour démontrer l'inanité de tout ce qui a été entrepris par Haïti et
les divers intervenants depuis cette date.

Par la suite, diverses manœuvres se succédent dont la plus notable est sans doute
le volontaire freinage des travaux de la commission permanente. Le 6 janvier, les
représentants dominicains, forts inquiets, écrivent au secrétaire aux Relations
extérieures, que se répand :
«… la détestable impression que la République se maintient dans
une situation volontairement inactive avec le propos délibéré d'empêcher
le progrès des négociations549.»
Cette «impression» n'est pas sans fondement puisque ce n'est que le 10 janvier
1938, près d'un mois après son homologue haïtien, que le gouvernement dominicain
consentira à désigner ses représentants à la commission d'enquête, organe qui doit être
mis en place dans le cadre des procédures prévues par le pacte Gondra.

Ces manœuvres dilatoires irritent le département d'État au plus haut point, non
sans raison puisque c'est la crédibilité de l'hégémonie nord-américaine sur le continent
qui est en jeu. Dans la même lettre, les représentants dominicains alertent Ortega Frier :
«Tout nous indique que dans l'esprit du Gouvernement Américain
prévaut l'idée que notre argumentation juridique a pour objet d'aboutir à
des atermoiements et nous ne pouvons pas perdre de vue la

548 Cette lettre se trouve in extenso dans : ibid., p. 150 à 158. Nous reproduisons le paragraphe de
conclusion.
549 Lettre signée par Pastoriza, Troncoso et Cruz Ayala et adressée à Ortega Frier. Ibid., p. 415 à 417.

-287-
considération qu'une prévention de Washington à notre égard aurait de
funestes résultats pour nous.»
Effectivement, ils joignent à leur lettre un article du Washington Post qui émet
des critiques acerbes contre l'attitude de la république Dominicaine. Diverses
coïncidences leur permettent d'affirmer que l'inspirateur n'est autre que le département
d'État550.

Cette lucidité de l'appareil, qui perçoit parfaitement les périls, amène à


s'interroger sur l'intérêt d'une politique qui semble peu susceptible de produire des
résultats positifs. N'est-ce pas reculer pour mieux sauter ?

En fait, la dictature est loin de mener une action à courte vue. Elle ne se trouve
pas engagée dans une fuite en avant désespérée, comme on a pu le croire et l'écrire. Car,
parallèlement aux manœuvres diplomatiques que nous venons de décrire, elle
développe une action souterraine permanente qui va aboutir à des résultats
remarquables. Le premier indice visible pour le public de ce travail continu est sans
doute le surprenant «télégramme de Noël» que Trujillo adresse le 22 décembre à Sténio
Vincent et dans lequel il lui propose de souscrire, ensemble, un pacte d'honneur qui sera
proclamé devant l'Amérique et le monde entier pour déclarer :
«…solennellement que les douloureux et regrettables événements
d'octobre dernier, survenus en territoire dominicain, ne donneront
jamais lieu à une guerre entre nos deux peuples voisins ni ne nous
serviront jamais de prétexte à troubler la paix dont s'enorgueillit le
Continent américain551.»
On imagine la perplexité de bien des lecteurs, en république Dominicaine ou
ailleurs, en découvrant cette nouvelle dans leur journal. Étrange requête, en effet, de la
part de celui qui, huit jours plus tôt, faisait imprimer des articles où on se demandait si
Vincent n'avait pas introduit un régime fasciste à Haïti et qui soutenait activement les
opposants décidés à renverser le président haïtien. En outre ce nouveau rejet de
l'éventualité d'une guerre -déjà formulé par les représentants dominicains dans le
mémorandum du 11 décembre- fait surgir de nouvelles interrogations puisque la
question ne s'est jamais réellement posée dans la pratique. Le choix explicite de la date
semble confirmer que l'on veut faire croire qu'il s'agit d'un divin miracle.
Un observateur plus habitué à lire entre les lignes peut néanmoins déduire que le
dictateur dominicain donne publiquement à Vincent des gages d'un changement
550 Sans doute le sous-secrétaire aux Affaires latino-américaines, Sumner Welles, pour être plus précis.
551 Cable de Navidad del Presidente Trujillo a Vincent. Documentos del conflicto dominico-haitiano de
1937, p. 147.
-288-
d'attitude de Ciudad Trujillo à l'égard de Port-au-Prince. À la menace militaire, sous la
forme d'un soutien logistique et politique aux opposants à Vincent, susceptible de se
transformer en intervention directe, succède l'apaisement. Après le bâton, la carotte ?

À ces considérations Vincent répond par un autre télégramme 552, ce qui confirme
que le message de Trujillo n'était pas de pure propagande. Le président haïtien est
nettement plus prudent. Il prend surtout acte de l'engagement du pouvoir dominicain et
se contente de déclarer qu'aucun des membres de son gouvernement n'a jamais conçu la
possibilité d'une lutte armée entre les deux peuples. Discrète façon de rappeler que les
opposants à son régime ne se sont pas fait faute de souhaiter une "aide" dominicaine qui
ressemblait fort dans leur esprit à une alliance. En somme, Vincent semble prêt à croire
Trujillo, mais il attend de voir la suite des événements. Le président haïtien ajoute que
la conciliation en cours entre les deux gouvernements devant la commission
permanente du pacte Gondra «qui fait la sourde oreille à tous les bruits de l'extérieur»
est porteuse d'espoir.
On retiendra cette curieuse présentation de la procédure qui met l'accent sur
l'isolement dans lequel se déroulent les discussions, alors que la stratégie d'Haïti, depuis
le début, était de porter l'affaire sur la place publique, d'appeler à l'aide et de s'appuyer
sur des tiers dans les négociations.

Dès le lendemain, Trujillo envoie un nouveau télégramme dans lequel il se


félicite de l'accord des points de vue et déclare :
«Le Gouvernement dominicain a toujours considéré, comme le
Gouvernement haïtien, et tous deux le considèrent encore, que les
négociations directes entre nos deux Gouvernements seraient la méthode
la plus efficace et rapide pour le règlement définitif auquel nous
aspirons, puisque les procédures indiquées par les Traités, compte tenu
de la divergence de points de vue à laquelle malheureusement nous
devrons nous tenir devant la Commission Permanente […] pourraient
retarder au-delà de ce qui est souhaitable le règlement désiré.
Souhaitons que la Nativité de Notre Seigneur nous offre une nouvelle
opportunité de donner au monde un exemple supplémentaire de la
sagesse et de la hauteur de vue qui nous ont été reconnues.»
Alors même qu'est engagée la procédure internationale, Trujillo affirme qu'il
met ses espoirs dans une discussion bilatérale et évoque à mots couverts un proche
aboutissement. Tout indique que, parallèlement à l'action officielle qui n'avance guère,
une négociation se déroule dans l'ombre.
552 On trouvera le texte de ce message ainsi que du second télégramme de Trujillo dans : ibid., p. 431 et
432.
-289-
Tel est bien le cas. La longue persévérance dominicaine et sa connaissance
approfondie du terrain, commencent à porter leurs fruits. En effet, à peine venait-il
d'invoquer le pacte Gondra sur recommandation de Washington, que Sténio Vincent
avait discrètement fait savoir aux autorités dominicaines que la voie était ouverte.
Prises de court, celles-ci demandent dans un télégramme chiffré à leur représentant de
Port-au-Prince de vérifier une information que leur communique Roberto Despradel :
«Au cours d'une conversation avec Vincent, celui-ci avait indiqué
que ce qu'il cherchait à travers la conciliation c'était un règlement
global et pratique des résultats de l'incident au moyen du paiement d'une
indemnisation553.»
Le mot est lâché, c'est d'argent qu'il s'agit. Pris dans l'étau de la crise
économique qui ravage le pays et de la menace militaire, alimentée par la dictature
dominicaine, Vincent réclame des indemnités pour faire face aux besoins les plus
urgents et aussi pour prix du silence des autorités haïtiennes. Le gouvernement
dominicain ne demandait pas mieux puisqu'il peut ainsi espérer éviter de se voir
publiquement condamné par des instances panaméricaines. Aussi ne perd-il pas de
temps. Le 21 décembre, il s'adresse à son ministre plénipotentiaire à Port-au-Prince :
«Voyez Vincent et essayez d'obtenir qu'il indique somme
réparation globale […] pour parvenir un accord préalable deux
présidents avant réunions commission Gondra554.»
Visiblement le temps presse. C'est que, pendant ce temps, la discussion
officielle se poursuit à Washington sous le regard sourcilleux du département d'État
nord-américain. La tactique du gouvernement dominicain est de substituer à l'alliance
objective entre Haïti et les États-Unis, un nouveau front qui unirait Haïti à la république
Dominicaine. La procédure de conciliation, extrêmement dangereuse pour Trujillo,
deviendrait ainsi une coquille vide, car tout serait réglé par avance. C'est la raison pour
laquelle le télégramme poursuit en indiquant qu'il convient d'assurer à Vincent que tout
cela restera strictement secret. Finalement, cet accord préalable ne sera pas scellé dans
les formes prévues mais, dès le lendemain, Trujillo envoie à Vincent le "télégramme de
Noël" que nous avons évoqué afin de prendre publiquement date. Pour parfaire le
dispositif, il veille à la subornation des hauts dignitaires haïtiens et fait discrètement
inviter à Ciudad Trujillo Léger et Bellegarde, tous deux représentants diplomatiques à
Washington, afin de les «honorer» personnellement555.

553 Télégramme de l'État à la légation de Port-au-Prince daté du 17 décembre 1937. Ibid., p. 229.
554 Télégramme chiffré n° 801 de l'État à la légation de Port-au-Prince. Ibid., p. 234.
555 Télégramme chiffré de l'État à la légation de Washington daté du 29 décembre. Ibid., p. 239.

-290-
Le régime dominicain cherche à acheter le silence de l'accusation, élément
nécessaire à la sauvegarde de sa propre respectabilité et donc à sa survie politique. Le
secrétaire d'État aux Relations extérieures, Ortega Frier, définit crûment les enjeux et la
tactique en donnant ses instructions àà Washington :
«…afin d'éviter que l'on continue à nous discréditer injustement
et grossièrement, nous pourrions décider d'acheter la paix à prix d'or.
Ceci signifie seulement que nous pourrions nous résoudre à jeter (sic)
quelques indemnités aux Haïtiens pour sauvegarder notre tranquillité et
mettre la République à l'abri des guets-apens qui semblent tendus de
toutes parts. Mais nous ne pourrions le faire que de façon strictement
transactionnelle, sans reconnaître de responsabilité556.»
L'appareil de la dictature touche au but : se sauver en renouant des relations
bilatérales et en se soustrayant du même coup au jugement international. Pris en otage,
le gouvernement de Port-au-Prince devient le meilleur rempart du régime de Trujillo.

Un homme va jouer un rôle décisif dans la dernière phase : le nonce apostolique,


Maurilio Silvani. Ayant sous sa responsabilité les diocèses des deux pays, il est habitué
à aller et venir entre Port-au-Prince et Ciudad Trujillo et à conduire des discussions
discrètes. Déjà fortement impliquée dans la politique de dominicanisation de la
frontière, et dans le soutien aux deux régimes, l'Église renforce ainsi sa présence
politique dans l'île. Enfin le personnage a l'avantage d'être par nature étranger à toute
instance politique panaméricaine. Lui confier une mission c'est, en quelque sorte, la
retirer à la surveillance directe de Washington, sans que la Maison-Blanche puisse
publiquement s'en formaliser.

Le 28 décembre, Vincent saisit par lettre le nonce et lui soumet un projet


d'accord par lequel le gouvernement dominicain exprimerait ses regrets, promettrait de
châtier les coupables, accepterait de limiter son armement et s'engagerait à payer, à titre
de réparation, une indemnité dont le montant est laissé en blanc «à employer par le
Gouvernement d'Haïti selon ce qui conviendra le mieux à l'intérêt des victimes 557». Pour
qui sait lire ce genre de message, et Trujillo le fait mieux que personne, la phrase en dit
long sur le degré de corruption des autorités haïtiennes. Il est d'ores et déjà clair que les
victimes et leurs familles ne verront probablement jamais la couleur de cet argent.
Estimant qu'il tient là un gage décisif et pratiquant le double jeu avec une expérience
consommée, Ortega Frier donne ordre quelques jours plus tard à Troncoso de la Concha
d'informer Welles afin de :
556 Lettre du 23 décembre. Ibid., p. 408.
557 On trouvera le texte intégral des différentes pièces relatives au règlement transactionnel du différend
dans : ibid., p. 164 à 176.
-291-
«…recueillir confidentiellement son appréciation personnelle sur
le montant indemnité qu'il sera convenable payer Gouvernement
haïtien.»
Il lui recommande également :
«Discrètement faites-lui savoir que d'après manière présenter cet
aspect règlement on se rend compte que l'indemnité que souhaite Haïti
serait distraite aux fins enrichissements personnels558.»

Cette duplicité correspond à une stratégie que l'appareil maîtrise parfaitement :

- Il compromet Vincent en diffusant sous le manteau la preuve


que ses hauts cris ne sont motivés que par l'appât du lucre.

- Il place la Maison-Blanche devant le fait accompli et la


dissuade de prendre la défense du gouvernement haïtien -ou simplement de continuer
son offensive contre Trujillo- en montrant qu'il peut révéler à tout moment le véritable
visage des protégés de Washington.

- Il essaie même d'impliquer Welles dans l'affaire en lui


demandant de fixer le montant de ce qui ressemble bien plus à une rançon ou un pot-de-
vin qu'à une indemnité.

Le 7 janvier 1938, le nonce soumet à Vincent la proposition dominicaine. Après


avoir rejeté par avance toute idée de responsabilité de l’État dominicain, le document
précise :
«Article 3.- Le Gouvernement dominicain s'engage à payer au
Gouvernement haïtien la somme de sept cent cinquante mille dollars […]
pour que ce dernier l'emploie, comme il l'entendra, au dédommagement
des préjudices qu'il estimera avoir été subis par les personnes de
nationalité haïtienne559.»
150 000 dollars seront payés dès la ratification de l'accord et le reste sera versé
en six annuités de 100 000 dollars.
L'accord est censé clore tout différend relatif aux événements d'octobre 1937 et
exclut toute réclamation ultérieure.

558 Télégramme de l'État à la légation de Washington du 2 ou 3 janvier d'après le classement


chronologique. Ibid., p. 244.
559 Ibid., p. 168.

-292-
C'est donc à une véritable liquidation du contenu politique de l'affaire que l'on
assiste.

Le reste du mois de janvier 1938 va se passer en allées et venues du nonce et en


sordides négociations. Le 12 janvier, Mgr Silvani apporte à Ciudad Trujillo les
modifications proposées par Vincent : porter le premier versement de 150 000 à
350 000 dollars. Deux jours plus tard, le 14, le gouvernement dominicain rend réponse
au nonce et accepte un paiement initial de 250 000 dollars. Enfin, le 22 janvier, la
version définitive, qui reprend ces chiffres, est remise entre les mains de Maurilio
Silvani à Ciudad Trujillo.

Le différend dominicano-haïtien prend officiellement fin le 31 janvier. Ce jour,


les représentants des gouvernements dominicain et haïtien signent l'accord à
Washington, au cours d'une session de la commission permanente du pacte Gondra. À
son tour, la commission entérine le traité. Le choix de la date et du lieu constitue un
geste en direction de la Maison-Blanche, mais la procédure employée vise également à
clore toute possibilité de poursuite des discussions. Formellement les institutions et
règles panaméricaines ont été parfaitement respectées. La conciliation panaméricaine
vient de se résoudre dans une transaction financière bilatérale. Le 26 février, à
l'occasion de l'échange des ratifications définitives à Port-au-Prince 560, un chèque de 250
000 dollars est remis aux autorités haïtiennes. Le lendemain, à l'occasion de la Fête
nationale, le régime dominicain peut se réjouir de voir écartée la menace qui pesait sur
lui.

560 L'Assemblée Nationale haïtienne procède à la ratification le 5 février, le Sénat et la Chambre des
députés dominicains les 9 et 10 février respectivement.
-293-
D/ UN TOURNANT

Bien des années plus tard, en 1955, à l'apogée de la dictature, la chronique


officielle résume les faits à sa façon. Elle passe sans s'apesantir sur des«incidents
survenus dans les régions frontalières» et note qu'un accord a été établi aussitôt. Elle
poursuit ainsi :
«Cependant, le 12 novembre, le Président Vincent s'adresse aux
Présidents des États-Unis d'Amérique, de Cuba et du Mexique, sollicitant
leurs bons offices sans tenir compte de l'Accord du 15 octobre. Trujillo
s'en tient à l'Accord. Haïti en appelle au Pacte Gondra. L'opposition au
Gouvernement s'empresse de mettre scandaleusement à profit le conflit.
Trujillo obtient la plus retentissante victoire diplomatique de notre
histoire : le règlement de l'affaire grâce à une négociation directe avec le
Président Vincent561.»
Ainsi, à en croire l'historiographe du régime, le président dominicain aurait
triomphé seul contre tous. Image d'Épinal forgée pour la propagande, ce bilan flatteur
s'appuie sur des succès réels mais occulte soigneusement un sérieux échec politique.

La dictature a d'abord établi la preuve de son aptitude à faire front dans des
circonstances difficiles. L'appareil, solidement organisé, a démontré sa vitalité, sa
cohésion et également sa remarquable capacité manœuvrière. Sa rigoureuse
centralisation et la diversité de ses ramifications lui ont permis de se déployer dans
plusieurs directions à la fois, mettant en œuvre une stratégie complexe :

- Au plan diplomatique, le plus défavorable pour lui, il a su


retarder les échéances sans jamais rompre le contact. Le temps ainsi gagné, a été
précieux pour mener l'offensive par ailleurs.

- Sur le terrain, dans l'ombre le plus souvent, il a mené une active


politique d'offres et de pressions allant de la corruption au soutien logistique fourni aux
rebelles haïtiens sans oublier le rigoureux encadrement de la population.

561 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p 202.

-294-
- Incontestablement, de toutes les parties engagées dans le conflit,
c'est lui qui a développé la campagne de propagande la plus ample et la plus efficace.
De cette manière, il a pu compenser son infériorité face à Washington sur le terrain
diplomatique et transformer en événements politiques internationaux son action en
république Dominicaine voire à Haïti. En révélant les faiblesses de ses adversaires et en
occultant les siennes, la propagande a été un instrument décisif entre ses mains.

Il est ainsi parvenu à un accord transactionnel qui, contre toute réalité, écarte
définitivement la responsabilité de l'État dominicain. La tuerie elle-même est ignorée
puisque le texte n'évoque que de «douloureux et regrettables événements». Enfin, et
surtout, Trujillo a réussi à imposer la négociation bilatérale directe, où le rapport de
force est à son avantage, contre la procédure internationale prônée par les États-Unis. Il
a donc fait reconnaître, au moins dans les faits, que les affaires dominicano-haïtiennes
ne concernaient pas la communauté américaine et plus particulièrement Washington. La
dictature dominicaine tend à se définir ainsi une zone d'influence exclusive.
Il est incontestable qu'au terme de quatre mois d'une difficile bataille contre des
forces bien supérieures, la dictature dominicaine a réussi à se replier en bon ordre et à
décourager ceux qui voulaient l'abattre. Dans l'immédiat, elle a sauvegardé son
existence.

Mais elle ne sort pas renforcée de l'épreuve, loin de là. Pour la Maison-Blanche
l'issue du conflit n'est pas la meilleure des solutions, mais seulement la moins
mauvaise. En effet, une action plus vigoureuse contre Trujillo aurait risqué de lui
aliéner nombre de gouvernements latino-américains autrement importants et les fissures
que l'on devine derrière l'unanimité proclamée à la conférence de Buenos Aires
n'auraient pas manqué de s'élargir. C'est d'ailleurs pour cette raison que le département
d'État a consenti tant de délais, reportant sans cesse le moment de la sanction et
essayant d'épuiser les voies amiables avant d'en venir à des procédures plus
contraignantes. Si, profitant de cette retenue, Trujillo a pu tirer son épingle du jeu, il ne
s'en pas moins attiré de solides inimitiés. Toute une partie de la presse nord-américaine
a violemment pris à partie ses méthodes sanguinaires 562, son appétit de richesses a été
mis sur la place publique et il est apparu comme un fauteur de troubles.

562 Citons, parmi des dizaines d'autres, deux articles particulièrement marquants et simultanés : un long
reportage de Quentin Reynolds dans Colliers du 22 janvier 1938 intitulé «Assassinats sous les tropiques»
et un article de Carleton Beals dans le numéro de janvier 1938 de Current History décrivant le massacre
comme une «Saint-Barthélémy».
-295-
Ce dernier point est sans doute le plus grave, car la remarquable habileté de la
dictature dans les négociations n'excuse pas aux yeux du gouvernement nord-américain
la lourde faute qu'elle a commise : organisatrice du massacre, elle porte l'entière
responsabilité du conflit. L'appareil du régime qui sait jauger si parfaitement les
situations les plus complexes et qui se plaît à ourdir des intrigues tortueuses, a fait une
grossière erreur d'appréciation en s'engageant dans un coup de force sanglant sans en
mesurer toutes les conséquences.
Nombre d'hommes politiques à Washington, souvent influencés par les exilés
qui mènent une campagne très active, pensent que Trujillo est un personnage
décidément encombrant563. Signe de cette inquiétude : le département d'État se refuse à
donner suite à une proposition d'immigration de Portoricains formulée avec insistance
par la dictature564.

Trujillo a certes tenu tête aux gouvernements de la région et plus


particulièrement à Washington, garant de l'ordre panaméricain; on peut même dire qu'il
leur a damé le pion, comme le sous-entend l'historiographe. Mais ce serait une illusion
que d'en tirer la conclusion qu'il y a égalité des forces et des situations. Cruz Ayala, l'un
des négociateurs dominicains à Washington, comprend parfaitement que tel n'est pas le
point de vue de la Maison-Blanche, lorsqu'il écrit à Ortega Frier que la politique nord-
américaine «au lieu de s'appeler du Bon Voisin, devrait être baptisée du Grand
Frère565». Washington n'a laissé faire que parce que, dans l'immédiat, il avait plus à
perdre qu'à gagner dans une épreuve de force. Certes, Trujillo a sauvé son régime, mais
il reste dans une position délicate. On est loin de la «retentissante victoire» que chante
le thuriféraire officiel.

Un tournant a été pris et l'avenir s'annonce incertain pour le régime.

563 En particulier Ángel Morales qui, rappelons-le, a noué des liens personnels et anciens avec Sumner
Welles. D'une façon générale, l'exil présente Trujillo comme un adepte américain des doctrines racistes
fasciste et nazie. Cette campagne n'atteindra pas ses buts dans l'immédiat puisque, dès que la Guerre
Mondiale éclatera, le Benefactor se rangera derrière Washington, comme nous le verrons. Pourtant, elle
nourrit durablement des méfiances. Ce n'est pas un hasard si le département d'État, à travers la personne
du secrétaire-adjoint Braden, déclenchera en 1945 son offensive contre les dictatures -singulièrement
celle de Trujillo- en la présentant comme le parachèvement de la guerre contre l'Axe (voir à ce sujet
1945-1947. L'offensive diplomatique -impériale-).
564 La dictature avait formulé cette demande dès février 1936 et la rappelait régulièrement. L'affaire est
définitivement enterrée en janvier 1938, les experts du département d'État estimant que Trujillo cherche à
"blanchir" la population dominicaine et établissant le lien avec son attitude à l'égard des Haïtiens. VEGA,
Trujillo y Haití, t. II, p. 305 donne de nombreuses précisions sur ces faits.
565 Lettre du 15 décembre. Texte intégral dans : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937,
p. 288.
-296-
2. UNE POLITIQUE LOUVOYANTE. 1938-
1939

A/ LE RENONCEMENT À LA PRÉSIDENCE

Si l'accord transactionnel a mis la Maison-Blanche devant le fait accompli,


celle-ci ne se résigne pas pour autant. Certes, les manœuvres brutales ou trop voyantes
ne sont pas à l'ordre du jour, mais elle dispose de moyens de pression considérables et
discrets alors qu'approche une échéance importante : l'élection présidentielle du 16 mai
1938. Rappelons qu'elle contrôle toujours les recettes de l'État dominicain par le biais
de la perception générale des Douanes566 et que, par conséquent, elle peut à tout moment
lui couper les vivres. Le système bancaire et la monnaie elle-même dépendent
également entièrement de Washington. Les sucreries, de loin la première industrie du
pays, sont nord-américaines. L'armée, pilier du régime, s'approvisionne largement aux
États-Unis. Trujillo sait parfaitement qu'il ne peut résister longtemps à une pression
nord-américaine continue et déterminée. Il va pourtant tout essayer pour garder sa
place.

Une des caractéristiques de la dictature est sa conscience aiguë des menaces qui
pèsent en permanence sur son avenir, rien n'est jamais assuré. Aussi est-ce de très loin
que l'appareil du régime avait lancé la campagne pour la réélection de Trujillo : dès le
27 février 1936, avec plus de deux ans d'avance, le district de Saint-Domingue avait
demandé sa réélection. La mobilisation de l'appareil s'est pleinement déployée en août
et septembre 1937 : partout sur le passage du dictateur ce ne sont que meetings de
renouvellement de l'engagement politique, revues civiques, réunions corporatives et
assemblées d'étudiants ou d'universitaires «le priant d'accepter de se présenter»567. La
Jeunesse réélectionniste (sic), nouvel avatar du Parti dominicain, organise un meeting
dans le grand théâtre de Ciudad Trujillo lors du retour d'une tournée triomphale 568. Les
associations les plus étonnantes surgissent du jour au lendemain comme ce «Comité
Directeur Réélectionniste Pour l'Apothéose, [hommage] de la Femme de la Capitale au

566 Depuis la Convention de 1905, on le sait. Cf. 1893-1916. L'emprise impériale.


567 Telle est la formule consacrée. Elle en dit long sur les rapports serviles qu'instaure le régime. Cf. par
exemple R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 197 qui rend compte d'une requête des professeurs
d'université le 21 août 1937.
568 Le 22 août 1937. ID., ibid., t. I, p. 197.

-297-
Président Trujillo569». Lors des meetings des milliers de personnes sont souvent
rassemblées pour demander sa réélection, comme à La Romana ou à Villa Isabel 570. Les
flatteurs s'en donnent à cœur joie et ont des accents épiques pour exalter le héros que
serait Trujillo. Fait-il un voyage dans le Cibao ? Aussitôt José Aybar nous conte la
geste :
«Le Généralissime Trujillo a fait preuve d'une résistance
physique de granit et d'un courage sans limite en traversant les
précipices des montagnes, mettant au désespoir ses accompagnateurs
effrayés571.»

Les événements qui suivent le massacre d'octobre 1937 interrompent


brutalement toutes ces manifestations. Le régime est attaqué. Trujillo, menacé, prend
les devants et fait mine de quitter le pays. L'appareil peut ainsi organiser une vaste
mobilisation à travers le pays pour demander au président de rester 572. L'objectif est de
démontrer internationalement qu'il n'y a pas de solution de rechange en république
Dominicaine et de prouver à tous la parfaite cohésion de l'appareil qui soutient le
régime. Il est d'ailleurs significatif que la campagne se concentre sur les personnalités,
les députés et les sénateurs.

Comme on le sait, rien n'y fait et, bien que Trujillo ait finalement consenti à
rester le 1er novembre, on sent transparaître son amertume lorsqu'il déclare, trois jours
plus tard, dans son message aux membres de la commission féminine panaméricaine
pour l'application des accords de Buenos Aires :
«Peu importe, également, que de mauvais Dominicains, […]
traîtres exécrables, se prévalant de leur manque de caractère, prétendent
parfois mettre au service de leurs passions, y compris contre la Patrie,
des événements particuliers qui, une fois bien éclaircis, ne pourront
jamais détruire un labeur digne de mérite573.»
Le ressentiment est mêlé de résignation et Trujillo semble déjà léguer son œuvre
à la postérité devant les émissaires officieux de Washington. Il est vrai que la menace
ne cesse de croître, que les informations diffusées par les exilés, relayées par la presse
nord-américaine, trouvent un écho favorable au département d'État. Le silence sur la
569 Nous traduisons littéralement, bien que la syntaxe ait été quelque peu malmenée par le zèle
enthousiaste d'un caudataire qui ne trouvait pas les mots pour le dire. Voir le 29 août dans : ID., ibid., t. I,
p. 198.
570 Respectivement les 29 août et 19 septembre. ID., ibid., t. I, p. 198 et 200.
571 Le député et chef de la Garde universitaire s'exprime ainsi le 12 août. ID., ibid., t. I, p. 196.
572 Cf. à ce sujet : Octobre 1937-février 1938. La résistance.
573 Mensaje a la comisión de damas que visitó el país en Misión de propaganda a favor de la
ratificación de los Tratados Internacionales votados por la Conferencia de Consolidación de la Paz,
celebrada en Buenos Aires. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 158.
-298-
question de sa réélection s'installe donc pendant que les négociations se poursuivent
dans l'ombre. Seul un article, ici ou là, témoigne de l'extrême tension des rapports entre
le département d'État et Trujillo. C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1937, La Opinión
reproduit un article d'un journal argentin, intitulé «Les préparatifs d'un nouveau coup
de force nord-américain» , qui dénonce la «menace impérialiste» que font peser les
États-Unis sur le gouvernement dominicain574.

Ce n'est qu'à partir du début du mois de janvier 1938, quand Vincent a donné
suffisamment de gages que l'accord transactionnel arrivera à terme, que la question est
à nouveau posée. Le 8 janvier, Trujillo rend soudainement publique son «irrévocable
décision»575 de ne pas se présenter à l'élection du 16 mai et propose comme candidats à
la présidence et à la vice-présidence Jacinto B. Peynado, son propre vice-président, et
Manuel de Jesús Troncoso de la Concha, l'un des négociateurs de Washington. Pour la
première fois, le dictateur cite des noms, ce qui semble indiquer que la nouvelle doit
être prise au sérieux. Le Listín Diario du surlendemain semble le confirmer, puisqu'il
évoque ainsi l'effet de la nouvelle dans le pays :
«L'épouvante glaça le visage des industriels. Émotion dans la
colonie étrangère. L'angoisse et le silence d'une profonde affliction
étouffèrent le cri désespéré qui allait jaillir de l'âme de la République576.»
Il semble donc bien que la dictature cherche à apaiser les inquiétudes de
Washington en déclarant publiquement que le dictateur quittera ses fonctions.

Mais, à bien y regarder, l'événement peut avoir un sens très différent; et on


connaît le goût de la propagande du régime pour le double langage. En effet, ces
«industriels» et cette «colonie étrangère», curieusement mis en avant, ne peuvent guère
être que les responsables nord-américains des compagnies sucrières et plus
particuliérement l'influent Kilbourne577, administrateur de six d'entre elles et ami
personnel de Trujillo. Ainsi, on peut également penser que le dictateur tente une
manœuvre désespérée pour fléchir la fermeté de la Maison-Blanche en montrant que

574 La Opinión du 27 décembre 1937. Il semble bien que l'article ait été rédigé par un journaliste à la
solde de Trujillo, selon un procédé cher à la dictature. Elle mène ainsi campagne à l'étranger et,
reproduisant dans la presse dominicaine ces articles de commande, elle donne l'impression d'un vaste
soutien international à sa politique.
575 Pour toutes les références de cette campagne "électorale" on se reportera à la chronique de R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 210 à 214 selon les dates indiquées.
576 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 84.
577 Kilbourne avait participé à l'occupation de la république Dominicaine, en tant qu'officier de l'armée
nord-américaine. Représentant de la West Indies Sugar Corp. dans le pays, il y réside de façon
permanente. Trujillo le décore de l'ordre de Duarte en 1937. De façon significative Kilbourne recevra et
hébergera le Benefactor dans sa maison de Barahona en avril 1938. Voir la notice biographique à
l'Annexe V.
-299-
son départ risque d'être nuisible aux intérêts économiques des États-Unis. N'aurait-il
annoncé son «irrévocable décision» que pour que l'on puisse juger des effets qu'elle
produit ? Les faux départs à l'étranger ou la pseudo-retraite loin des affaires et de la
capitale constituent en tout cas des artifices auxquels le président a déjà eu recours. On
se souvient que Jacinto Peynado, personnage falot et dévoué corps et âme à Trujillo,
avait justement remplacé le dictateur quand celui-ci s'était retiré, le temps de changer le
nom de la capitale578. Chacun peut faire le rapprochement et en tirer des conclusions.

Jusqu'au bout, le régime va tenter de jouer de cette équivoque. D'un côté, le


dictateur peut protester qu'il a annoncé son retrait on ne peut plus clairement, de l'autre,
l'appareil mobilise pour lui demander de revenir sur sa décision. Dès le 9 janvier 1938,
lendemain de l'annonce solennelle de son retrait des élections, la campagne est lancée.
La chronique officielle note :
«De toute la République on le supplie de rapporter sa décision de
ne pas accepter d'être candidat aux prochaines élections579.»
Le signal est ainsi officiellement donné. Le 11 janvier, le Conseil
d'administration du district de Saint-Domingue s'oppose à sa décision. Trois jours plus
tard, le 14, une manifestation "réélectionniste" a lieu au cœur de la capitale et vingt-
deux orateurs se succèdent, le surlendemain des milliers de femmes de toutes les villes
du pays lui rendent hommage en défilant tout au long du Malecón -rebaptisé avenue G.
Washington- et tournent autour de l'obélisque dressé en son honneur, c'est la fameuse
"apothéose" que préparait le Comité directeur réélectionniste féminin. Le comité
organisateur lui adresse une lettre dithyrambique, elle est signée par les femmes de
dignitaires du régime tels que Nanita, secrétaire d'État à la Présidence, Lepervanche,
directeur de La Opinión, Pellerano, directeur de Listín Diario et président de la
Chambre des députés, García Mella et Álvarez Pina, anciens secrétaire et sous-
secrétaires d'État aux Relations extérieures, etc.580 On est confondu par l'extraordinaire
aptitude de l'appareil à toujours trouver de nouvelles façons d'embrigader la population
et à faire étalage de sa puissance. Le 1 er février 1938, c'est au tour des journalistes de
lui demander d'être candidat et, le 26 février, veille du jour où il transmet son compte
rendu annuel au Congrès, on lui remet solennellement un :

578 Cf. 1932-1937. Un pouvoir omniprésent et insaisissable.


579 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 210.
580 Dos mensajes, con motivo de la Apoteosis del 16 de enero de 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. III, p. 188.
-300-
«…document grâce auquel 250 977 citoyens lui font part de
l'aspiration du peuple dominicain de le voir continuer à diriger les
destinées nationales581.»
Le chiffre est énorme si l'on considère que le pays compte 348 010 électeurs à
cette époque. Mais, le lecteur attentif aura noté le discret changement de formule qui
n'est certainement pas gratuit : plus de référence aux élections mais simplement à la
direction du pays. Trujillo vient de se résoudre à abandonner la fonction présidentielle
mais il ne cède que pour se replier sur des positions solidement préparées : Peynado
aura le titre, lui le pouvoir. Il le confirmera une dernière fois, le 29 mars, dans des
déclarations à Listín Diario.

La dictature vient ainsi de manifester à nouveau sa capacité à faire front dans les
circonstances difficiles et de battre en retraite à temps pour préserver l'essentiel. La
vaste mobilisation pour la réélection n'a pas été inutile, car elle permet maintenant de
reculer en bon ordre. Dès le 8 février 1938, lors de la première annonce de sa décision,
Trujillo a prévenu que, n'occupant plus le fauteuil de président, il ne resterait cependant
pas inactif :
«Sentinelle vigilante du bien public, je prêterai toute mon
attention à ce que l'ordre constitutionnel soit conservé dans toute sa
pureté; et je ne permettrai en aucun cas que l'inestimable bénédiction de
la paix que j'ai donnée à la famille dominicaine […] subisse d'injustes
atteintes582.»
Pendant qu'il continue d'agiter, sous les yeux de Washington, le spectre de sa
réélection, le dictateur prévoit déjà la nécessité d'un recul. Face à l'intransigeance
éventuelle de la Maison-Blanche, il prépare une solide position de repli, si le besoin
s'en fait sentir.
Conscient qu'il ne peut priver un adversaire supérieur à lui de la victoire,
Trujillo, s'emploie à la vider en large partie de son contenu. Il indique clairement à la
bourgeoisie et aux hommes d'affaires où se situera le véritable siège du pouvoir :
«J'assure et je promets donc, qu'en tant que Chef et dirigeant
suprême du Parti Dominicain, qui est déjà la plus puissante machine

581 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 212. Malgré nos recherches, nous n'avons pas retrouvé
le document et les listes de signatures, si tant est que celles-ci aient réellement existé. La dictature avait
recours à plusieurs procédés dans ce type de campagnes : d'une part, l'extorsion de signatures, en
particulier auprès des individus jugés tièdes, afin de les contraindre à faire acte d'allégeance au régime,
d'autre part, publication de signatures sans consulter les personnes, les mettant devant le fait accompli.
Refuser sa signature, dans le premier cas, ou dénoncer le faux, dans le second, revenait à se déclarer un
ennemi de Trujillo. Avec les conséquences que l'on imagine.
582 Manifiesto dirigido al país, formalizando una categórica reafirmación de propósitos, ya de tiempo
atrás revelados en reiteradas ocasiones, de no ser postulado para el 38. ID., ibid., t. III, p. 188.
-301-
civique de notre peuple, je veillerai à la complète préservation de l'ordre
institutionnel583.»
Quelques jours plus tard, il complète le tableau devant le Congrès :
«Je vous déclare solennellement que le 16 août prochain je
transmettrai […] le pouvoir public couvert de prestige, notre renommée
internationale sans tache, le pays en ordre juridique […] et l'heureuse
famille dominicaine dont la tranquillité est assurée et sauvegardée par la
plus prestigieuse, loyale et dévouée de nos institutions : l'Armée
Nationale»584.
En deux phrases, Trujillo résume ce qui est vital pour la dictature, les
instruments dont il ne se laissera pas dépouiller : l'armée et le Parti dominicain. Comme
généralissime il commande à la première585 et comme fondateur et Chef, il dirige le
second sans partage.

C'est précisément ce contrôle qu'il obtiendra en échange de son retrait de la


présidence586. En juillet 1938, le dictateur peut donc déclarer sans détour :
«Je veux dire par avance que, bien que le 16 août prochain mon
action directe dans la conduite du Gouvernement prenne fin, mes
responsabilités continueront à être les mêmes587.»
Le cynisme du propos manifeste que l'accord est maintenant scellé et que les
rôles sont fixés. Sa réponse aux compliments que lui adresse le représentant
diplomatique des États-Unis, le 14 août, soit deux jours avant la cérémonie de passation
du pouvoir à Peynado, lève les derniers doutes. Il déclare que l'assemblée est :
«…une inoubliable réunion qui, comme l'a dit Son Excellence le
ministre Norweb, n'est pas la fin du chemin, mais un nouveau tournant
du sentier588.»
583 Proclama a los hombre de trabajo de la República, el día 10 de febrero de 1938. ID., ibid., t. III,
p. 219.
584 Ante el Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1938, al hacer el depósito del Mensaje que resume la
labor del Poder Ejecutivo durante el año 1937. ID., ibid., t. III, p. 225.
585 En outre son frère, Héctor Bienvenido "Negro", en est chef d'état-major.
586 Le représentant diplomatique français, De Camas, indique, dès janvier 1938, les termes du
compromis : «Les récents massacres d'Haïtiens qui ont causé parmi toutes les nations américaines une
indignation profonde semblent avoir eu définitivement raison des hésitations américaines et le Président
Trujillo aurait reçu le conseil impératif de ne plus insister pour sa réelection et de se retirer. […] Il
paraît disposé à ne vouloir faire qu'une fausse sortie et on lui prête déjà l'intention de […] se préparer à
jouer un rôle analogue à celui du colonel Batista à Cuba». Courrier du 15 janvier 1938. ADMAE, AM-
18-40-RD n° 6, p. 189. Les positions prêtées aux diverses parties sont peut-être un peu trop tranchées,
mais la perspective tracée est remarquablement juste.
587 Discurso inaugural del puente canal "Generalísimo Trujillo", de Santiago de los Caballeros, en la
fecha aniversaria del centenario de la Trinitaria, 16 de julio de 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. III, p. 341.
588 En el banquete ofrecido al Cuerpo diplomático en el Palacio del distrito. ID., ibid., t. III, p. 362.

-302-
Rien d'étonnant donc, si lors de son investiture, le 16 août, Jacinto B. Peynado
semble davantage prêter serment de fidélité à Trujillo qu'à la Constitution :
«Celui qui illumine se retire du pouvoir en laissant à son
successeur, qu'il a lui-même signalé à son peuple, le fulgurant sillage de
son immense œuvre, dont la préservation sera le premier devoir de
l'Administration qui aujourd'hui commence589.»
Tout semble parfaitement en place.

Au terme de ce rude combat, on est tenté de mettre l'accent sur l'habileté


machiavélique de Trujillo, qui excelle à placer ses adversaires dans des positions
embarrassantes590. Cet art de la feinte est incontestable et parfois sidérant, mais on aurait
tort d'en faire le maître mot de l'analyse de la situation. Il ne faut pas perdre de vue que
le régime reste, malgré tout, dans une situation précaire. Les problèmes posés en 1937,
qui avaient conduit au massacre d'octobre, restent entiers. L'appareil militaire,
bureaucratique et politique prend toujours plus de place et exige des ressources accrues.
L'image d'homme de paix que Trujillo avait commencé à se construire avec l'accord
frontalier dominicano-haïtien de 1935 est maintenant profondément mise à mal. Trujillo
reste un serviteur impérial de deuxième ordre, bien après Batista par exemple 591. Face
aux compagnies sucrières et à Washington, dont il dépend, sa position ne s'est pas
améliorée. Au département d'État, Sumner Welles, le secrétaire-adjoint chargé des
Républiques américaines, est encore plus méfiant, même s'il se fait une règle d'être
avant tout pragmatique592. Bref, on n'exige sans doute pas le départ du dictateur

589 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 87.


590 Il est vrai que le retrait formel de Trujillo lui permet de se tirer à moindres frais, du moins
provisoirement, d'une situation périlleuse. En ne se représentant pas, il peut apparaître en Amérique,
comme ne cédant pas à la néfaste coutume de la réélection, alors même qu'il achève un second mandat.
En république Dominicaine, on sait que la crise politique qui s'achève en 1930 avait commencé par la
volonté de Horacio Vásquez de se représenter en 1928.
Au Mexique, Porfirio Díaz qui s'était présenté comme un adversaire de la réélection, et avait même eu
l'habileté de céder la présidence à Manuel González de 1880 à 1884, était tombé aux cris de “Non à la
réélection”, bientôt remplacés par un autre : “Vive la révolution”.
Certains ne manquent pas de remarquer que Roosevelt lui-même est réélu à la Maison-Blanche en
novembre 1938, quatre mois après que Trujillo ait, lui, cédé la place.
Mais il nous semble significatif que la propagande intérieure n'établisse guère ces parallèles. Trujillo ne
cherche pas à se présenter comme un apôtre de la non-réélection dans son propre pays. À l'inverse, il
s'emploie plutôt à affirmer qu'il reste le Chef.
Son retrait de 1938, véritable manœuvre défensive, est politiquement différent de celui de 1952 ou de
l'effacement de Batista en 1944.
591 Rappelons d'ailleurs que, à la différence de Trujillo, Batista a réussi à renvoyer les Haïtiens installés
à Cuba sans soulever de problèmes internationaux. La coupe de la canne à sucre est ainsi assurée
pratiquement exclusivement par des Cubains. Le régime de La Havane s'en trouve dans une bien
meilleure situation pour négocier directement avec les compagnies sucrières.
592 Tout au long de son histoire, la dictature a tenu Sumner Welles pour l'un de ses pires ennemis. Il est
vrai qu'il considérait La Havane comme beaucoup plus importante que Ciudad Trujillo pour Washington
et qu'il avait de solides amitiés parmi les exilés. Il n'hésitait d'ailleurs pas à tendre des pièges aux agents
du Benefactor aux États-Unis, aussi hauts placés fussent-ils. (par exemple à Joseph Davies, pourtant
ambassadeur à Moscou; cf. VEGA, Trujillo y Haití, t. II, p. 281). L'animosité de la dictature semble
-303-
dominicain; mais on lui demande d'exécuter, sans trop se préoccuper des problèmes que
cela peut lui poser.

Trujillo continue à manœuvrer, c'est indéniable. S'il ne se présente pas aux


élections, c'est à la suite du décision : il espère se faire oublier après les événements,
tout en tirant les ficelles. Mais il suffit de se rappeler l'intensité de la campagne engagée
dès 1936 en vue de sa réélection, pour se convaincre que le fauteuil présidentiel était
bien un objectif majeur pour lui. La nouvelle stratégie adoptée est nettement défensive.
En effet, le renoncement à la magistrature suprême n'est pas seulement formel; il
fragilise considérablement la dictature en séparant les deux aspects que le régime a
toujours cherché à lier : l'apparent fonctionnement démocratique et constitutionnel
d'une part, et la réalité d'un pouvoir qui repose sur la force, la délation et
l'endoctrinement d'autre part.

Plus profondément encore, on constate que la dictature n'a jamais l'initiative, en


particulier au plan régional et parnaméricain où se joue, en définitive, son avenir.
Certes, elle se défend brillamment dans des circonstances adverses, mais il lui manque
une stratégie offensive. Toute son orientation se réduit à assurer sa survie, non qu'elle
soit menacée de disparition immédiate, mais parce qu'elle ne trouve pas dans la
situation internationale un espace qu'elle puisse occuper, un rôle dans lequel se couler.
Le régime est sans projet.

pourtant exagérée car Welles fait toujours passer les intérêts de l'empire avant ses jugements personnels.
Il faut sans doute voir dans cette hostilité de la dictature, la marque de son inquiétude face à Washington
et la conscience de sa propre fragilité.
-304-
B/ HAÏTI : NOUVEAUX INCIDENTS

Si la transaction financière entre les gouvernements haïtien et dominicain a


permis à Trujillo de se soustraire aux menaces qui pesaient sur lui, en revanche rien
n'est modifié sur le fond dans les relations entre les deux États. Responsable de
l'approvisionnement des grandes entreprises sucrières en main d'œuvre docile et à bon
marché, soutenue par un appareil qu'il faut sans cesse mobiliser, reposant sur un
embrigadement permanent de la société, la dictature dominicaine a besoin de brandir le
spectre de la menace haïtienne pour légitimer son existence. Malgré l'avertissement
venu de Washington, l'agressivité du régime de Ciudad Trujillo ne va pas tarder à se
manifester à nouveau.

Trois jours à peine après la signature de l'accord transactionnel à Washington,


Listín Diario publie une interview de Paul Coutard, exilé haïtien déjà utilisé par la
dictature en décembre 1937, on s'en souvient. Celui-ci pose une question qui est dans
tous les esprits :
«Si les faits ont été tels que les a dépeints le Gouvernement
haïtien, comment est-il possible qu'il ait accepté une compensation aussi
modeste que ces 750 000 dollars que fixe l'accord de Washington ?593»
On touche ici au véritable sens de la transaction qui a été passée et signée : il ne
s'agit pas d'un règlement mais d'un arrangement. Non seulement les victimes n'ont pas
réellement réparation mais, surtout, les bourreaux sont assurés de l'impunité. L'appareil
de la dictature reste intact et aucune des causes profondes du massacre n'a été éliminée.
La transaction est la preuve matérielle du caractère immoral de l'entente; loin d'éliminer
l'agressivité dominicaine, elle la consacre. L'utilisation que font Coutard et la presse du
régime de l'accord transactionnel montre qu'il est intrinsèquement porteur de violence.
L'argent versé se transforme ainsi en instrument de pression et de chantage.

Ce n'est que le 10 mars 1938, six mois après le massacre, que s'ouvrent les deux
premiers procès dont rend compte la presse. Listín Diario du même jour indique
explicitement que la justice agit en application de l'accord dominicano-haïtien, signé à
Washington un mois et demi plus tôt. Les prisonniers sont accusés d'avoir tué
indistinctement des Haïtiens et des Dominicains, ce qui tend à effacer la nature

593 Édition du 3 février.

-305-
xénophobe et raciste des crimes.594. On précise même que sur 67 personnes assassinées
près de Loma de Cabrera, 55 étaient de nationalité haïtienne et 12 dominicaine 595. Les
circonstances sont parfois éclairantes : à Martín García, près de Guayubín, ce sont 79
personnes qui participaient à un baquiní596, veillée funèbre pour un enfant noir, qui ont
été attaquées. Le lecteur pense, bien sûr, aux rites du vaudou, invariablement présentés
comme inquiétants et macabres par la propagande597. Quelques jours plus tard la version
des mêmes événements change : il n'est plus question de participants à une cérémonie
mortuaire mais de voleurs haïtiens en fuite. Les 79 personnes agressées sont devenues
79 morts598. Les chiffres, les nationalités et les circonstances varient ainsi d'un jour à
l'autre, démontrant qu'il s'agit de procès truqués. Les trois principaux accusés sont
condamnés à trente ans d'emprisonnement et leurs complices à quinze ans599.
Ensuite, tous les trois ou quatre jours, les journaux annoncent un nouveau
procès, puis les condamnations. Vingt ans et quinze ans d'emprisonnement pour douze
accusés le 17 mars600, quinze ans pour d'autres, convaincus du meurtre de 72
personnes601, etc. Le 31 mars La Opinión annonce que treize personnes ont été
condamnées à vingt ans d'emprisonnement pour «avoir donné la mort à 152 Haïtiens».
Par la suite, le nombre des procès va diminuant, et la campagne perd de sa vigueur. Le
24 mars, on apprend que les trois juges d'instruction supplémentaires envoyés à Monte
Cristi quatre mois plus tôt sont retirés 602 : le pouvoir indique clairement qu'il estime qu'il
en a assez fait. La comédie prend fin. Nombre de condamnés, dûment photographiés en
tenue rayée de bagnard pour la propagande, seront discrètement libérés dans les jours
suivants603.

594 Listín Diario du 9 mars 1938.


595 La Opinión du 11 mars.
596 Le mot, d'origine africaine, est utilisé dans les Antilles hispaniques. Il désigne une coutume religieuse
liée au vaudou, également apporté d'Afrique par les esclaves. Le dictionnaire Americanismos édité par
Sopena indique : Baquiní, ou Baquiné = «Veillée funèbre d'un enfant du bas peuple ou de la race de
couleur».
597 On parle ainsi de sacrifices humains lors des cérémonies vaudou. Les victimes seraient précisément
des enfants.
598 Listín Diario du 15 mars.
599 Ibid. et La Opinión du 12 mars.
600 La Opinión du 18 mars.
601 Ibid. du 19 mars.
602 Listín Diario du 23 mars.
603 Pas tous cependant, selon VEGA, Trujillo y Haití, t. II, p. 365, qui confirme la mise en liberté de
nombreux condamnés mais indique que plusieurs «boucs émissaires» purgèrent «au moins dix ans de
prison».
Évidemment, aucun des accusés n'était militaire. Il s'agissait selon certains témoignages de figurants
payés 50 dollars pour l'occasion (Cf. Vega). D'autres auteurs, comme PRESTOL CASTILLO, qui participa
directement au procès, mentionnent des “réservistes» recrutés parmi les prisonniers de droit commun ou
enrôlés dans les campagnes, de force ou après d'abondantes libations.(Cf. El Masacre se pasa a pie ,
p. 115 à 118). Pour parfaire toute cette mise en scène, on présenta le cas de militaires qui avait sauvé des
Haïtiens en les retirant des mains des assassins.
-306-
Ces procès ne sont donc pas le signe qu'une page est tournée. Bien au contraire,
dans l'esprit-même de la transaction, ils sont le prix du silence des autorités haïtiennes.
Freddy Prestol Castillo qui fut l'un des trois juges d'instruction envoyés dans la région
frontalière, de novembre à mars, présente ainsi ces procès et la fonction qu'ils
remplissent :
«Les juges accomplissaient vite leur mission. La comédie se
déroulait avec tout l'appareil de la Justice […] Ceux que l'on
interrogeait répondaient en disant la réalité : ils avaient tué sur ordre du
Capitaine. Ensuite le juge dictait au dactylographe une fable […] Ainsi
tramait-on un plan comique et cruel pour satisfaire l'Haïti des
diplomates, de la transaction, l'Haïti des mulâtres élevés à Paris qui
ensuite échangeraient le sang de leurs frères pour quelques monnaies
que leur accorderait l'homme fort qui dirige mon pays […] Ces mêmes
hommes politiques haïtiens qui touchent quinze pesos par tête de nègre
qui vient dans les plantations de canne de la république Dominicaine, se
prépareraient à une autre horrible récolte. Surviendrait alors
l'"indemnisation" des victimes, pour se faire bâtir une demeure dans les
quartiers résidentiels604.»

Ces procès sont d'abord pour Trujillo, la garantie que tout peut reprendre
comme par le passé. Il s'est d'ailleurs personnellement rendu à Dajabón, le 14 mars, afin
de montrer qu'il veille à la bonne exécution des directives. À cette occasion, il préside
le mariage d'un dignitaire du régime, Anselmo Paulino Álvarez, avec une jeune fille
«de la haute société haïtienne» 605. La personnalité du marié confère à l'événement une
portée symbolique qui n'échappe certainement pas aux autorités haïtiennes. En octobre
1937, il était en effet consul à Cap-Haïtien, la ville la plus proche des lieux du
massacre. En raison de son rôle-clé, les autorités haïtiennes ne cessèrent de demander
son retrait, à tel point qu'au lendemain des événements, Trujillo fut contraint de
suspendre ses fonctions. Il deviendra par la suite le favori du dictateur et l'homme de
toutes les basses œuvres, comme secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police. En scellant
cette union, le dictateur indique donc aux dirigeants haïtiens et aux observateurs
internationaux, en particulier les diplomates nord-américains, que sa politique à l'égard
d'Haïti va à nouveau s'appuyer sur la corruption, la provocation et les intrigues606.
604 PRESTOL CASTILLO, El Masacre se pasa a pie, p. 115.
605 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 212, et Listín Diario du 15 mars.
606 Après divers incidents et provocations, le 19 octobre Paulino Álvarez convoque tous les Dominicains
résidant à Cap-Haïtien et leur demande d'évacuer rapidement la zone, mettant à leur disposition des
camions pour rentrer en république Dominicaine. Sténio Vincent, interprétant ces dispositions comme
l'annonce d'une prochaine invasion du territoire haïtien par les troupes dominicaines -militairement
supérieures-, demande immédiatement la révocation de Paulino Álvarez. Le lendemain, Balaguer
annonce que Paulino a agi de son propre chef et qu'il a été révoqué. Voir VEGA, Trujillo y Haití, t. II, p.
-307-
À lire attentivement la presse du régime, on comprend que la fonction de cette
parodie n'est pas seulement de faire croire que justice est faite. On est en particulier
frappé par le chiffre souvent très élevé des victimes -jusqu'à 150- surtout si on le
compare avec celui, beaucoup plus faible, des meurtriers présumés -rarement plus d'une
douzaine. Cela peut sembler d'autant plus singulier que la dictature n'a jamais fourni la
moindre statistique du nombre de morts, pas même une estimation. Elle persiste à ne
parler que des "incidents de la frontière" ou des "regrettables événements d'octobre".
La propagande utilise ainsi un double langage : d'une part, elle continue à rejeter
toute responsabilité dans les faits, mais, d'autre part, elle répand l'idée que le massacre a
atteint des proportions inouïes. Les chiffres distillés par la presse, semaine après
semaine, au rythme des procès, viennent alimenter les rumeurs qui circulent en
république Dominicaine et à Haïti. Parfois un article tiré d'un journal étranger est livré
en pâture à l'opinion qui pense trouver la vérité sous des plumes moins asservies que
celles des journalistes dominicains ou haïtiens. Le nombre de morts annoncé est en
général effrayant. Ainsi, sous le même titre, les deux principaux journaux dominicains
font état d'un article paru dans le New-York Times du 28 février, voici ce qu'écrit Listín
Diario :
«HAÏTI DÉSIRE ARDEMMENT L'INTERVENTION
AMÉRICAINE ET REGRETTE LE TEMPS DE L'OCCUPATION. Selon
les informations de John Vandercook, auteur de Sa Majesté Noire,
12 O00 travailleurs haïtiens au moins sont morts au cours du récent
conflit dominicano-haïtien. M. Vandercook a l'impression que les
Haïtiens aspirent au retour des marines à Haïti, en raison de la
protection qu'ils leur apportaient607.»
On comprend l'impact du chiffre lâché comme par mégarde et jamais démenti ni
ratifié par les sources officielles. La subtile opération de propagande vise à répandre un
sentiment d'impunité dans l'appareil de la dictature. Il y a de la complaisance, sinon de
la vantardise dans ces bilans, attribués à d'autres, mais reproduits tels quels.

L'image qui se dégage peu à peu de ces informations orientées et manipulées est
celle d'une véritable "chasse à l'Haïtien" qui n'a pas fait de distinction entre hommes,
femmes, enfants et vieillards. Il semble qu'on les ait exterminés comme on écrase de la
vermine; d'ailleurs ne dit-on pas traditionnellement en termes péjoratifs que les Haïtiens
79 et suivantes. L'inquiétude que provoque Paulino Álvarez à Port-au-Prince tient au fait qu'il a
directement partie liée avec des dignitaires haïtiens, en particulier des militaires. Chacun sait, et
l'intéressé ne s'en cache pas, qu'il est la pièce maîtresse de la dictature dominicaine pour conduire une
politique d'ingérence dans les affaires intérieures haïtiennes.
607 La Opinión du 10 mars, et Listín Diario du 11.

-308-
sont des "tiques" ou des "chiens galeux" ? Habilement la propagande ravive les vieilles
blessures et réveille le mépris xénophobe. Ce n'est certainement pas par hasard si la
presse aux ordres s'est emparé de l'article du New York Times du 28 février : en
présentant les Haïtiens comme les protégés des États-Unis, on brandit explicitement la
menace d'un nouveau débarquement des Marines et on répand l'impression que les
Haïtiens sont les agents de l'impérialisme. Par touches successives, la propagande
continue à faire de l'Haïtien l'homme par qui le malheur arrive. Présenté comme la
victime passive qu'il faut sacrifier pour préserver la nation, il est le bouc émissaire
idéal.

En douterait-on que le discours officiel confirme sans détour qu'il est porteur de
tous les maux. Dans son compte rendu annuel au Congrès du 27 février 1938, au
moment-même où il annonce que la paix est rétablie entre les deux pays, Trujillo
déclare :
«Un dossier du Procureur Général de la Cour d'Appel de Saint-
Domingue consigne le chiffre de 11 795 cas recensés à caractères
délictueux dont sont coupables des Haïtiens pour différentes infractions,
parmi lesquelles prédomine l'infraction à la loi sur la santé, l'infraction à
la loi d'immigration, les jeux de hasard, les violations de la propriété, les
pratiques de sorcellerie et le vol608.»
Le chiffre coïncide avec le nombre souvent avancé de 12 000 morts. Ce n'est
sans doute pas un hasard et on est fondé à se demander si le dictateur ne revendique pas
ainsi implicitement le massacre. On observera surtout la multiplicité des crimes et délits
attribués aux Haïtiens et leur gradation : au premier rang vient la menace pour la santé
publique. Image repoussante d'un homme malsain, porteur de tares inconnues et de
gènes anormaux, image commode également puisqu'elle tire en partie sa force des
misérables conditions de vie qui sont faites à ces populations, image raciste enfin
puisque l'Haïtien se voit condamné non pour ce qu'il fait, mais pour ce qu'il est.

On voit clairement que la dictature ne peut prétendre échapper à elle-même.


Aussi la politique de dominicanisation de la frontière ne souffre-t-elle pas
608 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 304.
Il ne fait pas de doute qu'il s'agit de statistiques fabriquées pour les besoins de la propagande.
Globalement, Trujillo reprend ici les sempiternelles accusations destinées à expliquer le massacre. Le 27
octobre 1937, Balaguer donnait déjà des informations du même genre au chargé d'Affaires nord-
américain. Ce dernier rapporte : «Le docteur Balaguer […] répéta que de grandes bandes d'Haïtiens
étaient entrées en république Dominicaine et s'étaient adonnées au vol de bétail et à des larcins. Dans
certains cas, elles avaient même pris possession de zones entières du pays». Rapport de Franklyn B.
Atwood au département d'État, n° 42, cité par VEGA, Trujillo y Haití, t. II, p. 103.
L'intérêt particulier des propos de Trujillo, outre que le dictateur s'exprime ici sans intermédiaire, tient au
chiffre avancé et au détail des imputations formulées.
-309-
d'interruption. Dès le 26 mars, sous le titre «Le plan de colonisation de la région
frontalière est en cours», Listín Diario annonce à ses lecteurs qu'une centaine
d'hommes avec leurs familles ont été envoyés dans cette zone où ils recevront un
logement et des instruments agricoles. Le journal précise à ses lecteurs qu'il s'agit
d'individus en surnombre dans la périphérie de la capitale. La méthode avait été
pratiquée naguère, on s'en souvient. Aux mêmes maux, les mêmes remèdes ! Certes, ce
genre d'initiative peut prêter à sourire et nous avons déjà évoqué la modestie des
résultats de semblables mesures en termes économiques ou démographiques. Mais les
conséquences politiques sont loin d'être nulles. On voit mal ces misérables ou ces
délinquants tirer leur subsistance de la terre dans un environnement difficile mais, en
revanche, on imagine assez bien qu'ils seront inévitablement un facteur de perturbation
et qu'ils auront tendance à se retourner contre les paysans haïtiens installés çà et là. Ils
le feront d'autant plus facilement que le régime les désigne à leurs coups et que l'armée
elle-même vit largement de rapines.

Aussi les incidents graves se multiplient-ils. Le 23 juin, le commandant du poste


haïtien de Banane, dans le sud du pays, signale dans un rapport interne l'assassinat de
cinq Haïtiens qui s'étaient introduits en territoire dominicain, à la poursuite de leurs
chèvres semble-t-il. Il note :
«Depuis deux semaines les civils dominicains ne respectent plus
les militaires haïtiens […] Ces civils sont probablement des militaires
déguisés et des espions de leur Gouvernement […] En un mot, l'anarchie
règne actuellement sur cette partie de la frontière609.»

Le 22 juillet, c'est le commandant du district de Ouanaminthe, dans le nord, qui


rapporte au commandement supérieur les activités d'un exilé :
«Des informations qui ont une certaine valeur et sont parvenues à
notre bureau permettent de dire que Sorison Vieux, actuellement à Monte
Cristi, prépare un audacieux coup de force avec l'aide du Gouvernement
Dominicain610.»

Le 28 juillet, le préfet de Port-au-Prince, après avoir procédé à une enquête et


interrogé les survivants, signale que plusieurs dizaines d'ouvriers agricoles employés
dans l'industrie sucrière de la région de Barahona ou de commerçants qui s'étaient
rendus en république Dominicaine ont vraisemblablement été capturés, volés et

609 Texte du rapport dans : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 533.
610 Rapport in extenso dans : Ibid., p. 560.

-310-
assassinés. Il rapporte que si la route internationale semble sûre, ceux qui voyagent par
les chemins et les bois risquent constamment la mort611.

Très vite on est revenu à la violence quotidienne tout au long de la frontière sur
fond de manœuvres de l'appareil de la dictature. On remarquera que les ouvriers
agricoles employés par les centrales sucrières ne sont pas inquiétés quand ils sont
encadrés par l'entreprise qui les transporte collectivement jusqu'à la frontière. En
revanche, ils deviennent une proie désignée dès qu'ils peuvent être soupçonnés de
voyager pour leur propre compte. Il s'agit d'encadrer strictement une main-d'œuvre
importée pour des besoins précis. Le régime retrouve là naturellement sa fonction de
police au service des grandes compagnies. On relèvera également l'inquiétude qui régne
dans les postes militaires haïtiens quant au soutien matériel et militaire que Trujillo
apporterait à certains exilés.

Les craintes des gardes haïtiens ne sont pas injustifiées. Non seulement le
fameux "journaliste" Paul Coutard est qualifié par la presse dominicaine de «dévoué
patriote haïtien» quand il s'en prend à Vincent612, mais elle rend compte de l'exécution
de l'un des conjurés de décembre 1937 en titrant : «Le distingué lieutenant Boniface
Pérald a été fusillé à Haïti», et elle évoque la consternation qui régnerait dans le pays
voisin613. Plus grave, on apprend que l'ex-commandant de la garde haïtienne et chef du
complot, le colonel Calixte, condamné par contumace, se trouve en république
Dominicaine, hébergé par la dictature. À vrai dire, Trujillo n'a certainement pas
l'intention de lancer une opération d'envergure contre Haïti, mais en accueillant et
soutenant un certain nombre d'exilés, il dispose d'un moyen de chantage permanent
contre le gouvernement de Vincent.

Les relations politiques publiques entre les deux pays continuent donc à être
faites de provocations et de dénonciations plus ou moins voilées qui alternent avec des
protestations d'amitié et des promesses de paix en fonction des enjeux du moment.
Un bon exemple de ces continuelles volte-face est le projet inattendu de donner
le nom de Fabre Geffrard, président haïtien du siècle précédent, à une importante rue de
Ciudad Trujillo. La proposition est solennellement formulée le 12 septembre 1938 par
Trujillo lui-même qui, en tant que chef du Parti dominicain s'adresse à tous les
sénateurs et députés de cette organisation pour qu'ils prennent l'initiative d'un projet de

611 Texte complet du rapport : Ibid., p. 564.


612 Listín Diario du 4 février.
613 Ibid. du 19 mars, et La Opinión du 18.

-311-
loi en ce sens614. On mesure particulièrement le côté pompeux et factice de ces
précautions rhétoriques quand on se rappelle qu'il n'y a eu aux élections d'autres
candidats que ceux du Parti dominicain. Tout cet apparat surprend encore plus quand
on sait à quel titre le nom de l'ancien président haïtien est proposé. Le chef du Parti
dominicain motive en effet sa demande en indiquant qu'il mérite la reconnaissance du
pays pour avoir protesté contre l'annexion de la jeune république Dominicaine à la
monarchie espagnole en 1861. Le régime exalte subitement ce qu'il condamne
continuellement puisque la propagande de la dictature ne cesse de revendiquer le passé
espagnol et chrétien de la nation qu'elle oppose aux origines africaines et animistes
d'Haïti. D'ailleurs la politique de dominicanisation de la frontière, véritable croisade
raciale et religieuse, se poursuit pendant ce temps. Deux jours plus tard, le ministre
plénipotentiaire haïtien remercie Trujillo et, le 24 octobre, l'avenue Fabre Geffrard est
inaugurée dans la capitale. On se perd en conjectures à propos de la cause précise d'un
tel revirement inopiné et sans lendemain. Il est clair néanmoins qu'il s'agit d'un geste de
propagande, destiné à rassurer provisoirement les autorités haïtiennes, voire à endormir
leur vigilance. Il s'agit également d'un gage de la bonne foi du régime, donné à
Washington, qui s'inquiète de la multiplication des incidents violents et des discours
agressifs.

On retrouve là ce caractère extrêmement zigzaguant de la politique et de la


propagande du régime pendant toute la période. Certes, la ruse et l'intrigue font partie
des armes naturelles et permanentes du régime, mais on assiste au cours de la décennie
1937-1946 à une telle succession ininterrompue de retournements que l'on comprend
bien que le régime navigue à vue. Affaiblie par l'issue du conflit avec Haïti puis par le
renoncement de Trujillo à la présidence, la dictature est prise entre des exigences
contradictoires qu'elle ne maîtrise que partiellement : d'une part les besoins propres du
régime la poussent à la confrontation, d'autre part la sévère vigilance du département
d'État nord-américain lui impose la plus grande retenue. Le régime louvoie entre des
écueils menaçants.

La dernière surprise intervient à l'échéance du second paiement de l'indemnité


fixée par l'accord transactionnel du 31 janvier 1938. Aux termes de celui-ci, la
république Dominicaine, après un versement initial de 250 000 dollars, s'engageait à
verser 100 000 dollars tous les 31 janvier, pendant 5 ans. Or aucun paiement n'est

614 Texto de la levantada invitación que hizo como Jefe del Partido Dominicano, el 12 de septiembre de
1938, a los miembros que representan este partido en el Congreso Nacional… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. III, p. 384. Pour l'ensemble des événements cités : R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. I, p. 228 et 232 aux dates indiquées.
-312-
intervenu à la date prévue et les autorités haïtiennes ne protestent pas. L'explication
tombe deux semaines plus tard : un accord a eu lieu en secret 615 qui prévoit que le
gouvernement de Ciudad Trujillo se libérera de sa dette en versant immédiatement
275 000 dollars au lieu de 500 000 en 5 ans. C'est une transaction sur la transaction.
Pressé par une situation économique et politique extrêmement dégradée ainsi que par
l'avidité des dignitaires du régime, le gouvernement haïtien démontre sa faiblesse et sa
vénalité en vendant ses droits. Divers auteurs n'ont pas manqué de calculer combien
avait rapporté à Port-au-Prince chaque Haïtien assassiné en octobre 1937 : le prix d'une
vie se situe entre 20 et 100 dollars, selon les estimations.

Pour sa part, la dictature dominicaine y trouve largement son compte :

- S'acquittant définitivement de la dette, elle s'affranchit


également de toute obligation morale.

- Les termes mêmes de l'arrangement financier placent le


gouvernement haïtien dans une position d'infériorité puisque, visiblement pressé, il
conclut un accord peu avantageux et démontre le peu de prix qu'il accorde à la
protection de ses ressortissants.

- Aux yeux de l'opinion publique, la dictature dominicaine, dont


l'image s'était détériorée, retrouve, au moins partiellement, le beau rôle : elle semble se
montrer soucieuse de rétablir la paix au plus vite et de réparer ses torts; sans toutefois
les reconnaître, il est vrai. De plus, elle prouve qu'elle est riche, puisqu'elle rembourse
par avance.

La mise en scène, soigneusement étudiée, du paiement effectif démontre à tous


que c'est bien ainsi qu'il convient d'interpréter l'événement. Le 16 février, Anselmo
Paulino Álvarez, qui représente la partie dominicaine comme chargé d'affaires, écrit au
chancelier d'Haïti pour lui indiquer qu'il tient à sa disposition le chèque et qu'il le
remettra quand l'Assemblée nationale haïtienne aura approuvé l'accord stipulant que la
dette de 500 000 dollars sera liquidée moyennant un versement de 275 000 dollars 616. La
transaction financière est étalée sans détour, comme pour en faire ressortir le caractère
déséquilibré et sordide. En outre le choix du négociateur, hier mêlé aux massacres puis
lié à des secteurs influents de la société haïtienne, souligne le côté équivoque de cet
arrangement, négocié dans le secret. Aussitôt, l'Assemblée nationale haïtienne, ainsi
615 Le nouvel accord entre les deux gouvernements est intervenu le 3 février 1939.
616 On trouvera les documents échangés entre Anselmo Paulino et le chancelier haïtien in extenso dans :
Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 480 à 483.
-313-
que le Sénat pour faire bonne mesure, ratifient à l'unanimité la nouvelle transaction. En
hâte, le chancelier haïtien transmet les résolutions à Paulino Álvarez et, ce même jour,
le 16 février, le chèque est remis au chancelier haïtien qui déclare par écrit que la dette
est définitivement soldée. Tout a été conçu pour que la conclusion publique de l'accord
soit humiliante pour Haïti.

Il n'y manquait qu'une dernière touche : le Congrès national dominicain, qui


jusque là n'avait pas été consulté tant les termes de l'accord semblaient favorables à la
république Dominicaine, ratifie à son tour la transaction trois semaines plus tard, le 6
mars. Immédiatement il vote une adresse à Trujillo qui :
«…sans y être invité, a apporté sur-le-champ la somme de
275 000, 00 $, nécessaire à la liquidation de l'obligation contractée.»
Il déclare :
«Ce patriotique geste spontané de générosité du Généralissime
Trujillo Molina engage, une fois de plus, la gratitude des Dominicains»,
Enfin, il ajoute que le Benefactor de la Patria :
«…qu'il soit au Pouvoir ou bien qu'il n'y siège pas, est toujours
disposé à prêter d'éminents services à sa Patrie et à ses concitoyens617.»
Ainsi par un tour de passe-passe inattendu, Trujillo réapparaît triomphalement
sur le devant de la scène. Le geste ne lui coûte d'ailleurs pas cher au regard du butin
accumulé par l'appareil du régime en octobre 1937, en particulier le bétail 618. En outre,
sa cassette personnelle se confondant avec les coffres de l'État, la générosité dont il fait
preuve est purement formelle. En revanche il n'est pas indifférent que sa place politique
à la tête du pays soit nettement réaffirmée; l'adresse du Congrès n'a pas d'autre objet.

L'affaire haïtienne qui a mis le régime dans une position difficile au plan
international, puis a personnellement conduit le dictateur à renoncer à la présidence de
la république Dominicaine, semble donc se conclure par un retour de Trujillo au
premier plan. C'est ainsi, du moins, que la propagande s'efforce de présenter la
situation.

617 Texte intégral de la ratification et de l'adresse : ibid., p. 484 et 485.


618 Les biens et propriétés des Haïtiens ne furent évidemment pas restitués aux survivants ou aux parents
des morts. On retrouve dans cette spoliation un procédé, exercé contre la petite paysannerie en général,
que les Marines avaient pratiqué à une large échelle au profit des grandes compagnies sucrières. Trujillo
s'était formé dans des opérations de ce genre. Nous les avons décrites in 1930-1931. La créature des
Marines.
PRESTOL CASTILLO, El Masacre se pasa a pie, p. 111 et suivantes, évoque le vol organisé du bétail par
les officiers dominicains.
La fortune de Trujillo se construit continûment sur ces prélèvements que fait l'appareil dictatorial,
comme expression de son hégémonie au sein de la société dominicaine et pour prix de sa discipline au
service de l'empire. Elle se confond avec les biens de l'État, nous y reviendrons (cf. 1956-1958. Pillage et
développement).
-314-
C/ LA SORTIE MANQUÉE

• L'IMPASSE

Tout ceci a de quoi irriter considérablement le département d'État nord-


américain. Attaché à mettre en œuvre la politique du Bon Voisinage, il a accepté bien
des compromis afin d'éviter des mesures brutales qui mettraient en péril la "paix
continentale". Or, la dictature dominicaine s'avère incapable de se tenir à ce qui a été
fixé. Veut-il obliger Trujillo à accepter un nouvel équilibre dans l'île et à signer une
véritable paix avec Vincent, que le président dominicain obtient de liquider l'affaire par
une transaction. Espère-t-il que l'existence d'une dette financière va pacifier la région en
plaçant Trujillo en position de débiteur pendant cinq ans au moins, que ce dernier
liquide la créance aux termes d'un arrangement qui consacre sa supériorité. À peine le
dictateur fait-il mine de prendre du champ, qu'il réapparaît en pleine lumière, le
Congrès et le gouvernement se proclamant ses serviteurs619.

Or, Washington a plus que jamais besoin de renforcer l'ordre impérial sur le
continent. La VIIIe Conférence panaméricaine se tient à Lima du 9 au 27 décembre
1938 et les États-Unis mettent tout en œuvre pour que les délégations des Républiques
américaines adoptent la Déclaration des principes de la solidarité de l'Amérique. La
Maison-Blanche est persuadée que le temps lui est compté et elle n'a pas tort. En effet,
elle n'aura pas la possibilité politique d'organiser une autre conférence continentale
avant les tous derniers conflit, qui s'annonce déjà en Europe et qui risque de tout
bouleverser à l'échelle mondiale620. Les enjeux de ces derniers mois avant la

619 L'irritation de Washington ne provient pas d'un jugement moral sur Trujillo, mais,
fondamentalement, du fait que le dictateur a durablement perturbé l'ordre impérial. N'oublions pas en
effet qu'Haïti, abandonnée par les Marines à peine deux ans plus tôt, est profondément déstabilisée.
Sténio Vincent, en proie à l'inquiétude, ne cesse de demander la protection de la Maison-Blanche. Il
obtient d'ailleurs que les États-Unis installent une mission militaire à Haïti en 1938, afin de lui marquer
leur soutien. Trujillo devra attendre 1943 pour obtenir la création d'une mission navale nord-américaine,
pourtant demandée depuis longtemps. L'espoir d'obtenir une mission militaire disparaît en septembre
1948.
620 Il faudra attendre les deux conférences extraordinaires qui se tiennent au sortir de la guerre. La
Conférence interaméricaine sur les problèmes de la guerre et de la paix se déroule à Chapultepec
(México) en mars 1945. En août et septembre 1947 a lieu a Rio de Janeiro la Conférence interaméricaine
pour le maintien de la paix et la sécurité du continent. Ce n'est qu'en 1948, de mars à mai, que se tient à
Bogota la IXe Conférence panaméricaine qui élabore la Charte de l'organisation des États américains
(OEA). Pendant la Deuxième Guerre mondiale trois réunions de consultation réunissent les ministres des
Relations extérieures pour examiner les mesures immédiates à prendre.
-315-
conflagration sont donc décisifs. Dans ce contexte, les errements de Trujillo
apparaissent comme de plus en plus gênants et compromettent la fragile discipline de
l'Amérique latine. D'autant plus que, comme nous l'avons vu, des voix s'élèvent de tous
bords, à l'intérieur-même des États-Unis, contre la mollesse de l'Administration.

Mais ce sont là des considérations que l'appareil de la dictature, en tant que tel,
ne peut faire siennes, car elles sont contradictoires avec sa propre existence. En effet, la
Maison-Blanche place le régime dominicain dans une situation insoutenable, au plein
sens du terme. Que demande-t-elle à la dictature dominicaine ? De maintenir elle-même
la paix, c'est-à-dire l'ordre existant. C'est justement parce qu'il prétendait à ce rôle
politique que Trujillo a pu s'emparer du pouvoir et qu'il a taillé sur mesure un appareil
capable de prendre la relève de l'armée nord-américaine qui ne devait plus sortir de
chez elle. Lorsque F. D. Roosevelt arrive au pouvoir et définit sa nouvelle doctrine pour
l'Amérique en affirmant que «la ferme politique des États-Unis à partir de maintenant
est opposée à l'intervention armée»621, Trujillo a déjà commencé à prendre le relai avec
méthode et application.

Mais cette mission suppose qu'une certaine latitude soit concédée à la dictature.
Car maintenir l'ordre sur l'île suppose le recours à la force : par exemple, pour assurer
une main d'œuvre soumise et à bas prix aux compagnies sucrières, la dictature reprend
encore et approfondit les dispositions de la loi d'immigration de 1932, directement
inspirée de la réglementation mise en place par l'armée nord-américaine 622. Le14 avril
1939, est adoptée une nouvelle loi d'immigration qui astreint à une taxe de 500 dollars
les immigrants non caucasiens ou qui ne sont pas de race autochtone. Sont donc
dispensés du paiement les Blancs et les Amérindiens -cette dernière éventualité étant
toute théorique. Dans la pratique sont visés par la loi les Noirs, en premier lieu les
Haïtiens et, dans une moindre mesure, les cocolos, originaires des Antilles
anglophones.

Deux dispositions annexes viennent compléter -et éclairer, si besoin est- le


dispositif : deux catégories de personnes sont dispensées de la taxe, il s'agit d'une part
des ouvriers employés par les sucreries, à la condition qu'ils se trouvent sous la garde
de la compagnie et, d'autre part, de toute personne résidant dans l'hémisphère depuis
trois ans au moins. Les Nord-Américains noirs se trouvent ainsi exonérés du paiement.
Comme on le voit, cette loi à caractère ouvertement raciste, instaure une violence
621 Sumner Welles lui-même, dans un texte de 1935, fait de ce propos la clé de la politique du Bon
Voisinage. S. WELLES, The Good Neighbor Policy of Franklin Delano Roosevelt.
622 Cf. Octobre 1937-février 1938. Une agression annoncée.

-316-
institutionnelle au service exclusif de l'industrie sucrière. C'est légalement que l'Haïtien
vagabond ou qui cultive quelques arpents en république Dominicaine est poursuivi et
jeté en prison, puisqu'il ne peut s'acquitter d'une taxe qui représente plus d'un an de
salaire d'un ouvrier agricole. De cette violence institutionnelle et légale découlent toutes
les autres formes d'agression et de corruption dirigées contre les Haïtiens. Ce n'est
certainement pas un hasard si la nouvelle loi d'immigration est adoptée au lendemain de
la récente transaction : les autorités haïtiennes abandonnent une partie de leur
population à la dictature dominicaine qui en dispose. La corruption et la loi s'articulent
parfaitement.

Or voici que les États-Unis, à peine sortis de la crise économique, sont


confrontés à des défis sans précédent. L'Europe chancelle, les navires allemands
viennent inspecter les Caraïbes, le Japon proclame «l'édification d'un ordre nouveau en
Asie orientale». La Maison-Blanche ne veut pas de troubles en Amérique. L'ordre doit
être maintenu dans "l'harmonie continentale". Ajouter cette condition à la mission
donnée à la dictature, c'est la placer dans une situation difficile. Comment pourrait-elle
imposer la loi d'airain dont a besoin le capital sucrier sans brutalité, sans corruption,
sans conflit ? D'autant plus que l'Administration nord-américaine ne prend guère en
considération les problèmes concrets rencontrés par le régime. À ses yeux, la
république Dominicaine est un trop petit pays pour jouer un rôle stratégique décisif et
elle n'est pas tentée de faire les mêmes concessions pour Ciudad Trujillo que pour La
Havane. La clause de la nation la plus favorisée qui s'applique à Cuba n'est pas
accordée à la république Dominicaine, le sucre dominicain ne parvient pas à pénétrer
sur le marché nord-américain, le tabac non plus. Et surtout, les États-Unis continuent à
contrôler directement les Douanes dominicaines à travers leur perception générale.
Trujillo a beau multiplier les amabilités et les sous-entendus pour demander à
être enfin délivré de ce carcan et obtenir un meilleur accès au continent, Washington
fait mine de ne pas entendre. Le dictateur a cru le moment venu, en octobre 1937,
quand le nouveau ministre plénipotentiaire nord-américain, Henry Norweb, a présenté
ses lettres de créance. Dans son discours de bienvenue, il s'est félicité de :
«…l'élimination graduelle de tous les instruments internationaux
qui s'opposent au droit absolu de chaque nation de décider
souverainement de son propre destin, sans barrière économique ou
contractuelle qui empêche son libre développement et entrave son
progrès623.»

623 Discurso de recepción al E. E. y M. P. de los EE. UU. de América, en el acto de su presentación de


credenciales, el día 7 de octubre de 1937. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 380. La
date nous semble symptomatique; cet appel au secours coïncide avec le massacre des Haïtiens, sur qui
-317-
Il était difficile d'être plus clair sans être insolent. Chaque mot, recopié dans les
discours officiels de la Maison-Blanche624, invitait la puissance impériale à mettre ses
actes en accord avec ses paroles. Rien n'y a fait : la perception générale reste en place et
la république Dominicaine ne peut toujours pas «décider souverainement de son propre
destin».
Comment soutenir et développer l'appareil policier et militaire dans ces
conditions, sans se lancer dans l'aventure ?

En fait, on touche là aux contradictions de l'empire lui-même. Des problèmes


que Washington ne peut résoudre se reportent brutalement sur les régimes qui lui sont
subordonnés et plus particulièrement sur les "petits" pays, placés en bout de chaîne, qui
ne disposent que d'une marge financière relativement faible.

l'appareil reporte tous les problèmes.


624 Voici, par exemple, les paroles de Sumner Welles lui-même en 1935 : «Bien que la cause première
de ce déclin du commerce découle de la dépression elle-même, des mesures prises par les hommes sous
forme de barrières douanières ont accentué et hâté la dislocation. Les États-Unis ont été l'un des pires
agresseurs à cet égard. Pendant les douze dernières années les barrières tarifaires ont été sans cesse
relevées». S. WELLES, The Good Neighbor Policy of Franklin Delano Roosevelt.
-318-
• UN INTROUVABLE MODUS VIVENDI

Soumise à ces pressions contradictoires, la dictature cherche en permanence la


voie du compromis avec Washington et tente de multiplier les signes de bonne volonté.

Lorsqu'à la suite des initiatives de Roosevelt, la Conférence d'Évian se réunit en


juillet 1938, pour examiner la situation des réfugiés politiques en Europe, le
gouvernement dominicain se montre l'un des plus empressés. Son représentant déclare
que, se fondant sur la politique migratoire de Trujillo, :
«…la République est prête à aider à résoudre les problèmes des
réfugiés avec la plus grande largeur de vues et à prendre en
considération leurs idées politiques625.»
En langage diplomatique, il indique que Ciudad Trujillo est disposée à
accueillir les réfugiés juifs et communistes qui fuient l'Allemagne et l'Autriche nazies 626.
Il est vrai que dès le mois de décembre 1937, Trujillo avait donné des gages de son
libéralisme politique en abrogeant la loi interdisant les activités et la propagande
communistes et anarchistes prise un an plus tôt627. Le délégué dominicain à Évian
propose même d'accueillir de 50 000 à 100 000 réfugiés européens en république
Dominicaine. Chiffres énormes, essentiellement dictés par les besoins de la
propagande. Mais il est vrai que derrière toute cette agitation se cache le désir
"d'améliorer la race" en faisant venir des Blancs. La stratégie de "dominicanisation" est
présente de façon sous-jacente et il s'agit bien d'une «politique migratoire628» cohérente
dont l'avers est l'apport européen et le revers l'expulsion et la persécution des Haïtiens629.

625 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 222. Sur cette question consulter également : GALÍNDEZ,
La Era de Trujillo, p. 382.
626 L'Anschluss vient d'être conclue en mars de la même année.
627 Le 22 décembre 1937. La mesure ne peut être que bien accueillie par Roosevelt qui n'entrave pas
l'activité des communistes aux États-Unis. Les militants, regroupés dans l'Association politique
communiste nord-américaine exercent une influence certaines dans les syndicats, parmi les intellectuels
et jusque dans l'Administration fédérale. Le secrétaire général, Earl Browder, se présente par deux fois
aux élections présidentielles, en 1936 et 1940.
De Camas, le ministre plénipotentiaire français, commente l'événement en des termes tout à fait nets :
«La loi sur le communisme n'avait en réalité eu comme incidence que d'alimenter à l'étranger et plus
particulièrement aux États-Unis la propagande anti-dominicaine». Courrier du 18 décembre 1937.
ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p. 186.
628 C'est l'expression qu'emploie R. DEMORIZI, voir références ci-dessus. La question est abordée dans
son développement général in : 1947-1955. L'immigration.
629 Nous revenons de façon détaillée sur ce point : 1947-1955. Le mythe des cent mille réfugiés.

-319-
C'est également au mois de juillet 1938, alors que Trujillo semble enfin se
préparer à quitter le pouvoir, au moins publiquement, qu'un événement particulièrement
grave aux yeux de Washington se produit. Le pasteur nord-américain Barnes est
assassiné630, sans doute pour s'être intéressé au massacre des Haïtiens et aux
persécutions dont ils sont l'objet. La qualité et la nationalité de la victime ne peuvent
que frapper l'opinion aux États-Unis. En outre, l'absence de tout résultat de l'enquête
confirme que l'appareil de la dictature est directement impliqué dans le meurtre. Plus
froidement, le département d'État ne peut que conclure que Trujillo est incapable de
mener réellement à bien une politique de pacification et de compromis puisqu'il
commet l'irréparable en franchissant un interdit majeur : s'en prendre à la personne d'un
citoyen des États-Unis.

Le 15 août 1938, veille de la passation des pouvoirs à Peynado, Trujillo reçoit


avec apparat Doris Stevens, présidente de la Commission interaméricaine de la femme.
Il est vrai que, sur le terrain du féminisme également, le régime n'a pas bonne presse
aux États-Unis où l'on constate que la femme dominicaine est toujours privée de droits
civiques. Doris Stevens est donc déclarée "Hôtesse d'honneur" et La Opinión informe :
«Le Généralissime a procédé à un échange d'idées avec Doris
Stevens sur la position légale de la femme non seulement en république
Dominicaine, mais aussi à l'échelle internationale631.»
La propagande essaie ainsi de donner une stature internationale au dictateur qui
n'a pas un bilan très favorable à présenter si on compare, par exemple, la situation en
république Dominicaine avec celle de Cuba où les femmes votent aux élections
municipales de 1934632. Trujillo met cependant à profit la visite de Doris Stevens pour
faire un vibrant éloge de la démocratie nord-américaine qui a reconnu tous ses droits à
la femme dès 1920, s'excuse de n'avoir pas pu souscrire au Traité sur l'égalité des droits
à la Conférence panaméricaine de Montevideo en 1933 pour des raisons
constitutionnelles, et s'adresse solennellement aux présidents des deux chambres pour
qu'une déclaration interparlementaire proclame que la revendication de l'égalité des
droits est légitime633. C'est-à-dire que, sans reconnaître ses droits civiques à la femme
dominicaine, le dictateur affirme en être un chaud partisan. Que de contorsions pour ne
pas déplaire et se donner l'allure d'un homme de progrès !634
630 Le 27 juillet.
631 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 227.
632 Cependant, les Cubaines n'obtiendront les pleins droits civiques, avec le droit de vote généralisé,
qu'avec la Constitution de 1940.
633 Carta dirigida el 15 de agosto de 1938 a los Presidentes del Senado y de la Cámara de Diputados….
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 380.
634 Les femmes dominicaines ne voteront pour la première fois que lors des élections du 16 mai 1942.
La Constitution leur accordant les droits civiques est entrée en vigueur quatre mois plus tôt, le 10 janvier.
Selon les résultats officiels, leurs suffrages unanimes, comme ceux des hommes, vont au Benefactor et à
-320-
Mais Trujillo ne cherche pas seulement à se dédouaner vis-à-vis de l'opinion
publique nord-américaine, il a effectivement commencé à jeter les bases d'une politique
d'encadrement idéologique et organisationnel des femmes. L'apothéose, puisque tel est
le terme officiel, du 16 janvier 635 en a été l'une des toutes premières manifestations et le
féminisme sera, par la suite, un des thèmes favoris de la propagande de la dictature.

Une autre critique que formulent très souvent la presse et de nombreux secteurs
politiques nord-américains à l'égard de Trujillo, vise le régime du parti unique qui est
imposé au pays. Alors que J. B. Peynado a déjà été élu pour lui succéder, Trujillo lance
un message au pays :
«De même qu'hier je me suis permis d'inviter tous les
Dominicains à serrer les rangs dans le Parti Dominicain, considérant
qu'il s'agissait d'une nécessité du moment, j'indique maintenant l'utilité
de commencer à organiser des cercles d'opinion qui doivent fortifier
l'organisme national et le préparer aux luttes les plus grandes pour la
défense de sa propre liberté démocratique636.»
Le président sur le départ ouvre ainsi la perspective de la création de partis
d'opposition637 au nom de la démocratie. Invitation qui sonne d'autant plus faux que tous
les candidats qui viennent d'être élus, du simple député au président, ont été présentés
par le Parti dominicain et par lui-même.
Un mois plus tôt Trujillo s'est d'ailleurs adressé par radio au pays pour féliciter
le peuple qui a voté :
«…pour les candidats sélectionnés par moi et par moi proposés à
la faveur des suffrages638.»
L'extrême personnalisation montre bien que le débat politique n'est en réalité
guère envisageable. Vouloir fonder une autre organisation que le Parti dominicain, ce

ses candidats, qui n'ont pas d'adversaires.


Il y a matière à faire des recherches sur la politique féministe de la dictature. Le thème apparaît dès 1932,
lorsque Trujillo déclare soutenir le mouvement en faveur de la femme (Cf. En el Ateneo Dominicano, la
noche del 14 de mayo de 1932…, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 207). À diverses
reprises, le dictateur s'appuie sur des femmes; l'exemple le plus marquant étant Isabel Mayer dans le
Cibao. Il serait particulièrement intéressant de faire le départ entre la propagande -Trujillo veut paraître
démocrate et moderne- et les initiatives concrètes -création d'écoles professionnelles féminines, par
exemple. GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 333, n'accorde qu'une page et demie à la question pour lui
dénier toute importance, ce qui semble sommaire.
635 Cf. supra1938-1939. Le renoncement à la présidence.
636 Al País, message du 1er juillet 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 329.
637 Ce n'est pas la première fois. Le 24 octobre 1934, dans un contexte très différent, alors qu'il venait
d'être réélu, Trujillo avait appelé de ses vœux la constitution d'un «Parti d'opposition, qui serve à
contrôler les actes du Parti de la majorité». Proclama invitando como Director del Partido Dominicano
a los adversarios políticos… ID., ibid., t. II, p. 99. Se référer également à R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. I, p. 134.
638 Transmisión radiofónica, desde el Palacio Nacional, el día 6 de junio de 1936. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. III, p. 324.
-321-
serait se définir comme un adversaire personnel du Benefactor, ce qui est radicalement
incompatible avec le système. Pourtant, aussi paradoxal que cela paraisse, il n'y a pas
de réelle contradiction dans les propos du dictateur, de son point de vue. Car, lorsque
Trujillo parle de fonder des cercles d'opinion qui regrouperaient ceux qui ne partagent
pas ses vues, il pense essentiellement à la possibilité qui serait ainsi ouverte, d'épurer à
nouveau le Parti dominicain. Voici comment il justifie sa proposition :
«Chef et Directeur du Parti Dominicain, position depuis laquelle
j'espère développer ma future intervention dans la politique du pays, je
souhaite examiner ses registres d'inscription, ouvrant l'accès à ceux qui
n'y sont pas entrés jusqu'à aujourd'hui et, dans le même temps, levant
tout obstacle […] au départ de tous ceux qui, pour une raison
quelconque, ne considèrent pas comme suffisamment justifié leur
maintien dans cette organisation politique639.»
La manifestation du pluralisme politique aboutirait ainsi à un renforcement du
monolithisme du pouvoir. Si on suit la pensée de Trujillo il y aurait le parti de ses
fidèles et le parti des exclus. Chacun se déterminant par rapport à sa personne, placée
au centre de la vie politique. En filigrane se profilent déjà des "renouvellements de
l'engagement politique", des enquêtes et des rapports policiers, des chantages et des
provocations. On le voit, l'appareil n'est capable d'envisager que son propre
perfectionnement.

En décembre 1938, à l'occasion de la Conférence de Lima, la dictature essaie de


faire montre du panaméricanisme le plus fervent et s'évertue à donner des leçons en
présentant à nouveau le projet de Ligue des nations américaines qui avait été repoussé à
Buenos Aires640. Cette insistance obéit au désir de se trouver un rôle et un espace
politique. En soumettant l'idée d'une organisation des Républiques panaméricaines
beaucoup plus disciplinée, le régime de Ciudad Trujillo fait une offre de service : il se
propose comme gendarme de cet ordre continental à venir. On est loin de la stratégie
souple du Bon Voisinage, aussi la proposition est pour la deuxième fois écartée, grâce à
une formule éprouvée : il est décidé qu'une commission d'experts sera chargée de se
réunir et d'examiner le projet.

Chaque initiative que prend le régime pour se plier aux exigences de


Washington, voire pour les devancer, tend, par l'effet d'une force incoercible, à affermir
639 ID., ibid., t. III, p. 329.
640 Pour plus de précisions, on se reportera à : 1932-1937. Le Panaméricanisme et la Conférence de
Buenos Aires.
-322-
son caractère dictatorial. Conçu et apprêté pour un rôle, l'appareil ne peut pas changer
de défroque ni de personnage à volonté.

-323-
• FAUX DÉPART ET SORTIE MANQUÉE

Le département d'État est conscient, à sa manière, de l'impasse dans laquelle se


trouve placé le régime dominicain. Il n'ignore pas que la Maison-Blanche ne dispose
pas réellement de solution de rechange. Aussi, de façon pragmatique, essaie-t-il de
réduire les tensions et d'éliminer les principaux facteurs de discorde sans tout
bouleverser. De son côté, Trujillo cherche à donner des gages pour démontrer sa bonne
volonté et rentrer en grâce. Il est conscient que l'abandon du fauteuil présidentiel, dans
les circonstances du moment, n'est pas sans risque. En effet, il peut être interprété
comme un abandon ce qui aurait des effets déstabilisants pour le régime.
On assiste donc à une série de manœuvres, d'hésitations, de subtils dosages et,
parfois, de mascarades.

Avant même de transmettre ses pouvoirs à J. B. Peynado, le président élu,


Trujillo tente une éphémère manœuvre : le 22 juin 1938, à la faveur d'un remaniement
ministériel, il se désigne pour occuper le poste de secrétaire d'État aux Relations
extérieures, mais quelques jours plus tard, le 1er juillet, il y renonce sans explications.
Sans doute envisageait-il de revenir au pouvoir à la suite d'une démission du président.
Mais le prix à payer : accepter une position de subordonné, du moins officiellement, est
probablement considéré comme trop élevé. Le Chef ne peut, sans déroger, être le
second.

Cette volonté du dictateur de garder la première place explique la décision du


nouveau président qui, le lendemain même de son investiture, après avoir confirmé
dans leur charge tous les secrétaires d'État, hauts-fonctionnaires et militaires, accorde
par décret à Trujillo les «même prérogatives, privilèges et marques de distinction qu'au
Chef de l'État»641. Son épouse et sa mère bénéficieront, quant à elles, des honneurs
réservés à la première Dame de la République. Le sens de la mesure est évident, mais
pour en mesurer toute la portée il faut la rapprocher du fait que Trujillo reste le militaire
de plus haut rang et de sa déclaration indiquant, qu'en tant que Chef du Parti Domicain,
il continuerait à veiller sur le destin de la patrie. Tout se met donc en place pour que
soit vidée de son contenu l'opération qui visait à séparer, au moins formellement, les
organes constitutionnels de l'État d'une part, de l'appareil que contrôle Trujillo d'autre

641 Décret n° 4 du 17 août 1938.

-324-
part. Il faut bien constater qu'il est impossible d'écarter durablement le dictateur des
fonctions officielles.

Pourtant, non loin de là, à Cuba, Batista se tient dans l'ombre, à la tête de
l'armée, tandis que Laredo Bru gouverne. Mais le modèle cubain 642 ne s'applique pas en
république Dominicaine en raison même du degré de "perfectionnement" de la dictature
qui règne sans partage dans cet espace relativement restreint et clos. Trop souvent on
insiste longuement sur l'obstination, bien réelle, avec laquelle Trujillo se cramponne au
pouvoir et on passe sur l'essentiel. La volonté d'un homme seul n'aurait pas résisté bien
longtemps aux pressions de Washington : c'est l'appareil de la dictature tout entier qui a
besoin de Trujillo et qui s'oppose à sa mise à l'écart. Les manifestations orchestrées et
les serments de fidélité renouvelés ne sont pas de simples mascarades, comme on
pourrait le croire : ils témoignent de relations politiques bien réelles. Le Parti
dominicain, il faut le rappeler, n'a pas porté Trujillo au pouvoir, mais a été créé par le
dictateur comme l'instrument et le relai de son autorité. L'armée n'a aucune autonomie
par rapport à celui qui l'a bâtie, dès le début, comme sa garde prétorienne. Les
bureaucrates enfin ne détiennent leur poste que parce que Trujillo, exerçant le pouvoir
sans limite, les y a nommés. C'est la totalité de l'appareil, dans ses diverses
composantes, qui tire sa légitimité de la présence de Trujillo à sa tête, et non l'inverse.
Instinctivement, cet appareil sait que si le Chef vient à manquer, si le sommet de la
pyramide est vacant, tout l'édifice risque de s'écrouler. Les intrigues, au lieu de le
renforcer, le démembreront et les différents lieux du pouvoir s'affronteront. La présence
de Trujillo garantit le fonctionnement unifié de l'appareil et son contrôle sur la société.

Telles sont les racines de cette tendance récurrente de Trujillo à toujours revenir
sur les compromis, que nous avons déjà remarquée. Une série d'événements
significatifs se produisent alors. À trois reprises, des navires de guerre nord-américains
viennent parader et mouiller devant Ciudad Trujillo. Le procédé est éprouvé depuis fort
longtemps et c'est un langage que chacun comprend dans les Caraïbes; Trujillo sans
doute mieux que d'autres puisqu'il a été formé par les officiers de l'US Navy. Chaque
fois, l'officier général porteur des messages de Washington reçoit le dictateur à bord. Il
ne s'agit donc pas d'une simple visite d'amitié où les responsables militaires descendent
d'abord à terre pour saluer les autorités. Trujillo va chercher les ordres.
642 Il faut rappeler ici que le sous-secrétaire d'État pour les Affaires latino-américaines, Sumner Welles a
toujours prêté la plus grande attention à Cuba, où il avait été ambassadeur jusqu'en 1933. Le traité
américano-cubain qui abroge l'amendement Platt en mai 1934 peut être considéré comme l'une des toutes
premières manifestations concrètes de la politique du Bon Voisinage. Il est vrai que la révolution de 1933
et la chute de Machado puis de Céspedes avaient révélé de graves dangers pour l'empire
-325-
- Le 15 octobre 1938 le cuirassé Philadelphia, navire enseigne de
l'escadre de surveillance, avec à son bord le contre-amiral Todd se présente devant la
capitale. Trujillo est invité à bord où il a un entretien avec le contre-amiral.

- Le 10 février 1939 le cuirassé Texas, arrive à Ciudad Trujillo.


Le général W. P. Upshur, l'un des plus hauts gradés du corps des Marines le reçoit le
14. Quarante avions survolent la capitale dominicaine.

- Le 7 mars c'est le contre-amiral W. S. Pye qui s'entretient avec


le dictateur à bord du croiseur Raleigh643.

Ces visites et ce déploiement de forces s'inscrivent dans le cadre de la


préparation de ce qui va devenir le conflit mondial : Washington fait place nette et
empêche la marine allemande de se trouver des bases sûres dans les Caraïbes. Il est
significatif que l'un des points jugés les plus faibles soit précisément la république
Dominicaine.
Il est vrai que les stratèges ont quelques motifs de s'inquiéter : l'Institut
dominicano-allemand est toujours en activité et après les visites des navires Karlsruhe
et Emden en 1934 et 1936644, le Schlesien, navire-école de la Kriegsmarine pénètre à son
tour en mars 1938 en baie de Samaná pour effectuer des manœuvres. Le département
d'État jugera même l'affaire assez préoccupante pour dépêcher sur les lieux un
destroyer, le Mugdorf, afin d'établir une surveillance rapprochée645.
Trujillo joue de cette inquiétude des militaires et tente probablement d'obtenir
un retour en grâce, en échange d'un ralliement à la stratégie nord-américaine. Il donne
d'ailleurs des signes sélectifs de sa bonne volonté. C'est ainsi que dès le 10 octobre
1938 il demande qu'une avenue de la capitale soit rebaptisée U. S. Marine Corps; elle
sera inaugurée à l'occasion de la visite du général Upshur, le 12 février 1939646.

Peu après, on peut croire que Trujillo quitte la scène dominicaine, au moins pour
un temps. En effet, le 2 mars, il se rend avec sa femme et son fils de neuf ans "Ramfis",

643 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 231, 237 et 239.


644 Nous avons examiné cette question : 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales.
645 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo…, p. 85 et 86. Une erreur de transcription modifie le nom du
navire allemand.
646 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 230 et 237.
On voit bien ici comment, à l'approche de la guerre, le terrain d'entente avec l'empire commence à se
dessiner : les exigences stratégiques l'emporteront.
-326-
maintenant général, à Cap-Haïtien647. C'est la première fois qu'il part à l'étranger à titre
privé, ce qui alimente les spéculations sur son départ. De plus, cette fois-ci il n'a pas
demandé l'autorisation de quitter la république Dominicaine afin qu'on le rappelle; son
voyage ne serait donc pas une feinte politique 648. Une certitude : María Martínez part
accoucher en France, pays dont Trujillo admire la médecine puisqu'il a fait venir de
Paris le professeur Marion lorsqu'il a dû subir une délicate intervention urologique.
C'est également à Paris que sa maîtresse, Lina Lovatón, vient de mettre au monde sa
fille, Julia Colombina. Enfin, Flor de Oro, sa fille aînée a reçu pendant plusieurs années
son éducation en France649. On peut donc penser que le dictateur va accompagner son
épouse en France, d'autant qu'il monte à bord du transatlantique nord-américain et y
déjeune. Mais sa femme et son fils poursuivent seuls le voyage. Se ravise-t-il, n'était-ce
qu'une manœuvre ? C'est difficile à dire. Toujours est-il que ce voyage hors du pays qui
n'avait pas été annoncé et le faux départ ont alimenté bien des rumeurs.

Dans les semaines qui suivent, de nombreux signes attestent que Trujillo mène
une politique active pour se concilier les bonnes grâces de Washington :

- Le 14 mars 1939, il rencontre le président Vincent à


Cercadillos, sur la frontière, dans le sud. Ensemble, ils inspectent la route
internationale.

- Quelques jours plus tard, il reçoit plusieurs élus nord-américains


qui font partie de son coûteux réseau d'influence à Washington. On relève notamment
la présence du sénateur Theodore Francis Green et des députés Hamilton Fish et
Mathew Merritt650. Durant trois jours, du 18 au 20 mars, se prolongent les festivités et
cérémonies en faveur de l'érection du phare à Colomb, symbole du panaméricanisme.

- Le 18 avril, il fait publiquement savoir qu'il soutient la politique


extérieure de Roosevelt qui vient d'adresser un message en faveur de la paix à Hitler et
Mussolini651.

647 ID., ibid., t. I, p. 239.


648 Il est vrai qu'il n'est plus président de la République. Rappelons cependant qu'il en conserve les
prérogatives et, surtout, qu'il reste officiellement le Chef du Parti dominicain. Il serait donc facile de
monter une opération de propagande mobilisant les membres et élus du PD. Rien de tel.
649 Dans une institution pour jeunes filles à Bouffémont, près de Paris.
650 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 241. Également, VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo,
p. 95.
651 Pour toutes ces dates : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 240 à 246.

-327-
- Le 27 juin 1939, à trois jours de son départ, il écrit aux
présidents des deux chambres pour leur demander d'abroger la décision qui a fait de la
saint Raphaël un jour de fête nationale et la loi de 1936 qui a donné son nom à la
capitale du pays. Il se justifie :
«Je dus me soumettre, comme toujours, au verdict du peuple
dominicain avec l'espoir que viendrait le jour où je pourrais à nouveau
présenter mon point de vue à la considération du peuple et du Congrés
National et obtenir la révision de cette décision. Je crois que ce moment
est arrivé652.»
Ces dernières dispositions sont dictées par le désir de donner une meilleure
image de soi-même à l'opinion publique nord-américaine et aux journaux qui ne cessent
de le brocarder. Trujillo l'a reconnu implicitement quelques jours plus tôt dans une
entrevue accordée «à la veille de son départ à l'étranger» au cours de laquelle il a
évoqué les diatribes qui venaient de l'extérieur à l'époque du changement de nom653. Il
est clair que Trujillo prépare maintenant son voyage aux États-Unis654.

En effet, le 25 juin 1939, on apprend par la presse, que le dictateur va se rendre


à Washington et New-York. Le 30, il quitte Monte Cristi à bord de son yacht. Il ne
s'agit pas d'une fuite, loin de là : Trujillo espère que son éloignement des affaires et les
rencontres qu'il aura aux États-Unis vont lui permettre de rentrer en grâce auprès de la
Maison-Blanche. Le 28, il adresse un message d'adieu au peuple dominicain, dans
lequel transparaissent ses attentes et sans doute aussi quelque incertitude :
«Je pars confiant et je reviendrai bientôt, l'esprit ranimé par de
nouvelles espérances et avec une foi plus grande que jamais dans les
hautes destinées de la Patrie655.»

Le déplacement est présenté comme un voyage de repos après huit années de


dur labeur et rien ne permet de supposer que le périple se prolongera au-delà des États-
Unis. Il s'agit sans doute de ne pas réveiller des ambitions qui, surgies du sein de
l'appareil, en mettraient la cohésion en péril. Trujillo brandit d'ailleurs la menace d'un
châtiment foudroyant pour les éventuels fauteurs de troubles et avertit :
652 Carta dirigida al licenciado Porfirio Herrera, Presidente del Senado, inspirada en el deseo de que le
fuera restituido a Ciudad Trujillo, capital de la República su antiguo nombre de Santo Domingo de
Guzmán. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 17.
653 Entrevista concedida a La Información de Santiago de los Caballeros, el 20 de junio de 1939… ID.,
ibid., t. IV, p. 13.
654 Ces demandes, faites pour la propagande en direction des États-Unis, ne sont suivies d'aucun effet
réel. La capitale continue à s'appeler Ciudad Trujillo et la disposition faisant du 24 octobre une fête
nationale n'est pas abrogée. En 1941, la célébration sera particulièrement grandiose.
655 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 247 et Importante documento dirigido al pueblo
dominicano contentivo del expresivo y cordial mensaje de despedida… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 23.
-328-
«Je souhaite prévenir, cependant, que si contrairement à mes
souhaits et espoirs, l'organisation que je laisse en place souffrait une
quelconque interruption de n'importe quel genre pendant mon absence,
je franchirais les distances par les moyens les plus rapides dont dispose
l'homme pour se rendre d'un point à un autre, et quel que fût le lieu où je
me trouverais au moment où de tels problèmes se présenteraient dans le
pays, je viendrais faire face aux événements656.»
L'insistance sur la rapidité d'un éventuel retour qui ne laisserait pas aux
comploteurs le temps de s'installer, et l'inquiétude qui perce ici clairement montrent que
Trujillo se sent dans une position délicate, pris entre deux impératifs contradictoires : la
nécessité d'exercer en permanence un étroit contrôle sur l'appareil et l'obligation de
regagner la confiance de la Maison-Blanche. Aussi, son départ est-il l'occasion de
multiples manifestations de fidélité : il se voit décerner officiellement le titre de
"Premier Instituteur de la République", plus de 8 000 écoliers sont réunis au centre de la
capitale pour l'honorer, Peynado l'accompagne à Santiago, etc.

C'est la première fois que Trujillo quitte l'île. Il va essayer de tirer tout le profit
possible de son voyage aux États-Unis afin de restaurer son crédit et pour garantir son
avenir politique.
Pendant tout un mois, du 3 juillet au 2 août, il rend visite à de nombreuses
personnalités. Tout le réseau d'influence que le dictateur entretient sur place moyennant
largesses et pots-de-vin a visiblement été mobilisé depuis des semaines pour obtenir et
préparer ces réunions et rencontres. L'enjeu est de convaincre ses interlocuteurs de sa
capacité d'assurer la paix dans la région mais aussi de montrer à l'opinion publique qu'il
n'a pas perdu la confiance de Washington.

Un relevé sommaire des personnalités les plus importantes qui reçoivent ou


accueillent Trujillo pendant ce mois fournit d'intéressants indices sur les appuis dont
dispose le régime et par conséquent sur la place politique qu'il occupe à l'époque657 :

- Le 7 juillet 1939, il rencontre le secrétaire du département


d'État, Cordell Hull. Ce dernier lui dit que la connaissance mutuelle aidera à renforcer
les liens entre les deux pays dans la perspective de la défense commune du continent.

656 Importante documento dirigido al pueblo dominicano contentivo del expresivo y cordial mensaje de
despedida… ID., ibid., t. IV, p. 25.
657 Sauf indications particulières, on se référera à : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 248 à
255.
-329-
- Le 9, le ministre plénipotentiaire haïtien Élie Lescot offre un
repas en son honneur.

- Ce même jour, il visite l'académie navale d'Annapolis puis est


l'hôte du chef d'état-major de l'armée des États-Unis, le général Marshall.

- Le lendemain, il est accueilli à la base navale de Quantico par le


général des Marines, Breckenridge. Celui-ci était son supérieur lors de l'occupation de
la république Dominicaine. Breckenridge lui déclare :
«Vos amis du Corps des Marines se réjouissent de vous voir à
nouveau.»
Trujillo répond :
«Le Corps des Marines et mes amis américains peuvent toujours
compter sur l'hospitalité de Saint-Domingue (sic) et sur une maison et un
ami dans mon pays.»

- Le 11 juillet, il prend le thé pendant un quart d'heure 658 avec le


président Roosevelt qui se propose de faire don de deux épées coloniales au musée de
Ciudad Trujillo. Le Benefactor ne parvient pas à se faire photographier en compagnie
du président des États-Unis, à la différence de Batista ou de Somoza659.

- Le soir il est à nouveau l'hôte d'honneur du général George C.


Marshall.

- Le 12, il visite l'académie militaire de West Point.

- Le directoire de la bourse de Wall Street le reçoit officiellement


le 18.

- Le jour suivant il est l'hôte à déjeuner du président du comité


directeur de la National City Bank.

- Le 27 juillet il rend visite au général Holcomb, commandant du


corps des Marines.
658 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p. 98.
659 Ces problèmes protocolaires sont loin d'être secondaires, car il s'agit de marques de reconnaissance
impériales. Tant les autorités nord-américaines que les dictateurs en sont parfaitement conscients. Aussi
la Maison-Blanche mesure-t-elle exactement ses égards à l'aune du soutien politique qu'elle est prête à
accorder. L'absence des fastes accordés à d'autres visiteurs est donc très significative.
-330-
Une évidence s'impose : l'accueil officiel de l'Administration est fort réservé et
presque exclusivement protocolaire. Aucune question sérieuse n'est abordée et Trujillo
n'a même pas de rendez-vous avec S. Welles, le sous-secrétaire du département d'État
aux Affaires latino-américaines. Les seuls hommes politiques qui le reçoivent sans
retenue et assistent largement aux fêtes et réceptions qu'il donne sont les sénateurs et
députés à sa solde que nous n'avons pas mentionnés ci-dessus. On retrouve ainsi les
noms des sénateurs David Y. Walsh, Theodore F. Green, du député Mathew Merritt et
de quelques autres.

En revanche, les militaires en général, et plus particulièrement les officiers


supérieurs des Marines le reçoivent avec tous les honneurs. Il visite en détail les bases,
passe en revue les hommes, examine les armes et le matériel et s'entretient à plusieurs
reprises avec les chefs de ce corps : Breckenridge et Holcomb.
On touche ici à un point d'une grande importance : c'est dans le dispositif
militaire nord-américain, beaucoup plus que dans le projet politique de la Maison-
Blanche, que la dictature trouve sa véritable place et sa raison d'être. Rameau détaché
du corps des Marines, l'armée dominicaine continue à assurer dans son pays un ordre
indispensable au contrôle des Caraïbes. On peut trouver étonnantes et même naïves les
protestations d'amitié du dictateur lorsqu'il se trouve en présence de ses anciens
supérieurs hiérarchiques, surtout si on songe au cynisme et à la rouerie qui lui sont
habituels. Il ne s'agit pourtant pas d'une faiblesse du personnage : Trujillo sait qu'il tire
sa légitimité du débarquement et de l'occupation, qu'il en est le légataire universel en
république Dominicaine.
De façon significative, le dictateur est accompagné dans plusieurs de ses
déplacements autour de Washington par son chef au temps de l'occupation, le colonel
Thomas Watson. Ce même Watson avait été mis à la disposition de Trujillo à la suite
du cyclone de San Zenón en 1930, comme attaché militaire à la légation américaine. Il
avait été un efficace assesseur du régime lors des premiers mois de la dictature. Ainsi
est clairement signalé par l'armée américaine le fil rouge qui va de l'occupation
militaire à l'instauration de la dictature et au maintien du régime. Il est clair d'ailleurs
que, ce faisant, Washington joue autant de l'intimidation que de la séduction à l'égard
de Trujillo : l'impressionnant déploiement militaire, auquel il assiste jour après jour,
vise à lui faire sentir que, bon gré mal gré, sa voie est toute tracée et le rappelle à ses
devoirs. Le dictateur dominicain comprend ce langage, comme il avait compris le sens
de l'arrivée des bâtiments de guerre de l'US Navy devant Ciudad Trujillo. Il le dit sans
détour dans une lettre de remerciements qu'il adresse au général Marshall. Après avoir
évoqué «l'ère tragique et tourmentée» que traverse le monde, il affirme :

-331-
«Notre proximité géographique nous trace le devoir de marcher
ensemble660.»
En fait, le contraste entre la réserve de la Maison-Blanche et les démonstrations
du commandement militaire manifeste que l'Administration nord-américaine, face à la
montée des périls, est prise entre deux perspectives divergentes : l'une, la politique du
Bon Voisinage, qui entend fonder l'ordre continental sur une rupture avec le passé et les
interventions armées, l'autre, qui veut asseoir cet ordre sur l'affirmation de la continuité.
Trujillo a sa place naturelle dans celle-ci et ne survit que fort difficilement dans celle-là.
Le soutien des militaires, sans être encore l'expression d'un retour en grâce,
indique que le sort du dictateur n'est pas scellé.

Les réunions avec les milieux financiers indiquent un autre lien profond. Ce sont
les conditions de la dépendance de la république Dominicaine qui sont en discussion.
N'oublions pas en effet que le pays est toujours endetté et que ses douanes restent sous
contrôle nord-américain. Or, la question de la marge financière qui lui est accordée est
vitale pour le régime, nous l'avons vu. Trujillo ne cache pas qu'il en demande une
renégociation. Lors d'un repas offert en son honneur par le sénateur Green il réaffirme :
«Tant que je représenterai et conduirai une force politique
prépondérante dans mon pays, la république Dominicaine dans la mer
des Caraïbes sera une sentinelle avancée pour la défense des idéaux de
la politique du bon voisinage entre tous les peuples du Continent»;
et déclare que cela vaut bien, en contrepartie, :
«…l'amélioration des conditions onéreuses qu'impose à la
république Dominicaine l'anachronique convention dominicano-
américaine de 1924, instrument dont les stipulations désavantageuses
blesseront toujours la sensibilité nationale et à la révision duquel il
serait souhaitable que les deux Gouvernements consacrent leurs efforts
amicaux661.»
Trujillo reprendra ces mêmes arguments dans une lettre qu'il écrit à F. D.
Roosevelt pendant son séjour et, fait remarquable et significatif, la réponse du président
nord-américain préparée par Sumner Welles, laisse la porte ouverte à des
négociations662.

660 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p. 161.


661 Discurso pronunciado en la ciudad de Wáshington el día 7 de julio de 1939, en un lunch ofrecido
como testimonio de simpatía… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 32 et 33.
662 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p. 104 et R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 251.

-332-
Tout le séjour de Trujillo aux États-Unis, même s'il est bénéfique, se déroule
sous le signe de cet avenir encore incertain. Le dictateur, pourtant en quête d'une
reconnaissance internationale, garde donc une attitude prudente. Alors même qu'il n'a
de cesse de rencontrer les plus hauts personnages, il affirme à la presse : «Mon voyage
est strictement non officiel (sic)663». Il est vrai qu'il est en butte à de nombreuses
attaques dans les journaux. Lorsqu'il donne une conférence de presse à New-York, le 13
juillet, les journalistes l'interrogent sur le nombre d'Haïtiens victimes du massacre. Il ne
peut que tenter de minimiser et de nier :
«Ces incidents se sont produits près de la frontière, mais ils ont
été très exagérés. Ce fut quelque chose comme ce qui s'est produit entre
Américains et Mexicains à vos frontières. Vous en avez beaucoup
entendu parler. Aucune information sur le massacre de dix mille Haïtiens
n'a de fondement. Je sais personnellement que les soldats dominicains
sont restés en dehors de ces disputes664.»
Trujillo tente de contre-attaquer en démontrant qu'il n'a fait que reprendre et
appliquer une pratique impériale traditionnelle. Mais la défense reste peu convaincante
car il est placé sur un terrain délicat; il ne peut ici faire taire les journalistes ou les
traîner dans la boue. La rencontre avec le ministre haïtien Élie Lescot, qu'il soutient
contre Vincent, est d'ailleurs destinée à montrer que les relations entre les deux pays
sont au beau fixe.

Tout aussi graves sont les accusations de sympathies pour l'Axe et en particulier
l'Allemagne hitlérienne. En mars 1939, le New York Herald Tribune, se fondant sur des
informations en provenance de la république Dominicaine, avait écrit :
«Le Général Rafael Leonidas Trujillo, ex-Président et encore
dictateur, cultive actuellement en secret des relations étroites avec le
Gouvernement allemand. […] Aux termes de l'accord entre Trujillo et le
Chancellier Hitler, on dit que le Dictateur dominicain a convenu de
ravitailler en pétrole les sous-marins allemands qui opèreraient dans les
eaux des Caraïbes665.»
On mesure aisément l'impact d'un tel article au moment où la marche à la guerre
s'accélérait et où Hitler envahissait la Tchécoslovaquie. De nouvelles rumeurs naissent

663 Le 7 juillet. ID., ibid., t. I, p. 250.


664 ID., ibid., t. I, p. 253.
665 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p. 106.

-333-
sous les pas de Trujillo pendant son séjour666. Aussi, dès son arrivée le Benefactor doit
se défendre et préciser quels sont ses amis. Le 7 juillet, il déclare à la presse :
«Les États totalitaires doivent perdre l'espoir que la république
Dominicaine leur accordera sa sympathie667.»
Déclaration nette qui montre que Trujillo sait où sont ses intérêts mais
également dénégation qui est significative du climat de suspicion qui entoure le voyage
du dictateur.

Rien n'est définitivement tranché lorsqu'il s'embarque pour la France, le 2 août


1939, afin d'y rejoindre sa femme et sa fille "Angelita" 668. Ce départ marque qu'il a été,
somme toute, rassuré et confirme que la situation en république Dominicaine est
solidement tenue en main par l'appareil. Trujillo espère trouver quelques appuis en
France, au moins sous forme symbolique. En effet, dans le jeu de bascule que le régime
entretient afin de contrebalancer le poids de Washington, ce pays intervient en plus
d'une occasion. Le 2 août 1938, moins d'un an après le massacre des Haïtiens et alors
qu'il s'apprêtait à quitter ses fonctions de président de la république Dominicaine,
Trujillo a été élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d'honneur des mains du
ministre plénipotentiaire français, M. Chayet. C'est le rang le plus élevé de l'ordre. La
légation dominicaine à Paris a mené un difficile combat, pendant plusieurs mois, pour
obtenir cette décoration que les autorités françaises hésitaient à accorder. Dans son
discours de remise des insignes de grand-croix, Maurice Chayet, a mis au premier rang
des réalisations du dictateur «la réorganisation de la Police et de l'Armée669»,
compliment fort opportun pour Trujillo, accusé par la presse internationale d'avoir lancé
ses militaires contre une population haïtienne surprise et désarmée. Le dictateur a su se

666 B. Vega fait état du reportage d'un grand journal de Washington au sujet de la réception donnée par
Trujillo le 27 juillet à la légation dominicaine. Deux photographies de personnalités seulement
l'illustrent : une de Cordell Hull et l'autre de Hans Thomsen, le chargé d'Affaires du Reich. Trujillo
déclarant qu'il ne va pas en Allemagne, le journaliste se demande si Hitler ne compte pas visiter le gai
Paris pendant l'été… ID., ibid., p. 104.
Ces spéculations sont alimentées par le jeu de balance que la dictature entretient, malgré ses dénégations.
Trujillo qui a désigné un ministre plénipotentiaire à Berlin dès 1935, insiste longuement auprès de
l'Allemagne pour que celle-ci procède à une nomination équivalente. Le Reich ne semble pas pressé; il
ne cède, après bien des efforts dominicains qu'en 1939. Le 18 août de cette année, quinze jours avant que
la Guerre Mondiale éclate en Europe et alors que Trujillo est en France, Hans F. Rohrecke est enfin
accrédité comme ministre du Reich à Ciudad Trujillo (Cf. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p.
257).
VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p 127 et suivantes publie quelques citations et commentaires de
documents de la légation dominicaine à Berlin qui démontrent tout l'intérêt qu'il y aurait à effectuer des
recherches approfondies.
667 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 250.
668 Elle est née le 10 juin 1939, à l'hôpital américain de Neuilly.
669 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 224.

-334-
montrer reconnaissant puisqu'il a fait don d'un terrain excellemment situé dans la
capitale, évalué à un million de francs par le ministre français, pour construire
l'ambassade de France en république Dominicaine. En outre, sa venue en France a été
précédée de quelques cadeaux destinés à améliorer son image de marque : à peine
arrivée à Paris, son épouse a fait don en son nom de cinq poumons d'acier à l'hôpital
Beaujon.
Pourtant les espoirs du dictateur vont être déçus. Les autorités françaises
tiennent sa visite pour strictement privée et ont décidé de l'ignorer. Il est vrai que leurs
regards se tournent vers l'Allemagne et qu'elles n'ont rien à espérer dans l'immédiat de
Trujillo. Après être resté un peu plus d'une semaine à La Bourboule en compagnie de sa
famille, le dictateur se rend à Paris le 17 août. Pendant son séjour dans la capitale
française, aucun ministre ne le reçoit et il n'est pas organisé de cérémonie officielle à
son intention. Devant une telle indifférence, Trujillo se fait nommer ambassadeur
extraordinaire en mission spéciale auprés des gouvernements français et britannique.
Rien n'y fait. Tout au plus parvient-il à être reçu par le sous-préfet de Biarritz au cours
d'un séjour dans cette ville.
D'autant que les préparatifs de la guerre vont s'accélérant; le 23 août le pacte
germano-soviétique est signé : l'Allemagne a les mains libres. Tout commence à
basculer. Trujillo le comprend : le 4 septembre, lendemain de la déclaration de guerre
de la France et de la Grande-Bretagne à l'Allemagne, on apprend qu'il a quitté Lisbonne
pour New York670.

Les événements qui se précipitent témoignent que de profonds changements


dans les équilibres mondiaux ont commencé, donnant une nouvelle chance au régime
de Trujillo.

670 Nous n'avons pas connaissance qu'il ait été reçu par des représentants de Franco, lors de son passage
par Saint-Sébastien, ni par ceux de Salazar à cette occasion. Les archives espagnoles et portugaises
doivent apporter des précisions.
-335-
3. LE CONFLIT MONDIAL : UNE NOUVELLE
DONNE. 1939-1945

A/ UNE PLACE RETROUVÉE

• UNE FIDÉLITÉ RÉAFFIRMÉE

Dépendant pour sa survie de ces équilibres internationaux, la dictature


dominicaine se montre extrêmement attentive aux évolutions qui se font jour. Elle
démontre, à cette occasion, sa capacité à percevoir très rapidement les mouvements qui
s'opèrent, surtout lorsqu'ils lui offrent des possibilités qu'elle ne manque pas d'exploiter
aussitôt.

La longue résistance de Trujillo pendant la crise politique consécutive au


massacre des Haïtiens, se trouve ainsi justifiée dans les faits. Il ne s'agissait pas
simplement de l'expression d'un aveuglement mégalomane, mais de la manifestation du
désir de durer, dans l'attente d'une meilleure conjoncture. Le régime dominicain a un
sens aigu de sa subordination et est opportuniste par nature et par nécessité. Il sait qu'il
ne peut réellement peser sur une situation dont dépend pourtant sa survie. Aussi a-t-il
appris à gagner du temps dans l'adversité, pour se montrer conquérant quand l'époque
lui redevient plus favorable. Plus que l'égocentrisme, ce qui anime en profondeur la
politique de Trujillo, c'est la conviction que finalement l'empire aura toujours besoin de
ses services, quoiqu'en pensent ou en disent les gouvernants de Washington.

C'est donc très vite que le dictateur dominicain comprend le rôle qu'il peut jouer.
Le 3 septembre 1939, le jour même où la France et la Grande Bretagne déclarent la
guerre à l'Allemagne, Roosevelt rappelle que les États-Unis se sont dotés de lois de
neutralité671 et, s'adressant à ses concitoyens, il leur déclare qu'il faut s'y tenir.

671 Il s'agit, pour l'essentiel, de deux lois votées par le Congrès nord-américain en 1935 et 1937, qui,
dans l'éventualité de conflits en Europe ou en Asie, stipulent que les États-Unis s'abstiendront d'intervenir
et proclameront un embargo sur les armes à destination des belligérants.
-336-
L'Amérique du Nord, largement désarmée, sent venir avec inquiétude des
bouleversements auxquels elle n'est pas préparée et, dans un premier temps, cherche à
se préserver de la montée des dangers.

Dès le lendemain, comme nous l'avons vu672, Trujillo quitte Lisbonne à bord de
son yacht Ramfis, en route vers l'Amérique. Sans attendre, il prend les dispositions
nécessaires et, le 7 septembre, par décret, la république Dominicaine se déclare neutre.
Le 21 octobre, sera promulguée une loi réaffirmant cette neutralité et interdisant ses
eaux territoriales aux belligérants, en visant explicitement leurs unités sous-marines.
D'emblée, le généralissime prend sa place dans la stratégie nord-américaine. Il s'agit de
faire un rempart autour de l'Amérique, afin de la mettre hors d'atteinte. Habilement, le
Benefactor joue des craintes qui hantent l'empire et il déclare à la presse lors de son
arrivée à New York :
«Je crois qu'il y a des sous-marins, non seulement dans les
Caraïbes mais aussi tout près des côtes des États-Unis673.»
Le propos n'est pas exempt de cynisme. On se souvient en effet du travail de
l'Institut scientifique dominicano-allemand et des visites des navires de la marine de
guerre allemande -Karlsruhe, Emden, et Schlesien-, accueillis à Ciudad Trujillo et en
baie de Samaná au cours des années précédentes 674. Il ne fait maintenant aucun doute
que les militaires allemands ont procédé alors à d'utiles relevés dans la perspective
d'une guerre de corsaires.
Le dictateur contribue ainsi à la psychose de la guerre sous-marine qui
commence à se répandre dans l'opinion publique nord-américaine 675. Mais surtout, il
rappelle un passé douteux pour mieux faire valoir son ralliement complet à la cause
impériale.

Cette adhésion sans restriction, manifestée avec éclat, est la carte maîtresse de la
dictature. Pendant toute la durée de la Guerre mondiale la fidélité aux États-Unis sera
sans cesse réaffirmée, en paroles et en actes. Ses variations épousent étroitement

672 Voir 1938-1939. Faux départ et sortie manquée.


673 Le 18 septembre 1939. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 259.
674 Ces événements et leur portée sont analysés dans : 1932-1937. Le régime dans les contradictions
mondiales, et 1938-1939. Faux départ et sortie manquée.
675 Au cours de ces mois qui précèdent les premières opérations militaires dans la région et lorsque les
premiers sous-marins arrivent, une rumeur insistante court : la Kriegsmarine aurait installé d'énormes
réservoirs de carburant -immergés précise-t-on parfois- en baie de Samaná afin de permettre aux U-Boote
de se ravitailler.
-337-
l'évolution de la situation de l'empire et visent à obtenir une reconnaissance de fait du
régime. Suivons les principales étapes de cette entreprise politique de légitimation.

- Au cours même de son voyage de retour d'Europe, Trujillo a fait


escale aux Açores afin de quitter son yacht, le Ramfis, qui poursuit sa route vers la
république Dominicaine, et de s'embarquer sur un transatlantique nord-américain, le
Stavia, qui fait route vers New York676. Outre qu'il choisit la sécurité en voyageant à
bord d'un navire auquel les sous-marins allemands éviteront de s'attaquer, le dictateur
revendique déjà une place sous la protection et au service de Washington.

- Dans cette situation d'urgence internationale, Trujillo, prolonge


son séjour aux États-Unis pendant cinq semaines et demie 677. Il indique ainsi qu'il ne
rentre pas d'Europe pour se précipiter en république Dominicaine, où l'appareil
dictatorial continue à maintenir l'ordre fermement, mais pour accourir dans la
métropole impériale afin de faire valoir son concours. Il parcourt d'ailleurs le pays, se
déplaçant à Chicago et Rochester, dans la région des Grands Lacs, puis à Washington et
dans le Kentucky avant de rejoindre Miami. Il prend contact avec des industriels, des
officiers supérieurs ainsi qu'avec ses agents politiques, sénateurs, représentants ou
familiers des cercles du pouvoir 678. Alors qu'il n'a aucun titre officiel réel et voyage, en
théorie, à titre privé, il rencontre Cordell Hull, secrétaire du département d'État ainsi
que le sous-secrétaire Adolf Berle679, auxquels il donne les assurances nécessaires.
Lorsqu'il rentre enfin en république Dominicaine, après quatre mois d'absence, son
yacht est escorté tout au long du périple de quatre jours par la frégate Babbitt de l'US
Navy680. On peut déjà dire que le dictateur est rentré en grâce.

- À mesure que l'horizon s'assombrit et que Washington se trouve


de plus en plus entraînée dans les convulsions qui agitent le monde, les proclamations
de fidélité se font encore plus nettes. En mai 1940, alors que l'Allemagne triomphe en
676 Le transfert a lieu le 9 septembre 1939, dans le port de Horta.
677 Arrivé le 18 septembre 1939 à New York, il ne quitte Miami à destination de Puerto Plata que le 26
octobre.
678 Parmi ces derniers, citons notamment le sénateur Theodore Francis Green, le représentant Mathew
Merritt ainsi que George Djamgharoff. La visite à Rochester est motivée par une consultation médicale.
679 Adolf Berle, en compagnie du directeur général de l'Union panaméricaine, Leo S. Rowe, assiste au
banquet offert dans les locaux de la légation dominicaine le 20 octobre 1939. L'entrevue entre Trujillo et
Cordell Hull a lieu le 24 du même mois. On notera que le changement d'attitude du département d'État,
par comparaison avec le séjour de Trujillo en juillet.
680 Trujillo n'est pas ingrat; dès le 30 novembre suivant il décore le commandant de ce bâtiment de
l'ordre de Duarte.
-338-
Europe et devient une menace pour les intérêts nord-américains, il s'adresse
solennellement aux Dominicains et déclare :
«Notre pays devra continuer sa politique de renforcement de
l'amitié avec les États-Unis, dont nous rapprochent en ce moment
critique que connaît l'humanité ,outre nos relations normales, leur
volonté affirmée de maintenir les démocraties américaines hors de
portée des forces destructrices qui frappent d'autres nations681.»
La prise de position est sans ambiguïté et vaut allégeance inconditionnelle aux
États-Unis, nommément désignés. Mieux, le Benefactor s'inscrit explicitement dans le
plan défini par Washington, qui consiste à tenter d'installer un cordon sanitaire autour
du continent.

- D'ailleurs, comme pour illustrer concrètement ces déclarations,


l'intégration de la république Dominicaine dans le dispositif militaire impérial est
affirmée de façon spectaculaire.
L'acte le plus marquant consiste en de grandes manœuvres navales et terrestres
nord-américaines qui ont pour centre la petite île de La Culebra, à l'est de Porto Rico.
Pendant près d'une semaine à la fin du mois de février 1940, Trujillo est l'hôte de
l'escadre des Caraïbes. Cet homme qui n'a aucune fonction dans le gouvernement
dominicain et n'exerce aucun commandement est reçu par une salve d'honneur de vingt-
et-un coups de canons. Du pont du navire amiral, le cuirassé Texas, il assiste à des
bombardements, puis à des exercices de débarquement des Marines. Le 27 février, jour
de la Fête nationale dominicaine, est organisé comme une véritable apothéose de
l'alliance entre la marine des États-Unis et la dictature dominicaine : le Benefactor
passe le plus clair de la journée à terre en compagnie des troupes du corps de
l'infanterie de marine. Il décore les officiers qui commandent les manœuvres 682. Le soir
l'escadre nord-américaine est illuminée en son honneur. La propagande rapporte les
déclarations du contre-amiral nord-américain :
«L'île de la Culebra devrait s'appeler dorénavant île Trujillo683.»
Le dictateur doit savourer ces propos qui ont un goût de revanche après les
temps difficiles, quand Washington lui tournait le dos.
Enthousiaste, il exalte l'anniversaire de la proclamation de l'Indépendance à sa
façon :

681 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 81.
682 Trujillo assiste aux manœuvres du 25 février 1939 au 3 mars. Il décore personnellement de l'ordre de
Duarte le contre-amiral Hayne Ellis et le général de corps d'armée des Marines William P. Upshur.
683 Pour cette citation et la suivante : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 273.

-339-
«En cette date qui marque une nouvelle étape de notre vie
politique, je veux me joindre à la liesse patriotique de mon peuple, car je
suis sûr de son glorieux destin. Je dépose en offrande devant la tombe
des Pères de la Patrie, les honneurs que m'ont rendus les forces navales,
aériennes et terrestres des États-Unis d'Amérique.»
La situation peut sembler paradoxale : Trujillo célèbre l'Indépendance, loin de la
capitale et entouré de troupes étrangères; il exalte un destin dominicain qui semble
illustrer la théorie du “Destin manifeste” de l'Amérique, définie comme zone
d'influence exclusive des États-Unis. Sous les mots grandiloquents, la transaction est
indiquée : la reconnaissance pleine et entière de la dictature en échange de son complet
engagement au service de la cause impériale.

- Au fil des mois, les prises de position deviennent de plus en


plus précises et concrètes. En octobre 1940, alors que le spectre de la guerre hante la
campagne présidentielle nord-américaine qui bat son plein, Trujillo s'adresse au
Congrès national, en présence de l'ambassadeur spécial de Washington, Scotten :
«Nos relations avec les États-Unis d'Amérique du Nord ont une
marque particulière […] Placés, comme nous le sommes sur la route du
canal de Panama, nous faisons partie du groupe de peuples qui, dans le
bassin des Caraïbes, occupent une zone stratégique appelée à jouer un
rôle prépondérant dans la défense du continent. Notre coopération à tout
ce qui pourra être utile et nécessaire à cette fin ne pourra jamais être
refusée684.»
Sans s'embarrasser d'euphémismes, le dictateur dominicain souligne la valeur de
ce qu'il est en mesure d'offrir. Il est vrai que le canal de la Mona, en particulier, est l'une
des voies d'accès à la mer des Caraïbes et au canal de Panama. Trujillo "vend" un lieu
stratégique contre le soutien à sa personne et à son régime. On remarquera d'ailleurs
qu'il laisse toute latitude à Washington pour décider de l'usage qu'il conviendra de faire
de ce qu'il lui cède, conscient qu'il ne faut pas renverser les rôles.
L'affaiblissement de l'empire sert la cause de la dictature dominicaine qui peut à
nouveau présenter ses services comme nécessaires.

- Les circonstances évoluent rapidement, dans un sens favorable


au régime dominicain. Aussi une véritable frénésie s'empare-t-elle de Trujillo qui ne
cesse d'aller et venir entre la république Dominicaine et les États-Unis. Certes, il est
684 Discurso con que manifestó al Congreso nacional, el 20 de octubre de 1940, su gratitud por la
invitación que le hiciera… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 89.
-340-
victime d'un grave anthrax en 1940 et il profite de ses visites pour faire effectuer divers
examens médicaux. Mais ceci ne saurait suffire à expliquer la fréquence des voyages et
la durée des séjours685. Avant 1939, Trujillo n'était jamais sorti des limites de l'île; or
entre septembre 1939 et décembre 1941, il n'effectue pas moins de cinq séjours aux
États-Unis. Ses visites durent de quatre à six semaines et peuvent se prolonger pendant
près de quatre mois consécutifs, comme à la fin de l'année 1940 et au début de la
suivante. Au cours de ces vingt-sept mois qui précèdent l'entrée en guerre des États-
Unis, il passe près du tiers de son temps en territoire nord-américain686.
Il s'agit bien pour le dictateur de mettre pleinement à profit cette période
particulière. Washington, entraînée vers une guerre pour laquelle elle ne se sent pas
prête, vit une situation difficile. L'empire tout entier doit être préparé aux efforts qui
vont être nécessaires. Les États-Unis auront besoin de bases arrières solides pour
alimenter la machine économique et militaire. C'est donc le moment où il est possible
de se faire une place, de nouer des liens et de conclure des accords.
Symptomatiquement, après Pearl Harbor et l'entrée en guerre des États-Unis, les
voyages de Trujillo cessent complètement. L'heure n'est alors plus aux tractations et
aux manœuvres en coulisse : le cap est fixé par l'empire et il convient de s'y tenir. Il
faut attendre la période qui va de 1949 à 1955 pour que le dictateur entreprenne de se
rendre à nouveau en Amérique du Nord. Encore faut-il noter que ses séjours seront
alors bien plus limités.

Dans cette perspective, il faut considérer comme significative la rencontre avec


le Franklin D. Roosevelt, le 1er octobre 1940, au cours d'un voyage présenté comme
triomphal par la propagande du régime. L'annonce de l'entrevue manifeste clairement
que le président nord-américain, animé d'un souci pragmatique, a décidé de redonner
toute sa place à ce serviteur particulièrement zélé qu'est Trujillo.

Quelques jours plus tôt, le général Marshall, chef d'état-major de l'armée des
États-Unis, reçu à bord du yacht Ramfis, avait indiqué clairement le contenu de cette
reconnaissance officielle :
«Les terribles événements européens semblent avoir altéré la paix
mondiale, mais ces actions tragiques et catastrophiques ont abouti à un
splendide résultat : l'établissement de liens étroits qui rapprochent les
Républiques de l'Hémisphère Occidental. Ceci est la meilleure des
récompenses et vous et moi pouvons nous en réjouir. […] je vous assure

685 L'opération a d'ailleurs lieu en territoire dominicain, au début du mois de mai 1940.
686 Les cinq séjours ont lieu aux dates suivantes : du 18 septembre 1939 au 26 octobre de la même
année; du 2 septembre au 8 octobre 1940; du 3 décembre 1940 au 29 mars 1941; du 29 avril 1941 au 23
mai de la même année; du 21 novembre au 25 décembre 1941. Soit au total, plus de huit mois.
-341-
que la sincère coopération de la république Dominicaine dans les
problèmes de défense de l'Hémisphère est très appréciée dans notre
pays687.»
Malgré le caractère protocolaire du discours, les mots disent bien que les offres
de Trujillo ont été pleinement acceptées. George Marshall, qui dans quelques semaines,
devra diriger l'ensemble des forces armées nord-américaines dans la plus grande guerre
jamais livrée par les États-Unis, sait que la bataille sera difficile. Il n'est plus temps de
s'interroger sur le bien-fondé de tel ou tel régime latino-américain. Seules comptent la
fidélité à Washington et la solidité du pouvoir en place. Trujillo incarne l'une et l'autre,
pour peu que l'empire le reconnaisse et le soutienne.
La dictature dominicaine devient donc publiquement un régime ami des États-
Unis.

- Aussi ne s'étonnera-t-on pas de la rapidité de réaction de


Trujillo quand la guerre éclate. Une fois encore, il se trouve aux États-Unis, lorsque les
bombardiers nippons attaquent Pearl Harbor. Le lendemain, le Congrès nord-américain
reconnaît l'état de guerre avec le Japon. Ce même jour, le dictateur dominicain envoie
un télégramme au président Troncoso à Ciudad Trujillo pour dire :
«Je recommande que notre Congrès se réunisse et déclare la
guerre au Japon par solidarité avec le Gouvernement et le peuple
américains auxquels nous sommes sincèrement attachés688.»
Bien évidemment, Troncoso proclame que la république Dominicaine est en
guerre avec le Japon le jour même.
Trois jours plus tard, l'Allemagne et l'Italie déclarent la guerre aux États-Unis en
vertu de l'état de "cobelligérance". Le Congrès nord-américain répond aussitôt. En hâte,
Trujillo télégraphie de Washington :
«Je recommande Congrès déclare guerre à l'Allemagne et l'Italie
comme l'a fait le Congrès Américain689.»
Le président Troncoso obéit sans attendre. Le lendemain, Trujillo se précipite
auprès du secrétaire du département d'État, Cordell Hull afin de l'assurer de vive voix
du soutien sans réserve de la république Dominicaine.
On remarque que les déclarations de guerre ne sont pas motivées par des
considérations idéologiques ou morales mais, explicitement, par les liens avec les États-
687 Déclaration du 24 septembre 1940. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 288.
688 Texto de la recomendación al Gobierno dominicano, hecha por cable desde Nueva York, el 8 de
diciembre de 1941… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 118.
689 Recomendación al Gobierno dominicano, hecha por cable desde Washington, el 21 de diciembre de
1941… ID., ibid., t. IV, p. 119. La date qui figure dans l'intitulé est inexacte, comme nous avons pu le
vérifier par ailleurs.
-342-
Unis. En se proclamant le fidèle serviteur de Washington, Trujillo entend percevoir les
gages qui sont attachés à cette fonction.

- Ce cynisme se confirme tout au long de la guerre. Trujillo


comprend parfaitement qu'on ne lui demande pas de s'engager dans le conflit -il n'est
pas de taille, et n'aurait rien à y gagner- mais de garantir le maintien de l'ordre en
république Dominicaine et de mettre son pays à la disposition de l'économie et de la
stratégie nord-américaines. Il est, en quelque sorte, institué gardien légitime de la
possession. Précisément le rôle qu'il revendique. Or un serviteur ne doit pas justifier sa
fidélité par son accord avec les idées ou les actes de son maître; l'attitude pourrait même
sembler suspecte. Les condamnations du fascisme, du nazisme ou de l'impérialisme
japonais restent donc rares et sont le plus souvent formulées en termes vagues. Il est
vrai qu'il peut être délicat pour le régime de trop critiquer les dictatures.

Ce détachement se traduit en particulier par le fait que l'armée reste cantonnée


dans ses tâches de police dominicaine, chargée de maintenir l'ordre sur le territoire
national. S'adressant solennellement aux troupes au début du mois de janvier 1942, le
Benefactor ne fait même pas allusion à la guerre, pourtant déclarée quelques jours plus
tôt690. Il ne parle que de paix. Pas un instant, Trujillo n'envisage la participation effective
au conflit armé. Le paradoxe apparent éclaire la cohérence de la politique de la
dictature et le sens réel de ses déclarations de guerre : il s'agit exclusivement de
messages politiques destinés à Washington et non à Tokyo, Berlin ou Rome.

- La fidélité de Trujillo n'est pas seulement verbale. Dès le 14


décembre, alors qu'il est encore aux États-Unis, il enjoint de procéder à l'arrestation des
étrangers suspects de sympathies avec l'Axe. L'ordre est immédiatement exécuté et une
cinquantaine de suspects sont regroupés à la forteresse Ozama, puis dans un camp isolé,
à l'ouest de la capitale691. Quelques mois plus tard, en mai 1942, le camp est fermé et
quarante-neuf internés sont envoyés aux États-Unis afin d'y être interrogés et détenus
pendant toute la durée du conflit. Le groupe se compose de quarante-quatre Allemands,
dont vingt marins du cargo Hannover, capturé l'année précédente par les forces navales
britannique et française en eaux territoriales dominicaines, deux Italiens, un Japonais,
un Russe blanc et un Suédois. 692 Les éventuels relais des puissances de l'Axe sont ainsi

690 Discurso pronunciado el 8 de enero de 1942 con motivo del homenaje que le fue rendido por Clases
y Rasos del Ejército Nacional… ID., ibid., t. IV, p. 123.
691 Il s'agit du camp de La Cumbre qui avait précédemment servi à héberger des réfugiés espagnols.

-343-
neutralisés et un signal clair est envoyé à l'appareil trujilliste : tout contact avec les
ennemis des États-Unis est à proscrire.

Au cours des mois qui suivent, la propagande, en particulier à destination de


l'Amérique du Nord, s'emploie à faire connaître la loyauté du régime. Trujillo lui-même
souligne auprès du représentant de l'agence United Press :
«En république Dominicaine, en raison de ce même esprit
vigilant, il n'existe pas, comme dans d'autres pays, des centres de
propagande nazis ou fascistes693.»
On remarquera la pointe contre les "mauvais élèves", destinée à valoriser la
ligne de conduite dominicaine. Il est vrai que l'attitude du Benefactor ne peut que
satisfaire Washington qui redoute le travail de la cinquième colonne en Amérique latine
et, depuis des mois, dresse des listes noires de suspects.

- Les eaux et l'espace aérien dominicains sont ouverts en


permanence aux navires et avions nord-américains. La mesure a été bien préparée
puisque, dès 1940, un attaché naval nord-américain a été nommé à la légation de
Ciudad Trujillo. Washington, qui a déjà autorisé des livraisons d'armement limitées au
cours de l'été 1941, finance la construction d'un important aéroport afin de disposer
d'une base aérienne dans la région694. Afin de faire face aux entraves au trafic maritime,
des trajets qui limitent les parcours maritimes en les combinant avec des transports par
camions sont étudiés par les États-Unis. Une route dite “terre-eau” qui traverse toute
l'île, d'ouest en est, est projetée et des fonds sont débloqués.
Ces gages de reconnaissance matériels sont évidemment précieux pour la
dictature.

L'offre dominicaine n'est pas négligeable pour les États-Unis, comme le révèlent
les premières actions de guerre. En effet, dès le début du mois de février 1942, des
sous-marins allemands arrivent dans la région. En cinq mois, ils coulent deux cent cinq
navires dans les Caraïbes, le Golfe du Mexique ou près des Bahamas et de la Floride.
692 Le camp de La Cumbre fut fermé le 17 mai 1942. Ce même jour, les prisonniers embarquaient pour
les États-Unis. Quant au Hannover, ce navire marchand, surpris par la guerre dans les Caraïbes, avait été
capturé par les croiseurs britannique Dunedin et français Jeanne d'Arc, dans le canal de La Mona, alors
qu'il essayait de faire route vers l'Allemagne. Il était pourtant dans les eaux dominicaines, déclarées
interdites aux belligérants à l'époque. Trente-sept marins allemands purent atteindre la côte. Un an plus
tard, il en restait encore vingt en république Dominicaine, qui, tous, furent envoyés aux États-Unis.
693 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 194.
694 Il s'agit de l'aéroport de Miraflores, rebaptisé en 1944 par Trujillo : Aéroport Général Andrews. La
concession en est attribuée à la Panamerican Airways, qui reprend sur tout le continent les lignes retirées
d'office à l'Allemagne et à l'Italie et une bonne partie du trafic que la France n'assure plus.
-344-
La menace pour l'économie des États-Unis est bien réelle. Le trafic maritime risque
d'être paralysé par la guerre de corsaires; le passage par le canal de Panama est en péril.
Le contrôle de ports et d'aérodromes adaptés dans la région est une des conditions
décisives pour mener à bien l'urgente contre-offensive. Très vite plusieurs sous-marins
sont coulés. Ces succès et le déplacement des théâtres majeurs d'affrontement font que
la guerre diminue d'intensité dès le mois de juillet dans la zone. À la fin de l'année on
ne relève plus que des incidents sporadiques. Les Caraïbes sont redevenues "un lac
nord-américain". Gage précieux pour la dictature, une mission navale des États-Unis
s'installe en république Dominicaine695.

Trujillo ne manque pas de faire valoir qu'il a sa part dans cette première victoire.
La propagande présente la vente par Trujillo de son yacht Ramfis à la marine des États-
Unis comme une "cession" désintéressée 696. Mais surtout la perte de quatre navires
marchands dominicains, parmi lesquels les deux plus beaux fleurons de la flotte
commerciale du pays697, commence à être célébrée comme un noble sacrifice. On
comprend qu'il s'agit d'indiquer que la dictature partage les souffrances de la guerre.
Plus tard, à la fin du conflit, lorsque les relations recommenceront à se tendre avec
Washington, les faits seront transformés en légende héroïque, comme nous le verrons698.

- Rapidement les opérations militaires perdent de leur importance


dans la région. Soutenir l'effort de guerre de Washington, ce n'est plus proposer des
bases stratégiques.
Dès que la guerre sous-marine décline, Trujillo prend de nouveaux engagements
qu'il rend publics auprès de la presse nord-américaine :
«Le programme économique de la république Dominicaine face
aux besoins créés par la guerre aux États-Unis d'Amérique et aux
Antilles, était, est et sera de fournir des produits agricoles et articles qui
puissent répondre aux demandes des États-Unis, des nations alliées et
des Antilles699.»
695 L'accord est donné le 25 janvier 1943.
696 Le 3 mars 1942. Après le conflit, le dictateur essaiera d'obtenir de la marine des États-Unis le
certificat de service des propriétaires de yachts de la réserve navale nord-américaine, ainsi que le pavillon
d'honneur afférent. Braden s'y opposera en janvier 1947.
697 Le 3 mai 1942, le vapeur San Rafael est torpillé et envoyé par le fond; le 21 mai, le vapeur
Presidente Trujillo subit le même sort; le 16 juin, la goélette La Nueva Altagracia est coulée à son tour;
elle est suivie par la goélette Carmen le 12 juillet. Malgré quelques erreurs de détail, voir à ce sujet le
travail de VEGA : El hundimiento de barcos dominicanos (1942) dans Nazismo, fascismo y falangismo…,
p. 227 à 241.
698 Cf. : 1945-1947. La ligne de défense de la dictature.
699 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 192.
-345-
La capacité à comprendre les besoins de l'empire est remarquable, d'autant que
la dictature ne participe pas aux grands débats internationaux.
Elle tient à la conscience que le régime a de sa place. Trujillo est extrêmement
attentif à ce qui se passe aux États-Unis, car il sait que son avenir en dépend. Ses
voyages fréquents pendant la période qui précède immédiatement la déclaration de
guerre, répondent à ce besoin de connaître exactement l'évolution de la situation en
Amérique du Nord.
À la faveur des contacts renouvelés, des liens politiques et financiers se sont
établis avec divers milieux nord-américains. Inlassablement, Trujillo négocie des
opérations, monte des affaires, attire des capitaux; comme nous le verrons plus avant.
C'est donc naturellement qu'il épouse les exigences de la situation. Pivot
militaire hier, la république Dominicaine devient ainsi une base arrière économique des
États-Unis en guerre. En témoigne d'ailleurs la visite d'inspection d'une délégation du
Conseil interaméricain de défense, du 30 août au 3 septembre 1943, qui vient s'assurer
de la bonne intégration de la république Dominicaine dans les plans d'ensemble. Notons
d'ailleurs que si la dictature s'engage à apporter sur le marché nord-américain des
produits qui font défaut, elle souhaite également ravitailler les dépendances de l'empire
ou des empires alliés dans toute la région. Elle est ainsi en conformité avec la stratégie
de Washington qui a décidé de prendre en charge les possessions européennes dans les
Caraïbes afin de les soustraire à l'influence de l'Axe, mais elle cherche également à se
faire reconnaître comme responsable d'un espace économique.
Fidèle vassal, le régime voudrait voir son fief élargi.

Ce patient travail porte ses fruits : Washington se montre de mieux en mieux


disposée à l'égard du dictateur. Bientôt, les marques de reconnaissance, tant attendues
par le régime, sont publiquement prodiguées.

L'année 1942 marque la charnière. Washington entre pleinement dans une


guerre qui est loin d'être gagnée d'avance. C'est sans doute le moment où les gages de
fidélité lui sont le plus précieux. Quant au Benefactor, il reprend enfin le titre de
président de la république Dominicaine, abandonné pendant quatre années.

Quelques jours après son élection triomphale -il est vrai qu'il n'a aucun
adversaire- et sa prise de fonctions anticipée, il reçoit un message de congratulations de
Franklin D. Roosevelt qui déclare :

-346-
«La magnifique concours prêtée par le Gouvernement dominicain
et par votre peuple à l'effort de guerre actuel, a été profondément
appréciée par le peuple des États-Unis qui ne l'oubliera jamais700.»
La dictature est félicitée pour services rendus et acquiert des droits sur l'avenir.

Un nouveau représentant diplomatique nord-américain, extrêmement favorable


à la dictature, Avra Warren, est nommé à Ciudad Trujillo 701. Quand Trujillo inaugure
officiellement son mandat quinquennal, en août de la même année, l'événement est fêté
le jour même par une garden-party dans les jardins de la légation des États-Unis où se
mêlent les officiels nord-américains et les dignitaires de la dictature, autour du
représentant de Washington et du Benefactor. Le lendemain, le ministre
plénipotentiaire nord-américain remet au dictateur le titre de docteur Honoris Causa de
l'université de Pittsburgh dans les locaux de l'université de Saint-Domingue.
On remarquera le soin mis par les États-Unis dans l'expression calculée de leur
reconnaissance : la présence, comme maître de cérémonie, du représentant nord-
américain semble donner un caractère officiel à l'événement, mais la distinction et le
lieu choisis n'engagent pas la Maison-Blanche. Faussement culturel, prétendument
privé, public mais non officiel, l'acte est profondément ambigu. Il reste, en l'état, le
gage le plus clair de reconnaissance jamais donné par Washington à la dictature.
Malgré sa modestie, le titre accordé à Trujillo demeurera la plus haute distinction nord-
américaine qu'il recevra.

Il ne faut en effet pas sous-estimer la valeur de ces actes publics. En plaçant le


maître dans la situation d'obligé, ils tendent à renverser les positions. La dictature
pourrait se prévaloir de droits reconnus et exercer un véritable chantage afin que ses
intérêts soient pris en compte. Elle pèserait ainsi sur la politique impériale, la
dénaturant. En fait Washington est consciente qu'il serait dangereux pour elle de se lier
durablement au Benefactor702. Aussi le soutient-elle, tout en évitant la compromission.
Les contradictions de l'empire, mais aussi sa puissance, apparaissent nettement ici.

700 Message du 15 juin 1942. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 330.


701 Il est officiellement reçu le 4 juillet 1942, jour de la Fête nationale nord-américaine.
702 Les autorités nord-américaines ne se trompent pas. En mars 1944, lorsque Trujillo commence à être
dans une position délicate, elles se voient opposer le soutien accordé deux ans plus tôt. Les paroles de
Roosevelt se retournent contre lui. Le dictateur déclare aux représentants de la presse américaine : «Rien
ne me fait autant plaisir que la reconnaissance de tels efforts qu'a pu me manifester l'Honorable
président Roosevelt dans une lettre personnelle en date du 15 juin 1942, dans laquelle il me déclarait
que “la magnifique aide prêtée par le gouvernement était profondément appréciée et ne serait jamais
oubliée par le peuple des États-Unis”.» Respuesta de fecha 9 de marzo de 1944 al cuestionario …
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 193.
-347-
On mesure également le caractère instable par nature des relations entre
Washington et Ciudad Trujillo. L'asservissement de celle-ci se traduit par une lutte pour
la survie qui, n'atteignant jamais pleinement son but, doit toujours être recommencée.

Les actes de propagande qui semblent attester d'une fidélité et d'une soumission
sans faille sont toujours à double sens. Ainsi, lorsque Trujillo consacre l'anniversaire de
Pearl Harbor comme «Jour de Réaffirmation de la Solidarité de la république
Dominicaine avec les États-Unis d'Amérique», à la fin de l'année 1942, il est clair qu'il
voudrait surtout obtenir l'assurance de liens réciproques703.

703 Carta dirigida el 5 de noviembre de 1942 a los legisladores […] invitándoles a votar una Resolución
por cuyo medio se declare el 7 de diciembre de cada año, mientras dure la guerra, Día de reafirmación
de Solidaridad de la República Dominicana con los Estados Unidos de América… ID., ibid., t. IV, p.
202.
-348-
• LA RELANCE DU PANAMÉRICANISME

Bien que reconnu et fêté, le régime dominicain reste donc à la merci d'un
retournement de conjoncture. Aussi ne se contente-t-il pas de se montrer fidèle à
Washington. Il revendique constamment un rôle privilégié sur le continent. Dès le mois
de mai 1940, Trujillo commence à préparer publiquement la Deuxième Réunion des
ministres des Affaires étrangères de La Havane qui doit se tenir en juillet704. Il déclare :
«Les phénomènes politiques et sociaux qui se succèdent tous les
jours, sous le regard stupéfait du monde, indiquent qu'est arrivé le
moment où les nations américaines doivent abandonner leurs hésitations
et euphémismes protocolaires, pour assumer les responsabilités que les
leçons de la réalité ne nous permettent pas d'esquiver705.»
C'est l'époque où, en France, les armées françaises et britanniques plient devant
l'avance allemande. La victoire du Reich sur ce très important théâtre d'opérations se
dessine. Washington ne peut que s'inquiéter; d'autant que de nombreux pays latino-
américains en principe neutres, manifestent des sympathies pour Berlin ou Rome. Des
organisations inspirées par les doctrines nazie ou fasciste continuent à s'exprimer
publiquement. L'interdiction des eaux territoriales aux belligérants n'est pas respectée,
comme le démontre le grave incidents du navire allemand, le Graf Spee, qui trouve
l'hospitalité dans le Río de la Plata, au nez et à la barbe de la marine britannique. En un
mot, la discipline panaméricaine, instaurée en septembre 1939, n'est que partiellement
respectée706.
Dans ce climat, le dictateur se pose en donneur de leçons, qu'il adresse à tout le
continent américain. Il se veut le lieutenant de Washington et exige le respect de la
discipline.

On reconnaît ici une ambition que la dictature avait déjà exprimée avec force en
1936, lors de la préparation de la Conférence de Buenos Aires 707. Il n'est donc pas

704 Ces réunions de ccnsultation avaient été décidées lors de la VIIIème Conférence panaméricaine de
Lima, en décembre 1938.
705 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 79.
706 Lors de cette Première Réunion des ministres des Affaires étrangères qui s'était tenue du 23
septembre au 3 octobre 1939 à Panama, il avait été décidé d'instaurer une “zone neutre”, au-delà même
des eaux territoriales américaines, interdite aux navires des belligérants. Les doctrines “portant atteinte à
l'idéal interaméricain”, expression visant le nazisme et le fascisme, devaient être bannies. Un Comité
interaméricain de neutralité avait été créé pour coordonner les efforts.
707 Voir à ce sujet : 1932-1937. Le panaméricanisme et la Conférence de Buenos Aires.

-349-
étonnant que, dans le même élan, Trujillo reprenne l'antienne de la Ligue des nations
américaines, projet qu'il avait vainement défendu à l'époque.

La dictature dominicaine rêve d'un hémisphère discipliné, où Washington lui


déléguerait un commandement. Elle pourrait ainsi se trouver une place dans l'empire
qui justifierait sa pérennité. En conséquence, elle ne se montre jamais aussi active et
ambitieuse que lorsque des difficultés surgissent et qu'il faut resserrer les rangs.

Mais son ardeur n'est pas pleinement récompensée. Le secrétaire du


département d'État, Cordell Hull, est surtout soucieux d'empêcher toute pénétration
militaire des puissances de l'Axe dans les Caraïbes. La France tombe précisément alors
que s'ouvre la Conférence de La Havane, les Pays-Bas ont déjà dû s'incliner et la
Grande Bretagne est en mauvaise posture : de nombreuses îles peuvent rapidement
devenir des têtes de pont de l'Axe708. Il faut donc surtout faire adopter un plan
d'ensemble pour parer à cette éventualité. Dans la région, chacun est prié de coopérer et
de rester à sa place. La république Dominicaine doit se contenter d'obéir, comme nous
l'avons vu709. La Ligue des nations américaines n'est pas à l'ordre du jour.

L'entrée en guerre des États-Unis fournit une nouvelle occasion à la dictature de


tenter d'apparaître comme un chef de file en Amérique. Une troisième Réunion des
ministres des Affaires étrangères est convoquée, en janvier 1942, à Rio de Janeiro 710.
L'objectif de Cordell Hull est clair : obtenir une rupture générale des relations
diplomatiques avec les pays de l'Axe. Il se heurte au refus plus ou moins marqué de
divers pays, au premier rang desquels le Chili et, surtout, l'Argentine.
Trujillo ne mâche pas ses mots. Il déclare :
«I ne peut y avoir de neutralité entre le bien et le mal711.»
Le plus intéressant est sans doute que les récalcitrants sont présentés comme
portant atteinte à l'ordre panaméricain. Le Benefactor justifie en effet les déclarations
de guerre dominicaines en rappelant :

708 Rappelons que la France signe l'armistice de Rethondes le 22 juillet 1940. La Conférence de La
Havane s'est justement ouverte la veille.
709 Résumant l'intervention du délégué dominicain à La Havane, Trujillo déclare : «À la Réunion des
ministres des Affaires étrangères qui s'est tenue récemment à La Havane, le secrétaire d'État dominicain,
interprète de mes idéaux américanistes, a offert pour la défense de l'Amérique, la terre, la mer, les airs et
les hommes dominicains.» Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 80. C'est très exactement ce que demandait Washington.
710 Elle se tient du 15 au 28 janvier 1942.
711 Pour cette citation et les deux suivantes : Manifiesto al pueblo dominicano, el 28 de febrero de 1942,
en respuesta al clamor común… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 131 et 133.
-350-
«Nous avions en outre participé à une politique de voisinage
solidaire, de fraternité responsable, d'unité continentale et de défense
commune des nations d'Amérique.»
En un mot, les pays qui refusent de rompre leurs relations diplomatiques sont
désignés comme des traîtres à la cause américaine. Le Benefactor, appelle de ses vœux
une mise au pas de tout l'hémisphère. La délégation dominicaine à la Conférence de Rio
se prononce même pour une déclaration de guerre commune et immédiate des vingt-et-
une Républiques.
En vain. Cordell Hull, très irrité par l'attitude de l'Argentine, ne veut cependant
pas aller jusqu'à l'épreuve de force. Les neuf Républiques des Caraïbes et d'Amérique
Centrale ont déjà déclaré la guerre à l'Axe et le Mexique, la Colombie et le Venezuela
ont rompu leurs relations diplomatiques. Cela suffit dans l'immédiat à Washington.

Au lendemain de la réunion, Trujillo ne peut donc que se lamenter amèrement :


«Combien différente aurait été à l'heure actuelle, la position du
Continent si un organe exécutif permanent des vingt-et-une Républiques
américaines, comme celui que nous avons proposé depuis des années,
avait eu entre ses mains l'autorité et les moyens d'action adéquats pour
éviter les hésitations et les défauts de coordination !»
Ce rappel de son projet de Ligue des nations américaines sonne comme un aveu
d'échec. Ciudad Trujillo n'a pas accès à la discussion de la stratégie impériale et reste
cantonnée dans le rôle, toujours précaire, de simple exécutant. Elle n'est même pas
admise comme l'une des parties du Comité interaméricain d'urgence où se rencontrent
les gouvernements des pays neutres et ceux qui ont choisi le camp des Alliés712.

Cette inanité des efforts de la dictature pour se voir reconnu un rang particulier
au service de l'empire, éclaire les véritables relations entre les deux capitales. Si
Washington cherche à constituer des alliances; elle n'entend pas se lier elle-même par
les accords conclus. Cette "liberté d'action unilatérale" -expression en vogue à l'époque
à Blair House- que se réservent constamment les États-Unis est une manifestation
directe de l'hégémonie nord-américaine. Les dirigeants de Washington doivent certes
composer avec la réalité, ils savent le faire; mais il n'entendent associer personne à la
définition des objectifs de leur politique et des moyens de les atteindre. Les
protestations de fidélité, parfois outrancières, de Trujillo n'y changent rien.

712 Ce comité remplaçait le Comité interaméricain de neutralité constitué à Panama en 1939. Les États-
Unis, l'Argentine, le Chili et quatre partisans de la cause alliée se retrouvaient au sein de ce nouvel
organe panaméricain afin d'harmoniser, autant que possible, les points de vue.
-351-
D'autant que la Maison-Blanche et le département d'État ont quelques raisons de
ne pas accorder une grande confiance à la sincérité des serments du Benefactor. Ses
coquetteries avec la Kriegsmarine et les services secrets du Reich713 sont encore dans
tous les esprits. On en mesure d'ailleurs les désastreuses conséquences lorsque les sous-
marins allemands engagent leur guerre de corsaires, à partir de février 1942714.
L'alarme a encore été donnée au début de 1940, lorsque Trujillo a reçu le prince
Gaëtan de Bourbon-Parme, qui lui a remis les insignes de chevalier de la Croix de
Malte. Il s'agit d'une décoration catholique, qui atteste, officieusement, de la
reconnaissance du Vatican. Mais le prince est également connu pour ses sympathies
fascistes et fait figure d'émissaire de Mussolini, en tournée dans divers pays de
l'hémisphère afin de nouer ou de raffermir les liens politiques du Duce. Il faut encore
ajouter qu'il représente la branche carliste qui prétend à la couronne d'Espagne. Lors de
la cérémonie de remise de la décoration au dictateur dominicain, il porte d'ailleurs le
béret rouge et la chemise bleue des requetés, volontaires carlistes qui ont combattu dans
les rangs franquistes en Espagne715. En gage de remerciement pour la distinction qui lui
est conférée, le Benefactor impose la grand-croix de l'ordre de Trujillo au prince. Le
régime fait ainsi un geste public en direction de Rome et de Madrid.
Il s'agit, bien sûr, de manœuvres, subtilement pesées, où la part du chantage est
essentielle. La dictature tente de faire valoir sa capacité de nuisance, afin de se faire
mieux entendre. Ce chantage qui ne dit pas son nom, est l'arme du faible. Il cesse
d'ailleurs dès que les États-Unis s'engagent plus fermement contre l'Axe.
En fait, l'attitude de la dictature est complémentaire de celle de Washington.
L'une et l'autre illustrent le rapport profondément inégal entre les deux capitales. Celle-
ci se réserve les décisions, celle-là ne peut jouer que sur son empressement, ou sa
réticence, à obéir.

On comprend donc que, dès qu'il tente de se mêler de la politique impériale, le


régime dominicain est le plus souvent pris à contre-pied. Dans les réunions et
conférences panaméricaines, il semble bien souvent plus royaliste que le roi, et doit
renoncer, piteusement, à ses initiatives. Le contraste entre la finesse de l'analyse de la
dictature quand il s'agit d'appliquer, et les grossières erreurs de jugement lorsqu'elle
veut devancer les options stratégiques de Washington, est frappant. Reconnu comme un

713 Voir 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales et 1938-1939. Faux départ et sortie
manquée.
714 En effet, il apparaît très vite que les officiers et agents allemands ont établi des cartes des côtes et des
fonds marins extrêmement précises. Certains se retrouvent à bord des sous-marins.
715 La cérémonie a lieu le 22 février 1940. R. D EMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 271 et
GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 94.
-352-
administrateur rusé, et même retors, dans sa gestion de la république Dominicaine,
Trujillo ne peut, à aucun moment, s'imposer comme allié de Washington.

Ainsi, lors des cérémonies d'investiture à la présidence, en août 1942, le


Benefactor a beau rappeler aux diplomates réunis :
«La république Dominicaine a été une des premières et des plus
résolues de toutes les nations américaines qui se présentèrent pour
accomplir leur devoir de solidarité continentale, quand l'agression
érigée en règle de conduite internationale s'est tournée contre l'un des
membres de la grande famille qui s'étend de l'Alaska à la Terre de
Feu716»;
ce titre de gloire ne lui vaut aucune prérogative internationale particulière. Le
dictateur, qui rappelle dans le même discours sa sempiternelle proposition de Ligue des
nations américaines, doit reconnaître que le projet a été rejeté par la communauté
panaméricaine. Il ne s'agit plus que d'un simple rappel de l'attachement du Benefactor à
l'ordre impérial.

En effet, les États-Unis sont maintenant totalement engagés dans la Guerre


mondiale. La Conférence de Rio de Janeiro a fixé un cadre pour leurs rapports avec les
Républiques américaines pendant la période du conflit. Il convient d'appliquer les
décisions afin de soutenir l'effort de guerre, et non de remettre en cause ce qui a été
obtenu, par l'effet d'un zèle intempestif. Il n'y aura d'ailleurs plus de conférence
panaméricaine ni de réunion des ministres des Affaires étrangères avant le début de
l'année 1945, lorsque le contexte international aura été radicalement modifié717.

La proposition de Ligue des nations américaines du Benefactor n'est décidément


pas de saison. Il ne reste plus à celui-ci qu'à placer ses espoirs en des temps meilleurs
où, enfin, :
«…ce sera un devoir pour tous les peuples d'Amérique de
contribuer à sa création la plus rapide et effective718.»

716 Discurso pronunciado en el homenaje que las Misiones especiales le rindieron la noche del 17 de
agosto de 1942, en el hotel Jaragua… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 183.
717 Le 21 février 1945, dix jours après la clôture de la Conférence de Yalta, s'ouvre à Chapultepec
(Mexico) la Conférence interaméricaine sur les problèmes de la guerre et de la paix. Quelques jours plus
tard, l'Argentine se résoud à déclarer la guerre à l'Allemagne.
718 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 183.
-353-
En effet, bien que la dictature abandonne toute démarche pour faire aboutir le
projet, y renonçant dans les faits, la propagande continue avec obstination à rappeler le
souvenir de la Ligue des nations américaines. Mais les manifestations panaméricaines
ne sont plus que symboles, apparemment vains, comme cette loi de 1944 qui, sur
proposition de Trujillo, prévoit l'érection de monuments à George Washington, Bolívar,
San Martín, Silva Xavier "Tiradentes", Juárez, Santander, O'Higgins et Martí sur
l'avenue George Washington719. La grandiose cérémonie inaugurale célébrant la
communion de toutes les Républiques américaines -ou presque, notons l'absence de
Toussaint Louverture- à travers le souvenir des héros de l'Indépendance, ne se réalisera
pas.

Expression de la fragilité du régime dans l'environnement régional et de son


besoin éperdu de reconnaissance, le rêve panaméricain ne peut mourir720. Réduit à l'état
de chimère, le projet de Ligue des nations américaines, continuera à survivre, mêlé à
l'incessant combat pour la construction du Phare à Colomb721.

719 Le projet de loi de Trujillo est daté du 4 mai 1944, la loi est promptement votée, le 29 du même mois.
Voir INCHÁUSTEGUI, Historia Dominicana, t. II, p. 270.
720 Les déclarations du dictateur à la presse mexicaine peu après la Conférence de Chapultepec et à la
veille de la Conférence des nations unies de San Francisco sont éclairantes. Reprenant point par point
l'histoire de son projet, il se pose en précurseur. Importantes declaraciones a la revista Continente, de
Ciudad de México, el 21 de marzo de 1945. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 101.
721 Voir l'étude détaillée de cette question dans : 1947-1955. Le Phare sà Colomb.

-354-
B/ UNE MARGE ÉCONOMIQUE ACCRUE

• LA CONVENTION DOMINICANO-NORD-AMÉRICAINE DE 1940

Si les nouvelles relations qui s'établissent avec l'empire à la faveur de la guerre


ne permettent pas à la dictature d'acquérir une stature régionale, leurs effets sont
considérables sur le plan intérieur, en particulier dans le domaine économique. L'assise
du régime s'en trouve largement consolidée.

Le succès le plus remarquable, et le plus remarqué, est la négociation d'une


nouvelle convention, beaucoup plus favorable que celle de 1924, toujours en vigueur à
la veille du conflit mondial.

Dès le début de l'année 1937, Trujillo entreprend des démarches afin d'assouplir
la lourde tutelle qui pèse sur son régime. Les bons résultats économiques et le ferme
contrôle du pays sont des arguments qu'il fait valoir auprès du secrétaire du
département d'État nord-américain, Cordell Hull722. Mais les oppositions sont fortes aux
États-Unis. Elles émanent plus particulièrement des cercles financiers qui craignent de
courir des risques en laissant la bride trop longue au dictateur. Le Conseil des porteurs
de bons, de nombreux sénateurs et le sous-secrétaire du département d'État, Sumner
Welles, se montrent réticents.

L'évidente dégradation de la situation de la dictature, après le massacre des


Haïtiens, ajoute encore au peu d'empressement de Washington. Pendant son passage
dans la capitale fédérale, en juillet 1939, Trujillo ne rencontre pas le succès. La
question de la convention n'est même pas abordée lors de la rencontre du dictateur avec
Roosevelt, limitée par la Maison-Blanche à une discussion purement protocolaire
autour d'une tasse de thé723.

Cependant, quelques jours plus tard, le Benefactor adresse une lettre à Roosevelt
depuis Washington. Après avoir fait état de la fidélité du gouvernement dominicain et

722 Max Henríquez Ureña et Andrés Pastoriza se rendent en mission spéciale à cet effet à Washington.
723 Trujillo rencontre Roosevelt le 11 juillet 1939. Cet événement est évoqué dans : 1938-1939. Faux
départ et sortie manquée.
-355-
de ses «huit années d'antécédents sans tache dans l'administration la plus sage et
sérieuse des intérêts publics et dans le plus strict respect de ses engagements
internationaux», il formule avec déférence une demande :
«Vous pourriez, Monsieur le Président, nommer Percepteur
Général des douanes dominicaines un citoyen de mon pays, ou bien vous
pourriez laisser la charge vacante, offrant la possibilité à notre
Gouvernement de retrouver ses prérogatives et de désigner le nouveau
responsable724.»
Le compromis proposé peut sembler alambiqué. En effet, selon les termes de la
Convention de 1924, la perception générale des Douanes est une officine nord-
américaine, dépendant directement du président des États-Unis. Le percepteur général
peut, à tout moment, faire appel à la protection armée nord-américaine contre les
autorités dominicaines s'il estime les intérêts nord-américains en danger. On voit donc
mal un Dominicain nommé à la tête de cet organisme, partie intégrante de
l'Administration des États-Unis…
En fait, la proposition embarrassée du dictateur traduit une contradiction. Pour
se renforcer le régime a besoin d'éliminer ce pesant carcan, mais, d'autre part, il n'est
pas en position de force pour en réclamer la disparition. Le ferait-il, qu'il se heurterait
immédiatement à l'opposition du Sénat nord-américain, garant de la Convention qu'il a
ratifiée par un vote. Aussi Trujillo cherche-t-il un arrangement.

Peine perdue, puisque Roosevelt répond quelques jours plus tard, assez
directement, au dictateur déjà en route pour la France :
«La simple nomination d'un citoyen dominicain comme
Percepteur Général des Douanes dominicaines, même si ce geste
satisfaisait le peuple et le Gouvernement dominicains, ne transférerait
effectivement aucune des responsabilités du Gouvernement des États-
Unis au Gouvernement dominicain, ce qui a été l'un des buts principaux
des deux Gouvernements725.»
Plus loin, il ajoute :
«Je crois presque superflu d'attirer votre attention sur le fait que,
selon notre Constitution, je dois soumettre ces instruments diplomatiques
au Sénat pour qu'il en juge et dispose.»
La fin de non-recevoir est sans ambiguïté. La Maison-Blanche indique qu'elle ne
s'engagera pas dans cette voie semée d'embûches et qui ne mène nulle part. Pourtant

724 Cette citation et la précédente sont extraites de la lettre du 26 juillet 1939. VEGA, Trujillo y el control
financiero norteamericano, p. 385, reproduit la missive.
725 Cette citation et la suivante sont tirées de la lettre du 4 août 1939. Voir ID., ibid., p. 387.

-356-
Roosevelt ne ferme pas tout à fait la porte. Il laisse entrevoir la possibilité d'un transfert
de compétences. Mais il est clair que, pour lui, ce moment n'est pas encore venu.

Les profonds changements qui s'opèrent avec la guerre qui éclate en Europe
modifient rapidement cette situation, comme nous l'avons vu. Le raffermissement de la
position de la dictature au sein de l'empire est vite perceptible dans les déclarations,
maintenant publiques, de Trujillo.
En février 1940, le dictateur saisit une occasion solennelle dont la mise en scène
a été très soigneusement étudiée. Le président du Sénat lui remet le grand collier de
l'ordre de Trujillo ce qui lui permet de prononcer un discours rappelant son œuvre et
annonçant les prochains objectifs. Ce même jour, le Benefactor décore de l'ordre de
Trujillo le prince Gaëtan de Bourbon-Parme, dont nous avons évoqué les sympathies
fascistes726. Les demandes en direction de Washington sont ainsi assorties d'un chantage.
Le dictateur dominicain déclare :
«Le moment où le système de politique internationale qui a donné
lieu à l'établissement de la perception générale des Douanes a été
accepté par le peuple dominicain ne peut se décrire que comme une de
ces époques de profond trouble national que nous avons vécues dans le
passé. De ce fait, en application de la politique de bon voisinage, il faut
que nous nous préoccupions -non seulement nous, mais aussi les États-
Unis d'Amérique- de modifier substantiellement et définitivement
l'instrument de politique internationale qui a servi à mettre en place un
tel système dans le pays727.»
Trujillo ne demande plus un obscur compromis mais une véritable renégociation
de la Convention de 1924, présentée comme désuète.

Le temps travaille pour lui. En effet les nouvelles qui parviennent d'Europe sont
de plus en plus inquiétantes pour Washington.

Après des années d'attente, la dictature obtient satisfaction. Le 24 septembre


1940 à Washington, Trujillo, nommé pour l'occasion ambassadeur extraordinaire en
mission spéciale de la république Dominicaine, signe conjointement avec Cordell Hull,
secrétaire du département d'État, un nouveau traité qui abroge la Convention de 1924.

726Cf. 1939-1945. La relance du panaméricanisme.


727 Discurso en que expresa […] sus sentimientos de gratitud al Poder Legislativo por la imposición que
del Collar de dicha Orden le hizo en solemne ceremonia celebrada el 22 de febrero de 1940. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 54.
-357-
Le document stipule :

- La suppression pure et simple de la perception générale des


Douanes.

- La désignation conjointe d'une banque en république


Dominicaine, où est déposé l'ensemble des fonds de l'État en gage du paiement effectif
de la dette.

- La nomination conjointe d'un représentant officiel des porteurs


de bons de la dette extérieure, chargé de percevoir les mensualités de remboursement
de la dette.

- La libre fixation des droits de douane par le gouvernement


dominicain.

L'importance politique de l'événement est indéniable :

- En retirant son percepteur général des Douanes, charge créée en


1905, Washington renonce à intervenir directement, à la source, dans les finances
dominicaines. Les Douanes reviennent à l'État dominicain qui peut les administrer
librement. Le drapeau nord-américain ne flotte plus sur le bâtiment, les employés sont
dominicains.
En modulant les droits de douane, la dictature a les moyens de déterminer sa
propre politique commerciale et d'augmenter ses revenus, si elle estime que la situation
le permet.

- Washington se donne cependant toutes les garanties nécessaires


pour tenir le régime sous sa férule et assurer le recouvrement des créances. Le
représentant des porteurs de bons dispose d'un droit permanent de contrôle des comptes
bancaires de l'État dominicain. Il peut, à tout moment, bloquer la totalité des avoirs
publics si les échéances ne sont pas respectées. Celles-ci ont d'ailleurs été précisées et
les montants ont été réévalués de façon à accélérer le remboursement. La tutelle est
donc fermement maintenue.

- Le trait le plus original est sans doute la collaboration instituée


entre Washington et Ciudad Trujillo par le nouvel accord. Elle ne suppose pas une

-358-
égalité, mais elle implique une relative confiance dans la volonté et la capacité de la
dictature de servir les intérêts de l'empire alors que les circonstances sont difficiles.
À bien l'examiner, on constate que cet agrément tacite repose sur des liens
directs établis entre la dictature et des cercles de décision nord-américains.
Les voyages répétés de Trujillo aux États-Unis, l'infatigable activité des
diplomates et envoyés spéciaux dominicains vise en permanence à se ménager des
complicités au sein de la métropole impériale. Un véritable réseau, qui se révélera d'une
extrême importance par la suite, se met en place à cette époque, sous la conduite de
l'influent Joseph Davies, ami personnel de F. D. Roosevelt 728. La nouvelle convention
favorise le développement de cet appareil, en lui accordant de facto une place
institutionnelle.
Ainsi l'établissement bancaire qu'il faut trouver d'un commun accord est désigné
d'avance : il s'agit de la First National City Bank qui opère directement dans le pays
depuis 1926. Trujillo et son épouse disposent de comptes bien approvisionnés à
l'agence de New York de cette banque, grâce à des transferts de capitaux qui échappent
à tout contrôle.
Le cas du représentant des porteurs de bons, également désigné par les deux
pays, est encore plus éclairant. Oliver P. Newman est immédiatement retenu d'un
commun accord. Ce membre important du parti démocrate est, depuis longtemps, un
ami personnel de Trujillo qui l'a même décoré de l'ordre de Duarte en 1938. Son poste
est une véritable sinécure, puisque sa tâche officielle se réduit à toucher en début de
mois les sommes dues au titre du remboursement de la dette. Pour ce travail, il reçoit du
gouvernement dominicain la somme de dix mille dollars par an729. Il est autant l'homme
de Hull en république Dominicaine que l'agent de Trujillo auprès du département d'État
nord-américain.

La récompense que la dictature reçoit de Washington n'est donc pas simplement


formelle. Un nouvel équilibre tend à s'instaurer entre le maître et le serviteur qu'il faut
replacer, pour l'apprécier, dans le cadre de l'évolution des rapports régionaux.

728 Nous revenons sur ce réseau d'agents politiques de la dictature aux États-Unis in : 1945-1947. La
ligne de défense de la dictature. On pourra également consulter la rubrique consacrée à J. Davies dans
l'annexe Notices biographiques.
729 À titre de comparaison, le secrétaire d'État aux Finances dominicain touchait six mille dollars par an
à cette époque. VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 438. Voir également Notices
biographiques.
-359-
La bienveillance impériale n'est pas sans fondement du strict point de vue
financier. La dictature s'est montrée exceptionnellement scurpuleuse dans le règlement
de la dette extérieure. Le tableau suivant le démontre sans conteste730 :

RETARD DES RÉPUBLIQUES AMÉRICAINES


DANS LE PAIEMENT DE LEUR DETTE EXTÉRIEURE
EN 1940
(En pourcentage de bons nord-américains non amortis à l'échéance)

Pays % Pays % Pays %


Bolivie 100 Colombie 99 Cuba 10
Guatemala 100 El Salvador 97 Uruguay 5
Mexique 100 Costa Rica 86 Argentine 0
Pérou 100 Chili 84 R. Dominicaine 0
Brésil 99 Panama 66 Haïti 0

En moyenne, soixante-trois pour cent des paiements dus à l'Amérique du Nord


sont différés dans l'hémisphère. Il est vrai que leur position de créanciers, fournit aux
États-Unis un excellent moyen de peser sur l'orientation des gouvernements de
l'hémisphère. Les traditionnelles renégociations de la dette sont, à cet égard, des armes
politiques incomparables. Mais les épreuves qui approchent ne sont pas favorables à un
maintien en l'état de la situation. Il faut plutôt éliminer les tensions et mettre la machine
économique et industrielle nord-américaine en condition de fonctionner à plein régime.
Le Conseil des porteurs de bons étrangers, organisme créé à l'instigation de la Maison-
Blanche, s'inquiéte. L'économie nord-américaine est menacée par les mauvais payeurs.
Aussi, la ponctualité dominicaine est-elle appréciée et encouragée.

À vrai dire, les grands pays du continent, obtiennent souvent de bien meilleures
conditions que la dictature dominicaine. Le Brésil et la Colombie voient leurs dettes et
les taux d'intérêts qui y sont attachés considérablement réduits. Le Mexique réussit à se
libérer de ce fardeau en 1941, moyennant un paiement presque symbolique 731. Le poids
de ces pays et, partant, leur importance pour Washington, expliquent ce traitement plus
favorable. En échange de la remise de dette, le Mexique peut mettre des dizaines de
milliers d'hommes à la disposition de l'armée des États-Unis et de son agriculture 732. Le
régime dominicaine n'a rien de tel à proposer. Sa rigoureuse orthodoxie s'explique
largement par cette situation.
730 D'après les données fournies par VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 456. Une
erreur de calcul a été corrigée.
731 Environ 10 % de la valeur nominale des bons. Les accords de réduction avec la Colombie et le Brésil
sont signés respectivement en 1941 et 1943. ID., ibid., p. 435.
732 Les citoyens mexicains en résidence aux États-Unis sont autorisés à s'enrôler dans l'armée nord-
américaine et l'émigration légale de travailleurs agricoles est organisée.
-360-
La comparaison avec la voisine Haïti est plus parlante. Dès 1934, dans le cadre
des négociations pour le retrait des troupes d'occupation, les présidents Roosevelt et
Vincent ont conclu un accord assez semblable à celui qu'obtiennent les Dominicains en
1940. Les Douanes ont été transférées sous le contrôle haïtien, un représentant fiscal
étant désigné conjointement, et Haïti rachetant la Banque nationale d'Haïti, succursale
de la First National City Bank.

La réussite, bien réelle, de la dictature dominicaine consiste donc plus à


rattraper un handicap sur ses semblables qu'à obtenir des avantages particuliers.
En témoigne d'ailleurs l'absence de tout traité commercial parallèle à la
convention financière. Les États-Unis continuent donc à bénéficier en république
Dominicaine de la clause dite de la nation la plus favorisée et peuvent exiger que leur
soient systématiquement consentis les tarifs les plus avantageux, et cela, sans règle de
réciprocité. Le profond déséquilibre des relations entre les deux pays reste entier.

Tel quel, le succès diplomatique et financier offre à la dictature la possibilité de


déployer une extraordinaire campagne de propagande politique dont nous ne
retiendrons que les points les plus significatifs :

- La nouvelle convention est immédiatement baptisé Traité


Trujillo-Hull. La personnalisation vise, évidemment, à présenter le dictateur comme le
héros salvateur du pays et aussi, à démontrer que la dictature compte des amis hauts
placés aux États-Unis.
Le ton est donné, toute la campagne portera sur ce double aspect : d'une part,
Trujillo revient spectaculairement sur le devant de la scène et est présenté comme
l'incarnation du projet national, d'autre part, une large place est faite à la bénédiction
nord-américaine. La contradiction, pourtant latente, est soigneusement éliminée des
discours et manifestations.

- Des manifestations grandioses sont organisées. Soixante mille


personnes sont mobilisées le 20 octobre pour une Marche de la Victoire sur l'avenue
George Washington. Des monuments, rues, ouvrages d'art sont baptisés de noms qui
évoquent la Convention de 1940, systématiquement désignée comme le Traité Trujillo-
Hull.

-361-
- Un grand retentissement est donné aux entrevues avec Marshall
et Roosevelt, déjà évoquées733. Les dirigeants nord-américains se prêtent de bonne grâce
à ces manifestations. En république Dominicaine, l'ambassadeur des États-Unis,
MacGregor Scotten, est présent lors des cérémonies qui célèbrent l'accord. L'échange
des instruments de ratification entre Hull et Trujillo, le 10 mars 1941, est à nouveau
célébré.

- Le 31 octobre, est votée la loi qui décerne au dictateur le titre de


Restaurateur de l'Indépendance Financière de la République. Trujillo était déjà le
Benefactor, il est maintenant également le Restaurador. Chaque titre prétend marquer
une nouvelle étape de la légitimation du dictateur : en 1932, Trujillo était reconnu
comme vainqueur des forces du Mal, en 1940, il devient celui qui fait renaître la Patrie.
Les termes employés renvoient à l'épisode historique fondateur constitué par la
guerre de Restauration de la République de 1863-1865.

- Mais les héros de la Restauration ne suffisent pas à Trujillo. Il


rejoint officiellement les Pères de la Patrie, puisqu'une loi, votée le même jour, prévoit :
«Chaque fois qu'il faudra placer, imprimer ou graver les effigies
de Duarte, Sánchez et Mella, sur quelque objet et en quelque lieu que ce
soit, on placera, imprimera ou gravera, au côté de celles des trois
trinitaires, son effigie734.»
On notera la minutie bureaucratique qui organise l'obsédante présence du
dictateur, confondu avec la Patrie.

- Sans jamais avoir été lycéen ou étudiant, il est nommé


professeur d'université d'économie politique, titulaire à la faculté de droit de l'université
de Saint-Domingue735.
La propagande suggère, sans ironie, que le dictateur a la science infuse.
L'accord ayant été signé le jour de la fête de Notre-Dame de la Miséricorde
grâce à la connivence des dirigeants nord-américain, l'anniversaire du traité se confond
avec les cérémonies religieuses qui honorent la protectrice du pays. Dès 1943, le 24
septembre est commémoré en tant que "Fête de la Patrie Nouvelle et de la
Miséricorde".
Le stylo avec lequel Trujillo et Hull ont paraphé l'accord, déclaré “Joyau
national”, est pompeusement remis au Musée national par le président Troncoso,

733 Voir 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.


734 Cette loi est promulguée le 7 novembre suivant. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 291.
735 La décision du Conseil universitaire est datée du 10 novembre 1940; elle est ratifiée par le président
Troncoso au début du mois de décembre.
-362-
lorsque les Douanes passent effectivement sous le contrôle dominicain, le 1er avril
1941.
La relique témoigne du miracle et de la nature divine de ses auteurs.

-363-
• LES ANNÉES FASTES

L'élimination de la tutelle nord-américaine directe sur les Douanes dominicaines


permet à la dictature de profiter pleinement de la situation.

Washington se préoccupe en effet de renforcer les liens économiques avec les


pays de l'hémisphère :

- Il s'agit de leur offrir des conditions attractives qui les


dissuadent de tourner leurs regards ailleurs.

- L'objectif est également de favoriser le développement et


l'exportation des productions dont auront besoin les États-Unis et leurs alliés.

- Il faut les mettre en état de faire face aux restrictions en matière


d'importations.

- Au-delà de ces aspects économiques, le but est d'éviter que des


crises politiques n'affectent la stabilité politique des pouvoirs en place, ouvrant des
brèches dangereuses au flanc du continent américain.

L'Export & Import Bank, plus communément appelé Eximbank, est l'un des
instruments de cette politique.

Dès juin 1940, cette institution accorde, avec l'aval du département d'État, un
prêt de deux millions de dollars à la république Dominicaine. La somme est en
particulier destinée à la réalisation d'un abattoir moderne, pourvu d'installations
frigorifiques dans la capitale et à des travaux portuaires.
Ces installations et améliorations doivent permettre d'approvisionner une partie
des Caraïbes que les États-Unis ne pourront plus servir.

En décembre de la même année, un nouveau prêt d'un million de dollars est


consenti par l'Eximbank. Des travaux doivent être entrepris dans le port de San Pedro
de Macorís qui exporte la plus grande partie du sucre consommé par la Grande-
Bretagne.
-364-
Plus curieuse peut sembler l'idée de construire un grand hôtel à Ciudad Trujillo.

L'économie dominicaine est relancée. D'autant que les prix des matières
exportées s'élèvent très rapidement. En régression depuis 1930, ils montent en flêche
dès 1942.

Le sucre, qui, à lui seul, représente la moitié des exportations dominicaines,


passe de 20,26 dollars la tonne en 1941 à 54,55 dollars l'année suivante; soit une hausse
de 169 %. L'ascension se poursuit, année après année. En 1947, la tonne de sucre se
vend 108,40 dollars. En six ans, le prix a été multiplié par 5,4.

Le cacao, vendu 116,61 dollars la tonne en 1941, atteint 431,73 dollars en 1947.
Le prix est multiplié par 3,7.

L'évolution pour le café est identique. Dans le même temps, son prix s'élève de
121,65 dollars à 443,88 dollars la tonne. Il a été multiplié par 3,6.

Enfin le tabac, quatrième des grands produits d'exportation, connaît des hausses
du même ordre. La tonne valait 41,48 dollars en 1941, elle se vend 210,98 en 1947. Son
prix est multiplié par 5,1.

Ces quatre produits agricoles représentent environ 90 % de l'ensemble des


exportations dominicaines en valeur736.

Il faut ajouter cependant que les prix des matières et biens importés augmentent
également dans de fortes proportions.
La pénurie de carburants et de pièces mécaniques, largement absorbés par
l'effort de guerre des États-Unis, freine le développement de la production.
Enfin, les difficultés du commerce international -à la différence du sucre cubain,
le sucre dominicain doit traverser tout l'Atlantique- contribuent à ralentir l'essor.

Mais la valeur globale des importations croît bien moins vite que celle des
exportations.
En effet la pénurie de biens de consommation sur le marché international limite
leur volume.

736 Calculs effectués à partir des données de Anuario estadístico de la República Dominicana, 1936-
1954, reproduites par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 394 à 398. Une erreur a été corrigée.
-365-
Washington, dans la mesure de ses moyens, veille à favoriser la production dans
l'hémisphère. Les carburants et les pièces mécaniques sont rationnés et répartis de façon
à réduire les inconvénients de la situation.
Des mesures militaires, telles que l'organisation de la navigation en convois,
sont rapidement prises afin d'assurer la sécurité du commerce.

La situation économique s'améliore donc considérablement comme on peut le


constater en examinant l'évolution de la balance commerciale depuis le début de la
dictature737 :

COMMERCE EXTÉRIEUR
1930-1947
(en milliers de dollars US)

Années Importations Exportations Excédent


commercial
1930 15 229 18 552 3 323
1931 10 152 13 067 2 915
1932 7 794 11 164 3 370
1933 9 323 9 521 198
1934 10 574 12 956 2 382
1935 9 790 15 531 5 741
1936 9 927 15 183 5 256
1937 11 692 18 129 6 437
1938 11 342 14 938 3 596
1939 11 592 18 643 7 051
1940 10 511 18 330 7 819
1941 11 739 17 124 5 385
1942 11 481 20 057 8 576
1943 14 361 36 205 21 844
1944 18 525 60 269 41 744
1945 18 126 43 564 25 438
1946 27 664 66 689 39 025
1947 53 448 83 206 29 758

Les sommes en jeu sont considérables.


Les exportations en particulier atteignent des sommets inimaginables avant
guerre. Dès 1942 la barre des vingt millions de dollars est franchie, l'année suivante, les

737 D'après les données de la Oficina nacional de la estadística, présentées par Luis GÓMEZ, Relaciones
de producción dominantes…, tableau n° 26, et J. C. ESTRELLA, La moneda, la banca y las finanzas
dominicanas, t. I, p. 353. Quelques erreurs de calcul ont été éliminées. À partir de l'année 1947 les
comptes s'effectuent en pesos dominicains, dont la valeur est strictement alignée sur celle du dollar nord-
américain.
-366-
trente millions sont dépassés, puis les quarante; en 1947 la valeur des exportations est
supérieure à quatre-vingt millions.
L'excédent commercial dégagé en six ans, à partir de l'entrée en guerre des
États-Unis est de près de 166,5 millions de dollars. Prospérité soudaine si l'on songe
qu'au cours des six années précédentes, de 1936 à 1941, il s'était élevé à seulement 35,5
millions et qu'entre 1930 et 1935, dans un laps de temps identique, il n'avait pas atteint
les 18 millions. Pour la seule année 1944, la meilleure de la période, l'excédent est
supérieur à celui cumulé des dix premières années du régime.

L'argent entre à flots. L'intensification de la production et des échanges assure la


hausse continue des sommes collectées par voie de taxes ou d'impôts. En outre, la
dictature est libre maintenant de modifier les taux des droits de douane. L'État voit donc
ses recettes augmenter considérablement : 16,8 millions de dollars en 1942, 17,5
l'année suivante, 21,8 en 1944, pour atteindre 29,6 millions en 1946. Quatre fois plus
qu'en 1930.
L'un des premiers soucis de Trujillo est de consolider et d'élargir la marge qui
lui a été concédée. Priorité est donnée au remboursement de la dette. Les échéances
sont respectées et même devancées. L'évolution au cours de la période est significative
738
:

ÉVOLUTION DE LA DETTE EXTÉRIEURE


DOMINICAINE
1931-1947
(appréciée au 31 décembre, en milliers de dollars US)

Années Montant Évolution


(indice)
1931 16 592 100
1937 15 740 95
1942 13 921 84
1943 13 287 80

738 Le montant du budget de l'État et de la dette extérieure sont régulièrement indiqués dans les comptes
rendus annuels au Congrès. Seul manque le message correspondant à l'année 1945. Pour l'année 1947, le
montant indiqué correspond au mois de juillet, date à laquelle la dette est liquidée. Voir les messages :
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 156; t. III, p. 229; t. IV, p. 248; t. V, p. 40 et 255.
Voir également : Trascendentales declaraciones hechas a un grupo de notables periodistas extranjeros
[…], el 16 de mayo de 1947, ID., ibid., t. VII, p. 187, et Al depositar en manos del señor Oliver P.
Newman […] el cheque […] en imponente ceremonia efectuada en el salón principal del Palacio
Nacional, ID., ibid., t. VII, p. 232.
VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano fournit une analyse extrêmement détaillée de la
question. Il démontre que, d'un strict point de vue technique, Trujillo ne s'en tire pas au mieux, voir
p. 594 et que le rééchelonnement de la dette en 1931-1934, s'avère en définitive fort coûteux. Mais,
Trujillo avait-il les moyens d'éviter cela ?
-367-
1944 12 652 76
1946 9 898 60
1947 0 0

Alors que la dette diminue à peine pendant la première période de la dictature,


elle décroît nettement avec les années de guerre, même si elle reste encore lourde.
Quand arrive la fin du conflit le mouvement s'accélère, au point qu'en six ans elle est
liquidée.

Le 21 juillet 1947, Trujillo remet théâtralement à Oliver P. Newman un chèque


de près de 9,3 millions de pesos, pour solde définitif. Il s'exclame :
«La République n'a plus aucun lien qui entrave la libre et
complète disposition de ses ressources économiques.»
En écho, le représentant nord-américain des porteurs de bons, lui répond :
«L'action de Votre Excellence aujourd'hui, place votre pays dans
une fière et éminente position parmi les nations de notre hémisphère739.»
La propagande célèbre l'événement en remontant le temps jusqu'à l'emprunt
Hartmont de 1869 : à l'en croire, le chèque glorieux rachète près de quatre-vingt ans de
sujétion et de honte.
Plus que jamais, la dictature se pose en héritière exclusive du projet national, en
rupture avec le passé politique depuis des décennies.

La liquidation de la dette extérieure s'accompagne de diverses mesures qui,


toutes, visent à accroître le pouvoir financier de la dictature. Énumérons les plus
remarquables :

- Le 24 octobre 1941, le jour même de son anniversaire, Trujillo


soumet au Parlement un projet de loi de rachat de la succursale dominicaine de la First
National City Bank. Deux jours plus tard la Banque nationale de réserves de la
république Dominicaine est officiellement créée. Le régime se dote ainsi d'un important
instrument d'intervention.

- Le 9 juillet 1942, une loi interdit tout transfert international de


capitaux en dehors des banques dument autorisées. La dictature se donne les moyens
d'exercer un contrôle renforcé.

739 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t, 2, p. 98.

-368-
- Le 29 août 1945, est créée la Banque agricole et hypothécaire
afin de financer le développement de la production, tant pour l'exportation que pour la
consommation nationale. La hausse des cours internationaux rend en effet certaines
cultures rentables. Le riz, hier massivement importé, en est le meilleur exemple.

- Le 1er janvier 1947, une réforme de la Constitution, instaure le


peso dominicain comme monnaie légale. Pour la première fois depuis quarante ans,
l'État dominicain peut émettre du papier monnaie. Grâce à la planche à billets, il peut
influer sur la masse monétaire en circulation dans le pays. La décision est importante,
mais elle a ses limites : le cours reste strictement aligné sur le dollar nord-américain.

Pas à pas, avec persévérance, en profitant habilement de la conjoncture, la


dictature s'emploie à occuper tout l'espace possible. Elle accapare toutes les fonctions
que l'empire lui cède, bon gré, mal gré, afin de se renforcer et d'en tirer profit. Elle veut
bien servir le repas, mais elle veut aussi goûter à tous les plats.

-369-
• UNE COLLABORATION INTÉRESSÉE

Bien sûr, l'action politique de la dictature est célébrée comme un combat


nationaliste par les thuriféraires de l'époque. Chaque mesure est présentée comme une
libération de la Patrie. Ce travestissement vise à légitimer la toute-puissance de la
dictature dans le pays et cache l'essentiel.

En effet, l'entreprise de Trujillo ne peut se développer qu'en collaboration avec


les hommes d'affaires et les politiciens nord-américains.

Washington ne soutient pas la dictature par philantropie, comme on le sait. Il est


entendu que celle-ci doit importer les produits nord-américains, faire appel aux firmes
des États-Unis et soutenir l'effort de guerre. Ainsi les crédits accordés par l'Eximbank,
par exemple, sont explicitement soumis à la condition que le matériel et les machines
achetés par la république Dominicaine seront d'origine nord-américaine. Chaque dollar
prêté reviendra ainsi deux fois aux États-Unis : la première sous forme d'achat de
marchandises, la seconde au titre du remboursement.

Si l'on songe que Washington prend ces dispositions à l'échelle de tout


l'hémisphère, il devient évident que pour les cercles industriels et financiers des États-
Unis, la guerre est d'abord l'occasion d'un extraordinaire déploiement économique740.
La république Dominicaine, comme d'autres dans la région, est un marché. Il
faut y vendre, et aussi y produire.
Admis parmi les serviteurs de l'empire, Trujillo devient donc naturellement un
partenaire en affaires. Les entreprises nord-américaines ne s'y trompent pas :

- En 1941, le terrain d'aviation de Miraflores est transformé en


aéroport, concédé à la Pan Americain Airways, grâce à des fonds fournis pas
Washington. Celle-ci a le monopole des vols internationaux, pendant que la Compañía
Dominicana de Aviación dont elle détient 40 % des parts -le reste appartenant à
Trujillo- opère dans le pays.

740 On connaît le mot célèbre des industriels nord-américains au début de la guerre : «Demandez-nous ce
qu'il vous faut, et nous vous le fabriquerons». Rapporté, entre autres, par ALLEN. Les États-Unis, t. II,
p. 114.
-370-
- En 1943, la puissante United Fruit Company s'implante en
république Dominicaine, à travers une de ses filiales : la Grenada Company. Il s'agit
d'installer une grande plantation de bananiers aux fins d'exportation. Des milliers
d'hectares sont achetés à très bas prix, grâce à la complicité des autorités dominicaines
dans la région de Monte Cristi, au nord du pays. Les paysans sont expulsés de leurs
conucos, détenus en régime de propriété collective. La compagnie puise l'eau sans
contrôle et ne paye que des taxes extrêmement faibles.

- Peu après, une autre filiale de la United Fruit Co., la Dominican


Fruit and Steamship Company, implante à son tour une bananeraie dans la région de
Azua, sur la côte sud. La plantation est de dimensions plus réduites, mais elle bénéficie
des mêmes privilèges.

- En 1944, un accord est passé avec la Foundation Company pour


la construction d'une cimenterie 741. La perspective est d'alimenter directement le marché
local des travaux publics, en rapide expansion sous l'impulsion de la dictature et du fait
des besoins de la guerre.

Encore ne s'agit-il là que d'entreprises qui s'implantent directement dans le pays.


Bien plus nombreuses sont celles qui fournissent le ciment, les aciers, les camions, les
automobiles ou les produits pétroliers.
Pour toutes ces firmes, que le Benefactor tienne le pays d'une main de fer ne
pose pas problème; bien au contraire, cela garantit que les projets montés avec lui
aboutiront réellement. Les oppositions éventuelles, les obstacles politiques ou légaux,
seront facilement éliminés.

Bien sûr, la corruption est la règle. Tout achat, vente, exportation ou


importation, donne lieu au versement d'une commission, occulte mais dûment tarifée,
qui aboutit dans les caisses du dictateur ou de ses proches. C'est le fameux “impôt
muet”, comme on dit communément.
L'appellation est bien trouvée. Car cette taxe clandestine, dispense de la plupart
des autres, officielles celles-là. Mieux, elle assure celui qui l'a versée de la protection de
la dictature.

741 Le contrat avec la Grenada Co. est daté du 21 avril 1943; l'accord avec la Foundation Co. du 1er
septembre 1944.
-371-
Dans le régime dominicain, corruption ne signifie pas anarchie. Bien au
contraire. La corruption implique un ordre rigoureux, parfaitement centralisé, au service
de ceux qui font affaire avec la dictature.

En conséquence, un pouvoir fort disposant de moyens de contrôle et


d'intervention étendus, un appareil dictatorial généreusement irrigué par une partie des
bénéfices dégagés, sont perçus comme allant de pair avec la sécurité et la rentabilité des
affaires. On n'hésite pas à armer un gardien efficace. La marge de manœuvre
grandissante qui est accordée à Trujillo s'explique d'abord par le rapide développement
économique impérial des années de guerre.
Les dirigeants politiques nord-américains en sont conscients, même s'ils ne
l'avouent pas publiquement. Ils cèdent des positions politiques à Trujillo en hésitant,
parfois, mais toujours avec l'objectif pragmatique de sauvegarder les intérêts des États-
Unis.

La construction de l'hôtel Jaragua montre assez bien que leur ligne est fixée en
toute conscience.
La construction de ce luxueux hôtel à Ciudad Trujillo en pleine Guerre
mondiale, unilatéralement décidée par le Benefactor, ne s'impose vraiment pas parmi
les priorités militaires. D'autant que l'affaire se double, à l'évidence, de nombreuses
escroqueries montées par Trujillo et ses proches. Sa femme revend 70 000 dollars un
terrain acheté 15 000. Lui-même cède l'édifice pour 400 000 dollars au gouvernement
alors que le contrat de construction n'excédait pas 200 000. Tout cela est dénoncé, à
plusieurs reprises, aux autorités américaines. Pourtant le ministre plénipotentiaire nord-
américain, MacGregor Scotten, fait la sourde oreille et déclare que les prix demandés
sont normaux. Le chargé d'Affaires également.
D'où Trujillo tire-t-il cette force ?

-L'hôtel est financé, grâce à un prêt à quelques années, par


l'Eximbank.

- Les matériaux sont presque tous importés des États-Unis; de


nombreuses entreprises y trouvent donc leur compte.

- L'American Hotel Corporation, présidée par le général nord-


américain à la retraite Kincaid, doit être chargée de la gestion de l'hôtel.

-372-
- L'implication personnelle du Benefactor garantit que, quelles
que soient les fraudes, l'État dominicain acquittera les factures.

La dictature dominicaine sait parfaitement que ces facteurs sont décisifs. Aussi
le maître d'œuvre désigné du projet est-il Hallet N. Hansard, un agent nord-américain
de Trujillo, qui organise contacts et rencontres.
Le résultat est que le 17 août 1942, le lendemain même de l'investiture de
Trujillo comme président de la république Dominicaine, l'hôtel Jaragua742 est inauguré
en grande pompe en présence de toutes les délégations officielles étrangères, au premier
rang desquelles se trouve le ministre nord-américain, Avra Warren. Du coup le luxueux
édifice apparaît comme un monument à la nouvelle collaboration entre Trujillo et les
États-Unis plongés dans la guerre. Le matin même, Avra Warren a d'ailleurs remis la
toge de docteur Honoris Causa de l'université de Pittsburgh au dictateur743.

De tels événements sont faits pour donner de l'assurance au Benefactor. D'autant


qu'au cours de cette même journée mémorable, les diplomates assistent également à
l'inauguration de l'abattoir de Ciudad Trujillo qui doit fournir aux États-Unis, clients
dans cette affaire, la viande pour Porto Rico et les Antilles françaises. Ces installations
aussi ont été financées par un prêt de l'Eximbank et nul n'ignore qu'elles sont en réalité
la propriété exclusive du dictateur, qui compte bien en retirer frauduleusement
d'énormes bénéfices.
Les autorités nord-américaines savent tout cela, mais on ne fait pas des affaires
et on ne conduit pas la guerre avec des scrupules moraux. Telle est l'opinion de Warren,
de Hull et de Roosevelt. Trujillo le sait bien.

Les premiers signes sérieux de tension n'apparaîtront que lorsque l'issue du


conflit commencera à se dessiner et que se posera la difficile question de l'ordre
d'après-guerre744. Mais lorsque l'ambassadeur Briggs se plaint, en décembre 1944 et
janvier 1945, que les frères de Trujillo organisent un marché noir lucratif avec les
pneus, livrés en quantités strictement contrôlée par Washington, le département d'État
lui interdit de s'en mêler et rappelle que, depuis le début de la guerre :

742 Le nom de l'hôtel est sans doute une provocation calculée. Jaragua était en effet le nom précolombien
d'une grande région qui occupait tout le sud-ouest de l'île, soit la plus grande partie de l'actuelle Haïti et
le Baoruco en territoire dominicain.
743 Voir 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
744 Nous évoquons cette question in : 1945-1947. L'opposition du capital impérial.

-373-
«…la responsabilité des États-Unis se limitait à l'attribution d'un
quota à chaque pays et que la distribution est dans les mains de l'agence
dudit pays745.»
Le ton est sans réplique.

Cette collaboration, pragmatique pour les uns, intéressée pour les autres,
débouche sur un extraordinaire enrichissement financier de Trujillo et de sa famille
directe.
Ses revenus annuels sont évalués à 3,5 millions de dollars et même 6 millions
pendant les années de guerre. Rappelons que, pendant ce temps, le budget de l'État se
situe entre 15 et 30 millions de dollars. Mais, plutôt que de comparer ces sommes, il
serait plus juste de les additionner, tant il est vrai que nul ne sait où finit la fortune
personnelle du dictateur et où commence le Trésor public.

On peut néanmoins tenter de dresser un tableau partiel des entreprises qu'il


possède directement ou à travers sa famille et divers prête-noms746 :

ENTREPRISES CONTRÔLÉES
PAR TRUJILLO OU SA FAMILLE
EN 1945
(Gains estimés en milliers de dollars US)

Entreprise Activité Gains Propriétaire déclaré


annuels et observations
Lotería Nacional Loterie nationale du 900 Concédée à Saviñón Lluberes,
gouvernement. beau-frère de Trujillo. Celui-ci
touche les 2/3 des sommes.
Salinera Nacional Monopole du sel. 600 Banque Agricole et Hypothécaire
à partir de 1946.

Sociedad Industrial Abattoir de la 500 Administrée par Saviñón


de Carne capitale. Monopole Lluberes. Financée par
de fait. l'Eximbank.
Ferretería Read Entreprise de fers et 500 Administrée par le beau-frère de
matériaux de Trujillo. Fournit régulièrement
construction. les travaux publics.
Hacienda FundaciónDomaines pour 350 Trujillo. La main d'œuvre,

745 El régimen de Trujillo en la República Dominicana, rapport secret des Renseignements du


Département d'État du 31 décembre 1946. Texte complet dans le recueil Los Estados y Trujillo, año
1946, t. II, p. 107.
746 Pour les données présentées ci-dessous, on se référera principalement à : ibid., t. II, p. 127.

-374-
et autres élevage du bétail et gratuite, est constituée de
production de lait. prisonniers gardés par l'armée.

-375-
ENTREPRISES CONTRÔLÉES
PAR TRUJILLO OU SA FAMILLE
EN 1945
(SUITE)

Seguros San Rafael Monopole des 240 Trujillo.


assurances.

Naviera Dominicana Compagnie de 100 McLaughlin, beau-frère de


navigation. Héctor Trujillo. Financée par
l'Eximbank.
Compañía Anónima Monopole de la 100 Trujillo.
Tabacalera fabrication de
cigarettes.
Aserradero Scierie et monopole 100 Trujillo.
Santelises de l'exportation de
bois.
Sociedad Industrial Monopole de la 100 Trujillo. Administrée par Bonetti
Dominicana production d'huile Burgos.
d'arachide.
Fábrica de Sacos y Fabrique des sacs et 90 Trujillo. Perçoit une commission
Cordelería cordes de sisal pour toute importation de sacs de
sisal. Se développera.
La Nación Journal quotidien. 90 M. F. Cabral. Dirigé par Sánchez
Lustrino. Le plus gros tirage du
pays.
Industrial Caobera Scierie et ébénisterie 50 Trujillo. Fabrique tout le
spécialisée dans mobilier du gouvernement.
l'acajou.
Caribbean Motors Concessionnaire de 50 María, femme de Trujillo.
Packard, Chrysler et Fournit le gouvernement, souffre
Good Year. de la pénurie pendant la guerre.
Atlas Comercial Concessionnaire de 30 Héctor, frère de Trujillo. Souffre
Company General Motors et de la pénurie pendant la guerre.
des pneus Goodrich.
Compañía Compagnie aérienne. 30 Trujillo et la Pan American
Dominicana de Airways.
Aviación
Central Lechera Production et ? Trujillo. Fournit des institutions
distribution de lait. publiques comme le Petit
Déjeuner scolaire.
Textilera Usine textile ? Trujillo est le principal
Dominicana actionnaire de cette entreprise
récente.

Trujillo, comme on le voit, a le sens des affaires. Encore ne s'agit-il là que de la


partie la plus visible de son empire commercial et industriel. Les réseaux qui prélèvent
-376-
des pourcentages sur toutes les transactions n'apparaissent pas. Pas plus que le Parti
dominicain ou la Croix-Rouge qui fournissent de substantiels revenus.

Loin de s'opposer au développement impérial, la dictature l'encourage et en


profite largement.

-377-
C/ LE RENFORCEMENT DE L'APPAREIL DICTATORIAL

• CONFORTER LE POUVOIR DU CHEF

L'argent généreusement répandu, les chantiers qui succèdent aux chantiers et le


développement de nouvelles activités permettent un renforcement de la dictature. La
république Dominicaine est une entreprise prospère qui dégage des profits
considérables. L'appareil du régime accompagne cet essor et s'en nourrit.

On pense d'abord à l'appareil international, en particulier en Amérique du Nord.


Les hommes politiques avec pignon sur rue, comme Joseph Davies, ou les trafiquants
comme George Djamgharoff, qui travaillent pour la dictature peuvent être assurés que
leurs efforts seront bien rétribués.
Qu'ils rencontrent Roosevelt ou Hull ou qu'ils organisent des manipulations
financières, les uns et les autres font d'abord des affaires. La justesse politique de la
cause qu'ils défendent se vérifie dans les bénéfices qui en découlent. Reprenant
l'aphorisme attribué à General Motors, ils semblent tous penser : “Ce qui est bon pour
nos affaires est bon pour l'Amérique.”
La dictature, qui a une vision cynique des rapports avec les hommes, comprend
parfaitement que le profit est le ressort principal, dans ce domaine. Convaincue que tout
personnage important qui fait de bonnes affaires avec le régime se transforme de lui-
même en un agent politique à son service, elle paye donc, et même généreusement.

Mais le développement économique permet également une montée en puissance


de la dictature en république Dominicaine.
Parlant devant le Rotary Club de Ciudad Trujillo en 1944, le dictateur reprend
une métaphore qu'il affectionne : son œuvre est un arbre qui croît :
«Foi en notre peuple ! Lá est la racine de tout ce que j'ai réalisé.
Si vous réunissez tous les ponts, tous les ports et les chemins
achevés par mon Gouvernement, si vous faites une cordillère en alignant
-et vous auriez matière à le faire sans hyperbole- les marchés et les
hôpitaux, les palais et les usines, les canaux et les écoles, les églises et
les établissements agricoles; si vous mettez par-dessus les institutions
créées ou élargies pour la culture de l'âme, les loisirs actifs et les plaisirs
-378-
de l'esprit, depuis l'Université jusqu'à l'Orchestre symphonique et le
Conservatoire de Musique et d'Art dramatique […] vous aurez sans
doute une œuvre qu'il revient à l'Histoire et non à moi-même de qualifier.
Mais si à tout cela nous arrachiez la racine et la sève de la foi vive et
patriotique qui l'a créé, vous le videriez et le laisseriez sans vie, même si
elle continuait à sembler superbe du dehors747.»

L'envolée hésite entre le lyrisme et la suffisance. Mais l'énumération


complaisante des réalisations du régime dit plus : le sort de la dictature est
indissolublement lié à cette marche en avant ininterrompue. Trujillo s'adresse aux
dignitaires de son régime comme un président directeur général présente son bilan à
l'assemblée des actionnaires. Que l'on songe en effet que ces «marchés», «hôpitaux»,
«palais», «usines», etc. et même le «Conservatoire de Musique et d'Art dramatique»,
évoquent pour chacun des membres de l'auditoire des réalités financières précises : pot-
de-vins, pourcentages réguliers, sinécures… Trujillo le sait mieux que personne.
L'appareil policier et bureaucratique dépend étroitement du profit.

Les années de guerre, avec les capitaux qui affluent et l'espace politique qui
s'ouvre devant la dictature, sont une époque bénie. Un marché intérieur, développé d'en
haut, s'ouvre. Les importations coûtent cher et sont rares, il devient donc rentable de
développer la fabrication de produits simples de substitution, comme le souhaite
Washington. Le commerce implique des routes et des ponts : Trujillo en construit
encore davantage. L'industrie et l'agriculture exigent une main d'œuvre en bonne santé
et qui maîtrise les connaissances rudimentaires : les soins médicaux et l'éducation sont
développés. L'appareil investit pour le présent et pour l'avenir.

Toute la démonstration du Benefactor vise cependant à mettre en lumière un


autre facteur, à ses yeux plus essentiel encore : la nécessité de maintenir vive la «foi
[…] patriotique». Dans le jargon de la dictature cela veut dire : obéissance absolue au
Chef suprême, cohésion sans faille, encadrement idéologique et policier de la
population, élimination implacable des “traîtres à la Patrie”… Trujillo martèle ce
principe : sans profit pas d'appareil, mais, plus encore : sans appareil pas de profit.
En pleine course aux affaires, le dictateur met obstinément au centre de ses
préoccupations la consolidation de l'appareil dictatorial.

747 Discurso pronunciado el 18 de noviembre de 1944 en el Club Rotario… TRUJILLO. Discursos,


mensajes y proclamas, t. V, p. 226.
-379-
Au cœur de cet appareil : Trujillo. C'est donc son pouvoir absolu qu'il faut
réaffirmer avec éclat pour armer policiers, bureaucrates et serviteurs du régime dans la
marche en avant qui est engagée.

En effet l'abandon forcé de la présidence, en 1938, pouvait être un élément


d'affaiblissement extrêmement dangereux. Il laissait percevoir les bornes d'un pouvoir
réputé illimité. Aussi les premiers efforts sont-ils consacrés à persuader chacun que la
rupture n'est qu'illusion. Voyons quelques uns des jalons de cette action tenace :

- La propagande ne cesse pas un seul instant. Sur la maison du


président Peynado brillent en lettres lumineuses ces mots qui surprennent et parfois
scandalisent les étrangers : “Dieu et Trujillo” 748. L'enseigne reste là pendant toute la
guerre, bien après la mort de Peynado. Partout le nom du Benefactor apparaît. Les
journaux l'encensent; il soumet des projets de loi; il agit au nom du pays.

- Lorsque Jacinto B. Peynado meurt, en 1940, le vice-président


qui lui succède à la magistrature suprême, Manuel de Jesús Troncoso de la Concha,
prononce le discours suivant lors de la cérémonie d'investiture749 :
«Ce serment, cependant, ne suffit pas. Je veux aussi jurer,
Messieurs, que je serai un fidèle continuateur de l'œuvre politique
commencée en l'année 1930 par le Chef Suprême et Directeur du Parti
Dominicain, Rafael Leonidas Trujillo Molina […] et que c'est en lui seul
que je chercherai l'inspiration et l'aide pour continuer cette œuvre qui est
la sienne et à laquelle la Nation doit son bonheur présent et l'assurance
de son avenir.»
La République, la Nation, le Parti dominicain, tout se fond en une seule réalité
totalisante : la personne du dictateur. Il est la source unique du pouvoir.
Cet asservissement reconnu et proclamé prend un relief particulier. Chacun se
souvient que le même Troncoso de la Concha, alors dirigeant de la classe politique
traditionnelle, avait été promené, menottes aux mains entre deux policiers, le long du
748 On peut voir des images d'archives de l'enseigne lumineuse dans le montage vidéo : El Poder del
Jefe I, 0 h 57 mn 30 s.
Un reportage de George KENT, qui décrivait l'atmosphère de Ciudad Trujillo à l'époque, contribua de
façon décisive à soulever une large partie de l'opinion en Amérique du Nord contre la dictature. Le titre
en était justement God and Trujillo, d'après l'enseigne lumineuse. Il parut en 1946.
Jacques SOUSTELLE, qui se rend à Ciudad Trujillo en mai 1941, évoque ainsi ses premières impressions :
«Je constatai aussitôt que toute rue ou place, tout édifice, tout monument de quelque importance porte le
nom de Trujillo, à moins que, s'il s'agit de quelque terrain de sports ou de quelque maison d'œuvres
familiales, on ne lui ait donné le nom de Molina -celui de sa mère. Au-dessus des principales avenues, en
lettres énormes incrustées d'ampoules électriques, on lisait cette inscription : Trujillo siempre, “Trujillo
toujours !”, et sur le toit d'une maison qui, me dit-on, appartenait à l'un de ses ministres, se détachait en
caractères de feu cette devise : Dios y Trujillo : “Dieu et Trujillo” !» La France combattante, p. 213.
749 Discours d'investiture du 8 mars 1940. GALÍNDEZ. La Era de Trujillo…, p. 95.

-380-
Conde, l'artère commerçante de la capitale, peu avant l'investiture de Trujillo en 1930.
La servilité d'aujourd'hui rappelle l'humiliation d'hier, affirmant la continuité du
pouvoir.

- Il est en effet essentiel d'enfermer la société tout entière dans un


temps dont elle ne peut s'évader car il n'offre ni faille, ni solution de continuité.
Le mois suivant, le Congrès vote une loi qui fixe officiellement au 16 août 1930
le début de l'Ère de Trujillo. L'investiture du Chef comme président de la république
Dominicaine se transforme en acte fondateur. Tout a donc commencé là, comme pour
les chrétiens tout débute avec la venue du Messie. Avant, le désordre et l'errance,
puisque la voie n'était pas encore tracée. Ainsi est rappelée, dans le calendrier même, la
rupture radicale qui donne son unité inaltérable à la période. En effet, obligation est
faite aussitôt de dater tous les actes officiels en se référant à l'Ère de Trujillo. Les
manchettes des journaux s'orneront aussi dorénavant d'une double date. Dans sa volonté
d'isolement totalitaire, la dictature ne va pas jusqu'à abolir le temps extérieur. Elle reste
consciente de ses limites.
Au début de l'année 1941, l'affaire est à nouveau à l'ordre du jour. Sans
explication bien claire, le Sénat opère un changement : la date originelle de l'Ère de
Trujillo est maintenant fixée au 16 mai 1930 750. Ce n'est plus l'investiture mais l'élection
qui est retenue comme point de départ. La dictature cherche ainsi à effacer, autant que
possible, la présidence de Rafael Estrella Ureña. Il faut que la rencontre entre le
dictateur et le peuple ait immédiatement et miraculeusement débouché sur un ordre
nouveau. Le coup d'État de février et la transition, incarnés par Estrella Ureña, sont
rejetés dans les limbes.

- L'hésitation entre les deux dates est d'ailleurs perceptible au


cours de l'année 1940.
Le 16 mai, l'appareil célèbre le dixième anniversaire de l'Ère de Trujillo. Paíno
Pichardo, président du Parti dominicain, rappelle le sens des cérémonies :
«À la même date, il y a dix ans, le peuple dominicain mit un terme
définitif à la vie de tâtonnements qui fut la sienne du jour où il obtint son
indépendance politique751.»
Tout retour en arrière est clairement exclu.

750 Le premier vote du Congrès a lieu le 16 avril 1940; celui du Sénat, le 22 février 1941.
751 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 279.

-381-
Le même jour, le dictateur adresse un message à la population «à l'occasion du
dixième anniversaire de sa prise en charge de la direction politique du peuple
dominicain752». On appréciera l'euphémisme, soigneusement calculé.
Le 16 août, nouvelle cérémonie de célébration de la première décennie de l'Ère
de Trujillo qui coïncide avec l'anniversaire de la Restauration de la République. Dans
un discours, le dictateur passe en revue ses réalisations depuis 1930.
L'essentiel est qu'à travers ces manifestations répétitives, le Benefactor affirme
publiquement non seulement qu'il dirige le pays, mais surtout qu'il n'a pas cessé de le
faire. Et cela, même s'il ne disposait, ni ne dispose encore, d'aucun titre légal.
Nul doute que nombre de regards se tournent vers Washington pour guetter
d'éventuelles réactions. Pas une voix officielle ne s'élève. Au contraire, encouragement
sans précédent, le secrétaire du département d'État signe avec Trujillo l'Accord
dominicano-nord-américain en septembre 1940753.
La route est donc libre pour revenir à une situation plus normale pour la
dictature : déjà s'amorce le retour officiel de Trujillo à la présidence.

- Un doute cependant doit encore être dissipé. Il porte sur la santé


du Chef.
Dans son message du 16 mai 1940, cité ci-dessus, le premier des points abordés
est justement l'annonce que sa récente maladie est maintenant guérie. Le peuple
apprend ainsi, a posteriori, que la vie de Trujillo était menacée.
La propagande ne donne cependant pas de détails sur le très grave anthrax,
opéré quelques jours plus tôt754. Cela ne pourrait qu'inquiéter.
En revanche, une active campagne de propagande s'engage rapidement pour se
réjouir de sa guérison.
En juillet, les dignitaires de Santiago, avec le général José Estrella à leur tête,
célèbrent des actions de grâce au nom de toute la ville.
Quelques jours plus tard un hommage qui marque la reconnaissance de tout le
pays est publiquement rendu aux médecins, nommément désignés, qui ont secouru le
Benefactor. Une médaille de la Gratitude nationale est créée à leur intention755.

752 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO. Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 68.
753 Voir 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
754 Cette grave infection, située à la base du cou, faillit coûter la vie au dictateur. L'opération et les soins
prodigués du 1er au 5 mai, écartèrent le danger mais la convalescence fut longue.
755 Les cérémonies de Santiago se déroulent le 15 juillet 1940. L'hommage aux médecins, également à
l'initiative du général José Estrella, a lieu le 27 du même mois. Arturo Logroño propose trois jours plus
tard, le 30, la création de la décoration.
-382-
Le 16 août, c'est la population de la capitale qui est invitée à manifester sa joie,
à l'annonce du rétablissement de Trujillo, lors des cérémonies du dixième anniversaire
de l'Ère.
Le 22, "Ramfis" fait dire une messe pour sa santé à Santo Cerro, près de La
Vega. Le dictateur y assiste en compagnie de sa femme et de son frère Héctor.
Une semaine plus tard, le 29 de ce même mois, une messe d'actions de grâce est
célébrée devant la Vierge de la Altagracia, patronne du pays, dans le sanctuaire de
Higüey. Trujillo est à nouveau présent.
La presse rend abondamment compte de toutes ces manifestations qui
mobilisent l'appareil et se prolongent pendant des semaines encore, jusqu'à la messe
solennelle à la cathédrale de Ciudad Trujillo, offerte par son épouse, le 26 octobre.

Cette campagne, particulièrement active dans le Cibao756, qui succède au silence


pesant durant la maladie, doit être appréciée comme un événement politique important.
Elle souligne à quel point tout repose sur la personne du dictateur. Cette concentration
du pouvoir garantissant une discipline absolue, est à la fois force et faiblesse. Toute
défaillance du Chef risque de conduire à la dislocation de l'appareil de la dictature. On
devine les inquiétudes, les commentaires, mais aussi les ambitions qui ont pu se
manifester dans les cercles proches du sommet quand la nouvelle de la maladie s'est
répandue. Les appétits sont en effet toujours prêts à se réveiller. Il faut donc, sans cesse,
prouver au peuple, et plus encore à l'appareil, que Trujillo règne encore.

- La campagne pour l'élection à la présidence, commence dès


1941. Elle ne prend cependant son plein essor qu'au début de 1942, après l'entrée dans
la guerre de Washington, quand les relations entre les deux capitales ont été clairement
fixées.
Il ne s'agit évidemment pas de défendre la candidature de Trujillo contre
d'autres. Il n'y aura pas d'adversaires, c'est entendu d'avance.
De plus, il exerce déjà le pouvoir dans la réalité et le montre publiquement. La
légalité elle-même a enregistré le fait : on a appris ainsi que son chef de Cabinet,
Teódulo Pina Chevalier, avait rang de secrétaire d'État757.
L'objectif est de remettre en mouvement tout l'appareil autour de lui. Le pays
entier doit être parcouru, quadrillé, mobilisé sans relâche. Tous les doutes, que son
retrait en 1938 avait pu faire naître dans les esprits, doivent être dissipés.

756 Nous verrons les raisons particulières plus avant. Signalons encore, par exemple, les solennelles
actions de grâce dans le parc Duarte de La Vega, le 16 septembre.
757 À la date du 4 octobre 1940, peu après la signature du "Traité Trujillo-Hull". R. D EMORIZI.
Cronología de Trujillo, t. I, p. 289.
-383-
Le moment choisi est le 21 janvier, fête de Notre-Dame de la Altagracia et
également fête des associations ouvrières -gremios- qui proclament alors qu'il sera leur
candidat pour les élections de mai 1942. Cette désignation première est significative :
Trujillo se présente d'abord comme le candidat du peuple. Il n'est pas l'otage d'une
organisation. Les relations inégales entre le Chef et l'appareil sont clairement fixées :
Trujillo ne doit rien à ceux qui le servent, ceux-ci lui doivent tout. La campagne
électorale est une campagne de clarification et de réaffirmation des liens de
dépendance.
D'ailleurs c'est au peuple entier qu'il répond, au lendemain de la Fête nationale.
En acceptant de se présenter à l'élection présidentielle, le Benefactor se rend à la prière
qui monte du pays, et accepte d'être «le guide suprême de la République758».
Entre-temps le Parti dominicain l'a officiellement déclaré candidat. Un mot du
dictateur est alors repris et servira de slogan pendant toute la campagne : «Mais je
resterai en selle759».
Martelé par d'innombrables orateurs à travers le pays, peint sur les murs,
reproduit sur les banderoles, systématiquement imprimé sur le matériel de propagande,
écrit en lettres de bronze au pied des monuments -équestres de préférence-, il est
ressassé jusqu'à la nausée. Il y a même un merengue, diffusé par la radio et chanté dans
tout le pays, qui s'intitule aussi : «Mais je resterai en selle»760.
Après la difficile période qui avait commencé à la fin de 1937, la phrase sonne
comme un défi aux forces adverses qui n'ont pas réussi à le jeter à bas. Image de
l'homme libre dans la tradition hispano-américaine, le cavalier semble guider son
peuple. L'avenir se présente sous la forme d'une magnifique chevauchée.
Le dernier acte se prépare lors d'un meeting qui, selon la propagande officielle,
rassemble plus de quinze mille personnes à San Pedro de Macorís, trois semaines avant
les élections. Le président de la Chambre des députés, Manuel A. Peña Batlle, élu à ce
poste dix jours plus tôt, lance l'idée que Trujillo occupe la présidence dès son élection,
sans attendre le délai légal de trois mois. Le lendemain même, le président Troncoso
donne son accord761. Aussitôt, les prises de position orchestrées se multiplient en faveur
de cette idée.

758 Manifiesto al pueblo dominicano, el 28 de febrero de 1942, en respuesta al clamor común…


TRUJILLO. Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 128.
759 En espagnol : «Y seguiré a caballo»; on peut également le traduire : «Et je poursuivrai ma route à
cheval». La Convention nationale du Parti dominicain se réunit le 15 janvier et le reconnaît comme
candidat du parti. Sa candidature est officiellement annoncée le lendemain; c'est alors que le slogan est
lancé.
760 On peut entendre ce merengue dans le montage vidéo : El poder del Jefe II, 13 mn 00 s.
761 Le grand meeting de San Pedro de Macorís se tient le 26 avril 1942. Peña Batlle a été porté à la
présidence de l'Assemblée le 16 du même mois. Troncoso de la Concha approuve la proposition le 27.
-384-
Le 16 mai 1942, l'élection est triomphale : il est officiellement proclamé que pas
un électeur n'a voté blanc ou contre sa candidature762.
Le lendemain, Trujillo remplace son frère Héctor démissionnaire dans le
gouvernement, puis, le 18 mai, il prend la place du président Troncoso, démissionnaire
à son tour. Les formes légales sont respectées.

Tout est enfin rentré dans l'ordre au sommet de l'État.

762 La Commission électorale nationale annonce avec le plus grand sérieux que 505 999 électeurs -on
admirera la précision du chiffre, sans doute inventé par un bureaucrate- ont voté, tous pour Trujillo.
-385-
• LA MODERNISATION DE L'APPAREIL

Le complément indispensable de cette réaffirmation du pouvoir absolu du


dictateur est la reprise en main de l'appareil dictatorial.

L'articulation de celui-ci est soulignée. Trujillo rappelle constamment le


nécessaire équilibre entre les deux aspects de l'appareil, l'un policier et l'autre
bureaucratique, en se référant à la genèse du régime :
«Si l'un, le militaire, représentait un appareil de coercition pour
que les eaux turbulentes ne débordent pas, l'autre, le civil, fut le canal
qui, faisant jaillir l'onde de l'âme du peuple, a apporté ses traits
caractéristiques de vertu pour imprégner les âmes et les préparer à la
culture du patriotisme763.»
Réprimer et endoctriner, telles sont les deux tâches fondamentales et
inséparables. L'armée et la bureaucratie, structurée par le Parti dominicain, sont mises
au premier plan.

L'indépendance absolue de l'appareil à l'égard de la société, complément de sa


complète soumission à la dictature, est constamment rappelée. Le modèle reste l'armée.
Célébrant le Centenaire de l'Indépendance, le dictateur retrace ainsi la situation après le
coup d'État de 1930 :
«Ce mouvement me trouva à la tête de la seule chose qui avait
échappé à l'influence dissolvante des luttes de partis : l'Armée Nationale
[…] L'Armée accomplit son devoir de préservation de l'ordre et de
protection de la famille dominicaine de sorte que le peuple put
revendiquer ses droits764.»
L'équipée de Rafael Estrella Ureña et des insurgés, qu'il a pourtant armée et
favorisée, est rejetée : le régime ne se reconnaît qu'une origine, l'organisation militaire.
L'obéissance et la discipline, baptisées "sens du devoir", sont la loi de l'appareil.

763 Importantes declaraciones a la revista Continente, de Ciudad de México, el 21 de abril de 1945.


TRUJILLO. Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 117.
764 Discurso síntesis de la historia dominicana, pronunciado el 27 de febrero de 1944, primer
centenario de la fundación de la República… ID., ibid., p. 184.
-386-
Le Benefactor s'attache donc à marquer publiquement que les instruments du
pouvoir sont directement placés sous son autorité personnelle.

Il n'est en effet pas de réunion du Parti dominicain qui ne rende hommage à


celui qui est désigné comme "Directeur" et "Chef". Ces titres, indissolublement liés à sa
personne, le placent bien au-dessus du président du conseil supérieur du parti, fonction
précaire par essence.

Bien que son frère Héctor soit en principe le commandant en chef de l'armée, le
dictateur reste le militaire de rang le plus élevé, seul à avoir le grade de généralissime.
Plusieurs cérémonies, avant même son élection, manifestent qu'il détient l'autorité
suprême. Il préside l'hommage que lui rendent les simples soldats en janvier 1942,
passant par-dessus la hiérarchie civile et militaire pour mieux marquer son lien direct
avec la troupe. Quelques jours plus tard, il est proclamé "Chef suprême de l'armée et de
la marine"765.

Le Benefactor profite de la période de prospérité qui s'ouvre pour moderniser


l'appareil afin d'accroître son efficacité. La pyramide du pouvoir est renforcée du
sommet à la base :

- Les pouvoirs des gouverneurs sont étendus. Ceux-ci sont


officiellement chargés de l'inspection et du contrôle de toutes les activités publiques et
de toutes les administrations qui dépendent du gouvernement. Afin de marquer la
volonté de centralisation, ils ne sont plus élus mais directement désignés par le
gouvernement766. L'emprise du Benefactor sur le pays est encore consolidée.

- Le réseau des alcaldes pedáneos, dotés de pouvoirs de police et


de justice , est devenu un incomparable instrument de contrôle de la population dans
767

tout le pays, y compris dans les campagnes les plus reculées. En 1945, ils sont près de
3 200. À l'occasion de la fête annuelle qui leur est consacrée, Trujillo déclare que ce
sont :

765 Les deux événements ont respectivement lieu les 8 et 20 janvier 1942. À l'occasion du premier, il
prononce un discours que l'on peut consulter : Discurso pronunciado con motivo del homenaje que le fue
rendido por clases y rasos del Ejército nacional y por los miembros de la Policía nacional… ID., ibid.,
t. IV, p. 123.
766 C'est par une réforme de la Constitution, qui entre en vigueur le 10 janvier 1942, que les gouverneurs
cessent d'être des élus pour devenir des représentants du pouvoir central. L'extension des charges qui
leurs sont conférées est organisée par un décret du 25 septembre de la même année.
767 Voir : 1930-1931. L'organisation de l'appareil répressif. Selon les statistiques, en 1945 le pays
compte 3 182 alcaldes pedáneos, titulaires ou suppléants.
-387-
«…des hommes pleins d'abnégation qui se montrent […]
d'efficaces et très utiles agents du Gouvernement dans la tâche décisive
et de la plus haute importance qui consiste à forger une conscience
civique éveillée et éclairée sur ses droits et obligations768.»
Au contact immédiat du paysan, de son épouse, de ses enfants, l'alcalde
pedáneo est un très efficace agent de renseignement. Il connaît les idées, les faits et
gestes de chacun. Représentant unique du pouvoir dans le hameau, ses demandes font
loi. Ne pas l'écouter ou lui désobéir, c'est s'exposer à voir arriver la police et être jeté en
prison. Si le régime décide une mobilisation générale en vue d'une revue civique ou
d'une commémoration, c'est lui qui fera monter les habitants du village dans les
camions.

- Des directives, destinées à renforcer le contrôle de la


population, sont données. Il faut relever en particulier la loi de septembre 1943 qui
établit des peines sévères contre les personnes qui participeraient à des danses vaudou
ou luá. Le travail d'élimination de la culture africaine se poursuit, en particulier dans la
zone frontalière où il prend un caractère agressif à l'encontre des Haïtiens. Le pouvoir,
et lui seul, définit ce qui est national et ce qui ne l'est pas. La réalité du peuple doit se
conformer à la dictature et non l'inverse.

Ce resserrement des liens s'accompagne d'un effort remarquable de


développement des médias, dont l'appareil a le monopole.
Trujillo décide de doter toutes les sections du Parti dominicain d'un récepteur
radio. Dans un pays où, malgré les efforts de la dictature pour développer le réseau
routier, de nombreux points du territoire ne peuvent être atteints qu'après des heures de
cheval ou de marche à pied, la mesure n'est pas sans importance.
L'installation, quelques années plus tôt, d'une station de radio nationale,
propriété du Parti dominicain, La Voz del Partido dominicano, prend ainsi tout son
sens. Dans les hameaux isolés de la montagne, de la côte ou de la savane, loin de la
capitale, les consignes quotidiennes et la propagande peuvent parvenir sans délai ni
entrave. Le PD, devient le détenteur exclusif de l'information nationale qu'il manipule à
sa convenance.
Un plan méthodique est poursuivi. En 1943, une nouvelle station, baptisée La
Voz del Yuna, voit le jour. Elle est aux mains de "Petán", le frère de Trujillo 769. Plus
768 Proclama del 2 de julio de 1945, con motivo de la celebración del Día del Alcalde Pedáneo.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 152.
769 Trujillo inaugure la station La Voz del Partido Dominicano, le 16 août 1936, à l'occasion de la fête de
la Restauration. Il décide de faire attribuer les postes récepteurs aux sections du PD le 11 mai 1940. La
Voz del Yuna, rebaptisée par la suite La Voz Dominicana, est officiellement inaugurée le 2 août 1943.
-388-
moderne et plus puissante, elle permet d'atteindre les villages reculés, et, surtout, de
franchir les frontières afin de diffuser dans les Caraïbes une information orientée. La
dictature peut directement s'adresser aux militaires qui complotent dans les casernes des
pays voisins et aux opposants des gouvernements en place. L'émetteur constitue
également un instrument efficace de dissuasion contre les autorités des pays de la
région qui offriraient leur aide aux exilés politiques dominicains. Le régime se dote
d'une arme redoutable dans la "guerre des ondes" qui va se livrer avec Haïti, Cuba et le
Venezuela pendant les années à venir.

Cette réorganisation des moyens d'information et de propagande est complétée


avec la fondation en 1940 d'un grand journal de la dictature, à diffusion nationale : La
Nación. Trujillo profite de l'arrivée des républicains espagnols qui comptent dans leurs
rangs des journalistes et des personnels qualifiés. Pendant une période de quelques
années, le journal sera largement rédigé et fabriqué par ces réfugiés. Le directeur en est
cependant un homme de confiance de Trujillo, compagnon de la première heure et
inspirateur de la prise du pouvoir en 1930 : Rafael Vidal Torres.
L'opération est bien combinée. En effet, deux ans plus tard, le vieux Listín
Diario, pourtant soumis à la dictature, disparaît. Il ne reste plus de grand journal
antérieur au régime.
Par la suite, en 1948, une dernière touche sera apportée avec la fondation d'un
nouveau journal, El Caribe, dont la direction est confiée à Anselmo Paulino Álvarez,
spécialiste de toutes les opérations troubles en direction d'Haïti770.

La mission qui est confiée à ces nouveaux organes de la propagande est


d'envergure. Trujillo la décrit ainsi, à l'occasion de la fête du journaliste en 1940 :
«Le journaliste […] assume les attributions et responsabilités
d'un véritable éducateur, et en ce sens il peut et doit être considéré
comme un maître dont la classe est limitée par les frontières d'un pays et
qui parfois dépasse ces limites pour offrir des enseignements à un
continent ou un monde entier771.»
On retrouve ici, la volonté de faire de la propagande du régime un instrument
d'intervention dans toute la région. Ce n'est pas un hasard si, à la même époque, le
Benefactor s'emploie à nouer des contacts avec des journalistes mexicains, argentins et,
surtout, nord-américains afin de disposer de porte-paroles réguliers dans la presse
étrangère.

770 La Nación commence à paraître le 19 février 1940. Le Listín Diario cesse de le faire deux ans plus
tard, le 15 janvier 1942. Quant à El Caribe, il est publié à compter du 14 avril 1948.
771 Mensaje dirigido a los Hombres de prensa, el 1 de febrero de 1940…. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IV, p. 49.
-389-
La bataille de presse qui se déroulera aux États-Unis à la fin de la guerre entre
journaux hostiles et favorables à la dictature se prépare déjà.

Par ailleurs, une campagne de construction de locaux propres au Parti


dominicain est engagée dans les principales localités. Le siège central, baptisé Palais du
Parti dominicain, est inauguré en grande pompe dans la capitale à la veille des fêtes de
l'Indépendance, en 1945. L'édifice est réellement imposant.
Quelques mois plus tard, peu avant la fête de la Restauration, le Palais du PD de
Baní est également béni par les autorités religieuses 772. Le plan, ambitieux, est de placer
au centre de chaque ville ou village, le siège local du Parti dominicain.

Dans le cadre de ce développement ordonné de l'appareil, l'armée bénéficie


d'importants investissements et de mesures destinées à la moderniser.

L'une des réalisations les plus importantes est la base navale et aérienne de la
baie de Las Calderas, dans un site remarquablement protégé et ouvert sur les Caraïbes,
à environ quatre-vingt kilomètres à l'ouest de la capitale. La décision est prise à la fin
de l'année 1938 et, un mois et demi plus tard, le terrain d'aviation est ouvert 773. Quant à
la base navale proprement dite, les travaux commencent en septembre 1943 et se
poursuivent pendant toute la guerre. Pour la première fois, la république Dominicaine
se prépare à disposer d'une marine de guerre.
L'entreprise est significative : la dictature qui, jusque là ne pouvait guère
menacer que la voisine Haïti, se pose en puissance régionale et cherche à se donner les
moyens d'intervenir dans les Caraïbes.
Cette politique fondée sur l'intimidation est largement dictée par la crainte d'un
débarquement d'exilés, nombreux dans les pays de la région. Aussi, un système de
surveillance permanente des côtes est-il mis en place sur instructions du dictateur à
partir de septembre 1942, alors que la guerre sous-marine est déjà dans sa phase
déclinante774. L'objectif est le bouclage militaire et policier du pays.

772 La construction du siège central de Ciudad Trujillo commence le 27 mars 1944; l'inauguration du
bâtiment s'effectue le 25 février 1945. Celui de Baní reçoit la bénédiction religieuse le 13 août de la
même année. Le choix des dates et des acteurs indique la volonté de la dictature d'identifier le PD à la
nation et à la religion catholique.
773 La loi est votée le 22 décembre 1938, et, dès le 2 février 1939, le terrain d'aviation est inauguré.
774 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 336 fait mention explicite de ces instructions à la date
du 7 septembre 1942. INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana, t. II, p. 292, corrobore le fait.
-390-
Parallèlement, Trujillo entreprend de développer la formation d'un encadrement
professionnel, parfaitement discipliné et techniquement préparé.
À cette fin une école d'officiers, le Centre d'enseignement Général Trujillo,
ouvre ses portes en janvier 1943 et accueille un premier contingent de cinquante élèves-
officiers. Afin que ses intentions soient bien comprises, le Benefactor déclare que
l'école «servira à éliminer le type de l'officier improvisé 775».En effet, les études
théoriques et pratiques durent deux ans. Le jour de l'An 1945, le Benefactor assiste à la
parade militaire que lui offre la première promotion issue de l'institution.

Cette modernisation est méthodiquement poursuivie. Des corps qui nécessitent


une formation technique poussée sont créés et développés.
Une compagnie du génie est ainsi constituée à la fin de l'année 1944.
Au cours de la même année un recrutement d'ingénieurs est organisé au profit
de l'artillerie, qui bénéficie d'un soin tout particulier.
Un baccalauréat en sciences militaires est mis en place, afin de préparer le
recrutement d'officiers dans toutes les armes.

Ce développement s'appuie sur la conjoncture politique régionale favorable à la


dictature. Rien de cela ne serait en effet possible sans l'assistance technique des
militaires nord-américains. Leurs conseillers sont présents et entraînent marins et
aviateurs du pays. De plus les officiers dominicains sont invités à parfaire leur
apprentissage aux États-Unis et à Panama. Quelques-uns se rendent à Cuba776.

Comme on l'aura remarqué, l'appareil se développe à la fois vers l'extérieur,


comme instrument d'une politique régionale, et vers l'intérieur, comme force plus
directement policière.
Les deux aspects sont indissolublement liés. L'endoctrinement et la terreur dans
le pays ont pour pendant une stratégie d'intimidation à l'égard des pays voisins qui peut
tourner à la confrontation.
Le pouvoir de Trujillo requiert en effet l'isolement politique de la république
Dominicaine. La dictature ne cesse de chasser ses opposants vers l'étranger, alimentant
ainsi de dangereux foyers d'opposition dans les pays rivaux. Craignant ceux qu'elle
exclut, elle doit toujours se montrer plus forte.
775 ID., ibid., t. II, p. 293. Déclarations du 27 février 1942, lors de l'inauguration officielle de l'école à
l'occasion de la fête nationale. L'institution militaire fonctionnait déjà depuis le 15 janvier précédent.
776 Voir à ce sujet le message de compte rendu annuel du 27 février 1945 qui fournit des renseignements
détaillés, in : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 259. La compagnie du génie est
constituée le 1er décembre 1943.
-391-
Il apparaît, à nouveau, que la dictature dominicaine ne peut se développer
durablement sans remettre en cause l'ordre régional.

-392-
• L'ÉPURATION DE L'APPAREIL

Faire de l'appareil un instrument efficace, obéissant parfaitement à la main du


Chef, implique de briser les hommes sans relâche. Parfois spectaculairement, afin de
donner une leçon à tous les serviteurs de la dictature et pour leur rappeler la fragilité de
leur position. Les intrigues, les promotions soudaines et les disgrâces tout aussi brutales
sont donc des événements chargés de signification politique pour l'appareil tout entier.

- Trujillo, loin d'interdire les machinations et les cabales, les


fomente et les encourage en sous-main, afin de mieux asseoir son autorité. Il règne ainsi
sur un monde de courtisans qui se jalousent et se déchirent.
Le président de la Chambre des députés, et directeur de Listín Diario, Arturo
Pellerano Sardá est brusquement retrogradé au rang de vice-président en 1940. Sa place
est prise par un sénateur, Abelardo René Nanita, autre thuriféraire de Trujillo. Deux ans
plus tard, le même Nanita, abaissé à son tour, le chasse à nouveau de ce poste.
Pellerano Sardá n'est plus que simple député. En outre, son journal vient d'être fermé.
De quoi cultiver de solides inimitiés entre les deux hommes777.
L'un des hommes-clés des machinations est Manuel Arturo Peña Batlle, qui
prend justement le poste de président de la Chambre des députés. Avec Gilberto
Sánchez Lustrino, directeur de La Nación, il continue à intriguer et provoque la chute
brutale du secrétaire d'État à la Présidence, Ricardo Paíno Pichardo en 1945. Destitué
sans explication du jour au lendemain, ce dernier est exclu des conseils des Ordres de
Colomb et de Duarte et de la commission pour le Phare à Colomb. Quelques mois plus
tard, la situation se renverse : Paíno Pichardo amorce une nouvelle carrière, tandis que
Sánchez Lustrino est dénoncé dans son propre journal comme ayant appartenu au Parti
républicain. Le mois suivant il est, à son tour, destitué de ses fonctions. L'opération se
poursuivra. En décembre 1946, Peña Batlle est atteint, lui qui avait réussi à parvenir au
poste envié de secrétaire d'État aux Relations extérieures est nommé comme ministre
plénipotentiaire à Port-au-Prince, affectation considérée comme une disgrâce778.
Le représentant diplomatique de la France, commentant cette chute, écrit au
Quai d'Orsay :

777 Le parcours de Pellerano Sardá mériterait une analyse, à lui seul. Notons qu'il commence sa carrière
en adhérant au Parti Dominicain en 1933, à la suite de l'emprisonnement de son père, à l'époque directeur
de Listín Diario. Le journal cesse de paraître le 15 janvier 1942 et Pellerano Sardá passe simple député le
16 avril suivant.
778 On se reportera, pour plus de détails, aux Notices biographiques en annexe.

-393-
«Tous les ministres de Trujillo, tous les fonctionnaires, tous les
serviteurs du régime sont remplacés les uns après les autres. C'est une
règle autocratique et un rappel à l'ordre779.»
Ainsi est démontré le fait que les dignitaires du régime n'ont aucun pouvoir par
eux-mêmes. Le journal qu'ils sont censés diriger peut être l'instrument de leur perte.
Des dossiers sont constitués sur chacun, prêts à ressortir. Rien n'est stable que le
sommet de la pyramide, dont tout dépend.

- Tout en entretenant les rivalités et les rancœurs, Trujillo conduit


parfois des opérations d'envergure destinées à un très large public. Il s'agit alors de
véritables démonstrations politiques pour l'ensemble de la population.
La liquidation de ce que représente Rafael Estrella Ureña et la chute du général
José Estrella, préparées de front, marquent durablement les esprits. L'épisode constitue
une étape importante de la consolidation du régime.
Les deux personnages, bien que celui-ci soit l'oncle de celui-là, semblent
pourtant différents a priori.780
Rafael Estrella Ureña, dirigeant politique du coup d'État de février 1930,
président provisoire ensuite, puis vice-président de Trujillo avant de fuir aux États-Unis
et d'être déclaré “traître à la Patrie”, vit un exil assez lamentable. Aux insultes et aux
révélations infâmantes a succédé l'oubli officiel.
En revanche, le général José Estrella, responsable militaire du coup d'État de
1930, est probablement l'homme le plus puissant du pays après Trujillo. Gouverneur de
Santiago, la capitale du Cibao, depuis 1932, il a été nommé chargé de mission spécial
pour tout le nord du pays en 1934. C'est-à-dire qu'il représente directement le
Benefactor de Puerto Plata a Samaná et, à ce titre, règne en maître sur près de la moitié
de la République. Une telle longévité et une telle puissance sont uniques, d'autant qu'il
n'est pas lié à Trujillo par les liens du sang.

L'un et l'autre deviennent insupportables pour la dictature.


Rafael Estrella Ureña parce qu'il marque la filiation du régime avec le passé.
Sans lui, homme de parti et de faction, pas de dictature. Par sa présence, même
lointaine, il semble rappeler que Trujillo a une dette envers lui et les siens.
José Estrella, justement parce qu'il est trop puissant, trop autonome. Ses titres
brillants le condamnent car ils font pâlir les étoiles du généralissime. Son nom est
donné à un canal d'irrigation, il est le parrain de "Ramfis". Bref, il apparaît comme
l'homme providentiel du Cibao.

779 Courrier du 7 janvier 1947, signé De Maricourt. ADMAE, AM-44-52-RD, n° 5, p. 1.


780 On consultera les rubriques de l'annexe Notices biographiques pour plus de précisions.

-394-
L'offensive de Trujillo est d'abord doucereuse. Il rencontre Rafael Estrella
Ureña à Miami et l'invite à rentrer en république Dominicaine à la fin de l'année 1939.
Ce dernier accepte et fait le voyage sur le yacht présidentiel Ramfis, mis à sa
disposition par le dictateur. La presse célèbre la magnanimité de Trujillo qui lui accorde
une entrevue peu après son retour. L'exilé fait d'ailleurs acte de soumission publique en
adhérant au Parti dominicain. La propagande continue à rendre compte.
Pendant ce temps José Estrella est présenté comme le plus ardent défenseur de
Trujillo. N'a-t-il pas encore récemment pris la tête d'un regroupement afin de rendre
hommage aux médecins qui ont sauvé la vie du Benefactor ?

L'attaque, inattendue, est fulgurante : en octobre José Estrella est destitué et, en
novembre 1940, il est jeté en prison avec son neveu. Une vieille affaire, qui avait
épouvanté le pays en 1930, ressort des cartons : l'assassinat du dirigeant politique
Martínez Reyna et de son épouse en juin 1930781. Estrella Ureña et José Estrella sont
accusés de participation au meurtre.
Bien sûr, le crime a été choisi avec soin. Chacun sait que Trujillo lui-même
avait donné l'ordre et que l'exécution en avait été confiée à José Estrella. Sinistre
comédie : le Benefactor se penche maintenant avec sollicitude sur le sort de la victime
et fait savoir que les responsables seront châtiés. Le procès s'ouvre donc. L'arbitraire le
dispute à l'odieux : Estrella Ureña et José Estrella ne sont déjà plus rien. Ce dernier est
d'ailleurs condamné à vingt ans d'emprisonnement pour un autre crime.
Quand tout le monde s'attend aux condamnations dans le procès pour le meurtre
de Martínez Reyna, nouveau coup de théâtre : le tribunal déclare qu'il y a prescription
des faits et libère Estrella Ureña, après quatre mois d'emprisonnement. Celui-ci,
s'humilie publiquement et remercie Trujillo. La propagande continue à rendre compte.
Ce n'est qu'un répit, puisque, quelques semaines plus tard, des accusations,
visiblement extorquées par la contrainte, de José Estrella contre Estrella Ureña sont
largement reproduites par la presse. La réouverture du procès plane comme une épée de
Damoclès782.

Trujillo vient de démontrer spectaculairement qu'il ne devait rien à personne et


que nul ne disposait de la moindre parcelle de pouvoir, qu'il ne lui eût personnellement
concédée. Son bon vouloir est la loi unique du pays. Tout le pouvoir se résume à lui
seul. Le dictateur n'a ni passé, ni alliés. Il ne connaît que des exécutants, simples
instruments dont il peut changer à sa guise.
781 Nous évoquons cette affaire in : 1930-1931. La liquidation des adversaires déclarés.
782 Rafael Estrella Ureña ne connaîtra pas le repos jusqu'à sa mort, en septembre 1945. Un jour il est
nommé à un poste honorifique, pour être mis en accusation dans la presse le lendemain. Trujillo joue
avec lui, comme le chat avec la souris. Ironiquement, le dictateur dispose après le décès de sa victime que
le nouvel hôpital de Santiago sera baptisé Président Estrella Ureña. Voir l'annexe Notices biographiques.
-395-
Suprême démonstration de la toute-puissance du Benefactor, ce sont les
victimes elles-mêmes qui proclament la sentence. Elles s'humilient, s'accusent
mutuellement et remercient le bourreau qui les frappe. Elles se discréditent et se
disqualifient publiquement, sans même que Trujillo n'intervienne. Leur avilissement est
une véritable mort politique.

- La sanction qui s'abat sur un dignitaire semble parfois plus


ridicule et, par conséquent, moins exemplaire. Elle dénoterait surtout une faiblesse de
caractère du dictateur, lit-on souvent. Ce jugement nous semble occulter l'essentiel.
La disgrâce du médecin personnel de Trujillo, par exemple, n'est pas accueillie
comme un événement futile ou saugrenu par les membres de l'appareil, tant s'en faut.
Remarquons d'ailleurs que le docteur Francisco Benzo est un personnage politique
important du régime783. Secrétaire d'État à la Santé, il a eu l'honneur d'accompagner
Trujillo en 1939, à l'occasion de son voyage aux États-Unis et en Europe. Il vient même
d'être nommé vice-président du Conseil supérieur du Parti dominicain, quatre mois plus
tôt, lorsqu'il est brutalement démis de toutes ses fonctions en juillet 1940. Ses
décorations lui sont retirées et il perd sa chaire à l'université de Saint-Domingue.
Quelques jours plus tard, il est jeté en prison.
Le motif ne fait pas de doute : Trujillo a failli mourir d'un très grave anthrax
situé à la base du cou. Au cours des mois précédents, le docteur Benzo n'avait pas su
poser un diagnostic correct et préconiser les soins nécessaires. Le dictateur n'a été
sauvé, de justesse semble-t-il, que par une opération pratiquée au début du mois de mai
sous la direction du docteur Darío Contreras.
Le docteur Benzo paye donc son incompétence par la prison et la perte de tous
ses titres. Il est clair qu'il est victime de la colère de Trujillo. Certes. Mais la réaction
démontre surtout que le pouvoir a été menacé. Et, de fait, il l'a été. Que la personne de
Trujillo disparaisse, ou même qu'elle s'efface pour un temps, et l'unité de l'appareil sera
rompue. Il y a donc bien eu un crime de lèse-majesté dans la négligence, réelle ou
supposée, de Benzo. Rétablir la souveraineté du dictateur, implique un châtiment
public. Et aussi des récompenses pour les bons serviteurs de l'État : Wenceslao
Medrano, qui a participé à l'opération de Trujillo, est nommé secrétaire d'État à la Santé
en remplacement de Benzo, puis, quelques jours avant l'élection triomphale de Trujillo
en 1942, Contreras lui-même est nommé à ce poste784.

783 Voir l'annexe Notices biographiques.


784 L'équipe dirigée par Darío Contreras opère Trujillo et le soigne du 1er au 10 mai 1940. W. Medrano
est nommé est nommé secrétaire d'État à la Santé, le 22 juillet 1940. D. Contreras lui succède à ce poste,
le 28 avril 1942.
-396-
Les sanctions individuelles qui s'abattent sur les dignitaires prennent tout leur
sens si on les replace dans un cadre plus général. Ces châtiments publics sont en effet
les manifestations spectaculaires d'une épuration générale de l'appareil, jusqu'au bas de
la pyramide. Ils éclairent une volonté politique qui s'exerce sur tous les plans et qui
concerne chaque serviteur de l'État. Outre leur intérêt immédiat et particulier, ils ont
donc une fonction pédagogique.
La campagne d'épuration, ainsi annoncée et justifiée, affecte les secteurs
fondamentaux du régime : les forces armées, l'appareil politique proprement dit et la
bureaucratie.

Les responsables militaires sont concernés au premier chef. Dans son premier
compte rendu annuel après son accession à la présidence en 1942, Trujillo le fait savoir
très clairement. Il déclare aux parlementaires :
«La hiérarchie de l'Armée a été l'objet d'un examen destiné à
faire apparaître […] les officiers qui bien qu'étant arrivés aux premiers
rangs de la hiérarchie n'avaient pas accompli des tâches qui leur fissent
mériter une juste promotion; compte tenu de cet examen, les mesures
pertinentes ont été prises785.»
On remarque d'abord que le dictateur n'hésite pas indiquer qu'il existe des
fautifs, y compris au plus haut niveau. L'objectif est d'indiquer que nul n'est à l'abri. Le
zèle est donc exigé en permanence. Un euphémisme transparent indique le sort réservé
aux tièdes : la rétrogradation. Les cas d'officiers qui reculent d'un ou plusieurs rangs
dans la hiérarchie ne sont en effet pas rares. Le tableau d'avancement se parcourt dans
les deux sens.
Un mode de fonctionnement de l'institution militaire est donc ici affirmé. À
travers lui, est dessiné d'une main ferme le profil politique de l'armée. Le service du
Chef, arbitre des carrières, est mis au premier rang, la compétence technique ne vient
qu'en second. Trujillo, mieux que quiconque, sait que, laissés à eux-mêmes, les états-
majors peuvent rapidement se transformer en rivaux. L'épuration vise à dénier toute
marge d'autonomie aux forces armées à un moment où le Benefactor commence à les
doter d'un armement et d'une formation technique modernes.

L'appareil politique fait également l'objet d'un réexamen très sérieux. L'affaire
est menée par un spécialiste de la délation et de la provocation : José Enrique Aybar.
785 Memoria que de la labor del Poder Ejecutivo correspondiente al año 1942, presentó al Congreso
Nacional el 27 de febrero de 1943… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 252.
-397-
Celui-ci est à la tête de l'une des organisations les plus actives de l'appareil : la Garde
universitaire "Presidente Trujillo". Placée directement sous la protection du Chef qui lui
accorde son nom et son titre, lui remet son drapeau et ses uniformes, la Garde
universitaire est d'abord un réseau d'espionnage786. Les activités des enseignants et des
étudiants, leurs prises de positions, leurs paroles sont soigneusement enregistrées et
transmises. Constituée et reconnue comme un corps militaire, elle défile et parade, afin
d'intimider les éventuels esprits forts. Enfin, elle peut conduire des opérations violentes
contre telle ou telle cible désignée.
Si Trujillo se méfie des velléités d'indépendance des officiers qualifiés, souvent
formés à l'étranger, il craint tout autant que l'université ne devienne un foyer de
subversion. Appuyés sur leur savoir reconnu, conscients d'être nécessaires au
développement du régime, confortés par leurs relations internationales, la plupart du
temps issus des meilleures familles du pays, les enseignants et étudiants peuvent se
croire dispensés de la soumission absolue qui est la règle de la dictature. Aussi, à
l'université comme dans l'armée, le Benefactor fait-il accompagner par un renforcement
du contrôle policier la modernisation et le développement technique et scientifique,
voulus par lui. À ce titre la Garde universitaire est un instrument politique perfectionné,
adapté aux nouveaux besoins de la dictature.
Ces caractéristiques éclairent la mission politique que le dictateur lui confie
dans un cadre qui dépasse très largement l'université. Le premier essai a lieu en mai
1940 : la propagande annonce que la Jeunesse trujilliste a été constituée. Mais l'affaire
reste encore obscure. Elle prend vraiment corps en octobre de la même année : la Garde
universitaire, à l'occasion d'un meeting dans la capitale, annonce qu'elle constitue le
Parti trujilliste. La nouvelle organisation, placée sous la présidence d'honneur de
"Ramfis", recrutera au sein du Parti dominicain et sa «finalité est de coopérer à
l'épuration et à la rééducation politique du peuple dominicain787».
L'appareil comprend rapidement que l'ensemble du Parti dominicain va être
passé au crible. La campagne est lancée. Il devient indispensable d'être membre de la
nouvelle organisation pour établir la preuve de sa loyauté. Les candidatures affluent :
les membres du Parti dominicain défilent, bon gré mal gré, pour se soumettre à

786 Nous avons évoqué la constitution de cette organisation au chapitre : 1932-1937. Le caporalisme.
Il faut remarquer qu'en septembre 1937, au lendemain de l'abandon du fauteuil présidentiel, le Benefactor
reconnaît publiquement à cette organisation le droit de continuer à s'appeler "Président Trujillo", à
condition de ne pas se livrer à des manœuvres politiques qualifiées d'inopportunes. Dans le même temps,
il fait savoir qu'il paie de ses deniers tous les uniformes de cette organisation qui fait officiellement partie
des forces armées. Ainsi constituée, l'organisation exprime ouvertement l'intention du dictateur de
perpétuer son pouvoir absolu et apparaît comme son instrument personnel. Pour plus de précisions
consulter la rubrique consacrée à cette organisation dans l'annexe Les principales organisations
politiques et syndicales.
787 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 290. La Jeunesse trujilliste est officiellement créée le 17
mai 1940; le meeting constitutif du Parti trujilliste a lieu le 14 octobre. INCHÁUSTEGUI. Historia
dominicana, t. II, p. 298, donne des précisions supplémentaires.
-398-
l'examen. À la fin de l'année, Trujillo lui-même confirme la procédure, obligatoire dans
les faits : la propagande annonce qu'il a demandé à être inscrit au nouveau parti. La
presse rend régulièrement compte des candidatures des personnages les plus importants
et des résultats. Bientôt des demandes sont rejetées : il ne reste plus aux dignitaires en
disgrâce qu'à se retirer, dans l'attente de jours meilleurs788.

Il s'agit bien d'une profonde remise à jour du Parti dominicain. On mesurera


l'ampleur de la campagne si l'on se rappelle que l'adhésion au PD est obligatoire dans
les faits pour tous ceux qui occupent des charges qu'ils doivent à l'État, fonctionnaires
compris. Tout l'appareil, jusqu'au dernier de ses agents, est rassemblé dans cette
organisation. Le dictateur désigne les bons et les mauvais serviteurs, admettant les
premiers dans le saint des saints et rejettant les seconds. Les positions acquises,
l'organisation interne du parti, sa hiérarchie sont donc remises en cause. L'épuration
démontre que les titres, les postes et les organes dirigeants n'ont pas de réalité propre.
Ce ne sont qu'apparences. Le Parti dominicain tout entier n'a d'existence que comme
projection de la volonté de Trujillo.
La campagne inquisitoriale se poursuit pendant l'année 1941. Le Parti trujilliste
mène grand bruit jusqu'aux élections de mai 1942. Peu après, il disparaît
progressivement de la scène, sans explication789. Le Benefactor, à nouveau
officiellement placé au sommet de l'État, clôt ainsi cette opération centrale.

D'autres actions complémentaires, seront annoncées et conduites par la suite;


comme l'épuration du Rotary Club dominicain, institution qui, en liaison avec des
cercles dirigeants aux États-Unis, rassemble sous la houlette du dictateur la bonne
société dominicaine790.
Tous les responsables qui l'auraient oublié doivent réapprendre qu'ils vivent
avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

Le troisième et dernier dernier volet de cette campagne d'épuration, vise la


fonction publique dans son ensemble. Plus nettement encore que dans les autres

788 Relevons par exemple les cas de Abigaíl Delmonte, impliqué dans l'affaire Barletta mais grâcié en
1939, ou de Francisco Pereyra, député de Santiago. Trujillo demande son inscription depuis le yacht
Ramfis, le 5 décembre 1940.
789 La dernière information que nous ayons trouvée, relative à la création de jardins potagers par la
section féminine du Parti trujilliste, est datée du 27 mai 1943.
790 C'est à l'occasion d'un hommage qui lui est rendu par le Rotary Club que Trujillo, en guise de
«marques de gratitude» (sic), annonce le réexamen de l'appartenance de ses membres. On appréciera
l'humour noir de l'occasion et des paroles choisies. Al responder con expresiones de agradecimiento al
homenaje que le fue ofrecido, el 3 de noviembre de 1946, por la Rama dominicana del Rotary
Internacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 349.
-399-
domaines, l'opération est liée à la volonté de développement économique de la
dictature. De manière significative, Trujillo évoque la question en complément à
l'annonce d'un emprunt national d'un million de pesos et d'un vaste programme
d'ouverture d'écoles d'urgence. Dans des déclarations que reproduit le journal La
Nación, le dictateur s'exprime ainsi à propos du recrutement des fonctionnaires :
«Ce qui attire particulièrement mon attention c'est le fait que,
dans leur immense majorité, ceux qui sollicitent un poste invoquent des
nécessités économiques, mais non leur préparation pour le plein
accomplissement de la charge, et il est nécessaire que les candidats à des
emplois publics se rendent compte que l'on a besoin d'employés
adéquats, avec des aptitudes mentales et morales satisfaisantes pour
servir le peuple et que le Gouvernement n'est pas un établissement de
bienfaisance791.»
Le constat sans complaisance établi par Trujillo indique les problèmes
complexes auxquels se heurte la dictature. Le système clientéliste traditionnel continue
à fonctionner. Certes, les caudillos ont été éliminés et ils ne se partagent plus les
emplois publics pour les offrir à leurs protégés, mais ils ont été remplacés par le
Benefactor lui-même. Ce titre, qu'il affectionne, n'indique-t-il pas d'ailleurs l'image qu'il
veut donner de lui-même ?
On adhère donc au Parti dominicain, on renseigne la police et on se répand en
louanges du Chef, afin de se voir attribuer une sinécure en retour. Hier, il y avait
plusieurs protecteurs possibles, aujourd'hui il n'y en a plus qu'un; encore plus puissant
par conséquent. Voilà tout le changement pour bien des Dominicains. Chaque caudillo
avait des dizaines de filleuls dans sa région qui demandaient assistance en faisant état
de leur condition misérable, Trujillo en a des milliers à travers le pays qui harcèlent ses
représentants.
Il est bien évident qu'ils font de piètres employés de l'État lorsqu'ils obtiennent
enfin satisfaction. Ils ont rarement la qualification requise et, quand bien même ils
l'auraient, ils ne se sentent guère tenus de s'acquitter de fonctions dues à leur fidélité et
non à leur capacités.
Ce système ne peut accompagner la modernisation voulue par Trujillo. Il s'y
oppose même et tire en arrière la dictature, la ramenant vers l'ancien ordre des choses.
Il faut donc prendre des mesures draconiennes : refuser les postes à ceux qui ne
peuvent assumer la charge, exiger de ceux qui sont en place un travail réel et organisé.
«Le Gouvernement n'est pas un établissement de bienfaisance»; ces paroles de
conclusion, répétées à satiété dans l'appareil au cours des semaines qui suivent, fixent
l'orientation sans ménagement et annoncent de sérieux changements.
791 Importantes declaraciones, el 25 de marzo de 1943, acerca del envío al Congreso Nacional del
proyecto de ley mediante el cual se autoriza la emisión… ID., ibid., t. IV, p. 338.
-400-
Une Commission nationale du Service civil est rapidement créée selon des
directives précises du dictateur. Voici comment Trujillo en décrit la mission et le
fonctionnement, lors d'un bilan qui porte sur sa première année d'existence, en février
1944 :
«Les examens des serviteurs de l'Administration Publique et de
ceux qui sont candidats, ont été régis par des programmes efficacement
tracés […], les membres de la Commission se transportant en différents
endroits du territoire national pour mettre à la portée de tous ceux qui
pourraient le désirer les avantages qu'offre cette nouvelle institution du
Gouvernement pour obtenir une charge publique792.»
Pour la première fois, le recrutement des fonctionnaires de l'État est normalisé à
l'échelle nationale. La situation de ceux qui sont en place est également examinée. On
remarquera qu'afin d'échapper à toute pression locale, un seul organisme est habilité à
exercer ces contrôles. La campagne d'information nationale complète le dispositif en
visant à freiner, sinon empêcher, le recrutement local. L'objectif est d'homogénéiser
l'administration publique et de supprimer les intermédiaires. Elle deviendra ainsi un
outil efficace pour la création et l'accumulation de nouvelles richesses.

Pendant toute la période des années 1942 à 1946, Trujillo affiche en permanence
son souci de placer la fonction publique sous son contrôle personnel. Symboliquement
il reçoit les fonctionnaires au Palais national lorsque l'occasion se présente. La
propagande le fait amplement savoir793.
C'est que l'affaire est délicate. Former un corps de fonctionnaires professionnels
comporte des risques sérieux : les liens de soumission personnelle peuvent s'affaiblir,
menaçant l'édifice politique de la dictature qui repose, on le sait, sur la soumission
absolue au Benefactor. On touche ici du doigt une difficulté, déjà relevée dans les
domaines militaire et proprement politique : il faut introduire des critères de
recrutement et de fonctionnement techniques et professionnels, sans pour autant
relâcher l'emprise politique.

La dictature répond à ce défi par une combinaison de mesures différentes, dont


le seul dénominateur commun est la volonté de tout centraliser autour de Trujillo.
Ainsi, parallèlement au travail de normalisation du recrutement, un Comité
d'épuration des fonctionnaires est-il mis en place. Un questionnaire confidentiel qui
792 Mensaje depositado ante la Asamblea Nacional el 27 de febrero de 1944, año Centenario de la
República, contentivo de una extensa reseña de los actos administrativos correspondientes al año 1943.
ID., ibid., t. V, p. 85. Après une réunion sous sa présidence du Conseil de gouvernement, le 3 novembre
1942, la Commission avait été officiellement fondée, le 9 du même mois.
793 Par exemple les 13 et 15 janvier 1945.

-401-
comporte ving-deux rubriques est distribué à tous les serviteurs de l'État, civils et
militaires, qui doivent répondre sous trois jours. La lecture des questions posées ne
laisse aucun doute sur le but poursuivi. Après avoir demandé la date d'inscription au
Parti dominicain (question n° 6), et le nom de la personne qui a recommandé le
fonctionnaire pour son recrutement (question n° 10), le document aborde de façon
ordonnée la question principale :
«12. Collaboration détaillée à l'œuvre du Gouvernement actuel.
a) À quelles cérémonies assistez-vous ?
b) À quelles cérémonies n'assistez-vous pas ?
c) Propagande que vous avez réalisée en faveur du
Gouvernement.
d) Combien d'articles non politiques avez-vous écrits ?
e) Combien d'articles politiques avez-vous écrits ?
f) Combien de causeries, conférences ou discours avez-vous
prononcés sur des questions qui intéressent le Gouvernement ?
e) À quelles autres occasions avez-vous manifesté votre loyauté
(envers le Gouvernement) ?
g) Assistez-vous scrupuleusement aux Te Deum les jours de fêtes
nationales, aux cérémonies politico-culturelles, aux manifestations, aux
réunions agricoles, aux réunions du Parti Dominicain, etc. ?
h) Quelles tâches importantes à caractère politique avez-vous
menées à bien cette année ?
i) Que faisiez-vous avant d'être fonctionnaire ?
j) Quelles étaient vos activités politiques avant d'entrer au Parti
Dominicain ?794»
La minutie de l'enquête policière, la nature des renseignements demandés -
facilement vérifiables auprès des autorités et du PD-, les comparaisons implicites, sont
implacables. Aucune dérobade n'est possible. Chacun trouve motif à s'inquiéter.
D'autant qu'on lui demande de fournir lui-même les armes qui seront, le cas échéant,
retournées contre sa personne. Même s'il fait preuve d'un zéle à toute épreuve, on
pourra toujours lui opposer son passé (rubriques i et j) ou ses relations (question n° 10).
La disgrâce récente d'un ancien protecteur fait du fonctionnaire un suspect, voire un
coupable. Ce sont des aveux que chacun signe, la peur au ventre.
Au-delà de ce premier effet, parfaitement calculé, le document dessine le
portrait du fonctionnaire ou du militaire idéal : c'est, avant tout, un militant
inconditionnel de la dictature. Non seulement il est adhérent du PD, cela va de soi, mais

794 Le texte complet du document dominicain figure dans le rapport de renseignements de l'attaché
militaire nord-américain n° R-130-45 en date du 3 août 1945. Voir le recueil : Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1945, p. 178.
-402-
il participe aux réunions et aux actions de propagande. Il ne se contente pas d'appliquer
les consignes, il saisit spontanément toute occasion pour prendre la parole en défense
du régime, rédige et prononce des discours. Bref, pour être un bon fonctionnaire, il ne
suffit pas de suivre la ligne, il faut se montrer un prosélyte actif au service de la
dictature.
Le portrait diffère sensiblement de celui du professionnel moderne et compétent,
tracé en d'autres occasions. Le conflit entre les objectifs transparaît dans certaines
questions posées, comme les rubriques d et e, qui, visiblement, donnent la priorité à la
propagande sur l'action professionnelle.

Confrontée à ses propres contradictions, la dictature choisit d'abord le


renforcement de sa domination politique sur la société tout entière. Cette volonté
hégémonique est le facteur qui conditionne tous les autres et, comme ici, en limite la
portée réelle.

La dernière partie du questionnaire le confirme :


«13. Savez-vous si un ou plusieurs de vos proches ont été ou sont
dans l'opposition au Gouvernement ?
14. Si vous avez appris que l'un de vos proches était un opposant
au Gouvernement, quelle a été votre attitude à l'égard de cette
personne ?
15. Lesquels de vos proches ne sont pas inscrits au Parti
Dominicain ?
16. Si l'un de vos proches n'est pas inscrit, savez-vous pourquoi ?
17. Connaissez-vous des responsables politiques ou des
fonctionnaires opposés au Gouvernement ?»
Ici, le fonctionnaire n'a plus seulement à répondre de lui-même; il doit
renseigner les autorités et dénoncer ceux qu'ils fréquente. Visé par l'épuration, il en
devient l'instrument à son tour. La faiblesse congénitale de la dictature réapparaît ici :
chaque individu semble pouvoir, à tout moment, se transformer en danger pour le
régime. Les événements de la fin de la guerre et de l'immédiat après-guerre apportent la
preuve que ces inquiétudes sont fondées, comme nous le verrons795.

Significativement, la fonction d'agent de l'État se confond en fin de compte avec


celle de policier.

795 Voir 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre froide.

-403-
4. DE LA GUERRE MONDIALE À LA
GUERRE FROIDE. 1945-1947

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le monde offre un aspect nouveau,


encore difficile à déchiffrer. Avec le recul puis l'effondrement des puissances de l'Axe,
l'effacement relatif de l'Europe et le surgissement des deux grands vainqueurs, les
États-Unis et l'URSS, l'ordre ancien est définitivement rompu sans qu'un nouvel
équilibre ne soit encore clairement instauré.

De cet ébranlement sans précédent sont nés d'immenses espoirs qui se sont
répandus dans le monde entier. La résistance puis la victoire de l'URSS, présentée
comme la "patrie du socialisme", font entrevoir à de larges secteurs ouvriers, populaires
et intellectuels, l'avènement d'un monde enfin débarrassé de l'oppression et de
l'exploitation. Les partis communistes se développent et essaiment sur tous les
continents. Nombreux sont également les démocrates qui pensent que le conflit qui
s'éteint, puis s'éloigne dans le passé, emportera avec lui les régimes dictatoriaux qui
subsistent encore. Les accords de Yalta, Chapultepec et Potsdam, tous signés entre
février et août 1945, qui fixent les conditions de la "sécurité collective" en Amérique et
dans le monde n'ont pas encore révélé dans la pratique toute leur signification politique.

Le régime de Trujillo s'était trouvé une place comme base arrière des États-Unis
dans la Guerre mondiale. Le conflit s'achevant, il est privé de sa fonction et, du même
coup, de sa légitimité. À nouveau il tend à apparaître comme un facteur de désordre.
Son existence est mise en question, plus gravement encore qu'au lendemain du
massacre des Haïtiens d'octobre 1937. Les menaces proviennent de trois directions
différentes : Washington, le prolétariat dominicain et les exilés.

Ces périls se conjuguent souvent étroitement. Néanmoins, des contradictions


internes se font jour au fil des mois. La Maison-Blanche, qui s'est engagée dans une
politique très hostile à la dictature, s'enlise et se retire progressivement du combat, les
responsables communistes, qui contrôlent directement ou indirectement le mouvement

-404-
ouvrier, se séparent des dirigeants de l'opposition en exil dans la région, enfin ceux-ci
se lancent dans une tentative solitaire qui tourne court.
Les hésitations, les mouvements contradictoires, les failles qui surgissent ici et
là et se propagent rapidement, sont les témoins d'une évolution qui en quelques mois,
de février 1945 à mars 1947, va conduire de la Grande Alliance contre l'Axe à la guerre
froide. L'habileté de l'appareil du régime dominicain réside dans sa capacité à percevoir
d'emblée les fissures dans le front, en apparence uni, que lui opposent ses adversaires.
Convaincue qu'il existe une place pour elle, la dictature détecte immédiatement les
divergences d'intérêts, et de stratégies, derrière les idéaux démocratiques communs.
Souvent avant les intéressés eux-mêmes. En ce sens, elle joue le rôle d'un révélateur :
ses initiatives et ses succès annoncent et dévoilent les grands affrontements
internationaux à venir.

Armée de cynisme, étrangère à tout idéalisme, la dictature saura dissocier ses


adversaires pour les affronter isolément. Concluant des paix séparées avec les uns, elle
s'en fait des alliés conjoncturels, et met ainsi les autres en position de faiblesse. Puis
elle se retourne contre ceux avec qui elle avait pactisé. L'un, après l'autre, elle parvient
ainsi à écarter les trois périls qui menacent son existence. Vers le milieu de l'année
1946, il est clair que l'offensive de Washington s'essouffle. En mars 1947, le
mouvement ouvrier est aux portes de la défaite. En septembre de cette même année, les
forces qui, dans la région, menaçaient la dictature, subissent un cinglant revers.

-405-
A/ LA MENACE IMPÉRIALE

• L'OFFENSIVE DIPLOMATIQUE

L'ambassadeur nord-américain à La Havane, Spruille Braden 796, résume


parfaitement la découverte des nouveaux horizons au sortir de la guerre dans un rapport
secret adressé au département d'État en avril 1945. Il y définit la politique que doivent
maintenir les États-Unis à l'égard des dictatures et de ce qu'il appelle «les régimes
discrédités». Posant d'emblée la question de fond : faut-il continuer à entretenir des
relations amicales et de coopération avec ces gouvernements ?, il y répond ainsi :
«Tant que notre hémisphère se verra menacé, ne serait-ce que
faiblement, par l'Axe, […] notre propre préservation doit être notre
considération primordiale et elle doit l'emporter sur toutes les autres.
Mais quand la menace d'une action militaire de nos ennemis dans le
Nouveau Monde aura été éliminée, je crois que nous devrons réexaminer
notre politique à l'égard des dictateurs et des Gouvernement discrédités,
qui sont la négation des principes et des libertés démocratiques pour
lesquelles nous luttons actuellement797.»

Cette vision mérite que l'on s'y arrête, car elle va devenir pour un temps celle du
département d'État puisque Braden est nommé en septembre de cette année 1945, sous-
secrétaire d'État aux Affaires latino-américaines. Les conclusions de cet examen
prospectif de la situation permettront de définir des positions de principe dont découlera
par la suite l'attitude conjoncturelle des États-Unis. Plusieurs remarques s'imposent :

- Braden raisonne encore dans le cadre continental. Le domaine


géographique d'influence et de responsabilité de Washington reste “l'hémisphère” -
c'est-à-dire l'Amérique dans la terminologie en usage depuis Monroe- ou le “Nouveau
Monde”. Le caractère mondial de la guerre qui s'achève798 est absent de la réflexion.
Paradoxalement, au moment où les armées nord-américaines sont déployées sur la
796 Nous allons voir qu'il est appelé à jouer un rôle très important dans l'hémisphère.
797 Cette citation ainsi que les suivantes sont extraites de la lettre n° D-9103 du 5 avril 1945. In extenso
dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 151.
798 Quatre mois plus tard, le 2 septembre 1945, le Japon capitulera. Au moment où Braden écrit ces
lignes, Washington prépare déjà précisément l'après-guerre : la Conférence de San Francisco, qui
adoptera la Charte des nations unies, est réunie depuis une dizaine de jours (ouverture le 25 avril 1945).
-406-
planète, de l'Allemagne aux Philippines, le diplomate raisonne en termes de défense
contre une menace qui pèserait sur l'Amérique. Sa vision reste celle qu'avaient les
Nords-Américains au moment de Pearl Harbor.

- La guerre n'étant pas encore perçue dans toute sa dimension, les


enjeux de la paix sont également posés dans un cadre ancien. La Conférence de Yalta
vient de se tenir deux mois plus tôt 799, traçant des perspectives mondiales nouvelles,
pourtant Braden n'envisage l'avenir que comme une prolongation de la situation
d'avant-guerre. Pour lui, la Deuxième Guerre mondiale n'est plus qu'une parenthèse qui
se referme, un épisode qui s'est déroulé dans «des conditions exceptionnelles» ou «des
circonstances spéciales» pour reprendre ses propres termes dans la lettre qu'il adresse
au département d'État. Il n'est donc pas étonnant qu'il place sa réflexion sur la politique
de Washington en Amérique sous l'égide de la doctrine du Bon Voisinage définie en
1933, qu'il appelle :
«…l'étoile polaire grâce à laquelle on peut fixer le cours de notre
politique.»

- Le rôle des États-Unis dans la guerre et par suite leur mission


dans la paix qui approche se réduisent à une croisade pour la démocratie. En ce sens,
les dictatures qui ont pu avoir un rôle de soutien de l'Amérique du Nord pendant la
guerre, et donc une légitimité du point de vue de Washington, cessent d'être utiles; elles
deviennent même un obstacle. La page se tourne pour elles. Comme le dit Braden sans
ambages:
«L'époque où les dictateurs auraient pu nous aider est passée
dans la majeure partie des cas800.»
On ne peut pas considérer comme démagogiques des propos qui, rappelons-le,
sont strictement confidentiels. Mûrement affinés par un diplomate d'envergure, ces
arguments sont destinés à convaincre le département d'État; il ne s'agit donc pas non
plus d'un naïf étalage de bons sentiments. Pas davantage que ne l'était la politique du
Bon Voisinage. Ce sont bien des considérations pratiques de stratégie politique qui
conduisent Braden à définir cette position ferme et mêmes agressive. Il précise :
«Quand finira la guerre, “une tolérance inconséquente des
institutions nocives”801 dans notre hémisphère peut mettre en danger

799 Du 4 au 11 février 1945.


800 Lettre n° D-9103 du 5 avril 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 156. Nous allons voir,
plus précisément, quels sont les dictateurs spécifiquement visés par Braden.
801 L'auteur de cette citation semble être Braden lui-même. En effet sa lettre du 5 avril 1945 se présente
comme un commentaire développé d'un mémorandum qu'il avait remis précédemment. Ce faisant, il
répond à une demande de Nelson Rockefeller, secrétaire-adjoint du département d'État, auquel il
succédera en octobre de la même année.
-407-
notre sauvegarde future en laissant un milieu ouvert à l'infection et
propre à l'usage des Nazis, qui se cachent actuellement, ou d'autres qui
s'opposent à la démocratie802.»
Ce n'est donc pas au nom d'une morale abstraite que le diplomate nord-
américain préconise l'infléchissement politique. Son objectif est le maintien de l'ordre
impérial sur le continent. Les ennemis de cet ordre sont maintenant à ses yeux :
Martínez, Ubico, Trujillo, Moriñigo et Vargas803 qu'il dénonce nommément dans sa
lettre. Les dictateurs du Salvador, du Guatemala, de la république Dominicaine, du
Paraguay et du Brésil sont des plaies ouvertes sur un corps sain, blessures qu'il
convient de guérir aussi vite que possible, si on ne veut pas mettre en péril la santé du
continent. Là encore, Spruille Braden raisonne dans un cadre ancien puisque le
principal danger reste pour lui le nazisme, alors que dans un mois l'Allemagne
capitulera.
Il est vrai qu'à la veille de la guerre et pendant toute sa durée, les États-Unis ont
nourri des inquiétudes quant à l'attitude de plusieurs pays : Trujillo avait installé un nid
d'espions allemands, Vargas s'inspirait largement de l'État mussolinien et en Argentine,
en plein conflit mondial, un coup d'État militaire s'était opposé à l'entrée en guerre du
pays aux côtés des États-Unis. Or les deux premiers dirigeants sont encore là et en
Argentine les auteurs du coup d'État de juin 1943 tiennent toujours le pouvoir.

Néanmoins, après les groupes nazis, Braden en évoque «d'autres qui s'opposent
à la démocratie». Il précise immédiatement sa pensée :
«Eu égard à ce dernier point, nous ne pouvons pas ignorer ce
qui, comme je l'ai indiqué fréquemment, peut être la menace la plus
dangereuse et insidieuse de l'ère de l'après-guerre contre le mode de vie
des Amériques et de la démocratie : Le communisme. Il faut avoir à
l'esprit que les lois d'action et de réaction font que les dictatures
labourent plus profondément le sol fertile pour cette idéologie si
destructrice».
On trouve ici, en germe et encore énoncée comme une hypothèse, une nouvelle
vision du monde et du rôle de États-Unis. Ce sont les prémices de la nouvelle étape qui
s'est déjà objectivement ouverte dans la difficile négociation avec Moscou pour trouver

802 Ibid., p. 151. Tout au long de la guerre, les services secrets nord-américains ont établi des listes de
sympathisants nazis ou fascistes résidant dans les divers pays d'Amérique latine. On se souvient que,
Trujillo avait fait arrêter 49 étrangers suspectés de sympathies pour l'Axe dès le mois de décembre 1941,
les envoyant ensuite aux États-Unis où ils furent internés (cf. 1939-1945. Une fidélité réaffirmée). On sait
également qu'à la fin de la guerre de nombreux dignitaires nazis se réfugient en Amérique latine, en
particulier dans les pays du Cône Sud.
803 Martínez est déjà tombé en mai 1944, mais reste sans doute une figure emblématique. Perón manque
à l'appel car il n'apparaît en pleine lumière qu'en octobre. Ibid., p. 153 et 155.
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un modus vivendi. Mais ce n'est que progressivement et de façon souvent contradictoire
que Washington va se pénétrer de son rôle de champion de l'anti-communisme.

La période qui va des derniers mois de la guerre jusqu'au début de 1947 est donc
extrêmement difficile pour le régime de Trujillo qui voit sa légitimité et son crédit
auprès de Washington mis en cause. En effet, Braden lui-même tire les conséquences
pratiques de son analyse pour la politique du département d'État à l'égard des dictatures
latino-américaines. Ce seront les lignes directrices de son action comme sous-secrétaire
aux Affaires latino-américaines de septembre 1945 jusqu'au début de 1947. Résumons
les mesures qu'il préconise804 :

- Pas de prêts ni d'aides économiques.

- Pas de coopération militaire.

- Pas d'invitations ni d'honneurs.

- Pas d'éloges des réalisations positives. Le silence.

Appliqués tels quels, tous ces principes d'action sont une menace de mort pure
et simple pour le régime Trujillo :

- En effet, si elle a pu reprendre le contrôle de ses Douanes, la


dictature reste encore confrontée au remboursement annuel d'une dette extérieure
considérable : plus de douze millions de dollars à la fin de 1944 et plus de treize
millions à la fin de 1946805. En outre, en 1943, sur la lancée des bons résultats
économiques de l'année précédente, un emprunt d'un million de dollars a été lancé en
février et mars806. Washington peut facilement étrangler Ciudad Trujillo.

- Les armes sont également une question vitale pour un régime


qui repose directement sur l'institution militaire. Le priver de fusils, de canons ou de

804 Lettre n° D-9103 du 5 avril 1945. Ibid., p. 155 à 157.


805 Messages annuels au Congrès des 27 février 1945 et 1947. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. V, p. 320 et t. VII, p. 89. Nous avons étudié cette question, aussi n'y revenons-nous pas ici :
Cf. 1939-1945. Les années fastes.
806 Mensaje acerca del proyecto de ley enviado el 12 de febrero de 1943… et Importantes
declaraciones, el 25 de marzo de 1943, acerca del envío al Congreso Nacional del proyecto de ley… ID.,
ibid., t. IV, p. 241 et 336.
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navires, c'est lui ôter le moyen de se maintenir à l'intérieur et de s'imposer à l'extérieur.
Toujours en mouvement, la dictature est par nature agressive; l'appareil doit sans cesse
s'employer à se forger des circonstance favorables à son développement. La menace
militaire, relayée par la propagande, est le principal instrument d'intervention de la
république Dominicaine dans le dense réseau d'intrigues qui couvre toute l'aire caraïbe.
Il est d'ailleurs significatif que les seules demandes concrètes de Trujillo lors de son
premier voyage aux États-Unis en 1939, aient porté sur l'achat de fusils et la question
des douanes807.

- Enfin, le refus de toute démonstration de sympathie ou d'appui


n'est pas une question formelle pour un régime qui repose en large partie sur la
propagande et qui a besoin de toujours avancer masqué. Il est en effet évident que
l'imposture démocratique derrière laquelle s'abrite Trujillo, dépend en très large partie
des marques de bienveillance que lui prodigue Washington. Qu'elles viennent à
manquer et le roi est nu. Braden, quoi qu'il en dise, infléchit ici les principes qui
fondent la politique du Bon Voisinage, au nom des réalités pratiques.
En effet, il est amené à remettre en cause le postulat de la non-intervention en
reconnaissant implicitement que, de toute façon, les États-Unis interviennent. Dans une
formule lapidaire il résume parfaitement les relations et responsabilités politiques sur le
continent :
«On admet que ce que nous faisons ou nous nous abstenons de
faire dans notre hémisphère, en raison de notre position prééminente, est
dans une certaine mesure une forme d'intervention.»
Il est vrai que l'application pratique de la politique du Bon Voisinage avant la
guerre prenait déjà des libertés avec une neutralité souvent très théorique 808, mais la
volonté de reformuler les principes doctrinaux annonce un infléchissement cohérent de
la stratégie du département d'État. Comme le dit le futur sous-secrétaire d'État aux
Affaires latino-américaines :
«Notre propre sécurité nous pousse vers une action effective
maintenant809.»
807 VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo…, p. 98.
808 Nous ne pouvons pas complètement suivre les commentaires B. Vega dans le recueil, Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1945, p. 23, lorsqu'il estime que la politique de Braden fut «totalement différente»
de celle de Sumner Welles et Roosevelt. Braden refuse à Trujillo les munitions que celui-ci demande en
novembre 1945, mais le département d'État avait fait la sourde oreille aux demandes d'armes formulées
par le dictateur en juillet 1939. Il nous semble plutôt que Braden pousse à l'extrême limite les ambigüités
de la politique dite du Bon Voisinage. La vraie opposition est entre cette doctrine conçue à l'échelle
continentale et de plus en plus difficile à mettre en œuvre, et celle de l'endiguement -containment-
définie dans un cadre mondial par Truman en mars 1947. Les critiques que formule Welles à l'encontre
de Braden pour son attitude à l'égard de Perón montrent les contradictions dans lesquelles sont enfermés
ceux qui défendent un cadre de pensée visiblement dépassé.
809 Lettre n° D-9103 du 5 avril 1945. In extenso dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 153.
-410-
Le régime de Trujillo peut sembler bien près de sa perte si on songe qu'un an
plus tôt, Braden avait contribué à l'effacement de Batista à Cuba en lui refusant tout
soutien à la veille des élections de 1944.

En fait, ce tournant politique que Braden décrit, et qu'il va conduire depuis le


département d'État à partir de la fin de l'année 1945, s'est déjà traduit dans les relations
du département d'État avec plusieurs capitales latino-américaines, en particulier dans le
refroidissement de ses rapports avec le régime de Farrell en Argentine et celui de
Vargas au Brésil. Les premiers éléments de la tentative de remise en ordre de la fin de
la guerre apparaissent ainsi très tôt.
En république Dominicaine, c'est avec l'ambassadeur Briggs, ancien subordonné
de Braden à La Havane, que le changement se manifeste, au second semestre de 1944.
Peu de temps après son arrivée, au début du mois de juillet, il indique qu'il convient :
«… d'insister pour que les citoyens américains et les compagnies
qui opèrent en république Dominicaine […] ne participent pas aux
affaires internes du pays810.»
Quand on sait que les entreprises nord-américaines ne sont autres que les
compagnies sucrières ainsi que, dans une moindre mesure, les banques des États-Unis,
la United Fruit et les compagnies pétrolières, on évalue l'ampleur de ce qui est demandé
par l'ambassadeur et la gravité des conséquences pour Trujillo. Il est d'usage en effet
qu'elles financent le Parti dominicain et qu'elles versent des pots-de-vin qui
entretiennent l'appareil du régime. L'affaire est d'autant plus sérieuse qu'elle survient
alors que la campagne pour la réélection de Trujillo a été lancée en octobre 1944, avec
deux ans et demi d'avance811. L'ambassadeur nord-américain le note lui-même :
«Bien que le Président Trujillo ait accepté sans aucun
commentaire l'établissement de cette politique en octobre dernier, j'ai
des motifs de penser qu'il ne se sent absolument pas enthousiasmé par
cette idée actuellement, en partie en raison du prestige qui entoure le
soutien que lui offraient les compagnies et les citoyens américains, et en
partie en raison du soutien financier qui s'associe à cette question.»
On mesure parfaitement ici la dépendance foncière du régime et de son appareil.
Si elle est rigoureusement appliquée, la stratégie ruine les initiatives de la dictature dans

810 Cette citation et la suivante sont extraites du bilan de fin d'année adressé au secrétaire du département
d'État, n° 609 du 3 janvier 1945. Briggs rappelle ici les termes précis de sa dépêche secrète n° 70 du 5
juillet 1944. Texte complet du document 609 : ibid., p. 69 et 71.
Cette orientation rappelle la ligne fixée par Roosevelt à l'égard du Mexique en 1938.
811 La date fixée pour les élections, en vue d'un quatrième mandat de Trujillo, était le 16 mai 1947. En
effet la durée du mandat, traditionnellement de quatre ans, avait été portée à cinq par une réforme
constitutionnelle, le 10 janvier 1942.
-411-
le même temps où elle en sape les bases en profondeur. La prétendue neutralité du
département d'État se transforme dans les faits en véritable blocus économique et
politique de l'appareil du régime qui risque d'être rapidement isolé et asphyxié. On
remarquera d'ailleurs que Briggs accorde une importance égale aux deux volets de la
stratégie : retrait du soutien financier et de l'appui politique.

De proche en proche, toutes les relations entre les États-Unis et la république


Dominicaine sont ainsi mises en cause, puisque aucune n'est neutre. En témoigne la
suggestion officielle d'un adjoint au bureau des Républiques américaines, en octobre
1945, alors que Briggs vient d'être nommé par Braden à la tête de cet organe du
département d'État. L'occasion saisie est celle du prochain anniversaire de Trujillo,
célébré avec faste le 24 du même mois en république Dominicaine, et de l'envoi d'un
télégramme de félicitations par la Maison-Blanche :
«Il serait recommendable actuellement de réexaminer la pratique
consistant à envoyer de tels messages. Le cas particulier du Président
dominicain pourrait servir, comme tout autre, à remettre en question
cette pratique puisqu'il est bien connu que le Président Trujillo est enclin
à utiliser les messages les plus routiniers et formels comme publicité et
matériel politique pour faire de la propagande en sa faveur dans son
propre pays812.»
L'observation rend fidèlement compte de la réalité. C'est précisément pour cette
raison qu'elle met en pleine lumière le paradoxe qui est au cœur de la stratégie de la
non-intervention. Celle-ci repose sur la fiction que les parties sont indépendantes,
souveraines et de rang égal. Or, il n'en est rien, comme on le sait. Dans ces conditions,
la prétendue "neutralité" du centre à l'égard des dépendances, en réalité un abandon, se
transforme inéluctablement en une agression et une liquidation programmée.

Il faut rendre cette justice aux auteurs de la politique de la non-intervention


qu'ils en sont parfaitement conscients, même s'ils estiment qu'il ne peuvent pas l'écrire.
En marge d'un mémorandum lui rendant compte d'une demande d'entrevue d'Ángel
Morales, Briggs écrit à la main qu'il ne souhaite pas recevoir ce dirigeant de
l'opposition en exil car cela l'exposerait :
«… à être accusé par le Benefactor de comploter contre lui. Ce
que Morales essaie de faire c'est d'aller plus vite qu'un pistolet qui est

812 Mémorandum signé par W. F. Barber, daté du 18 octobre 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 225.
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déjà pointé sur l'objectif qu'il veut atteindre. C'est de la patience qu'il
faut813.»
C'est ainsi que la doctrine du Bon Voisinage, sans cesse invoquée par Braden et
Briggs, et la stratégie de la non-intervention, aboutissent à un plan de liquidation
progressive des dictatures, en particulier celle de Trujillo, mûrement pesé et réfléchi. La
différence entre cette politique et la pression qu'exerçait Welles dans les années
précédant la guerre tient à l'objectif fixé : en 1938 et 1939 le département d'État
cherchait à amener le régime à composition par des mesures de plus en plus coercitives,
maintenant le but de la pression est l'élimination pure et simple de la dictature. Il est
vrai que Welles et Braden, tout en se plaçant dans le même cadre qui est celui de la
préservation de l'ordre impérial sur le continent, se situent dans des contextes fort
différents puisque celui-là se préparait à la guerre alors que celui-ci pense qu'il a les
mains libres.

Le coup le plus brutal est assené le 28 décembre 1945. L'isolement a commencé


à porter ses fruits : les exilés se montrent de plus en plus entreprenants et se sont
engagés dans la préparation d'une invasion, à l'intérieur des intellectuels ont pris contact
avec l'ambassade des États-Unis. Par ailleurs, le développement de l'agitation étudiante
puis ouvrière, qui s'ordonne et s'organise, met le régime dans une situation extrêmement
difficile. Enfin on approche de la période de la coupe de la canne à sucre, moment
critique par plusieurs aspects puisque c'est l'époque où se produisent les plus grandes
concentrations ouvrières et où les trafics avec Haïti et les compagnies sucrières sont les
plus importants. Chaque jour qui passe rend plus impérieuse la nécessité d'un soutien de
Washington.
L'affrontement entre la dictature et le département d'État va se cristalliser sur la
question des armes. Le 2 novembre, le secrétaire d'État à la Guerre, Héctor Trujillo,
convoque les attachés naval et militaire nord-américains et leur fait part de son désir de
voir aboutir au plus vite une demande de plus de cinq millions de munitions de petit
calibre au titre de la loi prêt-bail 814. La quantité et la nature des munitions, il s'agit
essentiellement de balles pour fusil de guerre et en plus faible proportion pour pistolet,
sont significatives : le régime se prépare à de violentes actions de maintien de l'ordre
dans lesquelles l'armée interviendrait massivement. La tension économique et politique
se transpose dans le domaine militaire.

En réponse aux questions précises des attachés nord-américains, Héctor Trujillo,


affirme qu'il s'agit de munitions destinées à l'entraînement au tir sur cible et au service

813 Memorándum de oficina, 27 novembre 1945 signé Hauch. Ibid., p. 230.


814 Télégramme secret n° 431 du 4 novembre 1945 signé par l'ambassadeur McGurk. Ibid., p. 241.

-413-
régulier. Il reconnaît cependant lui-même qu'il n'y a eu aucun entraînement au cours des
trois années précédentes. Or, d'importantes quantités de munitions ont été livrées
pendant cette période par les États-Unis… L'insistance des militaires attachés à
l'ambassade montre avec quelle obstination Washington fait rassembler les preuves qui
lui permettront d'étayer sa prise de position. Les conclusions de ce qui ressemble plus à
l'instruction d'un dossier qu'à un rapport diplomatique préparent le verdict. L'attaché
militaire commente :
«Il est peu probable que les Dominicains soient intéressés à
n'obtenir des munitions que pour l'entraînement815»,
L'attaché naval, plus précis, indique que Héctor Trujillo :
«… avait à l'esprit le fait que les munitions et armes serviraient à
autre chose et non à un strict usage d'entraînement, et ses efforts pour
cacher à quel usage était destinées les munitions n'étaient pas difficiles à
discerner […] L'inévitable conclusion est que, si de nouvelles munitions
sont obtenues, elles seront également conservées dans la Forteresse
Ozama à Ciudad Trujillo au lieu d'être assignées auxTirs au Fusil sur
Cible816.»
Le département d'État est d'ores et déjà en mesure de démontrer que livrer les
munitions ce serait intervenir, par armée dominicaine interposée, contre les pays des
Caraïbes ou contre des civils dominicains.
Il attend donc que la demande lui parvienne par la voie officielle. Elle arrive,
dès le 7 novembre sous la forme d'une demande d'autorisation d'exportation de la
Compagnie Winchester portant sur plus de 17 millions de balles commandées par
l'ambassade dominicaine. La quantité a plus que triplé et atteint des proportions
considérables, signe éloquent de l'inquiétude de la dictature, qui se sent abandonnée par
la Maison-Blanche face au flot montant des menaces intérieures ou régionales. Une
rapide opération montre que cela représente une moyenne de 3 400 balles par soldat et
de dix projectiles par habitant, sans compter les importants stocks accumulés pendant la
guerre et soigneusement gardés ! Visiblement, le régime tente son va-tout.
D'autres détails confirment ce sentiment d'urgence comme le recours par les
autorités dominicaines à plusieurs fabricants en même temps, en particulier la
Compagnie Remington à qui elles demandent la même quantité de balles.
La réponse, encore interne, de l'Administration ne tarde pas. Elle est signée du
secrétaire du département d'État, Byrnes, lui-même :

815 Rapport signé Thomas Burns, joint à la dépêche diplomatique n° 452 du 15 novembre 1945.
Intégralement dans le recueil ibid., p. 250.
816 Rapport secret, série R-15-45, adressé au bureau des opérations navales daté du 7 novembre 1945 et
signé Roger Willock. Ibid., p. 247.
-414-
«Toute demande d'armes et munitions que le Gouvernement
Dominicain fera auprès du Département sera rejetée817.»
Cette attitude ferme, qui entraîne une prise de position similaire de la part de la
Grande-Bretagne818, sera maintenue encore tout au long de l'année 1946.

Mais le coup le plus brutal n'a pas encore été porté. Le 28 décembre, le sous-
secrétaire d'État aux Affaires latino-américaines, Spruille Braden remet à l'ambassadeur
dominicain à Washington, García Godoy, un mémorandum 819 déclarant pour la première
fois de façon nette et officielle que Washington refuse d'autoriser les ventes d'armes.
Loin d'être voilé d'euphémismes, le veto nord-américain est motivé par des attendus
explicites :

- Une si abondante quantité de munitions ne peut servir que :


«…contre une république voisine ou contre le peuple de la
république Dominicaine.»

- Les munitions ne semblent pas essentielles pour la défense du


continent américain.

- Enfin, il ne semble pas que la livraison de ces munitions :


«…conduirait au développement de la démocratie et de la liberté
dans le Nouveau Monde, mais au contraire, elle pourrait subvertir les
buts pour lesquels les Nations unies ont répandu tant de sang et dépensé
tant de richesses.»
Il est clair que le département d'État a décidé de n'avoir aucun ménagement pour
le régime de Trujillo, tant les accusations sont précises et graves820.
Remarquons que Spruille Braden éprouve le besoin de préciser sa vision des
nouvelles perspectives mondiales et continentales : les vainqueurs de la guerre ne
peuvent accepter un retour en arrière et les États-Unis en particulier, dans le
prolongement de leur combat, soutiendront tout ce qui peut conduire à instaurer ou
étendre la démocratie en Amérique. En d'autres termes, Trujillo est présenté comme
817 Aérogramme secret du département d'État à l'ambassade nord-américaine de Ciudad Trujillo, n° A-
390, daté du 16 novembre et signé Byrnes. Ibid., p. 252.
818 Voir télégramme n° 12389 du 27 novembre, adressée par l'ambassade nord-américaine de Londres au
département d'État. Elle est signée Winant. Ibid., p. 253.
819 Aide Mémoire (sic) du département d'État daté du 28 décembre 1945 et signé par Spruille Braden.
Ibid., p. 247.
820 On notera en particulier la référence aux Nations unies. Le reproche se veut cinglant, puisque la
république Dominicaine, membre de la première heure, se voit reprocher de ne pas honorer sa signature.
Mais, à bien y regarder, l'accusation tend à se retourner contre la politique de Washington qui, l'année
précédente, a soutenu l'adhésion de Ciudad Trujillo à l'ONU. La contradiction de la politique impériale
est déjà là. Nous y reviendrons de façon plus détaillée : 1945-1947. La ligne de défense de la dictature.
-415-
une entrave. Son régime, à contre-courant de l'histoire, semble avoir ses jours comptés
et la Maison-Blanche ne pourrait fermer les yeux sur ses agissements sans se renier
elle-même. Le refus n'est donc pas présenté comme une attitude de circonstance, mais
bien comme une déclaration d'hostilité dont on devine les futures conséquences.

D'ailleurs, le département d'État ne cache pas qu'il tient sous surveillance la


dictature :
«Notre Gouvernement a observé la situation en république
Dominicaine durant les dernières années et il n'a pas pu remarquer
qu'on y ait observé les principes démocratiques, ni en théorie ni en
pratique. Cette conclusion se fonde sur le manque de liberté
d'expression, de liberté de la presse et de liberté de réunion ainsi que la
suppression de toute opposition politique et l'existence d'un système de
parti unique.»
On a l'impression que les rédacteurs relisent la Constitution des États-Unis
comme pour démontrer combien la dictature de Ciudad Trujillo est incompatible avec
les principes fondateurs de leur propre nation. On retrouve ici les critiques essentielles
que la presse nord-américaine lance régulièrement contre Trujillo. C'est la première fois
qu'elles sont présentées de façon claire et systématique dans un texte officiel qui n'est
pas un rapport interne.

Le mémorandum est donc un camouflet d'une exceptionnelle gravité pour la


dictature dominicaine. Pourtant, loin d'annoncer de nouveaux pas dans l'escalade, il
correspond au paroxysme de la tension entre Washington et Ciudad Trujillo. En effet,
bien que le climat reste encore dégradé pendant toute l'année 1946, l'offensive du
département d'État va rapidement perdre de sa vigueur et de sa cohérence. Les
profondes contradictions qui minent la politique impériale et que le régime de Trujillo
exploite et nourrit, expliquent ce reflux.

Un événement, parmi des dizaines d'autres, illustre symboliquement les


difficultés qu'éprouve le département d'État. En mars 1946, le chargé d'affaire nord-
américain, qui fait fonction d'ambassadeur, se plaint amèrement à Washington du
traitement qui lui est réservé dans les réceptions officielles, par comparaison avec
d'autres citoyens des États-Unis. Il note :
«Pendant un repas le Général Del Valle et divers membres de sa
suite (y compris deux colonels) furent placés avant le Chargé d'Affaires.
Furent également placés avant le Chargé d'Affaires, M. Oliver P.
Newman, Représentant des porteurs de bons de la république

-416-
Dominicaine, M. E. I. Kilbourne, un Américain grand producteur de
sucre en république Dominicaine et M. Herbert May, qui se livre à des
tâches de propagande pour le Gouvernement Dominicain aux États-
Unis821.»
La question des préséances exprime de façon concentrée les déchirements nord-
américains : les militaires -Del Valle est général du corps des Marines- et les agents du
capital se voient reconnaître un rang et une légitimité plus grands que le représentant
officiel de Washington. Plus grave encore, cette situation est acceptée par les délégués
de l'armée et des milieux économiques nord-américains. Comme pour couronner
l'ensemble et donner tout son sens à la scène, un intrigant à la solde de la dictature,
maître d'œuvre de ces rapprochements, est consacré comme une personnalité de
premier plan.

821 Message confidentiel n° 733 de l'ambassade au département d'État, daté du 4 mars et signé
G. F. Scherer. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 212.
-417-
• LES RÉSISTANCES DU PENTAGONE ET LEURS CONSÉQUENCES

Conscient de la fragilité des positions défendues par Braden dans le cadre de la


politique générale de Washington, le régime de Trujillo n'est pas resté inactif et a
immédiatement cherché des points d'appui aux États-Unis. Le Pentagone lui a apporté
son soutien, plus ou moins discrètement en fonction des circonstances. Les généraux et
officiers supérieurs sont constamment invités à Ciudad Trujillo et ils hésitent de moins
en moins à se montrer en public aux côtés du dictateur. Il s'agit pour Trujillo de prouver
à la population dominicaine et aux pays de la région qu'il continue à bénéficier d'appuis
solides aux États-Unis, mais ces démonstrations s'inscrivent également dans une vaste
et sourde lutte entre le Pentagone et le département d'État822.
Par sa place et son histoire, la dictature comprend instinctivement que
l'affrontement entre Washington et Ciudad Trujillo, n'est que l'une des expressions d'un
profond conflit interne à l'empire dont l'enjeu est la définition du rôle politique des
États-Unis dans la période qui s'ouvre.

C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les conversations bilatérales d'état-
major qui se déroulent du 7 au 11 août 1945 entre les représentants des États-Unis et de
la république Dominicaine. Elles sont situées sous l'égide du commandement pour la
défense des Caraïbes qui couvre tout le dispositif militaire nord-américain pour
l'Amérique Centrale et les Antilles. Le général de division George H. Brett, ami
personnel de Trujillo, assume la responsabilité de ce commandement. Dans le rapport
qu'il fait parvenir au Pentagone, le 5 septembre, il note que les discussions ont été
empreintes :
«…d'une franchise absolue et du désir, de la part des
représentants dominicains, de présenter toute l'information disponible
aux officiers de États-Unis. Un esprit d'amitié et de coopération a
prévalu durant toutes les réunions823.»
Le contraste est saisissant avec le climat délétère qui règne dans les relations
diplomatiques entre les deux capitales au même moment. C'est en effet l'époque où la

822 Le lecteur trouvera plus avant les références nécessaires. Il faut cependant signaler ici l'ouvrage de
VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas Norteamericanas, qui développe cette question de façon détaillée
et documentée.
823 Cette citation et la suivante sont tirées de Reporte de las conversaciones tenidas…, annexé au rapport
secret CDC-4092. Texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 189.
On remarquera que les coquetteries avec les Allemands de l'avant-guerre ont été oubliées. Brett regarde
vers l'avenir.
-418-
dictature multiplie en vain les demandes de munitions, comme nous l'avons vu. Or les
accords militaires passés au cours de ces conversations sont diamétralement opposés à
la ligne du département d'État. Les voici :
«Le Gouvernement Dominicain a convenu :
1. D'organiser la Force Terrestre proposée selon les Normes
d'Organisation et d'Équipement des États-Unis.
2. De s'entraîner conformément aux doctrines et principes des
États-Unis.
3. D'équiper ses Forces Armées en temps de paix avec des armes
et équipements des États-Unis.
4. D'échanger son équipement étranger et obsolète824, grâce à un
acoord mutuellement satisfaisant, contre des armes et des équipements
modernes des États-Unis.
5. D'envoyer des officiers et des recrues aux Écoles Militaires des
États-Unis.
6. De coopérer à la défense de l'Hémisphère Occidental dans la
mesure des moyens disponibles en république Dominicaine.»
Il s'agit moins d'une coopération ou d'une alliance que d'une véritable
intégration technique, idéologique et humaine des forces armées dominicaines dans le
dispositif militaire nord-américain.

Les plans de constitution à l'échelle régionale d'un instrument de défense au


service des États-Unis se heurtent inéluctablement à l'orientation défendue par la
diplomatie nord-américaine qui prétend commencer par une remise en ordre politique
du continent.
Les deux logiques s'affrontent immédiatement puisque l'essentiel des
discussions bilatérales porte sur la réorganisation de l'armée dominicaine afin de la
moderniser et de l'adapter aux exigences du Pentagone. C'est donc naturellement que le
général Brett demande que des officiers supérieurs nord-américains soient affectés pour
la mise en place des nouvelles structures et que des armes et du matériel de guerre soit
fournis pour équiper les nouvelles unités :
«…dès que possible […] pour établir la sincérité des objectifs des
États-Unis825.»
Ainsi, paradoxalement, le département d'État refuse des munitions légères au
moment même où le Pentagone propose à la Maison-Blanche la fourniture de munitions

824 Cet équipement venait notamment de France. L'entreprise Klaguine et les arsenaux fournissant
notamment des pièces et du matériel d'artillerie (canons de 75 mm, mortiers, etc.).
825 Rapport secret CDC-4092. Ibid., p. 188.

-419-
et d'armes lourdes et légères 826. Évidemment l'un et l'autre le font au nom des intérêts
des États-Unis. La contradiction montre à quel point les nécessités de son rôle pressent
Washington de choisir entre deux perspectives et met en évidence le caractère évolutif
de la politique de la Maison-Blanche pendant la période qui va de 1945 à 1947.

L'ambassadeur McGurk qui transmet le rapport de Brett au département d'État


est contraint de se livrer à des contorsions significatives pour tenter d'adapter les
propositions du général à la ligne officielle de la diplomatie. Bien que reconnaissant
son ignorance en matière militaire, il avance l'idée que l'on pourrait se contenter d'une
armée de 3 000 hommes, voire 1 800 au lieu des 4 476 proposés par Brett. Mais surtout
il souligne que les conclusions des conversations bilatérales doivent être étudiées sous
l'angle politique avec la plus grande circonspection car leur :
«…mise en œuvre serait un signe de soutien au régime actuel.»
Et il conclut :
«Je recommande de reporter toute action jusqu'à la fin de la
dictature actuelle827.»

Ce qui frappe, en définitive, c'est moins l'opposition entre les propositions des
militaires et des diplomates que le caractère radicalement différent des visions du
monde des uns et des autres. Alors que McGurk et le département d'État s'attendent à la
chute prochaine du régime de Trujillo et la souhaitent, Brett et le Pentagone ne songent
qu'à le soutenir et le renforcer. Alors que les premiers croient vivre le crépuscule des
dictatures et l'entrée progressive dans un monde où les États-Unis n'auront plus
d'ennemis, les seconds renforcent la défense du continent pour en faire une redoutable
forteresse.
Il faut chercher les racines de ces divergences dans les fonctions différentes des
deux organes de l'appareil d'État à un moment où l'orientation définie pour les années
de guerre est de moins en moins capable d'assurer la cohésion du pouvoir impérial. Au-
delà même des strictes considérations de technique militaire, la mansuétude du
Pentagone à l'égard de Trujillo trouve sa source dans une paternité reconnue. La
synthèse des renseignements confidentiels que le général Brett annexe à son rapport est
éclairante. Elle est tout entière consacrée à démontrer successivement qu'en république
Dominicaine l'influence militaire, politique et économique prépondérante, pour ne pas
dire hégémonique, est nord-américaine. Le premier point est minutieusement développé
:
826 Dans l'immédiat le général Brett demande l'équipement complet pour trois compagnies de tirailleurs
et une compagnie d'équipement lourd. Le plan de réorganisation de l'armée de terre comprend en outre
l'organisation d'une artillerie de campagne moderne. Voir le rapport secret CDC-4092 et le rapport sur les
conversations annexé. Ibid., p. 188 et 190.
827 Message n° 382 du 10 octobre 1945. Ibid., p. 194.

-420-
«L'unique influence militaire étrangère exercée sur l'Armée
Nationale de la république Dominicaine est celle des États-Unis. Les
fondations de l'Armée Dominicaine furent établies par le Corps des
Marines des États-Unis pendant les années d'occupation, de 1916 à 1924
[…] Sans exception pratiquement, tous les officiers de haut rang de
l'Armée Nationale, y compris le Président TRUJILLO, sont le produit de
la Garde Nationale établie par les marines. L'Armée elle-même est
constituée selon les normes des États-Unis, particulièrement de son
Corps de Marines, etc.828»
Que l'on ne voie pas un attachement affectif superficiel dans ce passé rappelé
sans pudeur, ni même une sorte de sentiment de responsabilité morale qu'éprouverait le
commandement militaire nord-américain. Ce que revendique l'armée impériale c'est sa
propre histoire et son identité. Ici s'exprime la conscience qu'a l'institution militaire de
la profonde continuité de sa mission, malgré la succession de doctrines aussi diverses
que la politique du Gros Bâton, la Diplomatie du Dollar et la politique du Bon
Voisinage ou de tournants rapides comme le passage de la neutralité déclarée à
l'engagement total dans une guerre à l'échelle de la planète. Liquider le régime de
Trujillo, revient à affaiblir un dispositif élaboré avec persévérance année après année, à
remettre en cause tout l'effort de ceux qui ont conçu l'armée des États-Unis comme
instrument politique et diplomatique à l'échelle du continent. De ce point de vue, le
rappel insistant du rôle des Marines, corps organisé en vue de l'intervention dans la
fameuse arrière-cour -backyard-, est significatif. Poursuivre la politique de liquidation
des dictature, ce serait donc s'attaquer à l'ordre nord-américain et à l'un des piliers de
l'appareil d'État qui dirige l'empire.

On ne s'étonnera donc pas que les efforts de la diplomatie soient de moins en


moins efficaces sur le plan militaire. Dès le 24 janvier, le directeur du bureau des
Républiques américaines, Briggs, informe qu'il autorise l'exportation de 20 avions des
États-Unis vers la république Dominicaine. Certes, il s'agit des stocks excédentaires de
la guerre et ce sont des matériels classés "non-tactiques", mais il est indéniable que ces
avions vont servir à entraîner les futurs pilotes de l'aviation militaire dominicaine. À
contrecœur, Ellis O. Briggs indique à Braden :
«L'autorisation susdite a été donnée en raison du fait que s'il
nous faut maintenir notre mission aéronavale en république
Dominicaine, nous devons leur donner quelques outils pour travailler et
nous supposons qu'en ce moment vous ne désirez pas mettre en
828 Annexe F, datée du 10 août 1945, jointe au rapport secret CDC-4092. Texte complet dans le recueil,
Ibid., p. 191.
-421-
discussion la question de fond de savoir si nous devons ou non
poursuivre notre coopération militaire avec la république Dominicaine
et y maintenir les missions829.»
La diplomatie commence déjà à perdre l'initiative, elle est obligée de se plier
aux événements et de composer.
Elle avoue d'ailleurs implicitement sa faiblesse lorsqu'elle admet qu'il lui est
impossible d'aborder les véritables problèmes pour l'instant. Dans l'attente de jours
meilleurs, elle semble privée de stratégie et ne peut pratiquer que la politique du
moindre mal. En revanche, le Pentagone a marqué des points puisqu'il a réussi à
implanter et développer sa mission aéronavale destinée à instruire, conseiller et
encadrer la future aviation dominicaine. Le paysage politique est ainsi modifié en
faveur de la dictature.

Ce premier abandon en annonce d'autres. En effet, au même moment, on


apprend que le 17 janvier 1946 un aviso, appelé La Chute, est arrivé à Ciudad Trujillo.
Acheté en novembre au Canada, il a transité par Miami sans que le département d'État,
pourtant alerté de longue date, soit en mesure de s'opposer à cette acquisition. Il aura
suffi à Trujillo de faire jouer ses influences à Washington et d'utiliser un prête-nom
pour mener à bien l'opération. Impuissant, le chef de la division des Affaires des
Caraïbes et de l'Amérique Centrale ne peut que constater :
«Trujillo est prêt à employer tout et n'importe quel moyen pour
tromper le Département830.»
L'affaire n'est pas mince puisque le régime craint un débarquement organisé par
les exilés avec le soutien de gouvernements hostiles à Trujillo. Ce navire est le premier
élément d'une flotte militaire moderne -il restera en service jusqu'en 1979- destinée à
patrouiller dans les eaux territoriales et à surveiller les côtes du pays. Trujillo se dote
ainsi d'un instrument efficace pour s'opposer à une éventuelle invasion par la mer.
Quelques jours plus tard, le secrétaire du département d'État, Byrnes, demande à
l'ambassade de vérifier que le bâtiment a bien été désarmé, comme pour réaffirmer que
l'orientation officielle n'a pas changé 831. Le chargé d'affaires qui fait fonction
d'ambassadeur répond aussitôt que le nécessaire a été fait au Canada, mais il ajoute que,
selon ses informations, le gouvernement dominicain s'apprêterait à équiper le bâtiment,
rebaptisé Colón, de quatre pièces d'artillerie dont il donne le détail et les
caractéristiques832.

829 Mémorandum interne. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p.
110.
830 Mémorandum interne du 10 janvier 1946 signé W. P. Cochran. Ibid., t. I, p. 112.
831 Aérogramme secret n° A-46 du 28 janvier. Ibid., t. I, p. 114.
832 Aérogramme secret n° A-56 du 1er février 1946. Ibid., t. I, p. 115.

-422-
La cohérence politique du dispositif mis au point par Braden devient de moins
en moins perceptible et les grands principes semblent inapplicables dans la pratique.
Chaque brèche ouverte dans l'embargo militaire entraîne de nouvelles avancées de la
dictature. C'est ainsi que l'aviso Colón, moins de deux mois après son arrivée, reprend
la mer en direction du Brésil, apparemment pour y prendre livraison d'armes et de
munitions. Informée par le chef de l'aviation cubaine depuis octobre 1945 833, puis par
Juan Bosch en janvier 1946834, la diplomatie nord-américaine est pourtant prise de court.
Les télégrammes de demandes de renseignements ou qui font état de rumeurs
contradictoires pleuvent. Le secrétaire du département d'État, Byrnes, demande
précipitamment à l'ambassadeur à Rio, Berle, de se renseigner discrètement et
d'informer les officiers brésiliens du refus des États-Unis de vendre des armes à
Trujillo. Le représentant diplomatique doit leur indiquer confidentiellement qu'il :
«…serait très souhaitable que le Brésil suive la même ligne
d'action835.»
La faiblesse foncière de la stratégie suivie par le département d'État affleure
dans cette extrême discrétion. Plus de deux mois après le rejet définitif infligé aux
demandes dominicaines, Washington n'a pas jugé bon de rendre publique sa position.
C'est donc un curieux embargo international "honteux" qu'essaie de mettre en place le
département d'État au prix de mille difficultés. Dans cette situation paradoxale de semi-
clandestinité, la diplomatie nord-américaine se trouve sans cesse obligée de quêter le
renseignement, de courir après l'événement et d'être constamment en retard.
Mais surtout son silence est un signe politique pour toutes les forces en
présence. Que vaut un ordre dont on n'ose pas prendre la responsabilité ? C'est dans
cette faille que s'insinue le Pentagone lorsqu'il développe ses liens avec l'armée
dominicaine, en feignant d'ignorer l'attitude officielle du département d'État. Trujillo et
les gouvernements qui lui sont favorables comprennent qu'ils disposent d'une marge
d'action réelle. La diplomatie nord-américaine marque elle-même les limites de son
action.
On imagine donc le peu d'effet de l'éventuelle approche des officiers brésiliens,
directement intéressés dans le trafic selon toute vraisemblance, dans les conditions
fixées par Byrnes. La suite confirme cette analyse puisque le chargé d'affaires nord-
américain Daniels télégraphie, qu'après avoir été dûment informé de la pressante

833 Télégramme n° 411 du 22 octobre 1945, signé par l'ambassadeur McGurk. Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1945, p. 226.
834 Mémorandum interne du 4 février adressé à Briggs par Hauch. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1946, t. I, p. 154.
835 Télégramme secret n° 178 du 5 février. Ibid., t. I, p. 155.

-423-
demande nord-américaine, le secrétaire général du ministère des Relations extérieures
brésilien a répondu que :
«…étant donné que l'ambassadeur dominicain était informé et
qu'il s'occupait de l'affaire, il ne voyait pas la nécessité de s'inquiéter de
la situation intérieure dominicaine836.»
L'insolence du haut fonctionnaire brésilien, Gracie, en dit long sur la perte de
crédibilité de la politique mise en œuvre par Braden. Daniels le reconnaît tacitement
lorsqu'il conclut en indiquant à ses supérieurs que si l'ambassade de Rio reçoit des
instructions pour s'opposer à la transaction :
«…il faut télégraphier de bonnes raisons pour appuyer cette
objection afin d'éviter un possible refus et pour justifier l'apparente
intervention.»
La très pragmatique requête dévoile toutes les contradictions dans lesquelles est
maintenant enfermé le département d'État. Alors même qu'il continue à se déclarer
partisan de la non-intervention, il poursuit une action inavouée de déstabilisation de
divers gouvernements et régimes politiques. On remarquera à ce sujet que Gracie ne
manque pas de souligner, avec une feinte naïveté, que puisque l'acheteur n'est autre que
le gouvernement officiel de la république Dominicaine, il n'y a pas lieu de s'interroger
plus longtemps. Il ne fait ainsi que reprendre les principes officiels et met par
conséquent dans l'embarras son interlocuteur nord-américain, incapable de déclarer que
le maintien de l'ordre en Amérique implique que soient abattus certains gouvernements
et encouragée la sédition. Washington est bien à court d'arguments politiques cohérents,
comme le sous-entend Daniels.
En fait le département d'État, de plus en plus isolé aux États-Unis comme sur le
continent, n'a pas les moyens d'assumer une politique interventionniste qui n'ose pas
dire son nom et qui semble dépassée. Rappelons en effet que le mois précédent Perón a
été élu en Argentine en dépit de l'opposition ouverte du département d'État, ce qui
constitue un cinglant échec pour Washington.

Cet affaiblissement de la ligne de défense établie par Braden se traduit


rapidement dans les faits. Lors d'une entrevue entre Martins, ambassadeur du Brésil à
Washington, et Braden lui-même, ce dernier a réitéré les demandes du département
d'État, mais est resté extrêmement vague et n'a pas agité la moindre menace concrète. Il
n'a fait qu'émettre le souhait que le retrait du Brésil de l'affaire soit possible et a indiqué
que :

836 Le même secrétaire d'État, le général Gracie, avait d'ailleurs prétendu le 18 février que les ventes
d'armes n'étaient que des rumeurs sans fondement. Pour cette citation et la suivante, voir télégramme 537
du 18 mars 1946 signé Daniels. Ibid., t. I, p. 160.
-424-
«…le Gouvernement des États-Unis ne désirait imposer au
Gouvernement brésilien aucune ligne d'action qui fût gênante pour
lui837.»
Formule diplomatique certes, mais qui dévoile cruellement la fragilité de la
position américaine.
Les grands principes sont laissés dans l'ombre, pour cause : il devient de plus en
plus difficile d'énoncer les fondements de l'ordre continental et de dire ce qui y
contrevient. La diplomatie brésilienne s'engouffre dans la brèche, feignant de croire que
Washington se montre compréhensive et ne fait que des objections formelles. Il s'ensuit
des démarches affolées des diplomates nord-américains et un télégramme de Dean
Acheson, secrétaire-adjoint du département d'État, pour tenter une mise au point
désespérée838.
Rien n'y fait, le ministre des Relations extérieures brésilien, João Neves se
contente de déplorer qu'il soit trop tard et indique qu'il consent à réduire les quantités
livrées de 10 000 fusils à 6 000 et de cinq millions de balles à trois millions 839.
Concession qui ne change rien au fond du problème puisque cela représente encore six
cents balles et deux fusils par soldat dominicain 840. De plus, il convient de noter qu'il ne
s'agit que d'assurances invérifiables. Lorsque les armes arrivent à la fin du mois d'avril
1946 à Ciudad Trujillo, un rapport destiné aux services de renseignements militaires du
Pentagone informe que la livraison comprend également des mitraillettes légères, des
mitrailleuses lourdes, des canons antichars et des pièces d'artillerie antiaérienne841.

Le département d'État devra boire le calice jusqu'à la lie : le même rapport


affirme que certaines des armes livrées à Trujillo auraient été acquises par le Brésil aux
États-Unis pendant la guerre au titre de la loi prêt-bail. Suprême ironie, le fournisseur
indirect et involontaire de la dictature serait Washington. Certes, la loi prêt-bail
interdisait ce genre de cession sans l'accord préalable de la Maison-Blanche, mais rien
ne pourra être prouvé par les services nord-américains. On évoque même l'hypothèse
que Trujillo ait fait placer des armes d'origine américaine dans l'aviso pour les
débarquer ostensiblement842. L'attaché militaire nord-américain n'ose pas émettre l'idée
qu'il puisse s'agir d'une provocation du dictateur à l'égard de Washington.

837 Mémorandum de conversation du 25 mars 1946. Ibid., t. I, p. 163.


838 Télégramme secret n° 425 du 27 mars. Ibid., t. I, p. 154.
839 Télégrammes secrets n° 589 du 28 mars et n° 610 du 1er avril signés Daniels. Ibid., t. I, p. 165 et 167.
840 On notera le surarmement qui indique une volonté de développer considérablement l'armée
dominicaine.
841 Rapport de l'attaché militaire n° R-28-46 du 30 avril 1946 signé Miguel Montesinos. Ibid., t. I,
p. 172.
842 Mémorandum de l'attaché militaire daté du 19 juin 1946 et signé Montesinos. Ibid., t. I, p. 175.

-425-
La doctrine de Braden n'est plus que lambeaux. Bientôt un nouveau bâtiment,
une corvette, viendra s'ajouter à la première unité. Construite au Canada en 1944, elle
n'a servi que six mois sous le nom de Carlplace. C'est un imposant navire de près de
cent mètres de long, capable de filer seize nœuds en vitesse de croisière, qui sera
rebaptisé Presidente Trujillo843. L'aviso Colón transporte au Canada l'équipage destiné à
ramener le nouveau bâtiment. À bord du bâtiment se trouve, ès qualité, un membre de
la mission navale nord-américaine844. Les militaires ne dissimulent pas leur soutien à
Trujillo et agissent comme si le département d'État et l'ambassade n'existaient pas.
Fataliste, le chargé d'affaires Scherer ne fait même pas allusion à l'embargo nord-
américain sur les armes. Il se contente de noter que le problème aigu posé à la marine
dominicaine par le manque de cadres capables de commander ses deux nouvelles unités
devrait bientôt recevoir un début de solution, puisque deux officiers dominicains sont
en cours de formation à l'académie de la marine marchande des États-Unis…845

843 Ce bâtiment arrive le 11 juillet 1946 en république Dominicaine. Il était encore en service en 1982.
844 Scherer qui télégraphie la nouvelle au département d'État n'a visiblement même pas été informé par
la mission navale. Télégramme n° 208 du 5 juin 1946. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I,
p. 328.
845 Message n° 1098 du 18 juillet 1946. Ibid., t. I, p. 328.

-426-
• L'OPPOSITION DU CAPITAL IMPÉRIAL

Pendant que les efforts du département d'État s'enlisent sur le plan militaire
puisque l'armée dominicaine, pilier de la dictature, ne fait que se moderniser et
s'équiper au nez et à la barbe de Washington, d'autres difficultés surgissent.
Ce sont les milieux économiques et financiers qui regimbent. On se souvient
que, dès le 5 juillet 1944, un mois après son installation à Ciudad Trujillo, Briggs s'était
fixé l'objectif de convaincre les compagnies américaines de ne pas participer aux
affaires internes de la république Dominicaine. Le but semble visiblement difficile à
atteindre, puisqu'un an plus tard environ, un document établi pour le compte de
l'ambassadeur McGurk propose de fixer une stricte règle en vertu de laquelle tous les
citoyens nord-américains qui ont une affaire en cours avec le «groupe de Trujillo»
doivent se soumettre à une discussion approfondie avec l'ambassade. Le rédacteur
ajoute :
«De cette façon, il est possible de les mettre en garde si les
négociations envisagées pouvaient être préjudiciables aux intérêts
économiques ou politiques du Gouvernement des États-Unis en
république Dominicaine846.»
L'offensive qu'entend mener les diplomates contre Trujillo implique comme
préalable la mise au pas des entreprises nord-américaines qui doivent se plier à l'intérêt
général défini par le département d'État. Le conflit sous-jacent entre les investisseurs et
les représentants de Washington est nettement perceptible dans le projet et les propos. Il
s'agit bien pour l'ambassade d'affirmer la prééminence du politique sur les intérêts
particuliers et d'instaurer une discipline sous sa ferme direction.
Le document indique quels seraient les avantages de cette mesure :
«Ceci mettrait éventuellement sous l'influence de notre politique
extérieure, sinon sous son contrôle, les activités de la United Fruit
Company, les grands intérêts sucriers, les compagnies pétrolières et
autres entreprises commerciales des États-Unis qui dans le passé ont été
les principaux créateurs de la politique des États-Unis dans ces
régions.»

846 Cette citation et les suivantes sont extraites de Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra
política frente al Gobierno dominicano, document établi par Maurice J. Broderick, auxiliaire du service
extérieur de l'ambassade, le 31 août 1945. Mc Gurk le fait parvenir au département d'État après l'avoir
soigneusement étudié, puisqu'il le commente point par point. Texte complet dans le recueil, Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1945, p. 191.
-427-
Le plan est précisé : il convient de soumettre à l'autorité du département d'État
une dizaine de puissantes compagnies nord-américaines847. Soulignons cependant le
caractère ambitieux, voire hasardeux, de la tâche puisque ces entreprises dictent
traditionnellement la politique nord-américaine dans la zone. Pour appliquer son
orientation, le département d'État doit bouleverser le schéma politique qui justifie la
présence des États-Unis et renverser les hiérarchies établies depuis l'origine. Les
concepteurs de la politique devraient ainsi se résigner à ne plus être que de simples
instruments.
Ce n'est certainement pas par hasard si un nom précis vient sous la plume du
rapporteur : la United Fruit. Implantée depuis seulement deux ans dans le nord du pays,
cette compagnie est encore loin, par la taille de ses investissements en république
Dominicaine, des grands groupes sucriers, tels que la West Indies Sugar Corp. et la
South Porto Rico Sugar Co. Mais cette nouvelle venue est la compagnie qui développe
avec le plus de cohérence une stratégie politique concertée à l'échelle régionale 848.
L'orientation du département d'État se heurte déjà à celle du grand capital impérial.
À Blair House, le responsable du département d'État qui a lu et analysé le
rapport en est conscient puisqu'il note en marge :
849

«Beaucoup d'intérêts commerciaux repousseraient n'importe


quelle suggestion de la part de l'ambassade. Je ne dis pas qu'ils
devraient le faire mais qu'ils le feraient.»
Au moment où Braden prend les rênes de la politique latino-américaine de
Washington, les hauts fonctionnaires du département d'État se montrent fort sceptiques,
pour ne pas dire désabusés, quant aux chances d'imposer de nouvelles pratiques aux
grandes entreprises nord-américaines. En distinguant et opposant ce qui semble
souhaitable et ce qui est possible, ils expriment par avance le sentiment d'impuissance
qui les habite.

Les liens qui unissent le régime et les grandes compagnies se sont en effet
profondément développés pendant la Guerre mondiale, comme nous l'avons
démontré850. Ils s'expriment d'abord sous la forme d'une corruption généralisée.
Dans un rapport qu'il adresse en septembre 1945 à Braden, l'ambassadeur
McGurk décrit minutieusement le système de détournement de fonds dans la
distribution des produits pétroliers en république Dominicaine. Deux grandes firmes
nord-américaines, Standard Oil et Texaco, sont concernées. Le commerce est
847 Là encore Truman, au début de sa présidence, reprend l'orientation que Roosevelt avait fixée en
1938, lors de la crise mexicaine.
848 On sait qu'elle a de très gros intérêts en Amérique Centrale, dans les "Républiques bananières".
849 L'annotation manuscrite est paraphée WB. Il s'agit sans doute de Williard Barber de la division des
Affaires de l'Amérique Centrale et la Caraïbe.
850 Nous évoquons cette question dans 1939-1945. Une collaboration intéressée.

-428-
directement placé sous l'autorité du général Fiallo, responsable de la Commission des
transports et de contrôle du pétrole, qui a placé des hommes du Parti dominicain à tous
les postes. Le réseau de vente au détail du pétrole lampant est lui-même tenu par des
membres de cette organisation. Une véritable taxe parallèle dont les tarifs sont
strictement fixés -11 centimes par gallon pour le kérosène, 5 centimes pour le gasole-
est ainsi prélevée et va nourrir les fonds du Parti dominicain. L'affaire est parfaitement
organisée, au point que les industriels qui ne passent pas par le circuit des détaillants
peuvent acheter au prix de gros, pourvu qu'ils puissent établir la preuve qu'ils se sont
acquittés des taxes indiquées. Les sommes ainsi recueillies sont considérables
puisqu'elles représentent près de la moitié du prix de gros, 23 centimes par gallon pour
le kérosène. L'ambassadeur souligne :
«Il est particulièrement intéressant de remarquer que les
compagnies américaines […] qui importent et distribuent les produits du
pétrole sont totalement conscientes de ce détournement dans le système
de distribution, puisqu'elles y participent, mais elles n'ont rien fait ni
pour protester contre la mise en place de ce système ni pour se plaindre
auprès des représentants du Gouvernement américain851.»
On touche ici du doigt les liens étroits qui unissent les entreprises nord-
américaines et la dictature : chaque opération qu'elles réalisent contribue à alimenter les
caisses de l'appareil du régime et, en contrepartie, elles sont assurées de ventes
strictement contrôlées sur tout le territoire. Une partie de la marge bénéficiaire s'envole
sous leurs yeux, mais c'est le prix à payer pour pouvoir vendre et commercer en toute
tranquillité.
McGurk qui feint de ne pas comprendre les motifs de l'attitude des sociétés
pétrolières, se rassure à bon compte en notant qu'au moins les compagnies américaines
consommatrices de produits pétroliers, essentiellement les entreprises sucrières, sont
dispensées du paiement de ces pots-de-vin et que, par conséquent, les États-Unis ne
soutiennent pas économiquement le régime. Réconfort tout illusoire puisque, dans ce
cas, la contribution est prélevée à la source, comme nous l'avons vu.

En outre, si les entreprises sucrières sont exonérées de cette taxe frauduleuse


c'est qu'elles font des versements substantiels à d'autres titres. L'ambassadeur McGurk
ne peut pas ignorer que l'abondante main-d'œuvre importée d'Haïti en raison de son bas
prix ne se fait pas sans contreparties. En novembre 1945 l'attaché militaire rapporte :
«Des responsables de la SUCRERIE CENTRALE ROMANA ont
reconnu ouvertement devant l'ambassade qu'ils ont conclu des
arrangements avec des "officiels" dominicains et le frère du Président
851 Message secret n° 327 du 13 septembre 1945. Intégralement dans le recueil, Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1945, p. 126.
-429-
Lescot pour importer 2 000 journaliers haïtiens et que, à cette date, ils
en ont importé près de 500 […] l'"arrangement" comprend le paiement,
par la compagnie sucrière, de 10 $ par tête. Évidemment il s'agit dans le
meilleur des cas d'une importation clandestine et il se peut que ce soit à
l'avenir une source de problèmes, en raison de l'opposition bien connue
du Gouvernement Dominicain à l'importation d'ouvriers haïtiens852.»
Alors que les relations avec Lescot sont des plus mauvaises853 -Trujillo apportera
toute son aide à son renversement deux mois plus tard- l'appareil du régime et les
dignitaires haïtiens poursuivent le trafic de main-d'œuvre, démontrant ainsi son
caractère vital pour les deux gouvernements. Les administrateurs de la sucrerie
Romana, la plus grande du pays, sont des amis personnels de Trujillo et ils savent qu'ils
ne disposeront pas des bras suffisants pour la récolte qui approche, s'ils ne versent pas,
comme à l'accoutumée, des pots-de-vin propres à se concilier les autorités854.
Le régime a lui-même instauré un dispositif qui justifie la corruption. Les lois
d'immigration qui interdisent aux Haïtiens isolés de pénétrer sur le territoire dominicain
et les lois de dominicanisation du travail qui imposent un quota théorique de 70 % de
travailleurs de nationalité dominicaine dans les entreprises rendent impossible toute
importation de main-d'œuvre sans la participation, officielle ou clandestine, des
autorités.
Il ne s'agit pas d'un chantage à sens unique, comme le pensent les diplomates
qui s'étonnent constamment de la participation des compagnies à ce trafic, mais bien
plutôt d'une active complicité. Car si l'appareil retire de substantiels bénéfices -20 000 $
pour une seule sucrerie, à partager avec les dignitaires haïtiens-, les compagnies sont
loin d'être perdantes : le régime leur livre une main-d'œuvre soumise, puisque ces
Haïtiens n'ont aucun titre pour se trouver en république Dominicaine et qu'ils ne
peuvent même pas tenter de s'enfuir sans tomber sous le coup de la loi ou courir le
risque d'être assassinés855.

852 Rapport signé Thomas D. Burns et daté du 3 novembre 1945. Ibid., p. 241.
853 Lescot, nommé ministre plénipotentiaire en république Dominicaine en 1935, fut pourtant le pion de
Trujillo contre Vincent en 1937, nous l'avons vu. À la suite de la chute de Vincent, le Benefactor lui avait
apporté un soutien ostentatoire en le rencontrant sur la frontière le 22 mai 1941, soit sept jours après sa
prise de fonctions. Mais les relations se dégradent progressivement pendant la guerre, en particulier en
raison de la protection accordée par Washington à Port-au-Prince, qui se traduit par un traitement plus
favorable. Cette tendance récurrente à la rivalité, puis à la franche hostilité, mériterait une étude
approfondie. En effet, elle se répète successivement avec Vincent, Lescot puis Estimé.
854 Le caractère permanent de cette pratique est à nouveau illustré par un mémorandum interne du 5 juin
1946 rédigé par la division des Affaires d'Amérique centrale et de la Caraïbe. Cette fois, c'est la South
Porto Rico Sugar Co. qui reconnaît qu'elle emploie des Haïtiens «proposés par des fonctionnaires du
gouvernement dominicain qui les apportent d'Haïti grâce à des arrangements illégaux». En désaccord
avec l'attitude de la compagnie, les diplomates prévoient de possibles incidents avec les autorités
dominicaines. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 299.
855 On se reportera à Octobre 1937-février 1938. Les Haïtiens en république Dominicaine, pour une
analyse des origines de cette situation.
-430-
À bien y regarder les premiers intéressés à cette complicité sont les investisseurs
nord-américains et non les membres de l'appareil de la dictature, comme un examen
trop superficiel pourrait le laisser croire. La traite des Haïtiens, il n'y a pas d'autre mot,
n'existerait pas sans la demande des grandes compagnies. L'appareil du régime ne fait
qu'assurer les conditions politiques, légales et policières qui permettent l'existence de ce
trafic. Les compagnies apportent les capitaux et produisent, la dictature surveille et
maintient l'ordre nécessaire. Elle est payée pour cela. Il y a sans doute quelque vérité à
dire que depuis 1916, époque où il était surveillant pour le compte de la sucrerie nord-
américaine de Boca Chica, Trujillo a toujours tenu le même rôle tout en s'élevant dans
la hiérarchie.

Il faut insister sur un aspect à première vue secondaire, mais en fin de compte
très symptomatique : on est frappé par l'incompréhension manifestée par la diplomatie
nord-américaine de l'époque et plus particulièrement par l'ambassade face aux
phénomènes de corruption, de trafics clandestins et de complicité. Les rapports
décrivent souvent avec une grande précision les relations entre la dictature et les
compagnies, nous l'avons vu, mais en général ils tournent court : l'ambassadeur, les
attachés de tous ordres et les services de renseignement sont incapables de rendre
compte de façon satisfaisante de l'attitude des milieux économiques nord-américains.
Leur faiblesse reste inexplicable pour les diplomates, qui jugent que les administrateurs
d'entreprises nord-américaines prennent des risques inconsidérés en se mêlant à des
opérations illégales.
D'une façon générale, la véritable nature des relations entre le capital impérial et
la dictature échappe à ces ambassadeurs pourtant pénétrants et consciencieux. Il faut
voir dans cet aveuglement la marque d'une profonde faiblesse de la politique tentée
Braden qu'ils essaient de servir. Dans les années qui précédaient la guerre et pendant le
conflit mondial, le département d'État avait pris son parti de l'existence des dictatures,
pourvu qu'elles ne troublassent pas l'ordre continental et qu'elles soutinssent l'effort de
guerre des États-Unis. Avec la guerre froide, il s'en accommodera à nouveau sans
difficultés majeures. Mais entre ces deux périodes il tend à les rejeter comme étrangères
à l'ordre américain comme nous l'avons vu.

À la doctrine Estrada qui impliquait la reconnaissance de tous les


gouvernements, quelles que fussent leurs nature, forme et origine, se substitue une
politique d'intervention indirecte qui vise à abattre les régimes qui divergent par trop du
modèle nord-américain. Il s'agit d'avancer vers une plus grande homogénéité politique
du continent, afin de défendre et promouvoir les intérêts de Washington. Or, tracer une

-431-
telle perspective c'est se condamner à ignorer la réalité de l'empire. Le capital nord-
américain a besoin au contraire de systèmes différenciés pour produire ici le sucre ou
extraire les minerais avec de faibles coûts et les revendre là avec une marge
substantielle.
Comme le dit le rapport de l'ambassade de septembre 1945, apparemment sans
en mesurer toutes les conséquences, les milieux économiques et financiers nord-
américains «ont été les principaux créateurs de la politique des États-Unis dans ces
régions» (Cf. ci-dessus). Vouloir modifier l'ordre qui règne en république Dominicaine,
c'est altérer des relations établies de longue date et nécessaires au fonctionnement des
entreprises impériales et menacer en définitive le capital nord-américain lui-même.
La politique impériale de Braden se heurte à la nature de l'empire.

Un événement significatif a lieu le 17 novembre 1945. Il démontre combien les


intérêts des compagnies divergent en profondeur de l'orientation défendue par
l'ambassade et le département d'État.
L'ambassadeur McGurk est parti la veille pour Washington 856, laissant derrière
lui des relations tendues entre l'ambassade et le pouvoir à Ciudad Trujillo. Trujillo
convoque immédiatement une réunion des trois administrateurs nord-américains des
compagnies sucrières opérant dans le pays - Kilbourne de la West Indies Sugar Co.,
Hennessey de la South Porto Rico Sugar Co. et Fox de la Boca Chica Sugar Co.- et du
chargé d'affaires de l'ambassade des États-Unis, Scherer. La réunion a lieu dans le
bureau du président au Palais national en présence du secrétaire d'État aux Relations
extérieures Peña Batlle et de Ortega Frier, conseiller juridique de Trujillo. Le dictateur
demande sans ambages aux producteurs de sucre de lui communiquer les noms des
personnes impliquées dans des activités "communistes" et les incidents qui pourraient
se produire. Comme l'écrit très justement Scherer il «demande aux Compagnies
sucrières d'agir comme des agences de renseignements857.»
Les liens organiques qui unissent les compagnies et le régime sont ainsi
clairement affirmés et le dictateur précise même qu'il formule la demande à titre de
contrepartie pour les services qu'il a rendus aux compagnies sucrières. Mais il s'agit
également d'une passe d'armes politique afin de tester la solidité des alliances : alors
que Scherer intervient pour rappeler l'orientation de Washington -ferme opposition à

856 Il part officiellement en raison d'un accès de malaria, mais il ne reviendra plus et le poste restera
vacant jusqu'en septembre de l'année suivante, le chargé d'affaires, Scherer, étant chargé d'assurer
l'intérim. Trujillo est au courant de ce départ mais il ne connaît évidemment pas la durée de la vacance.
857 Pour cette citation et la suivante voir le compte rendu de la discussion daté du 19 novembre. Texte
intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 257 et 258. On trouve dans ce même
ouvrage de nombreux documents échangés entre l'ambassade et le département d'État sur la question
entre les pages 254 et 269.
-432-
toute implication des compagnies et citoyens nord-américains dans la vie politique du
pays-, les producteurs de sucre se rangent dans le camp du dictateur en invoquant des
prétextes qui ne trompent personne. Scherer rapporte :
«Immédiatement M. Kilbourne indiqua que sa compagnie était
dominicaine858 et M. Hennessey se déclara convaincu que la recherche de
communistes n'était pas une ingérence politique».
Le coup est rude pour l'ambassade puisqu'elle se trouve isolée, face au front
commun des investisseurs nord-américains, qu'elle est censée représenter, et de la
dictature, qu'elle voudrait abattre. On peut tenir pour certain que Trujillo a convoqué la
réunion en grande partie pour infliger cette défaite au département d'État. Sans doute
nourrit-il l'espoir d'amener l'ambassade à reconsidérer sa position, en lui démontrant
l'inanité de son intransigeance859.

En effet, l'ambassade ne comprend pas l'évolution rapide de la situation


objective rapidement et l'inadaptation croissante de ses positions aux intérêts des
compagnies sucrières. En effet, Kilbourne, au cours du même entretien, indique qu'en
raison de l'agitation ouvrière, il n'a effectué que la moitié des préparatifs pour la récolte
qui doit débuter en janvier et Hennessey fait mention d'une grève à La Romana.
Pendant la réunion entre Nord-américains qui se tient à l'ambassade au sortir du bureau
de Trujillo, Kilbourne ajoutera, peut-être pour faire bonne mesure, qu'il craint que les
grévistes ne mettent le feu aux plantations et soulignera surtout que «les producteurs
[ont] une situation stratégique faible face aux grèves» 860. La fonction de la dictature et
de l'appareil qui la soutient devient évidente : servir de rempart aux compagnies contre
la mobilisation ouvrière. Il est clair que l'ambassade sous-estime la menace et qu'elle
n'est d'aucun secours pour Kilbourne, Hennessey et Fox, laissant ainsi le champ libre à
Trujillo qui se pose en unique recours. Pourtant, les événements confirmeront que la
menace n'était pas illusoire puisque la grève éclatera en janvier à La Romana, avec des
conséquences immédiates tout au long de l'année 1946861.

858 Il s'agit évidemment d'une argutie légale; les capitaux étaient bel et bien nord-américains.
859 Au-delà de Scherer, Trujillo vise même Washington, accusée par sous-entendus de s'acoquiner avec
Moscou : «Avec un sourire, le Président indiqua que puisque les États-Unis et l'Union Soviétique
entretenaient des relations amicales il ne convenait pas que la présente réunion parvienne à la
connaissance du public» , rapporte, mortifié, Scherer. Trujillo, anticipant les débuts de la guerre froide,
se montre plus impérialiste que l'empire. Nous commenterons cette phrase au chapitre suivant : La ligne
de défense de la dictature.
860 Compte rendu de la réunion à l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Texte complet dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 259.
861 Nous n'étudions pas ici cette grève, ni l'affrontement de Trujillo avec le mouvement ouvrier et social,
auxquels nous consacrerons plusieurs chapitres. Voir : 1945-1947. La menace sociale.
-433-
Scherer, obéïssant en cela à la ligne tracée par Braden, pense que toute la
situation sur le continent américain est dominée par un conflit entre le camp
démocratique, c'est-à-dire Washington et ses alliés, et le camp des dictatures où figurent
l'Argentine mais aussi la république Dominicaine. Empêtré dans cette analyse, il est
incapable de voir, contrairement aux administrateurs des compagnies, qu'un combat
s'engage entre le travail et le capital. Ce n'est pas l'exactitude des détails qui est en
cause, mais le cadre dans lequel il faut replacer chacun des faits. Dans le rapport qu'il
adresse au département d'État, Scherer note ceci :
«Puisque l'épithète de "communiste" inclut toute sorte
d'opposants au régime de Trujillo, le Président se dispose à les écraser
vigoureusement. Il est indubitable que quelques organisateurs
communistes opèrent en république Dominicaine, mais ce n'est ni leur
propagande ni leurs activités que craint Trujillo. En essayant d'obtenir
l'aide des Compagnies Nord-américaines dans les affaires politiques
dominicaines, Trujillo les conduit sur un chemin très dangereux que
celles-ci ont largement accepté d'emprunter862.»
C'est à juste titre que le chargé d'affaires remarque que le mouvement dépasse
de très loin les capacités d'organisation de militants dépourvus de toute structure solide
-le Parti démocratique révolutionnaire dominicain a été détruit par la dictature quelques
mois plus tôt863- et que l'anathème ne sert qu'à justifier par avance la répression. On
comprend bien que l'ambassade sympathise avec nombre d'opposants à la dictature et
estime que leur combat est largement justifié. Mais, du coup, elle ne perçoit pas
l'antagonisme bien réel qui oppose les ouvriers agricoles à leurs patrons et, au-delà, les
salariés au capital. Les manœuvres de Trujillo emplissent tout son champ de vision.
Alors que les administrateurs des sucreries lui parlent du danger des grèves qui ont déjà
commencé, elle ne s'intéresse qu'aux périls qui peuvent découler d'un soutien à Trujillo.
La nature même de l'entente qui se conclut sous ses yeux lui échappe; elle ne voit qu'un
marché de dupes au profit de la seule dictature là où se noue un pacte équilibré : les
administrateurs soutiennent la dictature et celle-ci les protège. À peine formulée, et
alors qu'elle ne connaîtra son plein développement qu'au cours des trois mois qui
suivent cet entretien, l'orientation du département d'État démontre toutes ses faiblesses.

Ajoutons que les machinations de Trujillo ne font qu'induire davantage en erreur


les diplomates. Alors que les administrateurs et le dictateur se plaignent de l'agitation
ouvrière, l'attention de Scherer est attirée par une intervention du président :

862 Rapport confidentiel n° 464 du 20 novembre 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945,, p. 256.
863 Voir à ce sujet 1945-1947. Le rapprochement avec l'URSS. Consulter également l'annexe la rubrique
concernant cette organisation à l'Annexe VI.
-434-
«Le Président Trujillo s'est référé à un certain Frías Meyreles,
qui avait trouvé asile à l'Ambassade du Mexique et est catalogué comme
un agitateur communiste (nous avons su ensuite que le Gouvernement
Dominicain l'avait employé pour un travail au Secrétariat au Travail,
sans doute comme mouchard)864.»
Frías Meyreles est certainement un individu trouble et le seul fait que Trujillo le
nomme donne à penser qu'il y a eu manipulation. Rien d'étonnant en effet à ce que le
régime souffle sur les braises pour se rendre encore plus indispensable. C'est une forme
de chantage qu'il pratique régulièrement. Mais on sent bien que le soupçon occupe
entièrement l'esprit de Scherer, qui n'est pas loin de penser que toutes ces grèves ne sont
que des simulacres. Le contraste entre cette myopie et la perspicacité des gérants des
compagnies est frappante. Alors que Scherer, et le département d'État qui lui donne
continûment des directives, ne mesurent pas l'importance de la vague qui s'enfle,
Kilbourne prédit que les problèmes les plus graves éclateront à La Romana865.

Les lignes d'action de la diplomatie et du capital impérial divergent donc


inéluctablement et entrent même en conflit. Il est intéressant à ce sujet de constater que
les catégories politiques qu'utilisent spontanément les administrateurs coïncident avec
celle de la dictature et non avec celles du département d'État. Le secrétaire d'ambassade
rapporte que Scherer a demandé aux représentants des compagnies comment ils savent
distinguer un communiste d'un autre agitateur ouvrier, voici la réponse spontanée de
l'administrateur de la sucrerie La Romana :
«M. Hennessey considérait que n'importe quel agitateur extérieur
qui présentait des exigences et revendications déraisonnables pouvait
être classé comme communiste866.»
On a déjà l'impression d'être entré dans la période de la guerre froide, avec plus
d'un an d'avance. Une ligne d'attaque se dégage devant le péril, mais elle n'a pas encore
été codifiée au niveau de l'État nord-américain, sous forme d'une stratégie concertée.
En retard d'un combat, l'ambassade se heurte à une situation qu'elle ne maîtrise
pas. Les pressions de plus en plus marquées qu'elle exerce ne font que souligner son
impuissance et contribuer au discrédit de l'orientation qu'elle entend mettre en œuvre.

864 Compte rendu de la discussion daté du 19 novembre. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945,
p. 257.
865 «M. Kilbourne a affirmé qu'il pensait que M. Hennessey rencontrerait de nombreux conflits du
travail quand ses travailleurs apprendraient que les travailleurs des autres sucreries centrales sont
autorisés à travailler douze heures et à être payés en conséquence, au lieu des huit heures auxquelles
pense M. Hennessey». Cette question des quatre heures non-payées fut effectivement au centre de la
grève qui éclata en janvier à La Romana, la sucrerie dirigée par Hennessey. Compte rendu de la réunion à
l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Ibid., p. 259.
866 Compte rendu de la réunion à l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Ibid., p. 259.

-435-
Bientôt, Scherer envoie une lettre recommandée aux trois administrateurs des
compagnies sucrière avec l'accord exprès du secrétaire du département d'État, Byrnes.
Il conclut ses mises en garde par une phrase empruntée à Braden lui-même :
«Il est presque superflu d'ajouter que le Gouvernement des États-
Unis ne pardonnera aucune ingérence en politique étrangère de la part
de ses citoyens867.»
Le bâton est cette fois brandi pour punir les récalcitrants. Sans résultat. Voici, en
effet, la réponse de Fox :
«Étant donné que la compagnie Sucrière Boca Chica, Capital par
Actions, a été placée sous les lois dominicaines et négocie dans ce cadre,
nous considérons que nous devons leur obéir en soutenant et respectant
le premier personnage de l'Exécutif de la République […] Je suis sûr que
le Conseil d'Administration de notre Compagnie considérerait comme
contraire à ses intérêts tout refus de ma part d'obtempérer à la requête
de Trujillo d'être informé de tout incident qui pourrait causer des
dommages à notre propriété, puisque j'ai reçu la mission de veiller sur le
développement et la protection des dits intérêts868.»
On ne saurait être plus clair dans la définition des rôles respectifs des
responsables des compagnies et de la dictature, et on ne peut pas dire plus nettement
qu'il n'y a pas place pour la politique défendue par le département d'État dans cette
situation.

867 Le discours de Braden, prononcé à la chambre de Commerce de New-York à l'occasion de la


Convention Nationale du Commerce Extérieur eut un grand retentissement. On peut le considérer comme
l'un des textes fondamentaux de la doctrine du sous-secrétaire d'État. Lettre du 7 décembre 1945. Ibid.,
p. 259.
868 Lettre du 13 décembre 1945. Ibid., p. 268.

-436-
• LA LIGNE DE DÉFENSE DE LA DICTATURE

Face à l'offensive du département d'État, la dictature ne reste pas inactive. Elle


n'a pas l'initiative pendant plusieurs mois, mais elle s'organise néanmoins pour limiter
l'effet des pressions qui s'exercent sur elle et, de plus en plus, pour exploiter les
contradictions qui se font jour à Washington.

L'un des premiers soins de Trujillo est de maintenir son emprise sur le pays. Dès
le 4 octobre 1944, la Chambre des députés se prononce pour la réélection du
dictateur869 : la campagne est lancée avec deux ans et demi d'avance. Comme on
l'imagine, les meetings, manifestations, pétitions, protestations de fidélité vont se
multiplier en liaison étroite avec les nécessités conjoncturelles. Le 24, on annonce déjà
que cinquante mille personnes ont exprimé leur soutien à sa candidature. Le 25
novembre, l'Assemblée des directeurs de journaux, réunie dans le fief de Trujillo à San
Cristóbal, se met à son tour au service du futur candidat en indiquant de façon publique
que la presse est prête à jouer sans réserve son rôle d'instrument de propagande. Le 19
juillet 1945, le dictateur lance la phrase qui doit servir de slogan pendant toute la
campagne :
«Aujourd'hui je ne demande pas au peuple de me suivre, mais
c'est moi qui suis mon peuple, car il n'y a pas de danger à le suivre.»
Il reprend ainsi la formule de 1930 «Il n'y a pas de danger à me suivre», en la
retournant. La continuité est soulignée. Le 24 septembre 1945, jour anniversaire de la
signature du traité Trujillo-Hull, une nouvelle appellation vient s'ajouter à la liste déjà
longue des titres du dictateur : les organisations syndicales réunies à Ciudad Trujillo le
proclament Libertador de la Clase Obrera (Libérateur de la Classe Ouvrière). Ainsi se
fondent en une seule image le glorieux souvenir des combattants de l'indépendance et le
paternalisme corporatiste.
Le 16 décembre, à l'occasion du Congrès des femmes dominicaines, on annonce
solennellement que :
«La femme dominicaine (sic) soutient sa réélection pour le
mandat 1947-1952.»
Des bustes du dictateur, des plaques lui rendant hommage aux titres les plus
divers et des monuments en son honneur sont inaugurés dans tout le pays. Le
29 décembre 1945, on annonce que le Conseil pour l'érection d'une statue du
869 Pour les différents événements et citations on se reportera aux dates indiquées dans : R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 42 et suivantes.
-437-
Benefactor a recueilli 81 735 $ qu'il transmet au Comité pour le monument à la Paix de
Trujillo qui dominera de sa taille écrasante la ville de Santiago 870. Le 23 février 1946,
les techniciens du pays demandent que le Parti dominicain présente Trujillo aux
élections de 1947. Le 13 mars, deux mille étudiants et professeurs lui rendent
hommage. Le 4 avril, des milliers de personnes sont réunies à Moca pour l'acclamer et
lui demander de «rester au Pouvoir». Le 24 septembre, pour le cinquième anniversaire
de la signature du traité Trujillo-Hull, a lieu à Ciudad Trujillo une grande manifestation
en faveur de sa réélection. Du sommet du monument de l'Autel de la Patrie, lieu où
reposent les restes des Pères fondateurs de la patrie, il assiste avec sa famille à un défilé
en son honneur. Ce même jour, il inaugure le Premier Congrès ouvrier national. La
propagande mêle les deux manifestations. Le 3 novembre 1946, le Rotary Club
Dominicain lui rend hommage. Le 21, on inaugure un monument en son honneur à
Baní, ville où est né son père.

Cette campagne est autant tournée vers l'intérieur du pays, dans un effort
constant pour tenter de limiter l'agitation, que vers l'extérieur. Il s'agit de démontrer aux
capitales de la région, et en particulier à Washington, que le pays est tenu en main et
qu'il n'existe pas d'alternative possible à la dictature. Si l'objectif de contenir la montée
d'une opposition intérieure n'est que très partiellement rempli par cette campagne, nous
y reviendrons plus loin, en revanche le régime parvient largement à convaincre le
département d'État, qui est en permanence informé par ses agents des manifestations en
l'honneur du dictateur et de ses tournées triomphales. Il suffit de lire les rapports des
diplomates, pourtant peu favorables à Trujillo, pour voir à quel point ils sont
impressionnés:
«Tous les jours […] La Nación a publié d'autres signatures,
consacrant généralement une page complète à cette fin. Les noms sont
regroupés selon la ville d'origine et les adresses des signataires. Jusqu'à
maintenant, environ 60 080 signatures ont été publiées et La Nación du 8
janvier affirmait que la liste continuerait. Il est probable que le
Gouvernement a en tête d'utiliser ce grand Manifeste comme preuve du
véritable soutien populaire dont jouit le président Trujillo871.»
L'admiration du diplomate le dispute à sa répulsion devant l'efficacité policière
et propagandiste de l'appareil. En décembre 1946, un épais rapport qui fait le bilan des

870 L'ouvrage se veut colossal : sur un soubassement entouré d'un péristyle, s'élève une colonne qui
culmine à soixante-huit mètres de hauteur. La propagande souligne qu'il s'agit du plus grand monument
jamais construit en république Dominicaine. L'ensemble est édifié sur la colline au-dessus de Santiago et
domine la capitale du Cibao, manifestant de façon frappante l'emprise du régime sur la région. On peut
voir d'intéressantes images de l'époque dans : El poder del Jefe, II, 1h 19 mn.
871 Lettre confidentielle n° 595 du chargé d'affaires Scherer adressée au secrétaire d'État et datée du 9
janvier 1946.Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 104.
-438-
seize années de dictature est préparé par le bureau de coordination des Renseignements
et de Liaison du département d'État872. Il conclut :
«Si l'on exclut l'assassinat -ce qui ne ferait pas partie de la
tradition politique dominicaine- les chances que le Gouvernement de
Trujillo soit renversé dans un proche avenir semblent être aussi minces
que l'espoir qu'il devienne éventuellement démocratique. Et, finalement,
même si Trujillo était renversé d'une façon ou d'une autre, il est bien
évident que cela n'apporterait pas nécessairement un Gouvernement
démocratique.»
Cela fait près de quinze mois que Braden est à Washington et le régime
dominicain, un moment en difficulté, semble plus hégémonique que jamais. Le bilan est
décourageant pour ceux qui pensaient abattre les dictatures américaines. Si au début de
la même année les rapports mentionnent le relatif scepticisme de l'opinion qui, selon
eux, estime que «Trujillo sera le dernier dictateur de l'hémisphère occidental à être
renversé873», on constate qu'en décembre il ne reste même plus l'espoir d'assister à la
chute du régime. L'orientation défendue par Braden semble bien avoir épuisé ses effets.

La dictature mesure parfaitement que son effort de propagande en direction de


Washington, combiné à des manœuvres diplomatiques incessantes, peut contribuer à
paralyser l'action entreprise contre elle.
Le but qu'elle poursuit, diamétralement opposé à la politique de Braden, est
essentiellement de démontrer qu'elle continue à avoir de sérieux appuis aux États-Unis.
Il s'ensuit que, côté cour, le régime manifeste publiquement son indéfectible
attachement à Washington et, côté jardin, il multiplie les escarmouches en sous-main.
Régulièrement les représentants officiels nord-américains sont conviés à des
manifestations qui sont de véritables pièges. On saisit en particulier les changements de
personnel pour mettre à l'épreuve les nouveaux arrivants.
Ainsi, à peine l'ambassadeur Butler vient-il de s'installer à Ciudad Trujillo, après
une vacance du poste longue de dix mois, que le personnel diplomatique de l'ambassade
et les épouses sont invités à assister à un grandiose défilé marquant le sixième
anniversaire du traité Trujillo-Hull, le 24 septembre 1946. On remarque l'habileté du
prétexte choisi puisqu'il semble embarrassant pour la représentation diplomatique de
872 Ce bureau est créé à la fin de la guerre. Il est essentiellement constitué de spécialistes du
renseignement formés dans le conflit mondial. Au cours de l'année 1946 il ne rédigera, à la demande du
département d'État, que deux monographies sur des pays d'Amérique latine : la première porte sur
l'Argentine, la seconde sur la république Dominicaine. Les rédacteurs se sont essentiellement fondés sur
les archives diplomatiques inédites. Le rapport, classé secret, est intitulé El régimen de Trujillo en la
República Dominicana; il porte la référence OCL-4190 et est daté du 31 décembre 1946. Ibid., t. II, p. 73
à 163. Citation p. 155.
873 Rapport de l'attaché militaire Montesinos, n° R-5-46 du 26 janvier 1946. Ibid., t. I, p. 136.

-439-
refuser sa participation à la célébration d'un traité dominicano-nord-américain. Cela est
d'autant plus difficile que le signataire en a été le secrétaire du département d'État de
l'époque, couronné par le prix Nobel de la Paix l'année précédente. Butler décline
néanmoins l'invitation, avec l'accord des instances supérieures, au nom de la non-
intervention dans les affaires politiques dominicaines et il s'entend dire par le secrétaire
aux Relations extérieures dominicain qu'il ne s'agit pourtant pas d'une manifestation
politique874. Bien lui en prend, car la journée du lendemain est tout entière consacrée à la
gloire de Trujillo qui préside la parade du haut de l'Autel de la Patrie, comme nous
venons de le voir875.

Mais les rebuffades ne découragent pas l'appareil qui constamment sollicite


l'ambassade et le département d'État, à la recherche de la moindre faille. Quels sont les
axes de ses initiatives ?

D'abord s'appuyer sur la place aquise pendant la Deuxième Guerre mondiale.


Inlassablement, Trujillo rappelle les sacrifices dans la presse internationale. Aux
envoyés spéciaux de l'Associated Press et de United Press, présents en mars 1944 pour
le Centenaire de la République, il déclare :
«Il est également opportun de consigner que le sang dominicain a
déjà été versé pour la victoire d'une si noble cause et que notre marine
marchande a subi des pertes de navires dans son acharnement à assurer
la nécessaire survie du transport876.»
L'année suivante, il s'adresse à la revue mexicaine Continente, et déclare :
«Nous avons perdu toute notre flotte marchande dès les premiers
jours de guerre877.»
Ainsi se tisse, déclaration après déclaration, un mythe héroïque puisque sur les
deux cent cinq navires coulés par les sous-marins allemands dans les Caraïbes entre le
début de février 1942 et la fin du mois de juin, la république Dominicaine, qui se trouve

874 On trouvera le texte complet des différents documents diplomatiques nord-américains se rapportant à
cette question, en particulier le télégramme n° 311 du 21 septembre 1946 dans le recueil : Ibid., t. I,
p. 365 et 366.
875 Curieusement l'historiographe du régime, R. Demorizi, ne présente pas la manifestation comme
consacrée à l'anniversaire du Traité Trujillo-Hull : l'absence de la partie nord-américaine explique le
revirement. On remarquera également qu'il ne mentionne pas de festivités particulières pour fêter cet
anniversaire en 1944 ni en 1947. Il s'agissait bien d'un piège qui devait permettre d'exhiber les diplomates
nord-américains aux côtés du dictateur, placés en pleine lumière au sommet de l'Autel de la Patrie. R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 80.
876 Respuesta de fecha 9 de marzo de 1944 al cuestionario de los señores José Arroyo Maldonado y
Miguel Ángel Alonso… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 193.
877 Importantes declaraciones a la revista Continente, de Ciudad de México, el 21 de abril de 1945. ID.,
id., t. VI, p. 108.
-440-
au milieu de ce champ de bataille, n'a perdu que quatre bateaux dont deux goélettes à
voile. Vingt-sept marins dominicains on trouvé la mort dans ces circonstances 878. Il est
vrai cependant que les deux vapeurs coulés constituaient l'essentiel de la flotte
marchande du pays. Mais en magnifiant le rôle de la république Dominicaine pendant
le conflit mondial, Trujillo entend surtout rappeler que la dictature s'est immédiatement
placée aux côtés des États-Unis, déclarant la guerre au Japon le lendemain même de
Pearl Harbor.
Les liens noués hier sont opportunément rappelés. Ainsi l'aéroport de
Miraflores, financé par Washington au début de la guerre dans le cadre de sa stratégie
régionale, est pompeusement rebaptisé Aéroport Général Andrews, du nom du
commandant de l'aviation nord-américaine qui vient de disparaître au-dessus de
l'Atlantique. En présence de sa veuve et du corps diplomatique, Trujillo rappelle la
visite de cet officier supérieur en 1942 et salue la politique de solidarité continentale
pratiquée à l'époque879. Tout est calculé pour mettre les autorités nord-américaines en
porte-à-faux, en retournant leurs engagements passés contre elles-mêmes.

Par des propos habilement calculés, il tente même de forger de toutes pièces des
épisodes imaginaires. Il célèbre les armées «des Nations Alliées, parmi lesquelles on
compte honorablement l'Armée Dominicaine880», laissant entendre que les militaires
dominicains ont participé aux combats, alors que pas un homme ni un officier n'a été
envoyé sur les champs de bataille. Il est vrai que la formule, à bien la relire, était plus
ambiguë.
L'art du mensonge à demi-mots est d'ailleurs poussé jusqu'au plus grand
raffinement. Le message annuel de février 1944 commence ainsi par un hommage en
forme d'affirmation :
«Un nombre appréciable de Dominicains a eu l'occasion d'accourir, dans les
rangs des armées des Nations Alliées, sur les champs de bataille, pour répandre son
sang881.»
Les quelques Dominicains qui se sont individuellement et volontairement
engagés, essentiellement dans les troupes nord-américaines, sont ainsi annexés par le
régime et semblent devenir des bataillons envoyés par la dictature. Ironie amère, ces
volontaires étaient souvent des exilés adversaires du régime.

878 Voir à ce sujet : 1939-1945. Une place retrouvée.


879 Discurso de inauguración del Aeropuerto General Andrews, pronunciado el 22 de febrero de 1944…
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 23.
880 Discurso pronunciado durante las fiestas centenarias de la República, el 23 de febrero de 1944, al
inaugurar el Cuarto Congreso Médico… ID., id., t. V, p. 26.
881 Mensaje depositado ante la Asamblea Nacional el 27 de febrero de 1944… ID., id., t. V, p. 40.

-441-
Complètement symbolique sur le plan militaire, l'évocation l'est moins sur le
plan économique et surtout diplomatique. La dictature souligne que, dès le premier
jour, elle s'est rangée dans le camp de Washington contre d'autres capitales latino-
américaines, comme Buenos Aires, qui rejetaient l'idée d'une déclaration de guerre
commune et refusaient même de rompre leurs relations avec l'Axe.
C'est donc une solidarité historique, reconnue par les États-Unis, que met en
avant la dictature en célèbrant avec pompe la fête de la Confirmation de la solidarité
dominicano-américaine882. Elle cherche ainsi à placer le département d'État en
contradiction avec lui-même. Il lui suffit de chercher dans les discours assez récents.
Dans une longue réponse au mémorandum cinglant du 28 décembre qui refusait les
livraisons de munitions, le gouvernement dominicain cite longuement l'ambassadeur
Briggs lui-même :
«Je sais que quand sonnera l'heure de conclure la paix -ce qui
peut se produire au milieu de difficiles désordres économiques, de
contretemps passagers et même à des moments pénibles pour tous-,
quand cet instant arrivera, je suis sûr que le monde pourra compter sur
une aide du Gouvernement Dominicain et de son peuple semblable à
celle qu'ils ont offerte spontanément et de grand cœur quand, exerçant
leur souveraineté, ils engagèrent leur avenir sur l'autel des cendres de
Pearl Harbor883.»
On objectera qu'il ne s'agit là que d'un discours diplomatique prononcé à Ciudad
Trujillo à l'occasion de la Fête nationale nord-américaine, le 4 juillet 1944. Mais Briggs
et le département d'État savent que cette date fut l'occasion pour le régime d'organiser
une imposante manifestation sur l'avenue George Washington, afin de célébrer
l'indéfectible solidarité entre les deux pays. Trujillo ne manqua pas l'opportunité que lui
offrait cette journée, officiellement déclarée "Jour de liesse", de prononcer un discours
pour exalter les liens entre les deux pays et leurs gouvernements 884. En choisissant de
rappeler ces circonstances et de citer son propre discours, la dictature met Briggs, actuel
directeur du bureau des Républiques américaines, au défi de renier ses paroles
d'ambassadeur un an et demi plus tôt. Avec perfidie le document feint de ne pas
comprendre l'inexplicable revirement :
«Quand l'ambassadeur a lancé aux vents de la publicité ces
phrases si expressives et si justes on n'aurait pas pu penser que peu
882 Le 7 décembre 1944. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 46.
883 Ce mémorandum du gouvernement dominicain transmis par l'ambassadeur à Washington, García
Godoy, est particulièrement intéressant car il tente de réfuter point par point les accusations formulées
dans le mémorandum de Braden. Il est daté du 8 janvier 1946. On le trouvera in extenso dans le recueil,
Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 312 à 322. Les extraits cités se trouvent à la page 317.
884 Discurso en la imponente manifestación pública celebrada el 4 de julio de 1944… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 216. On pourra consulter également R. DEMORIZI, Cronología
de Trujillo, t. II, p. 36 et 37.
-442-
après le département d'État allait apercevoir un divorce si radical entre
le Gouvernement et le peuple en république Dominicaine qu'il obligerait
le premier à s'armer contre le second.»
Il est ainsi des paroles qui poursuivent le département d'État et des actes
symboliques dont tout le contenu politique s'exprime avec retard. Il s'en accommode en
disant que la page de la guerre commence à être tournée, et que l'on finira bien par
oublier les discours anciens.

Mais l'ordre lui-même qui résulte du conflit mondial porte la marque des
alliances d'hier. La récente fondation de l'ONU en témoigne. En 1945, alors que les
relations avec l'ambassadeur McGurk sont tendues, Trujillo souligne à sa manière des
faits d'actualité :
«À la date du 5 mars 1945, le Gouvernement des États-Unis
d'Amérique, en son nom propre et en celui des Gouvernements du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et Irlande, de la République de Chine
et de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, a invité le
Gouvernement Dominicain à se faire représenter à la Conférence des
Nations Unies, qui allait se tenir dans la ville de San Francisco, afin de
préparer la Charte de l'Organisation Générale Internationale pour le
maintien de la Paix et la Sécurité885.»
Pour les besoins de la propagande intérieure, la république Dominicaine est ici
mise sur le même pied que les plus grandes nations qui viennent de gagner la guerre,
tous les autres pays invités étant "oubliés". La mégalomanie du propos ne doit
cependant pas faire oublier une autre visée : la dictature rappelle à Washington les liens
concrets qui les unissent. Il est vrai que le pays fait partie, dès la Conférence de San
Francisco, de l'ONU. Il est même l'un des premiers à en ratifier la charte, soumise au
Congrès national dès le 23 juillet, moins d'un mois après son adoption à San Francisco
et la république Dominicaine se précipitera pour être l'une des toutes premières à
déposer le 4 septembre les instruments de ratification, après les États-Unis et la
France886.
Une importante contradiction de la politique de Washington est ainsi mise en
relief : la Maison-Blanche introduit et admet officiellement la république Dominicaine
au sein de l'assemblée des pays qui ont combattu pour la liberté, tout en classant,
officieusement, le régime parmi les dictatures peu fréquentables. Trujillo, à la

885 Mensaje al Congreso Nacional por conducto del Honorable Senado de la República, el 23 de julio
de 1945… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 159.
886 Ce n'est que le 24 octobre que fut recueilli un nombre suffisant de ratifications pour que la Charte pût
entrer en vigueur.
-443-
différence de Franco par exemple, voit ainsi s'ouvrir immédiatement devant lui une
brèche qu'il travaille à élargir.

Face à l'offensive pour homogénéiser le continent, la dictature plaide au


contraire pour l'unité dans et par la différence. Dans une entrevue opportunément
accordée à un journaliste nord-américain, Trujillo plaide sa cause et engage une
polémique indirecte avec une grande partie de la presse des États-Unis :
«Soyez porteur de mon salut cordial au peuple nord-américain;
dites qu'il est nécessaire de nous connaître, que nous devons nous
efforcer de ne pas établir de préjugés téméraires et d'analyser nos vies
en étudiant notre histoire, nos langues, nos coutumes. Il faut écarter ces
sinistres embûches qu'une presse irresponsable, mue par la vénalité ou
la passion, sème avec plus de fréquence que de jugement pour troubler
notre amitié et aigrir nos relations887.»
Le ressentiment est net contre les accusations qui pleuvent. On remarquera que
plutôt que de nier la réalité des faits qui lui sont reprochés, le dictateur affirme qu'il ne
faut pas user des mêmes critères pour porter un jugement sur les mœurs à Washington
et à Ciudad Trujillo. Au-delà même de la polémique conjoncturelle, le cadre de pensée
dans lequel se situe le régime est profondément impérial : dans l'esprit de Trujillo il y a
la métropole, les États-Unis, où des mots comme démocratie ont un sens, et il y a
l'Amérique latine, où ces mêmes mots ont un tout autre contenu. Instaurer en
république Dominicaine les libertés d'opinion, de presse, de réunion, d'organisation, etc.
, telles qu'elles existent chez le grand voisin du Nord ou en Europe, ce serait ouvrir la
boîte de Pandore et aller droit à des problèmes majeurs.
Dans le long mémorandum qui fait pièce à celui remis par Braden le 28
décembre, le pouvoir dominicain revendique ouvertement ce droit à la différence et le
légitime :
«L'opposition à un régime politique est toujours le résultat d'un
état social défini. Elle ne peut ni ne doit être artificiellement créée parce
qu'il en découle alors plus d'inconvénients que de bénéfices888.»
De façon significative, il n'est pas question dans ce document officiel des
coutumes divergentes mais d'un «état social» différent. Économiquement et
politiquement dépendante, la société dominicaine est en effet "différente". La dictature,
clé de voûte du système impérial en république Dominicaine, exprime de façon nette la

887 Il est remarquable que dans cette entrevue accordée à la presse nord-américaine Trujillo consacre la
plus grande partie de ses propos à justifier sa candidature à un nouveau mandat en 1947. Sa vraie
campagne "électorale" se déroule en direction des États-Unis. Respuestas al interview del periodista
John A. Thale, el 20 de abril de 1946… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 164.
888 Cette citation et la suivante sont tirées de l'Aide-mémoire daté du 8 janvier 1946. In extenso dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 319.
-444-
volonté de préserver l'ordre différencié qui a fait ses preuves. C'est pourquoi, invoquant
l'exemple du Parti révolutionnaire mexicain 889 -fort distinct en réalité, mais qui a
l'avantage d'être latino-américain-, elle n'hésite pas à affirmer :
«En république Dominicaine le système du parti unique n'existe
pas. Il est fallacieux de l'affirmer. Le Parti Dominicain est celui des
majorités et celui qui soutient le Gouvernement. Mais sa formation
n'exclut pas d'autres partis […] Ceci n'équivaut pas, cependant, au
système du Parti unique, dans le sens européen de l'expression.»
Trujillo rejette comme un beau diable l'accusation d'être un imitateur sur le
continent américain des fascistes ou des nazis. On est certes frappé par l'aplomb avec
lequel la dictature nie la réalité, mais cette insolence ne doit pas dissimuler le fond de
sincérité de l'argumentation. Trujillo, héritier et gestionnaire d'un système largement
mis en place par l'armée nord-américaine, n'arrive pas à comprendre le crime dont il se
serait rendu coupable au regard de Washington.

Une occasion nous est donnée de mieux comprendre la réflexion du dictateur.


En effet, en octobre 1946, quand il devient clair que la politique de Braden bat de l'aile,
il se départit, pour une fois, de ses flatteries, et laisse percer devant l'ambassadeur
Butler une irritation accumulée depuis de longs mois. Ce dernier rapporte son
entretien890 avec le généralissime :
«Quand j'eus fini, le Président Trujillo, sous le coup de fortes
émotions, s'assit au bord de sa chaise et déclara que lui et son
Gouvernement sont extrêmement blessés par le traitement dont il sont
objet de la part des États-Unis […] Il soutint qu'il est maintenant traité
comme un Hitler ou un Mussolini […] Il se référa alors au Mémorandum
de décembre de l'année dernière comme preuve d'une injuste animosité
envers lui et son administration de la part du Département depuis que
M. Braden a assumé la charge de Sous-Secrétaire.»
Trujillo conclura la discussion par une phrase que Butler livre telle quelle et qui
en dit long :
«Nous sommes encore vos amis, même si nous sommes vos amis
maltraités.»
Comme rouage du système impérial, la dictature sait qu'elle n'a pas d'autre
destin que servir pour se servir. Elle ne peut pas comprendre qu'on lui demande de
prendre des mesures qui risquent de la conduire à sa perte et qui, de surcroît, lui

889 Ne serait-ce que parce qu'il est issu de la révolution mexicaine et qu'il en gère l'héritage.
890 Tout le compte rendu de la discussion établi par Butler, témoigne d'une double incompréhension. On
en trouvera le texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 398 à 401.
Les citations sont respectivement extraites des p. 399 et 401.
-445-
semblent absurdes du point de vue de l'ordre nord-américain sur le continent. Au cours
de ce même entretien, Trujillo ne manque d'ailleurs pas de faire valoir qu'il a beaucoup
fait pour créer un sentiment pro-américain parmi les Dominicains, précisant que
l'opinion publique reste encore spontanément hostile aux États-Unis en raison de
l'occupation militaire. Quelles que soient les méthodes employées, il ne se sent
évidemment pas disciple des fascistes ou des nazis.

En fait, l'appareil a l'impression paradoxale de payer pour sa fidélité. Aussi


Trujillo procède-t-il, devant l'ambassadeur, à une lecture comparative d'un discours de
Truman en faveur de la démocratie sur le continent et de la Constitution dominicaine,
relevant les très nombreuses convergences. Peu lui importe que l'application des textes
soit fort différente aux États-Unis et en république Dominicaine, ce qui compte c'est la
similitude formelle. Façonné par le système impérial, le régime pense qu'il faut une
même loi pour tous sur tout le continent mais avec des traitements différents selon que
l'on est au nord ou au sud. L'entêtement de Braden, Briggs et de leurs ambassadeurs à
vouloir unifier non les textes mais les pratiques irrite et désarçonne la dictature. Du
coup, on comprend la nostalgie d'une époque meilleure et les reproches qui percent
souvent sous les éloges. Ainsi, après avoir énuméré les vertus du défunt Roosevelt,
Trujillo ajoute :
«Pour notre continent, en plus de ces qualités, Roosevelt a le très
grand et extraordinaire mérite d'avoir su jumeler et concilier la vie et la
culture des deux Grandes Amériques891.»
Propos codé, dont il faut détenir la clé pour en déchiffrer tout le contenu réel.

D'une façon générale, la dictature cherche à flatter publiquement Washington et


à désamorcer les critiques formulées à son égard par Braden et par la grande presse
nord-américaine. On le sait, l'existence d'un parti unique au chef charismatique est l'une
des preuves sans cesse invoquée aus États-Unis pour démontrer que le régime est bel et
bien une dictature, à l'instar de l'Allemagne nazie ou de l'Italie fasciste. L'argument fait
mouche car il entache la façade d'honorabilité du régime.
Aussi, Trujillo réagit-il dans des déclarations à la presse :
«Je ne veux pas être Chef et Directeur du Parti Dominicain, mais
être membre de ce groupement politique, comme le sont les autres
adhérents. Il me semble, en outre, que les réformes doivent s'inspirer des
principes qui sont à la base des statuts des Partis Démocrate et

891 Mensaje al Congreso Nacional, por conducto del Senado, el 16 de noviembre de 1945… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 207.
-446-
Républicain des États-Unis d'Amérique, que j'estime être des modèles de
pureté et d'idéal démocratique892.»
Flagornerie éhontée pour déclarer que la norme de référence reste l'organisation
juridique et politique des États-Unis, mais aussi manifestation de la grande sensibilité
du régime aux attaques qui mettent en cause son respect formel des règles
constitutionnelles et démocratiques.

À l'occasion également, le dictateur fait un geste symbolique pour se démarquer


des manifestations d'adulation dont il est l'objet. Comme on critique les détournements
de fonds dont il est familier et son goût immodéré des bustes et statues à son effigie, il
fait transformer la collecte pour une statue du Benefactor, en quête pour le grandiose
monument à la Paix de Trujillo que nous avons évoqué. On reconnaît, le caractère
biaisé de la propagande du régime. Puis il refuse de promulguer la loi votée par le
Congrès qui attribuait l'énorme somme de 600 000 $ pour l'achèvement du monument
et renvoie le texte pour réexamen devant la Chambre des députés en expliquant que le
monument est une œuvre due à l'initiative du peuple et que, comme telle «elle doit
rester en dehors de toute contribution financière de l'État»893. Là encore l'argument est
spécieux puisque, tout en affectant de prendre ses distances, il légitime le culte rendu
par le peuple à sa personne.

Mais seule une analyse superficielle peut laisser croire que la propagande se
borne à n'être qu'une plate flatterie de l'opinion publique et des autorités nord-
américaines. La servilité n'est que l'aspect superficiel et défensif d'une stratégie
agressive qui vise à diviser l'adversaire. Derrière chaque hommage se cache un piège.
Nous avons vu comment la dictature avait organisé une célébration grandiose
pour l'anniversaire du Traité Trujillo- Hull, dans le but de mettre l'ambassade des États-
Unis en difficulté et de la compromettre. En choisissant Hull contre Braden et Briggs ,
la dictature cherchait à déstabiliser le département d'État.
L'année précédente, la mort de Roosevelt, le 12 avril 1945, avait déjà été
exploitée dans le même esprit.Dès le 13 le Congrès vote une résolution déclarant un
deuil national de neuf jours. Trujillo envoie un peu de terre dominicaine pour être
892 Declaraciones hechas el 24 de julio de 1945, en entrevista concedida al diario La Nación… ID., id.,
t. VI, p. 164.
893 Mensaje de fecha 31 de diciembre de 1946, dirigido al Congreso Nacional… ID., id., t. VII, p. 3. Les
chiffres apportent d'intéressants renseignements sur le financement de la propagande : on remarquera
qu'en décembre 1945 un peu moins de 82 000 $ avaient été recueillis; un an plus tard c'est une somme
plus de sept fois supérieure qu'il est question de prendre sur le budget de l'État. On notera également que
si la propagande fait grand cas du renvoi par le président de la loi, elle n'informe pas de l'attitude
définitive du Congrès. On sait que, pour des raisons tactiques, Trujillo feint souvent d'avoir des scrupules
et qu'il aime à se faire prier. On peut tenir pour sûr que, légalement ou clandestinement, les sommes
nécessaires ont été détournées. Consulter aussi : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 84.
-447-
mêlée à celle des États-Unis sur la tombe du défunt. On célèbre un service funèbre
solennel à la cathédrale. Les articles, discours et messages célébrant Roosevelt se
multiplient dans tout le pays. On cite constamment les messages d'amitié envoyés par
l'ex-président nord-américain à Trujillo pendant la guerre. Dans toutes les écoles, sur
instruction du secrétariat à l'Éducation et aux Beaux-Arts, on confond dans une même
célébration l'hommage au président décédé et la lecture des Pensées Panaméricaines du
généralissime. Ainsi est dessiné le portrait revisité d'un grand ami de la république
Dominicaine et de son Benefactor894. Par comparaison, Briggs et McGurk font figure de
fils indignes, de traîtres ou, dans le meilleur des cas, d'apprentis sorciers.

L'utilisation du personnage de Roosevelt, ne s'arrête pas là. Le 16 novembre


1946, alors que Braden et Briggs sont au département d'État et que s'ouvre une période
extrêmement difficile pour le régime dominicain, Trujillo propose de débaptiser la ville
frontalière de Dajabón pour lui donner le nom de "Président Roosevelt" 895. On imagine
les implications symboliques et politiques qu'aurait un tel changement :

- La solidarité dominicano-nord-américaine serait inscrite de


façon indélébile dans la géographie du pays.

- En acceptant que le nom d'un président des États-Unis soit


donné à une ville dominicaine, les autorités nord-américaines avaliseraient le
changement de nom de la capitale en 1936, alors que la presse internationale ne cesse
de railler avec virulence la mégalomanie de Trujillo.

- C'est à Dajabón que Trujillo, en octobre 1937, a prononcé le


discours qui devait donner le signal du massacre des Haïtiens. La ville est restée dans
toutes les mémoires comme l'épicentre du carnage. Le changement de nom apporterait
l'absolution de Washington et effacerait le crime.

Mort, Roosevelt deviendrait ainsi une figure tutélaire pour le régime, renforçant
ses positions face aux attaques du département d'État. On est donc bien loin d'une naïve
politique de pure soumission. Washington s'en inquiète immédiatement et le
département d'État informe Truman qu'il a fait savoir à l'ambassade dominicaine, dès le
4 décembre, :
«…que vu les lamentables événements survenus aux alentours de
ce village de la frontière dominicano-haïtienne il y a environ huit ans, le
894 ID., ibid., t. II, p. 54 et 55.
895 Mensaje al Congreso Nacional por conducto del Senado… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. VI, p. 206.
-448-
Département estimait qu'il était particulièrement inopportun que ce
village porte le nom du Président Roosevelt896.»
Le département d'État s'attend en effet à ce que l'ambassadeur dominicain
García Godoy demande une entrevue directement à Truman pour contourner l'obstacle
que représentent Braden et Briggs. Finalement, le changement de nom ne se fera pas,
mais l'ambassade continuera à suivre attentivement ce dossier pendant plusieurs mois897.

Mais Trujillo ne mobilise pas seulement les morts à son service. Cherchant à
dresser les responsables nord-américains les uns contre les autres, le régime s'emploie
constamment à nouer des liens avec diverses personnalités influentes aux États-Unis.
La palette est large et va du journaliste stipendié à des proches du président nord-
américain, en passant par d'anciens ambassadeurs et des militaires d'active ou à la
retraite. Tous ces hommes sont les instruments des manœuvres de la dictature à
Washington. Il suffit de se montrer sensible aux louanges qui montent de Ciudad
Trujillo pour être enrôlé.
Ainsi en 1945, le régime célèbre particulièrement les mérites de l'ancien
secrétaire d'État Cordell Hull, co-signataire avec le Benefactor de la Convention de
septembre 1940, supprimant la perception générale des Douanes. Le 25 mai, Trujillo
demande même qu'une rue porte son nom dans la capitale. L'inauguration de l'avenue
Cordell Hull a lieu le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis. Paíno Pichardo,
président du conseil d'administration du district de Saint-Domingue et l'ambassadeur
McGurk -sans doute dans une pénible situation- prononcent les discours officiels. Le
surlendemain, prolongeant l'hommage, La Nación publie un article flatteur de
l'historiographe du régime, Emilio Rodríguez Demorizi intitulé : Cordell Hull et la
république Dominicaine. Évidemment l'ambassadeur García Godoy transmet ces
informations à Hull. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse qui parvient le 3 août. L'ex-
secrétaire d'État remercie R. Demorizi et ajoute :
«Je vous prie de transmettre également l'expression la plus
chaleureuse de mon estime personnelle à votre magnifique Président, qui
se distingue parmi tous les autres dans les nations américaines. J'espère
qu'il va bien et que lui et le pays continuent à progresser de façon
satisfaisante898.»
896 Mémorandum du département d'État pour le président des États-Unis daté du 12 décembre.
Intégralement dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 266.
897 Voir par exemple le courrier n°595 du 9 janvier 1946, signé Scherer. Texte complet dans le recueil,
Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t.1, p. 104.
898 Lettre reproduite in extenso dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 275. On
trouvera différentes pièces originales de ce dossier dans plusieurs ouvrages. R. DEMORIZI rend compte de
la cérémonie et de ses suites : Cronología de Trujillo, t. II, p. 59. Dans TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, on lira le message du dictateur du 25 mai, t. VI, p. 131. Le recueil Los Estados Unidos y
-449-
On comprend que le régime a réussi à se procurer une arme de premier choix
pour sa propagande. D'ailleurs la lettre est immédiatement diffusée et reproduite dans la
presse.
Mais là n'est peut-être pas l'essentiel. Le 26 novembre, alors que le département
d'État a engagé l'offensive contre la dictature, l'ambassadeur García Godoy est reçu par
le président Truman. Il a pour mission de se plaindre d'un article paru dans le Times du
19, qui critique le régime et souligne l'hostilité de Braden et Briggs à son égard. Il
brandit la lettre de Cordell Hull, l'opposant à l'attitude de Sumner Welles qu'il considère
comme animateur de la propagande anti-dominicaine. Selon son propre récit de
l'entrevue, il dénonce l'animosité de Braden et Briggs à Truman 899. On voit ici comment
la dictature utilise tous ses liens, à Washington, pour intriguer, dresser les personnalités
officielles les unes contre les autres et tenter d'infléchir la politique nord-américaine par
le haut.

Toutes les ressources dont dispose le régime dominicain sont donc utilisées. On
décore tous ceux qui montrent quelque bienveillance, comme le directeur du FBI,
responsable à l'époque des activités de renseignement, John Edgar Hoover900. Certains
militaires nord-américains détachés à Ciudad Trujillo pour instruire l'armée
dominicaine, en particulier la marine, jouent de l'ambiguïté de leur position et finissent
par être bien davantage au service de la dictature que de Washington. L'ambassade n'est
même plus tenue au courant. Le chargé d'affaires Scherer, dépassé par les événements,
le dit et informe précipitamment ses supérieurs par télégramme confidentiel :
«Le Président Trujillo a demandé au Capitaine George C.
Stamets, faisant fonction de Chef de la Mission Navale des E. U. […] de
se rendre immédiatement en Floride en compagnie du Commandant
Fernando M. Castillo, du Corps Aérien Dominicain, dans le but
d'acheter des avions militaires. […] Stamets et Castillo ont l'intention
d'entreprendre ce soir la tâche confiée par le Président901.»
Fernando Manuel Castillo, un des fondateurs de l'aviation militaire dominicaine,
n'est autre que le beau-frère du dictateur. Quant à Stamets, il démissionne l'année
suivante de l'armée américaine pour se mettre au service exclusif de Trujillo. Utilisant
ses relations privilégiées, il achète alors clandestinement des armes aux États-Unis pour
le compte de la dictature et fait l'objet de poursuites de la part du FBI. La brèche
Trujillo, año 1945, p. 273, publie le compte rendu officiel intégral d'une entrevue entre Braden et García
Godoy qui fait suite à l'audience accordée par Truman le 26 novembre.
899 Voir les intéressantes précisions et citations que fournit B. Vega dans Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1945, p. 274.
900 Le 29 septembre 1946 il est décoré de l'ordre de Duarte. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 80.
901 N° 14 du 14 janvier 1946. In extenso dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p.
105.
-450-
politique ouverte par les militaires dans le dispositif conçu par Braden qui s'était
concrétisée par l'installation d'une mission navale est ainsi élargie et exploitée par le
régime. L'image du membre de la famille au pouvoir et du militaire américain réunis
dans le service de la dictature et ignorant le représentant officiel de Washington, a
valeur de symbole.

La corruption, constamment présente sous toutes ses formes dans les relations
du régime avec les Nord-Américains à son service, est l'expression matérielle des liens
tissés. En recevant avec faste et éclat en février 1946 l'ex-procureur général des États-
Unis, Homer Cummings902, Trujillo cherche à le flatter et l'enrôler pour son service.
Mais en faisant savoir par la propagande que son hôte est logé dans une suite
présidentielle de l'hôtel Jaragua -le meilleur de la République- et que les réceptions et
bals -auxquels sont invités les diplomates et tous les hommes influents du pays- se
succèdent en son honneur, le régime rend publics des liens d'allégeance. Cummings,
proche de Roosevelt, Hull et Davies, est d'ores et déjà mis dans une situation où il ne
peut plus critiquer la dictature sans se déjuger lui-même. Il ne tardera d'ailleurs pas à
devenir «conseiller légal pour la république Dominicaine aux États-Unis»,
officiellement enregistré comme tel auprès du département de la Justice nord-
américain. Les 10 000 dollars qui lui avaient été versés par l'ambassade dominicaine le
mois précédant sa visite à Ciudad Trujillo, puis les 2 000 pesos mensuels, en mars et
avril, ont sans doute été des arguments de poids pour le convaincre903.

Le régime veille à faire connaître, plus ou moins publiquement, la vénalité des


hommes qu'il achète. Le diplomate Broderick, note que le régime utilise tout pour se
prévaloir du soutien des États-Unis, il joint une coupure de presse explicite et précise :
«Évidemment, le commentaire sur le dernier voyage de Warren
affirmant qu'"il est venu toucher son chèque" est l'exemple le plus
illustratif de cela904.»
Avra Warren, ancien ambassadeur à Ciudad Trujillo et à l'époque ambassadeur
au Panama, était venu dans la capitale dominicaine en août 1944 en compagnie du
général Brett, commandant pour toute la zone de l'Amérique Centrale et des Caraïbes.
La presse avait largement commenté l'accueil réservé par Trujillo à ses invités de

902 Cummings succède ainsi à Davies comme principal agent politique de Trujillo aux États-Unis.
Joseph Davies a d'ailleurs soigneusement préparé la passation des pouvoirs. On pourra se référer aux
rubriques les concernant à l'Annexe V.
903 Consulter à ce sujet les deux rapports confidentiels de Scherer n° 682 du 13 février 1946 et n° 694 du
19 février, ainsi que El régimen de Trujillo en la República Dominicana, rapport secret des services de
renseignement du département d'État n° OCL-4190 du 31 décembre 1946. La citation est extraite de ce
dernier document. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 181 à 186 et t. II, p. 109.
904 Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra política…, rapport confidentiel du 31 août 1945.
Intégralement dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 204.
-451-
marque et chacun avait noté que les deux hauts personnages n'avaient même pas
consulté l'ambassadeur Briggs au sujet de leur séjour905. La diffusion de la nouvelle que
Warren avait touché de l'argent vient complèter l'image que veut répandre le régime. En
effet, ne disposant pas d'une légitimité reconnue, la dictature sait qu'elle n'aura d'alliés
sûrs que ceux qui seront publiquement compromis.

On remarquera en outre que tous ces agents politiques de Trujillo ont un statut
équivoque : d'une part ce sont des personnages officiels nord-américains -en activité ou
dans une semi-retraite- car ils doivent avoir accès aux cercles de décision, mais d'autre
part ils ont également très souvent un titre et une fonction officiels en république
Dominicaine. Il leur revient de jouer de cette ambiguïté. Par exemple, Oliver P.
Newman écrit directement à Truman qui vient d'accéder au pouvoir après le décès de
Roosevelt, pour solliciter une entrevue. Il indique qu'il est le représentant des porteurs
de bons de la dette extérieure dominicaine, désigné à la suite de la Convention de 1940,
et ajoute :
«Je joue le rôle d'une sorte de maillon et en quelque sorte de
représentant de chacun des Gouvernements, bien que le Gouvernement
dominicain paie mes "salaires" et frais de bureau et me reconnaisse une
place avec mes fonctions dans son protocole906.»
Il omet cependant de préciser qu'il a rang de sous-secrétaire d'État en république
Dominicaine et que, six ans avant la Convention de 1940, il avait été nommé conseiller
financier auprès de Trujillo grâce aux efforts de Joseph Davies. Le régime efface ainsi
les frontières entre ce qui est d'ordre officiel et ce qui appartient au domaine privé et
entre ce qui ressortit aux responsabilités nord-américaines ou dominicaines. Pour
parfaire le personnage, Newman est même nommé président du Comité américain pour
les secours de guerre, organisme humanitaire auquel Trujillo ne manque pas de verser
des sommes importantes à grand renfort de publicité907.

Comme on l'imagine, tous ces agents ne cessent d'intriguer à Washington.


L'ambassadeur dominicain García Godoy donne des réceptions où nombre d'entre eux
sont présents afin de circonvenir les personnes qui peuvent avoir une influence
décisive. Le dîner d'octobre 1945, où il est rendu hommage aux sénateurs Connally et

905 Trujillo avait offert une réception en leur honneur le 20 août dans sa propriété "Ramfis". R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 40.
906 Newman est reçu deux jours plus tard par Truman auquel il propose de se rendre en mission en
république Dominicaine afin d'examiner la situation et d'établir un rapport. Tout ceci est évidemment
manigancé avec l'appareil du régime. Lettre datée du 14 mai 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 164.
907 Par exemple, il fait parvenir 2 000 pesos le 7 février 1945. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 40.
-452-
Vandenberg, en est un exemple flagrant908. Quant à l'intrigant Manuel de Moya il est
extrêmement fier d'avoir réussi à dîner dans un club avec Truman le mois suivant,
parmi d'autres convives, et d'avoir joué au poker avec le président nord-américain. Là
encore les hommes de Trujillo aux États-Unis participent à la soirée 909. Cette agitation,
malgré certains traits ridicules, montre que la dictature concentre tous ses efforts pour
influer au plus haut niveau sur les décisions à prendre car elle est convaincue que c'est à
Washington que tout se joue en définitive.

Il est vrai que tous les affrontements entre la dictature et les États-Unis
aboutissent en dernier ressort à une discussion entre dirigeants politiques nord-
américains. La corruption ou la flatterie sont des éléments qui permettent d'analyser le
type de liens qu'entretient la dictature et la place qu'elle occupe, mais ils ne sauraient
expliquer, à eux seuls, l'engagement d'hommes politiques nombreux et de premier plan
aux côtés du régime dominicain. On comprend que tel politicien se soit senti flatté par
une médaille, un voyage dans des conditions luxueuses ou de l'argent, encore fallait-il
qu'il estimât qu'il n'était pas déshonorant d'être décoré par Trujillo, d'être montré à ses
côtés ou de toucher de confortables sommes du gouvernement dominicain à titre
d'honoraires.

À travers la question dominicaine, s'affrontent en fait deux orientations


opposées. Une réflexion de Cummings, du mois de février 1946, le montre
parfaitement, même si Scherer qui rapporte le propos n'en mesure visiblement pas la
portée :
«M. Cummings mit sérieusement en cause la politique du
Gouvernement des États-Unis, l'accusant de faire de sévères critiques
contre la république Dominicaine, chose qu'il n'"oserait" pas faire à
l'égard de la Russie, par exemple, qui a l'un des Gouvernements les plus
dictatoriaux du monde910.»

908 Y assistaient outre Briggs et Braden, des hommes liés à Trujillo comme le général Watson, ami de
Trujillo pendant l'occupation, Morgan qui avait servi d'homme de paille pour l'achat de l'aviso La Chute-
Colón et Herbert May ami d'enfance de Davies qui avait épousé sa veuve. Selon Braden, Conally et
Vandenberg auraient convenu avec le secrétaire d'État, Byrnes, d'établir des relations amicales avec
Perón au début de 1947, ce qui marquait définitivement le revirement de la politique continentale des
États-Unis. Voir le texte complet du rapport confidentiel de Wardlaw au sujet de ce dîner, daté du 26
octobre 1945 et la note de l'éditeur dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 234.
909 On relève en particulier la présence de Herbert May et William Morgan. Compte rendu de
conversation de M. Broderick du 21 novembre 1945. Ibid., p. 285.
910 Rapport confidentiel n° 694, signé Scherer et daté du 19 février 1946. Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1946, t. I, p. 185.
-453-
Un an à l'avance911' une nouvelle stratégie mondiale des États-Unis s'ébauche ici
avec, comme corollaire explicite, une révision de l'attitude à l'égard de la république
Dominicaine. Mais Trujillo lui-même ne pressent-il pas le tournant qui se produira
lorsqu'il conclut ainsi la réunion de novembre 1945 avec Scherer et les représentants
des compagnies sur la question de l'agitation communiste dans les sucreries :
«Avec un sourire, le Président indiqua que puisque les États-Unis
et l'Union Soviétique entretenaient des relations amicales il ne convenait
pas que la présente réunion parvienne à la connaissance du public 912» ?
L'attitude est provocatrice, d'autant qu'elle s'adresse au représentant officiel des
États-Unis et que ce dernier refuse de participer à la chasse aux sorcières lancée par
Trujillo contre les militants ouvriers baptisés "communistes". La dictature ne sait pas
lire l'avenir mais, comme l'un des éléments les plus fragiles de l'empire, elle exprime
l'urgent besoin d'une réorientation de la politique globale de Washington et sent qu'elle
est impliquée dans une discussion dont l'enjeu la dépasse. Toutes ses interventions se
situent instinctivement dans ce cadre.

Des derniers jours de la guerre aux premiers mois de 1947, la politique des
États-Unis à l'égard de la dictature est, dans les faits, contradictoire et hésitante.
Lucidement, le diplomate Broderick fait un premier bilan, en septembre 1945. Il a :
«…observé l'évolution de la politique de l'Ambassade à l'égard
du Gouvernement dominicain qui est passée d'un soutien ouvert et
sincère au régime actuel, à une reconnaissance formelle sans traces
d'une trop grande amitié, puis à un retour vers un moyen terme sous
forme d'une tolérance quelque peu bienveillante et, finalement, à des
signes récents du respect d'une ligne plus stricte, le tout dans le bref
délai d'une année913.»

911 Si on se réfère au célèbre discours prononcé par Truman le 12 mars 1947 devant le Congrès. Le
président nord-américain y définit sa doctrine de l'endiguement -containment- du communisme.
Washington prend la tête du camp occidental, Truman déclare : «Le moment est venu de ranger les États-
Unis d'Amérique dans le camp et à la tête du monde libre». Cité par VAÏSSE, Les relations
internationales depuis 1945, p. 19.
912 Compte rendu de conversation du 19 novembre, signé Scherer. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 258.
Nous avons évoqué cette réunion, au cours de laquelle Trujillo demanda aux administrateurs des
sucreries de lui dénoncer les "agitateurs communistes".
913 Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra política… Rapport confidentiel du 31 août 1945.
Ibid., p. 202.
-454-
Ces zigzags vont se poursuivre pendant plus d'un an, comme on le sait. Deux
signes nous semblent traduire toutes les difficultés de la politique nord-américaine :

- Le 28 décembre 1945, Braden remet à García Godoy le


mémorandum qui justifie le refus des munitions demandées, on s'en souvient. C'est une
condamnation en règle de la dictature. Or, de façon contradictoire, tant ce mémorandum
que l'argumentation qu'il contient ne seront jamais rendus publics 914. Les exilés qui ont
pourtant leurs entrées à Washington, et à travers eux l'opposition, ignoreront tout de ce
texte. Il est bien évidemment impossible de dire quelles auraient été les conséquences
de sa divulgation, mais il est certain que le paysage politique en aurait été
profondément modifié. C'est justement ce qui retient la Maison-Blanche, indécise face
aux développements de la situation dans la région et dans le monde : elle craint de
déclencher un processus qu'elle ne pourra pas contrôler915.

- Pendant dix mois, entre le 16 novembre 1945 et le 19 septembre


1946, il n'y a pas d'ambassadeur des États-Unis à Ciudad Trujillo. McGurk a quitté son
poste officiellement pour des raisons de maladie, mais on le voit à Washington où il
suit les dossiers dominicains et participe normalement aux réunions. Il n'y a pas non
plus de rupture des relations diplomatiques. Aux autorités dominicaines qui très
rapidement s'en inquiètent916, le personnel diplomatique oppose de vagues dénégations
et affirme que McGurk ne saurait tarder à revenir dans la capitale dominicaine.

Prise entre des forces contradictoires, la politique latino-américaine de


Washington est progressivement gagnée par une paralysie entrecoupée d'élans sans
lendemain. Au cours de cette période confuse et ambiguë, l'appareil du régime, bien
que durement secoué, s'applique à profiter des courants favorables, tout en évitant les
écueils menaçants. Nous y reviendrons plus avant917. Mais un danger bien plus grave, se
fait jour en république Dominicaine même.

914 On peut se demander pour quelles raisons précises Braden ne rend pas public le document. Subit-il
des pressions ? Craint-il une contre-offensive de ses adversaires aux États-Unis, plus particulièrement au
sein de l'Administration nord-américaine ? Est-ce le fruit d'une stratégie compliquée ? Rien ne permet de
répondre, en l'état actuel des recherches. Quoiqu'il en soit, ce silence paradoxal témoigne que Braden est
déjà conscient de la fragilité de sa position.
915 Cf. 1937-1947. La menace régionale.
916 Quatre jours après, l'intrigant Manuel de Moya cherche déjà à s'informer auprès de Broderick. Cf le
compte rendu complet de la conversation daté du 21 novembre 1945 et signé Broderick dans : Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1945,, p. 284.
917 Cf. 1937-1947. La menace régionale.

-455-
B/ LA MENACE SOCIALE

• UNE COMBATIVITÉ OUVRIÈRE CROISSANTE

Le plus grand danger pour le régime provient de l'intérieur du pays. En effet,


avec l'essor économique des années de guerre, le développement de l'activité productive
et commerciale et l'expansion des villes, un prolétariat a commencer à se développer en
de nombreux points du pays918. Cette croissance numérique s'accompagne d'une prise de
conscience progressive de la place et du rôle des salariés et de l'émergence de cadres,
en particulier syndicaux919.

La baisse du pouvoir d'achat due à l'inflation et les conditions éprouvantes de


travail imposées au nom de la guerre donnent lieu aux premières revendications. Il
suffit de comparer l'évolution des prix au détail dans la capitale et des salaires pour
mesurer la détérioration du pouvoir d'achat des travailleurs920 :

ÉVOLUTION COMPARÉE
DES PRIX ET DES SALAIRES
ENTRE 1941 ET 1946
(indice 100 en 1941)

Années Prix Salaires


1941 100 100
1942 117,8 102,3
1943 143,5 111,9
1944 169,2 116,8
1945 170,3 126,3
1946 202,8 136,3

Alors que les prix ont plus que doublé, les salaires se sont élevés seulement d'un
peu plus d'un tiers. Peu à peu, les salariés sont amenés se regrouper pour assurer

918 Selon L. GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes…, tableau n° 28, le nombre d'établissements
industriels et artisanaux passe de 1 674 en 1939 à 2 610 en 1945 et 3 002 en 1946.
Nous avons étudié ce développement économique et l'apparition de nouvelles activités. Cf. 1939-1945.
Les années fastes. et Une collaboration intéressée.
919 Nous donnerons plus loin le détail des syndicats constitués, province par province.
920 Calculs effectués d'après les données du Boletín del Banco Central de décembre 1960, reproduites
par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 532 et 535.
-456-
collectivement leur défense. La nécessité s'en fait d'autant plus sentir que la corruption
règne et qu'au sein de l'entreprise les lois et règlements ne s'appliquent que très
imparfaitement. Des intermédiaires s'approprient parfois une part importante du
salaire921 et le patronat trouve de nombreuses arguties pour ne pas respecter les barèmes
fixés. Afin d'échapper à ces rapports individuels avec l'employeur ou avec ceux qui
détiennent une parcelle d'autorité, le salarié est conduit à s'organiser.
Des associations syndicales d'abord limitées à un seul corps de métier dans une
localité -gremios- commencent à se reconstituent progressivement922. Elles enregistrent
des succès qui attirent l'attention de nombreux travailleurs. En effet le gouvernement,
conscient du danger et désireux d'impulser la modernisation du pays, accorde et même
impose des augmentations de salaire ou le respect de la réglementation. Il faut ici
signaler l'activité pionnière de Mauricio Báez à San Pedro de Macorís et la constitution
autour de lui d'une véritable direction ouvrière locale au cours de ces années.
Présents dans le pays, les républicains espagnols peuvent transmettre une partie
de leur expérience militante à la génération dominicaine montante. En outre par leurs
liens avec les réfugiés espagnols d'autres pays de la région, en particulier au Mexique,
ils offrent une précieuse ouverture sur le monde. D'ailleurs, sentant le danger, la
dictature, alertée par l'archevêque Pittini, multipliera les pressions dès 1944. Presque
tous les militants politiques, communistes, socialistes, anarchistes ou simplement
républicains, sont expulsés en octobre 1945923.

Dans ce contexte se produit un événement dont la portée n'a pas toujours été
appréciée sur le moment : à la fin du mois de janvier 1942 la grève éclate dans les
installations industrielles sucrières de La Romana924. Il s'agit de la plus grande entreprise
centrale sucrière du pays et elle appartient au premier investisseur nord-américain : la
South Porto Rico Sugar Co. Plusieurs milliers de travailleurs sont employés au moulin
ou dans les plantations, le maximum en période de coupe de la canne à sucre avoisinant
le chiffre de 10 000 salariés. Les installations industrielles se trouvent au contact
immédiat de la ville, ce qui facilite les réunions et échanges entre ouvriers et rend le
contrôle policier délicat. Les revendications portent sur l'obtention de la journée de huit
heures, au lieu de douze, et sur l'augmentation des salaires fixés selon des barèmes
921 R. CASSÁ cite le cas des ouvriers portuaires de Puerto Plata qui se voyaient extorquer jusqu'à 60 % de
leur salaire. Movimiento obrero y lucha socialista…, p.383.
922 On assiste manifestement à une récupération graduelle d'un passé que la dictature avait tenté d'effacer
au cours des années trente. Trujillo le comprend parfaitement et va adapter sa stratégie en conséquence.
Retrouver l'héritage, malgré les manœuvres de la dictature, va devenir un enjeu majeur des mois et
années qui vont suivre; nous le verrons.
923 Tout ceci montre que le mouvement n'est pas mécanique. Le passé et les événements internationaux
influent sur le processus. Nous reviendrons sur le rôle des républicains espagnols de façon plus précise :
1947-1955. L'immigration.
924 Le moment de l'année est favorable, la coupe de la canne à sucre -el corte- vient de commencer. On
remarquera que la grève de 1946 se produit à la même époque.
-457-
vieux de plus de dix ans alors que les prix ont commencé à s'élever rapidement à la
suite de l'entrée en guerre. Largement spontanée, la grève est massive. Pendant
quarante-huit heures les installations industrielles sont paralysées. Il faudra que le
régime envoie précipitamment un bataillon équipé de mitrailleuses pour que les
ouvriers rentrent et se remettent au travail. À la suite d'un procès expéditif, une dizaine
d'ouvriers sont condamnés à quelques mois de prison.

Les conséquences de ce mouvement sont loin d'être négligeables :

- Les travailleurs ont pu mesurer leur force. Malgré les


manœuvres d'intimidation, qui pouvaient aller jusqu'à l'assassinat, ils ont réussi à se
rassembler dans un mouvement organisé. Ils se sont donnés à eux-mêmes la preuve de
leur poids, puisque la puissante compagnie n'a rien pu contre eux. Celle-ci a même dû
recruter en toute hâte une équipe pour éviter que le feu ne s'éteigne et que les
chaudières ne soient irréversiblement endommagées. Le pouvoir central, bien que
montrant le bâton, ne s'est pas engagé dans une escalade de la violence. À l'issue du
conflit de nouveaux rapports de force se sont instaurés.

- Pour la dictature l'avertissement est sérieux. Jamais elle ne s'est


vue dans une situation où il lui fallait affronter un groupe social cohérent et rassemblé
dans une action unie autour d'objectifs communs. Les mécanismes de domination
qu'elle a mis au point ne peuvent être efficaces que contre des individus isolés les uns
des autres ou des agressions extérieures. Les méthodes policières, l'endoctrinement
idéologique ou les opérations armées ne peuvent à l'évidence suffire à traiter le nouveau
problème.

Il est clair que l'incident n'est que le premier acte d'un affrontement où se joue
l'avenir de la dictature. En effet, un fourmillement d'actions locales, le plus souvent au
niveau de l'entreprise se produit. D'abord dans la capitale et les grandes villes, puis, à la
fin de la guerre il pénètre dans la grande industrie sucrière, à l'Est du pays. Ici on
arrache quelques centimes, là on impose, au moins pour un temps, le respect des règles
légales, ailleurs on obtient des conditions de travail un peu meilleure. On n'enregistre
aucun grand affrontement, au niveau de la localité par exemple.
À l'évidence, on est en présence d'un mouvement de maturation : les
associations syndicales par corps de métier se multiplient, puis des syndicats locaux,
rassemblant les salariés d'un même type d'activité se constituent, enfin des Fédérations
locales du travail, composées de ces différents syndicats, s'organisent925.
925 Ces trois échelons sont : le gremio, le sindicato et la Federación local de trabajadores. On aura ainsi,
par exemple : l'association des dockers, le syndicat des ouvriers portuaires, puis la Fédération locale de
-458-
Nous étudierons ce mouvement de façon précise, dans son développement de
1942 à 1947, un peu plus loin926.
Car la dictature n'attend pas pour prendre des mesures préventives.

San Pedro de Macorís.


926 Cf. infra : Vers l'affrontement.

-459-
• DES MESURES PRISES D'EN HAUT

Face à cette montée de l'agitation ouvrière, le régime prend toute une série de
mesures. L'objectif poursuivi est double :

- Lâcher du lest dans un contexte difficile pour la dictature qui est


attaquée sur plusieurs fronts. Nécessité fait loi, mais il est vrai également que
l'amélioration de la situation économique et les énormes profits réalisés pendant la
guerre permettent d'améliorer les conditions de vie et de travail des masses ouvrières et
urbaines sans mettre en péril le régime.

- Dans le même temps, contrôler le mouvement en l'encadrant. Il


s'agit d'éviter que ne se déchire le réseau tissé par l'appareil pour emprisonner toute la
société. En prenant préventivement des mesures d'en haut, le pouvoir cherche avant tout
à empêcher que ne s'affirment des organismes ou mouvements indépendants.
L'orientation est donc à la foi défensive puisqu'il faut parer au plus pressé, mais
aussi offensive dans la mesure où elle prépare le redéploiement hégémonique de
l'appareil si la conjoncture devient plus favorable.

Arrêtons-nous sur un événement significatif qui permet d'analyser la stratégie de


la dictature.
Le 27 février 1944, le régime organise le Ve Congrès ouvrier dominicain.
L'occasion choisie est symbolique, puisqu'il s'agit du Centenaire de l'Indépendance. Ce
même jour, l'Autel de la Patrie, situé au cœur de la capitale sous la porte monumentale
du Conde, est inauguré en présence des délégations étrangères. Au terme d'une
procession solennelle, les restes des Pères fondateurs de la Patrie, exhumés de la
cathédrale, sont déposés en ce lieu où fut proclamée l'Indépendance. Trujillo allume la
flamme votive. Pour souligner le sens de la journée, le dictateur est proclamé Protecteur
du Mouvement Ouvrier Organisé-Protector del Obrerismo Organizado- par le Congrès
ouvrier. Le cadre est donc clairement fixé : l'organisation ouvrière est d'abord un
phénomène national. Elle ne naît pas dans les affrontements entre classes ou groupes
sociaux mais, au contraire, elle est octroyée par l'homme providentiel, héritier des
créateurs de la nation dominicaine. Le syndicat n'a pas pour vocation de défendre les

-460-
intérêts matériels et moraux particuliers des salariés, mais de contribuer à un projet
conçu en dehors de lui.
Cette mise en scène a un but bien précis : préparer une opportune résurrection
de la vieille Confédération dominicaine du travail fondée en 1920. Rapidement brisée et
asservie par la dictature, elle avait finalement été jugée inutile et avait disparu sans
même être formellement dissoute927. Son Ve Congrès national ouvrier, convoqué pour le
12 octobre 1931, ne s'était d'ailleurs jamais tenu. En tirant des limbes ce Ve Congrès,
près de treize ans plus tard, et en l'organisant dans les conditions précédemment
décrites, la dictature cherche à s'armer en vue d'un affrontement jugé inévitable. Elle
prétend capter à son seul profit l'héritage du mouvement ouvrier organisé. En
reconstituant frauduleusement la CDT928, elle occupe tout le terrain et se met en position
de contrôler le développement des syndicats dans les mois qui suivent.
Francisco Prats Ramírez, homme de l'appareil du régime, est le président de
cette CDT réinventée. Son salaire est payé directement par le Parti dominicain et le
gouvernement supporte un certain nombre de frais de fonctionnement. Afin de
manifester publiquement et institutionnellement les liens de subordination qui unissent
la direction de la confédération au régime, Prats Ramírez sera fait député du Parti
dominicain l'année suivante. Ainsi est mis en place un syndicat intégré à l'appareil
d'État. Nous sommes en présence d'une offensive politique de type corporatiste929.
Un dernier élément, dont on mesurera immédiatement l'importance, vient
compléter cette mise en scène politique : à l'invitation du gouvernement dominicain,
une délégation soviétique de haut rang assiste à la célébration du Centenaire, aux côtés
des autres missions étrangères. La présence du ministre plénipotentiaire Dimitri Zaikine
et du secrétaire Victor Ibertrebor est évidemment un véritable événement 930 qui en
annonce bien d'autres. Nous y reviendrons plus avant931.

927 R. CASSÁ date sa complète disparition de 1933, mais elle avait cessé d'être un instrument des luttes
ouvrières bien auparavant : Movimiento obrero y lucha socialista…, p.195.
928 ID., ibid., p. 344 et suivantes.
La CDT est officiellement reconstituée le 13 juillet 1943. À ce stade, il s'agit d'un pur enregistrement
administratif. Quatre jours plus tôt, le 9, une loi sur les institutions ouvrières avait été promulguée. Elle
donnait une certaine autonomie aux degrés inférieurs, mais maintenait l'emprise de l'État à partir du
niveau des fédérations. L'objectif est de fixer un cadre qui permettra de contrôler le développement des
syndicats de base, dont l'expansion commence à se faire sentir (Voir le tableau : Syndicats constitués par
fédérations et provinces, infra : Vers l'affrontement). Trujillo sent la vague monter, et s'emploie à en
prévenir les effets.
929 D'autres exemples, nombreux, viennent à l'esprit : syndicats verticaux franquistes, syndicats
mexicains liés au PRI, CGT argentine sous Perón, etc. Les traits communs, bien réels, ne doivent
cependant pas cacher l'originalité du cas dominicain. La nouvelle CDT est le fruit d'une contre-offensive
de la dictature, confrontée à la montée d'une classe ouvrière qu'elle ne peut contrôler avec ses armes
habituelles. Il serait cependant intéressant d'étudier les sources où Trujillo et l'appareil de la dictature
puisent leur inspiration. À notre connaissance, ce travail reste à faire.
930 Le 4 mars ils sont décorés de l'ordre de Duarte ainsi que les diplomates des autres délégations
étrangères. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 30 et 31.
931 Cf. infra : 1937-1947. Le rapprochement avec l'URSS.

-461-
Le surlendemain est inauguré à Ciudad Trujillo le quartier ouvrier. La
réalisation, modeste, est néanmoins l'un des premiers signes d'une orientation appelée à
connaître de nombreux prolongements. Soucieux de maintenir son contrôle sur la
société et convaincu de la nécessité de poursuivre un développement économique
source de profits gigantesques, le régime entreprend d'améliorer une condition ouvrière,
souvent dégradée depuis le début de la guerre en raison de l'inflation. Plusieurs buts
sont poursuivis :

- Renforcer la surveillance d'une population urbaine à la


croissance rapide, en particulier dans la capitale.

- Permettre que se dégage une couche de travailleurs qualifiés


nécessaires au fonctionnement des activités à caractère industriel en leur assurant des
conditions de vie permettant la reconstitution de la force de travail.

- Prendre tout de suite les mesures de rationalisation à froid et


depuis le sommet pour ne pas être contraint de les prendre à chaud et face à la rue ou à
la grève. Il s'agit de couper court à toute action et à toute tentative d'organisation
indépendantes.

Les initiatives touchent essentiellement cinq domaines :

- Le logement, à travers l'achèvement du quartier ouvrier évoqué


ci-dessus, et le plan d'aide aux classes travailleuses, approuvé le 18 juillet 1944 par les
deux Chambres932. Il s'agit de bâtir des logements à bas prix qui sont vendus aux salariés
en régime d'accession à la propriété avec une longue période d'amortissement. Le 20
septembre 1944, une loi fixe précisément les conditions d'accès à ces logements 933. Ces
travaux sont l'occasion d'opérations lucratives pour l'entourage de Trujillo, puisque la
Ferretería Read, qui appartient à sa femme, María Martínez et à son beau-frère,
Francisco Martínez Alba, détient le monopole de l'importation des matériaux de
construction. Cette même année, en août, s'ouvre un asile pour indigents dans la
capitale.

- La nourriture, grâce à la création des réfectoires économiques -


Comedores Económicos. Le premier est inauguré le 25 mai 1944 à Ciudad Trujillo et

932 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 37.


933 Compte rendu annuel du 27 février 1945. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 42.

-462-
quatre autres ouvrent le mois suivant dans deux quartiers périphériques de la capitale
ainsi qu'à San Pedro de Macorís et Baní 934. En juillet, on apprend que les villes de Azua,
Higüey et La Vega disposent à leur tour d'un réfectoire économique 935 Ces institutions,
directement contrôlées par l'État, offrent des repas simples à faible prix, tout en
permettant d'écouler un certain nombre de produits alimentaires dont Trujillo et ses
proches ont le monopole.

- La santé, par le projet de construction de l'hôpital W. A.


Morgan pour ouvriers dans le cadre du plan d'aide aux classes travailleuses de juillet
936

1944.

- L'instruction et la qualification, par la mise en place d'un


nombre important d'écoles techniques où l'on apprend un métier en 1944. Dans son
compte rendu annuel de février 1945, Trujillo annonce que soixante-sept d'entre elles
fonctionnent dans le pays alors que les années précédentes il n'était fait mention que de
cas isolés937.

- Les conditions de travail enfin. Le 24 mars 1944, le dictateur


soumet au Congrès une loi fixant les normes d'établissement des contrats de travail qui
sera promulguée le 16 juin de la même année 938. Le 23 juin une nouvelle loi étend la
règle du salaire minimum aux employés et une autre impose l'enregistrement des
travailleurs sans emploi939. Nous reviendrons sur le rôle de cette législation.

Significatives, ces réalisations restent souvent modestes par leurs dimensions au


cours des premiers mois. On remarquera d'ailleurs qu'il s'agit encore dans bien des cas
de plans et de projets plus que de réalisations achevées. La dictature peut ainsi se
donner une image progressiste à l'extérieur à un moment où la guerre entre dans sa
phase finale et où les critiques contre le régime commencent à nouveau à se faire jour
dans la presse internationale. Ce n'est certainement pas un hasard si le quartier ouvrier

934 Respectivement le 1er juin dans le quartier de Villa Alicia, le 8 dans celui de Villa Duarte et le 24
juin à Baní et San Pedro de Macorís. Voir à ce sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 34 et
35.
935 Dans cet ordre les 2, 6 et 19 juillet. ID., ibid., t. II, p. 34 et 35.
936 Du nom d'un médecin nord-américain, agent de Trujillo aux États-Unis. Voir l'annexe Notices
biographiques. Il sera inauguré le 20 avril 1946, en même temps que le quartier de progrès social.
937 Compte rendu annuel du 27 février 1945 au Congrès national. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. VI, p. 37.
938 Mensaje al Congreso Nacional enviado por conducto de la Cámara de Diputados… et compte rendu
annuel du 27 février 1945. ID., ibid., t. V, p. 202 et t. VI, p. 40.
939 Compte rendu annuel du 27 février 1945 au Congrès National. ID., ibid., t. VI, p. 41.

-463-
de la capitale est inauguré le surlendemain des fêtes du Centenaire, jour où le dictateur
offre une réception en l'honneur des délégations diplomatiques étrangères940.

Mais elles sont surtout l'occasion d'un intense déploiement de propagande et


d'encadrement idéologique et politique à l'intérieur. Un exemple, mieux que d'autres,
permettra de suivre la campagne qui est engagée et d'en comprendre les buts politiques.
Le 16 juillet 1944, une assemblée est convoquée au théâtre Julia -d'après le
prénom de la Mère Éminente (Excelsa Matrona). Le secrétaire d'État à la Présidence,
Paíno Pichardo, annonce un «Plan d'Aide aux classes travailleuses conçu par le
Généralissime»941. On remarquera que le choix du secrétaire d'État et les formes
choisies soulignent d'emblée le rôle exclusif du dictateur. Ce n'est pas un projet
gouvernemental, discuté par les services du secrétariat d'État à l'Économie ou par la
direction des Travaux publics, qui est proposé mais un plan sorti tout armé de l'esprit de
Trujillo. Le projet est ambitieux puisqu'il comprend l'exécution coordonnée des travaux
suivants : construction d'un quartier de progrès social -Barrio de Mejoramiento Social-
, d'un club et d'un hôpital pour ouvriers. Il fixe également les modalités d'attribution
des logements du quartier ouvrier aux travailleurs pauvres. Le lendemain, Trujillo
indique personnellement les terrains qui doivent être réservés à la constuction du
quartier de progrès social et dicte les dispositions à prendre. Le jour suivant, les deux
Chambres le remercient de son initiative. En l'espace de trois jours il a été
publiquement signifié que l'exécutif, l'administration et le pouvoir législatif n'étaient
que les instruments passifs de la volonté du seul Chef dans cette matière.

Tout est prêt pour une manifestation de masses. Elle a lieu quatre jours plus
tard, le 22 juillet 1944. Dans le parc Julia Molina - il porte également le nom de la mère
de Trujillo- plus de cinq mille habitants des quartiers ouvriers de la capitale sont
rassemblés pour rendre hommage à l'homme providentiel et lui témoigner leur
gratitude. Quatorze orateurs «représentatifs de la classe ouvrière» se succèdent pour
chanter les louanges du président. Le 25, comme en écho, ce sont les ouvriers de San
Cristóbal qui le remercient à leur tour au cours d'une manifestation qui se tient devant le
monument de Piedras Vivas, récemment édifié sur le lieu où se trouvait sa maison
natale. La classe ouvrière se voit ainsi reconnaître une existence et une personnalité
mais l'image créée et diffusée est celle d'un groupe social passif, infantile et qui doit
tout au Benefactor. Le but semble atteint puisque durant les semaines suivantes le vaste
plan semble entrer en sommeil, encore que le dictateur fasse allusion à la construction

940 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 29.


941 Au sujet de cette campagne on se reférera à ID., ibid., t. II aux dates indiquées: p. 37, 38, 50, 54 et 66.

-464-
par l'État de logements ouvriers à travers le pays le 12 février 1945. La campagne est
relancée au début du mois mars 1945 par des déclarations au quotidien La Nación. Le
dictateur annonce :
«J'ai un plan, prêt à être entrer en application, de construction de
maisons qui seront destinées aux ouvriers, aux familles pauvres et aux
fonctionnaires dont les traitements ne dépassent pas 100 $ 942 par mois
[…] C'est un plan d'une portée telle que les dépenses fluctueront, selon
mes calculs, entre six et douze millions de dollars943.»
On voit avec quel soin le projet est personnalisé à l'extrême dans une
perspective paternaliste : tant la conception, jusque dans ses moindres détails, que les
calculs financiers semblent avoir été faits par le seul Trujillo qui ne laisse au
gouvernement et à l'ensemble des autorités qu'un rôle d'exécutants. On apprend même
par la suite que ce nouveau «Plan d'Aide et de Progrès Social» est directement contrôlé
par le Parti dominicain. Cependant on perçoit également l'ampleur réelle de l'entreprise
et la volonté de rationaliser les efforts entrepris.
Finalement, le 19 novembre 1945, alors que les contacts avec le Venezuela sont
rompus, que les relations avec le département d'État se tendent et que les premiers
signes sérieux d'agitation ouvrière se manifestent, Trujillo soumet au Congrès national
un plan triennal de construction de 25 000 maisons populaires pour cinq millions de
dollars944.

Les réalisations ne tardent pas à suivre. Moins grandioses que ce qui est
annoncé, elles ne sont cependant pas négligeables. Commentant en avril 1946
l'avancement de la construction du quartier de progrès social, annoncée vingt-deux
mois plus tôt, le ministre plénipotentiaire De Maricourt nous livre un bilan précis :
«[Il] comprend dès maintenant, au long d'avenues larges et
agréablement plantées, soixante-deux résidences modernes réservées
pour les ouvriers qui les achèteront à terme, une garderie d'enfants, une
centrale laitière, une spacieuse école, une pharmacie, des magasins, un
club, un palais du Parti Dominicain, etc. Dans d'autres avenues on a
commencé à bâtir cent cinquante maisonnettes d'un prix moindre et
quatre cents maisons de bois pour les plus impécunieux.945.»
942 Le peso n'est instauré comme monnaie légale qu'au début de l'année 1947. Il sera strictement aligné
sur le dollar.
943 Transcendentales declaraciones al diario La Nación, de Ciudad Trujillo, en fecha 4 de marzo de
1945… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 89.
944 Mensaje al Congreso Nacional por conducto de la Cámara de Diputados… ID., ibid., t. VI, p. 208 et
209.
945 Courrier du 27 avril 1946. ADMAE, AM-44-52 n° 9, p. 105. Le ministre précise : «L'achat à terme
de ces résidences ouvrières, d'un prix modeste, est réparti de façon à amortir en quinze ans le coût de
l'entreprise.»
-465-
Certes, il ne s'agit encore que d'un cas isolé, limité à la capitale, mais il est déjà
l'expression concrète de l'œuvre que le régime entend poursuivre. D'ailleurs des travaux
sont annoncés dans d'autres villes du pays.

Ainsi se développe, mois après mois, une politique de plus en plus ambitieuse
pour assurer aux travailleurs salariés des centres urbains, des conditions de vie
compatibles avec le développement d'une activité économique moderne. Il faut
souligner que la mise en place de ces améliorations se fait de façon politiquement
contrôlée afin d'éviter qu'elles ne donnent lieu au surgissement d'une conscience de
classe946. Rien n'est obtenu, tout est octroyé. Il est frappant de constater que, la
propagande officielle, s'abstient d'établir le moindre lien entre cette vaste campagne et
les revendications quotidiennes dans les entreprises, les grèves et conflits locaux et la
multiplication des syndicats. En revanche, les remerciements et manifestations de
gratitude, soigneusement organisés, sont présentés comme la réponse populaire aux
initiatives du Chef.

Les modifications apportées à la législation du travail permettent de comprendre


la tâche délicate qui est entreprise par la dictature. Non seulement le développement du
travail spécialisé exige que soient réglementées les conditions de travail, mais toute une
législation de guerre, imposée au nom de la solidarité avec les États-Unis, encombre le
terrain. Il faut donc l'abroger sans ouvrir la voie à des débordements.

Les trois lois de juin 1944 sur le travail salarié que nous avons évoquées fixent
le cadre. La première porte sur les contrats de travail. En principe, l'ancienne
réglementation a été abrogée, dès le 27 février 1944, à l'occasion des cérémonies du
Centenaire et du Ve Congrès ouvrier dominicain. Aussi pour combler un vide juridique
qui pourrait vite devenir dangereux et rationaliser les rapports de production à l'échelle
nationale, Trujillo soumet au législateur dès le 24 mars un projet :
«…sur la nécessité d'une loi qui établisse les conditions des
contrats de travail pour que celles-ci ne continuent pas à être une
question résolue par l'application du droit commun947.»
L'extension des compétences de l'État est ici patente. La dictature avait d'abord
eu pour fonction de laisser jouer librement les rapports de force inégaux entre salariés
946 On aura noté la construction du Palais du Parti dominicain dans le cadre du quartier de progrès
social. L'édification d'un club pour ouvriers est significative d'une même volonté d'encadrement. La
dictature préfère prendre les devants et organiser elle-même les travailleurs.
947 Mensaje al Congreso Nacional, enviado por conducto de la Cámara… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. V, p. 202.
-466-
et employeurs, en se contentant de prélever sa part du profit. Ensuite, elle avait garanti
pendant la guerre des conditions de travail particulièrement dures pour les travailleurs.
Elle doit maintenant réglementer elle-même les relations de travail. Cela ne va d'ailleurs
pas sans conflit avec une partie non négligeable du patronat 948. Dans une situation qui
devient difficile et alors que l'économie est en pleine évolution, la fonction centrale de
maintien de l'ordre politique tend à s'imposer à tous les intérêts particuliers.

La difficulté de l'entreprise s'exprime d'ailleurs par le temps de réflexion tout à


fait inhabituel que s'accorde le régime. Alors que les projets de loi présentés par Trujillo
sont en règle générale adoptés dès le lendemain et promulgués aussitôt, il faut attendre
dans ce cas près de trois mois, jusqu'au 16 juin 1944, avant que le texte n'ait force de
loi. Cependant, le cadre fixé est net : journée de huit heures, semaine de six jours, repos
dominical, paiement des heures supplémentaires à un taux plus élevé, protection de la
femme enceinte, etc. En outre la loi du 9 juillet 1943 qui permet aux salariés de
s'organiser en syndicats jusqu'au niveau des fédérations locales est confirmée.
Néanmoins, cette législation ne concerne pas les salariés agricoles. La réserve est
d'importance puisque la majorité des travailleurs employés par l'industrie sucrière sont
rangés dans cette catégorie.

À la suite de la promulgation de cette législation, qui risque de fournir un


important point d'appui pour les revendications ouvrières, le régime met en place des
organes de contrôle afin de s'assurer la maîtrise de la situation :

- Le 4 mai 1945, sur proposition du dictateur, est créé le


secrétariat d'État au Travail et à l'Économie nationale949. Cet organisme se met en place
dès le 1er juin. Jesús María Troncoso Sánchez, ancien ambassadeur à Washington et
habile négociateur, en est le premier titulaire. Le pouvoir se dote ainsi d'un instrument
central qui permet de suivre l'application à froid de la législation et d'éviter des
affrontements incontrôlés. Il s'agit en effet de faire pression sur les employeurs sans
laisser d'espace à la mobilisation ouvrière. L'exercice est délicat car il requiert une

948 R. CASSÁ donne de très intéressantes précisions à ce sujet en particulier sur les réticences des
compagnies sucrières et sur le nombre croissant d'inspections du travail ainsi que les procès qui
s'ensuivirent. Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 372 et 373.
949 Remarquons qu'en Argentine Perón avait été sous-secrétaire au Travail en 1943-1944. Il avait alors
mis en place des syndicats à sa dévotion et gagné la confiance d'une grande partie de la classe ouvrière.
Dans des conditions et avec des objectifs différents, Trujillo s'inspire-t-il de son exemple ? Au moment
où il prend cette mesure, en mai 1945, Perón est écarté du pouvoir, il n'y sera ramené qu'en octobre par
les "sans-chemise". On verra que, plus tard, Trujillo et Perón s'épauleront. Cf. 1939-1945. L'impossible
action multilatérale. Nous n'avons pas trouvé d'éléments dans les archives sur les convergences en
1943-1945. Une étude reste à faire.
-467-
excellente information et une capacité à intervenir rapidement afin de prév-enir toute
explosion sociale.

- Le 30 juillet 1945, également sur proposition de Trujillo, sont


institués des délégués à la défense des ouvriers -procuradores obreros-, fonctionnaires
payés par le gouvernement et désignés par les syndicats au plan local ou national. Ils
ont pour tâche d'établir les revendications ouvrières et de présenter les demandes au
patronat voire à l'exécutif. À la libre définition des objectifs par les salariés est
substituée une médiation officielle et obligatoire qui doit permettre à l'appareil du
régime de garder la maîtrise d'une situation mouvante. Sous le contrôle du secrétariat
d'État au Travail et à l'Économie, des gouverneurs de province, du Parti dominicain et
de l'appareil de la CDT, la fonction de ces représentants ouvriers est de faire une place
aux revendications ouvrières tout en les canalisant. Se substituant aux salariés, ils les
représentent et leur dénient la qualité d'acteurs dans le même temps.

La loi sur l'enregistrement des travailleurs sans emploi, second volet de la


législation ouvrière de juin 1944, illustre la tendance du pouvoir à étendre son contrôle
sur les travailleurs. Elle institue un véritable livret de travail. En effet selon le texte
officiel :
«Toute personne de sexe masculin, de plus de 18 ans, qui aura
une profession, un art, un métier ou une autre sorte de travail, devra
obtenir un certificat de ladite condition950.»
L'économique est étroitement lié au politique : il s'agit de disposer d'une
connaissance aussi précise que possible des capacités humaines et techniques du pays
afin de les utiliser au mieux, mais la loi vise aussi à contrôler étroitement les personnes.

Ce double souci se perçoit encore plus clairement dans le traitement du cas des
chômeurs, objet de la troisième loi de juin 1944. Voici comment Trujillo présente le
texte :
«Le "Certificat de chômage" permet d'identifier les individus
utiles et de leur donner la possibilité de retrouver du travail. Il permet en
même temps de poursuivre le vagabondage qui produit de si funestes
résultats avec son cortège de vices, délits et crimes et qui constitue une
lourde charge pour la société.»
La surveillance policière se combine avec la volonté de mettre l'ensemble de la
société au travail. Chaque chômeur, ainsi repéré, doit se voir proposer une parcelle
950 Cette citation et la suivante sont extraites du compte rendu annuel du 27 février 1945. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 41.
-468-
agricole ainsi que les instruments nécessaires à sa culture 951. Il s'agit bien de permettre la
transition économique, tout en mettant en place un dispositif qui en neutralisera les
dangereuses conséquences politiques et sociales.

Enfin, il faut souligner l'importance que revêt la restauration de la Confédération


dominicaine du travail. Les observations faites à l'époque par les services de
renseignements nord-américains sont révélatrices :
«Les associations ouvrières semblent être formées
volontairement; cependant, elles sont organisées par des dirigeants de
fédérations qui travaillent directement sous les ordres émis par le
Gouvernement. On a émis l'opinion que l'actuelle situation des
organisations ouvrières en république Dominicaine est semblable à celle
de l'ancien État corporatif fasciste d'Italie952.»
La comparaison avec les syndicats verticaux de Mussolini est par bien des
aspects contestable, ne serait-ce qu'en raison du caractère extrêmement structuré des
organisations fascistes italiennes que l'on ne retrouve pas dans la CDT. Mais c'est à
juste titre que les enquêteurs relèvent l'importance du rôle des dirigeants-fonctionnaires.
En effet si la dictature ne peut prétendre contrôler le mouvement libre et spontané des
salariés qui cherchent à se regrouper et à s'organiser, elle occupe les sommets les plus
élevés du syndicat. L'appareil du régime ne peut manœuvrer les travailleurs à sa guise
mais, en monopolisant le contrôle du réseau organisationnel, il les prive de la possibilité
immédiate de centraliser leur action et leur réflexion. Ce point est capital.
R. Cassá qui insiste sur le caractère spontané et enthousiaste du mouvement
d'adhésion aux syndicats note :
«Des modèles généralisés d'action ne se constituèrent pas. Le
rattachement à des cadres institutionnels plus vastes, comme les
fédérations, restaient, pour l'essentiel des schémas formels.[…] Il se
forma une couche d'activistes et de dirigeants, porteurs des orientations
qui tendaient le plus vers le syndicalisme, mais il ne s'en dégagea pas un
groupe bureaucratique structuré. Nous n'avons pas enregistré la
présence de dirigeants permanents qui aient abandonné leur tâches
productives pour vivre avec un salaire de l'organisation. […] À vrai dire,
les seuls bureaucrates étaient les dirigeants de la CDT et, dans une

951 Tant les services de renseignements du FBI que R. CASSÁ s'accordent pour considérer que cette loi
ne fut guère appliquée. La raison en fut sans doute le faible taux de chômage. Le texte illustre cependant
la réflexion de la dictature et la volonté qui l'anime. Trabajo-Comunismo en la República Dominicana,
rapport confidentiel du 2 juillet 1946 transmis par J. E. Hoover du FBI, texte complet dans le recueil, Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 61 et 62, et Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 377.
952 Trabajo-Comunismo en la República Dominicana, rapport confidentiel du 2 juillet 1946, texte
complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 53.
-469-
mesure bien moindre, quelques rares responsables de fédérations, et
encore ces derniers n'étaient pas des bureaucrates en raison d'une
dynamique du mouvement mais à cause de la domination de l'État953.»
La description ne laisse aucun doute : pas un seul dirigeant issu du mouvement
ouvrier n'avait pour mission de se consacrer à temps plein, professionnellement, au
syndicat. Les leviers d'une éventuelle centralisation, d'une structuration à l'échelle
régionale et nationale, d'une organisation par branches et par métiers étaient
exclusivement entre les mains de représentants directs ou indirects de l'État. Il ne nous
appartient pas ici de discuter le point de vue particulier de Cassá, qui semble estimer
que des dirigeants ouvriers permanents auraient eux-mêmes glissé vers la
bureaucratisation… s'ils avaient existé. Il nous semble bien plus important de retenir
que cette place stratégique était fermement tenue par la dictature.
Il n'est donc pas indifférent, sauf à considérer la propagande et l'encadrement
politiques comme dépourvus de signification, de noter que la CDT désigne Trujillo le 3
juin 1945 comme «le plus grand travailleur de la République» et que, le 24 septembre
1945, les syndicats le déclarent "Libertador de la classe ouvrière", nous l'avons vu. Par
ces actes publics le régime vérifie que le contrôle du mouvement ne lui a pas échappé.

Poussé par le besoin de trouver de nouvelles sources de profit indispensables à


son fonctionnement, le régime suit avec la plus grande vigilance le développement des
"classes dangereuses"954. Trujillo est conscient du péril lorsqu'il s'adresse à son propre
appareil pour exalter :
«…les classes populaires de notre pays, à la prospérité
desquelles nous devons toujours consacrer nos soins les plus fervents955.»
Engagé dans une opération nécessaire mais risquée, le régime s'emploie à
épouser le mouvement de cette classe montante pour le corseter et le garder sous son
contrôle. Il prépare ainsi les prochains et inévitables affrontements.

953 R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 367.


954 Selon l'expression d'Eugène Sue.
955 Mensaje al Congreso Nacional por conducto de la Cámara de diputados, el 19 de noviembre de
1945… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 210.
-470-
• LE RAPPROCHEMENT AVEC L'URSS

C'est dans ce contexte que se produit un rapprochement avec Moscou qui n'est
pas sans relation avec la situation intérieure du pays. Nous avons vu que dès les
cérémonies du Centenaire de l'Indépendance, le 27 février 1944, deux ans plus tôt, le
régime avait amorcé un rapprochement public avec l'URSS 956. Si l'on se souvient que le
même jour, mêlant habilement les genres, la dictature avait tiré de sa manche une
Confédération dominicaine du travail toute à sa dévotion, on comprend l'image que se
cherchait à se forger le régime de Trujillo à l'intérieur même du pays : la dictature
pouvait se prévaloir de liens de mutuelle reconnaissance avec les Soviétiques au
moment précis où elle développait une stratégie d'encadrement de la classe ouvrière. La
présence des héritiers d'Octobre 1917 aux côtés de Trujillo légitimait, pour les besoins
de la propagande, le titre de Protecteur du Mouvement Ouvrier Organisé que ce dernier
s'était fait décerner le jour même.

Un ferment de confusion et de division était ainsi introduit par avance dans le


camp des adversaires les plus résolus de la dictature. Une coïncidence qui peut
apparaître comme un symbole annonce les contradictions qui apparaîtront au grand jour
par la suite : ce même 27 février 1944, à deux pas de la cathédrale et des lieux de
cérémonie, se tenait clandestinement une réunion constitutive du Parti démocratique
révolutionnaire dominicain -PDRD- regroupant les premiers militants communistes
dominicains957 qui rêvaient de suivre l'exemple soviétique.

En fait, ce sont des émissaires du mouvement communiste qui contactent la


dictature pour lui proposer un marché. Ainsi, l'historien et homme du régime Emilio
Rodríguez Demorizi, est-il contacté en septembre 1944, par José Luciano Franco,
prestigieux historien communiste cubain, à l'occasion d'une cérémonie à La Havane.
Voici les termes du compte rendu confidentiel que Rodríguez Demorizi adresse à
Trujillo quelques jours plus tard :
«Mon vieil ami cubain, monsieur José Luciano Franco,
m'entraîna à part pour me faire savoir, confidentiellement, ce qui suit :

956 Cf. 1945-1947. Des mesures prises d'en haut.


957 Le Parti communiste dominicain considère cette réunion comme son Congrès fondateur, Cf. ISA
CONDE, Informe del Comité Central saliente…, p. 6. R. CASSÁ étudie avec soin les points de vue des
divers acteurs et montre que la réalité était plus complexe : Movimiento obrero y lucha socialista…,
p. 304 à 306. Il n'en reste pas moins que ce fut une des toutes premières réunions où se regroupèrent
divers militants qui devaient fonder le PSP en 1946.
-471-
—Que je vous transmette (sic) la proposition du Parti
Communiste de parvenir à un accord avec vous, aux termes duquel il
apporterait son soutien politique à votre Gouvernement, comme le Parti
mentionné le fait à l'égard de celui du Mexique.
—En échange de quoi ?
—En échange, me répondit-il, de l'établissement de Syndicats ou
de quelque chose comme une déclaration qui implique la
reconnaissance, de la part du Gouverment Dominicain, de l'Union
Soviétique958.»
On remarquera ici que les propositions s'organisent autour de deux axes,
complémentaires sans doute, mais néanmoins bien distincts : une alliance intérieure qui
supposerait l'existence d'organisations ouvrières d'une part, un accord international
fondé sur la reconnaissance de l'URSS, d'autre part. C'est ce second aspect qui retient
l'attention de la dictature au cours des mois qui suivent.

Il ne fait pas de doute que Trujillo a observé qu'en 1940 Batista a été élu
président à Cuba avec le soutien affiché des communistes qui sont même entrés dans
son gouvernement en 1943. Il a également noté le pacte passé par le président Somoza,
au Nicaragua, avec les communistes en 1941. Cette nouvelle stratégie du mouvement
communiste ne peut que l'intéresser. Mais, à la différence d'autres dictateurs et
gouvernants, il ne favorise pas une présence légale et institutionnelle des communistes
sur la scène politique dominicaine en 1944 et 1945. Le PDRD puis la JR -Jeunesse
révolutionnaire- restent des organisations clandestines et les militants sont en butte à
des harcèlements constants, quand ils ne sont pas emprisonnés.
La dictature, si elle est prête à négocier, entend cependant encadrer sans partage
la société dominicaine, comme nous l'avons vu959. Ce trait original se traduit par le choix
d'un rapprochement direct avec Moscou.

Aussi la dictature prête-t-elle une oreille favorable aux propositions faites par la
diplomatie soviétique. Celle-ci contacte à plusieurs reprises les représentants
dominicains. L'ambassadeur à Mexico, Constantin A. Oumanski, fait savoir à Gustavo
Julio Henríquez, ambassadeur dominicain dans cette même capitale, que son pays est
disposé à nouer des relations diplomatiques avec la république Dominicaine960.

958 Memorándum confidencial al Hon. Sr. Presidente Rafael L. Trujillo Molina. Le document, daté du
14 octobre 1944, est reproduit en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 57. Le
soulignement est de R. Demorizi. On remarquera que les communistes cubains ne considéraient pas que
la CDT, reconstituée sept mois plus tôt, fût réellement une organisation syndicale.
959 Cf. 1945-1947. Des mesures prises d'en haut.

-472-
Le 6 mars 1945, lors d'une rencontre à Mexico, le secrétaire d'État aux Relations
extérieures Peña Batlle informe le secrétaire du département d'État Stettinius de
l'intention de Ciudad Trujillo de reconnaître formellement l'URSS et d'établir des
relations diplomatiques avec Moscou. Le secrétaire du département d'État prodigue
immédiatement ses félicitations au président dominicain961.
Deux jours plus tard, le 8 mars, par un échange de notes entre le secrétaire d'État
aux Relations extérieures, Peña Batlle, et le chargé d'Affaires soviétique Vassili P.
Inkouboviki, les gouvernements des deux pays scellent formellement leur décision
commune d'établir des relations diplomatiques962.

Rapidement, dès le 20 mars, l'ambassadeur dominicain à Washington, Emilio


García Godoy, rend visite à son homologue soviétique, Andréï Gromyko. Il rapporte
leur dialogue à Trujillo :
«Au cours de la conversation il m'indiqua qu'on lui avait dit que
vous étiez un chef de Gouvernement progressiste et que vous étiez
engagé dans l'accomplissement d'une remarquable œuvre de justice
sociale en faveur des classes travailleuses. J'ai voulu saisir l'opportunité
de l'informer plus largement de votre grande œuvre et de lui dire
également que, bien que vous manifestiez un intérêt si vif pour
l'amélioration du niveau de vie des classes travailleuses, certains noyaux
communistes au Venezuela et à Cuba, particulièrement, s'étaient
consacrés à s'allier à un petit groupe de faux politiciens dominicains
pour vous attaquer injustement963».
Les rapports nouveaux que nous voyons se nouer ici vont jouer un rôle décisif
l'année suivante dans l'affrontement entre la dictature et la classe ouvrière. Examinons-
les plus attentivement.

Bien évidemment, les paroles aimables ne reflètent aucunement les convictions


de l'un ou l'autre camp, tel n'est pas l'objet du langage codé et finement pesé qu'utilisent
les deux diplomates : tenus dans le secret, les propos ébauchent très nettement les
termes d'une transaction politique, à laquelle chacun trouverait son propre intérêt.
En échange de l'établissement de relations diplomatiques publiques, l'URSS fait
miroiter aux yeux de Trujillo le brevet de “progressisme” qu'elle se déclare prête à lui
octroyer. La dictature fait monter les enchères et entend que Moscou pousse plus loin
960 Consulter à ce sujet le message 1082 du 19 décembre 1944 adressé par G. J. Henríquez à Ciudad
Trujillo pour demander des instructions. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 63.
961 Le texte complet du télégramme codé de ce même jour adressé par Peña Batlle à Trujillo est
reproduit dans : ID., ibid., p. 64.
962 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 52.
963 Lettre du 22 mars 1945. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 65 et 66.

-473-
les conséquences de cette prise de position, en faisant taire les organisations
communistes de la région, hostiles à Ciudad Trujillo. La marche d'approche
commencée en février 1944 prend un contenu beaucoup plus précis. Pour l'apprécier
exactement il faut se référer à la situation internationale.

L'URSS, qui s'apprête à sortir du conflit mondial avec le rang de


superpuissance, presque à égalité avec les États-Unis, commence à développer une
véritable stratégie planétaire afin de garantir son avenir et de conserver la place qu'elle
occupe. Elle veille ainsi à figurer en bonne place parmi les vainqueurs aux côtés de
Washington et Londres à Yalta, Potsdam et San Francisco. La Maison-Blanche est
d'ailleurs favorable à une présence renforcée du Kremlin sur la scène internationale, au
moins dans un premier temps. La doctrine officielle, forgée par Roosevelt au feu de la
guerre, est celle de la “Grande Alliance” 964 : l'ennemi principal reste l'Axe jusqu'à la
capitulation du Japon, en septembre 1945, et pendant des mois encore, le département
d'État considérera que le nouvel ordre mondial passe par une collaboration ouverte
entre vainqueurs, afin d'isoler et d'éliminer les germes laissés par les vaincus 965. La
création de l'ONU en juin 1945 vient couronner cet édifice. C'est dans cette perspective
qu'il faut replacer l'orientation défendue par Spruille Braden en Amérique latine que
nous avons évoquée966. L'URSS s'inscrit ainsi, assez classiquement, dans le cadre d'une
politique de grande puissance.

Mais, si la stratégie est connue, les traits spécifiques du nouveau “Supergrand”


sont profondément originaux. L'URSS apparaît comme la dépositaire de l'héritage
d'Octobre 1917 et elle incarne l'idéal d'émancipation socialiste des couches ouvrières
dans le monde entier. À ce titre, Moscou se trouve naturellement placée au cœur d'un
immense appareil politique international qui, à travers des cadres dévoués, disciplinés
et fidèles, pèse de façon décisive dans bien des pays. Engagé dans une realpolitik,
Staline perçoit parfaitement le profit qu'il peut tirer de cette situation. D'autant plus que
les revendications ouvrières et populaires montent sur tous les continents à la fin du
conflit mondial et dans l'immédiat après-guerre. Cela se traduit, entre autres aspects, par
le renforcement et la constitution d'appareils syndicaux puissants, efficaces et organisés
à l'échelle internationale. Dans ce cadre, une discrète mais vaste campagne a été

964 Lancée dès le lendemain de Pearl Harbor, en décembre 1941, l'idée sera reprise et développée lors du
sommet de Casablanca en janvier 1943.
965 Sur les questions de la guerre froide, on pourra consulter : F. LOISEL,Vie et mort de la guerre froide
(1945-1989) (Hatier, 1994) et L. MARCOU, La Guerre froide (Complexe, 1988).
966 Se reporter à : 1937-1947. L'offensive diplomatique.

-474-
engagée pour nouer des relations diplomatiques avec de nombreux pays en Amérique
latine, parallèlement à la constitution de l'Organisation des nations unies967.

On sent bien ici comment la géométrie des relations internationales change à la


fin de la guerre. Tout est mouvant, de nouvelles contradictions émergent sans se
dégager encore nettement. Dans ce contexte, la dictature manœuvre habilement pour
profiter de toutes les failles. Elle cherche le compromis qui lui permettra de négocier sa
survie. Elle peut faire valoir que l'établissement de relations diplomatiques directes
entre Moscou et Saint-Domingue offrira à chacun des avantages :

- Les États-Unis, attachés à la réussite de la conférence de San Francisco,


ont entrepris de convaincre les capitales latino-américaines de nouer des liens avec
Moscou. Le secrétaire d'État Stettinius, qui a encouragé Ciudad Trujillo, ne pourra que
se féliciter du zèle de la dictature.

- L'URSS, en affermissant sa présence en Amérique, se pose en


partenaire obligé de toute discussion sur le nouvel ordre mondial. Il devient manifeste
qu'aucun équilibre durable ne saurait être trouvé sans sa participation.

- Quant à elle, la dictature dominicaine proclame son appartenance au


camp des futurs vainqueurs de la guerre qui collaborent pour extirper le nazisme et le
fascisme de la surface de la planète. En se présentant comme un instrument de la
politique de la “Grande Alliance”, Trujillo se donne une image de démocrate sur le
continent.

Mais, surtout, il trouve un partenaire qui jouit d'un immense prestige auprès des
masses ouvrières et populaires et développe une stratégie diplomatique "réaliste" de
grande puissance. En un mot, un interlocuteur avec lequel il est possible de rechercher
les termes d'une transaction. La dictature n'attend pas de Moscou une pression sur les
militants qui se trouvent sur le territoire dominicain mais bien sur les réseaux organisés
dans les Caraïbes. Elle sait parfaitement qu'elle ne peut maintenir l'ordre à l'intérieur
que si un espace lui est ménagé de l'extérieur. Mesurant sa dépendance, elle raisonne
d'emblée dans un univers international.

967 Ainsi, la rencontre entre García Godoy et Gromyko se déroule un mois avant l'ouverture de la
Conférence de San Francisco -le 25 mars 1945- qui adoptera la Charte des nations unies.
-475-
Aussi l'affaire est-elle assez rondement menée. Quelques jours après la
rencontre entre ambassadeurs à Washington, le 2 avril 1945, Trujillo invite Gromyko à
se rendre en visite en république Dominicaine968. Dès le 11 juin 1945, Trujillo soumet
au Sénat la nomination de R. Pérez Alfonseca comme ministre plénipotentiaire à
Moscou. À cette occasion, il évoque la délégation soviétique présente lors des
cérémonies du Centenaire et célèbre sans vergogne les «écrivains russes, anciens et
modernes, depuis Tourgueniev jusqu'à Staline»969 qui, selon lui, ornent les rayons des
bibliothèques et librairies du pays et sont librement accessibles à tous. Il proclame
surtout :
«L'Union Soviétique dont la puissance matérielle s'est manifestée
au service d'une noble cause, sera reconnue pour toujours comme une
des grandes forces en faveur du bien et du progrès sur laquelle le monde
démocratique peut compter.»
Pour un lecteur non averti, il y a quelque chose de grotesque dans ce certificat
de “démocratie” décerné par un régime dictatorial à un autre. On peut même éprouver
une impression d'irréalité devant ce discours. Il suffit pourtant de replacer les propos de
Trujillo dans le contexte dominicain immédiat de l'époque pour en percevoir tout le
sens.

En effet, la dictature est confrontée à une agitation croissante parmi la jeunesse


et dans les milieux intellectuels. Dans un même mouvement, elle engage le fer contre
l'opposition clandestine, en particulier contre le PDRD et la Jeunesse révolutionnaire -
JR, et met en scène le rapprochement avec Moscou.
Le Parti démocratique révolutionnaire dominicain, fondé moins d'un an plus tôt,
on s'en souvient970, reste encore une organisation clandestine peu nombreuse, aux
contours politiques flous, sans discipline ni structures bien définies et dépourvue d'une

968 On trouvera le fac-similé du télégramme n° 1516, adressé par l'ambassadeur García Godoy au
secrétaire d'État aux Relations extérieures rendant compte du bon accomplissement de sa mission dans :
VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 67. Le document est daté du 3 avril. Il est sans doute intéressant de
noter que la visite n'a jamais eu lieu. De même, l'ambassadeur soviétique à Ciudad Trujillo ne sera jamais
nommé, malgré les intentions manifestées lorsque l'ambassadeur dominicain est officiellement reçu à
Moscou, le 22 août 1945. Il n'y a pas symétrie dans les relations entre l'URSS et la république
Dominicaine. La diplomatie soviétique est d'abord la plus active en février 1944, puis lorsqu'elle propose
de nouer des relations diplomatiques en décembre de la même année. Il est clair qu'elle cherche à se
placer au plan international pour aborder l'après-guerre dans les meilleures conditions. La république
Dominicaine est un pion, parmi bien d'autres, dans cette stratégie. À partir de mars 1945, Ciudad Trujillo
prend à son tour l'initiative : la montée de l'opposition en république Dominicaine et dans la région
explique cette plus grande activité. Il s'agit de négocier directement avec Moscou le désarmement de
cette opposition. Au début de 1947, les deux pays se tournent le dos d'un même mouvement : avec
l'arrivée de la guerre froide les relations directes ne sont plus d'aucune utilité.
969 Cette citation et la suivante sont tirées de : Mensaje al Honorable Senado de la República al someter
el nombramiento diplomático…, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 148 et 149.
970 Cf. 1945-1947. Des mesures prises d'en haut.

-476-
direction politique clairement constituée971. Il a néanmoins commencé à regrouper
quelques intellectuels et dirigeants syndicaux, parfois influents. Surtout il a réussi à
briser en partie son isolement et à entrer en contact avec la jeunesse, essentiellement
étudiante, en fondant, au cours de la deuxième moitié de l'année 1944, la Jeunesse
révolutionnaire, JR, dont les effectifs dépassent sensiblement ceux du PDRD.
Étant donnés leur inexpérience, leur isolement et les conditions extrêmement
précaires de l'époque, on peut se demander où les militants puisaient l'énergie
nécessaire au difficile combat quotidien. Nous reprenons à notre compte la réponse
simple et forte de R. Cassá :
«Les membres du PDRD se sentaient déterminés dans leur
entreprise parce qu'ils se percevaient comme partie intégrante de la
légion internationale des communistes, même s'ils ne se considéraient
encore que comme des aspirants à ce statut972.»
Le diagnostic paraît encore plus judicieux si on pense que les principaux
dirigeants s'étaient formés à l'étranger auprès des militants communistes latino-
américains : Pericles Franco était resté plus de trois ans au Chili où il avait été un
membre actif de la Jeunesse communiste du pays et Francisco A. Henríquez avait
effectué plusieurs séjours à Cuba, nouant des contacts avec les communistes. Ils
poursuivaient en terre dominicaine, à leur poste, un combat que des frères d'armes
menaient dans le monde entier. On comprend, dans ces conditions, le trouble profond
que devaient jeter dans les esprits les éloges échangés entre Trujillo et les représentants
officiels de l'Union Soviétique. La stratégie de la «légion internationale des
communistes» était brouillée et devenait, en bonne partie, illisible.
Il faut également souligner la capacité de la dictature à toujours apprécier ses
initiatives en termes politiques. La diplomatie n'est pour elle qu'une façon, parmi
d'autres, de toujours poursuivre le même but : préserver et renforcer sa position en
utilisant et amplifiant les contradictions de ses adversaires, quelles qu'elles soient. La
remarquable cohérence du régime, sur une ligne pourtant toute en brusques virages,
tient à sa vision éminemment pragmatique de la situation. Faible face aux forces qui
s'affrontent dans le monde, subordonnée par rapport à des stratégies qui la dépassent, la
dictature dominicaine ne croit en rien d'autre qu'en elle-même. Ce cynisme de fond
explique à la fois l'étonnante souplesse tactique qui jette la confusion dans les rangs de
971 On se référera à ce sujet à la scrupuleuse étude de R. CASSÁ : Movimiento obrero y lucha
socialista…, p. 296 et suivantes. Relevons ces quelques précisions : «Dès le début, le processus de
structuration du regroupement organisationnel s'accompagna d'une absence de règles formelles,
situation due à la faiblesse de ses parties constituantes. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'elles
se constituèrent en cellules; elles ne dépassèrent pas le stade de groupes de discussion plutôt instables
qui, tout au plus, se proposaient des tâches dispersées. Le seul groupe, en dehors de celui de la capitale,
qui parvint à dépasser ce palier -et seulement pendant une première période- fut celui de Santiago.»
Le noyau central du PDRD se constitue autour de Pericles Franco Ornes "Periclito" et de Francisco A.
Henríquez "Chito". Pericles Franco est l'artisan de la constitution de la JR.
972 ID., ibid., p. 299.

-477-
ses adversaires et la détermination, très rarement démentie, qui permet de frapper avec
brutalité quand le moment est venu.

On comprendra mieux l'impact que devait avoir le rapprochement public et


officiel avec l'URSS sur les militants du PDRD et de la JR si on examine quelle
perspective ils traçaient quelques semaines plus tôt. Dans un manifeste commun que
publie le journal El Nacional de Caracas du 27 avril 1945, les deux organisations
annoncent qu'elles ont constitué un Front national de libération et elles proclament :
«Toute l'humanité et principalement les peuples privés de liberté
et plongés dans la misère, applaudissent ardemment aux résultats de la
nouvelle politique mondiale soutenue par l'Empire Britannique, l'URSS
et les États-Unis, parce que les faits prouvent déjà que les promesses
contenues dans la Charte de l'Atlantique vont être pleinement réalisées.
[…] À San Francisco les nations libres et démocratiques étendront à
tous les peuples les garanties que les Trois Grands ont donné à l'Europe
lors de la Conférence de Yalta973.»
Trujillo va démontrer dans les faits que la voie ainsi ouverte aboutit à une
impasse.
Le printemps 1945 sera celui des espoirs déçus pour les militants du PDRD et
de la JD qui voient la dictature accueillie par les trois Grands à la Conférence des
nations unies974 puis officiellement reconnue par le Kremlin. La dictature n'exalte le rôle
démocratique de l'URSS, comme nous l'avons vu, que pour être rangée dans le même
camp que celle-ci, effacer tout antagonisme et, du coup, priver de perspective ceux qui
voudraient s'inspirer du modèle soviétique en terre dominicaine. N'est-ce pas Moscou
elle-même qui indique que Trujillo est une personne fréquentable et que son régime a
sa place à la table des grands ? Enfermés dans la logique d'une stratégie mondiale où la
dictature sait se trouver une place, les militants dominicains sont comme des soldats
égarés dans une bataille qui déjoue toutes leurs analyses.

Néanmoins l'élan est tel, les espérances si ancrées, que la Jeunesse


révolutionnaire, organisation la plus mobile, tente un premier coup d'éclat dans ce
contexte contradictoire.
L'occasion lui en est offerte par la tenue du IIIème Congrès de la jeunesse
dominicaine auquel participent, outre les délégations du pays, une trentaine de délégués

973 ID., ibid., p. 322 estime que ce manifeste est probablement de décembre 1944 ou janvier 1945. En
fait, le document intégralement reproduit dans : B. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 215, est
clairement daté par les deux organisations signataires d'avril 1945.
974 Elle s'ouvre le 25 avril et se clôt avec l'adoption de la Charte des nations unies le 26 juin.

-478-
de sept pays latinoaméricains. Cette manifestation, qui se tient du 16 au 19 mai 1945, a
été soigneusement apprêtée pour célébrer le régime et son Chef suprême. Tout est règlé
dans le détail par l'appareil : les discours, le contrôle policier minutieux des
participants, les allocations généreuses versées aux invités étrangers triés par les
représentations diplomatiques dominicaines… Bref, il s'agit de l'une de ces opérations
de propagande interne et externe dont la dictature a besoin afin de redorer un blason
que d'aucuns trouvent plutôt terni dans les pays de la région.
Dès le 13 mai, Francisco Henríquez "Chito", dirigeant du PDRD, qui a pris
langue avec un délégué étranger, a été envoyé sous bonne escorte à la frontière.
Pourtant, malgré la vigilance des hommes de Trujillo, plusieurs membres de la JR, et
non des moindres, réussissent à faire partie des délégations envoyées par les différentes
provinces975. Ces failles sont révélatrices de la foi des militants et des difficultés et
hésitations de l'appareil de la dictature. Enhardis, dans la nuit du 18 au 19 mai, les
membres de la JR distribuent un tract, signé de leur organisation, sous les portes des
chambres des délégués qui résident à l'hôtel Jaragua. Le document dénonce sans
ménagement l'opération de propagande et déclare :
«Le “IIIème Congrès de la Jeunesse dominicaine” est un
Congrès fasciste dont le but principal est le renforcement du régime
trujilliste face à une situation intérieure et internationale menaçante976.»
Dix jours avant la distribution du tract, l'Allemagne a capitulé sans condition.
Nombre d'étudiants dominicains ont refusé de se rendre à l'université pour marquer leur
joie et des écrits ont circulé ici et là dans le pays, promettant le même sort à Trujillo
qu'à Mussolini et Hitler. Si l'on ne prend pas garde aux allées et venues diplomatiques,
on peut croire que la fin de la dictature est proche.
L'appareil de la dictature réagit. Carlos León Pumarol, membre de la direction
de la JR et participant au Congrès de la jeunesse, est arrêté dès le mois de mai et reste
emprisonné jusqu'en septembre. Francisco Henríquez "Chito" et son père, dont
l'arrestation est imminente, se voient contraints dès le mois de juin de se réfugier à
l'ambassade du Venezuela puis de s'exiler 977. Le PDRD perd ainsi l'un de ses quatre
principaux dirigeants.

Ce n'est pas encore suffisant pour briser le réseau militant. Portée par la vague
des espoirs de toute une jeunesse qui voit le monde changer, dans la nuit du 11 au 12
juillet, la JR entreprend de distribuer sous les portes de Ciudad Trujillo plusieurs
975 Parmi eux Pericles Franco Ornes, Abraham Carlos León Pumarol et Diego Bordas. Ce dernier est
même président de la délégation de Puerto Plata. On pourra lire le rapport confidentiel les concernant qui
est reproduit tel quel dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 221.
976 Le document figure dans Ibidem, p. 218. Il est daté du 14 mai 1945 et signé par le Comité central de
la Jeunesse révolutionnaire.
977 Voir à ce sujet HICKS, Blood in the streets, en particulier p. 117 et suivantes.

-479-
milliers de tracts appelant à lutter contre la dictature 978. Événement considérable, car
c'est bien la première fois qu'une opposition au régime, déterminée et organisée, se
manifeste à cette échelle. La dictature ne peut tolérer que se développe un mouvement
dont les développements sont imprévisibles dans le contexte de l'époque. Elle est
d'autant plus incitée à réagir que la situation a évolué depuis le mois de mai : d'une part,
la Conférence de San Francisco s'est tenue et la république Dominicaine y a été admise,
d'autre part, les relations ont été publiquement nouées avec l'URSS. Elle a donc tout
lieu d'espérer que les Grands, et en particulier Moscou, tourneront leurs regards ailleurs
si elle frappe ceux qui la défient en invoquant leur patronage.

C'est effectivement ce qui se passe. Au cours de cette même nuit du 11 au 12


juillet -la célérité de la contre-offensive montre que la dictature a retrouvé ses marques-
un vaste coup de filet commence. Cinquante-deux étudiants sont arrêtés avant la fin du
mois : pratiquement tous les dirigeants et la plupart des militants qui ont été mêlés à la
distribution des tracts. Six d'entre eux sont tués. Onze seront condamnés à cinq années
d'emprisonnement. Les dirigeants du mouvement doivent s'exiler rapidement 979. Du
coup, la JR comme le PDRD, décapités, disparaissent définitivement de la scène
politique. Les stuctures sont dissoutes de facto et les militants qui restent dans le pays
se tournent, au moins provisoirement, vers d'autres préoccupations.

L'agitation va se poursuivre et s'accentuer, comme nous allons le voir, mais le


résultat de cette première passe d'armes n'est certainement pas négligeable.
La dictature, confrontée à une situation périlleuse, a réussi à briser, au moins
partiellement, l'isolement qui la menaçait jusque dans son existence. En se rapprochant
spectaculairement de Moscou, Trujillo a contribué à répandre la confusion dans les
rangs de ses adversaires les mieux organisés en république Dominicaine.
Elle a également pu vérifier que les accords tactiques lui permettaient d'attendre
le moment favorable et de frapper alors à la tête en bénéficiant d'une large impunité.

978 B. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 224 et R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…,
p. 334 évoquent l'événement mais la version la plus détaillée se trouve dans HICKS, Blood in the streets,
p. 62 et suivantes.
979 C'est le cas en particulier de Pericles Franco Ornes, José Ramón Grullón et des fréres Félix Servio et
Juan Bautista Ducoudray. Le PDRD perd trois de ses quatre principaux dirigeants. Le secrétaire de la JR,
Manuel Mena Blonda reste emprisonné. Il peut sembler curieux que GALÍNDEZ, La Era de Trujillo,
p. 128 et p. 406 et CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p.335, n'accordent qu'une place
réduite à la répression et ne donnent pratiquement pas de chiffres. HICKS, Blood in the streets, p. 62 et
suivantes, et VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 224, sont plus explicites. Il nous semble que, pour des
raisons diamétralement opposées, les deux premiers sous-estiment la signification politique des
événements. Il s'agit en effet pour la dictature d'une véritable répétition générale de l'anéantissement du
PSP et de l'opposition intérieure qui aura lieu en 1947.
-480-
Elle a appris à reconnaître et à exploiter les contradictions de ses adversaires,
retournant en sa faveur les liens internationaux qui unissent ceux-ci.

Cette expérience lui sera précieuse l'année suivante. En effet, derrière cette
première confrontation, se profile déjà un affrontement social majeur, le plus ample
connu par le régime au cours de son existence. Ce n'est pas un hasard si, au moment
même où il pourchasse des militants formés et inspirés par les communistes cubains, le
régime, à travers son ambassadeur V. Díaz Ordóñez, entreprend de chercher un terrain
d'entente avec le dirigeant du PSP cubain, Blas Roca 980. La dictature prépare déjà l'étape
suivante.

980 Blas Roca, était secrétaire général du Parti socialiste populaire qui rassemblait les communistes
cubains. Virgilio Díaz Ordóñez rend compte directement à Trujillo de ses contacts dans une lettre
confidentielle du 28 juillet 1945. Nous y revenons plus avant; voir 1945-1947. La destruction de
l'opposition ouvrière et sociale. La lettre est reproduite en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 71.
-481-
• VERS L'AFFRONTEMENT

Si le régime consolide ses positions et affine sa stratégie en mettant en place les


mécanismes qui doivent lui permettre de contrôler la situation et en procédant à des
offensives limitées, la classe ouvrière s'organise rapidement, fiévreusement même. La
progression de la constitution des syndicats traduit cette effervescence981 :

SYNDICATS CONSTITUÉS
PAR FÉDÉRATIONS ET PROVINCES
1942-1945

Fédération ou 1942 1943 1944 1945 Total


province
FLT Ciudad Trujillo 1 8 11 11 31
FLT Santiago 8 5 1 1 15
FLT Barahona 1 Ø 5 6 12
FLT S. Pedro Mís Ø 3 4 13 20
FLT Po Plata Ø 1 6 6 13
FLT Espaillat Ø 3 2 Ø 5
FLT S. Francisco Mís Ø 5 3 1 9
FLT La Vega Ø Ø Ø 5 5
El Seibo * Ø Ø 1 Ø 1
Trujillo Valdez * Ø Ø Ø 1 1
Monte Cristi * Ø Ø Ø 1 1
Total 10 25 33 45 113
* Provinces dans lesquelles il n'a pas été constitué de Fédération locale du travail.

981 Nous avons élaboré ce tableau à partir des données recueillies par le FBI en 1946, très probablement
auprès des services secrets dominicains. Elles sont visiblement incomplètes -par exemple, la récente
Fédération locale du travail de La Romana n'est pas mentionnée- ce qui s'explique aisément par le rapide
développement des organisations, leur caractère souvent fluctuant et les carences de l'enregistrement
officiel. Trabajo-comunismo en la República Dominicana, rapport confidentiel du 2 juillet 1946 signé J.
E. Hoover. Texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 43 à 53.
Roberto Cassá qui a travaillé sur les documents du secrétariat d'État fournit d'autres statistiques -dont il
signale l'inexactitude- avec des valeurs absolues encore plus élevées. Cependant, et là est l'essentiel, tant
les données gouvernementales que celles des services de renseignement mettent en évidence une
progression du même ordre. Sur ce point précis, elles sont tout à fait fiables.
-482-
En quatre ans, le nombre total des syndicats est multiplié par dix. Il faut noter
que le mouvement touche tout le pays, mais très inégalement. Se constituent ainsi des
pôles concentrant de grandes masses de syndiqués.

San Pedro de Macorís, dans l'est du pays, en pleine zone sucrière et tout proche
de La Romana, est certainement le premier de ces centres, tant par le nombre d'ouvriers
syndiqués, plusieurs milliers à coup sûr982, que par le degré d'organisation, trente-quatre
syndicats sont regroupés dans la FLT au début de l'année1946.
La Fédération locale du travail, organisée et constituée par Mauricio Báez, jouit
d'une grande confiance de la part des travailleurs. J. J. del Orbe, l'un des membres de sa
direction, analyse ainsi sa constitution :
«Trujillo donna la consigne d'organiser des fédérations
provinciales mais de telle façon qu'elles soient tenues en main par des
individus liés au régime pour atteindre ainsi deux buts à la fois. D'une
part, il gardait le contrôle de toute organisation apparente ou réelle, et
d'autre part, on offrait à l'extérieur l'image apparente qu'ici existait un
mouvement ouvrier organisé et indépendant.
Mauricio, comprenant l'essence de la manœuvre de Trujillo
donna l'audacieuse consigne d'organiser la Fédération Provinciale de
San Pedro de Macorís avant que les agents du régime ne le tentent,
profitant du fait qu'à cette date (1944) on disposait déjà d'un bon nombre
de corporations organisées qui depuis plusieurs années avaient livré
bataille pour obtenir la satisfaction de diverses revendications. […] Bien
que selon la loi les présidents exécutifs des syndicats fussent les
gouverneurs des provinces, nous pûmes livrer bataille pour notre
indépendance et notre autonomie à la direction de notre Fédération et
dans le développement de nos luttes983.»
L'enjeu politique de l'affrontement est clairement délimité : d'un côté,
l'indépendance de l'organisation ouvrière, de l'autre, sa subordination à l'appareil du
régime et même son intégration directe à l'appareil d'État à travers les gouverneurs des
provinces.

982 On décomptait, à cette époque, 4 000 syndiqués pour le seul Syndicat des journaliers de San Pedro de
Macorís, le plus important. Nous n'avons pas réussi à trouver de documents qui permettent de donner des
chiffres plus précis au niveau régional ou national. La difficulté tient à plusieurs facteurs : croissance
rapide de la syndicalisation, caractère saisonnier d'une grande partie des emplois, paiements fractionnés -
souvent hebdomadaires- des cotisations, faiblesse relative de la centralisation, en particulier à l'échelle
nationale. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 366, présente des calculs qui lui permettent
d'avancer le chiffre de 40 000 syndiqués pour tout le pays en 1946.
983 J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la clase obrera, p. 47.

-483-
À travers cette course de vitesse, une véritable épreuve de force se trouve
engagée sous de multiples formes entre le régime et les dirigeants syndicaux les plus
conscients. L'une des manifestations les plus élevées de la volonté de conquérir et de
préserver l'indépendance des organisations ouvrières est la parution de divers journaux
d'inspiration syndicale. El Trabajador, journal lié à la FLT de La Romana et El
Federado, «Organe de défense de la classe ouvrière» dont le directeur est M. Báez,
président de la FLT de San Pedro de Macorís, commencent à paraître tous deux en
1945. Ils sont publiés dans des conditions extrêmement difficiles, mais les ventes
peuvent atteindre plusieurs centaines d'exemplaires 984, D'autres journaux, plus
occasionnels, sont également diffusés. Les revendications ouvrières y sont centralisées,
définies et présentées clairement : réduction de la journée de travail à huit heures sans
diminution du salaire, augmentation des salaires en raison de la baisse du pouvoir
d'achat et refus des licenciements reviennent constamment. La situation est exactement
décrite, les demandes sont précisément chiffrées. Face à l'appareil du régime, il s'agit de
doter les salariés d'instruments permettant de diffuser l'information, de centraliser la
discussion et d'organiser la lutte.

Le ton est, dans l'ensemble, combatif. Au début du mois de janvier 1946, La


Unión, journal lié à la FLT de La Romana reproduit des articles enflammés :
«Parmi les immenses champs de cannes du Central Romana
Corp. cinq ou six mille hommes nus et faméliques avec leurs familles
gémissent de misère […] Les conditions d'hygiène de ces malheureux ne
peuvent être pires. Ils vivent dans des baraques de trois mètres de
largeur sur six de longueur et deux de hauteur, entassés dans une
promiscuité répugnante, victimes de toutes les contagions et toutes les
saletés et le sentiment de la décence se révolte quand on pense que ces
parias doivent exercer leurs fonctions matrimoniales comme des bêtes,
parmi les enfants, tenus en éveil par les moustiques et les puces985.»
On est frappé par la violence de la dénonciation et les couleurs dramatiques avec
lesquelles est dépeinte la condition des travailleurs agricoles dans les plantations. L'acte
d'accusation de la compagnie, nommément désignée, est brutalement dressé. Cette
liberté de parole atteste la puissance du mouvement à ce moment du combat.
Néanmoins on constate également que les problèmes sont posés ici en termes moraux,
plus que dans une perspective ouvrière et syndicale. Le rédacteur s'adresse à l'homme,
dont il cherche à toucher le cœur, plus qu'au travailleur, qu'il appellerait à s'organiser et
à agir concrètement.
984 Selon R. CASSÁ, El Federado fut tiré jusqu'à 1000 exemplaires en 1946 : Movimiento obrero y lucha
socialista…, p. 399.
985 La Unión du 1er janvier 1946. Cité par R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 413.

-484-
Paradoxalement, cet article met en lumière le caractère encore relatif de
l'homogénéisation des salariés : la condition du coupeur de cannes est décrite de
l'extérieur, comme une épouvantable découverte. On devine que si la FLT de La
Romana est bien implantée chez les ouvriers qualifiés des installations industrielles -là
où avait éclaté la grève en 1942-, son enracinement parmi les travailleurs agricoles des
plantations reste superficiel986. Trait de jeunesse qui ne diminue pas réellement la
capacité de mobilisation, mais qui révèle la relative fragilité du mouvement.

D'autres articles, en particulier dans El Federado, montrent que l'organisation a


gagné en maturité. Ils cherchent moins à attiser des explosions de colère désespérées
qu'à favoriser la prise de conscience des travailleurs en fournissant des données
objectives, bases de calcul pour les revendications. Il est frappant de comparer la
présentation de la situation des travailleurs au début de l'année 1946 que font les deux
journaux. Nous avons vu le cri de révolte de El Trabajador; voici maintenant le tableau
que dresse El Federado :
«CONDITIONS DE TRAVAIL DEPUIS 1929
(Avant la grève)

TRAVAILLEUR SALAIRE JOURNALIER JOURNÉE


DE TRAVAIL
Centrifugeurs 0,60 12 heures
Tech. Électriques 1,50 12 "
Mécaniciens 1,60 12 "
Veilleurs 0,40 16 "
Pointeurs 1,00 16 "
Portuaires 0,60 11 "
Portuaires 0,72 12 " (Nuits)
CHARRETIERS : 9 centimes* par voyage. Jusqu'à 20 centimes selon
la distance.
WAGONNIERS : 1-1/2 centime par tonne.
PESEUR : 1 peso par jour.
GARDE : 0,40 par jour.
NETTOYAGE DES PLANTATIONS : Était payé en fonction de la
difficulté du désherbage. De 0,03 à 0,07 par tarea**.

986 Ce sont, pour l'essentiel, des Haïtiens. On compte aussi, des cocolos -originaires des Antilles
anglophones- et des Dominicains.
-485-
LABOUR ET PLANTATION DE LA CANNE : Pour ces tâches un
travailleur n'atteignait pas 20 centimes par jour quels que soient ses
efforts.
FRICHES : Le désherbage se faisait à la tarea; le salaire oscillait
entre 3 et 8 centimes. Celui payé 0,08$ était beaucoup plus dur en raison
de la difficulté de la tâche.
REMARQUE : Chez les coupeurs de canne il y a eu des variations
de salaire de 0,17$ jusqu'à 0,65$; tarif fixé dans l'accord obtenu par la
grève effectuée en 1946987.»
* Tous les salaires sont exprimés en pesos. La devise dominicaine est restée alignée sur le dollar pendant
toute la dictature.
** La tarea, ou ouvrée, est une mesure de surface. Un hectare = 16 tareas environ.

Le détail de la grille salariale, hier connu des seuls administrateurs, devient


objet de réflexion pour tous. L'employé n'est plus placé dans un rapport individuel avec
l'employeur et tous ceux qui, à un degré ou un autre, représentent l'autorité. Une
solidarité ouvrière se forge dans l'appréciation commune de la situation et dans la prise
de conscience des intérêts collectifs de l'ensemble des salariés.
Le tableau que présente El Federado est explicite : le pouvoir d'achat des
salaires s'est effondré. Après une baisse de 20% en 1929, au moment de la crise
économique, leur valeur en pesos courants n'a pas évolué pendant plus de seize ans. Or,
pendant la Deuxième Guerre mondiale, les prix de nombreux produits de base ont
considérablement augmenté : le riz qui coûtait 6 centimes la livre avant la guerre vaut
maintenant de 12 à 20 centimes, les haricots se vendent 7 centimes la livre, l'huile 80
centimes la bouteille, le beurre 40 centimes la livre, les bananes, légume de base,
coûtent 2 centimes chacune988. On pourra rapporter ces prix aux salaires donnés par El
Federado. Les travailleurs qui s'organisent constatent une profonde régression de leur
salaire réel989. Les premières augmentations obtenues en 1944 se révèlent rapidement
insuffisantes, en même temps qu'elles encouragent la solidarité et la combativité
ouvrières.

987 El Federado du 30 janvier 1947. Reproduit en fac-similé dans : J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 31.
988 Voir dans El Federado d'août et d'octobre 1945 deux articles : Se debe bajar el precio de los
artículos de consumo et Los precios de la comida. Tous deux en fac-similé dans : ID., ibid.,
respectivement p. 89 et 87.
989 Cf. le tableau Évolution des prix et des salaires entre 1941 et 1946, déjà présenté au chapitre : Une
combativité ouvrière croissante.
-486-
Dès novembre et décembre, des grèves sporadiques se produisent à La Romana
et des tentatives à San Pedro de Macorís comme nous l'avons vu 990. Ces escarmouches,
en partie concertées par les dirigeants syndicaux, permettent de vérifier la capacité de
mobilisation des travailleurs et de mettre à l'épreuve les compagnies et le pouvoir
central. Celui-ci essaye d'intimider les ouvriers mais renonce régulièrement à l'usage de
la force. Il demande même au patronat de céder aux revendications qui portent sur la
journée de huit heures et l'augmentation des salaires.
Un épisode, parmi d'autres, éclaire ces journées au cours desquelles les
stratégies des différents adversaires s'élaborent et s'affinent. À la fin du mois de
décembre 1945, M. Báez et J. J. del Orbe, dirigeants de la FLT de San Pedro de
Macorís et les responsables du syndicat de la sucrerie Santa Fe décident de lancer une
grève limitée aux installations centrales de l'entreprise. La revendication est
l'application de la journée de huit heures. La grève commence à la prise des équipes de
jour, à six heures du matin. Dès trois heures de l'après-midi, les militaires arrivent, avec
à leur tête le secrétaire d'État à la Guerre et la Marine, le général Héctor Trujillo, frère
du dictateur et fidèle du généralissime parmi les fidèles.
M. Báez est immédiatement arrêté et amené devant les grévistes réunis sur
l'esplanade de l'entreprise. Avec le prisonnier à ses côtés, Héctor Trujillo demande à
deux reprises aux travailleurs si M. Báez est le responsable de la grève. Par deux fois,
les grévistes, unanimes, déjouent le piège et affirment qu'ils ont pris leur décision seuls.
Face à l'unité, "Negro" Trujillo promet l'appui du gouvernement aux demandes des
travailleurs, libère Báez et demande à tous de retourner au travail.
Le responsable syndical, autorisé à s'exprimer, s'adresse alors aux ouvriers et
leur déclare, selon J. J. del Orbe :
«Merci camarades travailleurs parce que vous m'avez sauvé la
vie; on m'a amené ici afin que quelqu'un m'accuse et pour ainsi justifier
mon assassinat. […] Maintenant je veux qu'il soit bien clair que vous ne
commettez aucun acte contre le Gouvernement, que vous ne faites que
réclamer un droit légitimé par la promulgation d'une loi sur le travail
proposée par le Généralissime Trujillo lui-même. Je veux qu'il soit
également bien clair que je combats et combattrai inconditionnellement
en faveur de la classe ouvrière991.»
Sous la pression de l'armée, le travail reprend le soir-même.

990 Voir à ce propos : 1945-1947. L'opposition du capital impérial.


991 Pour cette citation et l'ensemble du déroulement de la grève, voir J. J. DEL ORBE, témoin direct des
événements : ibid., p. 48. R. CASSÁ, en se fondant sur d'autres sources, corrobore ce témoignage :
Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 443 et 444.
-487-
Les adversaires se jaugent. Le régime mesure le degré d'organisation et de
cohésion des travailleurs. Il est prêt, s'il sent une faille, à frapper durement à la tête pour
briser le mouvement pendant qu'il en est temps. Báez ne se trompe sans doute pas
quand il affirme que son assassinat était planifié. Mais la dictature renonce
immédiatement à la violence quand elle constate qu'elle se heurte à un mouvement uni
et conscient. Le meurtre, l'arrestation ou la fusillade, loin d'effrayer les travailleurs
risqueraient d'embraser toute la région. De leur côté les salariés avancent, résolus mais
avec prudence. Báez exploite les faiblesses du pouvoir lorsqu'il demande l'application
des lois promulguées et évite de contraindre l'adversaire à une épreuve de force
définitive. Il prend cependant bien soin de mettre en lumière dans sa conclusion
l'autonomie du combat de la classe ouvrière. Enfin, les ouvriers reprennent le travail, se
ménageant pour des affrontements de plus grande ampleur
Ainsi, les escarmouches succédant aux passes d'armes, les salariés prennent de
plus en plus nettement l'initiative, plaçant le régime sur la défensive.

-488-
• LA GRÈVE GÉNÉRALE DE LA RÉGION DE L'EST

Le 4 janvier 1946, en début de campagne sucrière, après une préparation


minutieuse à La Romana et, plus encore, à San Pedro de Macorís, un tract est distribué
à plusieurs milliers d'exemplaires. Signé par M. Báez, président de la FLT et N.
Mercedes, secrétaire, il s'adresse à tous les travailleurs de la région de l'Est.
Le texte en est remarquable. Pas un chiffre, pas une revendication d'horaire, de
salaire ou de condition de travail directement évoqués, un seul thème : la défense de
l'indépendance syndicale, menacée par la création de syndicats jaunes à l'initiative des
compagnies sucrières. Celles-ci sont directement mises en cause :
«Elles s'alimentent de la richesse autochtone de notre sol, chaque
année, chaque semaine, tous les jours et à toute heure. C'est un système
d'exploitation capitaliste sauvage et criminel, qui nous plonge dans la
plus honteuse misère. […] Mais convaincues que plus rien ni personne
n'empêchera la classe ouvrière dominicaine de s'organiser pour la
défense de ses intérêts, pour lutter contre le marché noir et contre toute
manifestation d'injustice sociale, elles veulent maintenant introduire
dans nos rangs des facteurs de scission qui ne feraient rien d'autre
qu'entraver par tous les moyens l'unité et la progression de notre
florissante et chère organisation ouvrière992.»
La portée politique profonde de l'affrontement est ainsi déclarée par avance. Le
patronat impérial est présenté comme l'adversaire non seulement des travailleurs mais
du pays tout entier. Le sol lui-même est menacé.

Le combat syndical a des accents de lutte de libération nationale lorsque le tract


appelle les ouvriers à se défendre avec :
«…un inébranlable esprit patriotique qui nous pousse à toujours
travailler pour le bien de la classe travailleuse, de telle manière qu'elle
puisse relever son pouvoir d'achat diminué et ainsi renforcer la structure
économique de la république Dominicaine.»
La classe ouvrière est ainsi chargée d'un combat émancipateur au nom de la
société tout entière et les revendications économiques qui sont formulées dans la
bataille, telles que l'augmentation des salaires, prennent un contenu nationaliste et anti-
impérialiste. Tout repose sur la capacité des travailleurs à défendre leur indépendance.

992 Les citations sont tirées du fac-similé du tract dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 174.

-489-
Le syndicat est perçu et présenté comme un organe de pouvoir qui se dresse contre la
domination capitaliste et impériale. Le conflit est maintenant engagé entre deux
puissances: «la classe patronale» forte de son expérience, de son argent et de son
réseau international et «la classe travailleuse» rassemblée autour de son organisation.
Pas un mot sur le gouvernement ou les autorités officielles dans tout le tract.
Souci tactique, bien sûr : il s'agit de ne pas affronter tous les adversaires en même
temps et de ménager celui qui s'est déjà montré disposé à céder. Mais, plus
profondément, ce silence répond aussi à une vision politique : la dictature n'est qu'un
élément secondaire et subordonné dans l'affrontement majeur. Elle est en quelque sorte
poussée sur le bas-côté de la route. Le régime n'a pas de destin propre, il n'est qu'un
instrument.
Logiquement le tract se conclut par l'appel suivant :
«Camarades travailleurs l'union fait la force. Unissons-nous !!
Luttons pour que notre misère économique disparaisse cette année !!»
Dans l'esprit des dirigeants syndicaux de la région de l'Est et pour les
travailleurs qui débrayent massivement, c'est bien le premier acte d'une "lutte finale"
qui commence, ce 7 janvier 1946.

Leur analyse est confirmée par la forme et l'ampleur du mouvement : les


ouvriers des entreprises sucrières entraînent dans leur sillage toute la région au point
qu'il est plus exact de parler de grève générale de l'Est que de grève des sucreries. Le
travail cesse dans les commerces et la petite industrie dans les deux provinces de San
Pedro de Macorís et la Romana. Les petits négociants font crédit aux grévistes et
certains donnent des produits alimentaires et même des sommes importantes pour
soutenir le mouvement993. La petite bourgeoisie dominicaine manifeste sa sympathie
pour les grévistes. Des assemblées générales se tiennent tous les jours dans certaines
entreprises; des réunions et manifestations rappellent sans cesse les revendications et
des piquets empêchent parfois les travailleurs jamaïquains-cocolos-, moins mobilisés,
de se rendre au travail. Les revendications sont partout les mêmes : journée de huit
heures et augmentation immédiate des salaires avec un seuil minimum fixé à un peso
par jour.

Très vite les compagnies cèdent sur la question de l'application de la journée de


huit heures sans perte de salaire, mais tentent de résister sur la révision des barèmes
993 On trouvera une très intéressante description détaillée du déroulement de la grève dans : R. CASSÁ,
Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 445 à 452. J. J. DEL ORBE, représentant syndical et
négociateur des accords apporte son témoignage dans Mauricio Báez y la clase obrera, p. 37 à 55.
GALÍNDEZ fut également un acteur puisqu'il participa aux négociations au titre de l'État, son récit figure
dans La Era de Trujillo, p. 301 à 304.
-490-
salariaux. Elles estiment que cette concession s'ajoutant à la première, la rentabilité
serait gravement affectée. Mais surtout, chacun comprend que ce serait une victoire
politique pour les travailleurs qui ébranlerait profondément le système impérial lui-
même dans le pays. Aussi font-elles valoir que la réduction de la journée constitue déjà
par elle-même une hausse du salaire horaire ou que les travailleurs des plantations de
cacao gagnent encore moins. Inévitablement, tous les regards se tournent vers le
pouvoir politique.

À vrai dire la dictature a en partie joué de la montée ouvrière pour faire pièce à
l'offensive du département d'État et contraindre les compagnies à choisir leur camp :
celui de Braden ou celui de Trujillo. On se souvient par exemple du rôle joué en
novembre 1945 par le provocateur Frías Meyreles, complaisamment cité par Trujillo 994.
Plus la classe ouvrière se fait menaçante et plus Trujillo apparaît comme l'indispensable
recours. La dictature peut ainsi justifier son existence et exiger d'être reconnue et
soutenue. Plutôt que d'être abandonnées seules face à leurs salariés et à la population,
les compagnies préfèrent payer. Dès le mois d'août 1945, le régime a su commencer à
faire rétribuer ses services à leur juste prix : une loi, promulguée le 30, frappe les
exportations de sucre d'une taxe qui varie entre 15 et 40 %. Les prétentions de la
dictature pourraient paraître exorbitantes; elles semblent suffisamment fondées aux
yeux des responsables des entreprises sucrières qui payent sans barguigner. Devant la
montée des périls, le capital se tourne vers des solutions politiques autoritaires et
consent à distraire une part considérable de ses profits pour soutenir l'appareil du
régime.

Mais ces calculs du dictateur, s'ils ne sont pas un élément négligeable, ne


peuvent expliquer, à eux seuls, l'attitude du régime en janvier 1946. Il est clair que
Trujillo a décidé de reculer. Face à l'ampleur du mouvement, le pouvoir cède pour ne
pas tout perdre.
Dès le 4 janvier, trois jours avant que n'éclate la grève, la loi 1075 a fixé la
journée de travail à huit heures, dans une tentative pour calmer les esprits. Mais le
contre-feu ne suffit pas. Aussi, le régime demande au Comité national des salaires de
prendre très rapidement en compte les revendications formulées par les grévistes. Julio
César Ballester,"représentant général ouvrier" du district de Saint-Domingue et homme
du pouvoir995 y est désigné pour siéger aux côtés des dirigeants syndicaux et patronaux.

994 Voir 1945-1947. L'opposition du capital impérial.


995 Le FBI le caractérise lapidairement : «Ballester est considéré comme un instrument du
gouvernement». Trabajo-comunismo en la República Dominicana, rapport confidentiel du 2 juillet 1946
signé J. E. Hoover. Texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. 2, p. 55.
-491-
En le préférant à Prats Ramírez, qui incarne la corruption et la délation, le régime
choisit de privilégier son aile "sociale". En effet, Ballester, mieux perçu par les
ouvriers, est de ceux qui pensent que des augmentations salariales sont indispensables.
Cependant, il serait erroné d'imaginer une lutte dans les sommets du pouvoir entre
tendances opposées : l'appareil tout entier se mobilise pour mener à bien l'opération
dans les plus brefs délais. Les secrétaires d'État au Travail et à la Présidence se
transportent au plus vite dans l'Est et le redouté général Fiallo, chef d'état-major de
l'armée, demande que les revendications des travailleurs soient satisfaites sans attendre.
La surprise et même l'incrédulité de nombreux témoins atteste la soudaineté du complet
changement d'attitude. Jesús Galíndez, un des négociateurs désignés au sein du Comité
national des salaires, rapporte ainsi une irruption de Fiallo, arrivé exprès par avion :
«Quand nous entendîmes son pas ferme dans l'antichambre et que
nous le vîmes entrer, j'avoue que notre premier mouvement fut de nous
alarmer en nous rappelant nos concessions aux ouvriers; mais Fiallo
nous demanda au contraire d'augmenter un barème fixé la veille, pour
calmer les esprits encore très excités des ouvriers de La Romana996.»
L'objectif que s'est fixé l'appareil, obtenir le retour au calme et pour cela payer
le prix nécessaire, montre bien qu'il ne se sent pas de taille à affronter le mouvement à
cette étape.

La dictature pèse donc de tout son poids pour que des augmentations
considérables soient accordées : en quelques jours les ouvriers obtiennent de 50 à 100
% de hausse des salaires selon les catégories.
En conséquence, le 14 janvier, après une semaine de grève, le travail reprend à
San Pedro de Macorís. À La Romana, la grève se prolonge encore pendant quinze jours,
jusqu'au 28 janvier.

Quel bilan la dictature peut-elle tirer du conflit ?

- Il apparaît d'abord qu'elle ne s'est jamais trouvée en face d'une


telle menace. Au moment même où elle est en butte à l'hostilité du département d'État,
où la situation dans les Caraïbes devient dangereuse pour le régime 997, un mouvement
social constitué a livré un premier combat d'envergure avec succès.

996 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 303.


997 Nous consacrerons plusieurs chapitres à cette question : 1945-1947. La menace régionale. Indiquons
simplement ici qu'en novembre 1945 Bosch rencontre Lescot; en février 1946 Morales, Bosch et Jimenes
Grullón se rencontrent à Caracas; en mars, Jimenes Grullón arrive à Haïti. Les exilés trouvent de sérieux
appuis à Port-au-Prince, La Havane et Caracas.
-492-
Certes, les ouvriers de l'Est ne s'en sont pas pris directement au régime. Leurs
attaques se sont en effet concentrées presque exclusivement contre les compagnies
sucrières. Le mouvement n'en constitue pas moins une menace mortelle pour la
dictature qui ne peut régner qu'à condition de disposer du monopole de l'organisation et
du contrôle de la société.
En s'organisant par eux-mêmes, en livrant leur propre combat et en remportant
une indéniable victoire, les salariés de l'Est se sont donnés une légitimité indépendante
du pouvoir central. Tôt ou tard, inéluctablement, cette légitimité se heurtera à celle du
régime en place. Dès juin 1945, dans son premier numéro, El Federado ne posait-il pas
la nécessité pour les salariés de s'émanciper de la tutelle du pouvoir lorsqu'il demandait
la tenue d'un Sixième Congrès ouvrier ? Le journal de la FLT de San Pedro de Macorís
écrivait alors :
«Nous suggérons qu'il ait lieu en octobre prochain et qu'il
s'agisse d'un Congrès plus large auquel pourront participer les syndicats
avec leurs représentants, à la différence de ce qui se produisit dans le
Cinquième Congrès où les organisations ouvrières n'avaient qu'un seul
délégué qui était celui de la Fédération. De plus, au cours de ce Sixième
Congrès il faut réviser les Statuts998.»
La question de l'indépendance et de la souveraineté ouvrière était clairement
posée. La critique de l'ancien ordre des choses l'accompagnait déjà.

- Cependant, si l'appareil recule en bon ordre, c'est que la


situation est grave mais non désespérée. La grève est restée isolée et n'a pas gagné la
capitale où manquent des cadres ouvriers comparables à Báez ou Hernando Hernández
"Nando". Une grande partie de la CDT, en particulier son sommet, reste sous le
contrôle de l'appareil du régime.
Même dans l'Est, des divergences sérieuses se sont manifestées entre les FLT de
San Pedro de Macorís et de La Romana et ont conduit à une reprise du travail en ordre
dispersé.
Il semble bien d'ailleurs que l'un des facteurs de la prolongation de la grève à La
Romana ait été le bruit d'un prochain débarquement d'exilés, prélude au renversement
de Trujillo999. M. Báez en aurait été ébranlé. On mesure les illusions des dirigeants les
plus aguerris, prêts à s'en remettre à une miraculeuse intervention venue de l'extérieur.
Bien que posant objectivement des problèmes éminemment politiques le
mouvement ne dispose pas d'organisations politiques solides. On se souvient en

998 Le numéro de El Federado est reproduit en fac-similé dans : J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 43.
999 Ibidem, p. 41 et 44 et CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 451 apportent des
témoignages convergents sur cette question, bien que l'origine de la rumeur reste obscure.
-493-
particulier du démembrement du PDRD et de la Jeunesse révolutionnaire 1000. Il n'est pas
non plus apparu d'organes permanents de pouvoir et de gestion. Pas d'élections de
délégués, pas de conseils ouvriers, pas d'assemblées de représentants de la population.
Tout au plus trouve-t-on une solidarité, plus spontanée qu'organisée, autour de la FLT.
La poussée reste enfermée dans les limites du cadre syndical.

- Le mouvement est donc puissant, mais il n'est pas encore


solidement organisé et les perspectives qu'il se trace restent en partie confuses. En
cédant sur les revendications, la dictature espère gagner du temps afin de reprendre
l'initiative.

La contre-offensive de la dictature commence dès que la grève donne les


premiers signes d'essoufflement. Soigneusement calculée, elle combine des mesures
immédiates isolées et des dispositions plus générales destinées à améliorer les positions
affaiblies du pouvoir.

- Le mouvement a révélé le rôle éminent joué par une poignée de


dirigeants ouvriers, singulièrement Mauricio Báez à San Pedro de Macorís et "Nando"
Hernández à La Romana. Ils jouissent d'un immense prestige qui parfois peut confiner à
la dévotion religieuse : M. Báez est baptisé "Papa-Mauricio" par les Haïtiens,
appellation réservée aux divinités invulnérables1001. Cette faiblesse du mouvement est
immédiatement et brutalement exploitée par l'appareil du régime qui comprend qu'il
peut porter un coup fatal au mouvement en frappant à la tête. Des ordres d'assassinat
sont lancés dès la fin du mois de janvier. M. Báez échappe de justesse à la mort et, avec
"Nando" Hernández, il est contraint de se réfugier précipitamment à l'ambassade du
Mexique de Ciudad Trujillo, le 29 janvier. Comme il refuse de se laisser corrompre 1002,
il doit prendre le chemin de l'exil et part à Cuba. La dictature tentera alors de répandre
le bruit qu'il est parti avec 10 000 pesos, donnés par Trujillo afin de venir en aide aux
grévistes, et qu'il mène la grande vie à l'étranger. "Nando" Hernández est quant à lui
assigné à résidence à Loma de Cabrera, dans la zone frontalière à proximité de
Dajabón, où il est étroitement surveillé.

- Dès le 17 janvier 1946, alors que la grève a cessé à San Pedro


de Macorís mais qu'elle se poursuit à La Romana, est promulguée une loi «sur les

1000 Cf. 1937-1947. Le rapprochement avec l'URSS.


1001 On connaît Papa-Legba, importante divinité du culte vaudou, par exemple.
1002 J. J. DEL ORBE rapporte que Marrero Aristy lui aurait apporté au nom de Trujillo sa nomination de
député et un chèque. Mauricio Báez y la clase obrera, p. 51.
-494-
conflits économiques». Elle est présentée comme établissant et réglementant le droit de
grève. Son article premier déclare :
«Le droit et la liberté de déclarer une grève peuvent être exercés
par les sections syndicales, syndicats ou n'importe quelle autre
association de travailleurs trente jours après qu'une notification écrite a
été présentée à la direction1003.»
Sous couvert de l'énoncé d'un droit, son exercice est drastiquement limité.
D'autres conditions aggravantes sont ajoutées : il appartient au responsable syndical
d'établir la preuve qu'il a bien déposé le préavis; pendant les quinze premiers jours, la
direction et les ouvriers doivent rechercher une conciliation; puis, s'en remettre à des
arbitres et au secrétariat d'État au Travail qui trancheront le différend. La loi précise :
«La décision prise par ce groupe sera contraignante pour les
deux parties.»
Dans la pratique, la grève est donc rendue impossible. L'État réapparaît, au-
dessus des classes et groupes affrontés, et il s'impose à tous.

Ces premières mesures sont prises dans un climat extrêmement tendu et confus.
Syndicats et patronat s'affrontent sur la question des salaires minimums et les grèves du
zèle -pasos de jicotea1004- se multiplient. Parfois, un conflit isolé éclate brutalement
comme le 1er mars à La Romana, afin de s'opposer à des licenciements. La répression
contre les dirigeants est alors sauvage. Emeterio Dickson "Blanquita" et Luis Rafael
Quezada "Negrita" sont assassinés par les hommes de main du régime et de la
compagnie. Le corps de ce dernier est jeté en travers de la route pour terroriser les
travailleurs. Dans les jours qui suivent, d'autres cadavres sont trouvés, parfois pendus à
un poteau, certains portant des écriteaux signifiant que tel est le sort réservé à ceux qui
revendiquent1005. La reprise du travail n'a pourtant lieu que le 5 mars.
Des pressions violentes sont exercées sur les dirigeants syndicaux restés à leur
poste, afin de les amener à composition. On cherche à remplacer ceux qui sont partis,

1003 Pour cette citation et la suivante : Trabajo-comunismo en la República Dominicana, rapport


confidentiel du 2 juillet 1946 signé J. E. Hoover. Texte complet dans : Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1946, t. II, p. 60 et 61.
1004 Littéralement "marche de tortue". L'expression imagée et évocatrice fut apparemment inventée par
les travailleurs à ce moment. Elle continue à s'employer communément aujourd'hui en république
Dominicaine.
1005 Au sujet de ces événements on pourra consulter diverses sources : VEGA, Un interludio de
tolerancia, reproduit des documents officiels p. 263 et 264, J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la clase
obrera, apporte son témoignage personnel p. 40, R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, fait
la synthèse de diverses entrevues de participants directs, p. 458, enfin Los Estados Unidos y Trujillo, t. I,
donne copie de plusieurs courriers des services diplomatiques nord-américains, en particulier p. 216.
-495-
parfois sans succès car les travailleurs rejettent les bureaucrates imposés par la
dictature1006.
À l'extérieur, pendant ce temps, les exilés continuent à attiser les feux, en
particulier M. Báez qui s'adresse aux travailleurs par l'intermédiaire de la radio cubaine
"1010".

Mais surtout les augmentations accordées par le Comité national des salaires et
les concessions consenties par la dictature jouent l'effet d'un détonateur dans les
secteurs les plus divers. Il ne s'agit pas d'un mouvement d'ensemble organisé mais
plutôt d'une continuelle série d'escarmouches, qui témoignent de l'instabilité politique
de la situation. Le plus souvent on ne va pas jusqu'à la grève, mais à peine un conflit
s'éteint-il qu'un autre surgit. Fait frappant, les protestations individuelles contre les
patrons ou contre les représentants de l'État, y compris par voie de justice, se
multiplient1007. Le pouvoir central se trouve ainsi constamment mis sur la sellette.
De leur côté, les patrons demandent à la dictature de jouer son rôle et de rétablir
l'ordre sans tarder. Ainsi, alors qu'un boulanger, en se référant aux lois
gouvernementales, dénonce dans La Voz Obrera du mois de mai 1946 :«Tous les
patrons des boulangeries se sont ligués contre ces sages lois», un propriétaire agricole
interpelle Tujillo par lettre de septembre de la même année :
«Les exigences et l'intransigeance des travailleurs et ouvriers
sont déjà devenues une sérieuse menace pour la richesse nationale […]
Il n'y a pas de jour sans que soient soumis à la Justice des patrons par
une majorité de travailleurs dont on voit clairement, dans bien des cas,
que ce qu'ils veulent c'est être payés sans travailler1008.»

Les illusions des salariés et les inquiétudes des possédants, pourtant opposées,
se conjuguent et montent symétriquement vers Trujillo. La grève de janvier a certes été
interrompue, mais la classe ouvrière n'a pas été battue. Chaque jour qui passe, chaque
recul mais aussi, paradoxalement, chaque accès de violence de la dictature, révèlent aux
yeux de tous que le régime n'est plus capable de rétablir l'ordre.
Observateur attentif des événements, le chargé d'affaires nord-américain,
évoque ainsi le climat à La Romana au moment de la grève de mars et de l'assassinat de
plusieurs dirigeants syndicaux :

1006 Tel fut le cas du remplaçant de Mauricio Báez à la tête de la FLT de San Pedro de Macorís, qui dut
démissionner en juin 1946.
1007 R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 464 et suivantes, en fournit de nombreux
exemples détaillés.
1008 Cités par ID., ibid., p. 466 et 470 respectivement.

-496-
«On tient pour acquis que les ouvriers considèrent maintenant le
Gouvernement, et non l'administration, comme leur plus grand ennemi et
que la grève du zèle à La Romana est plus particulièrement dirigée
comme une action contre le Gouvernement parce que l'union veut
démontrer son indépendance à l'égard du Gouvernement1009.»
Sans doute ce conflit est-il la pointe avancée du mouvement qui se cherche et
les travailleurs de La Romana ont-ils une expérience du combat et de l'organisation plus
riche que d'autres, mais l'état de leur réflexion semble amorcer une nouvelle étape dans
la prise de conscience des salariés de tout le pays.

Rien n'est réglé et l'heure vient où la situation devra être tranchée.

1009 Rapport secret du 9 mars 1946, n° 755 signé Scherer. L'union dont il est question ici est le syndicat
des ouvriers du port de La Romana.
-497-
• LA DESTRUCTION DE L'OPPOSITION OUVRIÈRE ET SOCIALE

Il est difficile de prédire l'issue du conflit. C'est alors que commencent à se


dessiner nettement les contours d'une manœuvre de grande envergure qui, en un an, va
permettre au régime de détruire le mouvement ouvrier organisé et de liquider l'agitation
sociale intérieure.

Pour comprendre la stratégie de la dictature dans les mois qui suivent, il faut
remonter à l'été précédent. Rappelons qu'en juillet 1945 une brutale opération policière
avait été lancée contre le PDRD et la JR, aboutissant au démantèlement effectif de ces
deux organisations. Pourtant, à la fin de ce même mois, alors que se poursuit la
répression contre les militants se réclamant du communisme en république
Dominicaine, le ministre plénipotentiaire dominicain à La Havane prend contact avec
Blas Roca, secrétaire général du PSP cubain. Le diplomate commence par glorifier
l'orientation progressiste et sociale du régime dominicain. Il rend compte de la suite
ainsi :
«Après cet exorde je laissai tomber, comme par mégarde cette
question : “La libre organisation des ouvriers en parti politique,
organique et organisé (sic) ne suffit-elle pas pour que les centres
socialistes cubains soient portés à nous considérer de façon plus
compréhensive et pour que soit abandonnée la tactique qui consiste à
croire, avaliser et grossir tout ce que les Dominicains dits exilés
affirment contre le Gouvernement et le peuple dominicain ?”1010»
Il s'agit bien d'un marché qui est habilement et prudemment proposé par le
représentant de la dictature. La demande est parfaitement claire : le régime veut que le
PSP retire son soutien aux exilés dominicains. En revanche, l'offre peut sembler plus
sibylline au profane. En évoquant la liberté d'affiliation des ouvriers -secteur dans
lequel les communistes aspirent à recruter en priorité- le ministre Díaz Ordóñez se
réfère à «la réorganisation de partis d'opposition», qu'il a eu soin de rappeler
préalablement et explicitement à son interlocuteur.
Il s'agit d'une opération de propagande lancée deux mois plus tôt : dans une
lettre rendue largement publique, Trujillo a invité les responsables des partis politiques

1010 Cette citation et celle qui rapporte la réponse de Blas Roca sont extraites de la lettre confidentielle
adressée par Virgilio Díaz Ordóñez à Trujillo le 28 juillet 1945. Le fac-similé se trouve dans : VEGA, Un
interludio de tolerancia, p. 71. Il est intéressant de noter que le diplomate dominicain justifie son
initiative par une modification du «panorama universel [qui] semble donc propice à ce que toutes les
formes du socialisme se sentent largement confortées.»
-498-
disparus quinze ans plus tôt, après le coup d'État, à reconstituer les organisations, hier
encore présentées comme responsables de l'anarchie et de la division. Si la manœuvre a
déjà été utilisée, les perspectives ouvertes par le dictateur sont une véritable
nouveauté1011. Il a déclaré en effet :
«Notre pays présente aujourd'hui une des législations les plus
avancées d'Amérique; elle s'étend sur le plan social vers des principes
socialisants et au plan politique elle est si large et si généreuse qu'elle
accorde à la femme les mêmes droits qu'à l'homme, reconnaissance
qu'aucun autre État du Continent n'a encore portée dans son Code
fondamental1012.»
Publiée quelques jours après la prise de Berlin par les troupes soviétiques et la
capitulation de l'Allemagne -respectivement les 2 et 8 mai 1945-, cette soudaine
adhésion verbale à des «principes socialisants» légitime l'offre de reconstitution de
partis d'opposition. Elle démontre que le régime enregistre rapidement les changements
intervenus à l'échelle mondiale et qu'il cherche à jouer des nouveaux équilibres. La
démarche de Díaz Ordóñez de juillet 1945 vient donc prolonger et traduire en termes
concrets ce qui a été esquissé dès le mois de mai. Le flot des revendications ouvrières et
démocratiques continuant à monter irrésistiblement en république Dominicaine et dans
toute la région, il s'agit de trouver un terrain d'entente avec les dirigeants les plus
susceptibles d'encadrer le mouvement, avant qu'il ne soit trop tard. Le régime, qui vient
de lancer une vigoureuse offensive destinée à briser le PDRD et la JR, sait qu'il ne s'agit
que d'une première passe d'armes et que le mouvement de plus en plus ample et
profond qui se développe dans les sucreries, les ports et les ateliers conduit à
l'affrontement. Il s'y prépare en proposant aux dirigeants communistes cubains de
participer à une organisation concertée de la classe ouvrière dominicaine. Il briserait
ainsi son isolement à l'intérieur et à l'extérieur.

La réponse de Blas Roca aux avances du ministre plénipotentiaire dominicain


doit donc être replacée dans ce contexte. Le dirigeant cubain, après avoir fait état des
bas salaires dominicains, déclare à son interlocuteur :

1011 À plusieurs reprises Trujillo avait déjà appelé à constituer des partis d'opposition. Relevons en
particulier sa proclamation du 24 octobre 1934 -T RUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 99-
et son message du 1er juillet 1938, ID., ibid., t. III, p. 328. Nous revenons sur cette continuité plus avant,
Cf. 1945-1947. La menace régionale.
1012 Carta pública a los Directores y personalidades de Partidos políticos disueltos… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 135. Cette lettre de propagande est datée du 28 mai 1945. Elle
établit sans conteste que, dès cette époque, Trujillo n'hésite pas à se référer, quand le besoin s'en fait
sentir, à des «principes socialisants». Les ouvrages de référence, -par exemple VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 31- ne relèvent pas cet infléchissement de la propagande du régime et datent l'apparition du
discours “socialisant” d'avril 1946, presque un an plus tard. La perspective historique s'en trouve faussée,
à notre avis. Les causes internationales profondes, qui apparaissent avec les nouveaux équilibres de la fin
de la guerre, sont occultées, l'accent étant presque exclusivement mis sur les manœuvres locales
postérieures.
-499-
«…que le socialisme cubain sous sa direction ne regarde jamais
en arrière; qu'il n'évalue pas le passé des hommes et des gouvernants
mais leur présent et leur avenir. Qu'ils furent des ennemis mortels de
Batista jusqu'au jour où Batista fut généreux et bon avec les ouvriers;
qu'ils ne combattirent Grau comme un ennemi que jusqu'au jour où Grau
écouta et prit en considération les demandes ouvrières; et qu'ils “ne
s'opposeraient en rien au Gouvernement de Trujillo si celui-ci favorisait
la libre organisation ouvrière en vue de l'obtention de salaires plus
justes et d'un meilleur "standard" de vie.”»
Les propos du dirigeant communiste, tels que les rapporte Díaz Ordóñez, ne
peuvent que satisfaire Trujillo. Les deux interlocuteurs, la dictature et les dirigeants du
PSP cubain, se déclarent prêts à oublier le passé et à s'entendre sur des bases nouvelles.
Pourtant le dialogue qui commence ici, et les arguments avancés de part et d'autre -
dépourvus de toute sincérité et frappés au coin du “réalisme politique”- peuvent
surprendre si on songe à la dramatique issue quelques mois plus tard.

En fait, il suffit d'étendre son regard pour constater que cette prise de contact
s'insère dans un cadre stratégique général que Trujillo connaît bien. En 1941, Anastasio
Somoza, le dictateur du Nicaragua, a conclu un pacte avec les communistes, nous
l'avons noté. Au Brésil Getúlio Vargas, qui pourtant s'est largement inspiré du fascisme
mussolinien, a lui aussi passé un accord avec les communistes aux termes duquel il a
légalisé leur parti, peu avant d'être renversé par l'armée en 1945. Mais l'exemple cubain
est sans nul doute le plus significatif. Les communistes cubains ont en effet soutenu
Batista lors des élections présidentielles de 1940 et de 1944 et s'apprêtent à conclure un
pacte avec son successeur Grau San Martín, comme l'indique déjà Blas Roca à Díaz
Ordóñez lors de leur conversation de juillet 1945 (voir la citation ci-dessus). Face à la
montée ouvrière, qu'elle se sent incapable de contenir par elle-même, la dictature
comprend qu'elle a sans doute trouvé là des interlocuteurs avec qui négocier.
En outre, la répression contre les militants de la JR et du PRDP, dont plusieurs
dirigeants ont pourtant été formés par les communistes cubains, n'est visiblement pas
un obstacle à l'ouverture de négociations. Ce point est capital, car il prouve que la
direction du PSP cubain ne confond pas ses visées stratégiques avec les intérêts
immédiats des militants dominicains. La dictature pense donc qu'elle peut trouver un
terrain d'entente avec ce grand parti, solidement relié à l'appareil du mouvement
communiste international1013, qui n'a pas d'intérêt direct à faire tomber Trujillo.

1013 Le PSP cubain était, avec le parti mexicain, l'une des plus importantes organisations politiques
communistes latino-américaines. Ses relations avec l'ambassade d'URSS, la plus importante d'Amérique
latine par le nombre de diplomates, étaient particulièrement étroites.
-500-
Paradoxalement, le régime de Ciudad Trujillo peut même se révéler un point d'appui
pour le développement du réseau que tissent patiemment les dirigeants communistes de
la région1014. Dans cette perspective, le fait que la dictature se sente menacée constitue
un gage supplémentaire de sa bonne volonté.

Les éléments d'un troc politique commencent ainsi à se réunir : un statut légal et
une place reconnue pour les militants communistes en échange de l'arrêt des attaques
contre Trujillo.

Tel est le cadre général. Le projet précis du dictateur à l'époque est éclairé par la
réponse qu'il adresse à son ministre plénipotentiaire à La Havane, dès réception du
compte rendu de l'entrevue avec Blas Roca. Après avoir félicité Díaz Ordóñez, Trujillo
ajoute :
«Je suggère qu'on leur propose d'intervenir directement en faveur
de la classe ouvrière dominicaine, dont la situation est une
préoccupation constante pour moi. Ce serait une façon de collaborer
efficacement et, de plus, cela dissiperait tout doute dans leur esprit quant
à mes buts et à la sincérité de mes désirs. Qu'ils désignent un véritable
technicien, bien préparé dans le domaine social, afin qu'il vienne faire
partie, en tant que conseiller, du nouveau Secrétariat au Travail et à
l'Économie Nationale1015.»
Trujillo envisage donc une véritable intégration des militants communistes dans
l'appareil d'État. Le projet corporatiste, qui avait abouti dès le mois de mai à la création
du secrétariat au Travail et à l'Économie nationale 1016, s'élargit et s'approfondit, puisque
la participation structurelle des représentants du mouvement ouvrier aux rouages de la
dictature -adaptés pour la circonstance- est mise à l'ordre du jour. Ce schéma en
rappelle d'autres, mis en œuvre en Argentine par Perón dès son accession au secrétariat
d'État au Travail en 1943 ou par Vargas au Brésil à la fin des années trente. Le projet de
Trujillo s'en distingue, cependant, du fait que ce dernier est déjà solidement installé au
pouvoir. Il ne s'agit pas de créer un réseau qui le portera au sommet de l'État, mais de
1014 Les paroles attestent cette continuité des projets des dirigeants communistes et la permanence de
leur analyse. En avril 1946, le dirigeant du PSP cubain, Marinello -ancien membre du gouvernement de
Batista et vice-président du Sénat à l'époque- reprend, presque mot pour mot, les arguments exposés par
Blas Roca à Díaz Ordóñez en juillet 1945. On pourra les comparer et constater la frappante similitude :
«Quant à nous, nous n'avons pas d'intérêt personnels et nous ne tenons pas compte du passé d'aucun
homme. Le présent nous intéresse. Nous avons été contre Batista lorsque Batista a été contre nous.
Ensuite nous nous sommes rangés à ses côtés et nous l'avons accompagné jusqu'à la dernière minute.
Nous avons été contre Grau lorsque Grau a été contre nous. Maintenant nous sommes d'accord et nous
continuerons à être ensemble tant que nous serons loyalement traités.» Propos rapportés par R. Marrero
Aristy dans son rapport strictement confidentiel adressé à Trujillo et daté du 11 avril 1946. Le document
est reproduit en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 99.
1015 Lettre du 1er août 1945 signée R. L. Trujillo, intégralement reproduite dans : ID., ibid., p. 99.
1016 Cf. Des mesures prises d'en-haut, supra.

-501-
compléter un dispositif préexistant. Ainsi les dirigeants communistes se
transformeraient en fonctionnaires du régime, sans doute mieux qualifiés pour les
nouvelles tâches que les anciens. À cet égard, l'insistance de Trujillo pour que les
dirigeants cubains lui envoient un «véritable technicien» montre bien ce qu'il attend
d'abord de ses interlocuteurs : une compétence qu'il entend mettre à son service.

On comprend mieux encore ce que signifie la combinaison simultanée de ces


offres et de la répression contre les militants communistes dominicains; la dictature dit
clairement : “Rien en dehors du régime, tout en son sein.”

Le caractère extrêmement audacieux des desseins de la dictature démontre


l'aptitude du régime à analyser tous les paramètres d'une situation et sa capacité à
chercher, sans préjugés, les voies et les moyens de sa survie. Trujillo n'est pas
prisonnier de sa propre propagande. Au moment même où il fait pourchasser,
emprisonner et tuer des militants communistes membres du PDRD ou de la JR, il
envisage la participation des communistes à l'appareil d'État. Alors qu'il contraint à
l'exil nombre de dirigeants, il prépare déjà leur retour dans un cadre fixé par ses soins.

Cette même audace explique aussi que les projets n'entrent pas en application
immédiatement. En effet ils comportent bien des risques pour chacune des parties. Les
organisations communistes ne sont pas de la même nature que le Parti dominicain et
elles ne peuvent se couler durablement dans le moule proposé par la dictature. La
sujétion politique dans laquelle elles se trouveraient placées en acceptant de ne pas
critiquer le régime, créerait une situation explosive à terme. Comment resteraient-elles
dans des limites fixées par avance, alors même que leur simple existence proclamerait
l'indépendance de la classe ouvrière et de ses objectifs ?
Certes, les uns et les autres nourrissent des arrière-pensées et estiment que la
politique se fait aussi avec du provisoire, mais il n'en reste pas moins qu'on ne marie
pas aisément l'eau et le feu.

Aussi les discussions se poursuivent-elles afin de bien préciser les conditions


posées par chaque partie1017. Pendant tout le second semestre de l'année 1945 et jusqu'en
mars 1946, la dictature semble hésiter. En fait, elle est loin d'être inactive. Plutôt que de

1017 Díaz Ordóñez rencontre à nouveau Blas Roca, qu'il qualifie maintenant de «dirigeant ami» peu
avant le 15 août. Ce dernier lui présente les propositions de la direction du PSP : le parti s'abstiendrait de
toute attaque contre le gouvernement de Trujillo en échange d'une déclaration officielle autorisant la libre
expression des partis «d'idéologie socialiste». Il désignerait un expert chargé d'encadrer les «socialistes
dominicains» et demande le libre retour des exilés «d'obédience socialiste». Le compte rendu
confidentiel daté du 15 août 1945 et adressé à Trujillo, est reproduit en fac-similé dans : ID., ibid., p. 74.
-502-
faire immédiatement appel au PSP cubain, le régime diffère le recours à cette décision
tant qu'elle ne s'avère pas absolument urgente. Pendant ce délai, il met à profit la liberté
d'action que lui procure une maîtrise du terrain encore sans partage pour lancer des
offensives dans diverses directions :

- Il accélère le rapprochement avec l'URSS qui atteint son point


culminant le 22 août, lorsque le ministre plénipotentiaire dominicain R. Pérez
Alfonseca, reçu l'avant-veille par Molotov, présente ses lettres de créance à Kalinine,
président du soviet suprême. Ce dernier assure que l'URSS s'apprête à désigner à son
tour des représentants en république Dominicaine 1018. L'avancée diplomatique se traduit
par une pression accrue afin que Moscou impose un changement de «l'attitude de
certains secteurs communistes de La Havane, Caracas et Bogotá, contraire au régime
politique heureusement en vigueur en république Dominicaine1019» En somme, Trujillo
dénonce à Moscou, le PSP cubain avec lequel il peaufine un accord depuis deux mois.

- Il poursuit la répression contre les militants ouvriers,


démocrates et communistes. Après les militants du PDRD et de la JR, les réfugiés
espagnols qui montrent quelque hostilité au régime sont à leur tour presque tous
expulsés en octobre. Parmi eux, de nombreux membres du Parti communiste espagnol
qui ont formé bien des militants dominicains. Trujillo porte ainsi un coup sévère au
réseau international qui reliait ces réfugiés à leurs camarades installés dans les pays de
la région, plus particulièrement au Mexique. Il isole le mouvement qui se prépare en
république Dominicaine.

- Il s'assure le concours du capital impérial dans l'affrontement à


venir, en exigeant que les représentants des compagnies sucrières dénoncent les
agitateurs «communistes» en novembre1020. Il se prémunit du même coup contre les
menaces que brandit le département d'État nord-américain.

Double-jeu, triple-jeu, la dictature fait flèche de tout bois avec un seul objectif :
jouer des contradictions de ses adversaires pour se ménager la plus grande liberté
possible. Elle frappe ici, fait pression là, se fait désirer ailleurs, en fonction de la
1018 Il n'en sera rien, comme nous l'avons vu.
1019 Note du secrétaire d'État à la Présidence au secrétaire d'État aux Relations étrangères, datée du 29
septembre 1945, en vue d'une note qui doit être présentée par le ministre plénipotentiaire dominicain aux
autorités soviétiques. La continuité des demandes dominicaines à l'égard de Moscou est remarquable :
rappelons que dès le mois de mars, lorsque les premiers contacts ont lieu à Mexico, García Godoy
présente des requêtes identiques à Gromyko (voir à ce sujet : 1945-1947. Le rapprochement avec
l'URSS). Le document du 29 septembre est reproduit dans: ID., ibid., p. 81.
1020 Voir supra : 1945-1947. L'opposition du capital impérial.

-503-
position relative de chacun avec la claire conscience que tout ce qui, dans sa sphère
d'influence, échappe à son contrôle est potentiellement dangereux. C'est pourquoi elle
préfère les communistes cubains aux militants dominicains, et les dirigeants soviétiques
à ceux-là. Les stratégies des grands appareils, aux visées qui la dépassent infiniment, lui
conviennent bien plus que les actions de militants dont l'horizon est la république
Dominicaine. L'objectif des premiers n'est pas de balayer la dictature dominicaine -elle
peut même leur être circonstanciellement utile-, le mouvement des seconds -y compris
s'ils s'en défendent- les conduit naturellement à disputer le pouvoir au régime.

Les alliances ne peuvent donc être, pour Trujillo, que tactiques. On se rapproche
et on ne pactise que pour gagner du temps et de l'espace politique. Il ne s'agit en effet
que d'une forme transitoire et particulière d'une bataille qui devra, tôt ou tard, être
brutalement tranchée.

La phase préparatoire prend fin quand éclate la grève générale dans la région de
l'Est. Nous avons vu comment la dictature est obligée de battre en retraite en
profondeur, en préservant néanmoins l'essentiel : le contrôle politique de l'appareil
d'État. Aussi, dès que le mouvement donne des signes de faiblesse, elle frappe,
emprisonnant ou contraignant les dirigeants ouvriers à l'exil, quand elle ne les assassine
pas purement et simplement1021.

Le régime ne peut néanmoins prétendre remporter une victoire définitive grâce à


ces méthodes. Les ouvriers et la population ont appris à rassembler leurs forces et à
tisser des réseaux de solidarité indépendants du pouvoir. Ils disposent de syndicats
organisés qui, même s'ils se sont repliés, restent intacts pour l'essentiel. La situation
internationale, la chute de nombreux régimes dictatoriaux, l'hostilité de plus en plus
marquée de Washington à l'égard de Trujillo et le développement du mouvement
ouvrier international, en particulier de la Confédération des travailleurs d'Amérique
latine (CTAL), leur donnent confiance.
Mais surtout, la population a pu vérifier, par l'expérience, qu'elle était capable
de faire reculer la dictature. Bien que l'affaire soit délicate, le régime doit tenir compte
de cette nouvelle réalité s'il veut livrer bataille et préserver ses chances réelles de
l'emporter.

À l'évidence, les manœuvres discrètes ne suffisent plus. Ainsi, à la fin du mois


de janvier, lorsque le journal La Opinión entreprend un surprenant virage politique, la
brèche tend immédiatement à s'élargir. À l'instigation de Trujillo, le quotidien ouvre

1021 Nous l'avons vu. Cf. supra : La grève générale de la Région de l'Est.

-504-
une rubrique intitulée «Nous disons ce que d'autres taisent» et publie des barèmes de
salaires. Cette opposition "de sa majesté" obéit sans nul doute à de tortueux desseins,
mais le résultat est catastrophique puisque, dès le mois suivant, est publié un refus de
soutenir la candidature de Trujillo1022. Il faut donc précipitamment arrêter là l'expérience
et mettre en œuvre une stratégie adaptée aux circonstances et à l'ampleur de la menace.

Une des premières manifestations du nouveau cours est la note officielle du


secrétariat d'État à l'Intérieur du 15 mars 1946 demandant aux membres du "Parti
Communiste" de régulariser l'existence de leur organisation. Étonnante par elle-même,
cette parution l'est encore plus si l'on considère que ce parti n'existe pas, y compris de
façon clandestine1023. Certes, la note prolonge l'opération de propagande commencée un
an plus tôt lorsque Trujillo avait invité par lettre publique les dirigeants des anciens
partis politiques à les reconstituer 1024 en vue de faire une place à une opposition
organisée. Nous avons déjà évoqué cet épisode. Mais, il s'agit ici d'un développement
qui en annonce d'autres : le régime donne un gage public en se déclarant prêt à
reconnaître l'existence légale d'une organisation communiste. On se souvient qu'il
s'agissait précisément de la condition posée par les dirigeants du PSP cubain pour
parvenir à un accord avec Trujillo.

Il s'agit bien d'un signal codé. En effet, quelques jours plus tard, un émissaire de
Trujillo, dépêché à La Havane tout exprès, entreprend de renouer les contacts au plus
haut niveau. Ramón Marrero Aristy, encore auréolé de sa renommée de défenseur
enflammé de l'ouvrier dominicain1025, est le maître d'œuvre de cette opération. Après une
1022 Nous revenons sur cet épisode au chapitre suivant : 1945-1947. La menace régionale
1023 La situation peut paraître encore plus confuse quelques jours plus tard. En effet, La Nación du 24
mars publie en première page un communiqué de la CDT condamnant sans appel le communisme, puis,
le 26, également en première page, une déclaration de l'archevêque flétrissant cette doctrine. Selon une
tactique éprouvée, Trujillo montre aux négociateurs cubains qu'il surmonte bien des résistances en allant
vers eux et qu'ils ne doivent pas trop en demander. Il se donne le beau rôle, tout en cherchant un accord à
moindres frais.
1024 Carta pública, el 28 de mayo de 1945 a los Directores y personalidades de Partidos políticos
disueltos, para pedirles, democráticamente, constituir Partidos de oposición. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. VI, p. 132. La lettre était nommément adressée aux ex-dirigeants de la Coalition
patriotique des citoyens (qui avait lancé la candidature de Trujillo en 1930 !), du Parti républicain et du
Parti ouvrier indépendant. Nombre de destinataires se récrient et jurent de leur dévouement absolu à
Trujillo et au Parti dominicain. Quelques-uns acceptent, au moins formellement. Parmi eux, Wenceslao
Medrano qui reconstitue un fantômatique et éphémère Parti ouvrier indépendant. L'organisation est
officiellement portée sur les fonts batismaux le 17 juin 1945. À cette occasion, W. Medrano prend soin
de déclarer publiquement «qu'une partie de sa plateforme a été réalisée par le Gouvernement du
Généralissime.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 59. Voir également à ce sujet infra : 1945-
1947. La menace régionale.
1025 Il avait publié en 1939 Over, roman considéré comme l'une des œuvres majeures de la littérature
dominicaine. Il y dénonçait violemment l'exploitation des ouvriers de la canne à sucre par les compagnies
nord-américaines. D'abord tenu pour adversaire du régime, il avait finalement rejoint les rangs des
prébendiers de la dictature en devenant sous-secrétaire d'État au Travail en 1945. À ce titre, il fut un
-505-
semaine de négociations secrètes, il adresse un compte rendu minutieux à Trujillo.
D'emblée, il indique :
«Nous sommes en bonne voie -une voie ample et dégagée- de
transformer en amis et alliés les secteurs ouvriers et communistes de ce
pays, et en conséquence, tous ceux qui leurs sont liés, principalement
ceux du Mexique, d'une façon définitive1026.»
L'objectif est clairement fixé : il ne s'agit pas seulement de neutraliser les
dirigeants cubains mais de nouer avec eux une alliance en bonne et due forme. La
référence au mouvement ouvrier et aux communistes mexicains n'est pas gratuite.
L'organisation communiste mexicaine figure au premier rang en Amérique
latine tant par sa taille que par son influence. Mais surtout la Confédération des
travailleurs d'Amérique latine a son siège au Mexique et le secrétaire général en est le
Mexicain Lombardo Toledano, très proche des communistes. Ce versant syndical
intéresse la dictature au plus haut point1027. En effet, le mouvement ouvrier dominicain
est d'abord organisé autour de ses syndicats et fédérations locales, comme nous l'avons
vu. Le sommet bureaucratique de la CDT se révélant incapable de contrôler l'agitation,
il est indispensable de trouver des interlocuteurs plus représentatifs. En outre, des
délégués ne manquent pas de dénoncer violemment le régime de Ciudad Trujillo à
l'occasion des réunions de la CTAL. Pour le mouvement ouvrier dominicain, la
Confédération latino-américaine représente la possibilité d'un lien précieux, et même
vital avec l'extérieur1028. Si la dictature pouvait conclure un pacte avec les dirigeants de
cette confédération, elle neutraliserait l'un des fronts les plus actifs et pourrait même
peser indirectement sur l'attitude des syndicalistes dominicains.

Aussi, les conversations entre Marrero Aristy, émissaire de Trujillo, et Blas


Roca du PSP cubain aboutissent-elles à un premier accord. La perspective tracée est
celle du retour des Dominicains exilés «d'obédience communiste», accompagnés d'une

négociateur important lors de la grève de janvier 1946.


1026 Cette citation et la suivante sont extraites de la lettre confidentielle du 31 mars 1946, reproduite en
fac-similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, respectivement p. 91 et 95.
1027 Dès juillet 1943 Trujillo avait envoyé des “délégués” dominicains au Congrès de la CTAL, en
Colombie. L'année suivante, en décembre 1944, la CTAL, réunie à Cali, décidait d'envoyer un
observateur en république Dominicaine. Celui-ci, Juan Arévalo, de la Confédération des travailleurs
cubains, avait remis à la suite de sa visite un rapport extraordinairement favorable à Trujillo. Néanmoins,
l'un des objectifs permanents du régime, obtenir une visite de Lombardo Toledano lui-même, plusieurs
fois sur le point d'être atteint, fut sans cesse remis.
1028 J. J. DEL ORBE livre des commentaires qui éclairent la démarche de la dictature : «Dans tous les
pays d'Amérique latine se développa un vigoureux mouvement ouvrier qui était organisé sous forme de
CTAL (sic). Il en partait une constante campagne de dénonciations de la situation que connaissait le
mouvement syndical en république Dominicaine. De plus nous nous maintenions en contact avec la
CTAL et […] Mauricio [Báez] amplifia la campagne de dénonciations, renforça les liens avec cette
organisation et, au-delà d'elle, avec tout le mouvement ouvrier du continent. C'est pour cette raison que
Trujillo s'adressa à la CTAL et non à une organisation politique.» Mauricio Báez y la clase obrera, p.
64.
-506-
délégation de la Confédération des travailleurs cubains. À terme les centres
communistes et ouvriers de Cuba et d'Amérique latine devraient se placer du côté du
gouvernement dominicain. Les modalités de ce retour sont envisagées concrètement :
«Le meilleur prétexte pour ce voyage et pour que les ouvriers
cubains connaissent les progrès réels et effectifs réalisés par nos
ouvriers sous la protection de la politique du Gouvernement de Votre
Excellence, serait d'organiser là-bas [en république Dominicaine] le
Premier Congrès Ouvrier Dominicain, auquel nous pourrions inviter
également une délégation mexicaine et d'un autre pays quelconque.»
La dictature épouse, avec un sens politique très sûr, les aspirations de nombreux
dirigeants ouvriers. On se souvient à ce sujet que, dès juin 1945, la FLT de San Pedro
de Macorís demandait la tenue d'un Sixième Congrès national de la CDT -
traditionnellement appelé Congrès ouvrier- 1029 afin de parvenir à une réelle
représentativité ouvrière. Le négociateur de Trujillo semble même plus hardi puisqu'il
propose la tenue d'un «Premier Congrès1030», soulignant ainsi qu'il s'agit de "repartir de
zéro". C'est une nouvelle CDT que le régime et les communistes devraient constituer
ensemble. Le Congrès ouvrier est présenté, pour les besoins de la propagande, comme
fondateur d'un nouveau partage du pouvoir.

Les résultats satisfont Trujillo et le temps presse sans doute, puisque Marrero
Aristy est autorisé à poursuivre les négociations. Dans les premiers jours d'avril, il est
reçu au siège du PSP cubain par Marinello, au grand étonnement des militants. On
imagine la surprise que devait causer cette présence incongrue1031. Le caractère ouvert
des négociations atteste que le tournant est maintenant pris de part et d'autre. Les détails
sont abordés avec Blas Roca : noms des principaux dirigeants dominicains qui
reviendraient avec la délégation de la Confédération des travailleurs de Cuba (CTC),
invitation de Lombardo Toledano au Congrès ouvrier, suggérée par B. Roca, etc.
Marrero Aristy rapporte ainsi les paroles échangées :
«Une grande délégation de la CTC cubaine viendrait. C'était
décidé. Les exilés volontaires d'obédience communiste viendraient pour
1029 Pour cette question voir supra : La grève de la région de l'Est.
1030 L'historiographie officielle du régime a retenu cette appellation (Cf. par exemple R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 80) de façon symptomatique. Curieusement, la plupart des analystes
choisissent d'autres désignations. R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista… p.478 et suivantes
évoque le «VIème Congrès Ouvrier National» et B. VEGA, Un interludio de toleranza p. 32, p. 127 se
réfère au «Congrès du Travail» (Congreso Laboral).
1031 Dans son rapport strictement confidentiel adressé à Trujillo, daté du 11 avril 1946, Marrero Aristy
commente avec roublardise : «L'entrevue eut lieu au siège central du Parti et ses employés constataient
avec un certain étonnement la présence en ce lieu du “Sous-secrétaire au Travail de Trujillo”. Je les
saluai tous courtoisement d'un hochement de tête.» Le rapport figure en fac-similé dans : VEGA, Un
interludio de tolerancia, p. 98 à 105. La citation ci-dessus se trouve p. 100.
-507-
reprendre leur place dans le pays, et il collaboreraient avec le
Gouvernement1032.»
Les termes de l'accord se précisent. Les euphémismes s'effacent au profit de
mots plus directs, au moins sous la plume de Marrero Aristy : il est maintenant question
de "collaborer". Le jour de son départ pour Ciudad Trujillo, Marrero rencontre même
Ramón Grullón, l'un des principaux dirigeants communistes dominicains, à la demande
de ces derniers. Au cours de la conversation, l'émissaire de Trujillo critique les jeunes
marxistes dominicains, qui, selon lui, connaissent mieux l'Union Soviétique que la
réalité dominicaine. Reproche transparent qui illustre le projet du représentant de la
dictature : susciter un communisme sui generis, adapté au régime de Ciudad Trujillo et
organiquement lié à celui-ci.
Vaste et utopique programme auquel le négociateur de Trujillo est peut-être le
seul à croire dans le camp de la dictature. En effet, il manifeste sans cesse la crainte que
des secteurs de l'appareil du régime ne fassent tout capoter par les diatribes anti-
communistes qui vont bon train 1033. Comme il n'ignore pas que ces manifestations ne
peuvent échapper au contrôle de la dictature, il annonce par avance à Trujillo qu'il se
soumettra avec discipline à une éventuelle décision de rupture, non sans insinuer qu'elle
conduirait au naufrage1034. Il apparaît déjà que la véritable stratégie de la dictature,
fondée sur le double jeu, lui échappe en définitive et qu'il n'est qu'un instrument
tactique entre les mains du Benefactor. Ce dernier en combinant les promesses et les
menaces, la négociation et la répression, marque aux yeux de tous qu'il reste au-dessus
de la mêlée, libre de toute allégeance et seul maître du jeu.

Ce point est sans doute essentiel; la dictature est prête à tous les compromis sauf
un : abandonner à d'autres la moindre parcelle du pouvoir et reconnaître leur
autonomie. Conserver la totalité de l'autorité sur l'ensemble de la société, telle est la
boussole qui, seule, permet de comprendre les apparents changements de cap de la
dictature et de tracer la route constamment suivie par Trujillo. Alors que Marrero Aristy
vient de retourner à La Havane et que les négociations ont repris avec le PSP cubain, le
dictateur n'hésite pas à déclarer sans sourciller :
«L'idéal du socialisme est grandiose et noble et je suis convaincu
que sa réalisation est possible; mais ce genre de société ne peut se

1032 ID., ibid., p. 100. On remarquera que Marrero Aristy parle d'exilés «volontaires», prenant soin de ne
pas reconnaître les persécutions dont ils ont été l'objet.
1033 Par exemple lorsque, rentrant de son premier séjour à La Havane, il découvre que la presse de la
dictature déclare «ouvertement la guerre au Parti Socialiste Populaire cubain». ID., ibid., p. 98.
1034 Il conclut significativement : «On ne doit pas servir à la fois Dieu et le Diable. J'ai tout envisagé
dans la lutte politique à vos côtés, et je suis comme les bons capitaines : je coule avec mon bateau.» ID.,
ibid., p. 98.
-508-
fabriquer : il doit grandir. La société est un organisme et non une
machine1035.»
Si on examine bien ces mots, on comprend qu'il ne s'agit nullement d'un
«discours “socialiste”» de Trujillo, contrairement à une idée répandue1036. Faisant mine
d'approuver, le dictateur indique nettement qu'il n'y pas place en république
Dominicaine pour des théories toutes faites. Le seul socialisme acceptable, sera le sien.
On sent déjà, tout armée, la dénonciation des “doctrines étrangères” qui fera florès au
temps de la guerre froide. Certes, le discours ouvre une porte aux communistes, mais
c'est pour fixer par avance un cadre strict : celui de la soumission. Ce n'est d'ailleurs pas
un hasard si Trujillo choisit une occasion bien particulière pour lancer ce qui est autant
une mise en garde qu'une ouverture : l'inauguration de "son" “quartier de progrès
social” qui ne doit rien à personne d'autre qu'à lui-même1037.

Ce cadre est globalement accepté par le PSP cubain qui se situe dans une
stratégie internationale et donne en modèle l'orientation mise en œuvre à Cuba. Les
dirigeants communistes dominicains, isolés face à un parti qui a formé nombre d'entre
eux et qu'ils admirent, liés aux masses dominicaines de façon très inégale et manquant
d'expérience propre, épousent le point de vue de leurs aînés cubains. Ils pressentent les
risques, mais se sentent partie prenante d'un immense effort collectif.
Néanmoins, l'appareil de la dictature, observateur attentif et intéressé, perçoit
parfaitement des tensions et des divergences d'appréciations. Ignorées le plus souvent 1038
par les historiens, elles nous semblent cependant significatives, car elles mettent en
lumière les contradictions qu'introduit d'emblée l'accord dans les rangs communistes et
permettent d'apprécier la nature des relations qui s'établissent entre la dictature et les
dirigeants ouvriers. À ce titre, la réserve de M. Báez, qui esquive les diplomates
dominicains auxquels il semble l'élément le moins contrôlable, est certainement
éclairante.

Au moment même où les dirigeants cubains et dominicains pèsent les termes de


l'accord avec l'émissaire de Trujillo, Mauricio Báez, sur une radio contrôlée par le PSP
cubain, adresse au peuple dominicain un discours enflammé dans lequel il attaque

1035 En la inauguración del Barrio de Mejoramiento Social… Discours du 24 avril 1946. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 239.
1036 Nous ne partageons pas le point de vue de VEGA à qui nous empruntons cette expression (Cf. Un
interludio de tolerancia, p 31 et 97). Il nous semble d'ailleurs significatif qu'il ne prête apparemment pas
attention aux circonstances, éclairantes, dans lesquelles est prononcé ce discours.
1037 Voir à ce sujet supra : 1937-1947. Des mesures prises d'en haut.
1038 VEGA écrit : «Il semble qu'il n'y eut aucune opposition à l'accord parmi les militants communistes
eux-mêmes.» Un interludio de tolerancia, p 41. Pour sa part, R. CASSÁ, insiste sur l'adhésion générale à
l'accord, même s'il indique que «l'on prit les décisions sans étudier sous tous les angles possibles
l'accord et encore moins les résultats pratiques.» Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 517.
-509-
violemment et nommément Trujillo. Se présentant comme membre du PDRD, c'est-à-
dire comme militant communiste, il dénonce :
«…une tyrannie où les secteurs les plus réactionnaires
représentés par la très haute bourgeoisie, tels que les commerçants, les
grands propriétaires, les éleveurs de bétail, etc. En accord avec les
intérêts sucriers yankees soutient (sic) la dictature pour pouvoir
exploiter les travailleurs à son aise1039.»
Il n'est pas sérieux de considérer ce long discours, tout de la même veine,
comme un simple écart de langage. M. Báez sait parfaitement que les négociations sont
en cours et il suit leurs progrès puisque des réunions des responsables communistes
dominicains et cubains ont régulièrement lieu. Le dirigeant ouvrier ne parlerait pas
autrement s'il souhaitait tracer une ligne de démarcation infranchissable entre la
dictature et les communistes. Bien sûr, il ne fait pas référence aux négociations, mais
l'axe même de son allocution est de démontrer que le régime est l'ennemi mortel de la
démocratie et de l'émancipation des travailleurs. Habilement, il utilise les déclarations
officielles et fait valoir que la CTAL a déclaré qu'elle soutiendrait :
«…la lutte du peuple dominicain pour l'établissement dans le
pays d'un véritable régime démocratique qui […] mette fin aux
croissantes manifestations dictatoriales de l'actuel Gouvernement.»
Il ajoute pour faire bonne mesure :
«Il est bon que vous sachiez que la Confédération des
Travailleurs du Chili ont (sic) rejeté la tyrannie de Trujillo et que celle
de Colombie et la CTC de Cuba ont fait de même.»
Or, dans toutes les négociations, depuis les premiers contacts pris par Díaz
Ordóñez l'année précédente, la dictature a constamment exigé, comme première
condition de tout accord, la cessation de toute attaque contre le gouvernement et le
régime dominicain… En rappelant aussi inopportunément les prises de position
publiques d'organisations dirigées par les négociateurs cubains ou leurs proches, Báez
souligne leurs contradictions et les place dans une situation insoutenable1040.

1039 Cette allocution, prononcée par M. Báez le 21 avril sur les ondes de la radio 1010, implantée à
Santiago de Cuba, a été immédiatement retranscrite par les services de renseignement de l'armée
dominicaine. Nous avons conservé la ponctuation et la syntaxe -visiblement défaillantes- du rapport
militaire. VEGA, Un interludio de tolerancia, reproduit intégralement le document. Cette citation et les
suivantes se trouvent p.267 et 268.
1040 Les tensions apparaissent nettement. Marrero Aristy, rappelant qu'on lui avait promis de ne plus
attaquer Trujillo et visiblement inquiet de l'attitude de Báez, rapporte : «Cette promesse fut violée par ce
rustre de Mauricio Báez, qui continue à être aussi lourd ici que là-bas et qui fit des allusions qui
n'étaient pas prévues dans le rôle que les autres avaient accepté. Ceci valut une sévère réprimande à
Báez et entraîna la décision du groupe dominicain de le tenir éloigné du micro, au moins tant que
dureraient nos relations.» Rapport confidentiel, adressé à Trujillo le 24 avril 1946. Reproduit en fac-
similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 111.
-510-
Il n'est pas étonnant que le président de la FLT de San Pedro de Macorís, celui
des dirigeants communistes dominicains ayant la plus grande expérience des luttes
ouvrières sur le terrain, soit plus sensible que d'autres aux menaces que recèle le projet
d'accord. Au centre de son allocution se trouve une question décisive : celle de
l'indépendance du mouvement ouvrier1041 et, partant, de la revendication légitime du
pouvoir par les travailleurs. Il trouve en effet nécessaire et urgent de dénoncer le
discours de Trujillo qui, nous l'avons vu, se présente comme le bienfaiteur de l'ouvrier
dominicain. Il appelle en effet les travailleurs à se souvenir que si des :
«…petites conquêtes [ont été] obtenues au cours des grèves des
centrales sucrières de l'Est […] il est bon de savoir que cela n'est pas dû
à la bonté de Trujillo, mais au sacrifice des travailleurs dont le bilan a
été la mort du camarade et dirigeant José Quezada1042.»
Pour Báez l'émancipation des travailleurs ne peut en aucun cas être le fait d'un
consensus avec la dictature.

Malgré ces tensions, la préparation de l'accord définitif s'accélère.

Le 1er mai 1946, jour de la fête du Travail, la dictature réaffirme sa place au-
dessus de la société tout entière, en organisant un meeting ouvrier de soutien à Trujillo.
Francisco Prats Ramírez, "Panchito", président de la CDT et homme de l'appareil
trujilliste, en est le maître d'œuvre. Deux jours plus tard, ce bureaucrate haï des exilés
abandonne son poste. Julio César Ballester prend la relève. Ainsi commence à
s'échafauder l'opération de propagande qui conduira au Congrès ouvrier et à la
proclamation de la rénovation de la CDT.

Le 5 mai, la revue cubaine Bohemia annonce qu'un agent de Trujillo a conclu un


accord avec les communistes cubains et la Confédération des travailleurs de Cuba 1043 : la
propagande à l'encontre de Trujillo cesserait et les organisations ouvrières dominicaines
se verraient offrir un certain nombre de garanties. Prématurément, les deux points
essentiels de l'accord sont déjà publiquement dévoilés.

1041 On se souvient que le tract qui avait appelé à la grève dans l'Est, en janvier 1946, faisait déjà de ce
point la question centrale.
1042 Voir supra : 1945-1947. La grève générale de la région de l'Est.
1043 Sous la rubrique En Cuba. À l'époque Jimenes Grullón, du PRD, exerçait une grande influence sur
la revue.
-511-
Il n'est plus question de reculer, malgré les fuites malencontreuses; le 27 mai le
secrétariat d'État au Travail et à l'Économie convoque pour le mois de septembre un
Congrès ouvrier national. L'opération est maintenant officiellement lancée.

Le département d'État nord-américain suit attentivement le développement de


l'affaire. Le 10 juin, un mémorandum adressé au secrétaire du département d'État par le
chargé d'affaires à La Havane fait état d'informations selon lesquelles un pacte aurait
été conclu entre un émissaire de Trujillo et les communistes cubains. Il ajoute que
«l'accord a été envoyé à Ciudad de México en vue de son approbation par la CTAL,
avant de prendre effet1044.»
Briggs ou l'un de ses trois adjoints directs annote sur le document interne qui
résume le mémorandum de La Havane : «On pactise avec le diable, des deux côtés 1045!»
Le département d'État s'interroge devant un accord qui réunit des adversaires aux
intérêts par nature divergents.

Le 12 juin, la presse1046 se fait l'écho de l'activité déployée par le Parti travailliste


national. Cette nouvelle organisation, créée ex nihilo par l'appareil de la dictature, est
dirigée par l'ex-président de la CDT, Prats Ramírez, récemment libéré de sa charge
comme nous l'avons vu.
Le 15 juin, sont publiées des directives de Trujillo demandant le respect des
organisations politiques.
Le 24 juin, un message du dictateur invite les exilés à revenir.
Le 27 juin, un article dans La Nación s'en prend violemment aux exilés, l'auteur
s'écrie : «Que ces gens-là ne reviennent pas !»

Messages contradictoires qui ne peuvent que susciter des interrogations.


D'autant plus que chacun comprend que la source unique est le sommet de l'appareil
dictatorial. Que cache ce rideau de fumée ?

La réponse se trouve à La Havane. En effet les négociations entre les dirigeants


communistes -cubains et dominicains- et Marrero Aristy ont repris entre le 6 et le 22

1044 Mémorandum 1709 signé Robert F. Woodward. In extenso dans : Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1946, t. I, p. 300.
1045 Mémorandum du 17 juin 1946 signé Hauch. Ibid., t. I, p. 301. Telle était la procédure que les
communistes devaient appliquer, selon Marrero Aristy.
1046 En particulier, La Nación.

-512-
juin et ont abouti à un accord maintenant définitivement scellé 1047. Il tient en deux points
:

- La CTC désigne une délégation qui se rendra en république


Dominicaine afin de collaborer à la préparation du Congrés ouvrier national.
L'émissaire de Trujillo estime que les relations ainsi nouées :
«…sont destinées à transformer les associations ouvrières du
Continent en alliées de la politique de progrès des classes travailleuses
dominicaines mise en pratique par Votre Excellence.»

- Le «groupe des exilés d'obédience communiste et ouvrière»


décide de retourner en république Dominicaine. Marrero Aristy précise les conditions
qui ont été fixées par les deux parties. Les exilés reviendront :
«…sous la protection des garanties offertes par le Gouvernement
de Votre Excellence afin d'organiser dans la République leur Parti
politique, sous un nom qui ne sera pas celui de Communiste, dans le
cadre de la Constitution et des lois et dans l'absolu respect des règles
d'éthique politique et sociale caractéristiques de notre peuple.»
Ce dernier point, rédigé dans le jargon propre à la dictature, est capital : en clair
les communistes s'engagent à ne pas attaquer le régime et à ne pas revendiquer le
pouvoir. Dans une situation très différente, le pacte suit le modèle cubain jusque dans le
détail : on apprendra rapidement que l'organisation communiste dominicaine s'appellera
Parti socialiste populaire, à l'instar de son homologue de La Havane.

Les manœuvres contradictoires de Trujillo prennent ainsi leur vrai sens : il s'agit
à la fois de donner quelques gages publics persuadant les communistes de revenir, mais
sans se lier à eux ni renoncer à agiter la menace. On conviendra que l'exercice est
délicat. Le but de la dictature est de marquer publiquement qu'elle entend garder la
maîtrise absolue du jeu politique. C'est donc avec une épée de Damoclès suspendue au-
dessus de leur tête que les exilés rentrent en république Dominicaine1048.

1047 Marrero Aristy rédige un long et minutieux compte rendu de l'accord qu'il adresse
confidentiellement à Trujillo le 30 juin 1946. Il est publié en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 116 à 125. Les citations suivantes en sont extraites, p. 116.
1048 Ces conditions ne vont pas sans créer des difficultés. M. Báez semble trouver que les garanties sont
insuffisantes et envisage de différer son retour. Il faut le poids des dirigeants cubains Lázaro Peña et José
Morera pour le convaincre. Marrero Aristy note avec satisfaction : «Cette attitude de Lázaro Peña et de
Morera est très importante, en effet le retour de Mauricio Báez, bien que ce dernier ne vaille pas grand
chose, revêt une grande signification. S'il reste à Cuba après le retour des autres, ce sera une source
permanente de questions pour celui qui observe notre réalité politique. Cependant, je crois que son
retour est assuré, parce qu'il ne pourrait subsister sans le soutien de la CTC.» ID., ibid., p. 120.
-513-
Ce double jeu va s'accentuant au cours des semaines suivantes.

Le 1er juillet, paraît dans La Opinión un curieux communiqué du «Comité


Central du Parti Communiste (En cours d'organisation)1049» qui déclare que le régime
de Moscou est «l'espérance la plus belle et la plus positive de l'humanité». Suit une
liste de 67 signataires, ainsi publiquement désignés comme zélateurs du Kremlin. Dès
le lendemain, La Nación feint de s'étonner de l'existence dudit parti. Deux jours plus
tard, le 4 juillet, La Opinión publie un nouvel article dans lequel elle dénonce les
communistes qui auraient utilisé le nom des signataires contre leur gré. Le 24 juillet, La
Opinión s'indigne de la falsification des signatures «de divers honorables messieurs qui
n'ont rien à voir avec la Faucille et le Marteau» par les communistes. Elle condamne
sévèremment «cette force politique à l'idéologie importée» et déclare qu'elle ferme ses
colonnes aux «productions rouges qui ont une si curieuse conception de l'éthique.» Le
journal prie les lecteurs qui voudraient retirer leur signature du manifeste du 1er juillet
de se signaler sans tarder. Montée de toutes pièces, l'opération permet de mettre en
posture délicate des personnes soupçonnées de tiédeur à l'égard du régime, de les
amener à se désolidariser par avance des communistes ou, dans le cas contraire, de les
repérer comme éléments dangereux. Elle tend, par avance, à isoler les communistes
dominicains.

Dans les jours suivants, les exilés, accompagnés des délégués cubains de la CTC
rentrent et se mettent immédiatement en devoir de constituer le PSP dominicain et de
préparer le Congrès ouvrier qui doit avoir lieu en septembre.Une tournée est entreprise
dans le pays par le comité d'organisation du Congrès ouvrier, composé de quatre
membres de l'appareil du régime et de trois anciens exilés1050.
La première réunion a lieu le 9 août à Ciudad Trujillo avec les syndicats de la
capitale. Les discours des anciens exilés sont accueillis avec enthousiasme et les
réunions sont des succès par le nombre de personnes présentes, mais on enregistre de
nombreux incidents et provocations.

Le 18 août Freddy Valdez et plusieurs dirigeants et militants communistes sont


grâciés.

1049 Le chargé d'affaires nord-américain Scherer adresse le 5 juillet 1946 un message confidentiel au
secrétaire d'État n° 1643, dans lequel il rend compte de l'affaire. Le rapport est reproduit in extenso
dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 319 à 321.
1050 Il s'agit de Mauricio Báez, Ramón Grullón et Antonio Soto.

-514-
Le 27 août La Nación publie le manifeste fondateur du Parti socialiste populaire
-PSP-, dont les signataires se déclarent : «marxistes, léninistes, staliniens». Une
photographie du groupe complète l'information.

Le 31 août, Prats Ramírez écrit à son tour un article dans La Nación où il


déclare :
«Le Parti Travailliste National a des idéaux réellement amples; il
luttera pour eux avec vigueur, responsabilité et courage; mais toujours,
toujours ! avec un sens dominicain profond1051».
L'allusion, à peine voilée, au PSP, met déjà en doute sa "dominicanité".

Le point le plus élevé est atteint le 14 septembre 1946, dix jours avant le
Congrès ouvrier, lorsque se tient la première réunion publique du PSP à Ciudad
Trujillo1052. Environ 500 personnes, ce qui est considérable, assistent à la manifestation
qui se tient en plein air. Cependant les renseignements nord-américains estiment que le
cinquième de l'assistance est composé de policiers ou de militaires en civil. Les
orateurs1053 dénoncent le détounement systématique de 10 % des salaires de tous les
fonctionnaires au profit du Parti dominicain. Ils rejettent la paternité d'un faux tract du
PSP, mis en circulation quelques jours plus tôt, promettant la distribution des
résidences de la capitale aux masses travailleuses. Lorsqu'un camion passe, la foule se
disperse, craignant qu'une pluie de balles ne s'abatte soudain. Avec courage, Ramón
Grullón regroupe le public, mais, peu après, les policiers en civil tentent une
provocation en lançant des “Vive le Chef !”, très certainement afin de susciter des cris
hostiles à Trujillo et faire dégénérer le meeting en bataille rangée. La tentative fait long
feu. Commencée à 20 heures, la réunion se termine à 23 heures et la foule suit Grullón
en criant “Vive le PSP !” et en scandant “Démocratie, démocratie !”

À la veille du Congrès ouvrier national qui doit constituer la nouvelle CTD la


situation est donc tendue. Tout en ouvrant l'espace nécessaire à l'activité des dirigeants
communistes, la dictature multiplie les embûches, et laisse planer une lourde menace.
Sa police, ses services de renseignement et de répression sont omniprésents. La
propagande, l'intimidation et la provocation se succèdent de façon ininterrompue,

1051 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 137.


1052 Pour plus de détails, on pourra lire le rapport de renseignement, classé confidentiel et daté du 18
septembre 1946 que rédige l'attaché militaire nord-américain Montesinos. On le trouvera, intégralement
reproduit dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 355.
1053 Il s'agit de M. Báez et R. Grullón ainsi que des Cubains Buenaventura López et Ursinio Rojas.

-515-
soulignant la précarité de la situation des responsables ouvriers. L'attaché militaire
nord-américain indique assez finement :
«Il s'agit d'une nouvelle phase du jeu du chat et de la souris,
constamment utilisé pour prendre au piège toute opposition à Trujillo.
Tant que le parti existera dans le cadre des garanties de la Constitution,
il ne sera pas permis à ses dirigeants de dévier du programme d'action
limité prévu par le régime de Trujillo1054.»
Cependant, bien que parfaitement juste dans le détail, l'analyse de l'officier
nord-américain ne suffit pas à rendre compte de la réalité car elle se contente de
reproduire des schémas anciens. En effet, malgré les menaces de la dictature, le
mouvement engagé a déjà commencé à «dévier du programme d'action limité prévu
par le régime.» Certes les dirigeants communistes, prudents, s'efforcent de ne pas
tomber dans les pièges policiers qui leurs sont tendus. Mais les revendications qu'ils
avancent les conduisent inévitablement à se heurter à la dictature. Par exemple,
lorsqu'ils mettent en cause le prélèvement de 10 % sur les salaires des fonctionnaires,
ils s'attaquent à l'appareil du régime, en l'espèce le Parti dominicain. En fin de compte,
c'est à Trujillo -qui touche des pourcentages sur tout- qu'ils s'en prennent. Ainsi va la
dictature où tout est lié, et où la plus petite revendication remonte vers le sommet de la
pyramide.
Mais, surtout, le mouvement qu'ils éveillent se dirige irrésistiblement contre le
régime. Que l'on songe à ce que représentent ces quatre cents personnes qui, entourées
de policiers, persuadées qu'une fusillade peut éclater à tout moment, se réunissent
malgré tout pour participer avec enthousiasme à la première réunion publique
d'opposition depuis que le régime existe. Plus de seize ans ! La manifestation
spontanée, aux cris de “démocratie”, qui fait suite au meeting indique les
développements politiques à venir. Tôt ou tard, les manifestants voudront marcher sur
le siège du pouvoir.
La dictature, constatant que ses manœuvres ne suffisent pas à arrêter le
mouvement, ne peut que considérer l'événement comme un sérieux avertissement. Le
fait que R. Grullón ait pris la tête du cortège ajoute à l'inquiétude car cela signifie que
les dirigeants communistes, consciemment ou non, ne se tiennent pas dans le cadre
précédemment fixé.

Dans ces circonstances, le 24 septembre, journée anniversaire du Traité Trujillo-


Hull marquée par une grande manifestation réélectionniste, s'ouvre pour trois jours le
Ier Congrès ouvrier national de constitution de la nouvelle Confédération du travail
1054 Rapport de renseignement hebdomadaire du 3 septembre 1946, signé Montesinos. Texte intégral
dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 359.
-516-
dominicaine. Julio César Ballester le préside, Mauricio Báez et Ramón Grullón, sont
assesseurs.
Pendant trois jours, le Congrès se déroule en présence des délégués de la CTAL,
de la CTC cubaine, de la Confédération des travailleurs du Mexique -CTM- et de la
Confédération des travailleurs de Porto Rico -CTP- mais aussi de représentants du
gouvernement ès qualité, parmi lesquels le secrétaire d'État à la Présidence et Marrero
Aristy. Cent quatorze résolutions rassemblant les très nombreuses revendications sont
adoptées1055.

Un discours de Trujillo, radiodiffusé depuis son bureau, fixe d'emblée le cadre


des travaux. Examinons cette intervention politique, calculée pour indiquer la ligne
politique qu'entend suivre la dictature.
Ce n'est pas un hasard s'il se réfère dès les premiers mots à son discours du mois
d'avril pour l'inauguration du quartier de progrès social : loin de reconnaître une place
autonome aux salariés, il affirme dès le début la nécessité de la solidarité entre les
différentes classes sociales. Dans une perspective corporatiste, la société est définie
comme un tout et le rôle de chacun est de collaborer au bien commun :
«Moi je n'ai jamais imaginé la classe ouvrière dans un isolement
mécontent et dans un éloignement revêche du reste de la Nation comme
si le prolétariat formait un ilôt aux abruptes falaises eu égard aux autres
classes sociales1056.»
L'exorde prend tout son sens si l'on songe que les délégués issus de la base sont
porteurs d'accusations virulentes contre le patronat formulée par les travailleurs à
travers tout le pays, comme nous l'avons vu.

Cette “unité de destin”, pour emprunter une terminologie utilisée au même


moment par le régime de Franco en Espagne, débouche naturellement sur l'idée que le
pouvoir suprême est la source de toute légitimité. Au-dessus des conflits d'intérêts et
des divisions pernicieuses, il incarne la Nation tout entière.
«Il n'y aurait qu'une crainte -et je ne veux pas la cacher- que
comme tout cela vous a été donné depuis le Gouvernement, sans effort de
votre part, vous n'en connaissiez pas la juste valeur et que vous oubliiez
toutes les douleurs, les luttes, le sang et les souffrances subies par la
classe ouvrière d'autres pays […] pour obtenir une de ces
revendications, même la plus minime, dont vous jouissez sous la
protection d'un régime démocratique et compréhensif.»
1055 Voir La Nación du 24 et du 28 septembre 1946.
1056 Al inaugurar el Congreso Obrero Nacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI. Les
citations se trouvent respectivement p. 290, p. 293 pour les deux suivantes et p. 294 pour la dernière.
-517-
La réalité est travestie; les grèves, les emprisonnements, les morts encore
récents sont niés, effacés de la mémoire collective. Le danger est clairement signalé aux
congressistes : nul ne doit oublier que tout est dû à Trujillo. Sa rigueur éventuelle est
excusée par avance, puisqu'elle vise à éviter de bien plus grands maux. L'évocation des
souffrances endurées par les travailleurs sous d'autres cieux prend des allures de sombre
prophétie, et même de menace, à l'égard de ceux qui se risqueraient à troubler l'ordre
établi par le dictateur. Aucune critique à son endroit ne peut donc être moralement
admise.

Mais Trujillo se fait encore plus précis. Ses directives doivent être parfaitement
entendues par tous :
«La classe ouvrière doit se défendre d'un danger qui l'assaille
constamment et qui est la conséquence du Syndicalisme International et
des liens avec des organismes qui agissent au-delà des frontières du
pays. Je fais référence à la sécession du corps de la société à laquelle
elle appartient, à une tendance à se dénationaliser.»
Le dictateur pousse le paradoxe jusqu'à son extrême limite puisque ce Congrès
est le résultat concret d'un accord passé avec la CTC cubaine et, à travers elle, avec la
CTM et la CTAL. D'ailleurs les représentants de ces différentes organisations ne se
contentent pas du rôle de simples figurants et participent officiellement à la direction
des travaux du Congrès. Trujillo rappelle donc ici qu'en concluant un pacte avec la
dictature, ils lui ont reconnu toute latitude d'action sur son territoire et qu'ils se sont
interdit une alliance directe avec les syndicats dominicains. Trujillo prétend enfermer la
classe ouvrière dominicaine dans les frontières du pays et dans le cadre du régime avec
l'aide du syndicalisme international.

La conclusion, mise en exergue par la presse1057, trace définitivement la


perspective générale :
«Il est nécessaire que la classe ouvrière dominicaine dresse face
aux produits dissolvants et corrosifs de la lutte de classes, qui est
rancœur et fanatisme, l'harmonie constructive de la vie entre hommes,
qui est christianisme, religion, tolérance et sérénité.»
La mission dévolue aux organisateurs du congrès et à l'organisation qui en
sortira est de servir de rempart contre la lutte de classes, nommément désignée comme
le mal suprême. Trujillo attend des dirigeants communistes qu'ils renoncent aux
principes qui justifient leur action et se plient à un corporatisme inspiré du catholicisme

1057 On pourra se référer, par exemple, au document que reproduit J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 104.
-518-
social. La revendication et la grève deviennent ainsi des actes hérétiques et
immoraux1058.

Ce discours, par son contenu comme par les circonstances dans lesquelles il est
prononcé, est donc singulièrement éclairant. À des fins pratiques, la dictature donne sa
lecture de l'accord passé à La Havane avec les dirigeants communistes cubains et
dominicains en leur présence. Elle en développe toutes les conséquences politiques
devant un auditoire de plusieurs centaines de délégués ouvriers, souvent réellement
désignés par la base, et de plus de deux mille personnes 1059. L'engagement de cesser
toute attaque contre la dictature, au plan international comme à l'intérieur, souscrit par
les dirigeants ouvriers, est constamment présent en filigrane. Alors même que sont
rassemblées les forces qui menacent son régime, Trujillo entend que ce Congrès, loin
de forger une organisation indépendante, manifeste avec éclat la soumission politique
du mouvement ouvrier au pouvoir que lui seul détient.
Pour que soit fondée la nouvelle CTD, avec la participation des dirigeants
communistes, il faut que ceux-ci acceptent de passer sous les fourches caudines de la
dictature.

Le pari peut sembler audacieux. En effet, les délégués élus soutiennent


massivement les dirigeants ouvriers, en particulier M. Báez qui a acquis un très grand
prestige lors de la grève de la région de l'Est, et se montrent fort tièdes à l'égard des
membres de l'appareil de la dictature. Les tensions atteignent le point critique lors de
l'élection du comité exécutif et du secrétaire général. Le pacte prévoit que, malgré la
large majorité de délégués favorables à Báez et aux responsables ouvriers indépendants,
la nouvelle direction doit être dominée par les hommes de la dictature. La question du
contrôle par les salariés de leur organisation, explicitement posée dès juin 1945, dans le
premier numéro de El Federado 1060, doit être tranchée. Un courant se dégage pour
imposer l'élection de M. Báez au secrétariat général et celui-ci s'insurge, publiquement
semble-t-il, contre la décision d'élire Ballester. Il faut tout le poids de la direction
politique du PSP pour que le pacte passé avec Trujillo s'applique 1061 : le nouveau comité
1058 La tradition catholique espagnole, vivante parmi le peuple, est évidemment appelée à la rescousse.
L'idéologie franquiste n'est pas loin. Mais il faut également rattacher cette vision moralisante et religieuse
à l'idéologie nationale nord-américaine. Trujillo parle aussi pour gagner les cercles influents des États-
Unis à sa cause.
1059 Voir le compte rendu dans La Nación du 24 septembre. Les congressistes se divisaient en 231
délégués dominicains et 39 représentants des organisations étrangères.
1060 Cf. supra : 1945-1947. Vers l'affrontement.
1061 On lira avec intérêt le récit de C ASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista… p.483 qui recueille
les déclarations de Ballester et de Grullón : «Beaucoup de délégués, conduits par ceux de San Pedro de
Macorís, constituèrent un courant favorable à l'élection de Mauricio Báez comme Secrétaire Général.
Selon Grullón, Báez souhaitait occuper ce poste, contrevenant au pacte passé avec le gouvernement qui
-519-
exécutif est dirigé par le président de l'ancienne CTD, J. C. Ballester, flanqué de Víctor
Conde, individu corrompu et considéré comme un traître par ses anciens compagnons
de la FLT de San Pedro de Macorís. Sur quinze membres, on compte deux
communistes, M. Báez et R. Grullón, et deux ou trois dirigeants syndicalistes reconnus
par les travailleurs. Le reste est dévolu à des représentants de la dictature.

Les désaccords, qui s'installent entre dirigeants communistes dominicains,


manifestent que le régime a remporté une victoire politique. Ceux-là espéraient à la fois
éviter l'affrontement avec le régime, du moins dans l'immédiat, et chevaucher le
mouvement social que la dictature est incapable de réduire. Trujillo ne leur en laisse pas
le loisir, et les contraint à choisir une première fois. La logique de l'appareil
international, qui met le pacte passé avec le régime au-dessus de tout, se heurte
inévitablement aux militants qui ont accompagné et conduit un mouvement social et
politique qui s'oppose de plus en plus nettement à la dictature. Un premier recul est
ainsi imposé.

Loin d'annoncer une trêve, comme l'espèrent sans doute les dirigeants
communistes cubains, il annonce d'autres retraites, car il ne fait qu'affaiblir la position
des dirigeants au sein des masses ouvrières dominicaines. Une spirale est amorcée. Des
divisions apparaissent et des militants ou dirigeants réputés proches du PSP dominicain
s'en éloignent1062 et cherchent leur propre voie, souvent incertaine. M. Báez, pour sa
part, se replie sur ce qui lui semble être sa base la plus sûre : San Pedro de Macorís. Le
régime tire habilement profit de ces divergences et cherche à isoler les dirigeants
communistes.

Deux jours plus tard, le président du Parti dominicain, Álvarez Pina, fait enlever
par effraction toutes les résolutions votées par le congrès et conservées au Centre social
ouvrier de Ciudad Trujillo.
Le lendemain, le 30 septembre, M. Báez est arrêté par la police au sortir de la
première réunion de la Commission exécutive de la CTD, emprisonné et roué de coups.
Le jour même La Opinión rapporte avec célérité l'arrestation du dirigeant pour
défaut de pièces d'identité et lui impute des propos outrageants à l'égard des policiers.
La même édition annonce que le meeting du PSP du 14 septembre s'était conclu par un
prévoyait qu'il reviendrait à Ballester. Ce heurt fut cause d'une divergence entre eux. Il est probable que
Grullón dut faire appel à l'argument d'autorité, en tant que virtuel dirigeant au niveau le plus élevé dans
le parti. Même après avoir obéi à contrecœur, Báez aurait protesté en public contre la décision de
désigner Ballester, ce qui faillit provoquer l'agression physique de ce dernier par une partie des
délégués indignés et le public qui était présent.»
1062 Nous pensons par exemple à Emiliano Potén Morales, classé sympathisant communiste par les
rapports de police, ou Alberto Larancuent, que la dictature fera assassiner.
-520-
saccage du Centre social ouvrier de la capitale. Bien sûr la direction de la CTD observe
un silence de connivence. Aucune réaction organisée d'ampleur ne se manifeste. Le
secrétaire général du PSP, Roberto McCabe, écrit une lettre à Trujillo dans laquelle il
met en cause «la réaction» qui se mobilise «de façon injustifiée» et indique :
«Considérant qu'il existe un minimum de conditions qui permet
au peuple de lutter pour ses revendications les plus sensibles et
immédiates, le Parti Socialiste Populaire n'accorde pas d'importance à
l'incident survenu à Mauricio Báez parce que cela ne signifie pas que les
secteurs réactionnaires qui cherchent à mettre à mal les mesures
progressistes prises récemment par votre Gouvernement, ont atteint leur
objectif1063.»
Protestation à peine compréhensible, tant il devient contradictoire de préserver
une situation dans laquelle le PSP lui-même est objet de persécution. La dictature
s'empresse de faire paraître la lettre dans les journaux du lendemain.

Manœuvrant hier en position défensive, la dictature a retrouvé l'initiative à


l'issue du Congrès ouvrier. Le PSP est pris au piège d'une stratégie qui le lie, dans un
pacte inégal, avec la dictature et le prive de ses armes naturelles. L'abandon de la
majorité des sièges aux représentants de Trujillo dans la direction de la CTD, n'aboutit
pas à ce que soit reconnue une place, même minoritaire, pour les responsables
communistes : à peine créée, la CTD cesse d'avoir une quelconque existence réelle 1064.
La possibilité d'une centralisation indépendante des revendications et des actions des
salariés, qui avait pu sembler ouverte, s'éloigne.

Nous avons analysé assez longuement cet épisode car il constitue un moment
charnière qui permet de comprendre l'évolution de la situation dans les mois qui
suivent. Les rapports qui s'instaurent ici vont peser de façon décisive pour amener à
l'écrasement de la résistance ouvrière à travers l'isolement, puis l'anéantissement du
PSP.

En effet, la tâche n'est pas achevée pour la dictature, au lendemain du Congrès


ouvrier. Même privée d'instrument de centralisation immédiat, la mobilisation des
travailleurs et de la population reste forte dans les villes, les ateliers et les plantations.
Les militants communistes incarnent, pour la première fois depuis l'accession au
pouvoir de Trujillo, une opposition publique à une dictature étouffante. Les espoirs qui
1063 La lettre, datée du 1er octobre, est reproduite en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 129.
1064 Il est même envisagé d'en exclure M. Báez.

-521-
se sont levés, sont encore bien vivants. Pour s'asseoir définitivement en position de
force, il faut donc que la dictature inscrive dans les faits sa domination sans partage de
la société. À cette fin, elle doit frapper un coup direct. Cela prendra un mois.

L'appareil de la dictature déploie une offensive multiforme et combinée sur un


seul axe : profiter de l'avantage politique acquis pour isoler toujours plus les dirigeants
communistes, de façon à les affaiblir politiquement, organisationnellement et
moralement. Le coup décisif pourra ainsi être porté, le moment venu.

La position de force au plan légal est exploitée. Le 2 octobre, La Nación publie


la lettre de R. McCabe, citée ci-dessus, qui demande la légalisation officielle du PSP.
Les dirigeants communistes, en butte aux tracasseries suscitées par la dictature elle-
même, en appellent à Trujillo pour que soit appliqué l'accord. Ils sont amenés ainsi à
développer une ligne politique qui distingue, artificiellement, des «secteurs
réactionnaires» qui se refuseraient à appliquer le pacte, et le président lui-même, dont
le gouvernement prendrait des «mesures progressistes».
Trujillo n'en demande pas plus, puisque ses adversaires lui reconnaissent une
position d'arbitre et admettent que tout dépend de son bon vouloir. Son hégémonie est
affirmée par ceux-là mêmes qui sont perçus comme l'opposition à son régime.

La dictature va donc tout faire pour accroître cette confusion politique et placer
le PSP dans une situation de dépendance toujours plus grande à son égard.
Dans le même journal, paraît en bonne place une deuxième lettre. Elle émane de
Álvarez Pina, président du PD, et est adressée à tous les militants de l'organisation
trujilliste pour les mettre en garde contre les idées étrangères et corrosives du PSP.
Alors que le PSP appelle au secours, on agite publiquement la menace contre lui et
contre ceux qui seraient tentés de le suivre. Chacun sait en effet ce que signifie cette
condamnation sans appel : se déclarer proche du PSP, c'est se voir retirer la palmita -
l'indispensable carte du PD-, et avoir immédiatement de graves ennuis avec la police et
les autorités.
Peu après la décision officielle concernant la requête formulée par McCabe,
tombe : la commission électorale centrale rejette la demande de légalisation du PSP. La
leçon est claire : les concessions publiques que le PSP a faites ne lui ont rien rapporté.
Pris au piège de l'accord passé avec Trujillo, il est dans une impasse : soit il poursuit sur
une orientation qui conduit à son abaissement, soit il remet en cause le pacte et, du
coup, condamne lui-même la ligne suivie depuis des mois.

-522-
Mais la dictature n'a pas intérêt à tenter l'épreuve de force en poussant le PSP à
réagir sous le coup du désespoir. Aussi, après cette douche froide calculée, Trujillo fait
savamment renaître l'espoir. Le 14 octobre, La Nación publie une lettre du président,
adressée au secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police, dans laquelle il lui demande :
«…de prendre les mesures nécessaires pour garantir aux
membres du groupe communiste la libre réalisation de toutes les activités
licites qu'ils estimeront utiles à la formation d'un parti qui puisse être
légalement reconnu1065.»
La nouvelle fait grand bruit, comme on l'imagine. Le dictateur indique
cependant qu'il s'agit d'une mesure de bienveillance, puisque l'organisation ne compte
pas dans ses rangs 6 % du corps électoral, préalable exigé par la loi pour la légalisation
d'un parti, avec la reconnaissance des droits afférents à cette qualité.
Avec un rare cynisme, si l'on songe que les militants communistes sont harcelés
quotidiennement, Trujillo n'hésite pas, pour justifier son geste, à se faire le chantre du
communisme :
«Le Communisme, dont l'existence en république Dominicaine est
déjà un fait réel aux retombées positives, a son origine indubitable dans
les organisations de l'Union Soviétique et pour apprécier son rôle
d'initiateur d'activités politiques et sociales, il serait juste de ne pas
oublier la coopération empreinte d'abnégation qu'au cours de la récente
guerre mondiale celles-ci ont prêté à la démocratie. Son existence parmi
nous est, du même coup, un démenti formel et éloquent aux
calomniateurs qui accusent sans fondement la république Dominicaine
de ne pas être conduite par un régime démocratique1066.»
Dans la dernière phrase, le Benefactor, laisse poindre le bout de l'oreille : l'un
des buts majeur de l'opération est de lui permettre de se parer des atours de la
démocratie et de légitimer la place qu'il occupe. En refusant par la voie officielle la
légalisation du PSP, puis en faisant mine de la lui accorder à titre personnel et bénévole,
le dictateur fait des communistes ses obligés, au yeux de l'opinion publique. Qu'ils se
permettent le plus petit écart, la moindre critique, et ils passeront pour des ingrats,
justifiant par avance les mesures de répression.

1065 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 81.


1066 Cité par GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 138. Il est symptomatique que cette lettre ne figure pas
dans les recueils officiels du régime alors que d'autres discours, parfois qualifiés à tort de “socialistes”,
ont été maintenus. Il est certain que l'art de la manœuvre entraîne ici Trujillo fort loin, et que de tels écrits
pouvaient lui être opposés dans les années suivantes, à l'apogée du régime. En publiant ces mots qui
dévoilaient impitoyablement le caractère mensonger du pouvoir dominicain, Galíndez s'attirait la haine
tenace de la dictature qui devait lui coûter la vie.
-523-
En effet, Trujillo est en permanence conscient que l'affrontement avec les
communistes ne se réduit nullement à un face à face à huis-clos. En alternant les
agressions et les promesses, la dictature cherche à dégrader les rapports politiques
qu'entretient le PSP avec les masses.
Le 11 octobre, jour où se tient un meeting du PSP à Santiago, Francisco Alberto
Henríquez et Félix Servio Ducoudray sont arrêtés sous prétexte qu'ils n'ont pas
renouvelé leur carte d'identité. On les empêche ainsi de participer à la manifestation
publique de leur parti. Condamnés à trente jours de prison, ils sont libérés au bout de
deux jours.
Dans le même temps, le tribunal de première instance de San Pedro de Macorís,
qui instruit des poursuites contre Mauricio Báez, le condamne à 300 pesos d'amende et
à un an d'emprisonnement. Pourtant, il est rapidement relâché, sans même s'être
acquitté de l'amende.
Pour parfaire l'opération, La Información du 17 octobre, puis La Opinión du
surlendemain publient un article de Francisco Pereyra (fils) intitulé : «Jusqu'où
Président». Sous ce titre provocateur, du moins en apparence, l'agent de Trujillo
proteste contre le traitement de faveur que reçoivent selon lui les communistes
«ennemis impénitents de l'ordre, du christianisme et de la société en général» et se
demande jusqu'où ira l'indulgence du président Trujillo 1067. Il indique, afin que nul n'en
ignore, que Henríquez et Ducoudray ont été libérés sur ordre du Benefactor et, détail
soigneusement étudié, que «inexplicablement» l'amende de Báez a été payée sur «la
cassette du Président lui-même». Dans le même article, il souligne que Trujillo est allé
bien au-delà de ce que prévoit la loi en demandant la légalisation du PSP et feint de
s'étonner. Il conclut : «Assez de tolérance et de bonté !»
Les buts poursuivis sont transparents. L'extrême bienveillance de Trujillo est
mise en exergue. Surtout, le doute est jeté sur les liens qui unissent certains militants en
vue du PSP à la dictature. Dans un régime fondé sur la corruption et la manipulation
politique, il ne semble pas impossible que les uns et les autres se soient vendus et
agissent comme des agents du dictateur. D'autant que flotte le parfum de la caisse noire
de Trujillo, dont chacun sait qu'elle est un instrument de gouvernement sans cesse
utilisé.
La ligne hésitante du PSP à l'égard du pouvoir et l'impossibilité dans laquelle il
se trouve d'assumer son rôle d'opposant, prennent un relief inquiétant. Le trouble est
jeté dans les esprits.

Cette difficulté à définir son orientation à l'égard du pouvoir se traduit par de


sérieux problèmes à la fois internes et externes pour le PSP.
1067 L'article de La Información est reproduit dans son intégralité par : J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y
la clase obrera, p. 121.
-524-
Les désaccords entre dirigeants se manifestent ou s'approfondissent. Le
secrétaire général du PSP, R. McCabe, fait l'objet d'un blâme pour avoir écrit à Trujillo
afin de demander la légalisation du PSP en utilisant la formule consacrée «honorable
président» dans l'en-tête de la lettre1068. C'est l'adjectif qui lui est reproché. La sanction
atteste sans doute le malaise de la direction, qui craint de sembler complaisante à
l'égard du pouvoir. Mais elle démontre également son impuissance à définir une autre
orientation : le motif semble bien ridicule si on observe que dans la même lettre le PSP
«n'accorde pas d'importance à l'incident survenu à Mauricio Báez» (son
emprisonnement et passage à tabac par la police !) et qu'il salue «les mesures
progressistes prises récemment par votre Gouvernement.» Cela ne soulève pas
d'objections. Indéniablement, McCabe fait figure de bouc émissaire.
Plus grave. Le 16 octobre Roberto McCabe remercie Trujillo pour son
intervention en faveur de la légalisation du PSP, rendue publique par la presse l'avant-
veille. La dictature ne manque pas l'occasion de faire connaître le message du secrétaire
général du PSP, publié dans La Nación du 18. À la suite de cette parution, McCabe est
démis de ses fonctions, après d'âpres discussions. Par voie de tract, le PSP rend
immédiatement publique la sanction, ce qui frappe les esprits 1069. Le PD crie à la
comédie et fait des gorges chaudes à propos des communistes, présentés comme des
menteurs et des ingrats. Il contribue ainsi à brouiller la ligne suivie par les opposants.
Comme on le voit, l'appareil du régime suit attentivement les difficultés
rencontrées par le PSP et les alimente avec un sens politique aigu.

Les réseaux de la dictature traquent la moindre hésitation afin d'en tirer parti.
M. Báez, dont on a très vite constaté la tiédeur à l'égard de la ligne suivie par ses
camarades, est l'objet d'une attention toute particulière. Les rapports de police qui
remontent jusqu'à Trujillo indiquent :
«Il est repenti et dit à ses camarades qu'il ne parlera plus de
politique. Des rapports précédents, confirment qu'il a parlé ainsi pour la
raison que plusieurs de ses amis lui ont dit qu'ils sont ses amis parce
qu'il défend les ouvriers; mais qu'il ne compte pas sur eux en politique
parce qu'ils ne le soutiendront pas1070.»
L'appareil du régime multiplie immédiatement les pressions pour obtenir que
Báez démissionne publiquement du PSP. Fort habilement, on conforte ses doutes et,

1068 Document présenté précédemment.


1069 L'ambassadeur nord-américain, Butler, par exemple, en fait mention dans son rapport confidentiel
n° 129, du 26 octobre 1946. On trouvera ce document, qui contient de nombreuses et intéressantes
précisions, intégralement reproduit dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 378.
1070 Cette citation est extraite du rapport de police hebdomadaire et confidentiel n° 32 adressé par le
secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police, Bonetti Burgos, à Trujillo. Il est daté du 18 octobre et porte la
référence 26340. On le trouvera in extenso dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 285.
-525-
plutôt que d'user de la menace, on encourage ses amis à le persuader. Le délégué à la
défense des ouvriers -procurador obrero- Teódulo Montás, proche de Báez, et José
Justino del Orbe, son second à la tête de la FLT de San Pedro de Macorís, lui
demandent de franchir le pas. Marrero Aristy tente également de le convaincre. En vain
cependant, puisque, mis en présence du gouverneur, Báez refuse de plier. Il ne nie pas
ses désaccords, mais refuse de passer pour «un charlatan» aux opinions changeantes
auprès de ses camarades. Instinctivement, il sent qu'il ne peut rien sortir de bon d'un
acquiescement aux prières intéressées de la dictature.

Ces divergences et tiraillements internes se traduisent par des faiblesses sur le


terrain. Non pas que les militants ou sympathisants abandonnent le PSP alors qu'ont
lieu les premiers meetings1071 et que la presse communiste commence à paraître. Si l'on
s'en tient à l'enthousiasme manifesté, on peut même dire que le mouvement est au
contraire dans sa phase ascendante. Pourtant, si on observe plus attentivement la
situation, on remarque que la mobilisation et le recrutement se limitent presque
exclusivement à la capitale. À San Pedro de Macorís, où se trouvent les travailleurs les
plus expérimentés dans le combat et les mieux organisés, le PSP ne recrute pas, car les
dirigeants, nous l'avons vu, ont pris leurs distances à l'égard de la direction 1072. À La
Romana, où la sucrerie constitue la première implantation ouvrière du pays, le parti ne
parvient pas à percer. À Santiago et dans les autres villes, il ne se développe pas de
façon significative. L'appareil de la dictature est omniprésent et occupe tout le terrain.
L'échec de la constitution de la CTD comme confédération ouvrière se fait cruellement
sentir.
En outre, les contacts pris avec divers groupes d'opposants, n'aboutissent pas à
la constitution d'un front commun1073. L'accord que les communistes ont passé seuls avec
Trujillo tend maintenant à les enfermer dans une stratégie solitaire.

Il convient d'ajouter un dernier élément d'importance à ce tableau : le 15


octobre, à l'initiative de dirigeants communistes, paraît un manifeste qui proclame la
constitution de la Jeunesse démocratique. Héritière de la JR, présidée par Virgilio Díaz
Grullón, elle rassemble des jeunes dont le dénominateur commun est l'opposition à la
dictature. Comme la JR, elle est très mobile et dynamique. Son impact ne tarde pas à se
faire sentir dans la capitale.

1071 Respectivement : le 14 septembre dans la capitale, le 21 à San Pedro de Macorís, le 11 octobre à


Santiago et le 26 octobre, à nouveau, dans la capitale.
1072 Invité au meeting de Santiago, le 11 octobre, M. Báez refuse de s'y rendre.
1073 Nous revenons plus loin sur cette question. Cf. infra 1945-1947. La menace régionale.

-526-
La réaction de la dictature est immédiate et sa stratégie ne s'embarrasse plus de
subtilités.
Le jour même, La Opinión attribue aux communistes la responsabilité d'un
grave incendie qui a éclaté à Samaná. Ils sont présentés comme des terroristes qui ne
recherchent que le chaos.
Des campagnes de signatures se développent dans les journaux contre le PSP et,
surtout, contre la JD.
Les parents des militants de la JD sont arrêtés sous divers prétextes et
condamnés. On les exclut du Parti dominicain. L'appareil intervient pour que des
membres de la JD soient chassés de leur travail.
Álvarez Pina "Cucho", président du PD, monte en première ligne. Le 19 octobre
dans un article de La Nación, il appelle les femmes à ne pas se laisser abuser par les
communistes ennemis de la religion, de la démocratie et du pays. L'allusion à Josefina
Padilla, l'une des signataires du manifeste de la JD, est claire. Il cherche ainsi à
discréditer les militants masculins de l'organisation, présentés comme assez lâches pour
s'abriter derrière une femme.
Comme on le voit, l'offensive est sans nuance. L'appareil fait appel aux
arguments les plus bas.

Cette hargne vaut qu'on s'y arrête.


Ce qui distingue fondamentalement la JD du PSP aux yeux de la dictature, c'est
que la première se situe en dehors de l'accord conclu avec les dirigeants communistes.
Par conséquent, elle ne se trouve pas placée dans la même relation avec le régime. La
JD n'existe pas en république Dominicaine par un effet du bon vouloir de Trujillo. Elle
est contre le régime parce qu'elle est en dehors de lui.
L'existence de cette organisation est la manifestation du mouvement
indépendant de la jeunesse, du peuple et des travailleurs. Le cadre fixé par la dictature
commence à être débordé.

Il devient donc urgent d'asséner le coup direct que l'appareil de la dictature


prépare depuis plusieurs semaines.

Le samedi 26 octobre se tient, dans la capitale, le deuxième meeting du PSP. La


JD a appelé à y participer. Il coincide avec la sortie du premier numéro de El Popular,
l'organe du PSP. Une foule sans précédent, eévaluée selon les sources de 1 000 à 5 000
personnes, s'est rassemblée. Il est immédiatement évident que la dictature n'entend pas
que la réunion se déroule en bon ordre. Elle a formulé d'avance des exigences

-527-
auxquelles les organisateurs se sont pliés : la tribune n'est pas équipée de microphone et
elle est fort mal éclairée.
À peine le premier orateur, Francisco Alberto Henríquez, a-t-il pris la parole,
que résonnent des hauts-parleurs qui couvrent sa voix : de l'autre côté du parc Colón, où
sont rassemblés les sympathisants du PSP et de la JD, un meeting du Parti dominicain a
été organisé tout exprès. La foule proteste.
Des nervis de la dictature -paleros- recrutés par le bureau des anciens
combattants -oficina de veteranos- et des policiers en civil, armés de bâtons et de
couteaux, agressent alors violemment les spectateurs. L'électricité est coupée et les
sièges brisés afin d'accroître la panique. On relève des blessés.
Néanmoins la provocation est repoussée grâce au sang-froid de R. Grullón qui
demande aux spectateurs de se rassembler. À son initiative, une imposante
manifestation parcourt alors les quartiers du centre de la ville. Le cortège se rend
successivement aux ambassades du Mexique -où plusieurs blessés sont recueillis-, de
Cuba et des États-Unis. Sur le parcours, long de près de sept kilomètres, la police ne se
montre pas. La dictature est consciente qu'elle n'est pas de taille à affronter le
mouvement.
Un seul instant, la foule se trouve face aux militaires du régime : alors qu'elle
longe l'hôtel Jaragua, où se trouve le Benefactor en personne, elle passe devant les
mitrailleuses de la garde du président. Significativement, les soldats ne reçoivent pas
l'ordre de tirer du dictateur qui observe les événements1074. Des exilés évoquent ainsi
l'atmosphère :
«Le peuple ne voulait pas se disperser, ivre de liberté pendant
quelques heures. Grullón annonça un meeting pour le lendemain au parc
Colón. Trujillo n'osa pas affronter le peuple galvanisé. C'eût été
provoquer un quatorze juillet1075.»
Les cris fusent contre la tyrannie, le mot “Liberté !” est scandé par la foule.
Après s'être rendue devant les trois ambassades et avoir été accueillie froidement par le
représentant des États-Unis1076, la manifestation n'a plus de but. La marche se poursuit à
travers la ville jusqu'à une heure du matin. Devant un auditoire qui s'est
1074 GIMBERNARD, Trujillo, p. 163 écrit : «Par hasard le généralissime participe à une cérémonie à
l'hôtel Jaragua lorsque passe cette foule compacte et enflammée, qui ne recule pas à la vue des
menaçantes mitrailleuses de l'escorte du chef, placées dans la rue pour barrer le passage au flot humain.
Les jeunes continuent d'avancer et les militaires, qui n'ont pas l'ordre de tirer mais d'assurer la garde du
généralissime, se regroupent dans les jardins de l'Hôtel tandis que la multitude passe avec
détermination. L'observation directe de cet événement conduit le généralissime à se disposer à mettre fin
à la partie.»
1075 Récit paru dans le bulletin de ARDE du 18 novembre 1946, reproduit intégralement dans : Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 386. Cette publication était dirigée par Bonilla Atiles qui
avait d'excellentes informations. Son neveu, Martínez Bonilla, était l'un des responsables de la JD.
1076 On lira à ce sujet le télegramme confidentiel n° 344 que l'ambassadeur Butler adresse à Washington
le 27 octobre. Le document figure, intégralement, dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I,
p. 383.
-528-
considérablement réduit mais qui, insatisfait, refuse encore de se disperser, R. Grullón
convoque un nouveau meeting pour le lendemain, dimanche, à 16 heures.
Ce meeting n'aura jamais lieu car, dès l'aube, les arrestations et les perquisitions
se sont multipliées. Des dizaines de militants et la plupart des dirigeants, y compris
M. Báez, sont emprisonnés. Le démantèlement de l'opposition ouvrière a commencé.

Que s'est-il passé ? Comment la dictature a-t-elle réussi à prendre le dessus de


façon décisive ?

Entendant les cris de la manifestation depuis l'hôtel Jaragua, Trujillo, furieux, se


serait écrié qu'il avait été trompé et qu'il s'agissait là d'“un soulèvement populaire” -una
poblada1077.
Le mot est juste : la manifestation pose, objectivement, la question du pouvoir.
L'alliance des ouvriers et des étudiants -très remarqués et au premier rang-, les cris qui
jaillissent spontanément et mettent en cause le régime, la cohésion, l'enthousiasme et la
ténacité des manifestants le démontrent indiscutablement. En occupant la rue que la
dictature n'ose pas lui contester, la foule affirme qu'elle entend tracer son propre destin
et revendique son émancipation. Les exilés ont raison, lorsqu'ils écrivent que l'on est
tout près d'«un quatorze juillet;»

Pourtant cette manifestation, où l'on exige la fin de la tyrannie, ne se dirige pas


vers une quelconque "Bastille", symbole du pouvoir dictatorial. La foule se rend auprès
de diplomates étrangers qui sont désemparés et navrés, comme le ministre
plénipotentiaire du Mexique, ou indifférents, comme l'ambassadeur nord-américain.
Comme surpris par leur propre mouvement, les manifestants prennent à témoin le
monde entier. Aucun miracle venu de l'extérieur ne se produira, bien entendu. La masse
rassemblée le comprend, c'est pourquoi elle repart à travers la ville, ne sachant où aller,
mais pressentant que, dès qu'elle se retirera, la dictature passera à la contre-offensive.
Les dirigeants, pas plus que les manifestants, ne peuvent désigner d'objectif.
En fait, la direction du PSP est prise au dépourvu par le caractère de la
manifestation regroupée derrière elle. Quelques jours plus tôt, Pericles Franco Ornes,
dirigeant resté à Cuba afin de faire le lien avec la direction du PSP cubain, donnait ces
instructions à McCabe, encore responsable du parti dominicain :
«Il faut éviter tout désordre, quel qu'il soit […] Nous devons
lutter pour la démocratisation du Gouvernement. Dans le cadre de
l'actuelle Constitution il est possible de mobiliser les masses, de
1077 De nombreux auteurs rapportent cette réaction et ce mot. Parmi ceux qui font autorité : C ASSÁ,
Movimiento obrero y lucha socialista… p. 537.
-529-
construire notre parti, de faire pression sur le Gouvernement et de
changer, en un certain sens, la situation politique du pays […] Quelles
perspectives ouvrons-nous au peuple ? D'abord, le développement du
mouvement de masses en faveur de ses revendications économiques,
syndicales et politiques “sous la protection de la loi”; deuxièmement la
possibilité de donner leur voix à des candidats populaires aux
prochaines élections1078.»
À l'épreuve des faits, cette stratégie se révèle incapable de répondre aux
problèmes réels.
La première directive concentre toutes les contradictions : comment «éviter tout
désordre», alors que le mouvement à la tête duquel sont placés les dirigeants
communistes se précipite irrésistiblement contre le seul "ordre" qui existe en république
Dominicaine : celui de la dictature ?
Alors même que, dans les faits, le premier mouvement des ouvriers et des
étudiants les porte contre un système où la Constitution et la loi ne sont que des
masques de la dictature, l'orientation définie depuis La Havane préconise de préserver
le cadre du régime.
En voyant passer la foule qui crie “À bas la tyrannie !” devant les mitrailleuses
de l'hôtel Jaragua, qui peut un moment imaginer des élections honnêtes où des
«candidats populaires» rivaliseraient avec ceux du PD dans le cadre actuel ?

Revenant sur les événements bien des années plus tard, Ramón Grullón, a écrit
qu'il était aberrant de se rendre auprès des ambassades et qu'il aurait fallu entraîner la
manifestation vers les quartiers populaires afin de rassembler «des milliers de citoyens
dans une attitude de lutte vraiment révolutionnaire.» Il impute ce qui, à ses yeux, fut
une erreur fatale au «caractère petit-bourgeois de ceux qui dirigeaient.» Même si elle
souligne les contradictions bien réelles de la ligne suivie, la critique ne nous semble pas
éclairer les raisons de l'échec. Quoi que l'on pense des dirigeants dominicains, ils
appliquaient, souvent avec courage et abnégation, une orientation définie à l'échelon
international depuis des mois. Ramón Grullón le premier. Nul ne peut dire ce qui se
serait passé si une foule plus importante, venue des quartiers ouvriers, avait marché sur
la ville ce soir-là. Un bain de sang peut-être; car cela aurait supposé un brusque virage
politique et une totale improvisation. Rien n'avait été préparé en ce sens, ni dans les

1078 Lettre datée du 7 octobre à La Havane. Longuement citée par : VEGA, Un interludio de tolerancia,
p.18.Quelques semaines plus tôt, en aôut, s'était tenue à La Havane la Deuxième Conférence des
communistes dominicains en exil qui avait pour but de fixer l'orientation du PSP dominicain.
L'intervention principale fut celle de Carlos Rafael Rodríguez, dirigeant du PSP cubain, chargé de
présenter et de défendre l'analyse de son parti. On comprend de quelle autorité était investi Pericles
Franco Ornes, qui avait rédigé les conclusions de cette conférence, lorsqu'il transmettait ces directives.
-530-
masses, ni dans le PSP lui-même comme l'attestaient les récentes directives de Franco
Ornes depuis La Havane.

De façon dramatique, la nuit du 26 octobre signale à Trujillo que le point limite


a été atteint. Les dirigeants du PSP, entraînés par les masses qu'ils ont mises en
mouvement, se heurtent au cadre d'un accord qui leur interdit de mettre en cause le
régime. Aveuglée, la direction ouvrière cherche en vain sa voie dans la nuit de Ciudad
Trujillo et ne sait où conduire ceux qui la suivent. Elle est à la merci de la dictature qui
peut maintenant décapiter le mouvement. Laissons Ramón Grullón conclure avec une
amertume qu'on ne peut s'interdire de partager :
«La dissolution de la manifestation à l'aube signifia l'auto-
renoncement à user de la puissance atteinte cette nuit par la lutte des
masses qui se manifesta dans la cohésion des manifestants. Une fois
ceux-ci éparpillés dans la ville et retirés dans leurs foyers, on les
empêcherait de se réunir et de manifester à nouveau. Ils deviendraient
ainsi des proies faciles pour la répression que la tyrannie devait
nécessairement mettre en application, comme elle le fit le lendemain1079.»

Les mois qui suivent confirment dans les faits que la dictature a définitivement
pris le dessus. Le mouvement ouvrier et populaire reflue si profondément qu'il faudra
attendre la chute de la dictature pour assister à des grèves, manifestations ou meetings
indépendants de cette ampleur.

La peur se réinstalle et l'appareil policier règne en maître. Les militants sont


constamment surveillés. On les arrête, on les brutalise, on les condamne à de lourdes
peines, puis on les relâche au bout de quelques jours. Parfois les autorités exigent une
lettre de repentir qui sera largement diffusée. Les prisons se remplissent et se vident
sans cesse, au gré des besoins du moment. On assassine, si nécessaire. La fonction
policière est constamment conçue comme un instrument politique, dont on calcule
soigneusement l'utilisation, et non comme une arme définitive.
L'objectif est d'amener les sympathisants à se détourner des organisations, de
propager la démoralisation parmi les militants et de conduire les dirigeants,
impuissants, à se diviser.

1079 Las masas siempre señalan el camino, dans Tribuna nacional, mars 1979. p. 4.

-531-
Trujillo fait durer l'agonie, pendant plus de six mois.

- Il peut ainsi démanteler le réseau en profondeur en prenant le


temps de couper les racines une à une. L'appareil politique et policier peut déployer
toute son expérience.

- Il évite également de créer les remous internationaux que ne


manquerait pas susciter une répression brutale. Il peut même se donner l'image d'un
démocrate, qui ne se résout qu'à contrecœur à agir contre l'infime minorité qui harcèle
un corps social indifférent. Il peut attendre la conjoncture la plus favorable pour son
régime.

- Mais surtout, il laisse le mouvement pourrir. Tenant la situation


bien en main, il sait que sa victoire politique ne sera complète que si son adversaire
s'inflige à lui-même la défaite. Les interventions de l'appareil visent donc
essentiellement à nourrir la crise de la direction ouvrière et à accompagner son complet
effondrement.

Trujillo entend présenter à la jeunesse, aux ouvriers et au peuple dominicains


une démonstration dont ils se souviendront longtemps.

De plus en plus isolés et affaiblis, les dirigeants du PSP et de la JD, se lancent


dans une fuite en avant. Alors même qu'ils sont directement frappés, ils réaffirment une
orientation qui a conduit à l'échec. Au lendemain de la provocation du 26 octobre et des
arrestations massives qui ont eu lieu le 27, des responsables dominicains qui se trouvent
à Caracas pour participer à un congrès rédigent le communiqué suivant, reproduit dans
la presse vénézuelienne :
«Les autorités militaires qui ont violé la parole de l'actuel
président de la République doivent être sanctionnées pour l'exemple et
afin de donner l'assurance que ces garanties Gouvernementales sont
effectives. […] Jusqu'à samedi soir dernier, malgré les difficultés
naturelles de ce genre de combat, le PSP avait évolué dans toute la
République sans être grandement inquiété ni attaqué, mais la réaction
qui perd du terrain dans tout le pays, ne veut pas le céder sans
auparavant recourir à la violence1080.»
1080 Communiqué de Luis R. Castillo (PSP), Juan Ducoudray (JD), etc. publié par El Heraldo de
Caracas du 29 octobre 1946. In extenso dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 389.
-532-
La protestation et la demande qui l'accompagne semblent presque surréalistes.
Alors que tout Dominicain comprend immédiatement que Trujillo dirige l'ensemble des
opérations, les dirigeants du PSP et de la JD tentent d'accréditer une fable absurde : les
chefs militaires auraient pris le contre-pied des ordres donnés. Ils inventent une
«réaction» imaginaire, distincte de Trujillo, voire opposée à son régime. Ils décrivent
comme le dernier soubresaut d'un adversaire moribond ce qui est une offensive frontale
de tout l'appareil du régime. Enfin, ils effacent d'un trait de plume le rude combat qu'ont
livré la plupart des militants ouvriers et jeunes depuis le mois de juillet contre les
patrons, la police, les hommes du régime et les fonctionnaires, en affirmant qu'il n'y pas
eu réellement de confrontation.
On retrouve ici, considérablement développée, une vision déjà sous-jacente dans
les lettres de McCabe et qui avait provoqué, on s'en souvient, de profonds remous au
sein de la direction du PSP.
On comprend bien qu'il ne s'agit pas d'une invraisemblable naïveté de la part des
dirigeants mais d'un souci tactique : il s'agit de prendre Trujillo à son propre piège. Si
l'on relit très attentivement le communiqué, en le décryptant pour ainsi dire, on
s'aperçoit d'ailleurs que les termes ont été soigneusement pesés. Les dirigeants
n'évoquent pas "les ordres" ou "la volonté" de Trujillo et de son gouvernement mais «la
parole de l'actuel président de la République» et les «garanties Gouvernementales.»
Bref, ils ne se prononcent pas sur la réalité des faits et gestes du pouvoir, mais
rappellent au régime le pacte passé1081.

Les responsables du PSP et de la JD sont enfermés dans un dialogue solitaire


avec la dictature. Ils s'acharnent à croire à sa possible loyauté, contre toute évidence. La
stratégie internationale, décidée à Moscou, Mexico et La Havane, ne leur laisse pas
d'autre choix. Ils se coupent ainsi des militants et des sympathisants, politiquement
désarmés face à un régime qui les traque sans répit. Trujillo les laisse se débattre dans
la nasse.

Les ruses et les subtilités des opposants, destinées à le mettre en porte-à-faux, ne


font que le servir. Ne lui permettent-ils pas de feindre ignorer la brutalité de la
répression ? Mieux, cela lui laisse les mains libres pour préparer d'autres provocations
et exactions que ses adversaires imputeront d'eux-mêmes à des “réactionnaires hostiles
aux garanties données”.

1081 Cette tactique était appelée “del gancho”, ce que l'on pourrait traduire “du crochet”, ou “de
l'hameçon”. Les seuls à s'y faire prendre, furent ceux qui l'utilisèrent.
-533-
La dictature s'emploie donc à renforcer l'isolement des dirigeants du PSP et de
la JD. Virgilio Álvarez Pina, "Cucho", président du PD, intervient quotidiennement
pour demander qu'on en finisse avec les communistes. Les articles incendiaires se
multiplient contre les “terroristes communistes” à qui on attribue tous les méfaits
possibles. Dans l'ombre, des manœuvres sont ourdies afin de faire croire que le PSP et
la JD préparent une révolte armée, voire l'assassinat du Benefactor lui-même. La ligne
offensive, inaugurée à la mi-octobre au moment de l'apparition publique de la JD,
connaît son plein développement. La dictature contraint ainsi ses adversaires à
réaffirmer quotidiennement qu'ils ne font, ni ne feront, rien en dehors de l'ordre établi.
Sous le coup de la campagne d'accusations, les articles, les tracts et les discours des
opposants évitent soigneusement de s'en prendre au régime, incarné dans la personne du
dictateur.

Les objectifs fixés par le PSP et la JD, dès lors qu'ils ignorent l'essentiel,
semblent généreux mais bien peu convaincants. Après avoir mené campagne sur le
relèvement des salaires, alors qu'ils étaient évincés de la direction de la CTD, ils
tentent, avec courage, de mobiliser contre la cherté de la vie. Avec un succès qui va
diminuant, car les risques sont grands de participer à une manifestation qu'ils animent.

Les initiatives sont désordonnées. Le premier numéro de l'organe de la JD,


Juventud Democrática, qui paraît en novembre, reproduit intégralement le long
discours de l'ambassadeur américain Butler devant la chambre américaine de
commerce. Pourtant celui-ci ne fait que rappeler que le président Truman est attaché à
la politique du Bon Voisinage, interprétée comme la non-intervention dans les affaires
intérieures des pays du continent américain. L'adhésion des cadres de la JD est sans
doute motivée par la défense de la démocratie à laquelle se livre l'ambassadeur, irritante
pour le régime et pour les hommes d'affaires nord-américains qui ont partie liée avec la
dictature. Pourtant, certains passages montrent déjà toute l'ambiguïté de la politique de
Washington :
«Prenons, par exemple, notre politique pour promouvoir la
liberté d'expression et la liberté de religion à travers les nations du
monde éprises de liberté. Nous devons traiter cette question d'une
manière dans le pays “A”, tandis que les conditions totalement
différentes dans le pays “B” requièrent une autre façon de procéder1082.»
L'infléchissement de la politique du département d'État, que nous avons analysé,
est nettement perceptible ici et ne donne guère d'espoirs. Surtout, il semble incohérent

1082 Larges extraits de ce discours, prononcé le 1er novembre dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año
1946, t. I, p. 406.
-534-
d'attendre le salut du représentant d'une puissance étrangère qui a clairement montré sa
froideur dans la nuit du 26 octobre.

Deux mois plus tard, à la fin du mois de janvier 1947, la visite officielle du
secrétaire général des Nations unies, Trygve Lie, et de son adjoint, mobilisent à
nouveau les dirigeants de la JD et du PSP. Lors d'une conférence de presse, ils se
plaignent auprès de Lie du développement de la terreur pour les empêcher d'éditer leurs
journaux. Néanmoins, à une question directe de Lie, ils répondent qu'il n'existe pas de
censure officielle du gouvernement dominicain. Le surlendemain, ils réussissent à
obtenir un entretien du secrétaire général adjoint, au cours duquel ils demandent une
intervention de l'ONU pour empêcher la tenue des élections en mai. Les deux
interventions resteront, on le devine, sans suite1083.
Pourtant, le numéro du 8 février suivant de Juventud Democrática publie un
article qui fait l'éloge du secrétaire général de l'ONU, sous le titre : «Au sujet de la
visite du docteur Trygve Lie. La J. D. lui rend hommage.» On voit bien là, que les
dirigeants -plus particulièrement ceux de la JD qui se sentent moins tenus par
l'orientation définie dans le pacte de juin 1946- essayent désespérément de trouver une
solution providentielle venue de l'extérieur.

On aura remarqué la requête des dirigeants dominicains : annulation des


élections de mai 1947. Elle peut sembler curieuse si on observe les problèmes vitaux
qui se posent alentour. En effet, point n'est besoin d'être grand clerc pour voir que
Trujillo s'apprête, comme en 1930, 1934 et 1942, à organiser une pure mascarade au
terme de laquelle il sera triomphalement élu. Pour parfaire la comédie, et couper l'herbe
sous le pied des dirigeants du PSP et de la JD, il a même fait surgir miraculeusement
deux partis “d'opposition” qui, d'emblée, ont affirmé leur fidélité au régime : le Parti
travailliste national -Partido Laborista Nacional- apparu officiellement en novembre
1946, dont le responsable et candidat à la présidence de la république Dominicaine n'est
autre que l'ancien président corrompu de la CDT, Francisco Prats Ramírez, et le Parti
national démocratique, découvert en janvier 1947, dont le candidat sera le vieux
politicien Rafael A. Espaillat, diplomate au service de Trujillo.

Enfermés dans le cadre de la légitimité reconnue au régime, les dirigeants se


jettent sur la moindre illusion d'ouverture que leur présente la dictature. La perspective

1083 Participaient à la conférence de presse du 28 janvier notamment Félix Servio Ducoudray du PSP et
J. A. Martínez Bonilla de la JD. L'entretien du 30 janvier se déroula en présence de F. A. Henríquez du
PSP et de J. R. Martínez Burgos de la JD. Un minutieux compte rendu confidentiel détaillé, rédigé par
l'aide de camp affecté aux représentants de l'ONU, nous est parvenu. Daté du 31 janvier 1947, il est
adressé au chef d'état-major de l'armée. Il est intégralement reproduit par : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 368 à 371.
-535-
des élections joue pendant des mois le rôle de miroir aux alouettes. Une campagne est
engagée par le PSP pour la révision de la loi électorale.
On se souvient en effet que Trujillo, en octobre, avait seulement conseillé une
dérogation afin de permettre la légalisation du PSP. Il avait indiqué à cette occasion,
qu'au plan juridique, ce parti ne pouvait pas prétendre à ce statut car il ne comptait pas
dans ses rangs 6 % du corps électoral. Cette réserve, pour ceux qui entendaient le
double langage habituel du dictateur, indiquait déjà comment continuer à tenir la bride
haute au PSP. Le parti et la JD s'engagent donc dans une épuisante et vaine bataille
pour obtenir la dérogation des lois électorale et sur la presse, cette dernière les
empêchant de mener campagne. El Popular du 15 décembre 1946 proclame : «Il est
nécessaire de réfomer l'actuelle loi électorale.» La semaine suivante, le numéro du 21
décembre de l'organe du PSP affirme : «Il est nécessaire d'abroger l'actuelle loi sur la
presse.» Plus tard, jusqu'en mars 1947, le PSP réclamera avec acharnement le report
des élections afin de pouvoir s'y présenter.

Cette course d'échec en échec à la poursuite de mirages insaisissables, avec les


conséquences concrètes que sont les arrestations et perquisitions, produit ses effets. Les
divergences apparues avant le 26 octobre se transforment en tendances centrifuges au
plus haut niveau. Les discussions sont d'une rare violence au sein du comité exécutif du
PSP. F. A. Henríquez et R. McCabe préconisent une adaptation plus ouverte au régime
afin de sortir du ghetto dans lequel est enfermé le PSP. R. Grullón et P. Franco,
rejettent ce virage et insistent pour se tourner davantage vers les revendications
ouvrières. Les premiers arguent que le PSP doit trouver un débouché politique s'il ne
veut pas apporter lui-même la preuve de son impuissance, les seconds condamnent la
solution proposée, taxée de “petite-bourgeoise”. Il y a longtemps, comme on le sait, que
M. Báez, ne participe pas à ces discussions qu'il considère comme dépourvues d'intérêt.
En fait, le débat est sans issue :

- Trujillo ne veut pas d'un PSP, même prosterné à ses pieds, car
l'existence d'organisations ouvrières ou populaires indépendantes est, à terme,
inconciliable avec la dictature.

- Sans perspective politique, le PSP ne peut survivre. La question


n'est plus de convaincre les ouvriers dominicains qu'il faut de meilleurs salaires ou des
prix plus bas, mais de leur proposer la possibilité politique de les obtenir.

-536-
- La retraite en bon ordre sur des positions indépendantes,
destinée à préserver l'essentiel selon des militants ouvriers éprouvés comme M. Báez,
ignore que le combat se livre à l'échelle nationale et qu'aucun secteur et nulle région
n'échapperont aux conséquences d'une défaite.

Cependant, les critiques adressées encore aujourd'hui à ces militants et


dirigeants nous semblent, en règle générale, peu recevables. À bien y regarder, elles
reprennent, sous une forme atténuée, les anathèmes que s'adressaient les dirigeants eux-
mêmes à l'époque en s'excluant mutuellement. Sauf exception, les dirigeants du PSP et
de la JD, ne sont ni naïfs, ni faibles, ni vendus à la bourgeoisie ou à Trujillo. Leurs
actes, leurs sacrifices -certains y ont laissé la vie- parlent pour eux. Les solutions
illusoires qu'ils proposent ne font que répondre au sentiment légitime qu'il faut, à tout
prix, trouver une issue à la situation. Au cours de ces dernières semaines s'exprime de
façon dramatique le naufrage d'une orientation, acceptée par tous1084, qui postulait qu'une
alliance institutionnelle pouvait être trouvée entre des dictatures comme celle de
Trujillo et le mouvement ouvrier indépendant. On ne peut reprocher à des militants ou
dirigeants qui ont combattu de toutes leurs forces de ne pas avoir su et pu, à eux seuls,
remettre en cause une stratégie mondiale.

L'inévitable se produit donc : F. A. Henríquez, l'un des fondateurs du PRDP et


du PSP, démissionne le 1er avril 1947. Dans sa lettre au comité exécutif du PSP, il
indique les motifs de sa décision :
«Le refus, de la part des camarades du Secrétariat Général, de
reconnaître les erreurs commises et le mutisme à leur sujet, après
qu'elles ont été comprises […]
L'absence de décision, de la part des camarades du Secrétariat
Général, d'agir pour que le Parti prenne à temps une position claire et

1084 Nous en voulons pour preuve, par exemple, la lettre adressée par la direction du PSP au secrétaire
d'État à l'Intérieur et à la Police, le 3 décembre 1946. Il s'agit de défendre le parti contre une provocation
montée de toutes pièces, destinée à accréditer l'idée qu'il soutiendrait une invasion pour abattre la
dictature. Les signataires de la lettre sont R. Grullón et Ercilio C. García qui, tous deux, taxent F. A.
Henríquez d'opportunisme petit-bourgeois et compteront parmi ses principaux accusateurs. Le document
est publié dans El Popular du 6 décembre sous le titre : «Mise en garde !» On verra comment Grullón et
García déclarent que le PSP n'est pas hostile au gouvernement -pourtant auteur direct de la manœuvre- et,
une semaine après la répression du 27 octobre, font référence aux «progrès démocratiques» des derniers
mois : «Une fois encore, de façon plus scélérate et audacieuse en cette occasion, les secteurs les plus
réactionnaires qui luttent désespérément pour saboter la mise en pratique des déclarations
démocratiques de monsieur le Président de la République, mettent en œuvre une manœuvre grossière
pour présenter le mouvement démocratique comme hostile au gouvernement et à la personne de
monsieur le Président , avec l'intention délibérée de pousser le Président de la République sur la voie de
la persécution et de la violence contre les forces démocratiques et populaires, jetant à bas les progrès
démocratiques réalisés au cours des derniers mois.»
-537-
ferme à propos des élections, ce qui aurait évité ce qui s'est produit dans
la pratique : le Parti a fait le jeu de la Dictature1085.»
Terribles accusations, que tous les dirigeants ne tarderont pas à se jeter à la tête,
les uns les autres.

Quelques jours plus tard, le 6, El Popular annonce que F. A. Henríquez a été


exclu de façon infâmante, pour trahison. En jetant l'opprobre sur lui, la direction évite
le véritable débat. Elle se raidit contre la réalité. Bientôt, il faut également condamner
ceux qui, souvent à juste titre, pensent que leur vie est en danger. Alors que les
journaux du PSP et de la JD publient, semaine après semaine, d'interminables listes de
militants emprisonnés, quand ils n'annoncent pas un assassinat, une directive tombe :
tout départ sera considéré comme une désertion. Juventud Democrática du 10 mai 1947
la publie même en première page. La voici, dans toute sa sécheresse :
«Le Comité Central de la Jeunesse Démocratique a décidé de
considérer que romprait totalement ses liens avec notre Organisation
tout membre de la Jeunesse Démocratique qui abandonnerait le
territoire dominicain sans autorisation expresse et publique de ce Comité
Central. Pour le Comité Central : Virgilio Díaz Grullón1086.»
La discipline remplace l'analyse. Les organisations, vidées de la plupart de leurs
militants -le PSP ne compte plus guère que 200 militants à l'époque selon les
estimations-, prennent des allures de sectes, repliées sur un dogme et coupées du monde
extérieur.

La veille, El Popular annonce l'exclusion pour trahison de Mauricio Báez et


Dato Pagán. Ceux-ci se sont réfugiés dans une ambassade, avant de fuir à Cuba où Báez
poursuivra le combat contre Trujillo. Le journal les traîne dans la boue. Le dirigeant
ouvrier le plus prestigieux et le plus expérimenté du pays est présenté comme un
criminel endurci.

Le PSP et la JD implosent.

La dictature a considérablement accéléré cet effondrement dans les dernières


semaines. Parallèlement à l'offensive contre le PSP et la JD, elle déploie pleinement son
appareil en direction des salariés afin de les encadrer organisationnellement et

1085 Document intégralement reproduit par : VEGA, Un interludio de tolerancia, p.387. On pourra
également lire une analyse détaillée des circonstances dans lesquelles fut écrite cette lettre dans : C ASSÁ,
Movimiento obrero y lucha socialista… p. 554.
1086 On trouvera le fac-similé de la page du journal dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p.200.

-538-
politiquement. Une des manifestations les plus spectaculaires en est la “Marche du
Travail Vers la Réélection de Trujillo”, organisée le 30 mars 1947 à Santiago. La mise
en scène, impressionnante, est calculée pour affirmer l'hégémonie de la dictature et la
complète soumission de la classe ouvrière : le dictateur est juché sur un arc de triomphe
érigé dans la rue Président Trujillo, et contemple en dominateur les dizaines de milliers
de personnes, près de cent mille selon les chiffres officielles, qui passent sous l'édifice.
La presse prolonge l'événement par des articles dithyrambiques 1087. La dictature
proclame ainsi son emprise indiscutée sur les travailleurs.
Ces démonstrations de force accompagnent un mouvement de grande ampleur :
la guerre froide qui survient, avec tous les changements stratégiques qu'elle implique,
permet à la dictature d'occuper le terrain politique et d'en exclure tout rival.

Les liens avec l'URSS, devenus inutiles et même encombrants, sont coupés : en
janvier 1947, le ministre plénipotentiaire à Moscou, Pérez Alfonseca, est nommé au
Brésil. Il ne sera pas remplacé. C'est l'époque où les États-Unis s'engagent en Grèce
contre les communistes.

En mars, Truman qui a nommé le général George Marshall au poste de


secrétaire d'État, prononce le discours qui donne le signal de la guerre froide. La
priorité est donnée à la lutte contre le communisme. Quarante-quatre militants sont
emprisonnés avec Freddy Valdez en avril. À peine le PSP a-t-il annoncé l'exclusion de
F. A. Henríquez, le 6 mai, que La Nación du 9 s'en félicite à grand bruit et fait l'éloge
de l'exclu. Le régime tente même d'attirer à lui Henríquez; en vain, puisque celui-ci
préfère l'exil où il continue le combat contre la dictature. Cinquante dirigeants du PSP
et de la JD sont emprisonnés au cours de ce même mois.

Depuis leur cellule, nombre de dirigeants et militants apprennent le résultat des


élections dans lesquelles ils avaient mis leurs espoirs, depuis le début du mois
d'octobre. Trujillo est élu président de la république Dominicaine avec 781 389 voix,
contre 29 765 à R. A. Espaillat et 29 186 à F. Prats Ramírez, qui jouent les figurants sur
son ordre.
Le dernier numéro de El Popular, qui paraît le 22 mai, titre : «La farce
électorale est consommée», condamnant du même coup, sans l'avouer, toute
l'orientation politique depuis des mois.
Le journal écrit :

1087 Voir en particulier l'article de Germán Soriano, intitulé «Santiago répond aux paroles de Trujillo»
dans La Nación du 10 avril.
-539-
«La farce électorale qui vient de se consommer dans notre Patrie
a été rendue possible grâce aux encouragements et à la caution apportés
par l'impérialisme yankee au Gouvernement anti-démocratique du
Président Trujillo.»
Au moment où il disparaît, le PSP met nommément en cause le dictateur et son
système, pour la première fois en république Dominicaine1088.

À Washington, au tout début du mois de juin, Braden démissionne, signant la


fin d'une politique qui avait fait trembler la dictature. Dorénavant, la Maison-Blanche
demande avant tout à Trujillo de lui être fidèle. Le reste est légitimé par avance, pour
peu que le régime soit stable. Vingt-quatre heures plus tôt, à Ciudad Trujillo, les locaux
et imprimeries du PSP et de la JD ont été détruits.

Le 10 juin, Trujillo fait adopter une loi interdisant les organisations


communistes. La défaite de la classe ouvrière dominicaine est consommée. Quelques
mois plus tard, le 27 août, la dictature, avec une évidente satisfaction, fait connaître une
nouvelle qui illustre son triomphe et désespère les vaincus qui se sentent abandonnés :
«Le Président du Soviet, George Popov, invite le Conseil
Administratif de Saint-Domingue aux fêtes qui seront célébrées à
Moscou le 7 septembre pour le 800ème anniversaire de la fondation de
Moscou, capitale de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Ce
même jour, le Président du Conseil Administratif, Modesto E. Díaz,
adresse un message au Président du Soviet lui indiquant qu'en raison de
la distance et de la proximité de la date de la célébration évoquée, “il
regrette de ne pouvoir déférer à son invitation1089.”»

1088 Nous n'avons trouvé qu'un seul précédent, à l'étranger. Il s'agit d'un communiqué signé de Juan
Ducoudray (JD) et L. R. Castillo (PSP) transmis au journal Últimas noticias de Caracas du 31 décembre
1946. Le document, daté du 27 décembre, reproduit essentiellement un télégramme du Comité exécutif
du PSP qui dénonce la violente répression qui s'abat sur les militants en république Dominicaine. Les
signataires ajoutent : «Au nom du Peuple Dominicain nous rendrons responsable de ce criminel attentat
le dictateur Trujillo parce qu'il a permis sa réalisation ce qui, par conséquent, en fait l'auteur.»
1089 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 104.

-540-
C/ LA MENACE RÉGIONALE

Après avoir écarté la menace sociale, Trujillo doit affronter un péril qui, depuis
des mois, ne cesse de grandir : des forces politiques et mêmes militaires se rassemblent
dans toute la région contre le régime de Ciudad Trujillo.

• UN PAYSAGE PROFONDÉMENT MODIFIÉ

À la fin de la guerre, de profonds mouvements se font jour et aboutissent à une


succession de soubresauts et de ruptures politiques. La république Dominicaine en
ressent directement l'impact. Limitons-nous à l'essentiel :

- Le 31 mars 1944, à Cuba, Grau San Martín est élu président.


Batista, homme fort du pays depuis 1934 et président depuis 1940, lui remet le pouvoir,
le 10 octobre, avant de s'exiler à Miami.

- Au Salvador le général Maximiliano Hernández Martínez est


renversé à la suite d'une grève générale le 8 mai 1944. Il gouvernait le pays d'une main
de fer depuis le coup d'État de décembre 1931,suivi du massacre sauvage de milliers de
paysans1090

- Le 29 juin, le général Jorge Ubico, qui exerce une dictature sans


partage sur le Guatemala depuis février 1931, tombe à son tour. Après un
soulèvement1091 contre la junte militaire qui lui succède, Juan José Arévalo accède à la
présidence le 15 mars 1945. Il écarte l'armée du pouvoir, promulgue une réforme
agraire et établit la liberté d'association syndicale et politique.

- Au Venezuela, la “Révolution Démocratique” abat le régime du


général Isaías Medina Angarita. Rómulo Betancourt, qui dès 1941 a fondé l'Action
démocratique -AD-, est porté à la présidence de la République le 18 octobre 1945. Il est
l'ennemi juré des dictatures.

1090 Dès le mois suivant, en janvier 1932. L'épisode est connu sous le nom de la matanza, (le massacre).
1091 Le 20 octobre 1944.

-541-
- À la fin de ce même mois d'octobre 1945, le 29, Getúlio Vargas,
au pouvoir au Brésil depuis 1930, est renversé par les militaires. Le général Eurico
Gaspar Dutra, élu en décembre, fait voter une Constitution qui garantit les principales
libertés démocratiques, du moins formellement. L'expérience autoritaire et corporatiste
de l'Estado Novo est terminée.

Ces événements qui se succèdent en quelques mois n'ont pas le même sens ni la
même portée, mais tous attestent que les dictatures de la région, souvent apparues au
début des années trente, sont menacées jusque dans leur existence. Un cycle semble se
refermer avec la fin du conflit mondial. On remarquera que quatre des cinq
changements cités affectent directement l'aire caraïbe : le régime dominicain se trouve
ainsi placé au cœur d'un ensemble profondément ébranlé. Il devient le point de mire des
polémiques.

Dans cette perspective, le sort du régime de Getúlio Vargas mérite une mention
particulière. Les deux dictateurs avaient publiquement marqué à plusieurs reprises leur
estime réciproque. Le 17 novembre 1942 le dictateur brésilien avait conféré la
décoration de l'ordre de la Croix du Sud au Benefactor et quelques jours plus tard, le
26, Trujillo avait demandé que l'enseignement du portugais fût rendu obligatoire pour
les bacheliers en république Dominicaine1092. Bien évidemment la loi fut votée dès le
mois suivant mais resta sans effets appréciables. Le 9 décembre de cette même année
fut également signé un accord de resserrement des liens entre les deux pays. Ainsi
s'ébauchait un front des pays latino-américains qui avaient déclaré la guerre aux
puissances de l'Axe. Quelques mois plus tard, le 6 avril 1943, Antenor Mayrink Veiga,
un riche homme d'affaires brésilien et propriétaire de plusieurs stations de radio,
remettait à Trujillo une épée de général brésilien de la part du général Dutra, chef des
forces armées du Brésil. Cet émissaire épousait l'année suivante la fille aînée de
Trujillo, Flor de Oro le 3 mai 1944 1093. Par la suite, ces relations devaient se révéler
précieuses puisqu'elles permirent de tourner l'embargo nord-américain sur les armes en
1946, comme nous l'avons vu1094.
Les relations entre le Brésil et la république Dominicaine ne sont donc pas
directement affectées par la chute de Vargas. En revanche, la facilité avec laquelle est
1092 Il adresse une lettre en ce sens aux présidents du Sénat et de la Chambre des députés. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. I, p. 339.
1093 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 120.
1094 Voir à ce sujet : 1945-1947. Les résistances du Pentagone et leurs conséquences. L'achat des armes
fut négocié avec Dutra dès octobre 1945, quand celui-ci était chef des forces armées brésiliennes. Quand
la transaction eut effectivement lieu, en mars 1946, Dutra était devenu président de la République.
Mayrink Veiga, qui était un proche du général Dutra, joua un rôle clé dans les négociations. Trujillo
acheta à nouveau des armes au Brésil en 1947.
-542-
tombé un régime ami qui, par ses traits corporatistes, rappelle la dictature dominicaine,
ne peut que préoccuper Trujillo. Il est en effet de notoriété publique que les États-Unis
ont appuyé les militaires qui ont chassé Vargas.

Bien plus graves sont en réalité les changements qui interviennent au


Guatemala, à Cuba et au Venezuela car leurs conséquences sont décuplées par la
présence de nombreux exilés dominicains dans toute l'aire caraïbe.
En effet, depuis son accession au pouvoir, Trujillo n'a cessé de chasser des
Dominicains vers l'étranger. Si la dictature n'hésite pas à assassiner un paysan ou un
ouvrier, elle se montre plus circonspecte lorsqu'il s'agit d'un avocat, d'un médecin ou
d'un universitaire. Ces diplômés de l'enseignement supérieur -tous arborent leur titre de
doctor ou de licenciado- entretiennent des relations suivies avec des collègues, des
connaissances et des parents à l'étranger. Faire disparaître brutalement l'un d'entre eux,
c'est courir le risque de devoir affronter une campagne de presse internationale et des
tensions diplomatiques. Enfin, ces intellectuels et membres des professions libérales
font partie des familles influentes. Leurs pères, oncles, frères et cousins composent
l'essentiel de l'appareil du régime 1095. Aussi, lorsque la dictature ne réussit pas à les
corrompre et que l'intimidation, sous la forme de l'emprisonnement ou des brutalités, ne
vient pas à bout de leur volonté, il ne reste qu'une solution : l'exil. La procédure est
d'ailleurs éprouvée : celui qui est menacé se réfugie dans une ambassade latino-
américaine1096, jusqu'à obtention d'un visa qui lui permet de quitter le pays. Ainsi
s'établit un modus vivendi tacite et minimal entre Trujillo et les "élites sociales".

Ces nombreux exilés dominicains qui se déplacent sans cesse à travers les
Caraïbes, rejetés par les régimes dictatoriaux, trouvent accueil dans les pays où
l'opposition démocratique accède au pouvoir. Au fil de leurs déplacements, des
réunions et des combats passés, ils ont d'ailleurs tissé des liens avec les militants et
dirigeants des organisations qui gouvernent maintenant, en particulier le Parti
authentique de Ramón Grau San Martín et l'Action démocratique de Rómulo
Betancourt. Sous la dictature de Medina Angarita, ce dernier a livré combat au sein du
conseil municipal de Caracas pour la rupture des relations diplomatiques du Venezuela
avec la république Dominicaine. Pour leur part, les gouvernements de la région sont
conscients que dans le dense réseau d'intrigues qui se nouent et se dénouent, les exilés

1095 On pourrait multiplier les exemples. Rappelons simplement les cas de la famille Díaz et Fiallo.
Alors que Virgilio Díaz Ordóñez était ministre plénipotentiaire à Cuba, son fils, Virgilio Díaz Grullón,
était président de la Jeunesse démocratique. L'oncle de Viriato Fiallo, le principal dirigeant de l'Union
patriotique révolutionnaire, n'était autre que le général Federico Fiallo, le chef d'état-major de l'armée.
1096 L'un des aspects de la politique de non-intervention des États-Unis, était de refuser, par principe,
tout droit d'asile dans leur ambassade.
-543-
dominicains sont une arme dont on peut jouer habilement, puisqu'il suffit de leur
apporter un soutien plus ou moins marqué en fonction de la stratégie et des besoins du
moment. Ainsi se sont dessinés, peu à peu, les contours d'une nébuleuse démocratique
qui semble s'imposer maintenant à l'échelle de la région. Le régime de Trujillo se
trouve au centre de cet espace en profonde évolution.

Trés vite les appréhensions du régime dominicain vont se trouver confirmées.


La chute des dictatures semble rythmer la montée des périls.

Quelques jours après l'investiture de Grau San Martín, en novembre 1944, une
réunion d'unification des exilés, le Congrès d'unité dominicaine anti-trujilliste, se tient à
La Havane. Ceux-ci constituent un Front unique de libération dominicaine qui
rassemble tant d'anciens collaborateurs d'Horacio Vásquez, comme Ángel Morales, que
des dirigeants du Parti révolutionnaire démocratique tels que Juan Bosch. En réalité, de
profonds désaccords subsistent, mais il est clair que l'affaiblissement de la position de
Trujillo commence à produire des effets parmi les exilés qui se sentent encouragés. Les
journaux et les radios n'hésitent pas à attaquer le régime dominicain. Des tournées sont
entreprises afin de gagner les gouvernements de divers pays à la cause anti-trujilliste.
Ainsi Luis F. Mejía se rend-il successivement au Panama, en Colombie, en Équateur et
au Pérou au début de l'année 1946.

À peine les événements d'octobre 1945 ont-ils éclaté au Venezuela que la


légation dominicaine à Caracas est envahie par des opposants à Trujillo qui s'emparent
de nombreux dossiers. Une campagne se déchaîne immédiatement sur les ondes
vénézuéliennes contre la dictature dominicaine. Le nouveau gouvernement vénézuélien
rompt les relations diplomatiques avec deux pays : l'Espagne et le république
Dominicaine. De très nombreux observateurs pensent que les jours de la dictature
dominicaine sont comptés et, qu'après Batista et Medina Angarita, c'est maintenant le
tour de Trujillo.

D'ailleurs, dans les jours qui suivent immédiatement le 18 octobre, avant même
que la junte révolutionnaire ne soit reconnue, Juan Bosch se rend à Caracas et rencontre
Betancourt. Grâce à ses amitiés et relations, Bosch souhaite renforcer les relations
étroites entre Betancourt et les présidents Arévalo et Grau San Martín. Une alliance
dirigée contre la dictature dominicaine serait ainsi constituée. Bosch cherche sans doute
également à se procurer des armes afin d'affronter directement Trujillo, mais les

-544-
nouveaux gouvernants vénézuéliens les lui refusent. Le chargé d'affaires nord-
américain à Caracas rend compte des discussions en ces termes :
«En réalité, tant Betancourt que Bosch m'ont indiqué à ce sujet
que le premier a largement mis en garde le second contre toute espèce
d'aventure téméraire. Il semble que Betancourt a suggéré à Bosch que la
seule façon de lancer une révolution victorieuse contre Trujillo était de
réaliser un bon travail intérieur […] Il ne doit pas subsister le moindre
doute quant à la parfaite identification de Betancourt à la cause de
Bosch. Cependant, il semble toujours pencher pour la recherche d'une
pression morale émanant d'autres Gouvernements démocratiques
américains1097.»
Le diplomate conclut :
«L'opinion de Betancourt semble avoir convaincu Bosch, au
moins temporairement.»

Les perspectives que trace Betancourt, telles qu'elles sont exposées ici, appellent
trois remarques importantes.

- Tout d'abord, l'option d'une intervention armée solitaire des exilés est
d'emblée écartée. Cela signifie que le nouveau gouvernement vénézuélien ne fournira
pas d'armes à cette fin, comme l'espérait sans doute Bosch. Le président de la junte
vénézuélienne pense que Trujillo est en mesure de repousser une expédition. En effet
l'armée dominicaine, conçue comme une garde prétorienne au service exclusif du
dictateur, bien équipée, est le pilier du régime. Les privilèges qu'elle tire de ce rôle
exceptionnel, la lient indissolublement au maintien et à la défense de la dictature. Ce
n'est pas une coïncidence si, au moment où a lieu cette discussion, Trujillo consacre une
grande part de son énergie à essayer d'obtenir les munitions et les armes que le
département d'État nord-américain lui refuse. Trois mois plus tard, en janvier 1946,
l'aviso Colón, récemment acquis par le dictateur dominicain, arrive à Ciudad Trujillo.
Prévenant toute tentative de débarquement, la dictature veille à garantir sa maîtrise des
eaux et des côtes dominicaines.

- En contrepoint, Betancourt propose une stratégie inspirée par


les expériences cubaine, guatémaltèque et surtout vénézuélienne. Il préconise le
renforcement et le regroupement de l'opposition en république Dominicaine même.
Mais la situation est dans ce dernier cas fort différente. On se souvient que quelques
mois plus tôt le PDRD et la JR, tous deux clandestins, ont été démantelés. L'Union
1097 Rapport secret du 8 janvier 1946, signé Allan Dawson. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año
1946, t. I, p. 100.
-545-
patriotique de Viriato Fiallo, elle est réduite au silence. Aucune publication
d'opposition n'est tolérée. Le courrier des adversaires du régime est systématiquement
ouvert, la presse étrangère filtrée. La surveillance policière est constante. Quant au
travail parmi les jeunes officiers -sur le modèle du Venezuela- il ne peut être
matériellement envisagé. En outre, les liens que les exilés ont pu conserver avec le pays
sont extrêmement ténus et ne leur permettent pas de concevoir l'organisation d'un
mouvement révolutionnaire qu'ils contrôleraient de l'extérieur. Le plan pèche ici par
manque de réalisme.

- Le président vénézuélien envisage essentiellement d'organiser


un véritable siège diplomatique et politique afin d'éliminer la dictature dominicaine. Il
mettra d'ailleurs lui-même en pratique cette tactique en effectuant une tournée dans les
pays de l'aire caraïbe en juillet 1946. L'élan démocratique dans la région est dans sa
phase ascendante et permet de rechercher une action concertée qui pourrait mettre le
régime de Trujillo au ban des nations. Cette perspective va rapidement rencontrer de
sérieux obstacles.

Plus généralement, les propositions du président de la junte vénézuelienne


indiquent qu'il faut trouver de nouvelles solidarités interaméricaines, sous peine de
revenir en arrière. De son point de vue, l'intervention armée solitaire, soutenue par tel
ou tel pays, ruinerait ce qui a été obtenu à la Conférence de Mexico-Chapultepec, au
début de l'année 1945. Le principe d'une défense commune en cas d'agression se
trouverait mis en cause. Il est donc nécessaire d'avancer vers une répudiation collective
de la dictature dominicaine.

-546-
• L'IMPOSSIBLE ACTION MULTILATÉRALE

Quelques mois après l'accession au pourvoir de Betancourt au Venezuela, la


situation diplomatique dans laquelle se trouve Trujillo semble s'être encore aggravée.
Au début de l'année 1946, un rapport des services de renseignements nord-américains
fait le point dans les termes suivants :
«Bien que le Gouvernement dominicain ait coopéré avec les
États-Unis pendant la guerre, son caractère oppressif évident a entraîné
le retrait pacifique de la plupart des autres pays américains sans rupture
formelle des relations diplomatiques, sauf dans le cas du nouveau
Gouvernement du Venezuela1098.»
On mesure ici l'isolement international de la dictature, qui la met en position de
faiblesse. Chacun fuit un gouvernement qui semble pestiféré et dont l'avenir est pour le
moins incertain.

On remarquera cependant deux nuances dans le sombre tableau dressé par les
services secrets nord-américains. Elles sont plus importantes qu'il n'y paraît :

- Le rapport note d'abord que Trujillo s'est placé dans le sillage de


Washington lors du conflit mondial.

- Il indique également que les relations sont suspendues mais non


rompues, à une exception près.

Ces allusions sont claires pour tout diplomate de l'époque : une distinction est
établie ici entre la république Dominicaine, d'une part, et l'Espagne et surtout
l'Argentine, d'autre part, en raison de leurs attitudes différentes pendant la guerre. En
conséquence, il semble y avoir hésitation sur le traitement qu'il convient d'infliger à la
dictature dominicaine.

En fait, la mise à l'écart réelle, mais qui ne dit pas son nom, du régime de
Trujillo démontre que le système interaméricain tout entier est encore à la recherche
d'un équilibre. Un événement remarquable et une prise de position insolite de la
1098 Rapport secret de l'OCL (Bureau de coordination des renseignements et de liaison avec le
département d'État) n° 3567 du 20 février 1946. Ibid., t. I, p. 195.
-547-
république Dominicaine, en novembre 1945, sont venus éclairer l'évolution générale
des relations entre les différents gouvernements du continent et la place occupée par le
régime de Trujillo. À cette date se tient à Montevideo la VIIème Conférence
interaméricaine. Après la Conférence de Chapultepec, qui a prévu une défense
commune en cas d'agression contre l'une des républiques américaines 1099 , il s'agit
d'avancer dans la définition des bases politiques et diplomatiques d'une intégration
américaine renforcée.

De sérieux problèmes se posent, car la Guerre mondiale a durement secoué


l'édifice mis en place par Washington. L'Argentine, plus que tout autre pays, exprime ce
désordre. Refusant de s'engager derrière les États-Unis pendant les heures difficiles du
conflit, ne cachant pas leurs sympathies pour Mussolini, les dirigeants argentins défient
la Maison-Blanche1100. Quelques jours avant l'ouverture de la Conférence de
Montevideo, le 17 octobre 1945, Juan Domingo Perón, qui avait été écarté du pouvoir,
y revient, porté par la grève générale et les "sans chemise" (descamisados). Les
élections présidentielles se préparent pour le mois de février 1946.
Dans ce climat, le ministre des Affaires étrangères uruguayen, Rodríguez
Larreta, propose que la Conférence de Montevideo retienne la possibilité d'une action
multilatérale si la démocratie est menacée dans l'une des Républiques américaines. Il
considère en effet qu'un dictateur qui s'attaque à son peuple et ne respecte pas les
principes démocratiques met en danger la sécurité collective sur le continent. Bien sûr,
Perón est directement visé. L'initiative, soutenue par Washington, se solde par un
échec. Outre l'Uruguay et les États-Unis, cinq pays seulement se prononcent en faveur
de la proposition Rodríguez Larreta : le Mexique, Panama, le Venezuela, le Guatemala
et Cuba. La résolution est rejetée le 22 novembre 1945 par la majorité des pays. La
république Dominicaine, qui a l'habitude de voter sans sourciller toutes les propositions
de Washington, quitte à ne pas les appliquer, se prononce contre la proposition
Larreta1101. Trujillo comprend parfaitement qu'après Perón, il serait l'une des premières
victimes de l'offensive.

On aura reconnu dans les gouvernements qui soutiennent la proposition


Rodríguez Larreta, ceux qui estiment que la fin de la Guerre mondiale doit conduire à
un nouvel ordre en Amérique, fondé sur une plus large démocratie. Cette orientation est

1099 L'Acte de Chapultepec est adopté par la Conférence le 7 mars 1945.


1100 En juin 1943 un coup d'État militaire renverse le gouvernement de Castillo afin d'éviter
l'engagement aux côtés des États-Unis. Le gouvernement de Ramírez ne rompra les relations avec l'Axe
qu'en janvier 1944. L'Argentine finit par déclarer la guerre à l'Allemagne, le 26 mars 1945.
1101 Il existe un précédent significatif : à la Conférence de Chapultepec, en mars 1945, la délégation
dominicaine se prononce pour l'admission de l'Argentine au sein de l'ONU, contre le point de vue de
Washington.
-548-
inspirée par les leçons du conflit qui s'achève et par la chute brutale d'un certain nombre
de régimes dictatoriaux installés depuis des lustres. Pour les gouvernements qui
soutiennent la doctrine Larreta -on l'appelle ainsi- les dictatures apparaissent comme
des facteurs de troubles et de désordre. Dans l'ensemble, ils sont plutôt favorables à la
ligne définie par Braden depuis le département d'État. Leur relatif isolement à la
Conférence de Montevideo se combine aux difficultés internes que rencontre
Washington pour mettre en œuvre cette politique 1102. Il est clair que, de nombreux
régimes en place considèrent que la perspective d'une action multilatérale les affaiblirait
considérablement et serait pour eux une véritable épée de Damoclès. Certains même
regardent avec intérêt du côté du nationalisme de Perón qui tient tête à la Maison-
Blanche.

L'affaire est donc loin d'être tranchée. Le revers subi par ceux qui voulaient
frapper Trujillo d'un ostracisme concerté, voire de mesures plus coercitives -il est
symptomatique que personne ne se risque à préciser l'éventuel contenu de ce que serait
une “action multilatérale”-, ne signifie pas que les problèmes sont résolus. Bien au
contraire.
Comme on le sait, Braden tente d'intervenir dans les élections argentines en
faisant publier le “Livre bleu”,1103 tout entier consacré à démontrer que Perón
n'appartient pas au camp des démocrates. Cette ingérence se retourne contre lui,
puisqu'elle permet à Perón de se présenter comme la victime des menées impériales de
Washington et que sa victoire à l'élection présidentielle du 24 février 1945 se
transforme en cuisant revers pour le département d'État nord-américain.

Trujillo trouve ainsi des points d'appui diplomatiques et politiques providentiels.


Il ne manque pas de lier ostensiblement son régime à celui du président argentin.
Afin que nul ne l'ignore, le dictateur dominicain convoque même la presse nord-
américaine, devant laquelle il fait des déclarations qui sonnent comme des défis à
l'égard de ceux qui ont mis son régime et celui de Perón sur la liste noire. Lorsqu'on lui
demande ce qu'il pense du gouvernement argentin, il lance, non sans ironie :
«Je crois que les dernières élections démocratiques et libres qui
viennent de se tenir en République Argentine fournissent une réponse
décisive1104.»

1102 Nous les avons analysées (Cf. 1945-1947. La menace impériale), aussi n'y revenons-nous pas ici.
1103 Le titre officiel de l'ouvrage, que distribuent les représentations diplomatiques nord-américaines, est
: Consultation entre les Républiques américaines à propos de la situation en Argentine. Mémorandum du
gouvernement des États-Unis.
1104 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946 . TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t 6, p. 276.
-549-
Chaque allusion est pesée. En particulier celle qui a trait au caractère
démocratique des élections argentines. Trujillo retourne leurs propres arguments contre
ceux qui prônent une action multilatérale au nom de la défense de la démocratie sur le
continent. Plus précisément, le dictateur souligne à plaisir que, soumise à l'épreuve des
faits, l'orientation défendue par Caracas, La Havane, Ciudad de Guatemala et
Washington s'avère impraticable.

Après ces déclarations, faites en avril, de nombreux gestes viennent


périodiquement rappeler les liens qui unissent Ciudad Trujillo à Buenos Aires.

- En mai 1946, une mission diplomatique est désignée pour


assister à la cérémonie d'investiture de Perón.

- En juin, la légation dominicaine à Buenos Aires est élevée au


rang d'ambassade.

- Le 25 juillet 1946, le Benefactor attribue l'ordre de Duarte à


Perón et à neuf dignitaires argentins, en même temps qu'au général Dutra qui lui a
fourni des armes à la barbe de Washington. Le 7 septembre, il nommera également
dans cet ordre trois subordonnés directs de Perón.

- Le 29 décembre, une mission spéciale argentine arrive en


grande pompe à bord du cuirassé argentin Rivadavia. L'ouverture des ports dominicains
à la marine de guerre argentine a des allures de provocation calculée à l'égard de
Washington et n'est pas sans rappeler l'accueil des bâtiments allemands avant la guerre.
Les discussions avec la délégation amie se prolongeront jusqu'au 13 janvier. Les
banquets succèdent aux réceptions et aux cérémonies. L'ambassadeur Molinari qui
conduit la mission argentine annonce que Perón confère le collier de l'ordre du
Libertador San Martín au président dominicain. Quelques jours plus tard, à la veille de
son départ, il est décoré par Trujillo de l'ordre de Duarte.

- Le 18 août de l'année suivante, dans le cadre des cérémonies


d'investiture qui marquent le début de son nouveau mandat, Trujillo reçoit le collier de
l'ordre du Libertador San Martín et son épouse est décorée de la grand-croix de ce
même ordre. Le lendemain, le dictateur nomme Eva Perón dans l'ordre de Duarte 1105.

1105 Pour ces différents événements consulter : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 74, 77, 79,
84, 103 et 104.
-550-
Il s'agit là de manifestations destinées à la propagande extérieure plus que de
réels liens politiques, même s'il semble bien que Trujillo conçoive une réelle admiration
pour Perón dès cette époque1106. On n'assiste pas à l'élaboration d'un projet politique
coordonné entre les deux capitales. Les bases et l'histoire des deux régimes sont par
trop différentes. En revanche leur convergence d'intérêts est soulignée face au camp de
ceux qui souhaitent un nouvel ordre américain, fondé sur l'élimination des dictatures.
Il s'agit donc d'une alliance contre un ennemi commun. Il suffit de lire la presse
dominicaine pour s'en convaincre. Célébrant la visite de la mission argentine à
l'occasion du Nouvel An 1947, les journaux rappellent à l'envi le geste de l'ambassadeur
Molinari qui aurait fait saluer les couleurs dominicaines par un navire de guerre au
temps de l'occupation militaire du pays en signe de solidarité. L'anecdote, vraie ou
apocryphe, est grossie et répétée. María Martínez, l'épouse du dictateur évoque ainsi
l'époque :
«C'était en ces jours sombres et infortunés pour notre pays,
quand l'âme de la nation se sentait opprimée et angoissée devant l'avenir
incertain de la République1107.»
De façon à peine voilée, Washington est présentée comme l'oppresseur. On
comprend que ce soit la “Première Dame” et non le dictateur qui tienne ces propos
puisque ce dernier s'était engagé et servait sous les ordres des Marines pendant cette
période. L'exercice est compliqué, car la subordination de Ciudad Trujillo à l'empire est
profonde et ancienne. En nouant des liens tactiques avec Buenos Aires, Trujillo entend
avant tout montrer qu'il n'est pas seul et que s'attaquer à lui soulèverait d'immenses
problèmes.

Le déplacement d'un cuirassé argentin à Ciudad Trujillo est, en ce sens, un clair


avertissement destiné à faire réfléchir ceux qui pourraient approuver la nécessité d'une
action multilatérale. Ce front se trouve encore renforcé en juin 1946, lorsque les chefs
d'État argentin et bolivien, Juan Domingo Perón et Víctor Paz Estensorro, déclarent
l'identité des principes de leurs deux «révolutions». Confrontées à la réalité politique
concrète, les perspectives tracées par Braden ou Betancourt semblent de moins en
moins réalistes.

Dans le même temps, le mouvement qui se développe, y compris en république


Dominicaine, place dans d'insupportables contradictions ceux qui se sont prononcés
pour la doctrine Larreta à Montevideo, et les pousse à agir.

1106 Il accueillera Perón en janvier 1958, alors que ce dernier fuit le Venezuela où il s'était réfugié.
1107 La Opinión du 2 janvier 1946.

-551-
La grève générale de la région de l'Est, au début de l'année 1946, démontre la
fragilité de la dictature face à sa classe ouvrière. Dans l'immédiat, elle est contrainte de
battre en retraite. Le régime dominicain chancelle, ce qui fait naître des espoirs mais
aussi des inquiétudes dans les capitales de la région. Ne risque-t-il pas de s'effondrer,
créant un vide brutal et laissant la place à une situation qui échapperait au contrôle
impérial ? Dans de nombreux pays, les couches ouvrières se mobilisent, la CTAL est en
plein essor; on imagine le début d'une spirale qui ne tarderait pas à s'étendre de proche
en proche. Le spectre du communisme hante bien des gouvernements, y compris parmi
ceux qui sont favorables à une coopération internationale avec l'URSS. Laisser Trujillo
en place, au nom de l'ordre, n'est-ce pas courir le risque d'un bien plus grand désordre ?
En un mot, ne vaudrait-il pas mieux prévenir que guérir ?

Les sursauts d'une opposition intérieure, distincte des communistes, posent le


même problème, sous un angle différent. À l'université, parmi les avocats, dans les
cercles intellectuels, l'agitation croît. À la fois parce que le mouvement ouvrier entraîne
dans son élan d'autres couches et aussi parce que la dictature desserre son étreinte. Or
cette intelligentsia est liée aux exilés et, à travers eux, à ceux qui se trouvent au pouvoir
au Venezuela, à Cuba et, dans une moindre mesure, au Guatemala. Elle entretient des
relations privilégiées avec le département d'État, qui datent parfois de l'époque du
gouvernement d'Horacio Vásquez. Elle en appelle donc, par son action, mais également
par des demandes explicites, à ceux qu'elles tient pour ses amis naturels.

Un exemple emblématique, qui retient l'attention de tous à Ciudad Trujillo, dans


les cercles des exilés et dans les ambassades, en est donné par José Antonio Bonilla
Atiles. Celui-ci est un brillant avocat intégré dans l'appareil du régime puisqu'il est
doyen de la faculté de droit et premier vice-recteur de l'université. Personne en vue dans
la bonne société de Ciudad Trujillo, il dirige le Rotary Club International 1108 et
entretient, à ce titre, des relations aux États-Unis. Cependant, ses sympathies pour les
protestations étudiantes lui valent d'être démis de ses fonctions au début de l'année
1945. Disgrâce banale en toute autre période de la vie du régime, qui aurait valeur de
rappel à l'ordre pour l'intéressé.
Mais la situation politique instable, les failles qui apparaissent dans l'appareil de
la dictature, encouragent Bonilla Atiles qui refuse de courber l'échine. Il marque donc
une sourde opposition pendant toute l'année 1945 et contacte même l'ambassade des

1108 Trujillo veillera par la suite à remettre de l'ordre dans le Rotary Club International, instrument non
négligeable au service du régime. Le 3 novembre un hommage solennel, avec échange de discours, lui est
rendu par cette institution. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 82.
-552-
États-Unis afin de connaître les garanties sur lesquelles il pourrait compter s'il créait
une organisation d'opposition. En février 1946, une manœuvre de Trujillo précipite les
événements. Au moment où s'achevait la grève de la région de l'Est et se poursuivaient
des grèves du zèle, le dictateur a décidé que le journal La Opinión ménerait une
campagne d'opposition contrôlée. Il pense ainsi se donner une meilleure image de
marque alors qu'arrive dans la capitale dominicaine, Joseph Davies, son principal agent
politique aux États-Unis1109. Se saisissant de cette ouverture politique, Bonilla Atiles
publie dans ce journal une lettre par laquelle il démissionne du Comité de soutien [à la
candidature de Trujillo] de la Chambre des professions libérales 1110. Explicitant son
geste, il indique qu'il ne souhaite pas s'engager avec plus d'un an d'avance. Il précise
qu'aucune inimitié ne l'oppose à Trujillo et ajoute que tout citoyen peut faire une
semblable déclaration dans des pays comme les États-Unis, Cuba, le Mexique, la
Colombie et Porto Rico. La liste ne doit rien au hasard, et si le Venezuela manque à
l'appel c'est parce que le citer eût été interprété comme une véritable provocation, étant
donnée la violente campagne engagée par la dictature contre Caracas1111.
En invoquant de tels exemples de démocratie, Bonilla Atiles se place
ouvertement sous la protection de ces pays. C'est au nom des valeurs que les
gouvernements concernés défendent sur la scène internationale, qu'il lance un défi à la
dictature.
L'affaire prend rapidement de l'ampleur puisque près de soixante étudiants
soutiennent aussitôt publiquement l'initiative. La polémique s'enfle. Bonilla Atiles est
pris à partie dans la presse, deux mille étudiants et professeurs rendent hommage au
dictateur1112 et, à la mi-mars, la campagne d'opposition de La Opinión prend fin.
Bonilla Atiles est menacé par les sbires du régime, on s'en prend à sa famille, si
bien qu'il se réfugie à l'ambassade du Mexique au début du mois de mai. L'ambassadeur
ayant obtenu des garanties du gouvernement dominicain, il accepte de quitter les locaux
diplomatiques. Brutalement agressé dans la rue, frappé avec une cravache et menacé
avec un pistolet, il se réfugie précipitamment à l'ambassade qu'il avait quittée. Selon le
chargé d'affaires nord-américain, il se présente, le visage ensanglanté, devant
l'ambassadeur du Mexique et lui lance : «Voici vos garanties1113». Comme on le voit, les
1109 Voir à ce sujet les Notices biographiques. L'occasion est d'autant plus importante qu'il s'agit d'une
véritable "passation de pouvoirs" : Joseph Davies se retire et laisse la place à celui qu'il a désigné à
Trujillo comme son successeur, Homer Cummings.
1110 La Opinión, du 21 février 1946.
1111 Rappelons simplement que les relations diplomatiques avaient été rompues et qu'une véritable
guerre des ondes opposait les deux pays. La présence de la Colombie s'explique sans doute par le fait que
la légation colombienne avait accordé asile à des opposants, au grand mécontentement de Trujillo.
1112 Le 13 mars 1946. À cette occasion il déclare, avec un certain goût de la provocation : «Dans
l'enceinte de notre Université on n'a jamais entendu une voix qui n'émane pas de la plus totale liberté de
pensée scientifique ou idéologique.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 72.
1113 Lettre du 25 mai 1946, n° 945, adressée au secrétaire d'État et signée Scherer. Recueil Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p 290. L'agression datait du 21 mai. G. Bustamante donne une version
-553-
événements font l'effet d'un véritable camouflet aux pays qui prétendent faire de la
démocratie le fondement de la solidarité interaméricaine.

Ces derniers sont d'ailleurs directement et explicitement interpellés lorsque


Bonilla Atiles, qui a pu gagner les États-Unis grâce à un visa immédiatement accordé
par l'ambassade, est reçu au département d'État nord-américain par Briggs et l'un de ses
assistants directs. Le mémorandum interne décrit ainsi la discussion :
«M. Atiles élargit alors son propos en critiquant vigoureusement
le Système Interaméricain et la nature anti-démocratique des
Gouvernements brésilien, nicaraguayen et argentin. Il se référa à l'achat
de collaborations de Gouvernements latino-américains par les États-
Unis comme à quelque chose de nécessaire pendant la durée de la
guerre. Une fois la guerre terminée une telle collaboration n'était plus
nécessaire, dit-il. M. Atiles fit à plusieurs reprises des observations pour
marquer une certaine distinction entre les Gouvernements des autres
Républiques américaines et leurs peuples1114.»
Bonilla Atiles, qui s'apprête à constituer à New York une organisation d'exilés
anti-trujilliste1115, met le doigt sur la plaie : il somme le département d'État de choisir
entre sa volonté affichée de fonder l'ordre continental sur le soutien aux démocrates et
la réalité d'une stratégie interaméricaine qui laisse en place les dictateurs; il lui demande
de se décider entre les peuples opprimés et leurs oppresseurs. Il souligne ici, qu'à force
d'incohérence, l'orientation poursuivie devient incompréhensible.

Il n'a pas tort. En effet, les diplomaties qui se sont déclarées favorables à une
action multilatérale se trouvent prises entre des sollicitations ou des tentations
contradictoires :

- L'intervention unilatérale est exclue car elle entraînerait la ruine


immédiate de l'ordre interaméricain.

- Proposer à nouveau une action multilatérale ne semble pas


réaliste. Les obstacles se sont multipliés et les gouvernements qui ont succédé aux
dictatures ne sont pas prêts à s'engager dans une aventure qui pourrait signifier leur
perte. Un nouvel échec renforcerait les régimes autoritaires.

presque identique.
1114 Mémorandum de conversation, daté du 14 juin 1946 et signé Barber. ibid., t. I, p. 304.
1115 L'ARDE ou Association revendicatrice de Dominicains en exil qui publie un bulletin aux États-
Unis.
-554-
- Laisser faire, c'est abandonner ses amis, se mettre en position de
faiblesse pour l'avenir et courir le risque de ne plus être capables de peser sur
l'évolution de la situation par la suite.

L'avenir semble indéchiffrable à ceux qui envisagent de fonder le nouvel ordre


interaméricain sur la démocratie. Leur analyse semble les paralyser. Trujillo comprend
que cette indécision lui est favorable et qu'il a tout à gagner à perturber encore
davantage le système interaméricain. Loin de se modérer, il se montre de plus en plus
agressif à l'égard des pays de la région.

Dès le lendemain de l'accession au pouvoir de Rómulo Betancourt, il organise


une violente campagne de presse et de radio contre le nouveau gouvernement du
Venezuela. L'affaire de la mise à sac de la légation dominicaine de Caracas est montée
en épingle. La dictature peut se permettre de fustiger, au nom des principes du droit
international et de la démocratie, le nouveau régime vénézuélien.
Le 10 novembre, un grand meeting de protestation contre Betancourt et la
violation de la légation est organisé à Ciudad Trujillo. La foule rassemblée est
considérable, la dictature donne le chiffre de 70 000 personnes.
À la fin du mois, le 29, le général Medina Angarita et le général López
Contreras -que Trujillo a soutenu en sous-main contre le premier- s'arrêtent à Ciudad
Trujillo, en route vers Miami. Ils sont respectivement présentés comme «Président du
Venezuela» et «ex-Président et candidat à la Présidence»1116. Le dictateur dominicain
essaie de les convaincre de constituer un gouvernement en exil et leur garantit son
soutien. En vain.
Ciudad Trujillo devient le lieu où se rassemblent les adversaires de Betancourt.
En particulier José Vicente Pepper, qui devient un thuriféraire du Benefactor. La
capitale dominicaine se transforme en centre des complots contre le régime de Caracas.
Le général Simón Urbina, adversaire de Betancourt, effectue des voyages en
Colombie et en république Dominicaine sous divers prétextes. En mars 1946, l'attaché
militaire nord-américain observe la montée des tensions :
«La Junte Vénézuelienne, en particulier les membre d'Action
démocratique, sont préoccupés par l'activité contre-révolutionnaire qui
est menée contre eux, autour du Général Rafael Simón Urbina, en
république Dominicaine1117.»
1116 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 66 et 67 pour ces deux événements.
1117 Voir les rapport de renseignements confidentiel et secret de l'attaché militaire nord-américain,
Montesinos, datés du 23 février, n° R-9-46, et du 21 mars 1946. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo,
-555-
L'achat de l'aviso Colón et son voyage au Brésil pour y chercher des armes et
des munitions, à la même époque, ne semblent pas étrangers à cette activité souterraine.

Le gouvernement de Grau San Martín n'échappe pas non plus aux manœuvres
d'intimidation et aux menées agressives1118. Quotidiennement, les journaux et la radio de
la république Dominicaine déversent attaques, calomnies et provocations contre le
président cubain
Trujillo cherche à se lier avec les militaires opposés à Grau San Martín afin de
promouvoir et d'appuyer un coup d'État. Des occasions sont ménagées afin de permettre
la prise de contacts. Le dévoilement d'un buste de Antonio Maceo, le 10 janvier 1946
est ainsi un prétexte à organiser une rencontre avec des officiers de Santiago de Cuba1119.
En août 1946, alors que le navire-école cubain Patria fait escale à Ciudad
Trujillo, les officiels dominicains ne se rendent pas aux invitations qui leur sont faites.
L'événement est passé sous silence par les chroniqueurs du régime1120.
L'achat de la corvette Presidente Trujillo et son arrivée dans la capitale
dominicaine, en juillet 1946, sont évidemment perçus comme des signes inquiétants. Il
s'agit d'un navire imposant par la taille, de construction récente -il a deux ans- et
susceptible de transporter des cargaisons d'armes. Il a été démilitarisé, mais on
murmure qu'il pourrait être rapidement muni des pièces d'artillerie qui lui font défaut.

En multipliant les complots et les gestes agressifs, Trujillo ne fait pas seulement
preuve d'une mégalomanie aveugle, comme on le dit trop souvent. Il poursuit avec
acharnement plusieurs buts :

- En favorisant des coups d'État dans les pays voisins, il cherche


d'abord à anéantir les bases arrières des exilés qui se font de plus en plus menaçants. La
suite des événements se chargera de prouver que les craintes du dictateur sont fondées,
puisque trois expéditions seront organisées de l'extérieur contre son régime entre 1947
et 1959.

año 1946, t. I, p. 199 et p. 239.


1118 À propos des menées de Trujillo contre Betancourt et Grau San Martín à cette époque, on lira, outre
les documents que nous signalons, un récit détaillé de première main : G. R. BUSTAMANTE, Una satrapía
en el Caribe, p. 157 à 175.
1119 On remarquera que la dictature noue des liens préférentiellement avec des officiers cubains, d'active
ou à la retraite, de l'Oriente. Cette région à l'est de Cuba est la proche de la république Dominicaine, et
aussi la plus éloignée de La Havane. Voir R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 69.
1120 En particulier, ID., ibid., t. II, p. 78 et 79.

-556-
- Il tente également d'intimider des adversaires politiques et de
faire taire les critiques contre son régime. Les radios vénézueliennes et cubaines, que
l'on capte sur le territoire dominicain, sont une véritable obsession pour lui.

- Enfin, et surtout, il s'emploie à démontrer que la recherche d'un


nouvel ordre interaméricain, prôné par Braden ou Betancourt, créé bien plus de
problèmes qu'elle n'en résoud. Il travaille sciemment à la ruine d'une doctrine politique
qui menace l'existence de son régime.

Cette offensive ordonnée connaît son plein développement vers le mois de


novembre 1946.

Une tentative de putsch militaire, rapidement étouffée, a lieu au Venezuela. On


note des incursions armées depuis le territoire colombien ainsi que des attentats visant
des ponts ou des routes.

Dans la presse dominicaine et sur les ondes de La Voz del Yuna, que contrôle
"Petán" Trujillo, Betancourt est présenté comme un communiste.

Le ministre plénipotentiaire cubain, Francisco de Arce, est rappelé à la fin du


mois à La Havane, en raison de la dégradation des relations entre les deux pays.

Deux ou trois jours plus tard, le 29 novembre, les représentants diplomatiques


nord-américain et britannique sont précipitamment convoqués par le secrétaire d'État
aux Relations extérieures.
Celui-ci leur remet copie d'un long rapport des services de renseignements qui
révèle qu'une expédition sera lancée, depuis les côtes cubaines, contre la république
Dominicaine, le 4 décembre. Trois bateaux et cinq avions, ces derniers précisément
identifiés, transporteront les hommes et le matériel. Le rapport met essentiellement en
cause les gouvernements de Grau San Martín et de Betancourt, nommément désignés et
accusés de fournir armes, finances et protection aux expéditionnaires.
Par ailleurs, le document affirme que les exilés dominicains agissent «pour
servir les intérêts ou les directives communistes de Moscou» et implique
opportunément, Lázaro Peña, dirigeant du PSP cubain, dans l'affaire. Enfin les États-
Unis ne sont pas oubliés puisque l'un des bateaux serait à Porto Rico et que les avions

-557-
se trouveraient en Géorgie où un colonel nord-américain (à la retraite ?) dirigerait les
opérations aériennes1121.
Il s'agit d'une manœuvre de désinformation pure et simple. Quelques noms
d'exilés, sans doute quelques échos de leurs préparatifs réels et deux ou trois faits
choisis (comme le départ du ministre plénipotentiaire cubain qui donnerait le signal de
l'attaque) sont mêlés à un tissu d'affabulations afin de donner un air d'authenticité à
l'ensemble.
Pour parfaire le tout, l'armée dominicaine, mise en état d'alerte, se porte vers la
frontière avec Haïti, par où est censée passer l'expédition. Des appareils de l'armée de
l'air survolent constamment la capitale donnant l'impression qu'un conflit est sur le
point d'éclater.
Cette opération d'intoxication illustre parfaitement la ligne d'action de la
dictature. En communiquant ces "informations", Trujillo veut démontrer que
Betancourt et Grau San Martín sont objectivement des facteurs de désordre : en
s'associant à eux dans le but d'obtenir la stabilité de la région, la Maison-Blanche
obtiendra des résultats inverses à ceux recherchés. Bref, Washington se laisse berner.
Cette dangereuse naïveté menace directement la sécurité intérieure des États-Unis,
puisque une partie des opérations se prépare sur leur sol ou à Porto Rico, sans même
qu'ils en soient informés. Enfin, couronnement de l'édifice, la main du communisme
international est désignée comme tirant les ficelles de toute l'opération.

Trujillo se pose donc en victime, cherche à obtenir par avance l'absolution s'il
réprime l'opposition, et appelle Washington à un réarmement politique et stratégique
qui implique l'abandon de son orientation dans la région.

L'ambassadeur nord-américain en est partiellement conscient puisqu'il écrit dans


le télégramme urgent qu'il adresse au département d'État :
«Le facteur le plus important peut être de préparer les États-Unis
à des mesures répressives drastiques contre toute opposition politique à
Trujillo et [un] effort [pour] gagner [sa] sympathie dans [la] campagne
anticommuniste1122.»
Même si le diplomate limite encore essentiellement l'affaire à une question
intérieure dominicaine, il perçoit que Trujillo tente de provoquer un renversement
d'alliances.

1121 Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p 436.


1122 Le télégramme est daté du 29 novembre 1946 et porte le n° NIACT-378. Ibid., t. I, p 434.

-558-
Tout indique donc que le régime dominicain n'est pas prêt de s'incliner et qu'il
est décidé à poursuivre sur l'orientation qu'il a choisie.

Ainsi, à l'Assemblée générale des Nations unies qui se tient à Flushing


Meadows à la fin de l'année 1946, la république Dominicaine se prononce contre le
retrait des représentants diplomatiques en poste à Madrid, mesure proposée par les
États-Unis. Le vote négatif de Ciudad Trujillo contribue à souligner le peu
d'empressement de nombreuses Républiques américaines à suivre la voie indiquée par
Washington à cette occasion. Chaque initiative de Trujillo démontre que le système
interaméricain ne fonctionne pas.

Au début du mois de décembre, la division des Affaires spéciales du


département d'État nord-américain tire des conclusions qui ne laissent aucun espoir. Le
responsable commence par rappeller :
«La Proposition Rodríguez Larreta a été définitivement rejetée.»
Il précise qu'il serait évidemment possible d'envisager des consultations
interaméricaines si «une violence et une brutalité suffisantes» (sic) étaient employées
en république Dominicaine. Mais il ajoute, désabusé :
«Cependant, la doctrine de la non-intervention exerce une telle
influence sur la pensée des Latino-Américains, que je tiens pour certain
qu'il ne sortirait rien d'autre de cette consultation que l'expression de
pieux espoirs de voir les Dominicains se comporter comme de braves
garçons. Il s'est produit la même chose à propos du traitement réservé à
Franco par l'Assemblée Générale, où les craintes des Latino-Américains
au sujet de la non-intervention les ont empêchés de prendre une position
ferme, même s'ils étaient prêts à le faire1123.»
Le département d'État reconnaît qu'il ne contrôle pas la situation, mais il n'a
aucune alternative à proposer. L'affaire est d'autant plus grave qu'elle s'inscrit dans le
cadre d'un nouvel ordre mondial également chancelant. L'irrésolution, prélude à des
changements fondamentaux, s'installe.

Le rapport que l'ambassadeur Butler adresse au département d'État le 24


décembre 1946, plus d'un an après la formulation de la doctrine Larreta, est une piéce
majeure pour comprendre et apprécier cette indécision. Les grèves sont passées, le
meeting du PSP du 24 octobre également, la répression s'abat sur l'opposition,
communiste et non communiste. Alors qu'il poursuit une route qui dérange les plans de

1123 Rapport du 3 décembre signé Dreier. IBID., t. I, p 448.

-559-
Washington dans la région, Trujillo est certainement en meilleure posture qu'un an plus
tôt. Il prétend même faire la leçon aux diplomates nord-américains.
Butler sent que la situation échappe au département d'État. Il écrit, lui-même
désorienté :
«Les membres de l'opposition dominicaine m'ont indiqué qu'ils ne
peuvent pas comprendre pourquoi nous nous opposons aux dictateurs en
Europe et pourquoi nous échouons à agir contre eux dans les
Amériques.1124»
Et il propose :
«À nouveau, nos espoirs semblent reposer sur une action
multilatérale fondée sur des principes démocratiques qui ont été
proclamés, même s'ils ne sont pas respectés, par toutes les Républiques
américaines.»
On ne saurait mieux dire que l'on est dans une impasse. L'ambassadeur nord-
américain, conscient que la situation devient insoutenable, se prononce pour une
solution qui a déjà échoué dans des conditions moins défavorables. Il reconnaît que
l'adhésion aux principes démocratiques est purement formelle dans nombre de capitales
du continent, mais, faute d'une perspective plus crédible, il propose de les mobiliser
pour une action collective en défense de la démocratie dans un pays tiers. Son unique
argument pour les convaincre de se rallier majoritairement -sinon unanimement- à une
thèse qu'elles ont déjà rejetée, est la similitude des discours officiels.

Pour sortir de ce qui ressemble fort à un dilemme, l'ambassadeur propose que le


département d'État émette une déclaration politique sur les problèmes panaméricains en
lui donnant une large publicité. Il en soumet le canevas, bâti à partir de citations des
pactes interaméricains et des discours des autorités nord-américaines. Il propose ainsi
de rappeler aux républiques américaines un discours de Byrnes, prononcé quatorze
mois plus tôt1125. Le secrétaire d'État avait alors déclaré :
«La politique de non-intervention dans les affaires intérieures ne
signifie pas le soutien à une tyrannie locale. La finalité de notre politique
est de garantir le droit de nos voisins à développer leur propre liberté à
leur façon. Elle ne vise pas à leur donner licence de comploter contre la
liberté des autres.
Par conséquent, s'il se produit un événement dans un pays du
système interaméricain qui, d'un point de vue objectif, menace notre
sécurité, nous nous consultons avec les autres membres pour essayer de
1124 Cette citation et les deux suivantes sont extraites du rapport secret n° 306. Ibid., t. I, p 479, et 480
pour la dernière.
1125 Ce discours avait été prononcé le 31 octobre 1945, devant le Forum du Herald Tribune.

-560-
nous mettre d'accord sur la politique commune à suivre en vue de notre
protection mutuelle.»
La réaffirmation obstinée de cette doctrine, formulée quelques semaines
seulement après la capitulation du Japon et à peine quinze jours après le renversement
de Medina Angarita par Betancourt, démontre, s'il en était besoin, que le système
interaméricain, tel qu'il a été constitué au lendemain de la guerre, ne fonctionne plus. Le
bégaiement des diplomates1126 annonce, inévitablement, une révision de la stratégie. En
effet, une déclaration, fût-elle vigoureuse, ne résoudra rien par elle-même. Quel
gouvernement pourrait croire que d'une consultation mutuelle puisse maintenant sortir
un consensus pour une action multilatérale contre Trujillo ou Perón ? Que gagnerait
Washington à brandir, une fois encore, des menaces inopérantes et, par là même, à
confirmer son impuissance ? Butler n'évoque même pas ces questions. Conscient que
l'ordre impérial est en danger, il ne peut proposer qu'un raidissement désespéré.

Les commentaires de Braden, à la suite de la proposition de l'ambassadeur


Butler, sont remarquables. À la fin du mois de janvier 1947, il écrit le message abrégé
suivant à Briggs, son adjoint chargé des Affaires des républiques américaines :
«Je crois que George [Butler], comme toujours, a touché juste et
je suis d'accord avec toi pour qu'il [le communiqué] soit lu [à la presse]
mais nous devons prendre soin du moment que nous choisissons. À coup
sûr, le moment actuel n'est pas indiqué pour engager cette action mais
dès que nous atteindrons des eaux plus calmes j'y serais favorable1127.»
Les grands principes se heurtent à la réalité d'un «moment» qui se prolonge
depuis des mois. Braden espère en vain une arrivée en «eaux plus calmes» qui ne se
produira pas. La déclaration de Butler sur le fonctionnement du système interaméricain
ne sera jamais communiquée à la presse et à l'opinion.
Cinq mois après son message, Braden démissionnera officiellement de son poste
au département d'État alors que commencera à se définir une tout autre stratégie
continentale.

1126 Il est également significatif que l'ambassadeur Butler, inquiet des tentatives de Trujillo pour se
procurer des armes et soutenir la subversion au Venezuela, pose encore la question suivante à la fin du
mois de novembre 1946 : «En fonction de l'évolution de la situation, le Département est-il prêt à décider
la publication de notre Mémorandum du 28 décembre 1945, relatif à la fourniture d'armes à la
république Dominicaine, el du Mémorandum dominicain du 25 janvier 1946, qui lui répond ?» Le temps
semble s'être arrêté à la fin de l'année précédente pour la diplomatie nord-américaine. Le lettre
confidentielle citée, datée du 29 novembre 1946, porte le n° 239 et est adressée au département d'État.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 431.
1127 Note du 22 janvier 1947. Nous avons gardé la syntaxe, nous donnons les éclaircissements entre
crochets. Ibid., t. I, p 483.
-561-
• LES EXILÉS AU POINT DE RUPTURE DES ÉQUILIBRES

Cette situation nouée va conduire les exilés à tenter d'intervenir directement.


Placés au cœur des antagonismes régionaux, ils ressentent directement toutes les
contradictions de la conjoncture. D'une part, ils ont le sentiment que la situation est
mûre et, d'autre part, que les atermoiements font le jeu de Trujillo. Voyons plus
précisément les éléments de cette contradiction, qui les détermine à aller de l'avant.

Les raisons d'espérer sont nombreuses.

La première, celle dont découlent presque toutes les autres, est l'évolution de la
situation dans la région et dans le monde à la fin de la guerre et jusqu'au début de 1946.
L'élan donné par les changements qui s'opèrent dans l'espace environnant la
république Dominicaine est profond et indubitable.
Nous avions déjà noté le regain d'activité lors des derniers mois de la guerre et
la constitution du Front unique de libération dominicaine en novembre 1944, peu après
l'accession à la présidence cubaine de Grau San Martín.
Sous la pression des événements, cette proclamation, très formelle au départ,
tend à prendre des contours plus précis. Le 18 février 1946, quatre mois après l'arrivée
au pouvoir de Betancourt, Juan Bosch, Ángel Morales et Juan Isidro Jimenes Grullón se
réunissent à Caracas. Bosch parti, les conversations se poursuivent avec Buenaventura
Sánchez, son principal représentant au Venezuela, afin de tenter de définir la forme que
pourrait prendre un gouvernement qui succéderait à la chute de Trujillo. Les échéances
décisives paraissent proches aux exilés, on le voit.

Une véritable solidarité continentale s'affirme autour des exilés. Pour de


nombreux militants, Trujillo fait figure de symbole. Abattre son régime ce serait
remporter une victoire décisive pour le progrès en Amérique latine. Outre des
organisations comme l'Alliance démocratique du Venezuela ou le Parti authentique de
Cuba, des militants communistes de diverses tendances appuient activement Juan
Bosch jusqu'au début de l'année 1946, avant le pacte noué entre Trujillo et le PSP
cubain. Dans une situation complexe, les exilés semblent indiscutablement porteurs
d'espoirs. Dans un rapport de renseignements du 21 mars 1946, l'attaché militaire à
Caracas note :

-562-
«Pendant un certain temps il [J. Bosch] a utilisé le bureau du
dirigeant communiste Salvador de la Plaza plus ou moins comme
quartier général. On l'a beaucoup vu en compagnie de dirigeants
communistes du premier rang; le plus fréquemment aux côtés de Gustavo
Machado, Rodolfo Quintero et Salvador de la Plaza, tous membres de
l'Aile dite Révolutionnaire du Parti Communiste Vénézuélien.
Cependant, d'autres accompagnateurs fréquents furent Ricardo
Martínez, dirigeant collaborationniste; Miguel Otero Silva, dirigeant de
la troisième “faction” ou faction “neutre” du Parti Communiste1128.»
L'aide fournie ne se limite pas à un soutien moral, puisque le même rapport
précise :
«Vers le 1er décembre 1945, trois importants dirigeants
communistes, Ricardo Martínez y Benítez, Ernesto Silva Mellería et
Martín J. Ramírez, quittèrent le Venezuela pour une tournée en Amérique
latine dans le but de s'assurer le soutien de groupes communistes dans le
renversement de Trujillo.»
Les observations de l'officier nord-américain, permettent de comprendre
pourquoi, pendant plusieurs mois, le soutien au combat des exilés contre Trujillo
rassemble des militants ayant des analyses différentes de la situation. Pour les plus
radicaux, il s'agit de favoriser une révolution armée qui jettera à bas un régime honni,
alors que pour les plus modérés, cette prise de position se confond avec l'appui aux
gouvernements démocratiques comme celui de Betancourt. La tournée latino-
américaine de décembre 1945 est d'ailleurs financée par l'Action démocratique.
Pour un temps au moins, le combat des exilés se trouve à la croisée des chemins
de la plupart des militants qui aspirent à plus de liberté dans les Caraïbes.

La crise permanente qui oppose la dictature dominicaine au gouvernement


haïtien semble également un élément favorable pour les exilés.
Dès 1944, les relations se sont tendues, au point que le 24 mars Port-au-Prince a
rompu l'accord commercial qui liait les deux pays. Haïti, économiquement et
militairement désarmée face à son voisin, se sent constamment menacée.
Au cours de l'année 1945, les relations se dégradent encore entre Trujillo et le
président Lescot, qui, d'amis, sont devenus d'irréconciliables ennemis. Bosch en profite
pour se rendre à Port-au-Prince, où il arrive le 22 novembre, afin de rencontrer Lescot.
Celui-ci l'accueille chaleureusement. Les exilés trouvent ainsi un appui politique au
plus près de la république Dominicaine. Les renseignements qu'ils peuvent obtenir sont
1128 Cette citation et la suivante sont extraites du rapport secret n° R-51-86, signé Alan F. Hubbard.
Ibid., t. I, p. 240.
-563-
nombreux et les contacts avec la résistance intérieure moins difficiles. Cette complicité
du gouvernement haïtien est précieuse car un débarquement direct sur les côtes
dominicaines est extrêmement risqué : l'armée veille et l'aviation et les unités garde-
côtes patrouillent tout au long du rivage. En revanche, la frontière dominicano-
haïtienne, montagneuse et éloignée des voies de communication, reste moins bien
contrôlée malgré les efforts de la dictature.

La situation intérieure dominicaine incite les exilés à l'optimisme. Le


développement du mouvement ouvrier en 1945 suscite de grands espoirs et la grève
générale de l'Est de janvier 1946 est un choc considérable pour tous les esprits. Jamais
la dictature ne s'est trouvée ainsi privée de l'initiative, contrainte de battre en retraite et
de composer pour éviter un affrontement direct. Les exilés cherchent d'ailleurs à se lier
directement à ce mouvement. J. J. del Orbe, témoin direct et l'un des dirigeants de la
grève, rapporte qu'un messager des exilés avait pris contact avec les dirigeants
syndicaux de San Pedro de Macorís dès le mois d'octobre 1945 et leur avait annoncé un
débarquement qui devait coïncider avec la grève générale 1129. À cette occasion, les
responsables ouvriers avaient manifesté leur intérêt pour le combat des exilés sans
toutefois se subordonner à lui. Malgré leurs contacts réduits, les militants de l'exil
peuvent donc légitimement penser, au moins jusqu'en octobre 1946, qu'un
débarquement serait appuyé par un mouvement populaire.

Les bruits d'attentats contre Trujillo circulent et semblent témoigner que la


dictature est au prise avec de sérieuse difficultés.
Un plan aurait été conçu pour abattre le dictateur lors de la fête nationale, le 27
février 1946. Quatre hommes, armés de mitraillettes, devaient conduire l'action
décisive, pendant qu'un autre groupe mènerait une opération de diversion. L'opération

1129 Il écrit, J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la clase obrera…, p. 41 : «Nous pensons qu'il est d'une
importance vitale de préciser la raison pour laquelle les camarades de La Romana se mirent à nouveau
en grève. Au mois d'octobre 1945 un citoyen chilien du nom de Ferrer était arrivé dans le pays, avec
l'adresse de Carmen Natalia [Martínez] Bonilla; de chez elle il alla a celle de Mauricio [Báez]. Là nous
nous réunîmes avec Ferrer et celui-ci nous informa qu'on nous faisait savoir depuis l'exil que nous
devions nous préparer pour soutenir avec une grève générale le débarquement d'une invasion qui
arriverait à la fin du mois de décembre ou au début de janvier. Nous lui dîmes que nous étions d'accord
et que justement nous étions en train de prendre les dispositions pour nous mettre en grève à cette date,
et que ce serait bien mieux d'agir en même temps. Après avoir discuté avec nous, l'envoyé des exilés se
dirigea à La Romana où il se réunit avec les camarades de lá-bas.» Juan Bosch et divers auteurs
corroborent l'arrivée de cet émissaire, mais l'appellent Freire. Il ne semble pas, contrairement à ce que
pense J. J. del Orbe, que Freire rencontra les responsables syndicaux de La Romana. Carmen Natalia
Martínez Bonilla, citée ci-dessus, était une importante militante de l'UPR. En fait, l'envoyé des exilés
devait essentiellement prendre contact avec "Juancito" Rodríguez, afin de préparer une aire d'atterrissage
pour avions camouflée en séchoir à café, comme l'indique CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura
del poder personal, p. 249.
-564-
aurait été annulée à la dernière minute, peut-être en raison de la publication de la lettre
de Bonilla Atiles dans La Opinión1130.
Plus grave encore, un complot est déjoué de justesse dans l'unité de blindés,
section d'élite de l'armée. Le lieutenant Eugenio de Marchena et plusieurs autres
conjurés auraient projeté de tirer sur la tribune officielle, présidée par Trujillo, à
l'occasion d'un exercice auquel participeraient les chars d'assaut. Ils sont arrêtés le 14
juin 1945, à la veille de l'attentat. La plupart des conspirateurs sont dégradés, mutés
d'office, puis assassinés. Eugenio de Marchena, après avoir été condamné à trente
années d'emprisonnement, est déplacé de garnison en garnison pendant plusieurs mois
pour décourager les officiers qui seraient tentés de suivre son exemple. L'année
suivante, il sera, à son tour, assassiné1131.
À vrai dire, les rumeurs sont imprécises et souvent contradictoires dans les
détails. Les dates varient, les circonstances présumées également. Les services de la
dictature contribuent certainement à répandre l'incertitude en propageant des
informations destinées à justifier par avance des mesures répressives brutales. Il n'en
reste pas moins que des failles apparaissent jusque dans l'appareil du régime. Il faut
remarquer que Eugenio de Marchena est un officier formé à West Point. En ce sens son
ascension doit moins au système de la dictature que celle de l'immense majorité des
cadres de l'armée. Il est d'ailleurs certain que cela lui a valu l'aversion d'une partie de
l'appareil, en particulier d'officiers supérieurs comme le général Fiallo qui conduit
personnellement les interrogatoire auxquels est soumis Marchena pendant son
emprisonnement dans la forteresse Ozama. Ajoutons que le complot a trouvé un terrain
favorable parmi des militaires qui ont reçu une formation technique poussée afin de
servir dans l'unité de chars. On devine ici les premiers signes d'un conflit entre la
dictature et les professionnels qualifiés dont elle a besoin.

Enfin, élément décisif, les exilés trouvent des ressources financières importantes
qui leur permettent d'envisager de s'équiper en vue d'une expédition.
Lors de sa rencontre avec Lescot, en novembre 1945, Bosch obtient du président
haïtien la somme de 25 000 $US afin de financer les opérations contre Trujillo1132.
1130 Le chargé d'Affaires, Scherer, et l'attaché militaire nord-américains, Montesinos, communiquent à
plusieurs reprises l'information qu'il donnent pour authentique. Voir en particulier le télégramme secret
n° 83, en date du 25 février et le rapport confidentiel n° R-15-46 du 27 mars 1946. Recueil, Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p 200 et p. 247 respectivement.
1131 L'affaire est rapportée de façon détaillée dans : G. E. ORNES COISCOU, Trujillo. Little Caesar of the
Caribbean. On peut également la suivre dans les rapports adressés par l'ambassade nord-américaine au
département d'État réunis dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I. On lira en
particulier le rapport de renseignements confidentiel de l'attaché militaire Montesinos n° B-42-46, daté
du 21 juin 1946, p. 306.
1132 CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura del poder personal, évoque cette question p. 249.
L'information est confirmée par divers rapports de renseignements nord-américains. Dés le 15 décembre
l'attaché naval à Port-au-Prince donne l'information en précisant que Lescot a hypothéqué des biens
personnels pour disposer de la somme en liquide. Bosch aurait ainsi touché 25 000 $US en billets de
-565-
Surtout, l'arrivée d'un grand propriétaire terrien apporte des fonds considérables.
Au cours de l'année 1945 Trujillo augmente ses pressions sur Juan Rodríguez García
"Juancito", l'un des plus riches propriétaires de l'île, afin d'obtenir de fortes quantités
d'argent et des biens. Après avoir tenté de résister à l'extorsion de fonds, celui-ci prend
contact avec l'UPR et s'enfuit à Cuba en janvier 1946 avec une énorme somme en
liquide, 500 000 $ ou plus, abandonnant à la dictature le reste de ses biens dans le
Cibao. "Juancito" Rodríguez devient immédiatement le bailleur de fonds des exilés et
l'un des organisateurs des opérations contre la dictature.

En revanche, divers signes concordants, indiquent que la faiblesse de la


dictature touche à sa fin.

Au premier rang d'entre eux, nous l'avons vu, l'évolution des équilibres
internationaux qui s'accélère dans le courant de l'année 1946, source d'un reflux des
espérances. Au début du mois de mars 1946, Winston Churchill fait un retentissant
discours aux États-Unis dans lequel il désigne le danger principal à ses yeux en
Europe : le communisme qui s'est emparé de tout l'est du continent. Le caractère radical
des propos et le pays choisi pour les tenir indiquent, si besoin était, que la menace est
mondiale. Pour le dirigeant conservateur britannique, il est temps de réaxer la stratégie
internationale des grandes puissances de l'Ouest, et de se fixer de nouvelles priorités.
L'avènement de la démocratie dans les pays occidentaux passe au second plan.

Parallèlement l'attitude de Washington qui professe des principes


démocratiques, mais est incapable de les faire respecter, est rapidement ressentie
comme la marque d'une profonde duplicité. Les exilés liés au département d'État,
comme Ángel Morales, perdent de leur influence, tandis que les tendances les moins
favorables à la Maison-Blanche prennent le dessus. On cesse progressivement de
penser que le salut viendra des États-Unis et on finit même par conclure que la victoire
ne sera obtenue que malgré eux.
Dès mai 1945, Juan Bosch, dans un discours qu'il prononce à Caracas sous les
auspices de l'Action démocratique, alors dans l'opposition, ne laisse place à aucune
ambiguïté. Voici le compte rendu de ses propos :
«L'exposé de Bosch impliquait que Trujillo était un agent du
Gouvernement des États-Unis, qu'il avait été soldat pendant l'occupation
de Saint-Domingue et que grâce à des manœuvres en faveur des États-
Unis il s'était élevé de plus en plus jusqu'à atteindre finalement la

20 $. Rapport secret, n° 106-6-S-46. Recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 300.
-566-
Présidence de la République. Il ajouta que la démocratie des États-Unis
était une farce et que leur intervention dans la guerre n'avait pas eu pour
objet la liberté mondiale, mais une prépondérance de l'impérialisme
yankee, à l'avenir1133.»
En s'éloignant de la stratégie interaméricaine officielle, les exilés tendent à se
définir comme une force complètement indépendante. L'analyse qui dénie toute
crédibilité aux promesses des États-Unis, marque l'infléchissement conduisant à
l'intervention autonome des exilés.
Pour nombre de militants, la lutte contre Trujillo s'éclaire d'un jour nouveau : le
combat pour la démocratie et la liberté se charge d'un contenu nettement anti-
impérialiste. Cette tendance des exilés à transgresser proprio motu les limites fixées de
prime abord -le simple renversement de Trujillo et son remplacement par un
gouvernement qui conviendrait à tous- nous semble capitale. Certes, elle ne fait que
s'esquisser et elle ne débouche pas sur des principes et une perspectives clairs, mais elle
ne peut qu'alarmer Washington. Nous y reviendrons.

La vague démocratique ne progresse plus. Après le renversement de la dictature


vénézuélienne, le mouvement perd son élan initial et semble déboucher sur des eaux
stagnantes. En Haïti, Lescot est renversé en janvier 1946. Un Comité exécutif militaire
-CEM- prend sa place. Le 12 mars suivant, l'ambassadeur dominicain à Washington,
García Godoy, se précipite auprès de Braden et Briggs pour les informer :
«…que l'exilé dominicain Jimenes Grullón était arrivé à Haïti en
provenance de Cuba avec des fonds fournis par les communistes cubains
[…] que Jimenes Grullón s'assurait le soutien des communistes haïtiens
et qu'il pourrait se mettre à la tête d'une expédition en direction de la
frontière1134.»
On appréciera le cynisme de la dictature qui, le même mois, engage des
discussions avec les dirigeants du PSP cubain afin de rechercher un accord. D'ailleurs le
département d'État ne semble pas convaincu et craint qu'il ne s'agisse en réalité d'un
stratagème pour justifier des actions militaires contre Haïti.
À tort, car si l'implication des communistes relève de la pure affabulation
destinée à inquiéter Washington, il est tout à fait exact que Jimenes Grullón s'est rendu
quelques jours plus tôt à Haïti, en tant que représentant de Juan Bosch. Il y a rencontré
le responsable aux Relations extérieures au sein du CEM, le commandant Levelt afin de
lui soumettre deux demandes ainsi présentées :

1133 Discours prononcé le 17 mai 1945 au théâtre Olimpia. Rapport secret de renseignements de l'attaché
militaire à Caracas, n° R-51-86, signé Alan F. Hubbard et daté du 21 mars 1946. Texte complet dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 240.
1134 Mémorandum de conversation interne. Ibid., t. I, p. 221.

-567-
«(1) Permission pour que 20 exilés dominicains viennent à Haïti
et s'établissent en divers points -ces hommes seront bien sélectionnés et
délégués. (2) Nous donner l'autorisation de débarquer en un point
proche de la frontière d'où nous lancerons une attaque armée contre les
troupes de Trujillo. Il pourraît être nécessaire avant de débarquer
d'entreposer des armes en un certain point de votre territoire1135.»
Les requêtes de Jimenes Grullón, directement rapportées par Levelt aux services
nord-américains, s'inscrivent dans le prolongement des conversations entre Bosch et
Lescot, quatre mois plus tôt.
Mais les vents ont tourné et le CEM, lui-même aux prises avec une situation
intérieure difficile, veut éviter l'affrontement avec Trujillo qui fait étalage de sa force en
patrouillant ostensiblement dans les eaux territoriales haïtiennes en ce début du mois de
mars 1946, au mépris du droit international. Aussi Levelt fait-il savoir à Washington
qu'il ne sera pas accordé de droit d'entrée ni à des hommes, ni à du matériel. Les plans
militaires des exilés en sont profondément affectés. Les mois qui suivent confirment le
rapprochement forcé de Port-au-Prince avec Ciudad Trujillo. Les signes visibles se
multiplient à la fin de l'année 1946 : les représentations diplomatiques sont élevées au
rang d'ambassades et les deux secrétaires d'État aux Relations extérieures, Peña Batlle
et Price-Mars, sont nommés ambassadeurs. Le 1er janvier 1947, une imposante
délégation, conduite par Peña Batlle, participe ostensiblement aux fêtes haïtiennes de
l'Indépendance.

L'adoption par les dirigeants communistes d'une stratégie qui privilégie la


recherche d'un accord avec Trujillo provoque une profonde rupture parmi les exilés
dominicains. D'une façon générale, la politique constante de l'exil est le refus de
pactiser avec la dictature non seulement pour des raisons de principe, mais aussi parce
que les exilés sont persuadés que les offres de Trujillo ne sont que des manœuvres qui
se retourneront contre eux. Le piège est d'ailleurs éventé depuis longtemps, puisque le
Benefactor les a déjà invités à revenir à de nombreuses reprises en leur promettant une
démocratisation du régime qui ne s'est jamais produite, comme on le sait. Tel avait été
le cas, par exemple, le 23 juillet 1932, le 5 octobre 1933 et le 23 juillet 1943 1136. Chaque
fois, les offres ont été rejetées.

1135 Rapport secret de renseignements de l'attaché militaire en Haïti, n° P-49-46, daté du 20 mars 1946 et
signé John L. Peterson. Ibid.. t. I, p. 232.
1136 On trouvera les déclarations dans : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas. Respectivement :
Proclama invitando a los dominicanos ausentes…, t 1, p. 221; Manifiesto con motivo de la promulgación
de la Ley n° 572…, t. I, p. 382 et Manifiesto dirigido a los dominicanos voluntariamente exilados…, t. V,
p. 363. À plusieurs reprises la propagande de la dictature fait mention d'un appel similaire lancé en 1939;
nous n'en avons pas trouvé trace.
-568-
Aussi le rapprochement de la direction du PSP cubain et des agents de Trujillo
inquiète immédiatement. Dès septembre 1944, Juan Bosch met publiquement en garde
contre les propositions que peut faire le dictateur dans deux écrits successifs publiés par
El País de Caracas les 10 et 11 septembre. Les deux articles, respectivement intitulés
«Communistes, attention !» et «Trujillo est ainsi, communistes !», sont autant de cris
d'alarme. En mai 1946, Enriquillo Henríquez, le père de Francisco Alberto Henríquez,
adresse une lettre publique au dirigeant cubain Eduardo Chibás dans laquelle il se
déclare stupéfié par les bruits qui font état de la mise à l'étude par les communistes
d'«un rappprochement ou une trêve avec Trujillo.» Il ajoute :
«C'est une entreprise inutile et stérile. Les révolutionnaires à
Saint-Domingue et ailleurs, l'opinion continentale, balaieront un tel
projet. Je tends plutôt à croire qu'il s'agit de fausses rumeurs. […] Il y a
des choses qu'on ne peut pas faire, même au nom de la “tactique” la plus
scientifique. On ne peut pas faire de front unique avec l'ennemi 1137!»
Les mots qui viennent sous la plume de "Quillo" Henríquez annoncent la
fracture irréductible qui se prépare. Il ne s'agit pas, dans son esprit, d'une simple
divergence, même grave. Dans un monde clairement divisé en deux camps, ceux qui
soutiennent la dictature et ceux qui la combattent, les communistes font l'effet de
traîtres qui abandonnent les leurs et passent à l'ennemi. Significativement, leur attitude
est opposée à celle de l'ensemble des révolutionnaires et même des peuples, toutes
opinions confondues1138. En relisant ce qu'écrit Henríquez, on comprend qu'à ses yeux
les dirigeants du PSP cubain prennent l'immense responsabilité de briser le “front
unique” de ceux qui veulent en finir avec Trujillo.
Le 22 juillet suivant, Báez, Grullón et Quenedit accompagnés des représentants
du PSP cubain sont officiellement accueillis par l'appareil du régime à leur arrivée à
Ciudad Trujillo. Deux jours plus tard, Trujillo s'adresse à ceux qui se trouvent sur «des
plages étrangères» par l'intermédiaire du Miami Herald, et les presse de revenir1139. Pas
un seul, en dehors des militants communistes, ne répondra à cet appel.
Une profonde division, qui durera jusqu'à la fin de la dictature, s'installe.

1137 Cité par VEGA, dans Un interludio de tolerancia, p. 38.


1138 Les paroles de "Quillo" Henríquez sont prémonitoires. Comme en écho, cinq mois plus tard, Blas
Roca tirera un bilan de l'expérience en république Dominicaine qui rappelle singulièrement son
diagnostic, jusque dans le détail parfois. Le dirigeant du PSP cubain s'adresse ici à Marrero Aristy peu
après la provocation lors du meeting du 26 octobre et la brutale répression du lendemain. L'émissaire de
Trujillo s'étonne que Hoy, organe du PSP cubain, se soit permis de mettre en cause le régime dominicain,
après tous les autres journaux cubains il est vrai. Blas Roca se justifie : «Que devions-nous faire pour ne
pas être discrédités ? Nous sommes devenus, ici et devant le Continent, les garants du changement opéré
à Saint-Domingue. Nous avons été les seuls à accepter la parole de Trujillo et à défendre cette position
et nous avons conduit les autres à croire en cette parole en lui [sic, lire "leur"] démontrant que nous ne
nous étions pas trompés.» Lettre datée du 30 octobre. Intégralement reproduite dans : VEGA, Un
interludio de tolerancia, p. 133.
1139 Declaraciones hechas al Miami Daily News… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas t. VI,
p. 282.
-569-
Trujillo atteint ainsi l'un de ses objectifs majeurs, fixé dès le début des
négociations avec le PSP cubain. José Almoina, son secrétaire particulier en
transmettant les instructions du dictateur, le résumait ainsi :
«Notre plan est toujours de diviser les exilés, en cherchant à ce que la rupture
et l'éloignement entre leurs groupes soient de plus en plus profonds et définitifs1140.»
Ayant choisi la voie de l'isolement, les dirigeants communistes multiplient les
invectives contre les exilés qualifiés, en bloc, “d'aventuriers réactionnaires”. La rupture
est d'autant plus grave qu'elle coupe les exilés du mouvement ouvrier et populaire en
république Dominicaine, les privant de liens pourtant vitaux avec la réalité
dominicaine.
Ce dernier point est essentiel. En effet, la dramatique défaite des militants
communistes dominicains à la fin de l'année 1946 et au début de la suivante, si elle
confirme l'échec de leur stratégie, ne renforce nullement les exilés. En fait elle affaiblit
l'ensemble de ceux qui s'opposent à la dictature. Trujillo règne sans partage sur le
territoire national, pendant que les exilés se trouvent rejetés à l'extérieur, sans prise
réelle sur la société dominicaine. Tant que la dictature était aux prises avec un
mouvement ouvrier et populaire qu'elle n'arrivait pas à contrôler, son maintien semblait
être un gage de désordre pour nombre d'observateurs. Quand, au cours des premiers
mois de 1947, Trujillo décapite le mouvement ouvrier et écrase le PSP et la JD il
s'impose, au contraire comme facteur d'ordre en république Dominicaine. Les exilés qui
apparaissaient auparavant comme une alternative sérieuse afin de rétablir un équilibre
en danger deviennent, du coup, des pertubarteurs.

Un dernier signe du renforcement de la dictature est son réarmement. Après


l'achat des deux imposantes unités navales évoqué précédément et des armes
brésiliennes en 1946, des informations alarmantes circulent.
On apprend qu'une industrie d'armements secrète a commencé à se développer
en république Dominicaine. La dictature fabrique maintenant des grenades et des
bombes par milliers dans une usine du général Joaquín Cocco1141.
De nouvelles unités sont achetées pour la marine dominicaine, officiellement
créée le 10 février 1947. Fraser, Jamaïquain et donc citoyen britannique, qui avait déjà
participé à l'acquisition de l'aviso Colón, procède à l'achat de quatre nouveaux avisos
canadiens qui sont rapidement armés de canons. Benítez Rexach, Portoricain et par

1140 Message strictement confidentiel n° 2567 du 12 décembre 1945, adressé au ministre plénipotentiaire
à La Havane, Díaz Ordóñez. Le document est intégralement reproduit dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 84.
1141 El Nacional, Caracas, du 13 mars 1947.

-570-
conséquent citoyen nord-américain, acquiert une péniche de débarquement pour le
compte de la dictature1142.
Plus grave encore, de nombreux avions de guerre, plus ou moins démilitarisés,
sont achetés par le régime. Il s'agit essentiellement d'avions amphibies type Catalina et
d'avions d'attaque modernes P-38 mais aussi de bombardiers et d'appareils destinés à la
formation des pilotes dominicains. Là encore des intermédiaires de nationalité nord-
américaine ont permis de brouiller les pistes.

Les exilés ont à la fois l'impression que le moment est favorable et qu'il ne
durera pas. C'est précisément parce qu'il sentent que la situation risque de leur échapper
qu'ils sont amenés à intervenir. Dans un rapport sur les activités des exilés dominicains
du 6 septembre 1946, le chargé d'affaires nord-américain à Caracas note déjà :
«Plusieurs groupes d'exilés ont pu rassembler des armes à Cuba
et faire des préparatifs pour une invasion armée en république
Dominicaine […] Bosch a même été capable d'acheter quelques avions
grâce au subterfuge consistant à établir une petite compagnie de
transport aérien à Cuba. Comme les exilés ne sont pas en réalité des
militaires, ils ont ouvert leurs rangs à plusieurs ex-officiers de l'armée de
Cuba, du Venezuela et d'autres lieux afin de les mettre à leur service,
avec un certain succès1143.»
Pour la première fois il est question d'une expédition armée organisée à Cuba
avec la participation aux côtés des Dominicains, de Cubains et de citoyens d'autres
pays.

Les traits caractéristiques de l'opération, relevés ci-dessus par le chargé


d'affaires, qui apparaissent dès les premiers jours, plus d'un an avant le dénouement de
l'aventure, sont révélateurs.

L'implication immédiate des pays de la région, à divers degrés, indique que les
initiatives des exilés ne répondent pas uniquement à un problème particulier. Les
autorités cubaines ne peuvent ignorer la préparation de l'expédition qui se déroule sur
leur sol. La participation d'anciens officiers démontre également que des secteurs

1142 Voir en particulier à ce sujet le télégramme confidentiel n° A-189, de l'ambassadeur nord-américain


à La Havane, Norweb, daté du 17 février 1947 et le le mémorandum confidentiel des renseignements
navals daté du 3 mars 1947, signé R. M. Mackinnon. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t.
I, respectivement p. 307 et 345.
1143 Mémorandum n° 9198 signé Allan Dawson. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I,
p. 361.
-571-
importants, proches des gouvernements de Caracas et La Havane, ont décidé d'appuyer
l'opération militaire voulue par les exilés dominicains. Moins enfermés dans le jeu
diplomatique auquel ils n'ont pas directement accès, les exilés posent sous une forme
particulière des problèmes généraux et régionaux. Leur apparition sur le devant de la
scène correspond d'abord à la crise du système interaméricain. En effet, les pays de la
région, essentiellement le Venezuela et Cuba, étant empêchés d'agir par les canaux
officiels, ils favorisent la tentative parallèle des expéditionnaires et s'en servent comme
d'un instrument. Cette remise en cause de l'ensemble des équilibres régionaux
approfondit la crise au centre de l'empire et accélère le tournant stratégique pris par
Washington.

Ainsi les exilés sont à la fois acteurs de leur propre destin, promoteurs d'intérêts
extérieurs, révélateurs d'une impasse politique et agents d'une complète refonte des
relations dans la région.

-572-
• L'ÉMERGENCE D'UNE NOUVELLE STRATÉGIE IMPÉRIALE

Le caractère international de l'expédition et l'appui officieux que lui apportent


les autorités vénézuéliennes, guatémaltèques et cubaines s'expliquent facilement si l'on
considère que les armes rassemblées par Trujillo ont d'abord un caractère offensif. Il
s'agit, indéniablement, de préparer un renversement des gouvernements de Grau San
Martín et Betancourt. En janvier 1947, celui-ci convoque précipitamment le chargé
d'affaires nord-américain à Caracas afin de lui montrer des documents prouvant que le
général López Contreras fomente un complot contre le gouvernement. Le diplomate
rapporte par télégramme :
«Betancourt étant informé que López s'était rendu à Saint-
Domingue [*] déclara qu'il existe des preuves abondantes, parmi celles
dont nous avons sans aucun doute connaissance, qu'une expédition pour
envahir le Venezuela est en cours de formation à Saint-Domingue avec la
complicité de Trujillo [*]. Il fit part de sa plus complète confiance dans
[leur] capacité de repousser l'invasion, ajoutant que si l'expédition part
(sic) il considérerait Trujillo comme coupable d'un acte de guerre et
enverrait immédiatement un avion Constellation bombarder Ciudad
Trujillo1144.»
Les propos de Betancourt sont tout à fait sérieux et ses renseignements exacts.
López Contreras s'est effectivement rendu à Ciudad Trujillo quelques jours plus tôt afin
d'étudier avec Trujillo l'utilisation des armes et avions que la république Dominicaine
s'est procurée. Les opérations préparées : invasion armée du territoire vénézuélien, et la
riposte envisagée : bombardement de la capitale ennemie, attestent que l'on est au bord
de la guerre ouverte dans les Caraïbes. Betancourt prévoit lui-même qu'un tel conflit ne
pourrait rester circonscrit. Le chargé d'affaires indique :
«Il déclara qu'il se sentait sûr que s'il y avait tentative d'invasion,
l'Argentine leur apporterait son aide, espérant ainsi élargir le bloc anti-
États-Unis de Perón.»
La perspective que trace Betancourt lui semble suffisamment crédible pour
convaincre Washington d'intervenir plus activement afin de préserver ses intérêts
directs. L'ensemble du Nouveau Monde serait menacé d'embrasement tandis qu'un axe
Perón-Trujillo-López Contreras se constituerait dans le feu de l'agression contre les

1144 Pour les trois citations relatives à cette entrevue : télégramme secret urgent du 7 janvier 1947, signé
Maleady. Ibid., t. I, p. 266 et 267. [*] Nous avons supprimé ici des références administratives à des
messages antérieurs.
-573-
démocraties. Cet axe serait inévitablement dirigé contre les États-Unis, garants de
l'ordre continental. Pour Betancourt et bien des observateurs, le schéma du conflit
mondial qui s'est achevé en 1945 se reproduit sur le continent américain. Les liens
longtemps entretenus par Perón avec les régimes de l'Axe et l'arrivée dans le Cône sud
de nazis en fuite renforcent cette analyse de la situation.

Il serait erronné de croire que la démonstration du président de la junte


vénézuélienne est une simple manœuvre de propagande. Tout au long des six premiers
mois de l'année 1947, des complots pour renverser par la force les gouvernements
cubain et vénézuélien sont étouffés et recommencent aussitôt. Les plans d'invasion de
Trujillo sont bien réels. La capitale dominicaine est effectivement le lieu où se trament
coups d'État, attentats et débarquements. Enfin, les armes, navires et avions de combat
achetés par la dictature, malgré l'embargo nord-américain, constituent un arsenal dont la
destination ne fait aucun doute. Gregorio R. Bustamante, pseudonyme adopté par
Almoina, ex-secrétaire privé de Trujillo, rapporte que dès la fin de l'année 1946, le
dictateur se vantait fréquemment en déclarant : «J'ai suffisamment de moyens pour
détruire La Havane en trois heures 1145.» Le même témoin privilégié décrit l'armement
dont disposait le Benefactor à l'époque en ces termes :
«Au cours de ces mois le dictateur possédait un équipement
formidable en fusils automatiques, mitrailleuses, mitraillettes, mortiers,
canons, bombes et cinquantes avions modernes1146,[…] monomoteurs de
chasse et bimoteurs de bombardement et de combat. Le montant de ces
armements, avec leurs munitions, s'éleva à environ cinq millions de
dollars. […] Trujillo développa quelque peu sa flotte, qui en janvier 1147
remontait en masse l'Ozama en une démonstration navale de plus de
cinquante bateaux, parmi lesquels des avisos, des corvettes, des
canonnières, des garde-côtes et des bâtiments de transport.»
Le déploiement de force est fait pour inspirer la peur et persuader les adversaires
du régime dans toutes les Caraïbes que les menaces de la dictature ne sont pas vaines
paroles. De telles armes sont faites pour servir.

1145 BUSTAMANTE, Una satrapía en el Caribe. Pour cette citation et les suivantes ainsi que pour le
protocole d'accord avec les généraux cubains : p. 172 à 174.
1146 ID., ibid., p. 175, chiffre à quatre-vingt-dix-huit le nombre total des avions modernes que possédait
la dictature quelques mois plus tard.
1147 La date semble inexacte. L'ancien secrétaire de Trujillo pense sans doute à la parade navale du 27
février 1947. Le chargé d'affaires à Ciudad Trujillo, Hector C. Adams, confirme cette date dans son
rapport confidentiel n° 512 du 3 mars 1947 et indique notamment : «Les cinq avisos ex-canadiens à
Calderas ont été maintenant équipés et armés. Ils ont pris part à la revue de la flotte pour la fête de
l'Indépendance.» Le document se trouve dans le recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. I,
p. 342. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 88 indique que Trujillo visite ce jour la corvette
Presidente Trujillo présentée comme un «transport de guerre» et «vaisseau enseigne de l'Escadre
Navale du Département Sud.»
-574-
Quant aux plans, reportés en raison de l'échec du putsch au Venezuela en
novembre 1946, ils sont souvent extrêmement précis. Trujillo va même jusqu'à rédiger
avec des généraux cubains liés à Batista un véritable protocole d'accord en douze points
qui prévoit tous les actes du futur gouvernement, à commencer par l'emprisonnement
de Grau San Martín.
Le système panaméricain n'est plus seulement paralysé, il semble maintenant
prêt à exploser sous l'effet d'un embrasement de la région.

Les États-Unis, gardiens et maîtres de l'ordre panaméricain sont précipités dans


la tourmente. En effet, en convoquant le chargé d'affaires de Washington, Betancourt ne
souhaite pas seulement lui apporter des informations ou le convaincre de lui apporter
son aide : le président de la junte vénézuelienne entend mettre en cause l'attitude du
gouvernement nord-américain et pointer le doigt sur sa responsabilité. Le diplomate en
poste à Caracas écrit :
«Il déclara qu'il considérait que le moment était arrivé pour les
États-Unis de demander à López, Vargas1148 et à d'autres actuellement
aux États-Unis de cesser de conspirer et également de leur refuser
l'autorisation de quitter les États-Unis de façon à empêcher qu'ils mènent
à bien leurs plans à partir d'autres endroits. Tout en admettant que les
armes, munitions et autres matériels avaient été obtenus par des voies
détournées, il ajouta que la plupart doivent être américains et que ce
simple fait serait mal jugé.»
Il est clair que la puissance impériale ne peut prétendre à la neutralité.
D'immenses stocks d'armes sont accumulés sur son sol, entre les mains d'une armée qui
sort renforcée de la Guerre mondiale. Les réseaux financiers et politiques couvrant
l'ensemble du continent ont leurs centres de décisions aux États-Unis. Les conspirations
et complots s'organisent, se financent et s'arment d'abord en Amérique du Nord. La
crise régionale se traduit sous la forme d'une crise nord-américaine. On notera d'ailleurs
la gêne du diplomate faisant remarquer à son interlocuteur que les comploteurs n'ont pu
obtenir leurs armes que frauduleusement. L'argument visant à disculper
l'Administration nord-américaine se révèle, en définitive, accusateur puisqu'il est un
aveu de faiblesse. Betancourt ne manque pas de le relever lorsqu'il indique que, de
toutes façons, les regards restent tournés vers la Maison-Blanche.

Une enquête diligentée par le FBI, en avril 1947, démontre d'ailleurs rapidement
que les accusations de Betancourt sont parfaitement fondées. Des anciens combattants
nord-américains de la Deuxième Guerre mondiale qui, à ce titre, ont gardé des liens
1148 Le colonel vénézuélien Julio César Vargas était l'un des principaux membres de la conspiration
conduite par López Contreras. Il résidait également aux États-Unis à l'époque.
-575-
avec l'armée, fournissent armes et matériels à la république Dominicaine dans le cadre
du complot dirigé contre Caracas. Chez le principal d'entre eux, Karl Eisenhardt, ancien
chargé de l'aide économique nord-américaine au Venezuela pendant la guerre et ami
personnel de López Contreras, les agents fédéraux trouvent plus de vingt mitrailleuses
disparues d'un dépôt de l'armée. Il apparaît qu'une quantité considérable d'armes et de
munitions, notamment des bombes, de la dynamite et des mitrailleuses, a été acheminée
en république Dominicaine. Plus grave encore, des avions de chasse, des hydravions et
des appareils de transport ont été fournis à Trujillo frauduleusement. Tout ceci a été
conduit en étroite liaison avec les diplomates dominicains aux États-Unis, en particulier
le conseiller d'ambassade José María Nouel (fils) qui est rappelé à Ciudad Trujillo en
toute hâte1149.

Cette affaire est révélatrice des violentes luttes d'influence qui se livrent aux
États-Unis. Commencée au lendemain de la guerre1150, la bataille politique souterraine
gagne maintenant les sommets du pouvoir et approche de son dénouement.

Tout au long du premier semestre 1947, l'ambassade nord-américaine à Ciudad


Trujillo envoie par dizaines des télégrammes informant que de nouveaux avions
apparaissent sur les aérodromes militaires du pays. Visiblement, il s'agit d'appareils
nord-américains dont l'immatriculation a parfois été sommairement effacée et qui ont
été introduits illégalement comme le soulignent les informations en provenance des
services de renseignements1151.
On comprend l'affolement que traduit cette avalanche de messages
diplomatiques puisque l'embargo est toujours en vigueur : il devient évident que des
autorités militaires nord-américaines ont décidé de le tourner. L'attribution en février
1947 du secrétariat d'État à un représentant du haut commandement militaire, le général
George C. Marshall, chef d'état-major de l'armée nord-américaine pendant toute la
Deuxième Guerre mondiale, marque un tournant politique. La doctrine officielle
commence à couvrir les opérations de contrebande. L'un des premiers gestes de
1149 Le détail de cette affaire nous est fourni dans deux longs mémorandums que rédige ce diplomate à
la suite de son interrogatoire par le FBI -alors chargé des activités de renseignement- le 28 avril 1947. Le
premier de ces documents, daté du 2 mai, est adressé à l'ambassadeur dominicain à Washington, le
second, strictement confidentiel, en date du 13 du même mois, est destiné au secrétaire d'État dominicain
aux Relations extérieures. Ils se trouvent respectivement dans le recueil Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1947, t. I, p. 388 et p. 390.
1150 Voir 1945-1947. La menace impériale.
1151 Par exemple, Jack Neal, chef de la division d'information sur les activités étrangères écrit à Edgar
Hoover, directeur du FBI, dans un message secret du 27 mars 1947 : «…la Division des Munitions
informe qu'il n'a pas été émis d'autorisation d'exportation de ces avions pour aucun endroit des Caraïbes
ni du voisinage. Si les avions mentionnés plus haut ont décollé des États-Unis cela s'est apparemment
accompli de façon illégale et il n'en existe aucune trace». Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. I,
p. 359
-576-
Marshall est de répondre personnellement à l'inquiétude de l'ambassade à Ciudad
Trujillo en indiquant que des avions ont été vendus à la Compagnie [dominicaine]
d'aviation pour le transport aérien commercial et que :
«M. Fred B. Hand, fils, Washington, D. C., qui a demandé la
licence [d'exportation], a garanti que les transformations de structure
suivantes seraient effectuées sur l'avion trente jours après son arrivée en
république Dominicaine : suppression des postes de mitrailleurs,
installation de portes de chargement à la place des postes de
mitrailleurs, installation de planchers pour le transport, suppression des
supports de bombes sous les ailes, suppression du nez en plexiglass et
installation d'un nez métallique.1152»
On aura compris que les prétendues "garanties" ne sont en réalité que des alibis
officiels. Il suffira que l'intermédiaire nord-américain déclare que les appareils ont été
revendus pour que sa responsabilité soit dégagée. Il a d'ailleurs été recruté par Trujillo à
cette fin. Par ailleurs, l'armée dominicaine, en rachetant les avions à la Compagnie
dominicaine d'aviation, pourra alléguer qu'elle n'a, quant à elle, contracté aucun
engagement. Il est bien évident qu'en n'effectuant pas les opérations de démilitarisation
avant la vente, les autorités nord-américaines savent parfaitement ce qu'elles font.

Commentant la décision de Marshall dans un mémorandum interne, Hauch, de


la division des Affaires caraïbéennes, écrit sans détours :
«Il me semble qu'accorder une licence d'exportation dans ces
conditions revient à fermer la porte une fois le cheval volé, puisque le
Gouvernement dominicain pourrait obtenir le contrôle absolu des avions
une fois qu'ils seront arrivés sur son territoire -indépendamment des
assurances offertes dans un sens contraire par M. Hand1153.»
En dénonçant de façon abrupte les contradictions apparentes de la politique du
nouveau secrétaire d'État, Hauch, un proche de Braden, confirme que, sous la surface
d'un discours inchangé, un profond changement de cap s'est réellement opéré. La
politique de Byrnes, déjà évincé au profit de Marshall, et de Braden, démissionnaire en
mai et remplacé par Armour, n'est plus qu'une coquille vide.

D'ailleurs, la bataille pour réviser officiellement la ligne du département d'État


est déjà engagée publiquement. Truman, poussé par le Pentagone, demande au Congrès
l'autorisation d'engager un programme de coopération militaire interaméricain. Cela
impliquerait la vente d'armes à l'Argentine et à la république Dominicaine, dans le

1152 Télégramme confidentiel n° 2812, daté du 26 février 1947. Ibid., t. I, p. 314.


1153 Mémorandum confidentiel du 3 mars 1947. Ibid., t. I, p. 335.

-577-
cadre d'une normalisation de l'armement à l'échelle continentale. Entendu par le
Congrès le 6 mars, Briggs contribue à faire repousser la décision dans l'immédiat, mais
le projet reste en suspens, en attente de son approbation.

De nouveaux événements vont alors servir de prétexte à la révision de la ligne


fixée par Braden dans le mémorandum du 28 décembre 1945. Il s'agit en particulier de
la vente d'armes à Trujillo par la Grande-Bretagne. À vrai dire il ne s'agit que de 500
revolvers, mais l'opération est politiquement symptomatique du rapprochement de
Londres et de Ciudad Trujillo. Ajoutée à la cession de navires par le gouvernement
canadien, la vente prend un relief singulier dans un département d'État de plus en plus
persuadé que l'orientation poursuivie n'atteint pas ses buts. L'abandon de la ligne
stratégique ne sera pas motivé par une argumentation nouvelle, mais par un constat
d'inefficacité.

La dictature ne tarde pas à exploiter la situation. Le 8 juillet 1947, l'ambassadeur


dominicain Ortega Frier est reçu par le secrétaire d'État Marshall puis, une semaine plus
tard, par James Wright, le successeur de Briggs. Il présente ainsi l'affaire :
«Il souligna que le Gouvernement Dominicain préférait obtenir
ses armes des États-Unis dans le cadre de ce qu'il croyait être notre
politique de normalisation des armes des différentes Républiques de
l'hémisphère, mais que la république Dominicaine pouvait obtenir des
armes de la Grande Bretagne, du Canada ou de la Suisse si nous
préférions ne pas les fournir1154.»
Pas de plaintes donc pour fléchir Washington, ni même de raisonnements pour
le convaincre. Un simple constat des faits, presque indifférent en apparence. Trujillo,
analysant parfaitement la situation, comprend que la guerre froide est déjà ouverte. Il
demande à la Maison-Blanche si elle est prête à assumer le rôle de direction que lui
impose sa place à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale. Il indique que si elle y
renonçait, elle verrait inéluctablement son hégémonie menacée par la réapparition
d'autres puissances dans la région et par un désordre qui échapperait à son contrôle.

Washington doit, sous peine de se mettre elle-même en danger, accepter ses


vassaux tels qu'ils sont et les soutenir fermement en prenant la tête de l'empire.

Dans le mémorandum qu'il rédige à la suite de la visite de l'ambassadeur


dominicain, Wright indique que, même si en principe la politique antérieure est correcte
:

1154 Mémorandum de conversation daté du 15 juillet 1947. Ibid., t. II, p. 454.

-578-
«…il reste la question de ses aspects militaires pratiques, et sur
ce point, je crois que nous devons soumettre notre jugement à
l'appréciation de ceux qui, d'un point de vue professionnel, sont plus
compétents pour formuler des opinions sur ce genre d'affaires1155.»
Nous voyons ici comment la politique, et bientôt l'idéologie, se plient aux
réalités impériales. Les critères du Pentagone, beaucoup plus convaincu de la nécessité
d'affirmer le rôle dirigeant des États-Unis, sont reconnus comme seuls «pratiques» par
l'ancienne équipe du département d'État. C'est à reculons qu'une bonne partie de la
diplomatie nord-américaine s'engage dans un cours radicalement nouveau.
Nous en voulons pour preuve la conclusion d'un deuxième mémorandum que
Wright rédige pour le secrétaire d'État :
«C'est à mon très grand regret que je dois recommander pour des
raisons pragmatiques un nécessaire renversement de notre politique.1156»
Marshall écrit à la main en face de la phrase un succinct «Ok. G.CM.» et exige
une définition précise des nouvelles règles. Les voici, telles que Wright les fournit en
réponse. Il stipule :
«…que (a) nos fabriquants, soumis seulement aux règles de la
licence [d'exportation] ordinaire, seraient autorisés à vendre à la
république Dominicaine n'importe quel type d'armes ou d'équipement
militaire pour des raisons de sécurité et que (b) le département de la
Guerre serait autorisé à préparer le programme intérimaire pour la
république Dominicaine pour lequel notre département a refusé de
donner son accord jusqu'à aujourd'hui1157.»
La nouvelle doctrine est ainsi clairement définie à la fin du mois de juillet 1947
et le régime de Trujillo retrouve sa place de fidèle serviteur de l'empire.

La réorientation de la politique internationale de Washington, telle qu'elle


apparaît dans cet examen détaillé, est capitale pour l'avenir de la région en général et de
la dictature dominicaine en particulier.

Retenons les traits essentiels.

- La question des armes est fondamentalement politique, avant


d'être militaire. Il ne s'agit pas tant de permettre à Trujillo de se défendre que de
reconnaître sa légitimité. En intégrant complètement la dictature dans le dispositif
1155 Mémorandum du 17 juillet 1947 destiné au secrétaire d'État. Ibid., t. II, p. 456.
1156 Mémorandum secret daté du 17 juillet 1947. Ibid., t. II, p. 467.
1157 Mémorandum daté du 29 juillet 1947. Ibid., t. II, p. 467.

-579-
unifié continental, Washington l'investit de son autorité et déclare que s'opposer à elle
revient à tenter de subvertir l'ordre régional.

- Le rôle actif de la dictature dans le tournant indique à quel point


elle est directement impliquée dans la discussion qui se mène au sein de l'administration
nord-américaine. Les connexions de Trujillo avec les militaires nord-américains ou
avec des hommes politiques influents à Washington ne relèvent pas seulement de traits
sentimentaux ou de la corruption, même si ces deux aspects existent indéniablement. Le
régime dominicain sait parfaitement que son sort dépend d'un choix politique impérial.
Il s'insère consciemment dans ce débat et postule que les solutions qu'il incarne sont
nécessaires pour la défense des intérêts nord-américains.

- La dictature doit convaincre que tout autre choix est dangereux


pour Washington. La souplesse tactique dont elle sait faire preuve tient à la clarté de cet
objectif qui reste invariable. Selon que le département d'État tente de l'évincer ou la
reconnaît comme légitime, elle fait preuve d'agressivité ou se montre docile. Chacune
de ces initiatives est calculée pour affaiblir la position de ceux qui préconisent un ordre
démocratique et renforcer le parti de ceux qui plaident pour la constitution d'un bloc
dont l'axe est la défense inconditionnelle de Washington. En intervenant de façon
délibérée sur la scène régionale, y compris par les complots et tentatives de coups
d'État, Trujillo cherche avant tout à créer une situation prouvant que l'on ne peut se
passer de lui.

- Le régime se rapproche donc instinctivement des factions


politiques qui, pour des raisons qui leur sont propres, revendiquent un déploiement de
la puissance des États-Unis à l'échelle continentale et mondiale. Le Pentagone et
également le FBI -ancêtre de la CIA-, instruments de l'hégémonie nord-américaine, se
situent naturellement dans cette perspective. Les milieux d'affaires également.
Militaires et capitalistes s'épaulent mutuellement d'ailleurs. Un rapport de la marine
cite, sans le nommer afin de le protéger, un «éminent homme d'affaires américain» qui
déclare :
«Trujillo est une garantie de paix dans les Caraïbes. Je crois qu'il
est préoccupé en raison d'une certaine hostilité à son type de
Gouvernement dictatorial. Cette hostilité, m'a-t-on dit, existe dans
certains cercles du département d'État, ou a existé sous le règne de
Byrnes. Bien sûr, je ne sais pas quelle sera la nouvelle politique du
Général Marshall, mais, comme celui-ci est un militaire et qu'il a une
expérience antérieure en Chine, j'espère qu'elle soutiendra des

-580-
Gouvernements comme celui-ci, qui contribue matériellement au
renforcement de la stratégie militaire de notre Gouvernement dans
l'hémisphère, et au maintien de la stabilité dans l'hémisphère1158.»
L'extraordinaire développement du capital nord-américain pendant la guerre se
traduit par la recherche de nouvelles possibilités d'investissements. Cette expansion
implique une politique fondée sur le maintien de l'ordre dans la zone d'influence,
considérablement élargie, de Washington. Wall Street a besoin de gendarmes pour
dégager des profits.
Interrogé sur l'identité éventuelle de celui qui fait ces déclarations, le chargé
d'affaires à Ciudad Trujillo énumère parmi les récents visiteurs étroitement liés à la
dictature : Walter E. Turnbull, vice-président de la United Fruit, qui fait un séjour de
deux ou trois mois en république Dominicaine; Ritter, riche propriétaire et
administrateur du New-York Journal of Commerce et Charles Wanzer, ex-vice-
président de la Standart Oil, contrôlant la fabrication de la bière et la mise en bouteille
du Coca-Cola dans le pays. Le chargé d'affaires estime que «dix-neuf hommes d'affaires
sur vingt partagent le point de vue de la personne qui a fait ces commentaires» et
rapporte ce propos éclairant de l'un d'entre eux :
«Il déclara que le Président Trujillo dirigeait la république
Dominicaine comme on dirige aux États-Unis une firme.»
Le profit ne reconnaît d'autre loi que la sienne. Trujillo est présenté comme le
modèle de l'homme politique, subordonnant les critères moraux à l'efficacité.

- Ces liens avec les cercles dirigeants nord-américains permettent


à Trujillo de se poser en interlocuteur dans la discussion qui se déroule à Washington.
Les adversaires de l'équipe de Braden n'hésitent pas à lui passer des informations
confidentielles internes dont il fait bon usage. Les hommes du régime peuvent
démontrer à l'ambassadeur qu'ils connaissent la teneur de ses rapports secrets1159.
À peine Braden et Briggs ont-ils quitté le département d'État que la dictature
déclenche une violente campagne publique contre eux afin de les présenter comme des
communistes, ennemis des États-Unis. Au cours des seules années 1947 et 1948, José
Vicente Pepper, arrivé en république Dominicaine dans les bagages de Medina
Angarita, écrit les ouvrages suivants aux titres éloquents : I accuse Braden, Yo acuso a
1158 On remarquera à quel point la bataille fait rage entre les différentes factions. Il s'agit là, à l'évidence,
d'un brûlot lancé par la marine et les services de renseignements contre l'équipe de Braden, contraint de
déclencher immédiatement une enquête. Le rapport confidentiel, daté du 3 mars 1947, porte le n° de série
02249P32, est signé R. M. Mackinnon, capitaine de la marine et chef du Groupe de Collecte et de
Diffusion des renseignements navals. La réponse du chargé d'affaires Hector C. Adams à la demande
d'enquête, que nous citons ensuite, est datée du 18 mars suivant. Pour ces deux documents : ibid., t. I,
p. 345 et 347, respectivement.
1159 C'est le cas de Benítez Rexach qui déclare à Butler qu'il a été informé par télégramme de
Washington de son opposition à la vente d'un navire patrouilleur. Voir à ce sujet le télégramme n° 119 du
1er juin 1947. Ibid., t. I, p. 422.
-581-
Braden, 320 p.; Libro Rojo, 123 p.; Venezuela dentro de la órbita soviética, 176 p.; La
gran emboscada, 427 p. et Soviet claws on Central America. Las garras del Soviet
sobre Centro América (sic), 74 p. On remarquera que nombre de ces livres publiés à
Ciudad Trujillo sont directement écrits en version bilingue anglais-espagnol afin d'être
prioritairement diffusés en Amérique du Nord. Trujillo collabore ainsi avec les artisans
de la nouvelle politique nord-américaine dans la campagne engagée aux États-Unis.

- De plain-pied avec les préoccupations de la Maison-Blanche et


du nouveau département d'État, Trujillo comprend immédiatement la stratégie mondiale
mise en œuvre et les développements idéologiques afférents.
La menace communiste, agitée depuis des mois en république Dominicaine, afin
de justifier la destruction de toute forme d'opposition au régime et le maintien d'un
ordre monolithique1160, devient maintenant un épouvantail planétaire qui légitime une
cohésion sans faille derrière Washington. Les zélateurs du régime n'ont pas manqué de
souligner l'articulation des faits, présentant Trujillo comme “l'éclaireur de l'Occident” et
le créditant d'une capacité d'anticipation surnaturelle, tandis que nombre d'historiens
contemporains se contentent de souligner son anticommunisme obsessionnel. Les deux
versions nous semblent aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre 1161, pour expliquer la
capacité de la dictature à s'insérer immédiatement dans la guerre froide. C'est la place
du régime, gardien de l'ordre impérial, qui le rend extrêmement sensible à toute
mobilisation de Washington contre un ennemi extérieur désigné. La dictature ne peut
qu'adhérer immédiatement à une perspective qui présente le “Monde libre” comme une
citadelle assiégée de l'extérieur et menacée de l'intérieur. L'ordre de fer qu'elle fait
régner se trouve ainsi justifié.

Une illustration de cet instinct vital est donnée par la création de la Commission
des activités anti-dominicaines, le 9 juin 1947, et son installation le 12. La mise en
place de cet organe, chargé d'enquêter sur les activités subversives, complète la loi
interdisant les activités communistes, adoptée le 10 du même mois. On peut relever, à
juste titre, que Trujillo lance une chasse aux sorcières qui annonce avec plusieurs
années d'avance la violente campagne du sénateur McCarthy en Amérique du Nord.
Mais il ne faut pas oublier que la commission des activités anti-américaines a été
constituée aux États-Unis dès 19381162. Le jour même où la commission est installée à

1160 Voir supra : 1937-1947. La menace sociale.


1161 Notons, par exemple, que ni l'une ni l'autre ne peuvent rendre compte du rapprochement avec les
communistes de 1946.
1162 La formule de André KASPI :«Le maccarthysme existe avant qu'on ne parle de McCarthy», dit bien
une réalité parfois occultée. Les Américains, t. II, p. 423.
-582-
Ciudad Trujillo, l'ambassadeur nord-américain indique à Washington que l'hypothèse la
plus probable est que le dictateur manœuvre adroitement :
«… de façon à suivre certains courants qui deviennent clairement
perceptibles aux États-Unis. Si cette dernière supposition est correcte,
l'objectif du Président est d'utiliser son programme anticommuniste
comme la base d'un rapprochement assez étroit avec le Gouvernement
des États-Unis; cela, sans être contraint de céder d'un seul pouce sur sa
façon arbitraire de gouverner la république Dominicaine1163.»
Pointe avancée d'une politique impériale qui prend son essor, la dictature détecte
les vents nouveaux et essaie d'en profiter pleinement. Elle n'invente pas, mais pour bien
des observateurs intéressés, la république Dominicaine fait figure de banc d'essai de la
nouvelle stratégie élaborée à Washington.

1163 Dépêche confidentielle n° 858, du 12 juin 1947, signée Butler. Recueil Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. I, p. 430.
-583-
• LA TENTATIVE D'EXPÉDITION DE CAYO CONFITES

L'échec de la tentative d'expédition organisée par les exilés en territoire cubain


va sanctionner la fin de la traversée du désert pour le régime.

Pour Ángel Miolán, figure de premier plan du PRD et de l'expédition, l'un des
traits saillants de la tentative dirigée contre Trujillo fut :
«…l'audace et l'illusion de ces hommes qui en plein Vingtième
Siècle, osaient nager à contre-courant, défiant ouvertement l'ordre établi
par les intérêts des hommes des grandes nations1164.»
Le dirigeant politique souligne ici un double mouvement contradictoire qui
permet de comprendre les événements de l'été 1947 :

- D'une part, un élan subsiste qui doit aller jusqu'à son terme.

- D'autre part, la situation régionale et internationale a déjà tourné


à l'avantage de la dictature, condamnant à l'échec les projets de renversement par la
force, pour une période assez longue.

Dans une perspective à plus long terme, il convient également de se demander


si, au-delà de l'échec immédiat, signe des rapports de force en train de s'établir dans les
Caraïbes, la tentative d'expédition n'est pas un premier jalon sur la route qui mènera à la
chute de la dictature.

Les préparatifs de l'expédition commencent au grand jour au début du mois de


juillet 1947 avec l'ouverture publique, sinon officielle, du recrutement de volontaires à
La Havane.

À cette époque, les exilés dominicains rassemblent une quantité d'armes, de


munitions et de matériels qui est loin d'être négligeable. Grâce aux fonds donnés par
Lescot et surtout par "Juancito" Rodríguez, une opération, organisée dès le mois de mai,
a permis de se procurer de l'armement auprès de Perón lui-même. En effet, le président

1164 Exposé lors du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo, organisé le 6 juin
1981 par le Centro de Investigaciones Pedagógicas y Educativas. Política: teoría y acción, novembre
1983, p. 11.
-584-
du Guatemala, Juan José Arévalo, a envoyé sa propre épouse à Buenos Aires pour faire
discrètement savoir au dirigeant argentin que la United Fruit finançait un complot pour
renverser le gouvernement guatémaltèque et qu'il manquait de moyens pour se
défendre. 1 500 fusils avec leurs munitions, des mitraillettes, des mortiers et des
grenades vendus en mai, transitent par Puerto Barrios, sur la côte caraïbe du Guatemala
et parviennent à Cuba en juillet1165.

En outre, dès la fin de l'année 1946 et au cours du premier semestre 1947, les
exilés ont pris des contacts discrets aux États-Unis, dans la région de New-York, afin
d'acheter des armes et des unités de débarquement 1166. L'abondance des stocks
disponibles sur le sol nord-américain, les réseaux d'influence dont disposent les
opposants à Trujillo et, surtout, l'hésitation de la Maison-Blanche sur l'orientation à
suivre permettent de mener à bien quelques opérations. C'est ainsi que le bateau de
débarquement Libertad, rebaptisé Aurora, quitte encore le port de New-York le 9 juillet
avec un chargement d'équipements de radio à destination de Cuba.

Les exilés, toutes tendances confondues à l'exception des communistes, se


trouvent donc engagés sur la voie de l'expédition militaire. Il n'est plus temps pour eux
de faire volte-face.

Enfin, l'organisation reçoit un puissant appui de la part de dirigeants politiques


cubains au plus niveau, au premier rang desquels le ministre de l'Éducation José
Manuel Alemán, l'une des principales figures du Parti authentique. D'autres
responsables politiques s'engagent très activement comme l'adjoint de Alemán, le
directeur général de la commission des Sports, Manolo Castro, dirigeant de la Jeunesse
authentique. Des responsables du Mouvement socialiste révolutionnaire -MSR-,
organisation située à la gauche du gouvernement, tel Rolando Masferrer, s'impliquent
immédiatement dans le mouvement. Enfin, des militants en vue de la Fédération des
étudiants universitaires organisent le recrutement et le soutien à l'expédition. C'est ainsi
que le jeune Fidel Castro s'enrôle dans l'expédition dans laquelle il jouera un rôle non
négligeable1167. Les propriétés personnelles de José Manuel Alemán ainsi que des lieux
1165 Voir les précisions apportées par Virgilio Mainardi Reyna, convoyeur des armes, et "Chito"
Henríquez, qui en suivit les détails, dans leurs interventions lors du colloque de juin 1981 cité ci-dessus.
Ibid., p. 3 et p. 8, respectivement.
1166 Il s'agit du Victoria, rebaptisé Bertha, et du Libertad, nommé Aurora par la suite. La première
référence à ces opérations, amplement attestées par la suite, se trouve dans le mémorandum du 27
décembre 1946 adressé par Jack D. Neal de la division des Activités étrangères à Edgar Hoover du FBI.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 488. Le rapport de renseignements n° 4694-M
du 24 mai 1947, signé S. R. Knight, rend compte de façon beaucoup plus détaillée des achats des exilés.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. I, p. 408.
1167 Il participe en particulier à la capture d'une goélette de cabotage dominicaine, nommée Angelita, le
18 septembre 1947, et propose de pénétrer par surprise en territoire dominicain à la tête d'un groupe de
-585-
publics servent de bases de regroupement et d'entraînement pour les hommes et
d'entrepôts pour les armes et munitions. Le parc des sports José Martí de la Havane et
le centre polytechnique de Matanzas deviennent les premiers points où se rassemblent
les expéditionnaires. En quelques jours, plus d'un millier d'hommes affluent.
D'importantes sommes d'argent sont prélevées sur les fonds secrets du ministère de
l'Éducation, réputés très abondants, afin de financer de nouveaux achats, en particulier
d'avions. Un réseau de complicités officielles et officieuses s'établit ainsi. Le président
Grau San Martín, chevauche habilement le mouvement sans se compromettre
publiquement, mais sans jamais désavouer les expéditionnaires.

Informé de ces préparatifs, le secrétaire d'État nord-américain comprend qu'ils


contrecarrent directement le nouveau cours politique. En effet à la mi-août doit se
réunir à Rio la Conférence interaméricaine pour le maintien de la paix et la sécurité du
continent, tout entière consacrée au renforcement de la discipline continentale et à la
consolidation des régimes en place contre les menaces extérieures et la subversion. La
stabilité et la discipline deviennent les maîtres mots de la politique de Washington dans
"l'hémisphère". Les considérations militaires sont mises en avant puisqu'il s'agit
d'aboutir à un traité interaméricain d'assistance réciproque - le TIAR- qui fera
obligation aux Républiques américaines de se porter au secours de celle d'entre elles qui
viendrait à être menacée. Les différends éventuels ne devront pas être portés
directement devant l'ONU mais d'abord soumis aux instances interaméricaines 1168. La
notion de sécurité collective, fondement de l'Organisation des nations unies, cède la
première place au principe d'une sécurité américaine qu'il convient de protéger des
influences venues de l'extérieur et des soubresauts intérieurs. L'objectif est d'abord une
reprise en main de l'Amérique.
Dans un télégramme qu'il fait parvenir à l'ambassadeur à La Havane, Marshall
l'indique tout à fait clairement :
«Un grave coup serait porté au principe des solutions pacifiques
et au système interaméricain, particulièrement à la veille de l'importante
Conférence de Rio, s'il se produisait dans notre sphère une explosion du
genre de celle que la république Dominicaine croit être en cours
d'organisation et pour laquelle des rapports de plusieurs de nos missions
diplomatiques dans les Caraïbes signalent que certains préparatifs ont
bien lieu1169.»
cinquante hommes.
1168 Le TIAR est effectivement adopté par la Conférence de Quintadinha-Rio de Janeiro, le 2 septembre
1947.
1169 Cette citation et la suivante sont tirées du télégramme secret du 26 juillet 1947, n° NIACT-363.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 484 et 485.
-586-
On remarquera le basculement de la perspective impériale : hier le systéme
interaméricain semblait menacé par Trujillo et Perón, aujourd'hui l'agresseur éventuel
devient le subversif ou le "révolutionnaire". Le discours du département d'État peut
sembler inchangé puisqu'il continue à défendre l'idéal de la paix continentale, mais, par
un glissement inavoué, cet objectif qui justifiait naguère les droits des peuples, légitime
maintenant la place des gouvernants. La phrase compliquée de Marshall montre
comment le département d'État, au nom de ses intérêts stratégiques, est amené à
épouser les vues de la dictature de Trujillo. Pour maintenir la discipline continentale,
Washington reconnaît comme sien l'ordre instauré en république Dominicaine.

Logiquement, Marshall demande à l'ambassadeur Norweb d'intervenir sans délai


auprès du président Grau San Martín. Ses instructions sont les suivantes :
«La nature de vos déclarations au président doit se conformer -je
pense que vous partagerez mon avis- à l'idée que nous sommes certains
que son opinion est semblable à la nôtre, qu'il ne laissera donc pas le
moindre recoin inexploré dans ses recherches sur le complot
révolutionnaire supposé et que, s'il venait à découvrir une preuve
concrète, il écraserait celui-ci rapidement et effectivement.»
Il faut souligner la netteté et la vigueur du propos. Sous les formes
diplomatiques en usage, l'injonction est comminatoire et ne laisse pas d'alternative au
président cubain. Sûr des intérêts des États-Unis, le département d'État retrouve un
langage autoritaire et s'avance ainsi résolument sur la nouvelle voie politique.
Cette nouvelle donnée est décisive car les relations se trouvent profondément
modifiées dans la région. Certes Grau San Martín protestera de sa bonne foi et usera de
procédés dilatoires pendant encore plusieurs semaines, mais il est clair que ses
manœuvres se situent maintenant dans un cadre nouveau : laisser aller la tentative
d'expédition à son terme serait considéré comme un acte d'insubordination
impardonnable par les États-Unis qui engagent tout leur poids politique dans cette
affaire.

George C. Stamets1170, l'un des hommes-clés de l'appareil de la dictature pendant


cette période, résume lapidairement la situation au début du mois d'août en déclarant
que le :

1170 Il s'agit de l'ex-chef de la mission navale nord-américaine en république Dominicaine, passé au


service direct de Trujillo. Son rôle dans l'achat d'armes aux États-Unis est considérable. Il constitue
l'aviation dominicaine. Voir l'annexe Notices biographiques.
-587-
«Miami Herald faisait beaucoup de bruit sur l'histoire anti-
trujilliste mais que le mouvement contre la république Dominicaine
arrivait deux mois trop tard1171.»
Le mercenaire distingue de façon cynique la propagande du régime qu'il sert,
abondamment développée dans le journal nord-américain à la solde de Trujillo, et la
réalité des rapports de force. Alors même que l'expédition continue à se préparer sur le
sol cubain, il la considère comme inéluctablement vouée à l'échec car tout a changé sur
la scène politique régionale. Les semaines décisives au cours desquelles s'est opéré à
Washington le tournant qui conduit à la guerre froide, du discours de Truman du 12
mars à celui de Marshall le 5 juin, se sont effectivement achevées deux mois plus tôt.

Cette profonde modification de la situation affecte tous les acteurs en cause et


va déboucher sur l'échec de la tentative d'expédition, étouffée sans combat. Voyons
l'évolution de l'attitude de chacun.

Les États-Unis s'engagent dans un discours anti-communiste qui permet d'établir


une distinction manichéenne entre amis et ennemis de l'Amérique. Voici comment
l'attaché militaire à La Havane rapporte à Washington les informations recueillies sur
les expéditionnaires :
«Le Mouvement de Libération d'Amérique1172 est une autre
désignation d'un groupe qui, bien qu'il ne soit pas totalement
communiste, se développe comme un mouvement contre les États-Unis et
s'unifie avec le Parti Communiste car le but actuel (le renversement du
régime dominicain) est un lien entre eux et le Parti Communiste1173.»
Tout est faux jusqu'à l'absurde. Le PSP dominicain, suivant en cela la ligne
tracée par son homologue cubain, s'est prononcé contre une lutte menée de l'extérieur.
Il a même procédé à l'expulsion infâmante des militants qui choisissaient l'exil afin de
sauver leur vie, on s'en souvient1174. Des hommes comme Mauricio Báez, Dato Pagán ou
"Chito" Henríquez qui se sont enrôlés dans le mouvement expéditionnaire, ont tous été
exclus du PSP, à grand bruit, quelques mois plus tôt. Enfin le PSP dominicain a disparu

1171 Déclarations citées par le chef des renseignements navals nord-américains, William Abbott, dans
son message secret du 6 août 1947. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 545.
1172 L'appellation retenue par les expéditionnaires était en réalité Armée de libération américaine,
Ejército de Liberación Americana ou ELA.
1173 Rapport secret de renseignements du 20 août 1947, signé Edgar E. Glenn, n° R-237-47. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 618.
1174 Voir supra : 1937-1947. La menace sociale.

-588-
depuis deux mois, à la suite de son interdiction et de l'emprisonnement de tous ses
dirigeants restés en république Dominicaine.
Mais l'amalgame a sa logique : il s'agit de présenter les expéditionnaires comme
une menace directe pour les États-Unis et, en conséquence, de justifier l'exigence d'une
répression sans faiblesse. On remarquera également que tout le raisonnement repose sur
un syllogisme abusif : puisque les expéditionnaires sont opposés à Trujillo et que les
communistes le sont également, les expéditionnaires sont donc en passe de devenir
communistes. CQFD ! Le tour de passe-passe formel avalise surtout un postulat
implicite : les ennemis de Trujillo sont les ennemis des États-Unis.

Parallèlement au développement de cette réthorique anticommuniste, des


mesures immédiates sont prises. Pour la première fois, un bateau de débarquement, le
Patria, acheté pour le compte des exilés, est bloqué dans le port de Baltimore à la
demande des autorités fédérales 1175. L'intervention du gouvernement cubain ne fléchira
pas l'interdiction définitive de sortie du bâtiment.
Dans le même temps, les agents de Trujillo qui se livrent à l'exportation illégale
d'avions ne sont pas poursuivis. Après avoir répondu aux questions du FBI et signé des
déclarations reconnaissant les faits, les Nord-Américains directement impliqués sont
relâchés sans être inquiétés1176. Le département d'État n'hésite pas à s'engager
directement. Lorsque le procureur du district de Porto Rico demande l'autorisation de
poursuivre George C. Stamets, après avoir réuni suffisamment de preuves pour soutenir
l'accusation d'exportation illégale d'avions, les responsables du département d'État
décident :
«…de demander au secrétariat à la Justice de suspendre l'affaire
pour le moment en raison du fait que Stamets est pratiquement le chef
des Forces Aériennes Dominicaines et que son procès, sans une action
simultanée contre les personnes impliquées dans le complot
révolutionnaire contre la république Dominicaine aurait probablement
des répercussions politiques sérieuses sur nos relations avec la
république Dominicaine1177.»
On voit nettement comment le département d'État estime que Trujillo est devenu
un allié qu'il convient de ne pas froisser. La suite des faits confirmera que l'équilibre
invoqué ici n'est qu'un prétexte puisque, quelques jours plus tard, le 29 septembre,
Manolo Castro, directeur des Sports dans le gouvernement cubain, sera arrêté puis jugé

1175 La décision est prise le 10 août 1947, cinq jours avant que ne commence la Conférence de Rio de
Janeiro.
1176 Tel est le cas, par exemple, de deux mercenaires fort connus : Frank Adkin et Wimpy Berry.
1177 Mémorandum de conversation téléphonique confidentiel du 16 septembre 1947. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 734.
-589-
et condamné avec l'accord du département d'État 1178. À l'égard des agents de Trujillo, la
frontière entre ce qui est autorisé et ce qui est illégal devient extrêmement floue dans la
pratique, alors que les mesures prises à l'encontre des expéditionnaires sont de plus en
plus restrictives.
Cette différence de traitement est particulièrement nette, si on examine le cas
des pilotes recrutés par les deux camps dans les rangs des anciens combattants nord-
américains. Il s'agit d'une question importante au plan militaire, puisque le succès ou
l'échec de l'opération dépendent largement de la maîtrise des appareils modernes et
puissants détenus par les uns et les autres 1179. Seuls les aviateurs nord-américains, qui
ont été aux commandes de ces avions pendant la Deuxième Guerre mondiale, sont
capables de les utiliser au combat immédiatement et de former d'autres pilotes. Si
aucune objection n'est formulée à la présence de ces pilotes et mécaniciens en
république Dominicaine, il en va tout autrement pour ceux qui participent à
l'expédition. Le département d'État, conscient qu'il détient là un levier très efficace,
prend des mesures. Un télégramme pour l'ambassadeur Norweb à La Havane est
préparé dans lequel on lui demande :
«…d'avoir une franche discussion avec les pilotes américains
associés au groupe [des expéditonnaires] et de les prévenir que les
États-Unis s'opposent fermement à tout affrontement intérieur et à la
participation de citoyens nord-américains à celui-ci. […] En signalant
que la participation de citoyens nord-américains à un coup de force
révolutionnaire mettrait dans l'embarras notre Gouvernement, vous
devez vivement presser les pilotes de revenir aux États-Unis1180.»
La fermeté préconisée est remarquable. Il s'agit de bien faire entendre aux
officiers de réserve que désormais la Maison-Blanche appuie inconditionnellement
l'ordre établi en Amérique. Leur implication aux côtés de subversifs pourrait leur valoir
de graves ennuis par la suite. Le résultat des instructions données à La Havane ne se fait
pas attendre, puisque cinq jours plus tard, le 24 septembre, les pilotes nord-américains
quittent Cuba et rentrent aux États-Unis.

1178 Il est intéressant de constater que les deux cas, pratiquement identiques, sont traités de façon
strictement opposée. On comparera le mémorandum concernant Stamets et celui-ci : «Bien que Castro
affiche le rang de Directeur des Sports du Gouvernement cubain, le Département n'a pas exprimé la
moindre opposition à son arrestation il y a plusieurs semaines quand les autorités douanières nous ont
demandé notre avis». Mémorandum de conversation téléphonique confidentiel du 19 novembre 1947.
Ibid., t. II, p. 876.
1179 Il s'agit notamment d'avions d'attaque bimoteurs P38 et monomoteurs P51 ainsi que de bombardiers
quadrimoteurs B17 et B24.
1180 Proposition de télégramme secret, annexée au mémorandum interne du 19 septembre 1947 signé par
Walker. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 745.
-590-
Le Pentagone reste l'aile marchante de la politique de rapprochement avec
Trujillo. Ainsi, lorsque la dictature dominicaine manifeste son désir d'engager le
général de brigade des Marines en retraite Bleasdale, le département de la Guerre fait
une réponse qui peut sembler surprenante. Il s'agit d'une contre-proposition :
«La république Dominicaine pourrait recevoir une mission
d'environ trois officiers, à un coût moindre pour la république
Dominicaine que celui qu'impliquerait l'accord proposé avec le Général
Bleasdale. Mieux encore, il semble qu'une mission établie régulièrement
pourrait entraîner plus et mieux l'Armée Dominicaine. […] une mission
de cette nature serait intéressante pour la république Dominicaine et
correspondrait aux règles de l'Armée qui sont de promouvoir la
solidarité et la coopération dans l'Hémisphère1181.»
La manœuvre d'approche de Trujillo était autant politique que militaire : il
s'agissait pour la dictature de nouer de nouveaux contacts avec les cercles de décision
nord-américains et d'indiquer clairement, mais officieusement, que la dictature n'avait
d'autre ambition que de trouver sa place dans le cadre de la stratégie définie par
Washington. Le haut commandement nord-américain propose d'aller beaucoup plus
loin en établissant une coopération à caractère officiel et institutionnel. La dictature
serait ainsi consacrée comme un rouage du système impérial.

Toutes ces manœuvres en coulisse sont complétées par quelques mises en garde
publiques, soigneusement distillées et émises dans un langage codé afin de convaincre
les différents acteurs de la détermination de la Maison-Blanche.
Le président Truman se rend en personne le 31 août à Rio de Janeiro, à la veille
de la clôture de la Conférence et de l'adoption du Traité interaméricain d'assistance
réciproque, soulignant ainsi solennellement que le temps des désordres est passé en
Amérique.
Deux semaines plus tard, le 16 septembre, George Marshall prononce un
discours aux Nations unies dans lequel, en se référant à la Grèce, il indique que l'on ne
peut rester inactif si un pays arme ou soutient des forces rebelles contre le
gouvernement d'un autre pays. Chacun, dans l'aire caraïbe, comprend l'allusion
transparente. La légation dominicaine à La Havane ne s'y trompe pas et commente avec
satisfaction l'effet immédiat des paroles du secrétaire d'État nord-américain :
«Les affirmations de Marshall selon lesquelles il est impossible
de se montrer indifférent quand on parle d'une attaque contre l'un des
pays qui forme l'ONU, indiquent, c'est ainsi que les gens l'ont interprété
1181 Mémorandum adressé au département d'État le 26 septembre 1947, signé par le colonel G. Ordway,
Jr., chef du bureau de l'hémisphère occidental. Recueil Ibid., t. II, p. 774.
-591-
ici, qu'ils [les États-Unis] ne laisseront pas faire et qu'ils dresseront tous
les obstacles à leur portée1182.»

On comprend que dans le climat ainsi créé, le Venezuela de Rómulo Betancourt,


prudent dès les premiers jours, juge qu'il vaut mieux se tenir à distance d'un conflit qui
risque de le placer dans une situation délicate alors qu'il doit faire face à des tentatives
de subversion. En dépit des espoirs de Juan Bosch, aucune arme n'est livrée aux
exilés1183.
Au Guatemala, Juan José Arévalo, après avoir permis l'acquisition d'armes en
Argentine, rompt les relations diplomatiques avec Ciudad Trujillo au début du mois de
juillet. Son pays se retire ainsi du jeu dans l'immédiat.
Les exilés se trouvent donc engagés dans un dialogue solitaire avec les
responsables cubains dont ils dépendent exclusivement. Leur position s'en trouve
considérablement affaiblie comme nous le verrons plus avant.

La dictature, quant à elle, comprend rapidement tout le parti qu'elle peut tirer de
la situation. Elle insinue continuellement que les producteurs de sucre à Cuba aident
activement les expéditionnaires afin de porter un coup fatal à leurs rivaux dominicains.
Un mémorandum diplomatique montre comment l'ambassadeur dominicain Ortega
Frier, reçu par le sous-secrétaire d'État Armour, développe cette argumentation :
«Il indiqua que l'industrie dominicaine du sucre était en grande
partie propriété nord-américaine et que ses intérêts pourraient être
affectés par voie de conséquence. Il dit que le but de ce plan était de
détruire la principale source de revenus du Gouvernement dominicain et
ainsi de précipiter une crise financière et économique en république
Dominicaine. Il dit que bien que ce fût un plan des révolutionnaires, il
jouissait de l'appui de certains membres du Gouvernement cubain et de
chefs d'entreprises sucrières cubains, qui espéraient que l'industrie
sucrière et l'économie dominicaines seraient ainsi ruinées. Il dit que les

1182 La situación política y sus relaciones con la actitud del Gobierno de Cuba hacia el nuestro.
Mémorandum du 20 septembre 1947. Ibid., t. II, p. 747.
1183 Les autorités vénézuéliennes sont amenées très tôt à considérer qu'elles ne peuvent s'engager
matériellement aux côtés des exilés. Lors d'un colloque en juin 1981, Juan Bosch révéla qu'un plan pour
transporter des armes avait bien été préparé par les exilés dès 1946 mais l'intervention de certains chefs
militaires vénézuéliens, au moment même où les discussions avaient lieu avec Betancourt à Caracas,
conduisit à abandonner définitivement le projet. Voir Política: teoría y acción, novembre 1983, p. 17.
-592-
révolutionnaires disposaient des avions appropriés pour mener à bien
cette opération1184.»
La rivalité dominicano-cubaine dans l'industrie sucrière, toujours latente, est
ainsi revitalisée. Du coup, le gouvernement cubain, nommément mis en cause, est
accusé de poursuivre des intérêts égoïstes, contradictoires avec l'ordre continental
souhaité par Washington. Implicitement, son ingratitude est dénoncée puisque, comme
on le sait, le sucre cubain se taille la part du lion sur le marché nord-américain alors que
le sucre dominicain n'y a guère accès. Incidemment, mais opportunément,
l'ambassadeur dominicain rappelle que l'industrie sucrière dominicaine est dominée par
les trusts des États-Unis. Il met ainsi les capitalistes nord-américains dans le camp de la
dictature. Enfin, il attire l'attention sur l'armement, d'origine nord-américaine, qui est
mis à disposition de l'expédition grâce à des complicités dans le gouvernement cubain.
Les autorités cubaines sont dénoncées comme le mauvais élève de la classe au maître
de Washington, au moment où celui-ci cherche à imposer la discipline.

Sur le fond, la dictature développe une offensive subtilement dosée qui combine
deux aspects nettement distincts : une dénonciation en règle de la menace communiste,
d'une part, une tactique souple, visant à exercer une pression continue sur le
gouvernement cubain sans jamais le pousser dans ses derniers retranchements, par
ailleurs.

Examinons un document particulièrement important pour la dictature, qui


éclaire son plan. Le 31 août, le secrétaire d'État aux Relations extérieures dominicain
convoque les chefs des missions diplomatiques étrangères pour leur remettre une note
solennelle aux termes de laquelle il dénonce les préparatifs d'invasion en territoire
cubain. Voici comment il caractérise l'expédition en trois points :
«a) Ses véritables dirigeants, qui agissent en se cachant derrière
un groupe de politiciens dominicains dépourvus du prestige et de la
probité nécessaires pour prendre la tête d'une opposition légale et
démocratique dans leur pays, sont des individus aux antécédents
extrémistes connus, liés, par des convictions mal placées ou des intérêts
inavouables, à l'idéologie communiste avec laquelle on cherche à
asservir les pays libres de notre continent; b) les politiciens dominicains
qui lui servent de rempart et d'instrument […] croient pouvoir utiliser

1184 Mémorandum confidentiel du 15 septembre 1947 établi par le département d'État nord-américain.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 724. Il est intéressant de constater que Ortega
Frier note, dans le mémorandum dominicain rédigé ce même jour, que James Wright, directeur du bureau
des Affaires latino-américaines a confirmé ses informations à ce sujet. Visiblement satisfait de l'effet de
ses arguments, l'ambassadeur dominicain conclut son message en déclarant : «.Mon impression à propos
de cette entrevue est que nous avons obtenu d'excellents résultats.» Ibid., t. II, p. 720 et 722.
-593-
impunément, à des fins personnelles, ce dangereux concours, en
adhérant ostensiblement au mouvement communiste ou en promettant
leurs services une fois le pouvoir auquel ils aspirent atteint; c) tous ces
individus, en raison de la diversité de leurs nationalités, constituent un
regroupement international qui n'a aucun lien avec le sens local de la
politique proprement dominicaine1185.»
Les deux aspects que nous avons indiqués se trouvent conjugués ici :

- La main du communisme international qui tirerait les ficelles en


coulisse est dénoncée, deux fois de suite, explicitement. Elle transparaît aussi, en
filigrane, dans le troisième point lorsqu'il est fait allusion au caractère "étranger" du
regroupement. Aucun argument, et pour cause, ne vient étayer l'allégation. On
remarquera l'évocation de la menace qui pèserait sur «les pays libres du continent».
Cette logomachie, provocatrice quand on songe à la situation réelle du peuple
dominicain, est un signal codé indiquant l'adhésion à une orientation stratégique
impériale, conduite depuis Washington. La défense de l'Amérique et de ses libertés
permet de rejeter comme subversive toute remise en cause du pouvoir et de ses formes
sur le continent. La thèse du complot communiste sert à disqualifier toute opposition,
immédiatement considérée comme anti-américaine et manipulée de l'extérieur. Il s'agit
de "geler" la situation afin de renforcer la stabilité politique, économique et militaire
dans toute l'Amérique.

- Fait qui peut sembler surprenant, les autorités cubaines, qui


jouent réellement un rôle majeur dans le soutien et l'équipement de l'expédition, ne sont
pas dénoncées à ce titre. Cette réserve, étonnante quand on sait la haine de Trujillo pour
Grau San Martín et quand on se rappelle les complots organisés par le dictateur
dominicain contre le président cubain, n'est pas une manifestation paradoxale de
courtoisie diplomatique. Elle s'inscrit également dans une stratégie impériale, au service
des intérêts de la Maison-Blanche : il ne s'agit pas de rechercher une condamnation du
gouvernement cubain mais de l'amener à rentrer dans le rang. Le secrétariat aux
Affaires étrangères insiste dans la même note sur le fait que le gouvernement
dominicain «à aucun moment n'a accusé le Gouvernement de Cuba de complicité avec
le mouvement». Remarquable retenue si l'on songe que les préparatifs sont
quotidiennement commentés dans la presse de La Havane et que l'implication de
membres du gouvernement cubain est de notoriété publique 1186. Elle s'explique aisément
1185 Pour cette citation et les suivantes : note datée du 28 août 1947, n° 22915. Ibid., t. II, p. 660, 661 et
662.
1186 Fait significatif, après l'échec de l'expédition, la politique de la dictature redevient beaucoup plus
agressive et dénonce les présidents de Cuba, du Venezuela et du Guatemala, personnellement mis en
cause. On pourra par exemple consulter la lettre publique de Trujillo du 15 novembre 1947, dans laquelle
-594-
quand on examine la demande réitérée du pouvoir dominicain adressée aux autorités
cubaines. La requête est rappelée un peu plus loin : «désarmement et internement des
contingents qui constituent les forces expéditionnaires organisées contre la république
Dominicaine.» Le gouvernement cubain, au nom des traités interaméricains1187, doit
devenir lui-même l'instrument de l'ordre continental, procéder à la dissolution du corps
expéditionnaire, à la confiscation des armes et à l'arrestation des révolutionnaires.
D'un côté donc, la dictature imagine la main de Moscou derrière les opposants,
de l'autre, elle feint de ne pas voir le rôle actif prêté à l'expédition par des dirigeants
cubains. Pour ses intérêts propres, elle s'insère ainsi dans la stratégie de Washington qui
entend obtenir des Républiques américaines une discipline continentale fondée sur la
collaboration dans la chasse donnée à tout mouvement subversif.
Deux faits nous semblent significatifs à cet égard. Il faut d'abord noter que la
note est délivrée alors même que Truman vient d'arriver à la Conférence de Rio, à la
veille de l'adoption du TIAR. Ce n'est évidemment pas un hasard. Enfin, le document se
conclut, avant les salutations d'usage, par l'invocation de «la paix américaine.» C'est
bien sous cette égide qu'est placée l'action de la dictature.

Il faut souligner le rôle actif de Ciudad Trujillo dans l'élaboration et la mise en


œuvre de la stratégie impériale de Washington. La dictature définit sa politique de «non
acculement» (no acorralamiento)1188 avec une pleine conscience des enjeux globaux
pour la Maison-Blanche. L'attitude de la délégation dominicaine à la Conférence de Río
en est certainement l'un des exemples les plus frappants. Dès l'ouverture, le secrétaire
d'État aux Relations extérieures, Arturo Despradel, qui conduit la délégation
dominicaine, déclare qu'il coopérera avec la délégation nord-américaine pour le succès

il dénonce :.«…les faits qui se sont récemment déroulés sur les côtes de Cuba, dans lesquels paraissent
impliqués plus que les gouvernements, les Présidents de Cuba, du Venezuela et du Guatemala, comme la
résolution votée par le Congrès semble très bien l'interpréter.» Carta de fecha 15 de noviembre de 1947,
dirigida a los Presidentes de las Cámaras Legislativas, en torno a la Resolución votada por el Congreso
Nacional, por medio de la cual condena a la actitud de los Presidentes de Cuba, Venezuela y Guatemala.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 299. Nous revenons sur cette question in 1947-
1955. Trujillo "paladin anticommuniste".
1187 Deux traités sont constamment invoqués : la Convention sur les droits et devoirs des États en cas de
guerre civile, adoptée par la Sixième Conférence interaméricaine de La Havane de janvier-février 1928,
et le sixième accord conclu par la Deuxième Réunion de consultation interaméricaine des ministres des
Affaires étrangères, qui s'était également déroulée à La Havane en juillet 1940. Le premier texte stipule
que les signataires s'engagent à tout mettre en œuvre pour empêcher que leur territoire ne soit utilisé afin
de promouvoir des affrontements intérieurs dans d'autres pays (article 1, 1er alinéa); par le second, les
parties contractantes déclarent qu'elles empêcheront et réprimeront toute activité qui tendrait à mettre en
cause le droit de chaque pays à se gouverner librement et qu'elles se fourniront mutuellement toute
information sur des activités révolutionnaires dont elles diposeraient (3ème alinéa).
1188 Le chargé d'affaires dominicain à La Havane, Héctor Incháustegui Cabral, écrit dans un
mémorandum confidentiel adressé à Ciudad Trujillo : «Vous aurez certainement remarqué que nous
conduisons une politique de non acculement, que nous laissons ouverte la voie qui sera choisie pour
fournir une explication, quand cela se produira, et pour obtenir les assurances que nous recherchons.»
Mémorandum de la discussion du 21 août 1947 avec le ministre d'État cubain. Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. II, p. 621.
-595-
de la conférence. Le 27 août, il rencontre le secrétaire d'État Marshall. Ce dernier
rapporte :
«Il déclara que les Dominicains ne feraient rien qui pût, en
aucune manière, être un obstacle aux travaux de la conférence et que
pour cette raison, bien qu'ils eussent des divergences avec Cuba, dont il
supposait que j'étais informé, ils ne présenteraient pas cette affaire dans
la conférence, puisqu'elle ne ferait que provoquer des controverses et
soulèverait des difficultés1189.»
L'occasion pourrait pourtant sembler belle, si Trujillo faisait des calculs à courte
vue, limités au seul horizon de la république Dominicaine. La dictature comprend bien
que sa sauvegarde dépend du succès de la nouvelle politique de Washington. Elle agit
et se conçoit comme une agence de l'empire. On est fort loin de l'image superficielle,
pourtant abondamment répandue dans les ouvrages les plus sérieux, d'un dictateur
aveuglé par son égocentrisme.
L'anticommunisme du régime doit être replacé dans cette même perspective.
Juan José Arévalo, qui sait de quoi il parle pour en avoir souffert, note très justement
que les dictateurs de l'aire Caraïbe, qu'il appelle les «Gouvernants Gendarmes», ont su
très vite saisir l'intérêt du mot «"kommunisme"» (sic), présenté comme synonyme
haineux d'agitation, perturbation, démocratie, etc. Il ajoute :
«C'est à eux que l'on doit l'acclimatation précoce du mot magique
dans notre vie provinciale, bien avant qu'il ne serve de philosophie de
l'Empire dans la Métropole continentale1190.»
Ce rappel opportun, s'applique parfaitement au discours anticommuniste de
Trujillo. En ces périodes de tension où Washington se réarme, la dictature dominicaine
assume spontanément son rôle d'aile marchante.

L'offensive politique et idéologique de Washington et de Ciudad Trujillo et la


prudente réserve de Caracas ou de Ciudad de Guatemala placent les exilés dans une
situation qui devient rapidement très difficile.
Dès le lendemain du discours de Truman du mois de mars, ils sentent la
situation leur échapper. L'ARDE écrit au président des États-Unis une lettre où l'on sent
percer le désarroi :
«En réalité, c'est cette même solidarité continentale, orientée vers
une solidarité démocratique et non vers une solidarité des
Gouvernements, qui peut préserver l'Amérique du flot des idées nouvelles

1189 Mémorandum secret daté du 27 août 1947. Ibid., t. II, p. 648.


1190 ARÉVALO, Antikomunismo en América Latina, p. 31.

-596-
et étrangères […] Quand la démocratie, incarnée dans la personne du
Chef de l'Exécutif des États-Unis lancera le cri de guerre du continent
pour abattre ces régimes infâmes, les pays opprimés se jetteront dans les
bras de la démocratie qui les libérera, au lieu de se tourner vers d'autres
doctrines qui pourraient leur tendre la main. N'oubliez pas, Monsieur le
Président, que l'homme qui se noie s'agrippe à la première planche
qu'une vague met à sa portée1191.»
Vaine plaidoirie, déjà marquée du sceau de la défaite. En effet, en se présentant
comme hostile au «flot des idées nouvelles et étrangères», l'ARDE s'engage elle-même
dans la logique du discours anti-communiste, pour tenter désespérément de résister au
tournant pris par la Maison-Blanche. L'organisation des exilés perçoit tout le danger de
la nouvelle orientation qu'elle désigne justement comme «une solidarité des
Gouvernements» et espère qu'elle est encore réversible. Elle essaye de faire prévaloir
une stratégie de la rivalité voire de l'émulation entre l'Est et l'Ouest -naguère défendue
par Roosevelt-, alors qu'on est déjà entré dans celle de l'affrontement.

Désormais, les exilés seront sans cesse contraints de se laver du soupçon de


communisme, sans jamais parvenir à l'effacer. Le trouble et la division sont ainsi
propagés dans leur propres rangs. Ángel Morales, figure de proue du conservatisme et
ami de nombreux dirigeants nord-américains, n'échappe pas à la suspicion. Voici son
attitude devant le département d'État nord-américain telle que la décrit le chef de la
division d'information sur les activités étrangères :
«Il avait l'impression que notre Gouvernement ne verrait pas d'un
mauvais œil la fin de la dictature de Trujillo et, par conséquent, il avait
l'espoir qu'il pourrait être prêt à fermer les yeux dans certains cas. Le
Dr Morales souligna énergiquement que le mouvement révolutionnaire
dont il espère prendre la tête n'était pas le moins du monde communiste.
Il déclara qu'un petit nombre d'étudiants en république Dominicaine
pourraient avoir été influencés par le communisme, mais il souligna à
nouveau qu'il n'y avait pas la moindre ombre de communisme dans le
groupe qu'il dirigeait1192.»
Les mécanismes de la guerre froide sont ici parfaitement visibles. Pour tenter de
se concilier les bonnes grâces, ou du moins l'indifférence, de Washington, Ángel
Morales, chef de l'opposition en exil, se voit contraint de condamner la Jeunesse
démocratique. Il est d'ailleurs en position de solliciteur puisqu'il demande que le bateau
retenu à Baltimore soit rendu à ses acheteurs. Les protestations de l'ancien ministre
1191 Lettre du 29 mars 1947, signée A. J. Alfonseca et J. A. Bonilla Atiles. Recueil Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. I, p. 370.
1192 Mémorandum secret du 22 août 1947, signé J. W, Amshey. Recueil Ibid., t. II, p. 628.

-597-
plénipotentiaire de Vásquez à Washington ne serviront de rien, comme on le sait. Pire,
le mémorandum de la conversation est transmis à la division du Renseignement et des
Poursuites, en vue d'éventuelles actions judiciaires contre les organisateurs de
l'expédition.
Sommés de choisir entre Moscou et Washington, c'est-à-dire entre se déclarer
ennemis ou amis des États-Unis, les exilés n'ont d'autre choix que de se soumettre et
d'accepter une orientation qui est dirigée contre eux. L'espace politique se referme
devant eux.

Leur projet politique puise sa force dans une perspective large qui dépasse le
cadre de la république Dominicaine, puisque le renversement de Trujillo est conçu
comme une étape dans l'essor démocratique régional et même continental 1193. Il entre
donc inévitablement en contradiction avec le nouveau cours politique impérial. Le sol
se dérobe sous leur pas.

Ces conditions adverses révèlent les faiblesses intrinsèques du mouvement :

- Hétérogénéité d'abord. Aux côtés de militants ouvriers trempés


dans les luttes syndicales comme Mauricio Báez et de jeunes intellectuels passionnés
par la discussion politique comme "Chito" Henríque, on trouve les secteurs
conservateurs traditionnels et des représentants de l'oligarchie terrienne. L'adhésion de
"Juancito" Rodríguez au mouvement est, à cet égard, significative. Juan Bosch rapporte
qu'ayant appris les intentions des exilés, celui-ci se mit en devoir d'agir :
«Ce qu'il fit ce fut de rencontrer les grands propriétaires et
éleveurs les plus importants du pays, parmi lesquels José Manuel
Jiménez, Israel Álvarez, Carmito Ramírez ou quelqu'un de sa famille.
Nous ne donnons que quelques noms parce que nous ne nous les
rappelons pas tous, mais il y en eut nettement plus que ceux que nous
avons mentionnés, et, à eux tous, ils couvraient les différentes régions du
pays. Ces messieurs se mirent d'accord et déléguèrent don Juan pour
qu'il parte en exil afin de prendre la tête du mouvement armé1194.»

1193 L'engagement politique solennel, signé par les cinq chefs du Comité Central Révolutionnaire
Dominicain le 13 juillet 1947, fixe comme tâche centrale à la révolution : « LE RENVERSEMENT DE LA
TYRANNIE DE RAFAEL L. TRUJILLO ET L'ÉTABLISSEMENT D'UN GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE QUI
[…] DEVRA COLLABORER À LA LUTTE POUR L'ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE DANS TOUS LES PAYS
D'AMÉRIQUE» (en capitales dans l'original). Ibid., t. II, p. 591.
1194 Actes du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo. Política: teoría y acción,
novembre 1983, p. 18.
-598-
Sans discuter ici la capacité d'organisation de l'oligarchie terrienne traditionnelle
face à Trujillo, il apparaît clairement que "Juancito" Rodríguez, principal bailleur de
fonds de l'expédition et nommé général commandant en chef de la petite armée, n'a pas
rejoint, mû par un élan personnel, les idées des révolutionnaires en exil. Il est et reste le
représentant qualifié des intérêts particuliers d'une classe ancrée dans une société
archaïque, opposée par nature au prolétariat et à la bourgeoisie modernes. Le seul lien,
provisoire, est l'anti-trujillisme.
Les forces progressistes se trouvent soumises à des perspectives rétrogrades1195.
La place décisive occupée par un personnage comme "Juancito" Rodríguez, induit une
stratégie qui isole les expéditionnaires. Au lieu de donner la primauté à l'insurrection
populaire, l'accent est mis sur les opérations proprement militaires. La course aux
armements, l'engagement de mercenaires, les alliances avec certains secteurs militaires
cubains se développent considérablement. Incapable de se tourner vers le peuple,
"Juancito" Rodríguez se situe sur le même terrain que Trujillo et cherche à rivaliser
avec la dictature. Le militaire prend le pas sur le politique.

- Cette hétérogénéité politique se reflète dans le recrutement.


Virgilio Mainardi Reyna, l'un des dirigeants, rappelle :
«Il y avait des Dominicains analphabètes mais qui conservaient
leurs titres de généraux et qui, lorsque le secrétaire les invitait à signer
leurs déclarations, disaient : je ne sais pas signer1196.»
On est donc fort loin d'un rassemblement sur des perspectives clairement
définies.

- La faiblesse numérique s'ajoute enfin à ces graves déficiences.


Le Comité central révolutionnaire dominicain, organe dirigeant qui fixe l'orientation et
prend toutes les décisions, est élu, le 13 juillet 1947, par une assemblée de dix-huit
personnes en tout et pour tout ! Le nombre de Dominicains enrôlés ne dépassera jamais
les 400 personnes, soit entre le tiers et le quart du contingent expéditionnaire.

Isolés, peu organisés, sans analyse ni perspectives bien définies, faibles, les
exilés sont engagés dans une alliance inégale avec les diverses factions cubaines dont

1195 Juan Bosch analyse rétrospectivement la situation avec beaucoup de justesse : «Nous comprenions
que l'histoire ne fait pas marche arrière et que par conséquent un mouvement organisé par des grands
propriétaires et des éleveurs ne pouvait pas l'emporter sur une société industrielle et dotée d'un certain
développement financier, cependant nous ne le dîmes à personne parce que nous avions déjà enfourché
le cheval de Cayo Confites et que nous étions en réalité un pouvoir militaire.» Ibid., p. 19.
1196 Actes du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo. Ibid., p. 7.

-599-
ils deviennent peu à peu les otages. Horacio Julio Ornes, l'un des expéditionnaires de la
première heure, retrace ainsi l'évolution de la situation :
«Le plan était très primitif, très fidèle à notre tradition
dominicaine des expéditions pour lutter contre la tyrannie. Mais les
choses se compliquèrent à mesure que l'effort cubain devenait plus
manifeste. Les Dominicains commencèrent à perdre le contrôle de ce
mouvement et on peut dire que quand nous arrivâmes à Cayo Confites, le
contrôle de la situation nous échappait déjà totalement1197.»
D'abord soutenue par les autorités et partis cubains, l'expédition est ensuite
alimentée et entrenue comme un enjeu de la politique intérieure cubaine. Vidée de son
contenu et privée de ses objectifs initiaux, elle sombrera finalement sans gloire.

Toute en zigzags, en affrontements, et agitée de soubresauts, la politique


cubaine à l'égard de l'expédition peut être qualifiée d'un mot : atermoiements.

- Tout en permettant au ministre Alemán de poursuivre


l'entreprise, Grau San Martín ferme les yeux sur les préparatifs. Il prétexte même la
maladie pour s'absenter de la scène politique et ne pas avoir à se prononcer lorsque les
demandes nord-américaines et dominicaines se font de plus en plus pressantes. Il
navigue ainsi au plus près entre des écueils menaçants.
D'une part, il évite de s'opposer frontalement au tournant politique qui affecte
toute la région, particulièrement dangereux pour son gouvernement. D'autre part, il
garde un atout en main, aussi longtemps qu'il le peut sans s'exposer à des représailles.
La présence des expéditionnaires fait de lui un interlocuteur obligé dans la
réorganisation régionale. En dernier ressort, il est le seul qui puisse écarter la menace. Il
joue donc constamment l'obstruction afin de préserver cette politique d'équilibre des
contraires.
Ainsi, par exemple, lorsque le ministre d'État cubain, Rafael González Muñoz
reçoit les doléances du chargé d'affaires dominicain qui produit de nouvelles preuves
publiques des préparatifs de l'expédition, il répond en ces termes :
«Ce doit être une satisfaction pour vous qu'en dépit des
mauvaises nouvelles, aucune attaque ne se soit produite, et cela doit vous
apporter certains apaisements. Je crois qu'avec le temps votre crainte
légitime d'une agression […] pourra se dissiper. Les jours ont passé et
rien ne s'est produit, je crois qu'il s'agit d'une question de temps1198.»
1197 Actes du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo. Ibid., p. 13.
1198 Memorandum confidencial de la conversación sostenida con el Ministro de Estado el día 21 de
agosto del año 1947. Signé Héctor Incháustegui Cabral. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año
-600-
On admirera le numéro de funambule, puisque le ministre d'État admet la
légitimité de la position dominicaine sans reconnaître, même indirectement, la moindre
responsabilité.
Il est clair cependant que plus le temps passe et plus la marge se rétrécit.

- Les tensions du moment se reflètent dans les affrontements


internes à Cuba. Les préparatifs de l'expédition permettent de mobiliser des jeunes, des
militants et des cadres qui y trouvent des raisons d'espérer. Une force est ainsi
rassemblée, permettant d'équilibrer le poids des éléments favorables à Washington.
Parmi ces derniers, il faut surtout remarquer le chef des forces armées cubaines,
le général Genovevo Pérez Dámera. Dès le mois de mars, immédiatement après le
discours de Truman qui ouvre la guerre froide, il s'est rendu à Washington pour
demander à Braden des armes afin de faire face au péril communiste à Cuba.
L'organisation de l'expédition vient à point nommé. Incháustegui Cabral, le chargé
d'affaires dominicain à La Havane note au début août :
«L'Armée continue à être mobilisée dans la région orientale. Au
moins cinquante pour cent des effectifs que compte l'expédition sont issus
des groupes qui ont combattu, jour et nuit, le général Pérez Dámera. Ce
sont eux qui l'ont accusé des expropriations de terres, et comme il est
naturel, une force dont on calcule qu'elle peut atteindre trois mille
hommes, dotée d'armes modernes, équipée de bateaux et d'avions et
disposant de rations et de munitions, constitue un sujet permanent de
préoccupation pour la hiérarchie militaire qui peut même craindre
qu'elle ne se retourne contre elle à un moment donné. On a dit ici, plus
d'une fois, que l'expédition vers notre République n'était qu'un rideau de
fumée derrière lequel se cachait un coup d'État, avec la complicité
directe du docteur Grau1199.»
Ce rapport montre bien la perception des événements que l'on avait à l'époque à
La Havane. Les expéditionnaires, regroupés, entraînés et armés, font figure de masse de
manœuvre entre les mains des uns ou des autres pour s'assurer le pouvoir et éliminer les
adversaires politiques. La propagande, alimentée tant par ceux qui soutiennent le
mouvement que par ceux qui le craignent 1200, surestime le nombre des hommes
1947, t. II, p. 620.
1199 Le MSR et l'aile gauche du Parti authentique reprochaient à Pérez Dámera d'avoir chassé des
paysans de leurs terres et de procéder à une politique clientéliste dans la nouvelle répartition.
Mémorandum strictement confidentiel du 9 août 1947. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947,
t. II, p. 552.
1200 Le jeune Fidel Castro, qui constate ce déploiement de la propagande, pressent que l'opération est
déviée vers d'autres buts que ceux affichés. Virgilio Mainardi Reyna relate ainsi sa prise de contact avec
les expéditionnaires : «Il s'approcha de nous dans le restaurant et nous dit qu'il voulait participer à
l'entreprise mais qu'il voyait qu'elle était conduite avec trop de publicité et se demandait pourquoi […] il
craignait que ce fût un piège.» Política: teoría y acción, novembre 1983, p. 4.
-601-
rassemblés qui oscille en réalité entre 1 200 et 1 500. De même, on est réduit aux
conjectures sur l'identité réelle de ceux qui tirent les ficelles dans l'ombre. On ne sait si
Grau San Martín s'appuie sur Alemán et les expéditionnaires, contre Pérez Dámera ou
si, au contraire, il agite la menace de l'expédition sous les yeux du chef des forces
armées pour le pousser à éliminer l'aile gauche du Parti authentique et le Mouvement
socialiste révolutionnaire. C'est ce que suppose ici Incháustegui Cabral. Une chose est
certaine : les exilés deviennent des instruments pour d'autres buts que ceux qu'ils
poursuivent.

- Les dirigeants cubains qui soutiennent le mouvement se lancent


dans des achats d'armements de plus en plus sophistiqués, afin de gagner du temps.
Selon les services de renseignements nord-américains 1201 au début du mois de septembre
l'expédition est équipée de deux bateaux, de six avions d'attaque bimoteurs P-38, deux
bombardiers quadrimoteurs : un B-25 et un B-24 Liberator, 2 hydravions bimoteurs
Catalina, un avion de transport bimoteur C-47 et deux avions légers Cessna. Le pilotage
des avions pose des problèmes insurmontables pour les membres de l'expédition, on le
sait. Des pilotes sont donc engagés à grands frais sans que la question de l'équipement
des appareils, de leur entretien et de leur utilisation ne soit pour autant résolue.
Cela ne suffit pas encore. Pour retarder les échéances, les dirigeants annoncent
qu'il faut se procurer encore sept avions supplémentaires.

Pendant près de trois mois, de début juillet à la fin de septembre 1947, les
manœuvres opposant les différentes factions cubaines vont se poursuivre, plaçant les
exilés dans une situation de plus en plus difficile.
Le 1er août, est sans doute une date-clé dans cette marche à l'échec. L'armée de
l'air, qui est très proche de Pérez Dámera et se livre à un véritable bras de fer avec la
marine, après avoir investi l'aérodrome de Rancho Boyeros où se trouvent les avions de
l'expédition, s'empare de trois appareils qu'elle conduit sur sa base de Columbia.
Ce même jour, au terme de déplacements erratiques qui les ont conduits de La
Havane à Holguín puis à Antillas et dans la baie de Nipes, les expéditionnaires arrivent
sur l'îlot désertique et inhospitalier appelé Cayo Confites, au nord de la province de
Camagüey. S'éloignant de leur objectif, ils sont ainsi ramenés vers l'ouest. Leur
isolement est total. Les tensions deviennent insoutenables. Il apparaît en effet, au fil des
jours, que les autorités cubaines ne désirent pas réellement appuyer une attaque contre
Trujillo qui les placerait dans une situation intenable vis-à-vis de Washington. Les

1201 Parmi les nombreux rapports sur cette question, on pourra consulter celui, secret, du 5 septembre
1947, BID n° 3144-0100 qui émane de l'attaché naval à La Havane. Recueil Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. II, p. 690.
-602-
désertions se multiplient. Les expéditionnaires adressent des ultimatums aux dirigeants
cubains du mouvement leur demandant de passer à l'action contre Trujillo. En cas de
refus, ils abandonneront en masse l'entreprise. Les dirigeants ripostent en instaurant une
discipline de fer. La violence s'installe. Juan Bosch évoque ces sombres moments :
«Comme les Cubains étaient plus nombreux que les Dominicains,
notre destinée était de mourir sur cet îlot et ,après nous avoir tués, ils
nous déshonoreraient pour pouvoir expliquer leur geste, mais
heureusement l'affaire ne fut qu'un long moment de tension qui, par
miracle, ne déboucha pas sur une tuerie.1202»
Les tensions sont au paroxysme et la situation devient inextricable. Il est évident
qu'elle ne peut plus durer en l'état.

Dans ce climat étouffant, Pérez Dámera attend son heure. La rupture se produit
le 15 septembre, lors d'une échauffourée opposant des éléments de l'armée et de la
police cubaine à Marianao. On relève des blessés par balles. Les "révolutionnaires"
infiltrés dans la police, sont dénoncés comme fauteurs de troubles. Pérez Dámera, qui
s'était rendu à Washington, rentre précipitamment le lendemain à bord d'un avion de
l'armée nord-américaine. La remise en ordre commence :

- Les perquisitions se multiplient et l'armée prend le contrôle de


la police, dès le 18. Le Service des enquêtes sur les activités ennemies, tenu par les
adversaires du chef de l'armée cubaine, est repris en main.

- Le 20, l'armée cubaine investit une propriété du ministre de


l'Éducation, Alemán, et saisit un stock d'armes et de munitions considérable qu'elle
charge dans treize camions.

- Le 23, Grau San Martín donne vingt-quatre heures aux


expéditionnaires pour quitter le pays.

- Fortement encadrés par la marine cubaine, privés d'armes, sans


provisions, les exilés ne peuvent aller bien loin. 270 hommes se rendent rapidement.
Puis, le 30 septembre, les 800 restants mettent pied à terre sous la menace des canons
des navires cubains.

1202 Política: teoría y acción, novembre 1983, p. 21.

-603-
L'expédition a définitivement échoué. Le jour même, le porte-parole du
département d'État nord-américain fait une déclaration officielle qui se conclut en ces
termes :
«Notre Gouvernement se sent naturellement satisfait de voir que
cette menace contre la paix dans la région de les Caraïbes a pris fin1203.»
Trujillo a retrouvé toute sa place dans la région.

Le bilan est donc extrêmement positif pour la dictature dominicaine qui voit
s'ouvrir devant elle sa période de splendeur. Le Comité central révolutionnaire
dominicain publie une déclaration qui commence par ces mots :
«La Révolution Dominicaine vient de perdre une bataille, avant
de l'engager1204.»
Après avoir rendu un vibrant hommage au peuple de Cuba et aux centaines de
Cubains qui s'étaient enrôlés dans l'expédition, il ajoute :
«Avec cet échec commence aujourd'hui une nouvelle étape de
notre lutte. De même que Martí ne renonça pas après l'échec de La
Fernandina, nous ne renoncerons pas non plus.»
Ces fières paroles sonnent juste. En effet, la "Paix Américaine" qui s'instaure
dans la région à la faveur de la guerre froide est, par nature, conflictuelle. Elle repose
sur l'étouffement artificiel des conflits et la répression de toute opposition au nom du
danger "communiste". Tâche impossible à long terme.

Dès le lendemain de l'arrestation des expéditionnaires, les autorités cubaines


préfèrent adopter une ligne souple. Après un interrogatoire, les hommes sont
rapidement libérés. Quant aux armes, par d'obscurs chemins elles parviendront au Costa
Rica et permettront à Figueres de prendre le pouvoir l'année suivante, avant de servir,
pour certaines, à une nouvelle tentative des exilés en juin 19491205.

Le profond élan qui s'est manifesté à l'occasion de l'expédition de Cayo


Confites, atteste que Trujillo est confronté à une tâche toujours à recommencer et que
son régime reste à la merci d'un retournement de la situation internationale.

1203 Message de United Press du 30 septembre 1947. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II,
p. 787.
1204 Pour cette citation et la suivante : Declaración del Comité Central Revolucionario Dominicano.
Ibid., t. II, p. 787 et 788.
1205 Voir à ce sujet : 1947-1955. Un anticommunisme agressif.

-604-
IV

L'ÂGE D'OR
1947 - 1955

-605-
1. LA DICTATURE DANS LA GUERRE
FROIDE

A/ TRUJILLO, "PALADIN ANTICOMMUNISTE"

Recevant avec faste le Benefactor à Madrid en 1954, Franco déclare :


«Trujillo est un paladin anticommuniste de la mer des
Antilles1206.»
Rien ne peut être plus agréable aux oreilles du président dominicain. En effet le
titre pompeux décerné par le Caudillo1207 correspond parfaitement à l'image que Trujillo
entend donner de lui-même pendant les années fastes de son régime, de 1947 à 1955.

• LA REVANCHE

Dès l'apparition des premiers signes de la guerre froide, la dictature s'est saisie
de l'occasion1208. Son expérience, tirée de ses combats contre la diplomatie nord-
américaine, le mouvement ouvrier et les forces hostiles dans la région, lui permet de
comprendre très vite la nouvelle situation politique internationale et tout le parti à en
tirer.

Au cours des derniers jours d'août 1947, un mois exactement avant l'étouffement
de la tentative d'expédition de Cayo Confites, l'orientation est déjà nettement fixée.
Dans une déclaration adressée à tous les Dominicains pour maintenir «vivantes et

1206 Lors de la réception officielle au Palais royal, le 4 juin 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo,
t. II, p. 273.
1207 Il est clair qu'en prononçant ces mots, Franco, de son côté, se pose en champion anticommuniste
européen.
1208 Il faut souligner la promptitude de la réaction de la dictature. Dès le mois de juin 1947, le ministre
plénipotentiaire français De Maricourt informe ses supérieurs : «Le six juin, le secrétaire d'État aux
Relations extérieures me disait qu'à Ciudad Trujillo on s'attendait au départ de M. Braden (très mal jugé
ici) depuis que s'affirmait la nouvelle "doctrine Truman" en politique étrangère. Dès lors que les États-
Unis se sont engagés dans une politique mondiale d'opposition à l'URSS, ils ont plus que jamais besoin
de la solidarité américaine». Courrier du 10 juin 1947, ADMAE, AM-44-52-RD n° 5, p. 42. La
perspective pour plusieurs années est parfaitement claire. On voit également que l'affrontement avec
Braden, permet à Trujillo de saisir immédiatement la portée des signes qui apparaissent et de prendre
l'initiative.
Nous ne revenons pas ici sur ce que nous avons écrit in : 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre
froide, en particulier dan le chapitre intitulé L'émergence d'une nouvelle stratégie impériale.
-606-
vigoureuses les traditions qui constituent une partie essentielle de la nationalité»,
Trujillo affirme :
«Notre position internationale est franchement anticommuniste et
[…] mon Gouvernement est prêt à assumer n'importe quelle sorte de
responsabilité en ce sens et à occuper la place qu'on lui assignera dans
une éventuelle troisième guerre mondiale. Mon Gouvernement
reconnaîtra ou établira des relations diplomatiques avec tout
gouvernement qui pourra apparaître, pourvu qu'il soit
anticommuniste .»
1209

Un certain nombre de traits caractéristiques du discours politique de la dictature


pendant son âge d'or, sont déjà présents dans cette profession de foi tranchée :

- Un climat de peur est créé. La menace d'une Troisième Guerre


mondiale, cataclysmique à n'en pas douter, est explicitement évoquée. Ainsi se trouve
suggérée l'idée fondamentale qu'une agression est déjà en marche et que le monde et les
pays civilisés doivent se mettre en état de se défendre.

- L'essence même de la nation, ses racines historiques, sont mises


en cause par ce mal absolu. Ne pas combattre, c'est se renier.

- Cette atmosphère de guerre, en pleine paix1210, justifie une


discipline internationale sans faille. Les pays sont assimilés à des régiments et les
gouvernements aux officiers qui les commandent. Il va sans dire que le commandant en
chef se trouve à Washington.

- En conséquence l'ordre dictatorial à l'intérieur s'impose comme


une mesure de sauvegarde. Tout dissident est un traître ou un infiltré. La prétendue
guerre à l'extérieur légitime l'état d'exception dans le pays.

Le nouveau cours de la politique impériale est l'élément essentiel qui permet à


Trujillo de développer cette orientation. Au moment même où il se déclare prêt à
prendre sa place dans un empire en ordre de bataille, les représentants des Républiques
américaines sont réunis à Rio pour discuter de la «sécurité continentale» et des mesures

1209 Mensaje dirigido al Pueblo dominicano, el 30 de agosto de 1947, por medio del cual exhorta a
todos los Dominicanos… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 260.
1210 D'où les termes de "guerre froide" employés par les historiens. L'expression avait déjà été employée
au début du XIVème siècle par le prince don Juan Manuel pour évoquer le conflit entre la Castille et le
royaume musulman de Grenade.
-607-
à adopter en cas d'agression. Le lendemain, Truman en personne les appelle à la
discipline. Deux jours plus tard, ils adoptent le Traité interaméricain d'assistance
réciproque (TIAR) afin de renforcer l'ordre et la cohésion d'un hémisphère qu'on
pourrait croire en état de siège1211.
La diplomatie reflète rapidement les changements en cours1212.

Trujillo ne manque pas de donner toute la publicité nécessaire à son adhésion au


processus en cours :

- Le jour même de la clôture de la Conférence de Rio, il présente


un projet de loi instituant le service militaire obligatoire 1213. Le branle-bas de combat
indique qu'il est prêt à répondre à l'appel. Bien sûr, il s'agit également d'impressionner
Grau San Martín et tous ceux qui peuvent retenir les expéditionnaires.

- Un mois après l'adoption du TIAR, il soumet solennellement et


de façon très détaillée l'accord diplomatique au Congrès1214. Ce même jour, le secrétaire
d'État à la Présidence fait savoir que Grau San Martín a décidé d'étouffer la tentative
d'expédition de Cayo Confites1215.

- Dès le mois de novembre, le Congrès ratifie le Traité. Quinze


jours plus tard, les instruments diplomatiques de la ratification sont déposés 1216.
Rythmant l'actualité, la propagande informe ponctuellement de tous ces événements.

- Pendant ce temps, on apprend que des Comités de coopération


politico-sociale se sont installés successivement à San Francisco de Macorís dans le
Cibao, à Puerto Plata sur la côte nord et à Elías Piña tout près de la frontière haïtienne.
Le régime fait savoir :

1211 Voir 1945-1947. L'émergence d'une nouvelle stratégie impériale. Rappelons simplement que
Truman se rend le 30 août 1947 à la Conférence pour le maintien de la paix et la sécurité du continent et
que le Traité de Rio est adopté le 2 septembre suivant.
1212 En octobre 1947, le Brésil et le Chili rompent leurs relations diplomatiques avec l'URSS.
1213 Le projet de loi est moins radical qu'il n'y paraît. En fait, au volontariat -parfois théorique- est
substitué un tirage au sort qui permettra de nombreuses manipulations policières : chantages, menaces,
etc. Néanmoins, il témoigne d'une politique de renforcement de l'armée.
1214 Voir : Texto del mensaje de fecha 1 de octubre de 1947, dirigido al Congreso Nacional, al someter
a la sanción legislativa… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 271.
1215 Le 1er octobre 1947. En réalité tout est consommé depuis la veille. R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 106 et 107.
1216 Le TIAR est ratifié le 7 novembre 1947 et le dépôt officiel de la ratification a lieu dès le 21 du
même mois.
-608-
«La finalité de ces organismes est de combattre les idées
exotiques contraires à l'ordre politique et constitutionnel en vigueur1217».
Ainsi renaît, sous une autre forme, la Commission des activités anti-
dominicaines créée en juin. L'objectif est d'indiquer clairement que la mobilisation
contre l'agression venue de l'extérieur doit se compléter par une guerre impitoyable
pour débusquer la cinquième colonne.

Ainsi inscrite dans une stratégie panaméricaine, la propagande anticommuniste


de la dictature peut se déployer pleinement et préciser ses buts. Après Cayo Confites,
Trujillo entend pousser son avantage et transformer l'échec de ses adversaires en
victoire pour la dictature. La situation politique lui permet d'espérer triompher, sans
tirer un coup de feu.

La propagande d'abord, puis le Benefactor lui-même, désignent l'ennemi :


«Une Brigade Internationale, composée dans sa grande majorité
d'éléments communistes vénézueliens, guatémaltèque, cubains et d'autres
nationalités1218.»
Les expéditionnaires de Cayo Confites, ainsi désignés, sont cloués au pilori.
L'appellation retenue par la propagande renvoie, à dessein, à la guerre civile espagnole.
Le combat devient un devoir patriotique sacré. Face à l'identité dominicaine pure se
dresse un ramassis d'individus venus de toutes parts dans le seul but de l'agresser. Une
campagne frénétique se déroule sans interruption pendant trois mois, du début de
novembre 1947 jusqu'à la fin du mois de janvier 19481219 :

- Le signal est donné par le Vème Congrés médical national qui,


après avoir été inauguré par Trujillo, vote une condamnation des auteurs de la tentative
d'expédition le 8 novembre. La menace militaire est pourtant écartée depuis plus d'un
mois. C'est le début d'une offensive politique d'envergure.

- Tous les organismes officiels et corps constitués sont appelés à


prendre position contre la “Brigade communiste internationale”, selon la terminologie

1217 Les trois installations ont lieu respectivement les 11, 16 et 22 octobre 1947. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 107 et 108.
1218 Ce sont les termes qu'emploiera le dictateur pour tirer le bilan de Cayo Confites lors de son compte
rendu annuel. Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1948, acompañado de
las Memorias… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 327.
1219 Sauf mention particulière, on trouvera aux dates indiquées la référence des événements que nous
commentons, ainsi que les citations dans R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 109 à 119.
-609-
en vigueur. Le 12 novembre, le Congrès national condamne à son tour les
expéditionnaires et s'en prend nommément à Grau San Martín, Arévalo et Betancourt.
La manœuvre s'éclaire : les trois présidents sont présentés comme des alliés des
communistes, voire comme des agents secrets du communisme international. Dès lors,
les résolutions et motions de soutien à l'initiative parlementaire pleuvent.

- Le 14, le Conseil directeur central du Parti dominicain et


l'Académie dominicaine de la langue dénoncent à leur tour la «Brigade Internationale
Communiste» et les trois présidents. Après les organes politiques, la société tout entière
doit se prononcer.

- Dès le lendemain, Trujillo relance la campagne en intervenant


personnellement. Il adresse une lettre publique aux présidents des deux Chambres en
indiquant que la responsabilité incombe aux trois présidents plus qu'à leurs
gouvernements1220. Il fait ainsi d'une pierre deux coups : au nom de la croisade
anticommuniste, il dénonce ses ennemis à Washington et cherche à s'insérer dans les
intrigues internes à chaque pays.

- Jusqu'à la fin du mois, les prises de position des organisations


les plus diverses se multiplient.
Le 20, le syndicat des journalistes de Ciudad Trujillo «exhorte les journalistes
du pays à contresigner une protestation contre la Brigade Internationale Communiste
qui a tenté d'envahir la République».
Le même jour, «la Femme de la capitale», prend également parti.
Le 24 novembre, c'est au tour des «Musiciens de la République» de condamner
les présidents traîtres.
Le lendemain, le Conseil administratif du district de Saint-Domingue proteste à
son tour.
Enfin le 3 décembre, les secrétaires d'État et les hauts fonctionnaires expriment
leur indignation.

- Cette première vague n'est pas achevée que commence déjà un


cycle de manifestations massives dans tout le pays.
Le 26 novembre, la première, organisée par le Parti dominicain de la capitale, a
symboliquement lieu devant le monument Trujillo-Hull. L'amitié dominicano-nord-

1220 Carta de fecha 15 de noviembre de 1947 […] por medio de la cual condena la actitud de los
Presidentes de Cuba, Venezuela y Guatemala. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p.
298.
-610-
américaine, ainsi rappelée, est opposée aux menées subversives des complices du
communisme.

- Les secteurs les plus sensibles sont encadrés et mobilisés en


priorité. Le 7 décembre, 70 000 ouvriers, selon la propagande, sont rassemblés à San
Pedro de Macorís pour conspuer les ennemis de la république Dominicaine.
Le 11, une manifestation se déroule devant le port de la capitale, principal lieu
de concentration ouvrière de Ciudad Trujillo.
Le Jour de l'An 1948, Barahona, siège d'une des plus importantes centrales
sucrières de la West Indies Sugar Corp., est mobilisée à son tour. Grau San Martín,
Arévalo et Betancourt sont pris à parti.
La dictature affirme ainsi son contrôle politique sur les masses ouvrières et vise
plus particulièrement les secteurs portuaires et sucriers qui s'étaient montrés les plus
indépendants à la fin de la Guerre mondiale.

- Le 19 janvier une nouvelle manifestation d'envergure est


convoquée dans la capitale. Le 22, la jeunesse de Puerto Plata est rassemblée.
Mais la cérémonie la plus impressionnante a eu lieu la veille, pour la fête de la
patronne de la république Dominicaine, la Vierge de la Altagracia, à Higüey où s'élève
sa basilique. Le moment, le lieu, la foule et les fastes, tout est calculé pour démontrer
que l'âme du pays s'insurge contre le communisme international, soutenu par les trois
présidents honnis1221.

- À la fin du mois de janvier, le but poursuivi depuis trois mois


s'éclaire enfin : le procès par contumace des membres de la “Brigade internationale
communiste” est ouvert le 28. "Juancito" Rodríguez, Juan Bosch, Juan Isidro Jimenes
Grullón et Ángel Morales sont les principaux prévenus. Deux jours plus tard, le verdict
est prononcé : les accusés sont condamnés à trente années d'emprisonnement et au
versement collectif de plus de treize millions de pesos, au titre d'indemnités1222.

Ainsi se clôt spectaculairement la longue campagne anticommuniste, opération


politique destinée à démontrer à l'appareil, à la population du pays et au monde, que le
régime a repris l'initiative et qu'il a définitivement retrouvé sa place au service de
l'empire :

1221 Nous revenons sur cette manifestation infra : 1947-1955. Une Église courtisane.
1222 Voir La Nación du 31 janvier 1948 et du 14 février 1948.

-611-
- Trujillo sait que l'appareil a été très éprouvé pendant plusieurs
années. Il faut donc lui indiquer que la page est définitivement tournée et que le pouvoir
du Chef est absolu. Aucune voix ne s'est élevée dans les cercles dirigeants nord-
américains pour s'étonner de l'énormité des peines prononcées ou pour critique la
mascarade politique et judiciaire.

- Il s'agit également de frapper de terreur les opposants, déclarés


ou non. Les exilés ont été traités de communistes pendant des mois. À Washington, nul
ne s'est aventuré à faire remarquer combien l'amalgame était grossier 1223. Entre Trujillo
et Ángel Morales1224, le choix est fait.

- Au plan régional, le Benefactor triomphe. Il a publiquement


traîné dans la boue les présidents de Cuba, du Guatemala et du Venezuela, les accusant
d'être des suppôts du communisme international sans que cela ne gêne en apparence les
dirigeants nord-américains.

Comme on le voit, de nouveaux rapports avec Washington ont bien été


sanctionnés.

À quelques jours de la fête de l'Indépendance, le dictateur dominicain peut à


nouveau agiter la menace d'une catastrophe épouvantable et se présenter comme le
rempart de la civilisation. Saisissant le prétexte de l'anniversaire de la naissance de
Ramón Mella, l'un des trois Pères de la Patrie, il invite le pays à la prière :
«Le peuple dominicain, croyant avec sincérité et ferveur aux
principes de la religion, héritier de la foi catholique qui a tracé la route
des découvreurs du Nouveau Monde et gardien loyal du premier lieu où
s'est établie la civilisation chrétienne en Amérique, comprendra très bien
comment en priant pour que se maintienne l'organisation des Nations
Unies, à la veille de la plus glorieuse date dans l'histoire de sa
libération, il prie Dieu pour la paix, pour la liberté et pour la
démocratie, qui doivent régner dans le monde pour éviter la destruction

1223 On sait que les militants communistes avaient refusé de participer à la tentative d'expédition,
considérée comme aventuriste. Il n'est pas exagéré de dire que certains expéditionnaires était eux-mêmes
violemment anticommunistes. Voir à ce sujet : 1945-1947. La tentative d'expédition de Cayo Confites.
1224 On sait les attaches qu'il avait au sein de l'Administration nord-américaine.

-612-
totale qui menace à travers la possibilité d'une troisième conflagration
universelle1225.»
Dieu, la paix, la liberté et la démocratie sont dans le camp de la dictature,
incarnation de l'Amérique. L'attaquer serait s'allier aux forces du mal qui peuvent se
déchaîner à tout moment. La guerre est décidément aux portes de la citadelle.
Sur son élan, Trujillo va plus loin et cherche déjà à infléchir la stratégie
impériale. L'ONU, qui a besoin de prières pour se maintenir, semble bien fragile face à
la tourmente annoncée. Le dictateur, qui a pris soin de rappeler l'impuissance de la
SDN dans son discours, pousse Washington à s'engager plus avant dans la guerre froide
en rompant complètement avec Moscou.

On pressent que la dictature ne peut se satisfaire de sa première victoire.

1225 Mensaje al pueblo dominicano, el 22 de febrero de 1948, mediante el cual exhorta a todas las
clases sociales del País a consagrar el 25 de febrero como día de recogimiento y oración. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 324.
-613-
• UN ANTICOMMUNISME AGRESSIF

Malgré son premier succès, Trujillo continue à faire des prédictions qui se
veulent dramatiques. En avril 1948, le jour de la Fête panaméricaine, il déclare :
«Le monde est sur le point de se rendre à la pénible évidence que
les valeurs spirituelles qui servent de guides aux principes de la
civilisation chrétienne se trouvent à un moment critique, car contre elles
se lève l'alliance froide et calculatrice de tous les matérialismes, animée
par la funeste ambition de détruire le fondement moral sur lequel
reposent notre foi, notre culture et nos coutumes1226.»
Pourquoi répandre ainsi la peur ? Quels sont tous ces alliés du communisme de
Moscou ?

Des événements graves et récents, auxquels le dictateur fait allusion dans son
discours, sont présents à l'esprit de tous ceux qui l'écoutent. Cinq jours plus tôt, alors
que la IXème Conférence panaméricaine se déroulait dans la capitale colombienne, ont
éclaté de sanglantes émeutes qui devaient ravager le centre de la ville. Désespérée, la
foule des partisans du dirigeant libéral Jorge Eliécer Gaitán, assassiné par un inconnu,
brûle et pille ministères, églises, magasins et sièges des partis. L'armée ne se rend
maîtresse de la situation qu'au bout de plusieurs jours et le nombre de morts, de mille à
cinq mille, n'est pas publié1227. Les communistes sont immédiatement accusés, en
particulier par le secrétaire d'État George Marshall présidant la délégation nord-
américaine.

Pour la délégation dominicaine, terrée dans son hôtel, comme pour la plupart
des représentants diplomatiques, le spectacle du Bogotazo, tel est le terme forgé pour
désigner cette soudaine flambée de violence, est terrifiant. Il signifie que la situation est
loin d'être stabilisée dans la région. Si une ferme discipline n'est pas rapidement
instaurée, des déferlements que nul ne maîtrisera peuvent se produire. Il est clair que la
guerre froide, si elle a commencé à produire quelques effets, n'a pas encore réussi à
instaurer un ordre de fer dans la région. C'est de cette peur que joue Trujillo, pour
dénoncer les fauteurs de troubles et appeler sur eux les foudres de l'empire.
1226 ? Discurso del día 14 de abril de 1948, al dejar iniciados los trabajos del Faro a Colón. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 13.
1227 CHEVALIER, L'Amérique latine, p. 627 à 629, consacre un développement à cette question. L'un des
ouvrages les plus remarquables sur le Bogotazo est le livre intitulé El día del odio (1952), écrit par l'un
des thuriféraires attitrés du Benefactor, José Antonio OSORIO LIZARAZO.
-614-
Moins de trois semaines après son discours, l'adoption de la Charte de
l'Organisation des États américains par la Conférence de Bogota, répond en partie à son
attente et renforce considérablement sa position1228. Son vieux rêve de Ligue des nations
américaines, soumises à un ordre strict au service de l'empire, prend forme. L'Amérique
se referme sur elle-même, car, bien que l'OEA soit définie comme un organisme
régional des Nations unies, elle instaure une discipline propre en son sein.
L'hégémonie de Washington sur tout le continent s'affirme, les différents
gouvernements étant chargés de faire régner l'ordre décidé en haut1229.

Pour autant, rien n'est encore réglé sur le fond pour la dictature dominicaine qui
poursuit une offensive de longue haleine contre de nombreux adversaires,
continuellement qualifiés d'alliés du communisme. Au plus fort du combat, en janvier
1950, le Benefactor les désignera beaucoup plus précisément. Dans des déclarations à
l'agence nord-américaine United Press, il affirme :
«Cuba, le Guatemala et Haïti se sont mis d'accord, sans l'écrire,
sur une dangereuse entente en vue d'une intervention dans les affaires
intérieures de notre pays. Cuba pour des raisons politiques et
économiques, Haïti pour des raisons historiques et ethnologiques, et le
Guatemala pour des raisons purement politiques. Cuba profite d'une
position économique privilégiée dans les Caraïbes, résultat de liens
préférentiels dont elle jouit sur le marché nord-américain et elle ne
désire pas la perdre.»
Et pour conclure et résumer ses accusations, il ajoute :
«Le pays et son Gouvernement sont devenus la cible de toutes les
intrigues communistes des Caraïbes1230.»
Comme on le voit, la dénonciation des menées communistes est loin d'être pour
Trujillo une simple campagne idéologique. Le discours anticommuniste est un
instrument politique d'intervention dans la région et une arme contre ses adversaires.
Les distinctions qu'il établit entre trois types d'ennemis, rarement aussi précises
et claires, sont particulièrement instructives. La bataille prétendument anticommuniste
se livre donc sur trois fronts différents et se décompose en :
1228 La IXe Conférence panaméricaine de préservation et de défense de la démocratie en Amérique de
Bogota se clôt le 2 mai 1948. Le titre même de la réunion montre assez le climat obsidional qui présidait
aux débats.
1229 JULIEN-LAFERRIÈRE, L'organisation des États américains, p. 35, note bien le déséquilibre, «tangible
dès le départ, qui a marqué toute l'évolution du régionalisme américain». L'ouvrage étudie précisément
les textes constitutifs fondamentaux.
1230 Declaraciones hechas a Prensa Unida, el día 25 de enero de 1950… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 200 et 202.
-615-
- Une lutte contre les ennemis politiques de la dictature qui
voudraient renverser le dictateur pour instaurer un autre régime. Le cas du Guatemala
de Arévalo est mis en avant.

- Un affrontement avec Haïti qui découle davantage de la


géographie et de l'histoire. Le gouvernement de Dumarsais Estimé est directement visé.

- Une violente rivalité économique avec Cuba. Prío Socarrás, qui


succède à Grau San Martín en 1948, fait ici figure d'accusé.

Nous examinerons comment ces trois combats se combinent.

-616-
• VERS UN NOUVEL ORDRE RÉGIONAL

En dénonçant Arévalo, une fois encore, le Benefactor s'en prend à tous ceux qui
refusent de collaborer au maintien d'un ordre dictatorial dans la région, comme celui
instauré en République Dominicaine. À ce titre Grau San Martín puis Prío Socarrás 1231 à
Cuba et Betancourt, qui dirige l'Action démocratique encore au pouvoir à Caracas 1232,
restent ses ennemis naturels. Ce n'est pas tant qu'ils cherchent à croiser directement le
fer avec le dictateur dominicain, surtout après l'échec de Cayo Confites et l'adoption de
la Charte de l'OEA, mais ils offrent des havres aux nombreux exilés et révolutionnaires
qui continuent à aller d'un pays à l'autre et que le Bogotazo enhardit encore1233. Ces
militants de diverses nationalités qui se connaissent, s'entraident et circulent dans tout
l'espace caraïbe sont souvent très bien introduits auprès des gouvernements de ces pays,
comme nous l'avons vu en examinant la préparation de l'expédition de Cayo Confites 1234.
Si le Benefactor a réussi à s'imposer chez lui, l'Amérique centrale et les Caraïbes
continuent à être en effervescence.

Le système interaméricain, tel qu'il est théoriquement défini par Washington, est
profondément contradictoire. En effet, il impose la solidarité entre les différents
gouvernements, au nom de la défense de l'Amérique tout en prétendant ne pas se mêler
de la forme, démocratique ou autoritaire, des régimes en place. Or les dictatures,
comme celles de Trujillo et Somoza, rejettent sans cesse des exilés et suscitent des
adversaires. Elles ne peuvent survivre que dans un environnement à leur image.
Il est de plus en plus clair pour les cercles dirigeants nord-américains que l'ordre
impérial doit l'emporter sur toute autre considération. Nombreux sont ceux qui,
invoquant le pragmatisme, affirment que les démocraties ouvrent de dangereuses
brèches dans le dispositif continental et considèrent que les peuples latino-américains
ne sont pas mûrs pour de tels régimes.

1231 Prío Socarrás, issu du Parti authentique comme Grau San Martín, et ex-premier ministre de ce
dernier, est élu le 31 mai 1948.
1232 Le président du Venezuela est Rómulo Gallegos. Il sera renversé par un coup d'État militaire en
novembre 1948.
1233 Fidel Castro, par exemple, qui participa directement aux événements de Bogota. CLERC, Les quatre
saisons de Fidel Castro, p. 42, qui commente son attitude lors des émeutes estime que l'expérience fut
«un épisode capital de sa formation».
1234 Le cas le plus frappant est peut-être celui de Juan Bosch, ami personnel de Betancourt, Arévalo et
Prío Socarrás.
-617-
Le président dominicain sait donc qu'il trouvera à Washington des oreilles
attentives lorsqu'il brandit la menace d'une subversion multiforme, baptisée
communiste pour les besoins de la cause.

L'actualité fournit rapidement des arguments au Benefactor. Au Costa Rica, José


Figueres, refusant l'annulation des élections présidentielles, assiège Puerto Limón et
prend le pouvoir à la tête d'une junte révolutionnaire. Rapidement, il décide de rompre
les relations diplomatiques avec Ciudad Trujillo. Les armes dont il s'est servi
proviennent pour l'essentiel du stock accumulé par les expéditionnaires de Cayo
Confites et ont transité par le Guatemala. En outre, parmi les principaux dirigeants des
combattants, on relève la présence de plusieurs membres de la tentative d'expédition, en
particulier Horacio Julio Ornes Coiscou qui a baptisé les troupes révolutionnaires
Légion Caraïbes1235.

Le lendemain, Trujillo dépeint une situation plus apocalyptique que jamais en


présence du nonce apostolique :
«Nous nous trouvons dans une situation identique à celle de ceux
qui, donnant forme au trésor inestimable du savoir des peuples
d'Occident, entre le cinquième et le neuvième siècle, durent combattre
vaillamment pour le préserver des sauvages et rudes attaques des
hommes qui descendaient comme un torrent de la Vistule et de l'Oder.
[…] L'invasion verticale des barbares a commencé à s'effectuer. Mais
nous sommes décidés, irréductiblement et obstinément, à livrer les
batailles qui seront nécessaires1236.»
Images épiques choisies avec plus de soin qu'il n'y paraît. Le "coup de Prague" a
eu lieu quelques mois plus tôt et Trujillo s'insère habilement dans la campagne de
propagande qui s'en est suivie à l'Ouest1237. À l'écouter on voit déjà Staline et l'armée
rouge dévalant du nord et franchissant les limites du monde civilisé, comme le firent
Attila et les Huns. Évocatrice, sa référence historique a un autre mérite : elle exclut
toute symétrie entre les deux blocs. Il n'y a pas deux adversaires aux idéologies

1235 La prise de Puerto Limón a lieu le 8 mai 1948. Il a été beaucoup écrit sur la Légion des Caraïbes,
comme on le verra. BOSCH,“La Legión del Caribe: Un fantasma en la historia”, in Política, n° 54, p. 1 à
8, montre bien que ce mythique corps fut essentiellement une création de la propagande.
1236 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 18.
1237 Le 25 février 1948 un gouvernement communiste homogène est constitué à Prague.
L'expansionnisme soviétique est immédiatement dénoncé à l'Ouest où on considère qu'il s'agit du premier
pas d'une offensive mûrement préparée.
-618-
différentes, mais une victime : la civilisation paisible, et un agresseur : la barbarie
destructrice.

Images que l'on retrouve dans l'intense propagande, immédiatement répandue


contre la Légion des Caraïbes, comme l'ont rebaptisée Trujillo, Somoza et de nombreux
journalistes nord-américains. Ainsi une campagne régionale qui rassemble les
dictatures1238 se greffe naturellement sur la campagne mondiale développée par le camp
occidental. Si le Benefactor évoquait les hordes barbares à propos de l'Europe, il ranime
ici le souvenir des bandes de pirates qui écumaient la région au temps de la colonie. Les
boucaniers, flibustiers et frères de la côte qui violaient, mettaient à sac et incendiaient
semblent à nouveau menacer la société civilisée1239. Cette troupe mythique, animée par
la soif de destruction, est signalée, tantôt ici, tantôt là. Tout opposant à la dictature
dominicaine est supposé y appartenir. Le danger est partout sur la mer. Et si l'adversaire
reste insaisissable, c'est une preuve supplémentaire de sa fourberie.

En faisant naître ainsi un sentiment d'impuissance face à un ennemi multiforme


et doué du don d'ubiquité, Trujillo justifie, à l'intérieur comme à l'extérieur, le
réarmement accéléré du pays et le renforcement de la dictature :

- Les côtes, par où peut effectivement venir le danger pour la


dictature, sont étroitement surveillées.

- L'ensemble des forces armées permanentes dépasse neuf mille


hommes pour une population totale de deux millions d'habitants1240. Ce rapport est l'un
des plus élevé au monde et n'a pas d'équivalent en Amérique.

- Une usine secrète où travaillent des immigrés hongrois


commence à produire des armes et munitions de qualité1241.

- Les achats d'armes se multiplient au Brésil, en France en


Grande-Bretagne et aux États-Unis. La république Dominicaine demande des chars, des
navires, des avions, des canons, des mitrailleuses et des projectiles en tous genres. Elle

1238 Rappelons que Anastasio Somoza s'était rendu à Ciudad Trujillo pour les cérémonies d'investiture à
la présidence de Trujillo, en août 1947, scellant une alliance entre les deux dictatures.
1239 Le souvenir est particulièrement cuisant en république Dominicaine où les "dévastations" du
gouverneur Osorio, au début du XVIIème siècle, conduisirent à l'abandon d'une grande partie du
territoire. La France devait en profiter et implanter sa propre colonie, comme on le sait.
1240 OFICINA NACIONAL DE ESTADÍSTICA. Cuarto censo nacional de población…, p. 23.
1241 Voir 1947-1955. Réalités de la politique d'immigration.

-619-
essaie de diversifier ses sources pour faire jouer la concurrence et pour échapper au
monopole nord-américain, qui la place dans une situation où elle ne peut discuter de la
qualité de l'armement qu'elle achète. Elle n'y réussit que partiellement. Quoiqu'il en
soit, il n'est pas exagéré de parler d'une frénésie d'achats. Le chargé d'Affaires français
qui relate la visite d'Angot, directeur des armements Hotchkiss, à Héctor Trujillo
rapporte :
«C'est à peine si on a discuté les prix : on s'est rué sur les fusils-
mitrailleurs, canons de 25, grenades, matériels d'optique et même sur
des chars. Au total près de trois millions de dollars1242.»
Il ajoute, dans un style assez inhabituel au Quai d'Orsay :
«Les Dominicains sont très mécontents des rossignols que leur a
refilé le Brésil et plus encore du matériel de dernière qualité qu'ils ont
acheté aux États-Unis.»
Les chiffres, énormes, devront être revus à la baisse par les industriels français,
car les vendeurs se pressent1243.

- La marine de guerre dominicaine, constituée comme arme


pleinement autonome au début de l'année 19471244, devient l'une des plus importantes
des Caraïbes. En trois ans, 1948 et 1949, elle passe de douze à trente-une unités comme
le montre le tableau suivant1245 :

1242 Pour cette citation et la suivante : Rapport de Jacques W. Tiné à Médioni, sous-directeur du
département Amérique, daté du 7 avril 1948. ADMAE, AM-44-52 n° 8, p. 171.
1243 Angot fait état par la suite d'une commande de 600 000 dollars (Note de la direction des Affaires
économiques et financières du 8 juin 1948. ADMAE, AM-44-52 n° 8, p. 176).
Il y aurait lieu de faire une étude de la question politique du réarmement des pays de l'aire caraïbe à cette
époque. En effet Washington prépare activement une uniformisation des armements dans la région, ce
qui aurait pour effet de lui assurer une hégémonie militaire, de lui garantir de solides profits et de
renforcer son autorité politique. Cela ne va pas sans mal. Dans ce cadre, la politique de la France
mériterait d'être examinée. Le chargé d'Affaires Tiné, quant à lui, préconise une offensive commerciale
sans scrupules : «Les avantages économiques de ces livraisons sont évidents; quant aux inconvénients
politiques qu'il peut y avoir dans la petite marmite caraïbe à favoriser l'armement d'un pays plutôt que
celui de son adversaire, ils sont tout à fait réduits du jour où aussi bien Cuba que Haïti, Saint-Domingue
que le Venezuela ont reçu de nos fournisseurs des offres analogues. Quant aux Américains du Nord,
comment pourraient-ils se formaliser de nous voir vendre des grenades aux pays qui leur achètent des
navires, des avions et des aviateurs ?». Rapport de Jacques W. Tiné cité, daté du 7 avril 1948. ADMAE,
AM-44-52 n° 8, p. 171. On comprend la difficulté pour Washington de contrôler le jeu, et l'habileté de la
dictature qui montre qu'elle peut trouver des vendeurs empressés.
1244 Exactement le 10 février 1947.
1245 Élaboré d'après le relevé détaillé fourni par VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas
Norteamericanas, p. 341.
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BÂTIMENTS DE LA MARINE DE GUERRE
DOMINICAINE
EN 1949

Année Nombre Type Pays


d'achat d'unités fournisseur
1932 1 1 garde-côte États-Unis
1933 2 2 garde-côtes États-Unis
1934 1 1 garde-côte États-Unis
1938 3 3 garde-côtes États-Unis
1941 1 1 garde-côte États-Unis
1944 3 3 chasseurs États-Unis
1946 2 1 corvette Canada
1 aviso Canada
1947 6 4 avisos Canada
2 garde-côtes États-Unis
1948 11 1 frégate Grande-Bretagne
3 corvettes États-Unis
3 patrouilleurs États-Unis
1 vedette lance-torpille États-Unis
3 vedettes de sauvetage États-Unis
1949 3 1 frégate Grande-Bretagne
2 patrouilleurs États-Unis
2 frégates
4 corvettes
Total 5 avisos
disponible 31 8 garde-côtes
à la mer 5 patrouilleurs
en 1949 3 chasseurs
1 vedette lance-torpille
3 vedettes de sauvetage

Les chiffres bruts ne donnent qu'une idée insuffisante du développement de la


flotte, car les nouveaux bâtiments sont beaucoup plus importants par le tonnage et
presque tous de construction récente. Les États-Unis en particulier écoulent ainsi une
partie de leurs surplus de guerre. En trois ans, la puissance de feu de la marine
dominicaine est multipliée par dix ou vingt.

- Au début de l'année 1948, l'état-major de l'aviation dominicaine


est créé. Le rôle de Washington, qui autorise la vente de 39 avions à la dictature est
encore plus décisif dans ce domaine. En 1945, les forces aériennes dominicaines
comptaient dix-huit avions d'entraînement ou de transport qui n'étaient même pas en

-621-
état de voler; à la fin de l'année 1948, elle dispose de quatre-vingt-trois appareils,
presque tous des chasseurs ou des bombardiers1246.

Le discours anticommuniste de Trujillo n'est donc pas un simple tissu de


rodomontades, comme on le dit trop souvent. La dictature dominicaine apparaît comme
un acteur qui compte dans le jeu régional.
Elle semble redoutable à ses adversaires puisque aucun ne dispose des mêmes
moyens offensifs et défensifs1247.
La capacité de la dictature à obtenir enfin les armes qui lui avaient été
parcimonieusement comptées jusqu'en 1947, montre qu'elle est prise en considération
par les tenants de la guerre froide. Certes, les tractations sont souvent difficiles et de
réelles réticences se font sentir aux États-Unis devant cette hypertrophie des forces
armées dominicaines qui tend à déséquilibrer les équilibres régionaux habituels 1248.
Mais, en fin de compte, la nécessité de garder le contrôle militaire de la dictature, de
maintenir la stabilité dans l'immédiat et de réprimer les activités des éléments
subversifs l'emporte.

Aussi Trujillo ne cesse-t-il de jeter les hauts cris et de dénoncer des agressions
et des complots :

- En septembre 1948, plus d'un an après les faits et neuf mois


après le premier jugement, un second procès par contumace s'ouvre contre des membres
de l'expédition de Cayo Confites. Les lourdes peines sont confirmées. En réalité, il
s'agit de faire le lien entre la tentative d'hier et les prétendus agissements de la fameuse
Légion des Caraïbes. Trujillo souligne ainsi que les révolutionnaires courent toujours et
que des gouvernements de la région leur offrent un asile complaisant1249.

1246 ID, ibid., p. 289 et 342.


1247 Dans son mémorandum du 1er avril 1949, l'attaché naval nord-américain, qui dépend de
l'ambassade de La Havane, se réfère à la marine de guerre dominicaine en ces termes : «Bien qu'elle ne
soit pas complètement entraînée, elle est plus grande et meilleure que toutes les marines de guerre
réunies des pays latino-américains défavorables à Trujillo.» L'allusion vise, au moins, les forces navales
cubaine et haïtienne. Cité par VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas Norteamericanas, p. 340.
1248 En juillet 1948 l'ambassadeur dominicain à Washington, Thomén, demande un permis d'achat de 50
chars aux États-Unis. L'affaire traîne en longueur pendant plus d'un an, bien que les Dominicains
ramènent leur demande à 10 chars seulement. Le directeur du bureau des Affaires des Républiques
Américaines, Paul Daniels indique qu'après l'adoption du Traité de Rio, la république Dominicaine ne
nécessite pas ces blindés. Sa crainte de voir perturbé l'ordre instauré est claire. Finalement, en août 1949,
le permis de vente est refusé.
Le mois suivant, l'espoir d'obtenir une mission militaire nord-américaine, réclamée dès avant la guerre
par Trujillo, s'évanouit. VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas Norteamericanas, p. 343 à 345, donne les
détails et références.
1249 Le procès a lieu les 22 et 23 septembre 1948. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 127.

-622-
Surtout, l'initiative lui permet de relancer ses accusations contre le
gouvernement cubain, harcelé par lui depuis des semaines devant la Commission
interaméricaine de paix de l'OEA. En effet, l'organe panaméricain a débouté le
Benefactor de sa plainte deux semaines plus tôt en préconisant des discussions directes
entre les deux pays1250.
On saisit là un aspect majeur de la campagne politique dominicaine pendant
toute la période : l'objectif permanent est de faire de ses différends particuliers des
problèmes qui concernent toute la région. D'où le recours à l'OEA qui vient à peine
d'être installée, alors que les faits incriminés sont déjà anciens.
On comprend que, dans cette perspective, le discours anticommuniste a pour
fonction essentielle de permettre de relier les conflits ponctuels à une prétendue
stratégie globale de la subversion.

- En octobre, la dictature dénonce une force expéditionnaire


«soutenue par les communistes» en préparation au Venezuela contre la république
Dominicaine1251.
Ces allégations et des manœuvres en sous-main aident à déstabiliser le
gouvernement de l'Action démocratique, renversé le mois suivant par un coup d'État 1252.
La guerre froide continue à produire ses effets.

- Au début de l'année 1949, Trujillo complote ouvertement contre


le gouvernement de Dumarsais Estimé. On ne peut pourtant pas reprocher à Haïti
d'offrir l'asile aux adversaires du Benefactor. Mais le régime de Estimé est à la fois
faible et insuffisamment coopératif avec Ciudad Trujillo. Situation insupportable pour
la dictature en plein essor qui considère son unique frontière terrestre mal protégée et
qui voit en son voisin une proie à sa mesure.
Elle envisage donc d'installer un gouvernement à sa solde à Port-au-Prince.
Paulino Álvarez organise la machination, l'acteur principal étant Astrel Roland, ex-
colonel haïtien qui a entrepris de renverser le président Estimé. La radio de "Petán"
Trujillo, La Voz Dominicana, ouvre complaisamment ses ondes à l'officier haïtien qui
attaque violemment le gouvernement, cherchant à rallier des partisans et à provoquer

1250 La république Dominicaine avait porté plainte devant la Commission interaméricaine de paix de
l'OEA contre le gouvernement cubain pour l'affaire de Cayo Confites, le 13 août 1948. Cherchant à faire
pression sur la Commission, Ortega Frier, qui présidait la délégation dominicaine, avait déclaré qu'en cas
de fin de non-recevoir le Tribunal de La Haye serait saisi. Finalement, le 9 septembre suivant, la
Commission avait préconisé des négociations directes entre les deux pays.
1251 Significativement, la nouvelle est diffusée par le Centre d'information dominicaine de New York. Il
s'agit surtout d'alerter Washington. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 130.
1252 Le coup d'État militaire, conduit par le ministre de la Défense, le lieutenant-colonel Carlos Delgado
Chalbaud, se produit le 24 novembre 1948. Rómulo Betancourt, Rómulo Gallegos et d'autres dirigeants
de l'AD, doivent s'exiler.
-623-
des troubles1253. Les protestations haïtiennes sont ignorées, aussi le représentant de
Estimé porte-t-il plainte contre la république Dominicaine devant l'OEA et demande-t-il
la convocation de l'Organe de consultation en application du Traité de Rio.
On remarquera que Trujillo pousse délibérément son adversaire à saisir l'OEA.
La tactique est distincte, mais, comme dans l'affrontement avec Cuba, l'objectif de la
dictature est l'internationalisation du différend.
Peine perdue dans l'immédiat puisque, là encore, l'OEA refuse de se mêler de
l'affaire et recommande des discussions directes entre les intéressés1254.

- En avril, les agressions verbales et écrites contre Cuba


atteignent un niveau tel que la rupture des relations diplomatiques avec la république
Dominicaine, pour insultes au président et en raison des menaces pour la paix, est
officiellement envisagée1255.

- Deux jours plus tard, exploitant habilement le centenaire de la


bataille de Las Carreras, il préside des «manœuvres offensives» simulant des combats à
moins de quatorze kilomètre de la frontière, près de Elías Piña et de la route qui conduit
à Port-au-Prince. Complèment à cette provocation, il déclare ce même jour à une
agence de presse nord-américaine :
«Le communisme ne pourrait pas se servir de notre territoire,
pour perturber l'ordre d'autres républiques américaines, comme notre
pays a dû malheureusement en faire l'expérience1256.»

Il suffit d'examiner le sens politique des événements qui se succèdent pour


comprendre que ces escarmouches ne sont qu'une première passe d'armes. Tout reste en
suspens. Il est clair que Washington hésite à s'engager plus avant, mais qu'elle ne peut
plus faire machine arrière sans affaiblir dangereusement son dispositif politique
d'ensemble et remettre en cause tous les progrès accomplis. Voilà pourquoi l'empire
laisse faire et en reste encore aux vœux pieux, espérant peut-être que ces querelles se
régleront d'elles-mêmes.

1253 Notamment les 8 et 10 février 1949.


1254 Haïti porte l'affaire devant la Commission de paix de l'OEA, le 16 février 1949. Le 25 du même
mois, le Conseil de l'OEA préconise une solution pacifique directe du différend.
1255 Une motion en ce sens est déposée au Sénat cubain le 19 avril 1949.
1256 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 140. La bataille de Las Carreras s'était soldée par une
véritable déroute des troupes haïtiennes de Faustin Soulouque, contraintes de se retirer en hâte du
territoire national. Le général Santana, qui dirigeait l'armée dominicaine, avait pu se poser en sauveur de
la patrie à cette occasion.
-624-
La dictature dominicaine analyse parfaitement tout cela et interprète comme un
encouragement l'impunité dont elle bénéficie. En conséquence, elle exerce une pression
constante en dénonçant les troubles qu'elle contribue largement à créer. À la fin du mois
de février 1949, dans les premières lignes de son message annuel portant sur le bilan de
l'année écoulée, Trujillo poursuit ses dénonciations :
«Le labeur des ennemis mondiaux de la démocratie et de ceux
qui, animés d'ambitions politiques bâtardes (sic), se sont associés
occasionnellement avec eux dans une collusion condamnable, s'est
poursuivi, pendant l'année 1948, sous forme de tentatives pour
provoquer des perturbations et perpétrer des agressions contre de
nombreux pays des Caraïbes, tentatives qui à certains moments ont visé
le nôtre1257.»
En un mot, le Benefactor accuse indirectement les dirigeants nord-américains de
mollesse face au communisme international et à ceux qui, selon lui, le servent pour
leurs intérêts propres.
On remarquera le caractère général des propos du dictateur qui n'en atténue pas
la portée, bien au contraire : Trujillo ne quémande pas une faveur isolée, il demande la
redéfinition de la stratégie régionale de l'empire.

1257 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional el 27 de febrero de 1949… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 47.
-625-
• LE DÉBARQUEMENT DE LUPERÓN

Un événement important va permettre au Benefactor de se faire mieux entendre.


Le 19 juin 1949, un hydravion transportant quinze hommes, amerrit devant
Luperón, une bourgade isolée, non loin de Puerto Plata. L'appareil est immédiatement
mitraillé et cannoné. Trois jours plus tard, cinq survivants sont capturés parmi lesquels
le chef de l'expédition, Horacio Julio Ornes Coiscou, ancien dirigeant de la fameuse
Légion Caraïbe1258.
Très vite, on apprend qu'il s'agit d'un détachement d'une force qui avait été
réunie au Guatemala, sous la protection de Arévalo et de militaires guatémaltèques.
Quatre autres appareils qui devaient participer à l'opération se sont posés au Quintana
Roo, où les autorités mexicaines les ont retenus. "Juancito" Rodríguez, qui avait financé
en grande partie la tentative de Cayo Confites, et Miguel Ángel Ramírez Alcántara font
partie des personnes qui se retrouvent entre les mains de la police mexicaine. Un
sixième appareil, qui accompagnait l'hydravion, a fait demi-tour vers le Guatemala.

Cette affaire dramatique atteste la persistance de l'hostilité à l'égard du régime


dominicain dans les Caraïbes, mais aussi la faiblesse et la désorganisation de
l'opposition au dictateur1259. Bien sûr, la dictature ne retient que le premier aspect.
Passant sur l'impréparation évidente de l'expédition, elle peut enfin brandir des
preuves incontestables du complot dénoncé depuis des mois. Elle triomphe. Le
représentant diplomatique français à Ciudad Trujillo, porte ce jugement :
«Sur le plan international elle [l'expédition] a donné le beau rôle
au Président Trujillo qui, bien loin d'apparaître comme un perturbateur
de la paix en Amérique Centrale, fait figure d'homme paisible,
injustement attaqué par une poignée d'individus sans feu ni lieu,
soutenus par des gouvernements désireux de pêcher en eau trouble1260.»
Une campagne régionale est immédiatement orchestrée. Cuba est mise en
cause1261 et l'appareil, en rendant publiques les nationalités des membres de l'expédition
1258 Pour plus de détails sur l'expédition de Luperón, on pourra consulter : HERMANN PÉREZ, …De
héroes, de pueblos…, p. 102 à 125.
1259 Observateur attentif, De Charmasse, le ministre plénipotentiaire français, écrit : «La faiblesse de
cette expédition démontre la naïveté des organisateurs, si réellement ils croyaient pouvoir renverser le
gouvernement de Trujillo avec une soixantaine d'homme, et s'ils supposaient qu'ils n'avaient qu'à
apparaître et à apporter des armes pour que la population dominicaine se soulevât». Il souligne ainsi
l'inconsistance politique du projet. Courrier du 4 juillet 1949. ADMAE, AM-44-52-RD n° 6, p. 7.
1260 Id., IBID., p. 7.
1261 Notamment par la publication dans El Caribe du 28 juin 1949 d'une lettre de Trujillo, datée du 3
mai de la même année, dénonçant aux autorités cubaines les activités conspiratrices de Cotubanamá
-626-
tués et capturés, cherche à démontrer qu'il s'agit d'un complot international qui menace
la stabilité de divers gouvernement de la région 1262. Le temps fort est le procès des cinq
survivants au début du mois d'août. Cette fois, à la différence des procès contre les
expéditionnaires de Cayo Confites, les accusés sont présents. Ils sont condamnés à la
peine maximale : trente années d'emprisonnement1263.
Parallèlement, la dictature met tout en œuvre pour démontrer sa solidité. Dès le
21 juin, Trujillo se rend personnellement sur les lieux de la tentative de débarquement
où il félicite la population pour avoir repoussé les traîtres et prodigue ses éloges à
l'unique militaire en poste : le simple soldat Leopoldo Puente Rodríguez. Le dictateur le
décore sur-le-champ et l'élève directement au rang de sous-lieutenant 1264. Il s'agit de
forger de toutes pièces le mythe d'une riposte populaire. En fait, les expéditionnaires
ont été pris sous le feu d'un garde-côte de la marine dominicaine et massacrés par
l'armée qui ne leur a laissé aucune chance1265.

Washington n'attend même pas le procès pour modifier sa politique. En effet, la


gravité des perturbations montre aux dirigeants nord-américains qu'il leur faut se
résoudre à intervenir d'urgence, comme le Benefactor le réclame depuis des mois. Il est
clair qu'ils ne peuvent marier l'eau et le feu et qu'il leur faut publiquement choisir entre
Arévalo et Trujillo, sous peine de laisser s'installer une situation incontrôlable dans la
région.
Alors qu'ils avaient obstinément refusé de mettre en branle l'Organisation des
États américains pour répondre aux demandes particulières, ils décident de saisir la
Commission interaméricaine de paix, instance de l'OEA habilitée à trancher les
différends dans l'hémisphère, sur l'ensemble de la situation dans les Caraïbes1266.
La forme choisie indique sans ambiguïté qu'il s'agit bien maintenant de définir
l'ordre régional.

Le mois suivant, après s'être adressée à toutes les Républiques américaines, la


Commission dépose ses conclusions, connues comme "les quatorze points", fixant les

Henríquez, beau-frère de Prío Socarrás et acteur majeur de la tentative de Cayo Confites. La dictature
prétend ainsi que le gouvernement cubain est impliqué dans l'expédition.
1262 Parmi les quinze expéditionnaires on compte : un Costaricain, trois Nicaraguayens, trois Nord-
Américains et huit Dominicains.
1263 Il y a d'ailleurs tout lieu de penser que les cinq accusés ne devaient la vie sauve qu'au désir de la
dictature d'organiser le procès. Celui-ci se déroule du 9 au 11 août 1949.
1264 Voir à ce sujet : Proclama del 21 de junio de 1949, a los habitantes de Luperón, TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 164 ainsi que R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 144.
1265 Cf. CRASSWELLER, Trujillo…, p. 254 et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de pueblos…, p. 118.
1266 Dès le 21 juillet 1949, à la suite du débarquement de Luperón la république Dominicaine avait
envoyé un mémorandum à l'OEA pour dénoncer la situation dans les Caraïbes. Le 4 août suivant, les
États-Unis saisissent la Commission interaméricaine de paix de l'OEA.
-627-
normes de la solidarité dans l'hémisphère. Dès les premiers mots, le document affirme
avec force la loi maîtresse et intangible en décidant de :
«1/ Rappeler la nécessité que tous les États Membres de la
communauté américaine continuent à développer leur conduite
internationale en étant guidés par le principe de non-intervention;
principe fondamental de l'Organisation des États Américains, et par
conséquent du panaméricanisme […] consacré une dernière fois de
façon définitive dans l'article 15 de la Charte de Bogota : “Aucun État
ou groupe d'États n'a le droit d'intervenir, directement ou indirectement,
quel qu'en soit le motif, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un
quelconque autre État1267.”»
Arévalo qui a soutenu les expéditionnaires est donc implicitement, mais
clairement, condamné.
Le texte peut, par ailleurs, saluer la démocratie américaine : la formule est vidée
de son sens, puisque chaque gouvernement est maître chez lui sans droit de regard pour
qui que ce soit.

Afin que les régles à respecter soient parfaitement établies et comprises de tous,
le secrétaire du département d'État nord-américain, Dean Acheson, déclare, cinq jours
plus tard, que les États-Unis protégeront les gouvernements en place 1268. Autrement dit,
Washington ne permettra plus le renouvellement d'événements comme ceux de Cayo
Confites ou Luperón et se déclare prête à intervenir si nécessaire.
Pour le régime dominicain, cette prise de position est incontestablement une
victoire. Les États-Unis le protègent contre les menaces extérieures, les plus
dangereuses dans l'immédiat, il lui suffit donc d'assurer l'ordre à l'intérieur. L'ordre
panaméricain se resserre de plus en plus nettement à la faveur de la guerre froide, pour
le plus grand profit du Benefactor qui, à l'occasion des festivités de son anniversaire,
également déclaré jour de fête des Nations unies, critique la Charte de l'ONU. Nul
doute qu'il aspire au renforcement de l'OEA et à l'effacement de l'organisation
mondiale1269.
Trujillo peut considérer qu'il a écarté la menace directe contre son régime, celle
qui avait des raisons «purement politiques», pour reprendre son expression1270.

1267 DÍAZ ORDÓÑEZ, La política exterior de Trujillo, p. 153, qui reproduit intégralement le document de
la Commission interaméricaine de paix, connu comme les "quatorze points".
1268 Les "quatorze points" sont présentés le 14 octobre 1949 et Acheson lance sa mise en garde le 19 du
même mois.
1269 Alocución del 24 de octubre de 1949, en el Día de las Naciones Unidas. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 170.
1270 Ces propos et les suivants ont déjà été cités supra : Un anticommunisme agressif.

-628-
• LA QUESTION HAÏTIENNE

Encouragé par ce premier succès, Trujillo poursuit son offensive pour règler le
problème haïtien dont les racines sont qualifiées d'«historiques et ethnologiques» , on
s'en souvient.

La dictature s'emploie donc à relancer la stratégie de la tension régionale qui lui


a si bien réussi.
La propagande continue à accuser Cuba de fermer les yeux sur de prétendus
nouveaux préparatifs d'expédition contre la république Dominicaine, au point que les
relations diplomatiques sont suspendues de facto. Les attaques, soigneusement pesées,
mettent en cause d'anciens participants à la tentative de Cayo Confites, proches du
gouvernement de Prío Socarrás. L'objectif est de répandre la hantise des expéditions
armées dans la région, afin d'amener Washington à retirer tout soutien au gouvernement
cubain1271.

Mais surtout une campagne extrêmement agressive est développée contre


Dumarsais Estimé. À nouveau, la radio La Voz Dominicana donne la parole à Astrel
Roland ainsi qu'à un autre réfugié haïtien, Alfred Viau, qui se répandent en violentes
attaques contre le gouvernement de Port-au-Prince et en panégyriques de Trujillo 1272.
Les provocations calculées se multiplient : survols du territoire haïtien par les appareils
dominicains, franchissements de la frontière par des détachements militaires et même
distribution massive à Haïti de tracts contre Estimé, signés par Astrel Roland.

1271 Relevons notamment la nouvelle répandue par le Centre d'information dominicaine de New York, le
27 novembre 1949, qui affirme qu'une troisième expédition est en préparation à Guantánamo, sous le
couvert de la Croix-Rouge cubaine. Le président de cette organisation, Rodolfo Henríquez Lauranzón,
est précisément le frère de Cotubanamá Henríquez. On notera cependant que le secrétariat d'État aux
Relations extérieures s'abstient de saisir l'OEA.
Un mois plus tôt, le 25 octobre, la rupture des relations diplomatiques avec la république Dominicaine
avait été démentie par La Havane, en dépit d'une absence depuis deux mois du représentant cubain à
Ciudad Trujillo. Voir à ce sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 153.
1272 La dictature éditera divers ouvrages de VIAU en français. Voici la conclusion de Noirs, Mulâtres,
Blancs…, p. 238, publié en 1955, dont nous conservons la présentation et les fautes : «J'estime et
j'admire TRUJILLO parceque, tous deux, nous regardons vers la même direction : CELLE DE LA
GRANDEUR ET DE LA SOUVERAINETÉ TOTALE DE NOS PATRIES RESPECTIIVES UNIES
INDISSOLUBLEMENT ET LOYALEMENT DANS L'EFFORT ET LE SUCCES" TOUJOURS LIÉES
DANS LA MEME INFORTUNE ET LA MEME GLOIRE" COMME IL (TRUJILLO) L'A DIT LUI-
MEME.
NOTE.- J'ai une foi inébranlable dans la réalisation de cette collaboration effective, malgré les
hécatombes de l'Histoire, malgré les différences de langue, de race et de couleur».
Comme à l'accoutumée, Trujillo se présente en homme de paix, mais il garde en main un élément
perturbateur.
-629-
Finalement, un complot est découvert. Son objectif était de créer des troubles
graves à Port-au-Prince, allant jusqu'à des assassinats et l'incendie de la représentation
diplomatique dominicaine. Ainsi aurait été fourni le prétexte à une invasion du pays
voisin par les forces armées dominicaines1273.

Le gouvernement de Dumarsais Estimé, pris à la gorge, multiplie les


protestations diplomatiques en novembre et décembre1274. En vain.
Pendant ce temps, Ciudad Trujillo dénonce les complots qui continueraient à se
tramer dans les Caraïbes. La propagande de la dictature s'ajoute à celle de Washington;
la perspective d'une agression armée imminente dans la zone ne semble pas improbable
à ceux qui pronostiquent une prochaine déflagration mondiale. Trujillo profite ainsi de
la véritable psychose créée par la guerre froide.

Ce climat d'extrême tension est porté à son paroxysme par la dictature, qui
prend une initiative spectaculaire : le 12 décembre 1949, Trujillo demande les pouvoirs
pour déclarer la guerre en cas d'agression armée, par l'entremise du secrétaire d'État aux
Relations extérieures. Dans un message solennel adressé aux deux Chambres, le
Benefactor affirme que de nouvelles tentatives se préparent contre la république
Dominicaine, après Cayo Confites et Luperón. Il déclare que le pays, acculé par ses
ennemis, est en état de légitime défense 1275. Il joue ainsi de la peur qu'il a lui-même
répandue et feint de ne se résoudre à engager les hostilités qu'après avoir attendu
jusqu'à l'extrême limite du supportable.

La mise en scène peut sembler grotesque, il n'en reste pas moins que la dictature
dominicaine, puissamment armée, représente maintenant un danger bien réel pour ses
voisins, Haïti étant la première visée.
Chacun comprend que, au-delà des gesticulations et des provocations, la
dictature dominicaine se met en position politique de frapper.
Cette alarme qui se répand dans les capitales correspond précisément au premier
but recherché par Trujillo.

1273 Nous n'entrons pas dans le détail de ce complot ni de l'affrontement diplomatique avec Haïti afin de
ne pas alourdir inutilement notre propos. Le lecteur intéressé pourra se reporter à : CRASSWELLER,
Trujillo…, p. 258, GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 155 et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de
pueblos…, p. 100. On consultera également l'annexe Chronologie, où sont répertoriés précisément les
principaux événements.
1274 Notamment les 16, 17, 22, 24 et 26 novembre 1949, puis, à nouveau, les 16 et 24 décembre de la
même année.
1275 Mensaje dirigido a las Cámaras legislativas[…] en solicitud de poderes para declarar la guerra…
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 171.
-630-
Washington en particulier s'inquiète immédiatement et, dès le lendemain, le
secrétaire du département d'État, Dean Acheson, met en garde la république
Dominicaine contre des initiatives inconsidérées.

Quelques jours plus tard, comme rien ne se produit, Trujillo lit un message au
Congrès qui vient de l'autoriser à déclarer la guerre dans l'enthousiasme. L'escalade se
poursuit.
Il présente le pays comme vivant sous la menace d'une perpétuelle agression
depuis 1945. Cette date, inhabituelle, a son importance. En général la dictature fait
remonter l'origine des troubles à 1947, c'est-à-dire Cayo Confites. Ici, l'éclairage est
différent : Trujillo exige que soit définitivement close la période politique de l'après-
guerre, inaugurée par l'accession aux responsabilités de Braden et le coup d'État de
Betancourt, précisément en 19451276. Le Benefactor n'exige pas seulement le règlement
d'un litige régional, mais bien un tournant politique en profondeur de Washington. Il
demande à l'empire de faire preuve de cohérence et de tirer jusqu'au bout les
conséquences de ses choix politiques. Trujillo se fait l'apôtre d'une guerre froide sans
concessions.
Il évoque lui-même les "quatorze points" de l'OEA et considère que le principe
réaffirmé de la non-intervention dans les affaires intérieures des pays légitime
l'éventuelle réaction militaire dominicaine1277.

Comme on l'imagine, la région est aussitôt plongée dans l'effervescence. Haïti


s'attend à une attaque imminente et porte plainte devant l'OEA, en invoquant le Traité
de Rio. La république Dominicaine réplique et demande, quant à elle, un examen de la
situation globale dans les Caraïbes. Elle dénonce d'ailleurs quotidiennement de
nouvelles menaces d'invasion. On le voit, le Benefactor a manœuvré pour placer
Washington dans une situation où la temporisation devient plus périlleuse que
l'action1278.

Pendant plusieurs semaines, la région devient le théâtre d'une intense activité


diplomatique, marquée par les allées et venues de la Commission d'enquête de l'OEA.

1276 Dans ce même message Trujillo rappelle la mise à sac de la légation dominicaine de Caracas en
octobre 1945, lors de la prise du pouvoir de Betancourt (Cf. 1945-1947. Un paysage profondément
modifié). Il s'agit sans doute de préparer l'incendie de la légation dominicaine de Port-au-Prince, prévue
dans le complot tramé par Paulino Álvarez et Astrel Roland, et de justifier l'intervention armée.
1277 Mensaje del 26 de diciembre de 1949, al recibir los poderes concedídosle por las Cámaras para
declarar la guerra… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 177.
1278 Dès le 29 décembre, la Commission interaméricaine de paix, inquiète, envoie une lettre à la
Chancellerie dominicaine. Quelques jours plus tard, le 3 janvier 1950, Haïti, qui reçoit des
encouragements nord-américains, saisit le Conseil de l'OEA et demande une réunion de l'Organe de
consultation. Le Conseil de l'OEA reçoit la plainte le 6 du même mois et décide d'y faire droit.
-631-
Ciudad Trujillo, Port-au-Prince, La Havane, Ciudad de Guatemala et Mexico sont
successivement visitées par les envoyés de l'organisation panaméricaine1279, alors
qu'aucun élément concret n'indique que les gouvernements de ces pays soient impliqués
dans le différend entre Haïti et la république Dominicaine. Il est clair que l'on postule
qu'il s'agit bien de trouver un règlement régional, à travers un nouvel équilibre global.
Même si Trujillo fait l'objet d'admonestations pour ses provocations, en particulier sur
les ondes, son analyse et sa position politiques sont confortées.

Au début du mois d'avril, l'Organe de consultation de l'OEA remettra des


conclusions condamnant le soutien donné à Astrel Roland par le gouvernement
dominicain, mais aussi l'attitude de La Havane lors de la tentative de Cayo Confites et
celle de Ciudad de Guatemala dans la préparation de l'expédition de Luperón 1280. Tous
les gouvernements sont invités à mettre immédiatement fin à leur complaisance à
l'égard des révolutionnaires qui jouissent, affirme l'OEA, de positions importantes. Une
Commission spéciale pour les Caraïbes, désignée afin de surveiller l'attitude de chacun
dans la région, est chargée d'établir des rapports sur l'évolution de la situation.
Toute légitimité est donc retirée au combat des exilés pour renverser Trujillo et
rétablir un régime démocratique dans le pays. Les thèses de ceux pour qui il ne peut y
avoir de stabilité dans la région tant que des régimes dictatoriaux séviront sont, de
facto, rejetées.

Au-delà des mots, le nouvel équilibre impérial prend nettement corps autour
d'un axe majeur : toute remise en cause de l'ordre est considérée comme un début de
subversion. D'où la facilité avec laquelle on accorde l'épithète de communiste, à Ciudad
Trujillo, Managua et Washington1281.
Les effets bénéfiques pour la dictature se font sentir très vite. Avant même que
l'OEA ne dévoile ses conclusions, Trujillo reçoit des visiteurs nord-américains de haut
niveau.
Le secrétaire du département d'État adjoint pour les républiques américaines,
Edward G. Miller, se rend en personne dans la capitale dominicaine.
Le précédant de peu, Warren Austin, chef de la délégation des États-Unis à
l'ONU, est chaleureusement accueilli pendant quatre jours dans la capitale 1282. Concert

1279 Voir l'annexe Chronologie.


1280 L'Organe de consultation se réunit à partir du 3 avril 1950 et rend publiques ses conclusions le 8 du
même mois. On pourra consulter le texte du document in ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de
Trujillo, p. 215 à 217.
1281 L'ouvrage de ARÉVALO, Antikomunismo en América Latina. Radiografía del proceso hacia una
nueva colonización, constitue un témoignage particulièrement éclairant sur cette question.
1282 Miller arrive le 13 février 1950, quant à Austin il est dans la capitale dominicaine du 7 au 11 du
même mois. Voir à ce sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 163 à 165.
-632-
symphonique, réceptions officielles en présence de l'ambassadeur nord-américain et
banquets se succèdent. Le Benefactor décore de l'ordre de Duarte, cet ami qui ne cache
pas ses sympathies pour son régime, et s'adresse à lui en ces termes :
«Le programme communiste ne se concilie pas avec la non
intervention parce que le communisme c'est l'intervention même […] Le
projet de diriger la république Dominicaine de l'extérieur, en
l'assujettissant à des positions extrémistes que certains secteurs des
Caraïbes poursuivent est visible1283.»
Trujillo reste à l'offensive et maintient un dialogue avec ses invités sur une base
qui lui est éminemment favorable : la nécessité de faire échec au «communisme». Le
postulat "communisme = ingérence", posé par le dictateur, justifie par avance toute
action à l'encontre des adeptes ou des complices de cette doctrine. Point n'est besoin de
fournir des preuves vérifiables d'une agression de Dumarsais Estimé puisque, par
essence, sa politique est nécessairement agressive. Mieux, Trujillo peut légitimement
menacer Haïti, puisqu'il ne fait que se défendre contre une inévitable ingérence
extérieure.

Cyniquement, les propos du dictateur dévoilent combien les principes et idéaux


invoqués à la Maison-Blanche et à Blair House ne sont équitables qu'en apparence.
Dans les faits, la théorie de la «non intervention», sans cesse évoquée par l'OEA, ne sert
qu'à justifier l'intervention contre les régimes qui ne sont pas assez dociles.
On perçoit ici clairement les relations qui s'établissent entre Ciudad Trujillo et
Washington. Il convient de les souligner. Le Benefactor est candidat au rôle de
gendarme régional que les autorités nord-américaines ne peuvent jouer elles-mêmes
sans risque politique. En retour, le dictateur exploite la situation et prolonge la comédie
à son avantage, avec un sens politique certain. Alors qu'il multiplie les provocations les
plus insolentes contre Haïti, que la république Dominicaine dispose de forces armées
infiniment supérieures à celles de sa voisine et qu'il s'est officiellement mis sur le pied
de guerre, il contraint les officiels nord-américains à aller d'une capitale à l'autre en
négociations de paix, et à revenir sur des affaires anciennes sans relation avec le conflit
en cours, comme s'il n'y avait pas clairement un agresseur et une victime. Mieux, il leur
demande de reconnaître son droit à intervenir, au nom de la lutte contre les adversaires
innés de la non-intervention.
L'agitation guerrière dominicaine n'est rien d'autre qu'un chantage à l'égard de
Washington : Trujillo entend que ses services soient payés de retour et que Dumarsais
Estimé soit abandonné à son sort. Les génuflexions et les paroles apaisantes des

1283 Al contestar al Señor Embajador de los Estados Unidos, Su Excelencia Warren Austin, el día 9 de
febrero de 1950. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 212.
-633-
diplomates nord-américains devant le dictateur dominicain sont autant d'éléments
d'affaiblissement du régime haïtien1284.

Profitant de la durée des négociations, près de deux mois, le Benefactor joue


habilement de la situation, retardant le moment où il se laissera fléchir, pour mieux se
faire courtiser par Washington. Il exige des garanties publiques pour son régime dans
des déclarations à la presse nord-américaine 1285 et, à la fin du mois de février,
magnanime, il accepte de renoncer à déclarer la guerre, demande la révocation des
pouvoirs exceptionnels qui lui avaient été conférés et s'engage à faire taire les réfugiés
politiques sur son territoire. Quelques jours plus tard, il fait même procéder à la
libération des cinq survivants de Luperón1286.
Tout ceci lui vaut les félicitations de l'OEA, du département d'État et de la
presse nord-américaine1287.

Il est clair que le régime dominicain sort renforcé de la crise et que la position
du gouvernement haïtien est fragilisée d'autant. Au début du mois de mai 1950, un mois
après le jugement de l'OEA, Dumarsais Estimé est renversé par un coup d'État militaire.
Cinq jours plus tard, la dictature reconnaît officiellement le nouveau
gouvernement1288.Elle ne dissimule pas sa satisfaction. Revenant sur l'événement l'année
suivante, la presse du régime décrit ainsi le coup d'État :
«L'Armée haïtienne, lasse des agissements arbitraires de la
coterie au pouvoir et des manœuvres utilisées par Estimé et ses confrères
pour introduire le communisme à Haïti, se mit ouvertement du côté du
mouvement populaire et renversa la clique rouge qui essayait de
transformer le pays voisin en une succursale du Kremlin1289.»
1284 Warren Austin n'hésite pas à déclarer le 11 février 1950, peu avant de s'envoler pour Port-au-
Prince : «Le président Trujillo est un homme d'une grande personnalité et d'un attrait extraordinaire
ainsi qu'un homme d'État à la vision aiguë.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 164. On
imagine l'effet de ces paroles en Haïti où l'invasion armée semble imminente.
1285 Declaraciones hechas a Prensa Unida, el día 25 de enero de 1950, en la que afirma estar dispuesto
a suspender el programa de rearme, si se garantiza que el País no será atacado . TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 199.
1286 Le 21 février 1950, il donne lecture au Congrès national d'un message en ce sens, daté du 19 du
même mois. On pourra le lire in TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 214. Le 24 de ce
mois, l'ensemble des textes révoquant les pouvoirs de déclarer la guerre, amnistiant les prisonniers de
Luperón et interdisant les activités politiques des réfugiés sont promulgués. Dès le lendemain, les cinq
survivants du débarquement sont effectivement libérés.
1287 Notamment la Commission d'enquête de l'OEA, le 20 février 1950, le Département d'État, le
lendemain, et le Washington Post du 23 de ce même mois.
1288 Dumarsais Estimé est renversé le 10 mai 1950. La junte militaire qui prend le pouvoir est reconnue
le 15 du même mois par le gouvernement dominicain.
1289 El Caribe du 20 août 1951. Éditorial du rédacteur en chef, Germán E. ORNES COISCOU.

-634-
Pour l'instant du moins, le conflit avec Haïti est clos, à l'avantage de Trujillo.

-635-
• LA RIVALITÉ AVEC CUBA

Reste le problème dont les motivations sont, selon le Benefactor, «politiques et


économiques» 1290: la rivalité avec Cuba.
En effet, en avril 1950, les conclusions de l'Organe de consultation de l'OEA,
reconnaissent explicitement que le désaccord entre Ciudad Trujillo et La Havane reste
entier. L'Organe décide en effet de :
«Recommander, puisque les négociations bilatérales engagées
depuis septembre 1948 sous les auspices de la Commission
Interaméricaine de Paix, n'ont encore conduit à aucun résultat
satisfaisant, que les Gouvernements de Cuba et de la République
Dominicaine essaient d'arriver au plus tôt à une solution de leur
différend; et , si la solution de ce cas n'est pas trouvée avant six mois,
que le différend soit soumis à l'une des méthodes de résolution pacifique,
quelle qu'elle soit, figurant dans le Pacte de Bogota1291.»
Il s'agit d'un aveu d'impuissance. Alors que le Conseil de l'OEA, réuni comme
Organe de consultation, met un terme aux autres différends régionaux, il ne peut
trancher celui qui continue à opposer la république Dominicaine à Cuba et en reste à
des souhaits vagues. Plus de deux ans après Cayo Confites, la plaie reste
dangereusement ouverte.

Or, du point de vue de la dictature, la situation semble meilleure que jamais


pour avancer dans le règlement de cette question :

- D'abord, fait essentiel, la guerre froide entre dans une phase de


tension extrême. En juin 1950, les troupes de la république populaire de Corée
pénètrent en Corée du Sud. Les plans successifs mis au point par Washington et
Moscou, depuis la partition ou la mise sous tutelle du pays en 1945, débouchent sur
l'affrontement armé. Deux jours plus tard, le Conseil de sécurité de l'ONU, statuant en
l'absence de l'URSS, désigne le Nord comme étant l'agresseur et décide d'envoyer des
troupes pour engager le combat. Les soldats, nord-américains pour l'essentiel, sont

1290 Voir supra : Un anticommunisme agressif.


1291 IIème résolution du 8 avril 1950 de l'Organe de consultation de l'OEA, article 4. Reproduite dans :
ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 217.
-636-
placés sous le commandement du général MacArthur1292. On peut croire que la IIIème
Guerre mondiale, si souvent annoncée par Trujillo, vient de commencer.
Le jour même où le Conseil de sécurité adopte la résolution sur la Corée, le
dictateur dominicain envoie un télégramme à Truman. Il lui apporte son soutien sans
réserve :
«Mon Gouvernement fait complètement sienne l'attitude résolue
qu'a assumée le Gouvernement de Votre Excellence, en décidant de
soutenir avec la puissance des armes des États-Unis, qui sont des armes
de liberté, la décision du Conseil de Sécurité des Nations Unies,
enfreinte par le Gouvernement communiste de la Corée du Nord1293.»
Ce serment de fidélité empressé rappelle les déclarations de guerre de 1940, au
lendemain de Pearl Harbor. On remarquera d'ailleurs que Trujillo, qui veut être le
premier à choisir son camp, ne s'adresse pas au secrétaire général de l'ONU, mais au
président des États-Unis en tant que tel. D'emblée, il se pose comme le vassal loyal de
l'empire dans la guerre contre le communisme international.

- Washington apprécie ce concours et prodigue des marques de


reconnaissance au régime dominicain.

En 1950 et 1951, les rapports successifs de la Commission spéciale de


surveillance des Caraïbes, mise en place par l'OEA, font l'éloge de l'attitude de Ciudad
Trujillo. Finalement, l'organisme se dissout au vu de l'amélioration de la situation. Un
satisfecit est ainsi décerné à la dictature dominicaine1294.

Fait significatif, les autorités nord-américaines reconnaissent officiellement


l'extinction de la Convention dominicano-nord-américaine de septembre 1940, ou
Accord Trujillo-Hull dans le langage de la dictature. Pourtant, depuis quatre ans déjà, la
république Dominicaine a réglé la totalité de sa dette extérieure, on s'en souvient 1295.
Mais le département d'État, considérant qu'il ne s'agissait que d'un acte privé entre le
gouvernement dominicain et les porteurs de bons étrangers, n'avait pas abrogé la
Convention financière liant les deux pays.

1292 Les troupes de la Corée du Nord franchissent la ligne de démarcation le 25 juin 1950. Le Conseil de
sécurité adopte la résolution sur la Corée le 27 de ce même mois.
1293 Cablegrama del 27 de junio de 1950, al Honorable Presidente Truman, identificándose con la
actitud de Estados Unidos, ante el caso de Corea. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. X, p. 5.
1294 Cette Commission spéciale pour les Caraïbes remet son premier rapport le 30 juin 1950 et le
deuxième le 31 octobre de la même année. Elle se dissout le 15 mai 1951, en donnant ses dernières
conclusions.
1295 Le chèque avait été solennellement remis le 21 juillet 1947; voir à ce sujet : 1939-1945. Les années
fastes. La cérémonie officielle d'échange des notes diplomatiques mettant fin à la Convention a lieu le 9
août 1951 à Washington et prend effet, rétroactivement, au 1er octobre 1947.
-637-
En signant les documents officiels échangés, le secrétaire du département d'État,
Dean Acheson, déclare la république Dominicaine libre de toute tutelle financière. Pour
la première fois depuis 1905, le pays n'est lié par aucune convention dans ce domaine.

Au plan diplomatique, le renforcement des liens se fait également sentir. Dans


les réunions internationales, Washington soutient souvent Ciudad Trujillo. C'est ainsi
qu'à la Conférence internationale du travail qui se tient à Genève, la république
Dominicaine est élue à la première vice-présidence, sur proposition des États-Unis1296.

Dans le domaine stratégique et militaire, la coopération entre les deux pays se


manifeste avec éclat. Les bâtiments de l'US Navy et les officiers supérieurs nord-
américains se succèdent à Ciudad Trujillo. Le Benefactor distribue les décorations avec
largesse et multiplie les marques d'égards.
Mais la collaboration s'élève encore. Dès avril 1951, les États-Unis proposent à
la république Dominicaine un accord dans un domaine très sensible, celui des essais de
missiles à longue portée. Techniquement, l'arme est un fruit de la guerre froide,
politiquement, elle en est un emblème : elle permet de faire peser une menace constante
sur l'adversaire, sans même que le combat ait été engagé. Sa mise au point est donc
d'une grande importance politique dans la stratégie d'intimidation. Mais elle requiert
des alliés sûrs pour établir des stations de suivi des missiles et permettre la récupération
des projectiles téléguidés. À ces critères techniques s'ajoute la crainte obsessionnelle de
l'espionnage soviétique. On mesure donc l'importance de l'accord signé avec les États-
Unis sur les essais de missiles tirés depuis la base de Cocoa en Floride, à la fin de
l'année 19511297. D'autant que la station de suivi nord-américaine est installée à Sabana
de la Mar, sur la rive de la baie stratégique de Samaná.
La dictature se voit ainsi délivrer un brevet de loyauté et sa place dans le
système impérial est reconnue et renforcée. Trujillo peut se présenter comme un
combattant de première ligne dans la guerre engagée contre le «marxisme»1298.

- Enfin la position du gouvernement de Prío Socarrás semble


singulièrement affaiblie dans le contexte du moment.
Son isolement est grandissant. À Caracas, Port-au-Prince ou Managua, les
régimes de Pérez Jiménez, de Magloire et de Somoza se montrent plutôt hostiles. Quant

1296 Il s'agit de la XXXIVe Conférence du travail qui se tient du 06 au 21 juin 1951.


1297 L'accord est signé le 26 novembre 1951. Le Département d'État nord-américain ne manque pas
d'exprimer sa satisfaction.
1298 On lira à cet égard : Mensaje dirigido al Congreso Nacional el 10 de diciembre de 1951, para
someter a la aprobación de ese organismo el Convenio… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t.
XI, p. 15.
-638-
à Figueres au Costa Rica et Arbenz, élu au début de l'année 1951 au Guatemala, retenus
par d'autres soucis, ils ne sont guère disposés à manifester un réel soutien.
La complaisance des autorités à l'égard de la tentative d'expédition de Cayo
Confites continue à ternir l'image du Parti authentique et du gouvernement. Miné par la
corruption, le gouvernement cubain repose sur des combinaisons complexes et
mouvantes où se mêlent le monde politique et la pègre sans que les frontières soient
toujours très discernables.
Face à l'instabilité qui semble être la règle à La Havane, la dictature dominicaine
peut jouer la carte de la fermeté, de la discipline et de la cohésion.

Le régime de Trujillo, qui entreprend une offensive sans précédent contre La


Havane, ne manque d'ailleurs pas de critiquer la gabegie qui règne à Cuba. Répondant à
un journaliste du Times Herald de Washington, Germán E. Ornes Coiscou, le rédacteur
en chef de El Caribe écrit :
«Pendant le mandat du docteur Grau San Martín, en très peu de
temps, certains responsables politiques de ce gouvernement s'emparèrent
de la somme de 200 000 000 de dollars, sans que, apparemment, ni les
journalistes ni le peuple de la grande démocratie du Nord ne se rendent
compte qu'une grande partie de cette somme provenait des poches du
consommateur nord-américain1299.»
Dénonciation en règle qui éclaire le sens de la campagne : le véritable objet de
la critique est en réalité l'aveuglement des États-Unis qui accordent leur confiance à un
pays et un gouvernement qui ne la méritent pas.
La lettre ouverte poursuit :
«Mais il y a plus. Sur les millions de dollars qui tous les ans
arrivent à Cuba depuis les États-Unis, nombreux sont ceux qui
aboutissent dans des mains rouges d'une façon ou d'une autre.»
L'accusation capitale est lâchée. Le gouvernement cubain trahit la cause de
l'Amérique. Ainsi se trouve justifiée l'allégation décisive qui doit convaincre les
autorités nord-américaines de changer d'attitude :

1299 Le choix de Germán E. Ornes pour livrer personnellement une offensive publique et très vigoureuse
contre Cuba sur cette question n'est sans doute pas dû au hasard. En effet, on se souvient que son frère,
Horacio Julio, avait été capturé lors du débarquement de Luperón et était présenté comme l'un des chefs
de la mythique Légion des Caraïbes liée aux dirigeants cubains.
Il fait sans doute allusion ici, entre autres affaires, au vol du "Diamant du Capitole", dans lequel Grau
San Martín fut impliqué. On remarquera la rancune particulière de l'appareil de la dictature dominicaine
contre Grau San Martín, qui avait couvert la tentative d'expédition de Cayo Confites, plutôt que contre
Prío Socarrás qui est pourtant le président en titre à l'époque. Cette citation, ainsi que les suivantes, sont
tirées de la lettre datée du 18 août 1951. ORNES COISCOU, Azúcar, el gran problema nacional… p. 74.
-639-
«Pendant que les États-Unis, aujourd'hui engagés dans le conflit
politique, idéologique et militaire le plus acharné de l'histoire contre le
communisme agresseur accordent leur protection économique à Cuba
sous les formes les plus diverses et lui achètent chaque année des
millions de tonnes de sucre, le gouvernement cubain permet que les
rouges agissent impunément sur son territoire, au point qu'ils ont pu
organiser le plus fort parti bolchevik de tout l'hémisphère occidental1300.»
Tout est calculé pour présenter Cuba comme la brèche béante dans le dispositif
impérial de la guerre froide. L'appareil dictatorial demande aux autorités nord-
américaines de se montrer cohérentes avec leur stratégie mondiale. Effet de
propagande, certes, mais aussi problème politique bien réel : le régime cubain est-il
longtemps conciliable avec la démarche politique de Washington ? Peut-on conserver
des organisations communistes à La Havane, quand on les interdit et que l'on donne la
chasse aux militants et adhérents en Amérique du Nord et dans de nombreux pays de la
région ? La reprise en mains ne passe-t-elle pas par l'élimination de ce vestige d'un
autre âge et l'imposition de la loi commune ? Questions que l'on se pose, sans nul doute,
dans les cercles dirigeants nord-américains.

L'objectif politique de la dictature apparaît clairement : supplanter Cuba comme


lieutenant de Washington dans les Caraïbes. Germán Ornes l'affirme clairement à
travers une question rhétorique :
«À qui, dans de telles circonstances, Washington devrait-elle
refuser son soutien ? À un pays qui, comme Cuba, met l'ennemi à sa
propre porte et, de surcroît, le protège, ou à une nation qui, comme la
république Dominicaine, peut, avec fierté, présenter au monde un
spectacle de la paix et de progrès qui ne laisse pas de place aux délétères
théories d'action politique en provenance du Kremlin ?1301»
Dans l'esprit du propagandiste de la dictature, poser la question, c'est y
répondre. Trujillo peut enfin prétendre au premier rang dans la région.

On saisit ici un ressort profond du régime : pour assurer son avenir dans le cadre
impérial, la dictature dominicaine est sans cesse contrainte de rivaliser pour se rendre
importante aux yeux de Washington. Les serviteurs du deuxième ou du troisième rang
sont des pions que l'on sacrifie avec bien plus de facilité que ceux qui, au haut de la
pyramide de la dépendance, permettent de s'assurer du contrôle sur toute une région.
Dumarsais Estimé, par exemple, en a récemment fait l'expérience dans son
1300 Germán Ornes passe sous silence, pour des raisons évidentes, les mesures répressives prises contre
les communistes cubains, en particulier dans le domaine de la presse.
1301 ORNES COISCOU, Azúcar, el gran problema nacional… p. 75.

-640-
affrontement avec Trujillo. La compétition pour s'élever dans cette hiérarchie des
serviteurs a donc un caractère vital.
La rivalité avec Cuba ne relève pas de la simple jalousie mais d'une stratégie de
la survie. La dictature dominicaine aspire à être "la fille aînée" des États-Unis dans la
mer des Caraïbes.

Cette lutte a un contenu économique bien précis, comme on a pu le percevoir. Il


s'agit de la question décisive du sucre.

Le système de répartition autoritaire du marché nord-américain entre les


différents exportateurs imposé par Washington est un instrument extrêmement efficace
de la domination des États-Unis1302.
Les parts dévolues à Cuba et à la république Dominicaine établissent une
hiérarchie sans appel. En août 1947, la loi sucrière (US Sugar Act) quadriennale 1948-
1952, reprenant la répartition traditionnelle, fixe les quotas respectifs de La Havane et
de Ciudad Trujillo à 2,5 millions de tonnes et 6 300 tonnes. Ainsi, en 1951, les États-
Unis absorbent 44 % du sucre produit à Cuba, mais n'admettent que 1,2 % de la
production dominicaine1303.

On aura encore une meilleure idée de ce que représentent ces chiffres, déjà
frappants par eux-mêmes, si l'on garde à l'esprit que, pour la même année de référence,
le sucre représente à lui seul les deux tiers de la valeur totale des exportations
dominicaines1304. C'est dire son poids déterminant dans l'économie du pays.

Rejetée, ou presque, du territoire nord-américain, la république Dominicaine


doit vendre sur le marché libre. Or les cours y sont très nettement inférieurs à ceux
consentis par Washington à ses fournisseurs1305.
1302 Ce système de quotas est instauré par la loi Costigan-Jones de 1934. Suspendu pendant la guerre, il
est rétabli en août 1947.
1303 En 1951, la production cubaine s'élève à 5,7 millions de tonnes et celle de la république
Dominicaine à 532 700 tonnes selon les chiffres recueillis par LAMORE, Cuba, p. 70 et CASSÁ,
Capitalismo y dictadura, p. 263. ORNES COISCOU, Azúcar, el gran problema nacional… p. 41, semble
surestimer nettement le part du quota sucrier cubain en l'évaluant à 56 % de la production nationale en
1950. Peut-être confond-il -volontairement ?- la production totale cubaine et les quantités effectivement
exportées. En effet, la crise de surproduction qui affecte Cuba se traduit par des invendus considérables,
ce que Germán E. Ornes se garde bien d'évoquer.
1304 Soit 72 030 000 pesos, pour une valeur totale de 108 455 000 pesos d'après les statistiques
officielles reproduites par GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes en la sociedad dominicana,
tableau n° 26.
1305 Au cours des années cinquante le cours mondial oscille autour de 3,80 cents par livre, contre 5,25
aux États-Unis, soit des prix supérieurs de 38 % sur ce dernier marché.
-641-
Enfin, le principal acheteur de sucre dominicain, la Grande-Bretagne, annonce
son intention de réorienter massivement ses achats vers les pays du Commonwealth, ce
qui place le pays dans une situation extrêmement difficile sur un marché libre saturé.
Le manque à gagner annuel se chiffre en millions de dollars pour la dictature
dominicaine1306 et il menace de s'alourdir encore.

Mais le danger principal est ailleurs : il est évident que les capitalistes,
essentiellement nord-américains, n'investiront pas en république Dominicaine si la
rentabilité y est plus faible qu'ailleurs.
Les conséquences ne peuvent être que très graves pour la dictature. Au plan
économique, le retard en matière de productivité et de modernisation risque de
s'accroître. Les liens politiques se distendraient d'autant, le nombre et l'influence des
hommes d'affaires nord-américains associés à la prospérité du régime et donc intéressés
à sa défense stagnant ou diminuant.

Cette discrimination dont souffre la république Dominicaine par rapport à Cuba


s'étend en fait à tous les secteurs économiques, même si la question du sucre reste le
problème brûlant. On se souvient en effet que la Convention financière dominicano-
nord-américaine de 1940, le fameux "Traité Trujillo-Hull", ne prévoyait pas de faire
bénéficier Ciudad Trujillo de la clause de la nation la plus favorisée alors même que
Washington jouissait de cet avantage sur le marché dominicain 1307. Or la réciprocité qui
est refusée à la république Dominicaine est accordé à Cuba 1308. Les liens préférentiels
sont ainsi inscrits dans la réalité concrète.

L'importance de l'enjeu et les mécanismes qui conditionnent l'avenir


apparaissent donc clairement : soit la dictature parvient à faire réviser dans un sens
favorable le traitement que lui accorde Washington et elle conquiert une position
dominante dans la région, améliorant ainsi considérablement sa stabilité , soit elle
risque de s'enfoncer dans une spirale qui la mettra irrémédiablement en situation
d'infériorité, avec tous les risques politiques que cela comporte. La dictature joue sa
place et, à terme, son avenir.

1306 D'après nos calculs, environ dix millions de dollars pour une année moyenne, au cours des années
cinquante, si l'on compare avec une situation où la république Dominicaine aurait pu placer la moitié de
sa production de sucre sur le marché nord-américain.
1307 Voir : 1939-1945. La Convention dominicano-nord-américaine de 1940.
1308 Depuis le Traité du 17 décembre 1903. En fait la "réciprocité" établie est déséquilibrée au profit de
Washington, marquant ainsi la réalité des rapports entre les deux pays. Il n'en reste pas moins, que
l'absence de toute réciprocité dans les rapports commerciaux avec Ciudad Trujillo, marque bien le rang
inférieur dévolu à la république Dominicaine.
-642-
Il faut ajouter que Trujillo est personnellement impliqué dans l'affaire. En effet,
pour la première fois, il vient de faire lui-même son entrée dans ce secteur économique
en construisant successivement deux entreprises sucrières. La sucrerie Catarey, près de
Monseñor Nouel, commence à fonctionner en 1950. Six mois plus tard, la sucrerie
centrale Río Haina, située entre la capitale et San Cristóbal, entre à son tour en
activité1309.

Aussi, pendant près de deux ans, l'appareil du régime livre-t-il un combat


acharné pour convaincre Washington. Rien n'est épargné, campagnes de presse,
intrigues, interventions des agents de Trujillo aux États-Unis, mobilisation de la
diplomatie dominicaine…

- Le 10 janvier 1950, alors même que la question haïtienne n'est


pas encore tranchée, l'Association dominicaine des producteurs de sucre engage à
Washington :
«…une campagne contre le quota d'importation de sucre cubain
et le système de préférences douanières en vigueur aux États-Unis. […]
L'objectif dominicain consiste à obtenir un quota proportionnellement
égal à celui qui est attribué à Cuba aux États-Unis1310.»
L'adversaire est désigné et les objectifs, comme on le voit, sont d'emblée
précisément définis.
Quelques jours plus tard, le gouverneur de la Banque centrale, Jesús María
Troncoso Sánchez, déclare que le pays «a été spolié, par la politique sucrière des
États-Unis, de la possibilité d'utiliser la totalité de ses ressources naturelles1311».
La campagne est lancée.

- En juillet 1950 le Comité spécial du Conseil international du


sucre se réunit à Londres afin d'étudier la mise à jour de l'Accord international sur le
sucre1312. Il examine également le différend dominicano-cubain. En effet, Ciudad
Trujillo milite pour une plus grande liberté du marché et contre les accords préférentiels
séparés. Elle affirme que ces derniers faussent la concurrence internationale et que
Cuba, qui se voit garantir de substantiels bénéfices sur le marché nord-américain, peut
se permettre de vendre à des prix extrêmement bas dans le monde entier.

1309 La sucrerie Catarey, bénie le 4 juin 1950, commence à fonctionner le lendemain. Quant à la sucrerie
centrale Río Haina, elle est officiellement bénie et inaugurée le 1er janvier 1951. Les parrains ne sont
autres que "Angelita" et Rhadamés, les enfants du dictateur.
1310 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 159.
1311 Le 19 janvier 1951. ID., ibid. , t. II, p. 161.
1312 La réunion a lieu du 26 juin au 20 juillet 1950.

-643-
Plaintes vaines, puisque le Conseil international du sucre se refuse à intervenir
contre le dumping dénoncé par les Dominicains.

- Dans le même temps, les pressions nord-américaines sur La


Havane afin d'obtenir un apaisement semblent faire quelque effet puisque les autorités
cubaines restituent à la république Dominicaine le caboteur Angelita, capturé par les
expéditionnaires de Cayo Confites, qu'elles gardaient depuis près de trois ans 1313.Il s'agit
de désamorcer les dénonciations dominicaines contre la "piraterie" et la "flibuste"
exercées, selon elle, par les Cubains.
Reçu quelque temps après à Ciudad Trujillo, le secrétaire nord-américain au
Commerce, Charles Sawyer, est entouré de tous les égards. On lui offre dès son arrivée
un concert symphonique et, quelques jours plus tard, le dictateur le décore de l'ordre de
Colomb1314.

- Au début de 1951, la bataille fait rage. Les principaux


adversaires de la dictature dans la région ont été réduits au silence, comme nous l'avons
vu, et le régime consacre tous ses efforts à sa rivalité avec Cuba.
Tirant argument de ses succès, elle cherche une récompense qu'elle estime
méritée. Trujillo tonne :
«Toute l'engeance communistoïde des Caraïbes avec ses arrière-
boutiques officielles et ses tentacules occultes s'est spectaculairement
jetée sur nous1315.»
Image hideuse de la pieuvre communiste qui rappelle l'hydre de la mythologie et
fait du dictateur un héros comparable à Héraclès.
L'objectif est de déconsidérer le gouvernement cubain auprès de Washington.
De fait, lors de la IVème Réunion de consultation des ministres des Affaires étrangères
des pays de l'OEA qui se tient à la fin du mois de mars dans la capitale fédérale nord-
américaine, la république Dominicaine s'oppose avec succès à l'élection du ministre
cubain à la présidence de la Commission de sécurité intérieure1316.

- Peu après, en avril 1951, la Conférence sur les tarifs du sucre de


Torquay, en Grande-Bretagne, se clôt sur un sérieux revers pour la dictature 1317. Les

1313 On se souvient que ce caboteur avait été capturé par un petit groupe d'expéditionnaires dont faisait
partie Fidel Castro le 19 septembre 1947. Cf. 1945-1947. La tentative d'expédition de Cayo Confites. Il
est rendu à la république Dominicaine le 3 juillet 1950.
1314 Il arrive le 8 octobre 1950 et Trujillo lui décerne la décoration le 15 du même mois.
1315 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. X, p. 89.
1316 Cette réunion se déroule du 26 mars au 7 avril 1951.
1317 La Conférence de Torquay prend fin le 21 avril 1951, la loi de défense du sucre est datée du 6 mai
suivant.
-644-
limites des cours internationaux sont fixées pour trois ans sans que le système de
répartition soit remis en cause. Il est clair qu'à Londres et à Washington, on a décidé de
faire la sourde oreille aux demandes dominicaines.
La dictature à beau faire adopter une loi de défense du sucre dominicain en toute
hâte, elle ne peut réellement peser sur les décisions internationales.

- L'affaire semble entendue. Trujillo peut alterner flatteries et


menaces à l'égard de Washington, les États-Unis restent inflexibles. L'interdiction
d'exporter des armes vers l'URSS, la Chine et la Corée ne provoque aucun signe positif.
La note de désaccord sur l'attribution des quotas sucriers présentée aux autorités nord-
américaines ne provoque pas davantage de réaction. Celles-ci estiment sans doute
qu'elles en ont assez fait en acceptant de reconnaître officiellement l'extinction de la
Convention dominicano-nord-américaine de 19401318.

- Dans cette situation, la dictature tente une dernière manœuvre


pour renverser la marche des événements.
À la fin du mois de juillet 1951, la marine dominicaine arraisonne dans les eaux
internationales un bateau cubain, le Quetzal, et le conduit à la base navale de Las
Calderas1319. L'embarcation n'a pas été choisie au hasard. Il s'agit d'un des bâtiments de
débarquement achetés par les expéditionnaires de Cayo Confites, baptisé El Fantasma à
l'époque. Il est en fait resté leur propriété, puisque les autorités cubaines l'ont restitué à
Cotubanamá Henríquez, bête noire de Trujillo, et à Miguel Ángel Ramírez, l'un des
expéditionnaires capturés au Mexique lors du débarquement de Luperón. À son bord se
trouvent des Cubains, des Guatémaltèques et des Dominicains, tous ennemis de Trujillo
et liés à Arévalo. Le capitaine est Alfredo Brito Báez, Dominicain exilé et ancien
commandant de la petite flotte militaire du Guatemala. Quant à son neveu, Nelson
Alcides Brito, c'est un ancien marin du caboteur Angelita, qui avait rejoint les
expéditionnaires de Cayo Confites lorsque ceux-ci avaient capturé le bateau
dominicain. Enfin le Quetzal, fait des voyages entre Cuba et le Guatemala, deux pays
hostiles à Trujillo.
Proie rêvée donc, puisqu'elle permet de démontrer à bon compte que la Légion
des Caraïbes poursuit son activité subversive dans la région, en étroite intelligence avec
les autorités cubaines. Confrontée à la perspective de l'échec, la dictature tente de

1318 L'interdiction d'exporter des armes date du 10 juillet 1951. La note de désaccord est présentée le 20
septembre suivant. La reconnaissance de l'extinction de la Convention de septembre 1940 s'effectue le 9
août de la même année, nous l'avons vu.
1319 L'arraisonnement se produit le 28 juillet 1951. On trouvera d'autres détails sur l'épisode du Quetzal
dans : SILFA, Guerra, traición y exilio, p. 252, et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de pueblos… p. 138. Il
est probable que Trujillo espérait trouver des armes à bord, qu'il pourrait présenter à la presse
internationale. On imagine sa déception en ne trouvant que du bois et des noix de coco.
-645-
recréer les troubles qui l'ont si bien servie. La tension monte à nouveau entre La
Havane, qui exige la restitution du caboteur, et Ciudad Trujillo qui déchaîne sa
propagande.
À la fin du mois de novembre, quand il apparaît que Washington ne veut pas
intervenir, Trujillo monte un procès à grand spectacle, imité de ceux intentés naguère
contre les expéditionnaires de Cayo Confites et Luperón. Comme les uns et les autres,
les accusés sont condamnés à la peine maximale : trente années d'emprisonnement.
Cuba proteste officiellement devant la Commission interaméricaine de paix de l'OEA,
ce qui était en partie le but recherché1320.
Trujillo ne tarde pas à se montrer magnanime en abaissant à vingt ans les peines
d'emprisonnement des Guatémaltèques et des Cubains, lors d'un procès en appel
exceptionnellement rapide. Tout en conservant des otages, il escompte se donner ainsi
le beau rôle et, sans doute, faire oublier l'acte de piraterie internationale commis par la
marine dominicaine1321.
Mais tous ces artifices se révèlent vite insuffisants. L'OEA s'est emparée de la
plainte cubaine : les provocations dominicaines doivent cesser. Dans une dernière
tentative, Trujillo grâcie et libère les prisonniers guatémaltèques puis cubains. Rien n'y
fait. Le lendemain, au siège de l'OEA à Washington, la république Dominicaine est
contrainte de signer un accord en cinq points avec Cuba qui rétablit des relations
amicales entre les deux pays1322. Les deux pays affirment :
«3/ leur détermination à empêcher […] toute propagande
systématique ou hostile, quel que soit le mode d'expression, contre un ou
plusieurs des pays intéressés ou leurs Gouvernements respectifs;
4/ leur conviction que, par-dessus tout dans la grave situation
mondiale actuelle, et dans l'intérêt de toutes les Républiques
américaines, il est nécessaire d'affermir leur fraternité permanente et les
liens mutuels de solidarité continentale1323.»

1320 Le procès a lieu les 23 et 24 novembre 1951 et Cuba présente sa note de protestation deux jours plus
tard, le 26.
1321 Ce procès en appel a lieu dès le 10 décembre 1951. Les deux Dominicains sont purement et
simplement relaxés. Une nouvelle comédie commence, Brito Báez étant présenté comme un repenti,
voire un agent double, las des manœuvres communistes, qui aurait remis spontanément le Quetzal aux
autorités dominicaines, ce qui permet d'effacer l'acte de piraterie. L'année suivante, Brito Báez sera
assassiné par les sbires de la dictature.
1322 Les prisonniers étrangers sont grâciés le 23 décembre 1951. On remarquera que les détenus
guatémaltèques sont libérés sur-le-champ, alors que les prisonniers cubains ne sont relâchés que le
lendemain. Trujillo ne se défait qu'à contre-cœur d'une précieuse monnaie d'échange. Le 25 décembre,
les représentants de Cuba et de la république Dominicaine signent l'accord devant la Commission de paix
de l'OEA.
1323 DÍAZ ORDÓÑEZ, La política exterior de Trujillo, p. 165.
L'accord figure également dans les archives diplomatiques françaises : ADMAE, AM-44-52-RD n° 7,
p. 287.
-646-
Aucune allusion n'est faite, ni à l'affaire du Quetzal, ni aux expéditions contre
Trujillo. Au nom de la guerre froide, le Benefactor doit renoncer à son entreprise de
déstabilisation.

L'échec de la dictature est définitif. Washington signifie clairement qu'elle


n'entend pas remettre en cause la hiérarchie dans la région. Non pas qu'elle soit
insensible à la faiblesse du maillon cubain mais parce que le régime dominicain ne lui
semble pas offrir les garanties suffisantes. Les liens beaucoup plus denses et profonds
des cercles capitalistes nord-américains avec La Havane jouent un rôle déterminant. La
requête dominicaine de révision des quotas se heurte d'abord aux puissants intérêts des
compagnies sucrières nord-américaines installées dans la grande île qui ne souhaitent
pas partager un marché privilégié. Les agents de Trujillo ne sont pas de taille à rivaliser
avec ceux de La Havane.
La loi sucrière nord-américaine qui entre en vigueur en 1952 reprend dans ses
grandes lignes celle de 1948. Le poids politique de Cuba au sein de l'empire est
confirmé de façon éclatante, au détriment de la république Dominicaine.

Deux mois et demi plus tard, la question du gouvernement cubain est réglée.
Prío Socarrás est chassé par un coup d'État et Batista s'installe solidement au pouvoir.
Le mois suivant, Moscou rompt ses relations avec La Havane. Washington peut être
satisfaite.
Dès le lendemain du coup d'État cubain, Trujillo, qui a compris que son heure
était passée, s'est empressé de reconnaître le gouvernement de Fulgencio Batista1324.

1324 Le coup d'État se produit le 10 mars 1952. Dès le 11, le nouveau gouvernement est officiellement
reconnu par Ciudad Trujillo.
-647-
• L'ANTICOMMUNISME TRIOMPHANT

Si la rivalité avec Cuba se solde en définitive par un échec lourd de


conséquences pour l'avenir, il n'en reste pas moins que, dans l'immédiat, la période est
extraordinairement favorable au régime dominicain.
L'arrivée de Batista au pouvoir à La Havane, met un terme aux ambitions
dominatrices de Trujillo, mais, dans le même temps, elle élimine la principale source de
menaces pour le Benefactor dans toute la région. L'ordre de la guerre froide continue à
s'étendre.

Le régime dominicain s'emploie, de toutes ses forces, à le consolider. À l'ONU,


sa discipline est exemplaire. Commentant les protestations de l'URSS, qui s'estime
lésée par le système représentatif en vigueur dans l'organisation internationale, le
dictateur dominicain lance sarcastiquement :
«Que monsieur Staline se lamente que la voix de notre Pays, qui
représente deux millions d'habitants, ait autant de poids dans les
délibérations de l'Assemblée que celle de l'Inde et plus de force que la
voix de la République Populaire Chinoise […] Pour les dirigeants russes
le principe de l'égalité des États n'existe pas comme l'un des éléments
constitutifs de l'ordre international1325.»
Que l'on ne s'y trompe pas, la déclaration n'est pas simplement un plaidoyer pro
domo. En exigeant d'avoir voix au chapitre, la dictature dominicaine rappelle les
principes constitutifs de l'ONU et défend un ordre fondé non sur les peuples, mais sur
leurs gouvernants. L'important n'est pas de savoir comment le pouvoir a été conquis,
mais qui le détient effectivement. Comme dans un système féodal, chaque baron
représente son fief, engagé dans l'un ou l'autre camp. La logique de l'alignement, bloc
contre bloc, triomphe.

Par un effet de cascade, au nom de la bataille planétaire, l'ordre panaméricain se


trouve justifié et la dictature légitimée.
Dans ces conditions, l'anticommunisme envahit tous les aspects de la politique
de la dictature et justifie l'ensemble des actions du régime. Comme nous le verrons, au
cours des années 1952 à 1955, la politique d'immigration, le rapprochement avec
1325 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. X, p. 85.
-648-
Franco et le Vatican et l'apothéose de la dictature prennent tous la forme de violentes
campagnes anticommunistes.

Avant d'examiner précisément ces différents aspects, il convient de mettre en


lumière le développement général de l'offensive :

- Esquissée très tôt, l'image du communisme barbare est martelée


par la propagande et permet de donner une cohérence idéologique à la politique
dominicaine. Développée, la métaphore indique maintenant que l'identité même de
l'Amérique est en jeu. Décoré par l'Union démocratique interaméricaine au nom de son
patriotisme panaméricain, Trujillo déclare :
«Notre démocratie a de vigoureux traits latins et chrétiens et elle
refuse de se couler dans le moule forgé dans les steppes, où l'on confond
le flambeau de la liberté avec la torche de l'incendiaire1326.»
On voit ici comment la revendication d'une place particulière en Amérique
latine, l'alliance avec l'Église et l'allégeance aux États-Unis, évoqués à travers
l'allégorie de la Liberté brandissant son flambeau, se fondent en une seule campagne
contre les idées exogènes.

- Les conflits régionaux des années 1945 à 1951, loin d'être tus,
deviennent des titres de gloire constamment rappelés. À l'occasion de la fin de son
mandat présidentiel et de l'investiture de son frère Héctor comme son successeur,
Trujillo dresse son propre bilan. Il dénonce le complot tramé contre lui par
«Betancourt, Arévalo, Figueres, Grau San Martín, Lescot, Estimé» et ajoute :
«Il est indubitable que l'agression préparée en commun avait un
fondement idéologique inavoué et qu'elle visait des buts concrets et très
bien définis. L'expansion de l'influence soviétique n'obtiendrait pas un
succès complet dans la région, tant qu'il y existerait un pays capable de
résister et de faire échec aux menées de l'impérialisme communiste1327.»
Cette présentation de l'histoire lui permet de tracer la perspective qui s'ouvre,
selon lui :
«La Russie sait que c'est ici qu'a commencé la chute du plus
grand Empire qu'aient connu les siècles : c'est pourquoi elle ne

1326 Discurso pronunciado en el Palacio Nacional el 5 de junio de 1952, en respuesta al Doctor Alberto
Sayán de Vidaurre… ID., ibid., t. XI, p. 182.
1327 Pour cette citation et les deux suivantes : Discurso pronunciado ante el Congreso Nacional reunido
en el Palacio del Senado el 16 de agosto de 1952… ID., ibid., t. XI, p. 201, 211 et 209.
-649-
renoncera pas à son entreprise de domination du bastion stratégique
dont dépend la sécurité de tout le levant américain.»
Ces déclarations prennent tout leur relief si on songe que, pour la première fois,
son complice dans la lutte contre la "Légion des Caraïbes", Anastasio Somoza, est
présent à Ciudad Trujillo1328. Trente-six pays sont officiellement représentés aux
cérémonies de passation des pouvoirs. Le Benefactor oppose ainsi l'isolement auquel il
était soumis hier à la reconnaissance dont il fait l'objet aujourd'hui. Il souligne à l'envi
le changement, pour en signifier le caractère irréversible à l'aréopage international venu
participer aux cérémonies officielles. Revendiquant le titre de précurseur, Trujillo exige
une place pour l'avenir.

- Les marques de rapprochement que Washington lui concède,


sont immédiatement et publiquement exploitées. Ainsi l'accord sur les essais de
missiles de novembre 19511329 devient le signe d'une alliance indéfectible. Dans le
discours en forme de bilan déjà cité, Trujillo utilise à son profit la stratégie
d'intimidation armée poursuivie par la Maison-Blanche :
«Récemment, le 26 novembre de l'an dernier, nous avons décidé
d'affronter aux côtés de ces puissances alliées le risque d'une troisième
guerre mondiale. Je fais référence au Traité d'assistance que nous avons
contresigné à cette date avec Washington et Londres afin de mettre notre
territoire et nos eaux territoriales en état de guerre lorsque l'usage de
missiles sera nécessaire à la défense de l'Atlantique Nord. Cet accord
nous confère automatiquement le statut de belligérants dès que l'un ou
l'autre de nos deux alliés serait impliqué dans des hostilités qui
mettraient en danger la maîtrise de ces espaces marins.»
Les jalons de la guerre froide se transforment en autant d'étapes de la marche
triomphale du régime. Tel est le prix que doit acquitter Washington pour les services
rendus par la dictature.

- L'ascension du régime vers son apogée suit donc de près


l'évolution de la tension entre les deux Grands. Le voyage de Trujillo à New York en
1953, son entrée pompeuse à l'ONU, présentée comme un défi à Moscou, et les
entrevues successives avec Truman, Acheson, Cabot Lodge, Foster Dulles et

1328 Anastasio Somoza se présente le 11 août 1952, entouré d'une délégation de haut niveau, et est
accueilli à l'aéroport par le dictateur dominicain, Héctor Trujillo n'étant pas de la partie. Le 15, les trois
hommes président un grandiose défilé militaire en l'honneur du Benefactor : l'une des brigades porte le
nom de Président Somoza. Échange de bons procédés : Somoza remet à Trujillo les insignes de l'ordre de
Rubén Darío. Pour plus de précisions : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 220.
1329 Cf. supra : La rivalité avec Cuba.

-650-
Eisenhower témoignent de la consolidation du régime 1330. Mais le couronnement de la
tournée est incontestablement l'Accord de défense mutuelle dominicano-nord-
américain, signé le 6 mars au département d'État. Le titre tant désiré de «sentinelle
avancée»1331 anticommuniste est ainsi implicitement reconnu à Trujillo. L'avenir semble
assuré pour le dictateur, publiquement admis comme un partenaire militaire par
Washington.
La veille même, Staline est mort au Kremlin, mais l'événement semble
davantage annoncer un affaiblissement du camp ennemi qu'un changement politique
dans les rapports entre les deux Grands1332.

- Dans l'immédiat, l'optimisme de la dictature semble justifié : en


effet la remise en ordre impériale se poursuit dans les Caraïbes. La CIA prépare et
soutient l'invasion du Guatemala par des troupes venues du Nicaragua et du Honduras.
Arbenz est renversé et le chef des rebelles, Castillo Armas, s'empare du pouvoir 1333. La
doctrine panaméricaine de la non-intervention prend tout son sens : Washington entend
se réserver strictement le droit d'intervention dans son "arrière-cour".
La famille des dictateurs s'agrandit encore. Trujillo parade devant ses pairs. Au
cours de son voyage de retour des États-Unis, il télégraphie depuis son yacht au
nouveau maître du Guatemala qu'il est prêt à accueillir les personnes réfugiées dans les
ambassades de la capitale. Cette offre surprenante est justifiée en ces termes :
«N'importe quel communiste ici abandonnerait cette doctrine
corruptrice de la société et de la famille, après avoir observé l'exemple
d'un Gouvernement formé dans la communion d'une unité nationale
incompatible avec des doctrines qui, comme celle du communisme,
désagrègent la famille et l'esprit chrétien traditionnel de nos peuples1334.»
Volant au secours du dictateur guatémaltèque, le Benefactor cherche à se poser
en aîné. Sa proposition, qui ne sera suivie d'aucun effet pratique, vise surtout à
démontrer qu'il a définitivement résolu les problèmes que les nouveaux venus doivent

1330 Nous examinons la portée de ce voyage plus loin : L'immigration. Une entreprise de légitimation
politique.
1331 En octobre de la même année, intervenant devant le Rotary Club de Ciudad Trujillo qui lui rend
hommage pour son anniversaire, le Benefactor déclare : «J'ai reconnu avec clarté les sournoises
intentions du Kremlin et je me suis érigé en la sentinelle la plus avancée dans les lignes d'avant-garde de
la démocratie en Amérique, alors que bien peu nombreux furant ceux qui firent acte de présence dans se
rangs à l'époque». Discurso pronunciado el 27 de octubre de 1953, durante el homenaje que le dedicó el
"Club Rotario"… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 36.
1332 Ce même jour, Trujillo n'hésite pas à pronostiquer pour la presse : «La mort de Staline conduira à
une lutte entre civils et militaires qui aura les dimensions d'une révolution». R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 236.
1333 Le 27 juin 1954, alors que Trujillo est en voyage en Espagne.
1334 Mensaje al coronel Castillo Armas, Presidente de Guatemala, el 11 de agosto de 1954… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 72.
-651-
affronter. Revendiquant un droit d'antériorité, il se veut le parangon de
l'anticommuniste.
La question de l'immigration lui permet de se mettre en scène dans ce rôle sur
mesure.

-652-
B/ L'IMMIGRATION

• LE MYTHE DES CENT MILLE RÉFUGIÉS

En 1947, alors que la répression s'abat sur les militants du PSP et de la JD,
Trujillo convoque des journalistes étrangers, essentiellement nord-américains. Il s'agit
de célébrer son triomphe annoncé : ce même jour a lieu l'élection présidentielle qui lui
donnera plus de 90 % des voix. Le Benefactor entend donc proclamer que l'étape la
plus glorieuse commence enfin. Après avoir déclaré qu'il faut faire face au
communisme «le danger le plus sérieux» et énuméré les réalisations de son régime, il
choisit de donner ce portrait de la dictature dans sa conclusion :
«La république Dominicaine a ouvert ses portes avec une grande
générosité aux victimes des persécutions raciales et religieuses et,
ensuite, aux personnes déplacées par la guerre. Elle apporte toute la
coopération possible à l'œuvre d'organisation de la paix avec le même
esprit qu'elle l'a apportée à la guerre, dès le lendemain de Pearl Harbor,
en défense de la civilisation chrétienne et de la démocratie1335.»
Mêlant dans un seul mouvement les étapes successives, il fait de sa politique de
l'immigration l'emblème du régime et de sa continuité. Les diverses initiatives dans ce
domaine sont présentées comme un brevet de fidélité et de légitimité. Pour célébrer sa
propre gloire, le régime présente un bilan de son action dans ce domaine et trace de
nouvelles perspectives.

La question de l'appel à l'immigration en république Dominicaine permet donc,


mieux que d'autres thèmes politiques récurrents, de retracer le parcours de la dictature
et d'éclairer la situation du régime parvenu à son apogée. L'accueil des Juifs persécutés
par les nazis, les offres faites aux réfugiés des pays de l'Est de l'Europe, le passage des
républicains espagnols puis l'arrivée des agriculteurs envoyés par Franco, pour s'en
tenir à l'essentiel, sont les fils qui se croisent et se superposent pour former une trame
complexe.

1335 Trascendentales declaraciones […] en ocasión de las elecciones generales en la República, el 16 de


mayo de 1947. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 189.
-653-
On remarquera que Trujillo situe son œuvre dans le cadre de la coopération
impériale. Pour examiner cette politique d'immigration en république Dominicaine, il
faut en effet la replacer d'abord dans le contexte panaméricain.

Les premières initiatives correspondent aux grands bouleversements qui, au sud


et au centre de l'Europe, annoncent et précédent la Deuxième Guerre mondiale. Les
progrès de Franco, en Espagne, et ceux de Hitler, en Allemagne et Autriche,
débouchent sur des exodes qui jettent déjà des dizaines de milliers de personnes hors de
leur pays d'origine. Le flot des réfugiés, menacés pour leurs idées politiques ou sur des
critères racistes, va grandissant.

Roosevelt, conscient de l'aggravation rapide de la situation propose de prendre


des mesures au plus vite. Peu après l'Anschluss, il prend l'initiative d'une réunion
internationale, baptisée Conférence d'Évian, afin d'examiner le problème 1336. Trente-
deux pays, membres de la SDN ou non, acceptent de se réunir. Un Comité
intergouvernemental pour les réfugiés politiques (CIR), rassemblant ces trente-deux
pays, est constitué afin de prendre en charge les populations qui errent à travers
l'Europe, essentiellement les Juifs qui fuient les nazis.
L'empressement de la république Dominicaine est remarquable : elle est le
premier pays d'Amérique à annoncer sa participation à la conférence proposée par
Roosevelt. Lors de la réunion, le représentant dominicain se montre l'un des plus
fervents partisans des propositions de Washington. Dans les jours qui suivent, Virgilio
Trujillo, ambassadeur et frère du Benefactor, propose d'accueillir de 50 000 à 100 000
réfugiés en république Dominicaine. Une campagne commence sur ce thème. Le consul
de Ciudad Trujillo à Genève, Maurice Hanot1337, le fondateur des Croix de Feu, se fait en
particulier l'ardent défenseur de cette offre adressée aux Juifs persécutés.

Ce premier geste du dictateur définit une orientation qui sera maintenue avec
persévérance : il s'agit de modifier profondément la perception de la dictature dans
l'opinion internationale, et plus particulièrement nord-américaine. L'énormité du chiffre
avancé est destinée à frapper les esprits et à montrer que le régime est prêt aux plus
grands sacrifices.

1336 Rappelons que l'Anschluss est consommée le 15 mars 1938. Roosevelt formule sa proposition le 23
mai suivant. La Conférence d'Évian s'ouvre le 6 juillet de la même année. Nous avons déjà brièvement
évoqué cette question in 1937-1947. Un introuvable modus vivendi, dans une perspective différente.
1337 Nous avons déjà évoqué ce personnage; voir 1932-1937. Le régime dans les contradictions
mondiales. On pourra également consulter l'annexe Notices biographiques.
-654-
On se souvient qu'à cette époque la dictature est dans une situation extrêmement
difficile, à la suite du massacre des Haïtiens. Les relations de Trujillo avec la Maison-
Blanche sont très dégradées. La campagne pour l'immigration en république
Dominicaine est donc d'abord une entreprise pour effacer une image désastreuse.
L'offre d'accueil des réfugiés est, à cet égard, bien choisie :

- On disait la dictature avide, elle se montre généreuse.

- À l'image d'un régime sanguinaire est substituée celle d'un


gouvernement préoccupé par les causes humanitaires.

- L'accusation de racisme est écartée, puisqu'il s'agit d'accueillir


essentiellement des Juifs, premières victimes de ce fléau. L'influente communauté juive
nord-américaine ne peut manquer d'y être sensible.

- Enfin, la dictature se montre prête à servir les plans de


Washington de toutes ses forces.

Un instrument de propagande internationale est ainsi mis au point et utilisé pour


la première fois.
La proposition de 1938 devient d'ailleurs emblématique et est systématiquement
rappelée pendant les vingt-trois années suivantes, marquant chacune des étapes de la
vie de la dictature et soulignant l'évolution de ses rapports avec l'empire.

En 1942, alors que les liens se sont enfin solidement renoués avec Washington,
Trujillo déclare à la presse nord-américaine :
«À ma demande notre représentant à la Conférence d'Évian, fruit
des efforts de l'honorable président Roosevelt, a offert d'accueillir au
nom de la république Dominicaine jusqu'à cent mille réfugiés1338.»
On remarquera que, s'adressant aux lecteurs des États-Unis, Trujillo se place
dans l'ombre tutélaire de Roosevelt. La Conférence d'Évian devient ainsi, a posteriori,
la cérémonie où les liens réciproques entre vassal et suzerain ont été consacrés devant
la communauté internationale.

1338 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 193.
-655-
L'année suivante, la dictature tente de se poser en figure de proue régionale à
l'occasion du premier Congrès démographique interaméricain de Mexico. Le dictateur
informe que :
«La délégation dominicaine à ce Congrès a présenté un exposé
[…] qui reitère dans ses conclusions l'offre du Gouvernement dominicain
d'accueillir jusqu'à cent mille émigrants européens formulée à la
Conférence d'Évian en 1937 (sic)1339.»
Au moment où le maintien de la discipline continentale est un grave souci pour
Washington, Trujillo se montre le plus zélé dans les réunions panaméricaines. Alors
que nombre de dirigeants latino-américains sont réticents et que la plupart se contentent
de vagues discours, le Benefactor affiche sa détermination et renouvelle ses
propositions concrètes.

L'accueil effectif de réfugiés, que nous examinerons plus loin, est un argument
dans la véritable bataille politique qui se livre ainsi sur le terrain de la propagande.
Trujillo, ne manque en effet pas d'adversaires aux États-Unis, comme on le sait. Une
étude de la Brookings Institution de Washington, énumère en 1942 les nombreux
obstacles sanitaires, économiques et géographiques à une immigration massive et
affirme :
«Principalement, il est clair que malgré l'offre généreuse du
Gouvernement dominicain […] la capacité de la République d'absorber
et de maintenir des réfugiés-colons ne dépasse guère 5 000 personnes,
d'après les calculs1340.»
On l'imagine, le document, qui ramène les faits à de plus justes proportions, est
accueilli comme une déclaration de guerre par l'appareil du régime.
Les meilleurs éléments sont mobilisés pour répondre à l'attaque jugée perfide et
calomnieuse. Rodríguez Demorizi, Troncoso de la Concha, Ortega Frier et Díaz
Ordóñez sont chargés de préparer la contre-offensive1341. Leur rapport, qui paraît
finalement en 1945 est un véritable plaidoyer pro domo. Le rapport Brookings y est
dénoncé comme fondé sur des données fausses et animé d'intentions inavouables. Afin

1339 Le Congrès démographique avait eu lieu le 21 octobre 1943. On remarquera l'erreur sur la date de la
Conférence d'Évian. Négligence, ou volonté d'exagérer la précocité de l'engagement dominicain ?
Mensaje depositado ante la Asamblea Nacional el 27 de febrero de 1944, año Centenario de la
República… ID., ibid., t. V, p. 95.
1340 GARDINER. La política de inmigración de Trujillo…, p. 125. L'étude de la Brookings Institution est
intitulée Refugee Settlement in the Dominican Republic.
1341 L'un des axes est de rejeter toutes les accusations sur Haïti. Nous avons étudié la réponse en ce sens
que fait Peña Batlle dès novembre 1942, en préconisant la dominicanisation de la zone frontalière. Cf.
Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière.
-656-
de donner une ampleur internationale à la riposte, le document est imprimé en espagnol,
anglais et français. Dès l'année suivante, il fait l'objet d'une réédition1342.
La dictature est à nouveau entrée dans une période de fortes turbulences 1343 et la
question de l'immigration devient ainsi un sujet de polémiques entre adversaires et
partisans de Trujillo.

Parvenu au faîte de sa gloire, le Benefactor se souvient parfaitement de


l'épisode. Au début de 1956, dans le cadre des innombrables cérémonies qui coïncident
avec la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre, un banquet lui est offert
par la petite colonie juive du pays. Il s'agit de célébrer le seizième anniversaire de la
signature du contrat pour l'installation de colons juifs dans le pays. Trujillo évoque, une
fois encore, les cent mille réfugiés qu'il avait proposé d'accueillir en 1938 :
«À ce geste d'amour pour la cause de la justice, digne de la
sympathie et du respect du monde entier, répondit la parution d'un livre
plein d'erreurs et de préjugés, publiés sous les auspices de l'Institution
Brookings, où on essaya de nier de façon tendancieuse la capacité de la
République d'absorber les cent mille Juifs à qui nous avions offert
généreusement notre sol. Je ne peux non plus oublier comment l'un des
membres du groupe de personnalités qui visitèrent le pays au début de
l'année 1941 sous le patronage du Comité de distribution conjoint
américano-juif […] me suggéra d'abandonner l'offre présentée à Évian
[…] Cette manœuvre, attribuée à un certain responsable politique que
les hasards ont hissé à un poste élevé au département d'État aurait pu
ruiner la plus belle tentative faite jusqu'à aujourd'hui pour réparer les
injustices de l'antisémitisme1344.»
Braden est évidemment dénoncé ici, sans preuves. Après bien des épreuves, le
régime triomphe et traîne dans la poussière ses ennemis d'hier. L'immigration devient le
symbole du succès du régime et la petite colonie juive est présentée comme le
témoignage d'une conduite irréprochable.

Un observateur attentif décèlera cependant des ombres qui ternissent déjà une
victoire qu'on voudrait éclatante. La soif de revanche, encore intacte après tant
d'années, atteste que la dictature craint de nouvelles offensives. Sous la véhémence du

1342 ÁLVAREZ AYBAR, Ambrosio. Capacidad de la República Dominicana para absorber refugiados.
1343 Voir 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre froide.
1344 Discurso pronunciado en el banquete que ofreció en su honor y en el del Honorable Presidente de
la República la colonia hebrea del país, el 29 de enero de 1956. TRUJILLO. Discursos, mensajes y
proclamas, Acies, p. 187.
-657-
propos perce le reproche à l'égard de Washington, incapable de reconnaître ses
véritables serviteurs et prompte à écouter les critiques.

Plus grave, en vilipendant ses adversaires, Trujillo cherche à détourner


l'attention du fait essentiel : la colonie juive qui lui rend hommage et l'écoute parler des
cent mille réfugiés attendus depuis dix-huit ans, se réduit en réalité à moins de deux
cents personnes. Les faits, loin de démentir les réserves des experts de la Brookings
Institution, démontrent que leurs prévisions péchaient plutôt par optimisme.

-658-
• UNE ENTREPRISE DE LÉGITIMATION POLITIQUE

Le mythe des cent mille réfugiés, maintenu en dépit de la faiblesse des résultats
tangibles, atteste l'extrême importance accordée par le régime à la campagne pour
présenter la république Dominicaine comme une terre d'accueil.
Trujillo ne poursuit pas une simple chimère. La propagande développée avec
persévérance est un instrument politique pour définir le rôle de la dictature dans le
contexte international. Dans ce combat le régime défend son droit à l'existence, depuis
les années difficiles jusqu'à l'époque triomphale.
Après une longue évolution, les jours de gloire s'accompagnent d'un
déploiement de la campagne mettant en lumière la place conquise par le régime et qu'il
entend défendre.

Pendant la guerre d'Espagne, la dictature, épousant les thèses de Washington,


déclare son «absolue neutralité». Un an après le début du conflit, Trujillo indique à une
grande agence de presse nord-américaine :
«Un rapport détaillé reçu il y a quelque temps par les Relations
extérieures révèle que plus de mille personnes, appartenant aux divers
groupes qui s'affrontent, ont été sauvées jusqu'à maintenant grâce à
l'héroïsme dont fait preuve le personnel de la Légation dominicaine,
agissant sur instructions du Président de la République, le Généralissime
Docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina1345.»
Le chiffre est très probablement exagéré. Mais l'essentiel est que, depuis des
semaines, la propagande fait grand bruit autour de cette question. Elle montre le
ministre plénipotentiaire dominicain, César Tolentino, entouré d'orphelins madrilènes
dans la garderie "Presidente Trujillo", installée dans les locaux de la légation 1346. Le
point culminant de la campagne est la nouvelle que le Benefactor a décidé d'accueillir
en république Dominicaine quatre cents enfants espagnols abandonnés1347.

1345 Pour ces citations : Declaraciones al Corresponsal de Prensa Unida en la República Dominicana,
el día 26 de julio de 1937…. ID., ibid., t. III, p. 138 et 139.
1346 Voir en particulier Listín Diario du 13 février 1937 qui évoque la fête de Noël dans la légation et du
29 mai suivant.
1347 Informations du 25 novembre 1936. R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 177.

-659-
Cette première offre se conjugue donc avec des images émouvantes qui
permettent de ne pas prendre parti, tout en déplorant le malheureux conflit. En fait la
dictature suit étroitement la ligne fixée par la Maison-Blanche qui craint l'extension des
troubles. D'ailleurs Trujillo précise dans les mêmes déclarations :
«La Convention sur le droit d'Asile, votée par la Sixième
Conférence Internationale Américaine, nous impose un devoir sacré que
nous avons pleinement accompli en Espagne […] j'espère que notre
conduite dans le conflit espagnol servira de norme pour mettre au clair
toutes les stipulations des Accords Interaméricains qui ne sont pas
respectés avec la fidélité nécessaire dans la pratique.»
Dans la perspective de la Conférence de Lima 1348, explicitement évoquée,
Trujillo se pose ouvertement en censeur des gouvernements latino-américains qui
inclinent pour l'un des deux camps et laissent leurs engagements «relégués au rang de
simples formules». La critique est acerbe. L'accueil des orphelins est une action
soigneusement calculée pour postuler au titre de lieutenant de Washington.

Lorsque le sort des armes indique clairement que les républicains ont le dessous,
Trujillo fait de nouveaux gestes. À la fin de l'année 1938, il reçoit dans sa propriété de
Fundación, Fernando de los Ríos, ambassadeur de la République espagnole à
Washington. Un mois plus tard, la propagande annonce qu'il lui fait parvenir 5 000
dollars sur ses fonds personnels pour les orphelins et veuves de guerre1349.
La situation a bien changé pour la dictature dominicaine, depuis le massacre des
Haïtiens. Il faut maintenant effacer une image sanglante. L'arrivée de plusieurs
contingents de républicains espagnols, à la fin de l'année 1939 et au début de l'année
1940, témoigne de ce même souci1350.
Mais rapidement ces Espagnols cessent d'être un objet de propagande. Depuis le
pacte germano-soviétique, Washington se méfie en particulier des communistes,
nombreux parmi les réfugiés en république Dominicaine, perçus comme une cinquième
colonne au sein de l'empire. Trujillo, qui a reconnu le gouvernement de Franco quatre
jours après la chute de Madrid, nous y reviendrons 1351, ne parle plus de ces immigrants
encombrants.

1348 Rappelons que la VIIIème Conférence panaméricaine se réunira à Lima en décembre 1938.
1349 L'ambassadeur espagnol est reçu le 31 octobre 1938 et Trujillo envoie la somme le 23 novembre
suivant.
1350 Nous y revenons dans : Réalités de la politique d'immigration.
1351 Cf. 1947-1955. Une fraternité politique.

-660-
Déjà les réfugiés juifs, précédemment évoqués, occupent le devant de la scène.
Le dictateur soutient activement et publiquement la politique de Washington. Mais il
noue également des liens directs avec des cercles très influents aux États-Unis qui,
depuis des dizaines d'années, élaborent des programmes pour l'installation dans divers
pays des communautés juives persécutées et recueillent les fonds nécessaires pour
mener à bien ces projets1352.

Très vite une Association pour l'établissement de colons en république


dominicaine, la DORSA (DOminican Republic Settlement Association) est constituée.
Son siège est à New York et elle est présidée par James N. Rosenberg, l'un des
dirigeants du JDC1353. Cette organisation se charge de sélectionner en Europe des
candidats aptes à constituer une première colonie en terre dominicaine. Les personnes
retenues arrivent dans un premier temps à New York, d'où elles sont ensuite
acheminées vers leur destination finale1354. Cette fois, il s'agit donc d'un programme
privé nord-américain d'immigration, minutieusement organisé par une association ayant
pignon sur rue.
Les soutiens d'une large partie de la presse nord-américaine, naguère très
hostile, du département d'État et de la Maison-Blanche sont acquis. Ils sont précieux
pour la dictature qui commence publiquement à retrouver un rôle au sein de l'empire.

Le Benefactor, qui pour l'heure n'est plus qu'un simple citoyen, du moins en
principe, veille à apparaître personnellement comme le maître d'œuvre de toute
l'opération en république Dominicaine et comme l'interlocuteur direct de la DORSA :

- Alors que la guerre a éclaté en Europe et qu'il s'est arrêté aux


États-Unis sur le chemin du retour, il annonce que les premiers immigrants seront
dispensés du paiement de la taxe de 500 dollars frappant les étrangers non-
caucasiens1355. La mesure fait excellente impression et est très favorablement
commentée par la presse nord-américaine.

1352 Citons en particulier le puissant Comité de distribution conjoint américano-juif (Joint Distribution
Committee, JDC) qui suit attentivement l'opération en République Dominicaine.
1353 Il est président de la Corporation agricole conjointe américano-juive (Agro Joint Inc.), une des
branches importantes du JDC.
1354 Lors des premier voyages de nombreux immigrants profitaient de leur séjour à New York pour
disparaître, davantage attirés par les États-Unis que par la république Dominicaine. Aussi fut-il décidé
que les nouveaux arrivants resteraient sur Ellis Island, centre traditionnel de tri des immigrés dans la baie
de New York, dans l'attente de leur départ.
1355 Rappelons que cette taxe avait été instituée par la loi du 14 avril 1939. Voir : 1938-1939. L'impasse.
Trujillo annonce la décision le 25 octobre 1939. R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 261.
-661-
- Il fixe unilatéralement le lieu où devra s'installer la première
colonie en faisant don de 10 500 hectares sur la côte nord, à Sosúa, à trente kilomètres à
l'est de Puerto Plata. La propagande s'emploie à souligner la générosité du Benefactor,
qui aurait racheté ces terres à la United Fruit Co. pour 50 000 dollars et aurait ensuite
investi une somme approchante. Les responsables de la DORSA ne peuvent
évidemment s'opposer à ce geste, sans apparaître comme des ingrats et mettre tout le
projet en péril.
D'emblée, Trujillo se place ainsi en position dominante et fait de personnalités
influentes aux États-Unis ses obligés.

- Lorsque les responsables de la DORSA, conduits par


Rosenberg, arrivent à Ciudad Trujillo afin de signer le contrat d'installation des
immigrés avec les autorités dominicaines, il les reçoit le soir même dans sa propriété
qui porte le nom de Ramfis. Lors de la cérémonie, s'érigeant en porte-parole du
gouvernement et du peuple dominicain, il prononce le discours officiel1356.
Le lendemain, la presse reproduit ses propos humanitaires et célèbre sa décision
d'ouvrir le pays à ceux qui sont dans l'adversité. Au cours des jours et semaines qui
suivent, les hommages officiels se succèdent : le conseil administratif de Saint-
Domingue vote des remerciements enthousiastes au Benefactor, puis, le jour de
l'ouverture de la colonie une résolution de la chambre des Députés le félicitant est
publiée1357. Gestes significatifs car ils permettent d'afficher la soumission des institutions
au citoyen Trujillo.
Mais le plus remarquable est la rapidité de réaction des journaux de New York.
Alors que les informations concernant la république Dominicaine mettent en général
une ou plusieurs semaines à parvenir au lecteur nord-américain, la nouvelle de la
signature du contrat est publiée dès le lendemain, aussi vite qu'à Saint-Domingue,
accompagnée d'éloges de la politique d'immigration du régime 1358. Il ne fait plus de
doute que la liaison avec la DORSA ouvre bien des portes à la dictature.

Cette campagne et les liens nouveaux qu'elle crée contribuent largement au


rapprochement avec Washington. On peut le mesurer après l'élection de Trujillo à la
présidence en 1942, lorsque le nouveau ministre plénipotentaire nord-américain, Avra
1356 Discurso en que exterioriza los sentimientos del Gobierno y pueblo dominicanos en favor del
establecimiento de colonos inmigrantes en el territorio dominicano, pronunciado en el Palacio Nacional
el 30 de enero de 1940. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 47. Le sous-comité de New
York de la DORSA arrive à Ciudad Trujillo le 16 janvier 1940 et la signature officielle du contrat a lieu
el 30 du même mois.
1357 Respectivement les 6 et 24 février 1940.
1358 Voir en particulier le New York Herald Tribune du 31 janvier 1940 et le New York Times du
lendemain.
-662-
Warren, présente ses lettres de créance. Le Benefactor ne consacre pas son bref
discours aux événements d'une guerre déclarée huit mois plus tôt; il préfère manifester
son désir de voir les droits de tous respectés et déclare :
«L'existence dans notre pays de la colonie de Sosúa pour
accueillir les réfugiés en provenance d'Europe qui se sont trouvés sans
patrie ni foyer en raison d'odieuses persécutions raciales, colonie dont
j'ai cédé les terres pour ces fins bénéfiques, est un exemple pratique et
une manifestation éloquente de nos sentiments profondément
humanitaires1359.»
Au milieu des bouleversements dramatiques, la petite colonie juive scelle
l'amitié dominicano-nord-américaine pleinement retrouvée. D'ailleurs Avra Warren se
révèle rapidement l'un des plus fidèles et actifs soutiens du dictateur. Sosúa devient
ainsi une manifestation concrète du réseau d'influences que Trujillo tisse aux États-
Unis.

La propagande autour de la colonie juive de Sosúa, se complète de nombreuses


initiatives visant à renforcer la position de la dictature et à élargir l'espace politique
conquis.

Au plan intérieur, la présence d'une immigration est consciencieusement


exploitée par la propagande. Les anniversaires de la signature du contrat ou de la
fondation de la colonie sont régulièrement marqués par des cérémonies. Mais surtout,
les réfugiés sont mobilisés d'office pour apporter leur soutien public au régime sous
forme d'hommages et de remerciements. Le «meeting de solidarité des colonies de
réfugiés européens ayant eu recours à l'hospitalité dominicaine» de décembre 1942 est
un bon exemple de cette stratégie1360.
Trujillo continue d'ailleurs ses dons, bruyamment annoncés par la presse, qui
font des réfugiés, et plus encore des dirigeants de la DORSA, ses débiteurs. Au 10 500
hectares qu'il a offerts initialement pour la colonie de Sosúa, s'ajoutent un an plus tard
20 000 autres, ainsi que des terrains dans la montagne proche1361. Évidemment, ces
gestes sont suivis de manifestations de gratitude soigneusement planifiées.

Au plan international, Trujillo cherche à élargir ses offres.

1359 Discurso pronunciado el 7 de julio de 1942, al recibir las cartas que acreditan a Su Excelencia
Avra M. Warren… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 151.
1360 La réunion a lieu le 6 décembre 1942. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 339.
1361 La nouvelle est annoncée le 10 janvier 1941. ID.,ibid., t. I, p. 296.

-663-
Ainsi, en août 1942, lorsque le ministre plénipotentaire nord-américain Avra
Warren le fait docteur honoris causa de l'université de Pittsburg1362, le Benefactor
annonce la proposition faite au gouvernement de Vichy d'accueillir 3 500 enfants «de
race juive» en république Dominicaine. On apprend même qu'il s'offre à affréter un
navire pour le transport. Peu après la propagande informe des remerciements du
gouvernement de Pétain1363.
Par la suite, en 1944, il propose aux États-Unis de donner l'hospitalité à deux
mille enfants orphelins abandonnés en France et Hongrie1364.
Enfin, en 1945, un accord sino-dominicain de libre immigration est signé1365.
Tout cela n'est suivi d'aucun effet sur le terrain. Il est vrai que le cours du conflit
-en particulier le débarquement allié en Afrique du Nord de 1942- rend certaines
opérations envisagées très difficiles, voire impossibles. Mais l'oubli dans lequel
tombent rapidement les promesses démontre, si besoin est, qu'elles sont essentiellement
destinées à Washington, alors que commencent les temps difficiles de la fin de la
Guerre mondiale à la guerre froide.

Loin d'être laissés à l'abandon pendant cette nouvelle période, les discours et
actions en faveur des réfugiés, redoublent. L'expérience acquise dans ce domaine est
mise au service de la défense, bec et ongles, du régime. Recevant un journaliste des
États-Unis afin de répondre à la campagne de presse très hostile dont il est l'objet dans
ce pays, Trujillo rappelle à l'opinion nord-américaine :
«Il s'est constitué ici récemment le Comité Dominicain pour
l'Immigration Juive, qui vise à offrir une solution non seulement au sort
individuel de milliers d'êtres humains, mais aussi à un problème
international qui préoccupe les grandes puissances1366.»
1362 Nous avons déjà évoqué cette cérémonie et éclairé son sens : 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
Selon GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 144, l'attribution de ce titre serait
essentiellement due aux démarches des dirigeants nord-américains de la DORSA. On voit ici comment se
constitue le réseau de défense de la dictature pendant la guerre.
1363 Discurso pronunciado el 17 de agosto de 1942 en el acto académico celebrado en el Aula Magna
de la Universidad… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 178.
Voir également : R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 336 aux dates du 25 août et 8 septembre
1942.
1364 Message de compte rendu annuel du 27 février 1945. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. V, p. 349.
1365 Le 8 juin 1945.
1366 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. VI, p. 274. La campagne de presse dirigée contre la dictature est dénoncée avec
une vigueur encore plus grande dans une autre interview accordée au Miami Daily News, journal qu'il
contrôle, le 24 avril suivant : ID., ibid., t. VI, p. 282.
Le comité est créé le 17 décembre 1945, alors qu'une mission de l'UNRRA vient d'arriver dans le pays.
José Almoina, réfugié espagnol et secrétaire privé de Trujillo, est désigné comme l'un des membres de
-664-
Comme on le voit, il s'agit de parfaire l'image d'un régime humanitaire,
soucieux de seconder la politique internationale de l'empire. Aussi la création de ce
Comité national pour l'immigration juive, qui n'a d'existence que sur le papier, fait-elle
l'objet d'une large publicité en Amérique du Nord où elle est bien accueillie par des
personnalités juives et du mouvement démocratique. Habilement, la dictature désigne
comme président Haim López Penha, membre de la communauté juive dominicaine,
dirigeant de la franc-maçonnerie du pays et diplomate à Washington.

Pour tous ceux qui, aux États-Unis, plaident la cause du régime de Ciudad
Trujillo, la politique dominicaine en matière d'aide aux réfugiés démontre que les
accusations de Braden et d'une large partie de l'opinion nord-américaine sont injustes et
sans fondement. Les remerciements des dirigeants de la DORSA et les hommages des
agents politiques de Trujillo sont autant d'armes dans la bataille engagée.

Mais la fin de la guerre ouvre des possibilités nouvelles. Aussi, tout en


poursuivant les actions traditionnelles, la dictature prend-elle des initiatives adaptées.
Trente millions de personnes ont été déplacées entre 1939 et 1945. Pour les
vainqueurs, en particulier Washington, leur rapatriement est un problème sérieux.
L'Administration de secours et de reconstruction des nations unies, l'UNRRA (United
Nations Relief and Rehabilitation Administration), est chargée de faire face à la
situation. Immédiatement Trujillo se montre généreux et le fait savoir. On apprend que,
dès janvier 1944, la république Dominicaine a ponctuellement versé 5 000 dollars, sa
quote-part pour cette noble cause. En avril 1945, une première loi est votée instituant
une taxe de 0,375 % sur la valeur des exportations. L'objectif proclamé est de recueillir
350 000 dollars en trois ans. À la fin de l'année, nouveau geste spectaculaire : le
Benefactor double le taux de ce prélèvement, porté ainsi à 0,7 %1367. Le paiement se fait
souvent en nature et la propagande annonce le départ de bateaux chargés de produits
agricoles dominicains1368.
Des missions officielles se succèdent à Ciudad Trujillo, auxquelles le dictateur
réserve le meilleur accueil tout en les entourant de publicité 1369. Les efforts de la
dictature sont payés de retour par les marques publiques de soutien qui lui sont

cet organisme. La décision donne lieu à un hommage de la colonie juive du pays, le 26 décembre suivant.
1367 Le détail est donné dans deux messages successifs du dictateur : Mensaje al Congreso Nacional por
conducto del Senado, el 26 de abril de 1945…, et Mensaje al Congreso Nacional, el 19 de diciembre de
1945, al someter a la sanción legislativa el proyecto de ley… Respectivement : TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IV, p. 119 et t. V, p. 221.
1368 Ainsi le Strogfield qui lève l'ancre le 26 janvier 1946.
1369 Notamment le banquet du 22 mars 1945 au Palais national en l'honneur de Ricardo J. Alfaro puis
l'accueil de Francis B. Sayre et R. Torres Mazzorana, le 16 décembre 1945.
-665-
prodiguées. George E. Moore, le représentant nord-américain auprès de la Commission
de ravitaillement de l'ONU, déclare :
«La République Dominicaine occupe la première place parmi les
pays qui coopèrent avec l'UNRRA1370.»
De nouveaux liens sont ainsi tissés. Partisans et adversaires du régime
dominicain s'affrontent aux États-Unis dans la presse, mais aussi dans les allées du
pouvoir. Non pas que la question soit par elle-même vitale pour Washington, mais
parce que le soutien ou le rejet de la dictature apparaissent de plus en plus clairement
liés aux choix stratégiques décisifs de l'empire. Le tournant de la guerre froide arrive,
l'habileté de Trujillo aura été de se placer par avance sur la bonne trajectoire, en
particulier grâce à sa politique d'immigration.

La transition s'opère naturellement. Ainsi, par exemple, le 26 juin 1947, jour


anniversaire de la signature de la Charte de San Francisco, déclaré fête des Nations
unies par la dictature, le directeur de l'UNRRA, Lowell W. Rooks, fait parvenir un
message de gratitude à Ciudad Trujillo. La propagande du régime exploite
immédiatement l'événement. Le Benefactor répond le jour même à Rooks en tirant son
propre bilan :
«L'aide prêtée par mon Gouvernement et mon pays à des millions
de personnes désemparées dans des pays dévastés par la guerre est une
nouvelle preuve des sentiments qui m'ont animé et m'animent encore de
répondre toujours à l'appel de ceux qui ont été victimes de pratiques et
d'idéologies contraires aux principes de liberté et de démocratie1371.»
Un nouveau thème s'insinue ici. Les «idéologies contraires aux principes de
liberté et de démocratie», par un amalgame implicite, visent déjà moins les théories
fascistes que celles défendues par Moscou. La redondance et le présent de l'indicatif
soulignent que la bataille continue mais que l'adversaire a changé.

Les premiers signes de ce changement sont d'ailleurs apparus un an plus tôt,


lorsque Trujillo a commencé à redéfinir publiquement les «victimes» auxquelles ils
s'intéressait dorénavant :
«Notre pays garantit à tous ceux qui se mettront sous sa
protection, vie digne dans la liberté et dans l'ordre, pour développer

1370 Déclaration du 18 janvier 1946. R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. II, p. 70.


1371 Texto de los mensajes cablegráficos cruzados entre el Excelentísimo Presidente Trujillo y el
director general de la UNRRA, Mr Lowell W. Rooks, el 26 de junio de 1947… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. VII, p. 210.
-666-
toutes les activités honnêtes et reconstruire leurs existences brisées par
des circonstances adverses. Il a été répondu en ce sens par exemple au
Comité d'aide aux Immigrants des pays baltes; à la Croix-Rouge
Ukrainienne; aux Associations d'Aide aux Juifs1372.»
Des réfugiés chassés par le nazisme, on est déjà passé à ceux qui fuient les
nouveaux territoires gagnés par l'URSS. La question juive permet de faire le lien entre
la première vague et la seconde.

En fait, cette réorientation de la campagne dominicaine s'insère dans un


mouvement bien plus ample qu'il convient d'apprécier.
Ce n'est pas un hasard si les deux télégrammes de Rooks et Trujillo dressent des
bilans et annoncent des perspectives : le motif de cet échange est la dissolution de
l'UNRRA. Cette organisation s'inscrivait dans la perspective d'une collaboration entre
les deux Grands. Elle est sans objet, maintenant que le temps de la confrontation est
venu. Dès 1946, Washington a favorisé la mise en place d'une nouvelle institution :
l'Organisation internationale des réfugiés (OIR).
La rapidité de réaction de la dictature dominicaine est remarquable : l'ONU crée
l'OIR le 15 décembre; deux jours plus tard, la république Dominicaine y souscrit. En
mai de l'année suivante, la ratification par le Parlement est l'occasion d'un vibrant
message de Trujillo qui déclare notamment :
«Au cours de ces débats, je crois qu'il est juste de rappeler que
madame Roosevelt, déléguée des États-Unis d'Amérique et combattante
infatigable pour la victoire des principes que défendit son illustre époux,
a plaidé avec vigueur et un profond sentiment humanitaire pour que tous
les États soutiennent la création de cet organisme1373.»
On observera que la personnalisation sert à souligner la fidélité, presque filiale,
de Trujillo à l'empire 1374. La dictature veut être au premier rang de ceux qui répondent à
l'appel lancé par les États-Unis. Son empressement est d'autant plus grand que Moscou
est franchement hostile au projet et que la plupart des membres de l'ONU se montrent
réticents à s'engager dans une institution qui ressemble fort à une machine de guerre. En
outre la masse des réfugiés à secourir est énorme1375.

1372 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946… ID.,ibid., t. VI, p.
275.
1373 Mensaje dirigido al Congreso Nacional, el 30 de mayo de 1947, al someter a la sanción legislativa
[…] la Constitución de la Organización Internacional de Refugiados… ID.,ibid., t. VII, p. 195.
1374 Pourtant Eleanor Roosevelt n'était guère favorable à Trujillo. En mai 1950, elle devait même
participer à une réunion baptisée Première Conférence interaméricaine pour la démocratie et la liberté,
réunie à La Havane, qui condamna le régime dominicain. Il est probable que le Benefactor cherche ici à
désarmer par avance la sourde hostilité d'Eleanor Roosevelt en invoquant les mânes de son défunt mari.
-667-
Cette atmosphère conflictuelle convient parfaitement à la dictature qui trouve là
un rôle à sa mesure et se pose déjà en donneuse de leçons : la critique perce à l'égard de
«tous les États» qui font la sourde oreille aux demandes de Washington.

La campagne menée avec obstination sur le thème des réfugiés et de


l'immigration depuis les années qui précédaient la Deuxième Guerre mondiale, en
favorisant l'insertion de la dictature dans le débat politique aux États-Unis, lui permet
maintenant de mesurer immédiatement l'importance du tournant politique qui est pris et
de l'épouser. Le régime dispose d'emblée d'une arme et d'une expérience pour participer
à la guerre froide; il entre ainsi dans son étape la plus glorieuse.

Le Benefactor seconde avec diligence les initiatives moins polémiques qui


complètent la constitution de l'OIR. En juin 1948, il déclare au Fonds international de
secours à l'enfance (FISE) qu'il est prêt à accueillir «plusieurs milliers d'enfants
européens, en leur donnant un foyer et une éducation aux frais du Gouvernement
domincain». La propagande informe également qu'il s'engage à verser 250 000 dollars
au FISE, ce qui est considérable. En août, le gouvernement dominicain revient à la
charge et déclare que l'hébergement de deux mille enfants européens abandonnés ou
orphelins est prêt à San Cristóbal, ville attachée à la personne de Trujillo. La presse
nord-américaine loue sa politique d'accueil des réfugiés, sans distinction de race ni de
religion1376.

Surtout, l'appartenance à l'OIR permet d'être en permanence aux avant-postes de


la campagne anticommuniste. Ainsi, lorsque Mao Zédong triomphe en Chine, Ciudad
Trujillo accueille un contingent de réfugiés européens qui ont fui par Shangaï et les
Philippines. La propagande fait une large place à l'arrivée du bateau en novembre 1949
puis au télégramme de remerciements adressé au Benefactor par John Donald Kingsley,
directeur général de l'OIR1377.

D'ailleurs, toutes les occasions sont bonnes pour relancer la croisade


anticommuniste et montrer son dévouement à la cause occidentale. En 1954, alors que
la DORSA rend hommage au Benefactor à l'occasion du quatorzième anniversaire de la
1375 En 1951, lors de sa dissolution, dix-huit pays seulement, sur les cinquante-quatre que comptait
l'ONU à l'époque, avaient adhéré à l'OIR. On estime à plus de 1,5 million le nombre de réfugiés secourus
par cette organisation.
1376 Déclarations des 14 et 28 juin et du 19 août 1948 respectivement. Voir R. DEMORIZI. Cronología de
Trujillo, t. II, p. 123 et 127. Le FISE avait été constitué par l'assemblée générale de l'ONU réunie en
décembre 1946 à Flushing Meadows, au cours de la même session que l'OIR.
1377 Le Charlton-Sovereign, avec les réfugiés à son bord, arrive le 26 novembre 1949 en république
Dominicaine. Kingsley remercie Trujillo le 2 décembre suivant.
-668-
signature du contrat pour l'immigration juive, il annonce que la république Dominicaine
s'apprête à faire un geste beaucoup plus spectaculaire que lors de la Conférence d'Évian
:
«Ses capacités d'assistance et de protection lui permettent
d'accueillir un nombre considérablement plus grand d'errants qui ont
besoin d'un asile généreux en raison de la guerre; d'où mon offre
adressée aux prisonniers anticommunistes de Corée1378.»
On comprend que Trujillo offre l'asile aux prisonniers détenus par Pyongyang.
Alors que la guerre de Corée s'est achevée, Trujillo s'emploie encore à souffler sur les
braises.

Mais c'est évidemment sur le terrain des réfugiés juifs, préparé de plus longue
date, que la dictature mène son offensive prioritaire. Trujillo ne tarit plus d'éloges :
«Mon admiration pour les Juifs vient du fait que je considère
sincèrement qu'ils sont les champions des principes d'humanité, de
justice, de civilisation, de fraternité et de progrès1379.»
Le dithyrambe s'explique aisément : Moscou s'est engagée dans une violente
dénonciation du "complot sioniste". Des médecins juifs sont mis en accusation dans le
procès dit "des blouses blanches" qui se prépare. Dernier événement en date : l'URSS
vient de rompre spectaculairement ses relations avec Israël. Défendre les Juifs, c'est
donc s'opposer au bloc communiste.
Or justement, à la fin de l'année 1952 et au début de la suivante, Trujillo fait aux
États-Unis un voyage tout entier placé sous le signe de l'anticommunisme 1380. Jouant du
capital dont il dispose, il se présente donc dans la métropole impériale comme le porte-
drapeau de la cause juive1381 :

- Dès le 11 février il offre publiquement asile en république


Dominicaine aux Juifs persécutés au-delà du Rideau de Fer et annonce qu'il demandera
au Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies d'examiner la question de
l'antisémitisme soviétique afin de leur porter assistance.

1378 Discurso pronunciado en el Palacio National el 21 de enero de 1954, durante el homenaje que le
ofreció la Dorsa. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 53. La date exacte semble plutôt
être le 22 janvier. Rappelant dans ce même discours son offre pendant la Conférence d'Évian, Trujillo la
ramène curieusement à 30 000 personnes. L'objectif semble diminuer avec le temps qui passe.
1379 Discurso improvisado el 27 de febrero de 1953 al recibir el homenaje que le fue rendido por la
colonia hebrea en Nueva York… ID., ibid., Acies, p. 18.
1380 Du 3 décembre 1952 au 15 mars 1953.
1381 CRASSWELLER. Trujillo…, p. 279 et 280; R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, p. 232 à 236 et
GARDINER. La política de inmigración de Trujillo… , p. 152 à 155 donnent d'intéressants détails sur ce
voyage.
-669-
Trujillo, qui s'est fait désigner chef de la délégation dominicaine à l'ONU,
cherche à apparaître comme un acteur important sur cette scène internationale.

- Le 13, un Comité en faveur des Juifs persécutés par le


communisme est constitué à Ciudad Trujillo. Le Benefactor en est immédiatement élu
président.

- Le 17, le représentant des États-Unis à l'ONU, Henry Cabot


Lodge, lui rend visite à son hôtel. Le lendemain le diplomate nord-américain rencontre
l'ambassadeur dominicain. Ces deux gestes indiquent publiquement l'identité de vue des
deux capitales. La propagande dominicaine déclare immédiatement que Washington
soutiendra la proposition dominicaine de condamner l'URSS pour sa campagne
antisémite. Trujillo s'attribue ainsi la paternité de la prochaine passe d'armes dans
l'affrontement Est-Ouest.

- Le 19, c'est au tour de John Foster Dulles, nouveau secrétaire du


département d'État et ferme partisan de la théorie du "refoulement" du communisme 1382
de recevoir Trujillo.
Cette entrevue achève de consacrer le Benefactor comme un champion de la
guerre froide.

- Le 24, Trujillo se rend au siège des Nations unies en grande


pompe. Le lendemain, il apparaît photographié en première page du New York Times
qui fait ses titres sur l'événement :
«Trujillo éclipse Vychinski par l'apparat. Le Dominicain, entouré
de sa garde personnelle, l'emporte sur le Russe à l'ONU. Il fait un don de
50 000 dollars.»
En quelques jours, le Benefactor s'est affiché en compagnie de l'un des deux
principaux artisans de la guerre froide et a surclassé l'autre, selon la presse nord-
américaine. Outre le New York Times, le New York Herald Tribune, le Washington
Daily News et l'American Journal lui prodiguent leurs éloges. Jamais le dictateur
dominicain n'a été placé aussi haut. Le régime semble avoir trouvé la reconnaissance
qui lui faisait défaut, en grande partie grâce à sa campagne opiniâtre sur la question des
réfugiés.
Pour parfaire l'image humanitaire du dictateur, 50 000 dollars sont remis en
présence de la presse à Maurice Pate, directeur de l'UNICEF. Avec cette dernière

1382 Le fameux Roll back. En fait, l'objectif n'était pas de faire reculer Moscou et Pékin mais de relancer
une stratégie de la tension.
-670-
somme, Trujillo peut se flatter d'avoir tenu l'engagement pris en 1948 de verser un
quart de million de dollars au Fond pour l'enfance1383.

- Trois jours plus tard, à l'occasion de la Fête nationale


dominicaine du 27 février, Trujillo est reçu par la communauté juive de New York au
Lotos Club. James Rosenberg lui remet un diplôme en témoignage de gratitude. Le
Benefactor annonce alors :
«Il y a peu, sur les instances de son plus humble serviteur, moi-
même, la république Dominicaine a offert de recevoir, et elle désire le
faire, vingt à vingt-cinq mille personnes victimes de la cruelle
persécution communiste qui se sont enfuies des pays situés derrière le
Rideau de Fer1384.»
Le combat humanitaire en faveur des Juifs est pleinement devenu un des
principaux éléments de la campagne anticommuniste du régime.

- L'entrevue accordée par le président Dwight Eisenhower à


Trujillo, le 6 mars suivant, vient couronner ce parcours glorieux.

Du point de vue du régime dominicain, la campagne anticommuniste est un


extraordinaire levier pour mobiliser et étendre considérablement le réseau d'influence
constitué sur la question juive aux États-Unis. On aura d'ailleurs noté que, de 1940 à
1955, la DORSA accompagne constamment les efforts de la dictature. La continuité est
d'abord donnée par la volonté de renforcer les liens politiques et d'en nouer de
nouveaux. Les infléchissements idéologiques sont dictés par cette recherche vitale.
Neutre d'abord, volant au secours des victimes du nazisme ensuite, puis
soucieux d'humanité et, enfin, violemment anticommuniste, le régime dominicain ne
varie les images que pour mieux se faire une place au sein de l'empire.

1383 L'UNICEF (United Nations International Children's Emergency Fund) est la nouvelle appellation
du FISE à partir de 1950.
1384 Discurso improvisado el 27 de febrero de 1953 al recibir el homenaje que le fue rendido por la
colonia hebrea de Nueva York…, Trujillo. Discursos, mensajes y programas, Acies, p. 18.
-671-
• RÉALITÉS DE LA POLITIQUE D'IMMIGRATION

Comme nous l'avons vu, la campagne sur le thème de l'immigration est


essentiellement tournée vers l'extérieur, puisqu'il s'agit d'abord de légitimer la place de
la dictature au service de l'empire.
Mais, au-delà de la propagande et de la polémique internationales, quels sont les
actes concrets du régime dominicain ? Quels buts intérieurs poursuit-il ? Quels résultats
pratiques sont obtenus ?

Ces questions n'appellent pas une réponse unique car le discours de la dictature
recouvre, selon les moments, des réalités sensiblement différentes. Il faut donc établir le
bilan des différentes vagues d'immigration, tel qu'il apparaît en 1955, avant de porter un
jugement d'ensemble.

La première vague est celle des réfugiés républicains espagnols. Après avoir
franchi les Pyrénées à la fin de la guerre civile, quatre cent mille d'entre eux se trouvent
en territoire français dans des conditions souvent désastreuses. Ils sont nombreux à
chercher à se rendre dans les pays de langue espagnole d'Amérique, en particulier au
Mexique. D'autant que la Deuxième Guerre mondiale éclate en Europe. À la suite d'un
accord entre le Service d'émigration pour les républicains espagnols (SERE) 1385 et la
légation dominicaine à Paris, des départs sont organisés vers Ciudad Trujillo et Puerto
Plata. Les frais de transport sont à la charge du SERE1386. En outre, la représentation
diplomatique dominicaine en France, dirigée par Virgilio, le frère aîné de Trujillo,
perçoit cinquante dollars par immigrant. L'appât du gain est donc bien présent.
Plusieurs contingents arrivent donc en république Dominicaine à bord de
navires français qui font le va-et-vient pendant environ six mois, entre le début de
novembre 1939 et la mi-mai 1940. Les développements de la Deuxième Guerre
mondiale interrompent ensuite les départs vers l'Amérique. Le nombre total des
inmigrants est d'environ trois mille, comme le montre le tableau ci-dessous1387 :

1385 Servicio de emigración para republicanos españoles. Cet organisme était proche des communistes
1386 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo… qui vécut personnellement les faits, donne d'intéressantes
précisions, p. 382 à 385.
1387 Voir à ce sujet : GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 35 et 36, et VEGA, La
migración española de 1939…, p. 95 qui s'accordent sur les chiffres. Tableau d'après GARDINER, op. cit.,
p. 36 et R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 263.
-672-
ARRIVÉES DE RÉFUGIÉS
RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS
1939-1940

Dates Navires Nombre


7 novembre 1939 Flandre 288
9 novembre 1939 Saint Domingue 140
19 décembre 1939 De La Salle 770
11 janvier 1940 Cuba 547
24 février 1940 De La Salle 734
21 avril 1940 Cuba 77
16 mai 1940 De La Salle * 500
Total * 3056
* Estimations.

C'est peu, en fin de compte, si l'on compare ce chiffre avec les candidats au
départ pour l'Amérique : moins de 1% des réfugiés qui se trouvent en France gagnent le
territoire dominicain.

En outre, pour la plupart de ceux qui font le voyage, la république Dominicaine


n'apparaît rapidement que comme une étape avant le départ vers le Mexique ou le
Venezuela. En mai 1940, alors qu'arrivent les dernier contingents, cinq cents Espagnols
ont déjà quitté l'île; en 1941, ils ne sont plus que mille cinq cents en république
Dominicaine. Ce mouvement se poursuit pendant toute la guerre, si bien que la petite
colonie espagnole se réduit assez rapidement.

Cet exode continu traduit déjà les difficultés auxquelles se heurte la dictature au
cours de cette première tentative, et son incapacité à atteindre les objectifs
démographique, économique et politique qu'elle s'est fixée :

- En effet, le régime veut profiter de l'arrivée de cette population


européenne, de langue espagnole et de tradition catholique, pour continuer sa politique
de dominicanisation de la frontière1388. L'influence haïtienne et animiste devrait ainsi
reculer. La langue créole également.
Les autorités dirigent donc, dès leur débarquement, des centaines d'immigrants
vers les colonies agricoles de la région de Dajabón.

- Un deuxième but apparaît déjà : les Espagnols peuvent


également contribuer à mettre en valeur des terres improductives en y implantant une
1388 Voir Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière.

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agriculture plus moderne. Aux méthodes fondées sur la simple recherche de
l'autosubsistance, serait progressivement substitué un système tourné vers la production
de fruits et légumes commercialisables.
À cet effet, les dirigeants dominicains ont demandé à recevoir en priorité des
agriculteurs. Ils envoient les nouveaux arrivants vers les colonies agricoles de régions
éloignées, dans l'Est à Pedro Sánchez ou au cœur de la Cordillère centrale, près de
Constanza.

- Enfin, et cet aspect n'est peut-être pas le moindre, il semble


souhaitable d'éloigner rapidement des centres urbains les plus importants, ces militants
aguerris dans des combats politiques âpres.
Les mesures sont donc prises pour les disperser dans le pays afin de prévenir la
constitution de regroupements importants et de limiter les contacts avec la population
urbaine.

Le plan initial s'effondre rapidement :

- Il s'avère que la très grande majorité des réfugiés n'a aucune


expérience agricole réelle. La plupart sont artistes, professeurs, journalistes,
syndicalistes, médecins, etc. Ils ont fait de fausses déclarations afin de pouvoir émigrer
et les diplomates dominicains corrompus ont fermé les yeux.

- Incapables de survivre matériellement dans les colonies


agricoles et ne supportant pas l'isolement qu'on tente de leur imposer, ils se précipitent
vers les grandes villes et la capitale. Là, ils retrouvent une certaine vie intellectuelle et
peuvent tenter d'exercer les activités qui leurs sont familières.

- Enfin, il est clair qu'aucune solidarité durable ne peut s'établir


entre ceux qui fuient le régime de Franco et la dictature de Trujillo. D'autant plus que le
Benefactor a reconnu le gouvernement du Caudillo dès la chute de Madrid.

La fin de la Guerre mondiale précipite les départs :

- Il apparaît que Franco ne tombera pas dans l'immédiat et qu'il


faut donc se préparer à un exil qui peut encore durer quelques années, selon les
estimations les plus optimistes.

-674-
- Les situations intérieure et extérieure se tendent pour le régime
dominicain, comme nous l'avons vu1389. La dictature entend donc se débarrasser de ces
éléments qui constituent un dangereux ferment.

- Parallèlement la présence d'organisations de réfugiés puissantes


sur le continent, en particulier au Mexique, exerce un attrait indéniable. Le Conseil de
secours aux réfugiés espagnols (JARE)1390, précisément installé à Mexico, entreprend
d'ailleurs de favoriser le départ des Espagnols qui se trouvent encore en république
Dominicaine. En outre, le JARE comme le SERE, versent de moins en moins de
secours à ceux qui restent.

En conséquence, les départs s'accélèrent. Entre février 1944 et octobre1945 près


de mille deux cents réfugiés quittent le pays et se dirigent essentiellement vers le
Venezuela et le Mexique. À la fin de l'année 1945, il ne reste plus que quelques
dizaines de réfugiés espagnols en république Dominicaine1391.
En termes démographiques et économiques, l'opération se solde donc par un
échec complet.

Mais l'empreinte laissée par le passage des réfugiés est profonde. La vie
intellectuelle du pays a bénéficié d'un élan considérable.
Des écoles et des lycées de qualité ont été ouverts dans la plupart des villes du
pays que les fils des meilleures familles et des dignitaires du régime fréquentent
assidûment.
L'université a été transformée par l'arrivée de spécialistes de la littérature, des
langues étrangères, des sciences et du droit.
La presse s'améliore et se développe. Grâce aux journalistes et techniciens
espagnols, le régime fonde La Nación, un nouveau quotidien qui surclasse les autres
journaux de l'époque1392.

1389 Cf. 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre froide.


1390 Junta de auxilio a los refugiados españoles. Cette organisation se situait dans la mouvance
socialiste.
1391 Selon GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 88, qui donne ces chiffres, il reste 1 %
des Espagnols qui sont arrivés. Soit une trentaine en tout.
1392 Le premier exemplaire, qui compte plus de soixante pages, paraît le 19 février 1940.

-675-
La vie artistique a connu un essor remarquable. Les peintres et sculpteurs
exposent leur œuvres1393 et les musiciens donnent des concerts, suscitant des vocations
autour d'eux. Fleuron du régime, l'Orchestre symphonique national est créé1394.
La dictature trouve largement son compte dans cette ouverture du pays à la
modernité.

Mais les réfugiés sont un grave facteur de déstabilisation du régime. Dès leur
arrivée, ils se mettent en devoir de reconstituer leurs organisations. Très vite, des
bulletins et des journaux sont imprimés et circulent. Les idées anarchistes, socialistes et
communistes qui s'y expriment ne peuvent que déplaire à la dictature, même si les
réfugiés, conscients de leur position délicate, évitent soigneusement de se mêler de la
politique intérieure dominicaine dans leurs publications1395.
Leurs associations politiques et de solidarité sont les seules organisations du
pays indépendantes de l'appareil de la dictature.
Leurs idées influencent des Dominicains avec lesquels ils se lient 1396. Par leur
présence et leur combat contre Franco, ils ouvrent les esprits aux enjeux internationaux
et tendent à briser l'isolement politique imposé par Trujillo. Symboles de la lutte pour la
liberté et contre la dictature, ils ne peuvent que donner le mauvais exemple.

Au cours de son âge d'or, le régime garde un souvenir cuisant des réfugiés
espagnols. Évoquant l'expérience de l'immigration dans son message annuel de 1952,
Trujillo déclare :
«Nous les avons protégés avec nos lois sans distinction de foi
politique, et, à l'aide de nos ressources et de notre hospitalité, nous
avons réparé leurs vies brisées. Nombreux sont ceux qui ont payé par de
l'ingratitude les services reçus, mais la majorité a été fidèle au souvenir
du pays généreux qui a adouci leurs malheurs par le passé1397.»
1393 Citons notamment le sculpteur Manolo Pascual, directeur de l'École nationale des Beaux-Arts. Une
exposition de ses œuvres est inaugurée par Trujillo le 19 août 1944. R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 40.
1394 Le maître d'œuvre de cette création fut Enrique Casal Chapí, qui assumait la direction de l'ensemble
symphonique. Le brillant concert inaugural fut donné le 23 octobre 1941, veille de l'anniversaire du
Benefactor, en présence de Trujillo. Quelques mois plus tôt, le 25 juin de la même année, l'ouverture d'un
cours de composition musicale, enseignement dispensé par Casal Chapí, avait déjà donné lieu à une
cérémonie officielle. ID., ibid., t. I, p. 317 et 308.
1395 Les deux principaux journaux hebdomadaires sont Por la república, d'inspiration communiste et
Democracia, proche des socialistes. VEGA, La migración española de 1939…, p. 59 à 62 présente six
publications plus ou moins régulières qu'il estime contrôlées par les communistes. Democracia publie 71
numéros.
1396 CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 271 à 281, examine très attentivement l'influence
des communistes espagnols. Il est sans doute regrettable que, comme VEGA, La migración española de
1939…, il n'accorde aucun intérêt aux réfugiés socialistes, les plus nombreux, et anarchistes.
1397 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, reunido en la Benemérita ciudad de San Cristóbal,
el 27 de febrero de 1952… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t XI, p. 53.
-676-
Les parlementaires réunis comprennent sans aucun doute que les ingrats sont les
réfugiés espagnols, tandis que les immigrés donnés en exemple sont les Juifs de Sosúa,
sur lesquels il faut revenir.

Nous avons très largement évoqué cette deuxième vague migratoire, qui donne
surtout lieu à un formidable déchaînement de propagande. Aussi n'y reviendrons-nous
que brièvement pour examiner les réalisations matérielles.

Le fait vraiment nouveau est que, dès l'origine, il s'agit d'un projet de
colonisation élaboré par un organisme indépendant de la dictature, la DORSA.
L'objectif des responsables nord-américains n'est pas seulement de favoriser le
départ précipité de populations européennes vers le Nouveau Monde, mais de leur
permettre de constituer des groupes capables de mettre en valeur un territoire qui leur
sera cédé afin d'en tirer leur subsistance.

Le programme est entièrement conçu en fonction de cet objectif :

- La DORSA recherche en Europe des hommes ou des couples


jeunes, sans enfants, désireux de se lancer dans l'entreprise et capables de se livrer aux
rudes travaux qui seront nécessaires. Les agriculteurs sont préférés.

- L'association apporte des fonds considérables pour soutenir le


projet. Elle assure la construction des logements et pourvoit aux dépenses tant que les
colons ne sont pas parvenus à l'autosuffisance économique.

- Elle reste responsable et maître d'œuvre du programme du point


de vue matériel, dans le cadre politique dominicain. À ce titre, elle s'entoure d'experts,
finance des travaux, avance les sommes nécessaires pour les investissements.

De nombreuses garanties sont ainsi offertes à la dictature qui trouve dans le plan
proposé un moyen de mettre en valeur des régions attardées à moindres frais. En outre,
ses liens directs avec les dirigeants de la DORSA lui assurent la tranquillité politique.
On en voit une application lors l'implantation de la première colonie, à Sosúa, lieu très
isolé. Trujillo veut une première expérience en laboratoire et la DORSA ne peut
qu'acquiescer, on le sait.

-677-
Dans le discours qu'il prononce lors de la signature du contrat, au début de
l'année 1940, le Benefactor indique les buts de l'entreprise :
«En même temps qu'on réussit à réaliser les objectifs
d'intensification de la culture de nos terres, on obtient aussi,
indirectement, un changement favorable en bien (sic) de notre problème
ethnique, lorsque de tels courants d'immigration apportent sur notre sol
des éléments raciaux capables et souhaitables1398.»
Rarement le propos est aussi clairement raciste. Grotesque paradoxe si l'on
pense qu'au même moment en Europe, les Juifs sont précisément pourchassés au nom
d'un prétendu "problème ethnique".
Outre le blanchiment de la population, l'objectif est économique. Il s'agit
d'introduire de nouvelles techniques et de nouvelles méthodes agricoles.
Plus généralement, Trujillo attend de cette nouvelle vague d'immigration un
changement de mentalité qu'il résume dans ce même discours par la formule : «culture
et agriculture1399». La dictature rêve d'une nouvelle société dominicaine, composée
d'hommes efficaces et disciplinés. Sans doute le Chef pense-t-il réellement que ce
contingent n'est que l'avant-garde des cent mille émigrants annoncés.

Un rapide examen de l'évolution de la population de la colonie de Sosúa suffit à


mesurer la distance qui sépare l'objectif des résultats1400 :

1398 Discurso en que exterioriza los sentimientos del Gobierno y pueblo dominicanos […], pronunciado
en el Palacio Nacional el 30 de enero de 1940. ID., ibid., t. IV, p. 48.
1399 «Cultura y cultivo».
1400 D'après les chiffres recueillis par GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 124 et 137
ainsi que les statistiques fournies dans les messages annuels du dictateur.
-678-
POPULATION
DE LA COLONIE DE SOSÚA
1940-1961

Années Habitants
octobre 1940 * 170
juillet 1941 397
octobre 1942 564
décembre 1947 371
décembre 1948 * 300
décembre 1951 192
décembre 1952 181
décembre 1953 192
décembre 1954 203
décembre 1955 196
décembre 1956 187
décembre 1957 184
décembre 1958 174
décembre 1959 164
décembre 1960 156
juin 1961 155
* Estimations.
Comme on le voit, la population cesse de croître assez vite. Les
bouleversements en Europe et la guerre navale mettent prématurément fin à
l'émigration qui ne dépasse guère le contingent initial qui devait être d'environ cinq
cents personnes.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la population régresse rapidement avant
de stagner entre deux cents et cent quatre-vingt personnes pendant l'âge d'or de la
dictature. L'émigration juive se détourne de cette expérience isolée et sans avenir, et se
dirige vers les États-Unis et Israël, fondé en 1948. Les départs se multiplient. Ce n'est
que grâce à l'engagement de la DORSA et du régime que la colonie se maintient.
On ne s'étonnera donc pas si les années du déclin de la dictature sont à nouveau
celles d'une lente érosion.

On est donc loin du compte. D'autant plus que Sosúa qui devait être le premier
pas dans l'immense entreprise de colonisation reste l'unique colonie du programme.

Néanmoins, à son échelle, la colonie produit des résultats économiques


intéressants. Conseillés et soutenus, les colons défrichent, sèment et surtout se
spécialisent dans l'élevage de vaches laitières. Bientôt ils fabriquent du fromage, une

-679-
nouveauté dans le pays, qu'ils commercialisent. À cet effet, ils constituent des sociétés
coopératives modernes, comme la célèbre CILCA1401. Les méthodes de production et de
vente inspirent durablement le patronat dominicain.

Il faut maintenant mentionner un groupe de réfugiés dont le rôle est très


différent. Il s'agit essentiellement de Hongrois fuyant leur pays à la fin de la guerre, en
raison de leurs liens avec le régime de Horthy, ainsi que de Yougoslaves opposés à
Tito1402.
Sous la conduite d'Alexander Kovacs qui les recrute en Europe, ces techniciens
de l'armement montent en 1948 une usine secrète de production d'armes, la Fábrica de
armamentos de San Cristóbal, dans la “très méritante” ville natale du Benefactor.
Rapidement des mitraillettes sous licence italienne sont produites en série, au rythme de
mille par mois dès l'année suivante.
En 1950, la manufacture d'armes produit une mitraillette dominicaine
d'excellente qualité, baptisée San Cristóbal, à raison de 1500 exemplaires par mois
ainsi que des fusils de guerre.
Quatre-vingt-neuf immigrés y travaillent1403.

On mesure aisément l'importance toute particulière de cette immigration pour la


dictature. Elle lui permet d'accroître notablement sa marge d'autonomie dans un
domaine vital pour elle. Trujillo peut ainsi espérer jouer un rôle régional en armant
certains régimes contre leurs ennemis1404.

1401 Cooperativa industrial lechera capital por acciones.


1402 Dès le début de l'année 1947, le ministre plénipotentiaire français, De Maricourt, fait état des
préparatifs en ce sens et donne des indications chiffrées. On notera que les futurs immigrants sont
présentés comme des agriculteurs : «M. Constantin Furitch, ancien Ambassadeur et homme d'État
yougoslave est venu de Washington préparer avec le Président dominicain l'immigration agricole de
Serbes adversaires du Maréchal Tito et actuellement internés près de Naples. Il m'a dit que cette
immigration pourrait être de trois à cinq mille […] Un premier contingent de mille cinq cents pourrait
être embarqué cette année vers la république Dominicaine». Télégramme du 26 février 1947. ADMAE,
AM-44-52-RD n° 10, p. 41.
1403 De nombreux auteurs évoquent cette question, parfois de façon contradictoire.VEGA, Trujillo y las
Fuerzas Armadas norteamericanas, p. 345 à 350, fait le point de façon détaillée.
1404 Ces exportations sont, en définitive, limitées. Elles consistent surtout en une livraison de
mitraillettes au dictateur colombien Rojas Pinilla et un envoi de mitraillettes et bombes à Batista, peu
avant sa chute. ID., ibid., p. 349.
-680-
Nous ne reviendrons que pour mémoire sur l'arrivée des réfugiés politiques en
provenance de Shangaï, en novembre 1949. Le groupe de cent quatre-vingt-dix
personnes se compose presque exclusivement de Russes blancs qui fuient Mao Zédong.

Le fiasco est immédiat et absolu. Ils refusent tout travail dans les colonies
agricoles, les querelles sont constantes au point que certains sont déportés dans l'île
désertique de Saona, en bordure du canal de la Mona.

L'OIR doit rapidement et discrètement les évacuer vers d'autres destinations.

La dernière vague importante, que nous n'avons pas encore évoquée, commence
à arriver précisément quand la dictature est au pinacle, en 1955. Elle est profondément
différente, puisque, pour la première fois, les arrivants ne sont pas des réfugiés
politiques et que l'immigration est le résultat d'un accord entre États.

En effet, alors que les manifestations d'amitié avec l'Espagne se succèdent à


Ciudad Trujillo, la dictature annonce qu'elle a acquis un vapeur australien de huit mille
tonnes, le Canberra rebaptisé España, capable de transporter mille immigrants
espagnols en république Dominicaine à chaque voyage1405.
L'annonce est suivie d'un effet immédiat, puisque dès le 7 janvier 1955 un
premier contingent de 756 agriculteurs arrive d'Espagne, principalement de Valence et
de la Vieille Castille. Ils ont tous en poche un contrat individuel prévoyant même leur
rapatriement en cas d'échec de l'entreprise de colonisation. Le lendemain, le dictateur
parraine le baptême de deux enfants nés pendant la traversée qui, symboliquement,
reçoivent pour prénoms Rafael Leonidas et Héctor Bienvenido. On comprend que
l'affaire avait été préparée de longue main entre Franco et Trujillo, au cours du voyage
en Espagne du Benefactor pendant l'année 1954.

Les deux régimes pensent trouver leur compte dans cette collaboration
économique, prolongement d'un rapprochement politique spectaculairement mis en
scène. L'émigration espagnole vers l'Amérique latine a repris au rythme de plus de
50 000 départs par an et le Benefactor pense profiter de ses liens avec Madrid pour
orienter une partie importante de ce flot vers son pays. Le Caudillo trouverait ainsi un
nouveau débouché pour une main d'œuvre peu qualifiée et trop abondante, tandis que

1405 L'achat du navire España est annoncé le 15 décembre, trois jours après l'arrivée à Ciudad Trujillo
du Juan Sebastían Elcano, navire-école de la marine espagnole. Les fêtes en l'honneur des officiers
espagnols sont nombreuses.
-681-
l'économie dominicaine pourrait se développer rapidement. Trujillo envisage le
peuplement de zones délaissées et revient à son projet d'hispanisation du pays avec des
immigrants plus conformes à l'idéologie et aux besoins de la dictature que ne l'étaient
les républicains de 1939 et 1940.

Il s'agit de donner un élan à des cultures importantes pour la dictature; en


particulier celle du riz, indispensable à l'alimentation de la population en pleine
croissance. Dans cette perspective, lors de son voyage en Espagne, Trujillo avait
justement consacré plusieurs jours à visiter la région de Valence, importante zone
rizicole traditionnelle1406. En conséquence, les immigrés sont dirigés vers Baoba del
Piñal, sur la côte nord du pays, à une vingtaine de kilomètres de Cabrera où la dictature
a commencé à préparer leur installation.

On comprend vite que, cette fois, la dictature est décidée à développer un


programme de grande ampleur. Moins de deux mois après la première arrivée
d'immigrants, Trujillo annonce :
«Dans quatre ou cinq jours le transatlantique dominicain España
mettra le cap sur la Mère Patrie pour recueillir à Santa Cruz de
Tenerife, La Corogne et Valence mille immigrants, parmi lesquels se
trouvent deux-cents enseignants du secondaire qui nous aideront dans
notre vaste plan d'élimination de l'analphabétisme du pays1407.»
La devise «culture et agriculture», lancée en janvier, prend ainsi tout son sens.
On peut toutefois s'interroger sur l'intérêt pour des professeurs espagnols de s'expatrier
vers les régions les moins hospitalières de la république Dominicaine et sur leur
présence réelle sur le navire.

Les débarquements, souvent entourés d'une propagande tonitruante en faveur du


Benefactor, se succèdent au long de l'année 1955. Au point qu'à la fin du mois de
décembre, 3 612 immigrants sont théoriquement arrivés dans le pays 1408. De nouvelles
colonies sont ouvertes dans des régions très différentes : Guanito, à moins de dix
kilomètres de la frontière haïtienne, Vallejuelo, au cœur de la Sierra de Neiba, Azua et
Constanza.

1406 Les 4, 5 et 6 juillet 1954.


1407 Déclarations du 2 mars 1955. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 328.
1408 Le chiffre, donné par GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 184, qui se fonde sur
les statistiques officielles semble exagéré. Le détail des arrivées donne plutôt un résultat qui se situe entre
2 800 et 3 000 immigrants pour l'année 1955.
-682-
Pourtant, en 1956 les arrivées se ralentissent : 519 immigrants seulement
débarquent en république Dominicaine. Plus grave encore : un grand nombre de ceux
qui les avaient précédés repartent en Espagne. 1 369 rapatriements sont effectués, la
population totale des immigrés espagnols, en rapide régression, ne dépassant pas les
2 700 personnes, selon les calculs officiels1409.

De très graves difficultés se font jour. La nature est souvent extrêmement


hostile. Les maladies font des ravages dans les rangs des colons. Ceux-ci n'ont bien
souvent que de vagues notions d'agriculture et ont rempli de fausses déclarations dans
le seul but d'échapper à des conditions de vie misérables. La propagande n'évoque
même plus les professeurs espagnols qui devaient contribuer de façon décisive à
l'alphabétisation du pays.
En l'espace de quelques mois, l'exode prend des allures de déroute. Aucune
autre arrivée n'est enregistrée, les immigrants préférant se diriger vers d'autres pays
latino-américains. Bientôt le nombre des colons espagnols est inférieur au millier.
L'expérience se solde par un nouvel échec.

Pendant deux ans, la dictature a réussi à capter une petite fraction de


l'émigration espagnole vers l'Amérique latine, 3,7 %1410. Puis le flot s'est tari et la vague
s'est retirée.

L'échec de cette dernière grande vague annonce, par avance, la ruine des
tentatives, plus limitées, qui seront encore faites, pendant la période de déclin1411.

Le bilan matériel que la dictature à son zénith peut présenter pour sa politique
d'immigration est donc bien mince. Il n'est cependant pas complètement négligeable :

- Quelques zones limitées ont été mises en valeur et des méthodes


de culture et de gestion plus modernes ont été introduites dans le pays.

1409 D'après les chiffres relevés par ID., ibid., p. 189.


1410 En 1955 et 1956, 4 241 immigrants espagnols arrivent en république Dominicaine, sur un total de
114 795 pour l'ensemble de l'Amérique latine. Au cours des deux années suivantes, 104 385 nouveaux
immigrants espagnols débarquent en divers points de l'Amérique latine, aucun ne se rend en république
Dominicaine. En 1959 et 1960, on enregistre une très légère reprise : 225 immigrants sur un total de
65 568, soit moins de 0,35 %. Calculs effectués à partir des données fournies par ID, ibid., p. 189.
1411 Nous pensons en particulier à l'arrivée de 582 réfugiés hongrois en mai 1957, repartis presque aussi
vite qu'ils étaient arrivés, et, surtout, aux 1 300 immigrants japonais qui s'installent entre 1956 et 1959 et,
malgré leur résistance physique et morale, quittent presque tous le pays.
-683-
- La vie intellectuelle et artistique a été considérablement
stimulée, en particulier par le passage des républicains espagnols et, dans une moindre
mesure, par les réfugiés juifs de Sosúa.

- Il reste encore deux mille colons en permanence dans le pays.

On ne peut guère ajouter à ce constat.

Il faut faire une première observation : la dictature dominicaine n'est pas capable
de retenir les immigrants. À ceux qui travaillent de leurs mains, elle n'offre que de
misérables moyens de subsistance. Aux autres, elle impose un système étouffant.
Fondée sur l'appropriation par l'appareil de la plus grande partie des richesses produites,
elle ne laisse qu'un espace économique réduit aux exécutants. Complémentairement, ce
même appareil exerce un monopole de tous les instants sur la vie politique, sociale,
intellectuelle et artistique. Il n'y a pas place pour la création, la discussion et encore
moins pour l'affrontement des idées. Souvent très vite, les agriculteurs se découragent
et les intellectuels deviennent une menace.
L'attraction des grands pays du continent tout proche, en particulier le Mexique
et les États-Unis, est donc énorme.

Une deuxième constatation s'impose : la distorsion entre la puissance de la


campagne de propagande et la minceur de la réalité est frappante, ici plus qu'ailleurs.
Elle traduit un problème politique profond.
Certes, l'appareil s'insère dans une bataille qui est d'abord idéologique. Il
importe plus de se situer dans le camp de Washington que d'accueillir réellement des
réfugiés fuyant Franco ou Hitler dans un premier temps, puis les régimes communistes,
dans une seconde phase.
Mais la propagande appelle, tôt ou tard, des actes, sous peine d'être vidée de son
sens. Si la place politique prise par le régime correspondait à ses prétensions, les
bénéfices matériels seraient bien plus marqués. Il est d'ailleurs indéniable que, par-delà
ses proclamations fallacieuses, la dictature croit régulièrement que d'énormes
contingents d'immigrants vont affluer, lui permettant de transformer en profondeur la
situation économique du pays. De là sa capacité à relancer la campagne, en se jetant
tête baissée dans une nouvelle entreprise en dépit des échecs antérieurs.
Paradoxalement, le cynisme de la propagande dominicaine se nourrit d'une foi en
l'avenir proche de la naïveté. Supprimer l'un de ces deux aspects indissolublement liés,
c'est se condamner à ne pas comprendre une contradiction qui se trouve au cœur de la

-684-
dictature et éclaire singulièrement son âge d'or. On hésite alors entre une admiration
pour l'art du mensonge pratiqué par Trujillo ou un jugement sarcastique sur sa sénilité,
sans pouvoir justifier que tant de ruse donne aussi peu de résultats ou que le régime se
maintienne malgré toutes ses bévues.

Si on examine cette contradiction, on remarquera que les succès politiques


enregistrés par la dictature semblent l'enivrer, au point de l'amener à se fixer des
objectifs matériels démesurés.

Par exemple, en mars 1953, en clôture de son séjour triomphal aux États-Unis,
Trujillo déclare soudain «au président du Comité américain de l'immigration italienne
que la république Dominicaine est prête à accueillir cent mille immigrants italiens 1412».
Ces déclarations s'ajoutent dans la presse nord-américaines aux louanges répandues sur
le dictateur dominicain.

L'ouverture de l'année du Benefactor, en 1955, marque le paroxysme de la


propagande. Précisément le 16 janvier de cette année, fête du Benefactor de la Patrie1413,
Trujillo annonce :
«Un plan d'immigration visant à faire venir en république
Dominicaine deux millions (sic) d'agriculteurs allemands, italiens,
espagnols et japonais1414.»
L'objectif tient apparemment du délire puisque la population dominicaine
avoisine les 2,7 millions à l'époque.
Cependant, quelques semaines plus tard, le vice-président nord-américain
Nixon, en visite triomphale à Ciudad Trujillo, répond en écho :
«Le plan d'immigration du généralissime Trujillo est d'une haute
intelligence et ses effets doivent être grandement bénéfiques pour le
progrès dominicain1415.»
S'il y a folie, elle est partagée.

1412 Déclarations du 12 mars 1953. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 237.


1413 Rappelons que neuf jours plus tôt, le premier contingent d'agriculteurs espagnols est arrivé en
république Dominicaine.
1414 INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana, t. II, p. 405. Il faut relever un intéressant cas de censure : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 323, passe sous silence l'objectif fixé, se contentant d'annoncer
«un vaste plan». Pourtant les deux auteurs puisent strictement aux mêmes sources, au point de se
recopier bien souvent. Visiblement l'appareil hésite et tend à se diviser.
1415 Déclarations du 3 mars 1955. ID., ibid., t. II, p. 329.

-685-
L'enthousiasme de Nixon et de Trujillo est celui de deux combattants de la
guerre froide qui voient se dessiner la victoire. L'un et l'autre tablent sur des succès
illimités pour le camp occidental et plus précisément pour l'empire nord-américain.
Tout semble possible, y compris de fantastiques perspectives de développement
économique.

Mais la communion de pensée, recouvre des situations fort différentes. Le


Benefactor n'est pas un allié, il reste un vassal de second rang. Trujillo peut servir une
politique et essayer d'en tirer profit, il ne la dirige ni ne la modifie. Bref, tous les plans
de développement intérieur de la dictature reposent, par nécessité, sur une stratégie
impériale sur laquelle le régime dominicain n'a aucune prise.

Washington est capable de reconnaître publiquement les mérites du régime


dominicain à un certain moment, tel est le cas au cours de ces années fastes, elle ne peut
cependant accorder une place aux intérêts de la dictature au détriment des siens. La
puissance politique de l'empire tient justement dans cette hiérarchie.

Cette insécurité et cette instabilité permanentes dans lesquelles vit la dictature


expliquent largement l'échec répété des plans d'immigration. Conçus pour répondre à la
politique internationale du moment, ils s'effondrent au premier tournant de la situation,
car la dictature n'est pas porteuse d'un projet autonome.

Comme, hier, les responsables républicains espagnols ou les dirigeants de la


communauté juive, Franco, à nouveau admis dans la communauté internationale, n'a
bientôt plus besoin de Trujillo. Les trois cas sont très différents, convenons-en. Mais ils
attestent tous que le régime du Benefactor n'est jamais réellement perçu comme une
solution aux problèmes posés. Pour les uns et les autres, il reste un instrument passager.

-686-
2. DE NOUVEAUX LIENS

A LE RAPPROCHEMENT AVEC L'ESPAGNE

• UNE RECONNAISSANCE SANS RESTRICTION

Le voyage de Trujillo en Espagne et à Rome, en juin et juillet 1954, est présenté


comme une apothéose de la dictature dominicaine. Au-delà des effets de propagande, il
vise à confirmer les choix politiques et consolider la place du régime. Il convient donc
d'en examiner soigneusement la portée et le contenu.

On sait l'importance particulière que revêt pour la dictature la reconnaissance


internationale. Régime dépendant, et s'assumant comme tel, son existence repose sur
l'approbation du rôle qu'il joue. Comme un serviteur, il lui faut fournir des références
pour obtenir et garder sa place.

Or ces attestations lui sont comptées. En effet, outre l'Espagne et le Vatican,


trois pays seulement accueillent Trujillo pendant les trente-et-une années de l'Ère :
Haïti, les États-Unis et la France.

- Les voyages à Haïti ne sont jamais exempts de tensions. Il s'agit


toujours de négocier un compromis frontalier ou d'en imposer à Port-au-Prince. Les
bonnes manières masquent à peine les rapports de force.

- Les nombreuses visites aux États-Unis gardent presque toujours


un caractère semi-officieux, les autorités nord-américaines évitant constamment de trop
se compromettre. Le plus souvent, Trujillo est reçu sur des bases militaires, loin des
regards indiscrets, ou dans des clubs et institutions privés. Le président Roosevelt
consent à prendre le thé avec lui en 1939 puis lui concède un entretien en 1940, peu
après la signature de la Convention dominicano-nord-américaine 1416. Truman, en fin de
mandat, le reçoit pour une visite de courtoisie en 1953. Enfin, Eisenhower, lui accorde
1416 ? Le premier rendez-vous a lieu le 11 juillet 1939. La discussion porte sur des souvenirs du temps de
l'occupation nord-américaine. Aucun communiqué commun n'est rendu public à la suite de l'entretien.
La seconde visite, plus sérieuse, a lieu le 1er octobre 1940 en présence du ministre dominicain Pastoriza.
La Convention a été signée une semaine plus tôt, le 24 septembre.
-687-
une entrevue quelques semaines plus tard1417. Pas un seul président nord-américain ne se
rend en république Dominicaine entre 1930 à 1961. On reçoit le dictateur, mais on ne
s'affiche guère avec lui.

- Quant à la France, où Trujillo aimerait être reconnu plus


qu'ailleurs, elle se montre fort distante. Sa fille aînée, Flor de Oro, y a reçu son
éducation secondaire. La deuxième épouse du dictateur, Bienvenida Ricardo, puis la
troisième, María Martínez, y mettent au monde en 1939 Odette de la Altagracia et
Angelita Trujillo. Le dictateur y cultive avec le plus grand soin des amitiés considérées
comme précieuses, en particulier celles qui le lient au professeur de médecine Marion
et à Maurice Hanot, dit "d'Hartoy", présidents successifs de la Société des amis de la
république Dominicaine. Enfin, à la mort de Trujillo, son fils aîné, "Ramfis",
acheminera la dépouille de son père en France. Aujourd'hui, le Benefactor repose
toujours au Père-Lachaise.

Pourtant, ce dévouement tout particulier n'est guère payé de retour lorsque le


dictateur arrive sur le sol français. Certes, la France, essayant de concurrencer les États-
Unis et la Grande-Bretagne dans les Caraïbes, n'hésite pas à combler d'honneurs le
dictateur et ne lésine pas sur les décorations les plus prestigieuses. Mais tout cela se
passe en république Dominicaine, loin sous les tropiques, et non sur le territoire
national.
Il en va tout autrement lorsque Trujillo se rend en visite en France. En 1939, il
ne bénéficie d'aucune réception officielle à l'occasion de son arrivée au Havre, puis lors
de ses séjours à Paris, La Bourboule et Marseille. Pour son départ, on consent à lui
dépêcher à Biarritz le sous-préfet des Basses Pyrénées1418. En 1954, lorsqu'il arrive
d'Espagne, il est juste accueilli en gare d'Austerlitz par le chef du Protocole du
ministère des Affaires étrangères. N'étant pas considéré comme chef d'État, ni comme
représentant de la république Dominicaine, il ne bénéficie d'aucun hébergement officiel
et doit se loger dans un hôtel1419.

1417 Truman reçoit Trujillo le 2 janvier 1953. Eisenhower lui accorde une entrevue le 6 mars 1953.
1418 Il arrive en France le 7 août et en part le 30. Irrité de n'être officiellement reçu par aucune autorité,
au prétexte que le président en exercice est Jacinto B. Peynado, il se fait désigner ambassadeur
extraordinaire en mission spéciale auprès des gouvernements de France et de Grande-Bretagne par le
Congrès dominicain le 19 août. Le seul résultat tangible en est cet accueil par un sous-préfet. Voir à ce
sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 257 et 258.
1419 Rappelons que le président dominicain est à l'époque Héctor Trujillo. Le Benefactor s'était pourtant
fait désigner chef de la délégation dominicaine auprès des Nations unies afin d'être paré d'un titre officiel.
La République française feint de l'ignorer. Le contraste avec les honneurs dont il vient d'être l'objet en
Espagne est saisissant.
-688-
En somme, on fait sa cour au dictateur mais on ne l'invite pas à sa table. Dans sa
quête d'une honorabilité internationale, vitale pour son régime, Trujillo doit souvent se
contenter de ces attitudes ambiguës.

Dans ces conditions, les honneurs avec lesquels il est reçu lors de son long
séjour en Espagne en 1954, se veulent lourdement symboliques. Relevons les traits les
plus significatifs :

- Le 3 juin, jour de son arrivée, est déclaré férié pour tous les
enfants d'âge scolaire afin qu'ils puissent se joindre aux manifestations. Radio Nacional
de España commence à diffuser une émission quotidienne d'une demi-heure qui rendra
compte des différentes cérémonies en l'honneur du dictateur pendant toute la durée de
son séjour. Trujillo est accueilli en grande pompe à Vigo par Martín Artajo, ministre
des Affaires étrangères de Franco.

- Le 4 juin, à Madrid, tout ce qui compte dans la dictature


franquiste l'attend à la gare. Franco est là, entouré des représentants du conseil du
royaume, des Cortes, des syndicats verticaux, du clergé et de l'armée. La garde maure
escorte les deux dictateurs qui se décorent mutuellement de la grand-croix avec plaque
d'or de l'ordre de Trujillo et du grand collier de l'ordre d'Isabelle la catholique. Le
dictateur dominicain est hébergé au palais de la Moncloa.

- En compagnie du Caudillo, le Benefactor assiste à des


manœuvres militaires. Les deux dictateurs prient ensemble devant le maître autel de
l'Escurial et visitent le Valle de los Caídos, monument et mausolée emblématique du
régime espagnol. Ils visitent l'Alcázar de Tolède, haut-lieu du franquisme.

- Tout au long de son séjour, Trujillo est reçu avec faste. On offre
des fêtes en son honneur, les autorités civiles, militaires et religieuses sont mobilisées
pour l'accueillir et les sites historiques les plus prestigieux sont le cadre des cérémonies
et festivités.

- Fait remarquable, la réception au Vatican apparaît comme une


étape de ce voyage triomphal, entre un séjour à Barcelone et un périple en Andalousie.
Le voyage d'Espagne en Italie s'accomplit, à l'aller, le 14 juin, comme au retour, le 16, à
bord du croiseur de la marine espagnole Miguel de Cervantes et non sur le yacht de

-689-
Trujillo, la corvette Presidente Trujillo, pourtant dans les eaux espagnoles. Le 15 juin,
le dictateur dominicain signe un Concordat avec le Vatican et est décoré de la grand-
croix de l'ordre de Pie IX. Le pape Pie XII lui accorde une audience privée et exalte les
vertus catholiques du peuple dominicain.

- La petite-fille de Trujillo, fille de "Ramfis", María Aída


Trujillo, est baptisée au palais de El Pardo. Franco et son épouse sont parrain et
marraine. Le 18 juillet, jour de la Fête nationale franquiste, le Caudillo décore l'épouse
du Benefactor de l'ordre d'Isabelle la catholique.

- Le dictateur dominicain quitte l'Espagne le 25 juillet, sept


semaines après son arrivée. Tout au long du séjour, il a été accueilli avec des honneurs
dont aucun chef d'État n'a jusque là bénéficié dans l'Espagne de Franco. Presque deux
mois durant, la presse, les actualités cinématographiques et la radio espagnoles ont
tressé un panégyrique exalté des deux dictateurs.
Le voyage en Espagne est bien une apothéose.

Quel est le contenu politique et idéologique de ces manifestations


exceptionnelles ?

Nous distinguerons trois aspects complémentaires : la rencontre de Trujillo et


Franco scelle publiquement la fraternité politique des deux dictatures, elle marque leur
volonté de se voir réhabilitées dans le cadre de la guerre froide et elle consacre, au plan
idéologique, l'identité hispanique de la république Dominicaine.

-690-
• UNE FRATERNITÉ POLITIQUE

On pourrait établir de nombreux parallèles entre les deux régimes, à commencer


par l'état de l'opinion publique. Les jours des dictatures espagnole et dominicaine
paraissaient alors comptés et les exilés des deux pays s'apprêtaient à rentrer dans leur
patrie. Les opposants à Trujillo ne manquaient pas d'associer dans le même opprobre le
Caudillo et le Benefactor. Ils tiraient d'ailleurs argument des traits communs pour
exiger de Washington une condamnation égale de Perón, Franco et Trujillo. Ainsi
lorsque Bonilla Atiles, fuyant Trujillo, arrive aux États-Unis en juin 1946, il interpelle
immédiatement le département d'État. Selon le rapport établi par les diplomates nord-
américains :
«M. Bonilla Atiles poursuivit en disant que notre Gouvernement
avait exprimé sa désapprobation à l'égard des régimes d'Argentine et de
Franco et qu'il était difficile de comprendre pourquoi il n'exprimait pas
une même désapprobation à l'endroit de Trujillo, qui, déclara-t-il, est
pire que Franco et Perón1420.»

Il nous semble important de noter que cette similitude qui frappe les
contemporains ne s'impose que graduellement aux intéressés. Le rapprochement n'est
pas, d'abord, le fruit de convergences idéologiques mais d'une situation politique
semblable. Trujillo, Franco et Perón se rencontrent face à une menace commune :
l'orientation hostile conduite par Washington.

Les premiers indices de rapprochement entre Ciudad Trujillo et Madrid


apparaissent justement dans un long rapport consacré au régime dominicain par le
bureau de Coordination des renseignements et de Liaison du département d'État. Les
auteurs notent qu'«à l'époque de la politique rigide suivie par l'ambassadeur Briggs»,
c'est-à-dire au second semestre de 1944 :
«Le dictateur fit aussi quelques pas en direction du
Gouvernement de Franco en Espagne, avec lequel il ne s'était jamais
montré très cordial et décida pour la première fois, de nommer un
ambassadeur au Vatican1421.»
1420 Compte rendu de conversation au département d'État entre Bonilla Atiles et Barber et Hauch, daté
du 18 juin 1946. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 305.
1421 La période visée est donc le second semestre 1944, lorsque Briggs est en poste à Ciudad Trujillo.
Soulignons un fait significatif : en 1946 le bureau de Coordination des renseignements et de Liaison
élabore seulement deux rapports monographiques, à la demande du département d'État : l'un est consacré
-691-
Comme le notent les services de renseignements, les relations avec Franco
étaient plutôt distantes jusque là. Avant le soulèvement franquiste de 1936, Trujillo
n'avait pas hésité à établir des liens avec le gouvernement républicain. Dés la chute de
la monarchie, il avait reconnu la République et fait parvenir un message au président
Alcalá Zamora lors de son investiture 1422. En mars 1933 il avait d'ailleurs invité Alcalá
Zamora à se rendre en visite officielle en république Dominicaine à l'occasion d'un
voyage projeté au Mexique1423. Le président espagnol n'avait pu se rendre à l'invitation,
mais il avait décerné à Trujillo la grand-croix de l'ordre de la République espagnole,
décoration qui lui avait été solennellement remise en septembre 1935 par le
représentant diplomatique de Madrid à Ciudad Trujillo 1424. Pendant la guerre civile, la
république Dominicaine avait observé une prudente neutralité. Ainsi, peu après le début
du conflit, en août 1936, Trujillo émettait :
«…un vœu ému pour que cessent les luttes armées, horribles
d'ailleurs, qui saignent le cœur de l'Espagne, mère commune de vingt
pays qui s'adressent à Dieu dans la même langue pour lui demander de
défendre la terre de leurs ancêtres des rudes coups que lui inflige le
malheur1425.»
On est loin des discours exaltés de ceux qui assimilaient le combat de Franco à
une nécessaire et glorieuse croisade. Ajoutons que le Benefactor avait offert l'asile en
terre dominicaine à des républicains espagnols en 1939, nous l'avons vu, tout en
reconnaissant presque immédiatement le régime de Franco1426. Il est donc tout à fait
remarquable que les relations assez froides avec la dictature espagnole tendent à se
réchauffer au moment où la pression nord-américaine sur le régime dominicain
s'accentue. Pour sortir de son isolement, Trujillo cherche naturellement à s'appuyer sur
ceux qui, comme lui, sont en délicatesse avec Washington.

Au début, les manœuvres d'approche restent assez prudentes. Arrivé en


république Dominicaine à la fin du mois d'août 1945, le représentant diplomatique
espagnol, Pedro Schwartz Díaz Flores, est discrètement prié de reporter la présentation

à la république Dominicaine, l'autre à l'Argentine. Rapport daté du 31 décembre 1946. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 118.
1422 Mensaje al Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1932, al dar cuenta de la labor realizada por el
Poder Ejecutivo durante el año 1931. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 171.
1423 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 103, fait état des remerciements que Niceto Alcalá
Zamora adresse par l'intermédiaire du ministre plénipotentiaire dominicain le 16 mars 1933.
1424 La décoration lui est décernée le 21 juin 1935. La remise a lieu le 7 septembre de la même année à
Ciudad Trujillo. Voir à ce sujet : ID., ibid., t. I, p. 147 et 150.
1425 Al iniciar el brindis de estilo en el palacio de Gobierno, el 16 de agosto de 1936, con motivo del 73°
aniversario de la Restauración nacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 326.
1426 Nous avons examiné cette question supra : 1947-1955. L'immigration. Madrid tombe le 28 mars
1939 et la dictature reconnaît le gouvernement de Franco dès le 1er avril suivant.
-692-
de ses lettres de créance en raison de l'impopularité de Franco 1427. Le mouvement
s'accélère en 1946, après la victoire électorale de Perón, cinglant revers pour le
département d'État1428. Trujillo s'enhardit et, dans des déclarations à la presse nord-
américaine convoquée à cet effet, manifeste ses sympathies pour le président argentin,
puis poursuit en évoquant la question espagnole en ces termes :
«Quelles que soient les solutions qui seront données à ce qu'on
appelle le problème de l'Espagne, je pense que l'on doit en laisser le
choix aux Espagnols eux-mêmes, en essayant d'éviter que ne
recommence sur la vieille et glorieuse terre de nos ancêtres la lutte
fratricide qui, avec son cortège de dévastations, de haines, de ruines et
de rancunes, a déchiré le cœur de tous ceux qui, comme nous, aiment et
admirent l'hispanité1429.»
Cette prise de position, en apparence modérée, s'inscrit en fait en franche
opposition à la politique poursuivie par Washington. Le secrétaire d'État Byrnes, et
avec lui la Maison-Blanche, considèrent que le régime de Franco est le frère cadet de
ceux de Hitler et Mussolini1430. La tâche entreprise au cours de la Deuxième Guerre
mondiale ne sera donc achevée que lorsque cette dictature tombera à son tour. En se
prononçant pour la non-intervention, Trujillo demande qu'on laisse Franco gouverner
l'Espagne comme il l'entend. Pour justifier le refus de toute mesure hostile à la dictature
ibérique, il invoque la nécessité de préserver la paix et la stabilité. Rappelons que le
régime de Ciudad Trujillo invoque précisément cet argument pour se défendre contre
les menaces qui l'assaillent à l'époque. Les deux dictatures sont ainsi présentées comme
des facteurs d'ordre.

Trujillo ne tarde pas à donner un contenu concret à sa prise de position.


L'occasion lui en est fournie lors de la Deuxième Assemblée générale de l'ONU, à
Flushing Meadows. Le Benefactor s'en explique lui-même devant le Congrés
dominicain:
1427 Ce n'est que l'année suivante, le 12 octobre, que Trujillo, sur invitation de ce même ambassadeur,
assiste à la "fête de la Race", commune aux pays de langue espagnole, à la Maison d'Espagne de Ciudad
Trujillo. Voir sur cette question : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 81 et le rapport de
renseignements n° R-180-45 de l'attaché militaire nord-américain à Ciudad Trujillo, Thomas D. Burns.
Le document est daté du 21 novembre 1945. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 270.
1428 Nous ne revenons pas sur le détail du rapprochement Trujillo-Perón, que nous avons traité au
chapitre 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre froide. Nous voulons souligner ici la
concomitance de cette évolution et du réchauffement des relations Trujillo-Franco.
1429 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946, acerca de los
problemas fundamentales de la República y de otros asuntos de interés panamericano y de otra
importancia. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 277.
1430 Le 2 août 1945, la Conférence de Potsdam publie une déclaration très hostile à Franco. La Grande-
Bretagne, l'URSS et les États-Unis indiquent qu'ils s'opposeront à l'accueil de l'Espagne parmi les
Nations unies.
-693-
«Quand fut soumis à la considération de l'Assemblée, à la date du
12 décembre 1946, le projet de résolution, visant à déterminer les
relations avec l'Espagne, qui comportait des recommandations
impliquant une ingérence dans les affaires qui relèvent de la compétence
absolue du peuple espagnol, notre vote fut contraire1431.»
Cette inadmissible «ingérence», qui motive l'opposition de la délégation
dominicaine, est contenue dans une résolution, présentée et soutenue par les États-Unis,
qui préconise le retrait des diplomates en poste à Madrid et l'exclusion de l'Espagne des
organismes internationaux. On mesurera la portée du geste dominicain si on songe que
six pays seulement votent contre cette résolution et que l'adoption du texte entraînera la
fermeture de presque toutes les représentations diplomatiques en Espagne 1432.
Profondément isolé, menacé d'asphyxie, le régime de Franco s'est trouvé un défenseur,
contre vents et marées.

Le Caudillo manifeste sa gratitude trois mois plus tard, en décernant à Trujillo


la grand-croix de l'ordre de Charles III, l'une des plus prestigieuses décorations de la
monarchie espagnole. Elle lui est remise en août de la même année par le général de
division qui conduit la délégation espagnole lors des cérémonies qui marquent le début
du nouveau mandat présidentiel de Trujillo 1433. Huit jours plus tôt, dans le cadre des
mêmes festivités, l'envoyé de Perón a également remis la plus haute décoration
argentine au Benefactor.1434.
Ainsi se tissent les liens qui rapprochent Franco, Perón et Trujillo, face à une
conjoncture difficile marquée par l'hostilité du département d'État nord-américain. Ces
relations privilégiées sont donc l'expression d'une solidarité des exclus. Les trois
régimes s'épaulent mutuellement contre des adversaires puissants1435.

Avec le début de la guerre froide et l'éloignement des menaces qui planaient sur
lui, le régime dominicain épouse sans réserve les intérêts de l'Espagne franquiste. Le
département d'État nord-américain note à ce sujet en novembre 1947 :

1431 Mensaje al Congreso Nacional, el 24 de febrero de 1947, acompañado de las Memorias de los
Secretarios de Estado, relativas a la labor realizada por el Poder Ejecutivo durante el año 1946.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 56.
1432 À l'exception du Portugal, de la Suisse et du Saint-Siège. Il faut ajouter que la France avait fermé sa
frontière le 1er mars 1946.
1433 La décoration, décernée le 20 mars 1947, est remise à Trujillo le 26 août de la même année. On
pourra se référer à : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 89 et 104.
1434 Voir à ce sujet 1945-1947. La menace régionale.
1435 Notons que l'Argentine conclut un accord commercial avec Madrid le 30 octobre 1946, puis accorde
des crédits à l'Espagne pour l'achat de céréales grâce au protocole Franco-Perón du 19 avril 1948. Franco
et Trujillo admiraient tous deux Perón qui trouva refuge en république Dominicaine en janvier 1958,
avant de s'exiler en Espagne.
-694-
«Les républicains espagnols qui restent en république
Dominicaine, environ cent, sont contraints de quitter le pays, sous un
prétexte ou un autre et le Général Fiallo a indiqué que n'importe quel
ennemi du Général Franco, même s'il n'est pas communiste, est
nécessairement un ennemi de Trujillo1436.»
Le choix du régime est définitivement fait.

L'appui de Trujillo à Franco ne se démentira pas au cours des années suivantes


sous les formes les plus diverses. Par exemple, en octobre 1948, à l'occasion de la
célébration du VIIème centenaire de la reconquête de Séville, la république
Dominicaine envoie une mission navale en Espagne à bord de la frégate Juan Pablo
Duarte.1437 Au-delà de gestes symboliques comme celui-ci, le dictateur dominicain,
profitant de l'amélioration de sa situation politique, poursuit avec tenacité son offensive
diplomatique en faveur du Caudillo. Ainsi, après la promulgation par le dictateur
espagnol d'une loi instaurant la possibilité d'un référendum national, le Benefactor
devait déclarer en 1948 que ces faits :
«…permettaient de présumer que le Gouvernement espagnol
évoluait vers des procédés démocratiques par la voie de la Consultation
populaire1438.»
On sait que l'absence d'élections libres était justement l'un des principaux griefs
adressés au régime espagnol par l'ONU. Comme membre de cette organisation depuis
sa fondation, la république Dominicaine devient l'avocat attitré de l'Espagne. Elle
accompagne le retour en grâce progressif du régime de Franco.

En octobre 1950, après plusieurs batailles diplomatiques, l'ONU lève sa


consigne de retrait des représentants diplomatiques à Madrid. Trujillo peut alors se
prévaloir de son engagement constant au cours des années passées 1439. Il le fait en ces
termes :
«Nous nous érigeâmes en mandataires auprés du Bureau de
l'Assemblée pour que le cas de l'Espagne fût mit à l'ordre du jour des
sessions. Ce point fut accepté, ce qui permit au haut organe international
1436Le général de corps d'armée Fiallo, qualifié de «chef de la Gestapo locale» dans le même document,
dirigeait la police politique. Mémorandum secret du 19 novembre 1947 signé Hauch. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 877.
1437 Du 4 au 12 octobre 1948.
1438 Compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1948. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. VII, p. 359.
1439 En 1946, six pays seulement s'étaient opposés à la mise à l'écart de l'Espagne de Franco; l'année
suivante, ils étaient seize et atteignaient le chiffre de vingt-six en 1949. Le 4 octobre 1950, la levée de la
sanction diplomatique était adoptée par 38 voix pour et 12 abstentions.
-695-
de mener à bien un réexamen du problème de ses relations avec la nation
espagnole fondé sur des règles plus équitables et impartiales.
Ce réexamen prenait un caractère d'urgence eu égard à
l'impérieux devoir d'unifier les volontés dans le cours de l'actuelle grave
crise internationale1440.»
Trujillo omet d'évoquer le rôle majeur joué par les premières manifestations du
revirement de la Maison-Blanche à l'égard de l'Espagne 1441, afin de s'attribuer tous les
mérites. Il n'en est pas moins exact que la dictature dominicaine, membre de l'ONU dès
l'origine en raison de sa prompte déclaration de guerre à l'Axe, a été un précieux allié
de l'intérieur pour le régime de Franco. Ce faisant, elle combattait pour sa propre survie,
consciente que la chute de Franco, aurait sans doute préfiguré la sienne.

La rencontre triomphale des deux dictateurs en 1954 est donc d'abord


l'exaltation d'une fraternité entre régimes promis à la disparition quelques années plus
tôt. Au fil de leurs combats pour survivre, les dirigeants dominicain et espagnol se sont
convaincus de l'identité de leur place et de leur sort. Formés dans la carrière militaire,
ils se sont tous deux emparés du pouvoir grâce à l'armée dont ils étaient des chefs. Leur
titre pour gouverner sans partage, reste en 1954 leur grade commun de généralissimes.
S'élevant au-dessus des factions sur lesquelles ils s'étaient appuyés, ils ont écrasé toute
opposition à l'intérieur, mais se sont montrés prudents et retors avec les grandes
puissances. Ils se sont accommodés des circonstances internationales qu'ils ne
maîtrisaient pas, pour mieux défendre avec acharnement leur pouvoir sans partage sur
leur territoire propre. Conscients de leur faiblesse et de leur subordination, ils ont su en
jouer pour éviter la chute et revenir en grâce. Proscrits naguère de la scène politique,
Trujillo et Franco, comme s'ils se regardaient dans un miroir, se reconnaissent leur
mutuelle légitimité. Chacun est pour l'autre, un gage de pérennité.
Le Caudillo et le Benefactor se prodiguent les marques de reconnaissance
publiques que les grands de ce monde leur refusent encore et célèbrent l'horizon qui
s'éclaircit.

1440 Compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1951. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. I0, p. 119.
1441 Les États-Unis avaient significativement accordé un prêt économique de soixante-deux millions de
dollars et demi à l'Espagne, pourtant écartée du plan Marshall à l'origine.
-696-
• DES AMBITIONS AFFICHÉES

Le voyage triomphal de Trujillo en Espagne n'est donc pas seulement une


glorification du passé. À travers le rappel des vicissitudes affrontées, les cérémonies et
la propagande visent à confirmer que les deux dictateurs ont définitivement gagné sur la
scène internationale une place longtemps revendiquée.

Peu avant son départ pour l'Espagne, le dictateur dominicain fait donner le nom
de Franco à une rue de la capitale et exalte les qualités du généralissime espagnol en
ces termes :
«… le Généralissime Franco, Chef de l'État Espagnol, qui, avec
un zéle digne de louange, a fait de son illustre patrie un authentique
bastion anti-communiste, et qui, en outre, a reconstruit sa patrie, lui
apportant les bienfaits d'innombrables transformations dans tous les
domaines de la vie, plus particulièrement dans le secteur économique
grâce à une intense et ample action de développement agricole et
industriel1442.»
Traçant son propre portrait à travers cette description dithyrambique du
Caudillo, le dictateur dominicain met au premier plan le rôle politique international du
dirigeant espagnol dans le cadre de la guerre froide. Franco est d'abord un infatigable
soldat de l'anti-communisme, totalement dévoué à la cause occidentale. Comme tel, il
est paré des vertus qu'on attend d'un homme de progrès, en particulier dans le domaine
économique. Trujillo présente au “Monde libre” et à Washington l'image de leur héros
idéal.

Il encourage, accompagne et explicite ainsi le retour en grâce du régime


espagnol. En effet, dès 1951, l'Espagne a été invitée à être membre de l'UNESCO. Mais
il faut surtout retenir l'événement décisif qui s'est produit quelques mois avant le
voyage : en septembre 1953 les États-Unis et l'Espagne ont signé un pacte militaire
autorisant Washington à établir des bases pour ses troupes en Espagne. Un accord
d'assistance économique a accompagné le pacte1443.

1442 Mensaje dirigido al Consejo Administrativo de Santo Domingo, el 7 de abril de 1954, sugiriendo
que se designe una de las calles de Ciudad Trujillo con el nombre del caudillo español Francisco
Franco. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 61.
1443 Le pacte est signé le 26 septembre 1953. La décision d'admettre l'Espagne au sein de l'UNESCO,
prise le 27 janvier 1951, est ratifiée l'année suivante.
-697-
La visite de Trujillo s'éclaire d'un jour nouveau : il s'agit de manifester à la face
du monde ce que signifie la fin de la proscription qui frappait le régime dominicain,
puis le régime espagnol. Trujillo et Franco, se prévalant des liens militaires,
économiques et politiques qu'ils ont renoués avec les grandes puissances de l'Ouest,
essentiellement les États-Unis, entendent ne plus être présentés comme des parents
pauvres qui gênent et que l'on cache. Mieux, ils prétendent être reconnus comme aux
avant-postes dans la défense d'un Occident menacé par l'hydre communiste. Les deux
dictateurs, en organisant leur apothéose commune, veulent que soient tirées toutes les
conséquences de leur retour au sein de la famille. Le jour de son retour en république
Dominicaine, avant même de descendre du yacht de Benítez Rexach, Trujillo tirera le
bilan de son voyage en Espagne en traçant les perspectives suivantes pour la presse :
«Les peuples nord-américain et espagnol pourront être toujours
unis pour la défense du monde libre en toute circonstance. Le Général
Eisenhower et le Généralissime Franco pourraient solidement fonder
cette union1444.»
Refusant de revenir par la porte de service, les deux régimes veulent jouer un
rôle actif et public dans la définition des nouveaux rapports de force internationaux. Ils
contribuent ainsi à donner son visage à la guerre froide.

Pour forger l'avenir, il faut récrire le passé. Aussi, la dictature dominicaine qui,
comme nous l'avons vu, s'était cantonnée dans une prudente réserve lors de la guerre
civile espagnole, s'invente des actions héroïques. Le fameux accueil d'orphelins et de
sans-abris à la légation dominicaine, pendant les bombardements de Madrid, également
pratiqué par la plupart des représentations diplomatiques latino-américaines, devient
une véritable geste au service de l'Occident. En revanche, l'asile offert aux républicains
espagnols en terre dominicaine au lendemain de leur défaite est passé sous silence.
La guerre civile elle-même est décrite dans des termes nouveaux. Il n'est plus
question de déplorer le destin tragique de l'Espagne en se refusant à désigner un
coupable, comme en 1936, ni même d'évoquer la «lutte fratricide» qui opposait des
adversaires entre lesquels on ne pouvait choisir, comme en 1946 (voir ci-dessus).
Lorsque le 18 juillet 1951, à l'occasion du quinzième anniversaire du soulèvement de
Franco contre la République, l'ambassadeur espagnol lui remet à nouveau les insignes

1444 L'avenir confirmera le pronostic de Trujillo : Eisenhower finira par se rendre en Espagne où il
donnera l'accolade à Franco en décembre 1959. Ces déclarations sont datées du 14 août 1954. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 286.
-698-
de la grand-croix de Charles III1445, Trujillo prononce un discours dépourvu de toute
ambiguïté :
«Je célèbre, comme Votre Excellence, la haute portée de
l'événement du 18 juillet 1936 […] L'Espagne ne pouvait pas tolérer que
des influences communistes étrangères minent les fondements de son
architecture spirituelle, pour l'abattre et la soumettre aux desseins du
marxisme qui livre son combat idéologique en ayant recours à
l'agression armée grâce à laquelle il se propose de dominer le
monde1446.»
La dernière partie de la tirade grandiloquente, au présent de l'indicatif, fait
clairement allusion à la guerre de Corée, qui a éclaté un an plus tôt 1447. Les auditeurs ou
lecteurs de l'époque, reconnaissaient dans ce jargon la terminologie et les images
employées par la propagande de Washington et de ses alliés pour justifier l'engagement
d'une bataille présentée comme le suprême combat pour sauver le monde des noirs
desseins du communisme.
En reliant le passé au présent et l'Espagne de 1936 au monde de 1951, Trujillo
fait de Franco le prédécesseur de Truman. Bien sûr, par ricochet, il parle de lui-même
en louant le dictateur espagnol. Les rapports idéologiques se trouvent ainsi inversés, par
la vertu de la propagande, puisque le serviteur s'érige en maître à penser. Si la guerre
froide a commencé dès 1936, Franco doit être considéré comme l'initiateur d'un combat
dans lequel la Maison-Blanche s'engage à son tour. Ce n'est pas un hasard si, dans le
même discours, Trujillo rappelle la loi interdisant toute activité anti-communiste qu'il
avait lui-même prise en juin 1947. Fort à propos, la propagande du régime exhume la
loi de novembre 1936 qui s'opposait déjà à la propagation des idées communistes et
anarchistes et à la constitution d'organisations inspirées par ces doctrines.
Opportunément, les journalistes et orateurs stipendiés oublient de mentionner les
anarchistes -ce ne sont plus les ennemis de l'heure- et surtout ne soufflent mot de
l'abrogation de cette loi un an plus tard1448.

L'évocation de l'histoire récente fournit à Trujillo une autre occasion, plus


directe celle-là, de se poser en précurseur. Dès que s'amorce nettement le
rapprochement de Washington et de Madrid, il revient sur les dernières années. En

1445 Nous avons évoqué plus haut la remise de cette décoration en août 1947. Une nouvelle cérémonie a
lieu en 1951. Le prétexte invoqué est la remise par l'ambassadeur Aznar de l'insigne miniature de l'ordre.
La propagande ne mentionne pas le fait que le Benefactor a déjà reçu cette décoration quatre ans plus tôt.
Cf. ID., ibid., t. II, p. 191.
1446 Discurso al recibir la Gran Cruz de la Orden de Carlos III, homenaje de la colonia española.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I0, p. 207.
1447 Le 25 juin 1950.
1448 En décembre 1937. Voir notre tableau chronologique en annexe pour tous ces faits.

-699-
février 1951, examinant devant le Congrès la portée de la levée des sanctions
diplomatiques décidée quatre mois plus tôt par l'ONU, il déclare :
«L'Espagne ne peut être absente d'Amérique si celle-ci est le
bastion de la résistance anti-communiste. L'isolement et le blocus dont a
été l'objet l'Espagne pendant les dernières quatre années ne s'expliquent
que comme une manœuvre circonstancielle et calculée de la politique
obstructionniste de la Russie1449.»
Si Moscou est ici nommément désignée, c'est en réalité la politique passée de
Washington qui est mise en cause. Car c'est bien la Maison-Blanche qui a conduit la
politique d'ostracisme à l'égard de l'Espagne de Franco. À mots couverts, Trujillo
rappelle que pendant des années il s'est heurté à la stratégie nord-américaine. Il
triomphe aujourd'hui et souligne qu'on se rallie enfin aux thèses qui lui valaient
l'hostilité du département d'État. Le dictateur feint de dénoncer les manipulations du
Kremlin, mais il accuse en fait les États-Unis de s'être laissé manœuvrer et d'avoir
adopté une ligne contraire aux intérêts de l'Amérique. L'idée sous-jacente est que
Braden et Briggs étaient des agents infiltrés par le communisme.
Les deux dictateurs, défiant ceux qui les considéraient naguère comme
infréquentables se posent publiquement en donneurs de leçons. Dans ces conditions, la
rencontre entre les deux hérauts de l'anti-communisme, et le faste qui entoure les
cérémonies, prennent l'allure d'une véritable demande de réhabilitation des deux
régimes.

1449 Mensaje depositado ante le Congreso Nacional el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I0, p. 83.
-700-
• L'EXALTATION DE L'IDENTITÉ HISPANIQUE

Troisième caractéristique majeure de la rencontre des deux dictateurs,


l'exaltation des liens sacrés qui unissent les nations de langue espagnole est
omniprésente dans les cérémonies, les discours et la propagande.

Ce thème occupe une place tout à fait exceptionnelle dans l'idéologie du régime,
tant par sa fréquence que par sa régularité dans la propagande depuis les tout premiers
jours de la dictature. Une lecture attentive des douze volumes du recueil officiel des
allocutions et messages du dictateur permet de l'apprécier.
Sur les 590 discours, messages et proclamations touchant aux domaines les plus
divers, compte rendus annuels, inaugurations de toutes sortes, harangues aux soldats,
discours électoraux radiodiffusés, célébrations de festivités, interviews sur l'actualité du
moment, déclarations officielles, etc., quarante-deux sont l'occasion pour Trujillo de
glorifier explicitement le lignage hispanique. Si l'on ajoute les discours et déclarations
où il fait campagne pour l'érection du phare en l'honneur de Christophe Colomb,
monument destiné à célébrer «l'Espagne d'où vint la lumière en Amérique 1450», on arrive
même à un total de soixante-dix-sept interventions publiques, soit plus d'une sur huit.
Aucun autre thème n'est abordé aussi fréquemment. La célébration de
l'Indépendance de 1844 elle-même, tous héros confondus, revient moins souvent dans
la bouche du dictateur1451. Le tableau ci-dessous, qui relève les occurrences du thème, en
excluant les références au phare dédié à Christophe Colomb 1452, montre bien la régularité
avec laquelle Trujillo rappelle l'attachement du régime aux racines hispaniques1453 :

1450 Discurso pronunciado el 5 de diciembre de 1942 con ocasión de cumplirse el 9° cincuentenario del
Descubrimiento de América. ID., ibid., t. IV, p. 214.
1451 Nous avons relevé soixante-sept occurrences de ce thème
1452 Sur cette question précise voir infra : 1947-1955. Le Phare à Colomb.
1453 Les références des quarante-deux discours ou messages renvoient toutes à TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas. Pour ne pas alourdir le propos nous ne donnons pas ici les titres des allocutions.
Le lecteur intéressé pourra les retrouver sans difficulté grâce aux numéros des tomes et pages. Année
1930 : t. I, p. 24, 1932 : t. I, p. 188, 1933 : t. I, p. 335 et 357, 1934 : t. II, p. 42, 1935 : t. II, p. 170 et 173,
1936 : t. II, p. 283 et 326, 1938 : t. II, p. 308, 1942 : t. IV, p. 159, 185, 188 et 214, 1943 : t. IV, p. 367,
1944 : t. V, p. 173, 1945 : t. VI, p. 114, 1946 : t. VI, p. 277, 1947 : t. VII, p. 13 et 253, 1949 : t. IX, p.
166, 1950 : t. IX, p. 207 et t. I0, p. 46, 1951 : t. I0, p. 83 et 207, 1952 : t. I0, p. 83, 1952 : t. I1, p. 207 et
218, Acies, p. 14, 1954 : Acies, p. 60, 63, 69 et 74, 1955 : Acies, p. 84, 89, 111, 112, 117, 126, 141, 145,
148 et 155.
-701-
L'EXALTATION DE LA LIGNÉE HISPANIQUE
DANS LES DISCOURS DE TRUJILLO
1930-1955

années 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 1941 1942
occur- 1 0 1 2 1 2 2 0 1 0 0 0 4
rences

années 1943 1944 1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955
occur- 1 1 1 1 2 0 1 2 2 3 0 4 10
rences

Si l'on excepte, d'une part, la prudente réserve pendant la durée de la guerre


civile et au cours des années suivantes -une seule occurrence en cinq ans, de 1937 à
1941- et, d'autre part, un brusque regain en 1942 -quatre occurrences en un an- qui
correspond essentiellement à l'arrivée de l'ambassadeur Luca de Tena pour la
cérémonie d'investiture présidentielle du mois d'août, la continuité est remarquable. À
partir de 1950, quand l'isolement diplomatique instauré par l'ONU est levé, l'exaltation
du lignage et de la culture hispaniques se fait plus intense et atteint son paroxysme en
1955, année qui suit la rencontre des deux dictateurs et marque l'entrée de l'Espagne au
sein de l'ONU. Le régime, au sommet de sa gloire, revendique avec éclat une identité
hispanique. En ravivant la mémoire de l'Espagne, la dictature dominicaine prétend
dévoiler sa vérité.

Examinons plus précisément cette image.


En 1942, célébrant l'arrivée des Espagnols en Amérique, Trujillo déclare :
«Les routes que le génie hispanique ouvrit à l'espérance humaine
à travers la légendaire Mer des Ténèbres, ont témoigné d'une entreprise
qu'aucune autre race n'a égalée1454.»
En reprenant à son compte une terminologie vieille de quatre siècles et demi,
l'appellation «Mer des Ténèbres», le dictateur dominicain rejette dans le néant toutes les
cultures autochtones. Pas de célébration du passé indien comme au Mexique à la même
époque, par exemple. Pas d'exaltation du métissage non plus. La lumière a une source
unique et miraculeuse : l'Espagne. En outre, cette origine revendiquée se définit en
termes explicitement raciaux à la fin de la phrase. Ainsi la nation dominicaine est
présentée comme le fruit d'une race supérieure dans un environnement hostile.
Il est donc intéressant de voir la place que cette logique accorde à la guerre de
Restauration de l'indépendance -menée contre les Espagnols de la Péninsule- qui devait

1454 Discurso de agradecimiento al Excelentísimo Embajador de España en Misión Especial, Marqués


Luca de Tena… Allocution prononcée le 19 août 1942. ID., ibid., t. IV, p. 186.
-702-
permettre de s'affranchir définitivement de la tutelle coloniale de Madrid. En 1943,
pour le quatre-vingtième anniversaire de l'appel à l'insurrection de Capotillo, Trujillo
présente la lutte de libération nationale comme une «guerre civile» , ce qui lui retire
une grande partie de sa portée historique, et brosse un vaste tableau comparatif :
«Alors que les autres peuples du Continent, frères du nôtre par la
race, la langue, la religion et les règles chrétiennes de vie ont pu, une
fois la victoire obtenue, concilier dans la paix leur liberté récemment
conquise avec la culture traditionnelle héritée de l'Espagne, nous nous
sommes vus contraints de continuer notre marche héroïque pour
défendre les attributs de notre liberté et le trésor de notre culture
commune contre des agressions fréquentes et perfides1455.»
Remontant le temps, la dictature désigne le véritable ennemi de la nation
dominicaine : Haïti. Le conflit avec la métropole espagnole devient une simple affaire
de succession puisque le peuple dominicain, selon Trujillo, se définit comme l'héritier
légitime de la tradition espagnole. En revanche l'affrontement avec Haïti est une
véritable guerre de races. Tous les mots comptent : le français ou le créole
incompréhensibles s'opposent à l'espagnol, l'inquiétant vaudou au catholicisme, les
coutumes que l'on imagine sauvages à la civilisation chrétienne, l'Afrique profonde à
l'Espagne traditionnelle, la peau noire à la peau blanche. Nous n'extrapolons pas, tel est
bien le message implicite pour l'auditeur ou le lecteur dominicain de l'époque. On
remarquera d'ailleurs que le dictateur ne nomme pas la menace, car elle est l'antithèse
de toute civilisation, le Mal par excellence. Il ravive ainsi toutes les terreurs séculaires
et assoit son régime sur le rejet viscéral de l'Haïtien. On comprend que, dans ces
conditions, le voyage en Espagne de 1954 apparaisse comme une extraordinaire
entreprise de légitimation de la dictature dominicaine.

Le propos se fait encore plus précis à l'occasion des cérémonies du Centenaire


de l'Indépendance. Après la procession solennelle accompagnant le transfert des
cendres de Duarte, Sánchez et Mella jusqu'à l'Autel de la Patrie, Trujillo présente une
«synthèse de l'histoire dominicaine» devant les diplomates, la hiérarchie catholique et
les corps constitués. Remontant aux temps anciens, il dépeint :
«… le bonheur et la tranquillité du foyer chrétien de pure souche
hispanique, et […] l'éleveur qui dans la fertile étendue de sa propriété
élevait son bétail avec l'aide de serviteurs qui n'avaient jamais senti sur
leur dos le fouet des gardiens d'esclaves1456.»

1455 Discurso pronunciado en el Palacio Nacional el 16 de agosto de 1943, con ocasión del 80
aniversario de la Restauración Nacional. ID., ibid., t. IV, p. 368.
1456 Discours prononcé le 27 février 1944 devant l'Autel de la Patrie. ID., ibid., t. V, p. 174.

-703-
Le mythique âge d'or évoqué ici est chargé de sens. Peuple de civilisation et de
race espagnoles pures -notons l'allusion à la «souche»-, les Dominicains ne doivent
leurs malheurs qu'aux apports étrangers qui les dénaturent culturellement et
physiquement. Un mot choisi à dessein incarne la malédiction : «esclaves». Les
Haïtiens sont d'autant plus clairement désignés que Trujillo rappelle que les
Dominicains n'étaient pas à l'origine des planteurs de canne mais des éleveurs de bétail,
sans esclaves, à la différence des premiers. Dans une perspective manichéenne, le
dictateur oppose à la vie idyllique d'une nation libre, la menace que constitue un peuple
d'esclaves. Par un mécanisme raciste, les victimes deviennent ainsi porteuses d'un péch
éinexpiable et leurs chairs marquées par le fouet semblent répandre l'infamie sur le sol
dominicain encore sans tache.
Le périple espagnol de 1954 apparaît donc comme un retour vers le Paradis
terrestre, dont les Dominicains auraient été injustement chassés. En se rendant à Madrid
auprès de Franco, Trujillo reçoit l'onction qui lave de toutes les afflictions.

Le passé tout entier est mis au service de cette perspective. La république


Dominicaine n'existe que par l'Espagne et contre Haïti, symbole de tout ce qui est autre.
Núñez de Cáceres, qui proclame l'indépendance et déclare la séparation de la couronne
espagnole, n'est presque jamais mentionné dans les discours de Trujillo et fait figure
d'illuminé plus que de précurseur1457. Par un mécanisme inverse, l'annexion proclamée
par ï, rétablissant le statut colonial, rarement évoquée, est même justifiée à l'occasion :
«En 1861 les circonstances nous obligèrent à nous entendre avec
l'Espagne pour incorporer notre pays au Royaume1458.»

En fait l'histoire du pays, telle que la présente la propagande du régime, apparaît


comme une incroyable suite de malheurs. Qu'on en juge d'après cette fresque que peint
le dictateur en 1950 dans un discours-programme, considéré comme l'un des textes
fondamentaux du régime et très largement diffusé :
«Nous sommes le produit résiduel d'une longue série de
malheureux exodes qui n'apportèrent que des matériaux de rebut dans
les tableaux démographiques de notre Pays. Les exigences de la
conquête des continents d'abord, puis les affrontements qui s'installèrent
dans l' Île en raison de la contrebande de notre richesse agricole à
1457 Nous avons relevé seulement six occurrences de ce thème sur 590 discours et messages : ID., ibid.,
respectivement pour les années 1936 : t. II, p. 316; 1943 : t. IV, p. 367 et 378; 1944 : t. V, p. 176; 1945 :
t. V, p. 271; 1950 : t. X, p. 10.
1458 Al inaugurar el día 2 de octubre de 1950, la XIII Conferencia Sanitaria Panamericana. ID., ibid.,
t. X, p. 10. Le texte est également reproduit dans l'anthologie El pensamiento vivo de Trujillo, rassemblée
par Joaquín BALAGUER et publiée en 1955 comme premier des vingt volumes de la monumentale
collection : La Era de Trujillo. 25 años de Historia Dominicana. Dans cette édition ainsi que dans les
tirés à part, il reçoit le titre de : Evolución de la democracia en Santo Domingo.
-704-
laquelle se livraient les Puissances protestantes et la France contre
l'Espagne; plus tard les exactions des boucaniers et flibustiers, et, pour
finir, les nécessités politiques des esclaves indépendants, empêchèrent
l'influence espagnole de se développer normalement et d'évoluer comme
on pouvait l'espérer, dans cette partie de l'île1459.»
Épisode après épisode, tout semble s'être ligué contre l'héritage espagnol. La
dictature ne s'inscrit donc pas comme une nouvelle étape dans un développement
continu, mais se définit au contraire comme la négation des quatre siècles et demi qui la
séparent de la "mère-patrie". Les hommes eux-mêmes ne sont plus les fiers Castillans
qui débarquèrent à l'origine, puisque les meilleurs et les plus entreprenants
abandonnèrent rapidement l'île pour partir à la conquête de la "terre ferme"
continentale. Le régime se présente comme l'initiateur d'une regénération radicale ayant
pour but de revenir à une splendeur passée.
Cette recherche de racines lointaines et mythiques et ce fond raciste évoquent,
bien sûr, la propagande de Mussolini exaltant la Rome antique et le discours de Hitler
faisant appel aux tribus germaniques mais aussi la logomachie franquiste sur la guerre
de reconquête de l'Espagne contre les Maures.

En échangeant l'accolade avec Franco, Trujillo reçoit donc une suprême


consécration. Reconnue par l'Espagne éternelle, sa mission prend un caractère
universel. Dans le discours que le Benefactor prononce le jour même de son arrivée à
Madrid à l'issue du banquet officiel offert par le Caudillo en son honneur, il proclame,
exalté :
«Nous, peuples de souche hispanique, nous constituons une race
essentiellement œcuménique, dont l'action a toujours eu dans l'Histoire
des conséquences d'une très grande portée; nous sommes sans doute le
seul groupe de nations chez qui la foi n'est pas encore morte et chez qui
continue à s'épanouir l'espérance1460.»
Cet enthousiasme n'est pas feint. La dictature dominicaine, comme régime
subordonné, est sans cesse à la recherche d'une charge qui justifie sa place et son
existence. Trujillo, enivré par des marques de reconnaissance internationales qui, pour
la première -et dernière- fois, ne lui sont pas mesurées, entrevoit de nouvelles
solidarités mondiales. La dictature rêve ici à haute voix d'un avenir radieux où, avec
d'autres de ses semblables, elle cesserait de n'être qu'un exécutant et pourrait enfin
prétendre modeler l'histoire à sa guise.

1459 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. X, p. 46.


1460 Discurso pronunciado el 4 de junio de 1954 en el Palacio Real de Madrid al agradecer el banquete
que le ofrecieron el Jefe del Estado español y la Señora de Franco. ID., ibid., Acies, p. 66.
-705-
Le propos serait sans doute accueilli avec plus de condescendance amusée que
d'irritation à Washington, s'il y était entendu. La reconstitution de l'empire espagnol ou
l'émergence d'une internationale des dictatures hispaniques, qui prendraient la place des
grandes puissances, est en effet pure chimère.
On pourrait s'étonner de voir Trujillo, politique calculateur et pragmatique, se
laisser prendre à d'aussi improbables mirages. Ce serait ignorer que ces rêves de
grandeur, qui trouvent leur expression dans les fastes de l'accueil espagnol, témoignent
du sentiment de profonde insécurité qui ronge le dictateur, pourtant au faîte de sa
gloire.

-706-
B/ LE CONCORDAT AVEC LE SAINT- SIÈGE

Le rapide voyage de Trujillo au Vatican -il passe moins de vingt-quatre heures à


Rome- le 16 juin 1954 s'insère chronologiquement et matériellement dans sa tournée
espagnole, comme nous l'avons vu. Il complète la perspective politique tracée par les
rencontres entre le Caudillo et le Benefactor.

En effet, un an plus tôt, le 27 août 1953, l'Espagne et le Saint Siège, avaient fini
par signer le Concordat sans cesse remis depuis 1938. Comme on le sait, la
reconnaissance de Washington devait suivre de peu celle du Vatican : le 26 septembre
de la même année, un pacte militaire et économique liait les États-Unis et l'Espagne. Le
catholicisme devenait officiellement religion d'État et l'Église était institutionnellement
consacrée comme pilier du régime de Franco.

En se rendant à Rome à bord d'un navire de la marine espagnole et en étant


l'hôte dans cette ville de l'ambassade d'Espagne, Trujillo met clairement ses pas dans les
traces laissées par la dictature franquiste. Il recherche ainsi une reconnaissance
internationale qui lui fera une place dans la grande famille catholique et entreprend de
nouer une alliance qui devrait lui permettre de renforcer l'assise de son régime en
république Dominicaine.

Le modèle espagnol inspire Trujillo qui observe le précieux concours apporté


par l'Église au régime de Franco. Le clergé espagnol a d'ailleurs joué un rôle d'éclaireur
et favorisé le rapprochement entre les dictatures de Madrid et de Ciudad Trujillo. Les
jésuites, presque tous espagnols, assument depuis des années en république
Dominicaine des fonctions dont l'importance politique est indéniable, comme nous le
verrons. Les signes avant-coureurs qui, au cours des mois précédents, ont annoncé la
rencontre entre les deux dictateurs sont souvent venus de l'Église, comme cette médaille
d'or de la royale et pontificale confrérie de la Macarena, remise à Trujillo par un
capucin venu tout exprès de Séville. La cérémonie s'était déroulée en présence de
l'ambassadeur d'Espagne et la propagande du régime n'avait pas manqué de souligner
que, pour la première fois, cette décoration était conférée à un étranger1461.

1461 Au cours de la cérémonie, qui a lieu le 30 novembre 1952, l'ambassadeur d'Espagne remet à
Trujillo et à son épouse, la grande plaque d'honneur et de mérite de la Croix-Rouge espagnole. R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 225.
-707-
Le voyage en Europe scelle en fait une alliance à trois : Trujillo, Franco,
l'Église. Les paroles du religieux espagnol Benito Castilla, qui prononce un discours au
siège du Parti dominicain de Santiago en décembre 1954, le disent mieux que de longs
commentaires :
«Sur les pas du Généralissime Trujillo en terre espagnole, les
nobles et vieux Espagnols accouraient de toutes les contrées […] et tous
criaient d'une même voix et avec une même émotion : Franco et Trujillo.
Et Trujillo et Franco s'étreignirent, l'Espagne et la république
Dominicaine se mêlèrent en une étroite accolade qui unissait la mère et
la fille1462.»
Au siège de l'appareil du pouvoir dictatorial, l'Église impose sa bénédiction au
rapprochement des deux régimes.

Cependant la place politique occupée par la dictature dominicaine, malgré des


traits communs précédemment analysés, n'est pas identique à celle du régime de
Franco. Aussi, bien qu'il se régle sur l'exemple espagnol, le rapprochement de Trujillo
et de l'Église prolonge, couronne et infléchit une trajectoire sensiblement différente.
Examinons cette évolution pour éclairer la portée et la signification du Concordat de
juin 1954.

1462 Discours prononcé le 12 décembre 1954. ID., ibid., t. II, p. 315.

-708-
• UNE ÉGLISE ASSERVIE

Lorsque le dictateur accède au pouvoir, l'Église dominicaine, comme institution,


est faible. Son implantation réelle dans le pays reste superficielle. Dans la plupart des
villages, on célèbre un ou deux offices par an, tout au plus. La population ne se marie
guère et les baptêmes sont rares dans bien des régions. Le clergé, mal formé et souvent
corrompu, est très peu nombreux. On compte un curé pour plus de dix mille habitants.
Fait significatif, il n'y a pas de nonciature à Saint-Domingue, le représentant du Vatican
étant installé à Port-au-Prince. L'occupation nord-américaine, en maintenant l'Église en
marge du pouvoir pendant huit ans, a contribué à l'affaiblir encore davantage.

Bref, l'Église catholique dominicaine a un poids politique très limité en 1930. Sa


place restreinte se réduit encore en août de cette année. À la suite d'un obscur litige sur
un droit de propriété à La Vega, l'Église est déboutée. Le tribunal ne lui reconnaît pas la
personnalité juridique. Le 8 août, tout juste une semaine avant l'investiture officielle de
celui qui gouverne déjà effectivement le pays, Trujillo, la Cour suprême confirme le
verdict : aucune existence légale n'est reconnue à l'Église. Celle-ci entre, exsangue et
sans force, dans "l'Ère de Trujillo".
Le président, défaisant officiellement ce qui s'était tramé alors qu'il était
candidat, proposera l'année suivante une loi reconnaissant la personnalité juridique de
l'Église, le 6 mars 1931. Encore, celle-ci devra-t-elle attendre un mois et demi -délai
étonnamment long sous la dictature- avant que la loi ne soit adoptée et promulguée, le
20 avril1463. Aussi, sa hiérarchie se plie-t-elle avec une extraordinaire docilité aux
exigences d'un régime dont elle dépend entièrement et qui, de son côté, ne lui doit rien.
On mesure ici combien les rapports qui se nouent entre l'Église et Trujillo sont
différents de ceux qui unissent l'institution à Franco.

Ajoutons un trait personnel qui complète ce tableau : les relations du dictateur


avec l'Église sont marquées par un cynisme souvent étonnant. Le Benefactor qui fustige
les cultes animistes, dispose d'un autel particulier consacré aux divinités de la tradition
africaine1464. Le dictateur qui exalte les liens indissolubles du mariage chrétien est

1463 INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana, t. II, p. 187. Poussé par son zèle, ce thuriféraire écrit que la loi
«reconnaissait la personnalité juridique à l'Église Catholique, Apostolique et Romaine, qui est, selon la
Constitution, religion d'État.» (sic). On sait qu'en réalité l'Église est séparée de l'État. La confusion,
volontaire ou non, est symptomatique des rapports ambigus qui se maintiennent. Voir également : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 67 et 69 qui reste plus prudent.
1464 VARGAS, Trujillo. El final de una tiranía, p. 259 en publie une photographie.

-709-
célèbre dans tout le pays pour son inépuisable appétit sexuel. Marié trois fois, il a eu
cinq enfants reconnus hors mariage. "Ramfis", son fils aîné, héritier présumé de la
dictature, est né alors que ses deux parents étaient mariés chacun de leur côté. Il ne sera
d'ailleurs baptisé qu'à l'âge de six ans. Jouant sur tous les tableaux, le dictateur reçoit
régulièrement l'hommage de la franc-maçonnerie dominicaine, entièrement à sa
dévotion1465. On affirme d'ailleurs qu'il y occupe un rang très élevé. La propagande
orale, distillée par ses soins, multiplie à l'envi ses conquêtes féminines et lui attribue
volontiers des pouvoirs magiques et maléfiques. On est bien loin d'un personnage confit
en religion. Pour Trujillo, l'Église est, avant tout, un instrument politique.

Six mois après avoir reçu sa première investiture présidentielle, lors de


l'accréditation du nonce apostolique, Trujillo déclare :
«Je crois à la force spirituelle de la religion et je considère
qu'elle sera toujours pour le peuple dominicain […] un élément moral
d'une puissante influence sur la consolidation de notre progrès, de notre
bien-être, de notre indépendance et de notre stabilité constitutionnelle
définitive1466.»
On est frappé d'abord par la confusion volontaire entre ce qui relève de l'ordre
public et ce qui est du domaine privé. Elle n'est pas nouvelle, à vrai dire. On la retrouve
dans la Constitution qui proclame la complète liberté de culte mais fonde les relations
de l'Église et de l'État sur le constat que la majorité des Dominicains se déclare
catholique1467. La devise nationale elle-même, placée au fronton de tous les édifices et
monuments publics et imprimée sur toutes les publications officielles, témoigne de
cette ambiguïté historique en plaçant le pays sous une triple invocation : "Dieu, Patrie
et Liberté".

1465 Citons notamment le diplôme du Mérite civique que lui remet la franc-maçonnerie dominicaine le
13 septembre 1935 et le premier Congrès odfélique (sic) dominicain qui, le 24 octobre 1947, Fête
anniversaire du dictateur, réunit des délégués de quarante loges. Le principal dirigeant de la franc-
maçonnerie dominicaine, de confession juive, Haim López-Penha, après avoir été subi la disgrâce pour
une affaire de courses hippiques, est promu conseiller d'ambassade à Washington en 1946 (Voir Notices
biographiques). Il faut ajouter, qu'il existait une tradition maçonnique au sein même de l'Église
dominicaine.
1466 Discurso de recepción a Su Excelencia Monseñor José Fietta, primer Nuncio Apostólico de Su
Santidad el Papa Pío XI en la República Dominicana, el día 20 de febrero de 1931… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 64.
1467 L'article 6 déclare : «Sont reconnus inhérents à la personne humaine : […] 3° La liberté de
conscience et de cultes.» L'article 92 -93 après la révision de 1942-, quant à lui, indique : «Les relations
de l'Église et de l'État continueront à être les mêmes qu'actuellement, tant que la religion Catholique,
Apostolique et Romaine sera celle professée par la majorité des Dominicains.» Hérités du texte de 1929,
ces articles ne sont pas modifiés par les révisions de 1934 et de 1942. Tout au plus, cette dernière
révision ajoute à l'article 6. 3° : «… sans autre limitation que le respect dû à l'ordre public et aux bonnes
mœurs.» autorisant ainsi à poursuivre ceux qui pratiquent le vaudou . Les documents officiels ont été
réunis dans : GOBIERNO DOMINICANO, Constitución política y reformas constitucionales. 1844-1942, t.
II, p. 467, 491, 513 et 538. Nous revenons sur cette question plus loin (voir Le Concordat).
-710-
Dans un contexte où la relation entre l'Église et l'État est plus déséquilibrée que
jamais en faveur de celui-ci, la dictature joue de l'équivoque traditionnelle, pour ses
intérêts propres. Une lecture attentive des propos de Trujillo montre que les mots sont
choisis avec plus de soin qu'il n'y paraît :

- Le dictateur affirme que pour ses plans de développement, il a


besoin d'un élément idéologique propre à favoriser la cohésion du corps social autour
des perspectives tracées par le pouvoir.

- L'Église est présentée comme indissolublement liée à l'identité,


et même à l'existence, du peuple dominicain.

- Enfin, le président envisage un statut para-officiel pour


l'institution qui, bien que séparée de l'État, est appelée à concourir à l'ordre
constitutionnel.

En définissant devant le représentant du pape le rôle de la religion, Trujillo, dès


1931, assigne donc trois missions à l'Église : elle doit glorifier le pouvoir, renforcer le
sentiment national et apporter sa pierre à l'édifice politique du régime.

-711-
• UNE ÉGLISE COURTISANE

Les trois objectifs sont d'importance inégale et ne prennent pas corps au même
moment.
La fonction de propagande au service de la dictadure est le premier et le plus
conséquent des rôles dévolus à l'Église.
Le dictateur lui-même s'en explique :
«Chaque fois que j'ai tendu un pont, élevé un édifice, ouvert un
canal ou une route, j'ai fait venir le Ministre du Seigneur pour répandre
sur l'ouvrage la bénédiction du Tout-puissant1468.»
L'œuvre du régime se trouve tout entière sanctifiée. Chaque construction devient
un signe visible et le paysage est marqué de l'empreinte surnaturelle du Benefactor qui
semble donc omniprésent dans la vie quotidienne de chaque Dominicain.

On notera également que Trujillo, dans le discours cité, ne se contente pas


d'évoquer Dieu mais fait une référence explicite au prêtre. Ce n'est pas un hasard.
Celui-ci est en effet souvent perçu comme un personnage doté de pouvoirs magiques,
bien plus proche du thaumaturge que du fonctionnaire de l'Église 1469. Dans une vision
nourrie d'animisme, il est celui qui peut capter les forces bénéfiques et éloigner le
mauvais sort. On imagine donc l'impact des photographies, publiées quotidiennement
dans les journaux et revues, montrant Trujillo aux côtés de l'archevêque de la capitale,
recevant sa bénédiction ou présidant avec lui une des innombrables cérémonies civiles,
militaires ou religieuses.

Comme on le voit, la campagne permanente est parfaitement calculée pour


frapper l'imaginaire de la population. On évoque moins souvent le dogme des Écritures
que les saints, objets d'une vénération locale particulière et parfois héritiers de traits
étrangers au christianisme.

1468 Al recibir del Nuncio de Su Santidad, Monseñor Maurilio Silvani, la condecoración de la Orden de
San Gregorio Magno, el día 19 de diciembre de 1936, en el Palacio Nacional. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 64.
1469 JIMENES GRULLÓN, dans La República Dominicana: una ficción, p. 197, fait allusion à cela. Il note
par exemple : «Ces masses n'ont pas une claire conscience du dogme catholique, mais elles vouent une
foi ardente à de nombreux saints […] Une telle attitude les pousse à recevoir la parole du prêtre presque
comme s'il s'agissait d'une parole divine. Les louanges de Trujillo deviennent extraordinairement
convaincantes dans leur bouche.»
-712-
Au premier rang d'entre eux, la Vierge de la Altagracia, patronne de la
république Dominicaine, créditée d'innombrables miracles et figure tutélaire du peuple.
Son sanctuaire s'élève à Higüey, tout à l'est du pays, à environ cent vingt kilomètres de
la capitale. Un examen attentif de l'utilisation faite par Trujillo de ce culte permet
d'éclairer la fonction de propagande remplie par l'Église et d'en discerner l'évolution :

- Peu après le cyclone de San Zenón, le 3 septembre 1930,


Trujillo fair savoir sa demande que la statue de la Vierge soit conduite depuis Higüey
jusqu'à la capitale dévastée afin d'apporter son secours aux victimes. Le pouvoir se fait
l'intercesseur des faibles auprès de la Vierge miraculeuse. Bien sûr, l'archevêque accède
au «pieux désir de Trujillo.» Quelques jours plus tard, le dictateur assiste à la
cérémonie officielle, célébrée dans la basilique de la sainte pour les funérailles des
victimes de la catastrophe1470.

- La voiture officielle de Trujillo est mise à la disposition de


l'Église pour conduire en procession la statue de la Vierge depuis sa basilique jusqu'à
l'église qui lui est consacrée lors de la Fête annuelle, le 21 janvier 1931. Les fidèles
présents au pélerinage le plus important du pays, suivent à la fois les symboles des
pouvoirs temporel et spirituel, matériellement associés1471.

- En juillet 1933, en visite dans la région de El Seibo et Higüey


pour préparer sa réélection, il fait l'éloge de la tradition attachée à la Vierge 1472. Les
considérations économiques et politiques sont placées sous la protection de la sainte.

- La veille de la fête annuelle de la Vierge de 1934, une grande


revue civique est donnée en l'honneur du dictateur à Higüey. 1 500 cavaliers et 3 000
agriculteurs sont réunis pour affirmer leur attachement à la personne de Trujillo 1473. Les
cérémonies rituelles commencent ainsi par un spectaculaire hommage au dictateur.

- En octobre 1934, diverses manifestations, ont lieu en l'honneur


de Trujillo à Higüey, avec la participation de l'archevêque Nouel pourtant très affaibli.
Il assiste à un solennel Te Deum pour la préservation de sa santé dans le sanctuaire de

1470 La décision de présenter la statue est connue le 25 septembre et les funérailles ont lieu le 3 octobre.
Nous avons systématiquement dépouillé R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo sur cette question de la
manipulation du culte de la Vierge de la Altagracia. Le lecteur pourra s'y reporter pour plus de
précisions. Ici, voir t. I, p. 59.
1471 ID., ibid., p. 66.
1472 Le 18 juillet. ID., ibid., p. 110.
1473 Le 21 janvier. ID., ibid., p. 121.

-713-
la Vierge1474. Son corps lui-même est ainsi protégé des influences malignes par la sainte
miraculeuse qui semble dorénavant veiller constamment sur lui. Ce n'est pas seulement
le président, mais bien l'homme qui reçoit l'onction divine.

- Le 21 janvier 1936, jour de la fête de Notre-Dame de la


Altagracia, son fils aîné "Ramfis", âgé de plus de six ans, est baptisé et confirmé en
grande pompe par l'archevêque Pittini. Le successeur légitime du dictateur est ainsi
consacré. Le principal agent de Trujillo aux États-Unis, ami de Roosevelt, Joseph
Davies a fait le déplacement à bord de son yacht et est décoré à cette occasion de l'ordre
de Duarte1475. Tout laisse croire que l'on assiste à la fondation d'une dynastie désignée
par la grâce divine.

- À l'occasion de la fête de la Vierge de la Altagracia de 1937,


une cérémonie présidée par l'archevêque -un pontifical- est solennellement organisée en
l'honneur du président. Mgr Pittini prononce l'éloge du dictateur et lui remet une lettre
du président de l'Uruguay, le félicitant pour «le règlement du différend frontalier
dominicano-haïtien.» L'avant-veille Trujillo a institué une célébration annuelle, la
«Fête des Associations ouvrières» -Día de los Gremios- qui coïncide avec la fête de la
Vierge. Ainsi il «associe le sort des travailleurs à la fête de Notre Dame de la
Altagracia1476».
La fête de la patronne de la république Dominicaine, date faste dans tout le
pays, se confond avec la célébration du dictateur. Les événements politiques et
diplomatiques prennent une dimension religieuse. Enfin, Trujillo se présente comme
porteur de la protection céleste qui s'étend, grâce à lui, à la classe ouvrière. La mesure
est habile car la fête de la Vierge étant l'un des onze jours officiellement chômés dans le
calendrier dominicain, le caractère divin de la bienveillance du dictateur sera rappelé au
salariés chaque année1477.

- En visite dans le Cibao, il assiste, lors de la fête de 1939, aux


cérémonies en l'honneur de la Vierge à Santiago 1478. Il affirme ainsi sa présence dans
cette région toujours sensible et donne l'occasion à la propagande locale de se déployer
pleinement en l'associant à la sainte patronne de la République.

1474 Le 17 octobre. Sans doute le dictateur se sent-il éprouvé par l'affection qui le contraindra à une très
délicate opération de la prostate l'année suivante. ID., ibid., p. 174.
1475 Les parrains sont les oncles et grands-mères de "Ramfis", ce qui accentue l'impression qu'un lignage
tout entier est sacré en la personne du dernier aîné mâle. ID., ibid., p. 158.
1476 Respectivement les 21 et 19 janvier. ID., ibid., p. 183 et 184.
1477 On trouvera le détail des fêtes, chômées ou non, dans POLANCO, Calendario de la Altagracia, 1947,
p. 10 et 11.
1478 Le 21 janvier. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 236.

-714-
- L'année suivante, une autre région, à l'ouest de la capitale, est
choisie. L'église de San José de Ocoa, dédiée à la Vierge de la Altagracia, est inaugurée
le 20 janvier. Le lendemain, jour de la Fête annuelle, le parc de Villa Altagracia,
localité placée sous la protection de la sainte, est officiellement inauguré. Bien sûr, les
deux réalisations sont attribuées personnellement à Trujillo. Le dictateur fait célébrer
une messe en l'honneur de la Vierge peu après, afin de parfaire l'opération1479.

- En août 1940, Trujillo, qui a failli être emporté par un très grave
anthrax au mois de juin et s'apprête à se faire examiner aux États-Unis, se rend en
compagnie de dignitaires du régime au sanctuaire de Higüey où est célébrée une messe
d'action de grâces1480. Son rétablissement prend des allures de miracle et atteste qu'il est
sous une protection divine effective.

- Les années de la guerre et la période qui suit sont tout emplies


par les manœuvres et opérations internationales de la dictature. Fait significatif, la
propagande officielle délaisse la Vierge de la Altagracia. On relève seulement
l'ouverture du collège pour jeunes filles et école d'infirmières de Dajabón qui porte le
nom de la sainte et est présenté comme une œuvre majeure du régime, et l'inauguration
d'une église placée sous le patronage de la Vierge de la Altagracia à Bayona. Le maître-
autel, apprend-on, est un don de l'épouse du président1481.

- En juin 1947, est prise une initiative de grande envergure :


Trujillo dépose un projet de loi prévoyant l'édification d'une nouvelle et somptueuse
basilique à la Vierge. Peu après, la campagne est lancée par une lettre du dictateur. Il y
annonce que la loi étant promulguée et la souscription nationale ouverte, il envoie un
chèque personnel de cent mille pesos, chiffre mirobolant pour l'immense majorité des
Dominicains1482.
Le même jour est promulguée une autre loi déclarant férié le 15 août suivant,
fête de la Vierge Marie, afin de célébrer le 25 ème anniversaire du couronnement
canonique de la sainte. Ces festivités se poursuivront par les grandes cérémonies de la
prestation de serment pour le nouveau mandat présidentiel, le lendemain. Ainsi,
l'assomption de la sainte précède et annonce l'élévation de Trujillo à la magistrature

1479 Les trois événements ont lieu les 20, 21 et 24 janvier 1940. ID., ibid., p. 269.
1480 Le 29 août. ID., ibid., p. 286.
1481 Le collège ouvre le 14 novembre 1945. Voir SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 44 à 48. L'église
est inaugurée le 1er septembre 1946. Cf. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 79.
1482 La version que donne ID., ibid., t. II, p. 95 contient quelques inexactitudes. On se réfèrera plutôt au
texte de la lettre dans : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 197. CASTILLO DE AZA,
Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, la reproduit également, p. 158.
-715-
suprême1483. À cette occasion, Trujillo annonce qu'il déposera «les drapeaux de la
République, de l'Armée et l'enseigne du Généralissime» dans le sanctuaire de Higüey
en hommage à la sainte patronne de la République 1484. Suivant une progression étudiée,
l'État, les forces de répression et enfin leur chef suprême sont ainsi successivement
placés sous l'invocation de la Vierge. Le président en exercice, Héctor Trujillo, n'est
même pas mentionné.

- La période triomphale s'ouvre. Le 21 janvier 1948, jour du


pélerinage à la Vierge de la Altagracia, une gigantesque manifestation anticommuniste
est organisée à Higüey même. Plus de vingt mille personnes se rassemblent et deux
mille cavaliers parcourent la bourgade, selon la presse. L'objet de la manifestation est
de conspuer les présidents Grau, Arévalo et Betancourt, nommément désignés et
d'acclamer Trujillo1485. Une semaine plus tard exactement s'ouvrira le procès par
contumace des membres de l'expédition manquée de Cayo Confites 1486. Le traditionnel
pélerinage se confond avec la manifestation politique. La "réprobation des offenses" -
repudio- et le "renouvellement de l'engagement politique" -reafirmación política-,
selon le jargon propre à la propagande du régime se mêlent aux litanies et aux
demandes adressées à la sainte. On s'attend à ce que le châtiment divin s'abatte sur les
traîtres. Le Benefactor semble invincible.

- Le 8 février de la même année, à la suite d'un concours


international, le projet des deux prestigieux architectes français Dupré et Dunoyer de
Segonzac est retenu pour la construction de la nouvelle basilique de Higüey 1487. En mai
1948, lors d'une tournée d'inspection, le dictateur se rend au sanctuaire colonial pour un
Salve Regina1488.

- En janvier 1949, une exposition à Ciudad Trujillo montre, à


l'aide de photographies, l'aspect du futur édifice religieux, tel que l'ont conçu les
architectes français1489.

1483 Il est clair que le régime joue sur une bisémie propre à frapper les esprits : le 15 août on célèbre la
asunción de la Virgen -l'assomption de la Vierge-, et le 16 la asunción del poder ejecutivo por Trujillo -
la prise en charge du pouvoir exécutif par Trujillo.
1484 Le 7 juin. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 103.
1485 Nous avons fait allusion à cette manifestation in 1947-1955. Trujillo "paladin anticommuniste".
1486 ID., ibid., p. 116. Le premier procès de Cayo Confites commence le 28 janvier 1948.
1487 Les architectes ont eux-mêmes décrit leur projet et en ont fait l'historique. Le document est
reproduit dans : CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 157 et suivantes.
1488 Le 17 mai 1948. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122.
1489 L'exposition se déroule du 21 au 30 janvier. Un intéressant album de propagande, en présente les
principaux aspects : Exposición fotográfica sobre la basílica de Nuestra Señora de la Altagracia… Voir
la bibliographie.
-716-
- La pose de la première pierre de la nouvelle basilique de Higüey
a lieu le 21 janvier 1952, pour la fête de la patronne de la République. Par la suite, des
dépenses fastueuses seront engagées pour ce monument emblématique du régime. Plus
de quatre millions de pesos seront ainsi engloutis pour d'édification du temple qui porte
témoignage du caractère divin de la dictature1490.

- Alors que Trujillo est en visite à Santiago, en mars 1952, on


apprend qu'il verse 63 000 pesos pour l'achèvement de l'église dédiée à la Vierge de la
Altagracia. Un an plus tard, il assiste à l'inauguration de l'édifice religieux1491.

- Le 20 janvier 1954, veille de la fête de la Vierge de la


Altagracia, la presse fait grand cas du message de bénédiction envoyé par le pape Pie
XII à Trujillo. Il s'agit d'un signe annonciateur du Concordat, qui se manifeste au
moment opportun. En effet, le lendemain, le dictateur «inaugure dans le sanctuaire de
Higüey, la croisade pacifique contre le communisme 1492.» La guerre froide prend l'allure
d'une lutte contre les infidèles. Pour donner plus de poids à la déclaration, le dictateur
offre à la Vierge les drapeaux de la république, de l'armée, des forces aériennes, de la
marine de guerre et du généralissime. La «croisade pacifique» prend des airs martiaux
et la cérémonie religieuse résonne de bruits de bottes répercutés par la propagande1493.

- Les effets du voyage en Espagne et à Rome se font sentir en


1955. Dès le mois de janvier, le dictateur relance vigoureusement la construction de la
basilique de Higüey, projet qui sommeillait depuis 1952, et fait dire une messe
solennelle pour la fête de la sainte patronne de la République1494.

- La campagne atteint son apogée en mai, dans le cadre des


festivités grandioses qui marquent le vingt-cinquième anniversaire de l'Ère de Trujillo.
À l'issue d'une gigantesque manifestation en l'honneur du généralissime qui rassemble
plus de 200 000 personnes, la statue de la Vierge, transportée depuis Higüey, fait son
entrée dans la capitale. Le dictateur la décore alors des Ordres de Duarte et de Trujillo
dans la cathédrale. Le lendemain, un office religieux en plein air est célébré dans le
parc Ramfis de Ciudad Trujillo1495. Le politique et le religieux fusionnent dans un délire
1490 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p 140 et 143; fait état d'un versement
de 1 904 040 pesos pour travaux de construction et d'une somme de 2 200 829, 58 pesos correspondant à
diverses avances.
1491 Le 28 mars 1952 et le 29 mars 1953 respectivement. ID., ibid., p. 210 et 238.
1492 Le 21 janvier 1954. ID., ibid., p. 260.
1493 ID., ibid., p. 152.
1494 Respectivement les 15 et 21 janvier. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 323 et 324.
1495 Les décorations sont décernées à la Vierge de la Altagracia le 6 mai 1955. La cérémonie de remise à
lieu le 14 du même mois, et l'office religieux est célébré le 15. ID., ibid., t. II, p. 340 et 341.
-717-
de propagande. La courbe atteint son sommet et, dans cet éblouissement, le schéma
traditionnel semble même s'inverser, puisque la Vierge est maintenant placée sous la
protection de Trujillo.

La religion est un incomparable instrument de propagande aux mains du régime.


À la fois souple et puissant, il permet dans les circonstances les plus diverses d'interdire
toute critique, et même toute discussion, ayant trait à la dictature. Tous les aspects de la
politique du pouvoir, politiques, économiques, militaires ou sociaux, sont fondus en une
seule réalité puisqu'ils sont inspirés par le Ciel et bénis par l'Église au cours de
cérémonies sans cesse renouvelées. Ne pas adhérer aux objectifs de Trujillo revient à
défier Dieu. Dans cette perspective, l'opposant devient un mécréant, qui se met de lui-
même au ban de la société.
Le rôle de l'Église est d'abord de servir le culte du dictateur. Sa faiblesse ne fait
que la rendre plus docile1496.

Pour la régime, le Concordat est donc, avant tout, une éclatante confirmation de
sa légitimité absolue. En recevant l'onction papale, le généralissime qui n'a aucune
fonction élective dans son pays, est reconnu comme figure tutélaire de la république
Dominicaine. Davantage émancipé des formes et apparences démocratiques, assumées
par son frère Héctor, Trujillo est présenté comme un personnage sacré. Le régime
dominicain tend à se définir comme une dictature de droit divin1497.

1496 MEJÍA, Vía crucis de un pueblo, p. 78 caractérise très justement la position de l'Église en présentant
son premier dignitaire, l'archevêque Pittini : «Cet individu […] devint un parfait histrion, plus vif que le
mercure pour la défense de la cause de son Seigneur, qui n'est pas Dieu mais Trujillo.»
1497 La convergence avec le régime de Franco est remarquable sur ce point. Rappelons que le dictateur
espagnol justifiait son droit de gouverner en se définissant officiellement comme “caudillo d'Espagne
par la grâce de Dieu.”
-718-
• VERS LE PARTENARIAT

Si la tâche majeure dévolue à l'Église reste la propagande, elle se voit assigner


également d'autres objectifs. Le renforcement du sentiment national est le premier
d'entre eux.

Nous avons déjà noté que le culte de la Vierge de la Altagracia se confondait en


large partie avec l'exaltation de la patrie, puisque cette sainte est la patronne de la
République.
Loin d'être exceptionnel, ce cas est une manifestation exemplaire d'une
démarche constante du régime.

À l'occasion de l'inauguration du séminaire central Santo Tomás de Aquino,


Trujillo dévoile sa pensée et affirme sa :
«… conviction que […] le catholicisme n'est pas pour la nation
dominicaine un facteur secondaire ou annexe, mais qu'il est la substance,
l'essence et la vie de notre peuple, ce qui fait que l'action de l'homme
d'État doit chercher, sans hésitation à favoriser sa consolidation et son
splendide essor1498.»
Le propos est d'autant plus intéressant qu'il s'adresse au nonce apostolique,
présent à la cérémonie, et, au-delà, aux séminaristes que l'institution doit former. Le
dictateur fixe le cadre des relations entre l'État et l'Église : celui-là doit aider celle-ci
par tous les moyens à sa disposition, afin qu'elle contribue en retour à la formation de la
nation dominicaine. Être Dominicain, c'est d'abord être catholique. L'évangélisation
devient un devoir politique et patriotique. L'emphase clairement perceptible dans le
choix des termes et dans leur emploi redondant -«substance», «essence», «vie»- indique
que l'enjeu est décisif. Il ne s'agit plus seulement pour l'Église de glorifier et de se
comporter en caisse de résonnance des discours du dictateur, mais d'assumer un rôle
politique actif. Trujillo apporte son soutien à l'Église, mais, en contrepartie, il lui
assigne des objectifs et lui donne des consignes.

Vaste tâche, pourrait-on penser, pour un clergé qui, malgré les efforts de
formation, reste encore peu nombreux. Elle dépasserait sans nul doute les forces de

1498 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 16. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122 donne la
date du 8 mai pour ce même discours, ce qui semble plus probable.
-719-
l'Église dominicaine s'il s'agissait de constituer un réseau permanent et actif dans tout le
pays qui encadrerait la population, contrôlerait les consciences et participerait à
l'administration. Les mots sont identiques, mais Trujillo n'a pas l'ambition de constituer
un État “national-catholique1499” à la façon de Franco en Espagne. Le projet n'a pas la
même ampleur ni, par conséquent, le même contenu politique.
Son allocution devant les représentants des groupes sociaux et des corps
constitués de la Vega, dans le Cibao, permet d'éclairer les intentions du régime. Le
Benefactor affirme :
«À l'endroit, quel qu'il soit, où vient à dominer une religion qui ne
soit pas la chrétienne, l'esclavage apparaît comme un droit, et là où cette
religion s'affaiblit, la nation se sent, dans une égale proportion, moins
apte à la liberté générale1500.»
Le lecteur averti reconnaîtra immédiatement, sous l'évocation de l'esclavage,
l'allusion à Haïti. Par opposition aux rites qualifiés de “primitifs” de ses voisins, le
Dominicain se définit comme catholique. Le rôle de l'Église sera donc de frayer la voie
à l'État dans les zones mal contrôlées.

On a reconnu la politique dite de “dominicanisation de la frontière”. Nous en


avons évoqué les premiers pas1501. Elle se développe et s'approfondit avec le temps.
L'opiniâtreté de la dictature est, sur ce point remarquable. Relevons les étapes
essentielles qui permettent de mesurer cet effort et d'en apprécier l'ambition :

- Le projet s'amorce le 15 avril 1935, grâce à un contrat avec le


nonce apostolique prévoyant la constitution d'une mission frontalière 1502. On remarquera
que Trujillo passe officiellement contrat avec le Saint-Siège pour cette tâche. Ainsi
s'établissent des liens sensiblement différents de ceux noués avec le clergé dominicain,
traité en simple subordonné.

- L'année suivante, le 8 août, la mission est effectivement


fondée . Des missionnaires espagnols sont envoyés par la Compagnie de Jésus, à la
1503

demande du nonce apostolique. Ils entreprennent leur tâche à partir de Dajabón,


parcourant la région à cheval en l'absence, souvent, de toute voie carrossable. Le

1499 Nous empruntons l'heureuse expression à GARCÍA DE CORTÁZAR et GONZÁLEZ VESGA, Breve
historia de España, p. 595.
1500 Discurso pronunciado el 28 de abril de 1947 en la ciudad de la Vega en el elocuente homenaje que
le rindieron todas las fuerzas vivas… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 179.
1501 Voir 1937-1947 : Le conflit avec Haïti.
1502 Compte rendu annuel devant le Congrès National du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 215.
1503 SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 28.

-720-
territoire de la mission, adossé à la frontière couvre toute la zone montagneuse autour
de Loma de Cabrera et s'étend jusqu'à Canongo au nord, Villa Anacaona au sud et El
Pino à l'est. Les salaires des missionnaires sont versés par le gouvernement qui paie
également tous les frais.
Dès le lendemain de la fondation, le prêtre jésuite Felipe Gallego définit les
tâches de la mission :
«Administrer des Saints Sacrements, prêcher l'Évangile,
enseigner la Doctrine Chrétienne, visiter les malades, consoler les
affligés, assister les moribonds, conseiller ceux qui sont égarés,
développer la culture et l'esprit propres à la patrie, aider à l'éducation et
à la formation de l'enfance et de la jeunesse1504.»
L'aspect proprement religieux se double ouvertement d'une dimension sociale,
culturelle et politique. Concrètement, cela signifie rejeter le créole et imposer l'usage de
l'espagnol, interdire les cultes animistes et leur substituer le catholicisme, inculquer le
respect des autorités et apprendre à leur obéïr.
Il s'agit bien de dépouiller le sauvage pour former le Dominicain intégral,
conforme en tous points à l'idéal tracé par le régime.

- Le 29 janvier 1943, Trujillo lance un plan de construction


d'églises dans toute la zone frontalière1505. Il relance ainsi un programme que le régime
poursuivra sans discontinuer.
Le relevé des églises et chapelles inaugurées sur le seul territoire de la mission
entre 1937, année du massacre des Haïtiens, et 1955 permet de se faire une idée des
efforts consentis tout au long de la frontière. Dans cette zone, pour laquelle nous
disposons d'informations précises, trente-et-une églises et chapelles sont inaugurées en
dix-neuf ans selon un rythme assez soutenu comme l'indique le tableau suivant1506 :

1504 ID., ibid., p. 28.


1505 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p.10
1506 Les localités concernées sont les suivantes : 1937 - Dajabón et Santiago de la Cruz; 1939 - Partido;
1940 - Manuel Bueno et Chacuey; 1941 - Loma de Cabrera; 1942 - El Aguacate; 1944 - Villa Anacaona,
Mariano Cestero, Capotillo, La Hoya et Cayuco; 1945 - La Trinitaria; 1946 - La Peñita Arriba, Hipólito
Billini; 1948 - Manuel Bueno, Restauración et El Pino; 1949 - Río Limpio; 1950 - Sabana Larga, Las
Rosas et El Cajuil; 1951 - Los Ciruelos; 1952 - Vaca Gorda et Guayajayuco; 1953 - Cruz de Cabrera et
Los Arroyos; 1954 - Monte Grande, Dajabón et Loma de Cabrera; 1955 - La Gorra. SANTA ANNA,
Misión fronteriza… ,p. 72, donne la date d'inauguration pour chacun de ces édifices religieux ainsi que le
nom du saint patron.
-721-
INAUGURATIONS D'ÉGLISES ET CHAPELLES
SUR LE TERRITOIRE DE LA MISSION FRONTALIÈRE
1937-1955

années 1937 1939 1940 1941 1942 1944 1945 1946


églises 2 1 2 1 1 5 1 2
inaugurées

années 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955


églises 3 1 3 1 2 2 3 1
inaugurées

Ces réalisations sont considérables compte tenu des difficultés d'accès de la


frontière. Les routes, l'électricité et l'eau courante manquent. En fait le programme de
construction des édifices religieux ne prend tout son sens que dans un plan plus vaste de
développement du réseau routier et d'implantation de postes militaires le long de la
frontière. Le recensement des sommes versés par l'État à l'Église pour construire des
églises, couvents, établissements et asiles religieux ou pour assurer sa mission, montre
que l'objectif est de tisser un véritable réseau couvrant toute la région frontalière, de
l'Atlantique à la mer des Caraïbes. Le tableau suivant présente, pour les différents
chefs-lieux du nord au sud, les subventions attribuées1507 :

1507 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147, effectue un minutieux
recensement de toutes les subventions officiellement accordées à l'Église dans tout le pays depuis la prise
du pouvoir. Elles sont malheureusement présentées en désordre, sans qu'aucun total ne soit fait. Un
examen attentif semble indiquer que le relevé ne va guère au-delà des années 1956-1957. Tel quel, le
document est néanmoins précieux. Un patient travail nous a permis d'effectuer de nombreux calculs et
d'établir des comparaisons significatives.
-722-
SUBVENTIONS À L'ÉGLISE
DANS TOUTE LA ZONE DE LA FRONTIÈRE
(en pesos RD)

localité subventions localité subventions


Pepillo Salcedo 13 500,00 Elías Piña 14 120,00
Pepillo Salcedo 8 000,00 Elías Piña 13 750,78
Dajabón * (mission frontalière)** 83 712,00 Elías Piña 1 293,00
Dajabón * 9 300,00 Elías Piña 48 369,62
Dajabón * 1 234,27 Elías Piña 9 752,23
Dajabón * 33 039,57 Las Matas de Farfán 46 339,38
Dajabón * 14 810,00 Las Matas de Farfán 11 289,37
Dajabón * (école infirmières)** 7 303,87 Las Matas de Farfán 4 632,10
Dajabón * (collège agricole)** 964 667,00 Las Matas de Farfán 25 000,00
Chacuey * 350,00 Las Matas de Farfán 1 554,88
Santiago de la Cruz * 350,00 Las Matas de Farfán 25 000,00
Loma de Cabrera * 33 039,57 El Cercado 27 666,61
El Aguacate * 350,00 Hondo Valle 4 911,35
Cayuco * 350,00 Hondo Valle 1 994,03
Santiago Rodríguez (Sabaneta) 29 092,93 Hondo Valle 6 341,41
Santiago Rodríguez (Sabaneta) 12 183,14 La Descubierta 19 668,32
Santiago Rodríguez (Sabaneta) 5 086,36 Jimaní 13 720,00
Santiago Rodríguez (Sabaneta) 10 883,14 Jimaní 95 261,38
Santiago Rodríguez (Sabaneta) 4 475,00 Duvergé 32 187,24
Pedro Santana 4 911,35 Duvergé 19 668,32
Pedro Santana 20 205,54 Duvergé 21 631,87
Bánica 13 500,00 Pedernales 22 259,00

TOTAL 1 736 754,63


* Localités faisant partie du territoire de la mission frontalière.
** Total de l'ensemble des subventions attribuées à ce titre. On recense vingt-six versements directement
affectés à la mission, vingt-neuf pour le collège agricole San Ignacio de Loyola de Dajabón et deux pour
le collège et école d'infirmières La Altagracia de Dajabón. Les autres subventions attribuées à ce dernier
établissement n'apparaissent pas sous forme spécifique.

Incontestablement, le régime considère qu'il s'agit d'un investissement politique


décisif.
L'importance des sommes globales engagées est remarquable. D'autant que
n'apparaissent ici que les subventions spécifiquement attribuées aux différentes
localités. Les archevêchés et les ordres religieux touchent des allocations globales qu'ils
redistribuent ensuite, en particulier dans cette région. En outre, certaines subventions ne
sont pas détaillées par le gouvernement -«aide aux paroisses de pauvres» par exemple-
mais sont versées, pour une part non négligeable, aux prêtres de la frontière.
Le renouvellement des subventions accordées pour une même localité atteste la
persévérance dans l'effort, année après année, et la volonté de compléter peu à peu le
maillage de la région.
La distribution géographique de ces villages et colonies permet justement de
constater que toute la zone est couverte. Les points forts correspondent aux endroits qui

-723-
traditionnellement échappent davantage au contrôle administratif, idéologique,
politique et économique de la capitale. Le territoire de la mission, avec son chef-lieu
Dajabón, est la région qui bénéficie des investissements les plus lourds, mais on
distingue d'autres points d'appui importants comme : Santiago Rodríguez, Las Matas de
Farfán et Elías Piña.

Ainsi, en multipliant les lieux de culte et institutions religieuses, le régime


développe des formes de vie sociale qu'il peut mieux contrôler. Les membres du clergé
sont dotés de véhicules et des allocations de carburant leur sont régulièrement
attribuées afin qu'ils puissent aller d'un hameau à l'autre. Les habitants sont invités à se
rassembler afin d'assister aux offices et festivités, ils écoutent les prêches et sermons les
incitant à se plier aux lois ou exaltant le régime, et les missionnaires connaissent chacun
d'entre eux. Le prêtre se fait ainsi l'agent d'une véritable normalisation des esprits et des
mœurs.

Le missionnaire dans son église est investi de l'autorité administrative. L'État,


avec ses règles et son organisation, s'implante grâce à lui dans la région. La volonté de
contrôler et d'encadrer la population se mesure à la progression de la centralisation
administrative. Nous avons déjà fait allusion au très faible nombre d'unions consacrées
par le mariage dans toute la zone frontalière dans les années trente 1508. Pour le régime, le
problème le plus immédiat résultant de cette situation est la méconnaissance de la
population. En effet, les enfants qui naissent de ces unions non déclarées ne sont ni
baptisés, ni enregistrés1509. En 1937, l'année du massacre des Haïtiens, les missionnaires
évaluent à plus de quatre-vingt-quinze pour cent le nombre de ces enfants “illégitimes”
-selon leur propre expression- dans la zone qui leur est assignée. La construction des
églises et chapelles va permettre de multiplier les mariages et, par conséquent,
d'enregistrer et de baptiser les enfants dont les parents sont ainsi réputés connus. Quinze
ans plus tard, en 1952, le nombre des enfants “illégitimes” a été ramené à soixante pour
cent selon les estimations des missionnaires et le nombre de baptêmes ne cesse
d'augmenter, dépassant le millier par an dans la période qui suit1510.
1508 Cf. 1937-1947. La dominicanisation frontalière.
1509 Et ce d'autant plus facilement que les prêtres dominicains eux-mêmes ne se préoccupent pas des
règles fixées par l'Église. Le ministre plénipotentiaire français note en 1944 : «Il n'y a guère de prêtre
dominicain qui n'ait des bontés pour ses pénitentes et qui, d'ailleurs, ne continue à s'occuper des fruits de
leurs amours coupables». Courrier du 23 septembre 1944, signé Méric de Bellefon. ADMAE,
AM-44-52-RD n° 9, p. 1.
MOYA PONS, Manual de historia dominicana, p. 347 et 348 explique les origines de cette situation. Il fait
ressortir «l'état généralisé de concubinage que la majorité de la population acceptait comme une chose
naturelle et qui ne dérangeait personne, même pas les curés» dans les années 1860. Une des
conséquences était alors que «la majorité de la population était née hors mariage».
L'observation du diplomate français explique le recours aux missionnaires espagnols pour mener à bien
la régularisation de l'état civil.
1510 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 33 et préface, p. 1.

-724-
Trujillo souligne lui-même l'enjeu politique de l'entreprise. Félicitant
l'archevêque Pittini en 1952, il écrit à propos des jésuites :
«J'accorde également un intérêt particulier à la très profitable
campagne que mène la Congrégation de Missionnaires afin d'augmenter
le nombre de mariages dans notre pays, point auquel j'attribue une
profonde utilité sociale. La famille est la base de l'organisation de l'État
et tout ce qui se fera pour la maintenir dans une atmosphère de moralité
et de modération propre à renforcer les liens conjugaux, est un travail
qui, finalement, sera bénéfique pour tout notre système institutionnel1511.»
On ne saurait dire plus clairement que les religieux travaillent pour imposer et
renforcer l'autorité du régime en modelant la société selon les besoins de celui-ci.
Missionnaires de l'Église, ils sont aussi missionnaires de l'État dictatorial.

Ces efforts connaissent cependant leurs limites. Le jésuite chef de la mission


frontalière López de Santa Anna, porte le jugement suivant :
«Ces mariages, cependant, ne contentèrent pas les Missionnaires;
les conjoints, il est vrai, vivaient maintenant dans le respect de la loi,
mais ils ne s'étaient pas préparés à constituer la communauté sociale de
la famille; il fallait aller au fond du problème et essayer de le résoudre
grâce au seul moyen approprié : la formation sociale des époux.
Solution du problème. Rien de mieux adapté pour parvenir à cet
idéal que la formation intégrale des jeunes des deux sexes dans des
collèges spéciaux, qui tendraient précisément à cette fin1512.»

L'entreprise d'acculturation se concentre donc sur les jeunes esprits, encore


malléables.

- Le collège de jeunes filles La Altagracia est fondé en novembre


1943 à Dajabón. Il s'installe dans ses bâtiments définitifs le 14 novembre 1945. Des
religieuses en provenance de La Havane prennent en main la formation, dans le cadre le
la mission1513.

1511 Mensaje dirigido a Monseñor Pittini, arzobispo de Santo Domingo, el 21 de abril de 1952, para
expresar sus simpatías por la labor de divulgación religiosa llevada a cabo por la Congregación de
Misioneros de la Compañía de Jesús. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. XI, p. 176.
1512 SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 34.
1513 ID., ibid., p. 45 à 48 fait un récit assez précis.

-725-
- Quelques mois plus tard, le 6 mars 1946, le collège de garçons
San Ignacio de Loyola de Dajabón ouvre à son tour. Sous l'autorité des jésuites, cinq
religieux hollandais formés à Curaçao sont chargés de l'enseignement1514.

- Le 27 février 1954, pour la Fête nationale, les nouveaux


bâtiments, singulièrement modernes et adaptés à leur mission, sont inaugurés par
Trujillo1515. Des efforts financiers extrêmement importants sont consentis par la dictature
pour cet établissement. Près d'un million de pesos seront ainsi investis depuis la
fondation, pour construire les locaux scolaires, l'internat, les laboratoires, acquérir du
bétail, etc. (voir supra le tableau Subventions à l'Église dans toute la zone de la
frontière).
En effet, à l'enseignement propre aux écoles religieuses qui reste le fond,
s'ajoute rapidement une formation spécifique à caractère technique. Au terme de quatre
années d'internat les jeunes filles reçoivent les titres d'institutrices et d'infirmières du
premier degré. Les garçons, après des études dans les mêmes conditions, se voient
décerner un diplôme qui les déclare aptes à diriger une exploitation agricole. Il s'agit,
on le voit, de former des cadres locaux qui, à leur tour, pourront influer sur les
nouvelles générations tout en contribuant à intégrer l'économie de la région dans la vie
nationale.
Les salaires des religieux et religieuses ainsi que du personnel sont versés par
l'État, qui prend en charge la totalité des dépenses de fonctionnement.
Les jeunes sélectionnés et séparés de leurs familles reçoivent tous une bourse
des autorités officielles.
En 1957, le collège de jeunes filles compte soixante élèves et celui de garçons
cent.

Ces données permettent d'apprécier la portée pratique des accords passés entre
l'Église et Trujillo pour la dominicanisation de la frontière. En 1957, quarante-quatre
institutrices et quatre infirmières sont sorties du collège La Altagracia et quatre-vingt-
un garçons ont reçu le titre de “maître de culture” qui sanctionne le cycle complet
d'études du collège San Ignacio de Loyola. À quelques exceptions près, ils sont restés
dans la région. Les résultats sont encore fragiles, mais ils ne sont déjà plus négligeables.
Quant à la campagne d'enregistrement et de contrôle de la population, menée à
coups de mariages et de baptêmes de masse, elle ne prend son sens que si elle est
systématiquement poursuivie -rappelons que la majorité des unions ne sont toujours pas

1514 ID., ibid., p. 50 à 53 et hors-texte p. 44/45 donne de nombreux détails.


1515 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 262 donne la date du 26.

-726-
déclarées- et, surtout, si les réseaux économiques sociaux et politiques tissés depuis la
capitale parviennent à s'étendre en profondeur.

L'effort entrepris est de longue haleine et les résultats ne peuvent apparaître que
graduellement.

En revanche, un changement notable s'observe dans les rapports entre le régime


et l'Église. À côté des membres du clergé traditionnel, réduits au rôle de simples
figurants dans la mise en scène réglée par la dictature, apparaissent des religieux et des
prêtres spécialisés. Ces nouveaux venus, formés dans des universités et séminaires
étrangers, obéissent d'abord à la discipline internationale de l'Église. Différant en cela
de leurs confrères de la république Dominicaine, ils dépendent bien plus de leur ordre et
du Vatican que de Trujillo.
Non pas qu'apparaissent des tensions entre l'Église et la dictature, qui s'épaulent
en pleine conscience. Mais, et c'est différent, il y a ici contrat entre deux parties
distinctes et indépendantes. La place grandissante reconnue aux ordres religieux, tout
particulièrement aux jésuites, témoigne de cette évolution. En leur versant directement
des sommes importantes1516, la dictature accorde une large autonomie d'action aux
religieux. Autre marque de reconnaissance, Trujillo décide de faire édifier une maison
de retraite pour les jésuites quelques mois avant la signature du Concordat1517.

Le missionnaire Julián León Robuster écrit :


«Sans DIEU, la PATRIE s'effondre et la LIBERTÉ disparaît.
Telle fut l'intuition du Généralissime Trujillo. Construire une
PATRIE solide et assurer sa LIBERTÉ; c'est pourquoi il implanta l'idée de
DIEU1518.»
Les éloges s'adressent moins au dictateur qu'à son juste choix. Une alliance
politique est célébrée ici.

Replacé dans ce contexte, le Concordat apparaît comme une éclatante


confirmation du pacte passé entre l'Église et la dictature. En 1935, le régime avait
paraphé à Ciudad Trujillo un premier accord avec le nonce apostolique pour
l'installation de la mission frontalière. En 1954, Trujillo en personne se rend à Rome
pour signer avec le Saint-Siège un Concordat concernant l'ensemble du pays.

1516 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 145 indique, par exemple, un «don
pour des œuvres des Pères Jésuites» de 72 000 pesos.
1517 Le 18 novembre 1953. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 256.
1518 SANTA ANNA, Misión fronteriza… ,préface, p. 1.

-727-
L'équilibre politique dominicain s'en trouve sensiblement modifié. Poursuivant
ses propres buts de développement, la dictature consent à partager le pouvoir, de façon
limitée il est vrai, avec des forces qu'elle ne contrôle pas totalement. Un appareil
distinct de celui du régime trouve droit de cité en république Dominicaine.

-728-
• L'ÉGLISE COMME ACTEUR POLITIQUE

L'esprit national que la dictature entend insuffler grâce à son alliance avec
l'Église n'est pas sans contenu, évidemment. On aura déjà distingué le vieux fond
xénophobe et raciste, continuellement exploité, puisque le régime se pose en gendarme
de l'île. Le labeur des missionnaires, par exemple, vise clairement à éradiquer les
coutumes et la langue haïtiennes.

Cependant, un nouveau thème apparaît et supplante assez rapidement tous les


autres. Dans son compte rendu devant le Congrès pour l'année 1950, Trujillo reprend sa
définition, devenue classique, de l'identité dominicaine. Le développement, lui, est
moins traditionnel :
«Le peuple dominicain cessera de vivre comme tel quand il vivra
sans Dieu […] Le matérialisme historique, fondement de la doctrine
communiste, est athée. Il conspire contre le contenu spirituel de la nation
et de la patrie et il détruit profondément le monde de la conscience et de
la liberté individuelles. Voilà pourquoi nous sommes contre le
communisme1519.»
Quelques mois plus tôt, les États-Unis se sont engagés dans la guerre de Corée,
par ONU interposée, recevant le jour même le soutien public et empressé du dictateur
dominicain1520. Au moment où Trujillo s'exprime devant le Congrès, les combats font
rage et la polémique entre l'Est et l'Ouest atteint des sommets. S'inscrivant dans cette
bataille anti-communiste, le régime est conduit à modifier ses rapports avec l'Église,
singulièrement avec les jésuites, et à lui concéder une place plus importante.

En 1955, le Benefactor, évoque, dans les termes imagés et sonores qu'il


affectionne, le combat de la compagnie de Jésus. Il forme ses :
«… vœux les plus sincères pour que, une fois encore, les
bannières du Christ continuent à triompher contre toutes les menaces,
contre toutes les rouges flammes qui les entourent1521.»

1519 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. X, p. 81.
1520 Voir à ce sujet le télégramme du 27 juin 1950 que Trujillo envoie à Truman pour lui exprimer sa
complète solidarité. ID., ibid., t. X, p. 5.
1521 Mensaje a los miembros de la Compañía de Jesús residentes en la República Dominicana…
Document daté du 31 juillet 1955. ID., ibid., Acies, p. 133.
-729-
Visions héroïques sans doute, mais qui se réfèrent à un combat quotidien et bien
précis. Trujillo attend des religieux qu'ils modèlent les consciences, forment les
hommes, encadrent la jeunesse. L'alerte de l'après-guerre a été particulièrement chaude
en république Dominicaine et le régime en médite encore les leçons. La destruction des
organisations ouvrières et l'étouffement de toute opposition créent un dangereux vide
qu'il faut remplir. Or la dictature a besoin de toujours plus d'ouvriers, de producteurs,
de cadres techniques, administratifs et politiques. Il lui faut donc un allié pour garder le
contrôle de son propre développement. Le combat n'est plus à l'échelle d'une région
montagneuse, mais de tout le pays.
La dominicanisation frontalière est d'ailleurs elle-même replacée dans cette
perspective par la propagande. En 1955, Ramón Emilio Jiménez, dignitaire du régime
et thuriféraire du Benefactor écrit :
«Il faut préserver la frontière de toute éventuelle infection
d'origine rouge […] Catholicisme contre communisme, tel est le contenu
spirituel de la vaste campagne d'éducation sociale qui y est menée1522.»
D'un bout à l'autre du pays, une croisade s'engage. Il faut favoriser le
développement économique et former les cadres intermédiaires et supérieurs
nécessaires, sans miner les fondements de la dictature. La modernisation implique un
contrôle plus affiné des esprits. Telle est la mission dévolue à l'Église.

Le travail entrepris, encore modeste si on le compare à celui accompli par


l'Église en Espagne, doit donc être considéré comme le début d'un programme
ambitieux.

Il s'agit d'abord de former des techniciens pour l'industrie et l'agriculture


modernes. À côté des écoles religieuses traditionnelles que le régime continue à
subventionner, des écoles techniques sont ouvertes. Elles sont confiées à des ordres
spécialisés : essentiellement les salésiens, dominicains et jésuites. Les religieux qui
dirigent les établissements et dispensent l'enseignement, viennent de l'étranger, très
souvent d'Espagne. Les bâtiments sont construits avec les fonds publics. Quant aux
salaires des personnels et aux frais des établissements, ils sont également réglés par le
gouvernement1523.

1522 JIMÉNEZ, Biografía de Trujillo, p. 280.


1523 À l'occasion la propagande fait ressortir que Trujillo prélève sur sa cassette personnelle et verse
d'énormes sommes. Il s'agit, bien sûr, d'un tour de passe-passe, puisque le dictateur reprend d'une main
dans les caisses de l'État ce qu'il donne de l'autre. Les livres et articles des propagandistes le démontrent
involontairement en se contredisant sur l'origine des dons.
-730-
Outre le collège agricole Ignacio de Loyola de Dajabón, qui joue un rôle
particulier dans ce programme, et celui de San Juan Bosco à Moca, au cœur du Cibao,
administré par les salésiens, il faut retenir l'ouverture de deux importants établissements
:

- L'inauguration de l'école technique de Ciudad Trujillo a lieu en


1950. Elle est confiée aux salésiens qui, dès 1934, avaient reçu des terrains afin
d'édifier une «École des Arts et Métiers» dans la capitale. En 1954, le dictateur lance la
construction d'ateliers modernes et bien équipés qui doivent permettre de former les
jeunes dans les diverses professions manuelles et techniques. Spectaculairement, la
presse annonce que Trujillo fait un don de 190 000 pesos à cet effet. L'apogée
économique et politique de la dictature favorise le développement de projets communs
avec l'Église1524.

- Le lycée polytechnique Loyola, implanté à San Cristóbal, est


inauguré en 1952. L'ensemble des choix qui ont conduit à sa création et des moyens mis
en œuvre pour réaliser le projet est révélateur des nouveaux rapports qui s'établissent
entre le régime et l'Église. Installé dans la “trés méritante cité” où naquit Trujillo et où
se trouve son célèbre domaine de Fundación, il est directement placé sous la protection
du Benefactor. Afin d'affirmer ce lien avec éclat, le lycée est placé sous le patronage de
la Fundación Generalísimo Trujillo (Fondation Généralissime Trujillo), créée tout
exprès. Le jeu sur le mot fundación accroît délibérément la confusion. Mieux encore,
l'inauguration a lieu le 24 octobre, jour férié où le pays célèbre annuellement
l'anniversaire du dictateur. En un mot, l'établissement est présenté comme le fleuron du
régime.
Mais la dictature ne cherche pas seulement un effet de propagande. Il s'agit bien
pour elle de disposer d'un outil efficace, et vite. Pour diriger l'institution, l'administrer
et organiser l'enseignement, Trujillo s'est adressé aux meilleurs spécialistes, dont il a pu
apprécier la ténacité, l'esprit d'initiative et la discipline toute militaire sur la frontière :
les jésuites. Sous leur direction, l'établissement commence rapidement à fournir des
cadres pour l'agriculture et l'industrie formés aux techniques modernes tant sur le plan
théorique que pratique et éduqués dans les valeurs du régime. En effet, les opérations
ont été menées avec célérité : trois semaines avant de céder la présidence de la
république Dominicaine à son frère Héctor, Trujillo a autorisé le secrétariat d'État à
l'Éducation à passer un contrat avec la Compagnie de Jésus. Un trimestre s'est à peine
écoulé depuis cette décision officielle quand a lieu l'inauguration évoquée ci-dessus.

1524 Les terrains sont offerts le 15 novembre 1934, l'inauguration a lieu le 24 octobre 1950 et le don est
annoncé le 19 mars 1954. Cf. R. DEMORIZI,Cronología de Trujillo, t. I, p.135 et t. II, p. 180 et 263
respectivement.
-731-
L'année suivante, en mai 1953, la construction de sept ateliers, pour un coût de 150 000
pesos, est annoncée.
Les investissements sont stupéfiants. En six ou sept années, on relève neuf
versements de plus de cent mille pesos, subvention jamais accordée à un autre collège
ou lycée du pays. Un décompte systématique fait apparaître que la dépense totale
déclarée est de plus de quatre millions et demi de pesos, répartie en dix-huit
subventions au fil des mois. Encore ne s'agit-il là que des dépenses spécifiquement
affectées à cet établissement. Les exonérations d'impôts ou allocations diverses
globalement versées aux ordres religieux, sans autre précision, n'ont pu être
comptabilisées. La somme est proprement colossale. À elle seule, elle représente près
du quart des dix-neuf millions et demi de pesos versés à l'Église depuis 1930. Seule la
construction de la grandiose basilique de la Vierge de la Altagracia à Higüey mobilise
des sommes comparables, sans toutefois les égaler1525.

Le séminaire central conciliaire Santo Tomás de Aquino, inauguré par Trujillo


en présence du nonce pontifical en mai 1948, montre un dernier aspect de la politique
du régime à l'égard de l'Église. Dans son discours, le dictateur rappelle son attachement
à l'Église et compare les communistes aux barbares du Vème siècle. La mission
politique de l'Église est, d'emblée, affirmée1526.
Le gouvernement subvient aux différentes dépenses et paie les études des
séminaristes -jusqu'à deux cents et plus- sous forme de bourses. En une dizaine
d'années, plus de quatre-cent mille pesos sont versés selon des modalités diverses à
l'établissement1527.

Trujillo prépare l'avenir et s'engage ainsi plus avant. Il s'agit de former :

- Les enseignants qui dispenseront leur savoir aux jeunes.

1525 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147. Le total des subventions
versées atteint la somme de 19 487 073, 98 pesos. Le lycée polytechnique de San Cristóbal, à lui seul,
recueille 4 519 159, 60 pesos soit 23 % de ce total. Rappelons que la basilique de Higüey coûte plus de
quatre millions de pesos. Pour le déroulement des événements, on pourra également consulter : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 217, 224 et 243. Trujillo donne ordre de conclure le contrat le
22 juillet 1952, l'inauguration a lieu le 24 octobre de la même année et la subvention destinée à la
construction des ateliers est annoncée le 29 mai 1953.
1526 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 15. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122 donne le
8 mai 1948 comme date d'inauguration du séminaire.
1527 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147. On relève dix-sept
subventions qui, additionnées, représentent une somme totale de 402 945, 93 pesos.
-732-
- Les prêtres qui encadreront la population dans les zones
éloignées mais aussi dans les quartiers ouvriers, en particulier dans les “quartiers de
progrès social”, systématiquement dotés d'une église.

- Plus largement, une élite politique capable de contrôler la


société en pleine évolution.

La dictature dispose ainsi d'un centre de formation pédagogique, religieuse,


idéologique et politique qui rayonne dans tout le pays et même au-delà. En effet la
dictature ne manque pas d'offrir des bourses à des séminaristes étrangers et cherche à
tisser progressivement un réseau hors du pays.
Dans le même temps, le régime envoie des séminaristes dominicains étudier en
Espagne ou au Vatican, renforçant ses liens avec les centres vitaux du catholicisme1528.

La dictature s'était d'abord accommodée d'un clergé corrompu et passif, chargé


de chanter ses louanges, elle avait ensuite fait appel à des religieux venus de l'étranger,
elle entend maintenant modifier l'Église dominicaine en profondeur.
Pourtant, la densité des prêtres parmi la population n'augmente pratiquement
pas, car l'arrivée des missionnaires et religieux est immédiatement compensée par la
progression démographique. Tout au plus, le régime parvient-il à enrayer la chute du
taux d'encadrement qui était au plus bas au sortir de la guerre comme le montre le
tableau préparé par le Concile Vatican II de 19621529:

ÉVOLUTION DU NOMBRE D'HABITANTS


POUR UN PRÊTRE

1912-1960

ANNÉES 1912 1945 1950 1955 1960


HABITANTS
PAR 10 000 17 300 13 500 10 500 11 000
PRÊTRE

C'est bien davantage la qualité du clergé et sa place politique qui évoluent1530.

1528 En particulier au Colegio Mayor de Salamanque et dans les séminaires pontificaux (Ateneos
Pontificios) de Rome.
1529 Reproduit par WHIPFLER, Poder, influencia et impotencia…, p. 97.
1530 ID., ibid., remarque justement qu'un nombre important de prêtres est absorbé par des tâches
d'éducation, d'administration, etc. Peut-être près d'un tiers. La relation de l'Église avec le régime évolue
bien plus rapidement que ses rapports avec les masses dominicaines.
-733-
Le jésuite Oscar Robles Toledano est l'une des figures les plus représentatives
de ce nouveau clergé. Docteur et professeur, il est nommé vice-recteur de l'université. Il
y exerce une surveillance constante des étudiants et professeurs afin de vérifier leur
orthodoxie politique. En 1951, il définit sa vision du monde ainsi :
«La France connaît actuellement une décadence profonde, au
moment précis où l'Espagne de Franco va retrouver son antique
rayonnement1531.»
L'homme est profondément réactionnaire, et ne s'en cache pas.
En 1953, moment crucial de la guerre froide, il est nommé délégué suppléant de
la république Dominicaine aux Nations unies. Dans ses déclarations à la presse, il
explique sans ambages :
«La désignation d'un prélat catholique comme membre de la
délégation dominicaine, répond à la volonté du régime du Président
Trujillo de combattre avec les armes de la foi et de la charité
chrétiennes, dans l'arène internationale, la doctrine communiste
délétère1532.»
Dans les semaines qui suivent l'armistice de Pan-Mun-Jon, il se distingue par
ses virulentes attaques contre l'Union Soviétique, accusée de torpiller la Conférence de
paix, se fait l'ardent défenseur de l'entrée de l'Espagne à l'ONU et proteste contre les
persécutions dont l'Église catholique est l'objet dans les pays de l'Est1533.
En 1955, il est nommé consul général à New-York, poste diplomatique d'une
grande importance puisqu'il est amené à rencontrer les principaux agents politiques de
Trujillo aux États-Unis.

Ainsi commence à se dessiner le portrait d'une nouvelle église qui, en occupant


ouvertement des fonctions politiques élevées, devient un allié dont on ne peut se passer.

1531 Propos rapportés par l'ambassadeur Keller dans son courrier du 26 novembre 1951. ADMAE, AM-
44-52-RD n° 7, p. 212.
1532 Le 20 juin 1953. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 244.
1533 Voir en particulier les déclarations des 24 et 25 août et du 6 novembre 1953. Ibidem, t. II, p. 250,
251 et 255 respectivement.
-734-
• LE CONCORDAT

L'acte diplomatique souscrit par la république Dominicaine et le Vatican est donc, avant
tout, la consécration des rapports qui se sont progressivement noués entre le régime et
l'Église.

Il éclaire tout le chemin parcouru depuis l'aube de la dictature et suggère une


lecture rétrospective du passé, présenté comme une ascension vers la gloire de cette
reconnaissance mutuelle. Dans sa fresque consacrée à l'Église dominicaine, W. Wipfler
relève à juste titre la succession des tentatives infructueuses pour conclure un
Concordat dans l'histoire de la République :
«Pedro Santana, José María Cabral, Ulises Heureaux et même
Arturo Meriño avaient échoué à cause des conditions sociales et
politiques qui régnaient dans la République et en raison de la réticence
du Vatican. La conclusion du Concordat fut, par conséquent, une victoire
personnelle de signification historique pour Trujillo1534.»
La mise en perspective est, en effet, éloquente. Effaçant près d'un siècle de
continuelle frustration, la dictature semble rendre enfin le pays à lui-même. L'un des
premiers résultats du Concordat est une légitimation renforcée du régime qui apparaît
comme l'aboutissement du projet national séculaire.

Cet aspect, fondamental du point de vue politique, est nettement affirmé dans le
Concordat lui-même :

- Le document est signé, conjointement par le représentant du


pape et par Trujillo en personne. N'ayant aucune fonction officielle à l'époque, il a été
nommé représentant plénipotentiaire du gouvernement dominicain pour la forme 1535. Le
dictateur s'affirme déjà ainsi comme “Père de la Patrie”, conformément au nouveau titre
que le Congrès s'apprête à lui conférer, quelques mois plus tard.

- Le Concordat stipule que tous les dimanche et jours de fête, une


prière sera prononcée dans chaque église du pays à la fin de la cérémonie principale
(article XXVI). Le protocole, également paraphé par Trujillo et le prélat du Vatican, en

1534 WHIPFLER, Poder, influencia et impotencia…, p. 100. Précisons que Meriño était prêtre et président
de la république Dominicaine.
1535 Le 18 mai 1954, une semaine avant son départ.

-735-
donne le texte précis. L'oraison commence par cette invocation lancée par le prêtre
entraînant les fidèles : «Seigneur, protège la République et son Président1536.» Ainsi,
chaque fois qu'il assistera à un office religieux ou presque, le Dominicain participera à
la consécration -au sens liturgique du terme- du régime.

En échange de cette onction divine, l'Église se voit reconnaître une très large
place :

- L'article I, donne le cadre général :


«La Religion Catholique, Apostolique, Romaine, continue à être
celle de la Nation Dominicaine et elle jouira des droits et prérogatives
qui lui reviennent conformément à la Loi Divine et au Droit Canon1537.»
L'importance du privilège accordé à l'Église saute aux yeux. Un examen attentif
montre que la rédaction s'inspire de l'article 93 de la Constitution, mais elle va bien au-
delà. Le texte indiquait traditionnellement :
«Les relations de l'Église et de l'État continueront à être les
mêmes qu'actuellement, tant que la religion Catholique, Apostolique et
Romaine sera celle professée par la majorité des Dominicains1538.»
L'ambiguïté cultivée dans le texte constitutionnel fait place dans le Concordat à
une affirmation sans détours : les liens organiques unissant l'Église et l'État sont
maintenant clairement revendiqués. Ce qui était présenté comme un constat, devient
une règle. La quantité se changeant en qualité, les individus d'hier deviennent
maintenant Nation. Le trait circonstanciel se mue en signe d'identité. En un mot, le
catholicisme est érigé en religion officielle.
Mieux, l'Église est placée au-dessus des règles de la République puisque les
dispositions du droit Canon -voire les Dix Commandements- prennent force de loi.

- Tous les articles qui suivent détaillent les droits et avantages


reconnus à l'Église, lui imposant tout juste quelques devoirs très limités.

Elle est libre de faire appel à des prêtres et religieux étrangers, lorsqu'elle
estimera que tel est l'intérêt du pays ou le sien propre et sera même dispensée de toute
1536 «Dómine, salvam fac Rempúblicam et Praésidem ejus.» Le Concordat et le protocole qui
l'accompagne sont intégralement reproduits dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la
Iglesia,.p. 239 à 262. L'article XXVI se trouve p. 256, le texte de la prière figure p. 261.
1537 Ibidem, p. 240.
1538 GOBIERNO DOMINICANO, Constitución política y reformas constitucionales. 1844-1942, t. II, p. 538.
Remarquons que l'un des effets de la signature du Concordat est la suppression pure et simple de cet
article, devenu trop restrictif, dans la Constitution lors de la révision du 1er décembre 1955. Constitution
de la république Dominicaine, (1955), p. 12 et 13.
-736-
taxe d'immigration. Elle pourra élever des étrangers à la dignité d'évêque ou
d'archevêque, ce dont elle ne se privera d'ailleurs pas 1539. L'indépendance de la hiérarchie
catholique est ainsi reconnue.

Les membres du clergé seront en droit de refuser d'exercer toute fonction


contraire au droit canon. Ils ne pourront occuper des charges publiques qu'avec
l'autorisation expresse des supérieurs concernés, le «nihil obstat». Une fois accordée,
cette permission sera susceptible d'être retirée à tout moment, ce qui mettra
automatiquement fin aux fonctions1540. Les prêtres et religieux sont ainsi mis à l'abri des
pressions de l'appareil du régime. La hiérarchie ecclésiastique garde une souveraineté
absolue sur tout le clergé. L'attitude de la dictature rompt nettement avec tous ses
usages.

Le droit canon ne s'impose pas aux seuls membres du clergé, il prévaut


également dans la société laïque. Le texte stipule :
«La république Dominicaine reconnaît les pleins droits civils à
tout mariage célébré selon les normes du Droit Canon.»
Le prêtre prend le pas sur l'officier de l'état civil, réduit à enregistrer sans
discussion des décisions prises en dehors de lui, selon des règles qui lui échappent.
Cette disposition entraîne des conséquences sérieuses : les époux unis par un
mariage religieux «renoncent à la faculté civile de demander le divorce1541». Une double
légalité tend à se créer puisque tous les citoyens ne jouissent plus des mêmes droits.

Le rôle de l'Église dans l'enseignement est reconnu. Elle sera libre de fonder tout
établissement d'enseignement qu'elle désirera. Pour sa part, l'État ne s'attribue aucun
droit de contrôle sur les ouvertures d'établissements et s'engage à apporter des
«subventions adéquates», «compte tenu du profit social qui en découle pour la Nation.»
Quant aux diplômes, librement accordés par les écoles primaires religieuses, ils
seront pleinement reconnus1542.
Dans ce domaine l'autonomie du clergé est presque absolue.

Si l'État s'interdit presque toute contrainte sur l'enseignement dispensé par


l'Église, la réciproque n'est pas vraie. Un article en trois points suffit à fixer les droits

1539 Articles V, 10 et X, 1. CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 243 et 245.
1540 Article XI, 3. ID., ibid., p. 246.
1541 Article XV, 1 et 2. Voir également les minutieuses précisions administratives apportées par le
protocole final. ID., ibid., p. 248 et 260
1542 ArticleXXI, 1 et 2 ainsi que le protocole finale qui stipule notamment : «Pour l'ouverture d'écoles
dépendant de l'Autorité ecclésiastique il n'est exigé aucune licence ni autre formalité.» ID., ibid., p. 251
et 252 et 260.
-737-
exclusifs de l'Église dans son domaine; il en faut le double pour énumérer les
obligations imposées à l'État dans l'enseignement public et l'information. Le premier
alinéa définit l'esprit du texte :
«L'enseignement dispensé par l'État dans les écoles publiques est
guidé par les principes de la doctrine et de la morale catholiques.»
Les cours de religion et de morale catholiques sont institués dans tous les lycées,
collèges et écoles. Ne sont dispensés que les élèves dont les parents en auront fait la
demande écrite. L'Église contrôle cet enseignement par des inspections, en participant à
la désignation des maîtres chargés de ces cours et en intervenant directement dans les
salles de classe1543.
Ainsi est ouverte la voie à une mise sous surveillance par l'Église de certaines
fonctions de l'État.

Enfin, l'Église est reconnue propriétaire non seulement des biens meubles et
immeubles qu'elle possédait en 1930, mais également de tous les temples et bâtiments
construits par la dictature à des fins religieuses depuis cette date. Ces biens ne pourront
être frappés d'impôts ni de taxes1544.
Ces dispositions ressemblent fort peu aux usages du dictateur, plus habitué à
prélever sa commission sur tout ce qui a de la valeur et à s'approprier le bien d'autrui.

En codifiant contractuellement et par écrit les relations nouées au fil des ans
avec l'Église, le régime dominicain triomphe. Le Concordat vaut légitimation accordée
par le Vatican.
Mais, au-delà de cette observation générale, l'analyse de la forme et du contenu
de l'accord diplomatique permet de saisir la nature des rapports entre les deux
partenaires et de dévoiler le contenu exact de l'apothéose de la dictature.

L'autonomie, et même l'indépendance, reconnue à l'Église, correspond à la


volonté de négocier directement, de puissance à puissance, avec la hiérarchie
ecclésiastique. Confrontée à des besoins sans précédent, la dictature dominicaine ne
peut plus, et ne veut plus, se contenter de manipuler comme des pantins quelques
prêtres soumis à sa volonté. Pour contrôler la population des zones où elle étend son
emprise, former les techniciens aux nouvelles activités et dégager les cadres politiques
nécessaires au déploiement économique, la dictature recherche une alliance.

1543 Article XXII, 1 à 5. ID., ibid., p. 252 à 253.


1544 Articles XXIII, 3 et XXIV, 1 et 2. ID., ibid., p. 254 et 255.

-738-
La démarche est profondément nouvelle1545. Remarquons en effet que les
concessions faites à l'Église dans le Concordat n'ont pas de précédent. On objectera
peut-être que le document diplomatique enregistre une réalité bien plus qu'il ne la crée.
Cette observation est pertinente,mais elle ne fait que souligner l'ampleur de
l'infléchissement de l'orientation réellement poursuivie par la dictature.
Le régime dominicain s'est fondé, dès le premier instant, sur la concentration
d'un pouvoir absolu entre les mains d'un appareil -celui de la dictature-, d'une caste -
l'armée- et, en définitive, d'un homme -Trujillo. Fondamentalement, la dictature
s'installe, existe et se développe comme résultat de l'élimination de toute autre forme de
pouvoir sur toute l'étendue du territoire dominicain. Des clubs de l'oligarchie aux
cénacles artistiques, des tribunaux aux chambres de commerce et aux conseils
municipaux, toute vie sociale est asservie. Le poète ne peut écrire et publier que s'il
accepte de chanter le Benefactor et l'avocat ne plaidera qu'à condition de défendre les
causes qu'on lui indiquera. La société tout entière, jusqu'aux individus qui la
composent, est l'instrument d'une seule volonté : celle du dictateur.

L'indépendance relative de l'Église, sur les plans administratif, juridique,


économique et politique, modifie cet équilibre sur lequel repose le régime. Certes, les
tâches dévolues au clergé sont nettement délimitées. Quant à la convergence d'intérêts,
elle est indéniable. Le Vatican comme Ciudad Trujillo trouvent dans la guerre froide
une occasion de mener une offensive afin d'asseoir leur pouvoir et d'étendre leur
influence. La stabilité de la dictature est une garantie pour le Saint-Siège et les états de
service des jésuites attestent que Trujillo retirera des bénéfices de l'alliance. Il n'en reste
pas moins que, pour la première fois, la dictature, confrontée à des tâches qui dépassent
ses capacités propres, doit faire appel à une force indépendante.
Les partenaires sont de bonne foi; il n'y a pas encore double jeu, mais la partie
se joue déjà à deux.

La propagande ne garde du Concordat que l'image d'un triomphe éblouissant du


régime qui semble l'emporter sur tous les fronts. Cependant, en profondeur,
apparaissent les premiers signes d'un affaissement de la dictature sous son propre poids.

1545 En 1946, la dictature avait également négocié, de puissance à puissance, avec les dirigeants du PSP
cubain, on s'en souvient (Cf. 1945-1947. La menace sociale). La démarche était radicalement différente.
En effet, Trujillo était alors confronté au développement indépendant, et donc menaçant, du mouvement
ouvrier en république Dominicaine. Le but de la négociation, pour la dictature, était justement de réduire
cette autonomie ouvrière, et non de l'institutionnaliser. La constitution de la nouvelle CTD, entièrement
contrôlée par l'appareil de la dictature, devait exprimer cette soumission des cadres militants au régime et
annoncer la liquidation du mouvement indépendant.
Il suffit de comparer le traitement donné par la propagande aux deux accords pour se convaincre qu'ils
sont de signe opposé. Alors que l'accord avec les communistes cubains reste secret et que l'appareil
maintient constamment l'équivoque en combinant les promesses et les menaces publiques, le Concordat
est célébré sans restriction ni fausses notes.
-739-
3. UNE APOTHÉOSE MISE EN SCÈNE

Appuyé sur ses succès diplomatiques, économiques et politiques, le régime


célèbre son apogée sur le sol dominicain en 1955. La propagande officielle et
l'encadrement de la population atteignent leur paroxysme. La figure du chef suprême,
auréolé de toutes les vertus, semble omniprésente. Une dévotion programmée envahit
tous les aspects de la vie sociale : presse, syndicats, associations de tous ordres, Église,
etc. chantent sans cesse le Benefactor. Nous analyserons deux aspects particulièrement
significatifs de ce culte de tous les instants, afin d'en mettre à jour les ressorts. Nous
pourrons ensuite examiner le cérémonial sans précédent qui couronne cette période
triomphale.

• LE TEMPS RITUALISÉ

Peu à peu la dictature a jalonné l'année de fêtes et de commémorations. Un


examen attentif des ouvrages et de la presse du régime permet d'en dresser le calendrier,
à l'époque où le régime organise son triomphe1546 :

COMMÉMORATIONS ET FÊTES ANNUELLES


(arrêté en mars 1956)
JANVIER JUILLET
1er d. ap. le 10 F. du Benefactor* 1936 x Mois de la Croix-Rouge 1948
1 Nouvel An* 1954 1er d. ap. 2 F. juge paix (A. Pedáneo)* 1943
6 Épiphanie* 1954 16 F. des Pères de la Patrie 1936
9 Fête du pouvoir judiciaire 1944 17 F. du rachat de la dette extérieure 1947
21 F. de N.D. de la Altagracia* 1937 F. des Chambres de commerce
F. des Associations ouvrières
26 F. anniversaire de J.P. Duarte* 1932

1546 Il n'est évidemment pas possible de donner ici toutes les références des journaux et livres qui nous
ont permis de dresser ce tableau. Citons néanmoins deux publications à caractère officiel auxquelles le
lecteur pourra se reporter pour trouver une abondante information : H. E. POLANCO. Calendario de la
Altagracia et R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo.
-740-
COMMÉMORATIONS ET FÊTES ANNUELLES
(arrêté en mars 1956)
(suite)

FÉVRIER AOÛT
1 F. du journaliste 1934 3 F. du drapeau de la race 1933
10 F. de la Sécurité sociale 1955 14 F. des Travaux publics 1953
25 F. anniversaire de R. Mella 1943 16 F. de la Restauration* 1954
26 F. de la marine 1949
27 F. de l'Indépendance* 1954
MARS SEPTEMBRE
2e dim. F. du pompier* 1953 3 Jour de deuil national 1931
2 F. du policier 1939 24 F. de la Restauration financière* 1943
9 F. de F. del Rosario Sánchez 1943 F. de la Patrie nouvelle
11 F. des agents commerciaux 1956 F. de N.D. de la Miséricorde
13 F. de l'étudiant / des écoliers 1946 27 F. de Enriquillo 1950
19 F. de saint Joseph* ---
26 F. de l'alphabétisation 1955
AVRIL OCTOBRE
x Mois de la Tuberculose 1944 12 F. de C. Colomb et de la Race* 1936
x Jeudi saint* 1954 22 F. de la jeunesse catholique dom. 1946
x Vendredi saint* 1954 24 F. anniversaire de Trujillo* 1936
2 F. de l'enseignant universitaire 1955 F. du drapeau-
7 Jour mondial de la santé --- F. des Nations unies
14 F. panaméricaine 1936 28 F. de l'université et de l'école ---
23 F. du livre 1951
24 F. des Conseils municipaux 1941
30 F. de l'ouvrier 1939
MAI NOVEMBRE
x Jeudi de l'Ascension* --- x Mois du cancer 1944
1er sam. F. de la femme des Amériques 1946 1 Toussaint ---
1er dim. F. de l'arbre* 1949 6 F. de la Constitution 1943
der. dim. F. des mères* 1937 12 F. du Service postal et télégraphique 1936
F. de Julia Molina Vve Trujillo Valdez 20 F. de l'armée nationale 1940
1 F. du travail* 1932 22 F. du musicien 1944
12 F. de l'hôpital 1946
15 F. de l'agriculteur 1946
16 F. de l'Ère de Trujillo* 1941
JUIN DÉCEMBRE
x Fête-Dieu* 1954 x Mois de la protection de l'enfance 1950
1er dim. F. des pères* 1941 der. j. classe F. de l'enfant 1931
F. de Trujillo Valdez 1 F. panaméricaine de la santé ---
5 F. du sport 1944 F. du père Billini
22 F. de l'armée 1935 8 F. de l'Immaculée Conception* ---
26 F. des Nations unies 1947 5 F. de la découverte de l'île ---
29 F. de St Pierre et St Paul* - - - 17 F. panaméricaine de l'aviation 1940
30 F. de l'instituteur 1939 21 Jour du pauvre ---
25 Noël* 1954

Nous indiquons l'année où la dictature a légalement fixé la fête et ses modalités, en regard de chaque
événement, quand nos recherches nous ont permis de l'établir. Nous n'avons pas tenu compte des
amendements ultérieurs lorsqu'ils confirmaient la tenue de la fête ou en étendaient la portée. En
revanche, nous ne faisons pas figurer les fêtes créées puis supprimées par la dictature avant 1956.

* Jour chômé dans tout le pays.


-741-
Sont soulignées les dates auxquelles les particuliers étaient tenus d'arborer le drapeau national
sur leur maison.

Le calendrier national compte ainsi un minimum de soixante-dix neuf fêtes et


commémorations officielles réparties sur soixante-dix jours qui s'égrènent
régulièrement tout au long de l'année. Il ne se passe pratiquement pas de semaine sans
que n'ait lieu une célébration ou une commémoration. Encore faut-il ajouter des fêtes
mobiles que la dictature déplace à sa guise, selon les besoins du moment. Ainsi, les
autorités peuvent fixer librement les douze “jours du pauvre” à raison d'un par mois 1547.
D'autres occasions d'organiser des cérémonies et actes publics sont encore fournies
comme les quatre mois consacrés à de grandes causes : lutte contre la tuberculose et le
cancer et action en faveur de la Croix-Rouge et pour la protection de l'enfance.
Restent les célébrations locales et conjoncturelles, comme les “jours de liesse”
lorsque Trujillo visite la province, ou les deuils nationaux à la suite de la mort d'un
membre de la famille du dictateur.

Le temps est ainsi accaparé par le régime qui transforme l'année en un rituel
ininterrompu. Habilement, il le fait à moindres frais en évitant soigneusement de
désorganiser la marche de la production. On observera qu'il n'y a pas plus de vingt-
quatre jours officiellement chômés, parmi lesquels on compte six dimanche, jour légal
de repos hebdomadaire. En fait, la dictature n'a ajouté au calendrier traditionnel des
fêtes chômées qu'une seule date : le 24 octobre, anniversaire du Benefactor. Les fêtes
ne rompent pas le rythme du travail, elles le confirment et le consacrent. La perspective
ouverte par le régime est en effet corporatiste, totalitaire et d'essence religieuse :

- On remarquera que les hommes sont essentiellement définis par


leur métier ou leur appartenance à un corps constitué. Souvent explicitement : les
universitaires, les pompiers et les ouvriers ont leur jour de fête; parfois indirectement :
les médecins et infirmières sont assimilés à l'hôpital où ils exercent et l'employé se
confond avec l'administration postale. On n'échappe pas à cette ronde, car il y a une fête
pour chacun et pour chaque institution et corporation. Le paysan, l'instituteur, le chef
d'entreprise ou l'étudiant doivent se prosterner devant le soldat, le militaire, ou le juge
de paix souvent redoutés, pour être reconnus à leur tour. Enfermé dans ce cycle où tout
est prévu et ordonné, l'individu tend à disparaître. L'homme est une fonction. Il n'existe

1547 La proclamation de Trujillo instaurant pour la première fois un jour du pauvre date du 31 mai 1936.
Nous n'avons fait figurer dans le tableau que deux jours -parmi les douze- attestés à plusieurs reprises.
-742-
que comme pièce spécialisée d'une vaste machine. Il n'a donc pas de perspective
propre.
L'étourdissant kaléidoscope des fêtes vise à imprimer dans les esprits l'idée que
toute revendication particulière s'oppose à l'intérêt général de la nation et est donc, par
nature, aberrante.

- Cette définition corporatiste de la société stipulant que chacun,


à la place qui lui revient, doit concourir au bien général, débouche naturellement sur
une vision totalitaire. Le cycle de l'année, pour tourner régulièrement, implique
l'existence d'un axe unique et invariable. C'est pourquoi chaque fête est en réalité une
manifestation de soumission au pouvoir suprême, incarné dans la personne du dictateur.
Voici, par exemple, comment Trujillo s'adresse aux ouvriers du pays, à l'occasion de la
Fête du travail du 1er mai 1955 :
«Protégés par des droits que leur a généreusement accordés
l'État, sans combats ni sacrifices de leur part, les ouvriers dominicains
ont, par conséquent, beaucoup de devoirs à accomplir envers Dieu,
envers la Patrie et envers la société. J'espère qu'ils les accompliront
fidèlement et intégralement1548.»
Enrégimentés par le Parti dominicain, surveillés par la police et les indicateurs
et rassemblés par les syndicats corporatifs dans chaque ville, les ouvriers doivent
écouter, tête basse, ces fortes admonestations. Éternellement redevables, il leur faut
s'humilier devant le dictateur tout-puissant. La régularité annuelle de la cérémonie
semble garantir l'inaltérabilité de l'ordre dictatorial.
Ainsi, tout au long de l'année, les différentes catégories de la population, au jour
indiqué, viennent renouveler le serment d'allégeance au Benefactor. Il n'y a pas
soixante-dix ou quatre-vingt fêtes, mais une seule, toujours recommencée : celle de
Trujillo.

- Rien d'étonnant donc, si nous retrouvons la présence immanente


du dictateur dans les commémorations en apparence les moins politiques.
Le mois de la Croix-Rouge permettra de célébrer ses dons généreux et celui du
cancer sera l'occasion de rappeler qu'il est président d'honneur de la Ligue dominicaine
contre le cancer et que l'institut d'oncologie a été créé grâce à son action. Mais cela
ressortit encore aux artifices habituels de la propagande quotidienne.
Le calendrier permet d'établir des liens rituels, d'autant plus suggestifs qu'ils
s'adressent directement à l'inconscient collectif. C'est dans cet esprit que la dictature

1548 Mensaje a los obreros del país en ocasión de celebrarse el 1 de mayo de 1955, el día del trabajo.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 107.
-743-
superpose les fêtes les unes aux autres, créant de puissantes associations d'images dans
les esprits.
• La Fête du drapeau national est fixée à la saint Raphaël, jour anniversaire de la
naissance du dictateur1549. La célébration de la patrie, la vénération du saint patron de
Trujillo -on sait l'importance accordée par une grande partie de la population à cette
fête religieuse1550- et l'hommage au Benefactor se confondent, en ce jour déclaré chômé
dans toute la République.
• La Fête du sport coïncide avec l'anniversaire de "Ramfis", fils aîné du dictateur
et grand joueur de polo1551. L'image tutélaire du prince héritier plane ainsi au-dessus de
tous les rassemblements organisés dans les stades et sur les terrains de sports, ce jour-
là.
• La fête des Mères, cérémonie familiale et intime, est également la «fête de
doña Julia Molina veuve Trujillo Valdez», par décision du Congrès1552. La mère de
Trujillo, officiellement parée du titre de excelsa matrona (mère éminente1553), devient
ainsi la mère de tous les Dominicains. Chacun, en faisant simplement preuve de piété
filiale, lui rend hommage.
• Dans le même esprit, la fête des Pères est déclarée «Fête de don José Trujillo
Valdez», père du Benefactor1554.
Comme dans le calendrier religieux, qui chaque jour invite à célébrer Dieu sous
l'image d'un saint différent, l'année dominicaine est peuplée de la présence de la famille
de Trujillo1555. La succession des fêtes de la dictature tend à définir un véritable
Martyrologe1556 politique.

C'est donc très logiquement, que calendriers religieux et politique finissent par
fusionner. Le spirituel et le temporel sont régulièrement unis dans un même culte.
• Nous avons évoqué ci-dessus la Fête de la saint Raphaël et du drapeau.
• La Fête des associations ouvrières, contrôlées par l'appareil du régime,
correspond à la grande fête de Notre-Dame de la Altagracia, patronne du pays1557.
1549 Déclaration du Congrès national du 22 février 1936. Le 22 décembre 1947, Trujillo ajoute la
célébration des Nations unies.
1550 Le saint patron est traditionnellement la divinité protectrice, le double tutélaire, de chacun. Le
prénom, qui correspond au saint du jour de la naissance, atteste que l'on est placé sous la sauvegarde de
ce personnage divin. Porter un même prénom, être tocayo, revient à être frère, de ce point de vue.
1551 Décision du 25 novembre 1944.
1552 Proclamation du Congrés national du 20 mars 1937.
1553 L'adjectif excelsa est habilement choisi. Il n'est guère connu que substantivé et sous sa forme
masculine , el Excelso, et désigne alors le Très-Haut, soit Dieu lui-même.
1554 Loi promulguée le 25 juillet 1941.
1555 On remarquera qu'il s'agit plus précisément de ses ascendants et descendants, les fréres, sœurs et
épouse faisant figure de personnages annexes. Le lignage héréditaire est mis en avant, comme dans la
plupart des systèmes qui invoquent le droit divin.
1556 Catalogue de tous les saints.
1557 Déclaration du 9 janvier 1937.

-744-
• La Fête de l'agriculteur se confond avec celle de saint Isidore Laboureur, qui
protège les récoltes et fait traditionnellement l'objet d'une ardente dévotion populaire en
milieu rural1558.
• La fête de Notre-Dame de la Miséricorde, l'une des plus grande fêtes
religieuses, est aussi celles de la Nouvelle patrie et de la Restauration financière 1559.
L'anniversaire du Traité Trujillo-Hull de 1940 mettant un terme au contrôle nord-
américain sur les douanes est célébré comme un miracle.

Concrètement, cela signifie que les revues civiques sont bénies par les
dignitaires de l'Église et que les images saintes président les cérémonies aux côtés des
portraits du Benefactor1560.
Ce véritable syncrétisme, patiemment calculé, élève l'histoire de la dictature au
rang de mythe fondateur de l'identité dominicaine. L'ordre dictatorial devient
l'expression terrestre de l'ordre divin.
En s'appropriant le temps, le régime de Trujillo se pose comme transcendant et
éternel.

1558 Fêté pour la première fois sous cette forme le 15 mai 1946.
1559 Célébrée dès le 24 septembre 1943. La dictature avait eu l'habileté de le signer en ce jour de fête
religieuse dominicaine.
1560 On pourra par exemple examiner la photographie de la page 119 dans le recueil de documents : La
vida cotidiana dominicana a través del archivo del Generalísimo. Elle offre une intéressante vue de la
Fête de l'armée en juillet (?) 1947. Un autel recouvert de sa nappe et ornés de fleurs et de cierges a été
dressé. Il est surmonté d'un crucifix et d'une grande image de la Vierge. Des drapeaux, en particulier
celui du généralissime, sont disposés dans les angles et une photographie de Trujillo, un peu plus grande
que celle de la Vierge, est placée sur un chevalet à côté de la sainte table.
-745-
• UN HÉROS COUVERT DE MÉDAILLES

La gloire de Trujillo, en ce moment d'apogée du régime, se mesure également


au nombre de médailles, décorations et titre honorifiques qui lui ont été décernés. Il ne
se passe pas de semaine sans que la propagande n'annonce qu'il a été nommé président
d'honneur de telle institution, fils préféré de telle ville ou qu'un ambassadeur lui a
solennellement remis une haute distinction étrangère.

En lisant la presse et les hagiographes de Trujillo, on peut donc établir un relevé


systématique de ces titres et décorations, qui s'avère riche d'enseignements 1561. Le
tableau ci-dessous en offre une synthèse statistique :

RÉPARTITION PAR ORIGINES


DES TITRES ET DÉCORATIONS
DE TRUJILLO EN 1955

Années Dominicains Privés Étrangers Total


1926/1930 3 0 2 5
1931/1935 30 6 7 43
1936/1940 20 9 13 42
1941/1945 12 7 7 26
1946/1950 2 0 5 7
1951/1955 11 8 9 28
Total 78 30 43 151

Les cent cinquante-et-une distinctions honorifiques dont se prévaut le dictateur,


ne sont pas que chiffons de papier et médailles de pacotille, comme on le dit trop
souvent. La désinvolture des jugements lapidaires et condescendants sur la
mégalomanie de Trujillo masquent l'essentiel : ces décorations, souvent prestigieuses
quand elles sont étrangères, témoignent des succès de la dictature et sont
d'incomparables instruments politiques entre les mains de la propagande.

Joaquín Balaguer, dans l'oraison funèbre qu'il prononce le 2 juin 1961, lors des
funérailles de Trujillo en l'église de San Cristóbal indique clairement ce rôle politique
des décorations :

1561 Ce relevé détaillé étant trop dense pour figurer ici, nous le donnons dans l'Annexe VII.

-746-
«Sa passion pour les décorations et son goût des titres et de tout
ce qui est pompe théâtrale dans les implacables luttes inhérentes au
pouvoir, ne furent pas en vérité l'expression d'un simple sentiment de
vanité, comme on l'a souvent cru, mais l'une des ressources dont joua cet
artiste de la politique, profond connaisseur de la psychologie des masses,
pour conditionner les foules et pour agir sur l'imagination des hommes
avec tout le prestige de sa forte et déconcertante personnalité1562.»
La lucidité, voire le cynisme, du propos tenu devant le catafalque du Benefactor
et en présence de tous les dignitaires de la dictature, montre que le régime est
parfaitement conscient de la nature de ses relations avec les masses et que les médailles
ont été utilisées par Trujillo en complète connaissance de cause1563.

Les décorations et titres dominicains sont autant de marques d'allégeance à la


personne du dictateur :

- Si le calendrier des fêtes permettait à la dictature de s'approprier


le temps, les distinctions honorifiques affirment sa mainmise sur l'espace national. En
1932, la province de Puerto Plata lui remet l'épée du général Heureaux, personnage
symbole de la domination de la Línea noroeste sur la capitale 1564; Santiago, capitale du
Cibao, lui décerne sa médaille du Mérite en 1934; l'Assemblée dominicaine des
communes le proclame Président d'honneur en 1939; Dajabón, au cœur de la zone
frontalière en fait son Fils adoptif en 1940 et Villa Isabel, au nord-est du pays, lui remet
son diplôme d'Honneur en 19411565. On remarquera la prédilection marquée au cours de
cette période pour les distinctions honorifiques traduisant la soumission des régions du
nord du pays, traditionnellement opposées à la capitale. À partir de l'année 1941, ce
premier flot de décorations se tarit comme si le dictateur estimait avoir suffisamment
assis sa domination sur toute l'étendue de la République.

- Les traits corporatistes se manifestent plus durablement : en


1935, les télégraphistes lui décernent leur médaille d'or, les instituteurs le proclament
1562 Oración fúnebre pronunciada por el Dr. Joaquín Balaguer, Presidente de la República
Dominicana… Ce discours est reproduit in extenso et sans commentaires par GALLEGOS, Trujillo. Cara
y cruz de su dictadura, p. 385. Il figure également dans VARGAS, Trujillo, el final de una tiranía, p. 136.
1563 On attribue souvent le surnom de Trujillo, "Chapitas", a son goût immodéré des médailles. En effet,
ce sobriquet populaire et sarcastique, signifie littéralement "Capsules" (de bouteilles). Faisant preuve
d'une dérision semblable, les opposants à Franco l'appelaient "Paco medallas".
1564 Luperón qui gouvernait le pays depuis Puerto Plata, avait nommé Ulises Heureaux délégué du
gouvernement à Saint-Domingue en 1879.
1565 Pour tous ces événements, consulter le relevé systématique des titres et décorations en Annexes. Les
dates respectives sont les 24 octobre 1932, 30 mars 1934, 18 décembre 1939, le 24 juin 1940 et le 31 août
1941.
-747-
Premier Maître d'école de la République en 1939, l'année suivante, les ouvriers en font
le Libertador de la classe ouvrière, en 1947, les dentistes eux-mêmes lui remettent la
médaille des Odontologues et les forces de l'ordre lui offrent la décoration du Mérite
policier en 19541566. Chaque catégorie sociale est ainsi placée sous son autorité. Faisant
écho aux fêtes corporatives du calendrier, la médaille exprime, de façon visible et
permanente, la discipline des différentes composantes de la société dominicaine,
rassemblées sous l'autorité unique du dictateur.

- Plus largement, toute organisation, quelle qu'elle soit, doit


manifester concrètement sa complète soumission au dictateur. En 1935, la franc-
maçonnerie dominicaine lui remet le diplôme du Mérite civique; en 1943, le Rotary
Club de la capitale lui accorde le titre de Président d'honneur et la colonie juive le
proclame président du Comité en faveur des Juifs persécutés par le communisme en
19531567. L'emprise totalitaire sur tout le corps social se trouve ainsi ostensiblement
confirmée.

Les médailles et titres dominicains s'articulent avec les autres instruments de


propagande, en particulier les fêtes du calendrier annuel, pour constituer un inconscient
collectif dans lequel le "Chef" occupe une place centrale. La remise de chaque
décoration sert un but précis, soigneusement calculé en fonction du moment et de la
stratégie mise en œuvre. La passion de Trujillo pour les honneurs est plus un trait
politique du régime qu'une caractéristique psychologique individuelle.

Les distinctions officielles étrangères s'insèrent aussi dans le dispositif politique


du régime, mais avec une fonction sensiblement différente. Il est intéressant de dresser
la liste des pays qui décernent leurs décorations à Trujillo :

1566 Ces distinctions lui sont remises ou décernées respectivement le 27 février 1935, le 30 juin 1939, le
24 septembre 1945, le 6 décembre 1947 et le 14 novembre 1954.
1567 Ces événements ont respectivement lieu les 13 septembre 1935, 10 février 1943 et 13 février 1953.

-748-
LES DÉCORATIONS ÉTRANGÈRES OFFICIELLES
DE TRUJILLO EN 1955
Pays ayant décerné Pays ayant décerné Pays ayant décerné Pays ayant décerné
quatre décorations trois décorations deux décorations une décoration

Espagne Vatican Italie 1929/1955 Pérou 1934


1931/1935 1931/1936/1954
1947/1954 Haïti 1934
Venezuela
1930/1954 Chili 1936
France Cuba
1931/1936 1932/1941/1943 Bolivie 1937
1938/1953 Mexique 1936/1955
Liban 1937

Colombie 1936/1944 Maroc 1940

Paraguay 1943
Équateur 1938/1938
Pays-Bas 1944

Panama 1938/1955 Argentine 1947

Honduras 1949
Chine 1940/1947
Nicaragua 1952

Brésil 1943/1943 Belgique 1955

L'ensemble de ces distinctions permet de mesurer l'ampleur de la reconnaissance


internationale dont peut se prévaloir la dictature. Ajoutons d'ailleurs que les pays
mentionnés ont, presque sans exception, accordé à Trujillo leur plus haute décoration.

- La plupart des pays d'Amérique latine ont publiquement apporté


leur soutien, à un moment ou à un autre, au Benefactor. Trois seuls manquent à l'appel :
le Guatemala, El Salvador et le Costa Rica. Les gouvernements autoritaires de
Machado et Batista à Cuba, J. V. Gómez et Pérez Jiménez au Venezuela, Vargas au
Brésil, Perón en Argentine et Somoza au Nicaragua ont ainsi manifesté leur solidarité
avec Trujillo. Mais le Mexique de Cárdenas et le Chili de Alessandri, ont également
conféré de hautes distinctions au dictateur dominicain. Toutes ces décorations attestent
que, en dépit des nombreuses difficultés rencontrées, le régime a su constamment se
ménager des alliances dans la région.

-749-
- En Europe, les soutiens sont plus limités. Nous ne reviendrons
pas sur la signification politique des gages de reconnaissance donnés par l'Espagne et le
Vatican, que nous avons déjà examinée. L'Italie de Mussolini, soucieuse de trouver des
points d'appui dans les Caraïbes, a fait des avances au Benefactor. Après la guerre, la
République italienne, a ostensiblement manifesté sa gratitude à un régime favorable à
son retour rapide dans le concert des nations.
L'attitude de la France retient particulièrement l'attention. Pour défendre d'abord
ses marchés d'armement, sa position dans les Caraïbes ensuite, elle prodigue des
marques de soutien exceptionnelles. Trujillo est ainsi élevé dans l'ordre de la Légion
d'honneur jusqu'au grade le plus élevé, grand-croix, en 1938, et il reçoit la croix de
guerre avec palmes en 19531568.
On remarquera que la première décoration est décernée et remise à Trujillo alors
que la dictature, durement secouée par le scandale qui fait suite au massacre des
Haïtiens d'octobre 1937, traverse une période très difficile. En choisissant ce moment,
la diplomatie française s'insère dans un jeu de rivalités : tentant de profiter de la réserve
et des hésitations de Washington, elle essaie de reprendre une partie du terrain perdu
dans cette zone1569.
La seconde décoration est normalement réservée aux maréchaux de France et
aux Français tombés au champ d'honneur au cours d'une action héroïque. Or Trujillo est
étranger, sa réputation est douteuse et, surtout, aucune unité dominicaine n'a participé à
la libération de la France en 1944, ni même à la Deuxième Guerre mondiale. Les seuls
faits d'armes qu'on lui connaisse, relèvent de ses actions de répression contre des
citoyens dominicains. En dépit des résistance du protocole, le Quai d'Orsay, harcelé par
les diplomates dominicains, obtient cette distinction extraordinaire pour Trujillo. La
France couronne ainsi celui qui se présente comme le héraut de la croisade anti-
communiste dans les Caraïbes.
L'exemple de la France montre l'importance pour la dictature des décorations
accordées par les puissances étrangères. Les deux décorations françaises, par leur

1568 Elles lui sont remises le 2 août 1938 et le 14 novembre 1953.


1569 Les archives diplomatiques reflètent les pressions qui s'exercent et les hésitations françaises.
Le 10 octobre 1937, une semaine après le massacre, la direction Politique rédige une note : «La nouvelle
de la récente élévation du Président Vincent, de la République voisine d'Haïti, à la Grand Croix de la
Légion d'honneur, a eu pour conséquence immédiate de motiver de nouvelles démarches de la Légation
dominicaine.»
Le 20 novembre 1937, la sous-direction Amérique fait valoir dans une autre note : «Le gouvernement
dominicain sera sans doute amené à accorder à un autre puissance (Italie) les avantages importants
dont le Traité de commerce conclu l'année dernière entre la république Dominicaine et la France, faisait
profiter notre pays.»
Le 27 décembre 1937, le ministre des Affaires étrangères lui-même fait parvenir un message au
représentant diplomatique français à Ciudad Trujillo : «Confidentiel. Il n'apparaît pas opportun, dans les
circonstances actuelles, de donner suite au projet exposé dans votre lettre 42.»
Le 28 avril 1938, la France décerne la Grand Croix de la Légion d'honneur à Trujillo.
Pour tous ces documents : ADMAE, AM-18-40-RD n° 9, respectivement, p. 181, 197 et 212.
-750-
caractère exceptionnel et par la nature du pays qui les offre, valent brevet d'honorabilité
pour Trujillo. Ce n'est pas par hasard si, recevant la croix de guerre, le Benefactor fait
l'éloge du peuple français et exalte :
«… les valeurs de la civilisation qu'il a contribué à forger avec le
sang généreux de ses enfants et avec une inébranlable foi dans les
principes de justice, d'ordre, de liberté et de démocratie1570.»
Le dictature trouve une caution démocratique et, du même coup, compromet
publiquement la France à ses côtés. Car chacun sait que le régime dominicain ne repose
pas sur l'application des principes insolement invoqués ci-dessus. On touche ici à un
aspect essentiel : Trujillo n'est pas l'indigène qui, ignorant de la valeur des choses, se
laisse berner par quelque verroterie, comme on le laisse parfois entendre avec
condescendance; il est bien plutôt le gangster qui veut être photographié avec l'homme
public honorable pour lequel il travaille. Chaque médaille est, pour le dictateur, une
garantie pour un avenir toujours incertain. Trujillo cherche constamment à disposer
d'intruments propres à contrebalancer la dépendance dans laquelle il est tenu.

- Cette dimension politique n'échappe pas aux grandes


puissances. On aura en effet noté l'absence notable, parmi les pays qui décernent leurs
décorations à Trujillo, de la Grande-Bretagne, premier client de la république
Dominicaine, et surtout des États-Unis, dont la domination est indiscutable.
Washington accorde traditionnellement peu de décorations à l'étranger. Il nous
semble cependant très significatif que, même au plus fort de la guerre froide, la
Maison-Blanche refuse de donner des gages officiels et publics à son fidèle serviteur.
Elle a conscience que cela restreindrait sa liberté de manœuvre à l'avenir et entamerait
inutilement son hégémonie dans la région.
Les limites du triomphe de la dictature apparaissent ici, sous une forme
négative.

- Ajoutons que la faiblesse intrinsèque du régime de Ciudad


Trujillo se manifeste également dans le très petit nombre de marques de
reconnaissances obtenues en Asie, en Afrique et en Océanie.

En 1955, les quarante-trois décorations officielles étrangères qui constellent la


poitrine de Trujillo, participent de façon décisive à l'apothéose du régime. Elles ne
sauraient cependant cacher que le sort de la dictature dominicaine continue à ne
dépendre que d'un seul maître.

1570 Discurso pronunciado el 14 de noviembre de 1953, al recibir la condecoración de la Cruz de


Guerra con Palma que le otorgó el Gobierno Francés. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
Acies, p. 38.
-751-
Les décorations étrangères, quand elles n'émanent pas des gouvernements mais
d'associations privées, de municipalités, d'universités, etc., témoignent précisément des
efforts persévérants de la dictature pour surmonter les obstacles dressés devant elle.

- À défaut des distinctions que pourrait lui offrir la Maison-


Blanche, Trujillo cherche à obtenir des témoignages de reconnaissance aux États-Unis.
Ses agents politiques, nombreux et haut placés, usent de toute leur influence.
La médaille de la Société panaméricaine de New-York en 1931, la Présidence
d'honneur du Comité de collecte de fonds pour l'U.S. Infantile Paralysis Foundation en
1938, la décoration de l'Académie internationale américaine de Washington en 1939 et
le diplôme d'honneur de l'Association médicale panaméricaine en 1954, jalonnent le
parcours1571. Trois distinctions marquent le plus haut point atteint. En 1942, aux heures
sombres de la Deuxième Guerre mondiale, le ministre plénipotentiaire nord-américain à
Ciudad Trujillo, Avra Warren, remet au dictateur les insignes de docteur honoris causa
de l'université de Pittsburgh1572. En 1954, le Benefactor est successivement déclaré Fils
adoptif de La Nouvelle-Orléans par le premier magistrat de cette ville, puis il est reçu à
la mairie de Miami où il est fait Citoyen d'honneur de la cité 1573. Ainsi se manifeste aux
États-Unis l'existence et l'influence d'un réseau de soutien à la dictature, dont on mesure
à la fois la réalité et les limites.

- Les distinctions officieuses ou privées, comme la distinction


accordée par l'université de Pittsburgh, jouent souvent le rôle de marques de
reconnaissance atténuées. Elles signalent un réel appui, mais évitent de compromettre
officiellement les gouvernements. Tel est le cas de la médaille de l'Institut ibéro-
américain de Hambourg, décernée en 1935, provocation soigneusement mesurée à
l'égard de Washington1574. Bien souvent, elles préparent ou confirment des signes de
rapprochement plus officiels. Par exemple, la grande plaque d'Honneur et de Mérite de
la Croix-Rouge espagnole, remise par l'ambassadeur d'Espagne en novembre 1952,
annonce le futur voyage à Madrid1575.

1571 Respectivement le 26 décembre 1931, le 27 janvier 1938 et le 15 février 1939,


1572 Nous avons évoqué la portée de cet événement; voir : 1939-1945. Une place retrouvée. On sait que
Avra Warren fut constamment favorable à Trujillo. La cérémonie se déroule à l'université de Saint-
Domingue le 17 août 1942. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 334, rend compte de
l'événement.
1573 Les 14 et 23 octobre 1954.
1574 Cf. 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales.
1575 Elle est remise le 30 novembre 1952. ID., ibid., t. II, p. 225.

-752-
- Dans le même temps, ces distinctions manifestent la capacité de
la dictature à se trouver des complicités politiques à l'étranger. Outre les diplômes nord-
américains mentionnés plus haut, l'un des cas les plus significatifs reste la grand-croix
du Mérite et de la Charité de l'ordre français de la Croix de Sang, remise à Trujillo en
1937. Les connexions du régime dominicain avec des courants de l'extrême-droite
française transparaissent dans l'attribution de cette décoration. On se souvient que le
commandeur général et fondateur de cet ordre est en effet Maurice Hanot, dit d'Hartoy,
également fondateur des Croix de Feu en 1927. Ce personnage, nommé consul
honoraire de la république Dominicaine à Genève, joue un rôle actif au service de
Trujillo, notamment lors de la Conférence d'Évian en 1939. Il est aussi le président du
Comité français des amis de la république Dominicaine, qui publie les œuvres des
laudateurs du Benefactor en France après la Deuxième Guerre mondiale. La dictature
de Trujillo est ainsi donnée en modèle à une frange de l'opinion française1576.

Toutes ces décorations, inlassablement amassées depuis les premiers jours, sont
brandies comme des trophées par le régime au faîte de sa gloire. Elles sont les preuves
de la pérennité de Trujillo et attestent que la dictature, en dépit des vicissitudes, s'est
imposée à l'intérieur et s'est fait reconnaître assez largement à l'extérieur. Après les
années difficiles de la guerre et surtout de l'après-guerre (voir le tableau : Titres et
décorations de Trujillo en 1955, ci-dessus) les distinctions affluent à nouveau, à la
faveur de la guerre froide. Un observateur attentif pourrait néanmoins déceler que le
régime reste prisonnier de sa condition de serviteur et qu'il est à la merci d'un
retournement de la conjoncture, comme nous l'avons noté à plusieurs reprises.

Le faste inégalé déployé par la dictature en 1955 marque à la fois sa volonté de


célébrer son triomphe et son désir d'éloigner le spectre du déclin.

1576 Nous avons déjà évoqué ce personnage et donné quelques références in 1932-1937. Le régime dans
les contradictions mondiales.
Parmi les publications des Amis de la république Dominicaine relevons notamment : GONZÁLEZ
BLANCO, Trujillo ou Comment on relève une nation qui est traduit et préfacé par Maurice (Hanot)
d'Hartoy en 1947 et, Trujillo ou La transfiguration d'un peuple, traduit de l'ouvrage du député franquiste
espagnol FERNÁNDEZ MATO, en 1948.
-753-
• L'ANNÉE DU BENEFACTOR

En effet, il ne suffit pas d'assurer un fonctionnement routinier de l'appareil, ni


même de célébrer la dictature en terres lointaines. L'acceptation et la reconnaissance du
régime, après les glorieuses étapes espagnole et romaine, doivent se manifester au siège
même de la dictature. Les succès économiques et politiques, les tournées triomphales,
la reconnaissance internationale ne prennent sens que s'ils culminent en un cérémonial
grandiose et sans précédent, sur le sol dominicain.

La dictature indique la portée qu'elle entend donner à l'événement, en mettant en


place une campagne de propagande qui, au long des années 1954 et 1955, s'adresse au
"Monde libre" tout entier.
Dressant un bilan triomphal de l'œuvre du régime, des dizaines d'ouvrages
officiels ou para-officiels sont publiés et diffusés. Le Bureau d'échange et de diffusion
culturelle1577, organisme dépendant du secrétariat d'État au Relations extérieures, mène à
bien une tâche immense. Sous la direction de E. Rodríguez Demorizi, il diffuse aux
États-Unis, dans les pays d'Amérique latine, en France, en Espagne, en Grande-
Bretagne, au Vatican et jusqu'au Japon des milliers de livres. Les chefs d'État, les
ministères, les universités, les bibliothèques et les organismes les plus divers sont les
destinataires de ces ouvrages.

- Au premier rang figurent les onze tomes des quatre cent quatre-
vingt-douze discours et messages du Benefactor, révisés avec soin, classés
chronologiquement, complétés par des index et tables des matières et publiés entre
1946 et 1953. Quelques discours, devenus gênants, ont été écartés1578. La dictature
organise ainsi ses archives afin d'entrer dans l'histoire avec sa propre lecture de son
ascension. L'ensemble se présente comme la somme de la pensée du grand homme.

- Ouvrage capital également, les deux gros volumes dus à


Rodríguez Demorizi, historiographe officiel du régime, qui livrent une chronique, au

1577 Créé le 15 juin 1945, cet organisme est placé sous l'autorité du secrétariat d'État aux Relations
extérieures le 1er août 1946.
1578 Le titre officiel est : Discursos, mensajes y proclamas. El pensamiento de un estadista. L'ensemble
des onze volumes représente 3 861 pages. Parmi les discours écartés : celui du 2 octobre 1937 qui
donnait le signal du massacre des Haïtiens.
-754-
jour le jour, de la dictature 1579. Avec une rigueur toute scientifique, l'historien compile
minutieusement la propagande du régime, pour présenter la succession des événements
politiques, les nominations, les réceptions et les cérémonies. Évidemment, tout point de
vue extérieur est écarté. La dictature forge sa chronique qui s'achève à la date du 16 mai
1955, XXVème anniversaire de l'Ère de Trujillo. Tout le passé semble converger vers ce
glorieux couronnement.

- L'ouvrage de Rodríguez Demorizi fait partie d'une collection


officielle, précisément préparée pour faire de l'année 1955 l'apogée de la dictature. Les
dignitaires du régime ont été convoqués pour mettre en lumière les innombrables
victoires du régime. Les plus de sept mille pages des vingt volumes s'ouvrent sur une
anthologie des discours du Benefactor sélectionnée par Balaguer, et se concluent par
une gigantesque bibliographie, confectionnée par Rodríguez Demorizi, qui recense
jusqu'au moindre article de presse à la gloire du Chef. L'ensemble compose une fresque
monumentale qui évoque en détail tant la politique extérieure que l'effort militaire,
l'œuvre éducative, le progrès social ou le développement financier 1580. À vrai dire les
auteurs se répètent, car ils s'abreuvent aux mêmes sources et recopient inlassablement la
propagande du régime. Néanmoins, telle quelle, la collection sert efficacement les
desseins de la dictature en diffusant une image sérieuse, documentée et argumentée, des
réalisations du régime. L'objectif est d'étouffer les critiques sous le poids écrasant de
cette littérature hagiographique.

- À côté de ces ouvrages qui fixent l'image précise que la


dictature entend présenter au monde, d'innombrables publications surgissent, jour après
jour. Les cérémonies grandioses font l'objet d'albums illustrés de photographies
avantageuses et soigneusement retouchées, abondamment distribués à l'étranger 1581.
L'impact des événements mis en scène est ainsi répercuté, décuplé et prolongé pendant
plusieurs années.
Parfois il s'agit de recueils de poèmes en l'honneur du dictateur1582.
1579 Cronología de Trujillo. Les deux volumes comptent 760 pages au total.
1580 La collection s'intitule : La Era de Trujillo. 25 años de historia dominicana. Les 13 ouvrages,
répartis en vingt volumes et 7 076 pages sont les suivants : TRUJILLO MOLINA, El pensamiento vivo de
Trujillo; DÍAZ ORDÓÑEZ, La política exterior de Trujillo; MACHADO BÁEZ, La dominicanización
fronteriza; ÁLVAREZ AYBAR, La política social de Trujillo; PACHECO, La obra educativa de Trujillo;
NANITA, La Era de Trujillo; GARCÍA BONNELLY, Las obras públicas en la Era de Trujillo; R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo; Las obras públicas en la Era de Trujillo; INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana;
SÁNCHEZ, La Universidad de Santo Domingo; VEGA Y PAGÁN, Historia de las Fuerzas Armadas;
HERRERA, Las finanzas de la República Dominicana; R. DEMORIZI, Bibliografía de Trujillo.
1581 Le plus important est certainement : 1956. Álbum de oro de la Feria de la Paz y Confraternidad del
Mundo Libre, édité au Mexique sur 800 pages.
1582 Signalons par exemple : Álbum simbólico: Homenaje de los poetas dominicanos al generalísimo
Doctor Rafael Leonidas Trujillo Molina, Padre de la Patria Nueva, en 25° aniversario de la Era de
Trujillo. 1955.
-755-
Ou bien d'ouvrages qui n'ont pas trouvé place dans la monumentale collection
officielle1583.
Les lois et textes donnant une image progressiste du régime font l'objet
d'opportunes rééditions1584.
Enfin, les articles tirés à part ou édités sous formes de brochures pullulent et
permettent d'assurer une très large diffusion.

Le souci de la dictature de se faire reconnaître maintenant au-delà même du


continent américain est patent. L'énorme campagne de propagande le démontre. La
machinerie est en place, voyons maintenant la pièce qui se joue.

Nous suivrons le développement progressif de la mise en scène fastueuse, afin


d'en mettre en lumière le sens et la portée.

- Dès 1954, les premiers signes clairs apparaissent. Le 31 mars, à


Santiago, la Foire de la paix de Trujillo est inaugurée en présence du dictateur,
«accompagné du Président Trujillo», comme l'indique la chronique du régime qui
réserve un rôle de simple figurant à Héctor, pourtant chef d'État 1585. La veille, dans le
cadre de la commémoration de la victoire de Santiago de 18441586, le généralissime a
reçu l'hommage des militaires, de l'Église et des autorités locales. Il est ainsi présenté
comme le successeur légitime des héros qui, défendant l'indépendance du pays, firent
échec à l'invasion haïtienne. La foire est essentiellement consacrée à exposer les
réalisations du régime en matière d'agriculture et d'élevage, dans cette région
essentiellement vouée à ce type d'activités. Dans le même temps elle célèbre «la paix»
que Trujillo a imposée et qui a permis les succès économiques. Les progrès de la
production servent à justifier le système politique. Car cette «paix de Trujillo», pour
reprendre les termes de l'intitulé officiel de la foire, est bien sûr le résultat d'une lutte
sans merci contre toute velléité d'opposition. L'énorme Monument à la paix de Trujillo,
qui domine une ville jadis jalouse de son indépendance, est là pour le rappeler1587.

1583 Notamment JIMÉNEZ, Biografía de Trujillo et PEÑA BATLLE, Política de Trujillo.


1584 C'est le cas du Código Trujillo del Trabajo, promulgué en 1951.
1585 Pour la présentation de la manifestation, voir : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 264.
1586 Cette bataille s'avéra décisive pour le contrôle du Cibao. Les défenseurs de la ville, assiégée par les
Haïtiens, étaient commandés par l'un des héros de l'indépendance, José María Imbert.
1587 Nous ne pouvons pas dire si la campagne de Franco pour célébrer également, par la suite, ses
“Vingt-cinq années de paix” s'inspire directement de l'exemple dominicain. Aucun historien du
franquisme ne semble connaître l'initiative de Trujillo. Quoi qu'il en soit, la similitude des perspectives et
des slogans montre que les deux généralissimes s'efforçaient de justifier le système dictatorial au nom de
l'essor économique.
-756-
- La campagne est véritablement lancée en mai 1954, avant le
départ du dictateur pour l'Espagne. Avec un an d'avance, le point culminant en est
désigné : le 16 mai 1955 sera solennellement fêté le vingt-cinquième anniversaire de
l'Ère de Trujillo. Aussi une simple fête ne suffit-elle pas : l'année 1955 tout entière est
déclarée “Année du Benefactor”. Tous les documents officiels datés de 1955 porteront
cette mention. Une commission pour la célébration de l'anniversaire de l'Ère est
constituée1588. Elle sera présidée par un homme-clé de l'appareil, Virgilio Álvarez Pina
"Cucho". Longtemps président du Parti dominicain, poste où il avait activement conduit
la chasse contre les militants communistes et ouvriers en 1946 et 1947, puis gouverneur
civil du district de Saint-Domingue, celui-ci est l'un des meilleurs experts du régime en
matière de propagande.
La dictature s'apprête à célébrer avec apparat sa propre pérennité. Les vingt-cinq
années écoulées depuis l'élection du dictateur, sont présentées comme la preuve du
caractère irréversible et radical du changement opéré en 1930. L'opposition, témoin de
temps définitivement révolus, est rejetée dans les limbes.
Il y a cependant quelque chose d'une divine surprise dans ces préparatifs de fête.
Les lois présentées, votées et promulguées jour après jour, règlent minutieusement les
réjouissances. Comme si la dictature, étonnée d'être encore présente dans un
environnement hostile, devait convaincre ses amis de se mobiliser et dissuader ses
ennemis de l'agresser.

- Mais il n'y a pas de commémoration qui ne soit qu'un rappel du


passé et n'exprime un contenu politique de l'heure. Dès son retour d'Espagne, en août
1954, alors qu'il s'apprête à quitter Miami à destination de la république Dominicaine,
Trujillo déclare au sujet de l'ONU que :
«… dans la majorité, sinon dans la totalité, des agences de ce
centre règne l'idéologie communiste et qu'il n'est pas très utile que des
personnes opposées à la doctrine subversive du communisme participent
à ses sessions1589.»
La dictature choisit de célébrer son apothéose sur le terrain qu'elle connaît le
mieux, celui d'un anticommunisme virulent et entêté. La critique de l'ONU, jadis
voilée1590, prend maintenant la forme d'une dénonciation sans nuances. En fait, Trujillo
tente de toutes ses forces de freiner le cours des événements.

1588 La loi qui déclare l'année 1955, “Année du Benefactor” et fixe au 16 mai la célébration du vingt-
cinquième anniversaire de l'Ère de Trujillo est votée par les deux Chambres le 13 mai 1954 et
promulguée le 15. La Commission pour la célébration du vingt-cinquième anniversaire est nommée par
une loi du 17 du même mois.
1589 Déclarations au Centre d'Information de la république Dominicaine du 11 août 1954. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 285.
1590 Nous avons évoqué cet aspect supra : cf. La revanche et Le débarquement de Luperón

-757-
Le dictateur sait que tout rapprochement entre les deux Grands, restreint ses
perspectives et constitue une menace pour l'avenir de la dictature. Or, après la mort de
Staline et l'armistice de Pan-Mun-Jon qui a mis fin à la guerre de Corée, le dégel des
relations entre Washington et Moscou s'est amorcé. Le régime dominicain s'inscrit donc
naturellement dans le camp de ceux qui sont hostiles à l'évolution qui se dessine et
souhaitent un renforcement de la guerre froide. Ce n'est certainement pas un hasard si le
Benefactor décide de dénigrer l'ONU sur le territoire des États-Unis, plus précisément à
Miami, ville où il a tissé de solides liens politiques et dispose d'efficaces instruments de
propagande1591.

Trujillo cherche ainsi à s'insérer activement dans le débat impérial où se joue sa


destinée. L'ONU, lieu permanent de négociations entre les dirigeants nord-américains et
soviétiques, est source de danger pour son régime. Aussi n'a-t-il de cesse de mettre en
garde Washington contre les manœuvres de Moscou, toujours accusée de vouloir
diviser le camp occidental et de saper l'autorité des États-Unis en Amérique latine. Dès
le lendemain de son arrivée à Ciudad Trujillo, soit quatre jours après les déclarations de
Miami, le dictateur fait un discours indiquant :
«La Russie s'est engagée dans une campagne aux Nations Unies
pour éloigner l'Amérique latine des États-Unis, en présentant “comme
appât” l'admission de l'Espagne1592.»
Le dictateur fait ainsi d'une pierre deux coups : il reproche indirectement à la
Maison-Blanche de ne pas encore avoir admis l'Espagne au sein de l'ONU 1593, et,
surtout, il conjure Washington de rétablir la discipline sur le continent américain.
Au seuil de l'année triomphale, Trujillo préconise la confrontation des blocs et
un repli des États-Unis sur l'Occident, plus singulièrement sur le continent américain.

- Rien de plus faux donc que de penser qu'en célébrant l'Année


du Benefactor, la dictature oublie le monde qui l'entoure.
Les manifestations sont d'abord tournées vers l'extérieur, en particulier vers
Washington. Fait significatif, trop souvent négligé, les formes précises du triomphe
commencent à être définies à l'occasion d'une tournée de Trujillo aux États-Unis.
Pendant un mois, de la fin septembre aux derniers jours d'octobre 1954, le dictateur se
rend à Washington, New-York, La Nouvelle-Orléans, Jacksonville et Miami 1594. Dès son

1591 Rappelons que le Miami Herald, qui bénéficie de fonds de la dictature, est tout dévoué à Trujillo.
1592 Propos rapportés et diffusés aux États-Unis par le Centre d'informations de la république
Dominicaine de New-York. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 286.
1593 L'admission se fera l'année suivante.
1594 Trujillo visite les États-Unis du 25 septembre au 25 octobre 1954.

-758-
arrivée et pendant tout son séjour, il multiplie les déclarations politiques qui sonnent
comme autant d'avertissements, et se pose en stratège international.
Ainsi affirme-t-il depuis Washington :
«Fondamentalement l'Union Soviétique et ses alliés communistes
sont nos ennemis, toujours prêts à saper les fondements démocratiques
du monde libre et à nous séparer les uns des autres, en appliquant
l'infâme principe : diviser pour régner1595.»
Il conclut en proposant la constitution d'une organisation des “Nations Unies
pour la Paix” qui regrouperait exclusivement les pays du “Monde libre”.
Deux jours plus tard1596, le dictateur annonce la tenue à Ciudad Trujillo, en mai
1955, pour le vingt-cinquième anniversaire du régime, d'une “Foire panaméricaine du
Monde libre”. Il précise immédiatement que de nombreuses grandes entreprises nord-
américaines y participeront.
Les perspectives sont ainsi fixées. La dictature, franchissant un pas
supplémentaire, s'oppose ouvertement à l'existence même de l'ONU et préconise un
rassemblement des pays occidentaux sous la houlette de Washington. Le maître mot de
ce regroupement est “la paix”, ce qui, par contraste, désigne les pays au-delà du rideau
de fer comme des fauteurs de guerre.
La manifestation qui doit coincider avec le vingt-cinquième anniversaire de
l'Ère, vise donc à faire apparaître la “paix de Trujillo”, c'est-à-dire le régime dictatorial,
comme indissociable de la “paix du monde libre”. De plus, en choisissant de célébrer
l'événement par une foire-exposition, Trujillo met en avant le développement
économique et se présente comme un homme de progrès aux yeux des milieux
financiers des États-Unis. Il fait d'ailleurs explicitement appel aux firmes nord-
américaines pour le succès de la manifestation.

- Tout le voyage aux États-Unis est consacré à la préparation


politique de l'événement, sur ces axes.
Les rencontres avec des hommes politiques importants, tels les gouverneurs du
NewJersey et de Louisiane ou les maires de La Nouvelle-Orléans et de Jacksonville
(Floride), sont largement commentées par la propagande du régime 1597. Les
congratulations échangées, voire les distinctions reçues, permettent d'afficher les liens
de la dictature avec les cercles dirigeants nord-américains.

1595 Déclarations à la presse du 27 septembre 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 299.
1596 Le 29 septembre 1954 à New-York.
1597 Il rencontre George F. Kennon et Francis Cherra, respectivement gouverneurs de Louisiane et du
New-Jersey, le 16 octobre 1954. De Lesseps Morrison, maire de La Nouvelle-Orléans l'accueille le 14
octobre, et Hayden Burns, premier magistrat de Jacksonville offre une réception en son honneur le 18 de
ce même mois. Rappelons qu'il est déclaré Fils adoptif de La Nouvelle-Orléans le 15 octobre et Citoyen
d'honneur de Miami, le 21.
-759-
Parallèlement Trujillo se montre en compagnie des hommes d'affaires. Tantôt il
s'agit de la Jeune Chambre économique de La Nouvelle-Orléans, tantôt du président de
la Dominican Fruit Co., filiale de la United Fruit 1598. Les éloges adressés par les
représentants du capital au régime dominicain sont soigneusement mis en exergue. Un
groupe de chefs d'entreprises nord-américains de Louisiane, de Floride et de
Washington suit même le Benefactor lors de son retour en république Dominicaine et
est reçu avec tous les égards à Ciudad Trujillo.
Dans le même temps, le dictateur offre ses services à la sous-commission de la
Chambre des représentants qui enquête sur la menace communiste en Amérique
latine1599.
Au milieu de ces diverses manifestations, le 21 octobre 1954, est officiellement
annoncée la tenue en 1955 de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre à
Ciudad Trujillo.
Le point culminant de l'Ère est ainsi définitivement désigné. Pendant un an, tous
les efforts de la dictature vont se concentrer sur cet objectif.

- Bien évidemment, la campagne se traduit d'abord par une


exaltation frénétique du Benefactor. Le 24 octobre 1954, répondant aux vœux des
organisations corporatives -Confédération des enseignants universitaires, Confédération
des travailleurs dominicains, Confédération du patronat, Chambres de commerce,
Rotary Clubs et organisation étudiante 1600- Álvarez Pina, au nom de la Commission du
vingt-cinquième anniversaire appelle à la mobilisation de tout le pays pour l'érection
dans la capitale d'un monument à la gloire de Trujillo. Le signal d'un engagement
exceptionnel de l'appareil du régime est donné.
Une semaine plus tard, le 31 octobre, le Congrès des enseignants universitaires,
véritable ordre corporatif nouvellement créé, propose que Trujillo reçoive du Congrès
le titre de Père de la Nouvelle Patrie.
Sans attendre, les 17 et 18 novembre, la Chambre des députés puis le Sénat le
proclament "Authentique et Généreux Porte-drapeau de la Paix Universelle", le
consacrant champion de l'anticommunisme et militant résolu de l'ordre impérial.
Enfin, la mesure de l'ambition de la dictature est donnée, quand on apprend que
le conseil administratif de Saint-Domingue s'apprête à contracter un énorme emprunt de

1598 Les deux premières rencontres ont respectivement lieu les 14 et 24 octobre 1954. Quant aux chefs
d'entreprises, ils arrivent le 30 octobre dans la capitale dominicaine et sont invités par Trujillo à un dîner
au Palais national le 1er novembre.
1599 Dans des déclarations qu'il fait à Washington, le 12 octobre 1954, le dictateur affirme que les
renseignements dominicains ont réuni des preuves de la pénétration communiste en Amérique Centrale et
déclare qu'il remet les documents confidentiels. Jacobo Arbenz, renversé quelques mois plus tôt au
Guatemala et le gouvernement de Figueres au Costa Rica, sont implicitement désignés.
1600 Significativement, toutes ces organisations ont été réunies au siège du Parti dominicain.
L'événement a lieu le 29 août 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 289.
-760-
deux millions et demi de pesos, pour financer les travaux publics de l'Année du
Benefactor. La somme sera consacrée à la voirie de la capitale, qui doit fournir un cadre
digne de ces festivités exceptionnelles, ainsi qu'à la construction d'un édifice luxueux
pour le Conseil administratif1601.
Le même jour sont décidées la publication et la diffusion à l'étranger d'un demi
million de prospectus illustrés, afin d'annoncer la Foire de la paix et de la confraternité
du Monde libre.
Dès le 16 décembre 1954, la construction des premiers pavillons de la foire-
exposition commence. Les travaux sont menés tambour battant.
Un élan qui se veut gigantesque est donné afin de porter la dictature à son
zénith.

Les derniers jours de 1954 et toute l'année 1955, Année du Benefactor, sont une
marche triomphale ininterrompue qui se conclut par l'ouverture fastueuse de la Foire de
la paix et de la confraternité du Monde libre, repoussée au mois de décembre.

La campagne se déploie de façon combinée dans plusieurs directions :


mobilisation extraordinaire du pays tout entier, affirmation spectaculaire des liens avec
les États-Unis et exploitation de l'alliance conclue avec Madrid et le Vatican. Ces
différents aspects, bien que distincts, se nourrissent les uns les autres.

- Les douze mois qui précèdent la foire-exposition de décembre


1955, semblent n'être qu'une longue ovation, minutieusement réglée. Jour après jour,
les associations et corps constitués dominicains tressent des couronnes de lauriers au
dictateur. On invente fiévreusement de nouvelles décorations comme le grand collier de
la Patrie qui lui est décerné par les deux Chambres, les 9 et 10 avril 1955.
De toutes les provinces du pays, les distinctions pleuvent sur les membres de sa
famille. Les municipalités leur consacrent des rues et des places, on érige fiévreusement
des bustes de sa mère, de son épouse et de ses enfants.
D'un bout à l'autre du territoire national, on inaugure des routes, des ponts, des
canaux d'irrigations, des églises et on dévoile des statues du Benefactor. Ce sont autant
d'occasions de rassembler les foules, des enfants des écoles aux adultes organisés par
corporations, afin d'écouter les orateurs qui font assaut de panégyriques.

De grandioses manifestations ponctuent la marche triomphale.

1601 La motion, proposée le 25 novembre 1954, est définitivement adoptée dès le 1er décembre.

-761-
Le 30 mars 1955, pour l'anniversaire de la victoire de Santiago remportée contre
les Haïtiens, une gigantesque "Apothéose de la Paix et du Progrès", telle est la
terminologie officielle, est organisée en son honneur dans cette ville. Deux cent mille
personnes, soit bien plus que la population totale de la cité, sont réunies afin de
l'acclamer.

Le 14 mai 1955, le président Héctor Trujillo annonce le début des six jours de
réjouissances destinés à marquer le vingt-cinquième anniversaire de l'Ère de Trujillo.
En présence d'une foule de deux cents mille Dominicains réunis dans un parc de la
capitale, le Benefactor reçoit officiellement le titre de Père de la Nouvelle Patrie. Il est
ainsi implicitement déclaré l'égal des Pères de la Patrie, Duarte, Sánchez et Mella, et
l'avènement de la dictature est comparé à la proclamation de l'indépendance. Afin que
les images fusionnent parfaitement, Trujillo prononce un discours d'hommage aux trois
fondateurs de la République. Comme nous l'avons vu, la Vierge de la Altagracia, qui
fait une entrée solennelle dans la capitale, est décorée par le dictateur de l'ordre de
Duarte, Sánchez et Mella et de l'ordre de Trujillo 1602. Dans un extraordinaire élan
syncrétique, le dictateur apparaît comme la vivante réincarnation des héros de
l'Indépendance et de l'esprit divin qui protège la République.

- Cette concentration du pouvoir dans la personne du seul


dictateur est si poussée, que le président en exercice, pourtant frère du généralissime,
fait figure de pâle doublure. Il n'y a de légitimité qui n'émane pas de Trujillo lui-même.
Pourtant le pouvoir, même absolu, a besoin d'avenir. L'autorité ne s'accommode pas du
provisoire.

Aussi les descendants directs du Benefactor, sont-ils associés à la gloire de leur


père.

"Ramfis", le fils aîné, d'abord. Une curieuse campagne est en effet lancée par
Trujillo lui-même, quelques jours après son retour d'Espagne, en août 1954. Dans des
déclarations à la presse, il annonce qu'une nouvelle réforme constitutionnelle est à
l'étude et déclare qu'il souhaite connaître l'opinion générale sur l'opportunité de créer un
poste de vice-président de la République1603. Le dictateur évite de rappeler que lui-même
avait fait supprimer cette fonction, afin de régner seul après son élection de 1942.
Même si chacun est réduit aux conjectures quant aux intentions réelles de Trujillo,
l'appareil comprend parfaitement l'injonction qui lui est donnée. Les articles se

1602 Cf. 1947-1955. Une Église courtisane.


1603 El Caribe du 25 août 1954.

-762-
succèdent, justifiant de mille et une manières la nécessité de réintroduire la vice-
présidence. Avec des hauts et des bas, la campagne se poursuit. Un an plus tard, El
Caribe relance la mobilisation en ouvrant une enquête auprès de ses lecteurs. Deux
jours passent et Trujillo lui-même répond en indiquant que le vice-président devra
également être secrétaire d'État à la Guerre, en raison des problèmes de succession 1604.
Peu à peu, le sens de l'opération se fait jour : il s'agit de préparer l'accession de
"Ramfis" aux sommets du pouvoir. En raison du peu de confiance qu'il place dans les
capacités de son fils -sentiment justifié semble-t-il-, le dictateur envisage de ne lui
confier les rênes que progressivement, en le plaçant sous tutelle. Le complément
indispensable de cette réforme est bientôt dévoilé : l'âge d'éligibilité du président serait
ramené de trente à vingt-cinq ans. En effet "Ramfis" n'aura que vingt-sept ans lors des
prochaines élections de mai 1957. Le 1 er décembre 1955, à quelques jours de
l'ouverture de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre, la Constitution
est amendée dans les formes légales, après le spectacle de la “consultation
démocratique” qui a été offert au monde. La voie semble libre pour l'héritier légitime
du Benefactor.

Des cérémonies fastueuses confirment la tendance de la dictature à se définir


comme un régime dynastique. Un événement des plus symboliques est la remise des
clés de la capitale à la fille du Benefactor, "Angelita", désignée reine de la foire.
L'apparat des cours européennes est imité jusque dans le détail. À l'occasion de la Fête
nationale du 16 août 1955, anniversaire de la Restauration de l'indépendance, la fille du
dictateur arrive par mer à Ciudad Trujillo. Les bâtiments de la marine dominicaine
escortent le yacht Presidente Trujillo et les appareils de l'armée de l'air le survolent. À
terre, une suite de demoiselles d'honneur entoure la future reine pendant toute la
cérémonie. La propagande se plaît à détailler la richesse des brocards et des bijoux et
annonce que l'éblouissante robe à traîne d'"Angelita", commandée à Rome, a coûté, à
elle seule, quatre-vingt mille dollars.

- D'une façon générale, le luxe s'étale, afin de montrer la richesse


accumulée par le dictateur et ses proches. Les maisons parisiennes les plus prestigieuses
viennent exposer leurs collections dans les établissements de la capitale dominicaine
réservés aux dignitaires du régime et à la haute société internationale. Une présentation
des modèles de Christian Dior est organisée. Rodolphe Gerder, joaillier rue de la Paix,
se déplace personnellement et expose un ensemble de bijoux évalué à un million de
pesos1605. Les dignitaires du régime aspirent à montrer aux membres de la haute société
internationale, en particulier aux millionnaires nord-américains, qu'ils sont des leurs.
1604 El Caribe du 2 et du 4 août 1955. Trujillo ne fait que revenir au texte constitutionnel traditionnel, en
vigueur quand il avait pris le pouvoir en 1930.
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- La presse publie régulièrement les déclarations émanant des
milieux financiers internationaux, au premier rang desquels les banques nord-
américaines, qui louent la politique économique suivie par la dictature et soulignent ses
excellents résultats. Le pays est présenté comme un modèle de progrès et de modernité.
Ainsi La Nación du 10 décembre 1954 reproduit un article du New-York Times
déclarant que «la république Dominicaine a dépensé environ 233 millions de dollars
pendant le dernier quart de siècle en travaux publics et afin d'améliorer les services
existants». Le 22 du même mois El Caribe publie un rapport de la Chase National Bank
présentant un bilan flatteur de l'économie dominicaine.
Les liens avec les milieux d'affaires nord-américains, loin d'être dissimulés, sont
affichés avec ostentation. Ils sont la preuve que la dictature n'est pas un corps étranger
sur le continent, comme le prétendent ses adversaires, mais qu'elle fait partie de la
famille. Le politique et l'idéologie se mêlent donc naturellement à l'économie. Lorsque
les dirigeants nord-américains des Chantiers navals dominicains Gibbs, entreprise à
capitaux en provenance des États-Unis, invitent le Benefactor à une réception pour
fêter leur installation en république Dominicaine, ce dernier s'écrie dans un discours
improvisé :
«Vous devez avoir entendu dire qu'ici, en république
Dominicaine, il y a un dictateur, mais il s'agit là d'un titre que me
donnèrent les communistes quand je les rendis incapables de nous
conquérir par les armes ou au moyen de la guerre froide.1606»

- Les agents politiques de Trujillo aux États-Unis multiplient les


déclarations exaltant le dictateur et sa politique. Dans le même temps, ils condamnent
les secteurs nord-américains critiques à l'égard de la dictature, les accusant de pactiser
avec le communisme international1607. En effet, nombre de publications nord-
américaines, Time et Life en particulier, critiquent le régime et mettent en cause le
soutien dont il bénéficie aux États-Unis. Ces deux revues sont d'ailleurs interdites en
république Dominicaine à plusieurs reprises. Une furieuse bataille, révélatrice des
hésitations du moment de la politique internationale nord-américaine, se déroule ainsi,

1605 Le défilé de mode a lieu au night-club de La Voz Dominicana le 5 décembre 1954 et la collection de
Gerder est exposée à l'hôtel Jaragua, le 13 du même mois.
1606 Il est intéressant de noter que Gibbs avait reçu Trujillo dans sa propriété de Floride en octobre
1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 302 et 335.
1607 Un bon exemple, parmi d'autres, en est fourni par les déclarations du journaliste nord-américain
P. Huss, que publie El Caribe le 11 janvier 1955 : «Les communistes, qui forment le noyau central des
ennemis de Trujillo, le combattent dans certains secteurs des États-Unis; mais moi j'ai invité ceux qui
écoutent cette propagande à faire ce que je fais personnellement : venir avec ma femme Marianne et mes
filles Marianne et Jacqueline, âgées de huit et quatre ans respectivement, dans ce pays enchanteur pour
jouir de ses charmes.»
-764-
par articles interposés. Les manifestations de l'Année du Benefactor, qui célèbrent les
succès de la dictature, sont conçues pour peser dans ce débat où se joue l'avenir du
régime.
La propagande dominicaine diffuse les dithyrambes de ses zélateurs et leurs
imprécations contre les adversaires de Trujillo. Mais cela ne suffit pas. Aussi, les agents
politiques du dictateur sont-ils invités en république Dominicaine où ils participent aux
côtés du généralissime à des cérémonies et fêtes au cours desquelles est fustigée la
menace communiste. Le maire de Jacksonville (Floride), bientôt rejoint par celui
d'Oakland (Californie), sont reçus en décembre 1954. Celui de Miami assiste aux
cérémonies du 30 mars à Santiago. Le Benefactor recueille ainsi les fruits de son
voyage d'octobre 1954.
D'autres hommes politiques influents, proches de la dictature, sont également
accueillis ostensiblement. Tel est le cas de l'ex-ambassadeur des États-Unis au Brésil,
William D. Pawley, qui avait largement contribué à la chute de Braden en 1946-1947,
ou de William Robert Poague, représentant du Texas au Congrès 1608. Cette dernière
visite est particulièrement importante car Poague, zélé défenseur de la dictature 1609, est
accompagné des membres de la commission agricole de la Chambre des représentants.
La dictature, qui a besoin d'accéder au marché nord-américain pour écouler sa
production agricole, principale source de revenus, multiplie les banquets et réceptions
pour séduire les parlementaires nord-américains.

Toutes ces déclarations et visites ont donc une fonction à la fois politique et
propagandiste. D'une part, elles servent d'instruments pour intervenir activement aux
États-Unis. D'autre part, elles démontrent publiquement que, loin d'être isolé, le régime
dispose d'un réseau d'appuis politiques importants au cœur de l'empire.

- Les forces armées nord-américaines manifestent activement leur


amitié pour le régime qui leur réserve une place d'honneur. En décembre 1954, le
général Reuben Hood, commandant de l'US Air Force pour les Caraïbes, est reçu avec
tous les honneurs. En janvier 1955, une mission conduite par le général Robert W.
Douglass de l'armée de l'air nord-américaine, accompagné du général Leonard B.
Crosswell du corps des Marines, est solennellement accueillie. Quelques jours plus
tard, le dictateur reçoit le général de corps d'armée Arthur Gilbert Trudeau1610.
1608 Hayden Burns, maire de Jacksonville arrive à Ciudad Trujillo le 7 décembre 1954 et Clifford E.
Rischeld, premier magistrat de Oakland, le lendemain. Abe Aronovitz, maire de Miami, séjourne à
Santiago les 29 et 30 mars 1955. Pawley est l'invité d'honneur d'un dîner offert le 2 avril 1955.
1609 Il déclare notamment : «Aucun homme, ni ici ni aux États-Unis, n'a fait davantage pour les bonnes
relations entre les deux pays, que le Généralissime Trujillo.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 336.
1610 Le général Hood arrive le 8 novembre 1954 à Ciudad Trujillo. La mission militaire se présente le 6
janvier 1955. Le général Trudeau est reçu au Palais national le 26 du même mois.
-765-
Bientôt les signaux se font encore plus clairs : le cuirassé New-Jersey arrive à
Ciudad Trujillo en février 1955. Moins de deux semaines plus tard, à la veille des
cérémonies qui marquent l'anniversaire de l'Indépendance, sept frégates de l'US Navy
mouillent devant la capitale. La flotte précède de quelques jours la venue du vice-
président Nixon. Par la suite, les arrivées de navires se font encore plus nombreuses :
cinq frégates et deux sous-marins, suivis une semaine plus tard d'une flottille de huit
frégates se présentent en mars 1955. Dans le même temps le contre-amiral Carl F. Espe,
chef des services de renseignements navals nord-américains, effectue un séjour en
république Dominicaine1611.

Cette dernière visite confirme que les intenses mouvements de navires nord-
américains correspondent à la mise au point de plans stratégiques. La république
Dominicaine est considérée par l'US Air Force et, plus encore, par l'US Navy, comme
une pièce importante dans le dispositif militaire impérial.
D'ailleurs les missions se poursuivront pendant toute l'année du Benefactor.

- Le point culminant de la campagne de rapprochement avec les


États-Unis est la visite du vice-président Richard Nixon à Ciudad Trujillo, du 1 er au 3
mars 1955. Pendant les trente-et-un ans de la dictature, aucun autre personnage officiel
nord-américain de rang équivalent ne se rend en république Dominicaine.
Nixon assiste à une revue navale que la marine dominicaine donne en son
honneur. L'opinion internationale semble invitée à mesurer le chemin parcouru depuis
l'immédiat après-guerre, lorsque la république Dominicaine bravait l'embargo nord-
américain pour acheter ses premières unités modernes.
Le vice-président nord-américain est fait docteur honoris causa, de la faculté de
droit de l'université de Saint-Domingue. Souvenir du seul titre para-officiel accordé à
Trujillo aux États-Unis1612 ? Sans doute. Une certitude : en recevant cette distinction,
Nixon reconnaît la dictature comme un régime de progrès intellectuel.
D'ailleurs, le combat commun pour le développement et contre l'influence
communiste est célébré dans les discours officiels. La dictature se pose en meilleur allié
de la Maison-Blanche sur le continent américain.
La propagande reproduit les déclarations de Nixon, favorables aux plans
d'immigration de Trujillo et les présente comme une approbation des progrès
économiques et démographiques dominicains.

1611 Trujillo se rend à bord du cuirassé New-Jersey le 14 février. Les sept frégates mouillent devant
Ciudad Trujillo le 26 du même mois. Quant aux deux dernières flottilles, elles arrivent les 5 et 12 mars
1955. Le contre-amiral Espe se rend dans la capitale dominicaine le 10 mars.
1612 On se souvient que le Benefactor reçut le titre de docteur honoris causa de l'université de Pittsburgh
en 1942.
-766-
Enfin, le vice-président nord-américain est invité à visiter la centrale sucrière
Río Haina, propriété du dictateur, présentée comme la plus grande du monde. Ainsi est
rappelé le contentieux qui continue à opposer Ciudad Trujillo à Washington au sujet du
quota sucrier accordé à Cuba et refusé à la république Dominicaine.
Sous les protestations d'amitié, les tensions affleurent.

- Parallèlement à cette affirmation publique des liens avec les


États-Unis, la dictature poursuit, sur un mode mineur, son rapprochement avec Madrid.
À la fin de l'année 1954 le navire-école de la marine espagnole, Juan Sebastián
Elcano, est reçu à Ciudad Trujillo1613. Les fêtes succèdent aux réceptions, à bord comme
à terre, tant à l'initiative des autorités dominicaines que de l'ambassade d'Espagne.
Mais surtout, la propagande célèbre les arrivées des immigrants espagnols et
leur installation dans le pays, à partir des premiers jours de l'année 1955. Les progrès
économiques et "l'amélioration de la race" sont présentés comme assurés, nous l'avons
vu1614.

- L'Église participe constamment à la marche triomphale de la


dictature. Dès le mois de septembre 1954, la dictature a promulgué la loi d'application
du Concordat signé à Rome. L'Église se voit reconnaître des biens considérables, une
place politique éminente et le divorce entre époux catholiques est rendu impossible.
Aussi, le nonce apostolique, Salvatore Siino, nommé à Ciudad Trujillo un an
plus tôt pour préparer le Concordat 1615, collabore-t-il sans réticence, multipliant les
cérémonies religieuses qui consacrent la ligne politique du régime. Ainsi, le 8 décembre
1954, il célèbre une messe en plein air dans un parc de la capitale afin de couronner la
“Sainte Croisade contre le Communisme” conduite par la dictature. Le Benefactor et
son frère assistent à l'office religieux en présence de quarante-cinq mille personnes,
réunies pour les acclamer.
Le 9 août 1955, le nonce marie enfin religieusement Trujillo et la Première
Dame. Près de vingt ans après le mariage civil, l'Église accepte de fermer les yeux sur
les divorces des deux époux et la naissance hors mariage de "Ramfis".
Le sommet est atteint avec les grandioses cérémonies à la Vierge de la
Altagracia pour le vingt-cinquième anniversaire de l'Ère et la construction de la
basilique de Higüey au cours de l'année 1955. Nous ne revenons pas sur ces
événements déjà évoqués1616.

1613 Il arrive le 12 décembre 1954.


1614 Voir 1947-1955. L'immigration.
1615 Le nonce avait présenté ses lettres de créance le 23 décembre 1953. La loi d'application du
Concordat est promulguée le 20 septembre 1954.
1616 Voir 1947-1955. Une Église courtisane.

-767-
La dictature jette toutes ses forces pour l'achèvement des travaux qui, en
quelques mois, et parfois quelques semaines, doivent permettre d'ouvrir la Foire de la
paix et de la confraternité du Monde libre.
Le dictateur se rend une dernière fois aux États-Unis en novembre 1955. Il visite
les meilleurs élevages du Kansas afin d'y trouver les animaux de concours et les
reproducteurs sélectionnés qu'il souhaite acquérir et présenter.

Enfin, le 20 décembre 1955 la foire-exposition est inaugurée.

La dictature a obtenu la participation de quarante-deux pays, de la Chine


nationaliste à la France et des États-Unis à l'Indonésie, ce qui est incontestablement un
remarquable succès politique pour un régime souvent considéré comme peu
fréquentable.
Il est vrai cependant que, jusqu'à la dernière minute, les réticences se sont
manifestées. Le terrain réservé à Cuba, reste encore vide au moment de l'inauguration.
Quant aux États-Unis, ils ne se sont décidés à creuser les fondations de leur pavillon
qu'en novembre. L'exposition qu'ils présentent, consacrée à l'utilisation pacifique de
l'énergie atomique -il s'agit du programme “Atomes pour la paix”-, est certes
prestigieuse, mais elle semble ambiguë à certains dignitaires trujillistes qui craignent
d'y voir le signe d'un réchauffement des relations avec Moscou. Le Benefactor lui-
même exprime ouvertement son inquiétude au sujet du dialogue qui semble se nouer
entre les deux Grands et déclare à la presse :
«Confirmant mes précédentes prédictions quant aux contre-
propositions russes, Moscou agit maintenant conformément à ses
habitudes en essayant de tuer au moyen de “bienfaits” le Plan de
Eisenhower d' Atomes pour la Paix1617.»
L'avenir démontrera que ses craintes d'une détente entre les deux blocs, sont
bien fondées.

Le régime a investi trente millions de dollars, près du tiers du budget annuel du


pays. Une vaste zone jouxtant la capitale a été aménagée de toutes pièces. À l'entrée, un
énorme globe terrestre, centré sur le méridien de la république Dominicaine, proclame
symboliquement l'intention de la dictature d'occuper une place d'honneur dans le

1617 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 299

-768-
concert international1618. Immédiatement derrière la sphère, un obélisque de béton porte
cinq grandes étoiles, allusion transparente aux insignes de généralissime de Trujillo.
Plus loin se dresse la statue monumentale -elle mesure plus de huit mètres- d'un athlète
à la puissante musculature portant un globe terrestre et une colombe prête à s'envoler.
L'allégorie est censée représenter le Monde libre, triomphant et répandant sur toute la
terre les bienfaits du système capitaliste. La vaste allée centrale a d'ailleurs été baptisée
avenue de la Paix. Une grande église consacrée à saint Raphaël -nouvelle référence au
dictateur- et à saint Eugène a été érigée en quelques mois. Offerte au Saint-Siège, elle
fait office de pavillon national. Enfin une grande statue de bronze représente le
Benefactor et Pére de la Nouvelle Patrie lui-même.
La mise en scène réunit ainsi, sous l'égide du dictateur, tous les éléments
concourant à l'image que le régime veut donner de lui-même.

Les travaux, encore inachevés, sont impressionnants. La construction du grand


et luxueux hôtel Embajador a été particulièrement spectaculaire. Le dictateur avait
annoncé l'édification de cet établissement de trois cents chambres, pour une somme de
plus de cinq millions de pesos, neuf mois plus tôt seulement. Il s'agit en effet
d'accueillir fastueusement des milliers de visiteurs. Sur la terrasse de l'hôtel, dominant
toute la foire, se trouvent les appartements personnels du généralissime.
Le théâtre à l'air libre Agua Luz -Eau et Lumière- doit achever d'éblouir les
visiteurs. Trujillo, émerveillé par les fontaines lumineuses de Barcelone qu'il a
contemplées l'année précédente, a fait installer des jeux d'eaux analogues qui servent de
décor à des spectacles d'apparat. Ce théâtre est en particulier le cadre du couronnement
d'"Angelita", nouveau rituel fastueux.

Après la cérémonie d'ouverture, dans un discours de présentation de la foire,


Trujillo déclare :
«Ceci est la synthèse des acquis patriotique de l'Ère que la
gratitude nationale a baptisé de mon nom. Voici, matérialisé
objectivement à travers chacune des expositions de cette Foire, le cycle
que j'ai conduit et qu'aujourd'hui je soumets, vingt-cinq ans plus tard, au
jugement du peuple qui m'a confié son destin en 1930 […] Cette œuvre
est ma seule couronne, et c'est avec elle que je comparais aujourd'hui
devant l'histoire1619.»

1618 Le lecteur pourra se reporter à : 1956. Álbum de oro de la Feria de la Paz y Confraternidad del
Mundo Libre. De très nombreuses illustrations photographiques présentent les divers aspects de la foire.
Ajoutons que certains édifices et monuments sont encore debout aujourd'hui.
1619 CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura…, p. 306, reproduit le discours. Il n'en donne pas la
date exacte.
-769-
La Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre se veut l'emblème d'un
régime qui expose ses réalisations et revendique son droit à l'existence. La dictature
présente son bilan aux grandes nations comme pour leur montrer patte blanche.

Les progrès de la production nationale sont à l'honneur.


L'agriculture est au premier rang, avec la Foire au bétail internationale. Ses
enclos rayonnent autour de l'arène centrale dans les tribunes de laquelle cinq mille
spectateurs peuvent prendre place lors des présentations et concours. Les vaches et
taureaux de Trujillo remportent évidemment les premiers prix.
De grands tableaux énumèrent avec minutie les progrès accomplis. On y
apprend, province par province et au centime près, que les investissements dans
l'irrigation du pays depuis 1930 avoisinent les dix-sept millions de pesos.
Les succès des industries sucrière, mécanique et minière sont également mis en
avant. Les statistiques accompagnant pièces et objets exposés sont vertigineuses.

Le régime a également le souci de se doter d'une image honorable.


La culture bénéficie d'une présentation particulière grâce à la Foire
ibéroaméricaine du livre, placée sous le patronage de María Martínez de Trujillo,
l'épouse du dictateur1620. Le Benefactor, dans son discours inaugural, reprenant l'un de
ses mots d'ordre favoris, proclame avec emphase : «“Agriculture et culture”, ont été
ma devise depuis que j'ai assumé la conduite de notre destin national1621.»

Le paternalisme et le corporatisme sont omniprésents.


L'assainissement de la situation financière est illustré par une gigantesque
reproduction d'un billet de vingt pesos. La similitude avec les billets nord-américains
est frappante, mais le portrait du Benefactor, remplaçant l'effigie de Washington,
contemple de haut le visiteur.
Plus loin, une fresque murale présente le spectacle de tous les métiers -marins,
paysans ouvriers,etc.-, muscles bandés et unis dans un même effort pour redresser une
énorme pièce de monnaie. Une main gigantesque, sortie du ciel, leur apporte l'aide
décisive. Pour lever tout doute quant à l'identité du colosse invisible, une exhortation,
signée de Trujillo, figure à hauteur du bras divin : «L'avenir commence aujourd'hui !»
Le bâtiment réservé au secrétariat d'État à l'agriculture vante les bois tropicaux
recherchés pour l'ébénisterie : un gigantesque bas-relief, sculpté dans le tronc d'un
acajou centenaire, représente Trujillo.

1620 Elle était présentée comme un grand écrivain par la propagande. Ses Meditaciones morales étaient
bien sûr en bonne place.
1621 Discurso pronunciado el 20 de diciembre de 1955, durante la ceremonia inaugural de la Gran
Feria… TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 173.
-770-
Un corso fleuri est l'occasion de faire défiler des chars qui exaltent l'œuvre
sociale du Benefactor, telle cette plateforme du secrétariat d'État à la Prévoyance
sociale surmontée d'un ange aux bras ouverts portant la devise : «Ni pauvreté, ni
abandon. Trujillo veille sur le peuple et la sécurité sociale.»

La foire est également prétexte à exalter les liens internationaux de la république


Dominicaine. Deux pays se distinguent en envoyant des missions spéciales qui sont
reçues avec mille égards et offrent à leur tour banquets et réceptions : l'Espagne et la
France1622. L'appartenance à un même bloc est ainsi fêtée.

Car, sous l'exaltation de l'amour universel1623, perce constamment l'agression. La


paix n'est évoquée que pour dénoncer ceux qui la menacent et légitimer la guerre qu'il
faut leur faire. Un stand présente une impressionnante collection de fusils, de
mitrailleuses et de barbelés produits par l'industrie militaire nationale. Au fond, un
portrait de Trujillo de plus de deux mètres de haut permet de rappeller les titres du
dictateur : «Généralissime Docteur Trujillo Molina, Benefactor et Père de la Nouvelle
Patrie. Commandant en Chef des Forces Armées, Suprême Défenseur de la
Souveraineté Nationale.»

La dictature a en effet désespérément besoin de ranimer une guerre froide qui


s'étiole. Dans son discours inaugural, Trujillo a lui-même fixé le cadre :
«Si les Nations Unies étaient exclusivement constituées des
peuples qui professent sincèrement l'idéal pacifiste de la Charte de San
Francisco […] l'organisation de la paix ne serait pas une tâche aussi
ardue pour les institutions qui se proposent en vain d'appliquer à cette
noble entreprise des méthodes et des doctrines irréconciliablement
opposées en raison de leurs objectifs propres et de leur nature même1624.»
On connaît la critique. Ce qui est intéressant ici, c'est que la foire est définie
comme un rassemblement anticommuniste homogène, par opposition à l'ONU. À
travers l'exposition internationale qu'il organise, le régime dominicain invite l'Occident
à se détourner d'un rapprochement avec l'Est et à parader en conquérant. Se sentant en
porte-à-faux avec bien des traits de la nouvelle politique impériale, Trujillo propose la
guerre universelle contre “la subversion”.

1622 Le général Martial Valin est à la tête de la mission française.


1623 Le dictateur conclut son discours inaugural par cette envolée : «Les paroles […] jaillies des lèvres
divines sont aussi les plus belles paroles de l'Humanité : “Aimez-vous les uns les autres.”» Discurso
pronunciado el 20 de diciembre de 1955, durante la ceremonia inaugural de la Gran Feria… TRUJILLO,
Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 174.
1624 ID., ibid., p. 168.

-771-
La Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre ne peut s'achever sans
que soit exaltée cette bataille planétaire. La dictature se cherche des alliés de poids afin
de clore l'apothéose. Le 28 février 1956 s'ouvre, en présence de nombreux dignitaires
de l'Église, le Congrès international de culture catholique pour la paix du monde. Le
cardinal Spellman, primat des États-Unis, se partage le premier rôle avec le Benefactor.
Ce dernier a d'ailleurs fait baptiser l'une des grandes allées de la foire du nom d'avenue
Spellman.

Le discours inaugural de Trujillo est direct. Après avoir fait frissonner son
auditoire en agitant le spectre de l'armée rouge, le dictateur désigne l'athéisme lié au
communisme comme l'adversaire irréductible. Il faut livrer un combat sans concession
contre cet ennemi intérieur. Rejeter la liberté de la presse si elle sert à calomnier. Les
journaux doivent être christianisés. L'Église est le meilleur allié de l'État 1625. Tels sont
les arguments du Benefactor.

La réponse de Spellman, personnage politique considérable aux États-Unis, n'est


pas en retrait. Le cardinal proclame :
«Amis dominicains, vous vous êtes placés parmi les premiers au
monde à reconnaître la solidarité des Amériques. Vous avez été parmi les
premiers a démasquer la menace mondiale du communisme contre les
Amériques.»
Sans transition, il évoque la tournée qu'il vient d'achever :
«…parmi les troupes nord-américaines sur le front de Corée, une
Corée dévastée par la guerre. Mes yeux ont vu, une fois encore, le
résultat de l'agression communiste. […] Sur les visages tristes d'hommes
et de femmes héroïques du Sud-Vietnam j'ai pu voir la destruction que
répand le communisme. À nouveau j'ai pu mesurer la force spirituelle
que notre Sainte Foi Catholique a accordé à l'héroïque peuple du
Vietnam. Surtout j'ai remercié Dieu pour la ferme tradition chrétienne
léguée aux Amériques; tradition que symbolise fort bien la vigueur et la
foi du peuple dominicain, et qu'exprime merveilleusement sa grandiose
Foire Internationale de la Paix.1626»
La dictature ne pouvait rêver plus parfait hommage. Avec un sens politique sûr,
le cardinal Spellman met en lumière le double aspect de la guerre froide : pendant que

1625 Discurso pronunciado al inaugurar el Congresos Internacional de Cultura Católica por la Paz del
Mundo, el 28 de febrero de 1956. ID., ibid., Acies, p. 193.
1626 Discurso del cardenal Francis J. Spellman en el Congreso Internacional… GALLEGOS, Trujillo.
Cara y cruz de su dictadura; p.343. Le discours, publié en annexe, est intégralement reproduit.
-772-
des incendies, toujours mal éteints, couvent aux marches de l'empire, l'ordre peut et doit
être assuré sans défaillance à l'intérieur. Lui-même, en passant la récente nuit de Noël
avec les GI's qui campent sur le trente-huitième parallèle, a symboliquement montré
que l'Occident, et plus précisément le continent américain, étaient dans la position d'une
citadelle assiégée. Cette vision du monde et la mentalité obsidionale qu'elle engendre
justifient pleinement la dictature dominicaine, dans son rôle comme dans ses méthodes.
Spellman, membre de la hiérarchie vaticane, mais aussi représentant d'importants
secteurs politiques nord-américains, affirme la nécessité d'un pouvoir fort, qui ne
s'embarrasse pas de scrupules quant il faut faire taire toute opposition, assimilée à une
cinquième colonne communiste. La paix sociale doit être imposée par la force. Surtout,
le cardinal reconnaît au régime de Trujillo le rôle de gardien de l'ordre au sein de la
citadelle. La «solidarité des Amériques», constamment invoquée par Trujillo depuis
vingt-cinq ans et reprise ici par Spellman, est l'euphémisme qui justifie la discipline
impériale et l'action de ceux qui la servent.

On remarquera que, par sa virulence, le discours du cardinal nord-américain


semble déjà dater d'une époque qui s'achève : la guerre de Corée, explicitement
évoquée, est finie depuis un an et demi. Certes un autre conflit, plus grave encore, se
prépare, précisément sur le second saillant de la ligne de front qu'a désigné Spellman :
le Vietnam. Mais il se développera dans un contexte profondément différent.

Organisée comme un triomphe de la dictature, la Foire de la paix et de la


confraternité du Monde libre a des allures d'apogée : la célébration frénétique d'un
régime parvenu à son plus haut point annonce déjà le crépuscule.

En effet, les fastes ne sauraient cacher que les centaines de milliers de visiteurs
ne sont pas venus du monde entier, comme cela avait été annoncé. Financièrement, la
Foire n'est pas une bonne affaire. Ce qui ne peut manquer d'ébranler un régime fondé
sur la corruption et les prébendes.

Les chefs d'État attendus ne se sont pas déplacés. Seul le président brésilien,
Juscelino Kubitschek, récemment élu, est venu en personne. Les autres ont préféré se
faire représenter, parfois par des délégations de rang subalterne. La Foire n'est pas le
rassemblement du Monde libre annoncé et espéré.

-773-
La grandiose mise en scène de sa propre apothéose par la dictature a quelque
chose de désespéré. Le régime qui souhaitait galvaniser l'Amérique et le monde semble
s'absorber dans sa propre contemplation, comme animé du désir d'arrêter le temps.

-774-
• LE PHARE À COLOMB

Une action, poursuivie avec obstination depuis des décennies, permet de mettre
en perspective l'évolution de la dictature dominicaine et de comprendre le point où elle
se trouve. Il s'agit de la construction d'un gigantesque phare en l'honneur de Christophe
Colomb.

Le premier concepteur de l'idée n'est pas indifférent : il s'agit en effet de


William E. Pulliam, percepteur général nord-américain des Douanes dominicaines
pendant vingt-quatre ans. Dès 1912, il lance ce projet, qu'il propose au président José
Bordas Valdez l'année suivante. D'emblée, le Phare apparaît comme un fruit de la
tutelle exercée par Washington. Mais c'est surtout l'Union panaméricaine, au temps de
l'occupation du pays par les troupes des États-Unis, qui lance effectivement le projet.
L'érection de ce monument sur les côtes de l'île -en république Dominicaine, Haïti, la
noire, étant exclue- est donc d'abord une idée impériale. En 1923, la Cinquième
Conférence internationale américaine de Santiago du Chili en adopte le principe,
prescrivant le financement de l'ouvrage par les vingt-et-une Républiques américaines.
Un lustre plus tard, la Sixième Conférence de La Havane confirme cet engagement
collectif.

Dès son accession au pouvoir, Trujillo s'empare du projet. En octobre 1930, un


mois après le cyclone dévastateur de San Zenón, le dictateur reçoit Elliot Wadsworth,
envoyé spécial du président Herbert Wilson venu apporter le soutien de la Maison-
Blanche. Tandis que le capitale est encore un champ de ruines, il lui annonce son
intention de tout mettre en œuvre pour ériger le phare 1627. Dès les premiers jours du
régime, dans l'adversité, le monument est présenté comme le témoignage de la fidélité à
Washington.

Les promesses sont accompagnées de mesures concrètes. En février 1931, dans


son premier message annuel au Congrès national, alors que des mesures draconiennes
viennent d'être prises en matière budgétaire, Trujillo annonce que 40 000 dollars sont
dégagés pour le phare par le gouvernement dominicain et mis à la disposition de

1627 En el banquete ofrecido el 8 de octubre de 1930, al honorable Ellicot Wadsworth… TRUJILLO,


Discursos, mensajes, y proclamas, t. I, p. 38. Le prénom du représentant nord-américain est mal
orthographié.
-775-
l'Union panaméricaine1628. Il s'agit de hâter les opérations et d'obtenir que le concours
définitif pour sélectionner le projet ait rapidement lieu.

Huit mois plus tard, c'est chose faite. Le concours, organisé à Rio de Janeiro,
retient, parmi trois cent cinquante-cinq autres, le projet grandiose de l'architecte Joseph
Lea Gleave.

Le monument présenté et choisi est chargé de significations :

- La célébration unilatérale du Découvreur, implique le rejet des


racines indigènes. L'Amérique a été tirée du néant par l'arrivée des Européens qui ont
franchi "la Mer des Ténèbres"1629 et ont élu ce territoire pour leur première installation
dans le Nouveau Monde. La symbolique du phare qui dissipe l'obscurité est lourdement
soulignée. En effet, le monument, large et bas, sera ponctué de puissants projecteurs
destinés à éclairer le ciel au-dessus de l'île1630.

- La forme est celle d'une immense croix couchée sur le sol


dominicain, de quarante mètres de hauteur sur deux cent trente-sept de longueur. Plus
haut, les faisceaux des projecteurs dessineront également une croix lumineuse dans le
ciel nocturne. Enfin, le monument sera placé au centre d'une esplanade en forme de
croix de près de sept cents mètres de longueur. On pense, bien sûr, aux paroles de
Colomb : «Placez des croix sur toutes les routes […] Cette terre appartient aux
chrétiens.» Les cultes animistes, si présents dans le peuple dominicain, sont rejetés dans
les ténèbres extérieures.

- Les projecteurs seront au nombre de vingt-et-un, autant que de


Républiques américaines. Leurs faisceaux en se rejoignant pour tracer la croix unique,
symboliseront donc l'indéfectible unité panaméricaine. Vingt-et-une chapelles, une pour
chaque République, s'aligneront de part et d'autre des travées à ciel ouvert qui doivent
marquer l'axe des bras de la croix monumentale.

- Vu du sol, le monument ressemblera à une pyramide tronquée et


évoquera un mausolée colossal couvert de marbre blanc. Effectivement, au cœur de
l'ouvrage, dans une chapelle octogonale, doivent être placés les restes de Colomb,

1628 Mensaje al Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1931… ID., ibid., t. I, p. 72.


1629 Nous avons déjà évoqué cette expression, fort prisée de la dictature, dans un autre contexte; voir
supra : L'exaltation de la lignée hispanique.
1630 GONZÁLEZ BLANCO, La Era de Trujillo, p. 683, donne une description technique détaillée du projet.

-776-
transférés depuis la cathédrale de Ciudad Trujillo. La dictature dominicaine se présente
comme dépositaire et gardienne de l'essence de la civilisation américaine.
Au passage, elle règle également un contentieux permanent avec la dictature
cubaine, rivale jalousée car toujours préférée par Washington. On se souvient en effet
que La Havane s'était enorgueillie de conserver les cendres de Christophe Colomb
jusqu'à leur départ pour l'Espagne1631.
Les archives de la découverte de l'Amérique et des premières années de sa
colonisation doivent être rassemblées et conservées dans le monument.

Image d'une Amérique homogène, présentée comme un continent blanc,


chrétien et neuf, correspondant à la vision de Washington. Le Phare commémore la
naissance de l'Amérique en ce lieu, “tremplin de la conquête” selon l'image diffusée
par la propagande1632.

En se faisant le promoteur du projet, la dictature se pose donc, symboliquement,


en avant-poste de l'empire.

Le Phare à Colomb devient ainsi le monument emblématique du régime. En


vingt-cinq ans, une cinquantaine d'événements et d'initiatives destinés à relancer la
construcion se succèdent. Trujillo lui-même ne manque pas les occasions de rappeler la
grande œuvre, exaltée dans trente-cinq discours, messages ou déclarations publics.
Nous en avons dressé la liste dans le tableau suivant 1633:

1631 En 1899, après la perte de la colonie. L'affaire reste encore obscure aujourd'hui : on ne sait si
Christophe Colomb repose dans le catafalque de la cathédrale de Séville ou dans le mausolée dominicain.
On trouve même des "experts" qui affirment, opportunément, que chaque pays possède la moitié de la
dépouille du Grand Amiral.
1632 Nous traduisons ainsi l'expression en vogue à l'époque : “estribo de la conquista.”
1633 Les références qui apparaissent dans la colonne Discours et messages de Trujillo renvoient aux
volumes et pages précis où la construction du Phare à Colomb est directement évoquée, dans le grand
recueil : TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas.
Nous n'avons considéré comme des initiatives ou événements significatifs que ceux présentés et
commentés par la presse nationale de l'époque.
-777-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954

Initiatives Discours et
Dates et messages de Trujillo
événements spécifiques
1912 W. Pulliam, percepteur nord-américain des Douanes
dominicaines lance l'idée d'un phare à Colomb.
24/04/1923 La Ve Conférence interaméricaine de Santiago
propose la construction du Phare à Colomb.
.../02/1928 La VIe Conférence interaméricaine de La Havane
décide l'érection du monument.
08/10/1930 Discours lors du
banquet en l'honneur
de E. Wadsworth,
représentant du
président Hoover (t.1,
p.38).
27/02/1931 Message annuel (t. 1,
p. 72).
16/09/1931 La XIIe Assemblée de la SDN vote son soutien.
.../10/1931 Rio de Janeiro : le projet de Joseph Lea Gleave est
retenu par l'Union panaméricaine.
24/10/1931 Discours pour la
remise de la médaille
de la commune de
Saint-Domingue (t. 1,
p. 132).
27/02/1932 Message annuel (t. 1,
p. 171).
01/05/1932 Message à l'Union panaméricaine en faveur du Message (t. 1, p. 203).
Phare.
23/10/1932 Arrivée de Joseph Lea Gleave à Saint-Domingue.
25/12/1932 Érection de l'obélisque marquant le futur
emplacement du Phare.
27/02/1933 Message annuel (t. 1,
p. 275).
27/02/1934 Message annuel (t. 2,
p. 27/28).
01/01/1935 Discours pour
l'inauguration du
district national (t. 2,
p. 120).
27/02/1936 Message annuel (t. 2,
p. 222).
15/08/1936 Message annonçant que la campagne de Message (t. 2, p. 321).
construction débutera, le 12 octobre suivant.
12/10/1936 Message aux peuples d'Amérique pour le 444e Message (t. 2, p. 341).
anniversaire de la découverte de l'Amérique.
-778-
Cérémonie devant la tombe de Colomb. Discours (t. 2, p. 345).
24/10/1936 Transfert des cendres de Colomb dans une urne de Discours (t. 2, p. 368).
cristal de roche. Décision annoncée le 21 octobre.

-779-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)

22/12/1936 La Conférence interaméricaine de Buenos Aires


décide le financement commun de l'érection du
Phare.
16/02/1937 Réception et décoration de Murray Butler, président Discours (t. 3, p. 7).
du Comité nord-américain pour le Phare et de
président de l'université de Columbia.
24/02/1937 Déclarations sur la
Conférence de
Buenos Aires (t. 3,
p. 12).
27/02/1937 Message annuel (t. 3,
p. 39 et 40).
22/02/1937 Création de l'ordre de Colomb pour récompenser les
efforts en faveur du Phare.
13/09/1937 Autorisation d'émission de 265 000 timbres
consacrés au Vol panaméricain pour le Phare à
Colomb.
12/10/1937 Message aux peuples d'Amérique. Message (t. 3, p. 146).
Réception des aviateurs cubains participant au Vol
pour le Phare.
11/11/1937 Arrivée de la mission cubaine à bord du Patria et du
Cuba.
Arrivée des avions cubains Niña, Pinta et Santa
María.
12/11/1937 Réception de la mission cubaine. Discours (t. 3, p. 161).
Départ du Vol panaméricain pour le Phare à Discours (t. 3, p. 164).
Colomb.
29/12/1937 Cali. Les avions cubains s'écrasent au sol.
30/12/1937 Un deuil national de 24 h est décidé.
27/02/1937 Discours de
présentation du
message annuel (t. 3,
p. 223).
Message annuel (t. 3,
p. 237).
16/01/1938 Les sept aviateurs cubains sont décorés de l'ordre de
Duarte.
18/01/1938 Les deux aviateurs dominicains sont décorés de
l'ordre de Duarte.
25/01/1938 Arrivée des deux aviateurs dominicains.
20/09/1938 La république Dominicaine verse à l'Union
panaméricaine sa contribution pour le Phare.
02/11/1938 Trujillo nommé président d'honneur du Comité
exécutif permanent pour le Phare à Colomb.
29/12/1938 La Havane : Une mission dominicaine, partie la
-780-
veille, participe aux cérémonies marquant
l'anniversaire de la mort des aviateurs cubains.
31/01/1939 Installation du Conseil de l'ordre de Colomb.
08/02/1939 Trujillo décoré du grand collier de l'ordre de Discours (t. 4, p. 3).
Colomb.

-781-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)

15/02/1939 Trujillo reçoit le grand collier de l'ordre de Colomb


en présence du général des Marines, W. P. Upshur.
19/03/1939 Cérémonie devant la tombe de Colomb, en présence Discours (t. 4, p. 7).
du sénateur T. F. Green, des représentants H. Fish et
M. Merritt et de G. Djamgharoff, membres d'une
délégation nord-américaine en faveur du Phare.
20/03/1939 Banquet offert à la délégation nord-américaine.
Défilé d'écoliers et de militaires en l'honneur de la
délégation.
12/07/1939 Discours devant la Société panaméricaine de New Discours (t. 4, p. 34).
York.
20/07/1939 Lâcher à New York de dix pigeons voyageurs à
destination de Ciudad Trujillo.
22/02/1940 Discours lors de la
remise du collier de
l'ordre de Trujillo
(t. 4, p. 54).
14/04/1940 Déclarations pour la
Fête panaméricaine
(t. 4, p. 64).
04/08/1942 Désignation d'un Conseil d'organisation du 450e
anniversaire de la découverte de l'Amérique qui
débute ses travaux le 22 de ce mois.
12/10/1942 Cérémonie du 450e anniversaire de la découverte de
l'Amérique devant la tombe de Colomb.
05/12/1942 Cérémonie du 450e anniversaire de la découverte de Discours (t. 4, p. 211).
l'île d'Hispaniola.
12/10/1943 Remise de la médaille cubaine commémorant le Vol
pour le Phare à Colomb.
01/03/1944 Trujillo pose la première pierre du Phare.
09/03/1944 Déclarations à la
presse pour la
célébration du
Centenaire de la
République (t. 5,
p. 194).
23/01/1945 Le Mexique verse sa contribution pour le Phare.
04/04/1945 Trujillo annonce le prochain début des travaux de Déclarations à la
construction du Phare. presse (t.6, p. 90).
15/06/1945 La presse annonce le début des travaux sous la
direction de J. L. Gleave, la veille.
09/02/1946 La délégation dominicaine à la 1ère Assemblée de
l'ONU annonce le prochain début des travaux.
11/02/1946 Installation du Comité pour le Phare à Colomb.
.../09/1946 Déclarations à la
-782-
presse de New York
(t. 6, p. 289).
27/02/1947 Message annuel (t. 7,
p. 54 et 63)

-783-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)

28/03/1947 Signature du contrat entre le Comité exécutif


permanent et J. Lea Gleave pour l'achèvement des
plans et les travaux d'érection.
07/02/1948 J. L. Gleave remet les plans et le budget au Comité.
14/04/1948 Début des travaux du Phare. Discours (t. 9, p. 10).
12/10/1948 Le Brésil verse sa contribution pour le Phare.
16/12/1948 L'Équateur verse sa contribution pour le Phare.
27/02/1949 Message annuel (t. 9,
p. 84).
02/10/1950 Discours devant la
XIIIe Conférence
sanitaire
panaméricaine (t. 10,
p. 52).
27/02/1951 Message annuel (t. 10,
p. 127).
14/12/1954 El Caribe informe que J. L. Gleave devrait
reprendre les travaux et que Washington ne s'est pas
acquittée du versement de sa contribution.

Au fil des ans, le projet du Phare à Colomb se charge ainsi de la substance


même de la dictature. Il en épouse les rythmes, manifeste les orientations et exprime les
espoirs.

Les anniversaires de la découverte de l'Amérique, le 12 octobre, et les Fêtes


panaméricaines commémorant la naissance de Washington, le 14 avril, sont des
moments privilégiés pour rappeler le grand projet. Les messages annuels destinés à
présenter le compte rendu exhaustif de l'activité du gouvernement sont également une
occasion régulière de faire le bilan de l'avancement d'un projet qui se confond avec la
vie du régime.

Pour Trujillo, le Phare à Colomb doit d'abord être l'expression matérielle de la


reconnaissance de sa place par Washington. En 1936, il annonce la très prochaine
érection de l'ouvrage et s'écrie devant la tombe du Grand Amiral :
«Nous pouvons tenir pour certaine la coopération enthousiaste
du Gouvernement et du peuple des États-Unis1634.»

1634 En la solemne ceremonia efectuada en la Basílica dominicana […] el día 12 de octubre de 1936.
TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. II, p. 346.
-784-
Affirmation en forme de vœu, qui traduit déjà une certaine impatience.

Plus subtilement, le Phare est l'occasion d'affirmer l'influence de la dictature aux


États-Unis. Les agents politiques de Trujillo en Amérique du Nord sont invités à des
cérémonies solennelles et exhibés devant la presse.
Le président de l'université de Columbia de New York, Nicholas Murray Butler,
est reçu en 1937 en tant que président du Comité nord-américain pour le Phare à
Colomb. Trujillo en personne lui remet successivement la médaille académique et la
décoration de l'ordre de Duarte.
Deux ans plus tard, une Mission de bonne volonté en faveur du Phare, est
conviée à une grande cérémonie devant la tombe de Colomb. Le sénateur Theodore
Francis Green, les représentants Hamilton Fish et Mathew Merritt ainsi que George
Djamgharoff, homme des affaires troubles, font partie de la délégation. Plus de cinq
mille écoliers de la capitale et un escadron de la cavalerie leur rendent un hommage
public remarqué1635. Ces personnages ne sont pas inconnus du lecteur 1636; ils jouent en
effet un rôle décisif dans la défense et la promotion du régime à Washington. En
contrepartie, ils sont associés aux affaires de la dictature. Nul doute que le projet
colossal et les énormes sommes d'argent en jeu aiguisent les appétits.
Véritable signal de ralliement, le Phare rassemble politiquement et
matériellement l'appareil international de la dictature.

Pour soutenir ses prétensions auprès de Washington et montrer qu'il contrôle le


pays, le régime organise à l'occasion des rassemblements massifs.
En novembre 1937, un mois après le massacre des Haïtiens, il s'agit de faire
pièce aux critiques hostiles qui convergent. Le Vol panaméricain pour le Phare à
Colomb, une expédition aérienne cubano-dominicaine de propagande chargée de faire
la tournée des Républiques américaines, est fêté par vingt mille personnes rassemblées
sur le terrain de Miraflores pour assister au décollage des quatre avions 1637. L'affaire se
termine lamentablement, puisque les trois appareils cubains s'écrasent à Cali, en
Colombie.

Cette action de propagande montre bien qu'il s'agit de gagner à la cause du


Phare les gouvernements des pays membres de l'Union panaméricaine. Elle illustre
également leur peu d'empressement à décerner le brevet attendu par la dictature. La

1635 Murray Butler est reçu le 16 février 1937. La Mission de bonne volonté assiste à la cérémonie du 19
mars 1939 et au défilé du lendemain.
1636 Voir notamment 1938-1939. Faux départ et sortie manquée.
1637 L'événement a lieu le 12 novembre 1937. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 204, en rend
compte.
-785-
campagne en faveur du Phare se confond donc avec le combat pour se voir reconnaître
le statut de gardien de l'ordre panaméricain. Au début de l'année 1939, en recevant le
grand collier de l'ordre de Colomb, hommage explicite à ses efforts en faveur du
monument emblématique, Trujillo précise sa pensée :
«Le Phare à Colomb […] sera le symbole le plus apprécié de
l'unité continentale et le meilleur témoignage de l'élan vigoureux que
manifeste la conscience américaine en se frayant un passage vers sa
véritable unification1638.»
Le dictateur rêve d'un titre continental qui lui permettrait de se faire valoir
auprès de Washington.

La vision dynamique, clairement perceptible dans les derniers propos cités,


atteste que le projet s'insère dans le développement de la ligne d'action de la dictature.
Le Phare à Colomb doit matérialiser le grand dessein de Trujillo, obstinément et
infructueusement poursuivi, de Ligue des nations américaines 1639. Il ne manque pas de le
dire lui-même clairement, lorsqu'il croit le moment propice :
«Cette Ligue des Nations et la monument cité seront, dans le
monde arraché par Colomb à l'inconnu, deux réalités vigoureuses qui
rendront possibles la victoire de la démocratie sur l'autocratie, de la
civilisation sur la barbarie moderne et de l'idéal sur le mythe de la
force1640.»
Le ton de la déclaration, faite en 1942, est celui du moment où l'empire engage
toutes ses forces dans la Guerre mondiale. Trujillo prêche pour une organisation qui
impose la cohésion de l'hémisphère américain contre les forces extérieures, assez
vaguement désignées. Le Phare deviendrait le symbole de cette discipline continentale
et il donnerait à la dictature dominicaine une place d'honneur dans la hiérarchie
projetée.

Mais la fin du conflit mondial n'exaucera pas les vœux du Benefactor, comme
on le sait. Washington se fait de plus en plus hostile. Trujillo relance pourtant le projet
1638 Discurso pronunciado el 8 de febrero de 1939 en la solemne ceremonia oficial en que le fue
impuesto por el Presidente de la República… TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. IV, p. 4.
L'ordre de Colomb avait été créé par les soins du dictateur deux ans plus tôt, le 22 février 1937,
précisément pour distinguer ceux qui auraient contribué à l'avancement du projet de phare. Après une
longue période de sommeil, sans doute due aux réticences des dirigeants latino-américains se voir
décorés par Trujillo, le Conseil de l'ordre avait été désigné et installé le 31 janvier 1939. Trujillo fut,
évidemment, le premier récipiendaire.
1639 Nous évoquons ce combat dans 1932-1937. Le panaméricanisme et la Conférence de Buenos Aires
et dans 1939-1945. La relance du panaméricanisme.
1640 Discurso pronunciado el 5 de diciembre de 1942, con ocasión de cumplirse el noveno
cincuentenario del Descubrimiento de América. TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. IV, p.
213. La date peut surprendre; en fait, la propagande de la dictature confond volontairement la découverte
de l'Amérique et l'arrivée de Christophe Colomb dans l'île.
-786-
du Phare, en mettant plus nettement l'accent sur d'autres aspects de son contenu
symbolique. En 1945, le dictateur annonce à la presse l'arrivée prochaine de Joseph Lea
Gleave à Ciudad Trujillo et le début imminent des travaux, constamment reportés. Il
explique ainsi l'initiative :
«Sa réalisation ne doit pas être retardée, car elle répond, selon
moi, non seulement à l'accomplissement d'accords interaméricains, mais
aussi à une dette de gratitude pour le Découvreur et au désir fervent de
fraternité hispano-américaine1641.»
À défaut d'un rang particulier au service de Washington, la dictature revendique
un droit d'aînesse parmi les pays de langue espagnole. Discrètement les liens avec
Franco, détesté par le département d'État nord-américain, sont affirmés. Le projet de
phare traduit la volonté du régime de trouver des points d'appui, de faire valoir son
importance stratégique et de résister aux pressions de la diplomatie nord-américaine.

Tout autre est la situation à partir du déclenchement de la guerre froide. La Fête


panaméricaine de 1948, rebaptisée fête des Amériques, est l'occasion d'une
inauguration solennelle des travaux de construction du Phare. Trujillo prononce le
discours qui stigmatise la doctrine dissolvante du matérialisme et évoque la terrible
menace d'une Troisième Guerre mondiale imminente. Il appelle chacun à faire preuve
de ferveur. La finalité du monument est présentée en ces termes:
«Il servira aussi à attirer l'attention universelle vers le souvenir
du fait le plus important enregistré par l'histoire humaine, réalisé
précisément comme un acte de foi dans les principes de la religion
chrétienne, dont l'inspiration féconde a engendré la culture
démocratique de l'hémisphère occidental1642.»
Contre la barbarie athée et communiste, implicitement comparée à la sauvagerie
censée régner en Amérique avant que Colomb ne vienne y apporter les lumières de la
civilisation, le Phare est brandi comme un drapeau. Dans cette nouvelle croisade, la
dictature dominicaine revendique le rôle de porte-étendard.

Colossal, construit pour résister au temps et aux tremblements de terre, ancré sur
le sol dominicain, le phare doit donc être une métaphore de ciment et de marbre de la
dictature. Résumant les différents aspects de la politique du régime, il est destiné à être
la marque visible et incontestable d'une légitimité enfin reconnue.

1641 Transcendentales declaraciones al diario La Nación, de Ciudad Trujillo, en fecha de 4 de abril de


1945… ID., ibid., t. VI, p. 90.
1642 Discurso del día 14 de abril de 1948, al dejar iniciados los trabajos del Faro a Colón. ID., ibid., t.
IX, p. 11.
-787-
Telle est l'image de la propagande. Mais le cours des événements se charge de
donner un autre contenu au grandiose projet :

- Le concours de 1931, hâté par les soins de Trujillo, survient


alors que la république Dominicaine est plongée dans une situation économique
difficile. Les caisses sont vides dans les pays de la région, à commencer par celles de
Washington qui a de plus graves soucis. La maquette a été retenue, mais il faut attendre
pour passer à la mise en œuvre.

- En 1936, la dictature s'est consolidée. Autour d'elle, les régimes


très favorables à l'empire sont nombreux. Le moment semble favorable. À l'occasion de
l'anniversaire de la découverte de l'Amérique, Trujillo annonce le début des travaux et
promet l'inauguration du Phare pour le 12 octobre 1942, six ans plus tard. Tous les
espoirs sont permis, puisque la Conférence de Buenos Aires confirme le soutien
continental au projet, à la fin de l'année 19361643. Las, la difficile période qui s'ouvre,
marquée en particulier par l'isolement du régime à la suite du massacre des Haïtiens,
puis par l'entrée en guerre de l'empire, fait achopper l'affaire.

- La fin de la Guerre mondiale, qui voit le paysage politique


international se recomposer, est l'occasion de nouvelles tentatives.
En 1944, dans le cadre des cérémonies du Centenaire de la République, la
première pierre du Phare est posée.
Néanmoins, un an plus tard, la presse annonce à nouveau le début des travaux.
C'est déjà la troisième fois.1644
Rien ne se passe pourtant sur le terrain. Il est vrai que les pays de l'Union
panaméricaine commencent à voir en Trujillo un facteur de désordre régional et qu'ils
s'abstiennent de verser leur contribution financière. Seuls la république Dominicaine et
le Mexique ont effectué leur premier paiement1645.
L'annonce du début des travaux à la première Assemblée générale de l'ONU, au
début de l'année 1946, s'avère n'être qu'un coup médiatique.

1643 L'annonce du début des travaux pour le 12 octobre 1936 est faite dès le 15 août de la même année, à
la veille des cérémonies de l'anniversaire de la Restauration de l'indépendance et de l'accession de
Trujillo à la présidence. La Conférence de Buenos Aires apporte son soutien au projet de Phare le 22
décembre 1936.
1644 La première pierre du Phare est posée le 1er mars 1944, au surlendemain de la fête de
l'Indépendance, en présence du vice-président de l'Union panaméricaine. Le 14 avril 1945, les travaux
débutent officiellement sous la direction de J. L. Gleave.
1645 Respectivement le 20 septembre 1938 et le 23 janvier 1945.

-788-
Confirmation en est donnée, un an plus tard, lorsque l'on apprend que le contrat
avec J. L. Gleave pour l'achèvement définitif des plans et l'érection du Phare vient
seulement d'être signé1646.

L'isolement politique de Ciudad Trujillo et la fragilité de la dictature


dominicaine transparaissent dans ces proclamations répétées, qui se révèlent n'être que
rodomontades.

- Le début de la période faste du régime semble apporter enfin


quelques gages concrets.
J. L. Gleave fournit les plans définitifs et un budget prévisionnel précis au début
de l'année 1948.
Le Brésil et l'Équateur versent leur quote-part initiale à la fin de cette même
année1647.
Mais l'affaire en reste là. Les autres pays continuent à faire la sourde oreille,
malgré les sempiternelles injonctions de Trujillo.
À la fin de l'année 1954, alors que le pays s'apprête à entrer dans l'Année du
Benefactor, la presse du régime annonce, pour la énième fois, la reprise des travaux. Le
même article précise, non sans acrimonie, que Washington n'a toujours pas versé la
somme de 817 655 dollars, pourtant votée par le Congrès nord-américain1648.

L'obstination de la dictature ne fait que mettre en lumière son impuissance.


Comme un chœur d'opéra bouffe qui, restant sur place, s'écrie “Marchons, marchons”
afin de donner l'illusion du mouvement, l'appareil révèle son isolement en inaugurant
sans cesse des travaux toujours remis à plus tard.

Le régime, au faîte de sa gloire, n'est pas reconnu par ses pairs, ni par son
maître. Alors que les vingt-et-une Républiques ont voté le projet à plusieurs reprises, la
majorité des gouvernements s'abstiennent de verser leur contribution. Ceux qui le font,
se contentent de sommes insignifiantes, si on les rapporte à la réalité des travaux à
entreprendre. À elle seule, la dictature a versé dix fois plus que tous les donateurs
réunis. Mais le million et demi de pesos qu'elle a rassemblé reste très insuffisant.
La dictature dominicaine est incapable de prendre la tête de l'ordre impérial.
1646 L'annonce du début des travaux, à l'occasion de l'Assemblée générale de l'ONU, a lieu le 9 février
1946. Le contrat entre le Comité exécutif permanent pour le Phare à Colomb et J. Lea Gleave est signé le
28 mars 1947.
1647 Les plans et le budget sont remis le 1er février 1948. Quant au Brésil et à l'Équateur, ils effectuent
leurs versements respectivement les 12 octobre et 16 décembre 1948.
1648 El Caribe, 14 décembre 1954.

-789-
Les adversaires du dictateur dominicain ne donnent rien. Ses amis, souvent, non
plus. Perón lui-même, n'a rien versé. Comment l'aurait-il fait, puisqu'il aurait célébré
ainsi un ordre panaméricain et l'hégémonie de Washington qu'il rejette ?
Le Phare à Colomb révèle ainsi que les alliances les plus solides de la dictature
restent toujours conjoncturelles. Le Benefactor peut constituer des fronts, au gré des
circonstances, mais il est incapable de tracer une perspective régionale viable.

La dictature ne se définit durablement que dans son rapport avec la puissance


impériale. Cette relation déséquilibrée se traduit précisément par le fait que
Washington, pourtant à l'origine du projet, refuse constamment de donner un gage
symbolique de reconnaissance à Trujillo en lui permettant d'édifier le Phare.

En faisant du Phare à Colomb son emblème, la dictature entendait célébrer son


triomphe. Les échecs répétés de l'entreprise font du monument, le symbole d'un fiasco
annoncé.

En 1955, les thuriféraires du régime font assaut de louanges délirantes pour


célébrer la dictature. Tous les titres de gloire sont énumérés. Or, que disent-ils du Phare
à Colomb, après avoir décrit la grandeur du projet ? :
«Sur les vingt-et-une [Républiques] huit seulement ont contribué
avec des dons qui représentent à peine 150 00 pesos au total, dont
80 000 pour le seul Brésil. Ni l'Amérique du Nord, ni l'Argentine, ni la
Bolivie, ni Cuba, ni le Chili, ni l'Uruguay, ni le Guatemala, ni le Pérou,
ni le Paraguay, ni la Colombie, ni le Venezuela n'ont rien versé. Une
honte interaméricaine1649.»

Peut-on mieux dire que, même au sommet de sa gloire, la dictature reste un


régime dont l'Amérique a honte ?

1649 GONZÁLEZ BLANCO, La Era de Trujillo, p. 683.

-790-
V

LE DÉCLIN
ET LA CHUTE
1956 - 1961

-791-
1. LE DÉCLIN. 1956-1958

A/ UN MONDE QUI CHANGE

Exactement cinq ans après les fastueuses cérémonies de la Foire de la paix et de


la confraternité du Monde libre, puis du Congrès catholique pour la paix du monde,
censées célébrer l'invincibilité du régime, Juan Bosch publiait une lettre ouverte à
Trujillo, dans la presse vénézuélienne. Le jour de la fête nationale de l'Indépendance
dominicaine, il s'adressait au dictateur en ces termes :
«En ce moment historique, votre cas peut être comparé à celui du
requin véloce, fort, agressif et vorace, formé au cours de milliers
d'années pour être la terreur des mers, qui voit un cataclysme inattendu
changer son eau salée en acide sulfurique; ce requin ne peut continuer à
vivre1650.»
Le pronostic ne relevait pas de la simple réthorique : trois mois plus tard le
Benefactor tombait sous une grêle de balles. L'Ère de Trujillo était terminée.

Comment, en quelques années, un régime qui perdurait depuis un quart de


siècle, se perfectionnant sans cesse au point de prétendre contrôler tous les rouages de
la société et qui s'était hissé au faîte de sa gloire, avait-il pu décliner si vite ?
La métaphore expressive de Bosch a le mérite d'attirer l'attention sur l'essentiel :
ce n'est pas tant la dictature qui s'affaiblit au cours de son dernier lustre que
l'environnement qui se modifie rapidement et profondément. Avec un sens littéraire
indéniable, l'écrivain et homme politique souligne un aspect qui nous semble décisif : la
dictature est un instrument forgé pour un usage précis dans des circonstances données.
Étroitement adaptée hier, elle perd toute son efficacité lorsque la situation évolue.
Paradoxalement, sa perfection explique la rapidité de son déclin et la brutalité de sa
chute.

1650 La Esfera, 27 février 1961. Caracas.

-792-
• PROFONDES ÉVOLUTIONS INTERNATIONALES

Rappelons rapidement les modifications des équilibres mondiaux qui se font


jour au cours de cette période appellée souvent "le dégel"1651, par opposition à la
première phase de la guerre froide :

- Le 5 mars 1953 Staline meurt. Le dernier des gouvernants


présents à Yalta et Potsdam disparaît. Khrouchtchev lui succède. Une nouvelle équipe
se met en place peu à peu à Moscou.

- Moins de cinq mois plus tard, dans les derniers jours de juillet,
l'armistice de Pan Mun Jon met fin à la guerre de Corée. Le plus grave des conflits de la
guerre froide s'achève. Le risque d'une déflagration mondiale s'éloigne. La partition du
pays est confirmée. Chacun campant sur ses positions, un modus vivendi s'installe.

- En avril 1955, la Conférence de Bandoung réunit vingt-neuf


pays d'Asie et d'Afrique qui se prononcent pour la décolonisation et la coexistence
pacifique. De ce point de vue, l'accord de non-agression conclu entre l'Inde et la Chine
à propos du Tibet y fait figure de modèle. Fait sans précédent, une conférence
internationale de cette ampleur se tient sans que les États-Unis, l'URSS ni les pays
d'Europe de l'Ouest y participent.

- Quelques semaines plus tard, en juillet, Eisenhower se rend à la


Conférence de Genève où il rencontre les représentants soviétiques. Pour la première
fois, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des contacts politiques directs et au
sommet sont noués entre Moscou et Washington.

Il devient clair que la première phase de la guerre froide commence à épuiser


ses effets. La dénonciation obsédante de l'ennemi qui serait aux portes, la menace d'un
conflit toujours sur le point d'éclater, ne suffisent plus à maintenir la discipline et la
cohésion. À l'Est, la Chine prend de plus en plus de place et fait de l'ombre à Moscou.
À l'Ouest, les empires coloniaux s'effondrent. Des tensions entre Washington, Londres
et Paris se font jour. Il n'est plus possible de gouverner le monde comme avant.
1651 Référence au titre de l'important roman de Ilya Ehrenbourg, paru en 1954 à Moscou annonçant la
nouvelle période politique.
-793-
- Les dirigeants soviétiques sont les plus hardis. Dès février 1956,
Khrouchtchev dénonce devant le XXe Congrès du Parti communiste la politique de son
prédécesseur et officialise la perspective de la «coexistence pacifique» entre les deux
blocs.

- La même année, en juillet, Nasser, qui vient de rencontrer Tito


et Nehru à Brioni, lance un véritable défi en nationalisant le canal de Suez. La France et
la Grande-Bretagne, lâchées par les États-Unis, condamnées par l'Assemblée générale
de l'ONU, doivent retirer leur corps expéditionnaire en novembre. Leur influence au
Proche-Orient et dans toute l'Afrique est profondément remise en cause.

Toutes ces initiatives renouvellent l'atmosphère. Des liens de dépendance


anciens se dénouent, tandis que des aspirations s'éveillent et s'affirment. Les stratégies
doivent se conformer à ces réalités. La dictature dominicaine, parfaitement adaptée à la
première phase de la guerre froide, fait déjà figure d'outil obsolète. Son agressivité
instinctive contre toute force qui risque de perturber l'ordre établi, justifiée par le
sempiternel discours anticommuniste, est d'un autre âge. Car en Amérique, dans ce que
Washington considère comme son “hémisphère”, les temps changent aussi.

-794-
• LE "DÉGEL" EN AMÉRIQUE

En effet, l'usure des anciens rapports de force se manifeste sous des formes
diverses et particulières sur tout le continent. Le relatif mais réel relâchement de la
tension entre les deux blocs, les difficultés rencontrées par les Grands pour maintenir
l'ordre dans leur sphère d'influence, la nouvelle poussée de la décolonisation qui s'étend
de l'Asie à l'Afrique, l'émergence d'un mouvement qui rejette l'alignement sur
Washington ou Moscou, se traduisent par une déstabilisation du continent américain.
Les dipositions prises lors de la Conférence de Bogota, aux premiers jours de la guerre
froide, ne suffisent plus à maintenir l'ordre impérial.

L'un des symptômes les plus frappants de cette crise est la chute de plusieurs
dictatures et régimes autoritaires entre 1954 et 1959 :

- En août 1954, Getúlio Vargas, président du Brésil depuis 1950,


se suicide. La grève générale est déclenchée à São Paulo, des manifestations violentes
ont lieu dans tout le pays. L'année suivante, Juscelino Kubitschek est élu président et
João Goulart vice-président. La priorité est immédiatement donnée au développement
économique plutôt qu'à la stabilité politique. On se rappelle les liens que Trujillo avait
noués avec Vargas dès 19421652. Ils ne se sont pas relâchés au cours de la dernière
période et le jour même de la mort du président brésilien, le Benefactor se rend
personnellement auprès de l'ambassadeur du Brésil afin de lui présenter ses
condoléances1653.

- Au Panama, le président José Antonio Remón Cantera qui


gouverne depuis 1952 est assassiné en janvier 1955, quelques jours avant la signature
d'un nouveau traité avec les États-Unis. Les revendications à l'égard de Washington
iront s'amplifiant au cours des années suivantes. À l'annonce de sa mort, un deuil
officiel est immédiatement instauré en république Dominicaine en l'honneur de celui
qui venait d'échanger des décorations avec Trujillo dan les quinze jours précédents1654.
1652 Voir à ce sujet : 1945-1947. Un paysage profondément modifié.
1653 En particulier il le décore de l'ordre de Duarte le 9 décembre 1953. Pour ces événements voir : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 256, 288.
1654 Le 17 décembre 1954 Remón Cantera décerne le collier de l'ordre de Manuel Amador Guerrero à
Trujillo. En retour, celui-ci décore le président panaméen de l'ordre de Duarte le 29 du même mois.
Remón Cantera est assassiné trois jours plus tard, le 2 janvier 1955, et la république Dominicaine est
officiellement en deuil le 3.
-795-
- En Argentine, Juan Domingo Perón, président depuis 1946, est
chassé du pouvoir par l'armée, appuyée par l'Église, en septembre de la même année. Il
part en exil tandis qu'une situation confuse s'installe durablement. On sait combien le
dictateur dominicain s'était prévalu du soutien de Perón pour tenir tête au département
d'État nord-américain au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale 1655. Au fil des ans,
la solidarité de Trujillo -qui avait sa statue à Buenos Aires- ne s'était pas démentie1656.

- En juin 1956, le général Manuel Odría, politiquement affaibli,


est contraint d'accepter de perdre le pouvoir. L'APRA est à nouveau autorisée. La
dictature péruvienne, reconnue par Trujillo trois jours après le coup d'État de 1948 1657
aura duré huit ans. Le régime dominicain perd un allié auquel elle avait témoigné sa
gratitude pour son attitude au sein de l'OEA en 19501658.

- En septembre de la même année, Anastasio Somoza, maître du


Nicaragua depuis 1936, est assassiné. Le dictateur, seul chef d'État venu manifester
personnellement son soutien à Trujillo lors de la cérémonie de passation des pouvoirs à
Héctor en 1952, disparaît1659. Le régime se maintient cependant, puisque ses fils, Luis et
"Tachito", lui succéderont.

- Le général Magloire, membre de la junte militaire qui avait


renversé en 1950 Dumarsais Estimé -ennemi personnel de Trujillo- 1660, est chassé à la
suite d'une grève générale en décembre 1956. L'ordre social imposé par l'occupation
nord-américaine à Haïti est moribond.

1655 Nous avons étudié cette question dans : 1945-1947. L'impossible action multilatérale.
1656 Notons en particulier la publicité enthousiaste donnée aux allégations de Perón qui affirmait avoir
maîtrisé l'énergie atomique en mars 1951. Immédiatement, Trujillo avait adressé au président argentin un
message public de félicitations qui devait être interprété comme un défi par bien des officiels à
Washington. La dictature dominicaine entretenait ainsi le rêve d'une négociation avec l'empire en
position de force. Mensaje del 1° de abril de 1951, al Excelentísimo Señor Presidente de la nación
Argentina, felicitándole por haber logrado su país la liberación controlada de la energía atómica,
Trujillo, Discursos, mensajes y proclamas, t. X, p. 194.
1657 Le coup d'État a lieu le 28 novembre 1948; la reconnaissance officielle par Ciudad Trujillo est en
date du 31.
1658 Les 27 et 28 août 1950, Trujillo confère l'ordre de Duarte à cinq membres du gouvernement
péruvien, au premier rang desquels le général Odría.
1659 Nous avons évoqué l'événement in 1947-1955. L'anticommunisme triomphant.
1660 Ainsi prenait fin la longue querelle entre Haïti et la république Dominicaine devant l'OEA. Le 19
février 1951, quelques mois après l'élection de Magloire, Trujillo rencontrait le président haïtien sur la
frontière et un accord était promptement conclu. Le Benefactor devait lui-même indiquer publiquement
la place d'honneur qu'il accordait à Magloire. Ainsi, en visite aux États-Unis en décembre 1952, lors
d'une réception à l'ambassade dominicaine il choisissait de porter «un toast en l'honneur du Président
Truman, du Président élu Eisenhower, du Généralissime Franco, du Général Somoza et du Président
Magloire.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 227.
-796-
- Au Honduras, Juan Lozano Díaz tombe également en 1956. La
longue période au cours de laquelle se sont succédées trois dictatures prend fin, pour un
temps, avec l'élection de Villeda Morales l'année suivante.

- En juillet 1957, Carlos Castillo Armas, instrument qui a permis


à la CIA de renverser le président Arbenz trois ans plus tôt, est assassiné dans des
circonstances obscures. Trujillo n'avait pas manqué de le soutenir lors de son accession
au pouvoir, offrant d'accueillir en république Dominicaine des opposants au nouveau
régime1661. Le Guatemala n'échappera pas cependant à une nouvelle dictature.

- La même année, Gustavo Rojas Pinilla doit quitter


précipitamment la Colombie face au front unanime des dirigeants libéraux et
conservateurs appuyés par les chefs militaires. Lors du coup d'État de 1953, son
gouvernement avait été très rapidement reconnu par Ciudad Trujillo et le général
colombien avait été décoré de l'ordre de Duarte par Trujillo en 19541662.

- Enfin, signe encore plus inquiétant, Marcos Pérez Jiménez, en


butte à l'opposition de l'Église, de l'armée, des étudiants et d'une grande partie de la
population, est renversé le 23 janvier 1958. Une décennie de dictature s'achève.

Ainsi, en trois ans et demi, dix dictatures s'effondrent dans la région. Le régime
dominicain, qui en 1955 était au sommet de sa gloire, se trouve largement isolé.
Certes, tous les régimes autoritaires qui s'effondrent ne sont pas remplacés par
des démocraties. En outre, bien des dictateurs disparus apparaissaient autant comme des
rivaux que comme des amis de Trujillo. Les intrigues des uns contre les autres étaient
incessantes et, naguère, la disparition de l'un d'entre eux faisait, à l'occasion, l'affaire de
ses voisins.
Mais, par son ampleur, l'hécatombe témoigne de changements en profondeur et
crée une nouvelle situation. Il est clair que l'ancien mode de domination et de
fonctionnement politique devient de plus en plus inefficace. La multiplication des fins
de règne atteste qu'il ne s'agit pas seulement de problèmes locaux et particuliers, mais
qu'une crise impériale se développe. Elle ne peut manquer de frapper à son tour le
régime dominicain, étroitement dépendant de Washington, comme on le sait. Il est donc

1661 Il envoie un message en ce sens le 12 août 1954 et le lendemain reçoit une réponse du dictateur
guatémaltèque qualifiant de «pertinente résolution» la proposition de Trujillo. Il s'agissait évidemment
d'une opération de propagande destinée à donner une image démocratique des deux régimes qui n'eut pas
de suites concrètes. Voir à ce sujet : ID., ibid., t. II, p. 285 et 286.
1662 Le 19 juin 1953 et le 25 février 1954 respectivement.

-797-
nécessaire d'examiner rapidement les traits les plus caractéristiques de cette crise tels
qu'ils se dégagent des événements cités :

- L'armée qui, dans presque tous les cas, avait été l'instrument
principal de la confiscation du pouvoir, laisse la dictature s'effondrer. Souvent
démoralisés, privés de perspectives propres, incapables de diriger la société, les chefs
militaires restent dans leurs casernes, quand ils n'interviennent pas directement pour
aider à la chute du régime. C'est en particulier ce qui se produit dans les deux derniers
cas, qui affectent les Caraïbes : la Colombie puis le Venezuela.

- Fait remarquable, l'Église, qui, en règle générale, avait


activement soutenu les régimes dictatoriaux, se retourne spectaculairement contre le
pouvoir. Perón après en avoir fait l'amère expérience en Argentine dès 1955, assiste en
1958 à la répétition du phénomène à Caracas où Marcos Pérez Jiménez lui avait donné
asile. L'année précédente, en Colombie, Rojas Pinilla s'était également vu abandonné
par l'Église avant de tomber.

- Souvent la société tout entière, y compris dans ses couches


supérieures, rejette la dictature. La révolte du peuple et de la jeunesse se combine ainsi
avec le sentiment que le régime autoritaire conduit à l'impasse et s'oppose au
développement de la richesse.

- Après avoir affecté l'Amérique du Sud, le mouvement gagne


l'Amérique Centrale, la Colombie et le Venezuela. La crise gagne les secteurs les mieux
tenus de l'empire et se concentre dans ce que Washington considère comme son
“arrière-cour". Au cœur de cette zone : la république Dominicaine et surtout Cuba où
règnent deux des plus anciens dictateurs, Trujillo et Batista. Or, précisément à Cuba se
développe une situation que le régime a de plus en plus de mal à contrôler. Depuis
1956, une guérilla s'est enracinée, sans que l'armée, peu motivée et coupée de la
population, se montre capable d'y mettre un terme ou même de la contenir. En août
1958, les rebelles, malgré leur infériorité numérique, remportent une éclatante victoire
sur les troupes gouvernementales.

- Les régimes qui tombent étaient souvent nés au plus fort de la


guerre froide -le cas de Castillo Armas, armé contre le "communiste" Arbenz par la
CIA, est significatif1663. Parfois, ils plongeaient leurs racines dans des temps encore plus

1663 Il est vrai que, dans ce cas, Trujillo semble avoir participé de façon décisive au complot.
L'événement n'en marque pas moins que les dictateurs ne sont pas à l'abri, même de leurs semblables. Le
désordre s'installe.
-798-
lointains, et avaient puisé une nouvelle vigueur dans la bataille contre le
"communisme". Les équilibres du passé sont remis en cause.

Tout semble indiquer que la dictature dominicaine va devoir à son tour affronter
une crise majeure. Significativement, les dictateurs abattus refluent vers Ciudad
Trujillo, comme une troupe en déroute se réfugie dans le dernier bastion. Perón qui
avait trouvé asile à Caracas, doit précipitamment quitter le Venezuela avec Pérez
Jiménez. Tous deux se rendent en république Dominicaine. Non seulement Trujillo voit
ses pairs tomber tout à l'entour, mais son horizon se peuple d'adversaires déclarés. À
Porto Rico, Muñoz Marín gouverne et offre protection aux opposants et, surtout, à
Caracas, Rómulo Betancourt rentre d'exil après la chute de la dictature, se présente aux
élections présidentielles et les remporte à la fin de l'année 1958. On se souvient que les
deux hommes se considèrent comme des ennemis irréconciliables et qu'ils s'étaient
violemment opposés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Comme dans un cauchemar, le Benefactor voit se réunir à nouveau autour de lui


des conditions qui rappellent la crise des années 1944 à 1947 au cours de laquelle le
régime dominicain avait bien failli sombrer. La dictature est de plus en plus isolée dans
la région et les régimes hostiles réapparaissent, ce qui ne manque pas d'encourager les
exilés. En effet, ils peuvent légitimement espérer un soutien moral et matériel des
gouvernements qui s'opposent à Trujillo.
Cependant, en dépit des similitudes, deux aspects importants restent différents
jusqu'à la fin de 1958. D'une part, La Havane n'est pas un point d'appui pour les
opposants au régime dominicain comme au temps de Grau San Martín. La dictature de
Batista tient encore, malgré la détérioration rapide vers la fin de la période. D'autre part,
les officiels du département d'État nord-américain ne manifestent pas à l'égard de
Trujillo l'hostilité que nourrissaient Braden et Briggs ou même Byrnes.

Mais les relations sont de plus en plus distantes depuis que Washington a mis
une sourdine à la campagne anticommuniste. L'Administration nord-américaine observe
avec inquiétude les tensions qui réapparaissent dans l'empire, à la recherche d'une
stratégie qui tienne compte des nouvelles réalités. Or il devient chaque jour plus clair
que l'OEA, expression et instrument de l'ordre continental instauré à Bogota dix ans
plus tôt, ne pourra être préservée sans la collaboration des régimes démocratiques. À la
Maison-Blanche nombreux sont ceux qui pensent qu'il faut faire rapidement
mouvement et cesser d'afficher une solidarité inopportune avec les anciens serviteurs,
quels que soient leurs mérites passés.

-799-
Un événement va d'ailleurs contribuer à renforcer vivement leur conviction. En
mai 1958, Nixon se rend en visite officielle à Caracas. Il s'agit pour lui d'évaluer la
situation, quelques semaines après la chute du régime de Pérez Jiménez que
Washington avait soutenu sans faiblir pendant dix ans. La leçon est brutale et marque
les esprits : le vice-président des États-Unis est violemment pris à parti par la foule, son
service d'ordre est débordé, lui-même est malmené et son véhicule lapidé. Il se rend
ensuite au Pérou, où il est très fraîchement accueilli.

De 1956 à 1958, tous les éléments d'une situation de crise se concentrent autour
du régime dominicain.
Cette montée des périls s'accompagne de la dégradation des assises de la
dictature sur le sol dominicain et d'un déclin du régime.

-800-
B/ UN SYSTÈME QUI S'EMBALLE

• PILLAGE ET DÉVELOPPEMENT

Dans ce climat dégradé, la dictature, sur l'élan donné par la Deuxième Guerre
mondiale1664, poursuit une course folle aux profits.

Une étude de l'inventaire officiel et détaillé des biens de Trujillo, effectué en


juillet 1961, le confirme1665 :

CAPITAUX, BIENS ET CRÉANCES DÉTENUS


PAR TRUJILLO ET SA FAMILLE DIRECTE
EN 1961
(Évaluation officielle en milliers de pesos)

Entreprise Activité Valeur


ou propriété et observations biens
Azucarera Haina Centrale sucrière. Gigantesque. 92 644
Banco de Reservas de la R. Placements à intérêts. 12 000
Banco de Créd. Agr. e Ind. Hypothèques, bons et intérêts. 10 272
Corp. Dom. de Electricidad Monopole de la production de l'électricité. 5 087
The Bank of Nova Scotia Placements à intérêts. 5 059
Propriétés rurales. Majoritairement destinées à l'agriculture. 3 594
? Le document a disparu de l'inventaire. 3 490
Cons. Adm. del Distrito N. Bons émis par le district de Saint-Domingue. 3 396
Yacht Angelita L'ancien Sea Cloud de Davies, luxueux. 2 131
The Royal Bank of Canada Placements à intérêts. 2 042
Confederación Life Assoc. Assurance-vie. 2 000
Azucarera del Norte Centrale sucrière. 1 973
Cervecería Nacional Dom. Brasserie en position de monopole 1 002
Petrolera Dominicana Recherche et exploitation pétrolières. 1 000
Chocolatera Industrial Monopole des exportations de cacao. 1 000
Cía Dominicana de Monopole national de l'aviation 830
Aviación commerciale.
Minera y Beneficiadora Extraction et traitement des minerais. 747
Cía Anónima Tabacalera Compagnie des tabacs de Santiago. 677
Divers débiteurs Créances découlant de ventes ou de prêts. 679
1664 On se reportera pour l'analyse des origines de ce mouvement à : 1939-1945. Les années fastes, et
Une collaboration intéressée.
1665 Nous avons établi ce tableau en recoupant l'ensemble des données fournies par RIVERA, Relación de
los bienes e inversiones de Rafael Leonidas Trujillo Molina, esposa e hijos. L'inventaire, établi par le
juriste chargé des affaires personnelles du dictateur, est daté du 5 juillet 1961.
-801-
Industrial Dominíco-Suiza Fabrication d'agglomérés de bagasses. 600

-802-
CAPITAUX, BIENS ET
CRÉANCES DÉTENUS
PAR TRUJILLO ET SA
FAMILLE DIRECTE EN
1961
(Évaluation officielle en milliers
de pesos)
(suite)

Entreprise Activité Valeur


ou propriété et observations biens
Hacienda Fundación Élevage de bovins de race, production de 530
lait.
Molinos Dominicanos Production de farine de blé. 400
Industria Dom. de Distillerie d'alcools. Créance. 286
Alcoholes
Industria Nacional del Papel Fabrication d'emballages en papier et carton. 150
Propriétés urbaines Majoritairement terrains bâtis ou à bâtir. 120
Editorial La Nación Maison d'édition liée au journal. 112
DORSA Colonie juive de Sosúa. 101
Pan American Life Ins. Co. Assurance-vie. 100
Explotación Minera Hatillo Créances sur mines. 50
Explotación Minera Cotuí Extraction du minerai de fer. 50
La Altagracia Distillerie d'alcools. 42
Industrial Lechera Production et distribution du lait 30
Importadora y Distribuidora Importation de produits nord-américains. 25
Distribuidora del Cibao Compagnie commerciale. Actions au 19
porteur.
Constructora Dom.-Canad. En alliance avec des investisseurs canadiens. 12
Laboratorio Químico Dom. Chimie 12
Luis Elmúdesi & Co. Société anonyme. 11
Flota Mercante Dominicana Monopole national des transports maritimes. 10
Comisiones en General Massivement sous forme de bons anonymes. 9
Astilleros Dominicanos Chantiers navals. 6
Divers Liquidités, actions Country Club, etc. 3
TOTAL 152 301

Cette vue d'ensemble, permet de dégager d'éclairer la trajectoire suivie par le


régime :

- La fortune personnelle de Trujillo atteint maintenant des


niveaux extraordinaires. La comparaison avec les finances nationales donne une juste
idée de son poids réel. Officiellement, son volume dépasse les 143 millions de pesos du

-803-
budget annuel de l'État. Elle est même largement supérieure à la totalité de la masse
monétaire en circulation dans le pays1666.
L'accaparement de la richesse nationale est tel que l'administration de la
république Dominicaine se confond avec la gestion des biens du dictateur. Aucun
secteur de l'économie nationale n'échappe au Benefactor.

On remarque d'ailleurs que nombre d'entreprises ou de biens appartenant à


Trujillo et dont il tire de substantiels bénéfices ne figurent pas dans l'inventaire 1667. Les
152,3 millions de pesos ne représentent donc qu'une partie des avoirs réels du
Benefactor. Notons en particulier que manquent ici divers monopoles : l'extraction du
sel gemme et du gypse du gisement de Barahona, le travail du cuir assuré par la Fábrica
dominicana de calzados (FADOC), la production de ciment de la Fábrica dominicana
de cemento, la fabrication de peintures assurée par Pinturas dominicanas (PIDOCA) et
les assurances représentées par la Compañía San Rafael. D'autres biens sont
considérablement sous-estimés : le domaine Fundación représente à lui seul plusieurs
millions de pesos, les propriétés urbaines et rurales du dictateur sont bien supérieures à
celles figurant dans l'inventaire.
Si on se fie aux saisies opérées après la chute de la dictature, il faut ajouter une
centaine de millions au moins pour approcher du total des avoirs de Trujillo en
république Dominicaine1668.

- La volonté de dissimulation est flagrante1669. Elle explique


largement l'opacité des comptes. Mais surtout, elle porte la marque d'un système
financier et politique.
Par le jeu d'hommes de paille et de sociétés-écrans qu'il dirige en sous-main,
Trujillo contrôle tout sans s'exposer lui-même.
Cette précaution ne suffit pas; le dictateur a placé une grande partie de sa
fortune sous forme de titres immédiatement négociables qu'il peut transformer en

1666 Les recettes annuelles de l'État pendant les six années 1956-1961 oscillent autour d'un montant
moyen de 143,1 millions de pesos. Au cours du lustre 1956-1960, la masse monétaire en circulation est
de 112,9 millions de pesos. Calculs effectués respectivement d'aprés les données des services de la
Stastitique et du Banco Central, reproduits par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 530-531 et 543.
1667 On comparera utilement l'inventaire de 1961 au tableau intitulé : Entreprises contrôlées par Trujillo
ou sa famille en 1945 qui figure in 1939-1945. Une collaboration intéressée.
1668 Une estimation gouvernementale de 1962 aboutit à des chiffres de cet ordre. CASSÁ, Capitalismo y
dictadura, p. 520, retient également la somme.
1669 "Ramfis" en avait d'ailleurs tiré profit, selon toute vraisemblance. Divers indices concordants
indiquent en effet qu'il avait très certainement soustrait des titres importants avant l'inventaire. En outre
on ne retrouve pas trace des importantes sommes en liquide que Trujillo gardait par devers-soi en
permanence.
-804-
liquide à tout moment. D'après l'inventaire officiel, les bons et hypothèques
représentent près de 16 millions de pesos à eux seuls1670.
Enfin, Trujillo garde constamment par-devers lui d'énormes sommes en espèces
afin de pouvoir mener à bien toute opération secrète qu'il jugera utile1671.
Ainsi s'organise en cercles concentriques autour du Benefactor un système
financier impénétrable, qu'il manipule à sa guise.

S'il est difficile, voire impossible, de distinguer ce qui appartient à Trujillo de ce


qui appartient à l'État, c'est qu'à la dictature politique correspond le monopole
économique. Le contrôle exclusif du pouvoir permet à Trujillo, par un simple jeu
d'écritures, de transférer les entreprises peu rentables à l'État et de mettre à son nom
celles qui sont d'un bon rapport. Quand il faut investir, l'État est déclaré propriétaire,
puis, lorsque des bénéfices apparaissent, le dictateur reprend son bien. Ces reventes et
achats, à des prix fixés par le dictateur, permettent en outre de dégager immédiatement
des plus-values substantielles. L'économie tout entière est ainsi soumise à un
parasitisme structurel, qui draine une grande partie des richesses nationales vers les
coffres du dictateur et, ensuite, vers l'appareil à son service.

Trujillo dispose ainsi d'une capacité d'intervention sans égale. Les membres de
l'appareil, les dirigeants d'entreprises ou les banquiers ne peuvent s'ériger en rivaux et
sont confinés dans le rôle d'exécutants.
Il faut en effet souligner, comme un fait capital, que la croissance économique
ne s'accompagne pas, en parallèle, de l'émergence d'une bourgeoisie nationale.
Détenteur exclusif du pouvoir, Trujillo seul fait des affaires. Il distribue les gains à ceux
qui le servent, selon son intérêt et son bon gré. Au lieu d'une classe possédant les
moyens de production, on trouve l'appareil dictatorial, de type mafieux. On voit ici
qu'une analyse qui prétendrait appliquer, tels quels, les schémas classiques du
développement capitaliste à la réalité dominicaine fausserait le jugement1672.

1670 Notre décompte aboutit à un résultat de 15,868 millions de pesos. Ces avoirs étant particulièrement
volatils, il est probable que le chiffre réel devait être bien supérieur.
1671 On est, bien sûr, réduit aux conjectures. Pour des raisons évidentes, ces sommes ont été les
premières à disparaître et l'inventaire ne mentionne que 2 000 pesos en liquide. Les témoins s'accordent à
noter que Trujillo ne se déplaçait jamais sans une mallette contenant plusieurs centaines de milliers de
dollars.
1672 Nous pensons en particulier aux thèses de GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes en la
sociedad dominicana…, développées et approfondies par CASSÁ, Capitalismo y dictadura et reprises de
façon synthétique par ID., Historia económica y social de la República Dominicana. La dictature apparaît
comme l'une des phases du développement national chez ces auteurs qui, partant d'une analyse purement
économique et quantitative, n'attachent qu'une importance secondaire à l'organisation politique de la
société. Dans les deux derniers ouvrages cités l'auteur caractérise le systéme dictatorial comme un
«capitalisme d'État» et Trujillo comme la «personnification de l'accumulation de capital», p. 450 et 261
respectivement. Nous revenons sur ces notions.
-805-
En raison de la nature et de la forme du pouvoir, il n'y a pas de place
économique ni politique pour d'éventuels investisseurs privés dominicains.
L'association, qui implique le partage des risques et des gains, est exclue. Il est en effet
clair qu'un capitaliste dominicain ne disposerait d'aucune arme pour faire valoir ses
droits et éviter d'être spolié.
Significativement, les seuls vrais partenaires capitalistes de Trujillo sont
étrangers, essentiellement des États-Unis et du Canada. Précieux pour la dictature car
ils offrent la garantie d'accès au marché mondial, échappant en partie à l'emprise du
régime grâce à leur dimension internationale, ils peuvent se faire respecter.

- Le développement économique, bien réel, ne s'opère donc que


sous les auspices du pillage systématique.
On remarquera le retard dans la formation de chercheurs et d'ingénieurs. Ce
n'est qu'en 1957 que Trujillo envisage publiquement de fonder une faculté des sciences
exactes et un institut chimique1673. Pendant ce temps, la faculté de Droit produit, année
après année, les innombrables serviteurs de l'État et membres de l'appareil vivant en
parasites de l'économie nationale. La dictature semble s'enliser et s'avère incapable de
régler des problèmes, pourtant dénoncés dès les premiers jours. Comme en janvier
1931, Trujillo pourrait encore soupirer : «Que de toques et de toges sans emploi 1674»
Plus significative encore est l'absence d'industries lourdes et de biens
d'équipement, pourtant nécessaires dans la perspective d'une croissance à long terme. À
côté des exportations traditionnelles, la dictature favorise essentiellement la production
de biens de consommation. Elle les place sur un marché intérieur dont elle s'attribue le
monopole et où elle fixe les règles à son gré. Par exemple, obligation légale est faite
aux propriétaires de maisons de repeindre régulièrement les façades. Quant à tous ceux
qui circulent dans la capitale, ils sont tenus de porter des chaussures. Tout contrevenant
s'expose à des amendes, voire à une arrestation. L'écoulement des produits locaux,
vendus à un prix nettement supérieur à celui du marché international, est ainsi assuré.
Certaines entreprises, comme la cimenterie nationale, tendent à sortir de ce
cadre étroit. Mais elles ne vivent que des commandes de la dictature. Aux règles
capitalistes de la concurrence se substituent celles de la corruption, de la recherche de
l'enrichissement personnel immédiat et de la spéculation. Aucune de ces industries n'est
conçue pour un marché ouvert.

1673 On consultera à ce sujet son discours du 13 mars 1957, adressé aux étudiants de l'université.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 236.
1674 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. 1, p. 153. Nous
avons évoqué la portée de ce discours dans : 1932-1937. Les limites du développement.
-806-
La fermeture du pays et l'exercice du pouvoir absolu permettent de pratiquer une
spoliation à grande échelle.
Nous l'avons déjà vu, rien ne se fait sans que le dictateur ne prélève sa dîme. Les
exportateurs paient pour exporter et les importateurs pour importer. Sur les routes, de
véritables octrois illégaux sont institués par Trujillo et ses frères. Les fonctionnaires
sont automatiquement dépouillés de dix pour cent de leurs traitements, toujours payés
avec retard. L'usure s'ajoutant au rançonnement, des prêts sont proposés à ceux qui ne
peuvent attendre, par la “petite banque” (el banquillo), institution contrôlée par l'épouse
du dictateur.
L'abigéat, ou détournement de bétail, pratiqué à grande échelle, fait du
Benefactor le propriétaire d'un immense cheptel, de loin le premier du pays.
Les terres qu'il possède dans tout le pays sont immenses, comme le montre
l'examen de l'inventaire officiel :

SURPERFICIE DES PROPRIÉTÉS RURALES


DE TRUJILLO ET DE SA FAMILLE DIRECTE
EN 1961
(En hectares, d'après le relevé officiel)

Province Lieu Superficie


Benefactor San Juan de la Maguana 69 463
Santiago San José de las Matas 21 980
Santiago 69
La Vega La Vega 19 487
Monseñor Nouel 116
Monte Cristi Monte Cristi 7 778
Guayubín 4 261
Duarte Cotuí 7 793
San Pedro de Macorís La Estrella 6 121
District La Victoria 3 485
de Saint-Domingue Divers 232
San Rafael Hato Nuevo (Colonia Angelita) 914
Trujillo San Cristóbal 312
TOTAL 142 011

Encore faut-il noter que manquent ici les domaines considérés par Trujillo
comme les plus importants1675.

1675 En particulier toutes les propriétés à San Cristóbal et certaines dans le district de Saint-Domingue.
Le domaine de Fundación, a lui seul, représente 7 265 hectares. Au total, 191 577 hectares de terres
appartenant à Trujillo et à ses proches sont saisis dès 1961. GÓMEZ, Relaciones de producción
dominantes en la sociedad dominicana…, tableau n° 20, en donne le détail, établi par l'Instituto agrario
dominicano en 1963.
-807-
Dans les montagnes de l'intérieur, ses propriétés donnent au dictateur le droit
d'exploiter la totalité de la forêt pour en tirer les bois exotiques, en particulier
l'acajou1676.
Enfin, le système dictatorial permet de poursuivre une politique de bas salaires
qui favorables aux exportations et à des marges bénéficiaires importantes.
Dans les cas extrêmes, qui ne sont pas rares, la main d'œuvre est exploitée
gratuitement. Le système pratiqué dans le domaine de Fundación à San Cristóbal et
dans certaines colonies frontalières1677, est mis en œuvre à grande échelle et de façon
systématique dans les vastes plantations de sisal de la région de Azua : les prisonniers
de droit commun travaillent dans des conditions extrêmement dures, sans la moindre
rémunération.

Un dernier trait confirme notre analyse : les sommes déposées par le dictateur à
l'étranger, absentes de l'inventaire officiel, sont énormes. Par nature difficiles à chiffrer
de façon précise, elle sont globalement estimées à trois cents millions de pesos dans la
plupart des études sérieuses1678.
On ne peut donc se contenter d'affirmer que Trujillo incarne la phase
d'accumulation capitaliste dans le développement de la république Dominicaine, sans
perdre de vue les caractéristiques essentielles du régime. On remarquera d'ailleurs que
l'ampleur de l'évasion de capitaux est la marque indéniable de la profonde inquiétude
politique qui ronge la dictature et de son absence d'avenir propre.

1676 Habilement, Trujillo conserve un droit communautaire ancien, qu'il détourne à son profit : dans les
villages chaque propriétaire dispose d'un libre droit d'abattage dans la forêt alentour.
1677 Voir Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière.
1678 Voir, par exemple, MOYA PONS, Manual de historia dominicana, p. 525. D'autres auteurs donnent
des chiffres supérieurs. Seul l'ex-dirigeant du SIM Arturo ESPAILLAT "Navajita", donne une estimation
inférieure, 100 millions de dollars, dans son ouvrage Trujillo, el último de los Césares. En raison du rôle
du personnage et des conditions de rédaction du livre, son témoignage est sujet à caution.
-808-
• LA FUITE EN AVANT

Les contradictions internes du régime ne tardent pas à s'exprimer. Dès le début


de l'année 1956, Trujillo se répand en paroles amères devant les hommes d'affaires du
pays, pourtant réunis pour lui rendre hommage :
«Un nombre croissant d'industriels, de commerçants et
d'agriculteurs n'a pas répondu aux espoirs du Gouvernement, aux
véritables besoins du Pays et aux avantages que leur a offerts
l'Administration. Les uns n'ont pas compris la portée de leur mission au
cours de la période extraordinaire que traverse la République; d'autres
manquent d'une formation professionnelle satisfaisante; ceux-ci,
dépourvus d'esprit créateur, entretiennent un commerce stagnant et
embryonnaire, ceux-là manquent d'initiative et enfouissent dans les
coffres l'argent gagné; beaucoup ne sont pas réellement des
commerçants, au sens chrétien du terme, mais des spéculateurs fébriles.
Ils attendent tout du Gouvernement; ils demandent tout au
Gouvernement : des initiatives, la protection, une aide illimitée et le
pardon pour leurs fautes1679.»
En fustigeant ses auditeurs, le Benefactor dresse en fait un réquisitoire précis et
impitoyable à l'encontre de son propre système. Une à une, les critiques s'adressent en
définitive à lui-même. L'extrême centralisation du pouvoir conduit inévitablement à la
stérilisation de toute initiative privée et se retourne maintenant contre la dictature.
Si les entrepreneurs attendent tout de Trujillo, présenté ici sous le masque
transparent du «Gouvernement», c'est qu'ils dépendent effectivement entièrement de
lui. Comment pourraient-ils faire preuve d'autonomie dans un régime fondé sur la
stricte obéissance ? Qui serait assez ignorant des réalités politiques pour se définir des
intérêts propres et concurrencer le dictateur ? Comment s'étonner que les membres de
l'appareil constitué par Trujillo parasitent l'économie, spéculent et thésaurisent, comme
on le leur a appris ? N'est-ce pas du Benefactor lui-même que proviennent les
prébendes et les sinécures dont ils vivent ? Paradoxe singulier, celui qui se fait
maintenant appeler Père de la Nouvelle Patrie, se plaint du comportement infantile de
ses subordonnés.
Le régime lui-même est dans l'impasse.

1679 Discurso pronunciado en el homenaje de reconocimiento y lealtad que le tributaron los hombres de
negocios […] el 18 de febrero de 1956. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 192.
-809-
Les circonstances permettent de mieux comprendre l'urgente nécessité de
trouver de nouvelles sources de profit. En effet, Trujillo prononce cette diatribe à l'hôtel
Embajador, dans l'enceinte de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre,
où retentissent encore les échos de l'apothéose du régime. Les cérémonies grandioses
ont laissé derrière elles un passif qui grève l'économie du pays1680.
Dépenses somptuaires, certes, mais dépenses politiques d'autant plus vitales que
le régime a désespérément besoin de sauvegarder sa place sur la scène régionale.
Dans le même temps, les frais d'entretien de l'énorme appareil militaire et
policier pèsent lourdement. La flotte puissante, les avions modernes, la base aéronovale
de Las Calderas ou l'aérodrome de San Isidro engloutissent des crédits toujours plus
importants. Fait significatif, l'industrie la plus moderne reste la manufacture d'armes de
San Cristóbal qui, si elle assure une certaine indépendance militaire au régime, se
révèle fort coûteuse1681.

L'isolement croissant pousse la dictature à renforcer encore ses traits


caractéristiques.

La spirale qui s'amorce est particulièrement sensible dans le domaine


économique. En effet, chose nouvelle, le dictateur s'engage dans une politique de rachat
des entreprises nord-américaines.

Un signe avant-coureur important a lieu dès le début de l'année du Benefactor,


alors que la dictature se lance dans des dépenses sans précédent : le 16 janvier 1955,
l'État achète officiellement la Compañía Eléctrica de Santo Domingo, qui détient le
monopole de la production électrique, 13,2 millions de dollars sont versés aux
propriétaires nord-américains. L'ampleur de l'effort financier consenti donne une idée
des problèmes auxquels est confrontée la dictature. Les difficultés politiques qui
s'annoncent et les besoins économiques grandissants la contraignent à rechercher une
plus grande autonomie financière. Mais le coût en est exorbitant.

Les chantiers navals Gibbs, installés depuis avril 1955 sur la rive du fleuve
Haina, sont également achetés par la dictature en 1957. Il s'agit d'une entreprise unique
dans le pays, qui emploie environ mille ouvriers spécialisés. La rupture avec Gibbs, un
1680 Rappelons que la Foire avait coûté trente millions de dollars et que l'hôtel Embajador, à lui seul,
représentait un investissement de cinq millions de dollars. Cf. 1947-1955. L'année du Benefactor.
1681 Voir à ce sujet : 1947-1955. Réalités de la politique d'immigration.

-810-
important capitaliste de Jacksonville en Floride est spectaculaire. Des liens politiques se
dénouent, les bénéfices d'un persévérant et considérable travail de contact aux États-
Unis sont en partie perdus. L'économie n'y trouve pas son compte pour autant : coupée
de la maison-mère, privée de l'expérience des cadres internationaux et du soutien des
capitaux nord-américains, l'entreprise donne des signes de faiblesse. Finalement, les
chantiers navals passent sous le contrôle direct de la marine de guerre dominicaine.
Évolution exemplaire qui montre comment, dans une situation difficile, la
dictature est amenée à se replier sur elle-même et à s'appuyer sur son appareil
militaire1682.

Mais la marche à l'autonomie financière prend tout son sens dans le secteur-clé
de l'agro-industrie sucrière.

Il faut tout d'abord rappeler la place politique centrale occupée par cette activité.
Au début de la guerre froide, en 1947, la totalité des entreprises sucrières qui comptent
sont toujours aux mains de la West Indies Sugar Corp. et de la South Porto Rico Co 1683.
La production de sucre représente, à elle seule, les deux tiers de la totalité des richesses
exportées par le pays1684. L'économie du pays et la survie de la dictature reposent,
directement et indirectement, sur la bonne marche de ce secteur. Que la production et
les exportations de sucre viennent à baisser et les taxes qui alimentent l'État
diminueront de façon brutale. Les milliers de paysans expulsés de leurs terres et
prolétarisés n'auront plus aucun moyen de subsistance. Les petites industries annexes et
le commerce s'effondreront. Sur le fond, les équilibres politiques n'ont pas changé
depuis les années de l'occupation militaire des États-Unis. Trujillo qui avait défendu les
intérêts des grandes compagnies comme garde à Boca Chica, puis comme officier de
l'armée professionnelle mise en place par l'US Navy, continue à faire respecter l'ordre
dont ont besoin les capitalistes nord-américains. Ceux-ci possèdent et drainent les
profits, et lui vit de ce qu'on lui abandonne. Chacun tient son rôle, à la place qui lui
revient.

1682 Nous avons évoqué les liens noués avec Gibbs : 1947-1955. L'année du Benefactor. Trujillo avait
passé accord avec le capitaliste nord-américain lors de son voyage d'octobre 1954 aux États-Unis. Il avait
alors été reçu par le maire de Jacksonville. On mesure l'étendue des dommages politiques pour la
dictature. TEJEDA DÍAZ, qui fut chef du personnel des chantiers navals donne des éléments intéressants
sur la rupture dans son ouvrage : Yo investigué la muerte de Trujillo, p. 36-37.
1683 À elles deux, les compagnies nord-américaines contrôlent 95% de la production du pays. Seule la
famille Vicini détient encore quelques petites sucreries indépendantes.
1684 Selon GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes…, tableau n° 26, sur un total d'exportations
qui atteint 83,206 millions de pesos, le sucre représente 54,260 millions de pesos, pour l'année 1947. Soit
65,2 %.
-811-
Pourtant, en 1948, Trujillo, après dix-huit ans passés au sommet du pouvoir sans
s'aventurer dans cette branche de l'économie, fait une première incursion : il installe une
plantation de cannes à sucre au nord de la capitale, entre Villa Altagracia et Monseñor
Nouel. Ce premier pas, encore timide, en appelle un autre : l'année suivante, le dictateur
entreprend la construction de la centrale sucrière de Catarey pour broyer les cannes de
la plantation et produire le sucre. La fabrique, inaugurée en 19501685, livre 4 900 tonnes
de sucre au cours de la campagne 1950-1951. Moins de 1 % de la production
nationale1686.

Débuts très modestes donc, mais révélateurs. L'énorme appareil militaire et


policier, exige toujours plus d'argent pour s'étendre et se développer. La toute-puissance
politique de la dictature tend à se transférer sur le terrain économique.

Six mois environ après l'entrée en service de la centrale de Catarey, Trujillo en


inaugure une autre, Río Haina, sur la côte entre la capitale et San Cristóbal 1687. L'affaire
est, cette fois, bien plus importante puisque, participant de justesse à la campagne 1950-
1951, la centrale sucrière produit 23 700 tonnes de sucre. Soit près de 4,5 % de la
production nationale. L'année suivante, la production double. Pour la récolte 1953-
1954, les cent mille tonnes sont dépassées. Seule l'énorme centrale La Romana, de la
South Porto Rico Co., surclasse encore Río Haina.

Il nous semble important de souligner que, contrairement à ce qui a souvent été


dit a posteriori, Trujillo n'est pas animé par une volonté agressive à l'égard des
compagnies nord-américaines. Bien au contraire. L'administrateur de la West Indies
Corp., Edwin Kilbourne, reste l'un de ses meilleurs amis et alliés en affaires. On notera
surtout que, dans cette première phase, le dictateur construit ses propres entreprises,
loin des grandes plantations de l'Est. Mieux, il s'associe à la South Porto Rico Co. qui
est chargée du développement de la centrale de Río Haina et, en particulier de la
construction d'une ligne de chemin de fer de quatre-vingt kilomètres en direction du
nord. Ainsi, la nouvelle centrale peut être alimentée en cannes à sucre qui proviennent
d'une vaste région s'étendant jusqu'aux abords de Cotuí. Les accords officiels de
coopération entre les centrales sucrières Catarey et Río Haina d'une part et la South
Porto Rico Co. sont d'ailleurs publiquement affirmés lors d'un banquet en février 1952.

1685 Bénie le 4 juin 1950, elle entre en fonctionnement le lendemain.


1686 Nos calculs sont établis à partir des données des statistiques officielles et de celles de l'Inazúcar,
présentées par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 259 et suivantes.
1687 Elle est officiellement inaugurée le 1er janvier 1951.

-812-
À cette occasion, Ortega Frier, conseiller juridique d'importantes firmes nord-
américaine fait office de représentant des entreprises de Trujillo 1688. Insensiblement,
poussé par la recherche de nouvelles sources de profits, le Benefactor cherche à passer
du rang de gardien à celui d'associé.

Mais, cet empiètement dans un domaine réservé a beau être prudent, il est un
premier signe d'une dégradation en profondeur des équilibres traditionnels. La question
des quotas sucriers, déjà examinée1689, est à l'arrière-plan du mouvement qui s'amorce.
Après le développement des années de guerre, la fermeture presque complète du
marché nord-américain à partir de 1947, place le pays dans une situation
désavantageuse dans la compétition internationale.
L'échec de la campagne de la dictature, en 1950-1951, pour s'ouvrir des
débouchés aux États-Unis marque un tournant. En effet, les cours internationaux
repartent à la baisse, comme on peut le constater en examinant l'évolution des
exportations de sucre dominicaines pendant la décennie 1947-19561690 :

EXPORTATIONS DE SUCRE
1947-1956
(En tonnes et en milliers de pesos)

Années Tonnage Valeur Cours


1947 587 400 54 260 92,37
1948 490 700 46 646 95,06
1949 542 500 39 489 72,79
1950 553 800 45 314 81,82
1951 607 900 72 030 118,48
1952 703 100 61 745 87,81
1953 731 100 48 402 66,20
1954 663 100 42 445 64,01
1955 746 900 44 439 59,50
1956 856 000 55 886 65,29

Le retournement de la tendance est particulièrement net si l'on compare le


premier lustre : 1947-1951, et le second : 1952-1956. La baisse des cours est très
sensible : de 92,10 pesos par tonne en moyenne, les tarifs reculent à 68,56 pesos. Ceci
explique que, malgré l'accroissement du tonnage global exporté, qui passe de près de
1688 Ce banquet a lieu le 9 février 1952. Pour plus de détails : R. D EMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 206.
1689 Voir à ce sujet 1947-1955. La rivalité avec Cuba.
1690 Calculs effectués d'après les données réunies par Luis GÓMEZ, Relaciones de producción
dominantes…, tableau n° 26.
-813-
2,8 millions de tonnes à 3,7 millions, les recettes stagnent à la baisse. Alors que celles-
ci atteignent 258 millions de pesos pendant la première période, elles restent en-dessous
des 253 millions pendant la seconde1691.

Les effets de la fermeture du marché nord-américain s'exercent directement à


l'intérieur du pays, sous les yeux de la dictature impuissante. En effet, les deux
compagnies présentes en république Dominicaine le sont également à Cuba, qui
bénéficie du plus grand quota, et à Porto Rico, dont le sucre peut librement entrer aux
États-Unis. La Cuban-Dominican Sugar Corp., maison-mère de la West Indies Sugar
Corp., et la South Porto Rico Sugar Co., privilégient donc naturellement la production
dans les deux autres îles caribéennes. Les investissements pour rénover le matériel se
détournent de la république Dominicaine. L'industrie sucrière du pays est menacée
d'obsolescence, alors que le marché mondial a tendance à se rétrécir.
On voit ici comment la décision politique de Washington de s'appuyer sur La
Havane plutôt que sur Ciudad Trujillo est lourde de conséquences économiques qui, à
leur tour, sapent les bases de la dictature.

Le fait que ce secteur décisif échappe traditionnellement à son contrôle place le


régime devant la nécessité d'élargir sa pénétration, afin de relancer la production. Cette
entrée se fait d'autant plus facilement que les compagnies nord-américaines sont
disposés à se défaire de propriétés devenues peu rentables et à dégager ainsi leurs
capitaux en vue d'investissements plus intéressants.

En 1952, Trujillo rachète à Kilbourne, gérant de la West Indies, la sucrerie de


Monte Llano, située sur la côte atlantique, à l'est de Puerto Plata.
L'année suivante, il acquiert de la West Indies les sucreries Ozama, à quelques
kilomètres de la capitale, Amistad, près de Monte Llano, et Porvenir, dans les environs
de San Pedro de Macorís.
On constate ainsi qu'il n'hésite plus à s'implanter dans les fiefs sucriers, en
particulier dans l'Est. Lors de la campagne 1953-1954, les six sucreries du Benefactor
produisent 160 300 tonnes de sucre, soit le quart de la production nationale. Le
dictateur, qui n'est plus président de la République depuis un an, annonce même qu'il
s'apprête à abandonner le commandement des forces armées pour se consacrer à la

1691 Roberto CASSÁ, Capitalismo y dictadura, reproduit les données de Gómez p. 392. Sans explication,
il donne p. 394 des chiffres sensiblement différents. Néanmoins, les variations relatives sont
pratiquement identiques : le tonnage total passe de 2,2 à 2,8 millions de tonnes, alors que le montant des
sommes recueillies recule de 231 à 220 millions de pesos. Le cours moyen de la tonne de sucre s'établit
au cours du premier lustre à 105,49 pesos, il tombe à 78,62 pesos pendant le second.
-814-
direction des entreprises sucrières1692. Nul ne croit qu'il quitte le pouvoir, mais le
message est clair : Trujillo revendique maintenant ouvertement le titre d'industriel du
sucre et entend peser directement sur ce secteur.

La situation n'est pas assainie pour autant, les compagnies nord-américaines


continuant à se montrer peu soucieuses d'investir. Aussi la marche en avant se poursuit-
elle. Des mesures spectaculaires, comme la distribution de terres, sont destinées à
accélérer le processus. Ainsi, à la fin de l'année 1953, la propagande du régime annonce
à grand bruit que le Benefactor a décidé de répartir un million d'ouvrées (tareas), soit
62 500 hectares, entre les colons des plantations des centrales sucrières Río Haina,
Catarey, Porvenir, Amistad et Monte Llano 1693. En réalité, l'opération se réduit à fort peu
de chose, les "colons" n'étant que des prête-noms. Mais le chiffre, énorme, est choisi à
dessein pour frapper les esprits et susciter un élan dans la population et l'appareil.
Surtout, cette annonce manifeste à l'intention des compagnies sucrières la volonté
politique du dictateur de développer ce secteur, malgré des cours qui ne cessent de
baisser. Une pression publique est ainsi exercée sur elles, l'appareil n'hésitant pas à
dénoncer à l'occasion leur refus de distribuer leurs terres à des colons, à l'instar du
Benefactor.

Au lendemain de l'apothéose du régime, alors que les difficultés se font de plus


en plus nettement jour, le mouvement engagé se déploie pleinement. Les cours sont au
plus bas. Toute l'économie serait menacée par une récession dans le secteur. Les
besoins financiers de l'appareil sont énormes. Pressée par la nécessité, la dictature prend
clairement son parti du manque d'intérêt des investisseurs nord-américains pour
l'industrie sucrière dominicaine. Elle s'engage dans une politique massive de rachat des
entreprises sucrières. Afin de parvenir à ses fins, elle accroît les taxes sur le sucre,
abaissant encore la rentabilité immédiate pour les compagnies, et accepte de payer des
prix nettement supérieurs à la valeur réelle des propriétés et installations.
Au cours de l'année 1956, elle acquiert la sucrerie Santa Fe de la South Porto
Rico, qui jouxte La Romana, et les quatre dernières propriétés de la West Indies :
Barahona dans le Sud, Boca Chica à l'est de la capitale, ainsi que Quisqueya et
Consuelo dans l'Est. L'opération est définitivement ratifiée au tout début de l'année
1957.

1692 Déclarations du 18 août 1953.


1693 L'annonce en est publiquement faite le 8 novembre 1953.

-815-
L'ensemble de ces cinq sucreries coûte au régime entre 38 et 39 millions de
pesos. Encore n'est-ce là qu'une partie des investissements, puisqu'il faut accroître la
productivité, rénover le matériel, moderniser les installations dans tout le pays. Ainsi, la
même année, le dictateur achève la construction d'une nouvelle sucrerie, baptisée
Esperanza, introduisant l'agro-industrie sucrière dans la région de la Vega Real.

Le bilan est le suivant :

- La West Indies ne possède plus aucune sucrerie dans le pays. La


South Porto Rico ne garde que la gigantesque centrale sucrière La Romana. Tout le
reste, hormis les quelques entreprises indépendantes, appartient à Trujillo.
Lors de la campagne 1956-1957, les entreprises du dictateur produisent 574 400
tonnes de sucre, soit plus de 71 % de la production totale 1694. En quelques mois, la
dictature s'est assurée une domination écrasante dans le secteur. Pour la première fois,
la centrale La Romana est surclassée par la Río Haina1695.

La dictature a donc les mains libres pour définir sa propre stratégie dans ce
secteur économiquement vital. La propagande ne manque pas de célébrer ce qu'elle
présente comme une marche à l'indépendance.

- Mais le prix à payer est extrêmement lourd. L'État a dû


s'endetter, car l'investissement est énorme. D'après le relevé officiel établi à la mort de
Trujillo1696, les capitaux affectés à l'industrie sucrière représentent 94,6 millions de
pesos, soit 62 % du patrimoine du Benefactor. La proportion est éclairante : elle montre
à quel point le régime dépend maintenant de ce secteur où il s'est taillé la part du lion.
Quant aux valeurs absolues, elles sont bien en dessous de la vérité puisque Barahona,
Boca Chica et l'ensemble des propriétés du Centre et de l'Est n'apparaissent pas dans le
tableau. Pour assurer sa survie, la dictature doit maintenant porter seule sur ses épaules,
un fardeau jugé excessif par les compagnies nord-américaines.

- Au plan économique, l'avancée reste fragile, voire illusoire. Si


la dictature contrôle la plus grande partie du secteur à l'échelon national, elle ne
maîtrise ni les cours, ni le marché extérieur. On ne peut donc pas parler de position
hégémonique. D'ailleurs, la South Porto Rico, décidée à attendre des temps meilleurs,
1694 La South Porto Rico, avec La Romana, produit 175 500 tonnes, soit 22 % du total national.
1695 La centrale sucrière Río Haina affiche une production de 193 200 tonnes.
1696 Voir ci-dessus : 1956-1961. Pillage et développement.

-816-
continue à refuser de vendre La Romana à Trujillo et poursuit sa propre stratégie.
Même après la coûteuse opération de rachats, le Benefactor reste petit face aux grandes
compagnies d'envergure internationale dont la production, qui se compte en millions de
tonnes, est largement vendue sur le marché nord-américain.
Cette compétition inégale absorbe dangereusement les forces de la dictature. On
n'assiste pas au développement d'une véritable économie nationale intégrée, capable de
s'assurer une certaine marge d'autonomie, car les investissements se dirigent
prioritairement vers le secteur sucrier.

- Mais c'est au plan politique que les conséquences sont les plus
graves à terme. Poussé par la nécessité, enivré par sa toute-puissance dans le pays, le
régime tend à modifier ses liens avec l'empire, sans être capable de se définir un
nouveau rôle cohérent. Le gardien a mis la tenue du propriétaire, mais l'habit est trop
grand pour lui.
De fait, ses intérêts commencent à ne plus coïncider avec ceux de l'empire.
Malgré ses protestations, le lien de dépendance, garant de sa fidélité, est gravement
distendu.
De puissants groupes capitalistes, qui lui avaient apporté un soutien politique
sans réserve, se détournent. Des réseaux d'influence, patiemment élaborés, en
particulier dans le Sud des États-Unis, sont démantelés. Pour les investisseurs nord-
américains, la république Dominicaine est de moins en moins une contrée où il y a des
affaires à faire !

Conçue pour un autre usage, la dictature ne peut s'adapter à la situation qu'elle


crée elle-même. Ses rapports avec la société dominicaine, l'organisation en profondeur
de l'appareil du régime, interdisent toute transformation réelle. Trujillo ne peut se
métamorphoser en démocrate ou en révolutionnaire, quand bien même il le voudrait 1697.
La dictature accumule les contradictions et semble systématiquement préparer sa propre
fin : la concentration économique appelle ou l'indépendance politique ou la reprise en
main impériale.

En absorbant tout autour de lui, le régime ne fait que s'isoler tous les jours
davantage. La marche glorieuse prend des allures de course à l'abîme.

1697 Comme nous le verrons, lorsque la situation deviendra désespérée, le Benefactor tentera de se
rapprocher de Castro et s'engagera dans une dénonciation, aussi éphémère qu'enragée, des Yankees. Voir
à ce sujet : Août 1960-mai 1961. L'impasse.
-817-
• LE POIDS GRANDISSANT DE L'ÉGLISE

L'évolution des relations entre la dictature et l'Église au cours des années 1956 à
1959 est bien plus qu'une simple manifestation du déclin du régime. Le rôle grandissant
dévolu à l'Église catholique fait partie d'une stratégie politique destinée à redonner une
assise à la dictature ébranlée. Dicté par la nécessité, mais aussi par la volonté de
survivre, le projet est si ample qu'il affecte les sources du pouvoir et la nature même du
régime. Recours suprême, l'appel à l'Église, conçu pour retarder la déflagration,
accumule les matériaux explosifs. Observer le développement et la transformation des
relations entre l'Église et la dictature au cours de cette période qui précède la chute,
c'est donc examiner des mécanismes ambivalents. Le régime les met en place pour
résister et, dans le même temps, ils préparent déjà sa fin.

Ce n'est pas un hasard si la Foire de la confraternité et de la paix du Monde


libre, apogée de la dictature, s'achève par un Congrès international de culture catholique
pour la paix du monde en février 19561698. Les discours symétriques de Trujillo et de
Spellman, sur fond de guerre froide, scellent avec éclat une alliance présentée comme le
point culminant du régime. Nous avons vu comment le contrat passé entre le Vatican et
l'État dominicain tout en hissant la dictature sur des sommets, affecte les équilibres
profonds du régime. Pour la première fois, Trujillo doit s'appuyer dans son propre pays
sur une institution qui échappe à son contrôle 1699. Dans son intervention inaugurale, le
Benefactor déclare aux membres de la hiérarchie internationale de l'Église réunis
devant lui :
«Il est non seulement nécessaire de christianiser les hommes,
mais aussi les institutions. Il faut christianiser la presse, pour qu'elle ne
manque pas à la vérité, pour qu'elle ne calomnie pas, pour qu'elle ne
divise pas, pour qu'elle ne répande pas le scandale, pour qu'elle n'oppose
pas les peuples1700.»
Chacun comprend que tous les idéaux présentés ne sont que les masques du
régime totalitaire. «Vérité» signifie ici "version officielle", il faut traduire "diviser" par
"s'opposer à Trujillo", «scandale» et "calomnie" par "divulgation" et "révélations" et
"l'amitié entre les peuples" doit faire "taire toute critique de la situation en république

1698 Il a lieu à Ciudad Trujillo du 28 février au 6 mars 1956.


1699 Ces aspects sont développés dans : 1947-1955, Le Concordat avec le Saint Siège.
1700 Discurso pronunciado al inaugurar el Congreso Internacional de Cultura Católica por la Paz del
Mundo, el 28 de febrero de 1956. TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 195.
-818-
Dominicaine". Mais surtout, à travers ce langage codé, Trujillo propose une
collaboration politique très précise à l'Église : normaliser les individus, mais aussi les
rouages de la société. Dans ce cas, l'action de l'Église doit compléter celle de l'appareil
du régime afin de parfaire la censure. Mieux, au plan international, en particulier en
Amérique du Nord, elle doit mener à bien une tâche que les agents de la dictature ne
parviennent pas à accomplir de façon satisfaisante. Du même coup, le généralissime
reconnaît l'institution comme nécessaire au fonctionnement du pouvoir dictatorial.

Les jours suivants, le déroulement du Congrès confirme l'ampleur de la tâche


pratique et politique dévolue à l'Église. Les cent huit délégués venus de trente-cinq pays
d'Amérique, d'Europe et d'Asie1701 ainsi que les dix délégués dominicains sont invités à
réfléchir et à tracer des perspectives notamment sur les sujets suivants :
- «L'institution familiale : ses nature, propriété et but. Le facteur
économique dans la vie familiale.»
- «Le travail comme expression de la personne humaine et
l'entreprise comme communauté de travail.»
- «Les assurances sociales.»
- «L'entreprise agricole familiale et la coopération dans le
secteur agricole.»
- «La formation des jeunes dans l'exercice de la profession
d'agriculteur.»
- «Le bien commun, finalité de l'État.»
- «L'éducation du citoyen pour la vie publique nationale et
internationale.»
- «La radio et la télévision.»
- «Le cinématographe.»
- «La presse.»
- «L'action de l'Église pour le rapprochement entre les
peuples1702.»
Les rapporteurs vont du père Émile Cabel, rédacteur en chef du quotidien
français La Croix et président de la Commission internationale des éditeurs de journaux
catholiques, au fervent phalangiste Blas Piñar, vice-président de l'Action catholique
espagnole. Des hommes de terrain, comme on le voit.
La ligne est tracée : la dictature, constatant que les leviers anciens ne suffisent
plus à contrôler la société dominicaine dans un monde en changement, s'engage dans
1701 Le Congrès était entièrement pris en charge par le gouvernement dominicain qui dépensa, à cet
effet, 300 000 pesos de l'époque.
1702 Le programme détaillé du Congrès, dont sont extraits ces intitulés, ainsi que la liste exhaustive des
participants sont intégralement reproduits dans : CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la
Iglesia, p. 188 à 211.
-819-
une vaste entreprise de réorganisation du pouvoir. Il ne s'agit pas seulement d'habiller
d'un discours idéologique des pratiques anciennes, mais bien de remodeler les relations
entre l'État et la société. En filigrane, se profile la perspective d'un État catholique et
corporatiste.

On ne s'étonnera donc pas si pendant les années du déclin, de 1956 à 1959, la


dictature s'appuie de tout son poids sur l'Église. Les difficultés rencontrées, conduisent
le pouvoir à s'en remettre toujours plus à son alliée. Quatre initiatives importantes du
régime permettent de comprendre et de suivre cette évolution.

En mars 1957, à l'occasion de la fête annuelle de l'étudiant, le Benefactor


annonce de nouvelles perspectives pour l'université. Il déclare aux jeunes qui
poursuivent leurs études supérieures :
«Respectueux de la plus ample liberté de conscience, nous
suggérons la création de chaires de Morale Professionnelle Catholique à
l'Université, qui apportent à vos jeunes intelligences les principes
salutaires du Catholicisme, fondements indispensables à la paix du
monde1703.»
Notons bien qu'il n'est pas question ici d'enseigner la théologie -le séminaire
central Saint Thomas d'Aquin est prévu à cet effet- mais d'introduire dans la formation
de ceux qui se destinent aux professions libérales -les futurs profesionales dans la
terminologie officielle- un enseignement de morale catholique.
La décision, car c'en est une bien sûr, répond à un double souci :

- Dans l'immédiat, il s'agit d'encadrer et de contrôler la jeunesse


étudiante, l'un des secteurs les plus dangereux pour le régime comme nous l'avons vu.
Après la nomination de Robles Toledano à la vice-présidence de l'université, la mesure
constitue un nouveau pas dans la prise en main de l'enseignement supérieur par l'Église.
Le Parti dominicain, la Garde universitaire et le réseau des mouchards du SIM, pourtant
actifs, ne suffisent plus. Il faut des personnes instruites, rompues à la bataille contre les
idées nocives pour le régime. L'allusion à «la paix du monde» est révélatrice : dans le
jargon de la guerre froide, l'expression sert à désigner l'ordre occidental, toujours
menacé par les idées subversives venues de l'Est. En un mot, l'Église catholique est
chargée de livrer bataille contre l'opposition au régime au sein de l'université, au nom
de l'anticommunisme.

1703 Mensaje dirigido a los estudiantes universitarios del país el 13 de marzo de 1957, con motivo de
celebrarse el día del estudiante. TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 239. Il s'agit de
l'un des tous derniers textes retenus dans la collection officielle.
-820-
- À plus long terme, la mesure vise à assurer un meilleur contrôle
de la classe moyenne dont le poids social ne cesse de croître. L'endoctrinement
idéologique se combine ainsi avec la détection policière des esprits forts.

Le 21 janvier 1958, à l'occasion de la fête de la patronne du pays, Notre-Dame


de la Altagracia, un accord est signé en grande pompe avec le Saint-Siège afin
d'organiser «le secours religieux aux Forces Armées Dominicaines.» L'affaire est
présentée par le régime comme un événement de haute importance, au point que, dans
le courant de l'année, le secrétariat aux Relations extérieures publie une brochure
réunissant le texte officiel et les discours échangés. La distribution internationale de
l'ouvrage est organisée par le Bureau d'échange et de diffusion culturelle.
L'objet de l'accord que signent le nonce apostolique, Salvatore Siino -artisan du
Concordat de 1954- et les trois secrétaires d'État concernés est simple : un vicariat
général militaire dont dépendent tous les aumôniers militaires est institué dans le pays.
L'archevêque de Saint-Domingue en assure la direction dans le cadre des règles
édictées par l'Église. Il nomme et affecte librement les aumôniers, après s'être assuré
que le gouvernement n'éleve pas d'objection. Ce dernier, pour sa part, confère le grade
d'officier aux aumôniers militaires et s'engage à leur verser la solde correspondante. En
outre, le vicaire général militaire peut désigner des prêtres pour aider les aumôniers, si
le besoin s'en fait sentir1704.
Ainsi l'Église est introduite, en tant que telle et dans le respect de son
autonomie, au sein de l'armée, c'est-à-dire au cœur même de l'appareil du régime. Il est
vrai que l'exemple des nombreuses dictatures militaires, tombées avec l'assentiment des
forces armées, dans les pays de la région donne à réfléchir 1705. Pourvu d'une longue
expérience en la matière, Trujillo comprend qu'en l'absence de toute possibilité pour
l'opposition civile de s'organiser et de s'exprimer, les tensions qu'engendre la
dégradation du climat politique se portent naturellement vers les lieux du pouvoir. Les
casernes et plus encore les états-majors sont susceptibles de se transformer en autant de
foyers de sédition. La dictature n'échapperait alors à la révolution que pour être abattue
par un coup d'État. Craintes justifiées, puisqu'en septembre de l'année suivante un
important complot sera découvert dans les rangs de l'armée de l'air.
Il faut donc contrôler les hommes du rang et, surtout, leurs chefs. Compléter
l'ordre militaire par une discipline idéologique. Pénétrer dans les esprits pour en
connaître les secrets et les conditionner. L'Église a une mission : redonner un sens à la
1704 Articles I, II et V. SECRETARÍA DE ESTADO DE RELACIONES EXTERIORES. Acuerdo entre la Santa
Sede y la República …, p. 21 à 23.
1705 Voir 1956-1958. Le "dégel" en Amérique.

-821-
soumission aveugle à Trujillo. Le nonce apostolique en convient sans ambages puisque
son discours est un véritable dithyrambe consacré au généralissime. Celui-ci n'occupe
pourtant aucune fonction officielle dans le gouvernement et n'est donc pas, en théorie,
partie prenante dans l'accord conclu. Qu'on en juge :
«Contre cette vague [du communisme] le Généralissime Trujillo
a dressé le mur infranchissable de sa volonté cyclopéenne sous forme de
règles et d'événements qui peuvent servir de modèle à tous ceux qui,
conscients de l'actuel danger universel, s'apprêtent à livrer bataille à
l'ennemi qui, sournois ou déclaré, essaie de miner les fondements de
notre civilisation et d'extirper les plus profondes racines de nos
sentiments catholiques, unique digue capable de s'opposer efficacement
à ce communisme et matérialisme, qui tente d'envahir et de noyer nos
terres patriotiques et spirituelles […] et qui se présente avec des airs
modernes comme une panacée apte à résoudre tous les problèmes
politiques, sociaux et religieux actuels1706.»
La réthorique, extraordinairement alambiquée et ampoulée, est étroitement liée
au fond. Les mots, les métaphores, les idées, la démonstration, tout semble déjà d'un
autre âge. La guerre de Corée est terminée depuis plus de quatre ans, Eisenhower a
rencontré les dirigeants soviétiques à Genève il y a deux ans et demi, mais le langage
employé l'ignore et reprend pêle-mêle les arguments les plus éculés de la guerre froide.
On touche ici du doigt un point essentiel : pour défendre la dictature, l'Église doit en
embrasser le point de vue et la place, hérités du passé. Il faut continuer à taxer de
"communiste" et d'"athée" toute vélléité d'opposition au régime dans l'espoir de
l'éradiquer, bref, il faut nier l'évolution des équilibres tout à l'entour.
Symptomatiquement, Mgr Siino dénonce au passage les «airs modernes» des idées des
opposants à la dictature. N'est-ce pas avouer implicitement que l'on livre un combat
anachronique ? Justifiant le régime, l'Église en épouse la crise.

Le développement de l'Œuvre Manresa, éclaire parfaitement l'élargissement du


rôle politique de l'Église dans la phase de déclin précédant la chute du régime. Cette
institution, mise en place par les jésuites espagnols, se consacre à diverses tâches
d'éducation et de formation, essentiellement à partir de 1955 1707. En particulier, elle
dirige l'école apostolique San Luis Gonzaga, régulièrement subventionnée par le
gouvernement. Mais l'essentiel est ailleurs : l'Œuvre est chargée de l'organisation

1706SECRETARÍA DE ESTADO DE RELACIONES EXTERIORES. Acuerdo entre la Santa Sede y la


República…, p. 15 et 16.
1707 Le 15 avril 1955, la propagande annonce que Trujillo a fait un don pour l'achèvement définitif de
son siège et son ameublement. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 336.
-822-
systématique de "retraites spirituelles" en des lieux prévus à cet effet, les "casas
manresas".
Les cadres administratifs, les responsables politiques, les officiers, les
universitaires et les membres des professions libérales, tous ceux qui, à un titre ou un
autre, détiennent une parcelle du pouvoir, sont invités à effectuer régulièrement des
séjours dans ces institutions. Pendant trois jours et deux nuits, ils subissent un
endoctrinement religieux et politique constant, qui mêle la crainte de Dieu au culte du
Benefactor. Inlassablement, les prières alternent avec les discours. Les participants
passent leurs nuits dans l'isolement de cellules individuelles, munies de haut-parleurs
qui poursuivent l'endoctrinement jusque fort tard. Au matin, on leur demande de
confesser leurs erreurs et leurs péchés et de s'engager à rectifier leur conduite. Le
professeur José Cordero Michel, qui décrit en 1959 le fonctionnement de ces centres de
mise en condition, qualifie très justement de «lavage de cerveau» la technique
employée par les religieux1708.
Les subventions gouvernementales ne manquent évidemment pas pour assurer le
fonctionnement de l'institution1709.
Il faut souligner le paradoxe : des tâches de propagande et de police, monopole
exclusif de l'appareil de la dictature en temps normal, sont confiée à des
"professionnels" extérieurs.
Cette situation, profondément anormale, résulte d'un double mouvement :

- La dictature ne peut tolérer le développement de réseaux et de


lieux éventuels d'organisation qui lui échapperaient. Elle est donc sans cesse contrainte
d'élargir, d'alourdir et de diversifier son appareil de contrôle de la société.

- Mais elle perd en centralisation ce qu'elle gagne en surface.


L'appareil, tentaculaire à l'excès, est de moins en moins efficace. La discipline se perd
dans la complexité de l'enchevêtrement et les informations remontent insuffisamment.

Il faut donc mettre en place un appareil indépendant qui encadre et surveille à


son tour l'appareil du régime. Animée de la volonté de survivre, la dictature est ainsi
conduite à se dépouiller partiellement d'attributions qui définissent ses rapports avec la
société. Alors que, dès 1930, Trujillo s'était employé à briser sans relâche tout pouvoir
intermédiaire entre lui-même et l'ensemble des Dominicains, il est amené à refaire le

1708 CORDERO MICHEL, José R., Análisis de la Era de Trujillo, p. 42.


1709 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 117 à 147, fait état de huit
subventions successives, pour un total de 221 333, 62 pesos. Le décompte semble incomplet. Il est très
probable que de nombreuses subventions soient noyées dans des rubriques générales.
-823-
chemin en sens inverse. Tout devait dépendre du pouvoir concentré dans la personne du
Benefactor; maintenant le pouvoir commence à dépendre d'une institution.

Sentant les problèmes monter autour de lui, le régime se raccroche à la planche


de salut que constitue l'Église catholique, et ce jusqu'au bout, malgré les premiers
signes de réticence du Vatican. Plus la crise s'approfondit et plus les projets prennent de
l'ampleur. Le dernier d'entre eux, élaboré alors que la tourmente gronde déjà, cherche à
trouver une issue, malgré les voies de retraite coupées les unes après les autres. Il s'agit
du Patronage San Rafael.
En mars 1958, un contrat est signé à cet effet par le gouvernement avec l'Église
dominicaine -représentée par Mgr Pittini, courtisan âgé et cacochyme- et l'Église
espagnole à travers son antenne chargée de l'intervention en Amérique latine : l'Œuvre
de Coopération sacerdotale hispano-américaine1710.
Le plan né de ce contrat est sans précédent par son ambition. L'Église reçoit
mission d'organiser et d'encadrer le développement de toutes les nombreuses régions
arriérées de la République, au premier rang desquelles, bien sûr, la zone frontalière.
Tout ce qui a été fait depuis 1935 dans le territoire confié à la mission frontalière,
autour de Dajabón, est repris, amplifié, systématisé et étendu à tout le pays. Voyons les
traits principaux :

- L'Église prendra en charge la formation et l'encadrement des


habitants de toutes les régions indiquées par le pouvoir. L'accent est mis sur la
formation technique : les prêtres mettront en place des écoles agricoles, des élevages-
modèles, des ateliers-écoles de mécanique et d'électricité, des cours de couture et
d'artisanat ainsi que des coopératives de consommation et de production afin de
favoriser le développement économique dans ces zones. Dans le même esprit, ils
veilleront à la création de caisses d'épargne coopératives et à l'organisation
d'expositions agricoles et commerciales1711.

- Parallèlement, l'Église se préoccupera de la «formation humaine


et chrétienne». Des écoles ouvriront, mais aussi des centres de cathéchisme, des églises
paroissiales et annexes, etc. Il faudra même organiser des associations sportives et
folkloriques1712.

1710 Le président de cette institution est l'archevêque de Saragosse, Mgr Casimiro Morcillo, signataire du
contrat avec la république Dominicaine. La signature a lieu le 10 mars 1958.
1711 Règlement, chapitre II, article 5, a, b, c, d, e, f et g, article 8, a et c. CASTILLO DE AZA, Trujillo y
otros benefactores de la Iglesia, p. 316, 317 et 318.
1712 Règlement, articles 6 et 8, f. ID., ibid., p. 317 et 318.

-824-
- Le Patronage est placé sous l'autorité personnelle de Trujillo,
président à vie de l'institution, et de "Ramfis", vice-président. Sous la férule du
dictateur, les organes de direction mêlent étroitement les représentants de l'État -y
compris les secrétaires d'État- et de l'Église, en particulier l'Œuvre de coopération
hispano-américaine1713.

- L'ensemble des dépenses, prévues dans le détail, de ce vaste


plan sera pris en charge par le budget de l'État1714.

- L'encadrement est confié à l'Œuvre de coopération hispano-


américaine qui «s'engage à fournir les prêtres, religieux, enseignants et techniciens
auxiliaires nécessaires» tant que les diocèses dominicains ne pourront le faire eux-
mêmes1715.

Jamais un programme de collaboration n'était allé aussi loin. On assiste à une


véritable délégation à l'Église des fonctions de l'État dictatorial. Le prêtre est fait agent
du développement économique, banquier, administrateur, chef d'entreprise, animateur
commercial, professeur, infirmier, idéologue, maire, etc. Il reçoit tous les pouvoirs,
hormis celui de police, dans les zones placées sous son autorité. Trujillo crée ainsi un
État dans l'État. On remarque d'ailleurs que le patronage lui-même apparaît comme un
organe qui, doublant les institutions officielles de la république Dominicaine, est le
résultat d'une curieuse fusion de l'appareil d'État avec celui de l'Église. Il est significatif
que le Benefactor en prenne la tête, alors même qu'il s'est retiré du gouvernement, et
que son fils aîné le seconde. La perspective tracée est celle d'une refondation de la
dictature, sur des bases politiques et organisationnelles nouvelles.

Ambition démesurée, davantage fruit du sentiment d'urgence qui s'empare de la


dictature, que de savants calculs. Il suffit d'examiner les conditions dans lesquelles
s'élabore le plan pour percevoir des signes inquiétants pour le régime.

- Le contrat du 15 avril 1935 créant la mission frontalière avait


été passé directement avec le Saint-Siège -lequel avait désigné les jésuites espagnols
pour mener à bien la tâche-; le régime préfère maintenant traiter directement avec
l'Église d'Espagne. Faut-il y voir les premières expressions d'une certaine
circonspection du Vatican qui hésite à s'afficher aux côtés de la dictature ? Une
préférence du régime pour une Église avec laquelle il a noué des liens particuliers et qui
1713 Règlement, chapitre III, articles 12 et 15. ID., ibid., p. 319 à 321.
1714 Règlement, chapitre IV, articles 18 à 28. ID., ibid., p. 322 à 324.
1715 Règlement, chapitre VII, article 34. ID., ibid., p. 327.

-825-
lui semble politiquement plus sûre ? Les deux aspects se complètent sans doute.
Toujours est-il que Mgr Siino, le nonce apostolique, artisan du Concordat de 1954 et
habituel signataire des textes officiels, est curieusement absent de tous les documents.
Le Saint-Siège trouve probablement avantageux de rester dans l'ombre tout en laissant
se développer le projet.

- Si les événements vont vite au début1716, il faudra attendre un an


et demi après la signature du contrat initial, pour que les modalités du projet soient
définitivement arrêtées et publiées sous forme d'un décret, signé en août 1959, par
Héctor Trujillo, président de la république Dominicaine 1717. Ce délai tout à fait
extraordinaire, il faut le souligner, indique que les parties, chacune pour leurs propres
raisons, s'interrogent et hésitent. L'opération semble à juste titre fort risquée.
Finalement, lorsque le décret présidentiel paraît, la situation s'est considérablement
assombrie pour la dictature harcelée de toutes parts. Le plan s'avère rapidement
inapplicable et est abandonné dans les faits.

La collaboration avec l'Église, issue illusoire, se révèle être une impasse où la


dictature s'est fourvoyée.

1716 La loi qui institue le Patronage San Rafael est datée du 21 février 1958, trois semaines plus tard, le
10 mars, les parties apposent leurs signatures sur le contrat.
1717 Le texte du décret figure, in extenso, dans : CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la
Iglesia, p. 315 à 332. C'est dans ce document que se trouve le Règlement que nous avons commenté.
-826-
• L'AFFAIRE GALÍNDEZ

Un événement retentissant marque incontestablement la dégradation de la


position de la dictature : l'enlèvement en plein New York et la disparition définitive de
Jesús Galíndez Suárez.

Ce n'est pourtant pas la première fois que des agents de la dictature procèdent à
des assassinats ou enlèvements à l'étranger.
Mauricio Báez, le dirigeant de la grève de l'Est en 1946, est ainsi éliminé à La
Havane en 19501718.
À l'occasion, les sbires de Trujillo n'hésitent pas à se rendre sur le territoire
nord-américain pour accomplir leurs crimes. En 1935, à New York, un tueur à gages
tente de tuer Ángel Morales, dirigeant du Parti national et ennemi juré de Trujillo. Se
trompant de cible, il assassine Sergio Bencosme, assistant du responsable
conservateur1719.
Quant à l'écrivain exilé Andrés Requena, il est également tué à New York en
1952 pour avoir écrit un livre contre la dictature intitulé Cimetières sans croix1720.

Ces rappels montrent à quel point le régime vit dans la crainte permanente de
ses ennemis et de la propagande hostile qu'ils peuvent développer. La dictature a une
conscience aiguë de sa propre fragilité, qui la conduit à recourir à la violence afin de
prévenir la menace. Elle dispose d'ailleurs d'un personnel spécialisé pour cette activité :
ce n'est pas un hasard si on retrouve la main de Félix W. Bernardino tant dans
l'organisation du meurtre de Mauricio Báez que de celui de Andrés Requena. Or
justement Bernardino, exécutant des basses œuvres de Trujillo, participe à l'enlèvement
de Galíndez. La nouvelle affaire s'inscrit donc dans une continuité. Mais les traits
inhabituels du crime et l'énorme émotion qu'il soulève, à la différence des assassinats
précédents, traduisent de profonds changements.

1718 Malgré sa prudence, il est attiré dans un traquenard et enlevé, le 10 décembre 1950. Son assassinat
ne fait pas de doute.
1719 Le meurtre a lieu le 28 avril 1935. Sergio Bencosme est abattu sur le seuil de l'appartement de
Morales, dont il vient d'ouvrir la porte en réponse au coup de sonnette du visiteur. L'assassin, Luis de la
Fuente Rubirosa "Chichí", cousin de Porfirio Rubirosa, est rapidement liquidé à son tour par la dictature
pour effacer les traces.
1720 Le régime ne lui pardonne pas son reniement. En effet Andrés Requena avait été un thuriféraire du
Benefactor, écrivant notamment un livre simplement intitulé : Generalísimo Trujillo Molina. Il est tué le
2 octobre 1952.
-827-
Rappelons succintement les faits avérés1721:

- Le 12 mars 1956, après un de ses cours réguliers à la


Columbia University de New York, le professeur Jesús Galíndez, réfugié politique
espagnol, disparaît.

- Rapidement, les soupçons se portent sur les hommes de


main de Trujillo. En effet Galíndez, qui avait vécu en république Dominicaine de
novembre 1939 à janvier 19461722, s'apprêtait à publier sa récente thèse, intitulée La Era
de Trujillo. Il s'agissait d'un travail extrêmement critique à l'égard de la dictature.

- Neuf mois plus tard, au début de décembre 1956, le


pilote nord-américain de la Compañía dominicana de aviación, Gerald Lester Murphy,
disparaît dans des conditions étranges non loin de Ciudad Trujillo 1723. Le bruit se répand
qu'il fallait faire taire l'aviateur qui avait clandestinement emmené Galíndez drogué de
New York en république Dominicaine.

- Les soupçons grandissant, la dictature trouve un bouc


émissaire : le pilote Octavio de la Maza, qui est arrêté et accusé de l'assassinat de
Murphy. Mais on apprend, au début du mois de janvier 1957, qu'il s'est suicidé dans sa
cellule. Thèse insoutenable, au vu des faits matériels, mais qui permet d'effacer les
traces des deux premiers crimes. De la Maza avait transporté le réfugié espagnol de
Dajabón à Ciudad Trujillo en avion; un participant à l'enlèvement disparaît à son
tour1724.

Ces rebondissements, très dommageables pour l'image de la dictature, traduisent


la panique qui s'empare de l'appareil. Malgré la brutalité des mesures prises, l'appareil
du régime ne parvient pas à refermer le dossier comme il le voudrait.

1721 De nombreux auteurs, journalistes, historiens, enquêteurs et même des romanciers, comme
VÁZQUEZ MONTALBÁN, dans son livre précisément intitulé Galíndez, ont narré cet épisode. Mais
l'ouvrage de Manuel de Dios UNANÚE : El caso Galíndez : Los vascos en los servicios de inteligencia de
Estados Unidos détient, à juste titre, une autorité qu'aucun autre ne peut lui disputer. En étudiant
minutieusement des documents d'époque des services secrets nord-américains, qu'il reproduit sous forme
de fac-similés en annexe, l'auteur mène une enquête rigoureuse et établit des faits incontestables. Le
lecteur intéressé par le détail et l'enchaînement des événements pourra s'y référer.
1722 Voir la rubrique le concernant dans l'annexe Notices biographiques pour plus de précisions.
1723 Cf. également la rubrique consacrée à ce personnage dans la même annexe.
1724 On trouvera d'autres détails dans l'annexe citée, à la rubrique correspondante.

-828-
Examinons plus précisément la signification politique des événements.
Dès le début de l'année 1955, l'alarme est donnée par l'appareil. Minerva
Bernardino, déléguée de la république Dominicaine à l'ONU et sœur de Félix, écrit
précipitamment à Trujillo :
«Au cours de ma dernière conversation avec le docteur Sayán de
Vidaurre, avant mon départ de New York, celui-ci m'a indiqué que
Galíndez écrit actuellement un livre noir contre notre gouvernement. À
cette occasion j'ai demandé au docteur Sayán de Vidaurre d'enquêter
minutieusement sur cette affaire et de s'assurer de la confirmation
nécessaire1725.»
Alors que commencent les cérémonies de l'année du Benefactor, l'inquiétude de
Sayán de Vidaurre, Péruvien lié à l'appareil de la dictature dominicaine, et de Minerva
Bernardino est évidente.

Quelles sont les raisons de cette agitation?


Avec Galíndez on sort du cercle habituel des exilés dominicains. Il s'agit d'un
réfugié espagnol représentant le gouvernement basque en exil pour toute l'Amérique et
siègeant, à ce titre, comme observateur à l'ONU. Il est donc reconnu officiellement par
les autorités nord-américaines auprès desquelles il a été introduit par José Antonio
Aguirre, lehendakari (président basque) en exil.
Cette charge et sa qualité de professeur dans une université nord-américaine
renommée, lui valent de disposer d'un réseau d'amis et de collègues aux États-Unis et
en Amérique dont le poids est loin d'être négligeable.
L'historien colombien Germán Arciniegas, ennemi déclaré de Trujillo à la suite
de la parution de son ouvrage The State of Latin America, enseigne dans la même
université et est lié avec lui. Galíndez connaît et rencontre Rómulo Betancourt, Muñoz
Marín et José Figueres. Les Dominicains opposés à la dictature se retrouvent donc
naturellement sur la liste de ses fréquentations. Parmi ceux-ci Germán Ornes Coiscou,
directeur de El Caribe, qui rompt avec la dictature lors d'un voyage aux États-Unis,
précisément en 1955, et Nicolás Silfa, l'un des dirigeants les plus en vue du PRD.
Tout ceci fait de Galíndez un personnage important aux États-Unis. Mais ses
liens avec Washington sont encore plus profonds. En effet, le représentant officiel du
gouvernement basque en exil est un informateur très apprécié du FBI. Il avait d'ailleurs
commencé à travailler pour l'organisme gouvernemental nord-américain alors qu'il se
trouvait en république Dominicaine. Malgré la création de l'agence de contre-

1725 Fac-similé du rapport du FBI signé Thomas J. McCrystle qui reproduit intégralement, en anglais, la
lettre de Minerva Bernardino datée du 21 février 1955. UNANÚE, El caso Galíndez, p. 156.
-829-
espionnage, la CIA, en 1947, au début de la guerre froide, John Edgar Hoover avait su
préserver son réseau de renseignements sur tout le continent américain1726.

La solidité de sa position conduit Galíndez à poursuivre résolument son


entreprise contre Trujillo, malgré les efforts de la dictature pour l'en dissuader 1727. Le 27
février 1956, sa thèse est officiellement approuvée par l'université de Columbia. Étayée
par une étude minutieuse de la presse de la dictature et appuyée sur une connaissance
précise des rouages de l'appareil, elle dresse un implacable tableau du régime
d'oppression qui règne en république Dominicaine depuis plus de vingt-cinq ans.
Alors que s'éteignent à peine les projecteurs de la Foire de la paix et de la
confraternité du Monde libre, la reconnaissance officielle de la validité scientifique de
l'analyse, atteste que d'amples courants hostiles à la dictature se développent aux États-
Unis. À peine érigé, le piédestal vacille déjà.

Afin d'enrayer un processus dangereux pour lui, le dictateur fait appel aux
hommes de main. Félix W. Bernardino et le général Arturo Espaillat "Navajita" 1728 se
rendent personnellement à New York pour diriger les opérations. Exactement deux
semaines après l'approbation de sa thèse, Galíndez est enlevé et disparaît pour toujours.
Ce recours à la force, malgré des risques évidents, est symptomatique de
l'évolution de la dictature. Trujillo sent sa position s'affaiblir et son incapacité à résister
durablement à une campagne de grande ampleur. La guerre froide diminue de vigueur
de jour en jour. L'accaparement économique du pays a coupé les liens de la dictature
avec de nombreux cercles capitalistes nord-américains. Certes les hommes politiques et
les journalistes nord-américains qui soutiennent le Benefactor sont encore nombreux,
mais ils se révèlent de plus en plus coûteux 1729, à la mesure de l'isolement grandissant de
la dictature. Plus son déclin se confirme et plus le régime semble accuser ses traits

1726 Galíndez travaillait déjà pour le FBI en 1944. Le National Security Act -loi sur la sécurité nationale-
promulgué en juillet 1947 jette les bases légales pour la constitution de la CIA (Central Intelligence
Agency). La collaboration entre les services secrets nord-américains et certains réfugiés espagnols avait
commencé très tôt. Dès 1942, l'OSS, Office of Strategic Services, ancêtre de la CIA, déjà dirigé par Allen
Dulles, recrute de nombreux réfugiés, y compris communistes, ainsi que des membres de la brigade
internationale Lincoln. Franco apparaissait alors comme un ennemi, allié potentiel de l'Axe. Ce n'est qu'à
partir de 1947 et des débuts de la guerre froide que les contradictions se font jour. L'adversaire privilégié
devient de plus en plus clairement le communisme international et Franco se transforme même en un
allié des États-Unis en 1954. Certains réfugiés se trouvent alors placés dans des situations insoutenables
et font des choix divers. La CIA, créée tout exprès, s'engage beaucoup plus résolument que le FBI dans la
guerre froide, ce qui explique sans doute la rupture de Galíndez avec la centrale de contre-espionnage en
1954. Il poursuit néanmoins son activité au service du FBI.
1727 Il semble bien que la dictature lui aurait proposé, par l'intermédiaire de Sayán de Vidaurre et par le
truchement de Almoina, de fortes sommes pour le manuscrit de sa thèse. En vain.
1728 Le surnom, significatif, peut se traduire "Petit couteau".
1729 Selon des témoignages sérieux, il arrivait que les émissaires de Trujillo se rendent aux États-Unis
avec une mallette contenant un million de dollars en liquide afin d'effectuer les versements nécessaires.
-830-
fondamentaux : les fonctions policières et militaires prennent nettement le pas sur les
autres.

L'enlèvement de Galíndez n'apporte pas les résultats escomptés. La rumeur


s'enfle et devient peu à peu scandale. De toutes parts, le régime est montré du doigt. Le
6 juin 1956, ses collègues de la Columbia University décernent solennellement le grade
de docteur en philosophie in absentia à Galíndez. Au plus profond des rouages de l'État
nord-américain, John Edgar Hoover, directeur du FBI, poursuit avec ténacité l'enquête.
Les divergences politiques entre services gouvernementaux s'aiguisent et prennent la
forme de rivalités, voire d'affrontements.

Bientôt la dictature doit faire face à une impressionnante campagne de presse.


Les revues nord-américaines se mobilisent. Le 8 juin, deux jours après la cérémonie à
l'université de Columbia, Vision annonce en grandes capitales : «Le livre que toute
l'Amérique attend Galíndez-La Era de Trujillo» et donne des extraits de la thèse. Time
Magazine cloue également la dictature au pilori. Les journaux qui avaient tressé des
couronnes au Benefactor en 1953, lors de sa visite à New York, se retournent contre lui.
Le New York Times et le New York Herald Tribune1730 consacrent des articles à l'affaire
Galíndez qui donnent une image repoussante du régime dominicain. Toute la presse
nord-américaine bruit des accusations portées contre le Benefactor. Dans les cercles les
moins sensibles aux questions des droits de l'homme, on s'émeut de l'indiscipline de la
dictature qui se comporte dans les rues de New York comme si elle était chez elle et qui
n'a pas plus d'égard pour les professeurs des universités nord-américaines que pour ses
propres ressortissants. L'opération conduite par Bernardino et Espaillat se retourne
contre le régime.

En conséquence, la dictature est contrainte de s'engager sur le terrain qu'elle


voulait éviter : il lui faut répondre par une campagne de propagande aux attaques
convergentes dont elle est l'objet. Fait inhabituel et significatif, un long texte signé par
le dictateur lui-même est publié dans les journaux, souvent sous forme d'extraits 1731. Il
s'agit évidemment de publicité payée, comme le démontrent les portraits flatteurs du
Benefactor qui accompagnent les articles. Mais cela ne s'avère pas suffisant, aussi le
texte intégral est-il reproduit dans une brochure très largement diffusée. Le titre,
défensif, en est : «L'autre version sur l'affaire Galíndez». L'argumentation, fort

1730 Voir notamment le numéro du 1er juillet 1956 de ce journal.


1731 En particulier dans le Boston Sunday Globe du 9 septembre 1956 et le New York World Telegram
and Sun du 17 du même mois, qui le reproduit en pleine page.
-831-
soigneusement étudiée, révèle la situation dans laquelle se trouve la dictature et la
stratégie mise en œuvre :

- Trujillo commence par dénoncer :


«La conspiration que des exilés gaucho-communistes (sic) et
d'autres individus ont ourdie pour ruiner la bonne disposition et la
volonté d'amitié du peuple américain (sic) à l'égard de ses alliés et
voisins de la république Dominicaine, brillante et prospère nation
stratégiquement située face à l'important Canal de Panama1732.»
Le discours, connu, renvoie à un cadre ancien. La dictature se montre incapable
de trouver une justification à son existence dans la nouvelle situation de détente
progressive. D'où la dénonciation obsessionnelle du complot communiste, comme à
l'époque de la guerre de Corée, et le rappel insistant de l'importance géostratégique de
la république Dominicaine dans la perspective impériale. Le vocabulaire et les concepts
semblent figés. L'accent est ouvertement mis sur le caractère précieux pour le régime de
ses relations avec Washington. L'inquiétude est clairement perceptible.

- La dictature ne peut en rester à des lamentations


défaitistes qui sonnent comme un aveu de faiblesse. Après avoir dénoncé le
communisme, Trujillo déclare :
«Nous avons une confiance absolue dans le Bureau Fédéral
d'Enquêtes (FBI), dont nous savons qu'il fait tout ce qui est humainement
possible pour découvrir les conspirateurs et empêcher leurs activités et
qui sait parfaitement à quel point ces conspirateurs orientent leurs
efforts contre la république Dominicaine1733.»
Extraordinaire antiphrase filée, qui a valeur d'accusation en règle. En effet, le
Benefactor sait parfaitement que le FBI continue à le poursuivre. Les feintes
protestations de confiance visent à démontrer que l'inertie du FBI, qui suit d'autres
pistes au lieu de démasquer et d'arrêter les comploteurs ennemis de l'Amérique, ne peut
s'expliquer que par une complicité inavouée. Après avoir mis en cause de façon rituelle
et vague la gauche et le communisme, le dictateur identifie de façon bien plus nette son
véritable adversaire. D'ailleurs, quelques lignes plus loin, il cite nommément J. Edgar
Hoover, directeur de l'organisme d'investigation des États-Unis, qui mène
méthodiquement l'enquête contre la dictature, malgré toutes les pressions1734. Ceux qui,

1732 TRUJILLO, La otra versión acerca del asunto de Galíndez, préface.


1733 ID., ibid., p. 4.
1734 Habilement, Trujillo déclare que les conspirateurs doivent avoir peur de Hoover «et, mutuellement,
d'eux-mêmes, sans oublier ici leurs propres supérieurs dans la hiérarchie communiste». L'amalgame est
parfait. ID., ibid., p. 5.
-832-
au sein de l'appareil d'État nord-américain, dénoncent les agissements des tueurs de
Trujillo sont ainsi implicitement présentés comme les alliés du communisme
international1735.
On voit ici comment la dictature tente de peser sur des débats internes aux
sphères dirigeantes des États-Unis. On mesure également à quel point le combat dans
lequel elle se trouve engagé est périlleux pour elle.

- Aussi l'attaque de la dictature prend-elle rapidement de


l'ampleur. Trujillo s'interroge :
«Pourquoi les hommes qui occupent les principales positions
dans le journalisme des États-Unis ne voient-ils pas ce qui se passe, et
n'y mettent-ils pas fin ? Que l'on nous permette de rappeler que
l'Opération Galíndez n'est pas le cas le plus récent. L'Opération
Vingtième Congrès, à laquelle la presse des États-Unis a donné presque
autant d'importance que Pravda (sic), a évidemment été un coup bien
plus rude1736.»
On l'aura compris, le généralissime fait ici allusion au Vingtième Congrès du
Parti communiste d'Union soviétique qui, quelques mois plus tôt, s'est prononcé pour la
coexistence pacifique entre les deux systèmes 1737. La dictature est consciente de
l'ampleur des changements en cours dans les équilibres internationaux. La relation
hiérarchique que Trujillo établit entre l'accueil favorable à la proposition de coexistence
pacifique et la campagne de la presse nord-américaine contre son régime ne relève pas
la simple monomanie. Bien au contraire. Lucide, il sait qu'en dernier ressort son avenir
dépend des réponses politiques apportées par Washington aux offres de Moscou. Mais
la pénétration de l'analyse, ne fait que mieux ressortir le caractère dérisoire et désespéré
de ses efforts pour s'opposer à des forces qui le dépassent infinement.

- Pour se défendre, Trujillo est en effet contraint de


chercher son salut dans une fuite en avant qui met en danger ses relations
traditionnelles avec Washington. Le phénomène, déjà observé au plan économique, se
répète dans le domaine politique.
Relevant que la presse des États-Unis l'accuse de faire vivre le pays sous le
régime du parti unique et de se livrer à un anticommunisme hystérique, il accepte ces
deux différences avec les pratiques nord-américaines et ajoute aussitôt :
1735 Dans ce même opuscule Trujillo insiste lourdement sur les fonds secrets dont disposait Galíndez et
s'interroge, de façon réthorique, sur leur origine. Tout en feignant de dénoncer la main du communisme
international, il met en évidence l'activité de Galíndez comme agent secret et le curieux silence des
autorités nord-américaines. ID., ibid., p. 7.
1736 ID., ibid., p. 14.
1737 Du 14 au 25 février 1956.

-833-
«Il faut observer que je ne dis pas : “Notre système diffère de
celui des États-Unis d'Amérique sur deux points, mais cela est dû au fait
que notre société est moins avancée; que l'on nous donne juste un peu de
temps, et nous changerons bientôt notre système, conformément aux
idées des publicistes des États-Unis.” C'est tout le contraire […] nous
croyons fermement que nous sommes ceux qui donnons l'exemple que
d'autres nations démocratiques doivent suivre et que, par conséquent,
elle finiront par suivre1738.»
Entre le maître et le serviteur, les rôles sont ici inversés. Le loyal vassal de
naguère prétend définir la politique impériale, au lieu de la servir. Il n'hésite pas à se
donner en exemple et même en guide à ceux qu'il a toujours affirmé imiter.
Retournement paradoxal et insoutenable dans le cadre du système impérial et de sa
hiérarchie : la république Dominicaine est présentée comme l'avenir des États-Unis.
Telle est la conclusion du plaidoyer de Trujillo. Le ton est celui du défi, la
provocation est manifeste. On est bien loin des embrassades de l'année du Benefactor,
achevée neuf mois plus tôt. Cette agressivité qui peut sembler grotesque est déjà la
marque de l'impuissance.

L'évolution des événements confirme l'engagement de la dictature dans un


processus qui l'isole de plus en plus.
Les meurtres mal déguisés de Gerald Murphy et Octavio de la Maza relancent
spectaculairement la campagne de presse hostile au régime. Cette fois, la dictature a
assassiné un citoyen nord-américain. Crime impardonnable. En république
Dominicaine même, elle démontre à l'appareil que la situation lui échappe. Des
rancœurs profondes s'installent1739.

Pendant toute l'année 1957, les journaux nord-américains dressent un portrait


détestable de la dictature. Life consacre un article illustré de huit pages à l'enlèvement
de Galíndez qui ternit considérablement l'image internationale du régime dominicain 1740.
Le New York Times, Look, Harper's font chorus. Trujillo procède à l'interdiction de
vente de ces publications dans le pays et répond par l'invective, l'insulte et la vulgarité :

1738 TRUJILLO, La otra versión acerca del asunto de Galíndez, p. 17.


1739 Comme nous le verrons, Antonio de la Maza, frère de Octavio, est l'acteur principal de l'attentat qui
coûte la vie à Trujillo en 1961.
1740 Numéro du 25 mars 1957.

-834-
- Murphy est présenté par la justice comme un
homosexuel qui aurait fait des avances à de la Maza.

- L'écrivain colombien payé par le régime, Osorio


Lizarazo, affirme que Galíndez était, lui aussi, homosexuel et, bien sûr, communiste.

- Le curé espagnol Antonio Bonet, également à la solde de


la dictature, publie coup sur coup deux libelles, respectivement intitulés : Galíndez,
assassin de onze évêques et La vérité sur l'Ère de Trujillo.
Dans le premier, il attribue au militant basque, sans l'ombre d'une preuve
évidemment, tous les meurtres d'évêques pendant la guerre civile espagnole1741.
Visiblement, les accusations ne suffisent pas à ralentir l'ardeur des accusateurs
de Trujillo. Aussi le second ouvrage est-il un véritable brûlot. Bonet s'en prend aux
«sujets de l'oncle Samuel» et invite les «yankees» détracteurs de la dictature à s'occuper
plutôt de «leurs compatriotes, les Noirs, que beaucoup de Blancs, malgré les lois en
vigueur, considèrent comme des parias1742.»

L'appareil, pris de panique, ne s'embarrasse plus de ménagements ni de


considérations stratégiques et semble se précipiter vers la rupture.

L'émotion aux États-Unis est grande. Certes, les agents politiques de Trujillo se
mobilisent pour tenter de faire barrage, mais les départements d'État et de la Justice sont
atteints par la vague d'inquiétude. La disparition de Gerald Murphy en particulier
semble intolérable. Le président Eisenhower lui-même fait publiquement état, à
plusieurs reprises, de sa préoccupation. L'indiscipline de la dictature risque de porter
atteinte à l'autorité impériale.

La dictature affaiblit la position de ceux qui la défendent et donne des argument


à ses adversaires. Le FBI marque des points1743. Bientôt l'ambassadeur Pheiffer,
extrêmement favorable à Trujillo, est remplacé par Farland, qui se montre beaucoup

1741 BONET, Galíndez, asesino de once obispos, p. 42 et 43.


1742 BONET, La verdad sobre la Era de Trujillo, p. 20.
1743 Afin de torpiller les efforts des amis de Trujillo, Hoover avait en particulier fait circuler un rapport
des services de renseignement qui indiquait : «L'ambassadeur des États-Unis en république
Dominicaine, William J. Pheiffer a recommandé le 24 janvier 1957, au département d'État, de parvenir à
un accord avec la république Dominicaine et de proposer et menacer de faire connaître au monde des
assassinats et enlèvements réalisés par les Dominicains si ceux-ci continuent à assassiner ou enlever à
l'avenir. Mais, s'ils renoncent à ces activités et les abandonnent, le gouvernement des États-Unis, tiendra
cachés leurs crimes au monde.» En marge, le directeur du FBI, avait noté : «Je ne serai jamais complice
d'un accord si immoral.» Document présenté par UNANÚE, El caso Galíndez…, p. 45.
-835-
plus circonspect. Il sera le dernier ambassadeur nord-américain que connaîtra le
Benefactor.

L'enlèvement de Galíndez est donc plus qu'un symptôme. L'opération constitue


un tournant dans les relations entre Washington et Ciudad Trujillo. Certes l'affaire reste
en l'état du point de vue de l'enquête de police. Mais il devient difficile aux États-Unis
de se présenter comme un ami de la dictature. Dans l'opinion publique, mais aussi dans
les cercles dirigeants, l'hostilité au Benefactor croît. Nombre d'hommes politiques
pensent que les dictatures comme celles de Trujillo ou Batista ne sont pas une solution
d'avenir pour l'Amérique. À leurs yeux, l'affaire Galíndez apporte la preuve que le
régime n'est pas capable de se réformer. La dictature se sent de plus en plus
marginalisée et abandonnée.

À partir de 1956, ses rapports avec l'empire se détériorent progressivement :

- En juillet 1957, afin de se concilier les bonnes grâces de


l'Église, Trujillo fait interdire, pour la deuxième fois, les Témoins de Jéhova 1744. Or cette
organisation religieuse est puissante aux États-Unis. L'affaire lui vaut d'être vivement
critiqué au Sénat des États-Unis.

- Plus grave, les relations se tendent avec les militaires


nord-américains. En mars 1958, les ventes d'armes à la république Dominicaine sont
suspendues. Il s'agit d'éviter que Batista ne tourne l'embargo décidé par Washington, en
passant par Ciudad Trujillo1745.
En représailles, le Congrès dominicain demande l'abrogation des accords
militaires avec les États-Unis, en juin de la même année. Cela signifierait le retrait des
missions aérienne et navale et, plus grave encore, la fermeture de la station de suivi des
missiles de Sabana de la Mar, dans la très stratégique baie de Samaná.
On mesure les risques pris par la dictature. En effet, elle défait des liens
politiques, noués aprés de long efforts, garanties de sa place au sein du système
impérial. L'Accord de défense mutuelle signé et célébré en 1953, semble relégué dans
l'oubli1746. Il faut qu'elle soit dans une position bien difficile pour recourir à un chantage
aussi dangereux pour elle.
1744 Nous évoquons cette question dans : Janvier 1959 - août 1960. Rupture et affrontement avec
l'Église.
1745 La traditionnelle rivalité de Trujillo avec Batista cesse en 1958, quand le Benefactor se rend compte
que le régime cubain est sérieusement menacé. Il lui livre alors des armes, en particulier de fabrication
dominicaine. On note encore une livraison en novembre 1958.
-836-
L'offensive est d'ailleurs hésitante, tant les conséquences peuvent être lourdes
pour le régime. Il faut attendre novembre pour que le secrétaire d'État aux Relations
extérieures, Herrera Báez, transmette officiellement aux autorités nord-américaines la
demande du Congrès dominicain. Encore se limite-t-il à demander le retrait des
missions navale et exclut l'abrogation du traité sur les missiles.
Un mois plus tard, Trujillo propose à l'ambassadeur nord-américain Farland, une
renégociation des traités1747.

Il est clair que le régime est pris dans de graves contradictions. En effet la
dégradation de ses relations internationales a pour conséquence une recomposition
progressive de l'appareil. Les diplomates et les négociateurs s'effacent au profit des
policiers et des hommes de main.
Bien que les trois meurtres qu'il a organisés, aient été maladroitement exécutés,
le général Arturo Espaillat devient l'étoile montante du régime. Ce n'est pas l'efficacité
qui est récompensée mais la brutalité, l'absence de scrupules et l'obéissance immédiate.
En 1957, cet officier formé à l'académie militaire de West Point est nommé secrétaire
d'État à la Sécurité. Il constitue le Service de renseignements militaire, SIM. Ce réseau
qui espionne, intimide, torture et assassine, prend rapidement une place grandissante
dans la société dominicaine. L'armée et la police régulières sont elles-mêmes doublées
et mises sous stricte surveillance.
"Ramfis", peu enclin à la ruse et à la négociation, appuyé sur les militaires de la
base de San Isidro, prend de plus en plus de place dans l'appareil.
Aussi bien Espaillat que "Ramfis" préconisent une politique de représailles à
l'égard des États-Unis et pèsent pour le départ des missions militaires nord-américaines.

Ce raidissement de l'appareil sape les fondements politiques de la dictature.


Comment se poser en rempart contre le communisme si l'on prétend que la citadelle est
aux mains de l'ennemi ? On ne peut, dans le même temps, condamner son maître et
prétendre le servir.

1746 Nous avons évoqué la signification du traité sur les missiles, de 1951, et de l'Accord de défense
mutuelle : 1947-1955. La rivalité avec Cuba et L'anticommunisme triomphant.
1747 La demande est formulée auprès de Dulles le 7 novembre 1958. VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 3
et 4, donne d'intéressantes précisions sur le déroulement des événements.
-837-
2. LA CHUTE. 1959-1961

A/ LA DICTATURE ATTAQUÉE. JANVIER 1959-AOÛT 1960

• SÉISME DANS LES CARAÏBES

L'effondrement du régime de Batista et la victoire de la révolution cubaine à la


charnière des années 1958 et 1959, bouleversent profondément un ordre déjà très
instable dans les Caraïbes. Les répercussions seront vastes et durables. La dictature de
Trujillo, géographiquement proche de l'épicentre et politiquement sensible, ressent
rapidement les effets de ces événements majeurs.

Nous avons évoqué le développement de profondes modifications dans les


équilibres internationaux et plus particulièrement dans l'espace caraïbe à partir de
19561748. Rappelons seulement que les débuts de la coexistence pacifique coïncident
avec la disparition de nombreux régimes dictatoriaux. Peu à peu, les capitales se
convainquent par l'exemple que l'on ne peut plus gouverner comme avant, sans
s'exposer à des risques majeurs.

La réflexion se mène bien sûr à Washington. Mais les pesanteurs internes à


l'empire ralentissent les ajustements. Des intérêts considérables sont en effet attachés à
l'ordre ancien. D'abord aux États-Unis mêmes où les dictateurs ont leur relais politiques
et économiques. Les firmes multinationales, les groupes d'influence, le Pentagone et la
CIA, militent activement pour la défense des régimes qu'ils ont soutenus ou installés et
qui leur garantissent leurs profits ou leur efficacité. Le changement est un art difficile et
fort périlleux. Les régimes dictatoriaux ont ceci de particulier qu'ils tendent à éliminer
tout rival politique dans la compétition pour le pouvoir. C'est pourquoi ils ont pu offrir
des garanties de stabilité pour un temps. Le revers de la médaille est que leur
disparition crée un véritable vide politique qu'aucune force classique n'est en mesure de
contrôler. Les dictateurs le savent fort bien et ont largement recours à un chantage au
chaos pour se maintenir.

1748 On se rapportera à : 1956-1958. Le déclin.

-838-
Le régime de Batista illustre, plus que d'autres, cet ensemble de contradictions.
Au cœur des Caraïbes, Cuba est le pays le plus vaste, le plus peuplé et le plus riche des
Antilles. Son importance stratégique pour la stabilité politique, économique et militaire
de l'empire, constamment confirmée depuis la guerre hispano-américaine de la fin du
siècle précédent, n'est pas à démontrer. Cuba reste la clé de voûte du système impérial
dans la fameuse "arrière-cour" des États-Unis. Au cours des trois dernières années de la
dictature de Batista, les services publics du téléphone et de l'électricité sont à 90 %
entre les mains des firmes nord-américaines. Celles-ci possèdent directement 50 % des
chemins de fer, 40 % de la production sucrière, … Le pays est dans un tel état de
dépendance qu'il doit importer près de la moitié des fruits et légumes frais pour sa
consommation quotidienne. Quant aux profits, ils y sont si fructueux que, parmi toutes
les Républiques d'Amérique latine, ce pays relativement petit arrive au deuxième rang
pour le volume de capitaux nord-américains investis1749.

Il suffit d'observer l'attention que prêtée à Cuba par l'ensemble des forces
politiques dominicaines, pour comprendre la place particulière et éminente occupée par
ce pays au sein de l'espace caraïbe. Depuis longtemps les exilés, de toutes tendances,
ont noué des relations avec les organisations politiques cubaines. On se rappelle
d'ailleurs comment la préparation de la tentative expéditionnaire de Cayo Confites en
1947 avait étroitement mêlé les préoccupations politiques dominicaines et cubaines1750.
Pour de nombreux militants, les régimes de Batista et Trujillo, l'un et l'autre appuyés
sur l'armée et soutenus par Washington, sont deux expressions d'une réalité régionale
qu'il faut considérer comme un tout. Porter un coup à l'une de ces dictatures, c'est
affaiblir l'autre. Ainsi, dès 1955, un an et demi avant le débarquement du Granma et
plus de trois ans avant la victoire de la révolution cubaine, Juan Bosch, l'un des
principaux dirigeants de l'exil dominicain, comprend immédiatement que l'attaque de la
caserne Moncada n'est pas un simple fait divers tragique. Il en indique toute la portée
en caractérisant l'événement comme «un de ces actes que le peuple de Cuba, presque
de lui-même, a pour habitude d'accomplir lorsqu'il affronte son destin1751».

Si d'aventure les opposants aux deux régimes n'avaient pas pris conscience des
liens semblant unir leurs destinées, les dictateurs se seraient chargés de les leur faire

1749 Statistiques que nous empruntons à C HEVALIER, L'Amérique latine…, p. 133, J. LAMORE, Cuba,
p. 65, et à O. D. LARA, “Cuba”, in Encyclopædia Universalis, t. VI, p. 914.
1750 Cf. 1945-1947. La menace régionale.
1751 BOSCH, Póker de espanto en el Caribe, p. 188. Cet ouvrage fut rédigé pendant l'exil de l'auteur au
Chili et terminé en avril 1955. Il ne devait être publié que bien plus tard, en 1988. Rappelons pour
mémoire que l'attaque de la caserne Moncada avait eu lieu le 26 juillet 1953 et que les expéditionnaires
qui sont à bord du Granma débarquent le 2 décembre 1956 sur les côtes cubaines.
-839-
sentir. Bosch avait quelques raisons de bien mesurer la signification de l'attaque de la
caserne Moncada : comme il se trouvait à Cuba, il fut le jour même arrêté. Il observe :
«Un opposant à Trujillo connu devait être fiché comme
adversaire de Batista, ce “grand et bon ami”, comme l'appelle
publiquement Trujillo1752».
Cette collaboration entre les deux régimes pouvait même aller plus loin que la
surveillance et l'emprisonnement des opposants, puisque les services secrets militaires
cubains devaient menacer Bosch de le livrer immédiatement aux autorités
dominicaines. Cette anedocte montre bien comment, dans les heures difficiles, les deux
dictatures retrouvent le sens de la solidarité.

En temps normal, il est vrai, Batista et Trujillo se considèrent comme des


rivaux. Le second dispute sans cesse au premier le rôle éminent que Washington
reconnaît au régime de La Havane. L'accès au marché nord-américain, largement ouvert
pour le sucre cubain, très chichement mesuré pour celui de la république Dominicaine,
comme nous l'avons vu, est la cause d'une rancœur renouvelée, année après année.

Mais deux facteurs contribuent puissamment à contenir cette irritation, au point


d'en étouffer les effets :

- D'une part les responsables nord-américains de tous ordres


savent rappeller à l'ordre les dictateurs avant que leurs querelles ne portent préjudice
aux intérêts impériaux et à l'ordre régional. L'action William Pawley, l'un des plus
importants bailleurs de fonds du Parti républicain, et artisan à ce titre de l'élection de
Eisenhower, donne un aperçu de ces interventions. Alors que la radio La Voz
Dominicana insulte quotidiennement Batista, ce richissime homme d'affaires à la tête
d'intérêts considérables dans les deux îles, va et vient du dictateur cubain au
généralissime dominicain jusqu'à obtenir que Cuba participe officiellement à la Foire au
bétail de Ciudad Trujillo, en janvier 1957. Il décrit ainsi son triomphe au soir de
l'inauguration à laquelle il assiste de la tribune officielle :
«Une fois les hymnes nationaux interprétés, Trujillo me fit
appeler -il se trouvait à côté du Secrétaire à l'Agriculture de Cuba- et,
plaçant ses bras sur mes épaules, Trujillo dit au Ministre : “Cuba a un
grand ami en la personne de Pawley”. Le Ministre répondit : “Oui,
Généralissime, c'est certain, mais vous avez également un grand ami, car
sinon je ne serais pas ici. Moi je m'amusais assez, car ils parlaient
comme de vieux amis. Les réceptions et dîners qui furent donnés en son

1752 ID., ibid., p. 190. Finalement Bosch fut relâché.

-840-
honneur [du secrétaire à l'Agriculture cubain] pendant son séjour furent
magnifiques et des relations qui avaient été rompues pendant plus de
cinq ans furent rétablies”1753.»
Ces "grands amis" nord-américains ont les arguments politiques, financiers et
militaires propres à faire taire toute dispute.

- Mais à cette même époque, d'autres événements jouent un rôle


décisif : la guerrilla castriste s'installe à Cuba et défie l'armée de la dictature. Aussitôt
Trujillo s'inquiète. Rapidement, il fournit avions, armes, équipement et munitions à
Batista pour l'aider à faire face à la rébellion 1754. Ses meilleurs spécialistes sont envoyés
sur place, à la tête de délégations militaires et policières. Johnny Abbes et Arturo
Espaillat en particulier. Ce dernier rentre encore d'une mission le 30 décembre 1958 et
Abbes se trouve en territoire cubain quand la dictature tombe1755. Rien d'étonnant donc si
dans sa fuite, au cours de la nuit de la Saint Sylvestre, Batista met naturellement le cap
sur la république Dominicaine, sans même que Trujillo en ait été averti 1756. Le jour où le
dictateur cubain arrive à Ciudad Trujillo, Fidel Castro à la tête de ses barbudos fait son
entrée dans Santiago de Cuba.

L'effondrement de la dictature cubaine et le triomphe des révolutionnaires est un


événement qui ébranle très profondément toute la région. L'ordre impérial est mis en
cause. Paradoxalement, Washington empêtrée dans les contradictions de sa propre
stratégie n'est pas la première à en prendre pleinement conscience 1757. Elle est prise de
court. Il faut attendre les expropriations des compagnies nord-américaines pour que
l'alarme commence vraiment à se répandre dans la capitale impériale.

Cette hésitation de Washington ne fait que renforcer l'impact immédiat de la


révolution cubaine parmi les opposants à Trujillo. Les exilés sont certains de disposer
maintenant d'une base arrière et d'un gouvernement prêt à les aider. Celui-ci ne fait
d'ailleurs pas mystère du soutien qu'il est bien décidé à leur apporter. Peu après la
1753 Enregistrement du compte rendu de William Pawley, figurant dans les archives de la Bibliothèque
Herbert Hoover. Reproduit en l'état dans : VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 228.
1754 Les sommes dues par Batista à ce titre lui seront réclamées par la suite, au cours de son exil en
république Dominicaine. Le Benefactor disposera ainsi d'un moyen de chantage dont il se servira
largement.
1755 Voir le témoignage de son beau-frère TEJEDA DÍAZ, in Yo investigué la muerte de Trujillo, p. 43.
1756 Il y sera d'ailleurs fort mal accueilli. Outre que Trujillo continue à exiger obstinément le paiement
des armes livrées en vain -et récupérées par Castro-, il ne lui cache pas un mépris visible jusque dans les
journaux. Batista quitte la république Dominicaine pour un exil portugais dès le mois d'août 1959, non
sans avoir laissé quatre millions de dollars entre les mains du Benefactor.
1757 Rappelons, par exemple, que les États-Unis reconnaissent le nouveau gouvernement cubain dès le
7 janvier 1960.
-841-
victoire de la révolution cubaine, Fidel Castro est le premier à verser sa contribution à
une collecte destinée à financer une expédition contre la république Dominicaine.
L'acte symbolique a lieu le 18 février 1959 lors d'un meeting à Caracas, en présence du
recteur de l'université de la ville, devant un auditoire enthousiaste d'étudiants et de
militants des divers pays de la région. Castro leur lance : «J'entends partout le refrain :
le prochain, Trujillo; le prochain, Trujillo1758!»

Telle est bien la conviction qui gagne les esprits non seulement parmi l'exil,
mais aussi au sein de couches significatives de la population dominicaine. Comme le
déclare avec lucidité le professeur J. R. Cordero Michel à l'université de Porto Rico, en
février 1959 :
«Les luttes révolutionnaires des peuples latino-américains et
leurs caractéristiques particulières sont des facteurs d'une si grande
importance pour le processus politique interne en république
Dominicaine, que nous ne pouvons les considérer isolément de leur
contexte international. Il est indubitable qu'actuellement se prépare une
action de l'extérieur contre la dictature trujilliste, appuyée sur la marée
démocratique qui monte dans les Caraïbes. De nombreux hommes
politiques ne donnent pas plus de six mois de vie à l'"Ère de Trujillo"1759.»

On retrouve dans la situation de 1959 bien des traits de la crise de l'après-guerre,


plus accusés en règle générale. D'ailleurs l'appareil de la dictature, également convaincu
que le dernier verrou vient de sauter, se prépare maintenant à l'inévitable affrontement.

1758 Propos rapportés par DIEDERICH, The death of the goat, p. 27 et par CRASSWELLER, Trujillo…,
p. 356. Ces deux auteurs font erreur sur la date du meeting. Cette campagne était intitulée : Le million de
bolivars pour la libération dominicaine, ce qui représentait environ 300 000 dollars à l'époque.
1759 J. R. CORDERO MICHEL, Análisis de la Era de Trujillo… , p. 44.

-842-
• L'EXPÉDITION DU 14 JUIN 1959

Le processus engagé à Cuba quelques années plus tôt, se poursuit en s'étendant


maintenant à la république Dominicaine. Néanmoins, un aspect essentiel distingue la
nouvelle phase : les opposants ne bénéficient plus de l'effet de surprise qui avait joué en
faveur des révolutionnaires cubains. Instruit par l'expérience et décidé à ne pas
commettre les mêmes erreurs que Batista, Trujillo met en œuvre une stratégie qui se
veut profondément différente.
Ce souci se manifestera, sous des formes diverses et renouvelées, jusqu'à
l'effondrement de la dictature. L'appareil du régime est habité par une angoisse, de plus
en plus manifeste, qui lui dicte nombre de ses décisions : ne pas subir le même sort que
son homologue cubain. La crise dominicaine prolonge la crise cubaine, en s'en
distinguant.

L'un des principaux enseignements de l'effondrement du régime de Batista est


que l'armée cubaine, démoralisée et mal encadrée, s'est montrée incapable de faire face
au défi militaire qui lui était lancé par les rebelles. Aussi, l'un des premiers soins de
Trujillo est-il de reprendre en main l'armée et la police :

- Des sommes colossales sont rassemblées. Le budget militaire


prévisionnel pour l'année 1959 s'élevait déjà à 38 millions de pesos, chiffre sans
précédent. D'un coup, il est porté à 88 millions de pesos. Un nouvel impôt, qui grève
lourdement les intérêts privés, est immédiatement décidé. Près de la moitié du budget
national officiel est ainsi consacré à l'effort militaire. L'achat massif d'armes et de
munitions est mis à l'ordre du jour. Il s'agit de renforcer encore l'efficacité et la
puissance de feu du principal rempart du régime. Pourtant, fortes de 25 000 membres,
pourvues d'un matériel moderne, équipées en éléments blindés et en artillerie, dotées de
bâtiments de guerre et de plus de 150 avions, les forces militaires dominicaines
constituaient déjà l'armée la plus importante de toutes les Caraïbes1760.

- Dans toutes les zones sensibles, l'armée et la police sont mises


sur le qui-vive. Trujillo a appris de l'exemple cubain que quelques hommes résolus et
entraînés pouvaient s'enraciner dans la population et y répandre rapidement un esprit de

1760 CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 711.

-843-
révolte. Aussi la consigne est-elle claire : toute force qui tenterait d'envahir le pays
devra être immédiatement détectée et écrasée, avant qu'elle n'ait la possibilité de nouer
des contacts avec l'intérieur. C'est pourquoi les garde-côtes patrouillent constamment
dans les eaux territoriales. Les plages et toutes les zones propices à un débarquement
sont reconnues jour et nuit par des escouades, qui guettent les signaux lumineux ou les
éventuelles infiltrations.

- Un effort particulier de centralisation est fait en vue de contrôler


plus étroitement l'ensemble des corps armés. L'Académie militaire et centre
d'enseignement des forces armées est rapidement ouverte1761. Les officiers y reçoivent
leur formation et sont régulièrement rappelés pour des mises à jour de leur instruction.
L'efficacité et la discipline sont ainsi améliorées, puisque le pouvoir garde le contact
avec les cadres chargés d'exécuter les ordres.

- L'un des aspects les plus significatifs de cette réorganisation des


forces armées et policières est la fulgurante ascension de Johnny Abbes García 1762 dans
l'appareil du régime. Cet homme de main dénué de tout scrupule, organisateur
d'attentats et d'assassinats pour le compte du dictateur au Mexique et en Amérique
Centrale, promu colonel sans jamais avoir été militaire, prend en main le SIM (Service
d'Intelligence Militaire), à la suite du général Arturo Espaillat "Navajita". Sous sa
direction, le réseau d'espions et de mouchards, appelés caliés, étend ses ramifications
tentaculaires dans toutes les sphères de la société et sur l'ensemble du territoire. 100 000
personnes sont appointées par le SIM1763 pour écouter, provoquer et rapporter. Le cas
échéant, elles peuvent organiser un mauvais coup. Le chiffre est énorme, puisqu'il
signifie que, dans tout le pays, une personne sur trente travaille pour le SIM 1764. Le
chauffeur de taxi, le vendeur de billets de loterie, le concierge 1765, le distributeur de
journaux mais aussi la simple ménagère ou l'employé de la poste sont, bien souvent, des
agents de l'appareil souterrain de la dictature. Le moindre hameau est ainsi surveillé.

- Dernière touche apportée aux dispositif : l'état d'urgence est


proclamé en avril , quand le débarquement des exilés semble imminent. La police et
1766

l'armée ont les pleins pouvoirs, les garanties habituelles de façace sont abrogées. Les

1761 L'inauguration a lieu le 5 juin 1959, quelques jours avant la tentative de débarquement des exilés.
1762 Nous donnons davantage de précisions dans l'annexe Biographies.
1763 Il s'agit du chiffre communément admis. Cf., par exemple : WIPFLER, The Churches of the
Dominican Republic… , p. 76.
1764 Estimée, selon le recensement national de 1960, à 3 047 070 habitants. Si l'on exclut les jeunes
enfants, la proportion est encore plus impressionnante.
1765 Ces trois professions étaient pratiquement réservées aux caliés.
1766 Il est officiellement instauré le 21 avril 1959.

-844-
arrestations, perquisitions, interrogatoires peuvent être décidés sans autorisation
préalable. Le régime se donne les moyens politiques de réagir immédiatement et
comme il l'entend.

Sur le plan militaire et policier, Trujillo semble prêt à faire face.

Ce n'est en effet pas un mystère que les préparatifs des exilés ont commencé en
vue d'une expédition armée. Comme nous l'avons vu, des campagnes de soutien
financier ont été engagées dans toutes les Caraïbes. À Cuba, où ils se rassemblent, les
exilés sont fraternellement accueillis. Ainsi est renouée une longue tradition de soutien
mutuel contre l'oppression, initiée par Máximo Gómez 1767 à la fin du siècle précédent et
renouvelée en 1947 lors de la tentative d'expédition de Cayo Confites 1768. Des militants
cubains se joignent aux Dominicains1769. L'entraînement proprement militaire commence
dès les premières semaines de 1959, avec l'appui de Ernesto "Che" Guevara. Le but
semble proche et la stratégie des révolutionnaires cubains paraît garantir la victoire. Des
convergences politiques se dessinent et aboutissent à la constitution d'organisations
nouvelles. Ainsi, en mars 1959, d'anciens militants du PSP et du PRD, comme Enrique
Jiménez Moya et Juan Isidro Jimenes Grullón constituent le Mouvement de libération
dominicain1770.

Rapidement les expéditionnaires diffusent leur programme sur Radio


Liberación, depuis La Havane. Il s'inspire directement de celui des révolutionnaires
cubains comme le montre l'examen des principaux objectifs :

- Le premier but, sans ambiguïté, est la liquidation politique de la


dictature :
«1. Au plan politique
a) Renversement , par tous les moyens, du régime d'oppression
sanglante établi dans la république Dominicaine par Rafael Leonidas
Trujillo depuis l'année 1930.
1767 Dominicain, commandant supérieur des troupes insurgées pendant la guerre hispano-cubaine de
1895-1898.
1768 Cf. 1945-1947. La tentative d'expédition de Cayo Confites.
1769 En particulier Delio Gómez Ochoa qui commande l'une des deux brigades aéroportées de
Constanza.
1770 Le MLD est fondé le 29 mars 1959 à La Havane, au terme de deux jours de discussions. Outre des
personnalités comme Jimenes Grullón, il rassemble de nombreux militants de l'Union patriotique
dominicaine, UPD, constituée à Caracas quelques mois plus tôt par d'anciens militants du PSP. Jiménez
Moya, l'un de ses principaux dirigeants avait combattu aux côtés de Fidel Castro contre Batista.
-845-
b) Établissement d'un Gouvernement démocratique
révolutionnaire provisoire qui, dans un délai de deux ans, […] créera les
conditions nécessaires pour que le peuple dominicain puisse exercer
librement ses droits politiques et sociaiux.
c) Convocation, dans un délai raisonnable, d'une Assemblée
Constitutante élue au suffrage universel, direct et secret, chargée
d'élaborer la nouvelle Constitution de la République, […] inspirée des
prinicipes de la justice économique et sociale1771.»
d)) Abrogation de toute la législation antidémocratique de la
tyrannie.
Deux traits frappent : la netteté des mesures prévues afin d'abattre le régime et
l'imprécision de l'orientation politique pour l'étape suivante, consignée dans des termes
suffisamment vagues pour être acceptables par tous. L'horizon commun des
révolutionnaires ne va guère au-delà de la destruction du pouvoir en place.

- Le second chapitre de ce programme, consacré à la réforme


immédiate de la société, comprend notamment :
«2. Au plan social
a) Mise en place d'une ample réforme agraire […] selon le
principe qui établit la fonction sociale de la propriété privée.
b) Réforme de la Loi Foncière avec invalidation de tous les titres
de propriété […] obtenus par la fraude ou la violence.»
L'ambition peut paraître limitée puisque les expéditionnaires se déclarent
favorables au maintien de la propriété privée. En fait, les mesures préconisées vont
réellement à la racine du problème agraire dominicain : la terre dans le pays est
essentiellement concentrée dans les mains de Trujillo. Si à ses possessions propres on
ajoute celles de sa famille, de ses proches et des membres de l'appareil dictatorial,
toutes clairement visées par le point 2. b, on se rend compte que la propriété de la terre
devrait être bouleversée dans tout le pays.
Au moment où les dirigeants de l'expédition font connaître ces intentions depuis
La Havane, les autorités révolutionnaires cubaines viennent précisément de décréter
une réforme agraire qui fait grand bruit dans toute la région 1772. L'onde de choc cubaine
continue à se propager.

- Parmi les mesures économiques, il convient de relever :


1771 Pour cette citation et les suivantes :"Programa de los Héroes de Junio", intégralement reproduit dans
14 de Junio, p. 15, ainsi que dans FERRERAS, Preso. 1960…, p. 238, sous le titre "Programa mínimo del
Movimiento de Liberación Dominicana".
1772 La réforme agraire, dirigée par l'Institut National de la Réforme Agraire, est promulguée le 17 mai
1959.
-846-
«3. Au plan économique
c) Expropriation, au bénéfice du Gouvernement, de toutes les
industries et propriétés acquises par le tyran, sa famille ou les privilégiés
du régime, et restitution des biens volés à leurs propriétaires légitimes.
d) Annulation des concessions accordées par la tyrannie à des
capitaux nationaux ou étrangers qui lèsent l'intérêt national.»
Ce sont presque toutes les industries du pays qui sont ici concernées, comme on
le sait. Le point 3. d retient particulièrement l'attention puisqu'il ouvre la voie à
l'expropriation des firmes nord-américaines encore présentes dans le pays.

- Enfin, le dernier chapitre est consacré aux relations extérieures


futures. Le premier point est sans doute le plus significatif :
«4. Au plan international
a) Soutien au système continental de démocratie représentative.»
Les dirigeants et membres de l'expédition se sentent portés par la vague
démocratique régionale dont ils épousent le mouvement.

Les objectifs des exilés qui s'apprêtent à livrer combat contre Trujillo
constituent donc ce que l'on pourrait appeler un programme démocratique conséquent.
Une série de mesures, limitées mais radicales, visent à éliminer le système dictatorial
sur tous les plans et à réintégrer la république Dominicaine dans le concert des nations.
On remarquera cependant que deux facteurs sont sous-estimés :

- Les dirigeants de l'expédition n'envisagent pas de se heurter à


l'hostilité des États-Unis. Il est vrai que les relations entre Washington et La Havane ne
se sont pas encore vraiment tendues et que la stratégie impériale est extrêmement
confuse. L'illusion que la Maison-Blanche les approuvera ou, au pire, restera neutre, est
dans les esprits.

- La mise en œuvre de ces réformes exige, au préalable, une


victoire militaire. Les exilés espèrent que la tactique qui a réussi à Cuba triomphera
également en république Dominicaine. La capacité de Trujillo à se préparer à
l'affrontement n'est pas prise en compte. Considérant que la situation internationale leur
est favorable et que l'aspiration à en finir grandit en république Dominicaine, ils
escomptent surtout être l'étincelle qui mettra le feu aux poudres.

Les plus clairvoyants, comme José R. Cordero Michel, envisagent les risques de
l'entreprise et portent un diagnostic sans complaisance :

-847-
«Toute tentative d'invasion qui ne trouvera pas à l'intérieur du
pays une armée politique capable de se transformer rapidement en
armée militaire, a peu de chances de succès. Toute victoire dépendra,
fondamentalement, non de la force de l'exil, mais du degré de conscience
révolutionnaire des masses à l'intérieur du pays. Actuellement, bien
qu'en progrès, elle reste très faible1773.»
Cette analyse lucide est développée par un homme qui, quelques semaines plus
tard, laissera sa vie dans la tentative de débarquement. On ne verra pas une
contradiction entre la pensée et l'action, mais, au contraire, l'expression d'une certitude :
pour ces exilés le moment est venu de forcer le destin. Les événements confirmeront
leurs craintes, mais aussi leurs espoirs.

Le 14 juin 1959 est en effet une date essentielle dans l'effondrement de la


dictature. Pourtant, sur le moment, celle-ci remporte une victoire militaire totale.

Profitant du soutien des autorités cubaines, cinquante-six expéditionnaires à


bord d'un avion de transport1774 atterrissent à Constanza, au cœur du pays. L'emploi d'un
avion, le lieu : la cordillère centrale, et l'heure : la fin de l'après-midi, montrent que les
exilés comptent surprendre les forces armées dominicaines. Erreur de calcul, puisque la
garnison ouvre aussitôt le feu, leur infligeant de lourdes pertes et les obligeant à se
disperser dans les montagnes environnantes. Pendant plusieurs semaines, ils seront
traqués avec acharnement et abattus, les uns après les autres. Six jours après ce premier
atterrissage, deux bateaux qui avaient été escortés par des corvettes cubaines tentent
d'accoster à Maimón et Estero Hondo, sur la côte nord, à vingt-cinq kilomètres de part
et d'autre du théâtre du débarquement de Luperón en 1949. L'éloignement de la capitale
et la proximité de la frontière haïtienne paraissent favorables aux expéditionnaires.
Surtout, le lieu et la date choisis semblent avoir une portée symbolique propre à frapper
les esprits : à un jour près, ce 20 juin 1959 marque justement le dixième anniversaire de
la tentative de débarquement de Luperón. Le carnage est pire encore qu'à Constanza.
Très vite détectés par les radars, les deux embarcations sont prises sous le feu des
avions à réaction et de l'artillerie. La plupart des expéditionnaires périssent carbonisés.
Quelques-uns réussissent à atteindre la plage et sont immédiatement capturés.
Transférés à la base aérienne de San Isidro, ils sont jetés des avions sur les pistes,

1773 J. R. CORDERO MICHEL, Análisis de la Era de Trujillo… , p. 44.


1774 Un C-46-A Curtiss Commander qui avait décollé du territoire cubain; un type d'appareil largement
utilisé par l'US Air Force pendant la Deuxième Guerre mondiale. Jiménez Moya se trouvait à bord de cet
avion.
-848-
quatre mètres plus bas. Ceux qui vivent encore sont affreusement torturés. Au total
l'expédition se solde par un bilan de 183 morts et cinq survivants.

Comme le craignait José Cordero Michel, les expéditionnaires n'ont pas trouvé
l'écho espéré dans le pays. Aucun soulèvement ne se produit pour leur porter appui.
L'armée et la police tiennent solidement le territoire, dressant des barrages autour des
grandes villes afin d'empêcher la diffusion de la nouvelle et la circulation des
personnes. Les zones où ont lieu les combats sont isolées tant que dure la chasse à
l'homme.

José Israel Cuello H., l'un des animateurs de la résistance à Trujillo dans les
semaines qui suivirent, tire ce bilan synthétique des événements :
«Le débarquement de juin 1959, fut bien une immolation, car cet
acte héroïque n'avait pas le moindre lien avec l'intérieur1775.»
Le terme est pertinent. Il souligne l'inégalité du combat entre une petite troupe
constituée et entraînée à la hâte et une dictature qui a isolé la population du reste du
monde; mais il suggère également que le sacrifice est destiné à réveiller les consciences
endormies.

Effectivement, les tragiques journées du 14 et du 20 juin vont jouer le rôle d'un


détonateur au sein même du pays. En apparence la dictature a réaffirmé son pouvoir; en
réalité, plus rien ne sera jamais comme avant.

1775 CUELLO H., ¿Qué era la resistencia antitrujillista interna…, p. 6.

-849-
• DÉGRADATION DU CONTRÔLE INTÉRIEUR

La violence de la répression contre les membres de l'expédition provoque une


profonde commotion dans tout le pays. En effet la tentative de débarquement et
d'atterrissage des exilés démontre à tous que les temps ont changé et que la dictature
n'est plus à l'abri des coups. Paradoxalement, la violence de sa réaction démontre
qu'elle se sent vulnérable.

C'est une immense nouveauté, en particulier pour la jeunesse dominicaine. Que


l'on songe en effet que les Dominicains de moins de trente ans n'ont jamais connu
d'autre régime que la dictature. Pour eux, depuis toujours, Trujillo est omniprésent, à
travers sa police, sa propagande, ses réseaux d'espionnage et toute l'organisation de la
société. Abandonnés du monde, ils ont grandi et vécu dans un univers apparemment
clos, livré au pouvoir absolu du Benefactor. Or les événements de juin démontrent qu'à
l'extérieur, les temps ont changé et que la dictature est confrontée à de sérieux
problèmes. “La marée démocratique”, considérablement renforcée par l'onde de choc
de la révolution cubaine, a atteint la république Dominicaine. En outre, il est clair que
la dictature ne peut se prévaloir de l'appui de Washington, singulièrement absente.

Aussi un profond mouvement se dessine très rapidement dans le pays. Il touche


toutes les couches de la population, mais trouve un écho exceptionnel dans la jeunesse
urbaine et étudiante. Étouffant dans ce monde carcéral, les jeunes aspirent à la liberté et
rêvent d'un pays moderne et démocratique. Comme lors de la crise de l'après-guerre, il
n'est pas rare de voir des fils de dignitaires du régime emportés par le mouvement 1776.
Dans des conditions de grande improvisation, la fièvre palliant l'inexpérience, des
réseaux d'opposants se constituent d'abord dans la capitale, puis, assez vite, dans toutes
les villes du pays. La formule des petites cellules de trois membres, empruntée aux plus
vieilles traditions nationales1777, est souvent reprise.

On parle beaucoup, on ressort parfois une arme dissimulée depuis des années,
on reproduit avec des moyens de fortune un tract rudimentaire, à l'occasion on prépare
une bombe artisanale. Surtout, le mouvement s'organise et se fédère peu à peu. Les
1776 Le SIM arrête, par exemple, le fils de Arturo Despradel, Fidelio. Son père, après avoir longtemps
exercé la charge de secrétaire d'État aux Relations extérieures, est à l'époque recteur de l'université de
Saint-Domingue.
1777 C'est ainsi que Juan Pablo Duarte, “Père de l'Indépendance” avait structuré le mouvement
révolutionnaire clandestin, baptisé La Trinitaria, en 1838.
-850-
menaces, arrestations et tortures n'entament pas le moral. Rien ne semble pouvoir
arrêter le processus en marche. Au cours d'une assemblée qui se tient à Valverde les 10
et 11 janvier 1960, il aboutit à la constitution formelle d'une organisation nationale. À
l'instar du Mouvement du 26 Juillet cubain, elle s'appelle Mouvement du 14 Juin (1J4).
L'instance dirigeante est immédiatement élue. Elle comprend notamment Manolo
Tavárez Justo, président du mouvement, et Minerva Mirabal, son épouse.

Il devient clair que la situation de la dictature, malgré tous ses efforts, s'est
considérablement dégradée dans le pays.

En effet, l'appareil du régime est parfaitement adapté à une situation dans


laquelle la société est isolée et fragmentée en autant d'individus que le pays compte
d'habitants. Que l'un d'eux se révolte ou même regimbe, et il est immédiatement repéré
et confronté, seul, au pouvoir. Toute organisation, toute structure sociale, toute
solidarité ne peuvent exister que comme des prolongements de l'appareil dictatorial. Ce
monopole absolu est la condition politique de son efficacité.

Or, le développement du mouvement d'opposition clandestin bat précisément en


brèche ce privilège vital :

- Sa rapide progression sur tout le territoire et sa diffusion dans


toutes les couches de la société déborde l'appareil.

- Son extraordinaire impact parmi la jeunesse, couche


particulièrement mobile, rend difficile le chantage à l'emploi et les pressions
économiques directes. Il faut en général s'en prendre aux parents et élargir ainsi le
cercle des personnes persécutées.

- Il n'est lié par aucune discipline internationale, même s'il se


réclame des idéaux de la révolution cubaine, ce qui rend impossible une éventuelle
négociation avec un appareil qui aurait des intérêts propres1778.

L'appareil policier réagit en multipliant les arrestations. Les prisons


commencent à se remplir. Les interrogatoires se multiplient. Mais cela ne suffit pas à
enrayer les progrès du mouvement.

1778 On retrouve, beaucoup plus marqués, les traits qui distinguaient la Jeunesse démocratique en 1946.
On se souvient que la dictature s'était immédiatement alarmée quand cette organisation avait surgi et que
la répression à l'égard de ses militants avait été impitoyable.
-851-
Aussi, au mois de janvier 1960, quelques jours après la constitution du 1J4, une
vague d'arrestations massive commence dans tout le pays. Le paroxysme est atteint le
21 janvier, l'appareil affirmant avoir découvert un complot qui devait aboutir le
lendemain. Plusieurs centaines de jeunes, sans doute plus d'un millier, sont jetés en
prison. Parmi eux, Manolo Tavárez Justo. On les bat, on les torture, systématiquement.
Parfois on les assassine, comme ces vingt-sept jeunes de Santiago, coupables d'avoir
distribué un tract qui disait : «Excusez l'expression, mais Trujillo est une merde1779». De
très nombreuses familles sont touchées, en particulier parmi les couches composées de
fonctionnaires, intellectuels et techniciens, vitales pour le fonctionnement administratif
et économique du pays. Très vite, les procès commencent et les verdicts sont
extrêmement lourds. Souvent les accusés sont condamnés à la peine maximale : trente
années d'emprisonnement.

Ces événements provoquent un choc considérable dans le pays et à l'échelle de


la région. La seule institution nationale qui échappe au contrôle direct de la dictature,
l'Église, prend publiquement position, dès le 31 janvier, et exige la libération des
emprisonnés. L'OEA s'agite et est saisie d'une plainte du Venezuela, le 6 février. Nous
analyserons la portée de ces réactions plus avant, mais il convient de noter que
l'isolement et l'affaiblissement du régime dominicain deviennent des données politiques
incontestables.

L'écrasement de l'expédition du 14 juin 1959 avait surtout démontré que la


dictature n'était plus à l'abri d'une action internationale; les emprisonnements et les
condamnations de janvier 1960 prouvent que le contrôle intérieur est amoindri. Les
deux manifestations de force tournent au désavantage du pouvoir.
Paradoxalement, la faiblesse de ses adversaires ne fait que confirmer son
impuissance. En effet, ces jeunes inexpérimentés, pratiquement désarmés, sans liens
internationaux réels, ne constitueraient pas une menace sérieuse pour un autre régime.
Ils sont condamnés à des dizaines d'années de prison pour des délits qui semblent des
vétilles -participation à une réunion clandestine, insulte aux autorités, etc.- ou forgés de
toutes pièces.

Pris dans ces contradictions, l'appareil réagit de façon de plus en plus


désordonnée. La plupart des condamnations sont prononcées en février 1960, mais, dès

1779 CUELLO H., ¿Qué era la resistencia antitrujillista interna…, p. 24.

-852-
le mois de mars, les premières grâces interviennent. Les journaux publient la
photographie du Benefactor souriant, qui regarde d'un œil paternel les embrassades des
jeunes libérés et de leurs parents. Ce rituel, destiné à montrer la clémence du dictateur,
se prolonge jusqu'au mois d'août.

Pendant ce temps, le SIM déploie tous ses efforts. L'objectif est de tout
contrôler. Tâche impossible, évidemment. Le résultat est une détérioration perceptible
du fonctionnement du système. Ainsi, lorsque l'appareil entreprend de s'assurer du
contenu de la totalité de la correspondance qui circule dans le pays, il est vite débordé
par l'ampleur du travail. Les lettres s'accumulent. On les délivre d'abord marquées du
tampon "Reçu dans ces conditions", ce qui ne trompe personne. Puis, comme les retards
s'amplifient toujours, on brûle purement et simplement le courrier.
L'exemple n'est pas anodin. On se souvient en effet que l'un des arguments
traditionnels présenté pour la défense du régime est son efficacité. Dans cette
perspective, chère aux hommes d'affaires nord-américains, le système dictatorial serait
le prix à payer pour le bon fonctionnement du pays. Cette théorie est de plus en plus
difficile à soutenir.

Une prison officieuse qui sert de lieu d'interrogatoire et de torture fonctionne en


permanence sous le contrôle du SIM. Elle n'a pas de nom, bien sûr, aussi l'appelle-t-on
"la 40", d'après le numéro de la rue. Il semble que l'on revienne à l'aube du régime, en
mars 1930, au temps de "la 42"1780. Les hommes de main et les tueurs à gages de Trujillo
circulent à nouveau au volant de voitures toutes identiques, mais le modèle a changé : il
s'agit maintenant de petites Volkswagen.

L'armée et la police engloutissent des sommes énormes, aux dépens de


l'économie du pays. Entre 1958 et 1961, les secrétariats d'État aux Forces armées et à
l'Intérieur et à la Police absorbent près du tiers du budget de l'État 1781. Encore faut-il
remarquer qu'il s'agit des statistiques officielles qui ne décomptent pas les innombrables
services parallèles et agents clandestins.

Ces retours en arrière sont symptomatiques : incapable de faire face aux


nouveaux défis, l'appareil se replie sur lui-même et remet en œuvre une stratégie qui,
jadis, lui avait permis de prendre et de garder le pouvoir.
On en revient même aux grandioses manifestations de soutien au Benefactor.
Alors que depuis dix ans celui-ci avait jugé nécessaire de s'effacer officiellement et de
1780 Cf. Mars-mai 1930. L'utilisation de la terreur.
1781 Soit 138,8 millions de pesos sur un total de 461,8 pour la période considérée. CASSÁ, Capitalismo y
dictadura, p. 76.
-853-
laisser la présidence à Héctor, on assiste soudain à une fiévreuse mobilisation en faveur
de sa candidature aux élections de 1962. La fête de l'Indépendance, le 27 février 1960,
est l'occasion d'un gigantesque défilé pour lui demander de se présenter. Selon la presse
du régime, plusieurs centaines de milliers de personnes, participent à la manifestation
dans les rues de la capitale 1782. L'ampleur du rassemblement permet de mesurer les
efforts frénétiques qu'a dû déployer l'appareil pour parvenir à ce résultat. Il est vrai qu'il
s'agit de répondre, sans le dire, à l'émotion soulevée par les arrestations du mois
précédent et par la prise de position hostile de l'Église.

L'exagération des fastes, de la violence et du culte du Chef dissimulent mal


l'angoisse qui s'est emparée de l'appareil et font planer une atmosphère de fin de règne.
On n'est pas étonné d'apprendre que, selon les rumeurs, sur les cinquante
millions de pesos supplémentaires destinés aux forces armées, quarante-quatre auraient
été détournés par le Benefactor et ses proches1783.
Dans l'armée, des mouvements d'une extême gravité se font jour. En septembre
1959 une conjuration, connue sous le nom "complot des sergents", est découverte dans
l'armée de l'air. Cinquante-cinq militaires sont arrêtés. Ils seront tous assassinés dans les
semaines qui suivent. Les meilleurs techniciens formés dans les écoles militaires nord-
américaines ou de la zone du Canal de Panama, commencent à abandonner le régime
dans l'impasse. L'affaire rappelle le complot des officiers de l'unité de chars de 19461784.
L'avenir semble d'autant plus menaçant pour la dictature qu'elle se heurte
maintenant à l'Église.

1782 El Caribe, 29 février 1960.


1783 CRASSWELLER, Trujillo…, p. 357.
1784 Nous évoquons ce complot dans : 1945-1947. Les exilés au point de rupture des équilibres.

-854-
• RUPTURE ET AFFRONTEMENT AVEC L'ÉGLISE

La dégradation des relations avec l'Église catholique, qui se transforme


rapidement en affrontement et dégénère en violences, est bien plus qu'une simple
illustration de l'évolution de la dictature au cours de sa phase finale. La défection d'une
institution, devenue un pilier du régime depuis le Concordat de 1954, est à la fois l'un
des résultats les plus spectaculaires de la décomposition politique de la dictature et un
facteur décisif de son rapide effondrement. Il est donc indispensable d'examiner
l'évolution des rapports entre le régime et l'Église, si l'on veut suivre et comprendre la
chute de la dictature.

Nous avons noté que le rapprochement accéléré, au point de paraître fébrile,


entre le régime et l'Église au cours des années 1956 à 1959, s'accompagnait de premiers
signes inquiétants pour l'avenir de la dictature vers la fin de cette période1785.
Les difficultés vont effectivement se multiplier au cours de l'année 1959. Elles
se traduisent par une dégradation continue et souterraine des relations entre les deux
partenaires alors que, publiquement, le cap n'a pas changé.

- On se souvient que l'institution du Patronage San Rafael, plan


qui jetait les bases d'une association organique de l'Église à l'État dictatorial, avait été
différée pendant un an et demi. Alors que le contrat est signé dès mars 1958, il faut
attendre août 1959 pour que paraisse le décret d'application. Malgré l'urgence de la
situation, qui s'exprime dans l'ampleur des objectifs, les réticences sont manifestes.

- À Rome, Pie XII qui n'avait pas mesuré son appui à Trujillo, est
remplacé par Jean XXIII à la fin de l'année 1958. Immédiatement celui-ci se met en
devoir de renouveler la hiérarchie et, trois mois à peine après son installation sur le
trône de Saint Pierre, le nouveau pape manifeste avec éclat sa volonté de réexaminer la
stratégie mondiale de l'Église, en convocant le II e Concile du Vatican 1786. Cette volonté
d'épouser les changements du monde, ne peut qu'être de mauvais augure pour la
dictature dominicaine.

1785 Voir à ce sujet : 1956-1958. Le déclin.


1786 Jean XXIII est élu le 28 octobre 1958; il convoque le Second Concile, connu sous le nom de
"Vatican II", le 25 janvier suivant.
-855-
- Effectivement, en juin 1959, un nouveau nonce apostolique,
Lino Zanini, est nommé en république Dominicaine. Son prédécesseur, monseigneur
Salvatore Siino, dépêché par Pie XII en 1953 afin de préparer le voyage à Rome de
Trujillo et la signature du Concordat l'année suivante, est rappelé par Jean XXIII. La
page des excellentes relations personnelles entre le Benefactor et la nonciature est
tournée. À nouvelle tâche, nouveau responsable. Le Vatican cherche à reprendre ainsi
une certaine liberté de mouvement. Le signal est d'autant plus clair que, la même année,
le supérieur des jésuites en république Dominicaine est également remplacé. L'Église
internationale se dote d'un nouvel état-major dans le pays, tant à la tête du clergé
régulier que séculier.

- La signification de ces changements de personnes apparaît


rapidement. En effet, les deux dignitaires ecclésiastiques diffèrent leur venue à Ciudad
Trujillo où ils n'arrivent respectivement que les 25 et 27 octobre 1787. Fait extraordinaire,
les deux principaux représentants de l'Église sont donc absents de la grande fête
annuelle du 24 octobre, jour de liesse qui marque l'anniversaire de Trujillo, la saint
Raphaël et se confond avec la célébration du drapeau national. En arrivant dans les
heures qui suivent, ils soulignent qu'il s'agit bien d'un choix de leur part et qu'ils
n'entendent pas être associés à la personne du Benefactor. L'Église se soustrait à sa
mission première : elle se refuse à être l'instrument docile de la propagande du régime.
On mesurera toute la portée du geste si on se rappelle que quelques semaines plus tôt,
en août, la dictature avait officiellement lancé le Patronage national San Rafael, projet à
travers lequel elle entendait sceller une collaboration avec l'Église sans précédent1788.

- Au cours du mois de janvier 1960, les événements vont se


précipiter. Le nonce Zanini se refuse à bénir l'ouverture de la Foire au bétail
nationale1789, événement qui tous les ans est un hommage à Trujillo, premier éleveur de
la république et sempiternel lauréat des plus hautes distinctions, en tant que
propriétaire du domaine de Fundación. À la fin du mois, les jésuites du lycée
polytechnique Loyola de San Cristóbal, fleuron du régime, annoncent à leur tour qu'ils
ne béniront pas la clôture de cette même Foire 1790. Le nouveau cours s'accompagne d'une
réorganisation interne : le vieux courtisan Pittini, archevêque de Saint-Domingue et à ce
titre chef de l'Église dominicaine, démissionne le 26. Quatre jours plus tard, Octavio

1787 Le nonce Zanini arrive le 25 octobre, au lendemain de la grande fête, le père Miguel A. Larrucea,
supérieur des jésuites, se présente deux jours plus tard.
1788 On se souvient que le décret présidentiel date du 21 août 1959. Voir à ce sujet : 1956-1958. Le
déclin.
1789 Voir à ce propos les précisions que donne BALAGUER, La palabra encadenada, p. 227.
1790 Le 29 janvier. Le rôle particulier du lycée polytechnique Loyola et de la Fondation "Generalísimo" a
été étudié dans : 1947-1955. LÉglise comme acteur politique.
-856-
Beras, plus lié au Vatican, lui succède à la tête du clergé du pays. L'Église se met en
ordre, en prévision de temps difficiles.

Ces réticences de plus en plus évidentes suivent étroitement l'évolution de la


situation dans le pays.
Le profond ébranlement de la société dominicaine consécutif à la victoire de la
révolution cubaine est un facteur fondamental, qui explique l'évolution de l'attitude de
l'Église au cours de l'année 1959.
Cinq mois et demi plus tard, la tentative expéditionnaire de juin est rapidement
perçue et analysée comme un signe grave de l'affaiblissement de la dictature. La
réorganisation de la hiérachie commence très précisément deux jours après l'atterrissage
de Constanza, par la nomination du nonce Zanini1791.
La reprise en main, poursuivie jusqu'en janvier 1960, se traduit notamment par
la décision stratégique du Vatican de créer une instance nouvelle, la Conférence
épiscopale, qui lie les cinq évêques du pays autour des décisions prises en commun1792.
Les arrestations massives du mois de janvier qui provoquent une véritable
commotion dans le pays, conduisent le clergé à refuser de soutenir le régime, comme
nous l'avons vu.
Pas à pas, guidée par une observation attentive de l'évolution de la situation et
poussée par les événements, l'Église renforce sa discipline interne, gage de son
indépendance. Elle se dote ainsi d'un instrument solide et efficace, sans comparaison
avec ce qu'il était avant le Concordat.

Il est important de souligner que l'Église n'a pas une stratégie préméditée de
rupture, comme on a souvent tenter de l'accréditer 1793. La réorganisation et la
réorientation sont avant tout défensives. Il s'agit de ne pas se laisser entraîner dans un
mouvement qui semble échapper à tout contrôle et de garder une distance de sécurité.
En effet, non seulement la politique du régime tend, de façon récurrente, à nier la place
particulière de l'Église et à la rejeter comme un corps étranger, mais des attaques
sciemment organisées la prennent de plus en plus souvent pour cible.
Il s'agit d'abord de persécutions policières contre l'appareil eclésiastique. De
façon calculée, le régime ne frappe pas au cœur, mais s'en prend à la périphérie : un
1791 Les exilés tentent d'atterrir à Constanza le 14 juin; Zanini est nommé le 16 par Rome.
1792 Les cinq évêques sont : Octavio Beras (Saint-Domingue), Hugo Polanco (Santiago), Francisco
Panal (La Vega), Thomas Reilly (San Juan de la Maguana) et Juan Pepén (La Altagracia). Seul le dernier
est franchement favorable à Trujillo. Panal et Reilly, tous deux étrangers, se montrent particulièrement
indépendants.
1793 La dictature avait tout intérêt à développer la thèse d'un complot organisé de longue main, afin de
justifier la répression contre les prêtres et religieux. Quant à l'Église, après la chute du régime, elle devait
trouver dans cette explication une occasion d'effacer des décennies de collaboration ouverte.
-857-
séminariste est incarcéré en septembre 1959; plus grave, en novembre un étudiant
salésien est arrêté à son tour et le collège Don Bosco est perquisitionné par le SIM.
Enfin lors des rafles massives de janvier 1961, les proches de l'Église ne sont nullement
épargnés. Les élèves des jésuites ou des salésiens font même souvent figure de cibles
privilégiées.
L'appareil policier, prenant l'initiative, entre ainsi ouvertement en scène contre
l'Église. Il fait irruption dans ce qu'elle considère comme son domaine privé et, à juste
titre, comme son espace vital. Dans la pratique, l'impression se répand dans toute la
société que le pacte passé entre le régime et l'Église est remis en cause.
Point n'est besoin d'être un exégète, en effet, pour constater que l'esprit et la
lettre du Concordat sont violés. L'article XI, alinéa 1, prévoyait : «Les ecclésiastiques
jouiront d'une protection particulière de l'État1794.» L'article XXVII stipulait
explicitement : «Les autres questions relatives à des personnes ou biens ecclésiastiques
qui n'auraient pas été traitées dans les articles précédents seront réglées selon le Droit
Canon1795.» Le même article ajoute que pour les questions «qui touchent également à
l'intérêt de l'État, le Saint-Siège et le Gouvernement Dominicain agiront d'un commun
accord pour résoudre le différend à l'amiable.» L'arrestation de séminaristes va à
l'encontre du droit canon, qui réserve à l'Église la priorité, sinon l'exclusivité, pour
juger les siens. On le voit, la coopération des autorités civiles et religieuses, instituée
par le texte concordataire, est remplacée par une franche agression contre l'Église.

Signal sans équivoque, des "lettres" anonymes ou signées de pseudonymes


parues dans le Courrier des lecteurs des journaux -le tristement célèbre Foro público-,
la prennent ouvertement pour cible à partir des dernières semaines de l'année 1959. Le
relevé est significatif : deux publications en novembre 1959; quatre le mois suivant,
soigneusement échelonnées tous les huit jours; six pour le seul mois de janvier 1960,
les attaques se faisant quotidiennes dans la dernière période1796. Comme on le sait, ces
libelles sont préparés et rédigés par les sommets de l'appareil et visés par le dictateur
lui-même. Ils ont valeur d'avertissements publics et précèdent généralement le
châtiment direct. Significativement, la dernière publication de la série ne paraît plus à la
rubrique Courrier des lecteurs, mais consiste en un article du journal intitulé :
«Découverte d'un complot communiste dirigé par un agent cubain au sein d'un Ordre
Religieux1797»; on passe ainsi de la dénonciation à "l'information" et de l'intimidation

1794 Concordato entre la Santa Sede y la República Dominicana, dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y
otros benefactores…, p. 246.
1795 ID., ibid., p. 256, pour cette citation et la suivante.
1796 On en trouvera le détail dans le fac-similé du récapitulatif que le nonce Zanini adresse au vice-
président Balaguer, le 31 janvier 1961. Foros públicos, dans le recueil de documents : La vida cotidiana
dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 98.
1797 El Caribe du 29 janvier 1960.

-858-
anonyme à la campagne de presse officielle. L'appareil du régime déclare de plus en
plus clairement la guerre à la ligne suivie par l'Église.
Le contenu de ces textes est éclairant. On s'en prend aux jésuites, aux salésiens,
aux dignitaires ecclésiastiques et aux prêtres, on préconise l'appui à des religions rivales
et, à deux reprises, le Concordat est explicitement attaqué1798.
Cette dernière touche donne sa véritable dimension politique à l'offensive.
Incapable de supporter les conséquences de ce qu'elle a elle-même organisé, la dictature
rêve d'un retour en arrière qui, ramenant à une époque antérieure au Concordat,
rétablirait le lien de complète dépendance qui unissait l'Église à l'État et abrogerait le
pacte d'alliance conclu en 1954. Chimère, évidemment, qui montre l'impasse dans
laquelle le régime se sent pris. L'indépendance a reconnue à l'Église se révèle être une
brèche béante dans son dispositif de contrôle de la société.

De son côté, la hiérarchie catholique ne peut se taire plus longtemps sans risquer
de perdre tout ce qui a été acquis. La place politique désormais occupée lui fait
obligation de réagir et lui donne les moyens de se faire entendre. Aussi, le dos au mur,
prend-elle à son tour l'initiative à la fin du mois de janvier 1961.
Le 30 de ce mois, le nonce apostolique Zanini écrit une lettre à Balaguer. En
fait, il ne considère le vice-président de la république Dominicaine qu'en tant que
messager chargé de transmettre ses requêtes au généralissime Trujillo, désigné d'emblée
comme seul interlocuteur. Le représentant du pape proteste contre les agressions dont
l'Église est l'objet dans la presse et demande au dictateur, par l'intermédiaire de
Balaguer :
«…qu'une digne réparation soit faite au plus vite et que de
nouvelles attaques désagréables ne se répètent plus1799.»
Il ajoute immédiatement :
«Celles-ci, en effet, seraient en contradiction ouverte et publique
avec sa profession de foi catholique, et avec les sentiments de ses
collaborateurs les plus dévoués, qui se consacrent au bien du pays.
J'offre de tout cœur un nouveau rameau d'olivier à l'ami, avec la
confiance qu'il saura mieux que personne l'apprécier à sa juste valeur et
mériter cette divine miséricorde et ce céleste soutien dont ont besoin

1798 Les jésuites sont pris à partie dans El Caribe, du 22 novembre 1959 et du 29 janvier 1960. Les
salésiens sont visés le 3 janvier 1960. L'archevêque Pittini est la cible de la lettre Publicación confusa,
dans l'édition du 21 novembre 1959. Merece felicitación et Revelan trama comunista…, parus
respectivement les 26 et 27 janvier 1960 dénoncent le père Ricardo Velasco et le séminariste cubain
Antonio Fabré. Les Courriers des lecteurs des 28 décembre 1959 et 24 janvier 1960 préconisent l'appui
aux religions juive et adventiste, au détriment de l'Église catholique. ¿Viciado de nulidad? et Piden abrir
encuesta, dans les éditions des 23 et 25 janvier 1960, mettent en cause le Concordat.
1799 Lettre reproduite en fac-similé dans le recueil : La vida cotidiana dominicana a través del archivo
particular del generalísimo, p. 96.
-859-
ceux qui ont reçu de la Providence la haute responsabilité de diriger les
destinées d'un peuple.»
La menace est clairement perceptible sous l'onction du propos. Le représentant
du Vatican indique, en termes convenus, que le régime ne peut se passer sans
dommages de l'appui du clergé. Il souligne qu'en cas de conflit l'Église dispose d'armes
redoutables : d'une part elle a pénétré l'appareil dictatorial jusqu'au plus haut niveau,
d'autre part elle est en mesure de s'adresser directement au peuple, mettant en porte-à-
faux le Benefactor. L'avertissement est d'une extrême gravité, puisque le système même
sur lequel repose la dictature est directement visé.
Confrontée à un danger exceptionnel, l'Église recourt à l'intimidation afin que la
dictature vienne enfin à composition. L'objectif reste la paix, mais les deux alliés d'hier
envisagent bien moins une collaboration qu'un équilibre de la peur.

D'ailleurs la hiérarchie catholique est consciente que les mises en garde ne


peuvent suffire. La stratégie choisie impose d'aller aux limites du conflit. Il faut que les
menaces reçoivent un début d'exécution pour être prises au sérieux; la dictature doit
comprendre qu'elle n'a plus le monopole exclusif du pouvoir. Aussi, cinq jours avant la
lettre du nonce, le 25 janvier 1960, la Conférence épiscopale s'est réunie. Décision a été
prise de s'adresser directement à la population par le truchement d'une lettre pastorale
collective des évêques. Ceux-ci prennent prétexte de la fête solennelle de la Vierge de
la Altagracia, le 21 du même mois, pour justifier leur démarche et frapper les esprits.
La lettre est donc lue le dimanche suivant, 31 janvier, dans toutes les églises du pays,
aux paroissiens qui assistent à l'office. Elle est également reproduite dans le journal de
l'Église Fides, et circule ainsi jusque dans les prisons où sont enfermés les opposants
Les évêques qui annoncent s'être adressés à Trujillo, déclarent d'emblée aux fidèles :
«Conscients de nos obligations pastorales envers les ouailles
dont la Bonté Divine nous a confié la charge, nous ne pouvons rester
insensibles devant la profonde affliction qui touche un grand nombre de
foyers dominicains1800.»
La référence aux emprisonnements qui viennent d'avoir lieu est sans ambiguïté.
L'insubordination est d'autant plus grave que les évêques appellent les fidèles à se
joindre à ceux qui souffrent. Publiquement, l'Église s'interpose entre le pouvoir et la
population, revendiquant un rôle et une responsabilité propres.

Les évêques délivrent un message solennel :

1800 Pour cette citation et les suivantes : Carta pastoral colectiva del Episcopado de la República
Dominicana en ocasión de la fiesta de Nuestra Señora de La Altagracia. Intégralement reproduite dans
FERRERAS, Preso. 1960…, p. 116.
-860-
«Le fondement de tous les droits repose sur l'inviolabilité de la
dignité de la personne humaine.
Tout être humain, avant même d'être né, est détenteur d'un
ensemble de droits antérieurs et supérieurs à ceux de n'importe quel
État.»
La dictature se trouve ainsi mise en cause dans sa pratique générale et récente.
Elle est d'ailleurs ouvertement visée puisque le texte défend les droits de l'individu
contre les empiètements de l'État.

Ce n'est pas encore assez. La lettre pastorale poursuit, en détaillant et justifiant


ces droits imprescriptibles :

- «Droit à la Vie», qui interdit à tout autre qu'à Dieu d'en


disposer. Les assassinats perpétrés par les sbires du régime sont ainsi implicitement
condamnés.

- «Droit à la Famille», qui s'oppose aux mariages forcés. Il s'agit


là d'une pratique courante des autorités, en particulier dans la zone frontalière.

- «Droit au Travail», dont on ne peut priver quiconque. L'Église


met en cause le moyen de chantage le plus couramment employé par la dictature.

- «Droit au commerce», qui doit être protégé par l'État. On sait


que les dignitaires du régime sont à l'origine de tous les trafics illégaux.

- «Droit à l'émigration», qui doit permettre à chacun «de quitter


sa propre nation pour aller chercher dans une autre nation des ressources plus
abondantes ou pour y jouir d'une tranquillité que lui refuse son propre pays». Exigence
insupportable pour le régime qui n'accorde pratiquement de passeports qu'aux membres
de son appareil. La dictature refuse même de donner des sauf-conduits aux opposants
réfugiés dans les ambassades.

- «Droit à la bonne Réputation» qui justifie la condamnation des


«dénonciations anonymes». Chacun comprend que les Courriers des lecteurs sont ici
visés.

-861-
- Droits enfin «à la Liberté de Conscience, de Presse, de Libre
Association, etc., etc.», simplement énumérés et dont on sait bien qu'ils sont foulés aux
pieds par le régime.

Ainsi les pratiques de la dictature sont impitoyablement passées au peigne fin.


Les réformes demandées sont d'une telle ampleur qu'elles s'attaquent aux fondements
du régime.

L'affaire retentit dans toute la république comme un coup de tonnerre dans un


ciel serein. Certes la prise de position s'inscrit dans un développement logique, comme
nous l'avons vu. Le harcèlement incessant auquel elle était soumise et l'inutilité de ses
protestations, ont poussé l'Église toujours plus loin. Mais le pas supplémentaire qu'elle
fait ici, est un événement politique sans précédent.
En effet, vis-à-vis de l'opinion publique, jusqu'à cette date, les dissensions
s'étaient manifestées par des absences ou des silences, tout au plus. Encore fallait-il être
initié pour les remarquer et les déchiffrer correctement. Maintenant, le désaccord est
ouvertement affirmé et la population est prise à témoin. Certes, l'Église ne condamne
pas la dictature sur le fond et son intervention vise à obtenir des aménagements dans
l'administration de la société et non une défaite du pouvoir. Elle ne se résoud à agir que
pour défendre son crédit, préserver ses positions et ne pas être entraînée dans la crise du
régime. Mais, en cherchant à poser des limites au pouvoir de la dictature, elle s'attaque
aux fondements politiques du régime. En effet, concentré dans les mains d'un seul
homme, échappant ainsi aux négociations et rivalités entre les groupes de la société
dominicaine, le pouvoir absolu ne peut accepter de limitations sans se voir menacé
jusque dans son existence.
La lettre pastorale est d'ailleurs immédiatement interprétée comme un défi à la
dictature tant par la population que par l'appareil du régime. En proclamant qu'il n'y a
pas de droit qui surpasse ceux de la personne humaine, l'Église se déclare elle-même
au-dessus des lois et décisions de la dictature. Elle rompt en effet ses liens d'allégeance
à l'égard du pouvoir lorsqu'elle affirme qu'elle reconnaît des principes supérieurs à
celui-ci.
Le débat peut sembler en apparence juridique ou même philosophique, il ne
s'agit pourtant pas là de simples joutes rhétoriques. La prise de position de l'Église
l'amène à affronter réellement et concrètement le régime. N'oublions pas que les forces
de l'ordre viennent d'emprisonner des centaines de jeunes lorsqu'elle choisit de prendre
ouvertement le parti de leurs familles. Aussi ne peut-elle se contenter d'énoncer des
principes généraux. Lorsqu'elle réclame le droit à l'émigration, elle reprend la demande
de tous les opposants persécutés et de leurs proches pris en otage. En rappelant que le

-862-
droit à une presse libre est imprescriptible, elle attaque le système strict mis en place
par Trujillo dès 1930. Enfin, en plaçant le droit à la libre organisation au rang des
exigences morales, elle remet en cause un monopole vital pour le régime. La lettre
pastorale se transforme en véritable cahier de revendications qui, toutes, mettent
inéluctablement en cause le pouvoir dictatorial.

Produit d'une stratégie de la dissuasion poussée à ses limites extrêmes, la lettre


pastorale marque bien une véritable rupture de facto entre l'Église et le régime,
contribuant puissamment à l'accélération de la décomposition de la dictature.
Trujillo s'était allié au clergé par nécessité, il avait favorisé son développement
et lui avait reconnu une large autonomie pour les besoins propres du régime; cet accord
de puissance à puissance se révèle maintenant être un véritable piège. Aucune force
organisée ne peut résister à Trujillo en république Dominicaine car toutes dépendent de
lui à une exception près : l'Église vaticane. L'affaiblissement progressif de la dictature,
dont les effets avaient été masqués et retardés grâce au pacte passé avec Rome, se
manifeste brutalement.
De son côté, l'Église, dotée d'une conscience propre, est contrainte d'agir pour
ne pas être entraînée dans la chute de la dictature. Or elle ne peut trouver de modus
vivendi avec le pouvoir, malgré un savant dosage de la riposte et des efforts tenaces 1801.
La crise traversée par le régime ne fait que renforcer sa rigidité : il ne peut céder un
pouce de pouvoir sans déclarer sa faiblesse.

Mais, si la situation est nouée, il n'en reste pas moins que le temps continue à
courir. Trujillo est bien conscient que laisser passer sans réagir la lettre pastorale
mettrait le régime dans une situation rapidement intenable. Il avouerait lui-même qu'il
ne peut plus gouverner. Il sait également qu'il ne peut espérer la paix que s'il convainc
le sommet de l'Église.
Ses pressions visent donc immédiatement à amener la hiérarchie internationale à
se montrer plus conciliante et à reconsidérer sa stratégie en république Dominicaine. Le
nonce, avec un art consommé de la diplomatie, esquive les coups, revient à la charge
avec obstination et, en définitive, ne cède rien.
Aussi, le secrétaire d'État aux Relations extérieures, Herrera Báez,
précipitamment dépêché en Europe, use-t-il de toute son influence pour être reçu par le

1801 Ainsi, le jour même où les prêtres lisent la pastorale, le nonce Zanini annonce par lettre à Balaguer
qu'il se rendra à l'entrevue que celui-ci lui accorde le lendemain. L'Église entend bien poursuivre les
négociations et trouver un terrain d'entente. Le document est reproduit en fac-similé dans le recueil : La
vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 99.
-863-
souverain pontife sans tarder1802. Il est temps, car la pastorale fait grand bruit dans la
presse internationale, en particulier nord-américaine. Pour sa part, L'Osservatore
Romano, organe du Vatican, lui a même consacré un reportage. Dès la fin de l'audience,
l'émissaire de Trujillo envoie un compte rendu télégraphique où il s'emploie
essentiellement à rapporter les arguments qu'il a développés. Il ne peut dissimuler
néanmoins que Jean XXIII s'est déclaré préoccupé par l'ampleur et la brutalité de la
répression exercée par les autorités dominicaines. Herrera Báez précise l'attitude du
pape :
«Il ajouta qu'en de telles circonstances il était difficile pour
l'Église de ne pas se s'inquiéter de questions touchant à la liberté des
fidèles catholiques. Il expliqua, en utilisant un aphorisme latin, que dans
la violence rien ne dure et qu'il lui semblait qu'un effort pour atténuer les
mesures répressives pourrait être réalisé1803.»
À son grand dam, le secrétaire d'État dominicain ne peut se prévaloir d'aucun
engagement précis de Jean XXIII, qui se contente de vagues bénédictions. On le
comprend, c'est un échec pour le régime dominicain 1804. Non seulement le Vatican ne
semble pas disposé à changer d'attitude, mais il persiste à demander que la dictature
modifie sa ligne d'action. Les rôles sont renversés. La maxime antique, «dans la
violence rien ne dure», fait clairement référence à la politique de la dictature. Elle
indique que l'Église considère que l'orientation conduit à la faillite et qu'elle est
fermement résolue à ne pas la suivre dans cette voie.

Il faut donc souligner que la riposte de la dictature, au cours des mois qui
suivent la lettre pastorale, est d'abord le résultat d'une impuissance. L'Église
dominicaine, refusant de céder, a ouvertement défié le pouvoir. Plus grave encore, le
Vatican a confirmé la ligne suivie par le nonce et les évêques. Or, à l'évidence, si la
dictature peut faire pression sur le clergé en république Dominicaine, elle ne dispose
pas de moyens propres à faire reculer Rome. Dans ces conditions, les multiples mesures
prises par le régime relèvent bien davantage d'une énergique réaction de survie que
d'une stratégie cohérente. Cette contre-offensive combine divers aspects, parfois
contradictoires : multiplication des manœuvres d'intimidation, mesures de rétorsion de

1802 Porfirio Herrera Báez se rend en Europe du 4 au 26 février 1960 et est reçu par Jean XXIII le 8 de
ce mois.
1803 Le texte de ce long télégramme est intégralement reproduit dans V EGA, Eisenhower y Trujillo, p.
24.
1804 BALAGUER, La palabra encadenada, p. 230, confirme que l'entrevue se solda par un cinglant revers
par la dictature. Selon les témoins de l'époque, Trujillo en aurait conçu une haine tenace pour Jean XXIII
qu'il appelait continuellement "el pendejo" (ce crétin, ce salaud).
-864-
plus en plus sévères et campagne publique pour amener l'Église à se soumettre
publiquement. Nous les examinerons successivement.

Les manœuvres d'intimidation commencent presque immédiatement après la


lecture de la lettre pastorale. En effet, dès le 3 février, une première réunion politique
est organisée à La Vega, siège de l'évêché que dirige Mgr Panal. Le PD, les autorités
administratives, la police de la région sont mis sur le pied de guerre. Dans la tradition
des meetings de réparation des offenses (mítines de desagravio) il s'agit de condamner
publiquement l'évêque et de manifester un soutien sans faille au pouvoir. En procédant
ainsi, la dictature somme tout ce que la province compte de responsables et de notables
de choisir entre le pouvoir et l'Église. Elle reprend en main son propre appareil. Bien
sûr, la démonstration publique s'adresse à la population tout entière. Celle-ci est invitée
à constater qui détient dans les faits l'autorité, soit en participant directement à la
réunion soit par l'intermédiaire de la radio et de la presse. La bataille s'engage très
précisément sur les deux fronts désignés par le nonce Zanini dans sa lettre du 30 janvier
: la dictature entend assurer son contrôle sur ses «collaborateurs les plus dévoués» et,
au-delà, elle tente d'étouffer la «contradiction ouverte et publique» en la niant et en
affirmant sa toute-puissance sur le terrain.
Les discours mettent violemment en cause Panal. Les membres du clergé arrêtés
au cours des jours précédents sont accusés d'avoir préparé des attentats terroristes. L'un
des principaux orateurs donne le ton; il exalte :
«Le Concordat, que nous célébrons tous la joie au cœur, parce
qu'il est union de l'Église et de l'État, union indestructible tant qu'il y
aura un Dominicain sur terre et tant que durera la gratitude de notre
peuple pour la grande œuvre de Trujillo1805.»
Dès lors, il faut, contre toute évidence, distinguer Francisco Panal du reste de
l'Église. L'évêque est pris à partie dans ces termes :
«Mgr Francisco Panal, Évêque de La Vega, veut détruire tout
cela; il ne le peut pas, il n'a pas qualité pour cela à La Vega. À La Vega
Monseigneur Francisco Panal n'a rien fait pour l'essor de le religion
chrétienne.»
La contradiction dans laquelle est enfermée la dictature s'exprime dans la
stratégie mise en œuvre : l'appareil fait l'éloge de l'association de l'Église et de l'État au
moment même où il la met à mal. En fait, le régime a plus que jamais besoin de
l'alliance avec l'Église, concrétisée par le Concordat, mais il est incapable d'en payer le
prix politique. Aussi s'en tire-t-il par une manœuvre : il tente de frapper quelques têtes

1805 Pour cette citation et la suivante : Discurso del señor Julián Suardi, dans WIPFLER, Poder,
influencia e impotencia…, p. 113.
-865-
dans l'espoir d'isoler les éléments les plus hostiles et d'intimider la hiérarchie dans son
ensemble.

L'appareil peut encore s'illusionner en faisant étalage de sa capacité, en


apparence intacte, à se mobiliser et à encadrer la population; il n'en reste pas moins que
les temps ont changé. L'Église, réorganisée en profondeur et intégrée dans un dispositif
international, résiste. Dès le 3 février, l'évêque Panal, profitant de l'accès de l'Église aux
ondes, interdit aux fidèles par discours radiodiffusé de participer au meeting du soir,
sous peine d'excommunication1806. L'épreuve de force engagée entre la dictature et
l'Église se poursuit ainsi au grand jour, ce qui ne laisse pas d'étonner une population qui
n'a jamais vu une institution tenir tête à la dictature. Même si le meeting organisé par le
Parti dominicain est dans l'immédiat un succès, puisqu'il prouve que l'appareil continue
à fonctionner de façon disciplinée, il apparaît déjà comme un simple épisode d'un
pugilat incertain. La dictature continue à régner, mais, pour la première fois, elle est
incapable de faire taire ses adversaires à l'intérieur du pays.

Le harcèlement va donc se poursuivre de plus belle, sous forme d'articles, de


réunions et de meetings, et même de manifestations sur la voie publique. Deux évêques
sont constamment pris à partie : Francisco Panal, bien sûr, mais aussi Thomas Reilly,
chargé du diocèse de San Juan de la Maguana1807. Ces deux dignitaires ne sont pas
choisis au hasard : ce sont les seuls membres de la Conférence Épiscopale de
nationalité étrangère. On pourrait penser qu'ils ont pourtant d'excellentes lettres de
créances, puisque Panal est espagnol et Reilly nord-américain. On sait en effet le
soutien sans faille fourni très tôt par l'Église espagnole à Trujillo et on se souvient
également des éloges appuyés du cardinal Spellman lorsque le régime était au pinacle.
Si les deux évêques sont devenus aujourd'hui des cibles privilégiées, c'est que l'appareil
estime plus difficile de les contrôler, car ils n'ont pas de famille dans le pays et leur
passeport leur garantit une relative immunité. Mais surtout ils se sentent, plus que leurs
homologues dominicains, les représentants d'un appareil international et centralisé. En
s'attaquant à eux, la dictature cherche instinctivement à couper le clergé dominicain de
Rome.

1806 La mise en garde est diffusée par la radio La Voz del Canú. Par ailleurs l'Église dirigeait une autre
station émettrice. Les menaces de F. Panal ne sont pas vaines puisqu'il procédera par la suite à plusieurs
excommunications contre les principaux responsables de la manifestation.
1807 Il s'agit, pour être précis, d'une praelatura nullius, créée par Pie XII en 1953, au moment du
rapprochement entre Ciudad Trujillo et Rome. La région est particulièrement sensible pour le régime,
puisqu'elle se situe dans la zone frontalière et contrôle l'un des principaux points de passage entre Haïti et
la république Dominicaine.
-866-
Cependant, les évêques dominicains et des prêtres de plus en plus nombreux
sont également harcelés quotidiennement. Le vieil archevêque Pittini, qui a
démissionné en janvier après avoir été un courtisan assidu pendant des lustres, n'est pas
épargné. Ainsi la nuit avant le 14 avril 1960, Jeudi Saint, un «terroriste colombien» est-
il abattu par la force publique dans les dépendances de la cathédrale de Saint-
Domingue, à la porte des appartements où Pittini dort. La presse publie la photographie
du cadavre dans l'escalier, un pistolet bien en vue, et précise que l'individu a «été
surpris alors qu'il s'apprêtait à poser deux puissantes bombes en ce saint lieu 1808».
Simulacre en forme d'avertissement ? Tentative d'assassinat manquée ? Quel était
exactement le plan du SIM dont on reconnaît vite la main ? L'affaire reste obscure 1809,
mais le message est néanmoins clair pour l'essentiel. L'appareil du régime vient de
démontrer qu'il est prêt à aller jusqu'aux dernières extrémités, meurtre y compris, contre
les dignitaires de l'Église.

Quelques mois plus tard, au début de septembre, le SIM fait exploser une bombe
dans le séminaire de Licey, où Pittini s'est retiré, à l'autre bout du pays 1810. On juge plus
prudent de l'évacuer à nouveau. Cette dernière action montre que l'appareil s'en prend
maintenant à l'Église tout entière, sans discernement. L'incapacité à la diviser et à la
faire reculer, se lit dans ces attentats. L'incohérence de la dictature, due à des
contradictions qu'elle ne peut maîtriser, devient ici patente. Incapable de diviser l'Église
et de la soumettre durablement à sa volonté, l'appareil se livre à des agressions qui
semblent davantage destinées à étaler sa force qu'à atteindre un but soigneusement
calculé. La présence de l'Église est devenue un cauchemar dont Trujillo ne sait
comment se défaire.

Parallèlement à ces manœuvres d'intimidation auxquelles les autorités se


déclarent étrangères -soit qu'elles y voient des "manifestations spontanées", soit qu'elles
en attribuent la paternité à des "délinquants"- se développe une action officielle, sinon
publique. Ces mesures ouvertes de rétorsion ne sont pas moins graves.

1808 El Caribe du 15 avril 1960. Le trouble personnage abattu, Jaime Alberto Calderón Forero, était lui-
même un agent du SIM. Il semble bien que sa mort permettait au régime de faire coup double en
supprimant un témoin gênant.
1809 L'incident a été commenté par bien des auteurs et témoins qui en donnent des versions sensiblement
différentes. On pourra se reporter notamment à C RASSWELLER, Trujillo…, p. 397, WIPFLER, Poder,
influencia e impotencia.…, p. 142, VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 64, PEÑA RIVERA, Trujillo: la
herencia del caudillo, p. 304, JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional…, p. 149.
1810 Licey se trouve dans la province de Santiago, dans le Cibao. L'évêque du diocèse est Polanco Brito.
L'attentat se produit le 7 septembre 1960.
-867-
Moins de deux semaines après la lettre pastorale, les subventions financières de
l'État à l'Église commencent à se réduire, parfois brutalement 1811. Des institutions
emblématiques, choyées par le régime depuis des décennies, sont menacées d'asphyxie.
Le collège agricole Loyola de Dajabón, véritable symbole de la politique de
dominicanisation de la frontière entreprise avec l'aide des jésuites, est particulièrement
menacé. À vrai dire, les retards dans les versements se sont déjà accumulés au cours des
mois précédents. Le régime manifestait ainsi son irritation et faisait discrètement savoir
à la hiérarchie catholique qu'il attendait davantage de souplesse de sa part. Il s'agissait
alors d'un chantage permanent, dosé avec soin en fonction d'objectifs précis. La
nouveauté est que la dictature, qui hier invoquait des difficultés administratives
indépendantes de sa volonté, affiche maintenant ses intentions. On passe de l'officieux à
l'officiel. La signification politique de ce changement d'attitude n'échappe pas au nonce
Zanini qui, dans une lettre adressée au vice-président Balaguer, rappelle assez
sèchement l'adage latin : «Pacta sunt servanda1812». Il poursuit en critiquant la position
officielle du secrétaire d'État aux Finances :
«1. À tout moment et quel qu'en soit le motif, tout Contrat
bilatéral ne peut être révisé que par les parties intéressées ou par leurs
hauts Représentants agissant d'un commun accord;
2. les différents retards dans les versements de subventions, ne
sont pas un problème dépassé comme semble l'indiquer ledit Secrétaire
d'État, mais un problème observé depuis des mois jusqu'à la date
présente.»
En conséquence, le nonce demande que Trujillo veille à rétablir l'institution
dans ses droits.

L'Église se montre implacable. En donnant une véritable leçon de droit au


régime, le nonce lui rappelle qu'il ne peut défaire aujourd'hui ce qu'il a fait hier. Car là
est bien la question : la dictature n'est plus libre, elle est politiquement liée par les
accords passés avec Rome. Trujillo est placé devant un dilemme : ou il honore sa
signature, et le régime est contraint de reconnaître à l'Église son autonomie, ou bien il
renie ses engagements, fermant la voie à tout accord et s'isolant encore plus au plan
international. Dans le premier cas, la dictature reconnaît son impuissance, dans le
second elle se précipite au-devant de problèmes encore plus graves.

1811 Le mémorandum 143, adressé dès le 11 février 1943 au président Héctor Trujillo par le secrétaire
d'État aux Finances, Furcy Pichardo, préconise des coupes sombres -qui peuvent aller jusqu'à la
suppression pure et simple- dans les subventions à l'Église, sous le singulier prétexte que la lettre
pastorale aurait eu de fâcheuses répercussions sur les recettes fiscales !
1812 «Les accords doivent être honorés». Cette citation et la suivante sont tirées de la lettre du 18 février
1960, reproduite dans WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 118.
-868-
Aussi les subventions sont-elles rétablies au coup par coup. Puis supprimées à
nouveau, au gré d'impulsions erratiques. L'appareil, plus que jamais, essaie de fléchir
l'attitude de l'Église; mais, privé d'une perspective cohérente, il réagit en fonction des
circonstances du moment. Tantôt il s'en prend aux jésuites, ordre puissant et discipliné
qui, plus que d'autres fractions du clergé, échappe à son autorité. Tantôt il dirige ses
attaques contre les évêques qui ont donné le signal de l'insubordination. Par exemple,
celui de Santiago, Polanco Brito, est littéralement chassé du palais épiscopal en avril
1960. Répondant à une requête de l'évêque afin que la demeure soit reconnue comme
bien de l'Église, le secrétaire particulier de Trujillo lui écrit dans une lettre
comminatoire :
«Il m'appartient de vous informer que cet immeuble n'est pas
propriété de l'État Dominicain, mais qu'il s'agit d'une propriété privée du
Généralissime Rafael Leonidas Trujillo Molina, qui l'a prêtée dans le
passé à Monseigneur Octavio A. Beras pour l'usage auquel elle est
actuellement destinée.
Il m'appartient également de vous signifier que son propriétaire,
le Généralissime Trujillo Molina, a besoin de cette résidence et qu'en
conséquence vous devez examiner les dispositions à prendre pour
déménager1813.»
La minceur du prétexte1814, la froideur du ton et la brutalité de la mesure
montrent à quel point les relations se sont dégradées entre les deux parties. La rage de
l'impuissance perce sous la subite décision. Il semble impossible de trouver un
compromis stable. La réaction rapide de l'évêque qui, loin de chercher à négocier,
annonce qu'il quittera les lieux dans les dix jours, l'atteste.

Cet exemple illustre bien le caractère paradoxal des mesures de rétorsion prises
par la dictature. En effet, poussé par la nécessité de riposter, le régime est amené à
détruire point par point tout le travail accompli.
Invariablement, chaque mesure aboutit à une remise en cause du Concordat.
L'expulsion de Polanco Brito, au-delà de l'anecdote, ne fait pas exception puisqu'elle
viole l'esprit, sinon la lettre, du texte signé avec le Vatican1815.
1813 Lettre, datée du 27 avril 1960 et signée Augusto Peignand Cestero. ID., ibid., p. 128.
1814 On sait que les biens de l'État et ceux personnels du Généralissime se confondaient très facilement.
1815 En particulier l'article XXIII, 1 qui stipule : «L'État Dominicain reconnaît aux institutions et
associations religieuses […], la pleine capacité pour acquérir, détenir et administrer toutes espèces de
biens.» L'alinéa 3 du même article est encore plus explicite : «La république Dominicaine reconnaît et
garantit la propriété de l'Église sur les biens meubles et immeubles que l'État a reconnu lui appartenir
dans la Loi n° 117 du 20 avril 1931 […]. La république Dominicaine déclare également propriété de
l'Église tous les temples et autres édifices à fin ecclésiastique que l'État a construit depuis l'année 1930
et qu'il construira à l'avenir.» Aux termes de ces deux alinéas l'ensemble des immeubles à usage
religieux, qu'ils soient antérieurs à la dictature ou non, étaient transférés de l'État à l'Église. Mgr Polanco
demandait en fait l'application de la législation. Pour empêcher le transfert, il fallait donc trouver une
-869-
En étouffant les institutions de la zone frontalière, les écoles et les séminaires
dans tout le pays, la dictature se coupe de secteurs entiers de la population. Une partie
de la paysannerie des contrées les plus reculées lui échappe, mais aussi de nombreux
membres de la classe moyenne, en particulier les jeunes formés dans les collèges et
lycées religieux.

Le processus engagé ne cesse de s'approfondir; le 1 er novembre 1960, les


subventions versées au collège Loyola de Dajabón cessent définitivement. Quelques
semaines plus tard, en décembre, les jésuites annoncent la fermeture de ce qui fut l'un
des plus beaux fleurons du régime. Dans le pays, toutes les institutions religieuses sont
à bout de souffle.

Un troisième volet s'ajoute aux mesures d'intimidation et de rétorsion. Il


témoigne du désir de Trujillo de sortir de la spirale négative et de trouver un nouveau
modus vivendi avec l'Église.

À la mi-mars 1960, une lettre envoyée de Rome et signée par un obscur prêtre
paraît en première page de El Caribe. Zenón Castillo de Aza, l'auteur, après un
panégyrique de Trujillo dans lequel il ne manque pas d'exalter la signature du
Concordat, conclut par ces mots :
«J'élève ma voix pour inviter tous les Dominicains de bonne
volonté et tous les étrangers jouissant des bienfaits de la Nouvelle Ère
dans notre République qui sont animés d'un sentiment de justice
historique et religieuse à proclamer Trujillo Benefactor de la Iglesia 1816.»
Les membres de l'appareil et les personnes bien informées reconnaissent
immédiatement, dans la forme et dans le fond, le coup d'envoi d'une campagne de
propagande de grande envergure. Effectivement, le surlendemain, le même journal
publie, à nouveau en première page, une lettre de soutien à la proposition de Castillo de
Aza1817. L'ensemble du gouvernement signe, le président Héctor Trujillo et le vice-
argutie pour mettre l'État hors-jeu… Concordato entre la Santa Sede y la República Dominicana, dans
CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores…, p. 254.
1816 «Bienfaiteur de l'Église». Nous gardons le terme espagnol; voir nos commentaires à la suite. El
Caribe, 14 mars 1960. CRASSWELLER, Trujillo…, p. 397, apporte d'intéressantes précisions : «En 1954, à
Rome, un prêtre enthousiaste mais étourdi avait publiquement suggéré que l'on déclare Trujillo
“Benefactor de l'Église” en raison de sa contribution au bien-être de celle-ci. Il avait formulé cette
proposition dans une lettre, dont Trujillo conservait l'original. Vers la fin de 1959, Trujillo tira la lettre
de ses archives et la publia, en remplaçant la date de 1954 par celle de 1959. Au cours de l'été 1960, il
mit à nouveau en avant la suggestion, avec plus d'insistance cette fois». Cette information, que Wipfler
tient également pour vraie, semble indiquer qu'en 1960 la dictature n'était pas capable d'obtenir les éloges
souhaités auprès d'un seul prêtre dans le pays puisqu'elle recourait à des faux. On mesure l'évolution
considérable du clergé dominicain depuis l'avant-guerre, son indépendance et sa cohésion.
1817El Caribe, 16 mars 1960.

-870-
président Balaguer en tête. La liste comprend les noms des secrétaires d'État, des sous-
secrétaires et des hauts responsables du pays. Les signataires suggèrent que l'on procède
à une consultation nationale et officielle de l'ensemble de la population.

Le sens politique et symbolique de cette initiative est transparent. La référence


au titre officiel le plus prisé de Trujillo, Benefactor de la Patria, est évidente. On se
souvient que cette distinction lui avait été décernée à la fin de l'année 1932 1818. Ainsi se
confirmait, à l'époque, la mainmise complète du dictateur sur le pouvoir. Depuis, le
protocole exige que son nom soit immédiatement suivi de ce titre. L'omettre dans un
discours, un article ou même une légende de photographie peut d'ailleurs coûter fort
cher. Enfin, le cycle des festivités annuelles s'ouvre en janvier par la fête du
Benefactor1819.
Que l'Église lui reconnaisse le titre de Benefactor de la Iglesia, vaudrait donc
acte public d'allégeance. À l'instar de toutes les autres institutions, elle déclarerait que
tout pouvoir découle de Trujillo, et de lui seul. En un mot, elle renoncerait à son
indépendance et se soumettrait. L'équilibre totalitaire serait ainsi rétabli. On le voit, le
seul modus vivendi que puisse envisager la dictature consiste à demander à l'allié de se
transformer en vassal.

La campagne se déploie immédiatement. Le Parti dominicain se mobilise. Des


centaines de lettres, pétitions, prises de positions sont rendues publiques. Les
journalistes font assaut d'imagination pour énumérer tous les bienfaits que l'Église doit
à Trujillo. Des réunions et meetings exigent que le titre soit accordé sans plus attendre.
Toutes les pressions convergent vers la hiérarchie catholique afin qu'elle obtempère.
Car c'est elle qui doit décerner la distinction. Si les évêques refusent, en dépit de la
clameur orchestrée qui monte dans tout le pays, ils passeront pour des ingrats. La
dictature entend démontrer à l'Église qu'elle dispose des moyens de l'isoler et de la
briser.

Néanmoins, la Conférence épiscopale tient bon. L'archevêque de Saint-


Domingue, Octavio Beras, qui la préside, écrit au généralissime :
«En ce qui concerne le titre de “Benefactor de l'Église”, je dois
vous informer en toute sincérité que leurs Excellences, Messieurs les
Évêques, conformément aux règles actuellement en vigueur dans l'Église,
se voient contraints de reconnaître que des titres de cette nature ne

1818 Le Congrès lui décerne le titre, à l'unanimité, le 11 novembre 1932.


1819 Fête mobile, située le premier dimanche qui suit le 10 janvier.

-871-
peuvent émaner que de l'Autorité compétente, c'est-à-dire, dans ce cas, le
Siège Apostolique1820.»
Habilement, Beras renvoie la dictature vers Rome. Le régime voudrait
s'enfermer dans un affrontement avec l'Église dominicaine seule, ce qui le placerait en
position de force, et il se trouve face au Vatican et à l'appareil international de l'Église,
terrain bien plus défavorable pour lui.

Au cours des mois qui suivent, le pouvoir essaiera d'ailleurs différentes


tactiques. Tantôt la campagne publique diminue, tel est le cas à l'automne 1960, tantôt
elle retrouve un regain de vigueur, comme en janvier 1961. Parfois, l'appareil envisage
de passer outre à la résistance des évêques et de faire décerner directement le titre par la
population, mais ce serait renoncer à l'objectif essentiel. L'Église serait battue mais non
soumise. Parfois encore, afin de tourner l'argumentation des évêques, on leur demande
de décerner à Trujillo un titre qui, par la grâce d'un adjectif, ne compromettrait pas le
Vatican et n'aurait de valeur que nationale : “Benefactor de la Iglesia Dominicana”.
En vain. La Conférence épiscopale, arc-boutée sur les consignes internationales,
refuse jusqu'au bout de décerner le titre et de faire allégeance. Au début du mois de
février 1961, répondant à Balaguer maintenant élevé au rang de président de la
république Dominicaine, les évêques reprennent presque mot pour mot les arguments
avancés par Octavio Beras dix mois plus tôt afin de justifier son refus. Ils ne s'en
écartent que pour durcir leur position, puisqu'ils excluent même d'apporter leur caution
à la demande1821.

Paradoxalement, après avoir été marquée par des affrontements incessants et


multiformes pendant près d'un an, la situation pourrait sembler inchangée. Pourtant,
sous cette surface, une profonde évolution se produit. Le rappel de quelques
événements significatifs qui jalonnent l'offensive de la dictature permet de la dégager :

- Une fois le pas franchi, avec la lecture de la lettre pastorale du


31 janvier 1960, la résistance de l'Église est remarquable. Devant le maintien en
détention de nombreux jeunes et les lourdes peines qui sont prononcées, la Conférence

1820 Lettre datée du 4 avril 1960, in WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 127.
1821 Qu'on en juge : «Nous sommes contraints de reconnaître les limites de Notre pouvoir, puisque nos
attributions ne nous autorisent pas à accorder ni même à soutenir cette initiative, le Saint-Siège ayant
seul la prérogative de la promotion et de la concession de tels titres». Carta al Dr Joaquín Balaguer,
Presidente de la República, y los miembros del Gabinete, contestando que no es posible dar el título de
Benefactor de la Iglesia a Trujillo. Document daté du 6 février 1961, dans ID., ibid., p. 141.
-872-
épiscopale prépare une seconde pastorale pour le 6 mars1822. Informé, le
généralissime,resté silencieux depuis un mois, décide de donner par voie de presse des
apaisements assez vagues pour ne pas l'engager 1823. Refusant de s'en contenter, les
évêques font effectivement lire la pastorale, à peine remaniée, à la date prévue.

- Pour sa part le régime, relance constamment le conflit, souvent


de façon provocatrice et peu cohérente avec ses intérêts. Ainsi en avril, dans le but
d'irriter le clergé catholique, les Témoins de Jéhova sont à nouveau autorisés à
s'organiser librement dans le pays. Pourtant la dictature avait promulgué une loi portant
dissolution de la secte et avait organisé avec acharnement la persécution de ses
membres1824.

- La tenacité de l'Église ne doit pas être interprétée comme une


volonté d'en découdre. À de nombreuses reprises elle montre qu'elle recherche un
compromis.
La longue visite de médiation de Mgr Oddi, envoyé par le Vatican, dans une
situation extrêmement tendue, témoigne de cette désir de trouver un terrain d'entente1825.
Des mois plus tard, les évêques proposent une trêve à Trujillo. Ils vont fort loin
puisqu'ils s'offrent à :
«1. Rappeler à Messieurs les Prêtres, une fois encore, les règles à
observer en matière de politique; et spécifiquement les exhorter :
a) À s'appliquer par tous les moyens légitimes, à coopérer et se
coordonner avec les autorités […]
2. Tenir compte des suggestions que Nous fera le Gouvernement
[…] surtout pour les cérémonies religieuses demandées par les autorités.
3. Continuer à coopérer avec Notre meilleure volonté à toutes les
œuvres d'instruction, de bienfaisance…1826»

1822 La lettre, datée du dimanche 28 février, est lue en chaire une semaine plus tard. Cette deuxième date
est choisie avec soin; il s'agit en effet du premier dimanche de Carême et l'office est traditionnellement
très suivi par les fidèles.
1823 El Caribe, 3 mars 1960. Le dictateur indique essentiellement qu'il a donné des instructions pour que
préside un esprit de justice dans le traitement accordé aux détenus et pour que les femmes -peu
nombreuses semble-t-il- soient épargnées.
1824 La loi de dissolution avait été adoptée à peine trois ans plus tôt, en juillet 1957; elle est abrogée le 8
avril 1960. Les persécutions contre la secte sont anciennes, le régime la considérant comme un ennemi
déclaré. Dans un décret daté du 21 juin 1950, le secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police, José Antonio
Hungría dissout déjà la secte et justifie ainsi la mesure : «La société biblique nommée “Témoins de
Jéhova” et ses membres soutiennent et diffusent des doctrines qui attentent aux principes et fondements
du système représentatif de gouvernement, et également au respect des lois et règlements émanant des
corps et autorités légitimes.» Fac-similé de ce décret dans La vida cotidiana dominicana…, p. 82.
1825 Il arrive le 13 juin 1960 et en repart le 23. À cette époque le nonce Zanini a déjà quitté
définitivement le pays. L'envoyé du Vatican cherche, en vain, à renouer les fils d'un dialogue rompu.
1826 El Caribe, 13 janvier 1961. La réunion avait eu lieu le 10 du même mois.

-873-
La dictature s'empresse évidemment de publier ce mémorandum, remis par les
évêques à Trujillo lors d'une réunion avec le généralissime.

- De son côté, le régime manifeste à diverses reprises son souhait


de retrouver le chemin d'une collaboration avec l'Église.
Au mois de mai, manifestant un désir d'apaisement, Trujillo assiste à un Te
Deum célébré dans la cathédrale de San Juan de la Maguana par l'évêque Reilly,
habituellement considéré comme la tête de l'insubordination1827.
La nouvelle Constitution, promulguée à la fin de l'année 1960, reprend
purement et simplement l'article 11 du texte de 1955 :
«Les relations entre l'Église et l'État sont réglées par le
Concordat entre le Vatican et la république Dominicaine, en conformité
avec la loi de Dieu et la tradition de la république Dominicaine1828.»
En mars 1961, alors que tous les ponts semblent rompus, le régime tente encore
de renouer les fils. L'évêque Pepén, chargé d'essayer de trouver la voie d'une
réconciliation, est reçu par le pape1829. Sans résultat appréciable, il est vrai.
Au-delà des manœuvres de propagande destinées à donner une image plus
aimable à l'étranger, la dictature essaie de préserver les bases du statu quo ante bellum.

- Mais les nécessités de sa survie la poussent, contradictoirement,


à placer l'Église dans une situation insoutenable et à rendre impossible tout retour à cet
équilibre antérieur.
Deux semaines après la spectaculaire réconciliation de Trujillo avec Reilly, le
nonce Zanini, absent du pays, est déclaré persona non grata par le secrétaire d'État aux
Relations extérieures1830.
À peine la Constitution vient-elle de réaffirmer la valeur du Concordat, que la
Cour suprême rompt le lein entre l'annulation du mariage religieux et celle de l'union
civile1831. La décision, si elle n'a guère de portée pratique, est hautement symbolique. On
se souvient en effet que d'après le Concordat :
«La république Dominicaine reconnaît les pleins droits civils à
tout mariage célébré selon les normes du Droit Canon1832.»

1827 L'événement a lieu le 7 mai 1960. El Caribe du lendemain lui accorde une large place.
1828 “Constitution de la république Dominicaine (1955)”, in Notes et études documentaires, n° 2612, p.
5, et “Constitution de la république Dominicaine (2 décembre 1960)”, in Notes et études documentaires,
n° 2831, p. 6,
1829 Juan Pepén, évêque de La Altagracia, était certainement le plus proche du régime au sein de la
Conférence épiscopale. Jean XXIII lui accorde une audience au Vatican, le 18 mars.
1830 Voir l'aide-mémoire du secrétariat d'État aux Relations extérieures, daté du lendemain, 22 mai 1960,
dans WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 132.
1831 Arrêt en date du 24 janvier 1961.

-874-
L'arrêt de la Cour suprême va donc à l'encontre du texte concordataire et enlève
au prêtre sa fonction d'officier d'état civil.

- On se contente trop souvent de retirer de ces faits l'image d'une


situation confuse, volontiers attribuée à la seule sénilité du dictateur. L'explication est
courte et néglige l'essentiel : malgré les atermoiements et les tentatives de
réconciliation, la politique de la dictature évolue inexorablement vers une rupture
complète et définitive avec l'Église.

Une étape est d'ailleurs franchie vers le milieu de l'année 1960, lorsque Radio
Caribe commence à émettre1833. Le ton adopté par la station sous le contrôle deJohnny
Abbes García est violemment et constamment anticlérical. Constatant son impuissance
à faire céder durablement l'Église, l'appareil se recentre sur une ligne beaucoup plus
agressive. Les premiers attentats, organisés par le SIM, ont lieu au cours de cette
période1834. La rupture du dialogue se traduit également par la disparition des
interlocuteurs qualifiés au sein de l'Église. À la fin du mois de mai, le nonce Zanini a
définitivement quitté la république Dominicaine et Larrucea, supérieur des jésuites dans
le pays, est décédé brusquement d'une congestion cérébrale 1835. Le Vatican ne sera plus
représenté jusqu'à la fin de la dictature que par des subordonnés assurant l'intérim1836.

- La dernière étape commence à la fin du mois de février 1961 et


se poursuit jusqu'à la mort du dictateur. Le second refus des évêques d'accorder à
Trujillo le titre de Benefactor de la Iglesia, renforce, par un effet de réaction, la position
du SIM et de Abbes García au sein de l'appareil. Sur Radio Caribe, les insultes
pleuvent contre les dignitaires de l'Église, accusés pêle-mêle d'alcoolisme, de
dépravation et de trahison de la patrie. La station déclare qu'il serait insultant pour
Trujillo de recevoir ce titre, naguère envié, des mains du clergé dominicain. La
conviction se répand dans l'appareil que la pression ne suffira pas à faire plier l'Église.
Dès lors, le discours du pouvoir ressemble à un délire. Zenón Castillo de Aza,
promu au poste de sous-secrétaire d'État aux Cultes -ce qui est une véritable
provocation-, fait paraître un ouvrage dans lequel il examine, prétendument en historien

1832 “Concordat entre le Saint-Siège…”, article XV, 1, dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros
benefactores de la Iglesia, p. 248.
1833 Les émissions commencent au début du mois de juillet.
1834 Nous faisons allusion à l'assassinat de l'agent colombien dans la cathédrale de Saint-Domingue, le
14 avril, et à la bombe qui explose au séminaire de Licey, le 9 septembre.
1835 Il meurt le 24 mai, après avoir été soumis à un harcèlement épuisant par l'appareil qui accuse l'ordre
d'être infiltré par des communistes et des terroristes. Rappelons que Zanini et Larrucea étaient arrivés en
octobre 1959. Leur mandat effectif aura duré moins de deux ans.
1836 Il s'agit du chargé d'Affaires, monseigneur Luigi Dossena, et de Antonio Del Guidice, conseiller du
nonce.
-875-
impartial, l'œuvre en faveur de l'Église de Constantin, Justinien, Charlemagne et
Trujillo. Il consacre de dix-sept à trente-cinq pages aux réalisations de chacun des trois
premiers, mais en dédie deux cent quarante-et-une au seul Benefactor. Dans son
introduction il écrit :
«Il faut le [Trujillo] placer auprès de Constantin, Justinien et
Charlemagne, parce que, comme eux, dans son rôle de guide et de
dirigeant de peuples, il a donné son bras droit à l'Église, protégeant ses
attributions et ses droits et lui ouvrant des horizons illimités de garanties
et de faveurs.
Mais Trujillo est supérieur à cette triade de colosses.1837»

Face à ce déferlement délirant, l'Église, persuadée qu'elle n'a d'autre issue que
résister ou disparaître, fait preuve d'une exceptionnelle fermeté.

Le samedi 4 mars, l'évêque Panal célèbre l'office dans la cathédrale de La Vega


en présence de Trujillo, qu'il oblige à s'agenouiller. La cérémonie est radiodiffusée Il
s'adresse directement au généralissime dans son homélie pour dénoncer :
«L'abominable campagne athée, anticléricale, anti-sociale,
parfaitement anti-trujilliste, et purement communiste, que conduisent,
depuis peu, des porte-parole de la radio et de la presse nationale, de la
manière la plus sacrilège et impie.
N'allez pas croire, Chef bien-aimé, que j'exagère le moins du
monde : vous pouvez vous en convaincre vous-même en lisant n'importe
quel jour et en écoutant à toute heure la radio et la presse nationales. Il
ne fait pas de doute que vous en aurez du dégoût et même l'envie de
vomir1838.»
Jamais le dictateur n'a été interpellé publiquement de façon aussi brutale.
L'affaire fait l'effet d'un véritable camouflet dans tout le pays.

Huit jours plus tard, le dimanche 12, l'évêque Reilly, adresse aux fidèles un
sermon encore plus net :
«Comme vous le savez bien, alors que le régime de Son
Excellence le Généralissime Trujillo fait publiquement profession de
respecter les droits de l'Église Catholique, le régime commet, et cela
depuis longtemps, des actions d'intimidation et de persécution. Vous
1837 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 8.
1838 VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 7. JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional…, t. II,
p. 144 à 148, fournit un témoignage détaillé sur cette question.
-876-
connaissez tous bien l'énorme différence qu'il y a entre la propagande
officielle et les pénibles réalités1839.»
Toute clause de style à disparu. Les ressorts du régime sont impitoyablement
mis à nu. On peut dire que, ce 12 mars, l'Église s'est résolue à une rupture définitive
avec la dictature. Sa ligne de conduite est maintenant tracée. D'ailleurs, Reilly poursuit
en exhortant les fidèles en des termes sans équivoque :
«Mais, mes chers enfants, n'oubliez jamais que vous n'êtes pas
appelés à servir le Christ dans la lâcheté. En ces sombres jours vous
devez être de dignes disciples de Jésus Christ, le courageux. Imitez les
prêtres et sœurs héroïques qui travaillent parmi vous.»
Désormais l'Église regarde au loin, au-delà de la ligne d'horizon de ce régime
dont elle est irréconciliablement séparée. En attendant la chute de la dictature, elle se
prépare au martyre avec une résignation stoïque. Reilly sait d'ailleurs de quoi il parle,
puisque, quelques jours plus tôt, le SIM a mis le feu aux portes de sa cathédrale,
préludant ainsi à une campagne extrêmement violente contre l'évêque nord-
américain1840.

Au mois d'avril, l'hystérie semble s'être emparée de l'appareil trujilliste qui se


déchaîne contre Reilly: le 9, le Parti dominicain organise une manifestation à San Juan
de la Maguana demandant l'expulsion de Reilly; le lendemain, celui-ci, accusé de
complot terroriste, est traîné en justice; deux jours plus tard, le 12 avril, au terme d'une
journée cauchemardesque, sa maison est assiégée, prise d'assaut et mise à sac par une
foule encadrée par le SIM et essentiellement composée de militaires en civil. À l'aube
du 13, l'évêque est contraint de s'enfuir vers la capitale; le lendemain, il accompagne à
l'aéroport trois prêtres nord-américains et canadien qui sont expulsés du pays. L'évêque
Panal fait l'objet d'un traitement à peine moins violent. Dans tout le pays sont
organisées des manifestations contre les “évêques traîtres”, des églises et des
presbytères brûlent, des prêtres sont brutalisés. Radio Caribe lance un concours doté de
mille pesos de prix destinés à récompenser les meilleurs slogans contre les deux
évêques étrangers1841.

- Au mois de mai, deux événements viennent apporter une touche finale


confirmant l'évolution politique de la dictature.

1839 WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 142.


1840 L'attentat est commis, à San Juan de la Maguana, le 1er mars 1961.
1841 El Caribe, 18 mai 1961.

-877-
À la mi-mai, le député fraîchement élu Manuel Jiménez Rodríguez propose
d'abroger le Concordat et de confisquer les biens de l'Église. La Chambre des députés
entreprend immédiatement d'examiner la question1842.
Moins de deux semaines plus tard, le 29 mai, Trujillo décide de faire arrêter
Reilly et Panal, en vue de leur expulsion du pays. Le lendemain, le dictateur trouve la
mort, avant que l'ordre ne soit transmis et exécuté.

Avant de disparaître, la dictature coupe les derniers liens avec celle qui fut son
meilleur collaborateur dans le pays et s'enfonce dans l'isolement. Pendant les deux
années de sa chute, le régime, incapable par nature de s'adapter aux nouvelles
circonstances, a lui-même sapé les fondements d'une alliance vitale. Contrairement à ce
que l'on écrit communément, la dictature n'est pas myope. C'est au contraire parce que
Trujillo a été instruit par le sort de Perón, Rojas Pinilla et Pérez Jiménez qu'il met tout
son acharnement à soumettre l'Église. Le Benefactor nourrit d'ailleurs un profond
mépris pour ceux qui se sont laissés surprendre et ont abandonné le pouvoir sans
combattre. Le dictateur dominicain voit loin et, pour préserver sa survie politique,
s'engage dans la voie des sacrifices. Le régime ferme les institutions ecclésiastiques,
suspend toute subvention, chasse les ordres religieux qui l'ont servi, comme on se
coupe un membre afin d'arrêter la gangrène.

Rien n'y fait. Sa rage ne fait que manifester son impuissance. L'extraordinaire
résistance de l'Église s'appuie sur la conviction que le régime ne peut résoudre
durablement aucun des problèmes qui l'assaillent.
«Dans la violence rien ne dure» avait prédit Jean XXIII à Herrera Báez en
février 1960. Quinze mois plus tard, le verdict s'applique dans toute sa rigueur.

1842 La Nación, 17 mai 1961.

-878-
• LA DICTATURE MENACE L'ORDRE RÉGIONAL

La lucidité obstinée de l'Église et l'enthousiasme généreux des militants du 1J4


se combinent avec l'isolement croissant de la dictature à l'échelle régionale.

Au début de 1959, ce lent affaiblissement s'accélère brutalement.

Au moment même où la révolution triomphe à Cuba, Rómulo Betancourt est à


nouveau porté à la tête du Venezuela, treize ans après la “révolution démocratique”
d'octobre 19451843. Il s'agit d'un partisan déterminé d'un ordre régional fondé sur
l'avènement de régimes démocratiques, comme on le sait1844. Depuis 1935, date de
fondation de l'Action démocratique, au pouvoir ou en exil, il s'est sans cesse employé à
constituer les réseaux d'opposition aux dictatures. Or Batista vient justement de tomber;
le régime de Trujillo reste donc le principal obstacle sur la route qui mène à la
disparition des régimes autoritaires dans la région.

Si le président vénézuélien nourrit une aversion marquée pour le généralissime


dominicain, l'hostilité est encore plus grande en sens inverse. L'un des traits
caractéristiques et permanents de la dictature est son besoin, dans les circonstances
difficiles, d'identifier individuellement ses adversaires, afin de les éliminer. Cette vision
policière de la politique tient à la nature même du régime, à sa rigidité et, en dernier
ressort, à sa position de subordonné. Ne maîtrisant pas les grands équilibres
internationaux, dont dépend pourtant sa survie, la dictature tente de se maintenir en
perturbant le jeu et en s'attaquant directement aux hommes. Elle peut ainsi souder
l'appareil en pointant le doigt sur un bouc émissaire et justifier l'ordre de fer qu'elle
maintient à l'intérieur. Braden à Washington, Grau San Martín à La Havane, Muñoz
Marín à San Juan et bien d'autres, ont été ainsi désignés comme coupables de sombres
complots contre la république Dominicaine. Leurs noms ont été traînés dans la boue et
la presse du régime ne s'est pas privée de les abreuver d'insultes à caractère personnel.
Mais Betancourt, plus que quiconque dans la région, est la bête noire de Trujillo. Le
contentieux de la fin de la guerre et de l'après-guerre n'est pas oublié. Même après le
coup d'État militaire de 1948 à Caracas, le Benefactor a poursuivi de sa haine tenace le

1843 La dictature vénézuelienne s'effondre en janvier 1958, Marcos Pérez Jiménez s'enfuyant
précipitamment à Ciudad Trujillo. Les élections présidentielles ont lieu en décembre de la même année.
Élu, Rómulo Betancourt débute officiellement son mandat en février 1959.
1844 Voir 1945-1947. La menace régionale.

-879-
dirigeant vénézuélien en exil à La Havane, l'accusant d'être à la tête de la fantomatique
Légion des Caraïbes, on s'en souvient1845. Le dictateur dominicain est allé jusqu'à tenter
de faire assassiner Betancourt, dans sa retraite cubaine1846.

Dès la prise de fonctions du nouveau président vénézuélien, l'affrontement


commence. La république Dominicaine refuse de se faire représenter lors de la
cérémonie d'investiture, le 13 février 1959.
Deux jours plus tard, dans le troisième point de son discours-programme, retenu
sous le nom de “déclaration de Caracas”, Betancourt déclare que la présence de trois
régimes est inadmissible dans la communauté américaine : les dictatures dominicaine,
nicaraguayenne et paraguayenne.
Le 18, la collecte du Million pour la libération dominicaine est lancée par le
recteur de l'université de Caracas, comme nous l'avons vu. Rapidement, diverses radios
vénézuéliennes s'engagent dans une guerre des ondes contre le régime dominicain.

À Ciudad Trujillo, les autorités refusent de délivrer des sauf-conduits pour treize
opposants réfugiés à l'ambassade du Venezuela, alors que ce pays leur a accordé l'asile.
Pire, les agents armés du SIM bloquent l'ambassade, empêchant les allées et venues du
personnel diplomatique et bloquant l'entrée des fournisseurs et des domestiques. Quant
aux lignes téléphoniques, elles sont mises sur écoute.
Très rapidement la presse et la radio dominicaines sont mises à contribution.
Betancourt est la cible de toutes les attaques, y compris les plus vulgaires. Par exemple,
on insinue en permanence qu'il est impuissant et homosexuel. La Voz Dominicana
déverse des torrents d'insultes et de menaces. Plus subtilement, une radio prétendument
installée en territoire vénézuélien et contrôlée par des opposants à Betancourt
commence à émettre. Après enquête de l'armée du Venezuela, il apparaît que les
émissions sont diffusées depuis le siège de La Voz Dominicana.

En juin 1959, à la veille de la tentative d'atterrissage de Constanza, le Venezuela


rompt ses relations diplomatiques avec la république Dominicaine. Quelques jours plus
tard, à la suite de la sanglante répression qui s'abat sur les expéditionnaires, La Havane
procède également à la rupture de ses relations 1847. Le processus d'isolement
diplomatique de la dictature a commencé.

1845 Le gouvernement de l'Action démocratique, le parti de R. Betancourt, est renversé par l'armée
vénézuélienne, le 24 novembre 1948. Nous avons évoqué le mythe de la Légion des Caraïbes in
1947-1955. Un anticommunisme agressif.
1846 Au moyen d'une piqûre empoisonnée, infligée dans la rue, le 20 avril 1951.
1847 Caracas rompt ses relations le 13 juin 1959 et La Havane le 26 du même mois.

-880-
Trujillo mesure immédiatement le danger et entreprend de lancer une contre-
offensive. La république Dominicaine porte plainte devant l'OEA contre le Venezuela
et Cuba, accusés d'avoir aidé les expéditionnaires du mois de juin. Les représentants de
Trujillo affirment disposer des preuves nécessaires pour établir la responsabilité des
deux gouvernements. Pourtant, la manœuvre fait long feu, au point que la plainte est
retirée, une semaine après son dépôt1848.
Ce rapide dénouement attire l'attention sur les nouveaux équilibres au sein de
l'OEA. Plutôt que de s'aliéner Betancourt, opposé à toute perspective d'enquête sur son
territoire, l'organisation préfère ne pas apporter son appui à la demande dominicaine.
L'écrasante victoire militaire remportée sur les membres de l'expédition du 14 juin, ne
débouche pas sur des succès diplomatiques pour la dictature, bien au contraire. Au plan
international comme à l'intérieur, la démonstration de force se retourne contre Trujillo.

Néanmoins le régime dominicain ne lâche pas prise. Paradoxalement, son


insistance va lui valoir une franche confirmation de l'affaiblissement de sa position dans
la région.
En effet au mois d'août 1959, se tient à Santiago la Réunion des ministres des
Affaires étrangères des pays de l'OEA1849. L'ordre du jour retenu porte explicitement sur
les menaces contre la paix dans les Caraïbes. Trujillo demande un arbitrage en sa
faveur. Loin de lui donner raison, les ministres rédigent la “Déclaration de Santiago”
qui, après avoir posé les principes de la séparation des pouvoirs (point 1), de la
nécessité d'élections libres (point 2) et de l'acceptation de l'alternance au pouvoir (point
3), précise :
«4. Les Gouvernements des États Américains doivent maintenir
un régime de liberté individuelle et de justice fondé sur les droits
fondamentaux de la personne humaine1850.»
Plus loin, le texte adopté stipule :
«7. La liberté de la presse, de la radio et de la télévision en
général, la liberté d'information et d'expression sont des conditions
essentielles de l'existence d'un régime démocratique.»
Il est clair que les pratiques du régime dominicain sont condamnées, de façon à
peine voilée. Le plus grave pour Trujillo est sans doute l'affirmation explicite que
1848 La plainte est déposée le 2 juillet 1959 devant le Conseil de l'OEA. Elle est retirée dès le 10, au
cours de la troisième réunion du Conseil qui traite de la question..
1849 Il s'agit de la Cinquième Réunion de consultation des ministres des Affaires étrangères. La
“Déclaration de Santiago” est adoptée le 18 août 1959.
1850 Pour cette citation et les suivantes voir la Declaración de Santiago, reproduite dans ARIAS NÚÑEZ,
La política exterior en la Era de Trujillo, p. 222.
-881-
l'ordre en Amérique ne peut être fondé que sur des régimes démocratiques. Ainsi, alors
que la question des procès et emprisonnements politiques en république Dominicaine
est dans tous les esprits, la Déclaration de Santiago affirme :
«6. L'usage systématique de la proscription politique est
contraire à l'ordre démocratique américain.»
Ce ne sont donc pas des principes moraux qui sont ici exposés, mais bien des
normes de fonctionnement continentales. Cette déclaration conjointe prend des allures
de règlement de police et porte en elle-même la menace de mesures propres à le faire
appliquer1851. Trujillo espérait apparaître comme le garant du maintien de l'ordre, il est
dénoncé comme semeur de troubles. Sa brutalité, loin de convaincre par son efficacité,
semble être le gage de nouvelles difficultés. La déclaration est donc votée presque
unanimement, y compris par des régimes fort peu démocratiques, comme celui de
Somoza au Nicaragua.

Deux aspects du scrutin retiennent l'attention, car ils annoncent les futurs
développements de la situation dans la région :

- Washington ne soutient pas Ciudad Trujillo, contrairement à


son habitude.

- Deux pays ne se joignent pas au chœur “démocratique” : la


république Dominicaine et Cuba, représentée par Raúl Roa. Le nouvel ordre continental
commence à définir ses limites.

On notera surtout un fait important : par ses initiatives, le régime dominicain


provoque lui-même les rééquilibrages régionaux défavorables pour lui. Par sa stratégie
agressive, Ciudad Trujillo démontre, malgré elle et à ses dépens, que l'ordre ancien ne
tient plus.

Pourtant, tous les gouvernements ne sont pas aussi convaincus que Betancourt
qu'il ne peut y avoir de stabilité dans la région tant que le régime dominicain subsistera.
Certains espèrent qu'une ferme remontrance suffira et rejettent toute idée d'une action
collective internationale. Quelques jours après la “Déclaration de Santiago”, le
président colombien Alberto Lleras Camargo écrit ainsi dans la presse nord-
américaine :
«Un groupe de nations démocratiques peut anéantir un
Gouvernement antidémocratique par la contrainte et l'intervention. Mais
1851 Significativement, et comme pour atténuer cet aspect, la Conférence renouvelle l'adhésion au
principe de non-intervention.
-882-
qui garantit le fait qu'une coalition de Gouvernements antidémocratiques
ne procèdera pas de la même façon contre un régime pur et
démocratique ?1852»
La vieille discussion sur la légitimité d'une intervention multilatérale, oubliée
depuis la polémique sur la doctrine Larreta de 1945 1853, surgit à nouveau. L'hypothèse de
Lleras Camargo peut paraître bien formelle; on ne voit guère en effet quelle alliance de
dictatures pourrait sérieusement envisager de renverser un gouvernement en 1959.
Pourtant, le président colombien pose un vrai problème si l'on considère que la
controverse porte en réalité sur l'avenir de l'organisation continentale. Donner à l'OEA
le pouvoir d'intervenir contre Trujillo aujourd'hui, n'est-ce pas lui accorder demain celui
de faire et de défaire les gouvernements dans toute l'Amérique latine ? L'hésitation de
Lleras Camargo éclaire le refus de Castro de faire chorus, quelques jours plus tôt, à
Santiago.

L'action de la dictature dominicaine dans la région au cours du second semestre


de 1959 va progressivement lever les doutes et pousser les indécis à se déterminer.

Préparée dès les premiers mois de l'année, sous la direction de Johnny Abbes, le
chef du SIM, une opération hostile au régime cubain est entreprise en août. Il s'agit de
financer et d'appuyer une insurrection contre le gouvernement révolutionnaire conduite
par William Morgan et Eloy Gutiérrez Menoyo, deux anciens et prestigieux
compagnons de Castro. À peine la révolte a-t-elle éclaté à Trinidad, sur la côte sud de
Cuba, qu'un avion porteur dominicain apporte des armes et des munitions aux rebelles.
Le lendemain, 13 août, l'avion effectue un nouveau voyage mais Fidel Castro et
plusieurs milliers de soldats cubains l'attendent. L'avion, sa cargaison et les dix hommes
qu'il transporte sont capturés.
Très vite, la nouvelle se répand dans toutes les Caraïbes et aux États-Unis : il
s'agissait d'un piège tendu par Castro, Morgan et Gutiérrez Menoyo et toute la révolte
n'était qu'une mise en scène. Les hommes de Trujillo se sont fait berner. Les armes
confisquées sont montrées à la presse, les agents dominicains exhibés à la télévision. En
outre, les conversations avec Johnny Abbes ont été enregistrées depuis des semaines et
sont diffusées sur les ondes. L'affaire se solde par un grave échec politique pour
Trujillo. Sa culpabilité est clairement et publiquement établie sur la scène
internationale. Il apparaît aux yeux de tous comme un fauteur de troubles. Les

1852 The New-York Times du 24 août 1959.


1853 Cf. 1945-1947. L'impossible action multilatérale.

-883-
observateurs notent que la dictature n'a même pas su prendre les précautions
élémentaires dans ce genre d'opérations, ce qui rend le régime encore plus dangereux.

Trujillo, secondé par Johnny Abbes, ne s'assagit pas pour autant. Il a le


sentiment justifié que le temps joue contre le régime et que son inaction serait
interprétée comme une marque de faiblesse.
Aussi, ce revers cinglant l'incite-t-il, paradoxalement, a organiser de nouveaux
complots contre ses adversaires.
En novembre, un nouveau scandale éclate : un avion atterrit sur l'île d'Aruba,
après avoir répandu des tracts sur Curaçao appelant à la rébellion contre le
gouvernement de Betancourt. Après enquête, diligentée par les Pays-Bas et les États-
Unis, il apparaît que l'avion venait de la république Dominicaine et que les libelles
devaient être lancés sur Caracas1854.

L'événement confirme que l'existence du régime dominicain est un élément de


déstabilisation de la région. La position de ceux pour qui les réprimandes ne suffiront
en aucun cas à arrêter son action subversive, se trouve renforcée. Quant aux autres, qui
ont soutenu Trujillo par le passé, ils ne manquent pas de relever l'évidente
impréparation d'une opération qui, cette fois-ci, a échoué d'elle-même. Privée de
perspectives réelles, la dictature s'affole.

Moins d'une semaine après l'incident, le Venezuela porte plainte devant l'OEA
et demande que soit envisagée une action multilatérale contre le régime dominicain1855.

Mais le véritable tournant de la situation va être marqué par les arrestations


massives de janvier 1960 et la lettre pastorale qui les condamne, à la fin de ce même
mois. Ces deux événements de politique intérieure indiquent en effet que le contrôle du
pays commence à échapper à la dictature. Pour la première fois depuis 1930, une
institution influente s'oppose ouvertement à Trujillo. Dans de nombreuses capitales on
est persuadé que les jours du régime sont maintenant comptés. Les journaux, à New-
York et dans tous les pays de la région, reproduisent les lettres pastorales et diffusent
des informations alarmantes sur les arrestations, condamnations et assassinats.

1854 Il s'agit d'un Curtiss Commander nord-américain qui a pris les tracts en république Dominicaine.
Les appels au soulèvement sont signés par le général vénézuelien Castro León. L'incident se produit le 19
novembre 1959. ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 226, reproduit in extenso le
rapport sur cette question de la Commission de Paix de l'OEA du 6 juin 1960.
1855 La plainte est déposée le 25 novembre devant la Commission interaméricaine de paix de l'OEA.

-884-
Une deuxième phase dans l'isolement de la dictature dominicaine s'ouvre ainsi.
Dans un premier temps, à partir de juin 1959, la dictature avait surtout affronté Cuba et
le Venezuela pendant que les autres gouvernements, tout en manifestant leur
réprobation, restaient dans l'expectative; à compter de février 1960 commence une
période où de nombreuses capitales se mettent en mouvement et, fait essentiel, liguent
leurs efforts contre Ciudad Trujillo.

Les premiers signes de ces changements ne tardent pas. Dès le début du mois de
février, le Venezuela revient à la charge auprès de l'OEA et demande la tenue d'urgence
d'une réunion extraordinaire sur les arrestations massives de janvier et les tensions
engendrées dans toutes les Caraïbes par la dictature dominicaine1856.
Cette fois, l'OEA réagit avec une exceptionnelle célérité et fait immédiatement
droit à la requête vénézuélienne : deux jours plus tard le Conseil se réunit et décide de
lancer une enquête de la Commission interaméricaine de paix dont le président est le
représentant nord-américain John C. Dreier. La république Dominicaine est seule à
s'opposer à la décision1857.
Les investigations, pendant près de deux mois, donnent lieu à l'audition de
nombreux exilés dominicains car la Commission se heurte au refus des autorités de la
laisser entrer dans le pays. Virgilio Díaz Ordóñez, l'ambassadeur dominicain auprès de
l'OEA, est également interrogé. Il tente de minorer les faits, mais reconnaît, tout de
même, deux cent deux arrestations. Ses dénégations ou atténuations semblent bien
faibles face aux témoignages publiés dans la presse et à l'émotion manifestée dans toute
la région.
En avril, malgré une manœuvre politique de dernière minute du Benefactor, qui
annonce sa démission du Parti dominicain dont il cesse d'être le Chef, la Commission
rend un premier avis et demande la libération de tous les prisonniers politiques en
Amérique1858. Jugement qui, tout en visant clairement la dictature dominicaine, évite
encore de la désigner explicitement comme unique coupable. On devine les réticences
de la Maison-Blanche, de plus en plus hostile au régime cubain.

Ce rapport de la Commission est important. En effet, pour la première fois, un


organe de l'OEA s'arroge un droit de regard sur des mesures internes prises par un pays
membre, au nom d'éventuelles répercussions internationales. Les thèses vénézuéliennes

1856 L'ambassadeur vénézuélien à Washington, Marcos Falcón Briceño, en fait la demande formelle le 6
février 1960.
1857 La réunion a lieu du 8 au 16 février 1960.
1858 À l'approche de la décision de la Commission, Trujillo annonce sa démission du PD le 2 avril 1960.
La Commission rend son avis le 15 du même mois.
-885-
sur les conditions d'un nouvel équilibre en Amérique, progressent très sensiblement. En
outre, l'avis de la Commission place par avance les instances de décision de l'OEA face
à des choix graves. Chacun comprend qu'un compte à rebours a commencé. Dans cette
perspective, les pays de la région examinent leurs griefs particuliers à l'encontre de
Trujillo :

- Il suffit d'écouter les radios cubaine et dominicaine pour se


persuader que le contentieux est des plus lourds entre les deux régimes. Après la
victoire de Castro, l'ambassade cubaine à Ciudad Trujillo, a été mise à sac par les exilés
de l'entourage de Batista, avec la complaisante abstention de la dictature. La police
dominicaine ne s'est montrée que lorsque les affrontements avaient déjà causé un mort.
Par la suite, la responsabilité de Cuba dans la tentative d'expédition du 14 juin, puis le
ridicule fiasco de l'opération dominicaine à Trinidad, ont creusé un fossé
infranchissable entre les deux pays. Les relations diplomatiques sont rompues, comme
on le sait, depuis juin 1959.

- Le Venezuela a également coupé les ponts avec la république


Dominicaine depuis cette époque. Mais Trujillo, se sentant acculé, poursuit Betancourt
de sa haine. Aux émissions de radio injurieuses et aux lâchers de tracts grotesques,
succède une tentative de coup d'État qui offre beaucoup de similitudes avec celle du
général Simón Urbina en 19461859. Cette fois-ci, c'est le général Jesús María Castro
León, le signataire du tract lancé par erreur sur Curaçao en novembre 1959, qui est à la
tête d'une rébellion préparée, organisée et financée depuis Ciudad Trujillo. Cinq jours
après que la Commission de l'OEA a rendu son avis, il s'empare de San Cristóbal, dans
le Táchira. La révolte est étouffée en quarante-huit heures, mais la preuve est faite que
Trujillo ne renonce pas à renverser le gouvernement vénézuélien1860.

- Le président colombien Lleras Camargo, à l'origine très réservé


à l'idée d'une action contre Trujillo comme nous l'avons vu, réagit très fermement. Il
apparaît en effet que Castro León s'est introduit au Venezuela à partir du territoire
colombien. Les autorités dominicaines avaient fourni illégalement des passeports
diplomatiques aux conspirateurs afin de leur faciliter le passage. Dès que ces faits sont
établis, au début du mois de mai 1960, la Colombie rompt ses relations diplomatiques
avec la république Dominicaine.

1859 Voir à ce sujet: 1945-1947. La menace régionale.


1860 Le rapport sur cette question présenté par la Commission de Paix de l'OEA le 8 juillet 1960 est
intégralement reproduit dans : ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 227.
-886-
- Le Pérou, suivant en cela la Colombie, rompt à son tour ses
relations avec Ciudad Trujillo au début du mois de mai 1960.

- Après la rupture des relations diplomatiques entre Caracas et


Ciudad Trujillo, l'Équateur représente les intérêts vénézuéliens en république
Dominicaine. À ce titre, l'ambassade recueille les treize réfugiés auquel le Venezuela
avait accordé l'asile. Elle est aussitôt soumise à un harcèlement constant, dépassant
même celui imposé précédemment à la mission vénézuélienne. L'eau, l'électricité et le
téléphone sont coupés, on creuse des tranchées devant l'entrée, le drapeau équatorien ne
peut être déployé… Après de vaines protestations 1861, l'Équateur rompt également ses
relations diplomatiques, vers la fin mais 1960.

- Il est aussitôt imité par la Bolivie, qui accuse Ciudad Trujillo de


soutenir contre le gouvernement, une organisation inspirée de la Phalange espagnole, la
Phalange Socialiste Bolivienne (FSB).

- Le Honduras a rompu ses relations diplomatique avec la


république Dominicaine dès 1957. Depuis, avec l'aide des fréres Somoza au Nicaragua,
Trujillo a fomenté et soutenu un mouvement putschiste dirigé par le colonel Armando
Vélazquez Cerrato. Une tentative de coup d'État a même lieu en juillet 1959 dans la
capitale, mais elle se solde par un échec1862.

- Le Brésil est l'objet de pressions pendant près d'un mois à la


suite de l'asile qu'il accorde à dix-sept réfugiés dans son ambassade. Par la suite, le SIM
s'introduit dans l'ambassade à la poursuite d'opposants. Les agents de J. Abbes abattent
deux Dominicains dans les jardins de la mission diplomatique, ce qui entraîne une très
vive protestation du Brésil1863

- Le Mexique garde un très mauvais souvenir de la présence sur


son territoire de Johnny Abbes García, tant au cours des années 1953 et 1954, quand il
préparait officiellement les Jeux d'Amérique Centrale et des Caraïbes à Mexico, qu'en

1861 Notamment une plainte officielle auprés de la Commission de Paix de l'OEA du 16 février 1960. La
tentative de médiation de cet organisme se heurte à une fin de non-recevoir des autorités dominicaines
qui exigent que les réfugiés leur soient remis.
1862 Vélazquez Cerrato, accompagné d'agents dominicains et nicaraguayens, réussit à s'emparer de
l'Académie militaire et du Quartier général de la police le 12 juillet 1959, avant d'être arrêté. Toute
l'affaire avait été montée avec la participation de J. Abbes García.
1863 Les dix-sept opposants se réfugient dans l'ambassade le 24 février 1960. Le Brésil n'obtient les sauf-
conduits demandés, après avoir exercé de très fortes pressions, que le 18 mars suivant. Le 9 juillet de la
même année, le Brésil proteste contre l'assassinat par le SIM des deux Dominicains dans les jardins de
son ambassade.
-887-
1957, lorsqu'il revint comme attaché militaire pour le Mexique et l'Amérique Centrale.
À l'époque, les attentats contre les exilés dominicains ne se comptaient plus. Aussi,
quand le chef du SIM, est à nouveau nommé attaché militaire à Mexico en février 1960,
le gouvernement mexicain rejette-t-il purement et simplement la nomination 1864. Trois
mois plus tard, en mai, un opposant notoire de la dictature, José Almoina, est assassiné
en plein Mexico. L'irritation croît encore.

- Pour sa part, le Guatemala affirme que Johnny Abbes García,


est impliqué dans l'assassinat du dictateur Castillo Armas, en 1957. D'ailleurs Abbes a
été déclaré persona non grata , à la même époque, à la suite d'un attentat à la grenade
contre un exilé dominicain dans un bar de la capitale.

- D'autres pays, comme Haïti et le Costa Rica se plaignent des


attentats et complots préparés contre eux ou sur leur sol par la dictature dominicaine.

- Les tensions avec les États-Unis, comme nous le verrons, sont


maintenant chose publique.

Ainsi, vers le milieu de l'année 1960, Ciudad Trujillo fait-elle figure de capitale
sinistrée sur le plan diplomatique. Sept pays américains, le Honduras, le Venezuela,
Cuba, la Colombie, le Pérou, l'Équateur et la Bolivie ont formellement rompu leurs
relations diplomatiques; quant aux autres, ils ont fortement réduit leur présence, au
point qu'elle est en général symbolique. Le régime, qui a pourtant un besoin vital d'être
reconnu, est devenu infréquentable.
Signe des temps, les dictateurs qui avaient trouvé refuge auprès de Trujillo, ont
préféré partir vers des lieux moins exposés. Batista s'est enfui à Lisbonne et Perón à
Madrid1865.

La sanction de ce véritable naufrage diplomatique et politique tombe, le 6 juin


1960, sous la forme d'un second rapport de la Commission interaméricaine de paix de
l'OEA. Le document dénonce la négation du droit de réunion et d'expression, les
arrestations arbitraires, les tortures infligées aux prisonniers politiques et l'usage de la
terreur. La Commission déclare sans détours :
«Les tensions internationales dans la région des Caraïbes se sont
vues aggravées par les flagrantes et sérieuses violations des droits de

1864 Voir à ce sujet la notice biographique relative à Abbes García dans l'Annexe V.
1865 Batista part en août 1958 et Perón au moment de la grande vague d'arrestations, le 26 janvier 1960.

-888-
l'Homme qui ont été et continuent à être commises en république
Dominicaine1866.»
Pour la première fois le coupable est nommément désigné et ses agissements
dévoilés par l'OEA. Les considérations générales sur la démocratie du rapport d'avril
sont déjà loin. Les limites fixées par le principe de non-ingérence dans les affaires
intérieures des pays membres, sont maintenant délibérément franchies.

L'OEA, et avec elle l'ensemble des relations interaméricaines, évoluent en


profondeur. Face aux difficultés nouvelles soulevées par le maintien de la stabilité
régionale, l'organisation commence à se transformer en juridiction qui instruit le procès
du régime dominicain, au nom de l'ordre continental. Elle tend ainsi à instaurer une
discipline collective qui s'exerce jusque dans chaque pays. La résistance acharnée du
régime de Trujillo, vestige d'une époque révolue, est l'une des données décisives qui
contraignent au changement et en dessinent déjà les contours.

1866 MARTÍNEZ ROJAS, La VIème Réunion extraordinaire de San José…, p. 49 et VEGA, Eisenhower y
Trujillo, p. 97.
-889-
• LA CONFÉRENCE DE SAN JOSÉ

Car la dictature se bat avec l'énergie du désespoir. L'ampleur de l'appareil, les


conditions dans lesquelles il s'est forgé, sa longue et riche expérience et la continuité
incarnée dans la personne de Trujillo, expliquent son exceptionnelle obstination. Placé
sur le banc des accusés par la communauté américaine, le régime dominicain choisit la
riposte brutale. Il ouvre ainsi une nouvelle phase, mettant clairement en jeu son destin.

Moins de trois semaines après le rapport de l'OEA, le 24 juin 1960, un attentat


est perpétré à Caracas dont le but est l'assassinat de Rómulo Betancourt. Une voiture
piégée explose au passage du véhicule présidentiel en plein centre de la capitale, au
cours des cérémonies de la Fête nationale, jour anniversaire de la bataille de Carabobo.
La déflagration est si violente qu'elle détruit la voiture officielle qui prend
immédiatement feu. Le chef de la Maison militaire, assis à côté de Betancourt, est tué
sur le coup, ainsi qu'un passant. Le président vénézuélien, par chance, échappe à la
mort, mais est assez sérieusement brûlé1867.

L'enquête de la police vénézuélienne permet de retrouver rapidement les auteurs


de l'attentat qui ont fort mal effacé leurs traces 1868. Ceux-ci reconnaissent avoir reçu
leurs instructions de Abbes García et de Trujillo, en particulier lors de voyages en
république Dominicaine. Les preuves matérielles du rôle actif de la dictature
dominicaine sont apportées par la saisie d'un appareil de télécommande pour engin
explosif et d'un impressionant arsenal : quarante-quatre mitraillettes, dix fusils d'assaut,
deux cents pistolets ou revolvers, deux cents grenades et vingt milles balles.
Le scandale est énorme dans toute la région.

Dès lors, les événements s'accélèrent. Dans les premiers jours de juillet, le
Venezuela demande que le Conseil de l'OEA se constitue en Organe de consultation,
conformément au Traité interaméricain d'assistance réciproque de Rio (TIAR). Deux

1867 Voir le rapport officiel de l'OEA présenté le 8 août 1960 à San José : Informe que rinde la Comisión
del Consejo constituido provisionalmente en Órgano de consulta… qui donne de très abondantes
précisions sur toute l'affaire ainsi que sur le lâcher de tracts sur Curaçao et la tentative de coup d'État de
Castro León. MARTÍNEZ ROJAS, La VIème Réunion extraordinaire de San José…, joint également en
annexe ce rapport et ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, le reproduit p. 226 à 240.
1868 Le numéro du moteur de la voiture piégée n'a même pas été effacé. En outre, il ne s'agit pas d'un
véhicule volé mais emprunté. Le propriétaire dénonce donc immédiatement l'emprunteur… On perçoit
nettement la perte d'efficacité considérable de l'appareil terroriste de la dictature.
-890-
jours plus tard, le Conseil se réunit et le président déclare que l'affaire n'affecte pas le
seul Venezuela, mais tout l'hémisphère américain. Très rapidement, le Conseil décide
de convoquer une Réunion extraordinaire de consultation des ministres des Affaires
étrangères, de s'ériger dans l'attente en Organe provisoire de Consultation et de
constituer une Commission d'enquête chargée d'élaborer un rapport sur les faits
dénoncés et leurs antécédents 1869. L'affaire sera donc déjà instruite lorsque les ministres
se réuniront. Pour la première fois, le Traité de Rio est invoqué contre un pays membre
de l'OEA. Tout indique que le moment de l'action collective est arrivé.

L'enquête est minutieuse, la Commission procédant à l'interrogatoire des


prisonniers dans les prisons vénézuéliennes, se transportant sur les lieux à diverses
reprises et se rendant même à Ciudad Trujillo pour entendre le secrétaire d'État aux
Affaires extérieures, Herrera Báez1870. Non seulement elle s'intéresse à l'attentat du 24
juin, mais elle revient sur les deux tentatives de subversion qui l'ont précédé.
Au début du mois d'août, elle dépose ses conclusions qui seront examinées par
la Réunion de consultation des ministres à San José de Costa Rica. Elles sont sans
ambiguïté.

- À propos de l'affaire des tracts lancés sur Curaçao la


Commission tranche :
«Les dispositions nécessaires […] n'ont pu être prises sans la
connivence des autorités dominicaines1871.»

- Sur la tentative de coup d'État de Castro León, les


responsabilités sont fixées avec une précision qui ne laisse place à aucun compromis :
«Le 12 mars 1960, le Gouvernement de la république
Dominicaine a établi des passeports diplomatiques en faveur des
Vénézuéliens Jesús María Castro León et Juan de Dios Moncada Vidal
et a demandé d'urgence, le 16 avril de cette même année, des visas
diplomatiques à l'Ambassade de Colombie […] Le vingt de ce même
mois, ils se trouvaient au Venezuela, à la tête d'un soulèvement militaire
contre le Gouvernement vénézuélien1872.»

1869 L'ambassadeur vénézuélien à Washington, Falcón Briceño, formule la demande le 4 juillet 1960, sur
instructions de Betancourt. Le 6, le Conseil de l'OEA se réunit pour entendre la plainte et le 8, Vicente
Sánchez Gavito, président du Conseil et ambassadeur mexicain, est mandaté pour constituer la
Commission d'enquête.
1870 Le 30 juillet 1960. On remarquera que Trujillo, conscient de la gravité de la situation, juge prudent
d'accepter la visite de la Commission d'enquête.
1871 Incidente denunciado por el Gobierno de Venezuela… (Rapport de la Commission), dans : A RIAS
NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 227.
-891-
- Quant à l'attentat proprement dit, la Commission n'hésite pas à
en désigner les inspirateurs. Elle établit en effet que les trois principaux exécutants ont
effectué un séjour secret à Ciudad Trujillo, sur invitation des autorités, et note :
«Pendant les vingt-quatre heures, environ, où […] ils se
trouvèrent ensemble dans la maison dont il a été fait mention, ils
reçurent la visite au moins à deux reprises du Chef des Forces Armées de
la république Dominicaine [c'est-à-dire Trujillo] et trois ou quatre fois
du Colonel John Abbes García. […] Le Chef des Forces Armées leur
offrit le soutien qui leur serait nécessaire pour renverser le régime
vénézuélien et leur conseilla d'agir avec rapidité et décision1873.»
Jamais l'OEA n'avait ainsi désigné le Benefactor, portant des accusations
précises et documentées contre sa personne et contre son second, Abbes García.
Les conclusions de la Commission sont directes :
«1. L'attentat contre la vie du Président du Venezuela, perpétré le
24 juin 1960, a été un épisode d'un complot ourdi pour renverser le
Gouvernement de ce pays.
2. Les individus impliqués dans l'attentat et le complot indiqués
ont reçu l'appui moral et l'aide matérielle de hauts fonctionnaires du
Gouvernement de la république Dominicaine1874.»
Le rapport est conçu comme un réquisitoire sans appel, directement dirigé
contre Trujillo. On remarquera d'ailleurs que la Commission préfère mettre en cause de
«hauts fonctionnaires», visant ainsi Trujillo et Abbes García, nommément désignés
dans le texte du rapport, plutôt que le gouvernement, présidé depuis cinq jours par
Balaguer. C'est un refus net de se laisser abuser par les masques de la dictature.

La VIe Réunion de Consultation des ministres des pays de l'OEA qui s'ouvre le
16 août 1960 à San José, approuve à l'unanimité le rapport de la Commission
d'enquête1875.

L'affaire ayant été jugée, la discussion se concentre donc très vite sur les
sanctions collectives à prendre contre le régime dominicain, reconnu coupable de

1872 Movimiento rebelde del ex-General venezolano Castro León… (Rapport de la Commission), ID.,
ibid., p. 229.
1873 Atentado contra la vida del Señor Presidente de Venezuela (Rapport de la Commission), ID., ibid.,
p. 237.
1874 ID., ibid., p. 239.
1875 Le Venezuela et la république Dominicaine, en vertu des clauses du TIAR, ne prennent pas part aux
votes.
-892-
mettre en danger la stabilité du continent. Pour la première fois, l'action multilatérale
est réellement à l'ordre du jour.

Le secrétaire d'État nord-américain, Christian Herter, tente une dernière


manœuvre dilatoire et, sans s'opposer frontalement au principe des sanctions, propose
de demander que la république Dominicaine accepte de recevoir une Commission dotée
de pouvoirs réels et chargée de préparer des élections libres. Les sanctions ne seraient
prises qu'en cas de refus.

Le plan est faible et compliqué. Il suppose un accord de la dictature pour sa


disparition en douceur, ce qui semble irréaliste au vu des événements qui viennent
d'être jugés. À ce titre, il est inacceptable par les pays de la région, qui ont déjà rompu
leurs relations diplomatiques avec la république Dominicaine. La position de
Washington est d'autant plus délicate qu'elle ne peut s'opposer à des sanctions
collectives, sans mettre en péril l'instrument que constitue l'OEA et prendre le risque de
distendre ses liens avec nombre de gouvernements latino-américains1876.

Ceux-ci ne se privent d'ailleurs pas de le faire sentir. Le Venezuela menace de


ne pas participer aux prochaines réunions. En revanche, il laisse entendre que si
Washington se rallie au principe des sanctions immédiates et collectives, il la
soutiendra contre La Havane1877.

Le représentant colombien, Turbay Ayala, renversant la proposition nord-


américaine, propose d'appliquer les sanctions d'abord et de ne les lever que lorsque le
pays se sera donné un gouvernement démocratique.

Il s'agit donc d'appliquer la contrainte afin de faire plier la dictature, avant de la


voir disparaître. La perspective recueille l'assentiment général des pays membres de
l'OEA, bien décidés à mettre officiellement la république Dominicaine au ban des
nations américaines.

1876 Washington reste embarrassée par l'affaire dominicaine pendant longtemps. Deux ans plus tard, le
journaliste du New York Times, TAD SZULC, récrit l'histoire à coup de contre-vérités afin d'effacer un
épisode gênant pour les États-Unis, dans son livre, The Winds of Revolution, p. 220 : «Le secrétaire
d'État Christian A. Herter, représentant l'Administration honnie de Eisenhower, proposa que des
sanctions diplomatiques et économiques soient infligées à la république Dominicaine et maintenues
jusqu'à ce que le régime de Trujillo permette des élections libres et une démocratisation générale du
pays. Cela aurait pu constituer un moyen nouveau mais probablement efficace d'essayer d'imposer un
retour à la démocratie dans un pays dictatorial, mais les Latino-Américains s'opposèrent à cette idée».
1877 Quelques jours plus tard, le 1er septembre 1960, les pays membres de l'OEA votent l'exclusion de
Cuba. Seul le Mexique s'oppose.
-893-
Le 21 août, au cours de sa session finale de la Réunion de Consultation de San
José, les sanctions suivantes sont votées à l'unanimité :
«a) Rupture des relations diplomatiques de tous les États
Membres avec la république Dominicaine.
b) Interruption partielle des relations économiques de tous les
États Membres avec la république Dominicaine, en commençant par la
suspension immédiate du commerce des armes et matériels de guerre de
toutes sortes1878.»
En outre, la résolution stipule que la possibilité d'élargir cet embargo
commercial sera étudiée et que les sanctions ne pourront être levées que lorsque les
deux tiers des pays membres de l'OEA estimeront «que le Gouvernement de la
république Dominicaine aura cessé de constituer un danger pour la paix et la sécurité
du Continent».

La porte est fermée à double tour au nez de Trujillo. On estimera peut-être que
les sanctions sont plus symboliques que réelles, puisque nombre de pays n'ont déjà plus
de relations, de jure ou de facto, avec la république Dominicaine. C'est négliger
l'essentiel : les sanctions marquent une rupture politique en Amérique. Cinq jours plus
tard, le 26 août, Washington, en application de la résolution de San José, rompt ses
relations diplomatiques avec Ciudad Trujillo. La mesure est d'une extrême gravité et il
faut remonter à 1918 pour trouver un précédent à une telle décision de la Maison-
Blanche en Amérique1879. Il n'y a plus de place dans l'empire pour la dictature
dominicaine.

Moins de trois semaines après le vote, le dernier membre de l'OEA rompt à son
tour les relations sans que le régime dominicain puisse réagir 1880. Haïti elle-même, ne
craint plus son voisin.

1878 Pour cette citation et la suivante : Résolution I de la VIème Réunion de Consultation … , reproduite
in ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 240.
1879 Il s'agissait alors du gouvernement de Tinoco au Costa Rica.
1880 Haïti rompt les relations diplomatiques le 9 septembre 1960.

-894-
B/ LA LIQUIDATION DE LA DICTATURE. AOÛT 1960-MAI
1961

• L'IMPASSE

Le régime entre ainsi dans sa dernière phase, qui se conclura par la mort du
Benefactor.

Au fur et à mesure que s'enchaînent les événements au cours du second semestre


1960 et des premiers mois de 1961, la dictature se trouve de plus en plus privée de
perspectives. Son existence ne se justifie plus, car, désormais, elle ne sert à rien dans le
cadre de l'empire. Pire, chacun de ses gestes crée un nouveau désordre. Pris dans une
impasse, le régime dominicain cherche vainement une place politique qui lui est déniée.
L'incohérence de sa stratégie s'explique par la volonté de survivre, de trouver une
improbable issue, envers et contre tout.

Le premier trait remarquable est l'incapacité fondamentale de la dictature à


préparer l'avenir.
En effet, jusqu'au dernier jour, tout le pouvoir reste entre les mains du seul
Benefactor. En effet, le bon fonctionnement de l'appareil et le maintien de l'ordre à
l'intérieur du pays reposent sur cette concentration extrême depuis 1930, comme nous
avons eu l'occasion de le démontrer.
Dans ces conditions, donner des signes d'évolution du régime, comme l'exige la
situation, devient donc un exercice périlleux qui risque de mettre à mal tout l'édifice
dictatorial. Ainsi, à l'approche de la Réunion de consultation de San José, Héctor
Trujillo démissionne de la présidence de la république Dominicaine et est remplacé par
Joaquín Balaguer. Les parents du dictateur n'occupent aucune fonction dans le nouveau
gouvernement. Bien sûr, Trujillo et les siens conservent leur immense fortune et le
contrôle des leviers économiques et policiers du pays. Mais ils semblent s'effacer de la
scène politique afin de désamorcer les critiques internationales.

-895-
Pourtant, annonçant la prise de fonction de Balaguer, la presse officielle titre :
«Rien de nouveau sur le front 1881». Dès le lendemain de son investiture, le nouveau
président confère au Benefactor la charge de représentant dominicain à l'ONU.
Ce n'est pas encore assez. Deux jours plus tard, Trujillo, qui se présente dans la
presse internationale comme un simple citoyen, est reçu au cours d'une pompeuse
cérémonie officielle. Portant la jaquette et le haut-de-forme, escorté d'officiers
supérieurs en uniforme parmi lesquels Johnny Abbes, il est salué par la garde
présidentielle qui lui présente les armes. Son arrivée est marquée par vingt-et-un coup
de canons. Balaguer, sous le portrait de "Ramfis", s'incline bien bas devant son illustre
visiteur. La propagande du régime s'empresse bien sûr de diffuser les détails et les
images de la visite1882.
En procédant ainsi, la dictature annule très largement les effets escomptés du
changement de président. À peine a-t-elle tenté de donner une nouvelle image d'elle-
même, qu'elle s'empresse de la détruire.
L'égocentrisme de Trujillo, qui prend une forme sénile, n'explique pas cette
contradiction, pour l'essentiel. La simple justification psychologique ne permet pas de
comprendre la discipline de l'appareil au service de cette politique, à commencer par la
servilité de Balaguer qui ne manifeste pas la moindre vélléité d'indépendance. La vérité
est que le Benefactor reste la véritable clé de voûte d'un régime en crise profonde. Qu'il
fasse mine de ne plus tenir les rênes d'une main aussi ferme, et tout risque de
s'effondrer. La menace que représente le calié, l'autorité du ministre et la toute-
puissance du policier, défiées par la jeunesse, ébranlées par la réprobation
internationale, dépendent de sa présence. Plus la crise s'approfondit, et plus le pouvoir
est dans l'absolue nécessité de multiplier les signes de sa continuité inaltérable. La
dictature trujilliste est un univers politique sans perspectives.

On comprend que l'appareil dictatorial lui-même est un obstacle décisif sur la


route du changement. Dès que les difficultés s'accroissent, il en apporte lui-même
l'éclatante démonstration.
Ainsi, alors que Héctor s'est retiré et que Balaguer assume la présidence de la
république Dominicaine, le mot d'ordre est lancé : “Trujillo président” Il est rapidement
repris de toutes parts selon une technique éprouvée. Face aux sanctions décidées par
l'OEA et à la rupture des relations diplomatiques décidée par Washington, la
mobilisation ne peut passer que par l'affirmation du caractère inaltérable du régime,
incarné par le généralissime. S'il faut des élections, comme on l'exige, Trujillo doit être

1881 El Caribe, 5 juillet 1960. Héctor Trujillo démissionne le 3 juillet 1960 et Balaguer prête serment dès
le 4.
1882 El Caribe, 8 juillet 1960. La télévision retransmet également les images et montre Balaguer
s'inclinant devant le Benefactor.
-896-
plébiscité. Les efforts de tous ceux qui se sont employés à rendre crédible une
alternance, sont ruinés. Car la mobilisation est gigantesque. À tel point que l'échéance
de l'élection présidentielle de mai 1962 semble rapidement trop lointaine. Sous
l'impulsion de Johnny Abbes, qui contrôle Radio Caribe, l'idée est lancée que Trujillo
doit être porté à la présidence séance tenante. On en arrive au point où la perspective
d'une élection semble écartée.
Le lundi 24 octobre 1960, jour de l'anniversaire du dictateur, Fête de saint
Raphaël et du drapeau national, un défilé sans précédent est organisé dans la capitale.
Radio Caribe distribue des milliers de tracts qui imitent le billet d'un peso : au verso
figure la palmita, le palmier patriotique du Parti dominicain, et le titre :
«Rassemblement du million»; au recto le portrait du Benefactor ,surmonté du slogan
martelé depuis des semaines : «Trujillo président immédiatement», est encadré des
mentions «1 voix» qui remplacent les habituelles valeurs faciales1883. Les symboles sont
rassemblés : Trujillo est l'essence de la patrie, l'incarnation directe du peuple
innombrable et la promesse de l'argent facile pour ses fidèles. Tous les éléments
convergent pour suggérer que l'élection est superflue. À travers la mise en scène, c'est
le système dictatorial qui est porté en triomphe. Balaguer, encadré par le généralissime
et son frère Héctor, assiste à cette manifestation qui lui dénie tout avenir.

Dès le lendemain, la presse du régime annonce que l'objectif fixé, un million de


participants, a été atteint1884. Même en faisant la part de la propagande, le chiffre reste
stupéfiant. En effet, cela signifie que près d'un habitant du pays sur trois défile devant
Trujillo ce jour-là. Alors que le régime est isolé comme un pestiféré et que des couches
importantes de la population s'agitent, l'appareil a la capacité d'aller chercher un à un,
dans les chaumières du moindre hameau à l'autre bout du pays, comme dans les usines
des grandes villes ou les bureaux de la capitale, un tiers ou un quart de la population
totale. On imagine la densité du réseau, la discipline des différents échelons, la
complexité de l'organisation des transports, etc. Il a fallu que l'armée, la police, les
fonctionnaires, les chefs d'entreprise et mille et un agents du pouvoir se mobilisent
comme un seul homme, répondant à la volonté du Benefactor. Cette foule immense est
la démonstration qu'il ne peut y avoir d'autre légitimité en république Dominicaine que
celle émanant de Trujillo, tant que le généralissime sera présent.

Même "Ramfis", l'héritier désigné, ne représente pas un avenir pour le régime.


En août 1957, il a été admis dans une école militaire nord-américaine, le Command and
1883 On trouvera la photographie, recto et verso, de cet intéressant document dans VEGA, Eisenhower y
Trujillo, p. 196.
1884 El Caribe, 25 octobre 1960.

-897-
General Staff College de Fort Leavenworth, dans le Kansas. Mais ses frasques ont été
telles, son travail si inconsistant, que la direction de l'école lui a refusé en juin le
diplôme1885. Incapable d'un effort suivi, il est très rarement présent dans son bureau du
Palais national. Alors que le régime est à l'agonie, il est le plus souvent à l'étranger,
occupé à des missions sans contenu politique réel 1886. Cette faiblesse de caractère et ce
manque d'aptitude à diriger se retrouvent, sous des formes variées et à des degrés
divers, chez tous les membres de la famille de Trujillo, le généralissime lui-même mis à
part.
L'éducation laxiste, souvent invoquée pour expliquer ce trait psychologique et
moral, est donc manifestement insuffisante. Elle peut s'appliquer aux enfants du
dictateur, mais non à ses frères et sœurs -qui ont reçu la même que lui- et encore moins
a ses beaux-frères et gendres -qui proviennent de milieux assez différents. Pourtant le
manque de finesse politique, l'avidité immédiate, l'incapacité à calculer sur le long
terme, sont l'apanage du clan tout entier. Il faut bien ici parler de fantoches. En effet, la
fonction des parents du dictateur n'est pas d'assurer sa succession mais de lui servir de
masques. Ils ne sont que les représentants du Benefactor et non ses éventuels
remplaçants, puisqu'ils n'ont aucune existence politique réelle en dehors de lui. Ce sont
des parasites, et ils se comportent comme tels. Contrairement aux idées reçues, le
régime n'a que les apparences d'une monarchie absolue. Sa légitimité ne découle pas de
toute une organisation sociale, mais d'un accaparement du pouvoir par un homme à la
tête d'un appareil militaire et policier. Du vivant de Trujillo, il n'y a pas place pour un
autre prétendant au pouvoir.

Il faut donc souligner que la dictature tend à stériliser toute possibilité


d'évolution ou de renouvellement.

Dans le même temps, les signes de l'impuissance se manifestent au plan


économique.
1960 est pour Trujillo l'année d'un double échec :

- Les actionnaires nord-américains de la Compañía Telefónica


qui ont le monopole des télécommunications refusent de vendre la compagnie des
téléphones.

1885 Ses voyages à Hollywood, sa vie de play-boy avec Porfirio Rubirosa, Zsa Zsa Gabor et Kim Novak
défrayaient quotidiennement la chronique.
1886 Une semaine avant l'attentat qui coûte la vie au Benefactor, "Ramfis", Radhamés et Porfirio
Rubirosa jouent au polo à Paris…
-898-
- Plus grave encore, les dirigeants de la South Porto Rico Sugar
Co., également à capitaux nord-américains comme on le sait, rejettent son offre d'achat
de la sucrerie centrale La Romana de façon définitive. On se souvient que cette énorme
sucrerie est la plus grande du pays et qu'elle produit, à elle seule, près du tiers du sucre
dominicain1887.

La dictature, lancée dans le processus désespéré de prise de contrôle direct de


l'économie, se trouve brutalement arrêtée. Il s'agit d'une nouvelle dégradation des
rapports de Trujillo avec les milieux d'affaires des États-Unis, qui ne le considèrent plus
comme un interlocuteur fiable et semblent maintenant miser sur un changement de
régime. Preuve de cet abandon, la parité entre le dollar et le peso dominicain est
rompue dans les faits pour la première fois, au détriment de la devise dominicaine. Un
marché noir du change commence à se développer à Ciudad Trujillo1888.

La politique des quotas des autorités nord-américaines, qui entrave la


pénétration du sucre dominicain sur territoire est un facteur déterminant dans cette
crise, nous le savons. Mais les initiatives de Trujillo confirment et accroissent les
tensions :

- En décembre 1960, la république Dominicaine quitte la Banque


mondiale. Elle peut ainsi récupérer tous les fonds qu'elle a versés dans le cadre de cette
institution et en disposer librement. Le dictateur rompt ainsi une solidarité continentale,
puisqu'il est le seul en Amérique à adopter cette attitude. Dans le même temps,
d'énormes sommes d'argent sont transférées par le Benefactor et les siens sur des
comptes à l'étranger. Coupant les amarres, la dictature semble partir à la dérive.

- Au cours de ce même mois et dans les premiers jours de janvier


1961, a lieu une opération financière de grande envergure. La Banque centrale
dominicaine verse 38 millions de dollars à la Bank of Nova Scotia, un établissement
canadien, afin de rembourser des prêts consentis au dictateur. Cette manipulation
permet de solder le reliquat de la dette contractée lors de l'acquisition des cinq sucreries
nord-américaines (18 millions de pesos) et de rembourser par avance un emprunt
considérable effectué par la sucrerie centrale Río Haina, propriété de Trujillo (20
millions). En échange, la Banque centrale reçoit une reconnaissance de dette de la Río
Haina.

1887 27,45 % précisément de la récolte 1959-1960, soit 304 900 t. sur un total de 1 110 900 t. d'après les
données recueillies par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 262.
1888 On offre 1,15 peso pour 1 dollar. Un processus s'amorce.

-899-
Les résultats de ces manœuvres sont un véritable pillage des fonds publics, sous
couvert d'une politique de défense nationale. Les dettes du Benefactor sont prises en
charge par la Banque Centrale qui reçoit des promesses de remboursement pour
seulement un peu plus de la moitié d'entre elles. Pour le reste, elle doit se contenter de
papiers. La banque canadienne, peu soucieuse d'être longtemps la créancière d'un
régime à bout de souffle, rentre dans ses fonds avant terme et garde l'or et les dollars
placés dans ses coffres, comme dépôt de garantie, par l'État dominicain 1889. Trujillo et le
Bank of Nova Scotia se partagent ainsi un butin prélevé sur les fonds publics.
L'opération est entourée d'un déploiement de propagande dénonçant les
emprunts faits auprès d'institutions étrangères. Les journalistes et courtisans de tous
ordres célèbrent sans vergogne l'infinie sagesse du Benefactor qui, en faisant
rembourser les dettes à l'avance, épargne au pays le paiement d'intérêts à l'extérieur. Le
comble est même atteint par le secrétaire d'État à la Présidence qui condamne les
dirigeants de la Banque Centrale, coupables d'«avoir organisé la réalisation
d'opérations malheureuses telles que l'achat retardé de la Corporation Dominicaine
d'Électricité et de plusieurs centrales sucrières1890.» La formule vaut que l'on s'y arrête.
Elle est suffisamment ambiguë pour laisser entendre que c'est moins l'achat qui fut
fautif que les atermoiements; mais elle renie nettement une des opérations majeures du
régime. Incapable d'assumer les résultats de sa politique, et en particulier la situation
dégradée de l'économie, la dictature désigne des boucs émissaires.

Cette feinte amnésie se complète d'une fuite en avant. Les critiques contre les
dirigeants de la Banque centrale viennent à point nommé pour justifier une surprenante
nomination : une loi adoptée en janvier 1961 crée le poste de "président des banques de
l'État" et désigne Trujillo pour occuper cette charge. Tous les organismes bancaires et
financiers nationaux, y compris le système de sécurité sociale, sont directement soumis
à son autorité. La mesure ne change sans doute rien aux pratiques en cours, puisque la
distinction entre les deniers publics et la fortune du Benefactor ne dépend que de jeux
d'écritures, mais elle est politiquement significative : plus que jamais l'État dictatorial
se resserre autour de la personne de Trujillo. Au moment où il subit les pires attaques
de son existence, le régime, accentuant ses traits, se transforme en sa propre caricature.

Au plan politique, la stratégie de la résistance désespérée s'impose de plus en


plus. Toute cohérence avec les besoins de l'empire disparaît. L'appareil se recentre sur
un but exclusif : survivre, coûte que coûte.
1889 Plus précisément la Banque Centrale. Toute l'affaire est exposée dans El Caribe du 26 décembre
1960 et du 26 janvier 1961, qui la décrit comme une habile action patriotique.
1890 VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 189.

-900-
Cela se traduit d'abord par une évolution de l'appareil lui-même. Fait nouveau et
symptomatique, des groupes armés se constituent et tendent à se multiplier :

- Il s'agit d'abord de la Légion étrangère anticommuniste dont


l'objectif affiché est de faire face à une éventuelle invasion à travers Haïti. Pour la
constituer, dès mars 1959, on fait venir des mercenaires : quelques Espagnols de la
Division bleue, des Yougoslaves qui ont combattu Tito, et des Grecs, souvent recrutés
grâce à de fallacieuses promesses. Bientôt on y envoie systématiquement les
prisonniers de droit commun, tirés de leurs cellules pour laisser la place aux
emprisonnés politiques.

- Félix Bernardino, spécialiste des basses œuvres, organisateur de


l'assassinat de Mauricio Báez en 1949 et de l'enlèvement de Galíndez en 1956, forme
avec des propriétaires terriens et des éleveurs, des patrouilles de surveillance à cheval.
Ces groupes qui circulent dans la région dans la région de El Seibo sont nommés
Association trujilliste les cavaliers de l'Est1891.

- "Petán", frère du dictateur, directeur de la télévision


dominicaine et de la chaîne de radio La Voz Dominicana, fonde en septembre 1960 un
groupe baptisé Lucioles de la Cordillère 1892. Les membres en sont les paysans de son fief
de Monseñor Nouel, au cœur de la Cordillère centrale. Petán renoue ainsi avec la
tradition des caudillos qui entretenaient tous leur petite armée.

La propagande fait grand bruit autour de ces bandes armées, présentées comme
des groupes anti-guérilla spécialisés. Il ne faut cependant pas en exagérer l'importance
au plan militaire. Certes, les médias annoncent que les effectifs de la Légion étrangère
anti-communiste doivent atteindre 25 000 hommes, mais les témoignages indiquent que
ce corps ne dépasse guère quelques centaines d'engagés. Encore s'agit-il bien souvent
d'aventuriers et de pauvres hères, rapidement découragés1893.

1891 Jinetes del Este. On pourra consulter les éléments biographiques que nous avons réuni sur F.
Bernardino. Voir l'Annexe V.
1892 Cocuyos de la Cordillera.
1893 FERRERAS, Preso. 1960…, p. 107 indique dans ses souvenirs de prison : «Dans les cellules destinées
aux prisonniers de droit commun vivent, entassés comme des sardines depuis la fin de l'année 1959,
environ deux cent cinquante Européens qui vinrent dans notre pays avec un engagement soi-disant pour
travailler chez Industrias Nigua, fabriquants de papier de toilette. […] Tous ces hommes furent accusés
de rébellion, quand ils refusèrent de continuer à servir dans la Légion Étrangère». L'auteur décrit
ensuite les misérables conditions de vie de ces prisonniers, et présente quelques individus intéressants.
Pour sa part, B. Vega avance le chiffre de quatre cents Européens au total, ce qui semble assez
concordant et montre l'ampleur des désertions.
-901-
Mais l'apparition de ces groupes, constitués autour des pires hommes de main de
la dictature, indique que l'appareil est en crise et qu'il dérive vers un usage systématique
et incontrôlé de la violence. De ce point de vue, le morcellement en bandes qui
échappent à une discipline centralisée est significatif : des factions tendent à se
constituer. Les aventuriers et les criminels enrôlés dans la Légion Étrangère volent,
violent et tuent dans les montagnes de la région centrale. Les Cavaliers de l'Est
assassinent des familles entières pour s'emparer de leurs terres. Quant aux membres des
Lucioles de la Cordillère, ils font de la région de Monseñor Nouel, le domaine privé de
"Petán".

L'armée n'échappe pas au phénomène, ainsi la base aérienne de San Isidro, avec
son annexe, la prison et lieu de tortures de Alcatraz, devient un véritable État dans
l'État, sous la direction de "Ramfis" et de son entourage.

Au plus haut niveau, Johnny Abbes García, ombre du généralissime, est


maintenant partout. Le SIM qu'il dirige, avec son réseau d'espions, de provocateurs, de
tortionnaires et d'assassins prend le pas sur la police et l'armée régulière. Le
gangstérisme envahit irrésistiblement le champ politique.

Les éléments conciliateurs sont mis à l'écart. Marrero Aristy, coupable d'avoir
recherché des accords avec les journalistes nord-américains, est assassiné par le SIM 1894.
Balaguer, qui cherche à trouver un terrain d'entente avec l'Église, est clairement visé
par le Rassemblement du million, d'octobre 1960, et par toute la campagne qu'organise
J. Abbes pour demander à Trujillo de prendre la présidence. Santiago Lamela Geler,
éditorialiste sur Radio Caribe, résume parfaitement les objectifs et les méthodes de
l'équipe autour de Abbes García; Gallegos, qui travailla à ses côtés, rapporte ainsi ses
paroles :
«Radio Caribe n'est pas un émetteur du Gouvernement. C'est une
entreprise privée. Indépendante. Elle jugera les actes du Gouvernement
et de ses membres. (Je compris Balaguer et les secrétaires d'État de son
cabinet.) […] La trahison entoure le Chef. Radio Caribe démasquera les
traîtres, quels qu'ils soient1895.»
Les méthodes de l'appareil s'appliquent à l'intérieur même de l'appareil.

1894 R. Marrero Aristy avait déjà négocié l'accord avec le PSP cubain en 1946. Il est assassiné, le 17
juillet 1959, cinq jours après la publication d'un article de Tad Szulc critiquant la corruption du
gouvernement dominicain dans le New York Times. Marrero Aristy le connaissait bien et l'avait
accompagné de Ciudad Trujillo à Miami l'avant-veille.
1895 GALLEGOS, Trujillo. Cara y cruz de su dictadura, p. 268.

-902-
Malgré le développement des contradictions, l'appareil tient et agit, car toutes
les factions sont conscientes qu'il n'y a pas de salut hors de Trujillo. Mais les
conséquences des actes sont de moins en moins mesurées à l'avance. L'attentat contre
Betancourt en est sans doute l'exemple le plus frappant.
Pourtant, Trujillo n'est pas capable d'en tirer des leçons. En effet, trois mois
après les sanctions décidées par la Conférence de San José, un nouveau crime soulève
une vive émotion dans le pays et provoque une nouvelle vague de réprobation
internationale. Il s'agit de l'assassinat des trois sœurs Mirabal. Ce sont des opposantes
fort connues, mariées à des adversaires politiques du régime. Minerva est l'épouse de
Manolo Tavárez, dirigeant du 1J4. Au retour d'une visite à leurs maris, emprisonnés à
Santiago, un piège leur est tendu par le SIM qui les assassine toutes les trois ainsi que le
chauffeur du véhicule. Le meurtre est ensuite grossièrment déguisé en accident de la
route1896. Indéniablement, cet acte odieux, commandité par le généralissime lui-même,
précipite la fin du régime.

La course folle de la dictature se traduit par une suprême tentative politique dont
le maître d'œuvre est, une fois encore, Johnny Abbes.

Elle se manifeste d'abord sous la forme d'un surprenant virage de la propagande.


À partir de juillet 1960, une nouvelle radio commence à émettre sous le contrôle du
chef du SIM : Radio Caribe dont nous avons à plusieurs reprises évoqué les initiatives.
Dès les tout premiers jours le ton est donné : les attaques extrêmement violentes contre
l'Église se combinent avec des éloges de la Révolution cubaine. L'occasion est toute
trouvée, puisque, le 26 du mois a lieu à Cuba la fête commémorative du sixième
anniversaire de l'attaque de la caserne Moncada. La veille, un éditorial de Johnny
Abbes célèbre Castro. Dès lors, les agressions verbales contre le régime cubain cessent
et La Havane est même souvent donnée en exemple. De son côté, le régime
révolutionnaire cubain coupe également court à ses déclarations contre Trujillo.

Le renversement tactique stupéfie bien des observateurs. En effet, quelques


mois plus tôt, Abbes García dirigeait la guerre des ondes contre La Havane et organisait
personnellement des complots contre Castro. Le fiasco de l'opération de Trinidad, en
août 1959, n'avait pas suffi à le dissuader et, en décembre de la même année, il tentait
encore de mettre sur pied des projets de subversion avec le gangster cubain Eleuterio
Pedraza. Mais depuis le début de l'année 1960, la situation a considérablement évolué :
l'appareil a de plus en plus de difficultés à contrôler des couches entières de la

1896 Le quadruple assassinat a lieu le 25 novembre 1960.

-903-
population, l'Église s'est désolidarisée du régime, la dictature est largement isolée et,
surtout, les relations avec Washington ont profondément empiré. Le soudain
rapprochement avec La Havane est avant tout le signe de la la dérive de la dictature,
lâchée de toutes parts .

Dans cette situation, ce sont les fractions les plus radicales de l'appareil qui
prennent le dessus. Il s'agit des secteurs qui ne se sentent liés par aucune conviction
politique, aucun principe moral, et qui n'ont qu'un objectif à court terme : survivre. Les
spécialistes de la diplomatie et de la politique ont échoué. La nouvelle diplomatie sera
celle des hommes de sac et de corde, qui ne s'embarrassent pas de soucis de cohérence.

En fait, Trujillo et Abbes vont au plus simple. Ils essaient de constituer un front
des proscrits. Dès le mois d'août 1959, Cuba avait refusé de se joindre à la déclaration
de Santiago qui la visait autant que la république Dominicaine, on s'en souvient. Mais
le tournant se produit à la fin du mois de mars 1960, quand Cuba décide de se retirer du
Traité de Rio. Peu après, Fidel Castro lance cette mise en garde :
«Comme les États-Unis se sentent moralement très faibles, vu
leur soutien aux dictatures, maintenant, en raison des soucis que leur
procure l'exemple de la révolution cubaine, ils manœuvrent contre le
dictateur Trujillo de Saint-Domingue, mais l'objectif réel des États-Unis
est Cuba1897.»
Le jugement est remarquablement lucide et il explique, indirectement, l'attitude
de Trujillo et ses avances publiques, dès les premiers signes sérieux d'affrontement
entre Washington et La Havane1898.

Il est clair cependant que le retournement ne peut produire une ligne politique
cohérente. Si, conjoncturellement, Castro et Trujillo ont le même adversaire, il est bien
évident que les fondements politiques et économiques du régime dominicain sont
inconciliables avec la révolution cubaine. Dans le même temps où Le Benefactor feint
de se rapprocher des dirigeants cubains du Mouvement du 26 Juillet, il persécute ceux
du 1J4 en république Dominicaine. Le chantage à l'égard des États-Unis a donc peu de
chances d'être pris au sérieux. Washington sait trop bien que la manœuvre s'apparente
au mariage de la carpe et du lapin.

1897 The New York Times, 23 avril 1960. Cuba s'était retirée du TIAR le 29 mars 1960. Les déclarations
de Castro font suite au rapport de la Commission de Paix de l'OEA du 15 avril de la même année, qui
demandait la libération de tous les prisonniers politiques en Amérique.
1898 Il faut noter que le flair politique de la dictature reste remarquable. Dès le 17 mars 1960, trois mois
après avoir soutenu les entreprises contre-révolutionnaires de Pedraza, le gouvernement dominicain
annonce solennellement qu'il s'engage à défendre Cuba contre toute agression. Il tente ainsi de brouiller
un peu plus le jeu dans la Caraïbe.
-904-
La dictature n'obtient donc qu'un pacte tacite de non-agression de la part de La
Havane, qui a de plus rudes batailles à livrer.

Néanmoins, bien décidé à exploiter son image de victime de Washington,


l'appareil poursuit sa recherche d'un soutien dans le camp des adversaires de la
puissance impériale. En juin 1960, il autorise Máximo López Molina et les dirigeants
qui ont fondé le MPD (Mouvement populaire dominicain) à Cuba, à rentrer en
république Dominicaine. Cette organisation communiste, qui prend le parti de Pékin
lors du schisme sino-soviétique, a refusé de participer à l'expédition de juin 1959, ce
qui la place dans une situation difficile face au 1J4. Ses liens avec la population
dominicaine sont faibles et elle est immédiatement infiltrée par les hommes de la
dictature. Dès le 24 juin, son premier meeting est troublé par des provocateurs. Au
cours des deux mois qui suivent, elle est constamment harcelée. Finalement, le dernier
numéro de son journal, Libertad, paraît le 30 août et deux jours plus tard, le 1er
septembre, ses locaux sont mis à sac. Les dirigeants sont arrêtés et l'organisation est
dissoute1899. L'opération a fait long feu. La tactique de l'appareil de la dictature s'inspire
de celle employée contre les militants du PSP en 1946, mais on est loin de la situation
qui avait abouti à l'époque à l'écrasement du mouvement ouvrier et populaire.

Au cours du dernier mois de la dictature, ces tentatives connaissent un regain de


vigueur. Les dirigeants du MPD sont extraits de prison et on les autorise à nouveau à
publier leur journal1900 dans la perspective des élections présidentielles de 1962. L'affaire
dure à peine quinze jours avant que ne cessent à nouveau réunions et publications.
Cette manœuvre en cache une autre. Au même moment en effet plusieurs
"sympathisants de la révolution cubaine", c'est ainsi qu'ils se présentent, sont soudain
élus au Congrès par la grâce du Benefactor. Immédiatement, ils attaquent violemment
l'Église et proposent même l'abrogation du Concordat. Deux d'entre eux travaillent déjà
pour J. Abbes à Radio Caribe où ils mêlent les insultes contre le clergé aux éloges de
Cuba1901. L'opération vise donc à prendre l'Église à revers en la privant de son rôle de
défenseur de la liberté. Il s'agit également de tenter d'agiter l'épouvantail du castrisme à
la barbe de Washington, dans l'espoir de l'amener à composition. D'ailleurs, quelques
jours plus tard, le gouvernement dominicain demande à l'OEA de désigner des
observateurs en vue de l'élection présidentielle de 1962. Visiblement, l'objectif est à la

1899 On pourra consulter à l'Annexe VI les précisions sur le MPD, et sur López Molina à l'Annexe V.
1900 Le 6 mai 1961, par lettre du président Balaguer.
1901 Il s'agit notamment des députés Gregorio García Castro, Manuel Jiménez Rodríguez et du sénateur
Euclides Gutiérrez Félix . Les deux derniers travaillent à Radio Caribe. Nous avons déjà évoqué
l'intervention de M. Jiménez Rodríguez ci-dessus in Rupture et affrontement avec l'Église.
-905-
fois de montrer que se développe une véritable opposition et d'inquiéter. La
machination est brutalement interrompue par la mort du dictateur1902.

Il reste à examiner une dernière facette de cette stratégie qui éclaire la situation
de la dictature : les tentatives de rapprochement avec Moscou. Lors de sa conversation
d'août 1960 avec Gallegos, Lamela Geler lui présente ainsi les objectifs de la station de
radio où il lui propose de travailler :
«Sur le plan idéologique, Radio Caribe se situe dans la gauche
socialiste. Coexistence pacifique avec l'Union Soviétique en Europe,
avec la Chine continentale en Asie et avec Fidel Castro à Cuba. Nous
n'avons pas de raison de "faire le jeu" des Yankees, qui sont en train de
trahir le Chef comme ils ont trahi Batista à Cuba1903.»
Changement complet de ton pour un régime qui, quelques semaines plus tôt,
rappelait ses états de service comme champion de l'anticommunisme et semblait
s'acharner à tenir ce rôle dans un monde qui avait bien changé 1904. On remarquera que
Santiago Lamela prend soin d'utiliser l'expression qui résume la stratégie internationale
de Moscou depuis 1956, «coexistence pacifique», et qu'il veille même à laisser la porte
ouverte à Pékin, en cette année où se produit la rupture entre Mao et Khrouchtchev.
Ces affirmations provocatrices, ne restent pas sans suite et la radio dirigée par
Johnny Abbes s'abonne au service d'information de l'agence soviétique Tass, dont elle
diffuse les nouvelles dans les Caraïbes. Il s'agit bien sûr d'exercer un chantage sur la
Maison-Blanche.

Par la suite, d'autres signes viendront s'ajouter. Obscures tentatives de Abbes et


des proches de "Ramfis" pour se rendre au-delà du Rideau de fer 1905, annonce que Arturo
Espaillat est pressenti pour être ambassadeur à Moscou, prétendues visites de
journalistes communistes en république Dominicaine 1906, etc. Le trait commun de toutes
ces actions est leur inconsistance. Passé l'effet de propagande, aucune, en effet, ne
débouche sur un résultat concret. Il est clair que Moscou n'est nullement intéressée par
un rapprochement, même superficiel, avec Ciudad Trujillo.

1902 Le gouvernement formule sa demande le 24 mai, une semaine exactement avant la mort de Trujillo.
1903 GALLEGOS, Trujillo. Cara y cruz de su dictadura, p. 269.
1904 Rappelons, par exemple, qu'en mai de la même année les évêques étaient encore dénoncés comme
des agents du communisme.
1905 De nombreux auteurs évoquent ces événements et donnent différentes versions, difficilement
vérifiables dans l'état actuel des connaissances. VEGA en offre une excellente synthèse, avec les
références nécessaires, dans Eisenhower y Trujillo, p. 181 à 183.
1906 Radio Caribe diffuse la nouvelle de la probable désignation de A. Espaillat le 1er septembre 1960.
Le 25 janvier 1961, arrive à Ciudad Trujillo un goupe présenté comme une délégation de journalistes
venus de divers pays de l'Est. Il semble bien que l'affaire n'ait été qu'une mise en scène.
-906-
Washington le comprend d'ailleurs parfaitement et reste insensible au chantage
de la propagande dominicaine. Dearborn, le chargé d'Affaires nord-américain, ne
s'émeut pas de l'annonce de la nomination probable de Espaillat à Moscou. Avec
lucidité, il télégraphie au département d'État :
«Il ne fait pas de doute que l'URSS est aussi informée que le reste
du monde de l'opprobe universel à l'égard de l'actuel Gouvernement
dominicain1907.»

Les développements internationaux de la Conférence de San José, permettent de


comprendre l'inanité des efforts de Trujillo pour trouver une porte de sortie. Il faut
d'abord constater que les tensions en Amérique sont telles qu'elles tendent à déborder
du cadre continental. D'ailleurs, la résolution de San José l'indique clairement,
puisqu'elle décide dans son dernier alinéa :
«3. D'habiliter le Secrétaire Général de l'Organisation des États
Américains à transmettre au Conseil de Sécurité des Nations Unies une
information complète sur les mesures arrêtées dans cette Résolution1908.»
Porfirio Báez, secrétaire d'État aux Relations extérieures, perçoit
immédiatement tout l'intérêt de cette porte entrouverte et déclare que les sanctions n'ont
pas force légale tant qu'elles ne sont pas confirmées par l'ONU. En plaçant le problème
dominicain dans le cadre de la confrontation entre les deux Grands, Trujillo espère que
le jeu de balancier va jouer en sa faveur.
C'est l'inverse qui se produit puisque deux semaines après le vote des sanctions
à San José, l'ambassadeur soviétique à l'ONU, Vassili Kouztnezov, demande que le
Conseil de sécurité de l'organisation confirme les décisions prises par la Conférence de
l'OEA. Les États-Unis interviennent aussitôt pour s'opposer à cette initiative.
Finalement, l'instance internationale se contentera d'enregistrer la résolution de la
Conférence de San José.
Cette brève passe d'armes montre à quel point la situation dans laquelle se
trouve la dictature dominicaine différe de celle des années de l'après-guerre.
Washington s'est dotée d'un efficace instrument de contrôle continental, l'OEA,
complété par le Traité de Rio. Or ce dispositif impérial est profondément ébranlé par la
chute des dictatures inadaptées aux temps présents et surtout par le surgissement de la
révolution cubaine, conséquence la plus grave de ces effondrements. S'appuyant sur
l'élan cubain, Moscou entend avoir voix au chapitre. Plus concrètement, l'ambassadeur
soviétique cherche à se ménager la possibilité d'intervenir pour défendre La Havane
face à Washington. C'est précisément ce que la Maison-Blanche cherche à éviter.
1907 Télégramme 384, du 1er septembre 1960. Reproduit in extenso dans : VEGA Eisenhower y Trujillo,
p. 262.
1908 ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 240.

-907-
Dans cette perspective, le régime dominicain n'est utile à personne. Pour les uns
comme pour les autres, le soutenir c'est s'affaiblir.

-908-
• WASHINGTON : LE NŒUD GORDIEN

La dictature de Trujillo est donc inéluctablement renvoyée vers Washington. En


définitive, son sort ne peut se régler que dans le cadre de la stratégie impériale.

Or celle-ci est précisément en évolution rapide.


L'ouverture d'un dialogue avec l'URSS se confirme. Le vice-président Nixon se
rend en visite officielle à Moscou en juillet 1959. Deux mois plus tard, Khrouchtchev
arrive à son tour aux États-Unis. La parade dans les rues de New York, et le voyage
officiel ont un grand retentissement. D'ailleurs, à la fin du mois d'octobre, le chef d'État
soviétique écarte explicitement la perspective d'un affrontement militaire Est-Ouest.
Chacun des deux Grands semble reconnaître l'autre.

Mais il serait erroné d'en déduire que la situation est stable. Le choc de la
révolution cubaine, en déstabilisant le système impérial en profondeur, pose
concrètement le problème des nouveaux équilibres et contraint Washington à
réordonner sa stratégie continentale.
Dès février 1959, le Conseil national de sécurité nord-américain, enregistrant les
changements qui semblent inéluctables, se prononce pour le soutien aux démocraties en
Amérique latine.
Mais c'est surtout à partir du début de l'année 1960, qu'il devient évident que
l'hégémonie des États-Unis est battue en brèche. Non seulement les révolutionnaires
cubains refusent de rentrer dans le rang, mais ils nationalisent des propriétés nord-
américaines. Une escalade s'engage, le régime cubain s'éloignant toujours plus de
Washington. À la recherche d'un appui, il trouve l'aide de l'URSS avec la signature
d'accords commerciaux par Mikoyan, officiellement invité à la foire de La Havane, en
février 1960. La réduction du quota sucrier cubain admis aux États-Unis, puis sa
suppression pure et simple1909, ne font qu'aggraver les choses. Fidel Castro ne capitule
pas et, du coup, se pose ouvertement en adversaire de l'ordre impérial en Amérique.
S'insérant dans la brèche, Khrouchtchev annonce qu'il défendra Cuba avec des fusées
s'il le faut1910.

1909 Il est réduit de 700 000 tonnes dès 1960 et supprimé pour 1961.
1910 Rappelons simplement que le 29 mars 1960, Cuba dénonce le TIAR, rompant la discipline
interaméricaine. La mise en garde de Khrouchtchev date du 9 juillet de la même année.
-909-
Washington se trouve prise de court. Après six années passés à la Maison-
Blanche, Eisenhower se lance pour la première fois dans une tournée des principales
capitales latino-américaines en février 1960. Il s'agit de prendre le pouls des dirigeants
et d'isoler Castro. Mais, presque partout, il se heurte au doute, à l'inquiétude, et même à
d'amers reproches. Pour rétablir la discipline, on exige de lui qu'il définisse clairement
une stratégie adaptée aux temps modernes et en particulier qu'il retire son appui aux
dictatures fauteuses de troubles, au premier rang desquelles se trouve le régime
dominicain. Pendant son voyage, les événements eux-mêmes l'interpellent puisque dix-
sept opposants au Benefactor se réfugient à l'ambassade brésilienne de Ciudad
Trujillo1911 au moment précis au le président nord-américain se trouve au Brésil, dans
l'espoir d'être entendus.

Il est clair que si la politique nord-américaine ne change pas, Washington verra


son autorité sur le continent remise en cause. En effet, non seulement le système
impérial ne maintient plus l'ordre, comme le montre l'exemple dominicain, mais il est
maintenant menacé par l'insubordination de La Havane. Les dirigeants cubains ne
manquent pas d'ailleurs de dire haut et fort que le régime de Trujillo est le produit direct
de l'emprise des États-Unis sur le continent. À la Conférence de San José, le
responsable des Affaires étrangères cubain, Raúl Roa, très offensif, le répète et
demande que soient condamnées conjointement Ciudad Trujillo et Washington. Devant
un auditoire sensible aux arguments du délégué cubain, Christian Herter, le secrétaire
d'État nord-américain, doit battre en retraite et accepter les sanctions collectives contre
la dictature dominicaine. C'est le prix à payer, dans l'immédiat, pour éviter l'isolement.
Les dirigeants nord-américains sont devant un défi : pour empêcher que
l'exemple cubain ne fasse école, et pour engager directement l'offensive contre lui, ils
doivent démontrer qu'ils sont capables de trancher eux-mêmes des liens de domination
très anciens. L'opération, conduite dans l'urgence, est périlleuse.

La résistance de Trujillo, pourtant isolé internationalement, constitue une


difficulté majeure qu'il convient de bien apprécier. Trente années de services constants
impliquent pour le régime dominicain, des positions solides dans le système impérial.
Adolph Berle, un des conseillers de J. F. Kennedy, qui a connu la république
Dominicaine pendant l'occupation de 1916-1924 note avec inquiétude :

1911 Nous avons mentionné l'événement. Cf. supra: La dictature menace l'ordre régional.

-910-
«La dictature de trente années a éliminé presque tous les gens
qualifiés et la sombre perspective qui s'offre est celle d'une anarchie
croissante1912.»
Le diagnostic ne doit pas être pris à la légère. En jouant la carte de la dictature
avec persévérance, Washington s'est privée de solutions de rechange fiables qui lui
seraient maintenant nécessaires. Le monopole du pouvoir, instauré par l'US Navy puis
recueilli et développé par Trujillo, aboutit à une impasse stratégique pour l'empire. Les
emprisonnements massifs à partir de janvier 1960 et la rupture avec l'Église ne font
qu'aggraver la situation. Au lendemain de ces événements, Eisenhower examine
l'évolution de la conjoncture avec le secrétaire du département d'État. Le mémorandum
officiel de la conversation rapporte les propos de ce dernier :
«Monsieur Herter a indiqué que la situation à Saint-Domingue
est très mauvaise au sens où le Gouvernement de Trujillo s'en prend aux
modérés et qu'il pourrait rapidement créer une situation comme à Cuba,
avec une opposition tenue par des radicaux violents1913.»
Le point de vue du département d'État est que la dictature s'est transformée en
une mécanique incontrôlée qui fabrique de nouveaux Castro.

Les campagnes de l'appareil de la dictature s'insèrent donc naturellement dans


une polémique qui divise profondément la classe dirigeante nord-américaine. La peur
de la révolution cubaine et de son extension sur le continent, unanimement partagée,
aboutit à la constitution de deux camps diamétralement opposés : pour les uns, l'erreur a
été de trop soutenir Batista, pour les autres elle a consisté à l'abandonner trop vite.
L'exemple cubain, qu'on se jette à la figure, devient une obsession. Voici comment
deux parlementaires qui défendent Trujillo présentent la question dominicaine devant le
Sénat :
«M. Eastland -Si tout ceci était détruit et qu'un vide s'établissait,
qui viendrait le combler ?
«M. Ellender -Un autre Castro, sans doute. […]
«M. Eastland -N'est-il pas vrai que le même groupe du
département d'État qui a contribué à livrer Cuba à Castro désire
renverser le Gouvernement de Trujillo en république Dominicaine ?
«M. Ellender -Je ne serais absolument pas surpris qu'il en soit
ainsi1914.»

1912 Extrait du Journal intime de A. BERLE, 2 février 1960, in VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 21.
1913 Mémorandum secret de réunion avec le président, daté du 19 février 1960 (réunion du 15 février).
Document intégralement reproduit dans : VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 232.
1914 La ley azucarera de Estados Unidos y el azúcar dominicano, p. 23.

-911-
La brutalité des accusations montre à quel point la dictature dominicaine est
devenue un enjeu essentiel de la politique impériale.

Trujillo l'entend bien ainsi et utilise tous les liens noués au fil des années :

- Les cinquante-trois consulats dominicains sur le territoire des


États-Unis -chiffre énorme, atteint par aucun autre pays- relaient la propagande de la
dictature et sont autant de centres où s'élaborent les opérations les plus diverses.

- Les relations privilégiées sur le plan militaire permettent


d'exercer un chantage permanent tout en rappelant opportunément la place concédée à
la dictature par le passé. Les missions navale et aérienne de même que la station de
contrôle des trajectoires des missiles nord-américains continuent à être menacées de
disparition1915.

- Dans le même temps, le dictateur accueille à deux reprises la


flotte nord-américaine. Ainsi, quelques jours après les arrestations massives de janvier
1960, alors que débutent les procès et que la première lettre pastorale vient d'être lue, le
porte-avions Intrepid et six bâtiments de l'US Navy, mouillent devant Ciudad Trujillo.
Plusieurs milliers de Marines se répandent dans la capitale et les officiers sont reçus par
les autorités dominicaines. La presse publie des reportages, illustrés d'abondantes
photographies1916. Quelques jours plus tard, de nouveaux bâtiments arrivent à leur tour.
Il est clair que l'état-major de la marine nord-américaine n'a pas consulté le
département d'État, préférant afficher son amitié pour le régime dominicain. Le geste
est une réponse à ceux qui préconisent de lâcher Trujillo.

- La Maison-Blanche et le département d'État deviennent


rapidement la cible de violentes dénonciations. Dès le début de 1960, la télévision
dominicaine engage une campagne de propagande hostile aux États-Unis. Mais c'est
surtout à partir de juillet de la même année que Radio Caribe, entreprend d'attaquer
systématiquement Herter. La presse n'est évidemment pas en reste.
Au sein du département d'État, les éléments les plus hostiles à Trujillo sont mis
en cause par les agents du dictateur. Le départ du secrétaire adjoint Rubottom, écarté et

1915 Ainsi, en septembre 1959, Trujillo annonce que les subventions dominicaines à la mission navale
sont suspendues. Il s'agit d'une mesure de rétorsion, à la suite du refus des États-Unis de lui vendre des
armes.
1916 El Caribe du 4 février 1960 rend en particulier compte de l'événement, survenu la veille. L'affaire
souligne les divisions au sein des cercles dirigeants nord-américains, puisque, quelques semaines plus tôt,
les États-Unis ont mis fin à leur mission navale en république Dominicaine, comme on le verra.
-912-
envoyé comme ambassadeur en Argentine en juillet 1960, est l'œuvre de Pawley qui
avait déjà puissamment contribué à la chute de Braden en 1947.
Parallèlement, les diplomates en poste à Ciudad Trujillo sont cloués au pilori
dès que Washington se montre menaçante. Peu après que la Commission de Paix de
l'OEA, présidée par le délégué nord-américain Dreier, a demandé la libération de tous
les prisonniers politiques en Amérique, Carl E. Davis, collaborateur de l'ambassadeur
Farland, déclaré persona non grata, doit quitter précipitamment le pays1917.
Quelques jours plus tard, l'ambassadeur lui-même est confronté à des
manifestations hostiles. La Société dominicano-africaine de culture, inventée tout
exprès par l'appareil du régime, brandit des pancartes et scande des mots d'ordre devant
la mission nord-américaine. Elle organise même un grand meeting au parc Colón. Sur
les banderoles, on peut lire : «Nous ne voulons pas des négriers yankees à Quisqueya»
et «Ici les Blancs et les Noirs ont les mêmes droits 1918». L'objectif, on l'a compris, est
d'intimider Washington qui critique de plus en plus ouvertement les atteintes aux droits
de l'homme en république Dominicaine.
Jusqu'au bout cette politique de pression est maintenue. Après la fermeture de
l'ambassade, les membres du consulat sont à leur tour attaqués et parfois expulsés sous
l'accusation de subversion et d'intelligence avec les ennemis de la république
Dominicaine. La presse annonce qu'un plan subversif, dirigé par l'ancien attaché
culturel a été mis à jour. Plus grave encore, le vice-consul en poste, James A.
MacNamara est déclaré persona non grata et expulsé dans les dernières semaines de la
dictature1919.
Par son contenu, la campagne de harcèlement vise également à souligner et
aggraver les difficultés rencontrées par Washington dans sa politique impériale. La
soudaine sympathie pour la révolution cubaine, que nous avons évoquée , en est
l'exemple le plus frappant. Le soutien apporté aux militants indépendantistes
portoricains sert le même objectif. La Chambre des députés vote ainsi une
condamnation de la politique coloniale poursuivie dans l'île voisine et dénonce
l'emprisonnement de Albizu Campos peu après la première lettre pastorale. Par ces
gestes, la dictature cherche à se dédouaner des arrestations massives qu'elle vient
d'opérer, à gêner Muñoz Marín et à donner des arguments à ceux qui la défendent aux
États-Unis1920. Non sans ironie, elle demande aux autorités portoricaines et nord-
américaines la libération immédiate du dirigeant indépendantiste.

1917 Le Département d'État annonce la nouvelle, en la déplorant, le 4 mai 1960.


1918 Le meeting a lieu le 28 mai 1960. Voir en particulier El Caribe du 30 mai.
1919 La Nación du 17 septembre 1960 accuse William Pugh d'avoir été l'instigateur d'un complot.
MacNamara, après avoir été violemment dénoncé dans le Courrier des lecteurs, est déclaré persona non
grata le 12 mars 1961.
1920 Information rapportée par le New York Times du 12 février 1960. On se rappelle qu'au même
moment l'OEA se prépare à demander de libération des prisonniers politiques partout en Amérique.
-913-
- Le souci de peser dans le débat au sommet de l'empire est en
effet constant. Les hommes politiques nord-américains favorables à Trujillo sont sans
cesse mobilisés. Au premier rang d'entre eux, "Bill" Pawley dont nous avons déjà
évoqué les activités1921. Habilement, Trujillo le lie au régime. La compagnie Petrolera
dominicana, essentiellement constituée par les deux hommes, Edward, le frère de "Bill"
Pawley et Henry Holland1922, procède encore à des forages en mai 1960. L'information
est diffusée et on laisse entendre que tous les espoirs sont permis. Par ailleurs, la
présence de Edward Pawley en république Dominicaine et ses intérêts dans le pays sont
rappelés. En les associant à ses entreprises le Benefactor compromet ses agents afin de
s'assurer leur fidélité.
Les dirigeants du Parti démocrate des états du sud des États-Unis font l'objet
d'attentions particulières1923. Le sénateur de Floride George Smathers qui se rend en
mission officieuse à Ciudad Trujillo est solennellement fait docteur honoris causa de
l'université de Saint-Domingue et invité à la manifestation de la fête de l'Indépendance
dont le thème est l'élection de Trujillo en 1962. 250 000 personnes encadrées par le
SIM défilent sous les yeux du sénateur nord-américain qui commente : «J'ai été
subjugué1924».
Dans cette même perspective, la réaffirmation des liens avec des secteurs
particuliers aux États-Unis est immédiatement transformée en événement politique.
Ainsi la conclusion d'un contrat en février 1960 avec la Southern Western Sugar, qui
garantit la vente de la totalité de la mélasse pendant dix ans, prend valeur de symbole et
est opposée à l'attitude hostile de la Maison-Blanche et du département d'État. Ciudad
Trujillo sait que l'appui des cercles capitalistes est précieux.

Or ce soutien lui fait de plus en plus nettement défaut. En prenant le contrôle


direct de la plus grande partie de l'activité économique, initiative favorisée par le
désengagement des capitaux nord-américains, Trujillo s'est privé de nombreux alliés.
L'une des deux plus importantes firmes du pays, la West Indies Sugar Corp., qui a
vendu toutes ses propriétés au Benefactor, s'est retirée de la scène politique
dominicaine. Kilbourne, son administrateur, n'est plus là pour soutenir son ami Trujillo.

1921 Voir également dans les Annexes, la notice biographique que nous lui consacrons.
1922 Il s'agit de l'ancien sous-secrétaire d'État pour les Affaires latino-américaines, en poste à
Washington jusqu'en 1956. Contrairement à ce que laisse entendre la propagande, toutes ces recherches
pétrolières n'aboutiront à rien de tangible.
1923 Allen J. Ellender, sénateur démocrate de Louisiane, était tombé sous le charme de l'une des jeunes
courtisanes que la dictature déléguait auprès des personnalités en visite à Ciudad Trujillo. Elle fut
affectée à l'ambassade de Washington afin d'y poursuivre son travail.
1924 Propos rapporté par DIEDERICH, The death of the goat, p. 39.

-914-
Quant aux entreprises nord-américaines encore présentes, elles se sentent à juste titre
menacées dans leur existence. Non seulement le généralissime cherche à faire main
basse sur elles pour ses besoins financiers grandissants, mais elles se trouvent dans une
position de plus en plus inconfortable au fur et à mesure que les relations se tendent
entre Ciudad Trujillo et Washington. La Compañía Telefónica et la centrale sucrière
Romana qui ont refusé les offres d'achat, comme nous l'avons vu, se trouvent en
position d'otages dans un climat extrêmement dégradé. La première fait l'objet d'une
violente campagne de propagande en vue de sa nationalisation et la seconde se trouve
prise entre son refus de céder aux offres d'achat de la dictature et les difficultés pour
écouler sa production puisqu'elle n'a pas accès au marché des États-Unis. Sollicités en
septembre 1960 pour apporter leur soutien public au dictateur, les hommes d'affaires
nord-américains opérant en république Dominicaine refusent de se compromettre avec
le régime.
L'idée s'installe chez les anciens alliés du dictateur qu'il faut en finir avec le
régime avant qu'il ne soit trop tard. La CIA trouve là d'excellents soutiens et des oreilles
attentives pour ses projets contre Trujillo.

De leur côté, les dirigeants politiques nord-américains ne restent pas inactifs


face aux offensives de la dictature :

- Ils n'hésitent pas à s'en prendre à ses représentants officiels.


Ainsi, le consul dominicain à Miami est attiré dans un piège par les agents des douanes,
sur instructions du département d'État. Arrêté, il est jugé pour tentative d'exportation
frauduleuse d'armes et condamné à cinq ans de prison. Finalement, il est rapatrié en
république Dominicaine1925. Une leçon de fermeté est ainsi donnée à Trujillo.

- Les réseaux entretenus par la dictature sur le territoire nord-


américain sont spectaculairement mis à jour. L'arrestation et la condamnation
d'Alexander Guterma, coupable d'avoir organisé une opération de propagande
radiophonique en faveur de Trujillo sans se déclarer au préalable comme agent officiel
du gouvernement dominicain, se veut exemplaire 1926. Les détails sont divulgués sur la
place publique. L'énormité des sommes versées, 750 000 dollars pour sept heures
d'émissions diverses étalées sur un an et demi, et les conditions du paiement, réalisé en
liquide dans une chambre d'hôtel, sont propres à convaincre quiconque de la corruption
1925 Ces armes étaient en particulier destinées à l'opération "Escambray" montée par J. Abbes contre
Castro. Arrêté en juillet 1959, le consul est expulsé en décembre de la même année.
1926 Voir le New York Times du 18 mai 1960 ainsi que CRASSWELLER, Trujillo…, p. 402 qui dispose
d'autres sources. A. ESPAILLAT, Les dessous d'une dictature : Trujillo, p. 128, apporte également des
informations intéressantes.
-915-
du régime de Ciudad Trujillo. Les noms des proches du Benefactor sont jetés en pâture
au public; on apprend ainsi que Porfirio Rubirosa est mêlé à la transaction et qu'il a
touché une substantielle commission. Enfin, pour faire bonne mesure, Guterma est
également condamné à cinq ans de prison pour une fraude sur boursière. L'image du
régime en ressort sérieusement ternie. L'affaire vaut également avertissement pour les
agents nord-américains de Trujillo.

- Les provocations dominicaines reçoivent des réponses


appropriées.
À la suite de la suspension des subventions dominicaines à la mission navale,
les dirigeants nord-américains décident de mettre purement et simplement fin à cette
opération, dès décembre 1959.
Deux mois plus tard, le 27 février 1960, jour de la fête de l'Indépendance
dominicaine, le département d'État annonce la suspension de toute assistance militaire à
Cuba et la république Dominicaine.
Enfin, devant la multiplication des provocations, l'ambassadeur Farland est
rappelé à plusieurs reprises pour consultation, puis quitte définitivement son poste à la
fin du mois de mai 1960. Trujillo n'aura plus affaire à aucun ambassadeur nord-
américain, les relations diplomatiques étant rompues peu après.

- En dépit de toutes leurs hésitations et malgré les pressions


auxquels ils sont soumis, tant Eisenhower que Kennedy refusent de faire le moindre
geste en faveur de Trujillo. La tournée de Eisenhower en Amérique latine de février
1960, puis la Conférence de San José, six mois plus tard, l'ont convaincu qu'il
s'aliénerait trop de capitales et de forces politiques sur le continent.

À cet égard, l'évolution de la question des quotas de sucre, jalon essentiel dans
l'isolement de la dictature, est extrêmement révélatrice.

Le 6 juillet 1960, Eisenhower promulgue la loi nord-américaine sur le sucre (US


Sugar Act) qui prévoit la réduction immédiate et brutale du contingent de sucre cubain
importé sur le territoire nord-américain -la diminution est de 700 000 tonnes d'un coup-
et sa complète suppression l'année suivante.
Nous avons vu comment la dictature s'était battue avec acharnement depuis
1950 pour obtenir une répartition plus favorable des quotas d'importation de sucre aux

-916-
États-Unis. Un simple rappel des parts de marché accordées aux pays exportateurs
permet de saisir l'importance vitale de cette loi pour la république Dominicaine1927 :

RÉPARTITION DES QUOTAS DE SUCRE


SUR LE MARCHÉ DES ÉTATS-UNIS AVANT LA LOI DE 1960
(en milliers de tonnes)

Cuba Philippines Pérou République Mexique Autres Total des


Dominicaine importations
3 001 980 78 61 44 29 4 193
71,5 % 23,5 % 2% 1,5 % 1% 0,5 % 100 %

La dictature qui connaît les pires moments de son histoire, voit soudain
s'offrir à elle ce qu'elle n'a jamais réussi à obtenir : de réels débouchés pour le
sucre dominicain en Amérique du Nord, à des prix sensiblement supérieurs aux
cours mondiaux. Trujillo, qui possède 60 % des sucreries dominicaines, serait le
principal bénéficiaire de l'opération. D'ailleurs la loi nord-américaine prévoit
explicitement la redistribution du quota cubain. À ce titre, un contingent de 322
000 tonnes est attribué à la république Dominicaine.
Immédiatement, cette ouverture économique produit des effets politiques
favorables pour Trujillo, puisque W. Hennessey, administrateur de la South Porto Rico
Sugar Co., demande l'application immédiate de la loi et soutient les efforts de la
dictature.

La Maison-Blanche réagit très rapidement, refusant unilatéralement l'entrée de


près de 300 000 tonnes de sucre dominicain. Un tollé s'élève aussitôt à la Chambre des
représentants et au Sénat, à l'initiative des agents politiques de Trujillo1928.
Eisenhower ne cède pas et écrit aux parlementaires, trois jours après la
Conférence de San José :
«Je demande les mesures législatives nécessaires pour que les
quantités qui auraient été achetées à la république Dominicaine, selon
l'amendement de juillet, ne soient pas achetées à ce pays, mais à d'autres
pays, sans tenir compte des adjudications1929.»

1927 Calculs d'après les données recueillies par R. CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 236. L'année de
référence est 1957.
1928 Les principaux animateurs de la fronde parlementaire sont Allen J. Ellender, sénateur de Louisiane,
James O. Eastland, sénateur du Mississipi et Harold D. Cooley, président de la Commission de
l'agriculture de la Chambre des représentants. Le texte de leurs interventions est immédiatement
reproduit par la dictature, en anglais et en espagnol, dans la brochure : La ley azucarera de Estados
Unidos y el azúcar dominicano, afin d'être diffusé aux États-Unis et dans divers pays.
1929 La ley azucarera de Estados Unidos y el azúcar dominicano, p. 10. Message présidentiel du 24 août
1960. Le texte du 6 juillet, appelé “loi d'urgence” en règle générale, a le caractère d'un amendement à la
loi sucrière de 1937 qui établissait la règle des quotas.
-917-
Le président nord-américain justifie sa requête, en invoquant justement les
sanctions votées par l'OEA qui prévoyaient, rappelons-le :
«[Une] interruption partielle des relations économiques de tous
les États Membres avec la république Dominicaine, en commençant par
la suspension immédiate du commerce des armes et matériels de guerre
de toutes sortes1930.»
En réclamant l'abrogation pure et simple des décisions prises un mois et demi
plus tôt, Eisenhower va nettement au-delà des stricts engagements pris à la Conférence
de San José, puisque ceux-ci n'établissaient un embargo que sur l'armement. Ce zéle,
que ne manquent pas de dénoncer les hommes politiques alliés à la dictature, montre
que Maison-Blanche et le département d'État sont convaincus que l'hégémonie nord-
américaine sur le continent est en péril. Ils estiment qu'il faut, sans tarder, donner des
signes clairs qui persuadent Betancourt, Lleras Camargo et la plupart des dirigeants
latino-américains que Washington lâche vraiment Trujillo. Eisenhower n'hésite pas à
avouer que le système impérial est ébranlé puisqu'il indique au Congrès nord-américain
que maintenir les importations de sucre prévues constituerait un problème :
«… sérieusement embarrassant pour les États-Unis dans la
conduite de nos relations extérieures dans tout l'Hémisphère1931.»
Une évidence fait son chemin : la préservation de l'empire exige que la
dictature dominicaine soit sacrifiée.

Les partisans de Trujillo ripostent. Au Sénat, reprenant les justifications du


président, Ellender demande :
«Pourquoi doit-il être embarrassant pour nous d'avoir des
relations commerciales normales avec une nation amie, la république
Dominicaine ?
S'il y a une réponse à cette question, elle doit se trouver dans le
fait que plusieurs Gouvernements au sud des États-Unis veulent que nous
les aidions à renverser en république Dominicaine un Gouvernement
avec lequel ces pays ne s'entendent pas […]
Mais si nous succombons à de telles pressions, je me demande
jusqu'où nous irons. Devons-nous nous plier avec calme et résignation
aux désirs de chaque petit dictateur de l'Hémisphère Occidental ?1932»
La ligne de défense du régime dominicain est faible et répond à une stratégie
dépassée. La réalité que le sénateur cherche à occulter est que les sanctions n'ont pas été

1930 Résolution I de la VIème Réunion de Consultation … , reproduite in ARIAS NÚÑEZ, La política


exterior en la Era de Trujillo, p. 240.
1931 La ley azucarera de Estados Unidos y el azúcar dominicano, p. 14.
1932 Ibid., p. 17

-918-
votées par un «petit dictateur» isolé -Betancourt est ici implicitement mis en cause-
mais que la république Dominicaine a été condamnée par la totalité des autres pays
membres de l'OEA à San José. Bien que le discours joue sur l'orgueil impérial nord-
américain, la réthorique ne peut longtemps masquer que Washington est effectivement
en position délicate face aux «Gouvernements au sud des États-Unis». Toute marque de
faiblesse à l'égard de Trujillo entame le crédit de Washington, donne raison à Castro et
rend plus convaincantes les perspectives anti-impérialistes qu'il incarne pour un nombre
croissant de Latino-Américains.

Par conséquent la Maison-Blanche tient bon. La polémique s'enfle. Le chef du


groupe démocrate à la Chambre des représentants, John W. McCormack clame :
«La Maison-Blanche a déclaré la guerre à la république
Dominicaine et je ne crois pas que le Congrès doive être complice d'une
telle chose. La question n'est pas la forme de son Gouvernement. La
question ce sont les intérêts des États-Unis. La république Dominicaine a
été notre amie. Son peuple est vigoureusement anticommuniste. Bien que
notre Gouvernement ait rompu les relations diplomatiques avec ce pays,
il les maintient avec le régime de Castro à Cuba, qui, s'il n'est pas
réellement communiste, joue en tout cas ce rôle1933.»
Les relations diplomatiques avec Cuba ne seront en effet rompues qu'au début
du mois de janvier 1961, par les États-Unis seuls, agissant en dehors de toute directive
de l'OEA cette fois.
On voit ici que le débat, tout en restant extrêmement vigoureux, commence à se
déplacer. La discussion porte moins sur les objectifs que sur l'ordre des priorités.
Remettre de l'ordre dans l'empire implique-t-il de liquider, au préalable, la révolution
cubaine ? Ou ne peut-on envisager d'abattre Cuba que si on raffermit les liens avec le
reste du continent, ce qui suppose impérativement de se désolidariser de Trujillo ?
L'âpreté de l'affrontement entre les tenants de chacune de ces deux options
témoigne de l'inquiétude qui gagne les sphères de décision nord-américaines.

Le résultat est un blocage de la discussion, la Chambre des représentants ayant


rejeté la demande de la Maison-Blanche1934, contrairement au Sénat. Trujillo semble
donc avoir gagné la bataille, au moins pour l'année 1960. Mais Eisenhower, bien décidé
à ne pas se couper du reste de l'OEA, institue un impôt spécial sur le sucre dominicain
de deux cents par livre, équivalant à la différence entre les cours mondiaux et les prix
1933 Cité par VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 151.
1934 Le 29 août 1960. Il est intéressant de noter qu'elle se fonde sur le fait que cette sanction n'est pas
prévue par la résolution de San José. Les représentants hostiles à Eisenhower, en particulier les
démocrates du sud, entendent souligner qu'il n'y a pas lieu de manifester trop de compréhension à
l'endroit de Betancourt.
-919-
nettement plus élevés offerts sur le marché des États-Unis. Au total, le fisc nord-
américain recouvrera 22 millions de dollars à ce titre1935. L'opération se solde donc pour
la dictature par un profit économique nul et par un grave revers politique.

L'année suivante, en mars, Kennedy obtient l'autorisation du Congrès de ne pas


réattribuer une partie du contingent cubain à Ciudad Trujillo. L'échec de la dictature est
confirmé.

Cette fermeté du gouvernement nord-américain s'explique largement par la


nécessité de ne pas se couper des capitales latino-américaines. Betancourt, conscient
que le sort de Trujillo se joue d'abord à Washington, exerce une surveillance constante.
Rapidement, le gouvernement vénézuelien s'inquiète des achats de sucre dominicain par
les États-Unis et dénonce la violation de la résolution votée à San José. Constatant que
les mesures prises n'ont pas abouti à des progrès dans l'établissement de la démocratie,
il demande même que l'OEA vote de nouvelles sanctions, à caractère nettement plus
économique celles-là. Bien qu'à peine sortie du difficile affrontement avec la Chambre
des représentants, Washington s'emploie à rassurer Caracas et se réaffirme déterminée à
maintenir l'isolement de la dictature. Signe de la bonne volonté nord-américaine, trois
jours après la demande vénézuelienne, l'OEA constitue une commission afin de définir
de nouvelles sanctions1936.
Finalement, après bien des hésitations et alors que Kennedy, déjà élu, s'apprête à
entrer à la Maison-Blanche, l'OEA vote un embargo sur le pétrole et les camions. La
veille, Washington a annoncé la rupture des relations diplomatiques avec La Havane,
calmant ainsi par avance les secteurs nord-américains les plus conservateurs 1937. Sans
aucun doute, un nouveau pas est franchi : le gouvernement des États-Unis signifie qu'il
ne reviendra pas sur sa rupture avec la dictature dominicaine. Le geste ne peut
qu'encourager tous les opposants à Trujillo, à l'extérieur comme à l'intérieur du pays.

Néanmoins la position nord-américaine reste extrêmement fragile : l'embargo


partiel n'est adopté que par quatorze voix pour, une contre, celle de la république
Dominicaine, et six abstentions. La majorité des deux tiers requise est tout juste
atteinte.

1935 Voir à ce sujet : CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 236.


1936 Le Venezuela présente ses accusations et sa requête le 1er octobre 1960. Dès le 4 du même mois,
l'OEA décide de constituer la commission. Le 11 octobre, le département d'État publie un communiqué
officiel pour assurer au gouvernement vénézuelien que les importations de sucre aux États-Unis ne
favoriseront pas le régime de Trujillo.
1937 La rupture des relations diplomatiques est annoncée le 3 janvier 1961 et le vote de l'embargo partiel
a lieu le 4.
-920-
Les reproches adressés semblent s'opposer :

- Le Venezuela estime les nouvelles sanctions très insuffisantes -


Ciudad Trujillo a en effet déjà trouvé d'autres sources d'approvisionnement- surtout si
on les compare avec l'embargo total imposé par les États-Unis à Cuba, quelques mois
plus tôt1938.

- D'autre pays, comme l'Argentine ou le Brésil, craignent que le


Traité de Rio ne devienne un prétexte à l'intervention directe dans les affaires
intérieures de chaque pays, puisque la dictature ne s'est pas rendue coupable de
nouveaux méfaits contre des gouvernements étrangers.

Il est clair que l'accumulation des problèmes non réglés sape dangereusement
l'autorité impériale. Faute d'aboutir à des résultats concrets, les desseins de Washington
deviennent de moins en moins compréhensibles.

La fermeté officielle de la Maison-Blanche ne parvient pas à dissimuler


l'absence de plan ordonné et d'objectifs clairs. Elle n'avance que poussée par la
nécessité, toujours prise entre deux maux et n'agissant que pour éviter le pire. Aux
prises avec une situation qu'elle ne parvient pas à maîtriser, elle conduit une politique
sinueuse, essayant d'éviter les écueils qui se multiplient sur sa route.

Il est significatif que les agents politiques de Trujillo, ceux-là même qui
combattent violemment le département d'État, aient constamment l'oreille d'Eisenhower
puis de Kennedy.
Mieux, Washington tente avec obstination d'en faire des médiateurs, tout en
percevant les risques de l'opération. Les rapports des réunions internes sont explicites :
«Le Président indiqua également à monsieur Herter que l'idée lui
était venue que nous devrions recourir à nouveau à monsieur Pawley
pour une mission en Amérique latine. Monsieur Herter dit que monsieur
Pawley avait été à la tête de gros intérêts à Saint-Domingue ce qui
provoquerait des interférences, mais qu'il les avait abandonnés. Le
président dit que monsieur Pawley lui avait fait savoir qu'il avait retiré

1938 Cet embargo total sur les exportations et importations cubaines est décidé unilatéralement, sans
consulter l'OEA, le 10 octobre 1960. L'ambassadeur nord-américain est rappelé à Washington, une
semaine plus tard, le 17 octobre.
-921-
tous ses investissements à Cuba, Saint-Domingue, au Mexique et à
Haïti1939.»
Naïveté si étonnante qu'elle ne peut qu'être feinte, au moins en partie. Il suffit en
effet d'écouter l'ambassadeur à Ciudad Trujillo lors d'une autre réunion :
«L'ambassadeur Farland dit alors que monsieur Pawley n'était
pas sans avoir des intérêts dans cette affaire. Bien qu'il eût cédé ses
investissements, il avait le droit de les racheter. De plus, son frère
gardait des investissements dans le pays1940.»

La liste des missions confiées à des sympathisants de la dictature, telle que nous
avons pu la reconstituer, est édifiante :

- Le 9 février 1960, alors que la Commission de Paix de l'OEA se


réunit sur plainte du Venezuela, le sénateur de Floride George Smathers, conseillé par
Pawley, rencontre Trujillo. Il connaît le Benefactor depuis quatre ans au moins.

- Le 26 mars le général Edwin Norman Clark se rend auprès de


Trujillo. Son officine juridique a travaillé pour le dictateur dès 1953 et il a
personnellement plaidé la cause du généralissime auprès du président nord-américain.
Le 25 avril 1960, quelques jours après le rapport de la Commission de Paix qui
demande la libération des prisonniers politiques, il est reçu papr Eisenhower et lui
remet un rapport. Il suggère même d'être chargé d'une mission auprès de Trujillo.

- Le 13 mai, Smathers et Pawley rencontrent Eisenhower au


moment où plusieurs capitales latino-américaines rompent leurs relations diplomatiques
avec Ciudad Trujillo.

- En novembre de la même année, Pawley se rend en mission


officieuse auprès de Trujillo après avoir rencontré Eisenhower1941.

- Le 15 avril 1961, un mois et demi avant la mort de Trujillo,


Robert D. Murphy rencontre le dictateur dominicain. Cet ancien sous-secrétaire du

1939 Mémorandum secret de réunion avec le président, du 19 février 1960. In extenso dans : VEGA,
Eisenhower y Trujillo, p. 231.
1940 Mémorandum de réunion avec le président, classé "secret absolu" et daté du 16 mai 1960 (réunion
du 13 mai). Document intégralement reproduit dans : ID., ibid., p. 253.
1941 Il est intéressant de noter que "Bill" Pawley s'était déjà rendu en mission officieuse auprès de
Batista en novembre 1958, afin de le convaincre de se retirer. Comme on le sait, il n'avait pas été
entendu.
-922-
département d'État, très conservateur, est favorable aux dictateurs qui ont fait leurs
preuves au service des États-Unis.

À quelques nuances près, toutes ces missions ont un même but : persuader
Trujillo de partir de lui-même afin d'organiser une transition sans heurts 1942. Solution de
compromis, qui permettrait d'éviter à la fois les risques liés au maintien du régime et
ceux qui découleraient de son renversement. Ainsi s'explique la collaboration officieuse
et dissimulée des dirigeants nord-américains avec les agents et amis de Trujillo, dans
l'espoir de circonvenir le dictateur.
En fait, il s'agit d'un signe de faiblesse, immédiatement interprété comme tel par
le Benefactor qui tente de retourner les initiatives nord-américaines en sa faveur.
Chaque mission qui lui est envoyée montre que Washington ne peut se passer de son
concours. Les tractations en coulisse démentent les déclarations officielles. Aussi, les
plans et rapports, sous des formes diverses, aboutissent aux mêmes conclusions : il faut
donner du temps à Trujillo, lui faire confiance encore. C'est précisément ce que la
dictature réclame. Fait ignificatif, le dernier rapport, remis par Murphy à l'intention de
J. F. Kennedy, se conclut ainsi :
«Nous avons rompu avec la république Dominicaine, qui est près
de nos plages et très près de Cuba. Franchement, je m'interroge sur le
bon sens de notre position. Ne devrions-nous pas faire marche arrière et
entamer une politique de conseil ? Le moment semble mûr pour cela. La
situation actuelle ne paraît pas propice aux rebuffades et à la
condamnation publique, mais plutôt à la prise en charge d'une direction
amicale. Il me semble que le groupe de Ciudad Trujillo est tout prêt à
être conduit par la main et à instituer des réformes démocratiques1943.»
Tenaillé par la peur perceptible d'une extension du mouvement amorcé par la
révolution cubaine, sentant l'hégémonie nord-américaine menacée, l'émissaire officieux
de Washington recommande l'abandon pur et simple de la politique poursuivie, quitte à
annuler tout ce qui a été fait depuis deux ans. En échange, il n'a a offrir que la répétition
de quelques vagues promesses de libéralisation du régime, toujours démenties dans les
faits par le passé.

La contradiction devient insoutenable. MacGeorge Bundy, conseiller pour la


sécurité de Kennedy, transmet le mémorandum au président en l'accompagnant de ces
commentaires significatifs :
1942 L'essentiel des documents originaux nord-américains, fondamentalement des rapports et des
mémorandums de conversations pour le président, sont intégralement reproduits dans : VEGA,
Eisenhower y Trujillo, p. 226 à 264. Le rapport de Robert Murphy figure également in extenso dans : B.
VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 22 à 24.
1943 Rapport de Robert Murphy, reproduit dans : ID., ibid., p. 24.

-923-
«Je crois qu'il ne fait guère de doute que tout le concept de
l'Alliance pour le progrès serait gravement terni aux yeux des Latino-
Américains si nous nous tournions vers quelque chose qui ressemblerait
à une politique consistant à “diriger amicalement Trujillo”1944.»
Quels que soient les dangers dans la marche en avant, ils ne sont pas
comparables à ceux que ferait maintenant courir un retour en arrière.

Dans son discours d'investiture, le 20 janvier 1961, Kennedy a annoncé une


“nouvelle alliance” pour l'Amérique. Contre Castro, la Maison-Blanche décide ainsi de
s'appuyer résolument sur un front qui va de Betancourt à Lleras Camargo et Muñoz
Marín. Ce choix clair, implique la disparition à court terme de la dictature dominicaine.
Cette politique, bientôt connue sous le nom d'Alliance pour le progrès, vise à redonner
cohérence à la politique impériale et autorité à Washington.

Différer encore les décisions ne peut que brouiller cette image. Il est temps
d'agir et de trancher le nœud gordien.

1944 The New York Times, 22 juillet 1962. L'affaire du rapport Murphy fut révélée par ce journal plus
d'un an après les faits, provoquant un sérieux scandale.
-924-
• L'EXÉCUTION

Un événement considérable va précipiter les faits. Le 15 avril 1961, Cuba est


bombardée par des avions aux couleurs de l'armée de l'air cubaine. L'opération,
préparée par la CIA depuis novembre 1960 sur instructions de Eisenhower, a reçu l'aval
de Kennedy. Les deux mille mercenaires, recrutés, armés et entraînés par les services
secrets nord-américains, qui débarquent quarante-huit heures plus tard à Playa Girón
(Baie des Cochons) sont écrasés en moins de trois jours par les milices populaires. Plus
de la moitié du corps expéditionnaire est fait prisonnier. L'échec de Washington est
complet.

Kennedy reconnaît la totale responsabilité de son gouvernement. Il refuse de


s'engager plus avant dans cette voie et repousse l'idée de faire débarquer les Marines.
L'embargo est consolidé. Le régime cubain, dénoncé comme une dictature. Contre La
Havane, l'étendard de la démocratie et de la liberté est brandi et les pays du continent
sont fermement invités à se ranger sous cette bannière. Priorité est donnée à l'isolement
de Cuba et au rétablissement de la discipline continentale sous la houlette de
Washington. Il faudra près de neuf mois d'efforts continus sur cette orientation pour que
l'entreprise aboutisse à l'expulsion de Cuba de l'OEA, à la suite de la Conférence de
Punta del Este au début de 19621945.

Au cours de cette même réunion, fait significatif, les sanctions contre la


république Dominicaine, votées un an et demi plus tôt à San José, sont levées. Après
plusieurs années d'incertitude, un nouvel ordre impérial s'affirme sur tout le continent.
Pour en arriver là, il aura fallu la disparition de l'anachronisme constitué par la dictature
dominicain et l'élimination physique du Benefactor, sept mois plus tôt. À la lumière de
cette évolution internationale, et en écartant le récit anecdotique1946, nous essaierons de

1945 Il s'agit de la VIIe Conférence des ministres des Affaires étrangères de l'OEA qui se réunit du 22 au
31 janvier 1962. La précédente était celle de San José.
1946 Cette toute dernière période a fait couler beaucoup d'encre. Les récits, confidences et révélations
abondent. Nombre de ceux qui furent mêlés à la mort du dictateur, parfois d'assez loin, nous ont laissé
des témoignages, qui ne concordent pas toujours. On nous promet même l'ouverture de coffres bancaires
en Espagne, le 30 mai 2000, qui devraient livrer les récits de Cabral, Ovín, García Vásquez et Bissié, tous
quatre indirectement impliqués dans l'attentat. Paradoxalement, cette abondante littérature n'a guère
suscité d'analyses sérieuses des causes, de la signification et des conséquences des événements. C'est ce
travail que nous avons essayé d'aborder, pour notre part. Le lecteur intéressé pourra lire notamment : -
DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat; ouvrage de référence, parfois cité, souvent pillé. - TEJEDA
DÍAZ, Yo investigué la muerte de Trujillo; récit du procureur. - VARGAS, El final de una tiranía;
collection d'articles d'investigation d'un journaliste spécialisé. - ESPAILLAT, Trujillo. Les dessous d'une
dictature; livre écrit par l'un des chefs de l'appareil dictatorial.
-925-
dégager la marche politique conduisant à l'attentat qui signe l'effondrement d'un
système mis en place trente-et-un ans plus tôt.

La désastreuse expédition de Playa Girón sanctionne la faillite d'une stratégie


impériale. Les États-Unis, passant outre aux réticences de leurs partenaires de l'OEA,
ont rompu unilatéralement leurs relations avec La Havane, puis ont décidé seuls un
embargo et enfin ont confié à leurs propres services spéciaux le soin d'organiser le
débarquement. L'échec de Washington est une véritable défaite politique pour tous les
soutiens de Trujillo. Les thèses de Ellender, Pawley et Murphy, accusant le département
d'État de mollesse et affirmant qu'une attaque frontale contre Cuba, sans s'embarrasser
des récriminations de Betancourt et des membres de l'OEA, rétablirait l'autorité
impériale, se sont démontrées désastreuses. La tactique qui avait encore réussi en 1954
contre Arbenz au Guatemala, s'est heurtée cette fois à une résistance populaire
profondément sous-estimée. Le prestige de la révolution cubaine en ressort grandi
auprès de larges fractions de la population sur tout le continent. Au sein de l'OEA, les
doutes qui s'étaient exprimés risquent de s'aggraver. Les vieilles recettes sont donc
écartées et l'Alliance pour le progrès se déploie pleinement comme doctrine officielle.
Un mois avant la tentative de Playa Girón, Kennedy l'avait officiellement présentée :
«Notre alliance est une alliance de Gouvernements libres et elle
doit éliminer la tyrannie dans un hémisphère où il n'y a aucune place
pour la tyrannie. Par conséquent, nous exprimons ici notre sentiment
particulier d'amitié pour les peuples de Cuba et de la république
Dominicaine et l'espoir qu'ils rejoindront bientôt la société des hommes
libres, s'unissant à nous dans l'effort commun1947.»
Les mots prennent un singulier relief après l'échec de l'expédition sur les côtes
cubaines, d'autant que la veille des premiers bombardements de Cuba, Kennedy a lancé
un appel aux pays membres de l'OEA, leur proposant une conférence afin de fonder
formellement l'Alliance pour le progrès1948. Cette alliance ainsi définie ressemble trait
pour trait à celle que Betancourt ou Lleras Camargo appelaient de leurs vœux depuis de
longs mois. Elle ne laisse «aucune place» à Trujillo, même au titre des services rendus
constamment évoqués par ses défenseurs. Les théories de Pawley qui déclarait au
secrétaire du département d'État «qu'il préférait cinq cents fois Trujillo plutôt que le
président du Venezuela1949» sont définitivement écartées.

1947 El Caribe du 16 mars 1961, qui rend compte de ce discours prononcé deux jours plus tôt.
1948 Le 14 avril 1961 depuis Washington.
1949 Mémorandum secret de conversation du 16 mai 1960. Document intégralement reproduit dans :
VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 259. Participaient notamment à la réunion le secrétaire d'État par intérim
Dillon, le sénateur Smathers et Pawley.
-926-
Cet abandon complet du Benefactor ne peut manquer d'avoir de graves effets en
république Dominicaine même. Une atmosphère étouffante règne sur le pays.
L'économie tourne au ralenti. Surtout, en l'absence de tout avenir politique, l'appareil de
la dictature est profondément désorienté. La discipline est inchangée, mais des rumeurs
de complot courent, sans que l'on puisse discerner si elles ont un fondement réel ou si
elles sont alimentées par J. Abbes afin d'éliminer un adversaire. Aucune force politique
n'est en mesure d'ouvrir une perspective, mais les craquements qui précèdent
l'effondrement sont nettement perceptibles. Les membres du 1J4 se terrent, sont
emprisonnés ou ont pris le chemin de l'exil. Seul avec lui-même, le régime se
décompose.

La situation est tout de même délicate et dangereuse pour Washington, pour


plusieurs raisons.

- Le régime n'est certes plus susceptible d'être la base arrière


d'une opposition à la politique impériale, mais sa capacité de nuisance reste grande.
Quelques mois plus tôt, le consul nord-américain à Ciudad Trujillo, Henry Dearborn,
avait déjà fait part de son opinion sur cette question à Thomas Mann, secrétaire adjoint
au département d'État pour les Affaires interaméricaines :
«D'un point de vue purement pratique, il vaudrait mieux pour
nous, pour l'OEA et pour la république Dominicaine que les
Dominicains en finissent avec Trujillo avant qu'il ne quitte l'île. S'il a ses
millions et qu'il est libre de ses mouvements, il consacrera sa vie depuis
l'exil à empêcher l'installation de Gouvernements stables en république
Dominicaine, à renverser les Gouvernements démocratiques et à établir
des dictatures dans les Caraïbes, ainsi qu'à assassiner ses ennemis1950.»
Le correspondant de la CIA, car Dearborn a également cette fonction, ne saurait
dire plus clairement que l'intérêt des États-Unis est l'élimination physique du dictateur.
On voit ici que le problème pour Washington est moins de trouver une solution au
problème dominicain que de faire disparaître un souci.

- Il ne faut pas songer à faire appel à l'OEA. Les présidents


Arturo Frondizi d'Argentine et Jánio Quadros du Brésil ne manqueraient pas de réagir

1950 DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 47. Dans la suite de sa lettre, datée du 27 septembre
1960, Dearborn compare Trujillo à Dracula et rappelle qu'il fallut transpercer le cœur de ce monstre avec
un pieu pour en finir…
-927-
vivement contre ce qui apparaîtrait comme une ingérence dans les affaires intérieures
d'un pays. On se souvient que six ministres de l'OEA avaient préféré s'abstenir lors du
vote des sanctions économiques en janvier 1961, or la tentative de coup de force
solitaire de Washington contre La Havane n'a fait qu'accroître la méfiance de bien des
gouvernements latino-américains. Ils ne veulent pas d'un ordre qui serait fondé sur la
menace constante d'une intervention impériale.
Dans le même temps, et contradictoirement, la persistance d'un abcès de fixation
au flanc du continent, ne peut qu'inquiéter et faire douter de la capacité de la Maison-
Blanche à se tirer de la situation. Dans tout l'hémisphère, Trujillo est devenu le symbole
d'un ordre impérial honni et dépassé. Ce stigmate doit être effacé.

- Rester inactif revient à laisser le temps à une opposition peu


favorable à la Maison-Blanche de s'organiser. Une initiative mise en œuvre pendant
l'été 1960 a alarmé les milieux dirigeants nord-américains. À l'époque, la CIA avait
rassemblé soixante jeunes exilés dominicains au camp Choroni, au Venezuela, afin de
préparer une tentative de renversement de Trujillo. Mais l'opération avait soudain
capoté quand les exilés, membres du 1J4 pour nombre d'entre eux, avaient découvert
qu'ils devaient être les éléments avancés d'une force d'intervention étrangère. Les
autorités nord-américaines avaient en effet examiné la possibilité d'installer un
gouvernement de circonstance, prêt à faire appel à l'aide internationale, soit des États-
Unis, soit de l'OEA1951.
On le voit, le souvenir du débarquement des Marines en 1916 et de l'occupation
du pays qui s'ensuivit, reste vivace dans les esprits et provoque des réactions très
négatives. Il va de soi qu'après l'épisode de Playa Girón, la Maison-Blanche est encore
plus profondément discréditée parmi les sympathisants du 1J4 et au-delà.
On en arrive au point où il s'avère difficile pour les services secrets nord-
américains de trouver des opposants en république Dominicaine qui ne se déclarent pas
admirateurs de la révolution cubaine.

Des conclusions se dégagent.


D'une part, les autorités nord-américaines ont bien d'autres questions à traiter
que celle de la succession de Trujillo, mais la dictature se trouve sans cesse en travers
de la route qu'elles entendent tracer.
D'autre part, résoudre réellement le problème risquerait de créer de sérieuses
difficultés et viendrait également troubler la nouvelle stratégie.
1951 Tel était, par exemple, le plan élaboré par Christian Herter pour Eisenhower. On trouvera le
Mémorandum secret pour le président, daté du 14 avril 1960, dans son intégralité in : VEGA,
Eisenhower y Trujillo, p. 235. Les actions proposées, auxquelles nous faisons allusion, figurent dans
l'Annexe très secrète, également reproduite in extenso, p. 238. L'affaire de camp Choroni, dont plusieurs
auteurs font mention, est évoquée par DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 53.
-928-
La ligne d'action qui peu à peu s'impose, consiste donc pour Washington à
favoriser l'effondrement du régime, sans apparaître comme l'instigatrice de cette chute.
À défaut d'autres possibilités, le complot s'affirme comme moyen d'action politique
privilégié.

On aura d'ailleurs noté que la CIA est de plus en plus présente sur la scène
politique.
Dès décembre 1958, lorsque la situation commence à s'aggraver sérieusement,
des plans pour abattre le dictateur dans les tribunes de l'hippodrome Perla Antillana
avec un fusil à lunette sont mis au point par le chef de mission de la CIA à Ciudad
Trujillo. Les conjurés dominicains prenant peur, la conspiration ne va pas jusqu'à son
terme.

Mais c'est surtout à partir du milieu de l'année 1960 que les rencontres et
préparatifs se multiplient. À la veille de son rappel à Washington pour consultation en
mai 1960, l'ambassadeur Farland établit le contact avec Ángel Severo Cabral et Thomas
Stocker qui joueront un rôle important dans l'attentat contre Trujillo. Mieux, quelque
jour après le départ définitif de Farland, remplacé par le consul Dearborn, celui-ci est
chargé par la CIA du rôle d'intermédiaire entre elle et les opposants à la dictature.
Rubottom, secrétaire du département d'État adjoint et supérieur de Dearborn
approuve1952.
Comme on le voit, la diplomatie, impuissante à régler les problèmes, cède
littéralement la place à la conspiration. Elle y consent même expressément, puisque le
département d'État, abandonnant une part de son autorité et pratiquant un curieux
mélange des genres, autorise son représentant à être un agent des services secrets.

Au cours des mois suivants, le développement des intrigues épouse étroitement


les difficultés rencontrées par la stratégie officielle, la machination se substituant de
plus en plus à l'action politique. Ainsi, au lendemain de l'attentat de Caracas contre
Betancourt, quand le département d'État se sent entraîné malgré lui vers les sanctions,
Rubottom rencontre le chef de la division de l'Hémisphère occidental de la CIA. Ce
dernier lui demande «jusqu'à quel point le Gouvernement nord-américain participerait
au renversement de Trujillo» et propose de livrer «une petite quantité de fusils, à
lunettes télescopiques ou autres mécanismes, pour l'élimination physique d'hommes-
clés de Trujillo1953.» L'approbation donnée par le secrétaire adjoint du département d'État
vaut déjà renoncement à trouver une solution par les voies officielles.
1952 VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 87. Le télégramme de la CIA, cité par Vega, est daté du 16 juin
1960.
-929-
Avec la rupture des relations diplomatiques et la fermeture de l'ambassade, à la
fin du mois d'août 1960, la place occupée par les services secrets grandit encore puisque
les deux principaux représentants consulaires travaillent tous deux pour la CIA 1954.
Washington ne communique plus avec la république Dominicaine qu'au travers de ses
agents spéciaux.

Jusqu'en avril 1961, les messages font sans cesse mention de fusils, de bombes
télécommandées, de grenades et de mitraillettes. La CIA s'enquiert des lieux où livrer
les armes et munitions en demandant des autorisations tantôt de parachutage, tantôt de
recours à la valise diplomatique. L'optique reste toujours celle de la préparation d'une
action limitée, comme l'attestent les petites quantités d'armes évoquées. Finalement, en
mars et avril 1961, trois pistolets, trois fusils et quatre mitraillettes parviendront jusqu'à
Ciudad Trujillo1955. C'est fort peu, d'autant qu'il semble bien que les mitraillettes ne
seront jamais remises aux conjurés.

D'ailleurs, les hésitations de la politique nord-américaine se reflètent dans


l'action confiée à la CIA. Les armes, nous l'avons vu, sont promises, retenues et
finalement livrées en très petites quantités.
Le même jour où les conspirateurs à Ciudad Trujillo reçoivent trois fusils, au
début du mois de mai, le président nord-américain donne des instructions
contradictoires au sein du Conseil national de Sécurité. Le compte rendu de la réunion
indique :
«Il fut pris note du point de vue du président, selon lequel les
États-Unis ne devraient pas lancer le renversement de Trujillo avant de
savoir quel Gouvernement lui succédera, et que toute action devrait être
multilatérale1956.»
Les mêmes questions sans réponse, les mêmes espoirs vains reviennent, alors
que les événements se précipitent.
Le 29 mai 1961, veille de l'attentat, Washington envoie un télégramme visé par
Kennedy au consul Dearborn indiquant que des armes vont être mises à disposition des
conjurés «sous réserve de la capacité des dissidents à les recevoir», formule assez
obscure, et ajoute :

1953 Rapport du Sénat des États-Unis, cité par B. VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 101. La réunion a lieu
le 28 juin 1960.
1954 Il s'agit des consuls provisoires Henry Dearborn et Charles Hodge.
1955 VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 40 et 41.
1956 Rapport du Sénat des États-Unis, cité par ID., ibid., p. 43. Le Conseil de Sécurité se réunit le 5 mai
1961.
-930-
«Nous ne devons pas courir le rique d'associer les États-Unis à
un assassinat politique, puisque les États-Unis, c'est une question de
politique générale, ne peuvent excuser l'assassinat. Ce dernier principe
l'emporte et doit prévaloir en cas de doute. Continuez à informer les
dissidents du soutien nord-américain à leur position1957.»
Les profondes contradictions dans lesquelles se trouve enfermé l'empire
apparaissent ici clairement. Kennedy essaie à la fois de ne pas apparaître comme le
complice de l'attentat qui se prépare et de de se lier aux conspirateurs.

Ces réticences et hésitations ne doivent cependant pas cacher le rôle non


négligeable joué par l'attitude des représentants de Washington dans le dénouement de
la crise finale du régime.

En effet, en consacrant leurs efforts à rechercher des éléments pro-nord-


américains, en les assurant de leur soutien contre Trujillo et en les aidant
matériellement dans leurs plans, les diplomates et agents secrets offrent des
perspectives politiques.
Il s'agit pour les États-Unis de prévenir une dérive de type cubain et une
intervention populaire massive en soutenant une frappe qui abattra Trujillo. Washington
joue le coup d'État contre la révolution. Elle espère ainsi pouvoir peser sur la situation
au lendemain de la chute du généralissime.

Des commerçants nord-américains installés en république Dominicaine


organisent de véritables pôles de regroupement contre Trujillo. Nous avons mentionné
le cas de Simon Thomas Stocker1958, propriétaire d'un commerce de matériaux à Ciudad
Trujillo; il faudrait au moins ajouter celui de Lorenzo Wallace Berry "Wimpy",
propriétaire d'un supermarché dans la capitale. Leur nationalité leur garantit une
certaine marge de manœuvre, d'autant que leur passé plaide pour eux 1959. Aussi leur
connaissance des réseaux du pouvoir, où ils comptent de nombreux amis, est-elle
précieuse. Leurs magasins sont des lieux de rendez-vous où, progressivement, se met en
place la trame des complots. Grâce à eux, Washington peut suivre l'évolution de la
conspiration pas à pas.
1957 ID., ibid., p. 60. Selon Goodwin, conseiller du président, la partie en caractères romains fut ajoutée à
la demande expresse de Kennedy.
1958 Selon DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 50, Stocker refusa l'argent que lui proposait la
CIA. L'attitude est révélatrice de la désaffection des hommes d'affaires nord-américains à l'égard du
régime.
1959 En particulier "Wimpy" qui était venu en république Dominicaine en 1957, au moment de
l'expédition de Cayo Confites, comme instructeur des forces aériennes. À l'époque, il avait même conduit
des opérations secrètes pour le compte de Trujillo.
-931-
Très vite, ils permettent d'entrer en contact avec des hommes sur qui l'empire
peut espérer s'appuyer. Ángel Severo Cabral, ami de Stocker, et personnage aux idées
très conservatrices, est l'un des premiers qui semble offrir les garanties suffisantes. Ce
membre de l'une des grandes familles du pays sera d'ailleurs l'un des dirigeants de
l'Union civique nationale, constituée après la mort de Trujillo. On observe ainsi que des
hommes représentant les intérêts de l'oligarchie traditionnelle s'installent de façon à
pouvoir immédiatement entrer en scène. Instruits par l'exemple cubain, ils n'entendent
pas se laisser prendre de vitesse.

Surtout, les manœuvres des agents nord-américains contribuent à accélérer la


décomposition qui commence à se manifester au sein de l'appareil. En s'opposant
violemment à Washington à partir de juillet 1960, J. Abbes, A. Espaillat et Ramfis" et,
derrière eux Trujillo, sèment eux-mêmes les germes de ce processus. La machine de la
dictature perd son sens si elle ne s'intègre plus économiquement, militairement et
politiquement dans le système impérial. Or tous les sceptiques ou les hésitants sont la
cible de la fraction enragée qui dirige l'appareil. C'est bien moins la perspective d'un
profit qui s'amenuise de jour en jour que la peur qui soude encore les rangs de
l'appareil. Nombre de cadres du régime ont donc l'impression justifiée d'une course à
l'abîme et cherchent une issue. Les encouragements des représentants des États-Unis
sont pour eux une garantie d'avenir. Ils avaient choisi Trujillo parce qu'il représentait la
puissance impériale; en l'abandonnant maintenant, ils restent dans le camp de
Washington.

L'évolution en quelques mois, bien que souterraine, est très sensible. Lorsque les
conjurés de l'hippodrome, en décembre 1958, avaient approché le général Rodríguez
Reyes, pressenti pour prendre la tête du futur gouvernement, afin de sonder ses
intentions, celui-ci leur avait répondu avec colère : «Je suis au service de Trujillo. J'ai
été formé par Trujillo. Je ne sais pas ce que vous avez à l'esprit, mais soyez prudents…
vous pourriez être pendus1960.» L'avertissement avait suffi à dissuader les comploteurs.
À l'époque, les intrigues de la CIA étaient encore contradictoires avec la politique
officielle de Washington.

Il n'en est plus de même au début de l'année 1961, lorsque l'ambassade nord-
américaine est fermée et que les sanctions interaméricaines ont été votées par deux fois.
Le général de corps d'armée José René Román Fernández "Pupo", secrétaire d'État à la
Guerre et à la Marine, marié à une nièce Trujillo, est contacté par l'un des conspirateurs.

1960 DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 49.

-932-
Le haut dignitaire se plaint d'être lourdement endetté et de ne pouvoir nourrir le bétail
de son domaine «qui souffre de faim et maigrit à la longue». Voici les arguments qui
lui sont présentés et qui finiront par emporter sa conviction :
«Modesto, Juan Tomás et les autres membres du groupe ont été
offensés et humiliés de mille manières […] De plus nous devons aller
plus vite que les communistes et si nous n'agissons par rapidement, eux
le feront et alors… Il faut voir tout cela […] à la lumière des événements
qui se succédent actuellement. Les sanctions de l'OEA qui nous
étranglent; l'économie en ruine; Trujillo qui devient fou; et Johnny
Abbes prêt à tout remettre aux communistes1961.»
L'ensemble des éléments qui expliquent les fractures au sein de l'appareil sont
réunis ici : perte du statut économique et social des cadres de l'appareil, brutalité des
méthodes de mise au pas imposées par J. Abbes, crainte d'une explosion révolutionnaire
et absence de perspectives économiques et politiques pour le pays. En somme, le
sentiment s'impose qu'un désastre est imminent.

Tous les ressentiments, toutes les haines accumulés remontent. La composition


du groupe des conspirateurs est, à cet égard, remarquable. Voyons qui sont les
principaux acteurs :

- Antonio de la Maza Vásquez, sans doute le plus ardent, est le


neveu d'Horacio Vásquez, président de la république Dominicaine jusqu'en 1930. Il
était capitaine de la garde personnelle de Trujillo en 1955. Son frère, Octavio, avait
piloté l'avion dans lequel Galíndez avait été transporté à travers le pays en 1956. Afin
d'effacer les traces, Octavio de la Maza avait été assassiné et le meurtre déguisé en
suicide1962. Dans le but d'apaiser Antonio de la Maza, Trujillo lui avait concédé ensuite
d'importants avantages, en particulier la concession de deux scieries près de Dajabón.

- Le général Juan Tomás Díaz Quezada, fils et petit-fils de


généraux, est un très ancien compagnon de Trujillo, étant natif, comme lui, de San
Cristóbal. Il a été mis à la retraite d'office quand sa sœur et son neveu, membre du 1J4,
se sont réfugiés à l'ambassade du Brésil en août 1960 et qu'il s'est montré incapable de
les livrer à la dictature.

1961 JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional junto a Trujillo…, p. 302. L'auteur, qui fut
pendant vingt ans journaliste attaché au Palais national, fut témoin de nombreuses scènes qu'il rapporte
dans cet ouvrage. Les deux conjurés cités, Juan Tomás et Modesto sont le général Díaz Quezada et son
frère.
1962 Le cadavre est déposé sur le seuil de sa maison le 7 janvier 1957. Voir 1956-1958. L'affaire
Galíndez.
-933-
- Antonio Imbert Barreras, après avoir été inspecteur général des
chemins de fer, gouverneur de la province de Puerto Plata et superviseur général de la
Loterie nationale est directeur de la cimenterie Ready-Mix, propriété de Trujillo.

- Luis Manuel Cáceres Michel "Tunti", est le petit-fils du


président de la république Dominicaine, Ramón Cáceres. C'est un ami de Radhamés, le
fils cadet du dictateur.

- Salvador Estrella Sadalhá est le frère de Guarionex,


commandant militaire de la région Nord.

- Enfin Amado García Guerrero, lieutenant de la garde de


Trujillo, renseigne les conjurés sur les allées et venues du dictateur.

Comme on le voit, il ne s'agit pas de personnages périphériques à la dictature. À


travers leur réunion, le déroulement des faits depuis 1956 prend tout son sens : de
l'enlèvement de Galíndez à la répression contre les membres du 1J4, les événements
inscrits dans la vie personnelle des conjurés apparaissent comme les témoins de
secousses qui ont profondément ébranlé l'appareil, au point de conduire ces cadres de la
dictature à se retourner contre elle. Enfermé dans une impasse politique, le régime a lui-
même posé les jalons de son déclin et de sa chute, depuis près d'un lustre.
Du même coup, les grandes familles, dominées et disciplinées par la dictature,
resurgissent, même si elles sont très affaiblies.

Le processus a pris son élan et court sur son erre. La CIA, empêtrée dans des
ordres contradictoires, ne le téléguide pas, mais elle le suit et l'accompagne. Elle est
constamment informée de l'évolution du complot 1963. Washington assiste aux
événements qui découlent de ses choix, plus qu'elle n'y participe1964.

1963 Dès le 25 avril 1961, la CIA annonçait que Antonio de la Maza se préparait à assassiner Trujillo. Le
17 mai, elle annonçait une tentative qui devait échouer. Le 21 du même mois, le consul Dearborn faisait
savoir à Washington qu'il était trop tard pour tenter de freiner les opérations. On pourra consulter à ce
sujet VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 42 et 59 qui cite le rapport du Sénat nord-américain sur ces
questions.
1964 Les déclarations que fit Dearborn par la suite et que commente DIEDERICH, Trujillo. The death of
the goat, p. 263, sont éclairantes : «La CIA fut-elle le principal partenaire des assassins dans cet acte de
tyrannicide ? Il ne fait pas de doute que la CIA fut un complice. Les assassins auraient-ils agi sans le
soutien des États-Unis ? Henry Dearborn […] reconnaît que l'atmosphère d'hostilité à Trujillo dans tout
l'hémisphère “encouragea ceux qui antérieurement n'auraient pas osé tenter un acte d'opposition et
encore moins un assassinat.” Il nie la responsabilité des États-Unis dans la mort de Trujillo».
-934-
CONCLUSION

-935-
• VERS UNE NOUVELLE INTERVENTION DIRECTE

Avec la mort du Chef, le régime, qu'il avait taillé à sa mesure, disparaît. L'Ère
de Trujillo prend fin. Nous n'étudierons donc pas la période qui s'ouvre en tant que telle
car ce serait sortir du cadre de cette étude.
Néanmoins, le cours des événements dans les jours et les mois qui suivent
permet de tirer un premier bilan des trente-et-une années de dictature. Nous ne
l'examinerons que sous cet angle.

La première conclusion est précisément qu'il ne peut y avoir de trujillisme sans


Trujillo. Dès le lendemain de sa mort, les signes en apparaissent au grand jour :

- Moins de deux semaines après l'attentat, Johnny Abbes García


quitte précipitamment le pays1965. Afin de donner un air de légalité à ce qui apparaît
publiquement comme une fuite, on fait savoir par la suite qu'il est nommé ambassadeur
à Tokyo… L'orientation suivie au cours de la dernière période se solde donc par un
échec manifeste. Mais, bien plus grave, l'événement est l'expression d'une défaite de
l'appareil dans son ensemble. En effet, Abbes García était l'ombre portée de Trujillo et,
à ce titre, le chef indiscuté des réseaux policiers, politiques et bureaucratiques de la
dictature. Hier craint de tous, le voici réduit à la condition de fuyard. L'appareil sent
que le pouvoir lui échappe et ne peut le cacher.

- Les événements vont rapidement confirmer que, décapité par la


mort du Benefactor, l'appareil ne contrôle plus la situation..
Au début du mois de juillet, Radio Caribe est incendiée. Un centre vital de la
propagande de la dictature est ainsi atteint.
À la fin de ce même mois, l'un des plus haut dignitaires du régime, Álvarez Pina
"Cucho", démissionne de sa charge de président du Parti dominicain. Le pilier politique
du régime est profondément ébranlé1966.

1965 Dès le 11 juin 1961.


1966 Radio Caribe est incendiée le 7 juillet 1961. Álvarez Pina démissionne de la présidence du PD, le
26 de ce même mois.
-936-
- Dans le même temps, le cadre politique de la dernière période
de la dictature est ouvertement démantelé.
Balaguer dénonce publiquement Cuba et le communisme. Il fait même voter par
le Congrès une nouvelle loi interdisant les organisations communistes 1967. Il indique
ainsi clairement que c'en est fini des vélléités d'opposition à Washington.

- Événements encore plus significatifs : les uns après les autres,


les partis d'opposition se constituent au grand jour et sont officiellement reconnus par
Balaguer.
Trois des principaux dirigeants nationaux du Parti révolutionnaire démocratique
de Juan Bosch, quittant leur exil, arrivent au début de juillet.
Une semaine plus tard, l'Union civique nationale (UCN) est fondée. Il s'agit d'un
rassemblement d'opposition constitué par les grandes familles mais qui compte
également de nombreux cadres qui quittent le PD et des militants communistes.
Le Mouvement du 14 juin, s'organise publiquement à son tour dès la fin du
mois1968.
Immédiatement, les meetings et manifestations commencent. Presque
invariablement, la mobilisation se dirige contre l'ordre ancien. Le slogan lancé par le
dirigeant de l'UCN, Viriato Fiallo : «Cela suffit !» épouse le cours que prend de lui-
même le mouvement général1969.

Aucun des événements énumérés n'aurait été concevable dans le cadre de la


dictature. Certes, on avait assisté à de brusques revirements et à la constitution
d'éphémères partis d'opposition, mais toujours sous le contrôle de l'appareil. Les
démissions de dignitaires trujillistes étaient en fait des limogeages dictés par le
Benefactor : loin d'affaiblir l'autorité du centre, elles visaient à la renforcer. On est ici
en présence d'un tout autre phénomène qui se développe très rapidement : à l'évidence,
le monopole du pouvoir, ressort essentiel du régime, est en ruines.
Il est clair que plus rien ne sera comme avant.

1967 Cette loi est adoptée le 12 juillet 1961. Un mois plus tôt, le 13 juin, le président Balaguer avait fait
de premières déclarations hostiles au gouvernement cubain et au communisme.
1968 Ángel Miolán, Nicolás Silfa et Ramón Castillo, arrivent le 5 juillet 1961 à l'aéroport de Ciudad
Trujillo, où ils sont accueillis par R. Demorizi, nouveau secrétaire d'État à l'Éducation. Le 10 du même
mois, Balaguer reçoit officiellement la délégation du PRD. Le lendemain, 11 juillet, l'UCN annonce sa
constitution. L'assemblée constitutive du 1J4 comme organisation politique publique se tient le 30 juillet.
1969 On notera que Radio Caribe est incendiée par la foule qui manifeste à l'issue du premier meeting du
PRD. Le slogan «¡Basta ya!» («Cela suffit !») est lancé par Viriato Fiallo, lors du premier rassemblement
organisé par l'UCN, le 29 juillet 1961, il sera souvent repris par la suite.
-937-
Mais les développements politiques apportent un autre enseignement sur la
dictature, apparemment contradictoire. En effet, alors même qu'il perd pied, l'appareil
manœuvre désespérément pour garder le pouvoir. Le clan Trujillo, mais aussi la police,
l'armée et les hommes de main de la dictature refusent de passer la main :

- Trois jours après la mort de son père, "Ramfis" est nommé chef
de l'état-major unifié des forces armées, poste créé tout exprès par Balaguer. Malgré les
circonstances adverses, le rêve dynastique semble s'incarner en la personne du fils aîné.
La dictature se recentre sur l'essentiel : l'armée.

- La répression s'abat avec une rare violence sur tous ceux qui ont
été mêlés à l'attentat. Le SIM n'hésite pas à les mitrailler en pleine rue. D'autres,
capturés, sont affreusement torturés sous la conduite personnelle de "Ramfis". La
vengeance s'exerce jusqu'au bout puisque, le jour même de son départ définitif, le fils
aîné de Trujillo participe à l'assassinat des six prisonniers encore en vie1970.

- Face aux manifestations, les réactions de l'appareil sont souvent


extrêmement brutales.
En septembre, à l'occasion d'une visite de la Sous-Commission de l'OEA
chargée d'examiner l'évolution du pays en vue de la levée des sanctions, une violente
échauffourée oppose des policiers et des hommes de main de la dictature à des milliers
de manifestants. Sous les yeux des délégués internationaux, les caliés tirent sur la foule
qui les prend à partie, causant plusieurs morts.
En octobre, les étudiants qui demandent la démission du recteur trujilliste,
manifestent. Balaguer fait fermer l'université. L'agitation s'étend et la police intervient,
sous une grêle de pierres et d'objets divers. Des étudiants et des lycéens sont poussés
des toits dans le vide. On relève à nouveau des morts parmi les jeunes1971.

1970 Balaguer nomme "Ramfis" chef de l'état-major unifié des forces armées dès le 2 juin 1961.
Ce même jour, Amado García Guerrero est criblé de balles par le SIM. Le 4 juin, Juan Tomás Díaz et
Antonio de la Maza sont tués à leur tour. Le 30 juin, "Ramfis" torture sauvagement le général Román
Fernández "Pupo". Le 18 novembre, les six prisonniers restants sont assassinés. Parmi les conjurés, seuls
Luis Amiama Tió et Antonio Imbert Barreras réussissent à échapper aux recherches et sauvent leur tête.
1971 Le 12 septembre 1961, la foule s'est rassemblée au pont Ramfis, par où la Sous-Commission des
sanctions doit passer. Les occupants d'une voiture ouvrent le feu. Les manifestants empêchent alors la
police de s'emparer du cadavre du Dr. Víctor Rafael Estrella Liz. Enveloppé dans le drapeau dominicain,
son corps sanglant est brandi devant les véhicules de la Sous-Commission.
Du 16 au 20 octobre, les étudiants et lycéens manifestent et occupent une partie de la ville coloniale,
déclarée "territoire libre d'Amérique". Dès le 17, Balaguer fait fermer l'université par décret jusqu'au 7
janvier.
Ces événements ont été décrits par de nombreux auteurs et témoins. On pourra se reporter notamment à
DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat; NIEDERGANG, La révolution de Saint-Domingue; SOUCHÈRE,
Crime à Saint-Domingue…; VARGAS, El final de una tiranía; VEGA, Kennedy y los Trujillo; etc.
-938-
- Héctor Trujillo "Negro" et José Arismendi "Petán" incarnent,
plus encore que "Ramfis", la résistance de l'appareil au changement.
Alors que María Martínez et Rhadamés, la femme et le fils cadet de Trujillo,
quittent le pays à destination des États-Unis à la fin du mois d'août, les deux frères du
Benefactor restent et s'emploient à rassembler et à mobiliser les réseaux de l'appareil
militaire et policier. Ce n'est que deux mois plus tard, sous la pression de Washington,
qu'ils cèdent et s'éloignent. Haïti, La Jamaïque et les Bermudes sont leurs refuges
successifs, d'où ils continuent à comploter.
Apprenant que "Ramfis" a décidé d'abandonner la partie, ils sont de retour trois
semaines plus tard et commencent les préparatifs d'un coup d'État. "Petán" reprend
aussitôt le contrôle de la radio La Voz Dominicana. Le bruit se répand que sa bande
armée, les Cocuyos de la Cordillera, s'apprêtent à marcher sur la capitale. Quant au
généralissime "Negro", il parade à Ciudad Trujillo, entouré d'un aréopage d'officiers de
haut rang.
L'opération n'échoue finalement que parce que l'US Navy envoie une puissante
flotte d'intervention devant la capitale dominicaine, sur ordre de Kennedy. Plusieurs
centaines de Marines se tiennent prêts à débarquer. Une escadrille d'avions à réaction
menaçante, en provenance de l'aérodrome de la marine nord-américaine de Porto Rico,
survole Ciudad Trujillo à plusieurs reprises. Enfin le commandant de la base aérienne
de Santiago, le général Rodríguez Echavarría, fait mitrailler par ses avions les abords
des camps militaires favorables au clan Trujillo et annonce qu'il soutient Balaguer.
Visiblement, les frères du Benefactor ne sont pas de taille. Nantis d'une somme
énorme, ils quittent définitivement le pays1972.

Les caractéristiques de "Negro" et "Petán", d'ailleurs souvent présentés comme


inconsistants et vélléitaires, ne suffisent pas à expliquer l'extraordinaire pugnacité de
l'appareil, dans une situation pourtant défavorable. En fait, l'énorme machine reste en
place, même si elle est provisoirement au repos. Repliés dans leurs camps et bases tout
autour de la capitale et à proximité des grandes villes de province, les militaires sont
conscients de disposer d'un instrument décisif. Ils sont les maîtres d'un armement
moderne et considérable. Le réseau des indicateurs n'est nullement démantelé. Les
officiers, formés par Trujillo, sont toujours à leurs postes. Force autonome dans la
société dominicaine, l'armée échappe au contrôle réel du gouvernement. Même si ce
1972 La veuve de Trujillo et son fils Rhadamés quittent le pays dès le 27 août 1961. "Petán" et "Negro"
partent à leur tour le 24 octobre, mais ils rentrent en république Dominicaine le 15 novembre, quand
"Ramfis" leur annonce son intention de démissionner. Il part effectivement le 18 de ce mois. Dès lors les
événements se précipitent. Les deux frères de Trujillo préparent un plan de coup d'État, baptisé Feu vert -
Luz verde. Le 19 novembre, un premier porte-avion nord-américain accompagné de plusieurs frégates
apparaît devant Ciudad Trujillo, à la limite des trois milles. Ce même jour, onze avions d'attaque
Skyhawk survolent le pays et le général Rodríguez Echavarría déclare son opposition au clan Trujillo.
Dans la nuit, les deux frères partent pour les États-Unis à bord d'un avion.
-939-
dernier n'est plus entre les mains des généraux, il continue à ne disposer que d'un
pouvoir symbolique.

Ayant perfectionné pendant plus de trente ans l'héritage légué par l'armée
d'occupation nord-américaine, la dictature de Trujillo laisse une société profondément
désarmée face à un corps policier et militaire dominateur, aguerri et suréquipé.
Telle est la deuxième conclusion qu'impose le cours des événements.

Un troisième aspect apparaît alors : loin de préparer des perspectives nationales,


la dictature a conduit le pays à une situation inextricable et insupportable.
Le mouvement politique et social qui s'est engagé se dirige naturellement vers le
pouvoir et pose inéluctablement la question du démantèlement de l'ordre ancien.
Dans ces conditions, l'appareil policier et militaire de la dictature comprend qu'il
ne peut se dépouiller des prérogatives acquises sans s'exposer à tout perdre.
La coexistence semble impossible. Ou bien on revient en arrière et l'armée
instaure une dictature, ou bien toute la machinerie laissée par le régime, organe réel du
pouvoir, est détruite. Toute voie moyenne semble exclue. En tombant, la dictature
laisse un vide béant que l'une ou l'autre des deux forces doit combler. On est bien en
présence d'une situation révolutionnaire, au sens littéral du terme1973.

C'est précisément ce que Washington, instruite par l'expérience cubaine, redoute


le plus. Les États-Unis sont donc progressivement amenés à renforcer leur présence
pour défendre l'ordre impérial dans l'hémisphère. L'arrivée de la flotte d'intervention
nord-américaine, forte de dix-huit bâtiments dont deux porte-avions, en novembre
1961, est faite pour clore définitivement une querelle. Il s'agit en réalité du début d'un
engrenage.

1973 NIEDERGANG analyse ainsi la situation dans La révolution de Saint-Domingue, p. 142 : «Si l'attentat
du 30 mai pouvait, dans une certaine mesure, faire songer au complot de juillet contre Hitler, c'est un
petit procès de Nuremberg qui aurait dû avoir lieu à Saint-Domingue, au début de l'année 1962, pour
que tout la lumière soit faite avec sérénité sur les assassinats et les humiliations perpétrés au nom et
pour le compte de l'ère de Trujillo. Pour un homme pondéré comme Juan Bosch, les règlements de
compte hâtifs dans la rue ne réglaient rien, et il avait raison. Mais à sous-estimer la puissance de
l'appareil militaire et policier du trujillisme, il donnait lui-même une première arme à ceux qui allaient
l'abattre en septembre 1963.» Le diagnostic est extrêmement lucide. Mais la perspective d'un «petit
procès de Nuremberg» est complètement irréaliste. Washington était complètement opposée à une telle
solution qui aurait conduit à un affrontement direct avec l'armée et la police. Il ne nous semble pas qu'il
était possible de conduire «avec sérénité» un démantèlement des institutions léguées par la dictature
dans le strict cadre judiciaire. Mener à bien cette profonde révision aurait supposé des bouleversements
politiques et sans doute une intervention populaire massive, auxquels Bosch n'était pas prêt à l'époque.
-940-
En fait l'affrontement, que nous avons vu se dessiner immédiatement après la
mort de Trujillo, se poursuit pendant de longs mois sans arriver à établir un ordre
stable. Les "solutions dominicaines", imaginées à Washington, échouent les unes après
les autres, comme avaient échoué les plans pour favoriser une transition en douceur, au
lendemain de la mort du Benefactor1974. Bien au contraire, au fil des événements, la
perspective d'une rupture complète, qui remettrait en cause l'ordre impérial, ne cesse de
mûrir :

- Le départ du clan Trujillo, donne lieu à un mouvement


multiforme et qui échappe à tout contrôle. Dans l'ensemble du pays, des foules se
précipitent pour abattre les symboles de la dictature. Les plaques commémoratives sont
arrachées, les inscriptions effacées et martelées, les propriétés pillées. Des mouchards
sont identifiés et violemment pris à parti. La capitale reprend le nom de Saint-
Domingue. Dans sa ville natale, la statue équestre du Benefactor est abattue. On peut
voir celui qui avait lancé en guise de slogan politique : «Mais je resterai en selle», jeté
à bas de son cheval1975. Image métaphorique qui traduit parfaitement le désir d'en finir
avec l'organisation de la société mise en place par la dictature. Geste également
significatif : le Parti dominicain est officiellement dissous1976.

- Bientôt, à l'initiative de l'UCN, une grève générale éclate pour


obtenir le départ de Balaguer. Elle dure douze jours. Le général Rodríguez Echavarría
fait donner les chars dans le Conde, la rue centrale de la capitale, pour disperser la
foule1977.

- Washington, préoccupée, a beau obtenir sous la contrainte que


se mette en place un Conseil d'État rassemblant pêle-mêle des représentants de l'UCN
et de l'Église sous la présidence de Balaguer, le replâtrage ne tient pas1978.

- En effet, au bout de quelques jours, Balaguer lui-même organise


un coup d'État, avec l'appui du général Rodríguez Echavarría, contre le Conseil qu'il

1974 Signalons, par exemple, que Washington avait pensé s'appuyer sur "Ramfis" contre ses oncles…
1975 Cette photographie saisissante est reproduite dans VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 373. On se
souvient de la campagne de 1942 menée sous le slogan mentionné. Cf. 1939-1945. Conforter le pouvoir
du Chef.
Les foules commencent à détruire les symboles du régime à partir du 21 novembre 1961, quand le départ
des Trujillo devient officiel. Ciudad Trujillo reprend le nom de Saint-Domingue deux jours plus tard.
1976 Balaguer procède à cette dissolution le 28 décembre 1961.
1977 La grève est lancée le 27 novembre 1961 par l'UCN. Le PRD refuse de s'associer au mot d'ordre.
Elle dure jusqu'au 9 décembre suivant. Les chars sont envoyés dans le centre de la capitale le 30
novembre. Il n'y a pas effusion de sang.
1978 Le Conseil entre officiellement en fonction le 1er janvier 1962. Parmi les partis d'opposition, seule
l'UCN y participe.
-941-
préside. La riposte est une grève générale pratiquement totale dans l'ensemble du pays.
Rodríguez Echavarría est arrêté, et il doit partir en exil avec Balaguer1979.

Pour apprécier cette profonde instabilité que laisse derrière elle la dictature, il
faut souligner la remarquable modération des états-majors politiques. Le PRD de Bosch
refuse de s'associer aux poursuites contre les mouchards et nervis de la dictature. Il ne
participe pas à la grève générale de novembre 1961. L'UCN, nous l'avons vu, accepte
de figurer dans un Conseil d'État sous la présidence de Balaguer, alors qu'elle exigeait
son départ quelques jours plus tôt. L'Église, quant à elle, s'évertue à favoriser des
solutions de compromis qui freinent la "détrujillisation"1980.
Il convient surtout de rappeler que Washington jette tout son poids
diplomatique, économique et militaire pour conjurer l'explosion. La stratégie de
l'Alliance pour le progrès, censée empêcher que l'exemple cubain ne fasse école, serait
mise en danger1981.

Néanmoins, toutes ces forces conjuguées finissent par aboutir à une solution à la
fin de l'année 1962 : des élections ont lieu et Bosch est élu président avec le soutien de
Washington. On peut penser que la porte est enfin ouverte pour un réformisme modéré
qui permette d'instaurer une certaine stabilité. Illusion vite dissipée puisque, sept mois
après son investiture, Bosch est renversé par un coup d'État militaire 1982. Rapidement, la
violence réapparaît. L'armée traque et assassine les jeunes du 1J4 qui ont voulu prendre
le maquis, la police intervient contre les grèves qui éclatent et arrête les dirigeants. Les
putchistes sont soutenus par les États-Unis, l'Église et les secteurs conservateurs, pris de
peur devant les dangers potentiels d'une situation que Bosch ne parvient pas à contrôler.
Une fois encore, le balancier retourne en arrière : les officiers issus de la dictature
reviennent sur le devant de la scène.

L'une des conséquences majeurs du régime de Trujillo apparaît clairement : la


dictature s'est si étroitement confondue avec l'État qu'il n'est plus possible de le

1979 La tentative de coup d'État a lieu le 16 janvier 1962. Le 18, elle échoue.
1980 Tel est le néologisme -destrujillización- couramment employé à l'époque.
Parmi les nombreuses initiatives de l'Église, signalons la décision de Mgr Reilly, bête noire de la
dictature, de faire célébrer des offices pour le repos de Trujillo, dès le 6 juin 1961, une semaine après la
mort du dictateur.
1981 On retiendra comme particulièrement significatif le fait que la même Conférence des ministres des
Affaires étrangères des pays de l'OEA, réunie du 22 au 31 janvier 1962 à Punta del Este lève les
sanctions économiques contre la république Dominicaine (le 29) et suspende la participation de Cuba à
l'organisation panaméricaine.
1982 Le PRD gagne les élections et Juan Bosch est élu président le 20 décembre 1962. La cérémonie
d'investiture a lieu le 27 février 1963 en présence notamment de Lyndon B. Johnson, vice-président des
États-Unis, de Muñoz Marín, gouverneur de Porto Rico, de Betancourt, président du Venezuela, et de
Figueres, ancien président du Costa Rica. Bosch est renversé le 25 septembre de la même année.
-942-
réformer. D'où le caractère versatile de la politique impériale qui, successivement,
soutient "Ramfis" puis l'abandonne, appuie Balaguer et le chasse, intronise Bosch et
ceux qui le renversent… Toutes ces tentatives infructueuses sont autant de perspectives
qui se ferment les unes après les autres. L'État dominicain est devenu une sorte de
fossile, inapte à survivre sous sa forme ancienne, mais également incapable d'évoluer.
La dictature, stérilisant le champ politique classique, est à l'origine d'une crise
sans précédent de l'État et de toutes les institutions.

Le dénouement de cette situation bloquée permet de compléter le bilan de la


dictature.
En effet, le Triumvirat issu du coup d'État subit à son tour les effets de la crise.
Il ne peut plus gouverner comme Trujillo alors que l'opposition s'est organisée. Bosch,
Balaguer, le 1J4, les communistes du PSP s'agitent; leurs réseaux se mobilisent. L'UCN
qui soutient le gouvernement n'est pas le Parti dominicain. La population ne se résigne
pas, les mouvements de protestation vont grandissant. Bientôt le cœur du système est
atteint : des officiers, souvent jeunes et disposant d'une formation technique poussée,
entrent en contact avec Bosch. Paradoxe qui est un signe du temps : une conspiration se
prépare pour rétablir la légalité constitutionnelle. Un coup d'État contre le coup d'État,
en somme.
Ce second putsch n'aura pas lieu : la foule, prévenue avant l'heure, descend
spontanément dans la rue pour manifester sa liesse. Le cadre institutionnel craque1983.

Dès le lendemain, 25 avril 1965, le débordement commence. Les militaires


constitutionnalistes distribuent des armes à la population. Les rues de la capitale sont le
théâtre de violents affrontements avec l'armée héritée de Trujillo. Le troisième jour
celle-ci, battue, ne tient plus que la base de San Isidro.
La république Dominicaine, brisant le corset imposé par la dictature, s'apprête à
sortir des limites fixées par l'empire. Après avoir tout fait pendant quatre ans pour
éloigner le spectre d'une "deuxième Cuba", Washington constate que ses pires craintes
sont sur le point de se réaliser.
Le 28 avril, commence le débarquement de 42 000 Marines en république
Dominicaine sur ordre du président Johnson.

1983 La chute du Triumvirat est annoncée le 24 avril 1965. Aussitôt des manifestations s'organisent
spontanément. L'armée se divise. Le président du Triumvirat, Donal Reid Cabral est arrêté. Dès le
lendemain, les affrontements commencent. De nombreuses images d'archives de ces événements figurent
dans le montage vidéo Abril. La trinchera del honor, de René FORTUNATO.
-943-
Fruit différé de l'occupation par l'US Navy de 1916 à 1924, la dictature conduit à
une nouvelle intervention directe de la marine nord-américaine, quatre ans après sa
disparition.

Son rôle politique apparaît ainsi pour ce qu'il est : au-delà des discours de
circonstance, des intérêts particuliers et des manœuvres conjoncturelles, la fonction de
Trujillo est de relayer l'ordre impérial en république Dominicaine.
Il permet ainsi à Washington de se tenir à distance et de bénéficier d'une marge
indispensable au maintien de son hégémonie sur le continent.
En prenant en charge les besoins de l'empire, la dictature décentralise les
problèmes, absorbe en grande partie les chocs, règle à sa manière les questions au
niveau local. C'est sur cette différenciation que repose l'unité de la stratégie définie à
Washington.

Mais la perspective tracée par les événements qui suivent la chute du régime,
éclaire également les limites de la dictature.
Instrument très spécialisé, la dictature fait inévitablement surgir des
contradictions dans le système. Les exigences particulières de son développement et de
sa survie la conduisent à introduire des dérives dans la stratégie et engendrent des
heurts, souvent violents, avec d'autres régimes de l'hémisphère.
Conséquence grave pour l'empire : si la dictature diffère les effets des secousses
qui se produisent au plan local, elle les accumule en son sein sous une forme
cristallisée. Quand elle entre en crise, l'énergie brutalement libérée ébranle le système
impérial lui-même. Ainsi, la confiscation du pouvoir par un appareil militaire et policier
centralisé autour d'un seul chef permet-elle de tenir la société dominicaine dans un
carcan. Mais lorsque des évolutions se produisent, cet appareil devient à son tour un
obstacle à l'ordre panaméricain. Quand il s'effondre, des forces incontrôlées jaillissent,
qui prennent une forme explosive et tendent inévitablement à sortir le pays de l'orbite
nord-américaine. C'est ainsi que, de coup d'État en coup d'État et de coalition en
coalition, on est arrivé à l'irruption sur la scène des masses elles-mêmes.

Paradoxalement, Trujillo, cet ami fidèle des États-Unis, a sans doute fait plus
que la plupart des autres gouvernements dominicains pour préparer un affrontement
direct de la société de son pays avec la puissance impériale.

-944-
Observons finalement que la dictature avait été conçue pour éviter l'engagement
direct de la force impériale et qu'elle n'a fait que la contraindre à intervenir à nouveau,
dans une situation plus dégradée1984.

1984 Nous pensons d'abord au cauchemar que constitue pour Washington le régime cubain, éclatante
démonstration pour bien des Latino-Américains qu'il est possible d'échapper au système impérial dans
l'hémisphère. Mais il faut également penser que c'est le moment où, jour après jour, les États-Unis sont
amenés à s'engager au Vietnam dans une opération qui se révélera désastreuse.
-945-
• UN RÉGIME VASSAL

Ce bilan de la dictature, établi à partir de l'héritage politique qu'elle laisse


derrière elle, invite à prendre du recul. Il reste donc pour finir à dégager ses traits
fondamentaux, en partant d'une vision globale.

Dans ses rapports avec Washington, le Benefactor ne se définit pas comme un


simple pantin1985. À la différence d'une puissance proprement coloniale, les dirigeants
politiques nord-américains n'installent pas leur administration en république
Dominicaine, ni même leur armée. L'objectif de l'occupation militaire de 1916 à 1924
est au contraire de mettre en place les éléments nécessaires à un fonctionnement
autonome du pays, dans le cadre de l'empire évidemment.

Les relations entre Washington et Ciudad Trujillo sont conçues sur le modèle
féodal et non colonial. Comme un vassal, le Benefactor dispose d'une entière
responsabilité dans les limites de son fief. À lui de définir la politique à mettre en
œuvre et les moyens à employer. À lui également de retirer les bénéfices de la
concession qui lui est accordée. En contrepartie, il lui est demandé de maintenir l'ordre
et d'assurer la participation de la république Dominicaine au système impérial sur les
plans économique, stratégique et politique.
Les deux capitales sont d'accord sur un point essentiel : le seul interlocuteur en
république Dominicaine est Trujillo.

Cet aspect fondamental éclaire diverses caractéristiques de la dictature :

- Le régime repose sur cette relation exclusive avec


Washington. Les hommes d'affaire nord-américains n'implantent pas leurs entreprises
sans traiter avec lui, mieux, ils l'associent à leurs intérêts; l'armée des États-Unis lui

1985 Il y a pendant la dictature des présidents fantoches : Jacinto Peynado et Troncoso de la Concha entre
1938 et 1942, Héctor Trujillo sous une forme différente de 1952 à 1960, puis Balaguer pour finir, dans
des circonstances particulières, mais celui qui tire constamment les ficelles est justement R. L. Trujillo.
-946-
rend régulièrement visite, elle instruit ses officiers selon ses plans; les diplomates se
tiennent en liaison avec le Benefactor, même lorsqu'il n'a aucun titre officiel.
À ce privilège correspond le monopole absolu du pouvoir en république
Dominicaine que nous avons analysé tout au long de notre étude. Les deux aspects sont
étroitement liés.

- On notera d'ailleurs que la relation de vassalité ne


s'établit d'une façon accomplie qu'à la suite de tractations laborieuses et comme fruit
d'une expérience historique.
Pendant une longue période, les dirigeants nord-américains maintiennent leur
contrôle direct sur les Douanes dominicaines et donc sur le budget de l'État. Il faut
attendre l'implication progressive des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale
pour que la Convention restituant l'administration des Douanes à la république
Dominicaine soit signée, en septembre 1940. C'est l'année suivante, six mois avant
Pearl Harbor et l'entrée en guerre, que le transfert sera effectif.
Encore reste-t-il un instrument de contrôle indirect sous la forme de la créance
nord-américaine qui n'est soldée par Trujillo qu'en septembre 1947, six mois après le
discours de Truman qui inaugure la guerre froide. Il faudra même attendre août 1951
pour que Washington reconnaisse que la dette extérieure a été pleinement liquidée et
que la république Dominicaine n'est plus liée par aucune convention économique. La
guerre de Corée a éclaté un peu plus d'un an auparavant1986.

Le schéma tracé dès le retrait des troupes de l'US Navy en 1924, ne se développe
donc que très progressivement. Les nécessités historiques devant lesquelles se trouvent
placés les États-Unis les amènent à en développer peu à peu toutes les implications. La
forme particulière de subordination de Ciudad Trujillo témoigne à sa façon de
l'évolution de l'empire.

- On comprend que la dictature épouse ce mouvement et


se fraye une place dans le débat impérial. L'Amérique du Nord se cherche : la situation
internationale lance sans cesse de nouveaux défis; les groupes d'influence, les fameux
lobbies, s'affrontent à Washington; les changements d'Administration donnent lieu à de
brusques virages politiques; le Pentagone, le département d'État, le Congrès, le FBI ou
la CIA, vecteurs de projets différents, divergent et manœuvrent en coulisse les uns
contre les autres…
Trujillo, qui sait que son sort dépend de ces tractations et des évolutions qui en
découlent, cherche à s'allier aux clans susceptibles de lui être favorables et les soutient
1986 Pour tous ces événements, auxquels nous avons déjà fait référence, on pourra se reporter à la
Chronologie en annexe.
-947-
dans leur combat. Il se prête même volontiers à devenir leur instrument. À Washington,
on se jette volontiers à la face le Benefactor. Les uns n'hésitent pas à en faire un
modèle1987 tandis que les autres le présentent comme le déshonneur de l'Amérique.
Parfois, le point de vue change subitement1988.
Dans ce monde mouvant, Trujillo est contraint de mener une offensive constante
pour défendre et renforcer une place toujours remise en cause. La forme de la
subordination, qui donne une large autonomie à la dictature n'exclut nullement le
conflit, elle l'implique même.

- Cette relation conflictuelle ne peut se développer que


parce qu'elle s'exerce dans le cadre d'une relation inégale, parfaitement définie à
l'avance et reconnue de part et d'autre.
La dictature tire son droit à l'existence d'un principe intangible et exclusif : elle
doit servir l'empire. Trujillo, qui reçoit son premier pouvoir de commandement de ses
supérieurs hiérarchiques, les officiers de l'US Marine Corps, en a une claire conscience.
La légitimité lui vient d'abord d'en haut; c'est à cette condition qu'elle peut s'affirmer
sur le terrain ensuite. L'extraordinaire capacité manœuvrière de la dictature tient à cette
certitude absolue. Trujillo ne discute jamais ses services, il en fait seulement valoir le
prix. Même la provocation est calculée pour faire ressortir combien il est un vassal
précieux. La dictature sait très exactement où se trouve la limite; c'est justement
pourquoi elle peut se risquer à la frôler1989.
Les dirigeants nord-américains connaissent la nature de ce lien, et l'avantage
décisif qui leur est ainsi conféré. D'où leur compréhension politique, malgré une
répulsion personnelle et morale souvent très perceptible. Le secrétaire d'État Cordell
Hull aurait émis au sujet du Benefactor ce jugement cru, qui semble presque
emblématique : «C'est peut-être un fils de pute, mais c'est notre fils de pute1990.»
Il est possible que le mot soit apocryphe; le journaliste nord-américain qui le
rapporte, excellent connaisseur de la dictature, n'en a pas moins parfaitement exprimé
les rapports qui lient les deux capitales.
1987 Comme Gardner R. Withrow, représentant républicain du Wisconsin, qui n'hésite pas à déclarer en
février 1959 devant le Congrès dominicain que si Trujillo était né aux États-Unis, il serait devenu
président.
1988 L'un des cas individuels les plus frappants reste celui de Hamilton Fish, représentant républicain
pour New York qui, à la suite du massacre des Haïtiens en 1937, intervient dans le débat parlementaire et
lance «un appel, une protestation, un blâme [contre] l'atrocité la plus infâme qui ait jamais été perpétrée
sur le continent américain». À cette occasion, il présente Trujillo comme «l'un des dictateurs vivants les
plus despotiques et tyranniques» ATKINS, The United States and the Trujillo regime, p. 55. Deux ans plus
tard, il est devenu un agent très actif du Benefactor. En 1942, la presse affirme que le dictateur
dominicain lui a versé 25 000 $. Time du 17/08/42.
1989 On se souvient, par exemple, des gestes en direction du Reich avant la guerre. L'empressement avec
lequel Trujillo choisit son camp lorsque l'Amérique est entraînée dans la tourmente montre qu'il s'agissait
en réalité de signaux adressés à Washington.
1990 Rapporté par DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 38, sans autres précisions.

-948-
Une observation supplémentaire corrobore, a contrario, notre conclusion. En
1960, lorsque la dictature voit le pouvoir lui échapper, qu'elle n'est plus capable de
maintenir l'ordre en république Dominicaine, elle perd également le sens de sa
subordination à Washington au point de tenter de se rapprocher de La Havane. Sous la
conduite de Abbes García et de Trujillo, le régime, brisant le lien d'allégeance, se
condamne lui-même à l'errance et à la disparition.

Ni fantoche, ni indépendant, Trujillo déroute bien souvent les analystes.

D'autant qu'il s'est lui-même plu à répandre un épais rideau de fumée sur ses
actions. Chacune des marques de confiance de Washington est immédiatement
présentée comme un gage d'indépendance. Revendiquant le titre de fondateur de
l'identité dominicaine, il n'hésite pas à se comparer à Bismarck ou à Mustapha Kemal.
La propagande ne recule pas devant les anachronismes et transpositions de lieux. Car, à
l'évidence, la république Dominicaine du milieu du XXème siècle n'est ni l'Allemagne
de la deuxième moitié du XIXème ni la Turquie des années vingt 1991. Mais l'appareil n'a
d'autre objectif que de forger l'image du Père de la Patrie Nouvelle et de travestir les
réalités du régime, sans s'embarrasser de rigueur historique. L'omniprésence étouffante
de la police et de l'armée doit être présentée comme une mobilisation contre les
ennemis de l'identité dominicaine. Le gonflement de la fortune du dictateur comme un
enrichissement du pays. La dépendance comme un destin choisi.

La contre-propagande, en particulier au moment de la guerre froide, a répondu


par des images symétriques. La dictature n'apparaît plus que comme un faux-semblant.
Toutes les ficelles seraient tirées par la Maison Blanche. Les progrès matériels sont
tenus pour quantité négligeable. Les frictions entre Ciudad Trujillo et Washington sont
présentées comme une pure mise en scène.

Ce jeu de miroirs est propre à égarer l'observateur insuffisamment averti.


Faisons le point.
1991 La perspective téléologique est sous-jacente : chaque nation poursuivrait son développement propre,
s'acheminant inéluctablement vers sa pleine réalisation. Les circonstances historiques ne sont plus
perçues que comme des aléas, qui peuvent retarder la marche mais ne contribuent pas à définir
l'itinéraire. Dans cette optique, la république Dominicaine apparaît comme un pays arriéré, au sens
littéral du terme : en plein XXe siècle, elle vivrait, isolément, une étape que d'autres ont parcourue au
XIXe, au XVIIIe ou même plus tôt. Cette vision, qui tend à dénier son unité à l'histoire mondiale, amène
donc à sous-estimer considérablement les rapports internationaux vivants. La notion de dépendance
disparaît : la subordination du pays peut même être paradoxalement présentée comme une phase du
développement indépendant. C'est ce que la propagande trujilliste s'évertue à démontrer. On peut
regretter que des historiens contemporains n'aient pas toujours rompu avec cette vision.
-949-
L'économie locale a été considérablement développée, des routes ont été tracées,
de nouvelles cultures introduites, des industries implantées et un marché intérieur a
commencé à s'ouvrir pour les produits dominicains. Mais cette croissance est
indissociable du monopole du pouvoir exercé par le Benefactor en république
Dominicaine, dans le cadre du système impérial. Outre que le Costa Rica de Figueres
ou le Venezuela de Betancourt -deux régimes haïs par Trujillo- n'ont pas obtenu des
résultats inférieurs, le prix payé est lourd -corruption, parasitisme, accaparement de la
richesse par l'appareil, fermeture des frontières à la concurrence- et obère l'avenir1992.

On pourra porter au crédit de la dictature le fait qu'elle ait disloqué l'ancienne


société des caudillos, ouvrant ainsi la voie à la modernité. Le régime apparaît ainsi
comme le démiurge d'une histoire qui le dépasse. Vision unilatérale, car la dictature ne
se contente pas de faire place nette : elle apporte son propre legs. Certes le retour au
caudillisme est rendu impossible, mais de nouveaux obstacles, tout aussi redoutables,
encombrent la route : la présence d'un appareil militaire et policier, le poids de la
bureaucratie, la faiblesse des couches moyennes…
Plus finement, on observera que le régime a permis qu'apparaissent de nouveaux
groupes sociaux. Il faut en effet souligner que, pour la première fois, un prolétariat
numériquement important se développe dans le pays. Il s'agit d'un résultat objectif
incontestable qui, à l'évidence, doit jouer un rôle dans l'avenir. Mais comment séparer
ce fait du profond assujettissement dans lequel est tenue la nouvelle classe sociale ?
Une défaite dramatique lui est infligée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
Ses organisations politiques et syndicales sont détruites. Elle est encadrée et
enrégimentée par les organisations dictatoriales. La xénophobie anti-haïtienne, instillée
dans ses rangs, la divise profondément.

Il est incontestable que la dictature de Trujillo a obtenu une marge de manœuvre


sans précédent au plan intérieur. Mais cette confiance n'a pas été acquise sans
contrepartie. Poursuivant et approfondissant une tâche entreprise par la marine nord-
américaine, le régime a placé le pays sous le contrôle d'un appareil policier multiforme
présent dans tous les aspects de la vie sociale. L'armée, la bureaucratie, le Parti
1992 Notons, comme exemple significatif de ces contradictions, qu'au lendemain de la chute de la
dictature les entreprises détenues par le clan Trujillo sont réunies dans une Corporation des entreprises
d'État ou Corde (CORporación De Empresas estatales). Un large secteur public est ainsi constitué.
Diverses voix ne manquent pas de souligner l'exception qu'il représente dans la région et y voient la
possibilité d'engager une politique planifiée de développement national. C'est compter sans l'absence de
structures et de forces capables de la mettre en œuvre. En quelques années, les biens de Trujillo sont
répartis entre les membres de l'oligarchie. Dès le Triumvirat, il ne reste pratiquement plus rien de réel de
ce secteur public.
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dominicain encadrent en permanence la population. Toutes les libertés sont niées :
liberté d'association, d'expression, de presse, de manifestation, de circulation, de pensée
et même d'entreprise. Les Dominicains sont placés dans un état d'asservissement que
peu de peuples ont connu. Jean Ziegler, décrivant en 1960 son arrivée à Ciudad
Trujillo, écrit :
«Lorsqu'on sort du Clipper […] on a l'impression que la vision
fantastique d'Orwell sur l'État Absolu est devenue en une nuit la
réalité1993.»
Caricature de l'empire, la dictature trujilliste apparaît comme un cauchemar
moderne, tous les progrès économiques se doublant d'une régression politique et
humaine rarement égalée.

Trujillo ne bâtit pas une nation, il exploite une concession. La dictature laisse
des fruits, mais ils sont largement empoisonnés. La difficile histoire du peuple
dominicain depuis 1961 le démontre.

1993 ZIEGLER, Le royaume de Trujillo dictateur-épicier, p. 90.

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