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La dictature de Trujillo
(1930-1961)
Thèse de doctorat
en études hispaniques et latino-américaines
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INTRODUCTION
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• POUR UN EXAMEN DE LA DICTATURE DE TRUJILLO
Pendant près d'un tiers de siècle le Chef, tel est le titre le plus couramment
donné à Trujillo, règne pratiquement sans partage sur tout le pays. L'appareil dictatorial
qu'il constitue autour de sa personne se ramifie sur l'ensemble du territoire et pénètre
toutes les couches de la société, sans exception. La police avec son réseau d'espions et
le parti unique et officiel contrôlent tous les aspects de la vie des Dominicains. La
propagande du régime monopolise la presse, la radio et la télévision. L'État totalitaire
est poussé à l'extrême.
Parmi toutes ces dictatures des Caraïbes, avec lesquelles il noue des alliances ou
entretient des rivalités, le régime dominicain paraît emblématique. Trujillo fait figure de
modèle parachevé des dictateurs qui surgissent et disparaissent alentour. Les ressorts
semblent plus à nu à Ciudad Trujillo, la mécanique plus épurée.
Point de vue discutable dans l'absolu. Mais qui renvoie au rôle politique du
Benefactor -tel est l'un de ses titres les plus prisés- dans la région. Pour les adversaires
des dictatures, exilés, révolutionnaires, démocrates, et même pour Washington à
plusieurs reprises, Trujillo est le mauvais exemple qu'il faut éliminer 2. Pour ses amis, au
premier rang desquels il faut placer des militaires, politiciens et hommes d'affaires
nord-américains, le régime de Ciudad Trujillo est, au contraire, le paradigme sur lequel
il faudrait que chacun se règle. Pour les uns et les autres, il est la référence. Et par
conséquent la clé de voûte d'un ordre régional à abattre ou à défendre.
2 Juan BOSCH raisonne ainsi lorsqu'il décide d'intituler l'un de ses ouvrages les plus polémiques : Trujillo,
causes d'une tyrannie exemplaire (Trujillo, causas de una tiranía ejemplar). L'ambiguïté de cette notion
d'exemplarité, le conduit à remplacer «tyrannie exemplaire» par «tyrannie sans exemple» (tiranía sin
ejemplo).
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Une analyse méthodique de ce régime semble d'emblée devoir être féconde tant
sur le plan national qu'international et en diachronie comme en synchronie.
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• DIFFICULTÉS DE L'ENTREPRISE
On ne sera donc pas étonné que la dictature dominicaine ait durablement éveillé
l'intérêt et excité l'imagination. Bien des traits de Trujillo transparaissent derrière des
personnages fictifs créés par les romanciers 3. Parfois les auteurs, allant plus loin, font
directement intervenir le personnage historique et s'interrogent sur des aspects précis de
son régime. Manuel Vázquez Montalbán, qui n'est pas caribéen, nous en a encore fourni
un brillant exemple assez récemment 4. Au-delà, les anecdotes, parfois apocryphes,
fourmillent. Les souvenirs et les récits journalistiques abondent.
Ajoutons à cette abondance des matériaux le fait que le régime présente des
traits si accusés que les voies paraissent s'ouvrir d'elles-mêmes devant le chercheur. La
cause n'est pas encore entendue, mais on croit déjà pressentir ce que l'instruction devra
prouver.
Pourtant il suffit de faire les premiers pas pour que l'illusion de facilité se
dissipe. Dès qu'il s'agit de formuler un jugement précis, au-delà d'un accord très général
sur la forme autoritaire de l'État, les opinions des spécialistes divergent
considérablement. Prenons, par exemple, la caractérisation des relations avec l'Église.
L'affaire est d'importance, comme nous le démontrerons dans notre étude. Nous nous
limiterons à trois opposants déclarés de la dictature, tous universitaires, qui écrivent des
ouvrages rigoureux entre 1955 et 1965.
Galíndez, le premier, écrit :
«Je conclurai en disant que l'Église catholique n'a eu aucune
influence dans le régime de Trujillo, ni dans le bon sens, ni dans le
mauvais8.»
Le formule est nette, le jugement sans hésitation.
Aussi est-on surpris de constater que José Cordero Michel caractérise la
dictature comme :
«un État militaro-bureaucratico-clérical9.»
L'Église est définie ici comme l'un des composants organiques et essentiels de
l'État dictatorial. On peut se demander si les deux auteurs parlent de la même réalité,
tant les opinions sont diamétralement opposées. Il est clair qu'une divergence théorique
de cette ampleur ne peut conduire qu'à des désaccords complets dans l'analyse.
Jimenes Grullón ouvre une troisième perspective :
«L'intervention de la volonté dictatoriale s'étend donc jusque
dans le domaine des croyances. Ce qui est le plus répugnant dans cette
affaire, c'est que les hauts dignitaires s'en montrent apparemment
satisfaits […] D'autre part, cette position cynique et perfide de l'Église
référerons toujours à l'édition la plus aisément disponible.
8 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 332.
9 J. CORDERO MICHEL, Análisis de la Era de Trujillo…, p. 43.
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face à la tyrannie a des conséquences extrêmement graves dans le
domaine de l'éthique collective10.»
Il est ici question de complicité, difficilement explicable semble-t-il, mais
l'Église conserve sa responsabilité propre et n'est pas présentée comme définitivement
intégrée à l'appareil d'État.
Plusieurs facteurs expliquent cette confusion, qui règne ici comme sur la plupart
des questions. Il convient de les discerner avant de définir la méthode d'investigation :
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Caraïbes a souvent été décrite; on oublie trop qu'elle se double d'une bataille des livres
et journaux, aux dimensions bien plus vastes. Il est bien évident que ces circonstances
particulières rendent l'interprétation des documents souvent délicate.
11 Le travail de Bernardo Vega à la tête de la Fundación dominicana est, à cet égard remarquable. Grâce
à lui des milliers de documents les plus divers, pris dans les archives officielles nord-américaines et
dominicaines, mais aussi dans les journaux et collections particulières ont été exhumés, rassemblés et
portés à la connaissance d'un large public. On consultera la Bibliographie en annexe à ce sujet.
12 Le livre de ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, constitue un bon exemple de cette
tendance, à notre sens.
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«Pendant l'Ère de Trujillo, la république Dominicaine est
devenue le deuxième plus grand exportateur de sucre (après Cuba) aux
États-Unis, produisant près d'un million de tonnes par an pendant les
années cinquante13.»
Les auteurs fondent ensuite leurs démonstrations sur cette pénétration
commerciale, présentée comme essentielle. Nous verrons que la réalité est tout autre,
puisque, malgré un combat acharné de la dictature, le sucre dominicain ne parvient pas
à entrer significativement sur le marché nord-américain, surtout au cours des années
cinquante. Cette exclusion joue évidemment un rôle décisif dans l'évolution du régime.
Par ailleurs, les livres qui rassemblent les anecdotes et souvenirs personnels sont
légion . Les exigences d'un travail méthodique y sont rarement respectées et les faits
14
Le terrain est donc parsemé d'obstacles non négligeables, mais qui peuvent être
maintenant surmontés, croyons-nous.
13 WIARDA, KRYZANEK, The politics of external influence in the Dominican Republic, p. 39. Howard
Wiarda et Michael Kryzanek sont respectivement directeur du Center for Latin American Studies at the
University of Massachusetts et professeur de sciences politiques au Bridgewater State College du
Massachusetts.
Au cours des années cinquante, la république Dominicaine place entre 2 % et 10 % de ses exportations de
sucre aux États-Unis, sa part du marché oscillant autour de 1,5 %. Quant à la production moyenne
annuelle pendant la décennie 1950-1959, elle est de 661 300 tonnes. (Cf. les chapitres 1947-1955. La
rivalité avec Cuba, et Août 1960-mai 1961. Washington : le nœud gordien).
14 Citons, parmi de très nombreux titres : JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio nacional junto a
Trujillo y otros gobernantes.
15 Le remarquable travail de UNANÚE, El caso Galíndez : los vascos en los servicios de inteligencia de
Estados Unidos, en est un excellent exemple.
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• DE LA MÉTHODE
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travail critique18. On remarquera également que les auteurs de compilations justifient
rarement leurs choix. Ils se contentent souvent de publier les documents dans l'ordre
chronologique, parfois en les classant en quelques grandes rubriques. L'ensemble donne
une grande impression de désordre où les répétitions fastidieuses trouvent leur pendant
dans des manques fâcheux.
Aussi préférerons-nous à un labeur en surface qui prétendrait tout étudier, un
travail en profondeur sur les questions qui nous semblent essentielles et pour lesquelles
nous disposons d'une sélection de documents satisfaisante. Nous justifierons nos choix.
Cette exigence de clarté nous a conduit à renvoyer en annexes, une part
importante du travail accompli. On pourra s'y référer, si on le souhaite, pour obtenir
d'utiles informations complémentaires ou des rappels synthétiques.
Il suffit d'un premier examen, même très superficiel, pour se convaincre que le
facteur impérial est capital dans la formation, le développement et la liquidation de la
dictature. D'ailleurs le régime fait de ses relations avec les États-Unis la première de ses
préoccupations et l'appareil du régime y consacre une grande partie de son énergie.
Trujillo se meut consciemment dans un environnement dominé par la présence
permanente de Washington à l'arrière-plan. Les projets et actions de la dictature devront
donc être étudiés à cette lumière.
Nous nous distinguons ainsi de nombre d'auteurs qui, guidés par la volonté de
reconquérir une histoire proprement dominicaine, étudient le développement de la
dictature comme un phénomène purement national.
Dans des conditions moins dramatiques et avec le recul nécessaire, leur œuvre
peut et doit être poursuivie aujourd'hui21.
21 Nous ne nous appesantirons pas sur les règles de présentation matérielle de notre travail. En effet nous
nous sommes efforcé de respecter scrupuleusement les normes traditionnelles en la matière. En cas de
doute, nous nous sommes référé aux stipulations du Code typographique. Choix de règles à l'usage des
auteurs et des professionnels du livre du Syndicat national des cadres et maîtrises du livre. Nous ne nous
en sommes écartés que pour rester fidèles à l'original, dans certaines traductions. On notera, par exemple,
que la dictature abuse des majuscules. Nous les avons maintenues.
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I
DANS L'ORBITE
DE WASHINGTON
1869 - 1930
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1. UN DÉVELOPPEMENT DÉPENDANT. 1869-
1893
Le gouvernement présidé par Buenaventura Báez cherche à financer par tous les
moyens la campagne militaire qui lui permettra de venir à bout des "azules" de Luperón
et des troupes de Cabral. À cette fin il contracte un emprunt à Londres auprès du
financier et aventurier Edward Hartmont23. Les conditions sont léonines puisque, pour
se voir consentir un emprunt de 420 000 £, le gouvernement doit accepter
d'hypothèquer les mines et les douanes de la République. En outre, Hartmont, tirant
largement profit de sa position de force, se livre à une escroquerie à grande échelle : il
ne verse que 38 095 £ dans l'immédiat au gouvernement dominicain et émet
frauduleusement 757 000 £ de bons. L'inégalité entre les deux parties reflète la situation
de faiblesse politique du pays et le marché ainsi conclu l'aggrave encore. Arrivée plus
tard sur la scène internationale comme pays indépendant que la plupart des autres
colonies du continent, profondément divisée au plan géographique, économique et
politique, dépendant étroitement de l'étranger tant pour écouler ses produits agricoles
que pour importer les biens nécessaires à sa survie, la république Dominicaine est en
péril. La voie nationaliste et libérale tracée par Gregorio Luperón est semée d'obstacles
22 Rappelons que le pays proclame par trois fois son indépendance. La première fois contre Madrid, sous
le nom de Haïti Espagnol, par la voix de José Núñez de Cáceres, le 1er décembre 1821. Le nouvel État ne
dure que dix semaines avant que ne se produise l'invasion haïtienne. La république Dominicaine est
proclamée par Juan Pablo Duarte le 27 février 1844, date officielle de l'indépendance nationale; les
occupants haïtiens étant chassés dans les mois qui suivent. Enfin, le pays ayant été à nouveau annexé à
l'Espagne, Santiago Rodríguez appelle à la Guerre de Restauration, le 16 août 1863. Cette guerre s'achève
deux ans plus tard, le 11 juillet 1865.
23 Il est signé le 1er mai 1869.
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considérables. En contractant l'emprunt Hartmont afin d'asseoir un pouvoir fort, Báez
engage le pays sur une autre route : celle de la dépendance.
Il n'en reste pas moins qu'une part considérable des couches dirigeantes
dominicaines a indiqué la perspective qui recueillait son adhésion face aux difficultés.
Incapable par elle-même de développer le pays et de le gouverner, elle se déclare prête
à être un agent de l'empire. On notera également l'hésitation de Washington, prise entre
sa volonté d'assumer un rôle grandissant et la crainte de se voir confrontée à des
problèmes qu'elle ne considère pas comme les siens.
26 Dans une lettre du 29 novembre 1888, "Lilís" écrit : «Je ne me lasse pas de projeter la façon
d'implanter dans le pays un système économique qui permette une plus grande aisance pour les
opérations du gouvernement et une plus large expansion de l'industrie». Cité par SANG MU-KIEN, Ulises
Heureaux; Biographie d'un dictateur. 1822-1879, p. 82.
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2. L'EMPRISE IMPÉRIALE. 1893-1916
Cette stratégie de subordination active implique que dans les conflits entre
impérialismes le pouvoir penche inéluctablement vers le maître le plus puissant, celui
dont la protection s'avérera la plus efficace.
Or la Westendorp et Cie est fondée sur des capitaux européens. Les maisons qui
font le commerce du tabac du Cibao sont essentiellement allemandes. La France occupe
une position de choix puisque la plus importante banque du pays, nommée Banco
Nacional, est une filiale du Crédit Mobilier. On compte également des Européens dans
l'agro-industrie sucrière, comme le planteur et raffineur français Péreire. Des conflits
éclatent rapidement entre Heureaux, qui s'appuie sur la montée en puissance des États-
Unis dans la région, et les financiers européens. Prise à revers par l'organisation d'une
active contrebande, fuyant la faillite imminente, la Westendorp revend à très bas prix
ses bons et créances.
27 La signature du contrat entre le gouvernement et la San Domingo Improvment Co. a lieu le 25 mars
1893. Celle-ci prend alors le contrôle des douanes.
28 Generoso de Marchena est fusillé en décembre 1892. À la suite de la spoliation dont est victime la
Banco Nacional, la France envoie même au début de 1893 une petite flotte qui menace de bombarder
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Ces événements s'inscrivent dans un ample mouvement d'expansion des États-
Unis qui aboutit, en 1898, au terme de la guerre hispano-américaine, à une véritable
mainmise de Washington sur la région. La doctrine énoncée par James Monroe
soixante-quinze ans plus tôt trouve une nouvelle expression dans cette poussée qui
chasse hors du Nouveau Monde les nations du Vieux Continent29.
La guerre de Sécession est passée et le capitalisme sauvage s'est développé à un
rythme effréné. Les marchandises et les capitaux nord-américains débordent et
cherchent des débouchés30, d'abord en Amérique latine, là où la force peut, le cas
échéant, garantir le commerce et le profit. En moins de vingt ans, entre 1897 et 1914,
les investissements nord-américains dans la région sont multipliés par cinq. Dès les
dernières années du XIXe siècle, les États-Unis sont devenus, de loin, les premiers
pourvoyeurs et clients de la république Dominicaine : à eux seuls ils fournissent 57 %
des importations dominicaines et absorbent 61 % des exportations du pays31.
Saint-Domingue et de faire débarquer des troupes. Paris obtient finalement une réparation financière en
1895.
29 Dans son septième message annuel au Congrès, le 2 décembre 1823, le président Monroe déclare : «Il
est impossible que les puissances alliées puissent étendre leur système politique à une quelconque partie
des deux continents sans mettre en danger notre paix et notre bonheur; personne non plus ne peut croire
que nos frères du sud, s'ils étaient libres de leurs mouvements, l'adopteraient de leur propre
consentement. Il est également impossible, par conséquent, que nous puissions en aucune manière
regarder une telle ingérence avec indifférence». Voir le texte du discours : MONROE, James. “The
Monroe Doctrine”, in The United States and Latin America, p. 25.
30 Les hommes politiques nord-américains de l'époque le disent souvent crûment et en tirent parfois les
conséquences avec une extraordinaire clarté : «Les usines américaines produisent plus que le peuple
américain ne peut utiliser; le sol américain produit plus qu'il ne peut consommer. La destinée nous a
tracé notre politique; le commerce mondial doit être et sera nôtre. […] Nous bâtirons une marine à la
mesure de notre grandeur. De nos comptoirs de commerce sortiront de grandes colonies déployant notre
drapeau et trafiquant avec nous. Nos institutions suivront notre drapeau sur les ailes du commerce. Et la
loi américaine, l'ordre américain et le drapeau américain seront plantés sur des rivages jusqu'ici en
proie à la violence et à l'obscurantisme.» A. J. BEVERIDGE, Discours du Middlesex Club de Boston, 27
avril 1898; cité par MARSEILLE, Jacques, Histoire 1ère, Paris, Nathan, 1994, p. 57.
31 Voir à ce sujet KASPI, Les Américains, t. I, p. 242 et CASSÁ, Historia social y económica de la
República Dominicana, p. 171.
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véritables traites de cavalerie32. Le pays est au bord de la banqueroute et dépend
totalement de l'extérieur.
32 Elles sont accueillies comme telles. La population refuse ces billets qui ne sont gagés sur aucune
réserve et ne correspondent même pas à des revenus assurés. Ce sont les célèbres papeletas de "Lilís"
(billets de "Lilís").
33 Un accord est signé le 31 janvier 1903 qui prévoit la désignation d'une commission arbitrale
souveraine et permanente par les deux gouvernements. Les États-Unis sont assurés de disposer de la
majorité dans cette instance.
34 Les décisions prises par la commission arbitrale en juin 1903, connues sous le nom de sentence
arbitrale (laudo arbitral), imposent que les recettes douanières des ports de la côte nord soient destinées
au paiement des dettes à l'égard de la San Domingo Improvment Co. De plus l'agent financier nord-
américain désigné pour exercer la tutelle sur les dépenses du gouvernement dominicaine n'est autre que
l'un des dirigeants de cette compagnie. Le 14 juillet 1904, l'US Navy bombarde la région de Puerto Plata.
35 MOYA PONS, Manual de historia dominicana, p. 439, donne d'intéressants extraits de ce discours.
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paiement de la dette, retient 5 % pour les frais administratifs et reverse le reste, soit 45
%, au gouvernement dominicain. Ce dernier perd toute possibilité de modifier les droits
de douane sans l'accord du président des États-Unis. Ces dispositions, renouvelées dans
les Conventions de 1907 et 1924, resteront en vigueur jusqu'en 1940.
Afin d'appliquer ces mesures, un percepteur général des Douanes, Customs
Receiver General, est nommé par les États-Unis36.
36 La Convention est signée le 7 février 1905. Néanmoins, en raison de l'hostilité du Sénat nord-
américain, c'est un Modus Vivendi, du 31 mars suivant qui reprend les termes de la Convention et fixe la
nomination d'un percepteur général des Douanes. Le 8 février 1907 une nouvelle Convention est signée
qui prévoit que le percepteur général peut faire appel à la protection du gouvernement des États-Unis. Le
27 décembre 1924, après le départ des troupes nord-américaines, une troisième Convention proroge les
dispositions de la Convention de 1907.
37 CASSÁ, Historia social y económica de la República Dominicana, p. 176, en offre le tableau détaillé.
D'autres auteurs donnent des chiffres encore supérieurs. Ces différences sont dues au fait qu'il est fort
difficile, sinon impossible, de distinguer les créances légitimes de celles qui résultent d'escroqueries
pures et simples, au sein de la dette publique. Washington pourra ainsi décider de la réduire de moitié, la
ramenant soudain à dix-sept millions de dollars. Il ne s'agit pas d'une opération philantropique, bien au
contraire : ce sont les créances européennes qui se trouvent rayées d'un trait de plume.
38 D'après les données recueillies et présentées par E STRELLA, La moneda, la banca y las finanzas en la
República Dominicana, t. I, p. 237.
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Les sommes, on le voit, sont considérables et le rythme est soutenu. La
république Dominicaine est placée dans l'état économique et politique d'un protectorat
asservi aux seuls intérêts de la métropole.
Cette situation permet de drainer des sommes énormes vers les États-Unis. Près
de cinquante-deux millions de dollars sont prélevés entre 1908 et 1930 par la perception
générale des Douanes comme l'attestent les relevés de cette agence du gouvernement de
Washington39 :
RECETTES DOUANIÈRES
ET RÉPARTITION
1908-1930
(en dollars US)
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Les barèmes fixés, 55 % pour la perception générale des Douanes, 45 % pour le
gouvernement dominicain, sont, au total, strictement respectés. Mais Washington
décide seule de l'opportunité de s'y tenir ou de passer outre. Ainsi, lorsqu'une brutale
crise en 1921 et 1922 déséquilibre la balance commerciale dominicaine, les parts
respectives sont modifiées d'office, comme on peut le constater. En 1921, année où le
déficit commercial est de près de quatre millions de dollars, la perception se réserve
presque la totalité des recettes, n'abandonnant au gouvernement militaire d'occupation
que 12,4 % des montants perçus. L'année suivante, la situation s'étant quelque peu
améliorée, la part allouée au gouvernement triple, mais la perception générale garde
encore près de 65 % des recettes. Le contrôle de la répartition devient ainsi un
instrument particulièrement efficace d'assujettissement du gouvernement dominicain.
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3. L'INTERVENTION DIRECTE ET SES
CONSÉQUENCES. 1916-1930
41 Des voix s'élèvent d'ailleurs aux États-Unis pour demander que soient mieux définis le statut du pays
et sa sujétion à l'empire. On pourra lire SCHOENRICH, Santo Domingo, a country with future, qui, en
1918, préconise de faire de la république Dominicaine un protectorat ou bien de l'annexer purement et
simplement.
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Washington, consciente de cette évolution, ne reste pas inactive. Elle essaie de
favoriser la mise en place d'un pouvoir fort local qui s'appuierait sur une armée
moderne et centralisée. Le meilleur exemple en est certainement fourni par le soutien
apporté au président Ramón Cáceres "Mon". Parvenu au pouvoir à la fin de 1905, celui-
ci s'emploie à organiser une force permanente et disciplinée autour de deux corps créés
tous exprès : la garde nationale qui opère dans les campagnes et surtout la garde
républicaine, baptisée populairement La guardia de Mon, basée dans les deux plus
grandes villes du pays. Le gouvernement a besoin de cet instrument répressif pour
asseoir son autorité sur le pays, faire accepter la Convention de 1907 et mettre en œuvre
sa loi sur la répartition des terres communales qui permet aux compagnies sucrières de
se développer. Les tensions qui s'ensuivent sont extrêmement vives. Tous ceux qui sont
exclus du nouvel ordre se liguent contre Cáceres, y compris dans son propre camp. Les
caudillos refusent de se plier au pouvoir central. Les intrigues et les complots se
succèdent; à la fin de l'année 1911, la voiture présidentielle est arrêtée par des
conspirateurs, une fusillade a lieu, et "Mon" Cáceres est tué. Les luttes pour le pouvoir
reprennent alors de plus belle, ruinant toute ce qui avait été entrepris depuis six ans
avec l'appui de Washington42.
Il ne faut pas déduire de cette obstination que les responsables politiques nord-
américains ne comprennent pas rapidement qu'ils sont entraînés à terme vers une
intervention directe. Dès 1905, le président T. Roosevelt, commentant la Convention
avec Saint-Domingue, écrit des phrases très éclairantes :
«Saint-Domingue va vers le chaos, en effet après cent ans de
liberté elles est absolument incapable de toute œuvre de Gouvernement.
À mon très grand regret j'ai été obligé de faire le premier pas pour
intervenir dans cette île. J'espère qu'il s'écoulera longtemps avant que je
ne sois contraint d'aller plus loin. Mais il me semble que, tôt ou tard, les
États-Unis devront inévitablement adopter une attitude de protection et
de réglementation à l'égard de tous ces petits États dans le voisinage des
42 Ramón Cáceres accède à la présidence de la République le 29 décembre 1905. Deux lois successives,
en juin 1907 puis avril 1911, organisent le partage des terres communales. "Mon" Cáceres est tué le 19
novembre 1911.
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Caraïbes. J'espère que cela sera différé le plus possible, mais je crois
que c'est inévitable43.»
La perspective qui mènera, dix et onze ans plus tard, à l'occupation d'Haïti et de
la république Dominicaine, est ici nettement tracée. On remarquera cependant que, dans
le même temps, le président nord-américain multiplie les regrets et les réticences,
estimant qu'il faut attendre et sans doute même temporiser.
Le début du siècle est donc tout occupé par la marche à l'intervention directe.
Au fil des événements, Washington se convainc de son rôle impérial et se donne les
moyens de l'assumer. La mer des Caraïbes, toute proche du territoire national, morcelée
en une multitude d'États et de possessions, ouverte aux influences européennes, apparaît
aussitôt comme le lieu où se jouent les destinées expansionnistes nord-américaines :
43 Cité par MORALES PADRÓN, América hispana. Las nuevas naciones, p. 120. L'ouvrage ne relève pas le
fait que Roosevelt semble ne pas distinguer Haïti, effectivement indépendante depuis une centaine
d'années, de la république Dominicaine. Le regard impérial ne s'attarde pas sur les différences entre «tous
ces petits États».
44 Les charges du lieutenant-colonel Roosevelt et de ses Rudes Cavaliers, en particulier l'assaut de la
colline de San Juan, avaient été transformées en légende héroïque par la presse nord-américaine et le
Parti républicain.
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- La marine devient une arme redoutable. Sixième du monde en
1890, elle atteint le quatrième rang en 1900, puis le troisième en 1906. L'année suivante
l'US Navy possède la deuxième flotte mondiale avant que l'Allemagne ne lui ravisse
cette place. Une course est engagée avec le Kaiser Guillaume II dont on connaît la
formule : «Notre avenir est sur l'eau.»
Il est clair que Washington est maintenant convaincue qu'elle peut et doit
prendre directement les affaires en main. Dès le lendemain du débarquement des
Marines en Haïti, la presse dominicaine avait dénoncé le processus qui s'enclenchait :
«L'incendie s'approche et une étincelle peut faire sauter notre
"poudrière"50.»
Quatre mois plus tard, les sommations nord-américaines confirment la justesse
de cette prédiction. Très vite le gouvernement de Juan Isidro Jimenes, qui cherche un
compromis avec les autorités de Washington, se trouve considérablement affaibli. Soit
il refuse de se plier à la volonté impériale et il est privé des moyens matériels -
ressources financières et armes- de gouverner, soit il s'appuie sur les États-Unis qui
proposent de fournir leurs propres troupes et il devient leur otage. Bien évidemment,
l'opposition intérieure tente de mettre à profit la situation et accuse Jimenes de
s'entendre avec Washington. Jimenes est contraint de démissionner. L'amiral Caperton,
accouru depuis Haïti, menace de bombarder Saint-Domingue et exige la capitulation de
ceux qu'il considère comme des insurgés. En mai 1916 la capitale est prise, puis tout le
pays est progressivement occupé51.
Ce n'est pourtant pas assez. En effet, malgré la présence des troupes étrangères
le Congrès dominicain continue à se réunir et élit même un nouveau président qui n'est
pas du goût de Washington. Le percepteur général des Douanes publie un communiqué
officiel indiquant que le gouvernement dominicain est privé de toute ressource
financière et précise :
«Cette suspension de paiements se poursuivra jusqu'à l'obtention
d'un complet accord sur l'interprétation de la Convention dominico-
américaine de 1907, interprétation demandée avec insistance par le
Gouvernement des États-Unis comme le sait le Gouvernement
dominicain depuis le mois de novembre dernier, ou jusqu'à la
reconnaissance de l'actuel Gouvernement par celui des États-Unis52.»
Le chantage cynique rappelle les exigences nord-américaines, maintenues
inchangées, et demande la complète soumission des autorités dominicaines.
50 Listín Diario, 9 août 1915.
51 Les premières troupes débarquent dès le 4 mai, sous prétexte de protéger la légation des États-Unis.
Le 16, Saint-Domingue est occupée. À la fin du mois de juillet 1916, les principaux points stratégiques
du pays sont tenus par les Marines.
52 Listín Diario, 22 août 1916. Communiqué signé par C. H. Baxter, percepteur général des Douanes,
daté du 18 août 1916.
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Bien que privées d'argent, incapables de mobiliser des forces réelles et
profondément divisées, celles-ci ne se rendent pas et cherchent à obtenir des
concessions inacceptables du point de vue de Washington. Tout accommodement se
révèle impossible. Finalement, un an après la Note 14 et alors que les Marines sont
installés dans le pays depuis six mois, le contre-amiral Harry S. Knapp lance la
Proclamation d'occupation à la fin du mois de novembre 1916. Les règlements
militaires s'appliquent immédiatement à tout le pays et Knapp lui-même prend le titre
de gouverneur militaire. Quels que soient les artifices de langage employés, l'empire ne
parvient à asseoir son pouvoir qu'en rompant ouvertement avec la légitimité
dominicaine.
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Nous reviendrons par conséquent sur les principaux aspects politiques de
l'occupation nord-américaine lorsque nous examinerons la formation politique et
militaire de Trujillo54. Soulignons simplement quelques points essentiels pour la
compréhension des nouveaux équilibres qui s'instaurent :
Les effets de l'occupation militaire et de la dictature exercée par l'US Navy sont
immenses et durables. Le système économique est bouleversé, l'organisation politique
et sociale du pays est profondément remise en cause. L'intervention a introduit des
ferments qui ne joueront tout leur rôle que des années plus tard.
59 Sur un total de 177 332 hectares de plantations, les capitaux nord-américains contrôlent 148 116
hectares. Ils détiennent également des entreprises sucrières évaluées à 34 465 140 $, alors que l'ensemble
du secteur est estimé à 40 894 136 $. Calculs et conversions effectués d'après les données détaillées
fournies par KNIGHT, Los americanos en Santo Domingo…, p. 147.
60 ID., ibid., p. 114, évoque les conséquences de cette mesure.
61 Voir le tableau des Emprunts publics internationaux dans : 1893-1916. L'emprise impériale.
-37-
Cependant l'occupation militaire se heurte à de sérieux obstacles. Les
mouvements nationalistes persistent au sein de la population. La brutale dépression de
1921 qui cause la ruine de milliers de commerçants et d'agriculteurs dominicains
alimente le ressentiment de la population. Le gouvernement militaire lui-même se
trouve en position difficile et est réduit à la portion congrue par la perception générale
des Douanes nord-américaine62.
Contre les nationalistes qui demandent «le retrait pur et simple64» un plan est
préparé afin de préserver la transmission de l'héritage et de prévenir des révisions
radicales. Un gouvernement provisoire est mis en place et les élections organisées en
mars 1924 aboutissent à l'élection d'Horacio Vásquez à la présidence et de Federico
Velázquez à la vice-présidence65.
Il semble en effet que l'on soit revenu aux années du début du siècle :
-39-
Dans cette situation, qui ne se répète qu'en apparence, les mécanismes mis en
place par les troupes de l'empire quelques années plus tôt, vont bientôt jouer un rôle
nouveau et décisif67.
67 Le fait est si frappant que bien des historiens passent très rapidement sur les six années de la
présidence de Vásquez, considérant implicitement qu'il s'agit d'une simple parenthèse, ce qui nous
semble très discutable. R. CASSÁ dans son Historia social de la República Dominicana , ouvrage qui fait
autorité, ne consacre pas une ligne à la période, sans apporter d'explication.
-40-
II
LA PRISE DU POUVOIR
ET L'ENRACINEMENT
1930 - 1937
-41-
LA PRISE DU POUVOIR
1930 - 1931
1. LA CRISE
A/ LA CRISE IMPÉRIALE
L'objet de notre étude n'est pas d'en discuter les origines ou d'examiner les
interprétations diverses qui en sont encore données. Mais il faut en rappeler
succintement la portée, pour comprendre les bouleversements qui, se propageant à
partir de l'Amérique du Nord, ne tardent pas à affecter le pays.
La crise boursière qui éclate à Wall Street le 24 octobre 1929, le fameux "jeudi
noir", ouvre un processus qui ébranle les États-Unis. Des modes de fonctionnement qui
semblaient éprouvés produisent des résultats désastreux. Il faut trouver d'urgence de
nouvelles solutions.
-42-
gains substantiels en achetant et revendant rapidement d'énormes quantités de titres 68.
Mais le renversement de la tendance est fatal à ce type de traites de cavalerie. Les
acheteurs sont insolvables; la chute des valeurs, artificiellement gonflées par la
spéculation, est vertigineuse.
Il apparaît ainsi que la croissance était en grande partie gagée sur l'avenir.
Complémentairement, la place mondiale prise par les États-Unis, sans qu'ils en
mesurent toujours les conséquences, est mise en pleine lumière :
70 La SDN évaluait les importations de soixante-quinze pays à 3,039 milliards de dollars-or en avril
1929; en février 1932, le chiffre était tombé à 944 millions.
71 Résultats obtenus d'après les données fournies par A. KASPI, Les Américains, t. I, p. 290 et 319.
-44-
B/ LA CRISE DOMINICAINE
72 ? Calculs effectués d'après les prix moyens annuels relevés par la perception générale des Douanes et
recueillis par CASSÁ, Historia social y económica de la República Dominicana, t.2, p. 243.
-45-
mouvement commercial se ralentit considérablement, comme on peut le constater ci-
dessous73 :
BALANCE COMMERCIALE
DE LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
1927-1931
(en milliers de dollars)
Un simple calcul montre qu'en cinq ans les échanges diminuent de plus de
moitié, la baisse annuelle atteignant un rythme de 15 à 20 % à partir de 1929 :
DIMINUTION RELATIVE
DE LA VALEUR DES ÉCHANGES
1927-1931
(Indices)
73 D'après les données de la perception générale des douanes publiées par ID., ibid., t.2, p. 152 et les
chiffres fournis par L. GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes …, tableau 26.
74 R. CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 394 et suivantes reproduit des tableaux très complets. Relevons
simplement l'évolution des exportations entre 1927, une année très favorable, et 1931. Elles passent de
295 895 tonnes à 320 028 t. pour le sucre, de 4 093 t. à 5 128 t pour le café, de 26 512 t. à 25 615 t pour
le cacao et de 20 298 t. à 6 808 t. pour le tabac. Comme on le constate, seule la vente du tabac s'effondre,
en particulier en raison de la crise en Allemagne.
-46-
industrialisés vers les pays agro-exportateurs. Pour éviter la faillite, l'économie
dominicaine doit maintenir le volume de sa production et de ses exportations en
consommant moins. Les conséquences sont désastreuses :
-47-
Du fait de la baisse de la valeur des échanges, les sommes perçues au titre des
taxes douanières diminuent. On sait en effet que le gouvernement n'a pas la possibilité
de modifier les droits de douane sans l'accord préalable du président des États-Unis,
comme le stipule expressément la Convention de 1924. La tendance à la baisse est donc
très marquée, l'ensemble des recettes douanières passant de près de six millions de
dollars en 1927, somme jamais égalée jusqu'à alors, à trois millions et demi en 193076.
Mais la sujétion politique a des conséquences plus graves encore, qui ne se
réduisent pas à un simple jeu mécanique : si en 1927 la perception générale des
Douanes avait consenti à abandonner une part considérable des recettes au
gouvernement dominicain, afin de favoriser le programme de grands travaux du
gouvernement Vásquez77, il n'en va plus de même à mesure que les sommes globales
diminuent. La part concédée au gouvernement dominicain par l'officine nord-
américaine baisse donc beaucoup plus vite que le total des recettes; elle passe de plus
de quatre millions et demi de dollars en 1927 à moins de neuf cent mille dollars en
1930. La comparaison des deux baisses relatives est édifiante :
On remarque la baisse brutale en 1930 qui met l'État au bord de l'asphyxie. Les
budgets publics se réduisent dramatiquement, les programmes de grands travaux ne
peuvent être poursuivis, les fonctionnaires sont licenciés en très grand nombre et ceux
qui conservent leur emploi voient leurs traitements réduits de moitié.
76 Exactement 5 908 796 dollars en 1927 et 3 550 356 dollars en 1930. Ces données et celles qui suivent
sont récapitulées dans le tableau Recettes douanières et répartition, in : 1869-1929. L'emprise impériale.
Nos calculs sont fondés sur ces chiffres.
77 Ce programme portait essentiellement sur le développement du réseau routier et impliquait de
nombreuses commandes à des entreprises nord-américaines.
78 Littéralement : le fait d'assiéger, de harceler.
-48-
devient impossible. L'État clientéliste n'est plus en mesure de fournir les emplois
publics et l'argent que les différents clans se partagent traditionnellement. Il ne semble
pas non plus capable de continuer à entraîner le pays sur la voie de la modernisation et
d'un développement au service de l'empire. Le gouvernement d'Horacio Vásquez ne
peut ni revenir en arrière, ni aller de l'avant.
Toutes les branches de l'État sont commes paralysées; à une exception près :
l'armée. À sa tête se trouve Trujillo.
-49-
C/ L'HOMME DE LA CRISE
Sans cette crise qui déchire profondément la société dominicaine, qui révèle
toutes les tensions que crée l'assujettissement à Washington et qui fait jaillir des
groupes et des hommes nouveaux, l'histoire n'aurait certainement pas retenu le nom de
Trujillo. Dès le début, son ascension vers le pouvoir se fait au rythme des convulsions
qui agitent le pays et qui témoignent par leur succession que les problèmes essentiels ne
sont pas réglés. Les fissures et les fractures anciennes, jamais vraiment refermées, se
rouvrent et s'élargissent, offrant aux éléments instables, comme Trujillo, l'occasion de
progresser rapidement.
Sa famille79, si elle n'est pas de celles qui comptent, n'en présente pas moins
certains traits singuliers qui méritent d'être relevés ici. Le grand-père paternel, José
Trujillo Monagas est l'un de ces Canariens entreprenants qui n'hésitent pas à
s'embarquer pour l'Amérique dans la deuxième moitié du XIX e siècle. Mais il ne s'agit
pas d'un émigrant ordinaire. C'est un membre de la police espagnole, dépêché à Cuba
pour y suivre secrètement l'action des Créoles qui s'agitent. Entre 1861 et 1865 la
république Dominicaine cesse d'exister et retourne dans le giron de l'Espagne, c'est la
période de l'Annexion80. Trujillo Monagas est aussitôt envoyé dans la colonie pour y
veiller au maintien de l'ordre monarchique. Il aura fort à faire puisque, dès août 1863, le
soulèvement commence contre l'administration et les troupes espagnoles. Pendant deux
ans il va donc traquer les opposants et les insurgés et en 1865, quand l'Espagne doit
79 Nous ne détaillons pas dans cette histoire politique de la dictature, l'ensemble des éléments
biographiques et familiaux concernant Trujillo. Rappelons simplement qu'il naît le 24 octobre 1891 à San
Cristóbal. Sa mère, Julia Molina Chevalier est native de cette même ville, tandis que son père, José
Trujillo Valdez est originaire de Baní. Afin de faciliter les recherches et pour éviter des rappels fastidieux
nous avons établi un d'ensemble tableau de la famille directe de Trujillo qui constitue l'Annexe VIII.
80 Nous traduisons littéralement le terme consacré; il s'agit plutôt d'une réincorporation, comme on le
voit.
-50-
slâcher prise, il s'embarque pour Cuba en abandonnant la jeune Créole de San Cristóbal,
Silveria Valdez, et l'enfant qu'il a eu d'elle, José Trujillo Valdez. À La Havane, il
occupe le poste de chef supérieur de la police, et se trouve presque immédiatement
confronté à de nouveaux rebelles, ceux de la Guerre de dix ans. Il restera à Cuba
jusqu'au bout, poursuivant les Créoles opposants à Madrid, et n'en sera chassé que par
la Guerre hispano-cubaine et la défaite espagnole en 1898.
Parmi les grands-parents un autre personnage retient l'attention bien que l'on
dispose de moins d'informations à son sujet : la grand-mère maternelle, Luisa Erciná
Chevalier81. En effet, elle est fille d'Haïtiens qui sont arrivés à la faveur de l'occupation
du pays entre 1822 et 1844. On retrouve là une autre trace sérieuse des forces
antagoniques à la constitution de la république Dominicaine comme État et comme
nation. Rappelons à ce propos que l'occupation haïtienne met brutalement un terme à la
brève première indépendance, proclamée par José Núñez de Cáceres qui aspire à suivre
81 Il faut relever la discrétion et l'embarras de la propagande sur ce point, qui contrastent avec l'exaltation
du grand-père venu d'Espagne. Lorsque les biographes de l'époque abordent la question, ils choisissent
d'évoquer un autre ancêtre prétendu. Ainsi, le professeur Marion, agent attitré du Benefactor en France,
écrit dans une plaquette : «Sa mère Doña Luisa Chevalier (sic) est une arrière-petite-fille de Joseph
Chevalier, marquis de Philbourou qui accompagna Leclerc, le mari de Pauline Bonaparte lorsqu'il vint
pacifier l'île au nom de son beau-frère Napoléon». (MARION, Notes de voyage, p. 47). Cette ascendance
est invoquée par tous les auteurs proches du régime, sans que la moindre preuve soit jamais produite
(voir, par exemple R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 12, ou le Nord-Américain WALKER,
Biografía del generalísimo…, p. 10). Il est impensable, semble-t-il, de dire que le Chef a du sang noir.
Parmi les milliers de pages des discours, allocutions et messages du dictateur nous n'en avons relevé
qu'un seul exemple; le 9 mars 1936, Trujillo s'exclame : «Je suis fier de déclarer devant mes concitoyens
et face au monde qu'une proportion élevée de sang africain coule dans mes veines.» (TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. 2, p. 275). Il est vrai que le Benefactor, euphorique, célèbre ce soir-
là l'Accord frontalier avec Vincent, au Palais national de Port-au-Prince.
En revanche, la glorification des ancêtres espagnols, dont il est rappelé qu'il n'ont jamais été esclaves, est
très fréquente (Cf. 1947-1955. L'exaltation de l'identité hispanique). En conséquence, la libération des
esclaves dominicains, fruit de l'entrée des troupes haïtiennes, n'est jamais revendiquée. On comprend
que, pour la dictature, il y a quelque chose de politiquement inavouable dans l'ascendance haïtienne du
Chef. D'où les travestissements évoqués.
-51-
l'exemple donné par Bolívar sur le continent. Les troupes d'Haïti seront chassées par la
deuxième indépendance, proclamée par les Trinitarios. Les Haïtiens qui se sont
installés pendant cette période d'occupation ne sont donc pas seulement des personnes
venues d'au-delà de la frontière, ils sont l'expression matérielle du déni d'existence de la
nation dominicaine.
Ainsi, séparés de Trujillo par l'intervalle d'une seule génération, deux ancêtres
sur quatre incarnent les forces extérieures qui se sont historiquement opposées à
l'indépendance et à la souveraineté nationales. On comprend que dans ces conditions,
bien que nés tous deux en 1865, l'année même de la Restauration, le père et la mère de
Trujillo ne pouvaient guère s'identifier à l'indépendance retrouvée.
Il faut donc bien considérer que l'identité du jeune Rafael Leonidas Trujillo a
quelque chose d'ambigu aux yeux de ses contemporains, sa place dans la société
dominicaine reste à établir. Il ne fait pas partie de la masse du peuple, mais il n'a aucun
titre pour se mêler à la caste qui détient le pouvoir : personnage à la recherche d'une
légitimité qui lui est refusée dans le cadre de l'ordre établi, il est par avance l'homme
des conflits et crises qui fissurent le vieil édifice et ouvrent des brèches par où
s'insinuer.
-52-
• LA CRÉATURE DES MARINES
82 Lors de la campagne sucrière de 1918-1919, la sucrerie de Boca Chica produit 5 300 tonnes de sucre
sur une production totale nationale de 185 100, soit un peu moins de 3 %.
83 Nous ne revenons pas ici sur le cadre général, qui a été présenté dans 1868-1929. L'intervention
directe et ses conséquences. Rappelons que l'épisode appelé Danse des millions connaît son apogée en
1920.
84 Cf. MARRERO ARISTY, Over. Ce roman, sans doute une des meilleures œuvres de la littérature
dominicaine, dépeint dans un style naturaliste la vie des ouvriers dans les sucreries de l'Est, propriétés
des compagnies nord-américaines. L'auteur, inspiré par les doctrines socialistes dans sa jeunesse,
deviendra un dignitaire du régime.
-53-
constituent une véritable police privée, au service exclusif des intérêts de la compagnie
et peu soucieuse du respect de la loi. Afin d'instaurer une discipline sociale
profondément différente de l'ordre ancien, les nouveaux maîtres du pays ont besoin
d'hommes neufs à leur service. Trujillo trouve là l'occasion de montrer ses capacités.
L'emploi lui convient d'ailleurs si bien qu'il gravit rapidement les échelons de la
hiérarchie dans l'entreprise et parvient au grade de chef de la garde rurale de la sucrerie
de Boca Chica.
C'est donc à une troisième occupation du territoire national que Trujillo doit son
ascension. Juan Bosch, adversaire acharné du dictateur pendant des décennies, n'a pas
manqué de l'observer. Dans un élan inspiré, il embrasse ainsi le siècle qui précède d'un
seul regard :
«Cent ans plus tôt une invasion militaire haïtienne avait amené
dans le pays, avec Diyetta Chevalier 85, la semence maternelle de Trujillo;
soixante ans auparavant une invasion militaire espagnole apporta, avec
José Trujillo Monagas, la semence paternelle; et en 1916, l'invasion
militaire nord-américaine créait l'organisation qui devait servir à faire
de Trujillo le chef militaire de Saint-Domingue […] Trujillo fut le
résultat limpide de l'histoire dominicaine elle-même»86.
85 L'arrière-grand-mère maternelle de Trujillo, de son vrai nom Éléonore Juliette Chevalier. Elle était
mariée à un officier de l'armée haïtienne qui occupait le pays.
86 BOSCH, Causas de una tiranía sin ejemplo, p. 122.
-54-
Nous ne pouvons suivre l'auteur dans une conclusion qui consiste à décider
arbitrairement que Trujillo était le résultat, unique et définitif semble-t-il, de l'histoire
du pays. Du même coup, Bosch divinise -il faudrait dire "diabolise"- le personnage, qui
devient une incarnation du destin. Cette vision reflète en partie le mythe qu'elle veut
combattre : celui-là même que forge la propagande de Trujillo dans les années
cinquante. Ces réserves faites, il n'en reste pas moins que le regard est pénétrant et que
le hasard ne suffit pas à expliquer la succession des événements. En fait, dans l'histoire
de la république Dominicaine, Trujillo apparaît comme une des multiples conséquences
internes des entraves apportées de l'extérieur à la constitution de la nation. À ce titre, il
est un des agents tout désigné de la nouvelle intervention qui met en cause
l'indépendance et l'identité du pays. Les occupations haïtienne et espagnole, pourtant
surmontées, ont laissé derrière elles des abcès qui n'ont pu être résorbés que
partiellement : l'hétérogénéité et l'instabilité de la société dominicaine en témoignent.
Contrairement à ce que semble insinuer Bosch, ces abcès ne sont pas la cause de la
rechute, il faut y insister, mais ils sont bien les points faibles de l'organisme par où la
maladie pénètre à nouveau.
-55-
En se mettant au service des compagnies sucrières à Boca Chica, Trujillo
s'opposait déjà à la société dominicaine; son choix est encore plus clair lorsqu'il
s'engage dans la garde nationale. Le futur Benefactor de la Patrie, le héros national
incomparable que célébrera la propagande de la dictature, commence sa carrière en
bravant le sentiment national et en affrontant ses compatriotes pour le compte d'une
armée d'occupation étrangère.
Pendant un peu plus de cinq ans le futur dictateur va donc être formé à l'école
des militaires nord-américains. Il suffit de considérer les multiples liens qu'il gardera
tout au long de sa vie avec les officiers des Marines, la dévotion qu'il manifestera à ce
corps et d'une façon plus générale son identification à l'armée, qui se manifeste jusque
dans son goût obsessionnel de l'ordre, de la discipline et du respect de la hiérarchie,
pour comprendre que ces cinq années sont décisives dans la formation de sa
personnalité.
On peut certes se contenter de trouver le trait ridicule ou bien n'y voir qu'un
signe supplémentaire de la folie du personnage; mais on reste alors en surface. Plutôt
que de simplement s'étonner du naïf attachement que conserve pour ses anciens maîtres
un dictateur si méfiant par ailleurs, il convient d'observer que cette piété filiale est très
largement payée de retour. Pendant les trente-et-un ans de la dictature, le Benefactor
reçoit ses anciens chefs avec faste et leur décerne les plus hautes décorations
dominicaines, certes. Mais ceux-ci acceptent de fort bonne grâce. Mieux, Trujillo est
soutenu, ouvertement ou en sous-main, par la marine nord-américaine. Y compris
contre les autorités politiques de Washington, comme au moment de la grave crise à la
fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le régime est mis au ban de la
communauté américaine par le département d'État88. La même solidarité se manifeste à
nouveau en 1960, lors de l'agonie de la dictature, quand la flotte nord-américaine
mouille devant Ciudad Trujillo, débarque plusieurs milliers de Marines pendant que les
officiers s'affichent en compagnie des autorités dominicaines. Le geste spectaculaire est
en contradiction ouverte avec la politique officielle des États-Unis89.
Moins d'un mois après son engagement, il est affecté à San Pedro de Macorís
pendant près d'un an. En 1921, Trujillo reviendra dans cette garnison, après être passé
par l'école d'officiers92. La ville se situe au cœur de la zone sucrière de l'Est. La Cuban-
Dominican Sugar Corp. étend son influence dans la région, tandis qu'à quelques
kilomètres la South Porto Rico Sugar Co. s'installe à La Romana. Les petits planteurs
sont systématiquement volés par les sucreries; les balances pour peser leurs récoltes
sont faussées, les prix imposés sont extrêmement bas, on les accule à la ruine. Quant
aux paysans qui cultivent leur lopin de terre, le traditionnel conuco, ils sont purement et
simplement dépouillés de leur bien. En 1920, le gouvernement militaire instaurera une
loi93 et créera un tribunal des terres qui permettra aux compagnies nord-américaines de
donner une forme légale à cette appropriation forcée.
- Ils donnent la chasse aux paysans sans terre qui constituent une
source d'agitation et une menace permanente. L'instrument légal est la loi sur le
vagabondage (ley de vagos) qui permet de les arrêter, de les emprisonner et de les
déporter dans les régions les plus inhospitalières du pays. Harcelés, ces paysans
s'engagent comme ouvriers auprès des compagnies sucrières. Grâce à l'action des forces
armées, celles-ci sont donc débarrassées d'un danger potentiel et trouvent la main
d'œuvre prolétaire dont elles ont besoin.
Au début de l'année 1920, Trujillo est muté à El Seibo, encore plus à l'Est. La
région est, depuis près de quatre ans, le principal foyer de résistance à l'occupant dans
le pays. Des groupes de paysans dépossédés de leurs terres, conduits par des chefs
audacieux, sillonnent les parages, attaquent les soldats, mettent parfois le feu aux
champs de cannes des compagnies. Les autorités les appellent los gavilleros del Este,
les brigands de l'Est, nom qui leur restera. Après les coups de main nocturnes, au petit
matin, nombre de ces guérilleros redeviennent coupeurs de canne dans les grandes
plantations et reprennent le travail pour la compagnie nord-américaine qui les a
dépouillés94. Ils comptent sur l'assistance et la complicité d'une grande partie de la
population : petits planteurs, paysans menacés d'expropriation et caudillos dont le
pouvoir est remis en cause par l'irruption du capital impérial. La guérilla des gavilleros
de l'Est accède rapidement au rang de mythe patriotique et les prouesses des insurgés
sont colportées d'un bout à l'autre du pays. Il est vrai que les embuscades et
escarmouches se succèdent les unes aux autres : plus de trois cents en quatre ans, selon
les comptes de l'armée d'occupation. Les rebelles constituent une telle menace qu'il
arrive même que les grandes compagnies cèdent à certaines de leurs exigences par peur
de voir leur récolte flamber.
95 Bien des années plus tard, pendant la guerre du Vietnam, l'armée nord-américaine procédera
également à la concentration forcée des populations des campagnes dans des "hameaux stratégiques".
96 Rapport 20007.4-1-P, du 17 avril 1922 adressé par le commandant général de San Pedro de Macorís,
W. C. Harlee, in DUCOUDRAY, Los gavilleros del Este"…, p. 27.
-59-
l'adversaire, mais de l'éliminer physiquement. La violence indiscriminée est étendue à
la population tout entière. Tout acte est justifié, pourvu qu'il soit efficace.
Ajoutons enfin qu'à cet apprentissage sur le terrain s'ajoute une instruction
théorique précise. Les Marines sont en effet conscients qu'ils doivent se donner les
moyens de former des cadres militaires capables de maintenir l'ordre après leur départ.
Aussi ouvrent-ils une école d'officiers à Haina. Dès l'inauguration de l'établissement,
Trujillo y est envoyé, entre deux missions. Là, sa formation technique et idéologique
est complétée; il suit des cours et subit des examens en règle. Quatre mois plus tard, il
en sort avec la confirmation définitive de son grade de sous-lieutenant100.
99 CASSÁ, Historia social y économica…, p. 218, est l'un des plus précis. En se fondant sur des données
de l'armée d'occupation, il donne les chiffres de 9 337 fusils et 25 760 revolvers confisqués. Rappelons
qu'à l'époque, la population dominicaine dans son ensemble ne dépassait guère le million d'habitants.
100 L'école d'officiers de Haina est inaugurée le15 août 1921. Le 22 décembre de la même année, ayant
satisfait aux diverses épreuves, Trujillo se voit confirmer officiellement son grade de sous-lieutenant.
-61-
de la société. On comprend que la solidarité entre Trujillo et les Marines, évoquée plus
haut, est d'abord l'expression d'une profonde identité de vues politiques.
La carrière militaire de Trujillo ne prend donc son sens que si on la replace dans
le cadre plus vaste du bilan de la mission des troupes nord-américaines en république
Dominicaine. Lorsque celles-ci évacuent le territoire en 1924, elles ne laissent pas le
pays dans l'état où elles l'ont trouvé en 1916; elles ont élaboré et implanté un instrument
décisif pour garantir les intérêts de Washington : une armée qui fonctionne comme un
corps étranger à une société dépouillée de tout moyen de se défendre. Trujillo est l'un
des aspects de ce résultat global. Le commandement militaire d'occupation, qui en tant
que maître d'œuvre a une vue d'ensemble de l'opération, en est bien conscient et
considère déjà qu'il faudra s'appuyer sur cet homme à l'avenir. À partir de la signature
du plan Hughes-Peynado d'évacuation des troupes nord-américaines 101, plusieurs signes
manifestent ce choix avec un éclat grandissant :
101 Le plan, signé le 30 juin 1922, prévoit le transfert de la souveraineté à un gouvernement provisoire
qui disposera de la police nationale dominicaine, créée un an plus tôt. En fait tous les membres de
l'ancienne garde nationale ont été automatiquement reversés dans le nouveau corps avec maintien de
leurs grades et commandements. De plus, par sa présence maintenue sur le territoire pendant deux années
complètes, l'armée nord-américaine garde encore très largement le contrôle du corps qu'elle a formé;
Trujillo sait parfaitement en jouer et se prévaloir des liens qu'il a tissés face à un gouvernement sous
surveillance directe.
102 Il est promu le 13 octobre 1922, avec effet à compter du 21 du même mois.
103 Le 6 février 1923, il est affecté au quartier général à Saint-Domingue afin d'être formé aux tâches
stratégiques. Six mois plus tard, le 22 août 1923, il est nommé inspecteur pour Azua et Barahona.
-62-
- Quatre mois avant le départ des troupes nord-américaines, il est
nommé commandant du département Nord qui comprend tout le Cibao et La Línea
Noroeste 104 : il est déjà devenu le troisième dans la hiérarchie militaire dominicaine.
104 Le 6 mars 1924. Les troupes nord-américaines quittent le pays le 12 juillet 1924, à l'entrée en
fonction du gouvernement de Horacio Vásquez.
-63-
• LE CHEF MILITAIRE
Son zèle sans faille se voit récompensé par une carrière qui se déroule à un
rythme vertigineux. Deux mois après son installation, le gouvernement d'Horacio
Vásquez le nomme déjà commandant. Trois mois plus tard il devient chef d'état-major
de la police nationale dominicaine, avec le grade de lieutenant-colonel, et s'installe à
Saint-Domingue, dans la forteresse Ozama qui va devenir sa place forte. La progression
se poursuit encore sur le même rythme et après avoir passé six mois dans ses nouveaux
grade et fonction, Trujillo accède au commandement suprême de l'armée et est promu
colonel105. Enfin, deux ans plus tard, en 1927, il est nommé général de brigade,
quarante-huit heures avant que l'armée, abandonnant son appelation de police nationale,
ne prenne précisément le nom de brigade nationale 106: Arrêtons-nous un instant sur cette
dernière promotion qui est hautement symbolique :
105 Il est promu commandant le 11 septembre 1924, lieutenant-colonel le 6 décembre de la même année,
accédant au deuxième rang de la hiérarchie militaire, puis colonel le 22 juin 1925. En moins d'un an, il a
été porté à la tête des forces armées.
106 Il est nommé général de brigade le 15 août 1927 et l'armée est officiellement rebaptisée le 17.
-64-
Le pouvoir qui concède des privilèges aussi exclusifs reconnaît sans l'avouer
qu'il dépend de celui qu'il honore.
D'ailleurs ce dernier sait que sa position reste malgré tout précaire et qu'on ne
l'élève que dans la mesure où, conjoncturellement, on a besoin de lui. Sa quête
méthodique des grades et honneurs ne doit donc pas être dissociée de son effort patient
et obstiné pour organiser et souder l'armée. Chaque nouveau commandement, chaque
degré gravi, sont autant de points d'appui pour poursuivre cette entreprise. Il s'emploie
donc à faire de ce corps une organisation à sa seule dévotion. Dès janvier 1926 il fait
publier régulièrement la Revista militar, destinée aux officiers et sous-officiers. Le
montant de l'abonnement est d'ailleurs prélevé d'office sur la solde des cadres militaires.
L'armée commence ainsi à se parler à elle-même, à diffuser ses propres informations et
sa propagande. Les renseignements professionnels ou techniques y côtoient les
annonces de mariages ou de cérémonies officielles contribuant ainsi à répandre le
sentiment que la vie du militaire forme un tout et qu'il n'a d'autres frères que ceux qui
font le même métier que lui. C'est un véritable esprit de corps que le commandant de
l'armée s'emploie à créer et l'image du chef en est évidemment l'expression la plus
haute, aussi la publication ne manque pas une occasion d'informer ses lecteurs des
activités de Trujillo ou des événements qui jalonnent sa carrière. La loyauté sans faille
envers le chef est présentée comme la manifestation concrète du dévouement à son
métier, à sa mission et aux camarades. Le portrait de Trujillo orne d'ailleurs les murs
des postes de police et des casernes, parfois en lieu et place de celui du président lui-
même107.
107 Il nous semble qu'une étude de l'iconographie de la dictature serait féconde. Le soin apporté par le
dictateur aux images diffusées, leur abondance et les variations en fonction des objectifs conjoncturels
devraient être riches d'enseignement.
-65-
La fidélité ne suffit pas, il faut y ajouter l'efficacité. Dès 1926, Trujillo crée
officiellement ce qui va devenir, sous des noms divers, l'un des instruments essentiels
de son pouvoir : la police secrète 108. L'armée qui exerçait déjà les pouvoirs militaire et
de police s'érige ainsi en organe de contrôle omniprésent dans la société. Ses diverses
fonctions se complètent et se renforcent puisque non seulement le commandement
militaire dispose presque exclusivement des moyens de l'action, mais il est
pratiquement seul à connaître l'ensemble des données indispensables au succès. On
comprend aisément la supériorité que confèrent de tels avantages, sans même évoquer
la préparation d'une intervention directe. Tout adversaire de Trujillo sait que ses faits et
gestes sont épiés et qu'une invisible épée de Damoclès pèse sur lui en permanence. Les
fausses nouvelles peuvent être répandues à loisir et les faits réels occultés. Par sa seule
présence, l'armée exerce une pression et un chantage permanents sur les hommes et les
organes du pouvoir.
108 Le 3 mars 1926 est créé le Cuerpo de Policía Secreta, qui dépend de la police nationale dominicaine.
109 Le 29 mars 1928.
-66-
- En 1927, alors que Trujillo a gravi tous les échelons et exerce
déjà le commandement suprême, le corps devient tout simplement la police nationale.
C'est un organe dont on ne discute plus l'existence ni la mission.
110 La garde nationale est constituée le 7 avril 1917. Elle devient la PND le 2 juin 1921, prend le nom de
police nationale le 23 juin 1927 et est transformée en brigade nationale le 17 août de la même année.
L'armée nationale est constituée le 17 mai 1928.
111 Dans une lettre publiée par le Listín Diario du 12 mars 1925, Trujillo justifie le décret présidentiel
qui prévoit que les officiers du corps des gardes présidentiels recevront dorénavant leur instruction au
sein de la PND dont il est le chef. L'argument essentiel est le désir «d'instaurer dans le fonctionnement
de ce corps la même organisation et la même discipline qui règne dans la Police Nationale
Dominicaine». Cette lettre publique est présentée comme une mise au point adressée à César Tolentino,
adversaire de Horacio Vásquez et directeur d'un journal à Santiago. Il s'agit d'une manœuvre concertée :
sous couvert de défendre le décret du président, Trujillo en dévoile publiquement la véritable portée.
-67-
• L'EXCLU
112 Significativement, les biographies officielles occultent très souvent ce premier mariage, célébré en
1913, et le divorce, survenu le 9 novembre 1925 (le cas de R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, est
frappant). Aminta Ledesma était d'humble origine paysanne. Flor de Oro, née de cette union en 1915, est
bien connue car elle fait une carrière d'intrigante en se prévalant de ses liens familiaux. En revanche, sa
soeur qui n'a pas survécu, Julia Génova, née l'année précédente, n'est jamais mentionnée par les
thuriféraires du régime.
113 Les opérations très fructueuses réalisées à l'occasion des achats d'équipement et de nourriture pour la
troupe faisaient l'objet de bien des commentaires. Voir à ce sujet : MOYA PONS, Manual de historia
dominicana, p. 505 et CASSÁ, Historia económica y social…, p. 259, par exemple.
-68-
mondaines auxquels il fallait être invité, si on voulait bénéficier d'une certaine
considération. C'était là que se nouaient et se dénouaient les intrigues et les alliances,
que se commentaient les derniers événements et que circulaient les informations
réservées. Être accepté en son sein signifiait donc devenir membre reconnu de la caste
aristocratique, aussi l'entrée ne se faisait-elle que par cooptation sous la forme d'un vote
secret des membres du conseil directeur du Club, qui glissaient des boules blanches ou
noires dans une urne pour indiquer leur agrément ou leur refus, à la manière antique.
L'affaire est donc d'importance pour Trujillo et pour ceux qui attendent le résultat.
Celui-ci tombe, définitif comme un couperet, et se répand immédiatement dans la rue :
"boule noire" ! Le jugement est sans appel ni attendus car il se suffit à lui-même :
Trujillo n'est qu'un parvenu, sorti du ruisseau, dont les ancêtres ont travaillé de leurs
mains114. Le commandant en chef de l'armée, l'une des premières fortunes du pays, reste
un serviteur et ne peut prétendre à mieux. Par la suite, ses tentatives répétées pour se
faire admettre dans la bonne société se solderont par des échecs de plus en plus
humiliants, qui ne feront que confirmer le verdict 115. On a beaucoup insisté sur l'impact
psychologique de ce refus insultant pour expliquer la suite des événements, limitant
ainsi la véritable portée politique et historique de cet acte. En effet, en repoussant
Trujillo, la caste aristocratique prenait clairement position :
114 R. MARTÍNEZ, Hombres dominicanos…, p. 26, confirme l'événement et sa portée. Selon cet auteur,
Horacio Vásquez, se considérant personnellement offensé par ce résultat, aurait fait procéder à un
nouveau vote sous sa présidence, dont l'issue fut positive pour Trujillo. Nous n'avons pas trouvé
confirmation du fait chez d'autres auteurs. Cependant, si l'information est exacte, on imagine ce que
devait signifier une admission obtenue dans de telles conditions. Les échecs répétés sont largement
attestés (voir ci-dessous).
115 BOSCH, Causas de una tiranía sin ejemplo, p.42. L'auteur rapporte qu'en 1929, un an avant le coup
d'État, le Club de sa ville natale, La Vega, avait refusé l'entrée à une soirée dansante à Trujillo. On
imagine sans peine la gravité de l'affront.
-69-
l'impérialisme s'étaient développés à un point tel que la situation ne pouvait plus durer :
face à ce défi l'oligarchie traditionnelle se montrait incapable d'ouvrir d'autre
perspective que le retour en arrière. Trujillo est donc certes amer après cette exclusion,
mais surtout il sait que toutes les issues lui ont été fermées : il n'a plus d'autre voie que
l'affrontement.
-70-
2. DANS L'OMBRE DU COUP D'ÉTAT.
FÉVRIER 1930
Par bien des aspects, la "révolution" qui se prépare au début de l'année 1927
renoue avec la tradition des coups d'État qui ont agité presque continuellement le pays
depuis la Restauration de la République jusqu'à l'occupation nord-américaine, l'époque
de la dictature de Ulises Heureaux exceptée :
-71-
Rafael Estrella Ureña, jeune avocat de Santiago et ancien membre du gouvernement
Vásquez, qui a quitté le Parti national pour fonder sa propre formation, le Parti
républicain. Inspiré par l'exemple de Mussolini -qu'il a pu observer quand il était
diplomate en Europe en 1926 et 1927- il a su rassembler autour de lui un petit groupe
décidé à s'emparer du pouvoir. La crise économique qui vient d'éclater aux États-Unis
accroît encore l'inquiétude parmi les possédants : l'heure semble favorable, un coup
d'épaule devrait suffire à faire tomber un pouvoir vermoulu.
La pièce semble déjà avoir été jouée de nombreuses fois. Pourtant, sous la
surface apparemment immuable, de profonds changements sont intervenus : des routes
carrossables permettent de rallier rapidement les principaux points d'un pays pourtant
encore divisé, un réseau télégraphique et téléphonique peut transmettre ordres et
informations, les caudillos qui continuent à disposer de pleins pouvoirs dans leur région
ont été désarmés -au sens propre du mot- et une petite armée, moderne, bien équipée
mais surtout disciplinée et parfaitement centralisée existe maintenant. Échappant au
contrôle des dirigeants traditionnels, étrangère en grande partie à la société qui
l'entoure, elle a un chef incontesté : Trujillo.
-72-
B/ UNE ACTIVE NEUTRALITÉ
Le sort du coup d'État ne dépend pas des acteurs qui jouent sur la scène mais du
machiniste qui est en coulisse. Trujillo n'aura de cesse de faire valoir toujours plus la
position privilégiée qui est la sienne.
Il ne s'agit pas d'une simple image puisque lorsque, le 23 février, le général José
Estrella et le dirigeant politique de la "révolution" Rafael Estrella Ureña donnent
l'assaut à la forteresse San Luis de Santiago, ils ne rencontrent aucune résistance : il ne
-73-
s'agit pas d'une révolution mais du simulacre d'une insurrection. L'ensemble des
événements militaires que la presse rapporte dans les jours qui suivent ne seront que
pure mise en scène que Trujillo oriente à son gré.
117 Selon divers auteurs, Vásquez, accompagné de certains membres de son gouvernement, aurait
demandé : «Général, je veux savoir si je suis votre président ou votre prisonnier».. Trujillo, après avoir
salué militairement, aurait alors répondu : «Monsieur le président, vous êtes mon président, je suis à vos
ordres». CRASSWELLER, Trujillo, la trágica aventura…, p. 81 et FORTUNATO, El poder del Jefe I,
0 h 27 mn. B. Vega, dans le recueil Los Estados Unidos y Trujillo, 1930, t. I, p. 261, compare les
différentes versions de l'événement.
-74-
adversaires. Dans le même temps, pour être tout à fait sûr de ses hommes, il envoie le
colonel Simón Díaz relever José Alfonseca de son commandement. Trujillo a toutes les
cartes en main, il peut faire ou défaire le coup d'État d'un geste. L'heure est donc arrivée
pour lui de donner le signal d'un dénouement que les différentes parties essayent de
croire définitif alors qu'il ne s'agit que d'un répit provisoire : le 25 février les insurgés
entrent dans Saint-Domingue sans que leur soit opposée la moindre résistance.
La curieuse "révolution" vient de triompher sans que l'on déplore une seule
victime. Placées devant le fait accompli, les parties en présence se voient contraintes
d'entériner le coup d'État : le 3 mars Rafael Estrella Ureña prête serment et accède à la
présidence de la République et le lendemain Horacio Vásquez et José Dolores
Alfonseca -ce dernier étant l'ennemi personnel de Trujillo- prennent le chemin de l'exil.
Quelques jours plus tard, l'ex-président de la république Dominicaine résume
parfaitement les événements en dénonçant :
«L'attitude passive de l'armée et, conséquence de son attitude
injustifiable, l'impossibilité dans laquelle s'est vu l'Exécutif d'armer et
d'équiper les nombreux citoyens qui se sont offerts à le soutenir avec une
loyauté inébranlable118.»
-75-
C/ L'EMBARRAS DE WASHINGTON
-76-
de la légation, John Moors Cabot, dépêché à Santiago rencontre Rafael Estrella Ureña.
Le chef des insurgés ressort de l'entrevue avec la conviction que les États-Unis ne
s'opposeront pas brutalement à sa marche en avant et qu'il peut donner l'assaut à la
forteresse : le représentant de la légation a pu se persuader que l'ordre n'était pas
menacé en profondeur et que les événements qui se préparent ne seront que des
péripéties, somme toute mineures à ses yeux. En fait la diplomatie nord-américaine
pense qu'il s'agit d'un classique conflit d'ambitions entre Vásquez, vieillissant et qui
s'accroche au pouvoir, et un de ses ex-lieutenants qui, s'appuyant sur le mécontentement
d'une large partie des dirigeants traditionnels, essaie d'avoir accès au pouvoir. Le
premier lui est acquis et elle vient de s'assurer que le second ne pouvait être dangereux
pour les intérêts de Washington; elle cherche donc la voie du compromis. Il lui faut
rapidement admettre qu'un troisième personnage joue un rôle capital : Trujillo. En effet,
au matin du 24 février, Horacio Vásquez et le vice-président Alfonseca se réfugient à la
légation, lui demandent asile et manifestent leur intention de démissionner. Il est
devenu clair pour eux que derrière Estrella Ureña se profilait un ennemi bien plus
dangereux : le chef de l'armée. Aussitôt le ministre Curtis téléphone à Trujillo qui,
depuis la forteresse Ozama où il est retranché, proteste de sa loyauté 119. En fait ce
dernier s'installe de plus en plus solidement au centre de la vie politique : la veille
c'était Vásquez qui était venu lui demander son soutien, aujourd'hui ce sont les États-
Unis qui sont amenés à reconnaître son pouvoir. L'essentiel pour Trujillo est là et,
paradoxalement, Vásquez et Alfonseca se sont faits ses meilleurs interprètes en
persuadant la légation que le sort du pays dépendait maintenant du chef de l'armée.
119 À la suite de cet entretien, Trujillo reçoit Vásquez à la forteresse Ozama, comme nous l'avons vu.
-77-
Les négociations qui ont lieu à la légation entre Curtis, Vásquez, Estrella Ureña
et Trujillo confirment que Washington s'est résigné à lâcher le vieux président. Aux
termes de l'accord qui est conclu dès le 27 février avec Vásquez et Estrella Ureña, le
premier démissionnera et le second, nommé au préalable secrétaire à l'Intérieur et à la
Police, lui succèdera comme le prévoit la Constitution. À la date du 16 mai auront lieu
de nouvelles élections120. Telle sera d'ailleurs la marche des événements 121. À nouveau la
légation confirme que Trujillo peut bouleverser les plans qu'elle a établis. Mieux, elle
légitime le coup de force et la menace qu'il fait peser en organisant une passation des
pouvoirs revêtue des formes de la légalité. Enfin elle indique elle-même que le pouvoir
est vacant puisque la présidence se trouve dans une sorte d'intérim forcé, entre une
démission et des élections. Visiblement Trujillo n'est pas l'enfant chéri de Washington;
mais, dans une situation difficile, les diplomates savent faire preuve de réalisme et de
pragmatisme et ne s'embarrassent pas de sentiments. On procède donc bien à un
replâtrage, en espérant qu'il tiendra trois mois. Chacun est conscient de la fragilité de
l'édifice puisque, dès le 27 février, Estrella Ureña manifeste son inquiétude et que
l'accord conclu avec Vásquez sous l'égide de la légation stipule :
«Il n'y aura pas de restrictions quant aux candidats, hormis
Alfonseca et Trujillo qui ne pourront l'être122.»
On espère, en écartant les personnages les plus opposés, trouver un équilibre
entre modérés. Mais si la solution retenue semble formellement renvoyer dos à dos
Trujillo et les éléments horacistes qui lui sont le plus hostiles, il ne s'agit que d'une
apparence. Alors que Trujillo garde son pouvoir absolu sur l'armée et place ses hommes
au plus haut niveau -le fidèle Rafael Vidal Torres est nommé secrétaire d'État à la
Présidence le jour même de l'investiture de Rafael Estrella Ureña-, Vásquez et
Alfonseca sont privés de tout pouvoir. Craignant pour leurs vies, ils s'enfuient à Porto
Rico le surlendemain de l'investiture du nouveau président.
C'est donc bien un marché de dupes qui a été conclu sous les auspices de la
diplomatie nord-américaine : à Estrella Ureña les apparences du pouvoir, à Trujillo les
moyens de s'en emparer.
120 La Constitution dominicaine prévoit que les élections sénatoriales, législatives et présidentielle ont
lieu à la même date, normalement le 16 mai, tous les quatre ans.
121 Rafael Estrella Ureña est nommé secrétaire à l'Intérieur et à la Police dès le lendemain, le 28 février,
et il succède à Vásquez le 2 mars.
122 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 38. On voit bien ici que les diplomates ne choisissent pas Trujillo;
c'est lui qui s'impose à eux. Leur premier mouvement est de rechercher une voie moyenne.
-78-
3 LA CONQUÊTE DU POUVOIR. MARS-MAI
1930
123 Littéralement; bolos : sans queue, coludos : à grande queue. L'image renvoie aux coqs, dont les
combats sont extrêmement populaires en république Dominicaine, en particulier dans les zones rurales.
La terminologie montre assez bien comment étaient vécues les rivalités traditionnelles entre caudillos.
124 Discours du 2 avril 1930. ID., ibid., p. 34.
-79-
suprême de l'armée par Vásquez lui-même en 1925 ? Enfin sa modération lors du coup
d'État ne démontre-t-elle pas qu'il est conscient de son rôle de subordonné ? Il y a tous
ces raisonnements dans cette déclaration officielle, dans cet accord proposé par le
vaincu au vainqueur. Pourtant Gustavo Díaz, comme Estrella Ureña et Desiderio Arias
se trompent, car ils réfléchissent encore dans un cadre ancien; l'essentiel leur échappe :
en reconnaissant le commandant en chef des forces armées comme arbitre de leurs
différends, ils l'ont placé au-dessus de tous les partis et regroupements, ils l'ont eux-
mêmes doté d'une légitimité et d'une autorité politique dont aucun caudillo ne pouvait
se prévaloir. Trujillo détient l'atout-maître : l'armée.
-80-
B/ LA COLONISATION DU POUVOIR
Très vite, ils doivent déchanter, car Trujillo va s'employer à leur faire nettement
comprendre que de nouvelles relations politiques se sont instaurées et que les uns et les
autres doivent lui céder du terrain. Chacun découvre qu'il est en mauvaise posture pour
négocier face à cet homme à qui on a reconnu une autonomie considérable. Trujillo,
pour sa part, sait qu'il doit encore élargir son réseau et l'ancrer dans l'appareil d'État.
Aussi place-t-il des hommes à son entière dévotion :
-81-
Bien évidemment cette installation des fidèles du commandant de l'armée aux
postes-clés s'accompagne de l'élimination des hommes que Trujillo juge les plus
dangereux par leur capacité à mobiliser un vaste réseau de relations ou par leur hostilité
à son égard :
La tactique de Trujillo est double. D'une part il dégage la voie qui va l'amener
au pouvoir en éliminant les obstacles et en installant des hommes sûrs parce qu'ils lui
doivent tout. D'autre part il déstabilise Rafael Estrella Ureña et, au-delà, tous ceux qui
ont cru pouvoir le tenir dans un second rôle. A peine installé, le gouvernement est
constamment remanié : il apparaît que le coup d'État n'a pas mis en place un exécutif
fort, du moins pas encore. Les hommes politiques sont amenés à se rendre à l'évidence :
le pouvoir est ailleurs qu'au Palais national ou au Congrès, il se trouve dans les casernes
et à la légation des États-Unis. Voici le rapport qu'adresse le ministre nord-américain
Curtis à Washington après une entrevue avec Estrella Ureña le 18 mars :
«Ce midi, j'ai eu une longue et franche conversation avec le
président, qui a reconnu que le général le domine et l'empêche de
promettre une attitude loyale de l'armée pendant les élections, ce qui fait
qu'elles ne pourront être justes. […] il m'a fait ressortir que toute
opposition de sa part à la candidature de Trujillo serait attribuée par ce
dernier à son intérêt personnel.»125
-82-
La veille, la nouvelle s'était répandue dans le pays : Trujillo serait le candidat à
la présidence de la république Dominicaine et Estrella Ureña, relégué, à la vice-
présidence.
La Coalition patriotique de citoyens, dirigée par Elías Brache, encore allié à
Vásquez une semaine avant le coup d'État de février, a en effet annoncé qu'elle
soutiendrait ces candidatures. Le Parti libéral de Desiderio Arias, farouche adversaire
de Vásquez, se rallie bientôt à son tour : il y voit l'occasion d'infliger une défaite
décisive à ses ennemis traditionnels. Une Confédération de partis, telle est la
dénomination adoptée, est officiellement constituée le 30 mars, derrière Trujillo. Elle
comprend, outre les deux organisations mentionnées, le Parti républicain de Estrella
Ureña, le Parti nationaliste de Teófilo Hernández, le Parti ouvrier indépendant de
Wenceslao Medrano et le fantômatique Parti d'Union nationale. Chacun se précipite
déjà derrière Trujillo qui, seul, semble en mesure de contrôler la situation et d'offrir aux
uns et aux autres des parcelles du pouvoir. Le chef de l'armée est devenu le pivot de la
vie politique. Les candidats députés et sénateurs de ces différentes formations
soutiennent donc le futur dictateur.
-83-
C/ L'UTILISATION DE LA TERREUR
Rien ne nous semble donc plus inexact que de dire que Trujillo cesse de se
contrôler et se laisse aller à ses instincts brutaux; bien au contraire il calcule chacun des
forfaits en fonction de l'impact recherché. C'est en effet essentiellement à compter du
début du mois d'avril que commence la vague de terreur, c'est-à-dire quand s'engage la
campagne électorale et que chacun, en face, a reculé autant qu'il le pouvait.
-84-
commanditer l'agression. Une double légalité s'installe : celle que définit la Constitution
et celle, cyniquement étalée, que confèrent les armes.
Aussi, l'effet objectif de la violence n'est pas l'essentiel, ce qui importe c'est de
frapper les esprits. Il faut donc viser d'emblée à la tête et montrer ainsi que plus rien
n'est impossible : le 3 avril, Ángel Morales, candidat à la vice-présidence contre
Trujillo, José Dolores Alfonseca, vice-président d'Horacio Vásquez et ennemi
personnel du chef de l'armée, Martín de Moya ainsi que d'autres dirigeants de l'Alliance
nationale-progressiste sont victimes d'un attentat sur alors qu'ils se rendaient à un
meeting électoral; leurs trois voitures sont mitraillées sur la route de Santiago à Moca,
dans le Cibao. La presse assure qu'ils l'ont échappé belle et que des balles ont même
traversé leurs habits; Trujillo ne dément pas : l'essentiel est que chacun comprenne
l'avertissement. Le fait est sans précédent et l'émotion agite tout le pays. Mais le choc
psychologique sert Trujillo, même si on le condamne en paroles : ne prouve-t-il pas
avec éclat que ses adversaires ne peuvent rien contre lui et qu'ils s'agitent en vain ?
-85-
La violence amène les rivaux à céder toujours plus de terrain et se combine par
conséquent avec la colonisation des sphères du pouvoir que nous avons évoquée
précédemment. Paradoxalement, la position légale de Trujillo ne cesse de s'améliorer
puisque ses adversaires reculent, se taisent ou démissionnent. On s'achemine ainsi
graduellement vers le moment où la légalité constitutionnelle, cessant de marquer des
limites à la volonté de Trujillo, ne sera plus qu'un décor de théâtre entièrement peint en
trompe-l'œil pour servir de cadre au pouvoir absolu et bien réel du chef de l'armée.
Rafael Estrella Ureña, président en exercice, est reçu par le ministre Curtis -on
s'en souvient- le lendemain même. Ce dernier rapporte :
«Le président m'a demandé de faire publiquement savoir que les
États-Unis ne reconnaîtront pas Trujillo en raison de l'accord, obtenu
par le truchement de la légation, qui a mis fin à la révolution129;»
On saisit ici nettement que la faillite de la solution nord-américaine est en cause.
Tout remonte et converge vers le département d'État.
Celui-ci, placé à la tête d'une armée construite et organisée par les Marines, et
formé lui-même à cette école, apprécie la situation. Il sait que sa force réside dans le
129 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 42.
130 Los Estados Unidos y Trujillo, 1930, p. 464.
-87-
fait que Washington, face à lui, n'a pas de solution de rechange. Aussi joue-t-il à la fois
de la provocation, de la discussion et de la négociation avec un seul but : démontrer
qu'il est le seul à pouvoir garantir la stabilité du pays dont les États-Unis ont grand
besoin, que cela plaise ou non. De ce point de vue ce qu'écrit Morales à son influent
ami Welles, par exemple, ne peut que servir Trujillo en dernier ressort :
l'Administration nord-américaine est progressivement amenée à admettre que, sans lui,
ce sera le chaos. Convaincu que la puissance impériale ne peut échapper à son rôle,
Trujillo la conduit à un choix forcé. À la suite de la première vague de pressions et de
violence contre ses adversaires, et après leur avoir laissé le loisir d'aller se plaindre à la
légation, il rencontre longuement le colonel Cutts, chef des Marines qui occupent Haïti,
à la fin du mois de mars131. Mais à peine vient-il de négocier qu'il fait organiser l'attentat
du 3 avril contre les dirigeants du Parti national, début d'une vague d'exactions sans
précédent.
131 L'entrevue à lieu le 27 mars, à Comendador, aux abords de la frontière. Depuis longtemps, Trujillo
souhaitait rencontrer cet officier supérieur qu'il avait connu pendant l'occupation. Informé de ce désir, le
département d'État nord-américain organise la réunion secrète, afin de sonder les intentions de Trujillo et
dans l'espoir de le convaincre de se retirer de lui-même de la compétition électorale. La tactique de
Washington est déjà un aveu de faiblesse. Trujillo le comprend : il se présente à Cutts comme un
farouche partisan de la légalité et de la Constitution. À ce titre, il refuse de retirer sa candidature et ajoute
qu'il ne laissera pas démanteler l'armée, seule garantie du bon ordre politique du pays. Ces arguments
sont soigneusement étudiés pour convaincre Cutts. Trujillo en profite d'ailleurs pour critiquer la légation
nord-américaine, injustement hostile à sa personne, selon lui. Il joue ainsi sur les contradictions
impériales.
Dès le lendemain, commence à circuler en république Dominicaine la rumeur que Cutts à rencontré
Trujillo et qu'il ne s'est pas opposé à sa candidature. Voir le rapport détaillé de Cutts daté du 3 avril
1930 : ID., ibid., t. I, p. 445.
132 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 3.
-88-
sous silence le fait que l'abstention -consigne donnée par l'Alliance nationale-
progressiste deux jours avant le scrutin- atteindra 45 % du corps électoral. Le ministre
Curtis peut toujours écrire dans son rapport sur les élections :
«La Confédération annonce que, selon les premiers rapports,
223 851 voix ont été décomptées en faveur du Général Rafael Leonidas
Trujillo comme Président de la République et Rafael Estrella Ureña
comme Vice-Président. Comme le chiffre donné dépasse de loin le
nombre total de votants dans le pays, il n'est pas vraiment nécessaire de
faire d'autres commentaires sur la sincérité des élections133.»
L'affaire est entendue, on tiendra pour légitime le résultat134.
133 Rapport 91 strictement confidentiel du 19 mai 1930. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, 1930,
t. II, p. 597.
134 Les résultats définitifs, officiellement ratifiés par la Commission électorale nationale seront d'ailleurs
conformes, à 120 voix près (souci de sauvegarder les apparences ou, au contraire, insolente
confirmation ? Sans doute un mélange des deux) : 223 731 voix pour Trujillo et 1 883 contre. Le corps
électoral étant composé de 412 711 électeurs, il apparaît, selon ces chiffres, que 187 097 d'entre eux ne
s'étaient pas déplacés. Gaceta oficial du 13 juin 1930.
Évidemment, tous les députés et sénateurs élus le sont sous l'étiquette de la Confédération de partis qui
soutient Trujillo, les Partis national et progressiste ayant renoncé à présenter des candidats, nous l'avons
vu.
-89-
4. L'INSTAURATION D'UN NOUVEAU
POUVOIR, MAI 1930-1931
135 En particulier selon KENT qui cite les rapports de la Foreign Policy Association.
136 Pour cette citation et la suivante : Courrier du 20 juillet 1930. ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p. 17.
-90-
Effectivement tous les dirigeants politiques de l'Alliance nationale-progressiste
importants s'enfuient : c'est le cas de Federico Velázquez, responsable du Parti
progressiste, de José Dolores Alfonseca, responsable du Parti national, de Gustavo Díaz
ou d'Ángel Morales, dirigeants de ce même parti, pour ne citer que ceux-là. Mais ce
n'est pas suffisant, car si ces départs plongent indéniablement l'opposition dans une
grande désorganisation, il ne s'agit encore que d'une mesure de repli et de protection,
coutumière en république Dominicaine.
Porto Rico surtout, les États-Unis et Cuba dans une moindre mesure, servent
ainsi traditionnellement de base arrière aux partis et groupes momentanément en
difficulté; depuis San Juan les dirigeants continuent alors à diriger les opérations
politiques sur le territoire national. José Dolores Alfonseca n'est-il pas lui-même parti
en exil au lendemain du coup d'État -le 4 mars- pour revenir deux semaines plus tard -le
18 mars ? Il faut donc pour le nouveau pouvoir rendre ces départs irréversibles et
surtout briser les partis et réseaux d'influence qui continuent encore à fonctionner.
Le premier acte d'ampleur significatif est la prise d'assaut, deux semaines après
l'élection, le 30 mai, du journal conservateur Listín Diario137 par des hommes de main,
désignés comme "la foule" dans les communiqués et messages officiels. La mise à sac a
lieu sans que la police intervienne. La cible n'a pas été choisie au hasard : en attaquant
une institution qui est, par fonction, le lieu de rassemblement naturel de tous ceux qui
disposent d'un pouvoir politique et qui se sentent menacés par l'irrésistible ascension du
nouveau venu, Trujillo prouve sa capacité à porter des coups décisifs, là où il veut, et
quand il le veut. En effet, si chacun des caudillos qui dominent traditionnellement le
pays dispose du pouvoir sur une région, sur des familles, sur des hommes qu'il peut
armer, aucun d'entre eux ne peut prétendre s'imposer aux autres. De fait, le seul point
qui fasse leur accord unanime est que le pouvoir central doit en permanence rester en
discussion et que les gouvernements doivent se faire et se défaire au gré des alliances
changeantes.
Dans une telle perspective, le journal national joue le rôle irremplaçable de point
de rencontre des différentes factions, c'est à travers lui que se scellent les accords du
moment, il est le lieu où convergent toutes les tensions et où peut se réaliser l'équilibre
nécessaire à chacune des parties en même temps qu'il garantit la pérennité de ce jeu
politique. Frapper là, c'est donc faire une double démonstration :
137 Fondé en 1889, ce journal est favorable à Horacio Vásquez et au Parti national. Son édition du 17
mai, au lendemain des élections, choisit de faire le silence sur le scrutin de la veille. En revanche, un
article titre en première page : «Instabilité de l'équilibre politique qui a été à l'origine de la
Confédération des Partis», affirmant que ceux qui ont soutenu Trujillo sont prêts à se déchirer.
-91-
- C'est d'abord prouver dans les faits que l'on n'est déjà plus un
caudillo comme les autres puisque l'on dispose d'une puissance assez grande et, surtout,
assez cohérente pour s'en prendre au système lui-même,
Trujillo signifie clairement que le pacte séculaire est rompu : il n'y aura pas
partage du pouvoir puisque le lieu où on se le répartissait est maintenant mis sous
tutelle. Le Listín Diario survivra encore un temps, mais, privé de sa raison d'être et
incapable de par son origine d'être le héraut du régime, il s'étiolera progressivement et
disparaîtra.
Trois jours plus tard, le 2 juin, un deuxième événement indique avec brutalité
que le tournant est maintenant définitivement pris : à San José de Las Matas, dans ce
Cibao qui traditionnellement tourne le dos à la capitale, le dirigeant conservateur
Virgilio Martínez Reyna et son épouse sont assassinés.
La nouvelle fait l'effet d'un coup de tonnerre. Le lendemain, le titre en capitales
et les sous-titres en caractères gras de Listín Diario barrent toute la première page :
«M. Virgilio Martínez Reyna, dirigeant du Parti national, a été
sauvagement assasssiné par une bande de meurtriers à San José de las
Matas. Criblé de balles et de coups de couteau, il a été égorgé et on lui a
tranché le nez. Sa noble et dévouée épouse a aussi succombé, victime de
cette tragédie qui a consterné la société dominicaine.»
Frappés d'horreur, les Dominicains de la bonne société apprennent que la femme
du dirigeant était enceinte.
Tant l'événement que sa mise en scène ont été étudiés afin de frapper les esprits
et pour que la rumeur se propage d'elle-même. C'est le caractère sacrilège qui a
volontairement été mis en valeur par les organisateurs du crime : on a violé le domicile,
on a tué une mère et l'enfant qu'elle portait en son sein, et on s'est livré à des actes
barbares qui donnent à imaginer (les mutilations se sont-elles bien arrêtées là ?). La
version officielle est vague à souhait -on parle de rôdeurs non identifiés- et est calculée
pour ne pas convaincre, tout comme l'explication qui a été fournie pour la prise d'assaut
du Listín Diario.
-92-
Il s'agit bien de démontrer, dans les faits, que l'ordre ancien est brisé, que les
tabous sont transgressés, que rien ne peut arrêter le nouveau pouvoir qui est en train de
surgir. Ce crime n'est donc pas une manifestation incontrôlée de barbarie qui aurait
échappé de façon révélatrice au nouveau régime; bien au contraire Trujillo a tout intérêt
à ce que la rumeur s'enfle et que la terreur se propage. Le nouveau pouvoir s'assoit ainsi
sur la destruction et non sur le consensus.
Très vite d'ailleurs, pendant les semaines qui précédent l'investiture officielle de
Trujillo, le 16 août, les opérations policières et militaires ouvertes vont venir se mêler
aux assassinats et aux manoeuvres d'intimidation qui se succèdent et alimentent les
conversations. Dans le Cibao surtout, puisque c'est la région qui échappe le plus au
pouvoir central : le général José Paredes, dirigeant horaciste connu, est assassiné dans
sa ville de San Francisco de Macorís, la troupe est lancée contre le général Cipriano
Bencosme, grand propriétaire horaciste qui avait pris parti pour l'Alliance nationale
progressiste, et le général Piro Estrella est contraint à la reddition à Tamboril, fief de
l'ex-président, le général Horacio Vásquez. Mais aussi à Saint-Domingue même où le
général Alberto Larancuent, dirigeant du Parti progressiste est abattu dans le parc
central et où Manuel de Jesús Troncoso de la Concha, dirigeant de l'Alliance nationale
progressiste et membre éminent de l'oligarchie, est arrêté et promené, menottes aux
mains, au long du Conde, l'artère centrale de la capitale.
-93-
sociaux ou politiques : leur ciment c'est qu'ils n'ont pas d'avenir en dehors de Trujillo.
Le président élu peut donc s'appuyer sur eux. Cette force a pour mission de commencer
à s'emparer de la scène politique et d'en chasser les acteurs habituels. Incapables de
régler entre eux leurs différends, les caudillos et l'oligarchie ont dû faire appel à un
homme libre des liens qui les unissent; Trujillo va retourner contre eux cette liberté de
mouvement dont il dispose.
On remarquera en effet qu'il s'en prend directement aux caudillos et aux grandes
familles. Certes il ne s'agit encore que des adversaires politiques de la veille, horacistes
et dirigeants de l'Alliance nationale progressiste, mais son acharnement -qui va jusqu'à
la liquidation physique- s'inscrit dans une perspective précise : il s'agit de mettre la
couche politique dirigeante hors d'état d'accéder aux leviers de commande. Les hommes
politiques et les chefs de faction qui l'ont soutenu sont épargnés, mais ils sont déjà tenus
en dehors des opérations : Trujillo affirme sa compléte autonomie à leur égard. Nul
doute que les manoeuvres des militaires et des gangsters qu'il dirige dans le Cibao
visent ainsi à démontrer sa puissance à celui qui a contribué à le porter au pouvoir et
qui est encore officiellement son allié : Desiderio Arias. Il intimide ainsi tous ceux qui
ont été à l'origine du coup d'État de février à Santiago, et qui pensaient avoir quelque
droit au pouvoir. Pendant les trois mois qui séparent son élection, le 16 mai, de son
investiture, le 16 août, le président élu ne prononce aucun discours d'importance 138 et ne
se montre guère sur les tribunes officielles : ce ne sont déjà plus les actes ni les lieux
d'un pouvoir qu'il commence à contrôler directement et exclusivement.
138 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I. Il est frappant de constater qu'aucun message n'a pu
être retenu par les annales officielles de la dictature pour une période aussi longue et aussi cruciale. Le
lecteur passe sans transition de la Proclamation du 15 mai, veille des Elections Générales, p.12, au
message En quittant le Commandement de l'Armée pour assumer la Première Magistrature de l'Etat,
p. 14.
-94-
• L'ÉLIMINATION DES ALLIÉS
Ce n'est pas seulement l'effet d'un caractère rusé -que tous les historiens
s'accordent à reconnaître- si Trujillo va d'abord s'en prendre à Arias, le caudillo, puis,
dans un deuxième temps, à l'homme du coup d'État, Rafael Estrella Ureña. Certes le
nouveau président ne fait qu'appliquer une tactique militaire élémentaire, affronter ses
ennemis un par un, mais il peut sembler surprenant que ces derniers se prêtent à ce jeu
et semblent incapables de réagir avant que le piège ne se referme sur eux. Il nous
semble donc nécessaire de dépasser la simple explication psychologique afin
d'examiner les rapports politiques qui se nouent entre Trujillo et l'ensemble des couches
dirigeantes.
Si celles-ci ont perçu assez vite le chef de l'armée comme un élément du jeu
politique, elles ne l'ont jamais considéré que comme un instrument et non comme un
sujet autonome. Trujillo n'a pas de racines sociales et géographiques dans le pays :
quelles couche ou classe représente-t-il ?, quelle région ? : … aucune, semble-t-il. On
n'a fait appel à lui que parce qu'il a su montrer qu'il disposait de moyens propres à faire
-95-
pencher une balance qui restait désespérément en équilibre entre les camps
traditionnels. Il est donc inconcevable, au sens littéral du terme, pour ceux qui se
disputent habituellement le pouvoir que Trujillo puisse prétendre l'accaparer
durablement. Quand bien même ils sentent la menace, les dirigeants traditionnels
n'arrivent pas à en mesurer l'étendue, et réagissent toujours trop tard. En fait, la nature
profondément antagonique des formes de pouvoir anciennes et de celles qu'incarne le
chef militaire leur échappe. Trujillo, en revanche, comprend parfaitement que s'il laisse
passer son heure il sera rejeté demain par ceux qui se sont servis de lui. C'est
précisément parce qu'il n'y a pas place pour lui que Trujillo frappe toujours le premier.
Il va donc s'attaquer d'abord à celui qui est la plus grande menace pour lui :
Desiderio Arias. Ce dernier, en effet, est un caudillo dont la légitimité n'est plus à
établir : il est le représentant du clan jimeniste, les bolos, particulièrement enraciné dans
le nord du pays et qui se dispute le pouvoir avec les horacistes, ou coludos, depuis le
début du siècle. Parmi les planteurs de tabac, de café ou de cacao de Santiago, du Cibao
et de La Línea, le général Desiderio Arias jouit donc encore d'un immense prestige.
Pour en finir avec Vásquez, il a appuyé le coup d'État et est entré dans le cabinet formé
par Estrella Ureña en mars 1930. Ensuite le Parti libéral qu'il dirige a rejoint la
Confédération de partis qui présentait les candidatures de Trujillo et Estrella Ureña
pour les élections du mois de mai, nous l'anons vu. Lui-même a été élu sénateur sous
l'étiquette de cette coalition et a été nommé secrétaire d'État à l'Agriculture.
Profitant de cette situation et prenant prétexte de la nécessité de s'en prendre au
clan horaciste, Trujillo a engagé dès juin 1930 des opérations criminelles, policières et
militaires dans tout le Cibao, comme nous l'avons vu. Il a ainsi commencé à installer
ses propres structures de pouvoir dans la région et à soumettre les chefs qui règnaient
sur une famille, un village ou une contrée. La discipline de fer qu'il a imposée dans les
rangs de l'armée va lui permettre de prendre progressivement en main la région.
D'autant qu'il se porte lui-même sur le terrain. Lorsqu'il transfère le siège officiel du
gouvernement à Santiago, le 4 avril 1931, il contrôle suffisamment la situation pour
affronter Arias; le 25 Trujillo est à Dajabón, le 26, Desiderio Arias, poussé dans ses
derniers retranchements se soulève à Mao, à quelques dizaines de kilomètres de là.
Celui-ci s'aperçoit en effet qu'il a été dupé140. Du coup, Trujillo, tout en continuant à
140 Un des anciens compagnons d'Arias, José Ramón Vásquez Paredes "Chepe", témoigne ainsi du
pacte, classique, qui avait été passé et de l'évolution de la situation : «Avec Desiderio il [Trujillo] convint
de la répartition des charges publiques comme c'était l'habitude. Il lui donna le secrétariat à
l'Agriculture et trente pour cent des charges publiques. Mais Trujillo commença rapidement à écarter
des gens de Desiderio, à le provoquer là-bas [Saint-Domingue] et à tuer quelques-uns de ses amis, ce
qui amena le chef des "bolos pata prieta" [bolos à patte noire, dénomination des partisans d'Arias], à se
soulever les armes à la main, après être rentré chez lui et avoir démissionné de sa charge». Interview
recueillie par FERRERAS, Enfoques de la intervención, p. 268.
-96-
multiplier les provocations en sous-main, peut prétendre avoir affaire à une rébellion
contre l'ordre constitutionnel.
Quelques jours plus tard, le 3 juin, une rencontre entre les deux chefs militaires
se déroule dans la montagne; l'événement sera transformé par la suite en légende
exaltant le courage de Trujillo mais, à l'époque, il s'agit surtout pour ce dernier de
gagner du temps pour organiser ses troupes et ses forces face à un adversaire qui
connaît admirablement la nature et les hommes de cette région. Le chef de l'armée
propose à Arias une paix des braves et obtient son accord.
On a beaucoup glosé ou exalté la naïveté ou le sens de l'honneur d'Arias et la
fourberie ou l'intelligence de Trujillo; c'est sans doute réduire la signification de
l'événement141. En effet, dans un système où les alliances ne cessaient de se renverser et
de se recomposer, les caudillos établissaient de tels pactes entre deux affrontements :
ces accords provisoires faisaient alors partie de l'indispensable règle du jeu. Arias n'a
pas su ni pu mesurer que Trujillo ne jouait plus la même partie, car il ne représentait
pas les mêmes forces142. Le président élu va donc avoir le temps d'étendre son contrôle
sur la région, d'isoler son adversaire, puis de lancer des escouades qui lui feront une
chasse incessante et enfin de le faire abattre dans une embuscade, le 21 juin. La tête
coupée de Desiderio Arias lui sera apportée dans un sac, alors qu'il participe à une
soirée mondaine : la mise en scène, habilement exploitée par la propagande, montre que
les adversaires du nouveau pouvoir ne peuvent espérer un combat chevaleresque.
Trujillo ne se contente pas de triompher, il écrase et avilit.
Quelques jours plus tard, le 5 juillet 1931, Saint-Domingue redevient le siège du
gouvernement : le Cibao est maintenant soumis.
On saisit parfaitement, à travers ce témoignage, le marché de dupes qui avait été passé. Arias continuait à
négocier dans un cadre dépassé, celui des alliances entre caudillos disposant chacun d'un pouvoir
autonome. D'où sa surprise et son repli sur sa région, qu'il pensait être un bastion.
141 Les souvenirs de José Ramón Vásquez Paredes "Chepe" à ce sujet, ID., ibid., p. 268, sont fort
éclairants : «Trujillo offrit monts et merveilles à Desiderio lors de l'entrevue qu'ils eurent chez un certain
monsieur Hernández de Mao. Juste avant celle-ci, le secrétaire de Desiderio, l'Arabe Abraham Haddad,
avait dit : “C'est le moment ou jamais, maintenant que nous l'avons ici, nous allons lui régler son
compte”; mais Desiderio homme d'honneur et de parole, rejeta la suggestion et tous deux moururent
quand les hommes de Trujillo, Mélido Marte et Ludovino Fernández les conduisant, entrèrent dans les
rues de de Santiago avec la tête de Desiderio Arias plantée au bout d'une baïonnette» .
Trujillo, qui comprend très bien la nouvelle situation politique, entretient Arias dans son erreur, pour
mieux le désarmer. Pendant ce temps, il prépare l'assassinat. Pour les caudillos, Trujillo est
incompréhensible. Eux qui sont pourtant rompus aux intrigues, n'arrivent pas à devancer les coups de cet
homme qui n'a aucune parole.
142 Trujillo comprend qu'il est capital pour lui de renverser les rôles et de présenter les caudillos comme
des traîtres à la parole donnée. La rencontre du 3 juin 1931 est ainsi allusivement évoquée par l'un de ses
biographes attitrés, OSORIO LIZARAZO : «Il obtint des promesses qui furent violées. Les chefs rebelles lui
offraient leur amitié, mais quand l'apótre de la paix tournait le dos, ils levaient à nouveau leurs armes.
Trujillo les invitait avec insistance à la conciliation, eux répondaient en rasant des villages, fusillant des
citoyens, allumant le brasier aveuglant de la destruction et prêchant la haine. […] Devant une
obstination aussi criminelle, il ne restait que l'argument des armes». Así es Trujillo, p. 53.
-97-
Il reste encore un dernier cercle, le plus proche de Trujillo, que représente
Rafael Estrella Ureña. Il est l'homme qui a préparé et conduit la prise de la forteresse de
Santiago le 23 février. Instigateur officiel du coup d'État, il avait été investi président de
la République quelques jours plus tard, le 2 mars. Hier, il avait pu permettre à Trujillo
de s'avancer masqué, aujourd'hui, il devient un obstacle encombrant sur la route de ce
dernier. En effet, si l'on se place dans la logique du régime issu du coup d'État, sa
légitimité est plus grande que celle du président en exercice puisque, comme nous
l'avons indiqué, Trujillo a pris soin tout au long des événements de se présenter comme
celui qui n'agissait pas et refusait de participer aux luttes qui secouaient le pays. Plus
grave encore, et on touche certainement là aux ressorts du pouvoir de Trujillo, le
nouveau président va devoir renforcer cette image de neutralité politique afin de se
couler dans le rôle de l'homme providentiel qui est au-dessus de la mêlée. Estrella
Ureña dispose donc en quelque sorte d'un droit d'aînesse qui se révèle d'autant plus
intolérable qu'il rappelle l'origine partisane et factieuse du pouvoir de Trujillo. On
ajoutera qu'Estrella Ureña avait manifesté son admiration pour Mussolini dont il avait
pu connaître l'action et les théories lorsqu'il était envoyé spécial et ministre
plénipotentaire de la république Dominicaine en Europe pendant les années 1926 et
1927. Nombre d'ouvrages ne manquent pas de souligner cette filiation spirituelle 143. Il
est cependant peu probable que les sympathies d'Estrella Ureña pour le régime d'un
pays aussi lointain que l'Italie fussent considérées comme une éventuelle menace par
Trujillo.
En revanche, sa carrière diplomatique et politique avant le coup d'État -il avait
été secrétaire à l'Intérieur et à la Police en 1926 dans le gouvernement Vásquez- le
désigne aux coups du nouveau président. En effet, à l'inverse de Trujillo, Estrella Ureña
est l'un des représentants des grandes familles qui gouvernent traditionnellement le pays
-il est précisément issu de Santiago, la capitale de ce riche Cibao qui tourne le dos à la
capitale- et son passé atteste qu'il appartient à l'établissement politique. Estrella Ureña
est un horaciste de tradition, même s'il s'est opposé au général Vásquez à la faveur d'un
renversement d'alliance. En somme, par bien des aspects, le vice-président fait partie
d'un jeu politique séculaire dans lequel Trujillo ne pourrait espérer jouer un rôle que de
façon provisoire. Pour changer les règles du jeu il faut donc qu'Estrella Ureña soit
abattu. Le pouvoir sera ainsi placé hors d'atteinte des combinaisons traditionnelles.
143 En particulier B. VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo... ,p. 325 à 328, qui présente diverses
sources qui apportent des éléments dans ce sens. Il faut cependant se garder d'accorder un crédit excessif
à de nombreux témoins qui ne se souviennent des sympathies fascistes de Estrella Ureña de 1927 qu'en
1941, lorsque la république Dominicaine entre en guerre contre l'Axe et que des intrigues sont nouées
contre lui pour le discréditer. Il ne fait pas de doute en particulier que Trujillo a lui-même fait diffuser
une propagande intéressée en ce sens au début de 1942.
-98-
Les étapes de la disgrâce vont être très rapides. Le 16 août 1930, alors que
Trujillo prête serment comme président de la république Dominicaine, Rafael Estrella
Ureña est officiellement investi de la charge de vice-président et est nommé secrétaire
aux Relations extérieures. Dès la fin de l'année, sa mise à l'écart devient manifeste : le
budget pour l'année 1931, présenté en décembre 1930, prévoit que les fonds destinés au
secrétaire aux Relations extérieures seront réduits à … un peso-or (sic !), et on invite
Rafael Estrella Ureña à prélever les montants nécessaires sur les sommes dont il
dispose au titre de la Vice-Présidence144. Dans le même temps il est éloigné des affaires
intérieures et confiné, de facto, dans un rôle de pure figuration ce qui garantit au
président qu'il ne viendra pas entraver, par des manœuvres inopportunes, la bonne
exécution des plans arrêtés.
Mais ce n'est là qu'une situation provisoire pour Trujillo qui règle les problèmes
les uns après les autres. Aussi, dès la fin du mois de juillet 1931, alors qu'il vient d'en
finir avec Desiderio Arias et qu'il rentre à Saint-Domingue, il reprend l'offensive contre
son vice-président, maintenant complètement isolé et sans défense. Le 25 août celui-ci
quitte précipitamment le pays avec son frère, Gustavo. Les menaces, en privé, ont été
parfaitement explicites; le chargé d'Affaires français rapporte :
«Ureña fut avisé que sa vie n'était plus garantie s'il ne partait pas
par le prochain bateau.145»
Il n'a pas tort d'obéir, sans attendre. En effet, le diplomate français précise :
«M. Estrada (sic) Ureña en partant a sauvé sans aucun doute son
existence. Il n'a pas toutefois sauvé celle de ses amis ou partisans
puisqu'il est dit ici que près de six cents personnes ont été tuées ou ont
disparu depuis six mois et que ces personnes à quelques exceptions près
étaient des amis ou des partisans de l'ancien Vice-Président.»
Officiellement il ne s'agit pas d'un exil, mais il est néanmoins remplacé sur-le-
champ à son poste de secrétaire aux Relations extérieures. Peu après, pour que les
choses soient bien claires, Trujillo reprend officiellement le commandement de l'armée
nationale et se lance dans une tournée militaire à travers tout le pays. Il déclare alors sur
le front des troupes :
«Je suis prêt à foudroyer, en l'écrasant par les armes et en
châtiant rigoureusement les auteurs, n'importe quelle tentative contre
l'ordre établi146.»
144 Discours du 19 décembre 1930 devant le Congrès. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I,
p. 53.
145 Pour cette citation et la suivante : Courrier du 10 décembre 1931, signé Georges Perrot. ADMAE,
AM-18-40-RD n° 6, p. 101. Le diplomate note également que l'épouse d'Estrella Ureña et ses neuf
enfants sont gardés à vue à Santiago. La dictature prend des otages pour s'assurer de la parfaite docilité
de l'ex-vice-président.
146 Proclama del día 8 de diciembre de 1931, al iniciar una recorrida militar por toda la República …
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 142. Nous revenons sur la signification de cette
-99-
Il ne s'agit pas de vaines paroles. D'une part, le président réaffime que le pouvoir
repose sur la force armée, d'autre part, il indique déjà que ceux qui ne sont pas avec lui,
peuvent, à tout moment, être considérés comme des ennemis qui complotent contre lui.
D'ailleurs le président prend bien soin de marquer qu'aucun poste n'est jamais
définitivement acquis, même aux plus fidèles et, dès son élection il entreprend une
politique d'épuration qui ne fera que s'amplifier par la suite : le recteur de l'université,
Ramón de Lara, pourtant nommé à ce poste en avril, est contraint à l'exil à Porto Rico
en septembre; le sénateur Jaime Sánchez et son fils, député qui porte le même nom,
sont mis en accusation puis destitués 147 de leurs fonctions un an plus tard et ils doivent
fuir à Port-au-Prince; le député Julián F. Grisanty connaît peu après le même sort148.
-100-
B/ LES NOUVELLES RÈGLES POLITIQUES
Porté au pouvoir par l'extrême dissension des partis, le bonaparte s'élève au-
dessus d'eux et de la société tout entière et oppose aux divisions qui agitaient le pays
l'unité d'un pouvoir qui n'émane que de sa personne et qui s'appuie sur la force
militaire. Le rejet des partis va donc se doubler d'une condamnation sans ambiguïté de
l'esprit régionaliste.
149 Al dejar el comando del Ejército para asumir la Primera Magistratura del Estado. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 14.
150 Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la constitución del Partido Dominicano.
ID., ibid., t. I, p. 118.
-101-
• LA CONDAMNATION DU RÉGIONALISME
-102-
de sa première visite officielle dans le Cibao 151, il prononce un discours dans lequel il
déclare :
«Je ne suis et ne pourrai jamais être régionaliste. Le
régionalisme est pour moi comme un étendard de discorde dans la
famille dominicaine152.»
Le propos est clair et net et tranche singulièrement sur le reste du discours qui
ne contient que des menaces voilées sous d'aimables paroles. Il s'agit bien d'une
déclaration de guerre, au sens propre du terme, puisque le président n'a installé son
gouvernement à Santiago que pour réduire enfin le Cibao et Desiderio Arias. Ce
dernier, acculé, va d'ailleurs tenter de s'opposer par les armes et succombera, on le sait.
Soumettre le Cibao ne suffit pas. Aussi Trujillo se lance-t-il dans une tournée
militaire en décembre 1931, visitant successivement les douze provinces du pays. Le
moment n'a pas été choisi au hasard : la veille du départ de la tournée, Rafael Estrella
Ureña, déjà en exil, a été destitué 153. Tout est calculé pour impressionner les
spectateurs : on leur montre que, par terre 154, par mer et même par chemin de fer, leur
contrée est maintenant à portée immédiate des forces armées au service du Chef. Un
jour les troupes sont à Sánchez, au fond de la baie de Samaná, le lendemain elles
débarquent à 250 kms de là, à Puerto Plata sur la côte nord. La démonstration se
poursuit : il faut moins de quarante-huit heures aux troupes pour se rendre de Sánchez à
Barahona, sur la côte sud cette fois. Le trajet par mer représente 550 kms 155. Le
déploiement militaire est fait pour inspirer le respect. Tout l'état-major accompagne
Trujillo, mais les membres du gouvernement sont là aussi. 1 400 soldats défilent,
parfaitement équipés et disciplinés. Leurs fusils sont neufs, ils portent des mitrailleuses
et des mortiers de campagne qu'ils disposent soigneusement sur la place centrale de la
ville autour de deux pièces d'artillerie avant de s'aligner au garde-à-vous. On remarque
151 Rappelons que le Cibao était le centre de gravité économique traditionnel du pays. Cette région
fertile tournait largement le dos à la capitale, exportant ses productions agricoles, en particulier le tabac,
par les ports du nord, notamment Puerto Plata. Chaque caudillo, presque toujours baptisé "général"
disposait dans sa région, de fidèles prêts à soutenir, les armes à la main, leurs libertés.
Sur les origines de cette rivalité entre le Cibao et le Sud, ainsi que sur la tradition démocratique de
Santiago, opposée à Saint-Domingue, on pourra consulter : MOYA PONS, Manual de historia
dominicana, p. 404 et suivantes.
152 En la Ciudad de Santiago de los Caballeros, el día 4 de abril de 1931… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 88.
153 Nous y avons fait allusion. Cf. supra : L'élimination des alliés.
154 Les troupes et le commandement ont embarqué sur un vapeur, le Teresa Horn.
155 Voici rapidement le périple, nous faisons suivre la date de la ville où se trouvent les troupes : le 8
décembre 1931 à Saint-Domingue, le 10 à La Romana, le 11 à Sánchez, le 12 à Puerto Plata, le 14 à
Monte Cristi, les 15 et 16 à Santiago, le 17 à La Vega, le 19 à San Francisco de Macorís, le 20 à Sánchez,
le 21 à Barahona, le 22 à Saint-Domingue. Un examen précis montre que tout est parfaitement réglé.
Voir par exemple la halte à Santiago pour un hommage, ou au contraire les trajets fulgurants, d'un bout à
l'autre du pays. On pourra suivre l'itinéraire sur les cartes de l'Annexe IV.
-103-
les obus à gaz asphyxiant. De modernes motos avec des side-cars sont rangées en bon
ordre156.
Qui oserait nourrir des idées d'indiscipline devant une démonstration aussi
impressionnante ?
156 FORTUNATO, El poder del Jefe I, 0 h 49 mn, montre des images prises pendant cette tournée très
instructives.
Le chargé d'Affaires français Perrot donne des précisions intéressantes, il chiffre en particulier le coût de
l'opération, mais il ne comprend visiblement pas la signification politique des événements. Il écrit : «On
peut se demander s'il est bien opportun, au moment où ce pays se débat dans la plus atroce misère, de
dépenser plus de 100 000 dollars, pour seulement montrer sa force». ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p.
103.
-104-
• LE REFUS DES CONFLITS DE CLASSE
Candidat à un pouvoir qui ne peut être qu'absolu, Trujillo décèle, avec un sûr
instinct ses ennemis potentiels. Il est frappant de constater que dès son discours
d'investiture, le 16 août 1930, il déclare illégitime par avance la lutte des classes :
«Il faut, de plus, veiller à la protection de ces travailleurs, en
dictant des lois appropriées et en suivant les normes établies par les
organisations internationales, mais sans en arriver à créer entre nous
des conflits qui n'existent pas et sont très éloignés de notre génie
national157.»
Trujillo revendique déjà nettement un caractère propre de la république
Dominicaine, s'opposant par avance à des idées venues de l'extérieur et qui ne peuvent
être que fausses et artificielles. L'exaltation de la patrie n'est que le masque du pouvoir
sans limite du président et a pour fonction de disqualifier tout groupe qui échapperait à
cette toute-puissance. Lorsque Trujillo nie l'existence de conflits, comme ici, il ne s'agit
pas d'une vaine incantation mais du refus de toute autonomie de la classe ouvrière.
Les actes suivent effectivement les paroles et, très rapidement, Trujillo crée une
administration gouvernementale, le département du Travail, dont la fonction est de
prévenir les conflits. Voici comment il rend compte de sa mise en place devant députés
et sénateurs :
«Le but a été d'imprimer une organisation à la classe travailleuse
de notre pays […] Le travailleur dominicain ne connaît pas les grands
besoins qui pèsent sur la classe travailleuse du monde entier; mais telle
-105-
ne pourra pas être toujours la situation du prolétariat dominicain. Il
relève donc d'une saine prévision de commencer à préparer le terrain
pour lui rendre la vie moins dure quand s'abattront sur nous les
complications qui entravent la nécessaire entente entre le capital et le
travail, sources vitales des échanges universels158.»
Extraordinaire discours puisqu'il témoigne d'une vision ample et prospective de
Trujillo. Le président inscrit l'instauration de son régime dans un cadre mondial et tient
par avance compte des inévitables évolutions. Sa stratégie vise à préparer les conditions
de la résistance aux demandes ouvrières et plus particulièrement à la revendication du
pouvoir. L'alliance du capital et du travail, déjà glorifiée dans la vieille Europe par les
régimes et partis de type fasciste, commence à être considérée en Amérique latine
comme le rempart contre la montée d'une classe ouvrière, qui est de plus en plus dense
et organisée. En fait, c'est déjà une politique corporatiste que définit très clairement
Trujillo dans ce discours de 1931 : l'État doit veiller au bien-être de tous les membres
de la communauté nationale dans l'intérêt de tous. Le revers de cette médaille, on le
devine, c'est que nul n'a le droit de défendre un intérêt particulier : il s'exposerait
aussitôt à être considéré comme un renégat et un ennemi de la patrie et à être traité en
conséquence.
158 Message annuel devant le Congrès du 27 février 1931. ID., ibid., t. I, p. 79.
-106-
C/ L'APPAREIL DICTATORIAL
159 En ce sens, il nous semble politiquement plus juste de dire "Le pouvoir du groupe tient au Chef" que
l'inverse (Le pouvoir du Chef tient au groupe), thèse centrale des trois montages de documents
cinématographiques de R. FORTUNATO : El poder del Jefe.
160 Trujillo le dira souvent de manière fort claire. Ainsi en 1938, quand il quitte le pouvoir et cède le
commandement de l'armée à son frère Héctor, il déclare solennellement aux soldats : «À la tête de votre
commandement se trouve le général Héctor Bienvenido Trujillo, chair de ma chair et sang de mon sang.
Entre vous et moi, il sera toujours un trait d'union, un lien indissoluble et palpitant». Proclama a los
soldados, el 16 de agosto de 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 376.
-107-
Plutôt que les hiérarchies qui se trouvent au-delà de ce premier cercle,
mouvantes comme nous le verrons, il convient donc d'examiner les réseaux qui
constituent l'appareil du régime. En effet, plusieurs niveaux se superposent et se
complètent, formant une trame extrêmement dense qui pénètre tout les milieux et
participe à tous les aspects de la vie sociale :
161 "Los tres golpes". Nous n'avons pas réussi à établir avec certitude l'origine de l'expression, tant nous
avons entendu d'interprétations différentes. Le livret militaire n'existe pas encore au cours des premières
années de la dictature.
-108-
• LA STRUCTURATION DE L'APPAREIL RÉPRESSIF
L'armée est la colonne vertébrale de l'appareil. Mise en place par les Marines
comme élément extérieur à la société, construite par Trujillo comme instrument à son
service exclusif, elle reste le pilier du pouvoir.
Le dictateur, commandant suprême des forces armées, la confirme constamment
dans cette place. La Revista militar déclare en couverture :
«Soldat ! Souviens-toi toujours que ta devise est loyauté et
adhésion inconditionnelle au généralissime Trujillo162.»
Elle est donc définie comme la garde privée du dictateur et doit, à ce titre,
maintenir l'ordre à l'intérieur de son territoire et en surveiller les limites.
Le président lui consacre ses soins attentifs pour qu'elle puisse s'acquitter de
cette double mission, policière et militaire. Sans conteste le signe le plus net en est
l'augmentation des crédits militaires dans le budget pour l'année 1932 alors que des
réductions brutales frappent tous les autres postes sans exception 163 .Le développement
du rôle politique de l'armée s'oriente dans deux directions, qui correspondent à ses deux
attributions :
-110-
Mais l'essentiel n'est pas là : la population constate que seule l'armée,
commandée par Trujillo, parvient à rétablir un minimum d'ordre et à organiser les
secours alors même que les opposants, déjà désorganisés, ont d'autres soucis en tête.
Habilement, le président constitue la Croix-Rouge dominicaine dont il prend la tête le
jour où il instaure la loi martiale mêlant ainsi l'image du sauveteur à celle du chef de
l'armée.
Il n'est pas indifférent de noter que dans le même discours où il annonce
l'application de la loi martiale, Trujillo déclare s'identifier avec le peuple 168. L'objectif
est de faire apparaître l'armée comme le recours des humbles. Quelques mois plus tard
il pourra s'écrier en faisant le bilan de l'année passée :
«Il sera toujours préférable pour le pays de souffrir les douleurs
propres à la dureté de la Loi que de regretter les funestes conséquences
d'un état d'anarchie, à l'ombre duquel s'épanouissent les tendances qui
font le malheur des peuples»169.
La fonction policière de l'armée devient l'un des mécanismes vitaux du
fonctionnement de la société.
168 Manifiesto del 5 de septiembre de 1930, dos días después del ciclón. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I, p. 30.
169 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès, du 27 février 1931. ID., ibid., t. I, p. 75.
-111-
• L'APPAREIL BUREAUCRATIQUE
À vrai dire, les sinécures ne sont pas chose nouvelle en république Dominicaine,
mais l'émergence d'un pouvoir central fort place maintenant le diplomate, le député, le
magistrat ou le responsable municipal dans un rapport à l'autorité fort différent. En
abattant les caudillos Trujillo a unifié tous les réseaux locaux et les a assujettis. En
outre, en donnant une forme corporatiste au pouvoir, le dictateur met à son service
exclusif les directions des organisations ouvrières, professionnelles, culturelles et
locales. Les journalistes ou les avocats dépendent du pouvoir central et deviennent des
exécutants des décisions par le dictateur.
Dans le même temps où il procède à l'élimination des obstacles qui se dressent
sur sa route, Trujillo développe une politique méthodique de réorganisation du pays
afin d'en assurer un étroit contrôle.
-113-
• LE PARTI DU BONAPARTE
172 Al iniciar el Brindis de Estilo, el 16 de agosto de 1931, en el Palacio Nacional… ID., ibid., t. I,
p. 115.
173 Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la constitución del Partido Dominicano.
TRUJILLO, ID., ibid., t. I, p. 119.
-114-
prend la tête du pays, en septembre 1930, grâce à un coup d'État et définit un
programme ultranationaliste. Indéniablement un vent mauvais souffle sur le monde et,
en Amérique, le Parti dominicain est l'un des tout premiers à présenter certains traits
caractéristiques des partis d'inspiration fasciste.
Ce n'est donc pas dans le parti qu'on doit chercher la source du pouvoir. Il faut
considérer, à l'inverse, que le Parti dominicain découle de la dictature : il en est
l'expression matérielle et traduit son enracinement dans le pays. Voici précisément le
rôle que lui assigne Trujillo dans son discours de fondation :
«Le Gouvernement n'est pas le parti; mais le parti doit être dans
un avenir proche la base stable du Gouvernement et l'assurance d'une
influence permanente175.»
Et il ajoute pour être tout à fait clair:
«Tant que j'occuperai la Magistrature suprême de l'État, je
gouvernerai avec les hommes du Parti, et si, par l'effet d'un destin
imprévisible, le Parti ne parvient pas à être, comme je l'ai rêvé, la
somme complète des volontés intéressées à l'oeuvre restauratrice du
Gouvernement, je gouvernerai avec les hommes qui seront restés fidèles
à l'idéal de Gouvernement que j'ai voulu placer aujourd'hui sous la
garde de tous les Dominicains.»
174 C'est en ce sens qu'il apparaît sur la scène comme un parti bonapartiste, une Société du 10 décembre.
Évoquant les rapports de cette organisation avec le président Bonaparte, MARX écrit : «La Société du 10
décembre lui appartenait, elle était son œuvre, sa pensée la plus propre» et décrit le groupe comme
n'étant lié que par les bénéfices découlant du maintien de son dirigeant au pouvoir. Le 18 brumaire de
Louis Bonaparte.
175 Pour cette citation et la suivante : Discurso pronunciado en el Teatro Capitolio, con motivo de la
constitución del Partido Dominicano. ID., ibid., t. I, p. 120 et 123 respectivement.
-115-
Instrument du pouvoir, le parti n'a pas de perspective autonome. Au moment où
il le constitue, Trujillo souligne qu'il est prêt à s'en débarrasser, si le besoin s'en fait
sentir, afin que nul ne s'y trompe : l'organisation ne saurait avoir de volonté propre.
-116-
D/ LES MESURES ÉCONOMIQUES
-117-
Les recettes prévisionnelles diminuent de 15 % d'une année sur l'autre mais les
dépenses, quant à elles, reculent de 30 %180. Dans le contexte d'une économie qui se
contracte cela signifie renforcer la pression fiscale afin de faire face au paiement de la
dette extérieure qui croît vertigineusement181, financer le déploiement militaire et
policier et, pour le reste, assurer le strict minimum. En fait même ces mesures
draconiennes vont rapidement se révéler insuffisantes, car la crise internationale pèse
lourdement. Trujillo n'hésite pas et annonce, dès le compte rendu annuel du 27 février
1931, une nouvelle baisse des dépenses qui sont ainsi amputées de plus de 40 % par
rapport à l'année précédente. La comparaison des trois dernières années est éloquente :
en 1929 elles s'élevaient à 14,038 millions de dollars, en 1930 à 14,042 millions et pour
1931 elles sont fixées à 8,206 millions182.
Alors que le gouvernement Vásquez s'était montré incapable de mettre en
application les conclusions de la mission Dawes, Trujillo fait la preuve de son efficacité
aux yeux de Washington. Il ne relâche d'ailleurs pas sa vigilance, puisque l'objectif fixé
est pratiquement atteint et que, dans son compte rendu du 27 février 1932, le président
peut annoncer que les dépenses n'ont pas dépassé 8,300 millions de dollars alors que les
recettes s'effondraient à 7,311 millions 183. On le voit, malgré la brutalité des mesures
prises, l'exercice 1931 se clôt sur un déficit de près d'un million de dollars.
-119-
«L'avenir de cette région est écrit de façon indélébile dans les
eaux fertilisantes capables de guérir l'implacable fièvre solaire189.»
L'État dont la force et la centralisation s'affirment de jour en jour permet ainsi
d'organiser la survie du pays, de commencer à rationnaliser en partie la production et de
dessiner de vastes plans pour l'avenir.
Observons cependant un fait tout à fait remarquable et qui peut sembler
contradictoire : aucun plan sérieux n'est tracé pour le développement d'une véritable
industrie dominicaine. On pourrait s'étonner de cette absence si on songe aux plans des
régimes de type fasciste en Europe; elle démontre en fait la subordination étroite de
Trujillo aux intérêts du capital nord-américain. Le nouveau régime se développe dans la
limite d'une marge fixée d'avance par Washington.
C'est donc dans cette position de subordonné que, près d'un an plus tard, alors
qu'il est pris à la gorge par la crise qui met le pays au bord de la banqueroute, Trujillo
demande grâce. Il saisit l'occasion solennelle de la cérémonie d'anniversaire de la
Restauration et de sa prise de fonction, le 16 août 1931, et adresse ce message au
peuple dominicain :
«Jusqu'à maintenant nous continuons à tenir fidèlement nos
engagements et j'espère que nous pourrons les tenir toujours; mais nous
avons besoin de vivre et pour cela de nouvelles conditions sont
nécessaires pour notre développement économique194.»
Le président proteste de sa fidélité, plaide le cas de force majeure et indique,
discrètement mais nettement, que l'intérêt du créancier est que le débiteur survive.
Officiellement, le département d'État, la légation nord-américaine et la perception
générale des douanes se contentent d'attendre. Cela vaut acquiescement pour Trujillo
qui, deux mois plus tard, le 23 octobre 1931, fait adopter une loi d'urgence non sans
avoir réaffirmé son sens de la «responsabilité» et sa «coopération» au nouveau
représentant des États-Unis195. Publiée dès le lendemain, la loi d'urgence stipule que les
intérêts de la dette continueront à être servis avec exactitude, mais que le
remboursement en capital est suspendu dans l'attente d'une meilleure conjoncture.
Washington se montre compréhensive et le Conseil des porteurs de bons étrangers des
États-Unis ne se manifeste pas publiquement.
-121-
5. L'IMAGE DU NOUVEAU POUVOIR
A/ LE FILS DU PEUPLE
Le rôle a une vertu majeure : face à ceux qui héritaient d'une parcelle du pouvoir
parce qu'ils étaient d'une illustre famille, Trujillo se pose comme celui qui hérite de tout
le pouvoir car il est tout le peuple. Ce mythe transpose dans la sphère de la propagande
et de l'imaginaire collectif cette affirmation dont chacun doit se convaincre : le pouvoir
de Trujillo ne doit rien à aucun autre pouvoir.
Les accents populistes doivent être compris dans cette perpective de
prosternation de la société entière aux pieds du Chef. On ne s'étonnera pas de les
entendre particulièrement quand l'heure est difficile pour le pays; le 5 septembre 1930,
deux jours après le cyclone qui vient de ravager Saint-Domingue, il déclare en
instaurant la loi martiale :
«Moi aussi j'ai vu ma famille jetée à la rue […], moi aussi j'ai dû
avaler mes propres larmes devant le tableau effrayant qu'offre la
capitale de la République. Je m'identifie donc au peuple pour souffrir
avec lui et pour l'aider résolument à réédifier ses foyers en ruine197.»
-122-
Le président exploite sans vergogne la détresse des petites gens. Implicitement,
il se présente sous les traits du Rédempteur. Ne croirait-on entendre un prêche
consolateur annonçant la venue de Dieu, fait homme pour souffrir avec les hommes et
leur apporter la salvation ? Évocation frappante pour ces Dominicains dont l'imaginaire
est précisément peuplé par les sermons des prêtres.
-123-
B/ LE PÈRE DU PEUPLE
Le rôle convient parfaitement à Trujillo qui doit apparaître comme l'homme au-
dessus de la mêlée, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, au moment même où il combat et
élimine ses adversaires. Il n'aura donc pas d'ennemis -ce serait les reconnaître comme
égaux- mais seulement des sujets ingrats, obstinés dans l'erreur ou frappés de folie.
L'image offerte est celle d'une grande famille, le peuple dominicain, unie par des liens
naturels et indiscutables à un père aimant mais sans faiblesse. Le jour même où il met
un terme à la campagne d'extermination de ses adversaires dans le Cibao, il s'exprime
en ces termes :
«Je serai implacable et rigoureux dans le châtiment des mauvais
Dominicains qui, pour satisfaire de voraces appétits et une vile
concupiscence, n'ont pas hésité à pousser la Patrie sur le chemin de la
perdition199.»
198 Manifiesto al pueblo dominicano el 24 de abril de 1930. ID., ibid., t. I, p. 3. Ce même document
ouvre l'anthologie apologétique rassemblée par BALAGUER, El pensamiento vivo de Trujillo, en 1955,
sous le titre Manifiesto al pueblo dominicano.
199 Discours prononcé au club PresidenteTrujillo de La Vega le 5 juillet 1931. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 108.
-124-
L'auditeur est transporté de la sphère politique vers celle de la famille grâce à
l'usage d'un lexique nettement emprunté à la morale : c'est le bon père châtiant
sévèrement des enfants dénaturés qui oublient leurs devoirs et se livrent à une infâme
débauche.
La nouveauté dans le cas de Trujillo est qu'il n'est pas lui-même un caudillo à
l'origine et qu'il ne peut asseoir son pouvoir que sur l'abaissement de cette caste. Il
récupère donc une image profondément enracinée dans l'inconscient collectif populaire
pour la retourner contre ceux qui en sont les porteurs naturels. Trujillo s'affirme comme
le caudillo anti-caudillos. Prétendant nouer un lien direct avec le peuple dominicain à
l'échelle de tout le pays, par-dessus la tête des notables locaux, il s'affirme comme le
caudillo de la République entière et dénie donc toute légitimité aux dirigeants
traditionnels. C'est ainsi qu'il définit ce qui l'unit au peuple :
«Nous avons voulu lui communiquer notre propre force et le tirer
de l'abjection pour que, conscient et décidé, il défende ses droits et
résolve ses problèmes.»
Comme un père qui élève ses fils pour qu'ils deviennent eux-mêmes adultes et
qui leur transmet son caractère, sa sagesse et ses biens, Trujillo se pose résolument
comme l'émancipateur, celui qui tourne la page du passé.
200 Pour cette citation et la suivante : Manifiesto al Pueblo dominicano el 24 de abril de 1930. ID., ibid.,
t. I, p. 3.
-125-
C/ DUPLICITÉ ET CYNISME
Le goût de la ruse, qui est indéniablement un des traits les plus caractéristiques
de Trujillo, n'est en fait que la traduction psychologique de la nécessité et de la volonté
politiques de se conformer à cette image complexe et de la rendre compréhensible.
Voici par exemple comment il évoque, le 21 juin 1931, la mort du général Cipriano
Bencosme, assassiné sur ses ordres sept mois plus tôt201 :
«Ce fut précisément le désir de conserver cette amitié et de le
replacer avec toutes les garanties au sein de sa famille qui me fit venir
moi-même dans sa propriété personnelle et y passer de nombreux jours
en démarches inutiles pour l'arracher aux collines stratégiques qui
l'invitaient à l'hostilité contre l'ordre constitutionnel202.»
Les propos prennent tout leur sens si on les replace dans leur contexte. Trujillo
prononce ce discours lors de sa première visite officielle à Moca -à quelques dizaines
de kilomètres des lieux du crime. Au moment où il parle ses troupes sont en train de
donner la chasse dans la région à Desiderio Arias qui, six jours plus tard, va tomber
sous les coups de ses poursuivants. C'est dire que personne ne s'y trompe et que les
arguments employés ne sont pas faits pour être crus littéralement. En fait, le président,
en présentant une version des faits aussi éloignée de la réalité et en se faisant applaudir
sous le masque de l'ami généreux, contraint son public à le reconnaître comme son
seigneur et maître. C'est Trujillo qui décide ce qui est vrai et faux, selon son bon
vouloir et l'humiliation devient un instrument du pouvoir.
Il suffit pour s'en convaincre d'examiner justement l'exploitation qu'il fait, sur le
plan de la propagande, de l'anéantissement du général Cipriano Bencosme. Celui-ci
était, on s'en souvient, un de ces caudillos liés à l'Alliance nationale progressiste du
nord du pays qui s'était retiré de la vie politique au lendemain des élections de mai
1930. Un premier attentat a lieu contre lui dont il a la chance de réchapper. Il est alors
accusé de détournement de fonds et est contraint de s'enfuir pour échapper à la police et
à l'emprisonnement. Trujillo lui-même, nous venons de le voir, se rend sur ses terres
pour raisonner celui qu'il présente comme un ami qui s'entête dans l'erreur et surtout
pour conduire les opérations militaires contre lui. La chasse à l'homme n'aboutira qu'en
-126-
novembre à l'assassinat de Cipriano Bencosme qui est déclaré "mort au combat". Mais
la mise en scène se poursuit encore : Trujillo, au lieu de faire la sourde oreille à
l'indignation des proches de Bencosme, se déclare soudain étranger à sa mort et
annonce qu'il fait ouvrir une enquête afin d'en déterminer les circonstances et d'établir
les responsabilités. Dans le même temps, la famille, soumise à un intense chantage finit
par faire une lettre publique à Trujillo dans laquelle elle lui manifeste sa loyauté et le
remercie. Il ne reste plus à celui-ci qu'à écrire le dernier acte. Arguant de la fuite de
Bencosme comme preuve de sa culpabilité, il fait détruire en partie sa propriété et
s'empare du butin restant203.
Deux jours avant les élections du 16 mai, Trujillo rend publique une profession
de foi dans laquelle il déclare notamment :
«Sous mon Gouvernement qui devra être le résultat du
fonctionnement libre et harmonieux des institutions de l'État, sans
centralisation obstinée ni mise en cause des prérogatives ou fonctions
d'un organisme par un autre, diriger le pays ce sera présider avec une
fière ferveur républicaine une administration honnête, à la vaste vision
progressiste, sincèrement digne des conquêtes de la démocratie sur le
continent américain tourmenté205.»
Remarquable tissu de contre-vérités qu'il n'est pas nécessaire de reprendre une
par une pour en démontrer le caractère fallacieux. Certes il s'agit là de promesses
électorales destinées à rassurer à bon compte divers secteurs ou même à les endormir 206
et on pourrait en conclure que ce genre de discours n'est pas éclairant pour qui cherche
à comprendre les mécanismes de la dictature de Trujillo. C'est d'ailleurs l'analyse que
semblent faire presque tous les historiens ou analystes qui ne se penchent pas sur ce
type de documents ou se contentent d'en noter le caractère outrancièrement mensonger.
Pour notre part, nous pensons qu'il faut examiner plus sérieusement le discours
démocratique de Trujillo pour plusieurs raisons :
205 Déclaration de principes du 14 mai 1930, quelques jours avant les élections générales pour le
mandat quadriennal de 1930 à 1934. ID., ibid.,, t. I, p. 6.
206 Ainsi la vertueuse condamnation de la «centralisation obstinée», faite pour calmer les inquiétudes
des caudillos, en particulier de Desiderio Arias qui appelle à voter pour lui. On comprend que
BALAGUER, El pensamiento vivo de Trujillo, ne fasse aucune référence à cette proclamation, devenue fort
gênante en 1955.
-128-
- Le discours démocratique est un masque, c'est incontestable,
mais le choix de ce masque, et non d'un autre, en dit long sur la nature et la situation du
régime.
Que nous dit la profession de foi de Trujillo ? Elle confirme d'abord que le
personnage ne peut s'avancer que masqué : Trujillo n'a pas de légitimité propre, il ne
peut surgir que par défaut. Aussi est-il contraint de revêtir des oripeaux qui ne lui vont
guère. On comprendra l'intérêt capital de cette observation et de ses implications si on
compare le discours de propagande de Trujillo avec celui des dirigeants fascistes
européens. Là où Mussolini, Hitler ou Primo de Rivera vouent aux gémonies la
démocratie, Trujillo l'exalte. Alors que les premiers préconisent un État fort et
centralisé, Trujillo critique cette perspective et préconise une répartition des rôles
opposée à la conception de l'État totalitaire. Quand les dirigeants fascistes rêvent
d'empire, Trujillo parle de république. Enfin, tandis que les uns font l'éloge de la guerre
et de la violence, Trujillo répète à l'envi :
«La paix est devenue un fait indiscutable et elle le reste207.»
On n'aura pas manqué de relever en effet que Trujillo se réfère aux «conquêtes
de la démocratie sur le continent américain» après avoir fait l'éloge de la «ferveur
républicaine». Par allusions, mais très clairement, il se réclame ainsi de l'idéologie
officielle nord-américaine : celle qui remontant jusqu'à la doctrine de Monroe et à la
Guerre d'Indépendance oppose l'Amérique, continent des républiques indépendantes et
de la démocratie, au reste du monde, voué aux monarchies avec leurs cortèges de
colonies asservies. À bien l'examiner, la profession de foi de Trujillo pourrait être celle
de n'importe quel candidat à la présidence des États-Unis. On en jugera mieux si on
207 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1931. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 66.
-129-
examine la liste des valeurs dont il se réclame dans la suite de la proclamation et que
nous ne faisons qu'énumérer ci-dessous :
- Le respect de la loi.
- L'amour de la patrie.
- La Constitution.
- Le progrès technique.
- Le système bancaire.
- La protection sociale.
Plus que d'un programme politique il s'agit d'un credo. Trujillo se déclare le
fidèle d'un même idéal et montre ainsi patte blanche à Washington. Certes il ne fait que
reproduire les modèles qu'il connaît sans doute le mieux : les discours et proclamations
qu'il a pu entendre et lire lorsqu'il servait sous les ordres des officiers nord-américains.
Mais il montre aussi qu'il n'ignore rien des formes légales et officielles qui peuvent et
doivent servir de façade à l'usage de la violence. La leçon des huit années
d'occupations, avec leur lot d'expulsions de paysans, d'opérations de guerre contre les
gavilleros, et d'exactions de toutes sortes menées au nom des grands idéaux n'a pas été
oubliée.
Mais cette accumulation où rien n'est oublié est surtout un gage d'allégeance aux
États-Unis et aux normes de fonctionnement du système impérial. Trujillo confirme lui-
même qu'il s'adresse bien à Washington puisqu'il conclut cette longue liste par un
engagement tout à fait net et qui tranche avec les formules souvent creuses qui le
précédent :
208 Pour tous ces points : Declaración de Principios el 14 de mayo de 1930… ID., ibid.,, t. I, p. 7, 8 et 9.
-130-
«Le capital étranger recevra de mon Gouvernement la protection
et le respect traditionnels qu'il s'est mérité de tous les Gouvernements
dominicains, renforcés, si cela est possible, par la conviction qui
m'anime que c'est un devoir patriotique dominicain d'offrir toutes les
garanties et facilités possibles209.»
Après avoir montré sa capacité à parler le bon langage et sa connaissance des
formes extérieures qu'il faut respecter, Trujillo en vient à l'essentiel : les garanties
matérielles. On remarquera d'ailleurs que, dans ce cas, il déclare vouloir poursuivre la
politique de ces prédécesseurs, alors que, sur tous les autres sujets, il s'en fait le
pourfendeur. L'homme fort dominicain affirme ainsi qu'il ne bouleverse la scène
politique que pour mieux servir les intérêts de Washington.
On le voit donc, le discours démocratique est, pour l'essentiel, tourné vers les
États-Unis210; non seulement il manifeste l'allégeance du régime que Trujillo met en
place mais il en dessine aussi les contours et les limites : là où les régimes de type
fasciste européens déclarent vouloir abattre l'ordre international, Trujillo se présente
d'emblée comme son défenseur. Il ne se pose pas comme le représentant d'aspirations à
une plus grande indépendance mais, bien au contraire, comme le meilleur gérant
possible de la domaine impérial.
Nous sommes bien loin de l'image du nationaliste sui generis, ou de celle du
fasciste, que continuent à nous donner nombre d'analystes.
-133-
L'ENRACINEMENT
1932-1937
Pendant les six années qui séparent 1931 de 1938, le monde ancien, largement
issu de la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles, se fissure et vacille sur
ses bases. La grande crise produit ses effets en profondeur et les ébranlements qui se
multiplient annoncent et préparent les bouleversements du second conflit mondial. A
l'est le Japon s'affirme de plus en plus comme une puissance impériale, à l'ouest l'Italie,
puis l'Allemagne, ne cachent pas leurs visées hégémoniques tandis qu'une résistance
ouvrière et populaire tente de s'organiser contre le fascisme dans toute l'Europe.
En Amérique même de profonds changements se dessinent : Franklin Delano
Roosevelt est élu et engage le New Deal. Dès son discours d'investiture, il trace la
perspective de relations interaméricaines fondées sur le Bon Voisinage, Good
Neigbor212. Confrontés à des défis majeurs et soucieux d'assurer leurs arrières sur tout le
continent, les États-Unis laissent une marge plus grande aux autres Républiques
américaines et évitent de s'engager directement : les troupes nord-américaines se
retirent du Nicaragua puis d'Haïti, l'amendement Platt est annulé et le Corollaire
Roosevelt - qui porte en lui toute la politique du big stick - est officiellement abrogé.
Dans toute l'Amérique latine, les chocs se succèdent : la sanglante Guerre du Chaco
oppose la Bolivie et le Paraguay, le nationaliste Lázaro Cárdenas est porté à la
présidence au Mexique, Getúlio Vargas est président du Brésil depuis 1930, au
212 Inaugural Adress du 4 mars 1933. Roosevelt déclare : «Je veux consacrer cette nation à une
politique de bon voisinage». En décembre 1933, à la VIIe Conférence panaméricaine de Montevideo, il
précise : «Le gouvernement des États-Unis prend parti contre les interventions militaires». QUEUILLE, La
doctrine de Monroe et le panaméricanisme, p. 202, développe cette question.
-134-
Salvador le général Hernández Martínez s'empare du pouvoir et noye dans le sang une
révolte paysanne qu'il qualifie de "communiste", au Nicaragua Sandino est assassiné
sur ordre de Somoza, au Honduras et au Guatemala des dictatures s'installent
durablement, à Cuba enfin Gérardo Machado tombe et l'ère de Batista commence213.
On est donc fort loin de l'image communément admise d'un régime qui se
contenterait de vivre en marge des grands courants mondiaux et dans un cadre exotique,
au propre comme au figuré. L'enracinement de Trujillo ne peut être considéré comme
un phénomène aberrant et sans signification au plan général sous le prétexte qu'il ne
serait dû qu'à des facteurs locaux et uniques. La dictature dominicaine a des traits
spécifiques et une physionomie largement déterminée par l'histoire du pays, bien sûr,
mais la question qui doit d'abord retenir l'attention est la suivante: "Pourquoi dans la
république Dominicaine des années trente, dans le contexte international que l'on sait,
tel aspect particulier s'impose-t-il et non tel autre ?" Trop d'historiens, évitant cette
question décisive, décrivent certaines prédispositions psychologiques de Trujillo ou
s'attachent à mettre en valeur des éléments du passé du pays sans réellement chercher à
comprendre pourquoi ces traits spécifiques trouvent une fonction et s'épanouissent en
ce lieu et à cette époque. En abordant la question sous cet angle restrictif ils ne
contribuent qu'à l'obscurcir puisqu'ils suggérent une sorte de fatalité qui pèserait sur le
pays, condamné à répéter les mêmes erreurs et à souffrir les mêmes maux, et ils nous
213 Nous donnons à l'Annexe II, Chronologie, les dates précises de tous ces événements.
214 On appréciera le moment et les auspices choisis en lisant l'intitulé du discours : En inaugurant sous le
nouveau nom de "George Washington", le 22 février 1936, date anniversaire de la naissance de l'illustre
républicain nord-américain, la superbe avenue qui porte son nom dans la capitale de la République.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 198.
-135-
rendent son histoire étrangère, puisqu'elle échappe au développement universel. Même
les plus lucides d'entre eux succombent parfois à ce travers215.
Il importe donc d'autant plus de souligner que Trujillo, lui, est bien conscient
qu'il doit justifier son existence au plan international pour survivre et s'enraciner. Nous
n'avons plus affaire à un de ces caudillos du siècle passé, dont l'horizon se bornait à son
pays, voire à sa région, d'origine.
215 Nous pensons par exemple au travail si scrupuleux de GALÍNDEZ. Voici, parmi des dizaines d'autres,
une phrase extraite de La Era de Trujillo , p. 190 : «Il est évident que le régime de Trujillo -comme en
général toutes les dictatures ibéro-américaines du XX e siècle- tente de déguiser le bon vouloir
omniprésent d'un seul homme sous les apparences constitutionnelles d'élections, de Congrès, de lois, de
tribunaux, de droits civils et sociaux». L'observation est tout à fait juste et pénétrante, mais la parenthèse,
formulée sans autres explications, nous entraîne à estimer que ce trait particulier est dû à une sorte
d'hérédité fatale. Galíndez suggère ainsi, tout au long de sa thèse, que le legs hispanique se serait
maintenu sous une forme dégradée en Amérique latine; le sous-titre de son livre est significatif à cet
égard: Une étude de cas d'une dictature hispano-américaine. Ce préjugé le conduit à être aveugle à des
traits fondamentaux. Galíndez n'observe pas que les gouvernements autoritaires de Haïti, pays qu'on ne
peut inclure dans la communauté ibéro-américaine, ont le même respect de façade de la constitution et du
droit. Plus étonnant encore, lui qui est juriste n'attire pas l'attention sur le fait que ces Constitutions,
Congrès, lois et tribunaux qu'il évoque ici ne s'inspirent pas des textes espagnols et portugais mais bien
de ceux des Etats-Unis pour l'essentiel… L'influence nord-américaine, décisive dans cette attitude des
pays de la région, est ainsi passée sous silence. L'histoire personnelle de Galíndez explique sans doute
cette cécité relative. Exilé d'Espagne d'abord, profondément déçu ensuite par une république
Dominicaine où il avait cru trouver une seconde patrie, il ne s'était senti entouré de la considération et du
soutien qui lui étaient nécessaires qu'aux États-Unis, en particulier parmi ses collègues de la Columbia
University.
-136-
B/ DANS LE SILLAGE DE WASHINGTON
Ce rôle que Trujillo aspire à jouer est d'abord celui de fidèle serviteur des
intérêts nord-américains et de relais de la politique de la Maison-Blanche. Il ne manque
d'ailleurs pas une occasion de marquer sa loyauté, comme cette "Fête de la
Confraternité de la république Dominicaine et des États-Unis" à l'occasion du
bicentenaire de la naissance de Washington en 1932 216. Mais c'est surtout à partir de
1933 que les hommages prennent de l'ampleur : dès l'entrée en fonction de Franklin D.
Roosevelt, Trujillo lui affirme son allégeance avec éclat.
216 Elle a lieu le 22 février 1932. Un an plus tard, dans son message de compte rendu annuel devant le
Congrès du 27 février 1933, Trujillo l'évoque encore. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p.
258.
217 En el banquete ofrecido en el Palacio del Ayuntamiento de Santo Domingo, el 16 de mayo de 1933.
ID., ibid., t. I, p. 324.
218 Message au président Roosevelt du 18 mai 1933. ID., ibid., t. I, p. 328.
219 Discours de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1934. ID., ibid., t. II, p. 28. Trujillo
affirme ici qu'il a proposé F. D. Roosevelt pour le prix Nobel dès février 1933, soit un an plus tôt. On
observera que cela signifie qu'il souscrivait aux nouvelles orientations avant même que le nouveau
président ne prenne ses fonctions. En effet, Roosevelt, élu le 4 novembre 1932, ne prêta serment que le 4
mars 1933 conformément à la constitution nord-américaine. Remarquons cependant que nous n'avons pas
trouvé trace de la proposition de Trujillo à la date qu'il indique; une manipulation aux fins de propagande
a posteriori n'est pas à exclure.
-137-
N'oublions pas que quelques jours à peine après l'accession de Roosevelt à la
magistrature suprême, Hitler se voit investi des pleins pouvoirs en Allemagne 220. Des
lignes de force commencent à se dégager et des affrontements se dessinent sans qu'on
puisse en prédire les formes ni les échéances, et encore moins l'issue. Trujillo sait qu'il
doit choisir sans attendre et il milite sans hésiter pour la puissance nord-américaine. Il
assume ainsi une dépendance que lui dictent la faiblesse de son enracinement dans la
société dominicaine et la proximité géographique, politique et stratégique des États-
Unis. Avec un sûr instinct, il pressent qu'étant donné qui il est et le lieu où il se trouve,
il n'a d'avenir que comme vassal de Washington. Il ne se départira pas, pour l'essentiel,
de cette attitude fondamentale comme nous le verrons, malgré de nombreux
soubresauts.
-138-
C/ L'APAISEMENT AVEC HAÏTI
Aussi, en 1928, les États-Unis dont l'armée occupe encore Haïti, soucieux de
réduire cet abcès qui provoque sans cesse de dangereuses poussées de fièvre, font-ils
pression pour qu'un accord soit conclu. Rapidement, les présidents Vásquez et Borno
signent un traité qui prévoit la délimitation de la frontière d'un commun accord222.
221 On pourrait dire que les Créoles dominicains au lieu d'éprouver le poids du joug de l'Espagne se sont
plutôt sentis abandonnés par la métropole face à de puissants ennemis en de nombreuses occasions. En
1605, le gouverneur Osorio en pratiquant les "dévastations", ou abandon du nord de l'île, ouvrait la voie à
l'installation des flibustiers et par la suite des Français. En 1697, par le Traité de Ryswick, l'Espagne
remettait officiellement à la France la partie ouest de l'île et, un siècle plus tard, en 1795, elle
abandonnait également l'est aux termes du traité de Bâle. Plus tard, il se trouva même un président, Pedro
Santana, pour faire appel à nouveau à l'Espagne en 1861 et proclamer une annexion qui devait durer
quatre ans. Néanmoins, cet épisode prit fin en 1865 après la guerre de Restauration de l'indépendance,
déclarée en 1863 à la Couronne espagnole.
222 Nous avons déjà fait allusion à cet important traité, signé au début de 1929 : 1930-1931. La
structuration de l'appareil répressif.
-139-
Néanmoins, Haïti reste un problème autant intérieur qu'extérieur pour Trujillo
qui veut installer un pouvoir fort et centralisé :
Trujillo est donc poussé à la querelle avec les autorités haïtiennes. Au cours des
premiers mois de l'année 1932, il fait état de l'inertie d'Haïti pour la délimitation de la
frontière et se plaint même de nombreux incidents. Il saisit une première occasion
solennelle de manifester son mécontentement dans son message de compte rendu
annuel devant le Congrès de février 1932 223. Il se réfère aux tensions depuis le début de
l'année précédente, alors qu'il ne les avait guère évoquées jusque là224. Cette mise en
cause équivaut à une dénonciation en règle des autorités haïtiennes auprès des militaires
nord-américains qui continuent à occuper le pays.
Les véritables motifs de la hargne du dictateur percent ici. Il faut faire taire les
opposants à son régime, réfugiés de l'autre côté de la frontière. Nombre d'anciens
horacistes, de partisans de Desiderio Arias ou tout simplement de personnalités qui
avaient déplu au président se sont en effet réfugiés dans le pays voisin. Ils peuvent ainsi
garder des liens avec leurs proches et ceux qui manifestent quelque velléité de s'opposer
à Trujillo. De plus, et ce n'est pas un élément négligeable, ils deviennent un élément de
chantage aux mains des dirigeants haïtiens qui peuvent les laisser agir et s'exprimer,
plus ou moins librement selon les besoins du moment.
-141-
les mains libres en république Dominicaine, Trujillo a donc besoin d'un silence
complice des autorités haïtiennes : le bruit qu'il fait sur la question frontalière et les
incidents vise essentiellement, en réalité, à obtenir cette collaboration par une
intimidation soigneusement calculée. Le dictateur dominicain joue sur la faiblesse du
gouvernement haïtien, toujours placé sous la tutelle militaire américaine, qu'il menace
constamment de présenter comme rétif à l'application de l'accord frontalier de 1929,
négocié sous l'égide de Washington.
-142-
quelques mois, tous les problèmes qui opposaient les deux pays vont être liquidés,
officiellement du moins.
Dès le 18 octobre 1933 une entrevue entre les deux présidents a lieu dans les
localités jumelles de Ouanaminthe231 et Dajabón, sur la frontière nord, dans la zone la
plus conflictuelle. L'accord se fait pour procéder à l'expulsion dans chaque pays des
opposants au régime de la République voisine et pour constituer une commission mixte
dominicano-haïtienne de mise à jour et révision du traité de 1929. En quelque sorte, on
dépose les armes.
Mais cela ne suffit pas, il faut un pacte en bonne et due forme. Aussi l'année
1934, celle-là même de l'évacuation d'Haïti par les troupes nord-américaines, va-t-elle
être marquée par une intense activité diplomatique. Dès le début de l'année, Trujillo
s'engage publiquement et déclare lors de son discours-programme pour les prochaines
élections :
«Il [le pays] verra la solution des problèmes internationaux qui
pendant de longues années ont rendu difficiles les relations avec des
peuples frères, avec lesquels nous devons vivre dans la plus sincère
harmonie232.»
Trujillo revendique un rôle régional et, par conséquent, une place pour son
régime dans le concert des nations. L'apaisement de la question haïtienne est d'abord
pour lui l'occasion de voir sa légitimité reconnue. L'enjeu est de taille car les exilés,
dans toutes les Caraïbes, mais aussi aux États-Unis mêmes, s'emploient à discréditer
son régime et à convaincre l'opinion et les gouvernements que le dictateur est facteur de
-144-
désordre. Manifester avec éclat sa capacité à résoudre un conflit réputé insurmontable,
c'est donc pour Trujillo porter un coup décisif à son opposition et s'affirmer
internationalement comme la seule solution réaliste dans l'immédiat.
239 La Chambre des députés et le Sénat émettent officiellement la proposition le 19 novembre 1935 et, le
14 décembre, le secrétaire aux Relations extérieures, García Mella, écrit au Comité Nobel pour soumettre
leurs candidatures.
240 Ironie de l'histoire : le prix Nobel de la paix revient, pour l'année 1936, à l'Argentin Carlos Saavedra
Lamas, président de la Conférence qui a réglé le conflit du Chaco en 1935. Nous avons vu que Trujillo
avait justement essayé de se poser en modèle auprès des belligérants et du continent tout entier. Malgré
ses efforts, la communauté internationale ne lui reconnaît ni la stature ni le rôle de mentor auxquels il
prétend.
241 Le 9 mars 1936, Trujillo signe à Port-au-Prince un protocole d'accord additionnel à l'Accord
frontalier. Du 13 au 17 avril Vincent est en visite officielle en république Dominicaine à l'occasion de
l'échange des ratifications de l'Accord frontalier qui s'effectue le 14. Enfin Trujillo se rend officiellement
en Haïti du 12 au 24 mai, pour assister à la prise de fonction de Sténio Vincent à l'occasion de son
deuxième mandat.
-145-
D/ LE PANAMÉRICANISME ET LA CONFÉRENCE DE
BUENOS AIRES
Si, dès 1932, Trujillo s'est montré un zélé serviteur de l'Union panaméricaine
dont il a fait ratifier les diverses conventions continentales 246, c'est surtout tout au long
de l'année 1936 qu'il va multiplier les initiatives.
C'est donc explicitement contre la S.D.N. -dont les États-Unis ne font pas partie,
rappelons-le- que Trujillo s'engage249. Il demande à Washington de jouer son rôle
dirigeant en se tournant d'abord vers son propre continent. Il appelle de ses vœux l'ordre
américain sous la houlette de la Maison-Blanche et se fait le militant d'une organisation
structurée et permanente à l'échelle régionale. Il s'inscrit donc, avec un temps d'avance,
dans la ligne de développement de l'hégémonie nord-américaine, puisque Washington
n'obtiendra la création de l'Organisation des États américains qu'en 1948250.
En jouant ainsi la carte du repli continental, Trujillo mise sur le réflexe impérial
des États-Unis qui, dans les moments difficiles, ont régulièrement cherché à s'assurer de
247 ? Le 15 février 1936, à Chicago, William B. Philips annonce officiellement que les États-Unis
abandonnent ce complément à la Doctrine de Monroe, imaginé par Theodore Roosevelt.
248 Contestación al Presidente de los Estados Unidos de América, Señor Franklin D. Roosevelt…
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 195. L'insertion du document, non daté, correspond
au mois de février 1936 ce qui confirmerait la date du 11 février 1936 avancée par la suite -voir à ce sujet
les déclarations reproduites dans ID., ibid., t. III, p. 10.
249 On appréciera le caractère retors de l'argumentation de Trujillo si on ajoute que la république
Dominicaine, elle, faisait partie de la S.D.N.
250 Par l'adoption de la Charte de Bogota, lors de la IX e Conférence panaméricaine qui s'acheva le 2 mai
1948.
-148-
l'Amérique d'abord. Il n'hésite pas d'ailleurs à se faire l'ardent défenseur de nouvelles
applications de la Doctrine de Monroe comme dans une lettre au président Alfonso
López de Colombie:
«Je partage également le point de vue de votre Excellence sur
l'utilité de transformer la Doctrine de Monroe en un accord qui serve de
base à la justice internationale panaméricaine251.»
L'affaire est de taille puisque Trujillo est maintenant à la tête d'une immense
fortune et qu'il est lui-même l'un des principaux exportateurs du pays, après les
compagnies sucrières. Mais, plus encore, apparaissent des rivalités régionales au sein
de l'aire caraïbe pour s'affirmer comme le délégué légitime de Washington 256. Les
conflits restent encore largement souterrains bien que l'on en devine l'intensité
potentielle en examinant la vigueur de la campagne panaméricaine du président
dominicain. Ce dernier espère, grâce à son engagement, que la Conférence de Buenos
Aires le consacrera comme fondé de pouvoir du nouvel ordre américain dans les
Caraïbes.
255 Allocution prononcée lors de l'audience au Palais National du 28 juillet 1936. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 317.
256 La rivalité avec Batista nous semble déjà perceptible ici. Trujillo a le sentiment, en bonne partie
justifié, de jouer les seconds rôles. Il sait combien l'emploi est hasardeux. Nous revenons, plus loin, sur le
conflit qui opposera jusqu'au bout les deux dictateurs.
-150-
On ne peut donc conclure à un succès du camp "ultra-panaméricain" animé par
Alfonso López et Trujillo. Même si la perspective qu'ils ont tracée n'a pas été rejetée,
leur offensive n'a pas abouti à la mise en place d'un organisme doté de pouvoirs
disciplinaires. Pour avancer, Trujillo ne peut que compter sur une aggravation des
tensions qui démontrerait que Washington doit aller plus vite et plus loin. C'est ce qu'il
envisage lorsqu'il fait le bilan de la Conférence :
«La consultation fera ressortir la nécessité de se réunir; c'est-à-
dire, de surmonter l'obstacle des distances. Il en résultera que l'organe
sera alors créé automatiquement257.»
Trujillo est contraint d'attendre des jours meilleurs.
Si les objectifs qu'il avait fixés restent à l'ordre du jour, l'essentiel dans
l'immédiat est que sa stratégie a échoué. Washington ne lui a pas concédé le rang de
lieutenant auquel il aspirait.
257 Declaraciones acerca de la Conferencia de Buenos Aires, el día 24 de febrero de 1937. ID., ibid.,
t. III, p. 11.
-151-
E/ LA TACTIQUE DU CHANTAGE
Nous avons vu qu'au cours de la période qui nous intéresse l'ordre souhaité par
Washington semble s'installer dans la zone, mais l'apaisement reste fragile car les
problèmes de fond ne sont pas résolus. Les rivalités entre régimes qui ont tous besoin
des faveurs de la Maison-Blanche et qui ne sont pas profondément ancrés dans leur
société restent actives en profondeur. En outre, le problème des opposants en exil est
extrêmement préoccupant pour Trujillo et ravive sans cesse les antagonismes. Nous
avons déjà noté que cette question avait été le véritable point de départ de la crise
dominicano-haïtienne, mais il ne s'agit là que de l'expression la plus vive d'un conflit
bien plus ample.
Les exilés jouent dans cette bataille sans cesse renouvelée un double rôle : d'une
part, ils mènent une active campagne d'opinion et nouent des liens internationaux
jusque dans certains gouvernements, ce qui est insupportable à la dictature, et, d'autre
part, ils deviennent de facto des armes aux mains des diverses capitales de la région.
Trujillo le reconnaît implicitement lorsqu'il donne la consigne aux journalistes de
travailler :
-152-
«…en reconnaissant la nécessité de dissiper les ombres de doutes
qui peuvent se présenter dans certains pays où habitent les rares
Dominicains opposés au Gouvernement que je préside, sur la
transformation évidente du pays258.»
On perçoit dans cette déclaration combien sont liés le caractère dictatorial du
régime à l'intérieur et une agressivité foncière, même si elle est souvent dissimulée, à
l'extérieur. La violence exercée en république Dominicaine tend à se reporter tout à
l'entour, à la manière d'une onde de choc. Même aux plus beaux jours de la lune de miel
dominicano-haïtienne, la menace reste présente : lorsque la république Dominicaine est
invitée à participer aux fêtes nationales d'Haïti, en 1935 elle envoie une
impressionnante délégation militaire qui multiplie les incidents et, au mois de mai de
l'année suivante, Trujillo prolonge lui-même pendant douze jours le voyage officiel
destiné à assister à la cérémonie de prise de fonction de Sténio Vincent à la surprise
générale.
Seules des alliances entre régimes autoritaires peuvent apporter une certaine
tranquillité, mais l'équilibre repose sur des antagonismes et reste donc fragile et
provisoire. C'est ainsi qu'après bien des manœuvres d'intimidation, La Havane et Saint-
Domingue finissent par signer en mai 1933 un traité d'extradition réciproque 259 qui met
les opposants à Machado et à Trujillo dans une position délicate. Las, trois mois plus
tard le dictateur cubain tombe260 et, en décembre, Fulgencio Batista, nommé chef d'état-
major, contrôle la vie politique de la grande île. L'inimitié entre Trujillo et Batista ne se
démentira pas jusqu'à la Révolution cubaine, même si elle connaîtra des hauts et des
bas. Le poids historique, politique et stratégique de Cuba donne à Batista des titres pour
prétendre au rang d'homme-clé de Washington dans les Caraïbes et pour bénéficier d'un
appui dont Trujillo aurait pourtant bien besoin. D'ailleurs la production cubaine de
sucre part pratiquement dans sa totalité aux États-Unis tandis que la république
Dominicaine doit vendre le sien à Londres pour l'essentiel et les marchandises en
provenance de Cuba jouissent de tarifs et de quotas préférentiels sur le marché nord-
américain auxquels les produits dominicains n'ont pas droit. Signe non équivoque de
l'hostilité de Trujillo aux changements survenus à La Havane, Machado trouve asile en
république Dominicaine et le traité d'extradition qui scellait une fragile alliance est
considéré comme lettre morte puisque, l'année suivante, le dictateur dominicain refuse
258 Contestación al mensaje de solidaridad de los periodistas al poner bajo el Patrocinio del Presidente
de la República el Primer Congreso de la Prensa Dominicana, el día 23 de mayo de 1935. ID., ibid., t. II,
p. 161.
259 Le 15 mai 1933.
260 Le 12 août 1933.
-153-
de se plier aux demandes des autorités cubaines qui lui demandent de leur renvoyer
Machado.
Si la querelle avec Cuba prend l'allure d'un mal chronique, d'autres points de
friction se manifestent, ici et là. Porto Rico est l'un de ceux-ci. L'île voisine réunit, en
effet, trois caractéristiques qui ne peuvent laisser Trujillo indifférent :
Un fait peut résumer la stratégie de Trujillo dans les Caraïbes; le 16 août 1936,
alors qu'il célébre le sixième anniversaire de sa présidence, il inaugure la station de
radiodiffusion La Voz del Partido Dominicano et déclare :
-155-
«Ce magnifique instrument de paix […] contribuera à maintenir
[…] parmi les pays qui nous entourent, le respect qui nous est dû267.»
Ne disposant pas d'assises profondes, voué au rôle de subordonné, Trujillo ne
peut concevoir la paix que comme un équilibre de menaces. Ces paroles sont
prononcées en pleine campagne pour la Ligue des nations américaines, alors que le
dictateur se pose en héraut de la paix et de la fraternité continentales et déjà la station
de radio est fondée et définie comme un instrument d'agression, ce qu'elle va devenir
effectivement par la suite. Le régime de Trujillo porte en lui la violence et est voué à
être un facteur de troubles dans la région.
267 Discurso inaugural de la Estación Radiodifusora HIN, "La Voz del Partido Dominicano", el 16 de
agosto de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 334.
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• LE RÉGIME DANS LES CONTRADICTIONS MONDIALES
Les tensions de plus en plus vives qui se manifestent à l'échelle planétaire vont
également retenir l'attention de Trujillo. Il convient cependant de préciser que le jeu
avec les puissances européennes, et accessoirement le Japon, n'occupe pas dans la
stratégie du dictateur la place de premier plan qu'on lui attribue souvent. Trujillo ne se
situe pas dans l'hypothèse de la conflagration mondiale qui va pourtant survenir, car son
état de dépendance le prive des perspectives dans lesquelles il n'a pas de rôle propre à
jouer -on pourra d'ailleurs le vérifier plus avant. Par contre il se montre extrêmement
sensible aux répercussions immédiates et locales des bouleversements en cours : les
failles qui s'ouvrent, les tensions du moment, les offres et le jeu des surenchères des uns
et des autres suscitent toujours son intérêt.
-157-
1933, le professeur Adolf Meyer Abisch de l'université de Hambourg est reçu par le
gouvernement dominicain qui lui offre un banquet. Un Institut scientifique dominicano-
allemand est constitué.dans le but officiel d'étudier la faune, la flore et la géographie de
l'île. Il ne s'agit que d'une couverture qui ne trompe personne, surtout pas les attachés
militaires des représentations diplomatiques qui avisent leurs gouvernements respectifs
de l'installation d'un nid d'espions allemands en république Dominicaine. Le double
langage de la propagande officielle est soigneusement dosé : d'une part, on donne à la
création de l'Institut et à la venue du professeur Meyer une publicité suffisante pour
attirer l'attention générale et, d'autre part, on prétend qu'il s'agit d'une coopération
scientifique sans se soucier de rendre cette thèse vraisemblable. D'ailleurs, les
observateurs ne tardent pas à constater que l'Institut est exclusivement aux mains de
spécialistes allemands qui procèdent à divers relevés topographiques sans trop se
dissimuler.
Très rapidement, d'autres signaux, encore plus nets, sont émis. Cinq mois après
la réception officielle du professeur Meyer, en avril 1934, le navire-école Karlsruhe,
destiné à la formation des élèves-officiers de la Kriegsmarine, est autorisé par le
gouvernement dominicain à visiter la baie de Samaná. Le lieu est considéré comme l'un
des points clés de la région par tous les manuels de stratégie navale puisqu'une baie
profonde et bien abritée permet de contrôler le canal de la Mona, point de passage de
l'océan Atlantique à la mer Caraïbe, entre Hispaniola et Porto Rico. Qui tient
Guantánamo, à Cuba, et Samaná, en république Dominicaine, peut verrouiller l'accès
aux Caraïbes et, par conséquent, au canal de Panamá. On conçoit donc que le geste ait
de quoi inquiéter les grandes puissances et surtout les États-Unis, d'autant que
l'Allemagne semble décidée à imposer sa présence sur la scène internationale. La visite
du navire germanique s'inscrit en effet dans un déploiement militaire ordonné : pour
être efficace à une si longue distance de ses bases arrière, la marine de guerre
allemande doit, plus qu'une autre, disposer de mouillages sûrs et protégés ainsi que de
points de ravitaillement en carburant et eau douce. Si on ajoute enfin que, dans la
perspective d'une guerre de corsaires, Hitler développera considérablement la flotte
sous-marine qui ne dispose pas d'un rayon d'action suffisant pour intervenir
massivement depuis l'Europe, on saisit toute la portée de l'avantage que l'Allemagne
pourrait retirer du contrôle de la baie de Samaná. Trujillo se complaît ainsi à agiter une
menace assez précise pour inquiéter sérieusement, mais trop inconsistante pour
provoquer un incident diplomatique majeur.
Il veille à alimenter les espoirs des uns et les inquiétudes des autres par de
nouvelles manifestations et initiatives. Ainsi, à la fin de l'année 1935, Trujillo reçoit la
-158-
médaille de l'Institut ibéro-américain de Hambourg, des mains du professeur Meyer et
prononce un discours d'invitation aux membres de cet organisme allemand 268. Il fait le
nécessaire pour attirer l'attention des diplomates. Le chargé d'Affaires français rapporte
aussitôt :
«Le Professeur Adolf Meyer, de l'Université de Hambourg, vient
de donner des conférences à Saint-Domingue et à l'intérieur de la
République. Le gouvernement dominicain n'a pas ménagé ses attentions
à son hôte distingué. C'est ainsi qu'un grand banquet a été offert hier à
ce dernier par le Vice-Président269.»
En avril 1936, le croiseur Emden mouille dans le port de la capitale et Trujillo
reçoit officiellement le commandant du bâtiment; le surlendemain on annonce le départ
du navire pour la baie de Samaná 270. Cette visite est particulièrement significative, car
elle a lieu pendant la préparation de la Conférence panaméricaine de Buenos Aires, au
moment même où Trujillo concentre tous ses efforts en vue d'un resserrement des liens
autour de Washington, se montre un adepte de la doctrine du Bon Voisinage 271 et fait
tout pour plaire à la Maison-Blanche 272. Il est donc absurde de penser que le dictateur
dominicain prépare ou même envisage un renversement d'alliances. Bien au contraire,
en donnant des gages -jamais définitifs, remarquons-le- au bellicisme allemand, Trujillo
pratique un chantage cynique à l'égard de Washington. Le dictateur ne feint de se
rapprocher de l'Allemagne que pour mieux se faire valoir auprès des autorités nord-
américaines.
268 Discurso de contestación al Profesor alemán Dr. Adolfo Meyer, al recibir por su conducto, el día 3
de de diciembre de 1935, la Medalla del Instituto Iberoamericano de Hamburgo. ID., ibid., t. II, p. 176.
269 Courrier du 12 décembre 1935, signé Chiarasini. ADMAE, AM-18-40-RD n° 8, p. 54.
270 Le croiseur Emden de la Kriegsmarine arrive à Ciudad Trujillo le 1 er avril et en repart le 3 pour la
baie de Samaná.
271 La semaine suivante, du 13 au 17 avril 1936, le président Sténio Vincent est reçu en visite officielle.
272 Relevons par exemple que le 14 octobre une loi instaure l'étude obligatoire de l'anglais dans
l'enseignement secondaire.
273 Modestes puisqu'elles ne s'élèvent qu'à 254 000 $ pour l'année 1936, elles ont cependant un sens
politique puisqu'elles semblent indiquer à Washington que ses bases arrières économiques deviennent
perméables et fragiles. On se référera au message de compte rendu annuel devant le Congrès du 27
février 1937. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 26.
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Le Benefactor aime ainsi à cultiver des amitiés inquiétantes. Les personnages
troubles, qui trouvent en lui un protecteur, n'hésitent pas à se transformer en agents
zélés de la dictature. Ils se révèlent souvent fort utiles. Le Français Maurice Hanot, qui
se fait appeler d'Hartoy, est de ceux-là. Ce capitaine de réserve et diplomate est l'un des
représentants les plus actifs pendant l'entre-deux guerres de ce qu'on a appelé "l'esprit
ancien combattant"274, terreau des mouvements d'extrême-droite. Il a fondé puis dirigé
les Croix de Feu en novembre 1927, avant que Maurice Genay, puis François de La
Rocque n'en prennent successivement la présidence. Évincé, il fonde l'ordre français de
la Légion des Croix de Sang, plus couramment appelé Le Sang Français, en 1933. Le
nouvel ordre rejette les «combines» politiques et se consacre au culte des héros et chefs
providentiels275.
Or on apprend Trujillo est fait membre de cet ordre, le 15 janvier 1937. Les
remerciements ne se font pas attendre : Maurice Hanot devient consul général honoraire
de la république Dominicaine à Genève et représentant officiel dominicain auprès du
Bureau international du travail. Il n'a de cesse, dès lors, de se répandre en actions de
propagande au compte de la dictature et deviendra même le président d'une officine de
la dictature appelée Comité français des amis de la république Dominicaine.
Comme on le voit, le Benefactor recrute davantage des agents isolés, aux
franges de la mouvance d'extrême-droite, plus qu'il ne noue des liens avec les
organisations réellement enracinées.
Mais c'est surtout l'attitude du dictateur à l'égard de l'Italie qui confirme que
Trujillo ne songe en aucun cas à s'aligner sur les puissances fascistes. Certes, les gages
de sympathie envers Rome n'ont jamais été aussi nets que ceux donnés à Berlin, mais il
faut surtout y voir la marque d'un intérêt moindre de Mussolini pour la région. Il est
certain que l'Italie, puissance navale de second rang et qui s'intéresse davantage aux
pays du Cône Sud, en particulier l'Argentine, n'a pas fait des offres comparables à celles
de l'Allemagne. Néanmoins les relations sont excellentes en règle générale, comme en
témoigne la fait que l'Italie soit la seule puissance européenne qui ait décoré Trujillo
avant même qu'il n'accède au pouvoir276, marquant ainsi ses préférences.
274 L'expression est de CHEBEL D'APOLLONIA, L''extrême-droite en France de Maurras à Le Pen, qui
donne quelques précisions et présente rapidement Maurice Hanot, p. 173.
275 La devise de l'ordre était éclairante : «Il suffit de quelques hommes pour mener le monde; en
recherchant le nombre, les plus beaux groupements ont perdu de leur grandeur morale». Voir la notice
détaillée : "L'Ordre Fançais de la Croix de Sang", Symboles et Traditions, de novembre 1943 (n° 112),
p. 43.
276 Le 11 janvier 1929 Trujillo reçoit les insignes de commandeur de l'ordre de la Couronne d'Italie.
-160-
Pourtant, le 4 avril 1935, le président dominicain fait brutalement arrêter et jeter
en prison Amadeo Barletta, consul honoraire d'Italie en république Dominicaine. Avec
Ramón de Lara, bête noire de Trujillo, il est accusé d'avoir préparé l'assassinat du
dictateur, sans qu'aucune preuve précise et vraisemblable soit apportée. Lara est sur-le-
champ démis de ses fonctions de professeur d'université. Trois jours plus tard, le 7, une
manifestation publique est organisée afin de proclamer l'attachement du peuple au
dictateur et vilipender les prétendus conspirateurs; c'est l'un des tous premiers
"meetings de réparation des offenses" -mítines de desagravio-. Une partie de bras de fer
vient en effet de s'engager avec Mussolini qui peut difficilement tolérer que son crédit
soit mis en cause avec aussi peu de ménagement, au moment où la SDN proteste contre
l'intervention italienne en Éthiopie et vote des sanctions. L'affaire atteindra son
paroxysme quand un vaisseau de guerre italien fera son apparition dans les eaux
caribéennes. Trujillo finira par expulser Barletta du pays, un mois après son arrestation.
Bien sûr d'autres motifs que ceux officiellement invoqués ont poussé le dictateur
à intervenir avec tant de brutalité; en fait il s'agissait probablement moins de s'attaquer
au consul honoraire d'Italie que de dépouiller le propriétaire des tabacs El Faro a Colón,
entreprise florissante dont Trujillo avait préparé l'encerclement financier et légal l'année
précédente en créant le monopole du négoce du tabac 277. Au-delà des circonstances du
moment, il est certain que le dictateur ne pouvait tolérer de voir la prospérité financière
de Barletta protégée par une impunité diplomatique et politique. En république
Dominicaine, aucune fortune ne devait prétendre échapper au contrôle de Trujillo,
hormis celles des compagnies nord-américaines.
Ce dernier épisode indique bien les limites des rapprochements de Trujillo avec
les puissances fascistes : il n'est même pas envisageable pour lui de prendre un nouveau
maître car ce serait mettre à mal le système sur lequel repose son pouvoir. Replacées
dans leur contexte, les manœuvres du dictateur montrent leur véritable visage : il s'agit
de ruses, de feintes et de menaces qui se conjuguent avec le zèle manifesté à l'égard de
la Maison-Blanche plus qu'elles ne s'y opposent 278. Ce sont les calculs sans cesse affinés
d'un serviteur ambitieux.
279 Courrier signé par Chayet, daté du 10 novembre 1938. ADMAE, AM-18-40 n° 1, p. 78.
Le prince Camilo Ruspoli effectue une visite de trois jours en 1938, ce qui ne semble guère soulever
l'enthousiasme de Trujillo. L'objectif de cet émissaire était d'installer une "Casa de Italia" à Ciudad
Trujillo; il ne fut jamais mis à exécution.
VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo…, p. 337 confirme, à partir des archives nord-américaines, la
relative froideur de l'accueil.
-162-
2. S'ASSURER LE CONTRÔLE
ÉCONOMIQUE DU PAYS
Après la grande crise de 1929, la situation ne se rétablit que peu à peu. La dette,
dont le remboursement en capital avait été gelé en 1931, décroît avec une très grande
lenteur comme le montre le tableau ci-dessous280 :
ÉVOLUTION
DE LA DETTE EXTÉRIEURE
1931-1937
(en milliers de dollars US)
En six ans, la dette ne baisse que de cinq pour cent; autant dire qu'à ce rythme, il
faudrait plus d'un siècle pour en venir à bout !
280 Pour toutes ces données voir les messages annuels de compte rendu devant le Congrès: TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 156 et 258, t. II, p. 20 et 209, t. III, p. 26 et 229.
VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 31 à 331 fait une analyse exhaustive de tous les
remboursements, année par année. D'après ses calculs l'évolution est encore plus lente : entre 1931 et
1937 le remboursement en capital n'aurait pas dépassé 577 000 dollars, au lieu de 852 000 selon les
données fournies par Trujillo.
281 Il l'annonce officiellement dans son message annuel de compte rendu devant le Congrès du 27 février
1934. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 31.
-163-
aller plus loin et négocier un réajustement avec le Conseil protecteur des porteur de
bons étrangers des États-Unis afin de réduire le paiement des intérêts de près des deux
tiers, l'annuité étant ramenée de 2,8 millions à 975 000 $282.
Dans son message de compte rendu annuel devant le Congrès de 1937, Trujillo
lui-même met au jour les mécanismes précis de cette stagnation :
«Les pays à production "coloniale", comme la république
Dominicaine, à production éminemment agricole, ont dû ressentir le
contrecoup de la politique commerciale de ces pays qui étaient leurs
meilleurs clients […] Libre-échangiste par conviction […] j'ai dû,
cependant, m'employer à mettre la République en état de se défendre283.»
On appréciera la lucidité du président qui présente sans autres fards que de
simples guillemets le statut économique du pays. Cette dépendance, qui reste une
donnée constante, est lourde de conséquences : lorsque les pays importateurs réduisent
leurs achats, toute l'économie dominicaine menace de s'arrêter. Ne vivant que de la
vente à l'étranger de produits qu'il ne peut consommer, ne disposant pas des structures
agricoles et surtout industrielles qui lui donneraient une certaine marge d'autonomie, le
pays doit alors ralentir des importations qui sont vitales pour lui : biens manufacturés
d'abord, mais également produits alimentaires. Très vite, on entre dans une phase de
contraction des échanges qui ruine des secteurs entiers et peut aboutir à la paralysie
générale de l'économie.
Il faut ajouter que la crise a des conséquences d'autant plus graves que la
dépendance est profonde. Or la situation de la république Dominicaine est
particulièrement peu enviable à cet égard. Voici comment le dictateur la caractérise en
1933, alors qu'il propose des mesures de redressement :
«Notre cacao, notre café, notre tabac et même notre sucre ne
représentent pas, surtout par leur volume, des facteurs décisifs dans nos
relations commerciales. D'autres peuples, situés dans la même zone
tropicale abondante que nous, prennent l'avantage sur nous, non par
chance, mais parce qu'ils sont entrés avant nous dans les grandes luttes
de la concurrence universelle284.»
282 L'accord est conclu le 23 août 1934. Il est remarquable que cette information n'apparaisse dans ID.,
ibid., t. VII, p. 220 que beaucoup plus tard, à la date du 17 juillet 1947, dans le message annonçant la
liquidation de la dette extérieure. Comme en d'autres occasions, la propagande s'empare tardivement de
l'événement afin de présenter la carrière du dictateur sous une perspective flatteuse, en fonction des
besoins de l'heure.
283 Message du 27 février 1937. ID., ibid., t. III, p. 69.
284 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 371.
-164-
La république Dominicaine n'est même pas une "colonie" du premier rang
comme Cuba ou Porto Rico, pour ne citer qu'elles deux. En raison de sa faiblesse
historique et économique, les effets de la crise ont tendance à se reporter sur elle en
cascade : moins bien armée pour la compétition, elle est la première exclue des marchés
retrécis et vite saturés.
Telles sont les données fondamentales de la situation que doit affronter Trujillo.
Il convient cependant d'ajouter trois observations, liées entre elles, pour avoir une
vision d'ensemble :
Évolution Évolution
Année Recettes Dépenses recettes dépenses
(indice) (indice)
1931 7 311 8 300 100 100
1932 7 424 8 300 102 100
1933 8 415 8 333 115 100
1935 10 423 10 373 143 125
1936 10 771 10 533 147 127
1937 11 561 11 372 158 137
control financiero norteamericano, p. 594, indique que les recettes, en millions de dollars, évoluent ainsi
1931 : 7,2; 1932 : 7,52; 1933 : 8,46; 1934 : 9,25; 1935 : 10,42; 1936 : 10,77 et 1937 : 11,56.
-166-
B/ LA RECHERCHE DU DÉVELOPPEMENT
-167-
- L'année suivante, en 1935, il préside les cérémonies
d'inauguration de la route Hato Mayor-Sabana de la Mar qui franchit la Cordillère
Orientale et désenclave la rive sud de la baie de Samaná293.
300 On pense bien sûr aux grands travaux de Mussolini, entrepris dès les années vingt. Mais l'exemple
que suit Trujillo est d'abord celui des gouvernements militaires de l'occupation nord-américaine qui
avaient également tracé des routes, construit des ponts et creusés des canaux. La différence tient au
changement d'acteurs et de conjoncture. Les Marines s'étaient occupés de permettre l'intégration
politique, économique et militaire du pays dans la sphère impériale. Trujillo, plus autonome et placé dans
des circonstances difficiles, doit en outre veiller à créer les conditions de l'enracinement et de la survie de
son régime.
-170-
• LA RÉORGANISATION DE LA PRODUCTION
Quelques semaines plus tard il se veut plus précis devant un auditoire réuni à la
Chambre de commerce de El Seibo, dans l'est du pays. Dans cette région
traditionnellement tournée vers l'exploitation de la canne à sucre, il préconise le
développement des cultures du coton, du riz et du café afin de rétablir l'équilibre. Il
déclare à ses interlocuteurs :
«Vous vous acharnez à cultiver le coton à des fins industrielles
dans cette contrée envahie en grande partie par l'absorbante industrie de
la canne à sucre, et cet effort doit s'accroître autant que possible […]
301 En la Cámara de comercio de Barahona, el día 27 de mayo de 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I p. 330.
302 On pense aux analyses de Fernando Ortiz montrant que culture du tabac et du sucre correspondent à
deux mondes différents, voire opposés. Le conflit déjà évoqué, entre le Cibao, dédié au tabac, au café et
au cacao, et l'Est et le Sud, consacrés au sucre, semble ici resurgir. Trujillo joue ici sur cette tradition.
-171-
Une seule source de richesse n'est pas une base ferme pour la
tranquillité sociale303.»
Trujillo cherche à développer des cultures alternatives au nom du maintien de
l'ordre. Il y a en effet une limite à l'exploitation coloniale qui est la survie de la colonie
en tant que telle. Il faut implanter et étendre d'autres cultures, non pas contre les
compagnies sucrières, mais dans leur propre intérêt304.
303 Ante la Cámara de comercio del Seibo, el 15 de julio de 1933. ID., ibid., t. I pp. 341-342.
304 On voit bien ici, comment les limites du schéma colonial, ou même "néo-colonial", sont dépassées.
Nous n'emploierons donc pas les termes “colonie” ou “colonial” en nous référant à la république
Dominicaine de Trujillo. Nous reviendrons sur le contenu de cette importante question dans la conclusion
générale.
305 Ce banquet d'hommage a lieu le 21 mai 1933 au Santo Domingo Country Club. Joseph E. Davies,
personnage très influent à Washington, sera l'avocat de la république Dominicaine dans la négociation du
réajustement de la dette extérieure, obtenu l'année suivante. Surtout, il va devenir le principal agent
politique de Trujillo aux États-Unis. Cf. l'annexe Notices biographiques.
306 En el acto de imposición de la Orden del Mérito Juan Pablo Duarte, en el grado de caballeros, a los
señores Manuel R. Ginsburg, L. E. Klock y Edwin Y. Kilbourne, el día 27 de mayo de 1937, en el Palcio
Nacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III p. 116.
307 Tel est le titre du discours qu'il prononce le 30 mars 1935 pour l'inauguration de la Foire-Exposition
industrielle et agricole de Santiago. ID., ibid., t. II p. 151.
On pense à la formule de Juan Bautista Alberdi : “Gouverner c'est peupler”, inspiratrice de la
Constitution argentine de 1853 et de la large ouverture du pays à l'immigration. Comme nous le verrons,
Trujillo rêvera d'une immigration européenne massive. Cf. 1947-1955. L'immigration.
-172-
compris les biens alimentaires indispensables. Il faut donc trouver des cultures adaptées
au climat et qui permettront de subvenir aux besoins immédiats de la population.
313 A los trabajadores del campo, el 17 de noviembre de 1932. ID., ibid., t. I p. 239.
314 Discours du 1er janvier 1932. ID., ibid., t. I p. 150.
315 En la Cámara de comercio de San Juan de la Maguana, el 19 de diciembre de 1933. ID., ibid., t. I,
p. 404.
316 Discours du 5 décembre 1936 à Mao. ID., ibid., t. II p. 379.
317 On pourra consulter à ce sujet le message de compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février
1938. ID., ibid., t. III p. 229.
-174-
• UNE CENTRALISATION CROISSANTE
Le cadre défini est donc celui d'une relative autarcie qui a pour but de permettre
une réorganisation de la production afin de passer à l'offensive. En ce sens, le
protectionnisme qu'instaure la dictature diffère par sa fonction et ses objectifs du
protectionnisme traditionnel en république Dominicaine. Trujillo critique ce dernier
dans les termes suivants :
«Le protectionnisme qui n'a pour objet que de restreindre
l'importation de marchandises étrangères, est un protectionnisme
imparfait qui prive le peuple des avantages de la concurrence entre
produits nationaux et étrangers, dans le but évident de défendre sa
richesse; mais sans la développer319.»
À une économie statique et repliée sur elle-même, Trujillo oppose une stratégie
dynamique tournée vers l'avenir et vers l'extérieur. L'ancien protectionnisme était
l'expression de la faiblesse de l'État face aux demandes particulières des propriétaires
terriens ou des petits industriels dominicains, celui qui est mis en place traduit au
contraire le renforcement d'un pouvoir central capable de définir un plan de bataille
global. D'où cette notion de protectionnisme "graduel" ou "progressif" : certains
produits, considérés comme vitaux, seront intégralement protégés -tel est le cas du riz,
nous l'avons vu-, d'autres ne le seront que le temps de leur permettre d'atteindre le seuil
de rentabilité, d'autres enfin seront entièrement libres. L'objectif, bien sûr, est d'amener
progressivement les diverses productions à être compétitives.
Administración acorde con el Plan de Fomento Agrícola e Industrial del Gobierno. ID., ibid., t. II, p. 62.
Le document n'est pas daté, mais sa place dans le recueil correspond au mois de juillet 1934.
319 Declaraciones al país en relación con el propósito d reorganizar la Hacienda Nacional… Juillet
1934. ID., ibid., t. II, p. 61.
-176-
«Je recommande avec insistance la diversité et la rotation des
cultures sans tenir compte du tout de la baisse occasionnelle du prix de
certains de nos produits320.»
Le propos est net : le président n'hésite pas à préconiser -à ordonner, pour parler
franc- un isolationnisme sans nuance. On appréciera d'autant plus la directive qu'il s'agit
dans le cas ci-dessus de produits d'exportation : le café et la cacao. Pour se préparer au
moment où les échanges mondiaux reprendront et maintenir des cultures déficitaires,
l'État puise ailleurs. Il joue ainsi le rôle d'un régulateur qui répartit et amortit le choc de
la crise.
Trujillo ne s'en cache d'ailleurs pas et lorsqu'il annonce aux producteurs de tabac
du Cibao un relèvement du prix du tabac d'un dollar, il leur précise :
«Il a été nécessaire d'appeler à l'aide de la population agricole
menacée de ruine, l'industrie vigoureuse et prospère, en puisant dans les
liquidités que celle-ci produit pour que celle-là puisse se maintenir,
pendant que nous lui cherchons un nouvel équilibre321.»
Cet exemple montre comment l'État est amené à fixer des tarifs intérieurs
supérieurs aux cours internationaux pour soutenir certaines productions.
Ainsi, dans la mesure où la crise perdure et où le pouvoir cherche à lui faire face
et à s'enraciner, la centralisation ne peut que s'approfondir, étape après étape. Les
Chambres de commerce, institutions à travers lesquels s'expriment les intérêts
particuliers des propriétaires et commerçants et qui constituent traditionnellement un
320 En la ceremonia inaugural del Canal de Riego "Mao-Gurabo", del día 5 de diciembre de 1936. ID.,
ibid., t. II, p. 378.
321 Anunciando una mejoría en el precio del tabaco. ID., ibid., t. II, p. 67.
322 La mesure date du 30 juillet 1934 et Amadeo Barletta, propriétaire des tabacs El Faro a Colón est
arrêté le 4 avril 1935 malgré son statut de diplomate. Nous avons évoqué les aspects politiques
importants de cette affaire in 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales.
-177-
puissant groupement d'influence sur l'État, sont mises au pas sans ménagement. Leur
instance centrale nationale -l'Assemblée des chambres de commerce- présentée comme
un archaïsme, est purement et simplement dissoute, et elles voient leur rôle redéfini :
«Les Chambres de Commerce doivent être de puissants
auxiliaires du Département d'Agriculture.»
Telle est la déclaration de Trujillo devant les propriétaires de la région de El
Seibo en juillet 1933323.
L'objectif est clair : les Chambres de commerce seront dorénavant des rouages
de l'appareil d'État.
Pour que nul ne l'ignore, le Chef de l'État parcourt lui-même tout le sud du pays,
d'ouest en est, prononçant des discours dans les Chambres de chaque région en
présence des intéressés. Barahona, El Seibo, Higüey seront ainsi successivement
visitées324. Par la suite cette prise en main ne fera que s'accentuer, l'un des épisodes les
plus significatifs étant la brutale réduction du nombre des Chambres qui passent de 16 à
4 en 1936325.
323 Discours du 15 juillet 1933 prononcé à la Chambre de commerce de El Seibo. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 343.
324 C'est le 27 mai, à la Chambre de commerce de Barahona, que Trujillo annonce la suppression de
l'Assemblée des Chambres de commerce, le département du Travail prenant en charge la centralisation
nationale. Le 15 juillet il se rend à El Seibo et le 18 à Higüey. ID., ibid., t. I, p. 329, 341, 344.
325 Loi du 8 décembre 1936. Il est intéressant de noter que les Chambres de commerce étaient
officiellement devenues des Chambres de commerce, d'agriculture et d'industrie. À travers ces quatre
Chambres le pouvoir contrôlait en principe l'ensemble de l'activité économique du pays.
326 L'Exposition agricole du guano de Mao, dans le Cibao, le 24 septembre 1933, peut être considérée
comme marquant le début de cette campagne.
327 Voir à ce sujet : 1930-1931. Le chef militaire.
-178-
L'entreprise de colonisation démontre que ce terme d'enrégimentement n'a rien
d'excessif et n'est pas qu'une métaphore. L'un des freins les plus importants au
développement est en effet l'étendue relativement restreinte qu'occupent les cultures
susceptibles de s'insérer dans les échanges économiques modernes. En dehors des
grandes plantations sucrières à capital étranger et de la riche agriculture du Cibao -en
particulier le tabac- le reste de l'espace naturel n'est guère occupé que par des savanes
où l'on pratique un élevage extensif, des forêts et des steppes subdésertiques. Des
lopins, les conucos328, qui n'assurent qu'une maigre subsistance à ceux qui les cultivent
et ne peuvent concourir à l'accroissement des échanges, parsèment ces vastes étendues.
Dans ces conditions, développer une nouvelle agriculture destinée à réduire les
importations d'abord, à accroître les exportations ensuite, c'est d'abord défricher,
coloniser des terres improductives.
Trujillo trouve un instrument pour entreprendre cette tâche : l'armée. Il ouvre
ainsi des colonies militaires et des colonies sous contrôle militaire; distinction subtile
qui tient au statut théorique de ceux qui cultivent la terre. Au début de 1932, on en
compte trois du premier genre et cinq du second qui se trouvent essentiellement aux
confins nord et sud de la frontière avec Haïti ou en baie de Samaná 329. Cinq ans plus tard
les huit colonies sont devenues péniblement douze330. 50 457 hectares leur ont été
attribués, mais il ne s'agit en fait que d'un chiffre purement théorique 331, puisque le
gouvernement reconnaît officiellement que seulement 17 170 hectares ont été mis en
culture. Quelques centaines de personnes, quelques milliers tout au plus, y travaillent 332.
Le bilan est donc encore bien maigre si on juge à l'aune de la tâche fixée : permettre la
mise en valeur de régions entières. À ce stade, l'implantation et le maintien des colonies
peuvent et doivent être interprétés comme des signes politiques destinés à revendiquer
la souveraineté sur les marches du territoire, il suffit d'observer les lieux choisis. En
revanche, il est clair que sur le plan économique les effets restent faibles voire
négligeables et que la tentative met surtout en lumière les difficultés que rencontre le
pouvoir pour mobiliser en profondeur la société. Cet appel à l'armée est, pour une
328 Il est significatif de constater que le cadastre n'enregistre guère ces petites propriétés. Leurs limites
sont sans cesse remises en cause et elles se déplacent au gré des migrations forcées des occupants.
329 Il s'agit des implantations de Los Guayos (Sabana de la Mar), Duarte (Barahona), Guayabal,
Capotillo (Restauración), Pedernales (Enriquillo), Mariano Cestero, Trinitaria et Hipólito Billini (toutes
trois sur la commune de Restauración).
330 Sont venues s'ajouter les colonies de Mr Nouel (La Vega), Villa Isabel (Nagua), Pedro Sánchez (El
Seibo), Yamao (Moca), Pedro García (Santiago) et Yásica (Puerto Plata). On remarquera qu'il n'est plus
fait mention des anciennes implantations de Duarte et Guayabal. À ce sujet voir le message annuel du 27
février 1938. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 229 et suivantes.
331 Il suffit pour s'en convaincre de constater qu'en février 1933 Trujillo déclarait que les 9 colonies de
l'époque disposaient d'une surface près de trois fois supérieure : 142 802 hectares ! On pourra se reporter
au compte rendu annuel du 27 février 1933. ID., ibid., t. I, p. 293.
332 Environ 1 600 personnes selon le message annuel du 27 février 1933. ID., ibid., t. I, p. 293.
-179-
bonne part, un aveu d'impuissance et tient plus du rêve ou du symbole que de la
stratégie économique. Le président ne le dit-il pas lui-même, lorsqu'il évoque devant les
intellectuels de la capitale ce qu'il appelle :
«…mon rêve de colonies […] où l'armée donnera l'exemple 333» ?
On touche ici aux limites du développement économique.
333 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 154.
-180-
C/ LES LIMITES DU DÉVELOPPEMENT
Trujillo se trouve en effet en 1932 dans une situation qui peut sembler
paradoxale et qui est, à coup sûr, contradictoire. Il veut entreprendre une mobilisation
des énergies pour maintenir et développer la production mais la société ne peut
répondre que partiellement aux ordres qui lui sont transmis. Les couches sociales qui
s'opposaient au dictateur ont été politiquement brisées au cours des premiers mois du
nouveau régime, nous l'avons vu, mais les structures de la société n'ont pratiquement
pas évolué en profondeur. Les cercles dirigeants traditionnels ont certes été mis en
tutelle, ils ne sont pas capables pour autant d'encadrer l'effort économique demandé.
À y regarder de plus près, Trujillo reprend ici à son compte une amère
constatation faite par bien des esprits éclairés dans toute l'Amérique latine depuis
plusieurs décennies : il y a abondance de diplômés en droit, en lettres et en médecine,
issus d'universités européennes le plus souvent, mais point d'ingénieurs ni même de
techniciens. Ce ne sont qu'avocats, juges, fonctionnaires pourvus de sinécures : les
fameux doctores et licenciados, notables que l'on désigne ainsi par leur diplôme. Cet
héritage colonial manifeste le caractère dépendant de l'économie nationale : d'autres
s'occupent de la production moderne dans les métropoles, ici on gère et on administre…
334 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 152.
-181-
Les grandes familles, même abaissées, continuent à se mouvoir dans le cadre
ancien. La prise de risques financiers ne fait pas partie de leurs traditions. Dans son
message annuel au Congrès de 1937, Trujillo se plaint amèrement de cette apathie:
«L'initiative et le capital dominicains restent réticents, ne
démordent pas de systèmes conservateurs démodés que ne justifie pas la
réalité prometteuse de notre époque. Et quand le Dominicain veut
s'investir dans de nouvelles activités industrielles, il commence toujours
par avoir recours à d'étranges demandes de protection démesurée du
Gouvernement335.»
Toute la pesanteur sociale nous est ici décrite. Habituée à vivre dans l'ombre de
maîtres puissants, incapable de prendre l'initiative, la bourgeoisie dominicaine
manifeste une grande inertie. Alors que le dictateur compte sur elle pour développer
une assise économique qui lui donnerait une plus grande marge de manœuvre dans les
discussions internationales, celle-ci attend que l'État s'engage le premier et lui assure les
profits. Le capital dominicain devrait être un moteur, il n'est qu'un lest.
Tel est l'état d'esprit des couches naguère dirigeantes du pays. Les perspectives
sont sans doute moins sombres si l'on tourne son regard vers les masses populaires,
mais les difficultés sont cependant considérables. Près des trois quarts de la population
sont officiellement analphabètes336. Le nombre d'ouvriers qualifiés est extrêmement
faible, ce qui n'est guère étonnant puisque le pays importe presque tous les biens
manufacturés. La paysannerie constitue le gros de la population mais, si l'on excepte le
Cibao, elle est essentiellement composée d'agriculteurs qui survivent sur les quelques
arpents que leur concèdent les grands propriétaires, parfois à titre provisoire. Souvent il
s'agit d'une petite surface arrachée à la savane ou à la forêt. Les techniques sont
toujours rudimentaires. Les travailleurs employés par la grande propriété sucrière,
souvent haïtiens, n'entrent même pas en ligne de compte : il n'est bien évidemment pas
question pour Trujillo de remettre en cause les rapports du pouvoir avec les compagnies
sucrières.
Ces difficultés ne sont pas seulement des données objectives de départ, elles
produisent des effets nouveaux à chaque étape tant qu'elles ne sont pas réglées. Ainsi
les premiers signes du développement dans les villes, en particulier la capitale, et la
remise en cause des anciens rapports économiques et sociaux dans les campagnes se
traduisent par l'afflux rapide d'une population déclassée qui s'entasse dans les
Mais, quelles que soient les causes invoquées, il est indéniable que le pays
manque d'envergure pour peser efficacement et s'imposer sur le plan économique. Dans
337Al inaugurar el Distrito Nacional, antigua común de Santo Domingo de Guzmán. ID., ibid., t. II,
p. 119.
338 Message annuel du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 328.
Soulignons qu'il s'agit d'une densité remarquablement faible pour les Antilles.
339 En Santiago de los Caballeros, el día 30 de marzo de 1937, al recibir del presidente del Senado las
insignias de Generalísimo, otorgadas por el Congreso Nacional. ID., ibid., t. III, p. 99-100.
-183-
ces conditions, le régime s'évertue à multiplier les efforts pour des résultats souvent
aléatoires.
Il ne suffit pas par exemple de réussir à ouvrir la voie des ports du nord, en
particulier Puerto Plata, pour assurer enfin un débouché aux exportations du Cibao et de
La Línea, encore faut-il obtenir que les navires étrangers acceptent de relâcher dans ces
ports sur leur route. Le jour même où il vient vérifier sur place les progrès accomplis en
matière d'infrastructures340, Trujillo est contraint de reconnaître que les navires nord-
américains qui font la ligne New York-Porto Rico refusent de faire une escale
intermédiaire à Puerto Plata. Placé en fin de parcours, le port perd une grande partie de
son intérêt puisque la durée du voyage vers les États-Unis se trouve considérablement
allongée.
340 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 369 et suiv.
341 A bordo del vapor San Jacinto, en el puerto de Puerto Plata, el día 27 de agosto de 1933. ID., ibid.,
t. I, p. 369.
-184-
doctrine du protectionnisme qu'à la place politique qu'occupe la bourgeoisie
dominicaine par sa simple existence.
C'est donc sur ce terrain que le régime doit développer une stratégie et proposer
ses solutions.
-185-
3. L'ENCADREMENT DE LA SOCIÉTÉ
• L'INSPIRATION CORPORATISTE
Il suffit d'ailleurs de suivre les pas de Trujillo lui-même pour mesurer qu'il s'agit
bien d'une bataille qui exige un engagement de tous les instants. Il s'adresse
méthodiquement à toutes les couches de la société les unes après les autres. Voyons ses
principales interventions au cours des premiers mois de la période que nous étudions.
Encore ne s'agit-il là que des réunions les plus marquantes. C'est donc dans une
véritable campagne idéologique et politique permanente qu'est engagé Trujillo.
Examinons-en plus précisément le contenu et la signification.
351 Discours prononcés respectivement dans les Chambres de commerce de Barahona, El Seibo et
Higüey. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 329, 341 et 344.
352 Al inaugurar el hospital de emergencia de la Cruz Roja Dominicana, en la Ciudad Capital. ID., ibid.,
t. I, p. 379.
353 ID., ibid., t. I, p. 384.
354 En el banquete ofrecido por los representantes del Poder Judicial, en los salones del Palacio
Municipal de Santo Domingo. ID., ibid., t. I, p. 389.
355 En el banquete ofrecido por la Asociación de Maestros en la ciudad de Santiago de los Caballeros.
ID., ibid., t. I, p. 393.
356 ID., ibid., t. II, p. 6.
-188-
On constate que Trujillo s'adresse directement aux personnes, par-delà les
éventuelles hiérarchies, en tant que membres d'un corps de métier ou en raison de leur
activité. Il n'y pas de citoyens, il n'y a que des instituteurs, des paysans, des
commerçants ou des intellectuels, … L'individu est ainsi défini par la tâche qu'il
accomplit et non par ses idées, son rang, sa classe ou sa fortune. L'inspiration
corporatiste du régime ne fait pas de doute. Le pays est implicitement présenté comme
un vaste chantier où chacun coopérerait à l'entreprise commune en fonction de ses
aptitudes et de son savoir-faire. Le principe de cette coopération sociale, tenue pour
naturelle, nécessaire et fructueuse, se retrouve en filigrane dans les discours, actes
politiques et cérémonies de l'époque. Ainsi dans le message aux journalistes cité plus
haut, le président dit :
«Mon Gouvernement […] se réjouit de voir honorés et fêtés ceux
qui sont d'aussi efficaces coopérateurs des bons dirigeants».
Autour de ce concept fondamental s'articule toute une vision de la société qui
justifie l'organisation politique mise progressivement en place par la dictature.
Plus concrètement, cela permet d'organiser la société d'en haut et d'éviter que
n'apparaissent des formes de regroupement susceptibles de permettre une mobilisation
contre le pouvoir. On remarquera que presque tous les discours ou messages que nous
citons marquent une étape dans l'organisation du corps de métier ou de la couche
sociale qui est rassemblée. Les scouts et les médecins, sont réunis en premier Congrès
constitutif de leurs associations, c'est l'Assemblée des magistrats de Santiago et
-189-
l'Association des instituteurs de la même ville qui reçoivent le dictateur; les
commerçants et propriétaires sont rassemblés dans le cadre de la Chambre de
commerce, les intellectuels dans celui de l'Ateneo, ressuscité à cet effet, les jeunes sont
salués lorsqu'ils entrent dans le mouvement scout local ou dans le Parti dominicain; etc.
Quant à la Confédération dominicaine du travail, elle est définie comme un syndicat
corporatiste, qui n'a en aucun cas pour tâche de défendre les intérêts particuliers des
salariés contre ceux des patrons. Voici comment Trujillo conclut le discours déjà cité
devant les représentants de la Confédération :
«Il n'y a pas ici ces difficultés qui empêchent l'ouvrier d'avancer
vers ses aspirations; ni ces luttes contre le capital, qui prennent dans
d'autres pays le caractère de problèmes auxquels les Gouvernements ne
peuvent rester indifférents.
Par conséquent, il n'est pas opportun de se livrer ici, en
opposition aux traits caractéristiques de notre contrée, à des tâches
communistes ou d'un genre similaire, comme certains le voudraient».
On remarquera l'insistance sur "l'exception dominicaine", concept au nom
duquel on prétend enfermer toute la société dans un univers clos, régi par des lois
propres, et le caractère agressif du propos qui transparaît dans les derniers mots.
L'organisation corporatiste de la société est bien une machine de guerre contre les
"mauvais Dominicains".
C'est dans ce cadre que prend son sens la loi proposée par Trujillo le 20 octobre
et promulguée le 4 novembre 1936 qui interdit la diffusion de publications et la
propagation d'idées communistes, anarchistes, ainsi que les contacts avec des personnes
ou organisations qui feraient de la propagande en faveur de ces mêmes idées357. Il la
justifie en ces termes dans le préambule, daté du 1er octobre :
«Je ne crois pas que la profession d'idées communistes ou
d'autres théories analogues puisse se justifier dans notre contrée. Nous
sommes un pays essentiellement agricole […] nous ne connaissons pas
ces problèmes sociaux qui provoquent ailleurs la lutte des classes et
créent souvent des conflits difficiles à résoudre entre le capital et le
travail. Dans notre pays, il n'y a pas, à proprement parler, de classes.
Tous les Dominicains, du Président de la République jusqu'au dernier
citoyen, sont des combattants et des travailleurs qui, armés de leurs seuls
efforts, travaillent durement pour atteindre le bien-être auquel nous
aspirons. Par conséquent, je considère que toutes les tendances
357 Texte intégral de la loi dans : MINISTRY FOR HOME AFFAIRS OF DOMINICAN REPUBLIC, White book
of communism in the Republic of Santo Domingo, p. 167 et 168. Références également dans :
R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 174, 175.
-190-
communistes ou anarchistes -qui dans notre pays ne pourraient être que
le fruit de l'imitation et non d'un besoin social ou d'une aspiration de
classe légitime- doivent être sévèrement punies358».
Les paroles de Trujillo se suffisent à elles-mêmes : la forme corporatiste et
paternaliste de l'État conduit le dictateur à rejeter toute forme autonome d'organisation
ouvrière -remarquons qu'il met sur le même plan les communistes et les anarchistes-
comme un poison mortel. Au nom de la spécificité dominicaine, l'isolement absolu est
préconisé comme gage de l'unité de la "famille" autour de son "chef naturel".
Trujillo n'est pas un visionnaire; s'il faut lui reconnaître un mérite c'est la
cohérence de son analyse et de son projet politiques : on ne peut nier l'existence de la
lutte des classes dans le pays, préconiser l'association du capital et du travail sans
interdire absolument l'existence d'organes indépendants des travailleurs.
358 MINISTRY FOR HOME AFFAIRS OF DOMINICAN REPUBLIC, White book of communism in the Republic
of Santo Domingo, p. 23. Ce genre de document a fait par la suite l'objet de nombreuses interprétations,
voire de manipulations. L'édition que nous avons pu consulter, publiée en 1958 à Madrid en anglais par
le secrétariat à l'Intérieur dominicain, vise à présenter Trujillo comme un héraut de la première heure
dans la croisade anti-communiste mondiale pour les besoins de la propagande du moment : le régime
profondément ébranlé met tous ses espoirs dans la poursuite d'une guerre froide qui se meurt.
Paradoxalement, des historiens contemporains confirment cette curieuse mise en perspective lorsqu'ils
concluent qu'«en dépit de la très réduite présence de communistes -ou plutôt de sympathisants vagues»
«le tyran devinait que les communistes étaient appelés à devenir ses adversaires les plus irréductibles»
(CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista en la República Dominicana, p. 241, 242). Nous ne
sommes pas convaincu, car il ne nous semble pas de bonne méthode de recourir aux pressentiments
inexpliqués plutôt qu'aux documents et aux faits eux-mêmes.
En revanche, la convergence avec les législations européennes des pays gagnés par les régimes de type
fasciste à l'époque est évidente. Il serait intéressant de faire des recherches pour voir quels pays latino-
américains adoptent des lois du même genre.
-191-
• L'ORDRE MORAL
Voyons comment s'articule cet ordre moral. Un document en a jeté les bases, il
s'agit de la Cartilla cívica360. Ce Livret civique est un petit opuscule qui retranscrit un
discours prononcé par Trujillo le 11 mars 1932. Le dictateur y énonce une série
d'aphorismes et de règles de conduite simples qui tracent la voie à suivre par tout
Dominicain. La Cartilla Cívica est distribuée par milliers d'exemplaires aux
agriculteurs de La Línea lors du voyage que le président accomplit dans la région en
novembre 1932. Simultanément elle est officiellement adoptée pour l'enseignement
dans les écoles du pays. Elle sera ensuite massivement diffusée sur l'ensemble du
territoire et parmi toutes les catégories sociales, les rééditions se succédant les unes aux
autres pendant au moins vingt ans. Il s'agit par conséquent de l'un des principaux
instruments de propagande du régime.
L'auteur invoque la «Paix» qu'il fait suivre de la devise du Parti dominicain :
«Rectitude, Liberté, Travail». On remarquera que cette trilogie, même si elle en
rappelle d'autres, semble davantage définir une morale individuelle que fixer le destin
d'une nation. En outre l'invocation liminaire de la paix nous éloigne des rivages
européens où l'on commence à entendre des accents plus martiaux361.
359 En el banquete homenaje, ofrecido por los periodistas de la República en el Palacio del Senado, en
la noche del 13 de abril de 1936. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 281.
360 TRUJILLO, Cartilla Cívica para el Pueblo Dominicano. On la trouve également dans BALAGUER, El
pensamiento vivo de Trujillo, en guise de couronnement de l'ouvrage apologétique. Elle apparaît dans
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 232 sous le titre : Cartilla cívica adoptada como
texto por el Consejo nacional de Educación, en noviembre de 1932. Nos références se reportent à cet
ouvrage facile à consulter et qui, lui, n'a pas fait l'objet de rééditions.
361 On peut utilement comparer avec la devise du Parti fasciste italien, pourtant à caractère moral elle
aussi : "Croire, Obéïr, Combattre". C'est peut-être la devise pétainiste "Travail, Famille, Patrie", slogan
-192-
La suite confirme ces premières impressions. Pêle-mêle, le dictateur ordonne :
«Aime la République par-dessus tout et obéïs à son
Gouvernement […] Travaille tous les jours […] Observe les lois […]
Paie tes impôts […] Envoie tes enfants à l'école et apprends-leur à
travailler. Inculque-leur la vénération qu'ils doivent ressentir pour Dieu
et le respect qu'ils doivent au drapeau et aux lois362.»
Le ton est presque biblique. Les tutoiements et les impératifs anaphoriques
placent le lecteur dans la position de l'enfant ou du fidèle. C'est de l'obéïssance qu'on
attend d'abord. Le trait le plus remarquable est sans doute le curieux syncrétisme qui
anime l'exhortation. Le pouvoir en place, la patrie, la famille, la religion sont placés sur
le même plan, dans une perspective assez large pour embrasser tous les moments de la
vie. Les genres étant ainsi confondus, il semble que le lecteur ne puisse se dispenser
d'un seul de ces devoirs sans remettre en cause l'ordre général de toutes choses.
L'opposant éventuel est assimilé au mauvais père, au paresseux et au mécréant. Tout au
long de ce décalogue, Trujillo revêt tour à tour les différentes apparences de l'autorité :
il s'adresse personnellement à chaque Dominicain, tantôt comme dirigeant politique,
tantôt comme policier, comme père ou comme curé. On imagine l'impact de ce
document qui fait office de livre de lecture dans les écoles et qui est distribué aux
parents en même temps que les conseils techniques agricoles ou les sachets de
semences offerts par Trujillo…
Tant le contenu de l'ouvrage que les moyens mis en œuvre conduisent à
considérer qu'il s'agit d'une entreprise à caractère totalitaire visant à inculquer au plus
profond de chacun le respect de l'ordre établi.
forgé une décennie plus tard dans la défaite et la soumission, qui est le plus proche. Nous reviendrons
brièvement sur la devise dominicaine plus avant.
362 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 235.
363 ID., ibid., t. I, p. 237.
-193-
«Si un homme qui veut troubler l'ordre passe chez toi, fais-le
prisonnier : c'est le pire des malfaiteurs. Le criminel est en prison, il a
tué un homme ou volé quelque chose. Le révolutionnaire veut tuer tous
ceux qu'il pourra et prendre tout ce qu'il trouvera : ce qui est à toi et à
tes voisins : voilà ton pire ennemi364.»
Trujillo efface soigneusement les traces de la "révolution" de février 1930, qui
lui a servi de marchepied pour s'emparer du pouvoir deux ans plus tôt seulement, et
présente le révolutionnaire comme l'agresseur par excellence. Celui-ci, sans raison
apparente, vient troubler cette paix innocente à laquelle aspire le Dominicain.
L'opposant est tout à la fois l'anarchiste, le nihiliste et l'homme au couteau entre les
dents. Arrêter et capturer ce criminel sans pareil relève de la légitime défense. Chaque
paysan est incité à se transformer en combattant au service de l'ordre trujilliste : il ne
fera que défendre son foyer, sa famille et sa vie.
Dans un tel cadre, l'armée et la police cessent d'être perçues comme des
instruments de coercition pour devenir des alliées de l'homme du peuple :
«Chaque Policier est ton meilleur défenseur365.»
L'alcalde pedáneo, le policier craint par le paysan qui voyait en lui celui qui
l'expulse, le met à l'amende ou l'emprisonne, devient soudainement son protecteur.
C'est donc bien tout l'édifice social qui se trouve légitimé. Lisons pour finir la
conclusion de l'opuscule :
«Aime Dieu et observe les principes de la religion. Chaque
pensée religieuse te purifiera l'esprit et chaque acte que tu feras, inspiré
par ta foi, te rendra plus juste et plus fort, et ainsi tu pourras, mieux et
davantage servir ta Patrie et l'humanité 366.»
Le propos s'élargit au point d'invoquer Dieu et l'humanité tout entière. Cette
dernière note, apparemment plus religieuse que politique, n'est pas choisie au hasard.
Elle est faite pour frapper les esprits des paysans dominicains. Le régime est
implicitement donné comme la manifestation de l'ordre divin et humain. Ne pas y
souscrire, c'est se ravaler au rang du sauvage, sans foi ni loi.
-194-
• LES TRAITS POPULISTES
Trujillo, s'il sait parler en privé aux compagnies sucrières, aime s'adresser
publiquement au peuple par des discours et par des gestes que la propagande fait
largement connaître. Il s'affirme constamment comme le protecteur des humbles.
Écoutons-le :
«Mes efforts et ceux de mon Gouvernement ne visent pas à
favoriser quelques riches propriétaires, mais l'ensemble des travailleurs,
qui ont besoin d'une réelle protection, et par conséquent je fais savoir
que les terres doivent être distribuées, par colonisation ou location, à
toute famille sans propriété, pour que le bras fasse, grâce au miracle de
la répartition, ce que ne peut faire le propriétaire seul sur ces terres367.»
On mesure l'effet que pouvaient avoir un tel discours et de semblables
promesses sur des agriculteurs souvent extrêmement misérables. Trujillo prend à revers
les grands propriétaires, les caudillos de naguère, en se ménageant les faveurs de leurs
subordonnés, les paysans sans terres. On remarquera qu'il encourage explicitement une
certaine hostilité à l'égard des nantis, présentés comme incapables d'assurer le
développement du pays.
Il fait d'ailleurs des gestes bien réels pour appuyer ses dires. D'après les chiffres
officiels, à l'époque où le président prononce ces paroles, le gouvernement a distribué
62 948 hectares à 32 769 agriculteurs368. C'est peu si l'on considère la surface moyenne
allouée à chacun, un peu moins de 2 hectares. Mais on mesure mieux la portée du geste
politique si on observe le nombre important de familles concernées. La mesure ne coûte
d'ailleurs rien à Trujillo et au gouvernement puisque les propriétés des exilés et des
"traîtres à la Patrie" sont réquisitionnées. En fait, le dictateur en distribuant lui-même
des lopins pour que chacun puisse assurer sa survie se substitue à l'ancien caudillo, et
noue directement des liens de protecteur à protégé avec nombre de Dominicains à
travers tout le pays.
367 Al inaugurar el día 26 de enero de 1936, el acueducto y el mercado de Esperanza, en la Común del
mismo nombre, Provincia de Santiago. ID., ibid., t. II, p. 186.
368 Nous effectuons ces calculs à partir des chiffre fournis dans le message de compte rendu annuel du
27 février 1936 que l'on trouvera à la p. 235 dans ID., ibid., t. II.
Il y aurait lieu d'étudier dans quelle mesure le discours et la pratique de Trujillo s'inspirent de ce que dit
et fait Cárdenas au Mexique à la même époque (Voir F. CHEVALIER, L'Amérique latine…, p. 576). S'agit-
il d'une exploitation délibérée de l'impact de la politique suivie au Mexique ? Nous ne pouvons le dire.
Les ressemblances formelles sont évidentes, les différences sur le fond également. Trujillo ne prolonge
pas une révolution; s'il dépouille des grands propriétaires c'est d'abord à son profit.
-195-
À l'occasion il définit un programme très simple mais propre à faire vibrer les
auditoires ruraux; l'objectif, dit-il, est de :
«… doter chaque homme d'un bien constitué d'un terrain fertile,
la vache et la jument, le cheval et la charrue, la maison et le livre369.»
Le paternalisme du propos ne doit pas nous dissimuler l'excellente connaissance
du terrain. La vache et le cheval sont, avec les quelques arpents de terre, les biens les
plus précieux pour le paysan dominicain. Sans eux pas de possibilité de défricher, de
cultiver ni d'apporter la récolte à la ville. En outre, l'animal domestique reste, depuis le
temps de la colonisation espagnole, l'attribut de l'homme libre. Une vache et un cheval,
c'est non seulement la survie garantie, mais aussi la marque d'un statut social reconnu.
369 Préambule au message de compte rendu annuel devant le Congrés national du 27 février 1936. ID.,
ibid., t. II, p. 207. Un an plus tard l'objectif n'est pas atteint puisque le dictateur déclare à nouveau : «Il [le
gouvernement] fournira, également, à chaque paysan eu égard à ses moyens et besoins, une vache et un
veau, des juments, mulets ou toute autre bête de somme ou animal de trait, pour lui permettre de faire
face aux travaux agricoles et au transport de ses produits aux localités et centres de consommation».
Plan de mejoramiento social y económico, difundido desde San Cristóbal, residencia temporal del poder
ejecutivo, el día 28 de marzo de 1937. ID., ibid., t. III, p. 102.
370 Mensaje al Congreso Nacional sometiendo un proyecto tendente a brindar mayor protección al
agricultor dominicano. ID., ibid., t. III, p. 133.
-196-
La loi, en instaurant la possibilité théorique d'une rupture du contrat si la
différence avec les cours mondiaux est trop élevée, cherche à renforcer la position
dominicaine et Trujillo apparaît ainsi comme celui qui répare une injustice faite aux
faibles.
-197-
En définitive, ces nombreux traits populistes sont l'expression, en termes
idéologiques et politiques, d'une stratégie soigneusement mise au point :
Les revues civiques (revistas cívicas), élément décisif du dispositif, vont être les
manifestations les plus spectaculaires de cette campagne. Elles se succéderont presque
continuellement tout au long de la dictature.
La première d'entre elles a officiellement lieu le 18 décembre 1932 à Río Verde,
près de La Vega, dans le Cibao. Mais en réalité cette manifestation, qui va servir de
modèle pendant des décennies, a été conçue dans l'action au cours des semaines
précédentes. En effet, pendant des mois, Trujillo a parcouru personnellement en tous
sens la région. Dès le 25 mai, il s'installe a San José de Las Matas, au sud-ouest de
Santiago, où il reste jusqu'au 9 juillet. Il se rend ensuite rapidement à deux reprises dans
la capitale et, le 24, le pouvoir exécutif est officiellement transféré à San José. Le 8
août, le Congrès national s'installe à son tour à Santiago. Après un bref séjour à Saint-
Domingue, au début du mois de septembre, le dictateur se rend à Mao. Jusqu'au 19
octobre, il sillonne la partie du Cibao qui s'étend entre San José, Mao et Santiago. Le 5
novembre, il est de retour à San José; il parcourt la région à cheval et se rend jusqu'à
Dajabón, sur la frontière dominicano-haïtienne. Le 14 décembre, alors qu'il passe une
semaine dans la capitale, sa résidence officielle est transférée à Santiago. Le jour de
Noël, il est proclamé président du Club Santiago, dans la capitale du Cibao. Il rentre à
Saint-Domingue le 31 décembre375.
- D'autre part, les relations avec Haïti, nous l'avons vu, sont
particulièrement tendues à cette époque en raison de la présence de nombreux exilés
dominicains dans la République voisine. C'est donc sur le Cibao, et plus
particulièrement sa partie occidentale, que Trujillo concentrera ses efforts afin de
s'assurer le contrôle exclusif du territoire et des personnes.
Les tournées d'inspection, les distributions de secours aux pauvres 376, les
cérémonies officielles où il reçoit l'hommage des corps constitués et des notables, sont
autant d'étapes de ce renforcement du contrôle sur la région.
Au cours de cette campagne le schéma de la revue civique va être mis au point.
Le première ébauche en est donnée à Gurabo, non loin de Sabaneta et de Mao, le 17
novembre. Selon les chiffres officiels, près de 2 000 personnes y assistent à la Fête de
la Paix. La volonté pédagogique est évidente. Tout a été soigneusement choisi et
calculé:
376 Il fait ainsi distribuer mille repas aux pauvres de Santiago, le 4 juin. Le 30 juillet il fait don de
3 000 $ à la Société protectrice des pauvres de cette même ville. Le 23 décembre, il offre un repas à
10 000 (sic) pauvres de Santiago.
377 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 260.
-200-
de la famille dominicaine» 378, a soudain lancé une grande campagne pour leur retour.
N'a-t-il pas déclaré encore récemment, la main sur la poitrine :
«Et c'est donc le cœur plein d'une patriotique sincérité, que je
proclame avec l'autorité de ma haute investiture de Président de la
République que les Dominicains absents aujourd'hui de la Patrie pour
des raisons politiques, quelles que soient les raisons qui auront pu
motiver leur éloignement volontaire, peuvent revenir librement au Pays,
où ils jouiront […] des garanties et assurances établies par la
Constitution et la loi379.» ?
Les principaux traits de ce que seront les revues civiques sont déjà fixés :
-201-
Dès le lendemain de ce premier essai, a lieu un imposant rassemblement de
confirmation de l'engagement politique (concentración de reafirmación política), dans
la campagne, à proximité de Río Verde (La Vega). Selon les chiffres, sans doute
exagérés, que diffuse la propagande, 100 000 paysans ont été conduits là depuis les
provinces de Santiago, La Vega, Duarte et Espaillat381. Tout est fait pour frapper les
esprits et démontrer que le régime s'est doté d'un réseau de contrôle de la population
dont jamais aucun caudillo n'avait disposé à lui seul.
381 Voir nos cartes des divisions administratives du territoire, annexe IV.
382 C'est le chiffre que donne le dictateur lui-même dans son compte rendu annuel du 27 février 1933.
ID., ibid., t. I, p. 258. Curieusement le pourtant si méticuleux et laborieux R. DEMORIZI n'en retient que
«14 000 environ» dans sa Cronología de Trujillo, t. I, p. 97.
On relèvera cette arrivée à cheval du Chef. Trujillo s'affirme ici en caudillo.
383 Compte rendu annuel du 27 février 1934. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 20.
On trouvera un très intéressant ensemble de photographies précisément rassemblées par la propagande
pour montrer ce qu'est une revue civique in Álbum de oro de la República Dominicana. 1492-1936,
p. 251 et 252. La manifestation donnée en exemple est la revue civique du 28 juin 1936 à Monseñor
Nouel. On notera l'habile mélange du politique et de l'économique : les machettes réunies en vue de leur
distribution, la foule, énorme, à distance, etc.
-202-
• UNE SURVEILLANCE ORGANISÉE
Mais ces grandes parades ne pourraient avoir lieu sans un travail en profondeur.
Elles ne sont, en quelque sorte, que la partie émergée d'un réseau qui s'étend et se
perfectionne jour après jour.
La première des tâches est d'enregistrer une population fort mal connue des
autorités centrales. Les lieux et dates de naissance, la situation matrimoniale, la
filiation, sont souvent obscurs, les noms eux-mêmes sont douteux, l'usage du sobriquet
étant extrêmement répandu. Dans les campagnes, nombre de Dominicains ignorent tout
de leur identité du point de vue de l'état civil. C'est que la société était encore naguère
organisée au plan local, dans un système de relations paternaliste. Ce qui importait
c'était le nom sous lequel on était connu et non celui, très théorique et finalement
inutile, qui avait été transmis par le père. Dans certaines contrées, le nord-ouest, le sud
ou la presqu'île de Samaná, par exemple, la plupart des couples n'étaient pas mariés, au
sens légal du terme, et la paternité n'était donc pas régulièrement établie 384. D'ailleurs, la
nationalité elle-même restait souvent une notion vague à proximité d'une frontière
traditionnellement perméable. Tout ceci devient inacceptable si on prétend instituer un
pouvoir central fort, capable de contrôler effectivement les personnes dans tout le pays.
Aussi, un effort considérable va-t-il être consenti pour que chaque Dominicain soit
muni d'une carte d'identité (cédula personal de identidad)385.
Le 9 février 1932, l'inscription des enfants à l'état civil devient une obligation
légale. La disposition complète la loi du 29 décembre 1931, qui vient d'instaurer la
carte d'identité obligatoire. Tout est donc prêt et quelques semaines plus tard, le 16 avril
1932, Trujillo se fait établir, le premier, une carte d'identité. À la fin de l'année, le bilan
est déjà éloquent : 260 000 $ ont été perçus par l'État pour l'établissement de plusieurs
centaines de milliers de cartes d'identité386. Le chiffre est considérable si on le rapproche
de la population du pays : moins de 1,5 million d'habitants selon les chiffres du
384 Cette question des mariages a beaucoup préoccupé le régime. Aussi y reviendrons-nous aux
chapitres : Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière et 1947-1955. Vers le
partenariat. Nous donnerons alors d'autres précisions.
385 Il est intéressant de noter que la première tentative pour doter les Dominicains d'une carte d'identité
avait été faite par les Marines, lors de l'occupation du pays. Trujillo reprend constamment les
perspectives tracées par l'occupation, pour constituer un véritable État, à l'échelle du territoire national.
386 Voir à ce sujet le message annuel du 27 février 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. I, p. 258.
-203-
recensement de 1935. La diffusion rapide et massive du document est une donnée
politique nouvelle :
387 Loi qui s'inspire des règlements instaurés par les Marines, au temps de l'occupation.
388 Pour ces deux points voir le compte rendu annuel du 27 février 1933. TRUJILLO, Discursos, mensajes
y proclamas, t. I, p. 258.
-204-
- Le 23 novembre 1934 Trujillo confie officiellement au Parti
dominicain la mission d'effectuer le «Premier Recensement Scientifique de la
République»389. On mesure l'importance et la signification de cette décision. L'enquête,
minutieuse, débute le 7 avril 1935 et ne prendra officiellement fin que seize mois plus
tard, le 16 août 1936. Le document final dresse un tableau détaillé de la situation du
pays qui recense les logements, la population, les ressources agricoles et le corps
électoral390. Il n'est pas indifférent de noter que le précédent recensement remontait à la
période de l'occupation nord-américaine. L'US Navy qui administrait alors sans partage
le pays avait besoin d'en avoir une image claire et précise391. C'est néanmoins la
première fois que le pouvoir central dispose d'une connaissance aussi rigoureuse pour
décider et agir tant au plan économique que politique. Il s'affranchit encore un peu plus
des relais régionaux du passé. À la suite de ce recensement est annoncée la création
d'un Office de la statistique nationale (Oficina de Estadística Nacional)392.
389 Al presidente de la Junta Superior Directiva del Partido Dominicano… ID., ibid., t. II, p. 107. On
pourra également consulter : Proclama anunciando al País el éxito alcanzado en los trabajos del Censo
de habitaciones, primera parte del Censo nacional, obra realizada por el Partido Dominicano. ID., ibid.,
t. II, p. 158.
390 Les deux principales opérations, recensements de la population et des ressources agricoles, ont
respectivement lieu dès le 13 mai et le 24 juin 1935.
L'ouvrage Álbum de oro de la República Dominicana. 1492-1936, consacre dix pages (33 à 42) de
photographies et d'iconographies à l'événement, présenté comme un des grands succès du régime.
391 Ce recensement avait été effectué en 1920.
392 Proclama del 16 de agosto de 1936, anunciando al pueblo dominicano la terminación del Censo
nacional, el cual incluye el de población, el agrícola, el pecuario, el de habitaciones y el electoral.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 326.
393 Il s'agit d'un plan d'action concerté dont il faut souligner la continuité. Le 1 er septembre 1933, la loi
dispose que les polices municipales passent sous le contrôle des gouverneurs de province, la mesure est
effective au 1er janvier 1934. Le 23 novembre de cette même année, l'échelon provincial est supprimé,
elles ne dépendent plus que du pouvoir central. Le 18 octobre 1935, elles sont fondues en un seul corps.
Enfin en mars 1936, elles deviennent officiellement la police nationale, attachée à l'armée.
394 Message annuel du 27 février 1937. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 24.
-205-
La présence tentaculaire de l'armée commence à définir les contours d'un régime
caporaliste. Nous y reviendrons.
395 Pour tous ces points : Message annuel du 27 février 1938. ID., ibid., t. III, p. 229.
396 Al inaugurar el Puente "Ramfis", sobre el río "Higuamo" […] el día 18 de mayo de 1934. ID., ibid.,
t. II, p. 52.
-206-
• LE CAPORALISME
Ce n'est donc pas seulement par l'effet d'une lubie que Trujillo souligne à l'envi
sa place dans la hiérarchie militaire, alors même que personne ne peut prétendre la lui
disputer. S'affirmer le chef de l'armée, c'est bien s'imposer comme le maître de toute la
société. Le 26 mai 1933, le Congrès le nomme au grade suprême : il est fait
généralissime. Mais, comme s'il devait rappeler régulièrement son rang, diverses
cérémonies vont lui permettre, au fil des ans, de se voir réattribuer un grade qu'il a déjà.
À la fin du mois de mars 1937 - presque quatre ans plus tard !-, il reçoit ainsi les
397 Al recibir la Medalla de Mérito del Cuerpo de Bomberos de San Pedro de Macorís, el día 3 de mayo
de 1933. ID., ibid., t. I, p. 322.
-207-
insignes officiels des mains du président du Sénat à Santiago. Il précise alors le sens du
geste :
«…il est évident que la discipline de la caserne, les méthodes de
travail appliquées dans un cadre rigide et qui reposent sur la
transmission et l'exécution certaines, précises et efficaces des ordres,
continuent et continueront à être pendant longtemps, le secret pour
enrayer la démoralisation des peuples et pour conjurer les périls de
l'anarchie dans l'histoire des nations398.»
Les derniers mots sont éclairants : Trujillo rêve d'un pays et même d'une planète
qui ne seraient qu'une vaste caserne. Projet fou sans doute, mais qui témoigne de
l'étroitesse des perspectives sociales et politiques qui s'offrent au régime. La dictature
se voit engagée dans une marche en avant vers toujours plus de contrôle, toujours plus
de discipline. Les traits d'inspiration fasciste, corporatiste ou populiste que nous avons
relevés s'ordonnent, en réalité, autour de l'axe fondamental de la militarisation de l'État
et de la société dans son ensemble.
Il n'est donc pas surprenant que, lorsque le dictateur s'adresse aux soldats, il
parle en fait à toute la société :
«La discipline n'est pas seulement une vertu du soldat, mais doit
être une pratique quotidienne pour le citoyen. Dans la fonction publique
particulièrement la discipline est la base de l'organisation et du
succès399.»
Il est clair ici que l'on n'a pas affaire à une vague idéologie, mais bien à un
projet politique. Le fonctionnaire doit être discipliné comme un soldat. Sinon il sait que
des sanctions bien réelles tomberont : déplacements d'office, rétrogradations, radiations,
etc. Les exemples ne manquent pas. Tout le discours cité s'articule autour d'une mise en
garde contre les influences délétères et consacre le devoir comme valeur suprême.
398 En Santiago de los Caballeros, el día 30 de marzo de 1937… ID., ibid., t. III, p. 110.
399 En el recinto de la Fortaleza Ozama, el día 22 de junio de 1937, al recibir del Jefe de Estado Mayor
del Ejército Nacional la medalla ofrecida por esta institución militar. ID., ibid., t. III, p. 121.
400 Il le dit explicitement, dès le 23 janvier 1932, dans son discours d'inauguration de l'Ateneo
Dominicano. ID., ibid., t. I, p. 151.
-208-
qu'il a appris, il le doit à l'armée nord-américaine et il est avant tout un militaire. C'est
ensuite un lieu ouvert aux influences étrangères où circulent les livres et les écrits les
plus divers. L'université est, par nature, un monde qui tend à lui échapper. Dès 1932, le
dictateur dit ouvertement sa méfiance envers l'attitude des :
«…étudiants, dont l'expérience juvénile peut être exploitée par les
ennemis du Gouvernement, obstinés à empêcher l'action reconstructrice
actuelle.»
Il annonce donc un strict contrôle de l'université :
«J'ai de la sympathie pour l'autonomie de l'école […] cependant
je ne suis pas partisan d'en hâter la venue mais de l'atteindre
graduellement à mesure que sera plus spontanée et sincère la
collaboration que l'on m'offrira401.»
Il est difficile d'être plus clair. La solution sera donc pour Trujillo l'encadrement
militaire de l'université. Mais ce n'est que cinq ans plus tard que sera constituée la
Garde universitaire, instrument de ce dessein. Le 2 mai 1937, lors d'une cérémonie
militaire le président déclare enfin ouverte :
«…l'ére de la mutuelle compréhension qui fera de la caserne et
de l'Université des centres communs de préparation où s'élaborera
l'avenir de notre Patrie402.»
La Garde universitaire, composée d'étudiants et d'enseignants, est dotée
d'uniformes, d'un drapeau et même d'un hymne. Elle est assimilée à un corps militaire
et parade aux côtés de l'armée, comme c'est le cas ce 2 mai. Elle est l'antenne du
pouvoir à l'université. Dans le même discours, Trujillo exalte :
«…la Garde universitaire, organisée sous l'inspiration du
Gouvernement, et reconnue par celui-ci dans son caractère semi-
militaire afin de relier le plus haut centre d'enseignement du pays à
l'institution qui sert le plus efficacement pour réajuster le parfait
fonctionnement des mécanismes du Gouvernement.»
On aura reconnu dans cette institution dont le dictateur célèbre l'efficacité,
l'armée elle-même. La Garde universitaire est conçue comme une projection politique
de la police et de l'armée à l'université. Des étudiants et des enseignants renseignent sur
ce que dit et pense chacun, défilent au pas cadencé pour intimider leurs collègues et
organisent les provocations et les mises en scène imaginées en haut lieu. À ce titre, elle
fait figure d'organisation-modèle pour le pouvoir403.
401 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. I, p. 131.
402 Pour cette citation et la suivante : Al entregar al Ejército la bandera creada por ley del Congreso,
como insignia de aquella institución militar, acto en el cual tomó parte la Guardia Universitaria. ID.,
ibid., t. III, p. 131 et 130, respectivement.
403 Il ne semble pas que la Garde universitaire ait jamais dépassé quelques centaines de membres.
Néanmoins son rôle politique est important, car elle se situe d'emblée comme l'un des cercles de
-209-
Ajoutons, et c'est un aspect essentiel, que l'armée n'est pas seulement un idéal
d'organisation. Elle est l'instrument dont dispose Trujillo pour mettre au pas la société.
Nous venons de voir l'exemple de la Garde universitaire qui ne se constitue que sous sa
protection immédiate et en étroite liaison avec elle. Mais son champ de compétence est
bien plus large.
Le dictateur énumère les interventions de l'armée dans les différentes activités
de la nation, à l'occasion de son message de compte rendu annuel devant le Congrès
national le 27 février 1934. D'après ses propres dires, elle joue un rôle important ou
décisif dans les domaines suivants : la Justice en général et les tribunaux en particulier,
l'Instruction publique, les Travaux publics, l'Agriculture, les municipalités, les
Relations extérieures, la Santé, l'immigration,… 404. Si l'on ajoute l'Intérieur, la Police et
la Guerre et la Marine, qui relèvent de sa compétence directe, il apparaît clairement que
l'armée est omniprésente dans les ministères et l'Administration.
l'appareil dictatorial les plus proches de Trujillo. Il est certain que des recherches sur cette organisation
apporteraient bien des enseignements sur la dictature. Nous reviendrons sur le développement de la
Garde universitaire et son rôle au sein de l'appareil au chapitre : 1939-1945. La modernisation de
l'appareil.
On pourra consulter la notice que nous lui consacrons à l'Annexe VI.
404 TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 25.
-210-
4. LES MÉCANISMES DU POUVOIR
405 Proclama anunciando al País el éxito alcanzado en los trabajos del Censo de habitaciones, primera
parte del Censo nacional, obra realizada por el Partido Dominicano. ID., ibid., t. II, p. 158.
406 En el solemne acto celebrado en el local del Partido Dominicano con motivo de la inscripción de
dicho Partido por la Junta Central Electoral como reconocimiento de su existencia política dentro de la
-211-
au discours de Trujillo qui présente la devise du parti : "Rectitude, Liberté, Travail". Il
n'échappe pas à l'assistance que les initiales sont très exactement celles du Chef : Rafael
Leonidas Trujillo. Le lien est fait qui unit la loi à la personne même du dictateur.
Désormais dans chaque localité, au fronton du local du Parti dominicain, s'étaleront
publiquement les trois lettres symboliques, rappel constant de la présence de celui qui
incarne le pays tout entier407.
Or les radiations et expulsions ne sont pas rares, tant s'en faut. Il suffit de
déplaire, ou même de ne pas obéïr assez vite et avec le zéle attendu, pour être
sanctionné. Ces exclusions peuvent être prises isolément ou dans le cadre d'une des
vastes épurations -depuración, tel est le terme officiel- qui s'abattent régulièrement. La
mesure est souvent entourée d'un certain apparat destiné à humilier la victime, à la
désigner comme un pestiféré et surtout à mettre en garde ceux qui peuvent être amenés
à la côtoyer. La publicité donnée à la radiation a valeur d'avertissement : il vaut mieux
ne plus fréquenter l'exclu si on le connaissait, le renvoyer si on l'employait, rompre
toute relation si on comptait parmi ses parents.
Parfois les purges ont une ampleur exceptionnelle et sont accompagnées d'une
intense campagne de propagande. C'est le cas, par exemple, lorsque, le 29 septembre
1934, est annoncée la mise en place de tribunaux d'honneur du Parti dominicain -
appelés à juger l'infamie de certains si l'on en croit les termes choisis- en vue d'une
épuration générale. Ainsi, trois ans seulement après la fondation du parti, l'idée est
répandue que de nombreux adhérents sont des traîtres. Toute l'organisation sera donc
passée au peigne fin, chacun devra confirmer son engagement politique et le cas
échéant fournir des gages précis de sa fidélité.
-213-
- Au cours du second mandat de Trujillo, de 1934 à 1938, le
rythme s'accélère considérablement puisque l'on compte douze démissions parmi les
sénateurs dont le nombre a été porté à treize.
Dans certains cas, trois ou quatre élus arrivent à se succéder pour un même
siège. Parfois ceux qui sont tombés en disgrâce font une réapparition, aussi soudaine
qu'inattendue, à la faveur de la démission de leur remplaçant… Tout est possible.
C'est donc bien à un véritable système de gestion du pouvoir que l'on a affaire.
Quelles en sont les fonctions ?
408 Pour toutes ces statistiques on consultera GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, en particulier p. 66 et 86, et
R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, en se référant aux périodes concernées.
-214-
Comment une mécanique aussi folle en apparence peut-elle fonctionner
continûment sans que le pouvoir lui-même en soit affecté ?
En fait, contrairement à ce que croient certains auteurs, Trujillo a su
admirablement se couler dans les institutions pour les utiliser à son profit. Wipfler, par
exemple, voit dans l'article 16 de la Constitution un outil forgé par le dictateur pour
asseoir son pouvoir personnel409. Il n'en est rien, car Trujillo reprend purement et
simplement le texte de 1924, sans en rien modifier, lors des deux révisions
constitutionnelles de 1934 et 1942. Le voici :
«Quand seront déclarés vacants des sièges de Sénateurs ou
Députés, ils seront pourvus par la Chambre concernée qui choisira le
remplaçant sur une liste de trois noms que lui présentera l'organe
concerné du Parti Politique auquel appartenait le Sénateur ou Député à
l'origine de la vacance410.»
D'un point de vue formel, Trujillo ne fait que recueillir l'héritage des caudillos
et des factions du passé. En effet, dans le souci de maintenir les équilibres institués la
Constitution prévenait les éventuelles perturbations qu'aurait pu entraîner un décès ou
une démission en déclarant que le siège appartenait davantage au parti qu'à l'homme.
Ce qui a bouleversé le paysage politique depuis cette époque, c'est qu'il n'y a plus qu'un
seul parti et donc aucun équilibre à respecter. Dans la nouvelle situation, les
dispositions constitutionnelles ont pour conséquence que le dictateur choisit seul et
librement le député ou le sénateur.
-215-
Chambres, pourtant élues et régies par une Constitution héritée du passé pour
l'essentiel, sont, dans les faits, entièrement nommées par Trujillo seul. Du même coup,
l'ensemble des magistrats, désignés par le Sénat, dépendent de lui. On peut en dire
autant de la Cour des comptes.
Ainsi, alors qu'en surface toutes les formes légales et démocratiques sont
respectées, l'arbitraire s'impose à tous dans la réalité. Une étiquette compliquée et
invariable préside à chaque succession :
-216-
La plus manifeste d'entre elles se produit en 1936, à la charnière des mois
d'octobre et novembre. L'enchaînement des événements est éloquent pour tout
observateur :
Nul ne sait avec certitude ce qui s'est réellement passé. Règlement de comptes
personnel ? Avertissement sans frais adressé à tel groupe ou telle personnalité ?
Manœuvre politique destinée à montrer au-delà des frontières que le dictateur est maître
chez lui 414? Sans doute tout cela à la fois,… mais ce qui importe, c'est précisément que
Trujillo est le seul à connaître les enjeux de la partie en cours. L'opération atteint
pleinement son but puisque tous les membres de l'appareil sont amenés à prendre
conscience qu'ils ne sont que des pions sur l'échiquier.
412 Il occupe ce poste le 16 août 1930. Quatre ans plus tard, lors de la nouvelle législature, il est
reconduit dans la fonction.
413 Le 20 octobre 1936.
414 À ce sujet il est significatif de constater que la version officielle que donnera le régime par la suite se
limite à invoquer des «faits politiques qui provoquent une vive réaction», sans autre précision, pour
justifier la démission de Roca et sa condamnation. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 175.
Ce point d'histoire mériterait d'être élucidé. Les archives du Palais national ou celles du département
d'État nord-américain devraient être utiles.
-217-
Il faut ici accorder une place à la fonction des manifestations de réparation des
offenses (actos de desagravio), de désaveu (de repudio) et de renouvellement de
l'engagement politique (de reafirmación política) qui commencent à se répandre à cette
époque. Ce sont en effet des moments importants dans la vie de l'appareil dictatorial qui
traduisent de façon ostentatoire la précarité des positions individuelles.
Le premier rassemblement de renouvellement de l'engagement politique daterait
du 18 novembre 1932415, si l'on en croit l'historiographie du régime. Quant au premier
meeting de réparation des offenses dont nous ayons trouvé trace il a lieu le 4 avril 1934
et fait suite à l'arrestation de Amadeo Barletta et de Ramón de Lara 416 . Il s'agit de
donner une valeur exemplaire à des sanctions qui viennent de tomber. Le rituel doit
également persuader tous les dirigeants qu'un sort semblable à celui des victimes
d'aujourd'hui peut leur être réservé demain.
418 A los trabajadores del campo, el 17 de noviembre de 1932. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. I, p. 240.
419 Un bon exemple en est donné par la brève lettre du 5 avril 1943 envoyée par le secrétariat de Trujillo
au général "Piro" Estrella, qui cherche à rentrer en grâce : «Je vous informe que l'Honorable Président de
la République a appris, quand il s'est rendu récemment dans votre ville, que le Sergent Abreu, de la
Police Municipale de Santiago, disait qu'il ne devait rien qu'au Général Piro Estrella et que, par
conséquent, il le reconnaissait comme son unique chef. Comme l'Honorable Chef de l'État pense que
l'unique Chef qu'il y ait est le Généralissime Rafael Leonidas Trujillo Molina, il désire que vous ayez la
bonté d'enquêter sur cette affaire et de l'informer sur ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce cas» . On voit
bien ici, comment le réseau centralisé démontre sa supériorité et empêche la reconstitution des factions
locales. Fac-similé in La vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo,
p. 171.
Ces dossiers ont été en partie dispersés, pillés et détruits. Cependant, de très nombreuses pièces existent
encore. De plus, les services secrets nord-américains ont photocopié une partie importante de ces
archives. B. Vega a rassemblé quelques documents dans Control y represión en la dictadura trujillista
qui montrent bien tout l'intérêt qu'il y aurait à faire une recherche systématique dans ce domaine.
-219-
Il ne manque pas de le dire nettement et avec force. Le voici, s'adressant à la
foule lors d'une revue civique, le 28 juin 1936 :
«Et je suis des deux [le Gouvernement et le Parti] le Chef unique,
comme il convient au principe de l'unité d'action et de pensée, puisque là
où la faculté de gouverner est subordonnée à plus d'une tête pensante, il
n'y a ni plan ni ordre possible dans la vie de l'ensemble»;
Il ajoute cet avertissement clair :
«Je veux que toutes les autorités, tous les membres du Parti
dominicain et tous mes amis sachent qu'il n'y a qu'une autorité unique,
qui incarne les idéaux du peuple et les aspirations du Parti, à laquelle
doivent se soumettre toutes les activités politiques en cet important
moment de la vie publique, et qu'il n'y a qu'un seul Chef420.»
Extraordinaire concentration du pouvoir, digne d'un monarque absolu, mais
aussi extraordinaire isolement de ce même pouvoir. Car si les rois étaient issus et
entourés d'une aristocratie qui dominait, à travers eux, la société, Trujillo, lui, trouve les
origines de son pouvoir dans une intervention extérieure et n'est entouré que de
prébendiers et de mercenaires. Pour reprendre son propos, il ne peut gouverner que si le
pays tout entier cesse de penser, et son autorité ne peut se déployer que si toute activité
politique indépendante disparaît. On mesure là, la force réelle, mais aussi la fragilité
foncière du régime.
420 Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 303,304. Nous avons signalé que l'ouvrage Álbum de oro de la República
Dominicana, p. 251 et 252, présentait une intéressante iconographie sur cette revue civique.
421 En el solemne acto celebrado en el local del Partido Dominicano, la noche del 11 de marzo de
1932… ID., ibid., t. I, p. 191.
On remarquera que manquent ici Duarte et les héros de la Trinitaria. Trujillo évite soigneusement de s'en
prendre aux Pères de la Patrie, dont il se veut l'héritier, voire la réincarnation. Nous verrons d'ailleurs
qu'il prendra le titre de Père de la Patrie Nouvelle.
On observera également que Gregorio Luperón est oublié. Ici, comme dans la plupart des discours de
Trujillo. Est-ce parce que, général de la guerre de Restauration, il combat les Espagnols ? Ou bien parce
qu'il est noir ? La question mériterait d'être élucidée à partir d'un travail de recherche.
-220-
parti plus "personnaliste" -pour reprendre sa terminologie- que le Parti dominicain.
Rappelons que ce dernier s'est même brièvement appelé Parti trujilliste en 1930. Les
partis qu'il dénonce ici ont tous existé avant ou après l'accession au pouvoir de leur
chef, à la différence du sien. Ils exprimaient suffisamment les intérêts particuliers d'une
région ou les prétentions d'une couche de la population à diriger la société pour être les
instruments du partage ou de la conquête du pouvoir. Tel n'a pas été le cas, on le sait,
du Parti dominicain qui n'a même pas existé comme parti du candidat Trujillo. Il n'a
surgi qu'ensuite, comme parti du président.
422 Ante la Asamblea de trabajadores del Canal de Riego de la Herradura Amina, reunida en Santiago
el 12 de enero de 1936. ID., ibid., t. II, p. 183.
423 D'autant que Rafael Estrella Ureña est le neveu de José Estrella. Le rapprochement s'impose pour les
auditeurs.
-221-
convoque rappelle donc opportunément à José Estrella que la roche Tarpéienne est bien
proche du Capitole… Les craintes se verront justifiées en 1940 lorsque lui-même et
Estrella Ureña, revenu bien imprudemment, seront brutalement emprisonnés et traînés
en justice ensemble424.
424 Nous aborderons ces développements plus avant, au chapitre : 1939-1945. L'épuration de l'appareil.
425 Du 1er novembre 1935 au 10 février de l'année suivante.
426 Al hacer el depósito del Mensaje que resume la labor del Poder ejecutivo durante el año 1935. ID.,
ibid., t. II, p. 206.
427 En el banquete del 23 de febrero de 1935, con motivo del Quinto Aniversario de la Revolución . ID.,
ibid., t. II, p. 128. Trujillo ne célébre que rarement la "Révolution", c'est-à-dire le coup d'État de 1930,
car l'événement rappelle qu'il n'est pas né du néant et risque de mettre en lumière sa dette à l'égard des
conjurés. Quand il le fait, comme ici, c'est le plus souvent pour dénoncer la trahison de certains d'entre
eux.
-222-
L'étrange présentation du dictateur sous les traits de Jésus-Christ, outre qu'elle le
divinise, tend à le faire apparaître comme un martyr en butte aux persécutions des
hommes, confirmant ainsi son isolement.
Mais au-delà de cet aspect, qui peut sembler aujourd'hui grotesque, la nature des
fautes commises retient l'attention. En effet, l'appareil trujilliste ne se compose
pratiquement que d'individus «poussés par des mobiles personnels» et animés presque
toujours par «l'esprit de lucre». Rien de plus suspect que l'idéalisme ou même la bonne
foi428 qui ne peuvent qu'affaiblir l'engagement total au service de Trujillo. La vénalité est
un critère de recrutement et de progression car le dictateur n'a rien d'autre à offrir que
les miettes du pouvoir qu'il détient. L'appareil trujilliste est, par nature comme dans les
faits, un appareil parasite. Le dictateur use de tout cela, en connaissance de cause, mais
il sait qu'une organisation animée par de tels ressorts ne peut être durablement fiable.
Aussi lorsqu'il fustige, lors de la revue civique de Bonao, ceux qui donnent des permis
pour port d'armes, qui rédigent des notes de recommandation pour la police de la route
ou qui s'attribuent le mérite d'une nomination 429 c'est moins pour leur corruption que
parce qu'ils tendent ainsi à lui retirer une parcelle du pouvoir 430. En ce sens, le dernier
crime, qui peut nous sembler risible, n'est pas le moindre. L'appareil est mû par une
perpétuelle force centrifuge qui tend à le disloquer. Trujillo seul peut en assurer l'unité
en offrant de nouveaux profits et en écrasant impitoyablement ceux qu'il a lui-même
façonnés. S'il faut choisir une comparaison dans le domaine du mythe, nous préférons à
l'image du Christ trahi par Judas, celle de Saturne dévorant ses enfants.
428 Le dictateur le dit lui-même : «Quiconque, fonctionnaire ou ami, tendra à diviser les forces du Parti
ou du Gouvernement, même s'il croit le faire de bonne foi, comme on l'allègue dans certains cas, recevra
la punition méritée». Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. ID.,
ibid., t. II, p. 305.
429 Discurso en le Revista Cívica de Monseñor Nouel, antigua Común de Bonao. ID., ibid., t. II, p. 303,
304 et 305.
430 Le recueil La vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 117,
présente en fac-similé une carte de Trujillo, datée du 22 décembre 1932, qui «recommande aux autorités
militaires et civiles de la République, de ne pas faire d'ennui pour l'usage d'un revolver au porteur de
cette carte».
-223-
• UN POUVOIR OMNIPRÉSENT ET INSAISISSABLE
431 Par la suite, cette province s'étend extraordinairement et finit même par atteindre la baie de Samaná.
Voir à l'annexe IV, nos cartes des divisions administratives du territoire.
432 Le Diccionario de la lengua española de la Real Academia Española tient lui-même le mot pour
vieilli et lui préfère le terme courant bienhechor.
-224-
indéfectiblement à la Patrie. Il y a eu de nombreux présidents, mais il n'y a qu'un
Benefactor de la Patria.
L'appellation éveille indéniablement des résonnances et évoque un autre titre
que tout Dominicain a appris à vénérer : celui de Padre de la Patria (Père de la Patrie),
nom réservé aux trois héros de l'Indépendance, Duarte, Sánchez et Mella. Trujillo, c'est
donc l'Histoire patriotique vivante. Il est le continuateur du projet national, son nom
s'inscrit déjà dans la conscience collective aux côtés de ceux des grands hommes sans
qui le pays n'existerait pas, ceux que l'on appelle Próceres de la Patria. Qualificatif
pacifique et noble, le titre du dictateur l'élève bien au-dessus du rang de simple élu. On
comprend qu'il ne doit de comptes qu'à l'Histoire elle-même.
À partir de l'année suivante, Trujillo sera officiellement et régulièrement
désigné dans la presse, les cérémonies, les écoles, etc. comme le Généralissime Trujillo
Benefactor de la Patria. Incessant martèlement de la propagande qui, par la récitation et
la répétition mécanique, vise à inculquer au plus profond des esprits et des âmes un
respect d'ordre religieux.
Plus subtilement sans doute, le titre et les circonstances dans lesquels il est
accordé rappellent des épisodes de l'histoire dominicaine du siècle précédent : les
généraux Santana et Cabral avaient été proclamés respectivement "Libertador" et
"Protector" du pays. Mais surtout, en 1888, le Congrès, après avoir aboli l'élection du
président de la république Dominicaine au suffrage universel et rétabli un scrutin
censitaire, avait conféré à Ulises Heureaux "Lilís", le titre de Pacificador de la Patria..
Cet acte politique se voulait porteur de sens et impliquait la disparition des partis
traditionnels au profit d'un réseau de clients attaché au seul Lilís.
On n'a pas manqué de rapprocher le titre accordé à Trujillo d'autres, plus
européens. L'Italie a son Duce, l'Allemagne aura son Führer, l'Espagne son Caudillo et
la Roumanie son Conducator. La comparaison peut être intéressante si on en mesure
bien les limites. Rappelons en effet que, lorsque Trujillo adopte le titre de Benefactor
de la Patria, seul Mussolini règne; les titres des trois autres futurs dictateurs sont
encore à inventer… En outre, l'Italie fait figure de modèle explicite -au moins
partiellement- et même d'alliée pour divers régimes européens, mais non pour la
république Dominicaine. On peut également souligner que là où Mussolini, Hitler,
Franco et Antonescu s'accordent pour prendre des titres qui évoquent une marche en
avant offensive, Trujillo choisit son appellation dans un registre bien différent 433. Nous
pensons qu'il faut plutôt voir dans cette adoption convergente de titres grandiloquents
433 La tradition dominicaine que nous avons examinée rapidement s'inscrit en fait dans une histoire
latino-américaine qui a vu se multiplier ce genre de titres, depuis l'Indépendance. De Juárez, le
Benemérito de la Patria, à Bolívar, le Libertador.
-225-
un effet de la montée presque simultanée de régimes dictatoriaux très différents, à un
moment où une profonde crise économique et politique ébranle l'ordre du monde434.
- Le 18 octobre 1934, Trujillo qui n'a pas fait d'études, est fait
docteur honoris causa de l'université de Saint-Domingue dans toutes ses facultés. Il
devient donc nécessaire d'ajouter le titre de docteur à ceux de généralissime et
Benefactor de la Patria quand on le désigne ou que l'on s'adresse à lui. De nombreux
corps de métiers lui décerneront également des titres honorifiques.
434 Après tout, Staline était bien le "Père du Peuple" et plus tard Mao sera le "Grand Timonier" sans que
l'on n'y voie une imitation de Mussolini.
435 Voir notre annexe détaillée : Titres et décorations attribués à Trujillo.
436 Il a repris ce nom aujourd'hui. On trouvera à l'Annexe IX, un glossaire qui recense les principaux
changements de toponymie au temps de la dictature.
-226-
- Le 21 août de la même année, on annonce la sortie de son livre
intitulé : Reajuste de la deuda externa (Rééchelonnement de la dette extérieure).
L'ouvrage reproduit essentiellement les documents échangés avec les États-Unis en vue
de l'accord de rééchelonnement du 23 août 1934, ainsi que la loi d'urgence du 23
octobre 1931 qui avait suspendu le remboursement en capital de la dette. Il s'agit de
présenter Trujillo comme un grand économiste, mais aussi comme un interlocuteur
sérieux des Nord-Américains.437.
Cette liste est loin d'être exhaustive, nous l'avons dit. En outre, nous ne nous
sommes intéressés qu'aux honneurs conférés au dictateur lui-même. D'autres signes,
moins directs, mais qui concourent également à rendre le pouvoir omniprésent,
devraient être retenus. Son prénom, Rafael, est rappelé par des bateaux, par la
compagnie d'assurances qu'il possède la "San Rafael", par des ponts, etc. Sa famille se
voit distinguée à tout propos. La province de Baní est rebaptisée province Trujillo
Valdez, du nom de son père. Ses frères Aníbal et Héctor Bienvenido sont généraux,
chefs d'état-major de l'armée. Son fils, qui porte les mêmes prénoms que lui et est
surnommé Ramfis"438, est promu colonel le 18 avril 1933 : il n'a pas encore quatre ans…
C'est donc au développement d'un véritable culte que l'on assiste. La vie
publique, mais aussi privée et quotidienne sont envahies de cette obsédante présence du
pouvoir. On songera par exemple qu'adresser une lettre à Saint-Domingue, au lieu de
Ciudad Trujillo, après 1935 pouvait exposer l'expéditeur à de sérieux ennuis :
interception de la correspondance, convocation par la police, interrogatoires, etc. Le
moindre geste de la vie courante se charge ainsi d'une valeur symbolique et morale.
L'individu est sans cesse contraint de se soumettre. Il s'agit bien d'une mise en condition
des esprits. La propagande vise à susciter un sentiment religieux dans le pays. Tout un
rituel se met en place pour approcher le dictateur. Dans sa première note officielle
d'août 1938, le nouveau président du conseil directeur du Parti dominicain, Daniel
Henríquez Velázquez, fixe les règles du salut au dictateur :
«S'arrêter face au Chef Suprême, la poitrine bombée et la main
droite sur le cœur439.»
Image du dévouement total et de la sincérité absolue face à une toute-puissance
qui, elle, est impénétrable. Car, c'est un trait dont on n'a pas assez mesuré l'importance,
-227-
ce pouvoir omniprésent se dérobe constamment. L'examen de deux des plus grandes
campagnes de propagande de l'époque nous permettra de le montrer.
440 ID., ibid., p. 58. On consultera également : En la Casa Consistorial de Azua, el día 8 de septiembre
de 1931, en ocasión de la visita oficial a la región sureña. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. I, p. 126.
441 Compte rendu du 27 février 1932. ID., ibid., t. I, p. 163. Tout ceci ne manque pas de saveur si l'on
songe que c'est au nom de la lutte contre le continuisme qu'a eu lieu le coup d'État de février 1930, qui a
permis à Trujillo de s'élancer à la conquête du pouvoir.
-228-
Vásquez, qui vient justement d'être nommé procureur de la République, une des plus
hautes charges du pays, prend la parole. C'est à lui qu'il revient de demander
publiquement à Trujillo de se présenter aux élections. Il s'écrie :
«Ceux qui hier se sont enrôlés dans les légions de l'ancien
horacisme aux côtés de Trujillo ne peuvent vivre maintenant dans une
stérile et sentimentale contemplation du passé, car la politique est action
et non inertie442.»
L'ex-dirigeant du Parti national se livre ainsi à une reddition aussi dégradante
qu'intéressée.
Mais il faut aller plus loin encore et quelques jours plus tard, le 22, est lancée
dans le Listín Diario l'idée surprenante d'une «réélection sans élection». Trujillo devrait
être reconduit sans discussion ni vote ! On admirera la vitesse avec laquelle on est passé
du rejet du continuisme à cette position qui semble faire de Trujillo un dictateur de droit
divin. Il ne s'agit pas d'un excès de zèle incontrôlé, puisque le lendemain José Aybar,
ex-député de l'Alliance nationale-progressiste en 1930, soutient la proposition et met en
demeure plus d'une centaine de personnalités de se prononcer. La quasi-totalité prendra
prudemment le parti de laisser à Trujillo la voie ouverte, une majorité préférant tout de
même qu'il y ait des élections. Les revues civiques se succèdent, qui le supplient
«d'accepter un nouveau mandat présidentiel»443. Il suffit à Trujillo de se laisser faire. Il
déclare à la presse, le 25 avril suivant, que :
«…devant l'impérieuse requête du pays, il accepte la réélection
présidentielle parce que c'est la première fois que s'unissent dans un
parti politique toutes les forces vives du pays pour l'élection d'un
candidat qui satisfait l'aspiration commune de tous les Dominicains444.»
À plus d'un an des élections, tout est dit. Trujillo fait même figure de modéré
face aux extrémistes qui proposent de se passer des élections.
-229-
au pays dans lequel il exalte le Parti dominicain 446 à la veille même d'un scrutin où il est
le seul candidat.
446 Proclama al Pueblo Dominicano, el día 15 de mayo de 1934. ID., ibid., t. II, p. 47.
447 Curieusement R. DEMORIZI note l'événement en présentant M. F. Cabral comme un simple sénateur.
Volonté de montrer que la demande jaillit d'en bas ? Désir d'effacer les traces de la manipulation ?… La
Era de Trujillo, t. I, p. 147.
-230-
Pour se justifier le dictateur indique que le nom de Saint-Domingue de Guzmán a été
légué par une histoire glorieuse et qu'un changement créerait des difficultés
administratives448. Il donne ainsi deux nouvelles indications : changer le nom de la
capitale revient à inscrire le nom de Trujillo dans l'histoire à l'égal des plus illustres, et
le pouvoir n'oppose pas de réelles objections. Si le dictateur n'avait pas voulu de cette
initiative, il l'aurait déjà étouffée.
448 Al Presidente del Senado, Señor Mario Fermín Cabral, en oposición al propósito de que se diera el
nombre de Ciudad Trujillo a la antigua ciudad de Santo Domingo de Guzmán, reconstruida y
modernizada después de devastada por el ciclón del 3 de septiembre de 1930. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 163. L'intitulé de la lettre, ajouté par la suite par le compilateur anonyme,
est significatif : en rappelant la destruction et la reconstruction de la ville en 1930, il suggère qu'il faut un
nom nouveau pour une ville nouvelle. Cf. également R. DEMORIZI, La Era de Trujillo, t. I, p. 148.
449 La veille, la presse a informé qu'il se trouvait en vacances à Samaná, à bord du vapeur Presidente
Trujillo. Fait d'autant plus insolite que le 24 octobre est la date de son anniversaire, transformé en Fête
nationale. Il a donc été absent des cérémonies dans la capitale de façon tout à fait inhabituelle. Mise en
scène pour accréditer l'idée qu'il envisage de s'éloigner des affaires et de partir se reposer sous d'autres
cieux.
450 Pour tous ces événements et citations, sauf indication contraire, : R. DEMORIZI, La Era de Trujillo,
t. I, p. 147 à 159 aux dates indiquées.
-231-
- Dans les jours qui suivent les appels et supplications montent de
toutes parts pour que Trujillo ne parte pas. José Estrella, gouverneur de Santiago et
représentant du pouvoir dans tout le nord du pays, en prend l'initiative. Le 17, est
organisée à Saint-Domingue «une Assemblée Solennelle (Asamblea Magna) des forces
du District National et des régions Sud et Est, pour demander au Généralissime de
renoncer à son voyage à l'étranger, dans la perspective duquel il avait confié au Vice-
Président Peynado la charge du Pouvoir Exécutif». Le style est lourd et tortueux, mais
le message a un sens : "pas de trujillisme sans Trujillo !". En quelques jours, le pays
tout entier est ainsi quadrillé et mobilisé sur ce thème.
-232-
- La situation redevient immédiatement beaucoup plus calme. Les
affaires courantes reprennent. Le 14 de ce même mois, Trujillo est de retour dans la
capitale où il retrouve ses activités normales, comme si J. B. Peynado n'exerçait plus
l'intérim.
L'affaire aura été longue et rude, mais ses résultats sont loin d'être négligeables :
451 Par allusion à son aspect, les Dominicains le surnommeront populairement "le monument mâle" (el
monumento macho) en opposition au monument au Traité Trujillo-Hull appelé "monument femelle"
(monumento hembra). R. DEMORIZI donne le détail intéressant des inscriptions qui y figurent. Ibid., t. I,
p. 183.
-233-
Les honneurs et la richesse ou la prison et l'exil sont l'enjeu de cette quête
sémantique.
-234-
5. UNE SITUATION MODIFIÉE; DE
NOUVEAUX DANGERS
-235-
«Mon dessein a été, et il prend le chemin de s'accomplir, que
l'Armée produise pour la Nation au moins 50 % de ce que celle-ci
investit pour son fonctionnement452.»
Ce songe en forme d'aveu ne reviendra plus sous sa plume ou dans sa bouche.
Mais le Benefactor sait qu'il lui faut à la fois développer le pays et le mettre en coupe
réglée pour dégager des profits toujours plus grands. Trujillo s'empare des terres, des
entreprises, comme la Compañía salinera qui se voit attribuer le monopole du sel en
février 1932, des assurances qui deviennent également obligatoires en 1932, année ou
Trujillo fonde la Compagnie San Rafael d'Assurances… L'attribution payante de la
carte d'identité permet de lever des fonds sur tout le territoire. L'appétit -il faudrait dire
la voracité- du dictateur est en rapport direct avec le système qu'il est contraint
d'entretenir. Il faut toujours plus d'argent pour préserver son armée privée, sa police
privée, ses indicateurs personnels. Le pays commence à ressembler à une propriété
privée dont le dictateur serait l'unique maître, avec ses gardes, ses employés et ses
règles propres.
-236-
Dans les villes, la classe ouvrière gagne en densité et, malgré les efforts du
régime pour isoler le pays, elle est très perméable aux grands courants mondiaux. Nous
avons remarqué qu'en 1936, lorsque Trujillo fait adopter la loi contre les activités
communistes et anarchistes, il n'y a pas d'organisation ouvrière indépendante en
république Dominicaine, mais le dictateur a sous les yeux l'exemple de Cuba, toute
proche, où un Parti communiste a été fondé dès 1925. Or en voulant s'attaquer aux
syndicats, en mars 1935, le colonel Carlos Mendieta, l'homme fort de Cuba, a provoqué
une grève massive qui a secoué tout l'édifice du régime. Trujillo doit donc envisager de
renforcer les traits populistes et surtout corporatistes du régime pour contenir la
tendance des salariés à constituer des regroupements indépendants et à avancer leur
propres revendications. Des plans sont lancés pour construire des habitations, des
centres de soins et des écoles. Les structures de la Confédération dominicaine du travail
sont maintenues comme un rouage de plus de la machine du pouvoir. Mais tout cela
coûte cher et implique un gonflement de l'appareil militaire, bureaucratique et politique
du régime.
Le pouvoir se trouve ainsi engagé dans une course qui s'accélère, pour renforcer
son contrôle sur la société et la tenir toujours plus en haleine. À peine est-on sorti d'une
épuisante campagne de six mois pour changer le nom de la capitale, en janvier 1936,
qu'une nouvelle bataille s'engage dès le mois suivant454 pour la réélection de Trujillo en
1938, soit avec plus de deux ans d'avance !
Nous avons vu qu'en 1930 Trujillo avait pu mettre à profit la crise et s'imposer à
Washington en créant une situation où il devenait la moins mauvaise solution. Avec
l'arrivée de Roosevelt qui a besoin d'un continent stabilisé, le Benefactor va vite
454 Le 27 février 1936 le District de Saint-Domingue s'adresse au pays pour lui demander de réélire
Trujillo en 1938. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 160.
455 Voir à ce sujet : 1932-1937. Les traits populistes.
-237-
comprendre son intérêt : il s'empresse de démontrer que, grâce à son régime, l'île peut
cesser d'être un foyer permanent de conflits. De ce point de vue, le règlement du
différend dominicano-haïtien, en 1935, est indéniablement un point à son actif. La
propagande du régime répand l'image d'un homme de paix et la campagne pour lui faire
attribuer le prix Nobel n'a pas d'autre sens.
Mais comment se rendre indispensable ensuite ? Proposer ses bons offices pour
mettre fin à la Guerre du Chaco ? C'est un geste pour la publicité, tout au plus; d'autant
que le conflit sanglant s'achève.
C'est alors qu'il lance sa grande idée d'une Ligue américaine des nations.
L'échec de la campagne, qu'il mène en exploitant pourtant habilement toutes les
opportunités, est extrêmement grave pour l'avenir du régime. En écartant poliment la
proposition dominicaine, la Maison-Blanche signifie qu'elle ne souhaite pas s'entourer
de gendarmes ou de relais qui risquent de se révéler rapidement encombrants. Elle
travaille à organiser une discipline continentale dont elle aura sans doute besoin. Il n'y a
pas de grand rôle pour Trujillo dans ce scénario.
-238-
III
UNE PÉRIODE
D'INSTABILITÉ
1937 - 1947
-239-
À la fin de l'année 1937, Trujillo se trouve donc dans une situation qui
ressemble fort à une impasse. La Maison-Blanche se désintéresse de lui, bien plus
préoccupée par la situation mouvante de l'Argentine ou les difficultés avec l'Estado
Novo de Vargas au Brésil. Il ne peut donc espérer le traitement de faveur qu'il réclame
avec insistance pour les produits dominicains d'exportation. Parallèlement ,le maintien
du régime exige un développement rapide et des ressources toujours plus grandes. La
dictature cherche le salut dans une fuite en avant. Dans l'immédiat, la question haïtienne
s'offre comme une issue.
-240-
• LES HAÏTIENS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
En 1937, sur un tiers du territoire de l'île, les Haïtiens sont près de quatre
millions. Le peuple, massivement analphabète, mène une vie misérable. La république
Dominicaine, sur une surface deux fois supérieure compte un peu plus d'un million et
demi d'habitants457.
459 Nous avons déjà évoqué cette législation (loi de janvier 1932) dont on attribue très souvent l'origine à
Trujillo, de façon erronée : cf. 1932-1937. Une surveillance organisée.
460 Agissant dans le cadre de contrats à caractère collectif passés directement avec les autorités
haïtiennes, les compagnies ne payaient pas les taxes prohibitives (elles atteindront 500 $ sous la
dictature) applicables au voyageur isolé, comme nous l'indiquons. Dans les faits, la législation visait à
interdire l'entrée en république Dominicaine autrement que dans le cadre du travail saisonnier et à
s'opposer à l'installation des Haïtiens en territoire dominicain.
Cependant, l'importation de la main-d'œuvre haïtienne par les sucreries donnait lieu au versement de
taxes, beaucoup plus réduites, par tête et, surtout, de substantiels pots-de-vin aux autorités dominicaines
(dépassement des quotas attribués, présence d'enfants, de femmes, etc). À l'époque de la dictature,
Paulino Álvarez fut le type même de ces dignitaires du régime qui contrôlaient le trafic de main-d'œuvre,
en connexion avec des dirigeants haïtiens. Nous revenons plus loin sur cette corruption.
461 Le travail minutieux mené à bien par O. INOA (Bibliografía haitiana en la República Dominicana)
devrait permettre maintenant de faire une étude précise de l'évolution de la situation des travailleurs
haïtiens à l'époque des grandes compagnies sucrières nord-américaines, c'est-à-dire depuis l'occupation
jusqu'aux dernières années de la dictature.
-242-
L'armée et la police ont pour mission de donner la chasse à ces immigrants
clandestins. Elles les rançonnent souvent, les expulsent des terres qu'ils ont mises en
culture sans autorisation parfois, et les renvoient à Haïti à l'occasion. Elles font surtout
régner une insécurité permanente sur ces populations qui sont, dans bien des cas,
installées en territoire dominicain depuis fort longtemps. On notera que Trujillo connaît
aussi tout cela personnellement, puisqu'il n'a quitté son emploi de surveillant à Boca
Chica que pour entrer dans la garde nationale.
-243-
• LA DOMINICANISATION DE LA FRONTIÈRE
L'une des premières tâches est d'installer un climat de peur : une invasion
haïtienne rampante serait à l'œuvre.
Le recensement de 1935, vaste opération revêtue des atours de la science
statistique moderne, donne des résultats qui se veulent inquiétants. La comparaison
avec les données du recensement de 1920 montrent un accroissement extrêmement
rapide de la population haïtienne qui a augmenté de 86 % en quinze ans, soit un quasi
doublement en valeur absolue462:
Un examen plus attentif des chiffres fournis montre que le poids relatif des
Haïtiens dans la population n'évolue que lentement. Comme le tableau le montre, la
progression est à peine de 0,5 % au cours des quinze années.
Qu'importe, la propagande ne s'attarde pas sur ce point. Elle s'emploie, au
contraire, à agiter le spectre d'une menace raciale463 :
462 Calculs effectués d'après les données des recensements. GARDINER, La política de inmigración de
Trujillo…, p. 15.
463 Calculs d'après les résultats du recensement énoncés par Trujillo. Proclama del 16 de agosto de
1936, anunciando al pueblo dominicano la terminación del Censo nacional…, TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. II, p. 329.
Ces données seront reprises par la suite, et souvent modifiées au gré des besoins, pour montrer le travail
de blanchiment de la population mené à bien par la dictature. Voir ainsi : Tercer censo nacional de
población. 1950, p. XXVII.
-244-
RÉPARTITION DE LA POPULATION
SELON LA RACE ET LA NATIONALITÉ
D'APRÈS LES STATISTIQUES OFFICIELLES
EN 1935
Le terrain est ainsi préparé pour concentrer les efforts sur la politique dite de
dominicanisation de la frontière (dominicanización fronteriza).
464 Par exemple, Álbum de oro de la República Dominicana…, publié en 1936, les reproduit p. 39.
465 Il est frappant que même les analyses les plus récentes ne soumettent pas à la critique ces chiffres,
tenus pour le reflet fidèle d'une réalité indiscutable, semble-t-il. La propagande n'est pas reconnue comme
telle. Tout le jugement en est faussé, pensons-nous.
-245-
distinguer plusieurs volets qui se complètent : la répression, la colonisation,
l'évangélisation et le discours nationaliste anti-haïtien.
466 Les nouvelles dispositions entrent en vigueur dès le 1er avril 1932.
467 Le rapatriement s'effectue le 26 avril 1932, sur le cargo Zénon de la Compagnie Générale
Transatlantique
468 Cf. à ce sujet : 1932-1937. Une centralisation croissante.
469 Il s'agit des colonies de Capotillo, Mariano Cestero, Hipólito Billini, Trinitaria et Demetrio
Rodríguez. Pour toutes ces données : Compte rendu annuel du 27 février 1937. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. III, p. 26.
-246-
susceptibles d'être transformés en soldats très rapidement. Ainsi le dictateur espère faire
d'une pierre deux coups : il débarrasse les villes de la pègre ou des miséreux et crée des
noyaux de population dans la région frontalière.
473 Compte rendu annuel devant le Congrès National du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 215.
474 Nous étudierons le développement du rôle de l'Église dans la politique de dominicanisation de la
frontière de façon détaillée au chapitre : 1947-1955. Vers le partenariat.
475 Compte rendu annuel du 27 février 1944. ID., ibid., t. V, p. 46.
476 Toutes ces vibrantes déclarations de Trujillo sur les sacrements de l'Église ne manquent pas de sel si
l'on songe que Ramfis, né le 5 juin 1929, ne sera baptisé que le 21 janvier 1936. Il est vrai que ses parents
s'étaient mariés quelques mois plus tôt seulement, le 28 septembre 1935…
-248-
- Ces initiatives que nous venons d'énumérer restent modestes
quand on examine les mesures pratiques prises. Que peuvent deux prêtres, quelques
dizaines d'instituteurs et six ou sept petits détachements militaires encadrant des repris
de justice sur un si vaste territoire, loin du pouvoir central, au sein d'une nature souvent
hostile ? Sur un plan concret et dans l'immédiat fort peu, en effet. Mais sur le plan
politique et idéologique, leur importance est grande. Ils incarnent de façon visible le
nationalisme agressif à caractère raciste du régime. En les présentant comme des avant-
gardes, la propagande du régime annonce en permanence une inévitable bataille.
Dans un discours électoral qu'il prononce en novembre 1942 à Elías Piña, sur la
frontière, Manuel Arturo Peña Batlle, président de la Chambre des députés, livre une
synthèse publique du contenu politique et idéologique de la dominicanisation de la
frontière477. Encore faut-il souligner que l'allocution, postérieure au massacre d'octobre
1937, s'efforce de réhabiliter une politique qui a été très critiquée à l'étranger et d'en
atténuer les aspects les plus agressifs. Voici comment le problème est posé :
«Le Généralissime Trujillo a observé, avec sa vision pénétrante
d'homme d'État, l'alarmante progression géométrique de la
multiplication de la population voisine, dont le pouvoir physiologique
est, pour diverses raisons, exceptionnel. Il a observé la précarité du
mouvement économique chez nos voisins et l'évident manque de rapport
qui existe entre la population haïtienne et ses moyens de subsistance; il a
observé la disproportion qui existe entre la densité d'une population à la
croissance exceptionnelle et l'exiguïté du territoire où elle est établie.»
-249-
définir les "lois" naturelles qui régissent les populations de l'île. Il y aurait donc trop
d'Haïtiens sous-développés, voilà toute la thèse478. Déjà se glisse l'idée implicite que
cette population est potentiellement agressive pour la république Dominicaine.
Remarquons à ce sujet une observation, faite comme en passant, et qui est loin d'être
innocente : Peña Batlle note le «pouvoir physiologique […] exceptionnel» des Haïtiens.
Curieux euphémisme pour suggérer une sorte de frénésie sexuelle de cette population
et, surtout, une excessive virilité chez les hommes qui semblent supérieurs au mâle
dominicain… Bien sûr, l'orateur ne justifie rien, comme si l'affaire était entendue, et
joue ainsi sur des complexes classiques et des peurs ancestrales.
479 On notera en particulier le raisonnement économique, tout droit inspiré des théories de Malthus.
480 En italiques dans l'original. Peña Batlle feint de transcrire phonétiquement le terme, comme pour
mieux marquer le caractère étranger de cette réalité.
-251-
« Est-il possible que l'on nous reproche, à nous les Dominicains,
de nous consacrer, poussés par une simple loi de conservation, au
combat contre des éléments subversifs de notre essence nationale elle-
même ?»
Le délire se nourrit de lui-même et la lutte contre la pénétration haïtienne
devient une mission pour sauver une civilisation, maintenue dans sa pureté originelle en
république Dominicaine. C'est même toute l'humanité qui est concernée par le sort de la
bataille :
«N'oublions pas que cette nation espagnole, chrétienne et
catholique que nous constituons, nous les Dominicains, a surgi pure et
homogène dans l'unité géographique de l'île [.…] Nous les Dominicains
nous mettons à l'épreuve dans ce combat la signification tout entière
d'une civilisation, d'un chapitre fondamental de l'histoire humaine».
On retrouve là des accents qui, transposés, sont semblables à ceux de Mein
Kampf. Il est vrai que les sources, de Gobineau à Spencer, Le Bon et Spengler, sont les
mêmes481.
481 À la fin du XIX e siécle et au début du XX e, l'Amérique latine est apparue aux yeux des néo-
darwiniens comme l'exemple même de l'affrontement des races et de la dégénérescence qu'entraînait le
métissage. Les idées ouvertement racistes des Français Le Bon et Vacher de Lapouge ont été reprises par
de nombreux intellectuels latino-américains. Citons Alcides Arguedas, García Calderón ou Carlos
Octavio Bunge, parmi tant d'autres. Il ne fait cependant pas de doute que la doctrine qui sous-tend la
campagne de dominicanisation frontalière s'inspire davantage du courant raciste nord-américain dont
Madison Grant, auteur de Le déclin de la grande race (1916), est la figure la plus connue. D'ailleurs,
dans le discours que nous analysons Peña Batlle se réfère à la volumineuse étude réalisée par l'Institution
Brookings sous la direction de Dana G. Munro de l'université de Princeton qui porte sur les possibilités
d'accueil d'immigrants européens en république Dominicaine (Cf. pour plus de précisions sur cet
important ouvrage : 1947-1955. Le mythe des cent mille réfugiés). Les substantielles citations qu'il
produit décrivent la montée inexorable d'un flot de population noire qui submergerait les populations
blanches et préconisent que ces dernières «se protègent par la suprématie politique, des barrières
sociales ou des lois». Nul doute que l'occupation militaire et les pratiques instituées à l'époque ont
contribué à la diffusion de telles idées.
On relèvera l'altération de l'histoire, lorsque Peña Batlle évoque le mythe d'une nation dominicaine qui
aurait « surgi pure et homogène», et serait donc menacée par les Noirs haïtiens. Rappelons en effet que
les premiers esclaves noirs en Amérique avaient été installés à la Hispaniola. La falsification est d'autant
plus délibérée que Peña Batlle est un érudit, excellent connaisseur du passé national (Voir ses Obras
escogidas, consacrées à l'histoire de la république Dominicaine).
-252-
rendre. Elle désigne par avance les boucs émissaires. La campagne de dominicanisation
frontalière est, par nature, porteuse de violence.
-253-
B/ LE MASSACRE
Mais pour que la violence verbale et idéologique prenne corps, pour que de la
menace on passe à l'exécution massive, il faut que soient réunies un certain nombre de
circonstances.
de ce produit passe d'une moyenne de 5,9 millions de dollars pour les années 1932 à 1936, à 4,7 millions
en 1937. Soit une baisse de plus de 20 %. Cette même année, la valeur totale des importations et
exportations, pour l'ensemble des produits, ne dépasse pas celle de 1931. La situation est encore plus
grave pour les revenus fiscaux de l'Etat, qui sont au plus bas depuis 1921. En janvier 1938, Haïti ne
pourra faire face au paiement des intérêts ni du principal de sa dette extérieure. Pendant ce temps,
l'économie dominicaine s'améliore, nous l'avons vu. Sur cette question on consultera : VEGA, Trujillo y
Haití, t. I, p. 313.
484 J. Ortega Frier estime que ce chiffre se situe entre 30 000 et 70 000 personnes. D'après les auteurs
actuels, la réalité se situe autour de 35 000. Durement frappés par la crise, les Haïtiens cherchent à rester
dans les pays de la région où ils sont entrés clandestinement ou avec un contrat saisonnier. Or Cuba
connaît une période difficile : rappelons que les cours internationaux du sucre se situent à 17,45 $ la
tonne en 1936 et 1937, alors qu'ils étaient de 43,54 $ par tonne dix ans plus tôt, en 1926 (Cf. L. GÓMEZ,
Relaciones de producción dominantes, tableau n° 26). En outre, en 1934 la loi Costigan-Jones, qui
instaure la politique des quotas d'importations de sucre, entre en vigueur aux États-Unis. Les exportations
de sucre cubain sont réduites et La Havane est obligée de vendre davantage sur le marché libre à des
tarifs moins avantageux. Voir LAMORE, Cuba, p. 67.
-255-
ou trente centimes en cueillant le café que bénéficier d'un ordinaire
quotidien de dix centimes seulement en étant détenus485.»
La situation échappe donc largement au contrôle de l'appareil du régime et
chaque incident semble être un nouveau camouflet pour la dictature. Pire, Batista, rival
politique de Trujillo par définition, peut se permettre de renvoyer des dizaines de
milliers d'Haïtiens sans que la Maison-Blanche y trouve à redire, transférant ainsi les
problèmes sur le dictateur dominicain 486. Ce sont la place et l'avenir du régime qui sont
en jeu, peut-on estimer à Ciudad Trujillo.
Mais c'est le 2 octobre que le signal est clairement donné par Trujillo lui-même.
Le dictateur se rend à Dajabón, au nord de la zone frontalière, dans la région la plus
sensible. La chronique officielle rapporte :
«Octobre. 2-. À la Mairie de Dajabón il improvise un discours
patriotique et déclare qu'il ne tolérera pas la poursuite des déprédations
haïtiennes dans les régions frontalière487.»
On sait ce qu'est une allocution "patriotique" dans le langage codé de la
propagande du régime : l'adjectif est un euphémisme transparent qu'il faudrait traduire
par "xénophobe" et, dans ce cas précis, par "anti-haïtien". Hicks nous rapporte les
paroles du dictateur :
«Je suis venu à la région frontalière pour voir ce que je pourrais
faire pour mes amis de la campagne qui vivent ici. J'ai découvert que les
Haïtiens ont volé de la nourriture et du bétail à nos agriculteurs ici. J'ai
découvert que les Dominicains seraient plus heureux si nous étions
485 En novembre 1937 Ortega Frier fut nommé secrétaire d'État aux Affaires étrangères. C'est à ce titre
qu'il adresse le courrier personnel que nous citons au ministre plénipotentiaire de la république
Dominicaine à Washington, Jesús María Troncoso. La lettre est datée du 20 septembre 1941. Elle figure
dans le recueil : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 304 à 312, citation, p. 306.
486 De Lens, le ministre plénipotentiaire français en Haïti, souligne les différences entre l'attitude de
Batista et celle qu'adopte Trujillo : un accord a été passé entre La Havane et Port-au-Prince, le rythme
fixé étant de 25 000 rapatriements par an, et chaque Haïtien est, en principe, muni d'un pécule. Courrier
du 27 octobre 1937. ADMAE, AM-18-40-RD n° 3, p. 194.
487 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 201.
-256-
débarrassés des Haïtiens. Je m'occuperai de cela. Hier trois cents
Haïtiens ont été tués à Bánica. Cela doit continuer488.»
En l'absence de transcriptions du discours, il faut accueillir avec réserve
l'exactitude littérale des termes, mais des témoins oculaires et qui participèrent ensuite
directement au massacre confirment que ce meeting donna le signal de la tuerie qui
allait ensanglanter toute la frontière489.
Pour leurs part les diplomates des États-Unis qui observent attentivement la
situation, rapportent que le massacre :
«… fut le résultat immédiat ou du moins la séquelle d'un discours
incendiaire effectué par le président Trujillo à la frontière, dans la
localité de Dajabón, le soir du 2 octobre, au cours duquel le président
jura "les Haïtiens mourront pour leur audace" 490.»
488 A. C. HICKS, Blood in the streets, p. 106. Les documents officiels confirment que des massacres
isolés ont été commis dès avant le 2 octobre : voir par exemple la déclaration auprès des autorités
haïtiennes de Jean Olibris qui fait état du massacre de plus de soixante Haïtiens par des militaires
dominicains à Villa Vásquez le 21 septembre. Lui-même n'a survécu que par miracle. Documentos del
conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 60 et 61.
489 Les témoignages d'acteurs du drame, publiés en octobre 1981 dans la revue ¡Ahora! par JUAN
MANUEL GARCÍA à la suite d'une minutieuse enquête, puis rassemblés en volume en 1983 sous le titre La
matanza de los Haitianos, Genocidio de Trujillo 1937 sont particulièrement éclairants et fourmillent de
notations précisent qui corroborent ou infirment les versions officielles. On consultera, par exemple, ceux
de Miguel Otilio Savé "Guelo" et de Diego Blanco Izquierdo.
490 El régimen de Trujillo en la República Dominicana, rapport secret des services de renseignements du
département d'État n° OCL-4190 du 31 décembre 1946. Le document de référence est le rapport de la
légation n° D 504 du 7 novembre 1938 et ses annexes. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo año 1946,
t. II. Les deux citations se trouvent p. 116.
491 Parmi les documents de la chancellerie dominicaine on trouve une analyse détaillées des déclarations
faites par les rescapés auprés des autorités dominicaines. Les noms et circonstances des agressions et
assassinats ainsi que des indications sur les auteurs, civils ou militaires, y figurent précisément. De
source légale haïtienne et établi par les diplomates dominicains à usage interne, le document nous a été
précieux à plusieurs reprises. Recueil Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 60 à 85.
-257-
peau un peu plus noire suffisent à condamner la personne. Le ministre plénipotentiaire
français, De Camas , écrit :
«Le nombre des victimes […] serait […] d'environ 10 000 et des
scènes terribles se seraient, dit-on, déroulées, telles l'enterrement et
l'incinération pêle-mêle de cadavres et de blessés qui hurlaient, des cas
de femmes enceintes éventrées et d'enfants massacrés à la sortie des
écoles se trouvent également cités492.»
Avec les assassinats viennent les vols : on coupe les doigts des victimes pour
s'emparer des bagues, on fait main basse sur tout ce qui a de la valeur et on s'empare du
bétail que l'on pousse devant soi.
Qui dirige le massacre ? L'armée, sans nul doute. Il semble bien que dans les
derniers jours de septembre des renforts considérables, plusieurs milliers d'hommes,
aient été acheminés vers Dajabón493. Ce qui est certain c'est que les soldats en uniforme,
seuls ou avec des civils et encadrés par des officiers ont mené une opération massive,
organisée et planifiée. Les diplomates des États-Unis décrivent ainsi les faits :
«Les forces militaires dominicaines, sans distinction d'âge ou de
sexe de leurs victimes, rassemblèrent la population haïtienne terrorisée
de la moitié nord de la République en groupes et les tuèrent comme du
bétail».
Des escouades, souvent dirigées par un guide local, se dirigent, au même
moment, dans toutes les directions. Des assassinats sont signalés jusqu'à deux cents
kilomètres de la frontière comme à San Francisco de Macorís, mais l'épicentre se situe
de toute évidence dans la région qui va de Dajabón a Bánica, sur les hautes terres de la
Cordillère Centrale. C'est une zone où se sont établis de nombreux Haïtiens. Profitant
du caractère accidenté des lieux et de l'indétermination traditionnelle de la frontière, ils
cultivent des lopins de terre et élèvent quelques têtes de bétail. C'est également le lieu
où Trujillo a concentré son effort de dominicanisation de la frontière : cinq des six
colonies proches de la ligne de démarcation se trouvent dans les environs de
Restauración. Les agriculteurs de fortune qui y travaillent sous la férule militaire, très
souvent des prisonniers de droit commun ou des délinquants déportés d'office, sont
492 Courrier du 3 février 1938. ADMAE, AM-18-40-RD n° 4, p. 8. VEGA, Trujillo y Haïti, t. I, p. 361,
publie des photographies d'enfants blessés à coup de machettes.
De Lens, ministre plénipotentiaire français en Haïti, évoquant les meurtres, écrit pour sa part : «Ils furent
commis en partie par la garde dominicaine et dans des conditions particulièrement horribles : les
paysans haïtiens furent, dit-on, chargés sur des camions et conduits dans des enclos où on les fusil-la; en
d'autres occasions ils furent assaillis et tués à coups de "machette" […]; souvent des familles entières
périrent au cours des incendies allumés dans leurs plantations». Courrier du 27 octobre 1937. ADMAE,
AM-18-40-RD n° 3, p. 193.
493 Cf. à ce sujet ce que dit Price-Mars qui parle de 5 000 hommes. Ibid., p. 514.
-258-
armés de couteaux, embrigadés et déclarés "réservistes". Certains d'entre eux, peu faits
pour travailler la terre et dépourvus de scrupules, vont voir là une occasion de s'enrichir
rapidement et la possibilité d'échapper à leur sort. On va chercher dans les
établissements pénitentiaires les prisonniers qui purgent des peines, et on leur promet
une part du butin et la liberté. Enfin, ici et là, on recrute de force ou par des promesses
tout homme qui ne peut justifier de moyens d'existence. Les hordes ainsi rassemblées
sont enivrées à dessein et se montrent vite prêtes à se venger d'une vie misérable sur
l'ennemi qu'on leur désignera. Le cri de ralliement est souvent "¡candela!", "brûlez
tout !" car ces hommes brandissent des torches et incendient les habitations, les enclos
et les récoltes, après s'être livrés au pillage.
Quel est le nombre des victimes de ce carnage ? Les estimations les plus
sérieuses vont de 5 000 à 25 000 morts 494. Il est impossible, en l'état actuel des
informations vérifiables, de trancher entre ces deux extrêmes. Il reste que le chiffre est
considérable si on tient compte du fait qu'il n'y a eu aucun combat, que tout s'est
déroulé en quelques heures et que l'on s'est attaqué en général à des habitations
dispersées dans la campagne. L'écart entre le nombre de morts et de blessés, quelles que
soient les sources, est particulièrement frappant : toutes les estimations dignes de foi
indiquent des proportions autour de cinq morts pour un blessé. On a parfois tenté
d'expliquer cet effrayant pourcentage de morts parmi les victimes ,par le fait que tous
les blessés ne se sont sans doute pas signalés auprès des services sanitaires ou des
autorités administratives de leur pays. L'argument ne tient pas si on considére qu'il était
malgré tout beaucoup plus facile pour les militaires et juges de paix haïtiens de
décompter des blessés présents sur leur territoire, que des morts, souvent non identifiés,
brûlés ou hâtivement enterrés en république Dominicaine. La sauvagerie de l'attaque
confirme qu'il s'agissait bien d'exterminer des populations sur des critères raciaux et
xénophobes.
494 Price-Mars, qui a eu accès aux documents officiels haïtiens, affirme qu'en se limitant aux calculs
partiels accessibles le chiffre est de 2 419 blessés qui ont pu s'enfuir et de 12 136 morts. Il s'agit
certainement de l'une des estimations les plus fiables, malgré son caractère incomplet. Ibid., p. 513.
495 J. I. CUELLO H., à qui nous devons beaucoup pour le précieux travail de compilation qu'il a accompli,
écrit dans la préface de l'ouvrage : «On ne peut déduire en aucune façon de la documentation rassemblée
que le processus du massacre ait été préparé ni non plus qu'il se soit agi d'un fait improvisé. Il y a
suffisamment d'arguments qui militent en faveur de l'une ou de l'autre thèse». Ibid., p. 9.
-259-
que les arguments sont suffisamment nombreux et convergents pour pouvoir
raisonnablement affirmer qu'il ne s'est pas agi d'un simple excès de zèle :
-260-
C/ ÉBRANLEMENT ET SURVIE DU RÉGIME
496 Pour toutes ces citations : Note n° 702 du secrétariat d'État aux Relations extérieures à la légation
haïtienne. Ibid., p. 51.
497 En fin de lettre, il récuse cyniquement le témoignage des blessés haïtiens :«Selon nos lois les
membres de l'Armée Dominicaine ne peuvent porter, sous peine de sévères sanctions, de machettes ni
d'armes tranchantes d'aucune autre sorte, en conséquence une telle accusation semble être sans
fondement si toutefois elle se réfère à des membres de l'Armée Dominicaine».
-261-
et de jugements d'origine haïtienne. Le gouvernement dominicain exploite l'avantage
que lui confère l'appareil centralisé dont il dispose : bien mieux informé que son
adversaire, il cherche à l'enfermer dans ses premières protestations limitées, sans pour
autant en rien accepter.
Mieux, sans la formuler, Balaguer avance l'idée qu'il peut s'agir de violences
incontrôlées et fait dire à Carrié que le gouvernement de Trujillo est hors de cause. Il
enregistre ainsi :
«…que son Excellence, Monsieur le Président Vincent, ne croit
pas que le Gouvernement de son Ami, Monsieur le Président Trujillo, ait
pu s'associer à des événements si déplorables.»
Subtile forme de chantage puisque Balaguer ne laisse à la partie haïtienne que le
choix de confirmer l'innocence de son gouvernement ou d'accuser sans preuve. La
menace d'une dégradation des relations entre les deux pays, préjudiciable à Sténio
Vincent, est indiquée entre les lignes.
-262-
La faiblesse économique, politique et diplomatique d'Haïti est telle qu'en
quelques jours la diplomatie dominicaine obtient, sur cette orientation, une nette
victoire diplomatique. En effet le gouvernement haïtien est incapable d'affronter
militairement la république Dominicaine alors que les événements relèvent du casus
belli,. Il est pris à la gorge par les difficultés économiques que connaît le pays et son
isolement est complet, comme en témoigne le silence absolu de la presse nord-
américaine. Conscient de sa faiblesse, abandonné seul avec un adversaire plus fort que
lui, il ne songe qu'à négocier le prix de son silence. Des promesses de soutien politique,
l'assurance que l'on fera taire les opposants en territoire dominicain, quelques cadeaux
bien placés sans doute, suffisent à lui faire plier le genou. Le 15 octobre, un bref
communiqué commun, signé de Carrié et Balaguer, scelle publiquement l'accord.
498 Nous reprenons la version en langue française du communiqué. Recueil Documentos del conflicto
dominico-haitiano de 1937, p. 57.
-263-
«L'accord du 15 octobre 1937 est un cas typique du succès des
relations diplomatiques directes. Cet accord évita le conflit et mit fin à
l'incident qui fut clos avec une même volonté de part et d'autre499.»
499 Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la aprobación del
Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de 1938.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 208.
-264-
• LE RÉVEIL DE WASHINGTON
À la fin du mois d'octobre, trois semaines après les faits, un article du journaliste
nord-américain Quentin Reynolds annonce que de très graves incidents se sont
produits et estime à 1 700 le nombre des victimes, morts et blessés confondus 500. Dans
les jours suivants, les protestations se multiplient rapidement et l'agitation gagne de
nombreux cercles politiques à Cuba, au Mexique et, plus encore, aux États-Unis.
Quinze jours après le premier article, les estimations de la presse nord-américaine
atteignent 2 700 morts501. Les réactions tendent à s'organiser contre Ciudad Trujillo. Le
danger pour la dictature dominicaine vient de trois horizons différents :
-265-
- L'Administration nord-américaine enfin vers laquelle tous les
regards se tournent. Si le secrétaire d'État Cordell Hull ne semble pas trop prévenu
contre Trujillo, il n'en va pas de même de son adjoint Sumner Welles. Celui-ci est un
parfait connaisseur de la république Dominicaine puisqu'il a supervisé, comme délégué
spécial du président Coolidge, l'évacuation des troupes nord-américaines en 1923 et
1924, puis a été membre de la commission qui, en 1929, a étudié le budget de l'État
dominicain. Délégué à la Conférence de Buenos Aires, il a été l'un des artisans de
l'échec de la proposition dominicano-colombienne de Ligue des nations américaines.
Pour toutes les raisons énumérées précédemment, il considère que Trujillo est un
fauteur de troubles. Comment la Maison-Blanche pourra-t-elle se faire entendre si
chacun n'en fait qu'à sa tête ?
-266-
«Fish soutient l'exigence que les Dominicains cèdent. Il pousse
les États-Unis à retirer leur reconnaissance diplomatique tant que le
différend frontalier n'est pas réglé502.»
La rupture des relations diplomatiques est ainsi envisagée.Trujillo ne sera pas le
dernier à comprendre le danger. D'autant que d'autres secteurs politiques nord-
américains, très différents, s'opposent également à lui. C'est le cas du National Black
Congress qui, le 17 décembre, tient un meeting public à Washington afin de «présenter
et d'examiner les informations sur le massacre et la déportation de milliers d'Haïtiens
civils en territoire dominicain par des forces militaires du Dictateur Trujillo».
L'organisation de défense noire a convoqué à cette occasion tout le corps diplomatique
latino-américain accrédité auprès du département d'État et de l'Union panaméricaine.
Ainsi, en particulier dans la dernière période, des courants opposés vont converger pour
pousser la Maison-Blanche à en finir.
Avec un instinct inné, l'appareil essaiera jusqu'au bout de ruser et le ministre
dominicain Pastoriza écrira à Ciudad Trujillo:
«Nombre de nos amis dans ce pays considèrent que l'intervention
de la race de couleur américaine sur cette question peut être bénéfique
pour notre affaire, car comme il y a ici une opposition raciale très
marquée, n'importe quelle activité hostile des organisations noires
pourrait nous valoir la sympathie de l'autre race.»
Mais il pressent que la coalition objective ne reculera pas, et constate, sans
doute désabusé :
«Jusqu'à maintenant nous n'avons constaté la publication
d'aucune nouvelle sur le meeting indiqué dans les journaux des
Blancs503.»
Tous ces groupes de pression hostiles à Trujillo s'expriment largement dans les
journaux, révélant ce que la dictature voudrait tenir soigneusement caché. Ils font ainsi
un très efficace travail de contre-propagande qui met dans l'embarras la Maison-
Blanche, accusée de mollesse face à une dictature sanguinaire. L'impact international de
ces reportages et commentaires est loin d'être négligeable.
Le président dominicain est d'ailleurs exaspéré par les articles qui paraissent
tous les jours aux États-Unis et sont diffusés sur tout le continent. Le 4 novembre, il
adresse un message à une mission féminine panaméricaine, récemment arrivée à
502 The New York Times, du 11 novembre 1937. Le même Hamilton Fish deviendra, par la suite, l'un des
meilleurs agents politiques de Trujillo aux États-Unis. Voir l'annexe Notices biographiques à ce sujet.
503 Note n° 661. Rapport hebdomadaire de Andrés Pastoriza à Ortega Frier, en date du 15 décembre.
Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 392.
-267-
Ciudad Trujillo. Amer, il s'adresse ainsi aux émissaires officieuses du département
d'État:
«Peu importe que même dans des pays qui se sont toujours flattés
de pratiquer une pure démocratie on oublie que la liberté […] a une
limite qui doit constituer un infranchissable rempart : la morale et le
respect international ,et qu'ainsi s'épanouisse ou soit écoutée une
certaine sorte de presse honteuse qui ajoute plus au discrédit d'un pays
qu'à l'honneur de sa culture504.»
L'antiphrase rhétorique dissimule mal le ressentiment de Trujillo qui fait valoir
tous ses mérites de fervent panaméricaniste et pense ne pas être payé de retour.
Cette délégation, qui rappelle à Trujillo les engagements pris à Buenos Aires en
faveur de la paix continentale, est un signe avant-coureur. Aussi, la dictature a-t-elle de
bonnes raisons de s'alarmer quand elle constate divers mouvements à partir du 7
novembre :
Le motif de toutes ces manœuvres est que, pour rétablir l'ordre à sa façon,
Washington doit au préalable défaire ce qui a été fait. Il faut exercer une pression
suffisante sur le gouvernement haïtien pour le convaincre de renier la signature de son
504 Mensaje a la comisión de damas que visitó el país en Misión de propaganda a favor de la
ratificación de los Tratados Internacionales votados por la Conferencia de Consolidación de la Paz,
celebrada en Buenos Aires. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 158.
-268-
représentant au bas du communiqué du 15 octobre. Il est également nécessaire de lui
donner de solides garanties, politiques, économiques et sans doute financières, car
Vincent sait trop qu'il n'est pas capable de tenir tête seul à Trujillo.
505 Texte intégral du télégramme : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 90.
-269-
Il est clair que Washington estime que la limite a été dépassée et qu'il y a
dorénavant plus d'inconvénients à laisser faire qu'à intervenir. C'est donc sans tarder
que Roosevelt envoie un message à Trujillo lui indiquant qu'il est prêt à accomplir une
mission de bons offices et déclare agir :
«…en accord avec le désir traditionnel de paix de notre Nouveau
Monde et en stricte conformité avec l'esprit dont ont fait preuve toutes les
Républiques Américaines à la Conférence de Buenos Aires506.»
La référence précise à la discipline consentie par tous à la Conférence pour la
consolidation de la paix, réunie à l'initiative de Roosevelt lui-même, est une menace à
peine voilée : il est fermement rappelé à Trujillo que s'il ne rentre pas dans le rang il se
mettra hors-la-loi. Lázaro Cárdenas envoie un télégramme qui contient les mêmes
allusions et Federico Laredo Bru reste un peu plus vague puisqu'il se référe seulement à
«la fraternité américaine» et au maintien «dans les Antilles de l'esprit de paix et de
justice internationales». L'offensive est pleinement engagée pour faire céder Trujillo.
506 On peut consulter les télégrammes des trois présidents : Ibid., p. 92 et 93. Cf. également sur les
courriers échangés: Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la
aprobación del Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de
1938, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 197.
-270-
• LA RÉSISTANCE
La dictature sait que son avenir est en jeu. Céder c'est donner raison aux exilés
qui déclarent que, loin de stabiliser la région, Trujillo y répand le désordre. C'est
également encourager tous ceux qui, aux États-Unis, pensent qu'il a fait son temps.
C'est enfin ruiner ses bases politiques intérieures en désorientant un appareil qui se
sentira menacé dans son existence par le nouveau cours.
Il faut donc résister pour gagner du temps, obtenir des concessions politiques et
dissuader ses adversaires de s'engager dans une offensive frontale. L'objectif est
d'arriver à imposer le droit à la survie d'une politique qui semble condamnée. Tâche
difficile, impossible presque. La stratégie mise en œuvre combine des actions
orchestrées avec soin en tenant compte des objectifs du moment et des publics auxquels
elles s'adressent :
-271-
sont officiellement mis en cause pour leur attitude qualifiée d'anti-patriotique. Juan
Isidro Jimenes Grullón, en particulier, est traîné dans la boue pour avoir annoncé dans
un journal hispanique nord-américain une imminente invasion d'Haïti par Trujillo. Son
grand-père, ancien président de la République, est accusé d'avoir «trahi la République
en permettant contre de l'argent l'invasion haïtienne du pays 508». Dans les deux grands
journaux de l'époque, Listín Diario et La Opinión, on trouve presque quotidiennement
des articles contre les exilés509.
Cette campagne est l'occasion pour l'appareil de demander aux personnalités
leurs signatures sur des manifestes qui seront rendus publics 510 et d'organiser des
meetings de réprobation (de repudio) afin d'encadrer la population. Une motion est
même votée par la Chambre des députés afin d'organiser une campagne 511 en ce sens.
Toute cette agitation est couronnée par le vote du Congrès qui, le 30 novembre, déclare
"Dominicains indignes et traîtres à la Patrie" Ángel Morales et six autres exilés «qui se
sont consacrés à répandre le bruit que la République avait des visées agressives contre
une Nation amie512». L'intensité de la campagne montre l'inquiétude suscitée par
l'activité des exilés. Il s'agit d'empêcher la manifestation de la moindre divergence à
l'intérieur du pays et plus particulièrement au sein de l'appareil sur lequel repose le
pouvoir. La pression internationale est telle que la plus petite fissure risquerait de se
propager et d'entraîner la ruine de l'édifice. Chaque élu, chaque responsable doit donc
dire, jurer et signer que les exilés sont des traîtres infâmes et se persuader ainsi que
prêter l'oreille aux opposants peut lui coûter cher.
Au plan international, Trujillo cherche à démontrer que les exilés ne
représentent pas une force politique d'avenir en république Dominicaine et que s'allier à
eux revient à se condamner à l'échec. Il sait en effet que ceux-ci ne se contentent pas de
mener une campagne d'opinion, mais qu'ils recueillent des fonds pour constituer une
expédition qui tenterait de débarquer sur les côtes dominicaines 513. Significative est, par
exemple, la nouvelle diffusée le 30 novembre en première page de La Opinión : R.
Estrella Ureña, le vice-président évincé, toujours en exil, a refusé de s'associer à une
opération montée par le département d'État nord-américain qui prévoyait de remplacer
Trujillo par Ángel Morales… Le même journal remarque avec satisfaction le
changement d'attitude d'Estrella Ureña. L'information ne peut que gêner l'offensive de
Washington en montrant que le véritables but de l'opération n'est pas de restaurer
514 JOSÉ STRAZZULLA : A propósito del rozamiento fronterizo, dans La Opinión du 30 décembre.
515 Cf. 1930-1931, La liquidation des adversaires déclarés. La Opinión des 4, 7, 24 décembre, 17 et 18
janvier, Listín Diario des 5, 7, 17 décembre, 8, 16 et 18 janvier
516 Ibid. du 30 novembre.
-273-
le titre : «Un sérieux mouvement révolutionnaire a éclaté à Haïti»». Le lendemain c'est
Listín Diario qui clame : «Une révolution a éclaté dans la République d'Haïti voisine».
Le 14 décembre, on atteint au paroxysme puisque La Opinión dresse un tableau
catastrophique de la situation : la garde présidentielle haïtienne a été attaquée, la loi
martiale est appliquée, la révolution gagne les campagnes et on procède à des
exécutions. De son côté, Listín Diario reproduit un article jamaïquain en première page.
Sous le titre éloquent : «Le fascisme a-t-il dressé la tête à Haïti ?» on indique que,
selon certaines informations, Vincent aurait imposé un régime fasciste dans son pays.
Le rapprochement est fait avec le Brésil517. Le 15 décembre, Listín Diario, continuant
seul sur cette lancée, annonce qu'un gouvernement militaire est en place à Port-au-
Prince et que tout le pays est plongé dans le chaos. Puis la campagne cesse brutalement
et définitivement. L'explication est simple : la veille, Haïti a demandé officiellement
l'application du pacte Gondra518 ce qui contraint la dictature à opérer un rapide tournant.
En réalité, cette furieuse propagande, qui s'interrompt aussi brutalement qu'elle a
commencé, n'est qu'un volet d'une opération menée en sous-main depuis quinze jours
au moins. Afin d'affaiblir la position d'Haïti et des médiateurs, la dictature tire
habilement profit du motif invoqué par Vincent lors de sa demande de bons offices du
12 novembre : l'«excitation des esprits» à Haïti, qui peut donner «lieu à de nouvelles et
plus graves complications». Comme à point nommé, des troubles intérieurs se sont
effectivement produits au lendemain même de la demande de médiation.Le 15
novembre, alors qu'Haïti vient de demander les bons offices, la légation haïtienne à
Ciudad Trujillo dénonce au gouvernement dominicain :
«Un nommé Excellent Desrosiers dont la Police haïtienne suivait
depuis quelques jours les menées subversives, sur le point d'être arrêté,
s'est rendu en territoire dominicain […] avec un groupe d'autres
haïtiens. Ce Desrosiers, aurait déclaré, d'après le rapport de la Police,
qu'il doit bientôt revenir à Haïti, avec des armes se mettre à la tête d'un
mouvement révolutionnaire».
La légation demande au gouvernement dominicain :
«…que ce groupe soit étroitement surveillé par la police
dominicaine, et mis dans l'impossibilité de troubler la paix publique à
Haïti».
Avec une remarquable célérité, le jour-même, le secrétaire d'État aux Relations
extérieures, Ortega Frier, annonce qu'il a déjà donné les ordres pour l'exécution des
519 Mémorandum du 15 novembre 1937. Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 57.
520 Ortega Frier tire argument de ces demandes pour démontrer au département d'État nord-américain
que le gouvernement haïtien continue à demander la coopération dominicaine. Cf. son message à la
légation dominicaine à Washington du 25 novembre : Ibid., p. 204.
521 Voir les messages chiffrés de Enrique Jiménez, ministre plénipotentiaire à Port-au-Prince, aux dates
indiquées. Ibid., p. 215 et 216.
522 Télégramme de Enrique Jiménez qui cite textuellement le communiqué. Ibid., p. 216
-275-
Sur ce dernier point, on notera tout de même le cynisme à toute épreuve du pouvoir
dominicain qui a inauguré en grande pompe, trois mois plus tôt, le fameux Institut de
recherches dominicano-allemand !
-276-
• LA RETRAITE
Fermement prié de répondre aux offres de médiation que lui font Roosevelt,
Laredo Bru et Cárdenas, Trujillo est apparemment placé devant un dilemme : s'il
accepte, il se dédit, et s'il refuse, il se déclare en rupture de ban avec l'ordre
panaméricain. Dans le premier cas, il met le doigt dans un engrenage qui risque de le
conduire à sa perte, dans le second, il apparaît aux yeux de tous comme celui qui
perturbe les équilibres mis au point à Buenos Aires.
L'appareil tout entier sent le danger d'une médiation. Roberto Despradel, l'un
des organisateurs de la prise du pouvoir du dictateur en 1930, maintenant ministre
plénipotentiaire à La Havane, résume parfaitement les inquiétudes. Ce 15 novembre, il
écrit à Trujillo :
«Il me semble que les paroles de paix et de bonne volonté que
prononce M. Welles depuis le début du conflit, ne sont qu'un déguisement
pour essayer de nous perdre, et que le Gouvernement haïtien a reçu la
mission par le biais de la visite de Léger à Washington de nous obliger à
combattre au moyen de provocations bien calculées et d'ensuite nous
présenter comme des agresseurs qui violent les conventions et traités qui
garantissent la paix de notre Continent, ce qui nous placerait dans une
situation désavantageuse vis-à-vis des autres Gouvernements525.»
Ces quelques lignes témoignent d'une conscience aiguë des stratégies mises en
place pour amener le régime à céder. Ce n'est pas le Gouvernement haïtien qu'il faut
craindre, mais la Maison-Blanche qui, au nom de la paix, cherche à isoler la dictature.
Le différend dominicano-haïtien devient ainsi un problème continental et le régime
risque alors de se trouver seul contre tous.
Trujillo comprend que la question politique désormais posée est de savoir s'il y
a encore place pour son régime en Amérique et que toute réponse de sa part risque
525 Lettre intégralement reproduite dans Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 264.
-277-
d'entraîner sa condamnation. Aussi choisit-il l'esquive. Dans un télégramme 526 adressé
aux trois présidents il déclare que :
«…pour le moment le Gouvernement Haïtien n'a fait aucune
notification ni donné d'indication au Gouvernement Dominicain lui
permettant de savoir en quoi consiste la controverse qu'il a fallu
invoquer pour justifier la demande de bons offices.»
L'habileté de la réponse tient à la parfaite appréciation des rapports politiques
entre les diverses parties. Trujillo exploite l'avantage que lui donne la victoire
remportée le 15 octobre. En effet le gouvernement haïtien s'est lié en déclarant la
controverse close par avance. C'est donc au nom de ce qui a été expressément dit et
paraphé par la partie haïtienne que le dictateur feint de tout ignorer. Implicitement, il
renvoie ses interlocuteurs aux contradictions et à l'inconstance du plaignant. Pour sa
part, il n'est évidemment pas concerné. Fort de cette position, il peut même se montrer
ouvert au dialogue. Il ajoute :
«Aussitôt que le Gouvernement Dominicain connaîtra le point qui
selon le Gouvernement Haïtien, doit être contrôlé par rapport à
l'incident cité plus haut, le Gouvernement Dominicain s'empressera de
définir sa ligne de conduite.»
Le dictateur joue sur la versatilité de Vincent, utilisé par les uns et les autres, et
qui s'est mis dans une position de faiblesse en s'engageant successivement dans deux
stratégies différentes et contradictoires. C'est à lui de se renier et non à Trujillo qui,
confiant, attend.
Il ne reste plus au président dominicain qu'à déclarer que son gouvernement :
«…respectueux du noble esprit pacifiste qui a inspiré les Accords
souscrits par les nations d'Amérique à la récente Conférence de Buenos
Aires, […] soumettra sa conduite à tout moment aux stipulations de ces
traités.»
Le dictateur passe ainsi à l'offensive.
Alors que Roosevelt avait brandi dans son télégramme le souvenir de la
Conférence interaméricaine de consolidation de la paix comme un rappel à l'ordre,
Trujillo se déclare le plus zélé des panaméricanistes et se dit prêt à suivre l'esprit et la
lettre des accords… Il cherche ainsi à rendre inopérante la stratégie qui consistait à le
présenter comme le mauvais élève en Amérique, voire comme celui qui se prétend
panaméricaniste en paroles, mais refuse d'appliquer ce qui a été convenu. Il peut même
526 Les télégrammes d'offres de bons offices de Roosevelt et Laredo Bru sont du 14 novembre, celui de
Cárdenas du 17; Trujillo répond dès le 15 aux premiers et le 17 à Cárdenas. On trouvera le texte complet
de ces courriers dans : Mensaje al Presidente del Senado, de fecha 7 de febrero de 1938, sometiendo a la
aprobación del Congreso el acuerdo concluido entre la República Dominicana y Haití el 31 de enero de
1938, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 197. Voir également : Documentos del
conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 93 à 95.
-278-
se permettre le luxe d'ajouter un paragraphe particulier dans le message qu'il adresse à
F. D. Roosevelt dans lequel il se déclare un admirateur de sa politique d'harmonie et de
paix continentales et affirme vouer tous ses efforts au succès de «l'union et la bonne
intelligence des peuples américains». On aura reconnu sous cette formule la Good
Neighbor Policy à laquelle le président nord-américain a attaché son nom.
Certes, Trujillo ne peut pas crier victoire, à l'issue de cette première passe
d'armes. Il sait que ce n'est que partie remise. Mais il a renforcé une position qui
paraissait extrêmement fragile et réussi à affaiblir celle de ses adversaires, en apparence
tout-puissants.
527 Télégramme chiffré du 24 novembre signé par Ortega Frier. Ibid., p. 203.
528 Ibid., p. 96.
-279-
pourra émettre n'intéressent déjà plus personne car ce même jour, à Washington,
Sumner Welles indique aux représentants diplomatiques dominicains, Pastoriza et
Troncoso, que :
«…selon les pactes inter-américains si un État refusait d'accepter
les bons offices il pourrait être contraint par d'autres moyens529.»
En termes clairs le département d'État signifie que s'il n'est pas possible de
s'entendre à l'amiable, les États-Unis sont maintenant prêts à cesser toutes ces
discussions pour en appeler au droit panaméricain. L'appareil comprend qu'il est temps
de se replier. Aussi, au cours de l'entrevue, l'idée d'une réunion de négociations
réunissant des représentants des deux pays concernés et ceux des trois médiateurs est
évoquée530 comme la seule issue possible. Ciudad Trujillo répond le lendemain; la
dictature hésite, demande d'attendre le résultat d'une entrevue avec Hull et Roosevelt,
puis, par un nouveau message du même jour, donne ordre d'accepter la réunion
informelle531 immédiatement.
-280-
- Le gouvernement dominicain reconnaît l'existence d'incidents
ayant entraîné la mort de citoyens haïtiens.
533 Consulter à ce sujet le télégramme chiffré n° 101 du 10 décembre, adressé par Pastoriza et Troncoso
à Ciudad Trujillo. Ibid., p. 218.
534 On trouvera le texte intégral dans : ibid, p. 131 a 140.
-281-
«…le différend qui justifie les bons offices ou la médiation ne
peut être constitué par un fait ou un état de fait, quelle qu'en soit la
gravité, mais par un désaccord, une controverse ou une divergence
d'opinion, si de cette divergence naissent des exigences […] qui fassent
craindre que celui qui formule l'exigence ou celui qui la rejette peut
avoir recours aux voies de fait pour se faire lui-même justice535.»
Il s'ensuit qu'il n'y a pas de différend entre Haïti et la république Dominicaine.
Le premier point qui fonde l'existence même de la médiation en cours est ainsi rejeté.
Pour les représentants de Trujillo il n'y a que des conversations "amicales" et
informelles puisqu'il n'existe pas de problème «susceptible de conduire [les] États à la
guerre»536. Il faut relever cette allusion à l'éventualité d'un conflit armé, qui peut
sembler incongrue. Elle vise sans doute à rassurer Washington, en lui indiquant les
limites que la dictature dominicaine s'engage à ne pas franchir, mais elle constitue aussi
un rappel à l'ordre adressé au gouvernement haïtien, confronté à de graves désordres
dans les casernes et qui n'est pas en état de soutenir un affrontement militaire avec son
voisin. L'armée dont dipose Trujillo continue à être sa carte maîtresse.
-282-
pas tout perdre, le gouvernement a réussi à sauvegarder les positions qu'il avait
conquises.
Bien entendu, tout ceci est immédiatement exploité par la propagande. Quelques
jours plus tard, le 16 décembre, Trujillo fera des déclarations au Listín Diario,
reprenant point par point les principaux attendus et conclusions du mémorandum 540.
Pompeusement intitulée «Paroles d'or», l'entrevue paraît le 18 dans le quotidien
dominicain. Il y déclare notamment :
«L'accord du 15 octobre 1937 est un exemple caractéristique de
succès des relations diplomatiques directes […] Il n'y a donc pas eu de
conflit international, il s'est produit un incident qui a été clos le 15
octobre par la volonté concordante des deux parties».
Pour leur part, les diplomates dominicains analysent ainsi le déroulement des
événements :
«Les déclarations faites d'abord par M. Welles et ensuite par
M. Léger, ne nous ont jamais fait douter qu'il s'agissait d'un plan qui
avait été tracé par eux, ou peut-être par le premier seulement, du jour où
se manifesta le refus de l'Honorable Président Trujillo d'accepter les
bons offices ou la médiation545.»
Le calcul est probablement moins machiavélique que veulent le croire Pastoriza
et Troncoso, inspirés sans doute par leurs propres combinaisons.
Mais s'il est difficile de croire que Washington ait déployé tant d'efforts pour
une médiation qu'elle jugeait par avance inutile, il est par contre certain que le
département d'État a toujours eu deux fers au feu. Welles n'agitait-il pas, dès le 26
novembre, la menace du recours à «d'autres moyens» que la médiation ? Le calme et la
rapidité avec lesquels tout se met en place dans les jours qui suivent le 11 décembre
semblent prouver que, tout en tentant d'aboutir par la voie des bons offices, la Maison-
Blanche s'était préparée à agir de façon nettement plus coercitive si le besoin s'en faisait
sentir. Cette constante ambiguïté des rapports réciproques entre les gouvernements
nord-américain et dominicain caractérise toute la durée de la présidence de F. D.
Roosevelt, comme nous le constaterons encore.
-285-
Trois jours après le refus dominicain, le 14 décembre, S. Vincent, invoque par
lettre officielle le Traité pour éviter ou prévenir les conflits entre États américains - le
Pacte Gondra-, ainsi que la Convention générale de conciliation inter-américaine de
Washington adoptée en 1929546. L'affaire est donc portée devant des instances
internationales officielles, ce qui a pour premier effet de mettre un terme définitif aux
discussions informelles et aux tentatives de bons offices.
Le texte de Trujillo est donc une acceptation sans condition, mais il n'a pas pour
autant valeur de reddition. Dans cette nouvelle situation, beaucoup plus délicate pour
lui, l'appareil va continuer à se battre en développant une stratégie complexe.
546 En 1929, se tint à Washington, sous l'égide de l'Union panaméricaine, une conférence de juristes
internationaux destinée à étudier et perfectionner les règles instituées par le Pacte Gondra de 1923. La
conférence renforça encore le dispositif : les conciliateurs, cessant d'être de simples arbitres, avaient pour
rôle de définir une base de règlement du différend et étaient habilités à mettre en œuvre tous les moyens
pacifiques utiles.
547 Texte du télégramme ainsi que de la réponse de Roosevelt : ibid., p. 142.
-286-
«Mon Gouvernement se rend à l'appel de la Commission
Permanente, pour essayer devant elle […] de trouver un accord avec le
Gouvernement haïtien au sujet de la divergence qui les oppose à propos
de la recevabilité ou de l'irrecevabilité des procédures de règlement
pacifique des conflits internationaux appliquées à des conflits déjà
résolus par des accords diplomatiques directs ou à des problèmes qui
n'auraient pas été préalablement soumis à des négociations
diplomatiques directes. Dans ce but exclusif il désigne […suivent les
noms des représentants dominicains]548.»
La formulation est tortueuse et alambiquée, on en conviendra. Rien d'étonnant
puisque A. Pastoriza déclare en substance que les représentants dominicains ne
participeront aux travaux de la commission que pour débattre de leur bien-fondé… La
dictature se livre à ces contorsions pour se soumettre sans se renier. D'ailleurs, dans
cette même lettre, le ministre dominicain revient longuement sur l'accord du 15 octobre,
qu'il cite in extenso, pour démontrer l'inanité de tout ce qui a été entrepris par Haïti et
les divers intervenants depuis cette date.
Par la suite, diverses manœuvres se succédent dont la plus notable est sans doute
le volontaire freinage des travaux de la commission permanente. Le 6 janvier, les
représentants dominicains, forts inquiets, écrivent au secrétaire aux Relations
extérieures, que se répand :
«… la détestable impression que la République se maintient dans
une situation volontairement inactive avec le propos délibéré d'empêcher
le progrès des négociations549.»
Cette «impression» n'est pas sans fondement puisque ce n'est que le 10 janvier
1938, près d'un mois après son homologue haïtien, que le gouvernement dominicain
consentira à désigner ses représentants à la commission d'enquête, organe qui doit être
mis en place dans le cadre des procédures prévues par le pacte Gondra.
Ces manœuvres dilatoires irritent le département d'État au plus haut point, non
sans raison puisque c'est la crédibilité de l'hégémonie nord-américaine sur le continent
qui est en jeu. Dans la même lettre, les représentants dominicains alertent Ortega Frier :
«Tout nous indique que dans l'esprit du Gouvernement Américain
prévaut l'idée que notre argumentation juridique a pour objet d'aboutir à
des atermoiements et nous ne pouvons pas perdre de vue la
548 Cette lettre se trouve in extenso dans : ibid., p. 150 à 158. Nous reproduisons le paragraphe de
conclusion.
549 Lettre signée par Pastoriza, Troncoso et Cruz Ayala et adressée à Ortega Frier. Ibid., p. 415 à 417.
-287-
considération qu'une prévention de Washington à notre égard aurait de
funestes résultats pour nous.»
Effectivement, ils joignent à leur lettre un article du Washington Post qui émet
des critiques acerbes contre l'attitude de la république Dominicaine. Diverses
coïncidences leur permettent d'affirmer que l'inspirateur n'est autre que le département
d'État550.
En fait, la dictature est loin de mener une action à courte vue. Elle ne se trouve
pas engagée dans une fuite en avant désespérée, comme on a pu le croire et l'écrire. Car,
parallèlement aux manœuvres diplomatiques que nous venons de décrire, elle
développe une action souterraine permanente qui va aboutir à des résultats
remarquables. Le premier indice visible pour le public de ce travail continu est sans
doute le surprenant «télégramme de Noël» que Trujillo adresse le 22 décembre à Sténio
Vincent et dans lequel il lui propose de souscrire, ensemble, un pacte d'honneur qui sera
proclamé devant l'Amérique et le monde entier pour déclarer :
«…solennellement que les douloureux et regrettables événements
d'octobre dernier, survenus en territoire dominicain, ne donneront
jamais lieu à une guerre entre nos deux peuples voisins ni ne nous
serviront jamais de prétexte à troubler la paix dont s'enorgueillit le
Continent américain551.»
On imagine la perplexité de bien des lecteurs, en république Dominicaine ou
ailleurs, en découvrant cette nouvelle dans leur journal. Étrange requête, en effet, de la
part de celui qui, huit jours plus tôt, faisait imprimer des articles où on se demandait si
Vincent n'avait pas introduit un régime fasciste à Haïti et qui soutenait activement les
opposants décidés à renverser le président haïtien. En outre ce nouveau rejet de
l'éventualité d'une guerre -déjà formulé par les représentants dominicains dans le
mémorandum du 11 décembre- fait surgir de nouvelles interrogations puisque la
question ne s'est jamais réellement posée dans la pratique. Le choix explicite de la date
semble confirmer que l'on veut faire croire qu'il s'agit d'un divin miracle.
Un observateur plus habitué à lire entre les lignes peut néanmoins déduire que le
dictateur dominicain donne publiquement à Vincent des gages d'un changement
550 Sans doute le sous-secrétaire aux Affaires latino-américaines, Sumner Welles, pour être plus précis.
551 Cable de Navidad del Presidente Trujillo a Vincent. Documentos del conflicto dominico-haitiano de
1937, p. 147.
-288-
d'attitude de Ciudad Trujillo à l'égard de Port-au-Prince. À la menace militaire, sous la
forme d'un soutien logistique et politique aux opposants à Vincent, susceptible de se
transformer en intervention directe, succède l'apaisement. Après le bâton, la carotte ?
À ces considérations Vincent répond par un autre télégramme 552, ce qui confirme
que le message de Trujillo n'était pas de pure propagande. Le président haïtien est
nettement plus prudent. Il prend surtout acte de l'engagement du pouvoir dominicain et
se contente de déclarer qu'aucun des membres de son gouvernement n'a jamais conçu la
possibilité d'une lutte armée entre les deux peuples. Discrète façon de rappeler que les
opposants à son régime ne se sont pas fait faute de souhaiter une "aide" dominicaine qui
ressemblait fort dans leur esprit à une alliance. En somme, Vincent semble prêt à croire
Trujillo, mais il attend de voir la suite des événements. Le président haïtien ajoute que
la conciliation en cours entre les deux gouvernements devant la commission
permanente du pacte Gondra «qui fait la sourde oreille à tous les bruits de l'extérieur»
est porteuse d'espoir.
On retiendra cette curieuse présentation de la procédure qui met l'accent sur
l'isolement dans lequel se déroulent les discussions, alors que la stratégie d'Haïti, depuis
le début, était de porter l'affaire sur la place publique, d'appeler à l'aide et de s'appuyer
sur des tiers dans les négociations.
553 Télégramme de l'État à la légation de Port-au-Prince daté du 17 décembre 1937. Ibid., p. 229.
554 Télégramme chiffré n° 801 de l'État à la légation de Port-au-Prince. Ibid., p. 234.
555 Télégramme chiffré de l'État à la légation de Washington daté du 29 décembre. Ibid., p. 239.
-290-
Le régime dominicain cherche à acheter le silence de l'accusation, élément
nécessaire à la sauvegarde de sa propre respectabilité et donc à sa survie politique. Le
secrétaire d'État aux Relations extérieures, Ortega Frier, définit crûment les enjeux et la
tactique en donnant ses instructions àà Washington :
«…afin d'éviter que l'on continue à nous discréditer injustement
et grossièrement, nous pourrions décider d'acheter la paix à prix d'or.
Ceci signifie seulement que nous pourrions nous résoudre à jeter (sic)
quelques indemnités aux Haïtiens pour sauvegarder notre tranquillité et
mettre la République à l'abri des guets-apens qui semblent tendus de
toutes parts. Mais nous ne pourrions le faire que de façon strictement
transactionnelle, sans reconnaître de responsabilité556.»
L'appareil de la dictature touche au but : se sauver en renouant des relations
bilatérales et en se soustrayant du même coup au jugement international. Pris en otage,
le gouvernement de Port-au-Prince devient le meilleur rempart du régime de Trujillo.
-292-
C'est donc à une véritable liquidation du contenu politique de l'affaire que l'on
assiste.
560 L'Assemblée Nationale haïtienne procède à la ratification le 5 février, le Sénat et la Chambre des
députés dominicains les 9 et 10 février respectivement.
-293-
D/ UN TOURNANT
La dictature a d'abord établi la preuve de son aptitude à faire front dans des
circonstances difficiles. L'appareil, solidement organisé, a démontré sa vitalité, sa
cohésion et également sa remarquable capacité manœuvrière. Sa rigoureuse
centralisation et la diversité de ses ramifications lui ont permis de se déployer dans
plusieurs directions à la fois, mettant en œuvre une stratégie complexe :
-294-
- Incontestablement, de toutes les parties engagées dans le conflit,
c'est lui qui a développé la campagne de propagande la plus ample et la plus efficace.
De cette manière, il a pu compenser son infériorité face à Washington sur le terrain
diplomatique et transformer en événements politiques internationaux son action en
république Dominicaine voire à Haïti. En révélant les faiblesses de ses adversaires et en
occultant les siennes, la propagande a été un instrument décisif entre ses mains.
Il est ainsi parvenu à un accord transactionnel qui, contre toute réalité, écarte
définitivement la responsabilité de l'État dominicain. La tuerie elle-même est ignorée
puisque le texte n'évoque que de «douloureux et regrettables événements». Enfin, et
surtout, Trujillo a réussi à imposer la négociation bilatérale directe, où le rapport de
force est à son avantage, contre la procédure internationale prônée par les États-Unis. Il
a donc fait reconnaître, au moins dans les faits, que les affaires dominicano-haïtiennes
ne concernaient pas la communauté américaine et plus particulièrement Washington. La
dictature dominicaine tend à se définir ainsi une zone d'influence exclusive.
Il est incontestable qu'au terme de quatre mois d'une difficile bataille contre des
forces bien supérieures, la dictature dominicaine a réussi à se replier en bon ordre et à
décourager ceux qui voulaient l'abattre. Dans l'immédiat, elle a sauvegardé son
existence.
Mais elle ne sort pas renforcée de l'épreuve, loin de là. Pour la Maison-Blanche
l'issue du conflit n'est pas la meilleure des solutions, mais seulement la moins
mauvaise. En effet, une action plus vigoureuse contre Trujillo aurait risqué de lui
aliéner nombre de gouvernements latino-américains autrement importants et les fissures
que l'on devine derrière l'unanimité proclamée à la conférence de Buenos Aires
n'auraient pas manqué de s'élargir. C'est d'ailleurs pour cette raison que le département
d'État a consenti tant de délais, reportant sans cesse le moment de la sanction et
essayant d'épuiser les voies amiables avant d'en venir à des procédures plus
contraignantes. Si, profitant de cette retenue, Trujillo a pu tirer son épingle du jeu, il ne
s'en pas moins attiré de solides inimitiés. Toute une partie de la presse nord-américaine
a violemment pris à partie ses méthodes sanguinaires 562, son appétit de richesses a été
mis sur la place publique et il est apparu comme un fauteur de troubles.
562 Citons, parmi des dizaines d'autres, deux articles particulièrement marquants et simultanés : un long
reportage de Quentin Reynolds dans Colliers du 22 janvier 1938 intitulé «Assassinats sous les tropiques»
et un article de Carleton Beals dans le numéro de janvier 1938 de Current History décrivant le massacre
comme une «Saint-Barthélémy».
-295-
Ce dernier point est sans doute le plus grave, car la remarquable habileté de la
dictature dans les négociations n'excuse pas aux yeux du gouvernement nord-américain
la lourde faute qu'elle a commise : organisatrice du massacre, elle porte l'entière
responsabilité du conflit. L'appareil du régime qui sait jauger si parfaitement les
situations les plus complexes et qui se plaît à ourdir des intrigues tortueuses, a fait une
grossière erreur d'appréciation en s'engageant dans un coup de force sanglant sans en
mesurer toutes les conséquences.
Nombre d'hommes politiques à Washington, souvent influencés par les exilés
qui mènent une campagne très active, pensent que Trujillo est un personnage
décidément encombrant563. Signe de cette inquiétude : le département d'État se refuse à
donner suite à une proposition d'immigration de Portoricains formulée avec insistance
par la dictature564.
563 En particulier Ángel Morales qui, rappelons-le, a noué des liens personnels et anciens avec Sumner
Welles. D'une façon générale, l'exil présente Trujillo comme un adepte américain des doctrines racistes
fasciste et nazie. Cette campagne n'atteindra pas ses buts dans l'immédiat puisque, dès que la Guerre
Mondiale éclatera, le Benefactor se rangera derrière Washington, comme nous le verrons. Pourtant, elle
nourrit durablement des méfiances. Ce n'est pas un hasard si le département d'État, à travers la personne
du secrétaire-adjoint Braden, déclenchera en 1945 son offensive contre les dictatures -singulièrement
celle de Trujillo- en la présentant comme le parachèvement de la guerre contre l'Axe (voir à ce sujet
1945-1947. L'offensive diplomatique -impériale-).
564 La dictature avait formulé cette demande dès février 1936 et la rappelait régulièrement. L'affaire est
définitivement enterrée en janvier 1938, les experts du département d'État estimant que Trujillo cherche à
"blanchir" la population dominicaine et établissant le lien avec son attitude à l'égard des Haïtiens. VEGA,
Trujillo y Haití, t. II, p. 305 donne de nombreuses précisions sur ces faits.
565 Lettre du 15 décembre. Texte intégral dans : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937,
p. 288.
-296-
2. UNE POLITIQUE LOUVOYANTE. 1938-
1939
A/ LE RENONCEMENT À LA PRÉSIDENCE
Une des caractéristiques de la dictature est sa conscience aiguë des menaces qui
pèsent en permanence sur son avenir, rien n'est jamais assuré. Aussi est-ce de très loin
que l'appareil du régime avait lancé la campagne pour la réélection de Trujillo : dès le
27 février 1936, avec plus de deux ans d'avance, le district de Saint-Domingue avait
demandé sa réélection. La mobilisation de l'appareil s'est pleinement déployée en août
et septembre 1937 : partout sur le passage du dictateur ce ne sont que meetings de
renouvellement de l'engagement politique, revues civiques, réunions corporatives et
assemblées d'étudiants ou d'universitaires «le priant d'accepter de se présenter»567. La
Jeunesse réélectionniste (sic), nouvel avatar du Parti dominicain, organise un meeting
dans le grand théâtre de Ciudad Trujillo lors du retour d'une tournée triomphale 568. Les
associations les plus étonnantes surgissent du jour au lendemain comme ce «Comité
Directeur Réélectionniste Pour l'Apothéose, [hommage] de la Femme de la Capitale au
-297-
Président Trujillo569». Lors des meetings des milliers de personnes sont souvent
rassemblées pour demander sa réélection, comme à La Romana ou à Villa Isabel 570. Les
flatteurs s'en donnent à cœur joie et ont des accents épiques pour exalter le héros que
serait Trujillo. Fait-il un voyage dans le Cibao ? Aussitôt José Aybar nous conte la
geste :
«Le Généralissime Trujillo a fait preuve d'une résistance
physique de granit et d'un courage sans limite en traversant les
précipices des montagnes, mettant au désespoir ses accompagnateurs
effrayés571.»
Comme on le sait, rien n'y fait et, bien que Trujillo ait finalement consenti à
rester le 1er novembre, on sent transparaître son amertume lorsqu'il déclare, trois jours
plus tard, dans son message aux membres de la commission féminine panaméricaine
pour l'application des accords de Buenos Aires :
«Peu importe, également, que de mauvais Dominicains, […]
traîtres exécrables, se prévalant de leur manque de caractère, prétendent
parfois mettre au service de leurs passions, y compris contre la Patrie,
des événements particuliers qui, une fois bien éclaircis, ne pourront
jamais détruire un labeur digne de mérite573.»
Le ressentiment est mêlé de résignation et Trujillo semble déjà léguer son œuvre
à la postérité devant les émissaires officieux de Washington. Il est vrai que la menace
ne cesse de croître, que les informations diffusées par les exilés, relayées par la presse
nord-américaine, trouvent un écho favorable au département d'État. Le silence sur la
569 Nous traduisons littéralement, bien que la syntaxe ait été quelque peu malmenée par le zèle
enthousiaste d'un caudataire qui ne trouvait pas les mots pour le dire. Voir le 29 août dans : ID., ibid., t. I,
p. 198.
570 Respectivement les 29 août et 19 septembre. ID., ibid., t. I, p. 198 et 200.
571 Le député et chef de la Garde universitaire s'exprime ainsi le 12 août. ID., ibid., t. I, p. 196.
572 Cf. à ce sujet : Octobre 1937-février 1938. La résistance.
573 Mensaje a la comisión de damas que visitó el país en Misión de propaganda a favor de la
ratificación de los Tratados Internacionales votados por la Conferencia de Consolidación de la Paz,
celebrada en Buenos Aires. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. III, p. 158.
-298-
question de sa réélection s'installe donc pendant que les négociations se poursuivent
dans l'ombre. Seul un article, ici ou là, témoigne de l'extrême tension des rapports entre
le département d'État et Trujillo. C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1937, La Opinión
reproduit un article d'un journal argentin, intitulé «Les préparatifs d'un nouveau coup
de force nord-américain» , qui dénonce la «menace impérialiste» que font peser les
États-Unis sur le gouvernement dominicain574.
Ce n'est qu'à partir du début du mois de janvier 1938, quand Vincent a donné
suffisamment de gages que l'accord transactionnel arrivera à terme, que la question est
à nouveau posée. Le 8 janvier, Trujillo rend soudainement publique son «irrévocable
décision»575 de ne pas se présenter à l'élection du 16 mai et propose comme candidats à
la présidence et à la vice-présidence Jacinto B. Peynado, son propre vice-président, et
Manuel de Jesús Troncoso de la Concha, l'un des négociateurs de Washington. Pour la
première fois, le dictateur cite des noms, ce qui semble indiquer que la nouvelle doit
être prise au sérieux. Le Listín Diario du surlendemain semble le confirmer, puisqu'il
évoque ainsi l'effet de la nouvelle dans le pays :
«L'épouvante glaça le visage des industriels. Émotion dans la
colonie étrangère. L'angoisse et le silence d'une profonde affliction
étouffèrent le cri désespéré qui allait jaillir de l'âme de la République576.»
Il semble donc bien que la dictature cherche à apaiser les inquiétudes de
Washington en déclarant publiquement que le dictateur quittera ses fonctions.
574 La Opinión du 27 décembre 1937. Il semble bien que l'article ait été rédigé par un journaliste à la
solde de Trujillo, selon un procédé cher à la dictature. Elle mène ainsi campagne à l'étranger et,
reproduisant dans la presse dominicaine ces articles de commande, elle donne l'impression d'un vaste
soutien international à sa politique.
575 Pour toutes les références de cette campagne "électorale" on se reportera à la chronique de R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 210 à 214 selon les dates indiquées.
576 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 84.
577 Kilbourne avait participé à l'occupation de la république Dominicaine, en tant qu'officier de l'armée
nord-américaine. Représentant de la West Indies Sugar Corp. dans le pays, il y réside de façon
permanente. Trujillo le décore de l'ordre de Duarte en 1937. De façon significative Kilbourne recevra et
hébergera le Benefactor dans sa maison de Barahona en avril 1938. Voir la notice biographique à
l'Annexe V.
-299-
son départ risque d'être nuisible aux intérêts économiques des États-Unis. N'aurait-il
annoncé son «irrévocable décision» que pour que l'on puisse juger des effets qu'elle
produit ? Les faux départs à l'étranger ou la pseudo-retraite loin des affaires et de la
capitale constituent en tout cas des artifices auxquels le président a déjà eu recours. On
se souvient que Jacinto Peynado, personnage falot et dévoué corps et âme à Trujillo,
avait justement remplacé le dictateur quand celui-ci s'était retiré, le temps de changer le
nom de la capitale578. Chacun peut faire le rapprochement et en tirer des conclusions.
La dictature vient ainsi de manifester à nouveau sa capacité à faire front dans les
circonstances difficiles et de battre en retraite à temps pour préserver l'essentiel. La
vaste mobilisation pour la réélection n'a pas été inutile, car elle permet maintenant de
reculer en bon ordre. Dès le 8 février 1938, lors de la première annonce de sa décision,
Trujillo a prévenu que, n'occupant plus le fauteuil de président, il ne resterait cependant
pas inactif :
«Sentinelle vigilante du bien public, je prêterai toute mon
attention à ce que l'ordre constitutionnel soit conservé dans toute sa
pureté; et je ne permettrai en aucun cas que l'inestimable bénédiction de
la paix que j'ai donnée à la famille dominicaine […] subisse d'injustes
atteintes582.»
Pendant qu'il continue d'agiter, sous les yeux de Washington, le spectre de sa
réélection, le dictateur prévoit déjà la nécessité d'un recul. Face à l'intransigeance
éventuelle de la Maison-Blanche, il prépare une solide position de repli, si le besoin
s'en fait sentir.
Conscient qu'il ne peut priver un adversaire supérieur à lui de la victoire,
Trujillo, s'emploie à la vider en large partie de son contenu. Il indique clairement à la
bourgeoisie et aux hommes d'affaires où se situera le véritable siège du pouvoir :
«J'assure et je promets donc, qu'en tant que Chef et dirigeant
suprême du Parti Dominicain, qui est déjà la plus puissante machine
581 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 212. Malgré nos recherches, nous n'avons pas retrouvé
le document et les listes de signatures, si tant est que celles-ci aient réellement existé. La dictature avait
recours à plusieurs procédés dans ce type de campagnes : d'une part, l'extorsion de signatures, en
particulier auprès des individus jugés tièdes, afin de les contraindre à faire acte d'allégeance au régime,
d'autre part, publication de signatures sans consulter les personnes, les mettant devant le fait accompli.
Refuser sa signature, dans le premier cas, ou dénoncer le faux, dans le second, revenait à se déclarer un
ennemi de Trujillo. Avec les conséquences que l'on imagine.
582 Manifiesto dirigido al país, formalizando una categórica reafirmación de propósitos, ya de tiempo
atrás revelados en reiteradas ocasiones, de no ser postulado para el 38. ID., ibid., t. III, p. 188.
-301-
civique de notre peuple, je veillerai à la complète préservation de l'ordre
institutionnel583.»
Quelques jours plus tard, il complète le tableau devant le Congrès :
«Je vous déclare solennellement que le 16 août prochain je
transmettrai […] le pouvoir public couvert de prestige, notre renommée
internationale sans tache, le pays en ordre juridique […] et l'heureuse
famille dominicaine dont la tranquillité est assurée et sauvegardée par la
plus prestigieuse, loyale et dévouée de nos institutions : l'Armée
Nationale»584.
En deux phrases, Trujillo résume ce qui est vital pour la dictature, les
instruments dont il ne se laissera pas dépouiller : l'armée et le Parti dominicain. Comme
généralissime il commande à la première585 et comme fondateur et Chef, il dirige le
second sans partage.
-302-
Rien d'étonnant donc, si lors de son investiture, le 16 août, Jacinto B. Peynado
semble davantage prêter serment de fidélité à Trujillo qu'à la Constitution :
«Celui qui illumine se retire du pouvoir en laissant à son
successeur, qu'il a lui-même signalé à son peuple, le fulgurant sillage de
son immense œuvre, dont la préservation sera le premier devoir de
l'Administration qui aujourd'hui commence589.»
Tout semble parfaitement en place.
pourtant exagérée car Welles fait toujours passer les intérêts de l'empire avant ses jugements personnels.
Il faut sans doute voir dans cette hostilité de la dictature, la marque de son inquiétude face à Washington
et la conscience de sa propre fragilité.
-304-
B/ HAÏTI : NOUVEAUX INCIDENTS
Ce n'est que le 10 mars 1938, six mois après le massacre, que s'ouvrent les deux
premiers procès dont rend compte la presse. Listín Diario du même jour indique
explicitement que la justice agit en application de l'accord dominicano-haïtien, signé à
Washington un mois et demi plus tôt. Les prisonniers sont accusés d'avoir tué
indistinctement des Haïtiens et des Dominicains, ce qui tend à effacer la nature
-305-
xénophobe et raciste des crimes.594. On précise même que sur 67 personnes assassinées
près de Loma de Cabrera, 55 étaient de nationalité haïtienne et 12 dominicaine 595. Les
circonstances sont parfois éclairantes : à Martín García, près de Guayubín, ce sont 79
personnes qui participaient à un baquiní596, veillée funèbre pour un enfant noir, qui ont
été attaquées. Le lecteur pense, bien sûr, aux rites du vaudou, invariablement présentés
comme inquiétants et macabres par la propagande597. Quelques jours plus tard la version
des mêmes événements change : il n'est plus question de participants à une cérémonie
mortuaire mais de voleurs haïtiens en fuite. Les 79 personnes agressées sont devenues
79 morts598. Les chiffres, les nationalités et les circonstances varient ainsi d'un jour à
l'autre, démontrant qu'il s'agit de procès truqués. Les trois principaux accusés sont
condamnés à trente ans d'emprisonnement et leurs complices à quinze ans599.
Ensuite, tous les trois ou quatre jours, les journaux annoncent un nouveau
procès, puis les condamnations. Vingt ans et quinze ans d'emprisonnement pour douze
accusés le 17 mars600, quinze ans pour d'autres, convaincus du meurtre de 72
personnes601, etc. Le 31 mars La Opinión annonce que treize personnes ont été
condamnées à vingt ans d'emprisonnement pour «avoir donné la mort à 152 Haïtiens».
Par la suite, le nombre des procès va diminuant, et la campagne perd de sa vigueur. Le
24 mars, on apprend que les trois juges d'instruction supplémentaires envoyés à Monte
Cristi quatre mois plus tôt sont retirés 602 : le pouvoir indique clairement qu'il estime qu'il
en a assez fait. La comédie prend fin. Nombre de condamnés, dûment photographiés en
tenue rayée de bagnard pour la propagande, seront discrètement libérés dans les jours
suivants603.
Ces procès sont d'abord pour Trujillo, la garantie que tout peut reprendre
comme par le passé. Il s'est d'ailleurs personnellement rendu à Dajabón, le 14 mars, afin
de montrer qu'il veille à la bonne exécution des directives. À cette occasion, il préside
le mariage d'un dignitaire du régime, Anselmo Paulino Álvarez, avec une jeune fille
«de la haute société haïtienne» 605. La personnalité du marié confère à l'événement une
portée symbolique qui n'échappe certainement pas aux autorités haïtiennes. En octobre
1937, il était en effet consul à Cap-Haïtien, la ville la plus proche des lieux du
massacre. En raison de son rôle-clé, les autorités haïtiennes ne cessèrent de demander
son retrait, à tel point qu'au lendemain des événements, Trujillo fut contraint de
suspendre ses fonctions. Il deviendra par la suite le favori du dictateur et l'homme de
toutes les basses œuvres, comme secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police. En scellant
cette union, le dictateur indique donc aux dirigeants haïtiens et aux observateurs
internationaux, en particulier les diplomates nord-américains, que sa politique à l'égard
d'Haïti va à nouveau s'appuyer sur la corruption, la provocation et les intrigues606.
604 PRESTOL CASTILLO, El Masacre se pasa a pie, p. 115.
605 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 212, et Listín Diario du 15 mars.
606 Après divers incidents et provocations, le 19 octobre Paulino Álvarez convoque tous les Dominicains
résidant à Cap-Haïtien et leur demande d'évacuer rapidement la zone, mettant à leur disposition des
camions pour rentrer en république Dominicaine. Sténio Vincent, interprétant ces dispositions comme
l'annonce d'une prochaine invasion du territoire haïtien par les troupes dominicaines -militairement
supérieures-, demande immédiatement la révocation de Paulino Álvarez. Le lendemain, Balaguer
annonce que Paulino a agi de son propre chef et qu'il a été révoqué. Voir VEGA, Trujillo y Haití, t. II, p.
-307-
À lire attentivement la presse du régime, on comprend que la fonction de cette
parodie n'est pas seulement de faire croire que justice est faite. On est en particulier
frappé par le chiffre souvent très élevé des victimes -jusqu'à 150- surtout si on le
compare avec celui, beaucoup plus faible, des meurtriers présumés -rarement plus d'une
douzaine. Cela peut sembler d'autant plus singulier que la dictature n'a jamais fourni la
moindre statistique du nombre de morts, pas même une estimation. Elle persiste à ne
parler que des "incidents de la frontière" ou des "regrettables événements d'octobre".
La propagande utilise ainsi un double langage : d'une part, elle continue à rejeter
toute responsabilité dans les faits, mais, d'autre part, elle répand l'idée que le massacre a
atteint des proportions inouïes. Les chiffres distillés par la presse, semaine après
semaine, au rythme des procès, viennent alimenter les rumeurs qui circulent en
république Dominicaine et à Haïti. Parfois un article tiré d'un journal étranger est livré
en pâture à l'opinion qui pense trouver la vérité sous des plumes moins asservies que
celles des journalistes dominicains ou haïtiens. Le nombre de morts annoncé est en
général effrayant. Ainsi, sous le même titre, les deux principaux journaux dominicains
font état d'un article paru dans le New-York Times du 28 février, voici ce qu'écrit Listín
Diario :
«HAÏTI DÉSIRE ARDEMMENT L'INTERVENTION
AMÉRICAINE ET REGRETTE LE TEMPS DE L'OCCUPATION. Selon
les informations de John Vandercook, auteur de Sa Majesté Noire,
12 O00 travailleurs haïtiens au moins sont morts au cours du récent
conflit dominicano-haïtien. M. Vandercook a l'impression que les
Haïtiens aspirent au retour des marines à Haïti, en raison de la
protection qu'ils leur apportaient607.»
On comprend l'impact du chiffre lâché comme par mégarde et jamais démenti ni
ratifié par les sources officielles. La subtile opération de propagande vise à répandre un
sentiment d'impunité dans l'appareil de la dictature. Il y a de la complaisance, sinon de
la vantardise dans ces bilans, attribués à d'autres, mais reproduits tels quels.
L'image qui se dégage peu à peu de ces informations orientées et manipulées est
celle d'une véritable "chasse à l'Haïtien" qui n'a pas fait de distinction entre hommes,
femmes, enfants et vieillards. Il semble qu'on les ait exterminés comme on écrase de la
vermine; d'ailleurs ne dit-on pas traditionnellement en termes péjoratifs que les Haïtiens
79 et suivantes. L'inquiétude que provoque Paulino Álvarez à Port-au-Prince tient au fait qu'il a
directement partie liée avec des dignitaires haïtiens, en particulier des militaires. Chacun sait, et
l'intéressé ne s'en cache pas, qu'il est la pièce maîtresse de la dictature dominicaine pour conduire une
politique d'ingérence dans les affaires intérieures haïtiennes.
607 La Opinión du 10 mars, et Listín Diario du 11.
-308-
sont des "tiques" ou des "chiens galeux" ? Habilement la propagande ravive les vieilles
blessures et réveille le mépris xénophobe. Ce n'est certainement pas par hasard si la
presse aux ordres s'est emparé de l'article du New York Times du 28 février : en
présentant les Haïtiens comme les protégés des États-Unis, on brandit explicitement la
menace d'un nouveau débarquement des Marines et on répand l'impression que les
Haïtiens sont les agents de l'impérialisme. Par touches successives, la propagande
continue à faire de l'Haïtien l'homme par qui le malheur arrive. Présenté comme la
victime passive qu'il faut sacrifier pour préserver la nation, il est le bouc émissaire
idéal.
En douterait-on que le discours officiel confirme sans détour qu'il est porteur de
tous les maux. Dans son compte rendu annuel au Congrès du 27 février 1938, au
moment-même où il annonce que la paix est rétablie entre les deux pays, Trujillo
déclare :
«Un dossier du Procureur Général de la Cour d'Appel de Saint-
Domingue consigne le chiffre de 11 795 cas recensés à caractères
délictueux dont sont coupables des Haïtiens pour différentes infractions,
parmi lesquelles prédomine l'infraction à la loi sur la santé, l'infraction à
la loi d'immigration, les jeux de hasard, les violations de la propriété, les
pratiques de sorcellerie et le vol608.»
Le chiffre coïncide avec le nombre souvent avancé de 12 000 morts. Ce n'est
sans doute pas un hasard et on est fondé à se demander si le dictateur ne revendique pas
ainsi implicitement le massacre. On observera surtout la multiplicité des crimes et délits
attribués aux Haïtiens et leur gradation : au premier rang vient la menace pour la santé
publique. Image repoussante d'un homme malsain, porteur de tares inconnues et de
gènes anormaux, image commode également puisqu'elle tire en partie sa force des
misérables conditions de vie qui sont faites à ces populations, image raciste enfin
puisque l'Haïtien se voit condamné non pour ce qu'il fait, mais pour ce qu'il est.
609 Texte du rapport dans : Documentos del conflicto dominico-haitiano de 1937, p. 533.
610 Rapport in extenso dans : Ibid., p. 560.
-310-
assassinés. Il rapporte que si la route internationale semble sûre, ceux qui voyagent par
les chemins et les bois risquent constamment la mort611.
Très vite on est revenu à la violence quotidienne tout au long de la frontière sur
fond de manœuvres de l'appareil de la dictature. On remarquera que les ouvriers
agricoles employés par les centrales sucrières ne sont pas inquiétés quand ils sont
encadrés par l'entreprise qui les transporte collectivement jusqu'à la frontière. En
revanche, ils deviennent une proie désignée dès qu'ils peuvent être soupçonnés de
voyager pour leur propre compte. Il s'agit d'encadrer strictement une main-d'œuvre
importée pour des besoins précis. Le régime retrouve là naturellement sa fonction de
police au service des grandes compagnies. On relèvera également l'inquiétude qui régne
dans les postes militaires haïtiens quant au soutien matériel et militaire que Trujillo
apporterait à certains exilés.
Les craintes des gardes haïtiens ne sont pas injustifiées. Non seulement le
fameux "journaliste" Paul Coutard est qualifié par la presse dominicaine de «dévoué
patriote haïtien» quand il s'en prend à Vincent612, mais elle rend compte de l'exécution
de l'un des conjurés de décembre 1937 en titrant : «Le distingué lieutenant Boniface
Pérald a été fusillé à Haïti», et elle évoque la consternation qui régnerait dans le pays
voisin613. Plus grave, on apprend que l'ex-commandant de la garde haïtienne et chef du
complot, le colonel Calixte, condamné par contumace, se trouve en république
Dominicaine, hébergé par la dictature. À vrai dire, Trujillo n'a certainement pas
l'intention de lancer une opération d'envergure contre Haïti, mais en accueillant et
soutenant un certain nombre d'exilés, il dispose d'un moyen de chantage permanent
contre le gouvernement de Vincent.
Les relations politiques publiques entre les deux pays continuent donc à être
faites de provocations et de dénonciations plus ou moins voilées qui alternent avec des
protestations d'amitié et des promesses de paix en fonction des enjeux du moment.
Un bon exemple de ces continuelles volte-face est le projet inattendu de donner
le nom de Fabre Geffrard, président haïtien du siècle précédent, à une importante rue de
Ciudad Trujillo. La proposition est solennellement formulée le 12 septembre 1938 par
Trujillo lui-même qui, en tant que chef du Parti dominicain s'adresse à tous les
sénateurs et députés de cette organisation pour qu'ils prennent l'initiative d'un projet de
-311-
loi en ce sens614. On mesure particulièrement le côté pompeux et factice de ces
précautions rhétoriques quand on se rappelle qu'il n'y a eu aux élections d'autres
candidats que ceux du Parti dominicain. Tout cet apparat surprend encore plus quand
on sait à quel titre le nom de l'ancien président haïtien est proposé. Le chef du Parti
dominicain motive en effet sa demande en indiquant qu'il mérite la reconnaissance du
pays pour avoir protesté contre l'annexion de la jeune république Dominicaine à la
monarchie espagnole en 1861. Le régime exalte subitement ce qu'il condamne
continuellement puisque la propagande de la dictature ne cesse de revendiquer le passé
espagnol et chrétien de la nation qu'elle oppose aux origines africaines et animistes
d'Haïti. D'ailleurs la politique de dominicanisation de la frontière, véritable croisade
raciale et religieuse, se poursuit pendant ce temps. Deux jours plus tard, le ministre
plénipotentiaire haïtien remercie Trujillo et, le 24 octobre, l'avenue Fabre Geffrard est
inaugurée dans la capitale. On se perd en conjectures à propos de la cause précise d'un
tel revirement inopiné et sans lendemain. Il est clair néanmoins qu'il s'agit d'un geste de
propagande, destiné à rassurer provisoirement les autorités haïtiennes, voire à endormir
leur vigilance. Il s'agit également d'un gage de la bonne foi du régime, donné à
Washington, qui s'inquiète de la multiplication des incidents violents et des discours
agressifs.
614 Texto de la levantada invitación que hizo como Jefe del Partido Dominicano, el 12 de septiembre de
1938, a los miembros que representan este partido en el Congreso Nacional… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. III, p. 384. Pour l'ensemble des événements cités : R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. I, p. 228 et 232 aux dates indiquées.
-312-
intervenu à la date prévue et les autorités haïtiennes ne protestent pas. L'explication
tombe deux semaines plus tard : un accord a eu lieu en secret 615 qui prévoit que le
gouvernement de Ciudad Trujillo se libérera de sa dette en versant immédiatement
275 000 dollars au lieu de 500 000 en 5 ans. C'est une transaction sur la transaction.
Pressé par une situation économique et politique extrêmement dégradée ainsi que par
l'avidité des dignitaires du régime, le gouvernement haïtien démontre sa faiblesse et sa
vénalité en vendant ses droits. Divers auteurs n'ont pas manqué de calculer combien
avait rapporté à Port-au-Prince chaque Haïtien assassiné en octobre 1937 : le prix d'une
vie se situe entre 20 et 100 dollars, selon les estimations.
L'affaire haïtienne qui a mis le régime dans une position difficile au plan
international, puis a personnellement conduit le dictateur à renoncer à la présidence de
la république Dominicaine, semble donc se conclure par un retour de Trujillo au
premier plan. C'est ainsi, du moins, que la propagande s'efforce de présenter la
situation.
• L'IMPASSE
Or, Washington a plus que jamais besoin de renforcer l'ordre impérial sur le
continent. La VIIIe Conférence panaméricaine se tient à Lima du 9 au 27 décembre
1938 et les États-Unis mettent tout en œuvre pour que les délégations des Républiques
américaines adoptent la Déclaration des principes de la solidarité de l'Amérique. La
Maison-Blanche est persuadée que le temps lui est compté et elle n'a pas tort. En effet,
elle n'aura pas la possibilité politique d'organiser une autre conférence continentale
avant les tous derniers conflit, qui s'annonce déjà en Europe et qui risque de tout
bouleverser à l'échelle mondiale620. Les enjeux de ces derniers mois avant la
619 L'irritation de Washington ne provient pas d'un jugement moral sur Trujillo, mais,
fondamentalement, du fait que le dictateur a durablement perturbé l'ordre impérial. N'oublions pas en
effet qu'Haïti, abandonnée par les Marines à peine deux ans plus tôt, est profondément déstabilisée.
Sténio Vincent, en proie à l'inquiétude, ne cesse de demander la protection de la Maison-Blanche. Il
obtient d'ailleurs que les États-Unis installent une mission militaire à Haïti en 1938, afin de lui marquer
leur soutien. Trujillo devra attendre 1943 pour obtenir la création d'une mission navale nord-américaine,
pourtant demandée depuis longtemps. L'espoir d'obtenir une mission militaire disparaît en septembre
1948.
620 Il faudra attendre les deux conférences extraordinaires qui se tiennent au sortir de la guerre. La
Conférence interaméricaine sur les problèmes de la guerre et de la paix se déroule à Chapultepec
(México) en mars 1945. En août et septembre 1947 a lieu a Rio de Janeiro la Conférence interaméricaine
pour le maintien de la paix et la sécurité du continent. Ce n'est qu'en 1948, de mars à mai, que se tient à
Bogota la IXe Conférence panaméricaine qui élabore la Charte de l'organisation des États américains
(OEA). Pendant la Deuxième Guerre mondiale trois réunions de consultation réunissent les ministres des
Relations extérieures pour examiner les mesures immédiates à prendre.
-315-
conflagration sont donc décisifs. Dans ce contexte, les errements de Trujillo
apparaissent comme de plus en plus gênants et compromettent la fragile discipline de
l'Amérique latine. D'autant plus que, comme nous l'avons vu, des voix s'élèvent de tous
bords, à l'intérieur-même des États-Unis, contre la mollesse de l'Administration.
Mais ce sont là des considérations que l'appareil de la dictature, en tant que tel,
ne peut faire siennes, car elles sont contradictoires avec sa propre existence. En effet, la
Maison-Blanche place le régime dominicain dans une situation insoutenable, au plein
sens du terme. Que demande-t-elle à la dictature dominicaine ? De maintenir elle-même
la paix, c'est-à-dire l'ordre existant. C'est justement parce qu'il prétendait à ce rôle
politique que Trujillo a pu s'emparer du pouvoir et qu'il a taillé sur mesure un appareil
capable de prendre la relève de l'armée nord-américaine qui ne devait plus sortir de
chez elle. Lorsque F. D. Roosevelt arrive au pouvoir et définit sa nouvelle doctrine pour
l'Amérique en affirmant que «la ferme politique des États-Unis à partir de maintenant
est opposée à l'intervention armée»621, Trujillo a déjà commencé à prendre le relai avec
méthode et application.
Mais cette mission suppose qu'une certaine latitude soit concédée à la dictature.
Car maintenir l'ordre sur l'île suppose le recours à la force : par exemple, pour assurer
une main d'œuvre soumise et à bas prix aux compagnies sucrières, la dictature reprend
encore et approfondit les dispositions de la loi d'immigration de 1932, directement
inspirée de la réglementation mise en place par l'armée nord-américaine 622. Le14 avril
1939, est adoptée une nouvelle loi d'immigration qui astreint à une taxe de 500 dollars
les immigrants non caucasiens ou qui ne sont pas de race autochtone. Sont donc
dispensés du paiement les Blancs et les Amérindiens -cette dernière éventualité étant
toute théorique. Dans la pratique sont visés par la loi les Noirs, en premier lieu les
Haïtiens et, dans une moindre mesure, les cocolos, originaires des Antilles
anglophones.
-316-
institutionnelle au service exclusif de l'industrie sucrière. C'est légalement que l'Haïtien
vagabond ou qui cultive quelques arpents en république Dominicaine est poursuivi et
jeté en prison, puisqu'il ne peut s'acquitter d'une taxe qui représente plus d'un an de
salaire d'un ouvrier agricole. De cette violence institutionnelle et légale découlent toutes
les autres formes d'agression et de corruption dirigées contre les Haïtiens. Ce n'est
certainement pas un hasard si la nouvelle loi d'immigration est adoptée au lendemain de
la récente transaction : les autorités haïtiennes abandonnent une partie de leur
population à la dictature dominicaine qui en dispose. La corruption et la loi s'articulent
parfaitement.
625 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 222. Sur cette question consulter également : GALÍNDEZ,
La Era de Trujillo, p. 382.
626 L'Anschluss vient d'être conclue en mars de la même année.
627 Le 22 décembre 1937. La mesure ne peut être que bien accueillie par Roosevelt qui n'entrave pas
l'activité des communistes aux États-Unis. Les militants, regroupés dans l'Association politique
communiste nord-américaine exercent une influence certaines dans les syndicats, parmi les intellectuels
et jusque dans l'Administration fédérale. Le secrétaire général, Earl Browder, se présente par deux fois
aux élections présidentielles, en 1936 et 1940.
De Camas, le ministre plénipotentiaire français, commente l'événement en des termes tout à fait nets :
«La loi sur le communisme n'avait en réalité eu comme incidence que d'alimenter à l'étranger et plus
particulièrement aux États-Unis la propagande anti-dominicaine». Courrier du 18 décembre 1937.
ADMAE, AM-18-40-RD n° 6, p. 186.
628 C'est l'expression qu'emploie R. DEMORIZI, voir références ci-dessus. La question est abordée dans
son développement général in : 1947-1955. L'immigration.
629 Nous revenons de façon détaillée sur ce point : 1947-1955. Le mythe des cent mille réfugiés.
-319-
C'est également au mois de juillet 1938, alors que Trujillo semble enfin se
préparer à quitter le pouvoir, au moins publiquement, qu'un événement particulièrement
grave aux yeux de Washington se produit. Le pasteur nord-américain Barnes est
assassiné630, sans doute pour s'être intéressé au massacre des Haïtiens et aux
persécutions dont ils sont l'objet. La qualité et la nationalité de la victime ne peuvent
que frapper l'opinion aux États-Unis. En outre, l'absence de tout résultat de l'enquête
confirme que l'appareil de la dictature est directement impliqué dans le meurtre. Plus
froidement, le département d'État ne peut que conclure que Trujillo est incapable de
mener réellement à bien une politique de pacification et de compromis puisqu'il
commet l'irréparable en franchissant un interdit majeur : s'en prendre à la personne d'un
citoyen des États-Unis.
Une autre critique que formulent très souvent la presse et de nombreux secteurs
politiques nord-américains à l'égard de Trujillo, vise le régime du parti unique qui est
imposé au pays. Alors que J. B. Peynado a déjà été élu pour lui succéder, Trujillo lance
un message au pays :
«De même qu'hier je me suis permis d'inviter tous les
Dominicains à serrer les rangs dans le Parti Dominicain, considérant
qu'il s'agissait d'une nécessité du moment, j'indique maintenant l'utilité
de commencer à organiser des cercles d'opinion qui doivent fortifier
l'organisme national et le préparer aux luttes les plus grandes pour la
défense de sa propre liberté démocratique636.»
Le président sur le départ ouvre ainsi la perspective de la création de partis
d'opposition637 au nom de la démocratie. Invitation qui sonne d'autant plus faux que tous
les candidats qui viennent d'être élus, du simple député au président, ont été présentés
par le Parti dominicain et par lui-même.
Un mois plus tôt Trujillo s'est d'ailleurs adressé par radio au pays pour féliciter
le peuple qui a voté :
«…pour les candidats sélectionnés par moi et par moi proposés à
la faveur des suffrages638.»
L'extrême personnalisation montre bien que le débat politique n'est en réalité
guère envisageable. Vouloir fonder une autre organisation que le Parti dominicain, ce
-323-
• FAUX DÉPART ET SORTIE MANQUÉE
-324-
part. Il faut bien constater qu'il est impossible d'écarter durablement le dictateur des
fonctions officielles.
Pourtant, non loin de là, à Cuba, Batista se tient dans l'ombre, à la tête de
l'armée, tandis que Laredo Bru gouverne. Mais le modèle cubain 642 ne s'applique pas en
république Dominicaine en raison même du degré de "perfectionnement" de la dictature
qui règne sans partage dans cet espace relativement restreint et clos. Trop souvent on
insiste longuement sur l'obstination, bien réelle, avec laquelle Trujillo se cramponne au
pouvoir et on passe sur l'essentiel. La volonté d'un homme seul n'aurait pas résisté bien
longtemps aux pressions de Washington : c'est l'appareil de la dictature tout entier qui a
besoin de Trujillo et qui s'oppose à sa mise à l'écart. Les manifestations orchestrées et
les serments de fidélité renouvelés ne sont pas de simples mascarades, comme on
pourrait le croire : ils témoignent de relations politiques bien réelles. Le Parti
dominicain, il faut le rappeler, n'a pas porté Trujillo au pouvoir, mais a été créé par le
dictateur comme l'instrument et le relai de son autorité. L'armée n'a aucune autonomie
par rapport à celui qui l'a bâtie, dès le début, comme sa garde prétorienne. Les
bureaucrates enfin ne détiennent leur poste que parce que Trujillo, exerçant le pouvoir
sans limite, les y a nommés. C'est la totalité de l'appareil, dans ses diverses
composantes, qui tire sa légitimité de la présence de Trujillo à sa tête, et non l'inverse.
Instinctivement, cet appareil sait que si le Chef vient à manquer, si le sommet de la
pyramide est vacant, tout l'édifice risque de s'écrouler. Les intrigues, au lieu de le
renforcer, le démembreront et les différents lieux du pouvoir s'affronteront. La présence
de Trujillo garantit le fonctionnement unifié de l'appareil et son contrôle sur la société.
Telles sont les racines de cette tendance récurrente de Trujillo à toujours revenir
sur les compromis, que nous avons déjà remarquée. Une série d'événements
significatifs se produisent alors. À trois reprises, des navires de guerre nord-américains
viennent parader et mouiller devant Ciudad Trujillo. Le procédé est éprouvé depuis fort
longtemps et c'est un langage que chacun comprend dans les Caraïbes; Trujillo sans
doute mieux que d'autres puisqu'il a été formé par les officiers de l'US Navy. Chaque
fois, l'officier général porteur des messages de Washington reçoit le dictateur à bord. Il
ne s'agit donc pas d'une simple visite d'amitié où les responsables militaires descendent
d'abord à terre pour saluer les autorités. Trujillo va chercher les ordres.
642 Il faut rappeler ici que le sous-secrétaire d'État pour les Affaires latino-américaines, Sumner Welles a
toujours prêté la plus grande attention à Cuba, où il avait été ambassadeur jusqu'en 1933. Le traité
américano-cubain qui abroge l'amendement Platt en mai 1934 peut être considéré comme l'une des toutes
premières manifestations concrètes de la politique du Bon Voisinage. Il est vrai que la révolution de 1933
et la chute de Machado puis de Céspedes avaient révélé de graves dangers pour l'empire
-325-
- Le 15 octobre 1938 le cuirassé Philadelphia, navire enseigne de
l'escadre de surveillance, avec à son bord le contre-amiral Todd se présente devant la
capitale. Trujillo est invité à bord où il a un entretien avec le contre-amiral.
Peu après, on peut croire que Trujillo quitte la scène dominicaine, au moins pour
un temps. En effet, le 2 mars, il se rend avec sa femme et son fils de neuf ans "Ramfis",
Dans les semaines qui suivent, de nombreux signes attestent que Trujillo mène
une politique active pour se concilier les bonnes grâces de Washington :
-327-
- Le 27 juin 1939, à trois jours de son départ, il écrit aux
présidents des deux chambres pour leur demander d'abroger la décision qui a fait de la
saint Raphaël un jour de fête nationale et la loi de 1936 qui a donné son nom à la
capitale du pays. Il se justifie :
«Je dus me soumettre, comme toujours, au verdict du peuple
dominicain avec l'espoir que viendrait le jour où je pourrais à nouveau
présenter mon point de vue à la considération du peuple et du Congrés
National et obtenir la révision de cette décision. Je crois que ce moment
est arrivé652.»
Ces dernières dispositions sont dictées par le désir de donner une meilleure
image de soi-même à l'opinion publique nord-américaine et aux journaux qui ne cessent
de le brocarder. Trujillo l'a reconnu implicitement quelques jours plus tôt dans une
entrevue accordée «à la veille de son départ à l'étranger» au cours de laquelle il a
évoqué les diatribes qui venaient de l'extérieur à l'époque du changement de nom653. Il
est clair que Trujillo prépare maintenant son voyage aux États-Unis654.
C'est la première fois que Trujillo quitte l'île. Il va essayer de tirer tout le profit
possible de son voyage aux États-Unis afin de restaurer son crédit et pour garantir son
avenir politique.
Pendant tout un mois, du 3 juillet au 2 août, il rend visite à de nombreuses
personnalités. Tout le réseau d'influence que le dictateur entretient sur place moyennant
largesses et pots-de-vin a visiblement été mobilisé depuis des semaines pour obtenir et
préparer ces réunions et rencontres. L'enjeu est de convaincre ses interlocuteurs de sa
capacité d'assurer la paix dans la région mais aussi de montrer à l'opinion publique qu'il
n'a pas perdu la confiance de Washington.
656 Importante documento dirigido al pueblo dominicano contentivo del expresivo y cordial mensaje de
despedida… ID., ibid., t. IV, p. 25.
657 Sauf indications particulières, on se référera à : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 248 à
255.
-329-
- Le 9, le ministre plénipotentiaire haïtien Élie Lescot offre un
repas en son honneur.
-331-
«Notre proximité géographique nous trace le devoir de marcher
ensemble660.»
En fait, le contraste entre la réserve de la Maison-Blanche et les démonstrations
du commandement militaire manifeste que l'Administration nord-américaine, face à la
montée des périls, est prise entre deux perspectives divergentes : l'une, la politique du
Bon Voisinage, qui entend fonder l'ordre continental sur une rupture avec le passé et les
interventions armées, l'autre, qui veut asseoir cet ordre sur l'affirmation de la continuité.
Trujillo a sa place naturelle dans celle-ci et ne survit que fort difficilement dans celle-là.
Le soutien des militaires, sans être encore l'expression d'un retour en grâce,
indique que le sort du dictateur n'est pas scellé.
Les réunions avec les milieux financiers indiquent un autre lien profond. Ce sont
les conditions de la dépendance de la république Dominicaine qui sont en discussion.
N'oublions pas en effet que le pays est toujours endetté et que ses douanes restent sous
contrôle nord-américain. Or, la question de la marge financière qui lui est accordée est
vitale pour le régime, nous l'avons vu. Trujillo ne cache pas qu'il en demande une
renégociation. Lors d'un repas offert en son honneur par le sénateur Green il réaffirme :
«Tant que je représenterai et conduirai une force politique
prépondérante dans mon pays, la république Dominicaine dans la mer
des Caraïbes sera une sentinelle avancée pour la défense des idéaux de
la politique du bon voisinage entre tous les peuples du Continent»;
et déclare que cela vaut bien, en contrepartie, :
«…l'amélioration des conditions onéreuses qu'impose à la
république Dominicaine l'anachronique convention dominicano-
américaine de 1924, instrument dont les stipulations désavantageuses
blesseront toujours la sensibilité nationale et à la révision duquel il
serait souhaitable que les deux Gouvernements consacrent leurs efforts
amicaux661.»
Trujillo reprendra ces mêmes arguments dans une lettre qu'il écrit à F. D.
Roosevelt pendant son séjour et, fait remarquable et significatif, la réponse du président
nord-américain préparée par Sumner Welles, laisse la porte ouverte à des
négociations662.
-332-
Tout le séjour de Trujillo aux États-Unis, même s'il est bénéfique, se déroule
sous le signe de cet avenir encore incertain. Le dictateur, pourtant en quête d'une
reconnaissance internationale, garde donc une attitude prudente. Alors même qu'il n'a
de cesse de rencontrer les plus hauts personnages, il affirme à la presse : «Mon voyage
est strictement non officiel (sic)663». Il est vrai qu'il est en butte à de nombreuses
attaques dans les journaux. Lorsqu'il donne une conférence de presse à New-York, le 13
juillet, les journalistes l'interrogent sur le nombre d'Haïtiens victimes du massacre. Il ne
peut que tenter de minimiser et de nier :
«Ces incidents se sont produits près de la frontière, mais ils ont
été très exagérés. Ce fut quelque chose comme ce qui s'est produit entre
Américains et Mexicains à vos frontières. Vous en avez beaucoup
entendu parler. Aucune information sur le massacre de dix mille Haïtiens
n'a de fondement. Je sais personnellement que les soldats dominicains
sont restés en dehors de ces disputes664.»
Trujillo tente de contre-attaquer en démontrant qu'il n'a fait que reprendre et
appliquer une pratique impériale traditionnelle. Mais la défense reste peu convaincante
car il est placé sur un terrain délicat; il ne peut ici faire taire les journalistes ou les
traîner dans la boue. La rencontre avec le ministre haïtien Élie Lescot, qu'il soutient
contre Vincent, est d'ailleurs destinée à montrer que les relations entre les deux pays
sont au beau fixe.
Tout aussi graves sont les accusations de sympathies pour l'Axe et en particulier
l'Allemagne hitlérienne. En mars 1939, le New York Herald Tribune, se fondant sur des
informations en provenance de la république Dominicaine, avait écrit :
«Le Général Rafael Leonidas Trujillo, ex-Président et encore
dictateur, cultive actuellement en secret des relations étroites avec le
Gouvernement allemand. […] Aux termes de l'accord entre Trujillo et le
Chancellier Hitler, on dit que le Dictateur dominicain a convenu de
ravitailler en pétrole les sous-marins allemands qui opèreraient dans les
eaux des Caraïbes665.»
On mesure aisément l'impact d'un tel article au moment où la marche à la guerre
s'accélérait et où Hitler envahissait la Tchécoslovaquie. De nouvelles rumeurs naissent
-333-
sous les pas de Trujillo pendant son séjour666. Aussi, dès son arrivée le Benefactor doit
se défendre et préciser quels sont ses amis. Le 7 juillet, il déclare à la presse :
«Les États totalitaires doivent perdre l'espoir que la république
Dominicaine leur accordera sa sympathie667.»
Déclaration nette qui montre que Trujillo sait où sont ses intérêts mais
également dénégation qui est significative du climat de suspicion qui entoure le voyage
du dictateur.
666 B. Vega fait état du reportage d'un grand journal de Washington au sujet de la réception donnée par
Trujillo le 27 juillet à la légation dominicaine. Deux photographies de personnalités seulement
l'illustrent : une de Cordell Hull et l'autre de Hans Thomsen, le chargé d'Affaires du Reich. Trujillo
déclarant qu'il ne va pas en Allemagne, le journaliste se demande si Hitler ne compte pas visiter le gai
Paris pendant l'été… ID., ibid., p. 104.
Ces spéculations sont alimentées par le jeu de balance que la dictature entretient, malgré ses dénégations.
Trujillo qui a désigné un ministre plénipotentiaire à Berlin dès 1935, insiste longuement auprès de
l'Allemagne pour que celle-ci procède à une nomination équivalente. Le Reich ne semble pas pressé; il
ne cède, après bien des efforts dominicains qu'en 1939. Le 18 août de cette année, quinze jours avant que
la Guerre Mondiale éclate en Europe et alors que Trujillo est en France, Hans F. Rohrecke est enfin
accrédité comme ministre du Reich à Ciudad Trujillo (Cf. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p.
257).
VEGA, Nazismo, fascismo y falangismo, p 127 et suivantes publie quelques citations et commentaires de
documents de la légation dominicaine à Berlin qui démontrent tout l'intérêt qu'il y aurait à effectuer des
recherches approfondies.
667 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 250.
668 Elle est née le 10 juin 1939, à l'hôpital américain de Neuilly.
669 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 224.
-334-
montrer reconnaissant puisqu'il a fait don d'un terrain excellemment situé dans la
capitale, évalué à un million de francs par le ministre français, pour construire
l'ambassade de France en république Dominicaine. En outre, sa venue en France a été
précédée de quelques cadeaux destinés à améliorer son image de marque : à peine
arrivée à Paris, son épouse a fait don en son nom de cinq poumons d'acier à l'hôpital
Beaujon.
Pourtant les espoirs du dictateur vont être déçus. Les autorités françaises
tiennent sa visite pour strictement privée et ont décidé de l'ignorer. Il est vrai que leurs
regards se tournent vers l'Allemagne et qu'elles n'ont rien à espérer dans l'immédiat de
Trujillo. Après être resté un peu plus d'une semaine à La Bourboule en compagnie de sa
famille, le dictateur se rend à Paris le 17 août. Pendant son séjour dans la capitale
française, aucun ministre ne le reçoit et il n'est pas organisé de cérémonie officielle à
son intention. Devant une telle indifférence, Trujillo se fait nommer ambassadeur
extraordinaire en mission spéciale auprés des gouvernements français et britannique.
Rien n'y fait. Tout au plus parvient-il à être reçu par le sous-préfet de Biarritz au cours
d'un séjour dans cette ville.
D'autant que les préparatifs de la guerre vont s'accélérant; le 23 août le pacte
germano-soviétique est signé : l'Allemagne a les mains libres. Tout commence à
basculer. Trujillo le comprend : le 4 septembre, lendemain de la déclaration de guerre
de la France et de la Grande-Bretagne à l'Allemagne, on apprend qu'il a quitté Lisbonne
pour New York670.
670 Nous n'avons pas connaissance qu'il ait été reçu par des représentants de Franco, lors de son passage
par Saint-Sébastien, ni par ceux de Salazar à cette occasion. Les archives espagnoles et portugaises
doivent apporter des précisions.
-335-
3. LE CONFLIT MONDIAL : UNE NOUVELLE
DONNE. 1939-1945
C'est donc très vite que le dictateur dominicain comprend le rôle qu'il peut jouer.
Le 3 septembre 1939, le jour même où la France et la Grande Bretagne déclarent la
guerre à l'Allemagne, Roosevelt rappelle que les États-Unis se sont dotés de lois de
neutralité671 et, s'adressant à ses concitoyens, il leur déclare qu'il faut s'y tenir.
671 Il s'agit, pour l'essentiel, de deux lois votées par le Congrès nord-américain en 1935 et 1937, qui,
dans l'éventualité de conflits en Europe ou en Asie, stipulent que les États-Unis s'abstiendront d'intervenir
et proclameront un embargo sur les armes à destination des belligérants.
-336-
L'Amérique du Nord, largement désarmée, sent venir avec inquiétude des
bouleversements auxquels elle n'est pas préparée et, dans un premier temps, cherche à
se préserver de la montée des dangers.
Dès le lendemain, comme nous l'avons vu672, Trujillo quitte Lisbonne à bord de
son yacht Ramfis, en route vers l'Amérique. Sans attendre, il prend les dispositions
nécessaires et, le 7 septembre, par décret, la république Dominicaine se déclare neutre.
Le 21 octobre, sera promulguée une loi réaffirmant cette neutralité et interdisant ses
eaux territoriales aux belligérants, en visant explicitement leurs unités sous-marines.
D'emblée, le généralissime prend sa place dans la stratégie nord-américaine. Il s'agit de
faire un rempart autour de l'Amérique, afin de la mettre hors d'atteinte. Habilement, le
Benefactor joue des craintes qui hantent l'empire et il déclare à la presse lors de son
arrivée à New York :
«Je crois qu'il y a des sous-marins, non seulement dans les
Caraïbes mais aussi tout près des côtes des États-Unis673.»
Le propos n'est pas exempt de cynisme. On se souvient en effet du travail de
l'Institut scientifique dominicano-allemand et des visites des navires de la marine de
guerre allemande -Karlsruhe, Emden, et Schlesien-, accueillis à Ciudad Trujillo et en
baie de Samaná au cours des années précédentes 674. Il ne fait maintenant aucun doute
que les militaires allemands ont procédé alors à d'utiles relevés dans la perspective
d'une guerre de corsaires.
Le dictateur contribue ainsi à la psychose de la guerre sous-marine qui
commence à se répandre dans l'opinion publique nord-américaine 675. Mais surtout, il
rappelle un passé douteux pour mieux faire valoir son ralliement complet à la cause
impériale.
Cette adhésion sans restriction, manifestée avec éclat, est la carte maîtresse de la
dictature. Pendant toute la durée de la Guerre mondiale la fidélité aux États-Unis sera
sans cesse réaffirmée, en paroles et en actes. Ses variations épousent étroitement
681 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 81.
682 Trujillo assiste aux manœuvres du 25 février 1939 au 3 mars. Il décore personnellement de l'ordre de
Duarte le contre-amiral Hayne Ellis et le général de corps d'armée des Marines William P. Upshur.
683 Pour cette citation et la suivante : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 273.
-339-
«En cette date qui marque une nouvelle étape de notre vie
politique, je veux me joindre à la liesse patriotique de mon peuple, car je
suis sûr de son glorieux destin. Je dépose en offrande devant la tombe
des Pères de la Patrie, les honneurs que m'ont rendus les forces navales,
aériennes et terrestres des États-Unis d'Amérique.»
La situation peut sembler paradoxale : Trujillo célèbre l'Indépendance, loin de la
capitale et entouré de troupes étrangères; il exalte un destin dominicain qui semble
illustrer la théorie du “Destin manifeste” de l'Amérique, définie comme zone
d'influence exclusive des États-Unis. Sous les mots grandiloquents, la transaction est
indiquée : la reconnaissance pleine et entière de la dictature en échange de son complet
engagement au service de la cause impériale.
Quelques jours plus tôt, le général Marshall, chef d'état-major de l'armée des
États-Unis, reçu à bord du yacht Ramfis, avait indiqué clairement le contenu de cette
reconnaissance officielle :
«Les terribles événements européens semblent avoir altéré la paix
mondiale, mais ces actions tragiques et catastrophiques ont abouti à un
splendide résultat : l'établissement de liens étroits qui rapprochent les
Républiques de l'Hémisphère Occidental. Ceci est la meilleure des
récompenses et vous et moi pouvons nous en réjouir. […] je vous assure
685 L'opération a d'ailleurs lieu en territoire dominicain, au début du mois de mai 1940.
686 Les cinq séjours ont lieu aux dates suivantes : du 18 septembre 1939 au 26 octobre de la même
année; du 2 septembre au 8 octobre 1940; du 3 décembre 1940 au 29 mars 1941; du 29 avril 1941 au 23
mai de la même année; du 21 novembre au 25 décembre 1941. Soit au total, plus de huit mois.
-341-
que la sincère coopération de la république Dominicaine dans les
problèmes de défense de l'Hémisphère est très appréciée dans notre
pays687.»
Malgré le caractère protocolaire du discours, les mots disent bien que les offres
de Trujillo ont été pleinement acceptées. George Marshall, qui dans quelques semaines,
devra diriger l'ensemble des forces armées nord-américaines dans la plus grande guerre
jamais livrée par les États-Unis, sait que la bataille sera difficile. Il n'est plus temps de
s'interroger sur le bien-fondé de tel ou tel régime latino-américain. Seules comptent la
fidélité à Washington et la solidité du pouvoir en place. Trujillo incarne l'une et l'autre,
pour peu que l'empire le reconnaisse et le soutienne.
La dictature dominicaine devient donc publiquement un régime ami des États-
Unis.
690 Discurso pronunciado el 8 de enero de 1942 con motivo del homenaje que le fue rendido por Clases
y Rasos del Ejército Nacional… ID., ibid., t. IV, p. 123.
691 Il s'agit du camp de La Cumbre qui avait précédemment servi à héberger des réfugiés espagnols.
-343-
neutralisés et un signal clair est envoyé à l'appareil trujilliste : tout contact avec les
ennemis des États-Unis est à proscrire.
L'offre dominicaine n'est pas négligeable pour les États-Unis, comme le révèlent
les premières actions de guerre. En effet, dès le début du mois de février 1942, des
sous-marins allemands arrivent dans la région. En cinq mois, ils coulent deux cent cinq
navires dans les Caraïbes, le Golfe du Mexique ou près des Bahamas et de la Floride.
692 Le camp de La Cumbre fut fermé le 17 mai 1942. Ce même jour, les prisonniers embarquaient pour
les États-Unis. Quant au Hannover, ce navire marchand, surpris par la guerre dans les Caraïbes, avait été
capturé par les croiseurs britannique Dunedin et français Jeanne d'Arc, dans le canal de La Mona, alors
qu'il essayait de faire route vers l'Allemagne. Il était pourtant dans les eaux dominicaines, déclarées
interdites aux belligérants à l'époque. Trente-sept marins allemands purent atteindre la côte. Un an plus
tard, il en restait encore vingt en république Dominicaine, qui, tous, furent envoyés aux États-Unis.
693 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 194.
694 Il s'agit de l'aéroport de Miraflores, rebaptisé en 1944 par Trujillo : Aéroport Général Andrews. La
concession en est attribuée à la Panamerican Airways, qui reprend sur tout le continent les lignes retirées
d'office à l'Allemagne et à l'Italie et une bonne partie du trafic que la France n'assure plus.
-344-
La menace pour l'économie des États-Unis est bien réelle. Le trafic maritime risque
d'être paralysé par la guerre de corsaires; le passage par le canal de Panama est en péril.
Le contrôle de ports et d'aérodromes adaptés dans la région est une des conditions
décisives pour mener à bien l'urgente contre-offensive. Très vite plusieurs sous-marins
sont coulés. Ces succès et le déplacement des théâtres majeurs d'affrontement font que
la guerre diminue d'intensité dès le mois de juillet dans la zone. À la fin de l'année on
ne relève plus que des incidents sporadiques. Les Caraïbes sont redevenues "un lac
nord-américain". Gage précieux pour la dictature, une mission navale des États-Unis
s'installe en république Dominicaine695.
Trujillo ne manque pas de faire valoir qu'il a sa part dans cette première victoire.
La propagande présente la vente par Trujillo de son yacht Ramfis à la marine des États-
Unis comme une "cession" désintéressée 696. Mais surtout la perte de quatre navires
marchands dominicains, parmi lesquels les deux plus beaux fleurons de la flotte
commerciale du pays697, commence à être célébrée comme un noble sacrifice. On
comprend qu'il s'agit d'indiquer que la dictature partage les souffrances de la guerre.
Plus tard, à la fin du conflit, lorsque les relations recommenceront à se tendre avec
Washington, les faits seront transformés en légende héroïque, comme nous le verrons698.
Quelques jours après son élection triomphale -il est vrai qu'il n'a aucun
adversaire- et sa prise de fonctions anticipée, il reçoit un message de congratulations de
Franklin D. Roosevelt qui déclare :
-346-
«La magnifique concours prêtée par le Gouvernement dominicain
et par votre peuple à l'effort de guerre actuel, a été profondément
appréciée par le peuple des États-Unis qui ne l'oubliera jamais700.»
La dictature est félicitée pour services rendus et acquiert des droits sur l'avenir.
Les actes de propagande qui semblent attester d'une fidélité et d'une soumission
sans faille sont toujours à double sens. Ainsi, lorsque Trujillo consacre l'anniversaire de
Pearl Harbor comme «Jour de Réaffirmation de la Solidarité de la république
Dominicaine avec les États-Unis d'Amérique», à la fin de l'année 1942, il est clair qu'il
voudrait surtout obtenir l'assurance de liens réciproques703.
703 Carta dirigida el 5 de noviembre de 1942 a los legisladores […] invitándoles a votar una Resolución
por cuyo medio se declare el 7 de diciembre de cada año, mientras dure la guerra, Día de reafirmación
de Solidaridad de la República Dominicana con los Estados Unidos de América… ID., ibid., t. IV, p.
202.
-348-
• LA RELANCE DU PANAMÉRICANISME
Bien que reconnu et fêté, le régime dominicain reste donc à la merci d'un
retournement de conjoncture. Aussi ne se contente-t-il pas de se montrer fidèle à
Washington. Il revendique constamment un rôle privilégié sur le continent. Dès le mois
de mai 1940, Trujillo commence à préparer publiquement la Deuxième Réunion des
ministres des Affaires étrangères de La Havane qui doit se tenir en juillet704. Il déclare :
«Les phénomènes politiques et sociaux qui se succèdent tous les
jours, sous le regard stupéfait du monde, indiquent qu'est arrivé le
moment où les nations américaines doivent abandonner leurs hésitations
et euphémismes protocolaires, pour assumer les responsabilités que les
leçons de la réalité ne nous permettent pas d'esquiver705.»
C'est l'époque où, en France, les armées françaises et britanniques plient devant
l'avance allemande. La victoire du Reich sur ce très important théâtre d'opérations se
dessine. Washington ne peut que s'inquiéter; d'autant que de nombreux pays latino-
américains en principe neutres, manifestent des sympathies pour Berlin ou Rome. Des
organisations inspirées par les doctrines nazie ou fasciste continuent à s'exprimer
publiquement. L'interdiction des eaux territoriales aux belligérants n'est pas respectée,
comme le démontre le grave incidents du navire allemand, le Graf Spee, qui trouve
l'hospitalité dans le Río de la Plata, au nez et à la barbe de la marine britannique. En un
mot, la discipline panaméricaine, instaurée en septembre 1939, n'est que partiellement
respectée706.
Dans ce climat, le dictateur se pose en donneur de leçons, qu'il adresse à tout le
continent américain. Il se veut le lieutenant de Washington et exige le respect de la
discipline.
On reconnaît ici une ambition que la dictature avait déjà exprimée avec force en
1936, lors de la préparation de la Conférence de Buenos Aires 707. Il n'est donc pas
704 Ces réunions de ccnsultation avaient été décidées lors de la VIIIème Conférence panaméricaine de
Lima, en décembre 1938.
705 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 79.
706 Lors de cette Première Réunion des ministres des Affaires étrangères qui s'était tenue du 23
septembre au 3 octobre 1939 à Panama, il avait été décidé d'instaurer une “zone neutre”, au-delà même
des eaux territoriales américaines, interdite aux navires des belligérants. Les doctrines “portant atteinte à
l'idéal interaméricain”, expression visant le nazisme et le fascisme, devaient être bannies. Un Comité
interaméricain de neutralité avait été créé pour coordonner les efforts.
707 Voir à ce sujet : 1932-1937. Le panaméricanisme et la Conférence de Buenos Aires.
-349-
étonnant que, dans le même élan, Trujillo reprenne l'antienne de la Ligue des nations
américaines, projet qu'il avait vainement défendu à l'époque.
708 Rappelons que la France signe l'armistice de Rethondes le 22 juillet 1940. La Conférence de La
Havane s'est justement ouverte la veille.
709 Résumant l'intervention du délégué dominicain à La Havane, Trujillo déclare : «À la Réunion des
ministres des Affaires étrangères qui s'est tenue récemment à La Havane, le secrétaire d'État dominicain,
interprète de mes idéaux américanistes, a offert pour la défense de l'Amérique, la terre, la mer, les airs et
les hommes dominicains.» Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 80. C'est très exactement ce que demandait Washington.
710 Elle se tient du 15 au 28 janvier 1942.
711 Pour cette citation et les deux suivantes : Manifiesto al pueblo dominicano, el 28 de febrero de 1942,
en respuesta al clamor común… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 131 et 133.
-350-
«Nous avions en outre participé à une politique de voisinage
solidaire, de fraternité responsable, d'unité continentale et de défense
commune des nations d'Amérique.»
En un mot, les pays qui refusent de rompre leurs relations diplomatiques sont
désignés comme des traîtres à la cause américaine. Le Benefactor, appelle de ses vœux
une mise au pas de tout l'hémisphère. La délégation dominicaine à la Conférence de Rio
se prononce même pour une déclaration de guerre commune et immédiate des vingt-et-
une Républiques.
En vain. Cordell Hull, très irrité par l'attitude de l'Argentine, ne veut cependant
pas aller jusqu'à l'épreuve de force. Les neuf Républiques des Caraïbes et d'Amérique
Centrale ont déjà déclaré la guerre à l'Axe et le Mexique, la Colombie et le Venezuela
ont rompu leurs relations diplomatiques. Cela suffit dans l'immédiat à Washington.
Cette inanité des efforts de la dictature pour se voir reconnu un rang particulier
au service de l'empire, éclaire les véritables relations entre les deux capitales. Si
Washington cherche à constituer des alliances; elle n'entend pas se lier elle-même par
les accords conclus. Cette "liberté d'action unilatérale" -expression en vogue à l'époque
à Blair House- que se réservent constamment les États-Unis est une manifestation
directe de l'hégémonie nord-américaine. Les dirigeants de Washington doivent certes
composer avec la réalité, ils savent le faire; mais il n'entendent associer personne à la
définition des objectifs de leur politique et des moyens de les atteindre. Les
protestations de fidélité, parfois outrancières, de Trujillo n'y changent rien.
712 Ce comité remplaçait le Comité interaméricain de neutralité constitué à Panama en 1939. Les États-
Unis, l'Argentine, le Chili et quatre partisans de la cause alliée se retrouvaient au sein de ce nouvel
organe panaméricain afin d'harmoniser, autant que possible, les points de vue.
-351-
D'autant que la Maison-Blanche et le département d'État ont quelques raisons de
ne pas accorder une grande confiance à la sincérité des serments du Benefactor. Ses
coquetteries avec la Kriegsmarine et les services secrets du Reich713 sont encore dans
tous les esprits. On en mesure d'ailleurs les désastreuses conséquences lorsque les sous-
marins allemands engagent leur guerre de corsaires, à partir de février 1942714.
L'alarme a encore été donnée au début de 1940, lorsque Trujillo a reçu le prince
Gaëtan de Bourbon-Parme, qui lui a remis les insignes de chevalier de la Croix de
Malte. Il s'agit d'une décoration catholique, qui atteste, officieusement, de la
reconnaissance du Vatican. Mais le prince est également connu pour ses sympathies
fascistes et fait figure d'émissaire de Mussolini, en tournée dans divers pays de
l'hémisphère afin de nouer ou de raffermir les liens politiques du Duce. Il faut encore
ajouter qu'il représente la branche carliste qui prétend à la couronne d'Espagne. Lors de
la cérémonie de remise de la décoration au dictateur dominicain, il porte d'ailleurs le
béret rouge et la chemise bleue des requetés, volontaires carlistes qui ont combattu dans
les rangs franquistes en Espagne715. En gage de remerciement pour la distinction qui lui
est conférée, le Benefactor impose la grand-croix de l'ordre de Trujillo au prince. Le
régime fait ainsi un geste public en direction de Rome et de Madrid.
Il s'agit, bien sûr, de manœuvres, subtilement pesées, où la part du chantage est
essentielle. La dictature tente de faire valoir sa capacité de nuisance, afin de se faire
mieux entendre. Ce chantage qui ne dit pas son nom, est l'arme du faible. Il cesse
d'ailleurs dès que les États-Unis s'engagent plus fermement contre l'Axe.
En fait, l'attitude de la dictature est complémentaire de celle de Washington.
L'une et l'autre illustrent le rapport profondément inégal entre les deux capitales. Celle-
ci se réserve les décisions, celle-là ne peut jouer que sur son empressement, ou sa
réticence, à obéir.
713 Voir 1932-1937. Le régime dans les contradictions mondiales et 1938-1939. Faux départ et sortie
manquée.
714 En effet, il apparaît très vite que les officiers et agents allemands ont établi des cartes des côtes et des
fonds marins extrêmement précises. Certains se retrouvent à bord des sous-marins.
715 La cérémonie a lieu le 22 février 1940. R. D EMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 271 et
GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 94.
-352-
administrateur rusé, et même retors, dans sa gestion de la république Dominicaine,
Trujillo ne peut, à aucun moment, s'imposer comme allié de Washington.
716 Discurso pronunciado en el homenaje que las Misiones especiales le rindieron la noche del 17 de
agosto de 1942, en el hotel Jaragua… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 183.
717 Le 21 février 1945, dix jours après la clôture de la Conférence de Yalta, s'ouvre à Chapultepec
(Mexico) la Conférence interaméricaine sur les problèmes de la guerre et de la paix. Quelques jours plus
tard, l'Argentine se résoud à déclarer la guerre à l'Allemagne.
718 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 183.
-353-
En effet, bien que la dictature abandonne toute démarche pour faire aboutir le
projet, y renonçant dans les faits, la propagande continue avec obstination à rappeler le
souvenir de la Ligue des nations américaines. Mais les manifestations panaméricaines
ne sont plus que symboles, apparemment vains, comme cette loi de 1944 qui, sur
proposition de Trujillo, prévoit l'érection de monuments à George Washington, Bolívar,
San Martín, Silva Xavier "Tiradentes", Juárez, Santander, O'Higgins et Martí sur
l'avenue George Washington719. La grandiose cérémonie inaugurale célébrant la
communion de toutes les Républiques américaines -ou presque, notons l'absence de
Toussaint Louverture- à travers le souvenir des héros de l'Indépendance, ne se réalisera
pas.
719 Le projet de loi de Trujillo est daté du 4 mai 1944, la loi est promptement votée, le 29 du même mois.
Voir INCHÁUSTEGUI, Historia Dominicana, t. II, p. 270.
720 Les déclarations du dictateur à la presse mexicaine peu après la Conférence de Chapultepec et à la
veille de la Conférence des nations unies de San Francisco sont éclairantes. Reprenant point par point
l'histoire de son projet, il se pose en précurseur. Importantes declaraciones a la revista Continente, de
Ciudad de México, el 21 de marzo de 1945. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 101.
721 Voir l'étude détaillée de cette question dans : 1947-1955. Le Phare sà Colomb.
-354-
B/ UNE MARGE ÉCONOMIQUE ACCRUE
Dès le début de l'année 1937, Trujillo entreprend des démarches afin d'assouplir
la lourde tutelle qui pèse sur son régime. Les bons résultats économiques et le ferme
contrôle du pays sont des arguments qu'il fait valoir auprès du secrétaire du
département d'État nord-américain, Cordell Hull722. Mais les oppositions sont fortes aux
États-Unis. Elles émanent plus particulièrement des cercles financiers qui craignent de
courir des risques en laissant la bride trop longue au dictateur. Le Conseil des porteurs
de bons, de nombreux sénateurs et le sous-secrétaire du département d'État, Sumner
Welles, se montrent réticents.
Cependant, quelques jours plus tard, le Benefactor adresse une lettre à Roosevelt
depuis Washington. Après avoir fait état de la fidélité du gouvernement dominicain et
722 Max Henríquez Ureña et Andrés Pastoriza se rendent en mission spéciale à cet effet à Washington.
723 Trujillo rencontre Roosevelt le 11 juillet 1939. Cet événement est évoqué dans : 1938-1939. Faux
départ et sortie manquée.
-355-
de ses «huit années d'antécédents sans tache dans l'administration la plus sage et
sérieuse des intérêts publics et dans le plus strict respect de ses engagements
internationaux», il formule avec déférence une demande :
«Vous pourriez, Monsieur le Président, nommer Percepteur
Général des douanes dominicaines un citoyen de mon pays, ou bien vous
pourriez laisser la charge vacante, offrant la possibilité à notre
Gouvernement de retrouver ses prérogatives et de désigner le nouveau
responsable724.»
Le compromis proposé peut sembler alambiqué. En effet, selon les termes de la
Convention de 1924, la perception générale des Douanes est une officine nord-
américaine, dépendant directement du président des États-Unis. Le percepteur général
peut, à tout moment, faire appel à la protection armée nord-américaine contre les
autorités dominicaines s'il estime les intérêts nord-américains en danger. On voit donc
mal un Dominicain nommé à la tête de cet organisme, partie intégrante de
l'Administration des États-Unis…
En fait, la proposition embarrassée du dictateur traduit une contradiction. Pour
se renforcer le régime a besoin d'éliminer ce pesant carcan, mais, d'autre part, il n'est
pas en position de force pour en réclamer la disparition. Le ferait-il, qu'il se heurterait
immédiatement à l'opposition du Sénat nord-américain, garant de la Convention qu'il a
ratifiée par un vote. Aussi Trujillo cherche-t-il un arrangement.
Peine perdue, puisque Roosevelt répond quelques jours plus tard, assez
directement, au dictateur déjà en route pour la France :
«La simple nomination d'un citoyen dominicain comme
Percepteur Général des Douanes dominicaines, même si ce geste
satisfaisait le peuple et le Gouvernement dominicains, ne transférerait
effectivement aucune des responsabilités du Gouvernement des États-
Unis au Gouvernement dominicain, ce qui a été l'un des buts principaux
des deux Gouvernements725.»
Plus loin, il ajoute :
«Je crois presque superflu d'attirer votre attention sur le fait que,
selon notre Constitution, je dois soumettre ces instruments diplomatiques
au Sénat pour qu'il en juge et dispose.»
La fin de non-recevoir est sans ambiguïté. La Maison-Blanche indique qu'elle ne
s'engagera pas dans cette voie semée d'embûches et qui ne mène nulle part. Pourtant
724 Cette citation et la précédente sont extraites de la lettre du 26 juillet 1939. VEGA, Trujillo y el control
financiero norteamericano, p. 385, reproduit la missive.
725 Cette citation et la suivante sont tirées de la lettre du 4 août 1939. Voir ID., ibid., p. 387.
-356-
Roosevelt ne ferme pas tout à fait la porte. Il laisse entrevoir la possibilité d'un transfert
de compétences. Mais il est clair que, pour lui, ce moment n'est pas encore venu.
Les profonds changements qui s'opèrent avec la guerre qui éclate en Europe
modifient rapidement cette situation, comme nous l'avons vu. Le raffermissement de la
position de la dictature au sein de l'empire est vite perceptible dans les déclarations,
maintenant publiques, de Trujillo.
En février 1940, le dictateur saisit une occasion solennelle dont la mise en scène
a été très soigneusement étudiée. Le président du Sénat lui remet le grand collier de
l'ordre de Trujillo ce qui lui permet de prononcer un discours rappelant son œuvre et
annonçant les prochains objectifs. Ce même jour, le Benefactor décore de l'ordre de
Trujillo le prince Gaëtan de Bourbon-Parme, dont nous avons évoqué les sympathies
fascistes726. Les demandes en direction de Washington sont ainsi assorties d'un chantage.
Le dictateur dominicain déclare :
«Le moment où le système de politique internationale qui a donné
lieu à l'établissement de la perception générale des Douanes a été
accepté par le peuple dominicain ne peut se décrire que comme une de
ces époques de profond trouble national que nous avons vécues dans le
passé. De ce fait, en application de la politique de bon voisinage, il faut
que nous nous préoccupions -non seulement nous, mais aussi les États-
Unis d'Amérique- de modifier substantiellement et définitivement
l'instrument de politique internationale qui a servi à mettre en place un
tel système dans le pays727.»
Trujillo ne demande plus un obscur compromis mais une véritable renégociation
de la Convention de 1924, présentée comme désuète.
Le temps travaille pour lui. En effet les nouvelles qui parviennent d'Europe sont
de plus en plus inquiétantes pour Washington.
-358-
égalité, mais elle implique une relative confiance dans la volonté et la capacité de la
dictature de servir les intérêts de l'empire alors que les circonstances sont difficiles.
À bien l'examiner, on constate que cet agrément tacite repose sur des liens
directs établis entre la dictature et des cercles de décision nord-américains.
Les voyages répétés de Trujillo aux États-Unis, l'infatigable activité des
diplomates et envoyés spéciaux dominicains vise en permanence à se ménager des
complicités au sein de la métropole impériale. Un véritable réseau, qui se révélera d'une
extrême importance par la suite, se met en place à cette époque, sous la conduite de
l'influent Joseph Davies, ami personnel de F. D. Roosevelt 728. La nouvelle convention
favorise le développement de cet appareil, en lui accordant de facto une place
institutionnelle.
Ainsi l'établissement bancaire qu'il faut trouver d'un commun accord est désigné
d'avance : il s'agit de la First National City Bank qui opère directement dans le pays
depuis 1926. Trujillo et son épouse disposent de comptes bien approvisionnés à
l'agence de New York de cette banque, grâce à des transferts de capitaux qui échappent
à tout contrôle.
Le cas du représentant des porteurs de bons, également désigné par les deux
pays, est encore plus éclairant. Oliver P. Newman est immédiatement retenu d'un
commun accord. Ce membre important du parti démocrate est, depuis longtemps, un
ami personnel de Trujillo qui l'a même décoré de l'ordre de Duarte en 1938. Son poste
est une véritable sinécure, puisque sa tâche officielle se réduit à toucher en début de
mois les sommes dues au titre du remboursement de la dette. Pour ce travail, il reçoit du
gouvernement dominicain la somme de dix mille dollars par an729. Il est autant l'homme
de Hull en république Dominicaine que l'agent de Trujillo auprès du département d'État
nord-américain.
728 Nous revenons sur ce réseau d'agents politiques de la dictature aux États-Unis in : 1945-1947. La
ligne de défense de la dictature. On pourra également consulter la rubrique consacrée à J. Davies dans
l'annexe Notices biographiques.
729 À titre de comparaison, le secrétaire d'État aux Finances dominicain touchait six mille dollars par an
à cette époque. VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 438. Voir également Notices
biographiques.
-359-
La bienveillance impériale n'est pas sans fondement du strict point de vue
financier. La dictature s'est montrée exceptionnellement scurpuleuse dans le règlement
de la dette extérieure. Le tableau suivant le démontre sans conteste730 :
À vrai dire, les grands pays du continent, obtiennent souvent de bien meilleures
conditions que la dictature dominicaine. Le Brésil et la Colombie voient leurs dettes et
les taux d'intérêts qui y sont attachés considérablement réduits. Le Mexique réussit à se
libérer de ce fardeau en 1941, moyennant un paiement presque symbolique 731. Le poids
de ces pays et, partant, leur importance pour Washington, expliquent ce traitement plus
favorable. En échange de la remise de dette, le Mexique peut mettre des dizaines de
milliers d'hommes à la disposition de l'armée des États-Unis et de son agriculture 732. Le
régime dominicaine n'a rien de tel à proposer. Sa rigoureuse orthodoxie s'explique
largement par cette situation.
730 D'après les données fournies par VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano, p. 456. Une
erreur de calcul a été corrigée.
731 Environ 10 % de la valeur nominale des bons. Les accords de réduction avec la Colombie et le Brésil
sont signés respectivement en 1941 et 1943. ID., ibid., p. 435.
732 Les citoyens mexicains en résidence aux États-Unis sont autorisés à s'enrôler dans l'armée nord-
américaine et l'émigration légale de travailleurs agricoles est organisée.
-360-
La comparaison avec la voisine Haïti est plus parlante. Dès 1934, dans le cadre
des négociations pour le retrait des troupes d'occupation, les présidents Roosevelt et
Vincent ont conclu un accord assez semblable à celui qu'obtiennent les Dominicains en
1940. Les Douanes ont été transférées sous le contrôle haïtien, un représentant fiscal
étant désigné conjointement, et Haïti rachetant la Banque nationale d'Haïti, succursale
de la First National City Bank.
-361-
- Un grand retentissement est donné aux entrevues avec Marshall
et Roosevelt, déjà évoquées733. Les dirigeants nord-américains se prêtent de bonne grâce
à ces manifestations. En république Dominicaine, l'ambassadeur des États-Unis,
MacGregor Scotten, est présent lors des cérémonies qui célèbrent l'accord. L'échange
des instruments de ratification entre Hull et Trujillo, le 10 mars 1941, est à nouveau
célébré.
-363-
• LES ANNÉES FASTES
L'Export & Import Bank, plus communément appelé Eximbank, est l'un des
instruments de cette politique.
Dès juin 1940, cette institution accorde, avec l'aval du département d'État, un
prêt de deux millions de dollars à la république Dominicaine. La somme est en
particulier destinée à la réalisation d'un abattoir moderne, pourvu d'installations
frigorifiques dans la capitale et à des travaux portuaires.
Ces installations et améliorations doivent permettre d'approvisionner une partie
des Caraïbes que les États-Unis ne pourront plus servir.
L'économie dominicaine est relancée. D'autant que les prix des matières
exportées s'élèvent très rapidement. En régression depuis 1930, ils montent en flêche
dès 1942.
Le cacao, vendu 116,61 dollars la tonne en 1941, atteint 431,73 dollars en 1947.
Le prix est multiplié par 3,7.
L'évolution pour le café est identique. Dans le même temps, son prix s'élève de
121,65 dollars à 443,88 dollars la tonne. Il a été multiplié par 3,6.
Enfin le tabac, quatrième des grands produits d'exportation, connaît des hausses
du même ordre. La tonne valait 41,48 dollars en 1941, elle se vend 210,98 en 1947. Son
prix est multiplié par 5,1.
Il faut ajouter cependant que les prix des matières et biens importés augmentent
également dans de fortes proportions.
La pénurie de carburants et de pièces mécaniques, largement absorbés par
l'effort de guerre des États-Unis, freine le développement de la production.
Enfin, les difficultés du commerce international -à la différence du sucre cubain,
le sucre dominicain doit traverser tout l'Atlantique- contribuent à ralentir l'essor.
Mais la valeur globale des importations croît bien moins vite que celle des
exportations.
En effet la pénurie de biens de consommation sur le marché international limite
leur volume.
736 Calculs effectués à partir des données de Anuario estadístico de la República Dominicana, 1936-
1954, reproduites par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 394 à 398. Une erreur a été corrigée.
-365-
Washington, dans la mesure de ses moyens, veille à favoriser la production dans
l'hémisphère. Les carburants et les pièces mécaniques sont rationnés et répartis de façon
à réduire les inconvénients de la situation.
Des mesures militaires, telles que l'organisation de la navigation en convois,
sont rapidement prises afin d'assurer la sécurité du commerce.
COMMERCE EXTÉRIEUR
1930-1947
(en milliers de dollars US)
737 D'après les données de la Oficina nacional de la estadística, présentées par Luis GÓMEZ, Relaciones
de producción dominantes…, tableau n° 26, et J. C. ESTRELLA, La moneda, la banca y las finanzas
dominicanas, t. I, p. 353. Quelques erreurs de calcul ont été éliminées. À partir de l'année 1947 les
comptes s'effectuent en pesos dominicains, dont la valeur est strictement alignée sur celle du dollar nord-
américain.
-366-
trente millions sont dépassés, puis les quarante; en 1947 la valeur des exportations est
supérieure à quatre-vingt millions.
L'excédent commercial dégagé en six ans, à partir de l'entrée en guerre des
États-Unis est de près de 166,5 millions de dollars. Prospérité soudaine si l'on songe
qu'au cours des six années précédentes, de 1936 à 1941, il s'était élevé à seulement 35,5
millions et qu'entre 1930 et 1935, dans un laps de temps identique, il n'avait pas atteint
les 18 millions. Pour la seule année 1944, la meilleure de la période, l'excédent est
supérieur à celui cumulé des dix premières années du régime.
738 Le montant du budget de l'État et de la dette extérieure sont régulièrement indiqués dans les comptes
rendus annuels au Congrès. Seul manque le message correspondant à l'année 1945. Pour l'année 1947, le
montant indiqué correspond au mois de juillet, date à laquelle la dette est liquidée. Voir les messages :
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 156; t. III, p. 229; t. IV, p. 248; t. V, p. 40 et 255.
Voir également : Trascendentales declaraciones hechas a un grupo de notables periodistas extranjeros
[…], el 16 de mayo de 1947, ID., ibid., t. VII, p. 187, et Al depositar en manos del señor Oliver P.
Newman […] el cheque […] en imponente ceremonia efectuada en el salón principal del Palacio
Nacional, ID., ibid., t. VII, p. 232.
VEGA, Trujillo y el control financiero norteamericano fournit une analyse extrêmement détaillée de la
question. Il démontre que, d'un strict point de vue technique, Trujillo ne s'en tire pas au mieux, voir
p. 594 et que le rééchelonnement de la dette en 1931-1934, s'avère en définitive fort coûteux. Mais,
Trujillo avait-il les moyens d'éviter cela ?
-367-
1944 12 652 76
1946 9 898 60
1947 0 0
-368-
- Le 29 août 1945, est créée la Banque agricole et hypothécaire
afin de financer le développement de la production, tant pour l'exportation que pour la
consommation nationale. La hausse des cours internationaux rend en effet certaines
cultures rentables. Le riz, hier massivement importé, en est le meilleur exemple.
-369-
• UNE COLLABORATION INTÉRESSÉE
740 On connaît le mot célèbre des industriels nord-américains au début de la guerre : «Demandez-nous ce
qu'il vous faut, et nous vous le fabriquerons». Rapporté, entre autres, par ALLEN. Les États-Unis, t. II,
p. 114.
-370-
- En 1943, la puissante United Fruit Company s'implante en
république Dominicaine, à travers une de ses filiales : la Grenada Company. Il s'agit
d'installer une grande plantation de bananiers aux fins d'exportation. Des milliers
d'hectares sont achetés à très bas prix, grâce à la complicité des autorités dominicaines
dans la région de Monte Cristi, au nord du pays. Les paysans sont expulsés de leurs
conucos, détenus en régime de propriété collective. La compagnie puise l'eau sans
contrôle et ne paye que des taxes extrêmement faibles.
741 Le contrat avec la Grenada Co. est daté du 21 avril 1943; l'accord avec la Foundation Co. du 1er
septembre 1944.
-371-
Dans le régime dominicain, corruption ne signifie pas anarchie. Bien au
contraire. La corruption implique un ordre rigoureux, parfaitement centralisé, au service
de ceux qui font affaire avec la dictature.
La construction de l'hôtel Jaragua montre assez bien que leur ligne est fixée en
toute conscience.
La construction de ce luxueux hôtel à Ciudad Trujillo en pleine Guerre
mondiale, unilatéralement décidée par le Benefactor, ne s'impose vraiment pas parmi
les priorités militaires. D'autant que l'affaire se double, à l'évidence, de nombreuses
escroqueries montées par Trujillo et ses proches. Sa femme revend 70 000 dollars un
terrain acheté 15 000. Lui-même cède l'édifice pour 400 000 dollars au gouvernement
alors que le contrat de construction n'excédait pas 200 000. Tout cela est dénoncé, à
plusieurs reprises, aux autorités américaines. Pourtant le ministre plénipotentiaire nord-
américain, MacGregor Scotten, fait la sourde oreille et déclare que les prix demandés
sont normaux. Le chargé d'Affaires également.
D'où Trujillo tire-t-il cette force ?
-372-
- L'implication personnelle du Benefactor garantit que, quelles
que soient les fraudes, l'État dominicain acquittera les factures.
La dictature dominicaine sait parfaitement que ces facteurs sont décisifs. Aussi
le maître d'œuvre désigné du projet est-il Hallet N. Hansard, un agent nord-américain
de Trujillo, qui organise contacts et rencontres.
Le résultat est que le 17 août 1942, le lendemain même de l'investiture de
Trujillo comme président de la république Dominicaine, l'hôtel Jaragua742 est inauguré
en grande pompe en présence de toutes les délégations officielles étrangères, au premier
rang desquelles se trouve le ministre nord-américain, Avra Warren. Du coup le luxueux
édifice apparaît comme un monument à la nouvelle collaboration entre Trujillo et les
États-Unis plongés dans la guerre. Le matin même, Avra Warren a d'ailleurs remis la
toge de docteur Honoris Causa de l'université de Pittsburgh au dictateur743.
742 Le nom de l'hôtel est sans doute une provocation calculée. Jaragua était en effet le nom précolombien
d'une grande région qui occupait tout le sud-ouest de l'île, soit la plus grande partie de l'actuelle Haïti et
le Baoruco en territoire dominicain.
743 Voir 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
744 Nous évoquons cette question in : 1945-1947. L'opposition du capital impérial.
-373-
«…la responsabilité des États-Unis se limitait à l'attribution d'un
quota à chaque pays et que la distribution est dans les mains de l'agence
dudit pays745.»
Le ton est sans réplique.
Cette collaboration, pragmatique pour les uns, intéressée pour les autres,
débouche sur un extraordinaire enrichissement financier de Trujillo et de sa famille
directe.
Ses revenus annuels sont évalués à 3,5 millions de dollars et même 6 millions
pendant les années de guerre. Rappelons que, pendant ce temps, le budget de l'État se
situe entre 15 et 30 millions de dollars. Mais, plutôt que de comparer ces sommes, il
serait plus juste de les additionner, tant il est vrai que nul ne sait où finit la fortune
personnelle du dictateur et où commence le Trésor public.
ENTREPRISES CONTRÔLÉES
PAR TRUJILLO OU SA FAMILLE
EN 1945
(Gains estimés en milliers de dollars US)
-374-
et autres élevage du bétail et gratuite, est constituée de
production de lait. prisonniers gardés par l'armée.
-375-
ENTREPRISES CONTRÔLÉES
PAR TRUJILLO OU SA FAMILLE
EN 1945
(SUITE)
-377-
C/ LE RENFORCEMENT DE L'APPAREIL DICTATORIAL
Les années de guerre, avec les capitaux qui affluent et l'espace politique qui
s'ouvre devant la dictature, sont une époque bénie. Un marché intérieur, développé d'en
haut, s'ouvre. Les importations coûtent cher et sont rares, il devient donc rentable de
développer la fabrication de produits simples de substitution, comme le souhaite
Washington. Le commerce implique des routes et des ponts : Trujillo en construit
encore davantage. L'industrie et l'agriculture exigent une main d'œuvre en bonne santé
et qui maîtrise les connaissances rudimentaires : les soins médicaux et l'éducation sont
développés. L'appareil investit pour le présent et pour l'avenir.
-380-
Conde, l'artère commerçante de la capitale, peu avant l'investiture de Trujillo en 1930.
La servilité d'aujourd'hui rappelle l'humiliation d'hier, affirmant la continuité du
pouvoir.
750 Le premier vote du Congrès a lieu le 16 avril 1940; celui du Sénat, le 22 février 1941.
751 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 279.
-381-
Le même jour, le dictateur adresse un message à la population «à l'occasion du
dixième anniversaire de sa prise en charge de la direction politique du peuple
dominicain752». On appréciera l'euphémisme, soigneusement calculé.
Le 16 août, nouvelle cérémonie de célébration de la première décennie de l'Ère
de Trujillo qui coïncide avec l'anniversaire de la Restauration de la République. Dans
un discours, le dictateur passe en revue ses réalisations depuis 1930.
L'essentiel est qu'à travers ces manifestations répétitives, le Benefactor affirme
publiquement non seulement qu'il dirige le pays, mais surtout qu'il n'a pas cessé de le
faire. Et cela, même s'il ne disposait, ni ne dispose encore, d'aucun titre légal.
Nul doute que nombre de regards se tournent vers Washington pour guetter
d'éventuelles réactions. Pas une voix officielle ne s'élève. Au contraire, encouragement
sans précédent, le secrétaire du département d'État signe avec Trujillo l'Accord
dominicano-nord-américain en septembre 1940753.
La route est donc libre pour revenir à une situation plus normale pour la
dictature : déjà s'amorce le retour officiel de Trujillo à la présidence.
752 Mensaje que dirigió a sus compatriotas el 16 de mayo de 1940… TRUJILLO. Discursos, mensajes y
proclamas, t. IV, p. 68.
753 Voir 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
754 Cette grave infection, située à la base du cou, faillit coûter la vie au dictateur. L'opération et les soins
prodigués du 1er au 5 mai, écartèrent le danger mais la convalescence fut longue.
755 Les cérémonies de Santiago se déroulent le 15 juillet 1940. L'hommage aux médecins, également à
l'initiative du général José Estrella, a lieu le 27 du même mois. Arturo Logroño propose trois jours plus
tard, le 30, la création de la décoration.
-382-
Le 16 août, c'est la population de la capitale qui est invitée à manifester sa joie,
à l'annonce du rétablissement de Trujillo, lors des cérémonies du dixième anniversaire
de l'Ère.
Le 22, "Ramfis" fait dire une messe pour sa santé à Santo Cerro, près de La
Vega. Le dictateur y assiste en compagnie de sa femme et de son frère Héctor.
Une semaine plus tard, le 29 de ce même mois, une messe d'actions de grâce est
célébrée devant la Vierge de la Altagracia, patronne du pays, dans le sanctuaire de
Higüey. Trujillo est à nouveau présent.
La presse rend abondamment compte de toutes ces manifestations qui
mobilisent l'appareil et se prolongent pendant des semaines encore, jusqu'à la messe
solennelle à la cathédrale de Ciudad Trujillo, offerte par son épouse, le 26 octobre.
756 Nous verrons les raisons particulières plus avant. Signalons encore, par exemple, les solennelles
actions de grâce dans le parc Duarte de La Vega, le 16 septembre.
757 À la date du 4 octobre 1940, peu après la signature du "Traité Trujillo-Hull". R. D EMORIZI.
Cronología de Trujillo, t. I, p. 289.
-383-
Le moment choisi est le 21 janvier, fête de Notre-Dame de la Altagracia et
également fête des associations ouvrières -gremios- qui proclament alors qu'il sera leur
candidat pour les élections de mai 1942. Cette désignation première est significative :
Trujillo se présente d'abord comme le candidat du peuple. Il n'est pas l'otage d'une
organisation. Les relations inégales entre le Chef et l'appareil sont clairement fixées :
Trujillo ne doit rien à ceux qui le servent, ceux-ci lui doivent tout. La campagne
électorale est une campagne de clarification et de réaffirmation des liens de
dépendance.
D'ailleurs c'est au peuple entier qu'il répond, au lendemain de la Fête nationale.
En acceptant de se présenter à l'élection présidentielle, le Benefactor se rend à la prière
qui monte du pays, et accepte d'être «le guide suprême de la République758».
Entre-temps le Parti dominicain l'a officiellement déclaré candidat. Un mot du
dictateur est alors repris et servira de slogan pendant toute la campagne : «Mais je
resterai en selle759».
Martelé par d'innombrables orateurs à travers le pays, peint sur les murs,
reproduit sur les banderoles, systématiquement imprimé sur le matériel de propagande,
écrit en lettres de bronze au pied des monuments -équestres de préférence-, il est
ressassé jusqu'à la nausée. Il y a même un merengue, diffusé par la radio et chanté dans
tout le pays, qui s'intitule aussi : «Mais je resterai en selle»760.
Après la difficile période qui avait commencé à la fin de 1937, la phrase sonne
comme un défi aux forces adverses qui n'ont pas réussi à le jeter à bas. Image de
l'homme libre dans la tradition hispano-américaine, le cavalier semble guider son
peuple. L'avenir se présente sous la forme d'une magnifique chevauchée.
Le dernier acte se prépare lors d'un meeting qui, selon la propagande officielle,
rassemble plus de quinze mille personnes à San Pedro de Macorís, trois semaines avant
les élections. Le président de la Chambre des députés, Manuel A. Peña Batlle, élu à ce
poste dix jours plus tôt, lance l'idée que Trujillo occupe la présidence dès son élection,
sans attendre le délai légal de trois mois. Le lendemain même, le président Troncoso
donne son accord761. Aussitôt, les prises de position orchestrées se multiplient en faveur
de cette idée.
762 La Commission électorale nationale annonce avec le plus grand sérieux que 505 999 électeurs -on
admirera la précision du chiffre, sans doute inventé par un bureaucrate- ont voté, tous pour Trujillo.
-385-
• LA MODERNISATION DE L'APPAREIL
Bien que son frère Héctor soit en principe le commandant en chef de l'armée, le
dictateur reste le militaire de rang le plus élevé, seul à avoir le grade de généralissime.
Plusieurs cérémonies, avant même son élection, manifestent qu'il détient l'autorité
suprême. Il préside l'hommage que lui rendent les simples soldats en janvier 1942,
passant par-dessus la hiérarchie civile et militaire pour mieux marquer son lien direct
avec la troupe. Quelques jours plus tard, il est proclamé "Chef suprême de l'armée et de
la marine"765.
tout le pays, y compris dans les campagnes les plus reculées. En 1945, ils sont près de
3 200. À l'occasion de la fête annuelle qui leur est consacrée, Trujillo déclare que ce
sont :
765 Les deux événements ont respectivement lieu les 8 et 20 janvier 1942. À l'occasion du premier, il
prononce un discours que l'on peut consulter : Discurso pronunciado con motivo del homenaje que le fue
rendido por clases y rasos del Ejército nacional y por los miembros de la Policía nacional… ID., ibid.,
t. IV, p. 123.
766 C'est par une réforme de la Constitution, qui entre en vigueur le 10 janvier 1942, que les gouverneurs
cessent d'être des élus pour devenir des représentants du pouvoir central. L'extension des charges qui
leurs sont conférées est organisée par un décret du 25 septembre de la même année.
767 Voir : 1930-1931. L'organisation de l'appareil répressif. Selon les statistiques, en 1945 le pays
compte 3 182 alcaldes pedáneos, titulaires ou suppléants.
-387-
«…des hommes pleins d'abnégation qui se montrent […]
d'efficaces et très utiles agents du Gouvernement dans la tâche décisive
et de la plus haute importance qui consiste à forger une conscience
civique éveillée et éclairée sur ses droits et obligations768.»
Au contact immédiat du paysan, de son épouse, de ses enfants, l'alcalde
pedáneo est un très efficace agent de renseignement. Il connaît les idées, les faits et
gestes de chacun. Représentant unique du pouvoir dans le hameau, ses demandes font
loi. Ne pas l'écouter ou lui désobéir, c'est s'exposer à voir arriver la police et être jeté en
prison. Si le régime décide une mobilisation générale en vue d'une revue civique ou
d'une commémoration, c'est lui qui fera monter les habitants du village dans les
camions.
770 La Nación commence à paraître le 19 février 1940. Le Listín Diario cesse de le faire deux ans plus
tard, le 15 janvier 1942. Quant à El Caribe, il est publié à compter du 14 avril 1948.
771 Mensaje dirigido a los Hombres de prensa, el 1 de febrero de 1940…. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IV, p. 49.
-389-
La bataille de presse qui se déroulera aux États-Unis à la fin de la guerre entre
journaux hostiles et favorables à la dictature se prépare déjà.
L'une des réalisations les plus importantes est la base navale et aérienne de la
baie de Las Calderas, dans un site remarquablement protégé et ouvert sur les Caraïbes,
à environ quatre-vingt kilomètres à l'ouest de la capitale. La décision est prise à la fin
de l'année 1938 et, un mois et demi plus tard, le terrain d'aviation est ouvert 773. Quant à
la base navale proprement dite, les travaux commencent en septembre 1943 et se
poursuivent pendant toute la guerre. Pour la première fois, la république Dominicaine
se prépare à disposer d'une marine de guerre.
L'entreprise est significative : la dictature qui, jusque là ne pouvait guère
menacer que la voisine Haïti, se pose en puissance régionale et cherche à se donner les
moyens d'intervenir dans les Caraïbes.
Cette politique fondée sur l'intimidation est largement dictée par la crainte d'un
débarquement d'exilés, nombreux dans les pays de la région. Aussi, un système de
surveillance permanente des côtes est-il mis en place sur instructions du dictateur à
partir de septembre 1942, alors que la guerre sous-marine est déjà dans sa phase
déclinante774. L'objectif est le bouclage militaire et policier du pays.
772 La construction du siège central de Ciudad Trujillo commence le 27 mars 1944; l'inauguration du
bâtiment s'effectue le 25 février 1945. Celui de Baní reçoit la bénédiction religieuse le 13 août de la
même année. Le choix des dates et des acteurs indique la volonté de la dictature d'identifier le PD à la
nation et à la religion catholique.
773 La loi est votée le 22 décembre 1938, et, dès le 2 février 1939, le terrain d'aviation est inauguré.
774 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 336 fait mention explicite de ces instructions à la date
du 7 septembre 1942. INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana, t. II, p. 292, corrobore le fait.
-390-
Parallèlement, Trujillo entreprend de développer la formation d'un encadrement
professionnel, parfaitement discipliné et techniquement préparé.
À cette fin une école d'officiers, le Centre d'enseignement Général Trujillo,
ouvre ses portes en janvier 1943 et accueille un premier contingent de cinquante élèves-
officiers. Afin que ses intentions soient bien comprises, le Benefactor déclare que
l'école «servira à éliminer le type de l'officier improvisé 775».En effet, les études
théoriques et pratiques durent deux ans. Le jour de l'An 1945, le Benefactor assiste à la
parade militaire que lui offre la première promotion issue de l'institution.
-392-
• L'ÉPURATION DE L'APPAREIL
777 Le parcours de Pellerano Sardá mériterait une analyse, à lui seul. Notons qu'il commence sa carrière
en adhérant au Parti Dominicain en 1933, à la suite de l'emprisonnement de son père, à l'époque directeur
de Listín Diario. Le journal cesse de paraître le 15 janvier 1942 et Pellerano Sardá passe simple député le
16 avril suivant.
778 On se reportera, pour plus de détails, aux Notices biographiques en annexe.
-393-
«Tous les ministres de Trujillo, tous les fonctionnaires, tous les
serviteurs du régime sont remplacés les uns après les autres. C'est une
règle autocratique et un rappel à l'ordre779.»
Ainsi est démontré le fait que les dignitaires du régime n'ont aucun pouvoir par
eux-mêmes. Le journal qu'ils sont censés diriger peut être l'instrument de leur perte.
Des dossiers sont constitués sur chacun, prêts à ressortir. Rien n'est stable que le
sommet de la pyramide, dont tout dépend.
-394-
L'offensive de Trujillo est d'abord doucereuse. Il rencontre Rafael Estrella
Ureña à Miami et l'invite à rentrer en république Dominicaine à la fin de l'année 1939.
Ce dernier accepte et fait le voyage sur le yacht présidentiel Ramfis, mis à sa
disposition par le dictateur. La presse célèbre la magnanimité de Trujillo qui lui accorde
une entrevue peu après son retour. L'exilé fait d'ailleurs acte de soumission publique en
adhérant au Parti dominicain. La propagande continue à rendre compte.
Pendant ce temps José Estrella est présenté comme le plus ardent défenseur de
Trujillo. N'a-t-il pas encore récemment pris la tête d'un regroupement afin de rendre
hommage aux médecins qui ont sauvé la vie du Benefactor ?
L'attaque, inattendue, est fulgurante : en octobre José Estrella est destitué et, en
novembre 1940, il est jeté en prison avec son neveu. Une vieille affaire, qui avait
épouvanté le pays en 1930, ressort des cartons : l'assassinat du dirigeant politique
Martínez Reyna et de son épouse en juin 1930781. Estrella Ureña et José Estrella sont
accusés de participation au meurtre.
Bien sûr, le crime a été choisi avec soin. Chacun sait que Trujillo lui-même
avait donné l'ordre et que l'exécution en avait été confiée à José Estrella. Sinistre
comédie : le Benefactor se penche maintenant avec sollicitude sur le sort de la victime
et fait savoir que les responsables seront châtiés. Le procès s'ouvre donc. L'arbitraire le
dispute à l'odieux : Estrella Ureña et José Estrella ne sont déjà plus rien. Ce dernier est
d'ailleurs condamné à vingt ans d'emprisonnement pour un autre crime.
Quand tout le monde s'attend aux condamnations dans le procès pour le meurtre
de Martínez Reyna, nouveau coup de théâtre : le tribunal déclare qu'il y a prescription
des faits et libère Estrella Ureña, après quatre mois d'emprisonnement. Celui-ci,
s'humilie publiquement et remercie Trujillo. La propagande continue à rendre compte.
Ce n'est qu'un répit, puisque, quelques semaines plus tard, des accusations,
visiblement extorquées par la contrainte, de José Estrella contre Estrella Ureña sont
largement reproduites par la presse. La réouverture du procès plane comme une épée de
Damoclès782.
Les responsables militaires sont concernés au premier chef. Dans son premier
compte rendu annuel après son accession à la présidence en 1942, Trujillo le fait savoir
très clairement. Il déclare aux parlementaires :
«La hiérarchie de l'Armée a été l'objet d'un examen destiné à
faire apparaître […] les officiers qui bien qu'étant arrivés aux premiers
rangs de la hiérarchie n'avaient pas accompli des tâches qui leur fissent
mériter une juste promotion; compte tenu de cet examen, les mesures
pertinentes ont été prises785.»
On remarque d'abord que le dictateur n'hésite pas indiquer qu'il existe des
fautifs, y compris au plus haut niveau. L'objectif est d'indiquer que nul n'est à l'abri. Le
zèle est donc exigé en permanence. Un euphémisme transparent indique le sort réservé
aux tièdes : la rétrogradation. Les cas d'officiers qui reculent d'un ou plusieurs rangs
dans la hiérarchie ne sont en effet pas rares. Le tableau d'avancement se parcourt dans
les deux sens.
Un mode de fonctionnement de l'institution militaire est donc ici affirmé. À
travers lui, est dessiné d'une main ferme le profil politique de l'armée. Le service du
Chef, arbitre des carrières, est mis au premier rang, la compétence technique ne vient
qu'en second. Trujillo, mieux que quiconque, sait que, laissés à eux-mêmes, les états-
majors peuvent rapidement se transformer en rivaux. L'épuration vise à dénier toute
marge d'autonomie aux forces armées à un moment où le Benefactor commence à les
doter d'un armement et d'une formation technique modernes.
L'appareil politique fait également l'objet d'un réexamen très sérieux. L'affaire
est menée par un spécialiste de la délation et de la provocation : José Enrique Aybar.
785 Memoria que de la labor del Poder Ejecutivo correspondiente al año 1942, presentó al Congreso
Nacional el 27 de febrero de 1943… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 252.
-397-
Celui-ci est à la tête de l'une des organisations les plus actives de l'appareil : la Garde
universitaire "Presidente Trujillo". Placée directement sous la protection du Chef qui lui
accorde son nom et son titre, lui remet son drapeau et ses uniformes, la Garde
universitaire est d'abord un réseau d'espionnage786. Les activités des enseignants et des
étudiants, leurs prises de positions, leurs paroles sont soigneusement enregistrées et
transmises. Constituée et reconnue comme un corps militaire, elle défile et parade, afin
d'intimider les éventuels esprits forts. Enfin, elle peut conduire des opérations violentes
contre telle ou telle cible désignée.
Si Trujillo se méfie des velléités d'indépendance des officiers qualifiés, souvent
formés à l'étranger, il craint tout autant que l'université ne devienne un foyer de
subversion. Appuyés sur leur savoir reconnu, conscients d'être nécessaires au
développement du régime, confortés par leurs relations internationales, la plupart du
temps issus des meilleures familles du pays, les enseignants et étudiants peuvent se
croire dispensés de la soumission absolue qui est la règle de la dictature. Aussi, à
l'université comme dans l'armée, le Benefactor fait-il accompagner par un renforcement
du contrôle policier la modernisation et le développement technique et scientifique,
voulus par lui. À ce titre la Garde universitaire est un instrument politique perfectionné,
adapté aux nouveaux besoins de la dictature.
Ces caractéristiques éclairent la mission politique que le dictateur lui confie
dans un cadre qui dépasse très largement l'université. Le premier essai a lieu en mai
1940 : la propagande annonce que la Jeunesse trujilliste a été constituée. Mais l'affaire
reste encore obscure. Elle prend vraiment corps en octobre de la même année : la Garde
universitaire, à l'occasion d'un meeting dans la capitale, annonce qu'elle constitue le
Parti trujilliste. La nouvelle organisation, placée sous la présidence d'honneur de
"Ramfis", recrutera au sein du Parti dominicain et sa «finalité est de coopérer à
l'épuration et à la rééducation politique du peuple dominicain787».
L'appareil comprend rapidement que l'ensemble du Parti dominicain va être
passé au crible. La campagne est lancée. Il devient indispensable d'être membre de la
nouvelle organisation pour établir la preuve de sa loyauté. Les candidatures affluent :
les membres du Parti dominicain défilent, bon gré mal gré, pour se soumettre à
786 Nous avons évoqué la constitution de cette organisation au chapitre : 1932-1937. Le caporalisme.
Il faut remarquer qu'en septembre 1937, au lendemain de l'abandon du fauteuil présidentiel, le Benefactor
reconnaît publiquement à cette organisation le droit de continuer à s'appeler "Président Trujillo", à
condition de ne pas se livrer à des manœuvres politiques qualifiées d'inopportunes. Dans le même temps,
il fait savoir qu'il paie de ses deniers tous les uniformes de cette organisation qui fait officiellement partie
des forces armées. Ainsi constituée, l'organisation exprime ouvertement l'intention du dictateur de
perpétuer son pouvoir absolu et apparaît comme son instrument personnel. Pour plus de précisions
consulter la rubrique consacrée à cette organisation dans l'annexe Les principales organisations
politiques et syndicales.
787 R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 290. La Jeunesse trujilliste est officiellement créée le 17
mai 1940; le meeting constitutif du Parti trujilliste a lieu le 14 octobre. INCHÁUSTEGUI. Historia
dominicana, t. II, p. 298, donne des précisions supplémentaires.
-398-
l'examen. À la fin de l'année, Trujillo lui-même confirme la procédure, obligatoire dans
les faits : la propagande annonce qu'il a demandé à être inscrit au nouveau parti. La
presse rend régulièrement compte des candidatures des personnages les plus importants
et des résultats. Bientôt des demandes sont rejetées : il ne reste plus aux dignitaires en
disgrâce qu'à se retirer, dans l'attente de jours meilleurs788.
788 Relevons par exemple les cas de Abigaíl Delmonte, impliqué dans l'affaire Barletta mais grâcié en
1939, ou de Francisco Pereyra, député de Santiago. Trujillo demande son inscription depuis le yacht
Ramfis, le 5 décembre 1940.
789 La dernière information que nous ayons trouvée, relative à la création de jardins potagers par la
section féminine du Parti trujilliste, est datée du 27 mai 1943.
790 C'est à l'occasion d'un hommage qui lui est rendu par le Rotary Club que Trujillo, en guise de
«marques de gratitude» (sic), annonce le réexamen de l'appartenance de ses membres. On appréciera
l'humour noir de l'occasion et des paroles choisies. Al responder con expresiones de agradecimiento al
homenaje que le fue ofrecido, el 3 de noviembre de 1946, por la Rama dominicana del Rotary
Internacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 349.
-399-
domaines, l'opération est liée à la volonté de développement économique de la
dictature. De manière significative, Trujillo évoque la question en complément à
l'annonce d'un emprunt national d'un million de pesos et d'un vaste programme
d'ouverture d'écoles d'urgence. Dans des déclarations que reproduit le journal La
Nación, le dictateur s'exprime ainsi à propos du recrutement des fonctionnaires :
«Ce qui attire particulièrement mon attention c'est le fait que,
dans leur immense majorité, ceux qui sollicitent un poste invoquent des
nécessités économiques, mais non leur préparation pour le plein
accomplissement de la charge, et il est nécessaire que les candidats à des
emplois publics se rendent compte que l'on a besoin d'employés
adéquats, avec des aptitudes mentales et morales satisfaisantes pour
servir le peuple et que le Gouvernement n'est pas un établissement de
bienfaisance791.»
Le constat sans complaisance établi par Trujillo indique les problèmes
complexes auxquels se heurte la dictature. Le système clientéliste traditionnel continue
à fonctionner. Certes, les caudillos ont été éliminés et ils ne se partagent plus les
emplois publics pour les offrir à leurs protégés, mais ils ont été remplacés par le
Benefactor lui-même. Ce titre, qu'il affectionne, n'indique-t-il pas d'ailleurs l'image qu'il
veut donner de lui-même ?
On adhère donc au Parti dominicain, on renseigne la police et on se répand en
louanges du Chef, afin de se voir attribuer une sinécure en retour. Hier, il y avait
plusieurs protecteurs possibles, aujourd'hui il n'y en a plus qu'un; encore plus puissant
par conséquent. Voilà tout le changement pour bien des Dominicains. Chaque caudillo
avait des dizaines de filleuls dans sa région qui demandaient assistance en faisant état
de leur condition misérable, Trujillo en a des milliers à travers le pays qui harcèlent ses
représentants.
Il est bien évident qu'ils font de piètres employés de l'État lorsqu'ils obtiennent
enfin satisfaction. Ils ont rarement la qualification requise et, quand bien même ils
l'auraient, ils ne se sentent guère tenus de s'acquitter de fonctions dues à leur fidélité et
non à leur capacités.
Ce système ne peut accompagner la modernisation voulue par Trujillo. Il s'y
oppose même et tire en arrière la dictature, la ramenant vers l'ancien ordre des choses.
Il faut donc prendre des mesures draconiennes : refuser les postes à ceux qui ne
peuvent assumer la charge, exiger de ceux qui sont en place un travail réel et organisé.
«Le Gouvernement n'est pas un établissement de bienfaisance»; ces paroles de
conclusion, répétées à satiété dans l'appareil au cours des semaines qui suivent, fixent
l'orientation sans ménagement et annoncent de sérieux changements.
791 Importantes declaraciones, el 25 de marzo de 1943, acerca del envío al Congreso Nacional del
proyecto de ley mediante el cual se autoriza la emisión… ID., ibid., t. IV, p. 338.
-400-
Une Commission nationale du Service civil est rapidement créée selon des
directives précises du dictateur. Voici comment Trujillo en décrit la mission et le
fonctionnement, lors d'un bilan qui porte sur sa première année d'existence, en février
1944 :
«Les examens des serviteurs de l'Administration Publique et de
ceux qui sont candidats, ont été régis par des programmes efficacement
tracés […], les membres de la Commission se transportant en différents
endroits du territoire national pour mettre à la portée de tous ceux qui
pourraient le désirer les avantages qu'offre cette nouvelle institution du
Gouvernement pour obtenir une charge publique792.»
Pour la première fois, le recrutement des fonctionnaires de l'État est normalisé à
l'échelle nationale. La situation de ceux qui sont en place est également examinée. On
remarquera qu'afin d'échapper à toute pression locale, un seul organisme est habilité à
exercer ces contrôles. La campagne d'information nationale complète le dispositif en
visant à freiner, sinon empêcher, le recrutement local. L'objectif est d'homogénéiser
l'administration publique et de supprimer les intermédiaires. Elle deviendra ainsi un
outil efficace pour la création et l'accumulation de nouvelles richesses.
Pendant toute la période des années 1942 à 1946, Trujillo affiche en permanence
son souci de placer la fonction publique sous son contrôle personnel. Symboliquement
il reçoit les fonctionnaires au Palais national lorsque l'occasion se présente. La
propagande le fait amplement savoir793.
C'est que l'affaire est délicate. Former un corps de fonctionnaires professionnels
comporte des risques sérieux : les liens de soumission personnelle peuvent s'affaiblir,
menaçant l'édifice politique de la dictature qui repose, on le sait, sur la soumission
absolue au Benefactor. On touche ici du doigt une difficulté, déjà relevée dans les
domaines militaire et proprement politique : il faut introduire des critères de
recrutement et de fonctionnement techniques et professionnels, sans pour autant
relâcher l'emprise politique.
-401-
comporte ving-deux rubriques est distribué à tous les serviteurs de l'État, civils et
militaires, qui doivent répondre sous trois jours. La lecture des questions posées ne
laisse aucun doute sur le but poursuivi. Après avoir demandé la date d'inscription au
Parti dominicain (question n° 6), et le nom de la personne qui a recommandé le
fonctionnaire pour son recrutement (question n° 10), le document aborde de façon
ordonnée la question principale :
«12. Collaboration détaillée à l'œuvre du Gouvernement actuel.
a) À quelles cérémonies assistez-vous ?
b) À quelles cérémonies n'assistez-vous pas ?
c) Propagande que vous avez réalisée en faveur du
Gouvernement.
d) Combien d'articles non politiques avez-vous écrits ?
e) Combien d'articles politiques avez-vous écrits ?
f) Combien de causeries, conférences ou discours avez-vous
prononcés sur des questions qui intéressent le Gouvernement ?
e) À quelles autres occasions avez-vous manifesté votre loyauté
(envers le Gouvernement) ?
g) Assistez-vous scrupuleusement aux Te Deum les jours de fêtes
nationales, aux cérémonies politico-culturelles, aux manifestations, aux
réunions agricoles, aux réunions du Parti Dominicain, etc. ?
h) Quelles tâches importantes à caractère politique avez-vous
menées à bien cette année ?
i) Que faisiez-vous avant d'être fonctionnaire ?
j) Quelles étaient vos activités politiques avant d'entrer au Parti
Dominicain ?794»
La minutie de l'enquête policière, la nature des renseignements demandés -
facilement vérifiables auprès des autorités et du PD-, les comparaisons implicites, sont
implacables. Aucune dérobade n'est possible. Chacun trouve motif à s'inquiéter.
D'autant qu'on lui demande de fournir lui-même les armes qui seront, le cas échéant,
retournées contre sa personne. Même s'il fait preuve d'un zéle à toute épreuve, on
pourra toujours lui opposer son passé (rubriques i et j) ou ses relations (question n° 10).
La disgrâce récente d'un ancien protecteur fait du fonctionnaire un suspect, voire un
coupable. Ce sont des aveux que chacun signe, la peur au ventre.
Au-delà de ce premier effet, parfaitement calculé, le document dessine le
portrait du fonctionnaire ou du militaire idéal : c'est, avant tout, un militant
inconditionnel de la dictature. Non seulement il est adhérent du PD, cela va de soi, mais
794 Le texte complet du document dominicain figure dans le rapport de renseignements de l'attaché
militaire nord-américain n° R-130-45 en date du 3 août 1945. Voir le recueil : Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1945, p. 178.
-402-
il participe aux réunions et aux actions de propagande. Il ne se contente pas d'appliquer
les consignes, il saisit spontanément toute occasion pour prendre la parole en défense
du régime, rédige et prononce des discours. Bref, pour être un bon fonctionnaire, il ne
suffit pas de suivre la ligne, il faut se montrer un prosélyte actif au service de la
dictature.
Le portrait diffère sensiblement de celui du professionnel moderne et compétent,
tracé en d'autres occasions. Le conflit entre les objectifs transparaît dans certaines
questions posées, comme les rubriques d et e, qui, visiblement, donnent la priorité à la
propagande sur l'action professionnelle.
-403-
4. DE LA GUERRE MONDIALE À LA
GUERRE FROIDE. 1945-1947
De cet ébranlement sans précédent sont nés d'immenses espoirs qui se sont
répandus dans le monde entier. La résistance puis la victoire de l'URSS, présentée
comme la "patrie du socialisme", font entrevoir à de larges secteurs ouvriers, populaires
et intellectuels, l'avènement d'un monde enfin débarrassé de l'oppression et de
l'exploitation. Les partis communistes se développent et essaiment sur tous les
continents. Nombreux sont également les démocrates qui pensent que le conflit qui
s'éteint, puis s'éloigne dans le passé, emportera avec lui les régimes dictatoriaux qui
subsistent encore. Les accords de Yalta, Chapultepec et Potsdam, tous signés entre
février et août 1945, qui fixent les conditions de la "sécurité collective" en Amérique et
dans le monde n'ont pas encore révélé dans la pratique toute leur signification politique.
Le régime de Trujillo s'était trouvé une place comme base arrière des États-Unis
dans la Guerre mondiale. Le conflit s'achevant, il est privé de sa fonction et, du même
coup, de sa légitimité. À nouveau il tend à apparaître comme un facteur de désordre.
Son existence est mise en question, plus gravement encore qu'au lendemain du
massacre des Haïtiens d'octobre 1937. Les menaces proviennent de trois directions
différentes : Washington, le prolétariat dominicain et les exilés.
-404-
ouvrier, se séparent des dirigeants de l'opposition en exil dans la région, enfin ceux-ci
se lancent dans une tentative solitaire qui tourne court.
Les hésitations, les mouvements contradictoires, les failles qui surgissent ici et
là et se propagent rapidement, sont les témoins d'une évolution qui en quelques mois,
de février 1945 à mars 1947, va conduire de la Grande Alliance contre l'Axe à la guerre
froide. L'habileté de l'appareil du régime dominicain réside dans sa capacité à percevoir
d'emblée les fissures dans le front, en apparence uni, que lui opposent ses adversaires.
Convaincue qu'il existe une place pour elle, la dictature détecte immédiatement les
divergences d'intérêts, et de stratégies, derrière les idéaux démocratiques communs.
Souvent avant les intéressés eux-mêmes. En ce sens, elle joue le rôle d'un révélateur :
ses initiatives et ses succès annoncent et dévoilent les grands affrontements
internationaux à venir.
-405-
A/ LA MENACE IMPÉRIALE
• L'OFFENSIVE DIPLOMATIQUE
Cette vision mérite que l'on s'y arrête, car elle va devenir pour un temps celle du
département d'État puisque Braden est nommé en septembre de cette année 1945, sous-
secrétaire d'État aux Affaires latino-américaines. Les conclusions de cet examen
prospectif de la situation permettront de définir des positions de principe dont découlera
par la suite l'attitude conjoncturelle des États-Unis. Plusieurs remarques s'imposent :
Néanmoins, après les groupes nazis, Braden en évoque «d'autres qui s'opposent
à la démocratie». Il précise immédiatement sa pensée :
«Eu égard à ce dernier point, nous ne pouvons pas ignorer ce
qui, comme je l'ai indiqué fréquemment, peut être la menace la plus
dangereuse et insidieuse de l'ère de l'après-guerre contre le mode de vie
des Amériques et de la démocratie : Le communisme. Il faut avoir à
l'esprit que les lois d'action et de réaction font que les dictatures
labourent plus profondément le sol fertile pour cette idéologie si
destructrice».
On trouve ici, en germe et encore énoncée comme une hypothèse, une nouvelle
vision du monde et du rôle de États-Unis. Ce sont les prémices de la nouvelle étape qui
s'est déjà objectivement ouverte dans la difficile négociation avec Moscou pour trouver
802 Ibid., p. 151. Tout au long de la guerre, les services secrets nord-américains ont établi des listes de
sympathisants nazis ou fascistes résidant dans les divers pays d'Amérique latine. On se souvient que,
Trujillo avait fait arrêter 49 étrangers suspectés de sympathies pour l'Axe dès le mois de décembre 1941,
les envoyant ensuite aux États-Unis où ils furent internés (cf. 1939-1945. Une fidélité réaffirmée). On sait
également qu'à la fin de la guerre de nombreux dignitaires nazis se réfugient en Amérique latine, en
particulier dans les pays du Cône Sud.
803 Martínez est déjà tombé en mai 1944, mais reste sans doute une figure emblématique. Perón manque
à l'appel car il n'apparaît en pleine lumière qu'en octobre. Ibid., p. 153 et 155.
-408-
un modus vivendi. Mais ce n'est que progressivement et de façon souvent contradictoire
que Washington va se pénétrer de son rôle de champion de l'anti-communisme.
La période qui va des derniers mois de la guerre jusqu'au début de 1947 est donc
extrêmement difficile pour le régime de Trujillo qui voit sa légitimité et son crédit
auprès de Washington mis en cause. En effet, Braden lui-même tire les conséquences
pratiques de son analyse pour la politique du département d'État à l'égard des dictatures
latino-américaines. Ce seront les lignes directrices de son action comme sous-secrétaire
aux Affaires latino-américaines de septembre 1945 jusqu'au début de 1947. Résumons
les mesures qu'il préconise804 :
Appliqués tels quels, tous ces principes d'action sont une menace de mort pure
et simple pour le régime Trujillo :
810 Cette citation et la suivante sont extraites du bilan de fin d'année adressé au secrétaire du département
d'État, n° 609 du 3 janvier 1945. Briggs rappelle ici les termes précis de sa dépêche secrète n° 70 du 5
juillet 1944. Texte complet du document 609 : ibid., p. 69 et 71.
Cette orientation rappelle la ligne fixée par Roosevelt à l'égard du Mexique en 1938.
811 La date fixée pour les élections, en vue d'un quatrième mandat de Trujillo, était le 16 mai 1947. En
effet la durée du mandat, traditionnellement de quatre ans, avait été portée à cinq par une réforme
constitutionnelle, le 10 janvier 1942.
-411-
le même temps où elle en sape les bases en profondeur. La prétendue neutralité du
département d'État se transforme dans les faits en véritable blocus économique et
politique de l'appareil du régime qui risque d'être rapidement isolé et asphyxié. On
remarquera d'ailleurs que Briggs accorde une importance égale aux deux volets de la
stratégie : retrait du soutien financier et de l'appui politique.
812 Mémorandum signé par W. F. Barber, daté du 18 octobre 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 225.
-412-
déjà pointé sur l'objectif qu'il veut atteindre. C'est de la patience qu'il
faut813.»
C'est ainsi que la doctrine du Bon Voisinage, sans cesse invoquée par Braden et
Briggs, et la stratégie de la non-intervention, aboutissent à un plan de liquidation
progressive des dictatures, en particulier celle de Trujillo, mûrement pesé et réfléchi. La
différence entre cette politique et la pression qu'exerçait Welles dans les années
précédant la guerre tient à l'objectif fixé : en 1938 et 1939 le département d'État
cherchait à amener le régime à composition par des mesures de plus en plus coercitives,
maintenant le but de la pression est l'élimination pure et simple de la dictature. Il est
vrai que Welles et Braden, tout en se plaçant dans le même cadre qui est celui de la
préservation de l'ordre impérial sur le continent, se situent dans des contextes fort
différents puisque celui-là se préparait à la guerre alors que celui-ci pense qu'il a les
mains libres.
-413-
régulier. Il reconnaît cependant lui-même qu'il n'y a eu aucun entraînement au cours des
trois années précédentes. Or, d'importantes quantités de munitions ont été livrées
pendant cette période par les États-Unis… L'insistance des militaires attachés à
l'ambassade montre avec quelle obstination Washington fait rassembler les preuves qui
lui permettront d'étayer sa prise de position. Les conclusions de ce qui ressemble plus à
l'instruction d'un dossier qu'à un rapport diplomatique préparent le verdict. L'attaché
militaire commente :
«Il est peu probable que les Dominicains soient intéressés à
n'obtenir des munitions que pour l'entraînement815»,
L'attaché naval, plus précis, indique que Héctor Trujillo :
«… avait à l'esprit le fait que les munitions et armes serviraient à
autre chose et non à un strict usage d'entraînement, et ses efforts pour
cacher à quel usage était destinées les munitions n'étaient pas difficiles à
discerner […] L'inévitable conclusion est que, si de nouvelles munitions
sont obtenues, elles seront également conservées dans la Forteresse
Ozama à Ciudad Trujillo au lieu d'être assignées auxTirs au Fusil sur
Cible816.»
Le département d'État est d'ores et déjà en mesure de démontrer que livrer les
munitions ce serait intervenir, par armée dominicaine interposée, contre les pays des
Caraïbes ou contre des civils dominicains.
Il attend donc que la demande lui parvienne par la voie officielle. Elle arrive,
dès le 7 novembre sous la forme d'une demande d'autorisation d'exportation de la
Compagnie Winchester portant sur plus de 17 millions de balles commandées par
l'ambassade dominicaine. La quantité a plus que triplé et atteint des proportions
considérables, signe éloquent de l'inquiétude de la dictature, qui se sent abandonnée par
la Maison-Blanche face au flot montant des menaces intérieures ou régionales. Une
rapide opération montre que cela représente une moyenne de 3 400 balles par soldat et
de dix projectiles par habitant, sans compter les importants stocks accumulés pendant la
guerre et soigneusement gardés ! Visiblement, le régime tente son va-tout.
D'autres détails confirment ce sentiment d'urgence comme le recours par les
autorités dominicaines à plusieurs fabricants en même temps, en particulier la
Compagnie Remington à qui elles demandent la même quantité de balles.
La réponse, encore interne, de l'Administration ne tarde pas. Elle est signée du
secrétaire du département d'État, Byrnes, lui-même :
815 Rapport signé Thomas Burns, joint à la dépêche diplomatique n° 452 du 15 novembre 1945.
Intégralement dans le recueil ibid., p. 250.
816 Rapport secret, série R-15-45, adressé au bureau des opérations navales daté du 7 novembre 1945 et
signé Roger Willock. Ibid., p. 247.
-414-
«Toute demande d'armes et munitions que le Gouvernement
Dominicain fera auprès du Département sera rejetée817.»
Cette attitude ferme, qui entraîne une prise de position similaire de la part de la
Grande-Bretagne818, sera maintenue encore tout au long de l'année 1946.
Mais le coup le plus brutal n'a pas encore été porté. Le 28 décembre, le sous-
secrétaire d'État aux Affaires latino-américaines, Spruille Braden remet à l'ambassadeur
dominicain à Washington, García Godoy, un mémorandum 819 déclarant pour la première
fois de façon nette et officielle que Washington refuse d'autoriser les ventes d'armes.
Loin d'être voilé d'euphémismes, le veto nord-américain est motivé par des attendus
explicites :
-416-
Dominicaine, M. E. I. Kilbourne, un Américain grand producteur de
sucre en république Dominicaine et M. Herbert May, qui se livre à des
tâches de propagande pour le Gouvernement Dominicain aux États-
Unis821.»
La question des préséances exprime de façon concentrée les déchirements nord-
américains : les militaires -Del Valle est général du corps des Marines- et les agents du
capital se voient reconnaître un rang et une légitimité plus grands que le représentant
officiel de Washington. Plus grave encore, cette situation est acceptée par les délégués
de l'armée et des milieux économiques nord-américains. Comme pour couronner
l'ensemble et donner tout son sens à la scène, un intrigant à la solde de la dictature,
maître d'œuvre de ces rapprochements, est consacré comme une personnalité de
premier plan.
821 Message confidentiel n° 733 de l'ambassade au département d'État, daté du 4 mars et signé
G. F. Scherer. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 212.
-417-
• LES RÉSISTANCES DU PENTAGONE ET LEURS CONSÉQUENCES
C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les conversations bilatérales d'état-
major qui se déroulent du 7 au 11 août 1945 entre les représentants des États-Unis et de
la république Dominicaine. Elles sont situées sous l'égide du commandement pour la
défense des Caraïbes qui couvre tout le dispositif militaire nord-américain pour
l'Amérique Centrale et les Antilles. Le général de division George H. Brett, ami
personnel de Trujillo, assume la responsabilité de ce commandement. Dans le rapport
qu'il fait parvenir au Pentagone, le 5 septembre, il note que les discussions ont été
empreintes :
«…d'une franchise absolue et du désir, de la part des
représentants dominicains, de présenter toute l'information disponible
aux officiers de États-Unis. Un esprit d'amitié et de coopération a
prévalu durant toutes les réunions823.»
Le contraste est saisissant avec le climat délétère qui règne dans les relations
diplomatiques entre les deux capitales au même moment. C'est en effet l'époque où la
822 Le lecteur trouvera plus avant les références nécessaires. Il faut cependant signaler ici l'ouvrage de
VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas Norteamericanas, qui développe cette question de façon détaillée
et documentée.
823 Cette citation et la suivante sont tirées de Reporte de las conversaciones tenidas…, annexé au rapport
secret CDC-4092. Texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 189.
On remarquera que les coquetteries avec les Allemands de l'avant-guerre ont été oubliées. Brett regarde
vers l'avenir.
-418-
dictature multiplie en vain les demandes de munitions, comme nous l'avons vu. Or les
accords militaires passés au cours de ces conversations sont diamétralement opposés à
la ligne du département d'État. Les voici :
«Le Gouvernement Dominicain a convenu :
1. D'organiser la Force Terrestre proposée selon les Normes
d'Organisation et d'Équipement des États-Unis.
2. De s'entraîner conformément aux doctrines et principes des
États-Unis.
3. D'équiper ses Forces Armées en temps de paix avec des armes
et équipements des États-Unis.
4. D'échanger son équipement étranger et obsolète824, grâce à un
acoord mutuellement satisfaisant, contre des armes et des équipements
modernes des États-Unis.
5. D'envoyer des officiers et des recrues aux Écoles Militaires des
États-Unis.
6. De coopérer à la défense de l'Hémisphère Occidental dans la
mesure des moyens disponibles en république Dominicaine.»
Il s'agit moins d'une coopération ou d'une alliance que d'une véritable
intégration technique, idéologique et humaine des forces armées dominicaines dans le
dispositif militaire nord-américain.
824 Cet équipement venait notamment de France. L'entreprise Klaguine et les arsenaux fournissant
notamment des pièces et du matériel d'artillerie (canons de 75 mm, mortiers, etc.).
825 Rapport secret CDC-4092. Ibid., p. 188.
-419-
et d'armes lourdes et légères 826. Évidemment l'un et l'autre le font au nom des intérêts
des États-Unis. La contradiction montre à quel point les nécessités de son rôle pressent
Washington de choisir entre deux perspectives et met en évidence le caractère évolutif
de la politique de la Maison-Blanche pendant la période qui va de 1945 à 1947.
Ce qui frappe, en définitive, c'est moins l'opposition entre les propositions des
militaires et des diplomates que le caractère radicalement différent des visions du
monde des uns et des autres. Alors que McGurk et le département d'État s'attendent à la
chute prochaine du régime de Trujillo et la souhaitent, Brett et le Pentagone ne songent
qu'à le soutenir et le renforcer. Alors que les premiers croient vivre le crépuscule des
dictatures et l'entrée progressive dans un monde où les États-Unis n'auront plus
d'ennemis, les seconds renforcent la défense du continent pour en faire une redoutable
forteresse.
Il faut chercher les racines de ces divergences dans les fonctions différentes des
deux organes de l'appareil d'État à un moment où l'orientation définie pour les années
de guerre est de moins en moins capable d'assurer la cohésion du pouvoir impérial. Au-
delà même des strictes considérations de technique militaire, la mansuétude du
Pentagone à l'égard de Trujillo trouve sa source dans une paternité reconnue. La
synthèse des renseignements confidentiels que le général Brett annexe à son rapport est
éclairante. Elle est tout entière consacrée à démontrer successivement qu'en république
Dominicaine l'influence militaire, politique et économique prépondérante, pour ne pas
dire hégémonique, est nord-américaine. Le premier point est minutieusement développé
:
826 Dans l'immédiat le général Brett demande l'équipement complet pour trois compagnies de tirailleurs
et une compagnie d'équipement lourd. Le plan de réorganisation de l'armée de terre comprend en outre
l'organisation d'une artillerie de campagne moderne. Voir le rapport secret CDC-4092 et le rapport sur les
conversations annexé. Ibid., p. 188 et 190.
827 Message n° 382 du 10 octobre 1945. Ibid., p. 194.
-420-
«L'unique influence militaire étrangère exercée sur l'Armée
Nationale de la république Dominicaine est celle des États-Unis. Les
fondations de l'Armée Dominicaine furent établies par le Corps des
Marines des États-Unis pendant les années d'occupation, de 1916 à 1924
[…] Sans exception pratiquement, tous les officiers de haut rang de
l'Armée Nationale, y compris le Président TRUJILLO, sont le produit de
la Garde Nationale établie par les marines. L'Armée elle-même est
constituée selon les normes des États-Unis, particulièrement de son
Corps de Marines, etc.828»
Que l'on ne voie pas un attachement affectif superficiel dans ce passé rappelé
sans pudeur, ni même une sorte de sentiment de responsabilité morale qu'éprouverait le
commandement militaire nord-américain. Ce que revendique l'armée impériale c'est sa
propre histoire et son identité. Ici s'exprime la conscience qu'a l'institution militaire de
la profonde continuité de sa mission, malgré la succession de doctrines aussi diverses
que la politique du Gros Bâton, la Diplomatie du Dollar et la politique du Bon
Voisinage ou de tournants rapides comme le passage de la neutralité déclarée à
l'engagement total dans une guerre à l'échelle de la planète. Liquider le régime de
Trujillo, revient à affaiblir un dispositif élaboré avec persévérance année après année, à
remettre en cause tout l'effort de ceux qui ont conçu l'armée des États-Unis comme
instrument politique et diplomatique à l'échelle du continent. De ce point de vue, le
rappel insistant du rôle des Marines, corps organisé en vue de l'intervention dans la
fameuse arrière-cour -backyard-, est significatif. Poursuivre la politique de liquidation
des dictature, ce serait donc s'attaquer à l'ordre nord-américain et à l'un des piliers de
l'appareil d'État qui dirige l'empire.
829 Mémorandum interne. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p.
110.
830 Mémorandum interne du 10 janvier 1946 signé W. P. Cochran. Ibid., t. I, p. 112.
831 Aérogramme secret n° A-46 du 28 janvier. Ibid., t. I, p. 114.
832 Aérogramme secret n° A-56 du 1er février 1946. Ibid., t. I, p. 115.
-422-
La cohérence politique du dispositif mis au point par Braden devient de moins
en moins perceptible et les grands principes semblent inapplicables dans la pratique.
Chaque brèche ouverte dans l'embargo militaire entraîne de nouvelles avancées de la
dictature. C'est ainsi que l'aviso Colón, moins de deux mois après son arrivée, reprend
la mer en direction du Brésil, apparemment pour y prendre livraison d'armes et de
munitions. Informée par le chef de l'aviation cubaine depuis octobre 1945 833, puis par
Juan Bosch en janvier 1946834, la diplomatie nord-américaine est pourtant prise de court.
Les télégrammes de demandes de renseignements ou qui font état de rumeurs
contradictoires pleuvent. Le secrétaire du département d'État, Byrnes, demande
précipitamment à l'ambassadeur à Rio, Berle, de se renseigner discrètement et
d'informer les officiers brésiliens du refus des États-Unis de vendre des armes à
Trujillo. Le représentant diplomatique doit leur indiquer confidentiellement qu'il :
«…serait très souhaitable que le Brésil suive la même ligne
d'action835.»
La faiblesse foncière de la stratégie suivie par le département d'État affleure
dans cette extrême discrétion. Plus de deux mois après le rejet définitif infligé aux
demandes dominicaines, Washington n'a pas jugé bon de rendre publique sa position.
C'est donc un curieux embargo international "honteux" qu'essaie de mettre en place le
département d'État au prix de mille difficultés. Dans cette situation paradoxale de semi-
clandestinité, la diplomatie nord-américaine se trouve sans cesse obligée de quêter le
renseignement, de courir après l'événement et d'être constamment en retard.
Mais surtout son silence est un signe politique pour toutes les forces en
présence. Que vaut un ordre dont on n'ose pas prendre la responsabilité ? C'est dans
cette faille que s'insinue le Pentagone lorsqu'il développe ses liens avec l'armée
dominicaine, en feignant d'ignorer l'attitude officielle du département d'État. Trujillo et
les gouvernements qui lui sont favorables comprennent qu'ils disposent d'une marge
d'action réelle. La diplomatie nord-américaine marque elle-même les limites de son
action.
On imagine donc le peu d'effet de l'éventuelle approche des officiers brésiliens,
directement intéressés dans le trafic selon toute vraisemblance, dans les conditions
fixées par Byrnes. La suite confirme cette analyse puisque le chargé d'affaires nord-
américain Daniels télégraphie, qu'après avoir été dûment informé de la pressante
833 Télégramme n° 411 du 22 octobre 1945, signé par l'ambassadeur McGurk. Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1945, p. 226.
834 Mémorandum interne du 4 février adressé à Briggs par Hauch. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1946, t. I, p. 154.
835 Télégramme secret n° 178 du 5 février. Ibid., t. I, p. 155.
-423-
demande nord-américaine, le secrétaire général du ministère des Relations extérieures
brésilien a répondu que :
«…étant donné que l'ambassadeur dominicain était informé et
qu'il s'occupait de l'affaire, il ne voyait pas la nécessité de s'inquiéter de
la situation intérieure dominicaine836.»
L'insolence du haut fonctionnaire brésilien, Gracie, en dit long sur la perte de
crédibilité de la politique mise en œuvre par Braden. Daniels le reconnaît tacitement
lorsqu'il conclut en indiquant à ses supérieurs que si l'ambassade de Rio reçoit des
instructions pour s'opposer à la transaction :
«…il faut télégraphier de bonnes raisons pour appuyer cette
objection afin d'éviter un possible refus et pour justifier l'apparente
intervention.»
La très pragmatique requête dévoile toutes les contradictions dans lesquelles est
maintenant enfermé le département d'État. Alors même qu'il continue à se déclarer
partisan de la non-intervention, il poursuit une action inavouée de déstabilisation de
divers gouvernements et régimes politiques. On remarquera à ce sujet que Gracie ne
manque pas de souligner, avec une feinte naïveté, que puisque l'acheteur n'est autre que
le gouvernement officiel de la république Dominicaine, il n'y a pas lieu de s'interroger
plus longtemps. Il ne fait ainsi que reprendre les principes officiels et met par
conséquent dans l'embarras son interlocuteur nord-américain, incapable de déclarer que
le maintien de l'ordre en Amérique implique que soient abattus certains gouvernements
et encouragée la sédition. Washington est bien à court d'arguments politiques cohérents,
comme le sous-entend Daniels.
En fait le département d'État, de plus en plus isolé aux États-Unis comme sur le
continent, n'a pas les moyens d'assumer une politique interventionniste qui n'ose pas
dire son nom et qui semble dépassée. Rappelons en effet que le mois précédent Perón a
été élu en Argentine en dépit de l'opposition ouverte du département d'État, ce qui
constitue un cinglant échec pour Washington.
836 Le même secrétaire d'État, le général Gracie, avait d'ailleurs prétendu le 18 février que les ventes
d'armes n'étaient que des rumeurs sans fondement. Pour cette citation et la suivante, voir télégramme 537
du 18 mars 1946 signé Daniels. Ibid., t. I, p. 160.
-424-
«…le Gouvernement des États-Unis ne désirait imposer au
Gouvernement brésilien aucune ligne d'action qui fût gênante pour
lui837.»
Formule diplomatique certes, mais qui dévoile cruellement la fragilité de la
position américaine.
Les grands principes sont laissés dans l'ombre, pour cause : il devient de plus en
plus difficile d'énoncer les fondements de l'ordre continental et de dire ce qui y
contrevient. La diplomatie brésilienne s'engouffre dans la brèche, feignant de croire que
Washington se montre compréhensive et ne fait que des objections formelles. Il s'ensuit
des démarches affolées des diplomates nord-américains et un télégramme de Dean
Acheson, secrétaire-adjoint du département d'État, pour tenter une mise au point
désespérée838.
Rien n'y fait, le ministre des Relations extérieures brésilien, João Neves se
contente de déplorer qu'il soit trop tard et indique qu'il consent à réduire les quantités
livrées de 10 000 fusils à 6 000 et de cinq millions de balles à trois millions 839.
Concession qui ne change rien au fond du problème puisque cela représente encore six
cents balles et deux fusils par soldat dominicain 840. De plus, il convient de noter qu'il ne
s'agit que d'assurances invérifiables. Lorsque les armes arrivent à la fin du mois d'avril
1946 à Ciudad Trujillo, un rapport destiné aux services de renseignements militaires du
Pentagone informe que la livraison comprend également des mitraillettes légères, des
mitrailleuses lourdes, des canons antichars et des pièces d'artillerie antiaérienne841.
-425-
La doctrine de Braden n'est plus que lambeaux. Bientôt un nouveau bâtiment,
une corvette, viendra s'ajouter à la première unité. Construite au Canada en 1944, elle
n'a servi que six mois sous le nom de Carlplace. C'est un imposant navire de près de
cent mètres de long, capable de filer seize nœuds en vitesse de croisière, qui sera
rebaptisé Presidente Trujillo843. L'aviso Colón transporte au Canada l'équipage destiné à
ramener le nouveau bâtiment. À bord du bâtiment se trouve, ès qualité, un membre de
la mission navale nord-américaine844. Les militaires ne dissimulent pas leur soutien à
Trujillo et agissent comme si le département d'État et l'ambassade n'existaient pas.
Fataliste, le chargé d'affaires Scherer ne fait même pas allusion à l'embargo nord-
américain sur les armes. Il se contente de noter que le problème aigu posé à la marine
dominicaine par le manque de cadres capables de commander ses deux nouvelles unités
devrait bientôt recevoir un début de solution, puisque deux officiers dominicains sont
en cours de formation à l'académie de la marine marchande des États-Unis…845
843 Ce bâtiment arrive le 11 juillet 1946 en république Dominicaine. Il était encore en service en 1982.
844 Scherer qui télégraphie la nouvelle au département d'État n'a visiblement même pas été informé par
la mission navale. Télégramme n° 208 du 5 juin 1946. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I,
p. 328.
845 Message n° 1098 du 18 juillet 1946. Ibid., t. I, p. 328.
-426-
• L'OPPOSITION DU CAPITAL IMPÉRIAL
Pendant que les efforts du département d'État s'enlisent sur le plan militaire
puisque l'armée dominicaine, pilier de la dictature, ne fait que se moderniser et
s'équiper au nez et à la barbe de Washington, d'autres difficultés surgissent.
Ce sont les milieux économiques et financiers qui regimbent. On se souvient
que, dès le 5 juillet 1944, un mois après son installation à Ciudad Trujillo, Briggs s'était
fixé l'objectif de convaincre les compagnies américaines de ne pas participer aux
affaires internes de la république Dominicaine. Le but semble visiblement difficile à
atteindre, puisqu'un an plus tard environ, un document établi pour le compte de
l'ambassadeur McGurk propose de fixer une stricte règle en vertu de laquelle tous les
citoyens nord-américains qui ont une affaire en cours avec le «groupe de Trujillo»
doivent se soumettre à une discussion approfondie avec l'ambassade. Le rédacteur
ajoute :
«De cette façon, il est possible de les mettre en garde si les
négociations envisagées pouvaient être préjudiciables aux intérêts
économiques ou politiques du Gouvernement des États-Unis en
république Dominicaine846.»
L'offensive qu'entend mener les diplomates contre Trujillo implique comme
préalable la mise au pas des entreprises nord-américaines qui doivent se plier à l'intérêt
général défini par le département d'État. Le conflit sous-jacent entre les investisseurs et
les représentants de Washington est nettement perceptible dans le projet et les propos. Il
s'agit bien pour l'ambassade d'affirmer la prééminence du politique sur les intérêts
particuliers et d'instaurer une discipline sous sa ferme direction.
Le document indique quels seraient les avantages de cette mesure :
«Ceci mettrait éventuellement sous l'influence de notre politique
extérieure, sinon sous son contrôle, les activités de la United Fruit
Company, les grands intérêts sucriers, les compagnies pétrolières et
autres entreprises commerciales des États-Unis qui dans le passé ont été
les principaux créateurs de la politique des États-Unis dans ces
régions.»
846 Cette citation et les suivantes sont extraites de Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra
política frente al Gobierno dominicano, document établi par Maurice J. Broderick, auxiliaire du service
extérieur de l'ambassade, le 31 août 1945. Mc Gurk le fait parvenir au département d'État après l'avoir
soigneusement étudié, puisqu'il le commente point par point. Texte complet dans le recueil, Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1945, p. 191.
-427-
Le plan est précisé : il convient de soumettre à l'autorité du département d'État
une dizaine de puissantes compagnies nord-américaines847. Soulignons cependant le
caractère ambitieux, voire hasardeux, de la tâche puisque ces entreprises dictent
traditionnellement la politique nord-américaine dans la zone. Pour appliquer son
orientation, le département d'État doit bouleverser le schéma politique qui justifie la
présence des États-Unis et renverser les hiérarchies établies depuis l'origine. Les
concepteurs de la politique devraient ainsi se résigner à ne plus être que de simples
instruments.
Ce n'est certainement pas par hasard si un nom précis vient sous la plume du
rapporteur : la United Fruit. Implantée depuis seulement deux ans dans le nord du pays,
cette compagnie est encore loin, par la taille de ses investissements en république
Dominicaine, des grands groupes sucriers, tels que la West Indies Sugar Corp. et la
South Porto Rico Sugar Co. Mais cette nouvelle venue est la compagnie qui développe
avec le plus de cohérence une stratégie politique concertée à l'échelle régionale 848.
L'orientation du département d'État se heurte déjà à celle du grand capital impérial.
À Blair House, le responsable du département d'État qui a lu et analysé le
rapport en est conscient puisqu'il note en marge :
849
Les liens qui unissent le régime et les grandes compagnies se sont en effet
profondément développés pendant la Guerre mondiale, comme nous l'avons
démontré850. Ils s'expriment d'abord sous la forme d'une corruption généralisée.
Dans un rapport qu'il adresse en septembre 1945 à Braden, l'ambassadeur
McGurk décrit minutieusement le système de détournement de fonds dans la
distribution des produits pétroliers en république Dominicaine. Deux grandes firmes
nord-américaines, Standard Oil et Texaco, sont concernées. Le commerce est
847 Là encore Truman, au début de sa présidence, reprend l'orientation que Roosevelt avait fixée en
1938, lors de la crise mexicaine.
848 On sait qu'elle a de très gros intérêts en Amérique Centrale, dans les "Républiques bananières".
849 L'annotation manuscrite est paraphée WB. Il s'agit sans doute de Williard Barber de la division des
Affaires de l'Amérique Centrale et la Caraïbe.
850 Nous évoquons cette question dans 1939-1945. Une collaboration intéressée.
-428-
directement placé sous l'autorité du général Fiallo, responsable de la Commission des
transports et de contrôle du pétrole, qui a placé des hommes du Parti dominicain à tous
les postes. Le réseau de vente au détail du pétrole lampant est lui-même tenu par des
membres de cette organisation. Une véritable taxe parallèle dont les tarifs sont
strictement fixés -11 centimes par gallon pour le kérosène, 5 centimes pour le gasole-
est ainsi prélevée et va nourrir les fonds du Parti dominicain. L'affaire est parfaitement
organisée, au point que les industriels qui ne passent pas par le circuit des détaillants
peuvent acheter au prix de gros, pourvu qu'ils puissent établir la preuve qu'ils se sont
acquittés des taxes indiquées. Les sommes ainsi recueillies sont considérables
puisqu'elles représentent près de la moitié du prix de gros, 23 centimes par gallon pour
le kérosène. L'ambassadeur souligne :
«Il est particulièrement intéressant de remarquer que les
compagnies américaines […] qui importent et distribuent les produits du
pétrole sont totalement conscientes de ce détournement dans le système
de distribution, puisqu'elles y participent, mais elles n'ont rien fait ni
pour protester contre la mise en place de ce système ni pour se plaindre
auprès des représentants du Gouvernement américain851.»
On touche ici du doigt les liens étroits qui unissent les entreprises nord-
américaines et la dictature : chaque opération qu'elles réalisent contribue à alimenter les
caisses de l'appareil du régime et, en contrepartie, elles sont assurées de ventes
strictement contrôlées sur tout le territoire. Une partie de la marge bénéficiaire s'envole
sous leurs yeux, mais c'est le prix à payer pour pouvoir vendre et commercer en toute
tranquillité.
McGurk qui feint de ne pas comprendre les motifs de l'attitude des sociétés
pétrolières, se rassure à bon compte en notant qu'au moins les compagnies américaines
consommatrices de produits pétroliers, essentiellement les entreprises sucrières, sont
dispensées du paiement de ces pots-de-vin et que, par conséquent, les États-Unis ne
soutiennent pas économiquement le régime. Réconfort tout illusoire puisque, dans ce
cas, la contribution est prélevée à la source, comme nous l'avons vu.
852 Rapport signé Thomas D. Burns et daté du 3 novembre 1945. Ibid., p. 241.
853 Lescot, nommé ministre plénipotentiaire en république Dominicaine en 1935, fut pourtant le pion de
Trujillo contre Vincent en 1937, nous l'avons vu. À la suite de la chute de Vincent, le Benefactor lui avait
apporté un soutien ostentatoire en le rencontrant sur la frontière le 22 mai 1941, soit sept jours après sa
prise de fonctions. Mais les relations se dégradent progressivement pendant la guerre, en particulier en
raison de la protection accordée par Washington à Port-au-Prince, qui se traduit par un traitement plus
favorable. Cette tendance récurrente à la rivalité, puis à la franche hostilité, mériterait une étude
approfondie. En effet, elle se répète successivement avec Vincent, Lescot puis Estimé.
854 Le caractère permanent de cette pratique est à nouveau illustré par un mémorandum interne du 5 juin
1946 rédigé par la division des Affaires d'Amérique centrale et de la Caraïbe. Cette fois, c'est la South
Porto Rico Sugar Co. qui reconnaît qu'elle emploie des Haïtiens «proposés par des fonctionnaires du
gouvernement dominicain qui les apportent d'Haïti grâce à des arrangements illégaux». En désaccord
avec l'attitude de la compagnie, les diplomates prévoient de possibles incidents avec les autorités
dominicaines. Texte intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 299.
855 On se reportera à Octobre 1937-février 1938. Les Haïtiens en république Dominicaine, pour une
analyse des origines de cette situation.
-430-
À bien y regarder les premiers intéressés à cette complicité sont les investisseurs
nord-américains et non les membres de l'appareil de la dictature, comme un examen
trop superficiel pourrait le laisser croire. La traite des Haïtiens, il n'y a pas d'autre mot,
n'existerait pas sans la demande des grandes compagnies. L'appareil du régime ne fait
qu'assurer les conditions politiques, légales et policières qui permettent l'existence de ce
trafic. Les compagnies apportent les capitaux et produisent, la dictature surveille et
maintient l'ordre nécessaire. Elle est payée pour cela. Il y a sans doute quelque vérité à
dire que depuis 1916, époque où il était surveillant pour le compte de la sucrerie nord-
américaine de Boca Chica, Trujillo a toujours tenu le même rôle tout en s'élevant dans
la hiérarchie.
Il faut insister sur un aspect à première vue secondaire, mais en fin de compte
très symptomatique : on est frappé par l'incompréhension manifestée par la diplomatie
nord-américaine de l'époque et plus particulièrement par l'ambassade face aux
phénomènes de corruption, de trafics clandestins et de complicité. Les rapports
décrivent souvent avec une grande précision les relations entre la dictature et les
compagnies, nous l'avons vu, mais en général ils tournent court : l'ambassadeur, les
attachés de tous ordres et les services de renseignement sont incapables de rendre
compte de façon satisfaisante de l'attitude des milieux économiques nord-américains.
Leur faiblesse reste inexplicable pour les diplomates, qui jugent que les administrateurs
d'entreprises nord-américaines prennent des risques inconsidérés en se mêlant à des
opérations illégales.
D'une façon générale, la véritable nature des relations entre le capital impérial et
la dictature échappe à ces ambassadeurs pourtant pénétrants et consciencieux. Il faut
voir dans cet aveuglement la marque d'une profonde faiblesse de la politique tentée
Braden qu'ils essaient de servir. Dans les années qui précédaient la guerre et pendant le
conflit mondial, le département d'État avait pris son parti de l'existence des dictatures,
pourvu qu'elles ne troublassent pas l'ordre continental et qu'elles soutinssent l'effort de
guerre des États-Unis. Avec la guerre froide, il s'en accommodera à nouveau sans
difficultés majeures. Mais entre ces deux périodes il tend à les rejeter comme étrangères
à l'ordre américain comme nous l'avons vu.
-431-
telle perspective c'est se condamner à ignorer la réalité de l'empire. Le capital nord-
américain a besoin au contraire de systèmes différenciés pour produire ici le sucre ou
extraire les minerais avec de faibles coûts et les revendre là avec une marge
substantielle.
Comme le dit le rapport de l'ambassade de septembre 1945, apparemment sans
en mesurer toutes les conséquences, les milieux économiques et financiers nord-
américains «ont été les principaux créateurs de la politique des États-Unis dans ces
régions» (Cf. ci-dessus). Vouloir modifier l'ordre qui règne en république Dominicaine,
c'est altérer des relations établies de longue date et nécessaires au fonctionnement des
entreprises impériales et menacer en définitive le capital nord-américain lui-même.
La politique impériale de Braden se heurte à la nature de l'empire.
856 Il part officiellement en raison d'un accès de malaria, mais il ne reviendra plus et le poste restera
vacant jusqu'en septembre de l'année suivante, le chargé d'affaires, Scherer, étant chargé d'assurer
l'intérim. Trujillo est au courant de ce départ mais il ne connaît évidemment pas la durée de la vacance.
857 Pour cette citation et la suivante voir le compte rendu de la discussion daté du 19 novembre. Texte
intégral dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 257 et 258. On trouve dans ce même
ouvrage de nombreux documents échangés entre l'ambassade et le département d'État sur la question
entre les pages 254 et 269.
-432-
toute implication des compagnies et citoyens nord-américains dans la vie politique du
pays-, les producteurs de sucre se rangent dans le camp du dictateur en invoquant des
prétextes qui ne trompent personne. Scherer rapporte :
«Immédiatement M. Kilbourne indiqua que sa compagnie était
dominicaine858 et M. Hennessey se déclara convaincu que la recherche de
communistes n'était pas une ingérence politique».
Le coup est rude pour l'ambassade puisqu'elle se trouve isolée, face au front
commun des investisseurs nord-américains, qu'elle est censée représenter, et de la
dictature, qu'elle voudrait abattre. On peut tenir pour certain que Trujillo a convoqué la
réunion en grande partie pour infliger cette défaite au département d'État. Sans doute
nourrit-il l'espoir d'amener l'ambassade à reconsidérer sa position, en lui démontrant
l'inanité de son intransigeance859.
858 Il s'agit évidemment d'une argutie légale; les capitaux étaient bel et bien nord-américains.
859 Au-delà de Scherer, Trujillo vise même Washington, accusée par sous-entendus de s'acoquiner avec
Moscou : «Avec un sourire, le Président indiqua que puisque les États-Unis et l'Union Soviétique
entretenaient des relations amicales il ne convenait pas que la présente réunion parvienne à la
connaissance du public» , rapporte, mortifié, Scherer. Trujillo, anticipant les débuts de la guerre froide,
se montre plus impérialiste que l'empire. Nous commenterons cette phrase au chapitre suivant : La ligne
de défense de la dictature.
860 Compte rendu de la réunion à l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Texte complet dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 259.
861 Nous n'étudions pas ici cette grève, ni l'affrontement de Trujillo avec le mouvement ouvrier et social,
auxquels nous consacrerons plusieurs chapitres. Voir : 1945-1947. La menace sociale.
-433-
Scherer, obéïssant en cela à la ligne tracée par Braden, pense que toute la
situation sur le continent américain est dominée par un conflit entre le camp
démocratique, c'est-à-dire Washington et ses alliés, et le camp des dictatures où figurent
l'Argentine mais aussi la république Dominicaine. Empêtré dans cette analyse, il est
incapable de voir, contrairement aux administrateurs des compagnies, qu'un combat
s'engage entre le travail et le capital. Ce n'est pas l'exactitude des détails qui est en
cause, mais le cadre dans lequel il faut replacer chacun des faits. Dans le rapport qu'il
adresse au département d'État, Scherer note ceci :
«Puisque l'épithète de "communiste" inclut toute sorte
d'opposants au régime de Trujillo, le Président se dispose à les écraser
vigoureusement. Il est indubitable que quelques organisateurs
communistes opèrent en république Dominicaine, mais ce n'est ni leur
propagande ni leurs activités que craint Trujillo. En essayant d'obtenir
l'aide des Compagnies Nord-américaines dans les affaires politiques
dominicaines, Trujillo les conduit sur un chemin très dangereux que
celles-ci ont largement accepté d'emprunter862.»
C'est à juste titre que le chargé d'affaires remarque que le mouvement dépasse
de très loin les capacités d'organisation de militants dépourvus de toute structure solide
-le Parti démocratique révolutionnaire dominicain a été détruit par la dictature quelques
mois plus tôt863- et que l'anathème ne sert qu'à justifier par avance la répression. On
comprend bien que l'ambassade sympathise avec nombre d'opposants à la dictature et
estime que leur combat est largement justifié. Mais, du coup, elle ne perçoit pas
l'antagonisme bien réel qui oppose les ouvriers agricoles à leurs patrons et, au-delà, les
salariés au capital. Les manœuvres de Trujillo emplissent tout son champ de vision.
Alors que les administrateurs des sucreries lui parlent du danger des grèves qui ont déjà
commencé, elle ne s'intéresse qu'aux périls qui peuvent découler d'un soutien à Trujillo.
La nature même de l'entente qui se conclut sous ses yeux lui échappe; elle ne voit qu'un
marché de dupes au profit de la seule dictature là où se noue un pacte équilibré : les
administrateurs soutiennent la dictature et celle-ci les protège. À peine formulée, et
alors qu'elle ne connaîtra son plein développement qu'au cours des trois mois qui
suivent cet entretien, l'orientation du département d'État démontre toutes ses faiblesses.
862 Rapport confidentiel n° 464 du 20 novembre 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945,, p. 256.
863 Voir à ce sujet 1945-1947. Le rapprochement avec l'URSS. Consulter également l'annexe la rubrique
concernant cette organisation à l'Annexe VI.
-434-
«Le Président Trujillo s'est référé à un certain Frías Meyreles,
qui avait trouvé asile à l'Ambassade du Mexique et est catalogué comme
un agitateur communiste (nous avons su ensuite que le Gouvernement
Dominicain l'avait employé pour un travail au Secrétariat au Travail,
sans doute comme mouchard)864.»
Frías Meyreles est certainement un individu trouble et le seul fait que Trujillo le
nomme donne à penser qu'il y a eu manipulation. Rien d'étonnant en effet à ce que le
régime souffle sur les braises pour se rendre encore plus indispensable. C'est une forme
de chantage qu'il pratique régulièrement. Mais on sent bien que le soupçon occupe
entièrement l'esprit de Scherer, qui n'est pas loin de penser que toutes ces grèves ne sont
que des simulacres. Le contraste entre cette myopie et la perspicacité des gérants des
compagnies est frappante. Alors que Scherer, et le département d'État qui lui donne
continûment des directives, ne mesurent pas l'importance de la vague qui s'enfle,
Kilbourne prédit que les problèmes les plus graves éclateront à La Romana865.
864 Compte rendu de la discussion daté du 19 novembre. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945,
p. 257.
865 «M. Kilbourne a affirmé qu'il pensait que M. Hennessey rencontrerait de nombreux conflits du
travail quand ses travailleurs apprendraient que les travailleurs des autres sucreries centrales sont
autorisés à travailler douze heures et à être payés en conséquence, au lieu des huit heures auxquelles
pense M. Hennessey». Cette question des quatre heures non-payées fut effectivement au centre de la
grève qui éclata en janvier à La Romana, la sucrerie dirigée par Hennessey. Compte rendu de la réunion à
l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Ibid., p. 259.
866 Compte rendu de la réunion à l'ambassade du 17 novembre signé Wardlaw. Ibid., p. 259.
-435-
Bientôt, Scherer envoie une lettre recommandée aux trois administrateurs des
compagnies sucrière avec l'accord exprès du secrétaire du département d'État, Byrnes.
Il conclut ses mises en garde par une phrase empruntée à Braden lui-même :
«Il est presque superflu d'ajouter que le Gouvernement des États-
Unis ne pardonnera aucune ingérence en politique étrangère de la part
de ses citoyens867.»
Le bâton est cette fois brandi pour punir les récalcitrants. Sans résultat. Voici, en
effet, la réponse de Fox :
«Étant donné que la compagnie Sucrière Boca Chica, Capital par
Actions, a été placée sous les lois dominicaines et négocie dans ce cadre,
nous considérons que nous devons leur obéir en soutenant et respectant
le premier personnage de l'Exécutif de la République […] Je suis sûr que
le Conseil d'Administration de notre Compagnie considérerait comme
contraire à ses intérêts tout refus de ma part d'obtempérer à la requête
de Trujillo d'être informé de tout incident qui pourrait causer des
dommages à notre propriété, puisque j'ai reçu la mission de veiller sur le
développement et la protection des dits intérêts868.»
On ne saurait être plus clair dans la définition des rôles respectifs des
responsables des compagnies et de la dictature, et on ne peut pas dire plus nettement
qu'il n'y a pas place pour la politique défendue par le département d'État dans cette
situation.
-436-
• LA LIGNE DE DÉFENSE DE LA DICTATURE
L'un des premiers soins de Trujillo est de maintenir son emprise sur le pays. Dès
le 4 octobre 1944, la Chambre des députés se prononce pour la réélection du
dictateur869 : la campagne est lancée avec deux ans et demi d'avance. Comme on
l'imagine, les meetings, manifestations, pétitions, protestations de fidélité vont se
multiplier en liaison étroite avec les nécessités conjoncturelles. Le 24, on annonce déjà
que cinquante mille personnes ont exprimé leur soutien à sa candidature. Le 25
novembre, l'Assemblée des directeurs de journaux, réunie dans le fief de Trujillo à San
Cristóbal, se met à son tour au service du futur candidat en indiquant de façon publique
que la presse est prête à jouer sans réserve son rôle d'instrument de propagande. Le 19
juillet 1945, le dictateur lance la phrase qui doit servir de slogan pendant toute la
campagne :
«Aujourd'hui je ne demande pas au peuple de me suivre, mais
c'est moi qui suis mon peuple, car il n'y a pas de danger à le suivre.»
Il reprend ainsi la formule de 1930 «Il n'y a pas de danger à me suivre», en la
retournant. La continuité est soulignée. Le 24 septembre 1945, jour anniversaire de la
signature du traité Trujillo-Hull, une nouvelle appellation vient s'ajouter à la liste déjà
longue des titres du dictateur : les organisations syndicales réunies à Ciudad Trujillo le
proclament Libertador de la Clase Obrera (Libérateur de la Classe Ouvrière). Ainsi se
fondent en une seule image le glorieux souvenir des combattants de l'indépendance et le
paternalisme corporatiste.
Le 16 décembre, à l'occasion du Congrès des femmes dominicaines, on annonce
solennellement que :
«La femme dominicaine (sic) soutient sa réélection pour le
mandat 1947-1952.»
Des bustes du dictateur, des plaques lui rendant hommage aux titres les plus
divers et des monuments en son honneur sont inaugurés dans tout le pays. Le
29 décembre 1945, on annonce que le Conseil pour l'érection d'une statue du
869 Pour les différents événements et citations on se reportera aux dates indiquées dans : R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 42 et suivantes.
-437-
Benefactor a recueilli 81 735 $ qu'il transmet au Comité pour le monument à la Paix de
Trujillo qui dominera de sa taille écrasante la ville de Santiago 870. Le 23 février 1946,
les techniciens du pays demandent que le Parti dominicain présente Trujillo aux
élections de 1947. Le 13 mars, deux mille étudiants et professeurs lui rendent
hommage. Le 4 avril, des milliers de personnes sont réunies à Moca pour l'acclamer et
lui demander de «rester au Pouvoir». Le 24 septembre, pour le cinquième anniversaire
de la signature du traité Trujillo-Hull, a lieu à Ciudad Trujillo une grande manifestation
en faveur de sa réélection. Du sommet du monument de l'Autel de la Patrie, lieu où
reposent les restes des Pères fondateurs de la patrie, il assiste avec sa famille à un défilé
en son honneur. Ce même jour, il inaugure le Premier Congrès ouvrier national. La
propagande mêle les deux manifestations. Le 3 novembre 1946, le Rotary Club
Dominicain lui rend hommage. Le 21, on inaugure un monument en son honneur à
Baní, ville où est né son père.
Cette campagne est autant tournée vers l'intérieur du pays, dans un effort
constant pour tenter de limiter l'agitation, que vers l'extérieur. Il s'agit de démontrer aux
capitales de la région, et en particulier à Washington, que le pays est tenu en main et
qu'il n'existe pas d'alternative possible à la dictature. Si l'objectif de contenir la montée
d'une opposition intérieure n'est que très partiellement rempli par cette campagne, nous
y reviendrons plus loin, en revanche le régime parvient largement à convaincre le
département d'État, qui est en permanence informé par ses agents des manifestations en
l'honneur du dictateur et de ses tournées triomphales. Il suffit de lire les rapports des
diplomates, pourtant peu favorables à Trujillo, pour voir à quel point ils sont
impressionnés:
«Tous les jours […] La Nación a publié d'autres signatures,
consacrant généralement une page complète à cette fin. Les noms sont
regroupés selon la ville d'origine et les adresses des signataires. Jusqu'à
maintenant, environ 60 080 signatures ont été publiées et La Nación du 8
janvier affirmait que la liste continuerait. Il est probable que le
Gouvernement a en tête d'utiliser ce grand Manifeste comme preuve du
véritable soutien populaire dont jouit le président Trujillo871.»
L'admiration du diplomate le dispute à sa répulsion devant l'efficacité policière
et propagandiste de l'appareil. En décembre 1946, un épais rapport qui fait le bilan des
870 L'ouvrage se veut colossal : sur un soubassement entouré d'un péristyle, s'élève une colonne qui
culmine à soixante-huit mètres de hauteur. La propagande souligne qu'il s'agit du plus grand monument
jamais construit en république Dominicaine. L'ensemble est édifié sur la colline au-dessus de Santiago et
domine la capitale du Cibao, manifestant de façon frappante l'emprise du régime sur la région. On peut
voir d'intéressantes images de l'époque dans : El poder del Jefe, II, 1h 19 mn.
871 Lettre confidentielle n° 595 du chargé d'affaires Scherer adressée au secrétaire d'État et datée du 9
janvier 1946.Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 104.
-438-
seize années de dictature est préparé par le bureau de coordination des Renseignements
et de Liaison du département d'État872. Il conclut :
«Si l'on exclut l'assassinat -ce qui ne ferait pas partie de la
tradition politique dominicaine- les chances que le Gouvernement de
Trujillo soit renversé dans un proche avenir semblent être aussi minces
que l'espoir qu'il devienne éventuellement démocratique. Et, finalement,
même si Trujillo était renversé d'une façon ou d'une autre, il est bien
évident que cela n'apporterait pas nécessairement un Gouvernement
démocratique.»
Cela fait près de quinze mois que Braden est à Washington et le régime
dominicain, un moment en difficulté, semble plus hégémonique que jamais. Le bilan est
décourageant pour ceux qui pensaient abattre les dictatures américaines. Si au début de
la même année les rapports mentionnent le relatif scepticisme de l'opinion qui, selon
eux, estime que «Trujillo sera le dernier dictateur de l'hémisphère occidental à être
renversé873», on constate qu'en décembre il ne reste même plus l'espoir d'assister à la
chute du régime. L'orientation défendue par Braden semble bien avoir épuisé ses effets.
-439-
refuser sa participation à la célébration d'un traité dominicano-nord-américain. Cela est
d'autant plus difficile que le signataire en a été le secrétaire du département d'État de
l'époque, couronné par le prix Nobel de la Paix l'année précédente. Butler décline
néanmoins l'invitation, avec l'accord des instances supérieures, au nom de la non-
intervention dans les affaires politiques dominicaines et il s'entend dire par le secrétaire
aux Relations extérieures dominicain qu'il ne s'agit pourtant pas d'une manifestation
politique874. Bien lui en prend, car la journée du lendemain est tout entière consacrée à la
gloire de Trujillo qui préside la parade du haut de l'Autel de la Patrie, comme nous
venons de le voir875.
874 On trouvera le texte complet des différents documents diplomatiques nord-américains se rapportant à
cette question, en particulier le télégramme n° 311 du 21 septembre 1946 dans le recueil : Ibid., t. I,
p. 365 et 366.
875 Curieusement l'historiographe du régime, R. Demorizi, ne présente pas la manifestation comme
consacrée à l'anniversaire du Traité Trujillo-Hull : l'absence de la partie nord-américaine explique le
revirement. On remarquera également qu'il ne mentionne pas de festivités particulières pour fêter cet
anniversaire en 1944 ni en 1947. Il s'agissait bien d'un piège qui devait permettre d'exhiber les diplomates
nord-américains aux côtés du dictateur, placés en pleine lumière au sommet de l'Autel de la Patrie. R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 80.
876 Respuesta de fecha 9 de marzo de 1944 al cuestionario de los señores José Arroyo Maldonado y
Miguel Ángel Alonso… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 193.
877 Importantes declaraciones a la revista Continente, de Ciudad de México, el 21 de abril de 1945. ID.,
id., t. VI, p. 108.
-440-
au milieu de ce champ de bataille, n'a perdu que quatre bateaux dont deux goélettes à
voile. Vingt-sept marins dominicains on trouvé la mort dans ces circonstances 878. Il est
vrai cependant que les deux vapeurs coulés constituaient l'essentiel de la flotte
marchande du pays. Mais en magnifiant le rôle de la république Dominicaine pendant
le conflit mondial, Trujillo entend surtout rappeler que la dictature s'est immédiatement
placée aux côtés des États-Unis, déclarant la guerre au Japon le lendemain même de
Pearl Harbor.
Les liens noués hier sont opportunément rappelés. Ainsi l'aéroport de
Miraflores, financé par Washington au début de la guerre dans le cadre de sa stratégie
régionale, est pompeusement rebaptisé Aéroport Général Andrews, du nom du
commandant de l'aviation nord-américaine qui vient de disparaître au-dessus de
l'Atlantique. En présence de sa veuve et du corps diplomatique, Trujillo rappelle la
visite de cet officier supérieur en 1942 et salue la politique de solidarité continentale
pratiquée à l'époque879. Tout est calculé pour mettre les autorités nord-américaines en
porte-à-faux, en retournant leurs engagements passés contre elles-mêmes.
Par des propos habilement calculés, il tente même de forger de toutes pièces des
épisodes imaginaires. Il célèbre les armées «des Nations Alliées, parmi lesquelles on
compte honorablement l'Armée Dominicaine880», laissant entendre que les militaires
dominicains ont participé aux combats, alors que pas un homme ni un officier n'a été
envoyé sur les champs de bataille. Il est vrai que la formule, à bien la relire, était plus
ambiguë.
L'art du mensonge à demi-mots est d'ailleurs poussé jusqu'au plus grand
raffinement. Le message annuel de février 1944 commence ainsi par un hommage en
forme d'affirmation :
«Un nombre appréciable de Dominicains a eu l'occasion d'accourir, dans les
rangs des armées des Nations Alliées, sur les champs de bataille, pour répandre son
sang881.»
Les quelques Dominicains qui se sont individuellement et volontairement
engagés, essentiellement dans les troupes nord-américaines, sont ainsi annexés par le
régime et semblent devenir des bataillons envoyés par la dictature. Ironie amère, ces
volontaires étaient souvent des exilés adversaires du régime.
-441-
Complètement symbolique sur le plan militaire, l'évocation l'est moins sur le
plan économique et surtout diplomatique. La dictature souligne que, dès le premier
jour, elle s'est rangée dans le camp de Washington contre d'autres capitales latino-
américaines, comme Buenos Aires, qui rejetaient l'idée d'une déclaration de guerre
commune et refusaient même de rompre leurs relations avec l'Axe.
C'est donc une solidarité historique, reconnue par les États-Unis, que met en
avant la dictature en célèbrant avec pompe la fête de la Confirmation de la solidarité
dominicano-américaine882. Elle cherche ainsi à placer le département d'État en
contradiction avec lui-même. Il lui suffit de chercher dans les discours assez récents.
Dans une longue réponse au mémorandum cinglant du 28 décembre qui refusait les
livraisons de munitions, le gouvernement dominicain cite longuement l'ambassadeur
Briggs lui-même :
«Je sais que quand sonnera l'heure de conclure la paix -ce qui
peut se produire au milieu de difficiles désordres économiques, de
contretemps passagers et même à des moments pénibles pour tous-,
quand cet instant arrivera, je suis sûr que le monde pourra compter sur
une aide du Gouvernement Dominicain et de son peuple semblable à
celle qu'ils ont offerte spontanément et de grand cœur quand, exerçant
leur souveraineté, ils engagèrent leur avenir sur l'autel des cendres de
Pearl Harbor883.»
On objectera qu'il ne s'agit là que d'un discours diplomatique prononcé à Ciudad
Trujillo à l'occasion de la Fête nationale nord-américaine, le 4 juillet 1944. Mais Briggs
et le département d'État savent que cette date fut l'occasion pour le régime d'organiser
une imposante manifestation sur l'avenue George Washington, afin de célébrer
l'indéfectible solidarité entre les deux pays. Trujillo ne manqua pas l'opportunité que lui
offrait cette journée, officiellement déclarée "Jour de liesse", de prononcer un discours
pour exalter les liens entre les deux pays et leurs gouvernements 884. En choisissant de
rappeler ces circonstances et de citer son propre discours, la dictature met Briggs, actuel
directeur du bureau des Républiques américaines, au défi de renier ses paroles
d'ambassadeur un an et demi plus tôt. Avec perfidie le document feint de ne pas
comprendre l'inexplicable revirement :
«Quand l'ambassadeur a lancé aux vents de la publicité ces
phrases si expressives et si justes on n'aurait pas pu penser que peu
882 Le 7 décembre 1944. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 46.
883 Ce mémorandum du gouvernement dominicain transmis par l'ambassadeur à Washington, García
Godoy, est particulièrement intéressant car il tente de réfuter point par point les accusations formulées
dans le mémorandum de Braden. Il est daté du 8 janvier 1946. On le trouvera in extenso dans le recueil,
Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 312 à 322. Les extraits cités se trouvent à la page 317.
884 Discurso en la imponente manifestación pública celebrada el 4 de julio de 1944… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. V, p. 216. On pourra consulter également R. DEMORIZI, Cronología
de Trujillo, t. II, p. 36 et 37.
-442-
après le département d'État allait apercevoir un divorce si radical entre
le Gouvernement et le peuple en république Dominicaine qu'il obligerait
le premier à s'armer contre le second.»
Il est ainsi des paroles qui poursuivent le département d'État et des actes
symboliques dont tout le contenu politique s'exprime avec retard. Il s'en accommode en
disant que la page de la guerre commence à être tournée, et que l'on finira bien par
oublier les discours anciens.
Mais l'ordre lui-même qui résulte du conflit mondial porte la marque des
alliances d'hier. La récente fondation de l'ONU en témoigne. En 1945, alors que les
relations avec l'ambassadeur McGurk sont tendues, Trujillo souligne à sa manière des
faits d'actualité :
«À la date du 5 mars 1945, le Gouvernement des États-Unis
d'Amérique, en son nom propre et en celui des Gouvernements du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et Irlande, de la République de Chine
et de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, a invité le
Gouvernement Dominicain à se faire représenter à la Conférence des
Nations Unies, qui allait se tenir dans la ville de San Francisco, afin de
préparer la Charte de l'Organisation Générale Internationale pour le
maintien de la Paix et la Sécurité885.»
Pour les besoins de la propagande intérieure, la république Dominicaine est ici
mise sur le même pied que les plus grandes nations qui viennent de gagner la guerre,
tous les autres pays invités étant "oubliés". La mégalomanie du propos ne doit
cependant pas faire oublier une autre visée : la dictature rappelle à Washington les liens
concrets qui les unissent. Il est vrai que le pays fait partie, dès la Conférence de San
Francisco, de l'ONU. Il est même l'un des premiers à en ratifier la charte, soumise au
Congrès national dès le 23 juillet, moins d'un mois après son adoption à San Francisco
et la république Dominicaine se précipitera pour être l'une des toutes premières à
déposer le 4 septembre les instruments de ratification, après les États-Unis et la
France886.
Une importante contradiction de la politique de Washington est ainsi mise en
relief : la Maison-Blanche introduit et admet officiellement la république Dominicaine
au sein de l'assemblée des pays qui ont combattu pour la liberté, tout en classant,
officieusement, le régime parmi les dictatures peu fréquentables. Trujillo, à la
885 Mensaje al Congreso Nacional por conducto del Honorable Senado de la República, el 23 de julio
de 1945… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 159.
886 Ce n'est que le 24 octobre que fut recueilli un nombre suffisant de ratifications pour que la Charte pût
entrer en vigueur.
-443-
différence de Franco par exemple, voit ainsi s'ouvrir immédiatement devant lui une
brèche qu'il travaille à élargir.
887 Il est remarquable que dans cette entrevue accordée à la presse nord-américaine Trujillo consacre la
plus grande partie de ses propos à justifier sa candidature à un nouveau mandat en 1947. Sa vraie
campagne "électorale" se déroule en direction des États-Unis. Respuestas al interview del periodista
John A. Thale, el 20 de abril de 1946… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 164.
888 Cette citation et la suivante sont tirées de l'Aide-mémoire daté du 8 janvier 1946. In extenso dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 319.
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volonté de préserver l'ordre différencié qui a fait ses preuves. C'est pourquoi, invoquant
l'exemple du Parti révolutionnaire mexicain 889 -fort distinct en réalité, mais qui a
l'avantage d'être latino-américain-, elle n'hésite pas à affirmer :
«En république Dominicaine le système du parti unique n'existe
pas. Il est fallacieux de l'affirmer. Le Parti Dominicain est celui des
majorités et celui qui soutient le Gouvernement. Mais sa formation
n'exclut pas d'autres partis […] Ceci n'équivaut pas, cependant, au
système du Parti unique, dans le sens européen de l'expression.»
Trujillo rejette comme un beau diable l'accusation d'être un imitateur sur le
continent américain des fascistes ou des nazis. On est certes frappé par l'aplomb avec
lequel la dictature nie la réalité, mais cette insolence ne doit pas dissimuler le fond de
sincérité de l'argumentation. Trujillo, héritier et gestionnaire d'un système largement
mis en place par l'armée nord-américaine, n'arrive pas à comprendre le crime dont il se
serait rendu coupable au regard de Washington.
889 Ne serait-ce que parce qu'il est issu de la révolution mexicaine et qu'il en gère l'héritage.
890 Tout le compte rendu de la discussion établi par Butler, témoigne d'une double incompréhension. On
en trouvera le texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 398 à 401.
Les citations sont respectivement extraites des p. 399 et 401.
-445-
semblent absurdes du point de vue de l'ordre nord-américain sur le continent. Au cours
de ce même entretien, Trujillo ne manque d'ailleurs pas de faire valoir qu'il a beaucoup
fait pour créer un sentiment pro-américain parmi les Dominicains, précisant que
l'opinion publique reste encore spontanément hostile aux États-Unis en raison de
l'occupation militaire. Quelles que soient les méthodes employées, il ne se sent
évidemment pas disciple des fascistes ou des nazis.
891 Mensaje al Congreso Nacional, por conducto del Senado, el 16 de noviembre de 1945… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 207.
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Républicain des États-Unis d'Amérique, que j'estime être des modèles de
pureté et d'idéal démocratique892.»
Flagornerie éhontée pour déclarer que la norme de référence reste l'organisation
juridique et politique des États-Unis, mais aussi manifestation de la grande sensibilité
du régime aux attaques qui mettent en cause son respect formel des règles
constitutionnelles et démocratiques.
Mais seule une analyse superficielle peut laisser croire que la propagande se
borne à n'être qu'une plate flatterie de l'opinion publique et des autorités nord-
américaines. La servilité n'est que l'aspect superficiel et défensif d'une stratégie
agressive qui vise à diviser l'adversaire. Derrière chaque hommage se cache un piège.
Nous avons vu comment la dictature avait organisé une célébration grandiose
pour l'anniversaire du Traité Trujillo- Hull, dans le but de mettre l'ambassade des États-
Unis en difficulté et de la compromettre. En choisissant Hull contre Braden et Briggs ,
la dictature cherchait à déstabiliser le département d'État.
L'année précédente, la mort de Roosevelt, le 12 avril 1945, avait déjà été
exploitée dans le même esprit.Dès le 13 le Congrès vote une résolution déclarant un
deuil national de neuf jours. Trujillo envoie un peu de terre dominicaine pour être
892 Declaraciones hechas el 24 de julio de 1945, en entrevista concedida al diario La Nación… ID., id.,
t. VI, p. 164.
893 Mensaje de fecha 31 de diciembre de 1946, dirigido al Congreso Nacional… ID., id., t. VII, p. 3. Les
chiffres apportent d'intéressants renseignements sur le financement de la propagande : on remarquera
qu'en décembre 1945 un peu moins de 82 000 $ avaient été recueillis; un an plus tard c'est une somme
plus de sept fois supérieure qu'il est question de prendre sur le budget de l'État. On notera également que
si la propagande fait grand cas du renvoi par le président de la loi, elle n'informe pas de l'attitude
définitive du Congrès. On sait que, pour des raisons tactiques, Trujillo feint souvent d'avoir des scrupules
et qu'il aime à se faire prier. On peut tenir pour sûr que, légalement ou clandestinement, les sommes
nécessaires ont été détournées. Consulter aussi : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 84.
-447-
mêlée à celle des États-Unis sur la tombe du défunt. On célèbre un service funèbre
solennel à la cathédrale. Les articles, discours et messages célébrant Roosevelt se
multiplient dans tout le pays. On cite constamment les messages d'amitié envoyés par
l'ex-président nord-américain à Trujillo pendant la guerre. Dans toutes les écoles, sur
instruction du secrétariat à l'Éducation et aux Beaux-Arts, on confond dans une même
célébration l'hommage au président décédé et la lecture des Pensées Panaméricaines du
généralissime. Ainsi est dessiné le portrait revisité d'un grand ami de la république
Dominicaine et de son Benefactor894. Par comparaison, Briggs et McGurk font figure de
fils indignes, de traîtres ou, dans le meilleur des cas, d'apprentis sorciers.
Mort, Roosevelt deviendrait ainsi une figure tutélaire pour le régime, renforçant
ses positions face aux attaques du département d'État. On est donc bien loin d'une naïve
politique de pure soumission. Washington s'en inquiète immédiatement et le
département d'État informe Truman qu'il a fait savoir à l'ambassade dominicaine, dès le
4 décembre, :
«…que vu les lamentables événements survenus aux alentours de
ce village de la frontière dominicano-haïtienne il y a environ huit ans, le
894 ID., ibid., t. II, p. 54 et 55.
895 Mensaje al Congreso Nacional por conducto del Senado… TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. VI, p. 206.
-448-
Département estimait qu'il était particulièrement inopportun que ce
village porte le nom du Président Roosevelt896.»
Le département d'État s'attend en effet à ce que l'ambassadeur dominicain
García Godoy demande une entrevue directement à Truman pour contourner l'obstacle
que représentent Braden et Briggs. Finalement, le changement de nom ne se fera pas,
mais l'ambassade continuera à suivre attentivement ce dossier pendant plusieurs mois897.
Mais Trujillo ne mobilise pas seulement les morts à son service. Cherchant à
dresser les responsables nord-américains les uns contre les autres, le régime s'emploie
constamment à nouer des liens avec diverses personnalités influentes aux États-Unis.
La palette est large et va du journaliste stipendié à des proches du président nord-
américain, en passant par d'anciens ambassadeurs et des militaires d'active ou à la
retraite. Tous ces hommes sont les instruments des manœuvres de la dictature à
Washington. Il suffit de se montrer sensible aux louanges qui montent de Ciudad
Trujillo pour être enrôlé.
Ainsi en 1945, le régime célèbre particulièrement les mérites de l'ancien
secrétaire d'État Cordell Hull, co-signataire avec le Benefactor de la Convention de
septembre 1940, supprimant la perception générale des Douanes. Le 25 mai, Trujillo
demande même qu'une rue porte son nom dans la capitale. L'inauguration de l'avenue
Cordell Hull a lieu le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis. Paíno Pichardo,
président du conseil d'administration du district de Saint-Domingue et l'ambassadeur
McGurk -sans doute dans une pénible situation- prononcent les discours officiels. Le
surlendemain, prolongeant l'hommage, La Nación publie un article flatteur de
l'historiographe du régime, Emilio Rodríguez Demorizi intitulé : Cordell Hull et la
république Dominicaine. Évidemment l'ambassadeur García Godoy transmet ces
informations à Hull. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse qui parvient le 3 août. L'ex-
secrétaire d'État remercie R. Demorizi et ajoute :
«Je vous prie de transmettre également l'expression la plus
chaleureuse de mon estime personnelle à votre magnifique Président, qui
se distingue parmi tous les autres dans les nations américaines. J'espère
qu'il va bien et que lui et le pays continuent à progresser de façon
satisfaisante898.»
896 Mémorandum du département d'État pour le président des États-Unis daté du 12 décembre.
Intégralement dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 266.
897 Voir par exemple le courrier n°595 du 9 janvier 1946, signé Scherer. Texte complet dans le recueil,
Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t.1, p. 104.
898 Lettre reproduite in extenso dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 275. On
trouvera différentes pièces originales de ce dossier dans plusieurs ouvrages. R. DEMORIZI rend compte de
la cérémonie et de ses suites : Cronología de Trujillo, t. II, p. 59. Dans TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, on lira le message du dictateur du 25 mai, t. VI, p. 131. Le recueil Los Estados Unidos y
-449-
On comprend que le régime a réussi à se procurer une arme de premier choix
pour sa propagande. D'ailleurs la lettre est immédiatement diffusée et reproduite dans la
presse.
Mais là n'est peut-être pas l'essentiel. Le 26 novembre, alors que le département
d'État a engagé l'offensive contre la dictature, l'ambassadeur García Godoy est reçu par
le président Truman. Il a pour mission de se plaindre d'un article paru dans le Times du
19, qui critique le régime et souligne l'hostilité de Braden et Briggs à son égard. Il
brandit la lettre de Cordell Hull, l'opposant à l'attitude de Sumner Welles qu'il considère
comme animateur de la propagande anti-dominicaine. Selon son propre récit de
l'entrevue, il dénonce l'animosité de Braden et Briggs à Truman 899. On voit ici comment
la dictature utilise tous ses liens, à Washington, pour intriguer, dresser les personnalités
officielles les unes contre les autres et tenter d'infléchir la politique nord-américaine par
le haut.
Toutes les ressources dont dispose le régime dominicain sont donc utilisées. On
décore tous ceux qui montrent quelque bienveillance, comme le directeur du FBI,
responsable à l'époque des activités de renseignement, John Edgar Hoover900. Certains
militaires nord-américains détachés à Ciudad Trujillo pour instruire l'armée
dominicaine, en particulier la marine, jouent de l'ambiguïté de leur position et finissent
par être bien davantage au service de la dictature que de Washington. L'ambassade n'est
même plus tenue au courant. Le chargé d'affaires Scherer, dépassé par les événements,
le dit et informe précipitamment ses supérieurs par télégramme confidentiel :
«Le Président Trujillo a demandé au Capitaine George C.
Stamets, faisant fonction de Chef de la Mission Navale des E. U. […] de
se rendre immédiatement en Floride en compagnie du Commandant
Fernando M. Castillo, du Corps Aérien Dominicain, dans le but
d'acheter des avions militaires. […] Stamets et Castillo ont l'intention
d'entreprendre ce soir la tâche confiée par le Président901.»
Fernando Manuel Castillo, un des fondateurs de l'aviation militaire dominicaine,
n'est autre que le beau-frère du dictateur. Quant à Stamets, il démissionne l'année
suivante de l'armée américaine pour se mettre au service exclusif de Trujillo. Utilisant
ses relations privilégiées, il achète alors clandestinement des armes aux États-Unis pour
le compte de la dictature et fait l'objet de poursuites de la part du FBI. La brèche
Trujillo, año 1945, p. 273, publie le compte rendu officiel intégral d'une entrevue entre Braden et García
Godoy qui fait suite à l'audience accordée par Truman le 26 novembre.
899 Voir les intéressantes précisions et citations que fournit B. Vega dans Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1945, p. 274.
900 Le 29 septembre 1946 il est décoré de l'ordre de Duarte. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 80.
901 N° 14 du 14 janvier 1946. In extenso dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p.
105.
-450-
politique ouverte par les militaires dans le dispositif conçu par Braden qui s'était
concrétisée par l'installation d'une mission navale est ainsi élargie et exploitée par le
régime. L'image du membre de la famille au pouvoir et du militaire américain réunis
dans le service de la dictature et ignorant le représentant officiel de Washington, a
valeur de symbole.
La corruption, constamment présente sous toutes ses formes dans les relations
du régime avec les Nord-Américains à son service, est l'expression matérielle des liens
tissés. En recevant avec faste et éclat en février 1946 l'ex-procureur général des États-
Unis, Homer Cummings902, Trujillo cherche à le flatter et l'enrôler pour son service.
Mais en faisant savoir par la propagande que son hôte est logé dans une suite
présidentielle de l'hôtel Jaragua -le meilleur de la République- et que les réceptions et
bals -auxquels sont invités les diplomates et tous les hommes influents du pays- se
succèdent en son honneur, le régime rend publics des liens d'allégeance. Cummings,
proche de Roosevelt, Hull et Davies, est d'ores et déjà mis dans une situation où il ne
peut plus critiquer la dictature sans se déjuger lui-même. Il ne tardera d'ailleurs pas à
devenir «conseiller légal pour la république Dominicaine aux États-Unis»,
officiellement enregistré comme tel auprès du département de la Justice nord-
américain. Les 10 000 dollars qui lui avaient été versés par l'ambassade dominicaine le
mois précédant sa visite à Ciudad Trujillo, puis les 2 000 pesos mensuels, en mars et
avril, ont sans doute été des arguments de poids pour le convaincre903.
902 Cummings succède ainsi à Davies comme principal agent politique de Trujillo aux États-Unis.
Joseph Davies a d'ailleurs soigneusement préparé la passation des pouvoirs. On pourra se référer aux
rubriques les concernant à l'Annexe V.
903 Consulter à ce sujet les deux rapports confidentiels de Scherer n° 682 du 13 février 1946 et n° 694 du
19 février, ainsi que El régimen de Trujillo en la República Dominicana, rapport secret des services de
renseignement du département d'État n° OCL-4190 du 31 décembre 1946. La citation est extraite de ce
dernier document. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 181 à 186 et t. II, p. 109.
904 Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra política…, rapport confidentiel du 31 août 1945.
Intégralement dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 204.
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marque et chacun avait noté que les deux hauts personnages n'avaient même pas
consulté l'ambassadeur Briggs au sujet de leur séjour905. La diffusion de la nouvelle que
Warren avait touché de l'argent vient complèter l'image que veut répandre le régime. En
effet, ne disposant pas d'une légitimité reconnue, la dictature sait qu'elle n'aura d'alliés
sûrs que ceux qui seront publiquement compromis.
On remarquera en outre que tous ces agents politiques de Trujillo ont un statut
équivoque : d'une part ce sont des personnages officiels nord-américains -en activité ou
dans une semi-retraite- car ils doivent avoir accès aux cercles de décision, mais d'autre
part ils ont également très souvent un titre et une fonction officiels en république
Dominicaine. Il leur revient de jouer de cette ambiguïté. Par exemple, Oliver P.
Newman écrit directement à Truman qui vient d'accéder au pouvoir après le décès de
Roosevelt, pour solliciter une entrevue. Il indique qu'il est le représentant des porteurs
de bons de la dette extérieure dominicaine, désigné à la suite de la Convention de 1940,
et ajoute :
«Je joue le rôle d'une sorte de maillon et en quelque sorte de
représentant de chacun des Gouvernements, bien que le Gouvernement
dominicain paie mes "salaires" et frais de bureau et me reconnaisse une
place avec mes fonctions dans son protocole906.»
Il omet cependant de préciser qu'il a rang de sous-secrétaire d'État en république
Dominicaine et que, six ans avant la Convention de 1940, il avait été nommé conseiller
financier auprès de Trujillo grâce aux efforts de Joseph Davies. Le régime efface ainsi
les frontières entre ce qui est d'ordre officiel et ce qui appartient au domaine privé et
entre ce qui ressortit aux responsabilités nord-américaines ou dominicaines. Pour
parfaire le personnage, Newman est même nommé président du Comité américain pour
les secours de guerre, organisme humanitaire auquel Trujillo ne manque pas de verser
des sommes importantes à grand renfort de publicité907.
905 Trujillo avait offert une réception en leur honneur le 20 août dans sa propriété "Ramfis". R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 40.
906 Newman est reçu deux jours plus tard par Truman auquel il propose de se rendre en mission en
république Dominicaine afin d'examiner la situation et d'établir un rapport. Tout ceci est évidemment
manigancé avec l'appareil du régime. Lettre datée du 14 mai 1945. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 164.
907 Par exemple, il fait parvenir 2 000 pesos le 7 février 1945. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 40.
-452-
Vandenberg, en est un exemple flagrant908. Quant à l'intrigant Manuel de Moya il est
extrêmement fier d'avoir réussi à dîner dans un club avec Truman le mois suivant,
parmi d'autres convives, et d'avoir joué au poker avec le président nord-américain. Là
encore les hommes de Trujillo aux États-Unis participent à la soirée 909. Cette agitation,
malgré certains traits ridicules, montre que la dictature concentre tous ses efforts pour
influer au plus haut niveau sur les décisions à prendre car elle est convaincue que c'est à
Washington que tout se joue en définitive.
Il est vrai que tous les affrontements entre la dictature et les États-Unis
aboutissent en dernier ressort à une discussion entre dirigeants politiques nord-
américains. La corruption ou la flatterie sont des éléments qui permettent d'analyser le
type de liens qu'entretient la dictature et la place qu'elle occupe, mais ils ne sauraient
expliquer, à eux seuls, l'engagement d'hommes politiques nombreux et de premier plan
aux côtés du régime dominicain. On comprend que tel politicien se soit senti flatté par
une médaille, un voyage dans des conditions luxueuses ou de l'argent, encore fallait-il
qu'il estimât qu'il n'était pas déshonorant d'être décoré par Trujillo, d'être montré à ses
côtés ou de toucher de confortables sommes du gouvernement dominicain à titre
d'honoraires.
908 Y assistaient outre Briggs et Braden, des hommes liés à Trujillo comme le général Watson, ami de
Trujillo pendant l'occupation, Morgan qui avait servi d'homme de paille pour l'achat de l'aviso La Chute-
Colón et Herbert May ami d'enfance de Davies qui avait épousé sa veuve. Selon Braden, Conally et
Vandenberg auraient convenu avec le secrétaire d'État, Byrnes, d'établir des relations amicales avec
Perón au début de 1947, ce qui marquait définitivement le revirement de la politique continentale des
États-Unis. Voir le texte complet du rapport confidentiel de Wardlaw au sujet de ce dîner, daté du 26
octobre 1945 et la note de l'éditeur dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 234.
909 On relève en particulier la présence de Herbert May et William Morgan. Compte rendu de
conversation de M. Broderick du 21 novembre 1945. Ibid., p. 285.
910 Rapport confidentiel n° 694, signé Scherer et daté du 19 février 1946. Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1946, t. I, p. 185.
-453-
Un an à l'avance911' une nouvelle stratégie mondiale des États-Unis s'ébauche ici
avec, comme corollaire explicite, une révision de l'attitude à l'égard de la république
Dominicaine. Mais Trujillo lui-même ne pressent-il pas le tournant qui se produira
lorsqu'il conclut ainsi la réunion de novembre 1945 avec Scherer et les représentants
des compagnies sur la question de l'agitation communiste dans les sucreries :
«Avec un sourire, le Président indiqua que puisque les États-Unis
et l'Union Soviétique entretenaient des relations amicales il ne convenait
pas que la présente réunion parvienne à la connaissance du public 912» ?
L'attitude est provocatrice, d'autant qu'elle s'adresse au représentant officiel des
États-Unis et que ce dernier refuse de participer à la chasse aux sorcières lancée par
Trujillo contre les militants ouvriers baptisés "communistes". La dictature ne sait pas
lire l'avenir mais, comme l'un des éléments les plus fragiles de l'empire, elle exprime
l'urgent besoin d'une réorientation de la politique globale de Washington et sent qu'elle
est impliquée dans une discussion dont l'enjeu la dépasse. Toutes ses interventions se
situent instinctivement dans ce cadre.
Des derniers jours de la guerre aux premiers mois de 1947, la politique des
États-Unis à l'égard de la dictature est, dans les faits, contradictoire et hésitante.
Lucidement, le diplomate Broderick fait un premier bilan, en septembre 1945. Il a :
«…observé l'évolution de la politique de l'Ambassade à l'égard
du Gouvernement dominicain qui est passée d'un soutien ouvert et
sincère au régime actuel, à une reconnaissance formelle sans traces
d'une trop grande amitié, puis à un retour vers un moyen terme sous
forme d'une tolérance quelque peu bienveillante et, finalement, à des
signes récents du respect d'une ligne plus stricte, le tout dans le bref
délai d'une année913.»
911 Si on se réfère au célèbre discours prononcé par Truman le 12 mars 1947 devant le Congrès. Le
président nord-américain y définit sa doctrine de l'endiguement -containment- du communisme.
Washington prend la tête du camp occidental, Truman déclare : «Le moment est venu de ranger les États-
Unis d'Amérique dans le camp et à la tête du monde libre». Cité par VAÏSSE, Les relations
internationales depuis 1945, p. 19.
912 Compte rendu de conversation du 19 novembre, signé Scherer. Los Estados Unidos y Trujillo, año
1945, p. 258.
Nous avons évoqué cette réunion, au cours de laquelle Trujillo demanda aux administrateurs des
sucreries de lui dénoncer les "agitateurs communistes".
913 Algunas reacciones y sugerencias sobre nuestra política… Rapport confidentiel du 31 août 1945.
Ibid., p. 202.
-454-
Ces zigzags vont se poursuivre pendant plus d'un an, comme on le sait. Deux
signes nous semblent traduire toutes les difficultés de la politique nord-américaine :
914 On peut se demander pour quelles raisons précises Braden ne rend pas public le document. Subit-il
des pressions ? Craint-il une contre-offensive de ses adversaires aux États-Unis, plus particulièrement au
sein de l'Administration nord-américaine ? Est-ce le fruit d'une stratégie compliquée ? Rien ne permet de
répondre, en l'état actuel des recherches. Quoiqu'il en soit, ce silence paradoxal témoigne que Braden est
déjà conscient de la fragilité de sa position.
915 Cf. 1937-1947. La menace régionale.
916 Quatre jours après, l'intrigant Manuel de Moya cherche déjà à s'informer auprès de Broderick. Cf le
compte rendu complet de la conversation daté du 21 novembre 1945 et signé Broderick dans : Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1945,, p. 284.
917 Cf. 1937-1947. La menace régionale.
-455-
B/ LA MENACE SOCIALE
ÉVOLUTION COMPARÉE
DES PRIX ET DES SALAIRES
ENTRE 1941 ET 1946
(indice 100 en 1941)
Alors que les prix ont plus que doublé, les salaires se sont élevés seulement d'un
peu plus d'un tiers. Peu à peu, les salariés sont amenés se regrouper pour assurer
918 Selon L. GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes…, tableau n° 28, le nombre d'établissements
industriels et artisanaux passe de 1 674 en 1939 à 2 610 en 1945 et 3 002 en 1946.
Nous avons étudié ce développement économique et l'apparition de nouvelles activités. Cf. 1939-1945.
Les années fastes. et Une collaboration intéressée.
919 Nous donnerons plus loin le détail des syndicats constitués, province par province.
920 Calculs effectués d'après les données du Boletín del Banco Central de décembre 1960, reproduites
par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 532 et 535.
-456-
collectivement leur défense. La nécessité s'en fait d'autant plus sentir que la corruption
règne et qu'au sein de l'entreprise les lois et règlements ne s'appliquent que très
imparfaitement. Des intermédiaires s'approprient parfois une part importante du
salaire921 et le patronat trouve de nombreuses arguties pour ne pas respecter les barèmes
fixés. Afin d'échapper à ces rapports individuels avec l'employeur ou avec ceux qui
détiennent une parcelle d'autorité, le salarié est conduit à s'organiser.
Des associations syndicales d'abord limitées à un seul corps de métier dans une
localité -gremios- commencent à se reconstituent progressivement922. Elles enregistrent
des succès qui attirent l'attention de nombreux travailleurs. En effet le gouvernement,
conscient du danger et désireux d'impulser la modernisation du pays, accorde et même
impose des augmentations de salaire ou le respect de la réglementation. Il faut ici
signaler l'activité pionnière de Mauricio Báez à San Pedro de Macorís et la constitution
autour de lui d'une véritable direction ouvrière locale au cours de ces années.
Présents dans le pays, les républicains espagnols peuvent transmettre une partie
de leur expérience militante à la génération dominicaine montante. En outre par leurs
liens avec les réfugiés espagnols d'autres pays de la région, en particulier au Mexique,
ils offrent une précieuse ouverture sur le monde. D'ailleurs, sentant le danger, la
dictature, alertée par l'archevêque Pittini, multipliera les pressions dès 1944. Presque
tous les militants politiques, communistes, socialistes, anarchistes ou simplement
républicains, sont expulsés en octobre 1945923.
Dans ce contexte se produit un événement dont la portée n'a pas toujours été
appréciée sur le moment : à la fin du mois de janvier 1942 la grève éclate dans les
installations industrielles sucrières de La Romana924. Il s'agit de la plus grande entreprise
centrale sucrière du pays et elle appartient au premier investisseur nord-américain : la
South Porto Rico Sugar Co. Plusieurs milliers de travailleurs sont employés au moulin
ou dans les plantations, le maximum en période de coupe de la canne à sucre avoisinant
le chiffre de 10 000 salariés. Les installations industrielles se trouvent au contact
immédiat de la ville, ce qui facilite les réunions et échanges entre ouvriers et rend le
contrôle policier délicat. Les revendications portent sur l'obtention de la journée de huit
heures, au lieu de douze, et sur l'augmentation des salaires fixés selon des barèmes
921 R. CASSÁ cite le cas des ouvriers portuaires de Puerto Plata qui se voyaient extorquer jusqu'à 60 % de
leur salaire. Movimiento obrero y lucha socialista…, p.383.
922 On assiste manifestement à une récupération graduelle d'un passé que la dictature avait tenté d'effacer
au cours des années trente. Trujillo le comprend parfaitement et va adapter sa stratégie en conséquence.
Retrouver l'héritage, malgré les manœuvres de la dictature, va devenir un enjeu majeur des mois et
années qui vont suivre; nous le verrons.
923 Tout ceci montre que le mouvement n'est pas mécanique. Le passé et les événements internationaux
influent sur le processus. Nous reviendrons sur le rôle des républicains espagnols de façon plus précise :
1947-1955. L'immigration.
924 Le moment de l'année est favorable, la coupe de la canne à sucre -el corte- vient de commencer. On
remarquera que la grève de 1946 se produit à la même époque.
-457-
vieux de plus de dix ans alors que les prix ont commencé à s'élever rapidement à la
suite de l'entrée en guerre. Largement spontanée, la grève est massive. Pendant
quarante-huit heures les installations industrielles sont paralysées. Il faudra que le
régime envoie précipitamment un bataillon équipé de mitrailleuses pour que les
ouvriers rentrent et se remettent au travail. À la suite d'un procès expéditif, une dizaine
d'ouvriers sont condamnés à quelques mois de prison.
Il est clair que l'incident n'est que le premier acte d'un affrontement où se joue
l'avenir de la dictature. En effet, un fourmillement d'actions locales, le plus souvent au
niveau de l'entreprise se produit. D'abord dans la capitale et les grandes villes, puis, à la
fin de la guerre il pénètre dans la grande industrie sucrière, à l'Est du pays. Ici on
arrache quelques centimes, là on impose, au moins pour un temps, le respect des règles
légales, ailleurs on obtient des conditions de travail un peu meilleure. On n'enregistre
aucun grand affrontement, au niveau de la localité par exemple.
À l'évidence, on est en présence d'un mouvement de maturation : les
associations syndicales par corps de métier se multiplient, puis des syndicats locaux,
rassemblant les salariés d'un même type d'activité se constituent, enfin des Fédérations
locales du travail, composées de ces différents syndicats, s'organisent925.
925 Ces trois échelons sont : le gremio, le sindicato et la Federación local de trabajadores. On aura ainsi,
par exemple : l'association des dockers, le syndicat des ouvriers portuaires, puis la Fédération locale de
-458-
Nous étudierons ce mouvement de façon précise, dans son développement de
1942 à 1947, un peu plus loin926.
Car la dictature n'attend pas pour prendre des mesures préventives.
-459-
• DES MESURES PRISES D'EN HAUT
Face à cette montée de l'agitation ouvrière, le régime prend toute une série de
mesures. L'objectif poursuivi est double :
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intérêts matériels et moraux particuliers des salariés, mais de contribuer à un projet
conçu en dehors de lui.
Cette mise en scène a un but bien précis : préparer une opportune résurrection
de la vieille Confédération dominicaine du travail fondée en 1920. Rapidement brisée et
asservie par la dictature, elle avait finalement été jugée inutile et avait disparu sans
même être formellement dissoute927. Son Ve Congrès national ouvrier, convoqué pour le
12 octobre 1931, ne s'était d'ailleurs jamais tenu. En tirant des limbes ce Ve Congrès,
près de treize ans plus tard, et en l'organisant dans les conditions précédemment
décrites, la dictature cherche à s'armer en vue d'un affrontement jugé inévitable. Elle
prétend capter à son seul profit l'héritage du mouvement ouvrier organisé. En
reconstituant frauduleusement la CDT928, elle occupe tout le terrain et se met en position
de contrôler le développement des syndicats dans les mois qui suivent.
Francisco Prats Ramírez, homme de l'appareil du régime, est le président de
cette CDT réinventée. Son salaire est payé directement par le Parti dominicain et le
gouvernement supporte un certain nombre de frais de fonctionnement. Afin de
manifester publiquement et institutionnellement les liens de subordination qui unissent
la direction de la confédération au régime, Prats Ramírez sera fait député du Parti
dominicain l'année suivante. Ainsi est mis en place un syndicat intégré à l'appareil
d'État. Nous sommes en présence d'une offensive politique de type corporatiste929.
Un dernier élément, dont on mesurera immédiatement l'importance, vient
compléter cette mise en scène politique : à l'invitation du gouvernement dominicain,
une délégation soviétique de haut rang assiste à la célébration du Centenaire, aux côtés
des autres missions étrangères. La présence du ministre plénipotentiaire Dimitri Zaikine
et du secrétaire Victor Ibertrebor est évidemment un véritable événement 930 qui en
annonce bien d'autres. Nous y reviendrons plus avant931.
927 R. CASSÁ date sa complète disparition de 1933, mais elle avait cessé d'être un instrument des luttes
ouvrières bien auparavant : Movimiento obrero y lucha socialista…, p.195.
928 ID., ibid., p. 344 et suivantes.
La CDT est officiellement reconstituée le 13 juillet 1943. À ce stade, il s'agit d'un pur enregistrement
administratif. Quatre jours plus tôt, le 9, une loi sur les institutions ouvrières avait été promulguée. Elle
donnait une certaine autonomie aux degrés inférieurs, mais maintenait l'emprise de l'État à partir du
niveau des fédérations. L'objectif est de fixer un cadre qui permettra de contrôler le développement des
syndicats de base, dont l'expansion commence à se faire sentir (Voir le tableau : Syndicats constitués par
fédérations et provinces, infra : Vers l'affrontement). Trujillo sent la vague monter, et s'emploie à en
prévenir les effets.
929 D'autres exemples, nombreux, viennent à l'esprit : syndicats verticaux franquistes, syndicats
mexicains liés au PRI, CGT argentine sous Perón, etc. Les traits communs, bien réels, ne doivent
cependant pas cacher l'originalité du cas dominicain. La nouvelle CDT est le fruit d'une contre-offensive
de la dictature, confrontée à la montée d'une classe ouvrière qu'elle ne peut contrôler avec ses armes
habituelles. Il serait cependant intéressant d'étudier les sources où Trujillo et l'appareil de la dictature
puisent leur inspiration. À notre connaissance, ce travail reste à faire.
930 Le 4 mars ils sont décorés de l'ordre de Duarte ainsi que les diplomates des autres délégations
étrangères. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 30 et 31.
931 Cf. infra : 1937-1947. Le rapprochement avec l'URSS.
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Le surlendemain est inauguré à Ciudad Trujillo le quartier ouvrier. La
réalisation, modeste, est néanmoins l'un des premiers signes d'une orientation appelée à
connaître de nombreux prolongements. Soucieux de maintenir son contrôle sur la
société et convaincu de la nécessité de poursuivre un développement économique
source de profits gigantesques, le régime entreprend d'améliorer une condition ouvrière,
souvent dégradée depuis le début de la guerre en raison de l'inflation. Plusieurs buts
sont poursuivis :
-462-
quatre autres ouvrent le mois suivant dans deux quartiers périphériques de la capitale
ainsi qu'à San Pedro de Macorís et Baní 934. En juillet, on apprend que les villes de Azua,
Higüey et La Vega disposent à leur tour d'un réfectoire économique 935 Ces institutions,
directement contrôlées par l'État, offrent des repas simples à faible prix, tout en
permettant d'écouler un certain nombre de produits alimentaires dont Trujillo et ses
proches ont le monopole.
1944.
934 Respectivement le 1er juin dans le quartier de Villa Alicia, le 8 dans celui de Villa Duarte et le 24
juin à Baní et San Pedro de Macorís. Voir à ce sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 34 et
35.
935 Dans cet ordre les 2, 6 et 19 juillet. ID., ibid., t. II, p. 34 et 35.
936 Du nom d'un médecin nord-américain, agent de Trujillo aux États-Unis. Voir l'annexe Notices
biographiques. Il sera inauguré le 20 avril 1946, en même temps que le quartier de progrès social.
937 Compte rendu annuel du 27 février 1945 au Congrès national. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. VI, p. 37.
938 Mensaje al Congreso Nacional enviado por conducto de la Cámara de Diputados… et compte rendu
annuel du 27 février 1945. ID., ibid., t. V, p. 202 et t. VI, p. 40.
939 Compte rendu annuel du 27 février 1945 au Congrès National. ID., ibid., t. VI, p. 41.
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de la capitale est inauguré le surlendemain des fêtes du Centenaire, jour où le dictateur
offre une réception en l'honneur des délégations diplomatiques étrangères940.
Tout est prêt pour une manifestation de masses. Elle a lieu quatre jours plus
tard, le 22 juillet 1944. Dans le parc Julia Molina - il porte également le nom de la mère
de Trujillo- plus de cinq mille habitants des quartiers ouvriers de la capitale sont
rassemblés pour rendre hommage à l'homme providentiel et lui témoigner leur
gratitude. Quatorze orateurs «représentatifs de la classe ouvrière» se succèdent pour
chanter les louanges du président. Le 25, comme en écho, ce sont les ouvriers de San
Cristóbal qui le remercient à leur tour au cours d'une manifestation qui se tient devant le
monument de Piedras Vivas, récemment édifié sur le lieu où se trouvait sa maison
natale. La classe ouvrière se voit ainsi reconnaître une existence et une personnalité
mais l'image créée et diffusée est celle d'un groupe social passif, infantile et qui doit
tout au Benefactor. Le but semble atteint puisque durant les semaines suivantes le vaste
plan semble entrer en sommeil, encore que le dictateur fasse allusion à la construction
-464-
par l'État de logements ouvriers à travers le pays le 12 février 1945. La campagne est
relancée au début du mois mars 1945 par des déclarations au quotidien La Nación. Le
dictateur annonce :
«J'ai un plan, prêt à être entrer en application, de construction de
maisons qui seront destinées aux ouvriers, aux familles pauvres et aux
fonctionnaires dont les traitements ne dépassent pas 100 $ 942 par mois
[…] C'est un plan d'une portée telle que les dépenses fluctueront, selon
mes calculs, entre six et douze millions de dollars943.»
On voit avec quel soin le projet est personnalisé à l'extrême dans une
perspective paternaliste : tant la conception, jusque dans ses moindres détails, que les
calculs financiers semblent avoir été faits par le seul Trujillo qui ne laisse au
gouvernement et à l'ensemble des autorités qu'un rôle d'exécutants. On apprend même
par la suite que ce nouveau «Plan d'Aide et de Progrès Social» est directement contrôlé
par le Parti dominicain. Cependant on perçoit également l'ampleur réelle de l'entreprise
et la volonté de rationaliser les efforts entrepris.
Finalement, le 19 novembre 1945, alors que les contacts avec le Venezuela sont
rompus, que les relations avec le département d'État se tendent et que les premiers
signes sérieux d'agitation ouvrière se manifestent, Trujillo soumet au Congrès national
un plan triennal de construction de 25 000 maisons populaires pour cinq millions de
dollars944.
Les réalisations ne tardent pas à suivre. Moins grandioses que ce qui est
annoncé, elles ne sont cependant pas négligeables. Commentant en avril 1946
l'avancement de la construction du quartier de progrès social, annoncée vingt-deux
mois plus tôt, le ministre plénipotentiaire De Maricourt nous livre un bilan précis :
«[Il] comprend dès maintenant, au long d'avenues larges et
agréablement plantées, soixante-deux résidences modernes réservées
pour les ouvriers qui les achèteront à terme, une garderie d'enfants, une
centrale laitière, une spacieuse école, une pharmacie, des magasins, un
club, un palais du Parti Dominicain, etc. Dans d'autres avenues on a
commencé à bâtir cent cinquante maisonnettes d'un prix moindre et
quatre cents maisons de bois pour les plus impécunieux.945.»
942 Le peso n'est instauré comme monnaie légale qu'au début de l'année 1947. Il sera strictement aligné
sur le dollar.
943 Transcendentales declaraciones al diario La Nación, de Ciudad Trujillo, en fecha 4 de marzo de
1945… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 89.
944 Mensaje al Congreso Nacional por conducto de la Cámara de Diputados… ID., ibid., t. VI, p. 208 et
209.
945 Courrier du 27 avril 1946. ADMAE, AM-44-52 n° 9, p. 105. Le ministre précise : «L'achat à terme
de ces résidences ouvrières, d'un prix modeste, est réparti de façon à amortir en quinze ans le coût de
l'entreprise.»
-465-
Certes, il ne s'agit encore que d'un cas isolé, limité à la capitale, mais il est déjà
l'expression concrète de l'œuvre que le régime entend poursuivre. D'ailleurs des travaux
sont annoncés dans d'autres villes du pays.
Ainsi se développe, mois après mois, une politique de plus en plus ambitieuse
pour assurer aux travailleurs salariés des centres urbains, des conditions de vie
compatibles avec le développement d'une activité économique moderne. Il faut
souligner que la mise en place de ces améliorations se fait de façon politiquement
contrôlée afin d'éviter qu'elles ne donnent lieu au surgissement d'une conscience de
classe946. Rien n'est obtenu, tout est octroyé. Il est frappant de constater que, la
propagande officielle, s'abstient d'établir le moindre lien entre cette vaste campagne et
les revendications quotidiennes dans les entreprises, les grèves et conflits locaux et la
multiplication des syndicats. En revanche, les remerciements et manifestations de
gratitude, soigneusement organisés, sont présentés comme la réponse populaire aux
initiatives du Chef.
Les trois lois de juin 1944 sur le travail salarié que nous avons évoquées fixent
le cadre. La première porte sur les contrats de travail. En principe, l'ancienne
réglementation a été abrogée, dès le 27 février 1944, à l'occasion des cérémonies du
Centenaire et du Ve Congrès ouvrier dominicain. Aussi pour combler un vide juridique
qui pourrait vite devenir dangereux et rationaliser les rapports de production à l'échelle
nationale, Trujillo soumet au législateur dès le 24 mars un projet :
«…sur la nécessité d'une loi qui établisse les conditions des
contrats de travail pour que celles-ci ne continuent pas à être une
question résolue par l'application du droit commun947.»
L'extension des compétences de l'État est ici patente. La dictature avait d'abord
eu pour fonction de laisser jouer librement les rapports de force inégaux entre salariés
946 On aura noté la construction du Palais du Parti dominicain dans le cadre du quartier de progrès
social. L'édification d'un club pour ouvriers est significative d'une même volonté d'encadrement. La
dictature préfère prendre les devants et organiser elle-même les travailleurs.
947 Mensaje al Congreso Nacional, enviado por conducto de la Cámara… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. V, p. 202.
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et employeurs, en se contentant de prélever sa part du profit. Ensuite, elle avait garanti
pendant la guerre des conditions de travail particulièrement dures pour les travailleurs.
Elle doit maintenant réglementer elle-même les relations de travail. Cela ne va d'ailleurs
pas sans conflit avec une partie non négligeable du patronat 948. Dans une situation qui
devient difficile et alors que l'économie est en pleine évolution, la fonction centrale de
maintien de l'ordre politique tend à s'imposer à tous les intérêts particuliers.
948 R. CASSÁ donne de très intéressantes précisions à ce sujet en particulier sur les réticences des
compagnies sucrières et sur le nombre croissant d'inspections du travail ainsi que les procès qui
s'ensuivirent. Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 372 et 373.
949 Remarquons qu'en Argentine Perón avait été sous-secrétaire au Travail en 1943-1944. Il avait alors
mis en place des syndicats à sa dévotion et gagné la confiance d'une grande partie de la classe ouvrière.
Dans des conditions et avec des objectifs différents, Trujillo s'inspire-t-il de son exemple ? Au moment
où il prend cette mesure, en mai 1945, Perón est écarté du pouvoir, il n'y sera ramené qu'en octobre par
les "sans-chemise". On verra que, plus tard, Trujillo et Perón s'épauleront. Cf. 1939-1945. L'impossible
action multilatérale. Nous n'avons pas trouvé d'éléments dans les archives sur les convergences en
1943-1945. Une étude reste à faire.
-467-
excellente information et une capacité à intervenir rapidement afin de prév-enir toute
explosion sociale.
Ce double souci se perçoit encore plus clairement dans le traitement du cas des
chômeurs, objet de la troisième loi de juin 1944. Voici comment Trujillo présente le
texte :
«Le "Certificat de chômage" permet d'identifier les individus
utiles et de leur donner la possibilité de retrouver du travail. Il permet en
même temps de poursuivre le vagabondage qui produit de si funestes
résultats avec son cortège de vices, délits et crimes et qui constitue une
lourde charge pour la société.»
La surveillance policière se combine avec la volonté de mettre l'ensemble de la
société au travail. Chaque chômeur, ainsi repéré, doit se voir proposer une parcelle
950 Cette citation et la suivante sont extraites du compte rendu annuel du 27 février 1945. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 41.
-468-
agricole ainsi que les instruments nécessaires à sa culture 951. Il s'agit bien de permettre la
transition économique, tout en mettant en place un dispositif qui en neutralisera les
dangereuses conséquences politiques et sociales.
951 Tant les services de renseignements du FBI que R. CASSÁ s'accordent pour considérer que cette loi
ne fut guère appliquée. La raison en fut sans doute le faible taux de chômage. Le texte illustre cependant
la réflexion de la dictature et la volonté qui l'anime. Trabajo-Comunismo en la República Dominicana,
rapport confidentiel du 2 juillet 1946 transmis par J. E. Hoover du FBI, texte complet dans le recueil, Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 61 et 62, et Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 377.
952 Trabajo-Comunismo en la República Dominicana, rapport confidentiel du 2 juillet 1946, texte
complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 53.
-469-
mesure bien moindre, quelques rares responsables de fédérations, et
encore ces derniers n'étaient pas des bureaucrates en raison d'une
dynamique du mouvement mais à cause de la domination de l'État953.»
La description ne laisse aucun doute : pas un seul dirigeant issu du mouvement
ouvrier n'avait pour mission de se consacrer à temps plein, professionnellement, au
syndicat. Les leviers d'une éventuelle centralisation, d'une structuration à l'échelle
régionale et nationale, d'une organisation par branches et par métiers étaient
exclusivement entre les mains de représentants directs ou indirects de l'État. Il ne nous
appartient pas ici de discuter le point de vue particulier de Cassá, qui semble estimer
que des dirigeants ouvriers permanents auraient eux-mêmes glissé vers la
bureaucratisation… s'ils avaient existé. Il nous semble bien plus important de retenir
que cette place stratégique était fermement tenue par la dictature.
Il n'est donc pas indifférent, sauf à considérer la propagande et l'encadrement
politiques comme dépourvus de signification, de noter que la CDT désigne Trujillo le 3
juin 1945 comme «le plus grand travailleur de la République» et que, le 24 septembre
1945, les syndicats le déclarent "Libertador de la classe ouvrière", nous l'avons vu. Par
ces actes publics le régime vérifie que le contrôle du mouvement ne lui a pas échappé.
C'est dans ce contexte que se produit un rapprochement avec Moscou qui n'est
pas sans relation avec la situation intérieure du pays. Nous avons vu que dès les
cérémonies du Centenaire de l'Indépendance, le 27 février 1944, deux ans plus tôt, le
régime avait amorcé un rapprochement public avec l'URSS 956. Si l'on se souvient que le
même jour, mêlant habilement les genres, la dictature avait tiré de sa manche une
Confédération dominicaine du travail toute à sa dévotion, on comprend l'image que se
cherchait à se forger le régime de Trujillo à l'intérieur même du pays : la dictature
pouvait se prévaloir de liens de mutuelle reconnaissance avec les Soviétiques au
moment précis où elle développait une stratégie d'encadrement de la classe ouvrière. La
présence des héritiers d'Octobre 1917 aux côtés de Trujillo légitimait, pour les besoins
de la propagande, le titre de Protecteur du Mouvement Ouvrier Organisé que ce dernier
s'était fait décerner le jour même.
Il ne fait pas de doute que Trujillo a observé qu'en 1940 Batista a été élu
président à Cuba avec le soutien affiché des communistes qui sont même entrés dans
son gouvernement en 1943. Il a également noté le pacte passé par le président Somoza,
au Nicaragua, avec les communistes en 1941. Cette nouvelle stratégie du mouvement
communiste ne peut que l'intéresser. Mais, à la différence d'autres dictateurs et
gouvernants, il ne favorise pas une présence légale et institutionnelle des communistes
sur la scène politique dominicaine en 1944 et 1945. Le PDRD puis la JR -Jeunesse
révolutionnaire- restent des organisations clandestines et les militants sont en butte à
des harcèlements constants, quand ils ne sont pas emprisonnés.
La dictature, si elle est prête à négocier, entend cependant encadrer sans partage
la société dominicaine, comme nous l'avons vu959. Ce trait original se traduit par le choix
d'un rapprochement direct avec Moscou.
Aussi la dictature prête-t-elle une oreille favorable aux propositions faites par la
diplomatie soviétique. Celle-ci contacte à plusieurs reprises les représentants
dominicains. L'ambassadeur à Mexico, Constantin A. Oumanski, fait savoir à Gustavo
Julio Henríquez, ambassadeur dominicain dans cette même capitale, que son pays est
disposé à nouer des relations diplomatiques avec la république Dominicaine960.
958 Memorándum confidencial al Hon. Sr. Presidente Rafael L. Trujillo Molina. Le document, daté du
14 octobre 1944, est reproduit en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 57. Le
soulignement est de R. Demorizi. On remarquera que les communistes cubains ne considéraient pas que
la CDT, reconstituée sept mois plus tôt, fût réellement une organisation syndicale.
959 Cf. 1945-1947. Des mesures prises d'en haut.
-472-
Le 6 mars 1945, lors d'une rencontre à Mexico, le secrétaire d'État aux Relations
extérieures Peña Batlle informe le secrétaire du département d'État Stettinius de
l'intention de Ciudad Trujillo de reconnaître formellement l'URSS et d'établir des
relations diplomatiques avec Moscou. Le secrétaire du département d'État prodigue
immédiatement ses félicitations au président dominicain961.
Deux jours plus tard, le 8 mars, par un échange de notes entre le secrétaire d'État
aux Relations extérieures, Peña Batlle, et le chargé d'Affaires soviétique Vassili P.
Inkouboviki, les gouvernements des deux pays scellent formellement leur décision
commune d'établir des relations diplomatiques962.
-473-
les conséquences de cette prise de position, en faisant taire les organisations
communistes de la région, hostiles à Ciudad Trujillo. La marche d'approche
commencée en février 1944 prend un contenu beaucoup plus précis. Pour l'apprécier
exactement il faut se référer à la situation internationale.
964 Lancée dès le lendemain de Pearl Harbor, en décembre 1941, l'idée sera reprise et développée lors du
sommet de Casablanca en janvier 1943.
965 Sur les questions de la guerre froide, on pourra consulter : F. LOISEL,Vie et mort de la guerre froide
(1945-1989) (Hatier, 1994) et L. MARCOU, La Guerre froide (Complexe, 1988).
966 Se reporter à : 1937-1947. L'offensive diplomatique.
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engagée pour nouer des relations diplomatiques avec de nombreux pays en Amérique
latine, parallèlement à la constitution de l'Organisation des nations unies967.
Mais, surtout, il trouve un partenaire qui jouit d'un immense prestige auprès des
masses ouvrières et populaires et développe une stratégie diplomatique "réaliste" de
grande puissance. En un mot, un interlocuteur avec lequel il est possible de rechercher
les termes d'une transaction. La dictature n'attend pas de Moscou une pression sur les
militants qui se trouvent sur le territoire dominicain mais bien sur les réseaux organisés
dans les Caraïbes. Elle sait parfaitement qu'elle ne peut maintenir l'ordre à l'intérieur
que si un espace lui est ménagé de l'extérieur. Mesurant sa dépendance, elle raisonne
d'emblée dans un univers international.
967 Ainsi, la rencontre entre García Godoy et Gromyko se déroule un mois avant l'ouverture de la
Conférence de San Francisco -le 25 mars 1945- qui adoptera la Charte des nations unies.
-475-
Aussi l'affaire est-elle assez rondement menée. Quelques jours après la
rencontre entre ambassadeurs à Washington, le 2 avril 1945, Trujillo invite Gromyko à
se rendre en visite en république Dominicaine968. Dès le 11 juin 1945, Trujillo soumet
au Sénat la nomination de R. Pérez Alfonseca comme ministre plénipotentiaire à
Moscou. À cette occasion, il évoque la délégation soviétique présente lors des
cérémonies du Centenaire et célèbre sans vergogne les «écrivains russes, anciens et
modernes, depuis Tourgueniev jusqu'à Staline»969 qui, selon lui, ornent les rayons des
bibliothèques et librairies du pays et sont librement accessibles à tous. Il proclame
surtout :
«L'Union Soviétique dont la puissance matérielle s'est manifestée
au service d'une noble cause, sera reconnue pour toujours comme une
des grandes forces en faveur du bien et du progrès sur laquelle le monde
démocratique peut compter.»
Pour un lecteur non averti, il y a quelque chose de grotesque dans ce certificat
de “démocratie” décerné par un régime dictatorial à un autre. On peut même éprouver
une impression d'irréalité devant ce discours. Il suffit pourtant de replacer les propos de
Trujillo dans le contexte dominicain immédiat de l'époque pour en percevoir tout le
sens.
968 On trouvera le fac-similé du télégramme n° 1516, adressé par l'ambassadeur García Godoy au
secrétaire d'État aux Relations extérieures rendant compte du bon accomplissement de sa mission dans :
VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 67. Le document est daté du 3 avril. Il est sans doute intéressant de
noter que la visite n'a jamais eu lieu. De même, l'ambassadeur soviétique à Ciudad Trujillo ne sera jamais
nommé, malgré les intentions manifestées lorsque l'ambassadeur dominicain est officiellement reçu à
Moscou, le 22 août 1945. Il n'y a pas symétrie dans les relations entre l'URSS et la république
Dominicaine. La diplomatie soviétique est d'abord la plus active en février 1944, puis lorsqu'elle propose
de nouer des relations diplomatiques en décembre de la même année. Il est clair qu'elle cherche à se
placer au plan international pour aborder l'après-guerre dans les meilleures conditions. La république
Dominicaine est un pion, parmi bien d'autres, dans cette stratégie. À partir de mars 1945, Ciudad Trujillo
prend à son tour l'initiative : la montée de l'opposition en république Dominicaine et dans la région
explique cette plus grande activité. Il s'agit de négocier directement avec Moscou le désarmement de
cette opposition. Au début de 1947, les deux pays se tournent le dos d'un même mouvement : avec
l'arrivée de la guerre froide les relations directes ne sont plus d'aucune utilité.
969 Cette citation et la suivante sont tirées de : Mensaje al Honorable Senado de la República al someter
el nombramiento diplomático…, TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 148 et 149.
970 Cf. 1945-1947. Des mesures prises d'en haut.
-476-
direction politique clairement constituée971. Il a néanmoins commencé à regrouper
quelques intellectuels et dirigeants syndicaux, parfois influents. Surtout il a réussi à
briser en partie son isolement et à entrer en contact avec la jeunesse, essentiellement
étudiante, en fondant, au cours de la deuxième moitié de l'année 1944, la Jeunesse
révolutionnaire, JR, dont les effectifs dépassent sensiblement ceux du PDRD.
Étant donnés leur inexpérience, leur isolement et les conditions extrêmement
précaires de l'époque, on peut se demander où les militants puisaient l'énergie
nécessaire au difficile combat quotidien. Nous reprenons à notre compte la réponse
simple et forte de R. Cassá :
«Les membres du PDRD se sentaient déterminés dans leur
entreprise parce qu'ils se percevaient comme partie intégrante de la
légion internationale des communistes, même s'ils ne se considéraient
encore que comme des aspirants à ce statut972.»
Le diagnostic paraît encore plus judicieux si on pense que les principaux
dirigeants s'étaient formés à l'étranger auprès des militants communistes latino-
américains : Pericles Franco était resté plus de trois ans au Chili où il avait été un
membre actif de la Jeunesse communiste du pays et Francisco A. Henríquez avait
effectué plusieurs séjours à Cuba, nouant des contacts avec les communistes. Ils
poursuivaient en terre dominicaine, à leur poste, un combat que des frères d'armes
menaient dans le monde entier. On comprend, dans ces conditions, le trouble profond
que devaient jeter dans les esprits les éloges échangés entre Trujillo et les représentants
officiels de l'Union Soviétique. La stratégie de la «légion internationale des
communistes» était brouillée et devenait, en bonne partie, illisible.
Il faut également souligner la capacité de la dictature à toujours apprécier ses
initiatives en termes politiques. La diplomatie n'est pour elle qu'une façon, parmi
d'autres, de toujours poursuivre le même but : préserver et renforcer sa position en
utilisant et amplifiant les contradictions de ses adversaires, quelles qu'elles soient. La
remarquable cohérence du régime, sur une ligne pourtant toute en brusques virages,
tient à sa vision éminemment pragmatique de la situation. Faible face aux forces qui
s'affrontent dans le monde, subordonnée par rapport à des stratégies qui la dépassent, la
dictature dominicaine ne croit en rien d'autre qu'en elle-même. Ce cynisme de fond
explique à la fois l'étonnante souplesse tactique qui jette la confusion dans les rangs de
971 On se référera à ce sujet à la scrupuleuse étude de R. CASSÁ : Movimiento obrero y lucha
socialista…, p. 296 et suivantes. Relevons ces quelques précisions : «Dès le début, le processus de
structuration du regroupement organisationnel s'accompagna d'une absence de règles formelles,
situation due à la faiblesse de ses parties constituantes. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'elles
se constituèrent en cellules; elles ne dépassèrent pas le stade de groupes de discussion plutôt instables
qui, tout au plus, se proposaient des tâches dispersées. Le seul groupe, en dehors de celui de la capitale,
qui parvint à dépasser ce palier -et seulement pendant une première période- fut celui de Santiago.»
Le noyau central du PDRD se constitue autour de Pericles Franco Ornes "Periclito" et de Francisco A.
Henríquez "Chito". Pericles Franco est l'artisan de la constitution de la JR.
972 ID., ibid., p. 299.
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ses adversaires et la détermination, très rarement démentie, qui permet de frapper avec
brutalité quand le moment est venu.
973 ID., ibid., p. 322 estime que ce manifeste est probablement de décembre 1944 ou janvier 1945. En
fait, le document intégralement reproduit dans : B. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 215, est
clairement daté par les deux organisations signataires d'avril 1945.
974 Elle s'ouvre le 25 avril et se clôt avec l'adoption de la Charte des nations unies le 26 juin.
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de sept pays latinoaméricains. Cette manifestation, qui se tient du 16 au 19 mai 1945, a
été soigneusement apprêtée pour célébrer le régime et son Chef suprême. Tout est règlé
dans le détail par l'appareil : les discours, le contrôle policier minutieux des
participants, les allocations généreuses versées aux invités étrangers triés par les
représentations diplomatiques dominicaines… Bref, il s'agit de l'une de ces opérations
de propagande interne et externe dont la dictature a besoin afin de redorer un blason
que d'aucuns trouvent plutôt terni dans les pays de la région.
Dès le 13 mai, Francisco Henríquez "Chito", dirigeant du PDRD, qui a pris
langue avec un délégué étranger, a été envoyé sous bonne escorte à la frontière.
Pourtant, malgré la vigilance des hommes de Trujillo, plusieurs membres de la JR, et
non des moindres, réussissent à faire partie des délégations envoyées par les différentes
provinces975. Ces failles sont révélatrices de la foi des militants et des difficultés et
hésitations de l'appareil de la dictature. Enhardis, dans la nuit du 18 au 19 mai, les
membres de la JR distribuent un tract, signé de leur organisation, sous les portes des
chambres des délégués qui résident à l'hôtel Jaragua. Le document dénonce sans
ménagement l'opération de propagande et déclare :
«Le “IIIème Congrès de la Jeunesse dominicaine” est un
Congrès fasciste dont le but principal est le renforcement du régime
trujilliste face à une situation intérieure et internationale menaçante976.»
Dix jours avant la distribution du tract, l'Allemagne a capitulé sans condition.
Nombre d'étudiants dominicains ont refusé de se rendre à l'université pour marquer leur
joie et des écrits ont circulé ici et là dans le pays, promettant le même sort à Trujillo
qu'à Mussolini et Hitler. Si l'on ne prend pas garde aux allées et venues diplomatiques,
on peut croire que la fin de la dictature est proche.
L'appareil de la dictature réagit. Carlos León Pumarol, membre de la direction
de la JR et participant au Congrès de la jeunesse, est arrêté dès le mois de mai et reste
emprisonné jusqu'en septembre. Francisco Henríquez "Chito" et son père, dont
l'arrestation est imminente, se voient contraints dès le mois de juin de se réfugier à
l'ambassade du Venezuela puis de s'exiler 977. Le PDRD perd ainsi l'un de ses quatre
principaux dirigeants.
Ce n'est pas encore suffisant pour briser le réseau militant. Portée par la vague
des espoirs de toute une jeunesse qui voit le monde changer, dans la nuit du 11 au 12
juillet, la JR entreprend de distribuer sous les portes de Ciudad Trujillo plusieurs
975 Parmi eux Pericles Franco Ornes, Abraham Carlos León Pumarol et Diego Bordas. Ce dernier est
même président de la délégation de Puerto Plata. On pourra lire le rapport confidentiel les concernant qui
est reproduit tel quel dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 221.
976 Le document figure dans Ibidem, p. 218. Il est daté du 14 mai 1945 et signé par le Comité central de
la Jeunesse révolutionnaire.
977 Voir à ce sujet HICKS, Blood in the streets, en particulier p. 117 et suivantes.
-479-
milliers de tracts appelant à lutter contre la dictature 978. Événement considérable, car
c'est bien la première fois qu'une opposition au régime, déterminée et organisée, se
manifeste à cette échelle. La dictature ne peut tolérer que se développe un mouvement
dont les développements sont imprévisibles dans le contexte de l'époque. Elle est
d'autant plus incitée à réagir que la situation a évolué depuis le mois de mai : d'une part,
la Conférence de San Francisco s'est tenue et la république Dominicaine y a été admise,
d'autre part, les relations ont été publiquement nouées avec l'URSS. Elle a donc tout
lieu d'espérer que les Grands, et en particulier Moscou, tourneront leurs regards ailleurs
si elle frappe ceux qui la défient en invoquant leur patronage.
978 B. VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 224 et R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…,
p. 334 évoquent l'événement mais la version la plus détaillée se trouve dans HICKS, Blood in the streets,
p. 62 et suivantes.
979 C'est le cas en particulier de Pericles Franco Ornes, José Ramón Grullón et des fréres Félix Servio et
Juan Bautista Ducoudray. Le PDRD perd trois de ses quatre principaux dirigeants. Le secrétaire de la JR,
Manuel Mena Blonda reste emprisonné. Il peut sembler curieux que GALÍNDEZ, La Era de Trujillo,
p. 128 et p. 406 et CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p.335, n'accordent qu'une place
réduite à la répression et ne donnent pratiquement pas de chiffres. HICKS, Blood in the streets, p. 62 et
suivantes, et VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 224, sont plus explicites. Il nous semble que, pour des
raisons diamétralement opposées, les deux premiers sous-estiment la signification politique des
événements. Il s'agit en effet pour la dictature d'une véritable répétition générale de l'anéantissement du
PSP et de l'opposition intérieure qui aura lieu en 1947.
-480-
Elle a appris à reconnaître et à exploiter les contradictions de ses adversaires,
retournant en sa faveur les liens internationaux qui unissent ceux-ci.
Cette expérience lui sera précieuse l'année suivante. En effet, derrière cette
première confrontation, se profile déjà un affrontement social majeur, le plus ample
connu par le régime au cours de son existence. Ce n'est pas un hasard si, au moment
même où il pourchasse des militants formés et inspirés par les communistes cubains, le
régime, à travers son ambassadeur V. Díaz Ordóñez, entreprend de chercher un terrain
d'entente avec le dirigeant du PSP cubain, Blas Roca 980. La dictature prépare déjà l'étape
suivante.
980 Blas Roca, était secrétaire général du Parti socialiste populaire qui rassemblait les communistes
cubains. Virgilio Díaz Ordóñez rend compte directement à Trujillo de ses contacts dans une lettre
confidentielle du 28 juillet 1945. Nous y revenons plus avant; voir 1945-1947. La destruction de
l'opposition ouvrière et sociale. La lettre est reproduite en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 71.
-481-
• VERS L'AFFRONTEMENT
SYNDICATS CONSTITUÉS
PAR FÉDÉRATIONS ET PROVINCES
1942-1945
981 Nous avons élaboré ce tableau à partir des données recueillies par le FBI en 1946, très probablement
auprès des services secrets dominicains. Elles sont visiblement incomplètes -par exemple, la récente
Fédération locale du travail de La Romana n'est pas mentionnée- ce qui s'explique aisément par le rapide
développement des organisations, leur caractère souvent fluctuant et les carences de l'enregistrement
officiel. Trabajo-comunismo en la República Dominicana, rapport confidentiel du 2 juillet 1946 signé J.
E. Hoover. Texte complet dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 43 à 53.
Roberto Cassá qui a travaillé sur les documents du secrétariat d'État fournit d'autres statistiques -dont il
signale l'inexactitude- avec des valeurs absolues encore plus élevées. Cependant, et là est l'essentiel, tant
les données gouvernementales que celles des services de renseignement mettent en évidence une
progression du même ordre. Sur ce point précis, elles sont tout à fait fiables.
-482-
En quatre ans, le nombre total des syndicats est multiplié par dix. Il faut noter
que le mouvement touche tout le pays, mais très inégalement. Se constituent ainsi des
pôles concentrant de grandes masses de syndiqués.
San Pedro de Macorís, dans l'est du pays, en pleine zone sucrière et tout proche
de La Romana, est certainement le premier de ces centres, tant par le nombre d'ouvriers
syndiqués, plusieurs milliers à coup sûr982, que par le degré d'organisation, trente-quatre
syndicats sont regroupés dans la FLT au début de l'année1946.
La Fédération locale du travail, organisée et constituée par Mauricio Báez, jouit
d'une grande confiance de la part des travailleurs. J. J. del Orbe, l'un des membres de sa
direction, analyse ainsi sa constitution :
«Trujillo donna la consigne d'organiser des fédérations
provinciales mais de telle façon qu'elles soient tenues en main par des
individus liés au régime pour atteindre ainsi deux buts à la fois. D'une
part, il gardait le contrôle de toute organisation apparente ou réelle, et
d'autre part, on offrait à l'extérieur l'image apparente qu'ici existait un
mouvement ouvrier organisé et indépendant.
Mauricio, comprenant l'essence de la manœuvre de Trujillo
donna l'audacieuse consigne d'organiser la Fédération Provinciale de
San Pedro de Macorís avant que les agents du régime ne le tentent,
profitant du fait qu'à cette date (1944) on disposait déjà d'un bon nombre
de corporations organisées qui depuis plusieurs années avaient livré
bataille pour obtenir la satisfaction de diverses revendications. […] Bien
que selon la loi les présidents exécutifs des syndicats fussent les
gouverneurs des provinces, nous pûmes livrer bataille pour notre
indépendance et notre autonomie à la direction de notre Fédération et
dans le développement de nos luttes983.»
L'enjeu politique de l'affrontement est clairement délimité : d'un côté,
l'indépendance de l'organisation ouvrière, de l'autre, sa subordination à l'appareil du
régime et même son intégration directe à l'appareil d'État à travers les gouverneurs des
provinces.
982 On décomptait, à cette époque, 4 000 syndiqués pour le seul Syndicat des journaliers de San Pedro de
Macorís, le plus important. Nous n'avons pas réussi à trouver de documents qui permettent de donner des
chiffres plus précis au niveau régional ou national. La difficulté tient à plusieurs facteurs : croissance
rapide de la syndicalisation, caractère saisonnier d'une grande partie des emplois, paiements fractionnés -
souvent hebdomadaires- des cotisations, faiblesse relative de la centralisation, en particulier à l'échelle
nationale. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 366, présente des calculs qui lui permettent
d'avancer le chiffre de 40 000 syndiqués pour tout le pays en 1946.
983 J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la clase obrera, p. 47.
-483-
À travers cette course de vitesse, une véritable épreuve de force se trouve
engagée sous de multiples formes entre le régime et les dirigeants syndicaux les plus
conscients. L'une des manifestations les plus élevées de la volonté de conquérir et de
préserver l'indépendance des organisations ouvrières est la parution de divers journaux
d'inspiration syndicale. El Trabajador, journal lié à la FLT de La Romana et El
Federado, «Organe de défense de la classe ouvrière» dont le directeur est M. Báez,
président de la FLT de San Pedro de Macorís, commencent à paraître tous deux en
1945. Ils sont publiés dans des conditions extrêmement difficiles, mais les ventes
peuvent atteindre plusieurs centaines d'exemplaires 984, D'autres journaux, plus
occasionnels, sont également diffusés. Les revendications ouvrières y sont centralisées,
définies et présentées clairement : réduction de la journée de travail à huit heures sans
diminution du salaire, augmentation des salaires en raison de la baisse du pouvoir
d'achat et refus des licenciements reviennent constamment. La situation est exactement
décrite, les demandes sont précisément chiffrées. Face à l'appareil du régime, il s'agit de
doter les salariés d'instruments permettant de diffuser l'information, de centraliser la
discussion et d'organiser la lutte.
-484-
Paradoxalement, cet article met en lumière le caractère encore relatif de
l'homogénéisation des salariés : la condition du coupeur de cannes est décrite de
l'extérieur, comme une épouvantable découverte. On devine que si la FLT de La
Romana est bien implantée chez les ouvriers qualifiés des installations industrielles -là
où avait éclaté la grève en 1942-, son enracinement parmi les travailleurs agricoles des
plantations reste superficiel986. Trait de jeunesse qui ne diminue pas réellement la
capacité de mobilisation, mais qui révèle la relative fragilité du mouvement.
986 Ce sont, pour l'essentiel, des Haïtiens. On compte aussi, des cocolos -originaires des Antilles
anglophones- et des Dominicains.
-485-
LABOUR ET PLANTATION DE LA CANNE : Pour ces tâches un
travailleur n'atteignait pas 20 centimes par jour quels que soient ses
efforts.
FRICHES : Le désherbage se faisait à la tarea; le salaire oscillait
entre 3 et 8 centimes. Celui payé 0,08$ était beaucoup plus dur en raison
de la difficulté de la tâche.
REMARQUE : Chez les coupeurs de canne il y a eu des variations
de salaire de 0,17$ jusqu'à 0,65$; tarif fixé dans l'accord obtenu par la
grève effectuée en 1946987.»
* Tous les salaires sont exprimés en pesos. La devise dominicaine est restée alignée sur le dollar pendant
toute la dictature.
** La tarea, ou ouvrée, est une mesure de surface. Un hectare = 16 tareas environ.
987 El Federado du 30 janvier 1947. Reproduit en fac-similé dans : J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 31.
988 Voir dans El Federado d'août et d'octobre 1945 deux articles : Se debe bajar el precio de los
artículos de consumo et Los precios de la comida. Tous deux en fac-similé dans : ID., ibid.,
respectivement p. 89 et 87.
989 Cf. le tableau Évolution des prix et des salaires entre 1941 et 1946, déjà présenté au chapitre : Une
combativité ouvrière croissante.
-486-
Dès novembre et décembre, des grèves sporadiques se produisent à La Romana
et des tentatives à San Pedro de Macorís comme nous l'avons vu 990. Ces escarmouches,
en partie concertées par les dirigeants syndicaux, permettent de vérifier la capacité de
mobilisation des travailleurs et de mettre à l'épreuve les compagnies et le pouvoir
central. Celui-ci essaye d'intimider les ouvriers mais renonce régulièrement à l'usage de
la force. Il demande même au patronat de céder aux revendications qui portent sur la
journée de huit heures et l'augmentation des salaires.
Un épisode, parmi d'autres, éclaire ces journées au cours desquelles les
stratégies des différents adversaires s'élaborent et s'affinent. À la fin du mois de
décembre 1945, M. Báez et J. J. del Orbe, dirigeants de la FLT de San Pedro de
Macorís et les responsables du syndicat de la sucrerie Santa Fe décident de lancer une
grève limitée aux installations centrales de l'entreprise. La revendication est
l'application de la journée de huit heures. La grève commence à la prise des équipes de
jour, à six heures du matin. Dès trois heures de l'après-midi, les militaires arrivent, avec
à leur tête le secrétaire d'État à la Guerre et la Marine, le général Héctor Trujillo, frère
du dictateur et fidèle du généralissime parmi les fidèles.
M. Báez est immédiatement arrêté et amené devant les grévistes réunis sur
l'esplanade de l'entreprise. Avec le prisonnier à ses côtés, Héctor Trujillo demande à
deux reprises aux travailleurs si M. Báez est le responsable de la grève. Par deux fois,
les grévistes, unanimes, déjouent le piège et affirment qu'ils ont pris leur décision seuls.
Face à l'unité, "Negro" Trujillo promet l'appui du gouvernement aux demandes des
travailleurs, libère Báez et demande à tous de retourner au travail.
Le responsable syndical, autorisé à s'exprimer, s'adresse alors aux ouvriers et
leur déclare, selon J. J. del Orbe :
«Merci camarades travailleurs parce que vous m'avez sauvé la
vie; on m'a amené ici afin que quelqu'un m'accuse et pour ainsi justifier
mon assassinat. […] Maintenant je veux qu'il soit bien clair que vous ne
commettez aucun acte contre le Gouvernement, que vous ne faites que
réclamer un droit légitimé par la promulgation d'une loi sur le travail
proposée par le Généralissime Trujillo lui-même. Je veux qu'il soit
également bien clair que je combats et combattrai inconditionnellement
en faveur de la classe ouvrière991.»
Sous la pression de l'armée, le travail reprend le soir-même.
-488-
• LA GRÈVE GÉNÉRALE DE LA RÉGION DE L'EST
992 Les citations sont tirées du fac-similé du tract dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 174.
-489-
Le syndicat est perçu et présenté comme un organe de pouvoir qui se dresse contre la
domination capitaliste et impériale. Le conflit est maintenant engagé entre deux
puissances: «la classe patronale» forte de son expérience, de son argent et de son
réseau international et «la classe travailleuse» rassemblée autour de son organisation.
Pas un mot sur le gouvernement ou les autorités officielles dans tout le tract.
Souci tactique, bien sûr : il s'agit de ne pas affronter tous les adversaires en même
temps et de ménager celui qui s'est déjà montré disposé à céder. Mais, plus
profondément, ce silence répond aussi à une vision politique : la dictature n'est qu'un
élément secondaire et subordonné dans l'affrontement majeur. Elle est en quelque sorte
poussée sur le bas-côté de la route. Le régime n'a pas de destin propre, il n'est qu'un
instrument.
Logiquement le tract se conclut par l'appel suivant :
«Camarades travailleurs l'union fait la force. Unissons-nous !!
Luttons pour que notre misère économique disparaisse cette année !!»
Dans l'esprit des dirigeants syndicaux de la région de l'Est et pour les
travailleurs qui débrayent massivement, c'est bien le premier acte d'une "lutte finale"
qui commence, ce 7 janvier 1946.
À vrai dire la dictature a en partie joué de la montée ouvrière pour faire pièce à
l'offensive du département d'État et contraindre les compagnies à choisir leur camp :
celui de Braden ou celui de Trujillo. On se souvient par exemple du rôle joué en
novembre 1945 par le provocateur Frías Meyreles, complaisamment cité par Trujillo 994.
Plus la classe ouvrière se fait menaçante et plus Trujillo apparaît comme l'indispensable
recours. La dictature peut ainsi justifier son existence et exiger d'être reconnue et
soutenue. Plutôt que d'être abandonnées seules face à leurs salariés et à la population,
les compagnies préfèrent payer. Dès le mois d'août 1945, le régime a su commencer à
faire rétribuer ses services à leur juste prix : une loi, promulguée le 30, frappe les
exportations de sucre d'une taxe qui varie entre 15 et 40 %. Les prétentions de la
dictature pourraient paraître exorbitantes; elles semblent suffisamment fondées aux
yeux des responsables des entreprises sucrières qui payent sans barguigner. Devant la
montée des périls, le capital se tourne vers des solutions politiques autoritaires et
consent à distraire une part considérable de ses profits pour soutenir l'appareil du
régime.
La dictature pèse donc de tout son poids pour que des augmentations
considérables soient accordées : en quelques jours les ouvriers obtiennent de 50 à 100
% de hausse des salaires selon les catégories.
En conséquence, le 14 janvier, après une semaine de grève, le travail reprend à
San Pedro de Macorís. À La Romana, la grève se prolonge encore pendant quinze jours,
jusqu'au 28 janvier.
998 Le numéro de El Federado est reproduit en fac-similé dans : J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 43.
999 Ibidem, p. 41 et 44 et CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 451 apportent des
témoignages convergents sur cette question, bien que l'origine de la rumeur reste obscure.
-493-
particulier du démembrement du PDRD et de la Jeunesse révolutionnaire 1000. Il n'est pas
non plus apparu d'organes permanents de pouvoir et de gestion. Pas d'élections de
délégués, pas de conseils ouvriers, pas d'assemblées de représentants de la population.
Tout au plus trouve-t-on une solidarité, plus spontanée qu'organisée, autour de la FLT.
La poussée reste enfermée dans les limites du cadre syndical.
Ces premières mesures sont prises dans un climat extrêmement tendu et confus.
Syndicats et patronat s'affrontent sur la question des salaires minimums et les grèves du
zèle -pasos de jicotea1004- se multiplient. Parfois, un conflit isolé éclate brutalement
comme le 1er mars à La Romana, afin de s'opposer à des licenciements. La répression
contre les dirigeants est alors sauvage. Emeterio Dickson "Blanquita" et Luis Rafael
Quezada "Negrita" sont assassinés par les hommes de main du régime et de la
compagnie. Le corps de ce dernier est jeté en travers de la route pour terroriser les
travailleurs. Dans les jours qui suivent, d'autres cadavres sont trouvés, parfois pendus à
un poteau, certains portant des écriteaux signifiant que tel est le sort réservé à ceux qui
revendiquent1005. La reprise du travail n'a pourtant lieu que le 5 mars.
Des pressions violentes sont exercées sur les dirigeants syndicaux restés à leur
poste, afin de les amener à composition. On cherche à remplacer ceux qui sont partis,
Mais surtout les augmentations accordées par le Comité national des salaires et
les concessions consenties par la dictature jouent l'effet d'un détonateur dans les
secteurs les plus divers. Il ne s'agit pas d'un mouvement d'ensemble organisé mais
plutôt d'une continuelle série d'escarmouches, qui témoignent de l'instabilité politique
de la situation. Le plus souvent on ne va pas jusqu'à la grève, mais à peine un conflit
s'éteint-il qu'un autre surgit. Fait frappant, les protestations individuelles contre les
patrons ou contre les représentants de l'État, y compris par voie de justice, se
multiplient1007. Le pouvoir central se trouve ainsi constamment mis sur la sellette.
De leur côté, les patrons demandent à la dictature de jouer son rôle et de rétablir
l'ordre sans tarder. Ainsi, alors qu'un boulanger, en se référant aux lois
gouvernementales, dénonce dans La Voz Obrera du mois de mai 1946 :«Tous les
patrons des boulangeries se sont ligués contre ces sages lois», un propriétaire agricole
interpelle Tujillo par lettre de septembre de la même année :
«Les exigences et l'intransigeance des travailleurs et ouvriers
sont déjà devenues une sérieuse menace pour la richesse nationale […]
Il n'y a pas de jour sans que soient soumis à la Justice des patrons par
une majorité de travailleurs dont on voit clairement, dans bien des cas,
que ce qu'ils veulent c'est être payés sans travailler1008.»
Les illusions des salariés et les inquiétudes des possédants, pourtant opposées,
se conjuguent et montent symétriquement vers Trujillo. La grève de janvier a certes été
interrompue, mais la classe ouvrière n'a pas été battue. Chaque jour qui passe, chaque
recul mais aussi, paradoxalement, chaque accès de violence de la dictature, révèlent aux
yeux de tous que le régime n'est plus capable de rétablir l'ordre.
Observateur attentif des événements, le chargé d'affaires nord-américain,
évoque ainsi le climat à La Romana au moment de la grève de mars et de l'assassinat de
plusieurs dirigeants syndicaux :
1006 Tel fut le cas du remplaçant de Mauricio Báez à la tête de la FLT de San Pedro de Macorís, qui dut
démissionner en juin 1946.
1007 R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 464 et suivantes, en fournit de nombreux
exemples détaillés.
1008 Cités par ID., ibid., p. 466 et 470 respectivement.
-496-
«On tient pour acquis que les ouvriers considèrent maintenant le
Gouvernement, et non l'administration, comme leur plus grand ennemi et
que la grève du zèle à La Romana est plus particulièrement dirigée
comme une action contre le Gouvernement parce que l'union veut
démontrer son indépendance à l'égard du Gouvernement1009.»
Sans doute ce conflit est-il la pointe avancée du mouvement qui se cherche et
les travailleurs de La Romana ont-ils une expérience du combat et de l'organisation plus
riche que d'autres, mais l'état de leur réflexion semble amorcer une nouvelle étape dans
la prise de conscience des salariés de tout le pays.
1009 Rapport secret du 9 mars 1946, n° 755 signé Scherer. L'union dont il est question ici est le syndicat
des ouvriers du port de La Romana.
-497-
• LA DESTRUCTION DE L'OPPOSITION OUVRIÈRE ET SOCIALE
Pour comprendre la stratégie de la dictature dans les mois qui suivent, il faut
remonter à l'été précédent. Rappelons qu'en juillet 1945 une brutale opération policière
avait été lancée contre le PDRD et la JR, aboutissant au démantèlement effectif de ces
deux organisations. Pourtant, à la fin de ce même mois, alors que se poursuit la
répression contre les militants se réclamant du communisme en république
Dominicaine, le ministre plénipotentiaire dominicain à La Havane prend contact avec
Blas Roca, secrétaire général du PSP cubain. Le diplomate commence par glorifier
l'orientation progressiste et sociale du régime dominicain. Il rend compte de la suite
ainsi :
«Après cet exorde je laissai tomber, comme par mégarde cette
question : “La libre organisation des ouvriers en parti politique,
organique et organisé (sic) ne suffit-elle pas pour que les centres
socialistes cubains soient portés à nous considérer de façon plus
compréhensive et pour que soit abandonnée la tactique qui consiste à
croire, avaliser et grossir tout ce que les Dominicains dits exilés
affirment contre le Gouvernement et le peuple dominicain ?”1010»
Il s'agit bien d'un marché qui est habilement et prudemment proposé par le
représentant de la dictature. La demande est parfaitement claire : le régime veut que le
PSP retire son soutien aux exilés dominicains. En revanche, l'offre peut sembler plus
sibylline au profane. En évoquant la liberté d'affiliation des ouvriers -secteur dans
lequel les communistes aspirent à recruter en priorité- le ministre Díaz Ordóñez se
réfère à «la réorganisation de partis d'opposition», qu'il a eu soin de rappeler
préalablement et explicitement à son interlocuteur.
Il s'agit d'une opération de propagande lancée deux mois plus tôt : dans une
lettre rendue largement publique, Trujillo a invité les responsables des partis politiques
1010 Cette citation et celle qui rapporte la réponse de Blas Roca sont extraites de la lettre confidentielle
adressée par Virgilio Díaz Ordóñez à Trujillo le 28 juillet 1945. Le fac-similé se trouve dans : VEGA, Un
interludio de tolerancia, p. 71. Il est intéressant de noter que le diplomate dominicain justifie son
initiative par une modification du «panorama universel [qui] semble donc propice à ce que toutes les
formes du socialisme se sentent largement confortées.»
-498-
disparus quinze ans plus tôt, après le coup d'État, à reconstituer les organisations, hier
encore présentées comme responsables de l'anarchie et de la division. Si la manœuvre a
déjà été utilisée, les perspectives ouvertes par le dictateur sont une véritable
nouveauté1011. Il a déclaré en effet :
«Notre pays présente aujourd'hui une des législations les plus
avancées d'Amérique; elle s'étend sur le plan social vers des principes
socialisants et au plan politique elle est si large et si généreuse qu'elle
accorde à la femme les mêmes droits qu'à l'homme, reconnaissance
qu'aucun autre État du Continent n'a encore portée dans son Code
fondamental1012.»
Publiée quelques jours après la prise de Berlin par les troupes soviétiques et la
capitulation de l'Allemagne -respectivement les 2 et 8 mai 1945-, cette soudaine
adhésion verbale à des «principes socialisants» légitime l'offre de reconstitution de
partis d'opposition. Elle démontre que le régime enregistre rapidement les changements
intervenus à l'échelle mondiale et qu'il cherche à jouer des nouveaux équilibres. La
démarche de Díaz Ordóñez de juillet 1945 vient donc prolonger et traduire en termes
concrets ce qui a été esquissé dès le mois de mai. Le flot des revendications ouvrières et
démocratiques continuant à monter irrésistiblement en république Dominicaine et dans
toute la région, il s'agit de trouver un terrain d'entente avec les dirigeants les plus
susceptibles d'encadrer le mouvement, avant qu'il ne soit trop tard. Le régime, qui vient
de lancer une vigoureuse offensive destinée à briser le PDRD et la JR, sait qu'il ne s'agit
que d'une première passe d'armes et que le mouvement de plus en plus ample et
profond qui se développe dans les sucreries, les ports et les ateliers conduit à
l'affrontement. Il s'y prépare en proposant aux dirigeants communistes cubains de
participer à une organisation concertée de la classe ouvrière dominicaine. Il briserait
ainsi son isolement à l'intérieur et à l'extérieur.
1011 À plusieurs reprises Trujillo avait déjà appelé à constituer des partis d'opposition. Relevons en
particulier sa proclamation du 24 octobre 1934 -T RUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 99-
et son message du 1er juillet 1938, ID., ibid., t. III, p. 328. Nous revenons sur cette continuité plus avant,
Cf. 1945-1947. La menace régionale.
1012 Carta pública a los Directores y personalidades de Partidos políticos disueltos… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 135. Cette lettre de propagande est datée du 28 mai 1945. Elle
établit sans conteste que, dès cette époque, Trujillo n'hésite pas à se référer, quand le besoin s'en fait
sentir, à des «principes socialisants». Les ouvrages de référence, -par exemple VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 31- ne relèvent pas cet infléchissement de la propagande du régime et datent l'apparition du
discours “socialisant” d'avril 1946, presque un an plus tard. La perspective historique s'en trouve faussée,
à notre avis. Les causes internationales profondes, qui apparaissent avec les nouveaux équilibres de la fin
de la guerre, sont occultées, l'accent étant presque exclusivement mis sur les manœuvres locales
postérieures.
-499-
«…que le socialisme cubain sous sa direction ne regarde jamais
en arrière; qu'il n'évalue pas le passé des hommes et des gouvernants
mais leur présent et leur avenir. Qu'ils furent des ennemis mortels de
Batista jusqu'au jour où Batista fut généreux et bon avec les ouvriers;
qu'ils ne combattirent Grau comme un ennemi que jusqu'au jour où Grau
écouta et prit en considération les demandes ouvrières; et qu'ils “ne
s'opposeraient en rien au Gouvernement de Trujillo si celui-ci favorisait
la libre organisation ouvrière en vue de l'obtention de salaires plus
justes et d'un meilleur "standard" de vie.”»
Les propos du dirigeant communiste, tels que les rapporte Díaz Ordóñez, ne
peuvent que satisfaire Trujillo. Les deux interlocuteurs, la dictature et les dirigeants du
PSP cubain, se déclarent prêts à oublier le passé et à s'entendre sur des bases nouvelles.
Pourtant le dialogue qui commence ici, et les arguments avancés de part et d'autre -
dépourvus de toute sincérité et frappés au coin du “réalisme politique”- peuvent
surprendre si on songe à la dramatique issue quelques mois plus tard.
En fait, il suffit d'étendre son regard pour constater que cette prise de contact
s'insère dans un cadre stratégique général que Trujillo connaît bien. En 1941, Anastasio
Somoza, le dictateur du Nicaragua, a conclu un pacte avec les communistes, nous
l'avons noté. Au Brésil Getúlio Vargas, qui pourtant s'est largement inspiré du fascisme
mussolinien, a lui aussi passé un accord avec les communistes aux termes duquel il a
légalisé leur parti, peu avant d'être renversé par l'armée en 1945. Mais l'exemple cubain
est sans nul doute le plus significatif. Les communistes cubains ont en effet soutenu
Batista lors des élections présidentielles de 1940 et de 1944 et s'apprêtent à conclure un
pacte avec son successeur Grau San Martín, comme l'indique déjà Blas Roca à Díaz
Ordóñez lors de leur conversation de juillet 1945 (voir la citation ci-dessus). Face à la
montée ouvrière, qu'elle se sent incapable de contenir par elle-même, la dictature
comprend qu'elle a sans doute trouvé là des interlocuteurs avec qui négocier.
En outre, la répression contre les militants de la JR et du PRDP, dont plusieurs
dirigeants ont pourtant été formés par les communistes cubains, n'est visiblement pas
un obstacle à l'ouverture de négociations. Ce point est capital, car il prouve que la
direction du PSP cubain ne confond pas ses visées stratégiques avec les intérêts
immédiats des militants dominicains. La dictature pense donc qu'elle peut trouver un
terrain d'entente avec ce grand parti, solidement relié à l'appareil du mouvement
communiste international1013, qui n'a pas d'intérêt direct à faire tomber Trujillo.
1013 Le PSP cubain était, avec le parti mexicain, l'une des plus importantes organisations politiques
communistes latino-américaines. Ses relations avec l'ambassade d'URSS, la plus importante d'Amérique
latine par le nombre de diplomates, étaient particulièrement étroites.
-500-
Paradoxalement, le régime de Ciudad Trujillo peut même se révéler un point d'appui
pour le développement du réseau que tissent patiemment les dirigeants communistes de
la région1014. Dans cette perspective, le fait que la dictature se sente menacée constitue
un gage supplémentaire de sa bonne volonté.
Les éléments d'un troc politique commencent ainsi à se réunir : un statut légal et
une place reconnue pour les militants communistes en échange de l'arrêt des attaques
contre Trujillo.
Tel est le cadre général. Le projet précis du dictateur à l'époque est éclairé par la
réponse qu'il adresse à son ministre plénipotentiaire à La Havane, dès réception du
compte rendu de l'entrevue avec Blas Roca. Après avoir félicité Díaz Ordóñez, Trujillo
ajoute :
«Je suggère qu'on leur propose d'intervenir directement en faveur
de la classe ouvrière dominicaine, dont la situation est une
préoccupation constante pour moi. Ce serait une façon de collaborer
efficacement et, de plus, cela dissiperait tout doute dans leur esprit quant
à mes buts et à la sincérité de mes désirs. Qu'ils désignent un véritable
technicien, bien préparé dans le domaine social, afin qu'il vienne faire
partie, en tant que conseiller, du nouveau Secrétariat au Travail et à
l'Économie Nationale1015.»
Trujillo envisage donc une véritable intégration des militants communistes dans
l'appareil d'État. Le projet corporatiste, qui avait abouti dès le mois de mai à la création
du secrétariat au Travail et à l'Économie nationale 1016, s'élargit et s'approfondit, puisque
la participation structurelle des représentants du mouvement ouvrier aux rouages de la
dictature -adaptés pour la circonstance- est mise à l'ordre du jour. Ce schéma en
rappelle d'autres, mis en œuvre en Argentine par Perón dès son accession au secrétariat
d'État au Travail en 1943 ou par Vargas au Brésil à la fin des années trente. Le projet de
Trujillo s'en distingue, cependant, du fait que ce dernier est déjà solidement installé au
pouvoir. Il ne s'agit pas de créer un réseau qui le portera au sommet de l'État, mais de
1014 Les paroles attestent cette continuité des projets des dirigeants communistes et la permanence de
leur analyse. En avril 1946, le dirigeant du PSP cubain, Marinello -ancien membre du gouvernement de
Batista et vice-président du Sénat à l'époque- reprend, presque mot pour mot, les arguments exposés par
Blas Roca à Díaz Ordóñez en juillet 1945. On pourra les comparer et constater la frappante similitude :
«Quant à nous, nous n'avons pas d'intérêt personnels et nous ne tenons pas compte du passé d'aucun
homme. Le présent nous intéresse. Nous avons été contre Batista lorsque Batista a été contre nous.
Ensuite nous nous sommes rangés à ses côtés et nous l'avons accompagné jusqu'à la dernière minute.
Nous avons été contre Grau lorsque Grau a été contre nous. Maintenant nous sommes d'accord et nous
continuerons à être ensemble tant que nous serons loyalement traités.» Propos rapportés par R. Marrero
Aristy dans son rapport strictement confidentiel adressé à Trujillo et daté du 11 avril 1946. Le document
est reproduit en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 99.
1015 Lettre du 1er août 1945 signée R. L. Trujillo, intégralement reproduite dans : ID., ibid., p. 99.
1016 Cf. Des mesures prises d'en-haut, supra.
-501-
compléter un dispositif préexistant. Ainsi les dirigeants communistes se
transformeraient en fonctionnaires du régime, sans doute mieux qualifiés pour les
nouvelles tâches que les anciens. À cet égard, l'insistance de Trujillo pour que les
dirigeants cubains lui envoient un «véritable technicien» montre bien ce qu'il attend
d'abord de ses interlocuteurs : une compétence qu'il entend mettre à son service.
Cette même audace explique aussi que les projets n'entrent pas en application
immédiatement. En effet ils comportent bien des risques pour chacune des parties. Les
organisations communistes ne sont pas de la même nature que le Parti dominicain et
elles ne peuvent se couler durablement dans le moule proposé par la dictature. La
sujétion politique dans laquelle elles se trouveraient placées en acceptant de ne pas
critiquer le régime, créerait une situation explosive à terme. Comment resteraient-elles
dans des limites fixées par avance, alors même que leur simple existence proclamerait
l'indépendance de la classe ouvrière et de ses objectifs ?
Certes, les uns et les autres nourrissent des arrière-pensées et estiment que la
politique se fait aussi avec du provisoire, mais il n'en reste pas moins qu'on ne marie
pas aisément l'eau et le feu.
1017 Díaz Ordóñez rencontre à nouveau Blas Roca, qu'il qualifie maintenant de «dirigeant ami» peu
avant le 15 août. Ce dernier lui présente les propositions de la direction du PSP : le parti s'abstiendrait de
toute attaque contre le gouvernement de Trujillo en échange d'une déclaration officielle autorisant la libre
expression des partis «d'idéologie socialiste». Il désignerait un expert chargé d'encadrer les «socialistes
dominicains» et demande le libre retour des exilés «d'obédience socialiste». Le compte rendu
confidentiel daté du 15 août 1945 et adressé à Trujillo, est reproduit en fac-similé dans : ID., ibid., p. 74.
-502-
faire immédiatement appel au PSP cubain, le régime diffère le recours à cette décision
tant qu'elle ne s'avère pas absolument urgente. Pendant ce délai, il met à profit la liberté
d'action que lui procure une maîtrise du terrain encore sans partage pour lancer des
offensives dans diverses directions :
Double-jeu, triple-jeu, la dictature fait flèche de tout bois avec un seul objectif :
jouer des contradictions de ses adversaires pour se ménager la plus grande liberté
possible. Elle frappe ici, fait pression là, se fait désirer ailleurs, en fonction de la
1018 Il n'en sera rien, comme nous l'avons vu.
1019 Note du secrétaire d'État à la Présidence au secrétaire d'État aux Relations étrangères, datée du 29
septembre 1945, en vue d'une note qui doit être présentée par le ministre plénipotentiaire dominicain aux
autorités soviétiques. La continuité des demandes dominicaines à l'égard de Moscou est remarquable :
rappelons que dès le mois de mars, lorsque les premiers contacts ont lieu à Mexico, García Godoy
présente des requêtes identiques à Gromyko (voir à ce sujet : 1945-1947. Le rapprochement avec
l'URSS). Le document du 29 septembre est reproduit dans: ID., ibid., p. 81.
1020 Voir supra : 1945-1947. L'opposition du capital impérial.
-503-
position relative de chacun avec la claire conscience que tout ce qui, dans sa sphère
d'influence, échappe à son contrôle est potentiellement dangereux. C'est pourquoi elle
préfère les communistes cubains aux militants dominicains, et les dirigeants soviétiques
à ceux-là. Les stratégies des grands appareils, aux visées qui la dépassent infiniment, lui
conviennent bien plus que les actions de militants dont l'horizon est la république
Dominicaine. L'objectif des premiers n'est pas de balayer la dictature dominicaine -elle
peut même leur être circonstanciellement utile-, le mouvement des seconds -y compris
s'ils s'en défendent- les conduit naturellement à disputer le pouvoir au régime.
Les alliances ne peuvent donc être, pour Trujillo, que tactiques. On se rapproche
et on ne pactise que pour gagner du temps et de l'espace politique. Il ne s'agit en effet
que d'une forme transitoire et particulière d'une bataille qui devra, tôt ou tard, être
brutalement tranchée.
La phase préparatoire prend fin quand éclate la grève générale dans la région de
l'Est. Nous avons vu comment la dictature est obligée de battre en retraite en
profondeur, en préservant néanmoins l'essentiel : le contrôle politique de l'appareil
d'État. Aussi, dès que le mouvement donne des signes de faiblesse, elle frappe,
emprisonnant ou contraignant les dirigeants ouvriers à l'exil, quand elle ne les assassine
pas purement et simplement1021.
1021 Nous l'avons vu. Cf. supra : La grève générale de la Région de l'Est.
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une rubrique intitulée «Nous disons ce que d'autres taisent» et publie des barèmes de
salaires. Cette opposition "de sa majesté" obéit sans nul doute à de tortueux desseins,
mais le résultat est catastrophique puisque, dès le mois suivant, est publié un refus de
soutenir la candidature de Trujillo1022. Il faut donc précipitamment arrêter là l'expérience
et mettre en œuvre une stratégie adaptée aux circonstances et à l'ampleur de la menace.
Il s'agit bien d'un signal codé. En effet, quelques jours plus tard, un émissaire de
Trujillo, dépêché à La Havane tout exprès, entreprend de renouer les contacts au plus
haut niveau. Ramón Marrero Aristy, encore auréolé de sa renommée de défenseur
enflammé de l'ouvrier dominicain1025, est le maître d'œuvre de cette opération. Après une
1022 Nous revenons sur cet épisode au chapitre suivant : 1945-1947. La menace régionale
1023 La situation peut paraître encore plus confuse quelques jours plus tard. En effet, La Nación du 24
mars publie en première page un communiqué de la CDT condamnant sans appel le communisme, puis,
le 26, également en première page, une déclaration de l'archevêque flétrissant cette doctrine. Selon une
tactique éprouvée, Trujillo montre aux négociateurs cubains qu'il surmonte bien des résistances en allant
vers eux et qu'ils ne doivent pas trop en demander. Il se donne le beau rôle, tout en cherchant un accord à
moindres frais.
1024 Carta pública, el 28 de mayo de 1945 a los Directores y personalidades de Partidos políticos
disueltos, para pedirles, democráticamente, constituir Partidos de oposición. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. VI, p. 132. La lettre était nommément adressée aux ex-dirigeants de la Coalition
patriotique des citoyens (qui avait lancé la candidature de Trujillo en 1930 !), du Parti républicain et du
Parti ouvrier indépendant. Nombre de destinataires se récrient et jurent de leur dévouement absolu à
Trujillo et au Parti dominicain. Quelques-uns acceptent, au moins formellement. Parmi eux, Wenceslao
Medrano qui reconstitue un fantômatique et éphémère Parti ouvrier indépendant. L'organisation est
officiellement portée sur les fonts batismaux le 17 juin 1945. À cette occasion, W. Medrano prend soin
de déclarer publiquement «qu'une partie de sa plateforme a été réalisée par le Gouvernement du
Généralissime.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 59. Voir également à ce sujet infra : 1945-
1947. La menace régionale.
1025 Il avait publié en 1939 Over, roman considéré comme l'une des œuvres majeures de la littérature
dominicaine. Il y dénonçait violemment l'exploitation des ouvriers de la canne à sucre par les compagnies
nord-américaines. D'abord tenu pour adversaire du régime, il avait finalement rejoint les rangs des
prébendiers de la dictature en devenant sous-secrétaire d'État au Travail en 1945. À ce titre, il fut un
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semaine de négociations secrètes, il adresse un compte rendu minutieux à Trujillo.
D'emblée, il indique :
«Nous sommes en bonne voie -une voie ample et dégagée- de
transformer en amis et alliés les secteurs ouvriers et communistes de ce
pays, et en conséquence, tous ceux qui leurs sont liés, principalement
ceux du Mexique, d'une façon définitive1026.»
L'objectif est clairement fixé : il ne s'agit pas seulement de neutraliser les
dirigeants cubains mais de nouer avec eux une alliance en bonne et due forme. La
référence au mouvement ouvrier et aux communistes mexicains n'est pas gratuite.
L'organisation communiste mexicaine figure au premier rang en Amérique
latine tant par sa taille que par son influence. Mais surtout la Confédération des
travailleurs d'Amérique latine a son siège au Mexique et le secrétaire général en est le
Mexicain Lombardo Toledano, très proche des communistes. Ce versant syndical
intéresse la dictature au plus haut point1027. En effet, le mouvement ouvrier dominicain
est d'abord organisé autour de ses syndicats et fédérations locales, comme nous l'avons
vu. Le sommet bureaucratique de la CDT se révélant incapable de contrôler l'agitation,
il est indispensable de trouver des interlocuteurs plus représentatifs. En outre, des
délégués ne manquent pas de dénoncer violemment le régime de Ciudad Trujillo à
l'occasion des réunions de la CTAL. Pour le mouvement ouvrier dominicain, la
Confédération latino-américaine représente la possibilité d'un lien précieux, et même
vital avec l'extérieur1028. Si la dictature pouvait conclure un pacte avec les dirigeants de
cette confédération, elle neutraliserait l'un des fronts les plus actifs et pourrait même
peser indirectement sur l'attitude des syndicalistes dominicains.
Les résultats satisfont Trujillo et le temps presse sans doute, puisque Marrero
Aristy est autorisé à poursuivre les négociations. Dans les premiers jours d'avril, il est
reçu au siège du PSP cubain par Marinello, au grand étonnement des militants. On
imagine la surprise que devait causer cette présence incongrue1031. Le caractère ouvert
des négociations atteste que le tournant est maintenant pris de part et d'autre. Les détails
sont abordés avec Blas Roca : noms des principaux dirigeants dominicains qui
reviendraient avec la délégation de la Confédération des travailleurs de Cuba (CTC),
invitation de Lombardo Toledano au Congrès ouvrier, suggérée par B. Roca, etc.
Marrero Aristy rapporte ainsi les paroles échangées :
«Une grande délégation de la CTC cubaine viendrait. C'était
décidé. Les exilés volontaires d'obédience communiste viendraient pour
1029 Pour cette question voir supra : La grève de la région de l'Est.
1030 L'historiographie officielle du régime a retenu cette appellation (Cf. par exemple R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 80) de façon symptomatique. Curieusement, la plupart des analystes
choisissent d'autres désignations. R. CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista… p.478 et suivantes
évoque le «VIème Congrès Ouvrier National» et B. VEGA, Un interludio de toleranza p. 32, p. 127 se
réfère au «Congrès du Travail» (Congreso Laboral).
1031 Dans son rapport strictement confidentiel adressé à Trujillo, daté du 11 avril 1946, Marrero Aristy
commente avec roublardise : «L'entrevue eut lieu au siège central du Parti et ses employés constataient
avec un certain étonnement la présence en ce lieu du “Sous-secrétaire au Travail de Trujillo”. Je les
saluai tous courtoisement d'un hochement de tête.» Le rapport figure en fac-similé dans : VEGA, Un
interludio de tolerancia, p. 98 à 105. La citation ci-dessus se trouve p. 100.
-507-
reprendre leur place dans le pays, et il collaboreraient avec le
Gouvernement1032.»
Les termes de l'accord se précisent. Les euphémismes s'effacent au profit de
mots plus directs, au moins sous la plume de Marrero Aristy : il est maintenant question
de "collaborer". Le jour de son départ pour Ciudad Trujillo, Marrero rencontre même
Ramón Grullón, l'un des principaux dirigeants communistes dominicains, à la demande
de ces derniers. Au cours de la conversation, l'émissaire de Trujillo critique les jeunes
marxistes dominicains, qui, selon lui, connaissent mieux l'Union Soviétique que la
réalité dominicaine. Reproche transparent qui illustre le projet du représentant de la
dictature : susciter un communisme sui generis, adapté au régime de Ciudad Trujillo et
organiquement lié à celui-ci.
Vaste et utopique programme auquel le négociateur de Trujillo est peut-être le
seul à croire dans le camp de la dictature. En effet, il manifeste sans cesse la crainte que
des secteurs de l'appareil du régime ne fassent tout capoter par les diatribes anti-
communistes qui vont bon train 1033. Comme il n'ignore pas que ces manifestations ne
peuvent échapper au contrôle de la dictature, il annonce par avance à Trujillo qu'il se
soumettra avec discipline à une éventuelle décision de rupture, non sans insinuer qu'elle
conduirait au naufrage1034. Il apparaît déjà que la véritable stratégie de la dictature,
fondée sur le double jeu, lui échappe en définitive et qu'il n'est qu'un instrument
tactique entre les mains du Benefactor. Ce dernier en combinant les promesses et les
menaces, la négociation et la répression, marque aux yeux de tous qu'il reste au-dessus
de la mêlée, libre de toute allégeance et seul maître du jeu.
Ce point est sans doute essentiel; la dictature est prête à tous les compromis sauf
un : abandonner à d'autres la moindre parcelle du pouvoir et reconnaître leur
autonomie. Conserver la totalité de l'autorité sur l'ensemble de la société, telle est la
boussole qui, seule, permet de comprendre les apparents changements de cap de la
dictature et de tracer la route constamment suivie par Trujillo. Alors que Marrero Aristy
vient de retourner à La Havane et que les négociations ont repris avec le PSP cubain, le
dictateur n'hésite pas à déclarer sans sourciller :
«L'idéal du socialisme est grandiose et noble et je suis convaincu
que sa réalisation est possible; mais ce genre de société ne peut se
1032 ID., ibid., p. 100. On remarquera que Marrero Aristy parle d'exilés «volontaires», prenant soin de ne
pas reconnaître les persécutions dont ils ont été l'objet.
1033 Par exemple lorsque, rentrant de son premier séjour à La Havane, il découvre que la presse de la
dictature déclare «ouvertement la guerre au Parti Socialiste Populaire cubain». ID., ibid., p. 98.
1034 Il conclut significativement : «On ne doit pas servir à la fois Dieu et le Diable. J'ai tout envisagé
dans la lutte politique à vos côtés, et je suis comme les bons capitaines : je coule avec mon bateau.» ID.,
ibid., p. 98.
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fabriquer : il doit grandir. La société est un organisme et non une
machine1035.»
Si on examine bien ces mots, on comprend qu'il ne s'agit nullement d'un
«discours “socialiste”» de Trujillo, contrairement à une idée répandue1036. Faisant mine
d'approuver, le dictateur indique nettement qu'il n'y pas place en république
Dominicaine pour des théories toutes faites. Le seul socialisme acceptable, sera le sien.
On sent déjà, tout armée, la dénonciation des “doctrines étrangères” qui fera florès au
temps de la guerre froide. Certes, le discours ouvre une porte aux communistes, mais
c'est pour fixer par avance un cadre strict : celui de la soumission. Ce n'est d'ailleurs pas
un hasard si Trujillo choisit une occasion bien particulière pour lancer ce qui est autant
une mise en garde qu'une ouverture : l'inauguration de "son" “quartier de progrès
social” qui ne doit rien à personne d'autre qu'à lui-même1037.
Ce cadre est globalement accepté par le PSP cubain qui se situe dans une
stratégie internationale et donne en modèle l'orientation mise en œuvre à Cuba. Les
dirigeants communistes dominicains, isolés face à un parti qui a formé nombre d'entre
eux et qu'ils admirent, liés aux masses dominicaines de façon très inégale et manquant
d'expérience propre, épousent le point de vue de leurs aînés cubains. Ils pressentent les
risques, mais se sentent partie prenante d'un immense effort collectif.
Néanmoins, l'appareil de la dictature, observateur attentif et intéressé, perçoit
parfaitement des tensions et des divergences d'appréciations. Ignorées le plus souvent 1038
par les historiens, elles nous semblent cependant significatives, car elles mettent en
lumière les contradictions qu'introduit d'emblée l'accord dans les rangs communistes et
permettent d'apprécier la nature des relations qui s'établissent entre la dictature et les
dirigeants ouvriers. À ce titre, la réserve de M. Báez, qui esquive les diplomates
dominicains auxquels il semble l'élément le moins contrôlable, est certainement
éclairante.
1035 En la inauguración del Barrio de Mejoramiento Social… Discours du 24 avril 1946. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VI, p. 239.
1036 Nous ne partageons pas le point de vue de VEGA à qui nous empruntons cette expression (Cf. Un
interludio de tolerancia, p 31 et 97). Il nous semble d'ailleurs significatif qu'il ne prête apparemment pas
attention aux circonstances, éclairantes, dans lesquelles est prononcé ce discours.
1037 Voir à ce sujet supra : 1937-1947. Des mesures prises d'en haut.
1038 VEGA écrit : «Il semble qu'il n'y eut aucune opposition à l'accord parmi les militants communistes
eux-mêmes.» Un interludio de tolerancia, p 41. Pour sa part, R. CASSÁ, insiste sur l'adhésion générale à
l'accord, même s'il indique que «l'on prit les décisions sans étudier sous tous les angles possibles
l'accord et encore moins les résultats pratiques.» Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 517.
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violemment et nommément Trujillo. Se présentant comme membre du PDRD, c'est-à-
dire comme militant communiste, il dénonce :
«…une tyrannie où les secteurs les plus réactionnaires
représentés par la très haute bourgeoisie, tels que les commerçants, les
grands propriétaires, les éleveurs de bétail, etc. En accord avec les
intérêts sucriers yankees soutient (sic) la dictature pour pouvoir
exploiter les travailleurs à son aise1039.»
Il n'est pas sérieux de considérer ce long discours, tout de la même veine,
comme un simple écart de langage. M. Báez sait parfaitement que les négociations sont
en cours et il suit leurs progrès puisque des réunions des responsables communistes
dominicains et cubains ont régulièrement lieu. Le dirigeant ouvrier ne parlerait pas
autrement s'il souhaitait tracer une ligne de démarcation infranchissable entre la
dictature et les communistes. Bien sûr, il ne fait pas référence aux négociations, mais
l'axe même de son allocution est de démontrer que le régime est l'ennemi mortel de la
démocratie et de l'émancipation des travailleurs. Habilement, il utilise les déclarations
officielles et fait valoir que la CTAL a déclaré qu'elle soutiendrait :
«…la lutte du peuple dominicain pour l'établissement dans le
pays d'un véritable régime démocratique qui […] mette fin aux
croissantes manifestations dictatoriales de l'actuel Gouvernement.»
Il ajoute pour faire bonne mesure :
«Il est bon que vous sachiez que la Confédération des
Travailleurs du Chili ont (sic) rejeté la tyrannie de Trujillo et que celle
de Colombie et la CTC de Cuba ont fait de même.»
Or, dans toutes les négociations, depuis les premiers contacts pris par Díaz
Ordóñez l'année précédente, la dictature a constamment exigé, comme première
condition de tout accord, la cessation de toute attaque contre le gouvernement et le
régime dominicain… En rappelant aussi inopportunément les prises de position
publiques d'organisations dirigées par les négociateurs cubains ou leurs proches, Báez
souligne leurs contradictions et les place dans une situation insoutenable1040.
1039 Cette allocution, prononcée par M. Báez le 21 avril sur les ondes de la radio 1010, implantée à
Santiago de Cuba, a été immédiatement retranscrite par les services de renseignement de l'armée
dominicaine. Nous avons conservé la ponctuation et la syntaxe -visiblement défaillantes- du rapport
militaire. VEGA, Un interludio de tolerancia, reproduit intégralement le document. Cette citation et les
suivantes se trouvent p.267 et 268.
1040 Les tensions apparaissent nettement. Marrero Aristy, rappelant qu'on lui avait promis de ne plus
attaquer Trujillo et visiblement inquiet de l'attitude de Báez, rapporte : «Cette promesse fut violée par ce
rustre de Mauricio Báez, qui continue à être aussi lourd ici que là-bas et qui fit des allusions qui
n'étaient pas prévues dans le rôle que les autres avaient accepté. Ceci valut une sévère réprimande à
Báez et entraîna la décision du groupe dominicain de le tenir éloigné du micro, au moins tant que
dureraient nos relations.» Rapport confidentiel, adressé à Trujillo le 24 avril 1946. Reproduit en fac-
similé dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p. 111.
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Il n'est pas étonnant que le président de la FLT de San Pedro de Macorís, celui
des dirigeants communistes dominicains ayant la plus grande expérience des luttes
ouvrières sur le terrain, soit plus sensible que d'autres aux menaces que recèle le projet
d'accord. Au centre de son allocution se trouve une question décisive : celle de
l'indépendance du mouvement ouvrier1041 et, partant, de la revendication légitime du
pouvoir par les travailleurs. Il trouve en effet nécessaire et urgent de dénoncer le
discours de Trujillo qui, nous l'avons vu, se présente comme le bienfaiteur de l'ouvrier
dominicain. Il appelle en effet les travailleurs à se souvenir que si des :
«…petites conquêtes [ont été] obtenues au cours des grèves des
centrales sucrières de l'Est […] il est bon de savoir que cela n'est pas dû
à la bonté de Trujillo, mais au sacrifice des travailleurs dont le bilan a
été la mort du camarade et dirigeant José Quezada1042.»
Pour Báez l'émancipation des travailleurs ne peut en aucun cas être le fait d'un
consensus avec la dictature.
Le 1er mai 1946, jour de la fête du Travail, la dictature réaffirme sa place au-
dessus de la société tout entière, en organisant un meeting ouvrier de soutien à Trujillo.
Francisco Prats Ramírez, "Panchito", président de la CDT et homme de l'appareil
trujilliste, en est le maître d'œuvre. Deux jours plus tard, ce bureaucrate haï des exilés
abandonne son poste. Julio César Ballester prend la relève. Ainsi commence à
s'échafauder l'opération de propagande qui conduira au Congrès ouvrier et à la
proclamation de la rénovation de la CDT.
1041 On se souvient que le tract qui avait appelé à la grève dans l'Est, en janvier 1946, faisait déjà de ce
point la question centrale.
1042 Voir supra : 1945-1947. La grève générale de la région de l'Est.
1043 Sous la rubrique En Cuba. À l'époque Jimenes Grullón, du PRD, exerçait une grande influence sur
la revue.
-511-
Il n'est plus question de reculer, malgré les fuites malencontreuses; le 27 mai le
secrétariat d'État au Travail et à l'Économie convoque pour le mois de septembre un
Congrès ouvrier national. L'opération est maintenant officiellement lancée.
1044 Mémorandum 1709 signé Robert F. Woodward. In extenso dans : Los Estados Unidos y Trujillo,
año 1946, t. I, p. 300.
1045 Mémorandum du 17 juin 1946 signé Hauch. Ibid., t. I, p. 301. Telle était la procédure que les
communistes devaient appliquer, selon Marrero Aristy.
1046 En particulier, La Nación.
-512-
juin et ont abouti à un accord maintenant définitivement scellé 1047. Il tient en deux points
:
Les manœuvres contradictoires de Trujillo prennent ainsi leur vrai sens : il s'agit
à la fois de donner quelques gages publics persuadant les communistes de revenir, mais
sans se lier à eux ni renoncer à agiter la menace. On conviendra que l'exercice est
délicat. Le but de la dictature est de marquer publiquement qu'elle entend garder la
maîtrise absolue du jeu politique. C'est donc avec une épée de Damoclès suspendue au-
dessus de leur tête que les exilés rentrent en république Dominicaine1048.
1047 Marrero Aristy rédige un long et minutieux compte rendu de l'accord qu'il adresse
confidentiellement à Trujillo le 30 juin 1946. Il est publié en fac-similé dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 116 à 125. Les citations suivantes en sont extraites, p. 116.
1048 Ces conditions ne vont pas sans créer des difficultés. M. Báez semble trouver que les garanties sont
insuffisantes et envisage de différer son retour. Il faut le poids des dirigeants cubains Lázaro Peña et José
Morera pour le convaincre. Marrero Aristy note avec satisfaction : «Cette attitude de Lázaro Peña et de
Morera est très importante, en effet le retour de Mauricio Báez, bien que ce dernier ne vaille pas grand
chose, revêt une grande signification. S'il reste à Cuba après le retour des autres, ce sera une source
permanente de questions pour celui qui observe notre réalité politique. Cependant, je crois que son
retour est assuré, parce qu'il ne pourrait subsister sans le soutien de la CTC.» ID., ibid., p. 120.
-513-
Ce double jeu va s'accentuant au cours des semaines suivantes.
Dans les jours suivants, les exilés, accompagnés des délégués cubains de la CTC
rentrent et se mettent immédiatement en devoir de constituer le PSP dominicain et de
préparer le Congrès ouvrier qui doit avoir lieu en septembre.Une tournée est entreprise
dans le pays par le comité d'organisation du Congrès ouvrier, composé de quatre
membres de l'appareil du régime et de trois anciens exilés1050.
La première réunion a lieu le 9 août à Ciudad Trujillo avec les syndicats de la
capitale. Les discours des anciens exilés sont accueillis avec enthousiasme et les
réunions sont des succès par le nombre de personnes présentes, mais on enregistre de
nombreux incidents et provocations.
1049 Le chargé d'affaires nord-américain Scherer adresse le 5 juillet 1946 un message confidentiel au
secrétaire d'État n° 1643, dans lequel il rend compte de l'affaire. Le rapport est reproduit in extenso
dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 319 à 321.
1050 Il s'agit de Mauricio Báez, Ramón Grullón et Antonio Soto.
-514-
Le 27 août La Nación publie le manifeste fondateur du Parti socialiste populaire
-PSP-, dont les signataires se déclarent : «marxistes, léninistes, staliniens». Une
photographie du groupe complète l'information.
Le point le plus élevé est atteint le 14 septembre 1946, dix jours avant le
Congrès ouvrier, lorsque se tient la première réunion publique du PSP à Ciudad
Trujillo1052. Environ 500 personnes, ce qui est considérable, assistent à la manifestation
qui se tient en plein air. Cependant les renseignements nord-américains estiment que le
cinquième de l'assistance est composé de policiers ou de militaires en civil. Les
orateurs1053 dénoncent le détounement systématique de 10 % des salaires de tous les
fonctionnaires au profit du Parti dominicain. Ils rejettent la paternité d'un faux tract du
PSP, mis en circulation quelques jours plus tôt, promettant la distribution des
résidences de la capitale aux masses travailleuses. Lorsqu'un camion passe, la foule se
disperse, craignant qu'une pluie de balles ne s'abatte soudain. Avec courage, Ramón
Grullón regroupe le public, mais, peu après, les policiers en civil tentent une
provocation en lançant des “Vive le Chef !”, très certainement afin de susciter des cris
hostiles à Trujillo et faire dégénérer le meeting en bataille rangée. La tentative fait long
feu. Commencée à 20 heures, la réunion se termine à 23 heures et la foule suit Grullón
en criant “Vive le PSP !” et en scandant “Démocratie, démocratie !”
-515-
soulignant la précarité de la situation des responsables ouvriers. L'attaché militaire
nord-américain indique assez finement :
«Il s'agit d'une nouvelle phase du jeu du chat et de la souris,
constamment utilisé pour prendre au piège toute opposition à Trujillo.
Tant que le parti existera dans le cadre des garanties de la Constitution,
il ne sera pas permis à ses dirigeants de dévier du programme d'action
limité prévu par le régime de Trujillo1054.»
Cependant, bien que parfaitement juste dans le détail, l'analyse de l'officier
nord-américain ne suffit pas à rendre compte de la réalité car elle se contente de
reproduire des schémas anciens. En effet, malgré les menaces de la dictature, le
mouvement engagé a déjà commencé à «dévier du programme d'action limité prévu
par le régime.» Certes les dirigeants communistes, prudents, s'efforcent de ne pas
tomber dans les pièges policiers qui leurs sont tendus. Mais les revendications qu'ils
avancent les conduisent inévitablement à se heurter à la dictature. Par exemple,
lorsqu'ils mettent en cause le prélèvement de 10 % sur les salaires des fonctionnaires,
ils s'attaquent à l'appareil du régime, en l'espèce le Parti dominicain. En fin de compte,
c'est à Trujillo -qui touche des pourcentages sur tout- qu'ils s'en prennent. Ainsi va la
dictature où tout est lié, et où la plus petite revendication remonte vers le sommet de la
pyramide.
Mais, surtout, le mouvement qu'ils éveillent se dirige irrésistiblement contre le
régime. Que l'on songe à ce que représentent ces quatre cents personnes qui, entourées
de policiers, persuadées qu'une fusillade peut éclater à tout moment, se réunissent
malgré tout pour participer avec enthousiasme à la première réunion publique
d'opposition depuis que le régime existe. Plus de seize ans ! La manifestation
spontanée, aux cris de “démocratie”, qui fait suite au meeting indique les
développements politiques à venir. Tôt ou tard, les manifestants voudront marcher sur
le siège du pouvoir.
La dictature, constatant que ses manœuvres ne suffisent pas à arrêter le
mouvement, ne peut que considérer l'événement comme un sérieux avertissement. Le
fait que R. Grullón ait pris la tête du cortège ajoute à l'inquiétude car cela signifie que
les dirigeants communistes, consciemment ou non, ne se tiennent pas dans le cadre
précédemment fixé.
Mais Trujillo se fait encore plus précis. Ses directives doivent être parfaitement
entendues par tous :
«La classe ouvrière doit se défendre d'un danger qui l'assaille
constamment et qui est la conséquence du Syndicalisme International et
des liens avec des organismes qui agissent au-delà des frontières du
pays. Je fais référence à la sécession du corps de la société à laquelle
elle appartient, à une tendance à se dénationaliser.»
Le dictateur pousse le paradoxe jusqu'à son extrême limite puisque ce Congrès
est le résultat concret d'un accord passé avec la CTC cubaine et, à travers elle, avec la
CTM et la CTAL. D'ailleurs les représentants de ces différentes organisations ne se
contentent pas du rôle de simples figurants et participent officiellement à la direction
des travaux du Congrès. Trujillo rappelle donc ici qu'en concluant un pacte avec la
dictature, ils lui ont reconnu toute latitude d'action sur son territoire et qu'ils se sont
interdit une alliance directe avec les syndicats dominicains. Trujillo prétend enfermer la
classe ouvrière dominicaine dans les frontières du pays et dans le cadre du régime avec
l'aide du syndicalisme international.
1057 On pourra se référer, par exemple, au document que reproduit J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la
clase obrera, p. 104.
-518-
social. La revendication et la grève deviennent ainsi des actes hérétiques et
immoraux1058.
Ce discours, par son contenu comme par les circonstances dans lesquelles il est
prononcé, est donc singulièrement éclairant. À des fins pratiques, la dictature donne sa
lecture de l'accord passé à La Havane avec les dirigeants communistes cubains et
dominicains en leur présence. Elle en développe toutes les conséquences politiques
devant un auditoire de plusieurs centaines de délégués ouvriers, souvent réellement
désignés par la base, et de plus de deux mille personnes 1059. L'engagement de cesser
toute attaque contre la dictature, au plan international comme à l'intérieur, souscrit par
les dirigeants ouvriers, est constamment présent en filigrane. Alors même que sont
rassemblées les forces qui menacent son régime, Trujillo entend que ce Congrès, loin
de forger une organisation indépendante, manifeste avec éclat la soumission politique
du mouvement ouvrier au pouvoir que lui seul détient.
Pour que soit fondée la nouvelle CTD, avec la participation des dirigeants
communistes, il faut que ceux-ci acceptent de passer sous les fourches caudines de la
dictature.
Loin d'annoncer une trêve, comme l'espèrent sans doute les dirigeants
communistes cubains, il annonce d'autres retraites, car il ne fait qu'affaiblir la position
des dirigeants au sein des masses ouvrières dominicaines. Une spirale est amorcée. Des
divisions apparaissent et des militants ou dirigeants réputés proches du PSP dominicain
s'en éloignent1062 et cherchent leur propre voie, souvent incertaine. M. Báez, pour sa
part, se replie sur ce qui lui semble être sa base la plus sûre : San Pedro de Macorís. Le
régime tire habilement profit de ces divergences et cherche à isoler les dirigeants
communistes.
Deux jours plus tard, le président du Parti dominicain, Álvarez Pina, fait enlever
par effraction toutes les résolutions votées par le congrès et conservées au Centre social
ouvrier de Ciudad Trujillo.
Le lendemain, le 30 septembre, M. Báez est arrêté par la police au sortir de la
première réunion de la Commission exécutive de la CTD, emprisonné et roué de coups.
Le jour même La Opinión rapporte avec célérité l'arrestation du dirigeant pour
défaut de pièces d'identité et lui impute des propos outrageants à l'égard des policiers.
La même édition annonce que le meeting du PSP du 14 septembre s'était conclu par un
prévoyait qu'il reviendrait à Ballester. Ce heurt fut cause d'une divergence entre eux. Il est probable que
Grullón dut faire appel à l'argument d'autorité, en tant que virtuel dirigeant au niveau le plus élevé dans
le parti. Même après avoir obéi à contrecœur, Báez aurait protesté en public contre la décision de
désigner Ballester, ce qui faillit provoquer l'agression physique de ce dernier par une partie des
délégués indignés et le public qui était présent.»
1062 Nous pensons par exemple à Emiliano Potén Morales, classé sympathisant communiste par les
rapports de police, ou Alberto Larancuent, que la dictature fera assassiner.
-520-
saccage du Centre social ouvrier de la capitale. Bien sûr la direction de la CTD observe
un silence de connivence. Aucune réaction organisée d'ampleur ne se manifeste. Le
secrétaire général du PSP, Roberto McCabe, écrit une lettre à Trujillo dans laquelle il
met en cause «la réaction» qui se mobilise «de façon injustifiée» et indique :
«Considérant qu'il existe un minimum de conditions qui permet
au peuple de lutter pour ses revendications les plus sensibles et
immédiates, le Parti Socialiste Populaire n'accorde pas d'importance à
l'incident survenu à Mauricio Báez parce que cela ne signifie pas que les
secteurs réactionnaires qui cherchent à mettre à mal les mesures
progressistes prises récemment par votre Gouvernement, ont atteint leur
objectif1063.»
Protestation à peine compréhensible, tant il devient contradictoire de préserver
une situation dans laquelle le PSP lui-même est objet de persécution. La dictature
s'empresse de faire paraître la lettre dans les journaux du lendemain.
Nous avons analysé assez longuement cet épisode car il constitue un moment
charnière qui permet de comprendre l'évolution de la situation dans les mois qui
suivent. Les rapports qui s'instaurent ici vont peser de façon décisive pour amener à
l'écrasement de la résistance ouvrière à travers l'isolement, puis l'anéantissement du
PSP.
-521-
se sont levés, sont encore bien vivants. Pour s'asseoir définitivement en position de
force, il faut donc que la dictature inscrive dans les faits sa domination sans partage de
la société. À cette fin, elle doit frapper un coup direct. Cela prendra un mois.
La dictature va donc tout faire pour accroître cette confusion politique et placer
le PSP dans une situation de dépendance toujours plus grande à son égard.
Dans le même journal, paraît en bonne place une deuxième lettre. Elle émane de
Álvarez Pina, président du PD, et est adressée à tous les militants de l'organisation
trujilliste pour les mettre en garde contre les idées étrangères et corrosives du PSP.
Alors que le PSP appelle au secours, on agite publiquement la menace contre lui et
contre ceux qui seraient tentés de le suivre. Chacun sait en effet ce que signifie cette
condamnation sans appel : se déclarer proche du PSP, c'est se voir retirer la palmita -
l'indispensable carte du PD-, et avoir immédiatement de graves ennuis avec la police et
les autorités.
Peu après la décision officielle concernant la requête formulée par McCabe,
tombe : la commission électorale centrale rejette la demande de légalisation du PSP. La
leçon est claire : les concessions publiques que le PSP a faites ne lui ont rien rapporté.
Pris au piège de l'accord passé avec Trujillo, il est dans une impasse : soit il poursuit sur
une orientation qui conduit à son abaissement, soit il remet en cause le pacte et, du
coup, condamne lui-même la ligne suivie depuis des mois.
-522-
Mais la dictature n'a pas intérêt à tenter l'épreuve de force en poussant le PSP à
réagir sous le coup du désespoir. Aussi, après cette douche froide calculée, Trujillo fait
savamment renaître l'espoir. Le 14 octobre, La Nación publie une lettre du président,
adressée au secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police, dans laquelle il lui demande :
«…de prendre les mesures nécessaires pour garantir aux
membres du groupe communiste la libre réalisation de toutes les activités
licites qu'ils estimeront utiles à la formation d'un parti qui puisse être
légalement reconnu1065.»
La nouvelle fait grand bruit, comme on l'imagine. Le dictateur indique
cependant qu'il s'agit d'une mesure de bienveillance, puisque l'organisation ne compte
pas dans ses rangs 6 % du corps électoral, préalable exigé par la loi pour la légalisation
d'un parti, avec la reconnaissance des droits afférents à cette qualité.
Avec un rare cynisme, si l'on songe que les militants communistes sont harcelés
quotidiennement, Trujillo n'hésite pas, pour justifier son geste, à se faire le chantre du
communisme :
«Le Communisme, dont l'existence en république Dominicaine est
déjà un fait réel aux retombées positives, a son origine indubitable dans
les organisations de l'Union Soviétique et pour apprécier son rôle
d'initiateur d'activités politiques et sociales, il serait juste de ne pas
oublier la coopération empreinte d'abnégation qu'au cours de la récente
guerre mondiale celles-ci ont prêté à la démocratie. Son existence parmi
nous est, du même coup, un démenti formel et éloquent aux
calomniateurs qui accusent sans fondement la république Dominicaine
de ne pas être conduite par un régime démocratique1066.»
Dans la dernière phrase, le Benefactor, laisse poindre le bout de l'oreille : l'un
des buts majeur de l'opération est de lui permettre de se parer des atours de la
démocratie et de légitimer la place qu'il occupe. En refusant par la voie officielle la
légalisation du PSP, puis en faisant mine de la lui accorder à titre personnel et bénévole,
le dictateur fait des communistes ses obligés, au yeux de l'opinion publique. Qu'ils se
permettent le plus petit écart, la moindre critique, et ils passeront pour des ingrats,
justifiant par avance les mesures de répression.
Les réseaux de la dictature traquent la moindre hésitation afin d'en tirer parti.
M. Báez, dont on a très vite constaté la tiédeur à l'égard de la ligne suivie par ses
camarades, est l'objet d'une attention toute particulière. Les rapports de police qui
remontent jusqu'à Trujillo indiquent :
«Il est repenti et dit à ses camarades qu'il ne parlera plus de
politique. Des rapports précédents, confirment qu'il a parlé ainsi pour la
raison que plusieurs de ses amis lui ont dit qu'ils sont ses amis parce
qu'il défend les ouvriers; mais qu'il ne compte pas sur eux en politique
parce qu'ils ne le soutiendront pas1070.»
L'appareil du régime multiplie immédiatement les pressions pour obtenir que
Báez démissionne publiquement du PSP. Fort habilement, on conforte ses doutes et,
-526-
La réaction de la dictature est immédiate et sa stratégie ne s'embarrasse plus de
subtilités.
Le jour même, La Opinión attribue aux communistes la responsabilité d'un
grave incendie qui a éclaté à Samaná. Ils sont présentés comme des terroristes qui ne
recherchent que le chaos.
Des campagnes de signatures se développent dans les journaux contre le PSP et,
surtout, contre la JD.
Les parents des militants de la JD sont arrêtés sous divers prétextes et
condamnés. On les exclut du Parti dominicain. L'appareil intervient pour que des
membres de la JD soient chassés de leur travail.
Álvarez Pina "Cucho", président du PD, monte en première ligne. Le 19 octobre
dans un article de La Nación, il appelle les femmes à ne pas se laisser abuser par les
communistes ennemis de la religion, de la démocratie et du pays. L'allusion à Josefina
Padilla, l'une des signataires du manifeste de la JD, est claire. Il cherche ainsi à
discréditer les militants masculins de l'organisation, présentés comme assez lâches pour
s'abriter derrière une femme.
Comme on le voit, l'offensive est sans nuance. L'appareil fait appel aux
arguments les plus bas.
-527-
auxquelles les organisateurs se sont pliés : la tribune n'est pas équipée de microphone et
elle est fort mal éclairée.
À peine le premier orateur, Francisco Alberto Henríquez, a-t-il pris la parole,
que résonnent des hauts-parleurs qui couvrent sa voix : de l'autre côté du parc Colón, où
sont rassemblés les sympathisants du PSP et de la JD, un meeting du Parti dominicain a
été organisé tout exprès. La foule proteste.
Des nervis de la dictature -paleros- recrutés par le bureau des anciens
combattants -oficina de veteranos- et des policiers en civil, armés de bâtons et de
couteaux, agressent alors violemment les spectateurs. L'électricité est coupée et les
sièges brisés afin d'accroître la panique. On relève des blessés.
Néanmoins la provocation est repoussée grâce au sang-froid de R. Grullón qui
demande aux spectateurs de se rassembler. À son initiative, une imposante
manifestation parcourt alors les quartiers du centre de la ville. Le cortège se rend
successivement aux ambassades du Mexique -où plusieurs blessés sont recueillis-, de
Cuba et des États-Unis. Sur le parcours, long de près de sept kilomètres, la police ne se
montre pas. La dictature est consciente qu'elle n'est pas de taille à affronter le
mouvement.
Un seul instant, la foule se trouve face aux militaires du régime : alors qu'elle
longe l'hôtel Jaragua, où se trouve le Benefactor en personne, elle passe devant les
mitrailleuses de la garde du président. Significativement, les soldats ne reçoivent pas
l'ordre de tirer du dictateur qui observe les événements1074. Des exilés évoquent ainsi
l'atmosphère :
«Le peuple ne voulait pas se disperser, ivre de liberté pendant
quelques heures. Grullón annonça un meeting pour le lendemain au parc
Colón. Trujillo n'osa pas affronter le peuple galvanisé. C'eût été
provoquer un quatorze juillet1075.»
Les cris fusent contre la tyrannie, le mot “Liberté !” est scandé par la foule.
Après s'être rendue devant les trois ambassades et avoir été accueillie froidement par le
représentant des États-Unis1076, la manifestation n'a plus de but. La marche se poursuit à
travers la ville jusqu'à une heure du matin. Devant un auditoire qui s'est
1074 GIMBERNARD, Trujillo, p. 163 écrit : «Par hasard le généralissime participe à une cérémonie à
l'hôtel Jaragua lorsque passe cette foule compacte et enflammée, qui ne recule pas à la vue des
menaçantes mitrailleuses de l'escorte du chef, placées dans la rue pour barrer le passage au flot humain.
Les jeunes continuent d'avancer et les militaires, qui n'ont pas l'ordre de tirer mais d'assurer la garde du
généralissime, se regroupent dans les jardins de l'Hôtel tandis que la multitude passe avec
détermination. L'observation directe de cet événement conduit le généralissime à se disposer à mettre fin
à la partie.»
1075 Récit paru dans le bulletin de ARDE du 18 novembre 1946, reproduit intégralement dans : Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 386. Cette publication était dirigée par Bonilla Atiles qui
avait d'excellentes informations. Son neveu, Martínez Bonilla, était l'un des responsables de la JD.
1076 On lira à ce sujet le télegramme confidentiel n° 344 que l'ambassadeur Butler adresse à Washington
le 27 octobre. Le document figure, intégralement, dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I,
p. 383.
-528-
considérablement réduit mais qui, insatisfait, refuse encore de se disperser, R. Grullón
convoque un nouveau meeting pour le lendemain, dimanche, à 16 heures.
Ce meeting n'aura jamais lieu car, dès l'aube, les arrestations et les perquisitions
se sont multipliées. Des dizaines de militants et la plupart des dirigeants, y compris
M. Báez, sont emprisonnés. Le démantèlement de l'opposition ouvrière a commencé.
Revenant sur les événements bien des années plus tard, Ramón Grullón, a écrit
qu'il était aberrant de se rendre auprès des ambassades et qu'il aurait fallu entraîner la
manifestation vers les quartiers populaires afin de rassembler «des milliers de citoyens
dans une attitude de lutte vraiment révolutionnaire.» Il impute ce qui, à ses yeux, fut
une erreur fatale au «caractère petit-bourgeois de ceux qui dirigeaient.» Même si elle
souligne les contradictions bien réelles de la ligne suivie, la critique ne nous semble pas
éclairer les raisons de l'échec. Quoi que l'on pense des dirigeants dominicains, ils
appliquaient, souvent avec courage et abnégation, une orientation définie à l'échelon
international depuis des mois. Ramón Grullón le premier. Nul ne peut dire ce qui se
serait passé si une foule plus importante, venue des quartiers ouvriers, avait marché sur
la ville ce soir-là. Un bain de sang peut-être; car cela aurait supposé un brusque virage
politique et une totale improvisation. Rien n'avait été préparé en ce sens, ni dans les
1078 Lettre datée du 7 octobre à La Havane. Longuement citée par : VEGA, Un interludio de tolerancia,
p.18.Quelques semaines plus tôt, en aôut, s'était tenue à La Havane la Deuxième Conférence des
communistes dominicains en exil qui avait pour but de fixer l'orientation du PSP dominicain.
L'intervention principale fut celle de Carlos Rafael Rodríguez, dirigeant du PSP cubain, chargé de
présenter et de défendre l'analyse de son parti. On comprend de quelle autorité était investi Pericles
Franco Ornes, qui avait rédigé les conclusions de cette conférence, lorsqu'il transmettait ces directives.
-530-
masses, ni dans le PSP lui-même comme l'attestaient les récentes directives de Franco
Ornes depuis La Havane.
Les mois qui suivent confirment dans les faits que la dictature a définitivement
pris le dessus. Le mouvement ouvrier et populaire reflue si profondément qu'il faudra
attendre la chute de la dictature pour assister à des grèves, manifestations ou meetings
indépendants de cette ampleur.
1079 Las masas siempre señalan el camino, dans Tribuna nacional, mars 1979. p. 4.
-531-
Trujillo fait durer l'agonie, pendant plus de six mois.
1081 Cette tactique était appelée “del gancho”, ce que l'on pourrait traduire “du crochet”, ou “de
l'hameçon”. Les seuls à s'y faire prendre, furent ceux qui l'utilisèrent.
-533-
La dictature s'emploie donc à renforcer l'isolement des dirigeants du PSP et de
la JD. Virgilio Álvarez Pina, "Cucho", président du PD, intervient quotidiennement
pour demander qu'on en finisse avec les communistes. Les articles incendiaires se
multiplient contre les “terroristes communistes” à qui on attribue tous les méfaits
possibles. Dans l'ombre, des manœuvres sont ourdies afin de faire croire que le PSP et
la JD préparent une révolte armée, voire l'assassinat du Benefactor lui-même. La ligne
offensive, inaugurée à la mi-octobre au moment de l'apparition publique de la JD,
connaît son plein développement. La dictature contraint ainsi ses adversaires à
réaffirmer quotidiennement qu'ils ne font, ni ne feront, rien en dehors de l'ordre établi.
Sous le coup de la campagne d'accusations, les articles, les tracts et les discours des
opposants évitent soigneusement de s'en prendre au régime, incarné dans la personne du
dictateur.
Les objectifs fixés par le PSP et la JD, dès lors qu'ils ignorent l'essentiel,
semblent généreux mais bien peu convaincants. Après avoir mené campagne sur le
relèvement des salaires, alors qu'ils étaient évincés de la direction de la CTD, ils
tentent, avec courage, de mobiliser contre la cherté de la vie. Avec un succès qui va
diminuant, car les risques sont grands de participer à une manifestation qu'ils animent.
1082 Larges extraits de ce discours, prononcé le 1er novembre dans : Los Estados Unidos y Trujillo, año
1946, t. I, p. 406.
-534-
d'attendre le salut du représentant d'une puissance étrangère qui a clairement montré sa
froideur dans la nuit du 26 octobre.
Deux mois plus tard, à la fin du mois de janvier 1947, la visite officielle du
secrétaire général des Nations unies, Trygve Lie, et de son adjoint, mobilisent à
nouveau les dirigeants de la JD et du PSP. Lors d'une conférence de presse, ils se
plaignent auprès de Lie du développement de la terreur pour les empêcher d'éditer leurs
journaux. Néanmoins, à une question directe de Lie, ils répondent qu'il n'existe pas de
censure officielle du gouvernement dominicain. Le surlendemain, ils réussissent à
obtenir un entretien du secrétaire général adjoint, au cours duquel ils demandent une
intervention de l'ONU pour empêcher la tenue des élections en mai. Les deux
interventions resteront, on le devine, sans suite1083.
Pourtant, le numéro du 8 février suivant de Juventud Democrática publie un
article qui fait l'éloge du secrétaire général de l'ONU, sous le titre : «Au sujet de la
visite du docteur Trygve Lie. La J. D. lui rend hommage.» On voit bien là, que les
dirigeants -plus particulièrement ceux de la JD qui se sentent moins tenus par
l'orientation définie dans le pacte de juin 1946- essayent désespérément de trouver une
solution providentielle venue de l'extérieur.
1083 Participaient à la conférence de presse du 28 janvier notamment Félix Servio Ducoudray du PSP et
J. A. Martínez Bonilla de la JD. L'entretien du 30 janvier se déroula en présence de F. A. Henríquez du
PSP et de J. R. Martínez Burgos de la JD. Un minutieux compte rendu confidentiel détaillé, rédigé par
l'aide de camp affecté aux représentants de l'ONU, nous est parvenu. Daté du 31 janvier 1947, il est
adressé au chef d'état-major de l'armée. Il est intégralement reproduit par : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 368 à 371.
-535-
des élections joue pendant des mois le rôle de miroir aux alouettes. Une campagne est
engagée par le PSP pour la révision de la loi électorale.
On se souvient en effet que Trujillo, en octobre, avait seulement conseillé une
dérogation afin de permettre la légalisation du PSP. Il avait indiqué à cette occasion,
qu'au plan juridique, ce parti ne pouvait pas prétendre à ce statut car il ne comptait pas
dans ses rangs 6 % du corps électoral. Cette réserve, pour ceux qui entendaient le
double langage habituel du dictateur, indiquait déjà comment continuer à tenir la bride
haute au PSP. Le parti et la JD s'engagent donc dans une épuisante et vaine bataille
pour obtenir la dérogation des lois électorale et sur la presse, cette dernière les
empêchant de mener campagne. El Popular du 15 décembre 1946 proclame : «Il est
nécessaire de réfomer l'actuelle loi électorale.» La semaine suivante, le numéro du 21
décembre de l'organe du PSP affirme : «Il est nécessaire d'abroger l'actuelle loi sur la
presse.» Plus tard, jusqu'en mars 1947, le PSP réclamera avec acharnement le report
des élections afin de pouvoir s'y présenter.
- Trujillo ne veut pas d'un PSP, même prosterné à ses pieds, car
l'existence d'organisations ouvrières ou populaires indépendantes est, à terme,
inconciliable avec la dictature.
-536-
- La retraite en bon ordre sur des positions indépendantes,
destinée à préserver l'essentiel selon des militants ouvriers éprouvés comme M. Báez,
ignore que le combat se livre à l'échelle nationale et qu'aucun secteur et nulle région
n'échapperont aux conséquences d'une défaite.
1084 Nous en voulons pour preuve, par exemple, la lettre adressée par la direction du PSP au secrétaire
d'État à l'Intérieur et à la Police, le 3 décembre 1946. Il s'agit de défendre le parti contre une provocation
montée de toutes pièces, destinée à accréditer l'idée qu'il soutiendrait une invasion pour abattre la
dictature. Les signataires de la lettre sont R. Grullón et Ercilio C. García qui, tous deux, taxent F. A.
Henríquez d'opportunisme petit-bourgeois et compteront parmi ses principaux accusateurs. Le document
est publié dans El Popular du 6 décembre sous le titre : «Mise en garde !» On verra comment Grullón et
García déclarent que le PSP n'est pas hostile au gouvernement -pourtant auteur direct de la manœuvre- et,
une semaine après la répression du 27 octobre, font référence aux «progrès démocratiques» des derniers
mois : «Une fois encore, de façon plus scélérate et audacieuse en cette occasion, les secteurs les plus
réactionnaires qui luttent désespérément pour saboter la mise en pratique des déclarations
démocratiques de monsieur le Président de la République, mettent en œuvre une manœuvre grossière
pour présenter le mouvement démocratique comme hostile au gouvernement et à la personne de
monsieur le Président , avec l'intention délibérée de pousser le Président de la République sur la voie de
la persécution et de la violence contre les forces démocratiques et populaires, jetant à bas les progrès
démocratiques réalisés au cours des derniers mois.»
-537-
ferme à propos des élections, ce qui aurait évité ce qui s'est produit dans
la pratique : le Parti a fait le jeu de la Dictature1085.»
Terribles accusations, que tous les dirigeants ne tarderont pas à se jeter à la tête,
les uns les autres.
Le PSP et la JD implosent.
1085 Document intégralement reproduit par : VEGA, Un interludio de tolerancia, p.387. On pourra
également lire une analyse détaillée des circonstances dans lesquelles fut écrite cette lettre dans : C ASSÁ,
Movimiento obrero y lucha socialista… p. 554.
1086 On trouvera le fac-similé de la page du journal dans : VEGA, Un interludio de tolerancia, p.200.
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politiquement. Une des manifestations les plus spectaculaires en est la “Marche du
Travail Vers la Réélection de Trujillo”, organisée le 30 mars 1947 à Santiago. La mise
en scène, impressionnante, est calculée pour affirmer l'hégémonie de la dictature et la
complète soumission de la classe ouvrière : le dictateur est juché sur un arc de triomphe
érigé dans la rue Président Trujillo, et contemple en dominateur les dizaines de milliers
de personnes, près de cent mille selon les chiffres officielles, qui passent sous l'édifice.
La presse prolonge l'événement par des articles dithyrambiques 1087. La dictature
proclame ainsi son emprise indiscutée sur les travailleurs.
Ces démonstrations de force accompagnent un mouvement de grande ampleur :
la guerre froide qui survient, avec tous les changements stratégiques qu'elle implique,
permet à la dictature d'occuper le terrain politique et d'en exclure tout rival.
Les liens avec l'URSS, devenus inutiles et même encombrants, sont coupés : en
janvier 1947, le ministre plénipotentiaire à Moscou, Pérez Alfonseca, est nommé au
Brésil. Il ne sera pas remplacé. C'est l'époque où les États-Unis s'engagent en Grèce
contre les communistes.
1087 Voir en particulier l'article de Germán Soriano, intitulé «Santiago répond aux paroles de Trujillo»
dans La Nación du 10 avril.
-539-
«La farce électorale qui vient de se consommer dans notre Patrie
a été rendue possible grâce aux encouragements et à la caution apportés
par l'impérialisme yankee au Gouvernement anti-démocratique du
Président Trujillo.»
Au moment où il disparaît, le PSP met nommément en cause le dictateur et son
système, pour la première fois en république Dominicaine1088.
1088 Nous n'avons trouvé qu'un seul précédent, à l'étranger. Il s'agit d'un communiqué signé de Juan
Ducoudray (JD) et L. R. Castillo (PSP) transmis au journal Últimas noticias de Caracas du 31 décembre
1946. Le document, daté du 27 décembre, reproduit essentiellement un télégramme du Comité exécutif
du PSP qui dénonce la violente répression qui s'abat sur les militants en république Dominicaine. Les
signataires ajoutent : «Au nom du Peuple Dominicain nous rendrons responsable de ce criminel attentat
le dictateur Trujillo parce qu'il a permis sa réalisation ce qui, par conséquent, en fait l'auteur.»
1089 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 104.
-540-
C/ LA MENACE RÉGIONALE
Après avoir écarté la menace sociale, Trujillo doit affronter un péril qui, depuis
des mois, ne cesse de grandir : des forces politiques et mêmes militaires se rassemblent
dans toute la région contre le régime de Ciudad Trujillo.
1090 Dès le mois suivant, en janvier 1932. L'épisode est connu sous le nom de la matanza, (le massacre).
1091 Le 20 octobre 1944.
-541-
- À la fin de ce même mois d'octobre 1945, le 29, Getúlio Vargas,
au pouvoir au Brésil depuis 1930, est renversé par les militaires. Le général Eurico
Gaspar Dutra, élu en décembre, fait voter une Constitution qui garantit les principales
libertés démocratiques, du moins formellement. L'expérience autoritaire et corporatiste
de l'Estado Novo est terminée.
Ces événements qui se succèdent en quelques mois n'ont pas le même sens ni la
même portée, mais tous attestent que les dictatures de la région, souvent apparues au
début des années trente, sont menacées jusque dans leur existence. Un cycle semble se
refermer avec la fin du conflit mondial. On remarquera que quatre des cinq
changements cités affectent directement l'aire caraïbe : le régime dominicain se trouve
ainsi placé au cœur d'un ensemble profondément ébranlé. Il devient le point de mire des
polémiques.
Dans cette perspective, le sort du régime de Getúlio Vargas mérite une mention
particulière. Les deux dictateurs avaient publiquement marqué à plusieurs reprises leur
estime réciproque. Le 17 novembre 1942 le dictateur brésilien avait conféré la
décoration de l'ordre de la Croix du Sud au Benefactor et quelques jours plus tard, le
26, Trujillo avait demandé que l'enseignement du portugais fût rendu obligatoire pour
les bacheliers en république Dominicaine1092. Bien évidemment la loi fut votée dès le
mois suivant mais resta sans effets appréciables. Le 9 décembre de cette même année
fut également signé un accord de resserrement des liens entre les deux pays. Ainsi
s'ébauchait un front des pays latino-américains qui avaient déclaré la guerre aux
puissances de l'Axe. Quelques mois plus tard, le 6 avril 1943, Antenor Mayrink Veiga,
un riche homme d'affaires brésilien et propriétaire de plusieurs stations de radio,
remettait à Trujillo une épée de général brésilien de la part du général Dutra, chef des
forces armées du Brésil. Cet émissaire épousait l'année suivante la fille aînée de
Trujillo, Flor de Oro le 3 mai 1944 1093. Par la suite, ces relations devaient se révéler
précieuses puisqu'elles permirent de tourner l'embargo nord-américain sur les armes en
1946, comme nous l'avons vu1094.
Les relations entre le Brésil et la république Dominicaine ne sont donc pas
directement affectées par la chute de Vargas. En revanche, la facilité avec laquelle est
1092 Il adresse une lettre en ce sens aux présidents du Sénat et de la Chambre des députés. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. I, p. 339.
1093 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo, p. 120.
1094 Voir à ce sujet : 1945-1947. Les résistances du Pentagone et leurs conséquences. L'achat des armes
fut négocié avec Dutra dès octobre 1945, quand celui-ci était chef des forces armées brésiliennes. Quand
la transaction eut effectivement lieu, en mars 1946, Dutra était devenu président de la République.
Mayrink Veiga, qui était un proche du général Dutra, joua un rôle clé dans les négociations. Trujillo
acheta à nouveau des armes au Brésil en 1947.
-542-
tombé un régime ami qui, par ses traits corporatistes, rappelle la dictature dominicaine,
ne peut que préoccuper Trujillo. Il est en effet de notoriété publique que les États-Unis
ont appuyé les militaires qui ont chassé Vargas.
Ces nombreux exilés dominicains qui se déplacent sans cesse à travers les
Caraïbes, rejetés par les régimes dictatoriaux, trouvent accueil dans les pays où
l'opposition démocratique accède au pouvoir. Au fil de leurs déplacements, des
réunions et des combats passés, ils ont d'ailleurs tissé des liens avec les militants et
dirigeants des organisations qui gouvernent maintenant, en particulier le Parti
authentique de Ramón Grau San Martín et l'Action démocratique de Rómulo
Betancourt. Sous la dictature de Medina Angarita, ce dernier a livré combat au sein du
conseil municipal de Caracas pour la rupture des relations diplomatiques du Venezuela
avec la république Dominicaine. Pour leur part, les gouvernements de la région sont
conscients que dans le dense réseau d'intrigues qui se nouent et se dénouent, les exilés
1095 On pourrait multiplier les exemples. Rappelons simplement les cas de la famille Díaz et Fiallo.
Alors que Virgilio Díaz Ordóñez était ministre plénipotentiaire à Cuba, son fils, Virgilio Díaz Grullón,
était président de la Jeunesse démocratique. L'oncle de Viriato Fiallo, le principal dirigeant de l'Union
patriotique révolutionnaire, n'était autre que le général Federico Fiallo, le chef d'état-major de l'armée.
1096 L'un des aspects de la politique de non-intervention des États-Unis, était de refuser, par principe,
tout droit d'asile dans leur ambassade.
-543-
dominicains sont une arme dont on peut jouer habilement, puisqu'il suffit de leur
apporter un soutien plus ou moins marqué en fonction de la stratégie et des besoins du
moment. Ainsi se sont dessinés, peu à peu, les contours d'une nébuleuse démocratique
qui semble s'imposer maintenant à l'échelle de la région. Le régime de Trujillo se
trouve au centre de cet espace en profonde évolution.
Quelques jours après l'investiture de Grau San Martín, en novembre 1944, une
réunion d'unification des exilés, le Congrès d'unité dominicaine anti-trujilliste, se tient à
La Havane. Ceux-ci constituent un Front unique de libération dominicaine qui
rassemble tant d'anciens collaborateurs d'Horacio Vásquez, comme Ángel Morales, que
des dirigeants du Parti révolutionnaire démocratique tels que Juan Bosch. En réalité, de
profonds désaccords subsistent, mais il est clair que l'affaiblissement de la position de
Trujillo commence à produire des effets parmi les exilés qui se sentent encouragés. Les
journaux et les radios n'hésitent pas à attaquer le régime dominicain. Des tournées sont
entreprises afin de gagner les gouvernements de divers pays à la cause anti-trujilliste.
Ainsi Luis F. Mejía se rend-il successivement au Panama, en Colombie, en Équateur et
au Pérou au début de l'année 1946.
D'ailleurs, dans les jours qui suivent immédiatement le 18 octobre, avant même
que la junte révolutionnaire ne soit reconnue, Juan Bosch se rend à Caracas et rencontre
Betancourt. Grâce à ses amitiés et relations, Bosch souhaite renforcer les relations
étroites entre Betancourt et les présidents Arévalo et Grau San Martín. Une alliance
dirigée contre la dictature dominicaine serait ainsi constituée. Bosch cherche sans doute
également à se procurer des armes afin d'affronter directement Trujillo, mais les
-544-
nouveaux gouvernants vénézuéliens les lui refusent. Le chargé d'affaires nord-
américain à Caracas rend compte des discussions en ces termes :
«En réalité, tant Betancourt que Bosch m'ont indiqué à ce sujet
que le premier a largement mis en garde le second contre toute espèce
d'aventure téméraire. Il semble que Betancourt a suggéré à Bosch que la
seule façon de lancer une révolution victorieuse contre Trujillo était de
réaliser un bon travail intérieur […] Il ne doit pas subsister le moindre
doute quant à la parfaite identification de Betancourt à la cause de
Bosch. Cependant, il semble toujours pencher pour la recherche d'une
pression morale émanant d'autres Gouvernements démocratiques
américains1097.»
Le diplomate conclut :
«L'opinion de Betancourt semble avoir convaincu Bosch, au
moins temporairement.»
Les perspectives que trace Betancourt, telles qu'elles sont exposées ici, appellent
trois remarques importantes.
- Tout d'abord, l'option d'une intervention armée solitaire des exilés est
d'emblée écartée. Cela signifie que le nouveau gouvernement vénézuélien ne fournira
pas d'armes à cette fin, comme l'espérait sans doute Bosch. Le président de la junte
vénézuélienne pense que Trujillo est en mesure de repousser une expédition. En effet
l'armée dominicaine, conçue comme une garde prétorienne au service exclusif du
dictateur, bien équipée, est le pilier du régime. Les privilèges qu'elle tire de ce rôle
exceptionnel, la lient indissolublement au maintien et à la défense de la dictature. Ce
n'est pas une coïncidence si, au moment où a lieu cette discussion, Trujillo consacre une
grande part de son énergie à essayer d'obtenir les munitions et les armes que le
département d'État nord-américain lui refuse. Trois mois plus tard, en janvier 1946,
l'aviso Colón, récemment acquis par le dictateur dominicain, arrive à Ciudad Trujillo.
Prévenant toute tentative de débarquement, la dictature veille à garantir sa maîtrise des
eaux et des côtes dominicaines.
-546-
• L'IMPOSSIBLE ACTION MULTILATÉRALE
On remarquera cependant deux nuances dans le sombre tableau dressé par les
services secrets nord-américains. Elles sont plus importantes qu'il n'y paraît :
Ces allusions sont claires pour tout diplomate de l'époque : une distinction est
établie ici entre la république Dominicaine, d'une part, et l'Espagne et surtout
l'Argentine, d'autre part, en raison de leurs attitudes différentes pendant la guerre. En
conséquence, il semble y avoir hésitation sur le traitement qu'il convient d'infliger à la
dictature dominicaine.
En fait, la mise à l'écart réelle, mais qui ne dit pas son nom, du régime de
Trujillo démontre que le système interaméricain tout entier est encore à la recherche
d'un équilibre. Un événement remarquable et une prise de position insolite de la
1098 Rapport secret de l'OCL (Bureau de coordination des renseignements et de liaison avec le
département d'État) n° 3567 du 20 février 1946. Ibid., t. I, p. 195.
-547-
république Dominicaine, en novembre 1945, sont venus éclairer l'évolution générale
des relations entre les différents gouvernements du continent et la place occupée par le
régime de Trujillo. À cette date se tient à Montevideo la VIIème Conférence
interaméricaine. Après la Conférence de Chapultepec, qui a prévu une défense
commune en cas d'agression contre l'une des républiques américaines 1099 , il s'agit
d'avancer dans la définition des bases politiques et diplomatiques d'une intégration
américaine renforcée.
L'affaire est donc loin d'être tranchée. Le revers subi par ceux qui voulaient
frapper Trujillo d'un ostracisme concerté, voire de mesures plus coercitives -il est
symptomatique que personne ne se risque à préciser l'éventuel contenu de ce que serait
une “action multilatérale”-, ne signifie pas que les problèmes sont résolus. Bien au
contraire.
Comme on le sait, Braden tente d'intervenir dans les élections argentines en
faisant publier le “Livre bleu”,1103 tout entier consacré à démontrer que Perón
n'appartient pas au camp des démocrates. Cette ingérence se retourne contre lui,
puisqu'elle permet à Perón de se présenter comme la victime des menées impériales de
Washington et que sa victoire à l'élection présidentielle du 24 février 1945 se
transforme en cuisant revers pour le département d'État nord-américain.
1102 Nous les avons analysées (Cf. 1945-1947. La menace impériale), aussi n'y revenons-nous pas ici.
1103 Le titre officiel de l'ouvrage, que distribuent les représentations diplomatiques nord-américaines, est
: Consultation entre les Républiques américaines à propos de la situation en Argentine. Mémorandum du
gouvernement des États-Unis.
1104 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946 . TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t 6, p. 276.
-549-
Chaque allusion est pesée. En particulier celle qui a trait au caractère
démocratique des élections argentines. Trujillo retourne leurs propres arguments contre
ceux qui prônent une action multilatérale au nom de la défense de la démocratie sur le
continent. Plus précisément, le dictateur souligne à plaisir que, soumise à l'épreuve des
faits, l'orientation défendue par Caracas, La Havane, Ciudad de Guatemala et
Washington s'avère impraticable.
1105 Pour ces différents événements consulter : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 74, 77, 79,
84, 103 et 104.
-550-
Il s'agit là de manifestations destinées à la propagande extérieure plus que de
réels liens politiques, même s'il semble bien que Trujillo conçoive une réelle admiration
pour Perón dès cette époque1106. On n'assiste pas à l'élaboration d'un projet politique
coordonné entre les deux capitales. Les bases et l'histoire des deux régimes sont par
trop différentes. En revanche leur convergence d'intérêts est soulignée face au camp de
ceux qui souhaitent un nouvel ordre américain, fondé sur l'élimination des dictatures.
Il s'agit donc d'une alliance contre un ennemi commun. Il suffit de lire la presse
dominicaine pour s'en convaincre. Célébrant la visite de la mission argentine à
l'occasion du Nouvel An 1947, les journaux rappellent à l'envi le geste de l'ambassadeur
Molinari qui aurait fait saluer les couleurs dominicaines par un navire de guerre au
temps de l'occupation militaire du pays en signe de solidarité. L'anecdote, vraie ou
apocryphe, est grossie et répétée. María Martínez, l'épouse du dictateur évoque ainsi
l'époque :
«C'était en ces jours sombres et infortunés pour notre pays,
quand l'âme de la nation se sentait opprimée et angoissée devant l'avenir
incertain de la République1107.»
De façon à peine voilée, Washington est présentée comme l'oppresseur. On
comprend que ce soit la “Première Dame” et non le dictateur qui tienne ces propos
puisque ce dernier s'était engagé et servait sous les ordres des Marines pendant cette
période. L'exercice est compliqué, car la subordination de Ciudad Trujillo à l'empire est
profonde et ancienne. En nouant des liens tactiques avec Buenos Aires, Trujillo entend
avant tout montrer qu'il n'est pas seul et que s'attaquer à lui soulèverait d'immenses
problèmes.
1106 Il accueillera Perón en janvier 1958, alors que ce dernier fuit le Venezuela où il s'était réfugié.
1107 La Opinión du 2 janvier 1946.
-551-
La grève générale de la région de l'Est, au début de l'année 1946, démontre la
fragilité de la dictature face à sa classe ouvrière. Dans l'immédiat, elle est contrainte de
battre en retraite. Le régime dominicain chancelle, ce qui fait naître des espoirs mais
aussi des inquiétudes dans les capitales de la région. Ne risque-t-il pas de s'effondrer,
créant un vide brutal et laissant la place à une situation qui échapperait au contrôle
impérial ? Dans de nombreux pays, les couches ouvrières se mobilisent, la CTAL est en
plein essor; on imagine le début d'une spirale qui ne tarderait pas à s'étendre de proche
en proche. Le spectre du communisme hante bien des gouvernements, y compris parmi
ceux qui sont favorables à une coopération internationale avec l'URSS. Laisser Trujillo
en place, au nom de l'ordre, n'est-ce pas courir le risque d'un bien plus grand désordre ?
En un mot, ne vaudrait-il pas mieux prévenir que guérir ?
1108 Trujillo veillera par la suite à remettre de l'ordre dans le Rotary Club International, instrument non
négligeable au service du régime. Le 3 novembre un hommage solennel, avec échange de discours, lui est
rendu par cette institution. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 82.
-552-
États-Unis afin de connaître les garanties sur lesquelles il pourrait compter s'il créait
une organisation d'opposition. En février 1946, une manœuvre de Trujillo précipite les
événements. Au moment où s'achevait la grève de la région de l'Est et se poursuivaient
des grèves du zèle, le dictateur a décidé que le journal La Opinión ménerait une
campagne d'opposition contrôlée. Il pense ainsi se donner une meilleure image de
marque alors qu'arrive dans la capitale dominicaine, Joseph Davies, son principal agent
politique aux États-Unis1109. Se saisissant de cette ouverture politique, Bonilla Atiles
publie dans ce journal une lettre par laquelle il démissionne du Comité de soutien [à la
candidature de Trujillo] de la Chambre des professions libérales 1110. Explicitant son
geste, il indique qu'il ne souhaite pas s'engager avec plus d'un an d'avance. Il précise
qu'aucune inimitié ne l'oppose à Trujillo et ajoute que tout citoyen peut faire une
semblable déclaration dans des pays comme les États-Unis, Cuba, le Mexique, la
Colombie et Porto Rico. La liste ne doit rien au hasard, et si le Venezuela manque à
l'appel c'est parce que le citer eût été interprété comme une véritable provocation, étant
donnée la violente campagne engagée par la dictature contre Caracas1111.
En invoquant de tels exemples de démocratie, Bonilla Atiles se place
ouvertement sous la protection de ces pays. C'est au nom des valeurs que les
gouvernements concernés défendent sur la scène internationale, qu'il lance un défi à la
dictature.
L'affaire prend rapidement de l'ampleur puisque près de soixante étudiants
soutiennent aussitôt publiquement l'initiative. La polémique s'enfle. Bonilla Atiles est
pris à partie dans la presse, deux mille étudiants et professeurs rendent hommage au
dictateur1112 et, à la mi-mars, la campagne d'opposition de La Opinión prend fin.
Bonilla Atiles est menacé par les sbires du régime, on s'en prend à sa famille, si
bien qu'il se réfugie à l'ambassade du Mexique au début du mois de mai. L'ambassadeur
ayant obtenu des garanties du gouvernement dominicain, il accepte de quitter les locaux
diplomatiques. Brutalement agressé dans la rue, frappé avec une cravache et menacé
avec un pistolet, il se réfugie précipitamment à l'ambassade qu'il avait quittée. Selon le
chargé d'affaires nord-américain, il se présente, le visage ensanglanté, devant
l'ambassadeur du Mexique et lui lance : «Voici vos garanties1113». Comme on le voit, les
1109 Voir à ce sujet les Notices biographiques. L'occasion est d'autant plus importante qu'il s'agit d'une
véritable "passation de pouvoirs" : Joseph Davies se retire et laisse la place à celui qu'il a désigné à
Trujillo comme son successeur, Homer Cummings.
1110 La Opinión, du 21 février 1946.
1111 Rappelons simplement que les relations diplomatiques avaient été rompues et qu'une véritable
guerre des ondes opposait les deux pays. La présence de la Colombie s'explique sans doute par le fait que
la légation colombienne avait accordé asile à des opposants, au grand mécontentement de Trujillo.
1112 Le 13 mars 1946. À cette occasion il déclare, avec un certain goût de la provocation : «Dans
l'enceinte de notre Université on n'a jamais entendu une voix qui n'émane pas de la plus totale liberté de
pensée scientifique ou idéologique.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 72.
1113 Lettre du 25 mai 1946, n° 945, adressée au secrétaire d'État et signée Scherer. Recueil Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p 290. L'agression datait du 21 mai. G. Bustamante donne une version
-553-
événements font l'effet d'un véritable camouflet aux pays qui prétendent faire de la
démocratie le fondement de la solidarité interaméricaine.
Il n'a pas tort. En effet, les diplomaties qui se sont déclarées favorables à une
action multilatérale se trouvent prises entre des sollicitations ou des tentations
contradictoires :
presque identique.
1114 Mémorandum de conversation, daté du 14 juin 1946 et signé Barber. ibid., t. I, p. 304.
1115 L'ARDE ou Association revendicatrice de Dominicains en exil qui publie un bulletin aux États-
Unis.
-554-
- Laisser faire, c'est abandonner ses amis, se mettre en position de
faiblesse pour l'avenir et courir le risque de ne plus être capables de peser sur
l'évolution de la situation par la suite.
Le gouvernement de Grau San Martín n'échappe pas non plus aux manœuvres
d'intimidation et aux menées agressives1118. Quotidiennement, les journaux et la radio de
la république Dominicaine déversent attaques, calomnies et provocations contre le
président cubain
Trujillo cherche à se lier avec les militaires opposés à Grau San Martín afin de
promouvoir et d'appuyer un coup d'État. Des occasions sont ménagées afin de permettre
la prise de contacts. Le dévoilement d'un buste de Antonio Maceo, le 10 janvier 1946
est ainsi un prétexte à organiser une rencontre avec des officiers de Santiago de Cuba1119.
En août 1946, alors que le navire-école cubain Patria fait escale à Ciudad
Trujillo, les officiels dominicains ne se rendent pas aux invitations qui leur sont faites.
L'événement est passé sous silence par les chroniqueurs du régime1120.
L'achat de la corvette Presidente Trujillo et son arrivée dans la capitale
dominicaine, en juillet 1946, sont évidemment perçus comme des signes inquiétants. Il
s'agit d'un navire imposant par la taille, de construction récente -il a deux ans- et
susceptible de transporter des cargaisons d'armes. Il a été démilitarisé, mais on
murmure qu'il pourrait être rapidement muni des pièces d'artillerie qui lui font défaut.
En multipliant les complots et les gestes agressifs, Trujillo ne fait pas seulement
preuve d'une mégalomanie aveugle, comme on le dit trop souvent. Il poursuit avec
acharnement plusieurs buts :
-556-
- Il tente également d'intimider des adversaires politiques et de
faire taire les critiques contre son régime. Les radios vénézueliennes et cubaines, que
l'on capte sur le territoire dominicain, sont une véritable obsession pour lui.
Dans la presse dominicaine et sur les ondes de La Voz del Yuna, que contrôle
"Petán" Trujillo, Betancourt est présenté comme un communiste.
-557-
se trouveraient en Géorgie où un colonel nord-américain (à la retraite ?) dirigerait les
opérations aériennes1121.
Il s'agit d'une manœuvre de désinformation pure et simple. Quelques noms
d'exilés, sans doute quelques échos de leurs préparatifs réels et deux ou trois faits
choisis (comme le départ du ministre plénipotentiaire cubain qui donnerait le signal de
l'attaque) sont mêlés à un tissu d'affabulations afin de donner un air d'authenticité à
l'ensemble.
Pour parfaire le tout, l'armée dominicaine, mise en état d'alerte, se porte vers la
frontière avec Haïti, par où est censée passer l'expédition. Des appareils de l'armée de
l'air survolent constamment la capitale donnant l'impression qu'un conflit est sur le
point d'éclater.
Cette opération d'intoxication illustre parfaitement la ligne d'action de la
dictature. En communiquant ces "informations", Trujillo veut démontrer que
Betancourt et Grau San Martín sont objectivement des facteurs de désordre : en
s'associant à eux dans le but d'obtenir la stabilité de la région, la Maison-Blanche
obtiendra des résultats inverses à ceux recherchés. Bref, Washington se laisse berner.
Cette dangereuse naïveté menace directement la sécurité intérieure des États-Unis,
puisque une partie des opérations se prépare sur leur sol ou à Porto Rico, sans même
qu'ils en soient informés. Enfin, couronnement de l'édifice, la main du communisme
international est désignée comme tirant les ficelles de toute l'opération.
Trujillo se pose donc en victime, cherche à obtenir par avance l'absolution s'il
réprime l'opposition, et appelle Washington à un réarmement politique et stratégique
qui implique l'abandon de son orientation dans la région.
-558-
Tout indique donc que le régime dominicain n'est pas prêt de s'incliner et qu'il
est décidé à poursuivre sur l'orientation qu'il a choisie.
-559-
Washington dans la région, Trujillo est certainement en meilleure posture qu'un an plus
tôt. Il prétend même faire la leçon aux diplomates nord-américains.
Butler sent que la situation échappe au département d'État. Il écrit, lui-même
désorienté :
«Les membres de l'opposition dominicaine m'ont indiqué qu'ils ne
peuvent pas comprendre pourquoi nous nous opposons aux dictateurs en
Europe et pourquoi nous échouons à agir contre eux dans les
Amériques.1124»
Et il propose :
«À nouveau, nos espoirs semblent reposer sur une action
multilatérale fondée sur des principes démocratiques qui ont été
proclamés, même s'ils ne sont pas respectés, par toutes les Républiques
américaines.»
On ne saurait mieux dire que l'on est dans une impasse. L'ambassadeur nord-
américain, conscient que la situation devient insoutenable, se prononce pour une
solution qui a déjà échoué dans des conditions moins défavorables. Il reconnaît que
l'adhésion aux principes démocratiques est purement formelle dans nombre de capitales
du continent, mais, faute d'une perspective plus crédible, il propose de les mobiliser
pour une action collective en défense de la démocratie dans un pays tiers. Son unique
argument pour les convaincre de se rallier majoritairement -sinon unanimement- à une
thèse qu'elles ont déjà rejetée, est la similitude des discours officiels.
-560-
nous mettre d'accord sur la politique commune à suivre en vue de notre
protection mutuelle.»
La réaffirmation obstinée de cette doctrine, formulée quelques semaines
seulement après la capitulation du Japon et à peine quinze jours après le renversement
de Medina Angarita par Betancourt, démontre, s'il en était besoin, que le système
interaméricain, tel qu'il a été constitué au lendemain de la guerre, ne fonctionne plus. Le
bégaiement des diplomates1126 annonce, inévitablement, une révision de la stratégie. En
effet, une déclaration, fût-elle vigoureuse, ne résoudra rien par elle-même. Quel
gouvernement pourrait croire que d'une consultation mutuelle puisse maintenant sortir
un consensus pour une action multilatérale contre Trujillo ou Perón ? Que gagnerait
Washington à brandir, une fois encore, des menaces inopérantes et, par là même, à
confirmer son impuissance ? Butler n'évoque même pas ces questions. Conscient que
l'ordre impérial est en danger, il ne peut proposer qu'un raidissement désespéré.
1126 Il est également significatif que l'ambassadeur Butler, inquiet des tentatives de Trujillo pour se
procurer des armes et soutenir la subversion au Venezuela, pose encore la question suivante à la fin du
mois de novembre 1946 : «En fonction de l'évolution de la situation, le Département est-il prêt à décider
la publication de notre Mémorandum du 28 décembre 1945, relatif à la fourniture d'armes à la
république Dominicaine, el du Mémorandum dominicain du 25 janvier 1946, qui lui répond ?» Le temps
semble s'être arrêté à la fin de l'année précédente pour la diplomatie nord-américaine. Le lettre
confidentielle citée, datée du 29 novembre 1946, porte le n° 239 et est adressée au département d'État.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 431.
1127 Note du 22 janvier 1947. Nous avons gardé la syntaxe, nous donnons les éclaircissements entre
crochets. Ibid., t. I, p 483.
-561-
• LES EXILÉS AU POINT DE RUPTURE DES ÉQUILIBRES
La première, celle dont découlent presque toutes les autres, est l'évolution de la
situation dans la région et dans le monde à la fin de la guerre et jusqu'au début de 1946.
L'élan donné par les changements qui s'opèrent dans l'espace environnant la
république Dominicaine est profond et indubitable.
Nous avions déjà noté le regain d'activité lors des derniers mois de la guerre et
la constitution du Front unique de libération dominicaine en novembre 1944, peu après
l'accession à la présidence cubaine de Grau San Martín.
Sous la pression des événements, cette proclamation, très formelle au départ,
tend à prendre des contours plus précis. Le 18 février 1946, quatre mois après l'arrivée
au pouvoir de Betancourt, Juan Bosch, Ángel Morales et Juan Isidro Jimenes Grullón se
réunissent à Caracas. Bosch parti, les conversations se poursuivent avec Buenaventura
Sánchez, son principal représentant au Venezuela, afin de tenter de définir la forme que
pourrait prendre un gouvernement qui succéderait à la chute de Trujillo. Les échéances
décisives paraissent proches aux exilés, on le voit.
-562-
«Pendant un certain temps il [J. Bosch] a utilisé le bureau du
dirigeant communiste Salvador de la Plaza plus ou moins comme
quartier général. On l'a beaucoup vu en compagnie de dirigeants
communistes du premier rang; le plus fréquemment aux côtés de Gustavo
Machado, Rodolfo Quintero et Salvador de la Plaza, tous membres de
l'Aile dite Révolutionnaire du Parti Communiste Vénézuélien.
Cependant, d'autres accompagnateurs fréquents furent Ricardo
Martínez, dirigeant collaborationniste; Miguel Otero Silva, dirigeant de
la troisième “faction” ou faction “neutre” du Parti Communiste1128.»
L'aide fournie ne se limite pas à un soutien moral, puisque le même rapport
précise :
«Vers le 1er décembre 1945, trois importants dirigeants
communistes, Ricardo Martínez y Benítez, Ernesto Silva Mellería et
Martín J. Ramírez, quittèrent le Venezuela pour une tournée en Amérique
latine dans le but de s'assurer le soutien de groupes communistes dans le
renversement de Trujillo.»
Les observations de l'officier nord-américain, permettent de comprendre
pourquoi, pendant plusieurs mois, le soutien au combat des exilés contre Trujillo
rassemble des militants ayant des analyses différentes de la situation. Pour les plus
radicaux, il s'agit de favoriser une révolution armée qui jettera à bas un régime honni,
alors que pour les plus modérés, cette prise de position se confond avec l'appui aux
gouvernements démocratiques comme celui de Betancourt. La tournée latino-
américaine de décembre 1945 est d'ailleurs financée par l'Action démocratique.
Pour un temps au moins, le combat des exilés se trouve à la croisée des chemins
de la plupart des militants qui aspirent à plus de liberté dans les Caraïbes.
1129 Il écrit, J. J. DEL ORBE, Mauricio Báez y la clase obrera…, p. 41 : «Nous pensons qu'il est d'une
importance vitale de préciser la raison pour laquelle les camarades de La Romana se mirent à nouveau
en grève. Au mois d'octobre 1945 un citoyen chilien du nom de Ferrer était arrivé dans le pays, avec
l'adresse de Carmen Natalia [Martínez] Bonilla; de chez elle il alla a celle de Mauricio [Báez]. Là nous
nous réunîmes avec Ferrer et celui-ci nous informa qu'on nous faisait savoir depuis l'exil que nous
devions nous préparer pour soutenir avec une grève générale le débarquement d'une invasion qui
arriverait à la fin du mois de décembre ou au début de janvier. Nous lui dîmes que nous étions d'accord
et que justement nous étions en train de prendre les dispositions pour nous mettre en grève à cette date,
et que ce serait bien mieux d'agir en même temps. Après avoir discuté avec nous, l'envoyé des exilés se
dirigea à La Romana où il se réunit avec les camarades de lá-bas.» Juan Bosch et divers auteurs
corroborent l'arrivée de cet émissaire, mais l'appellent Freire. Il ne semble pas, contrairement à ce que
pense J. J. del Orbe, que Freire rencontra les responsables syndicaux de La Romana. Carmen Natalia
Martínez Bonilla, citée ci-dessus, était une importante militante de l'UPR. En fait, l'envoyé des exilés
devait essentiellement prendre contact avec "Juancito" Rodríguez, afin de préparer une aire d'atterrissage
pour avions camouflée en séchoir à café, comme l'indique CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura
del poder personal, p. 249.
-564-
aurait été annulée à la dernière minute, peut-être en raison de la publication de la lettre
de Bonilla Atiles dans La Opinión1130.
Plus grave encore, un complot est déjoué de justesse dans l'unité de blindés,
section d'élite de l'armée. Le lieutenant Eugenio de Marchena et plusieurs autres
conjurés auraient projeté de tirer sur la tribune officielle, présidée par Trujillo, à
l'occasion d'un exercice auquel participeraient les chars d'assaut. Ils sont arrêtés le 14
juin 1945, à la veille de l'attentat. La plupart des conspirateurs sont dégradés, mutés
d'office, puis assassinés. Eugenio de Marchena, après avoir été condamné à trente
années d'emprisonnement, est déplacé de garnison en garnison pendant plusieurs mois
pour décourager les officiers qui seraient tentés de suivre son exemple. L'année
suivante, il sera, à son tour, assassiné1131.
À vrai dire, les rumeurs sont imprécises et souvent contradictoires dans les
détails. Les dates varient, les circonstances présumées également. Les services de la
dictature contribuent certainement à répandre l'incertitude en propageant des
informations destinées à justifier par avance des mesures répressives brutales. Il n'en
reste pas moins que des failles apparaissent jusque dans l'appareil du régime. Il faut
remarquer que Eugenio de Marchena est un officier formé à West Point. En ce sens son
ascension doit moins au système de la dictature que celle de l'immense majorité des
cadres de l'armée. Il est d'ailleurs certain que cela lui a valu l'aversion d'une partie de
l'appareil, en particulier d'officiers supérieurs comme le général Fiallo qui conduit
personnellement les interrogatoire auxquels est soumis Marchena pendant son
emprisonnement dans la forteresse Ozama. Ajoutons que le complot a trouvé un terrain
favorable parmi des militaires qui ont reçu une formation technique poussée afin de
servir dans l'unité de chars. On devine ici les premiers signes d'un conflit entre la
dictature et les professionnels qualifiés dont elle a besoin.
Enfin, élément décisif, les exilés trouvent des ressources financières importantes
qui leur permettent d'envisager de s'équiper en vue d'une expédition.
Lors de sa rencontre avec Lescot, en novembre 1945, Bosch obtient du président
haïtien la somme de 25 000 $US afin de financer les opérations contre Trujillo1132.
1130 Le chargé d'Affaires, Scherer, et l'attaché militaire nord-américains, Montesinos, communiquent à
plusieurs reprises l'information qu'il donnent pour authentique. Voir en particulier le télégramme secret
n° 83, en date du 25 février et le rapport confidentiel n° R-15-46 du 27 mars 1946. Recueil, Los Estados
Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p 200 et p. 247 respectivement.
1131 L'affaire est rapportée de façon détaillée dans : G. E. ORNES COISCOU, Trujillo. Little Caesar of the
Caribbean. On peut également la suivre dans les rapports adressés par l'ambassade nord-américaine au
département d'État réunis dans le recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I. On lira en
particulier le rapport de renseignements confidentiel de l'attaché militaire Montesinos n° B-42-46, daté
du 21 juin 1946, p. 306.
1132 CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura del poder personal, évoque cette question p. 249.
L'information est confirmée par divers rapports de renseignements nord-américains. Dés le 15 décembre
l'attaché naval à Port-au-Prince donne l'information en précisant que Lescot a hypothéqué des biens
personnels pour disposer de la somme en liquide. Bosch aurait ainsi touché 25 000 $US en billets de
-565-
Surtout, l'arrivée d'un grand propriétaire terrien apporte des fonds considérables.
Au cours de l'année 1945 Trujillo augmente ses pressions sur Juan Rodríguez García
"Juancito", l'un des plus riches propriétaires de l'île, afin d'obtenir de fortes quantités
d'argent et des biens. Après avoir tenté de résister à l'extorsion de fonds, celui-ci prend
contact avec l'UPR et s'enfuit à Cuba en janvier 1946 avec une énorme somme en
liquide, 500 000 $ ou plus, abandonnant à la dictature le reste de ses biens dans le
Cibao. "Juancito" Rodríguez devient immédiatement le bailleur de fonds des exilés et
l'un des organisateurs des opérations contre la dictature.
Au premier rang d'entre eux, nous l'avons vu, l'évolution des équilibres
internationaux qui s'accélère dans le courant de l'année 1946, source d'un reflux des
espérances. Au début du mois de mars 1946, Winston Churchill fait un retentissant
discours aux États-Unis dans lequel il désigne le danger principal à ses yeux en
Europe : le communisme qui s'est emparé de tout l'est du continent. Le caractère radical
des propos et le pays choisi pour les tenir indiquent, si besoin était, que la menace est
mondiale. Pour le dirigeant conservateur britannique, il est temps de réaxer la stratégie
internationale des grandes puissances de l'Ouest, et de se fixer de nouvelles priorités.
L'avènement de la démocratie dans les pays occidentaux passe au second plan.
20 $. Rapport secret, n° 106-6-S-46. Recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1945, p. 300.
-566-
Présidence de la République. Il ajouta que la démocratie des États-Unis
était une farce et que leur intervention dans la guerre n'avait pas eu pour
objet la liberté mondiale, mais une prépondérance de l'impérialisme
yankee, à l'avenir1133.»
En s'éloignant de la stratégie interaméricaine officielle, les exilés tendent à se
définir comme une force complètement indépendante. L'analyse qui dénie toute
crédibilité aux promesses des États-Unis, marque l'infléchissement conduisant à
l'intervention autonome des exilés.
Pour nombre de militants, la lutte contre Trujillo s'éclaire d'un jour nouveau : le
combat pour la démocratie et la liberté se charge d'un contenu nettement anti-
impérialiste. Cette tendance des exilés à transgresser proprio motu les limites fixées de
prime abord -le simple renversement de Trujillo et son remplacement par un
gouvernement qui conviendrait à tous- nous semble capitale. Certes, elle ne fait que
s'esquisser et elle ne débouche pas sur des principes et une perspectives clairs, mais elle
ne peut qu'alarmer Washington. Nous y reviendrons.
1133 Discours prononcé le 17 mai 1945 au théâtre Olimpia. Rapport secret de renseignements de l'attaché
militaire à Caracas, n° R-51-86, signé Alan F. Hubbard et daté du 21 mars 1946. Texte complet dans le
recueil, Los Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. I, p. 240.
1134 Mémorandum de conversation interne. Ibid., t. I, p. 221.
-567-
«(1) Permission pour que 20 exilés dominicains viennent à Haïti
et s'établissent en divers points -ces hommes seront bien sélectionnés et
délégués. (2) Nous donner l'autorisation de débarquer en un point
proche de la frontière d'où nous lancerons une attaque armée contre les
troupes de Trujillo. Il pourraît être nécessaire avant de débarquer
d'entreposer des armes en un certain point de votre territoire1135.»
Les requêtes de Jimenes Grullón, directement rapportées par Levelt aux services
nord-américains, s'inscrivent dans le prolongement des conversations entre Bosch et
Lescot, quatre mois plus tôt.
Mais les vents ont tourné et le CEM, lui-même aux prises avec une situation
intérieure difficile, veut éviter l'affrontement avec Trujillo qui fait étalage de sa force en
patrouillant ostensiblement dans les eaux territoriales haïtiennes en ce début du mois de
mars 1946, au mépris du droit international. Aussi Levelt fait-il savoir à Washington
qu'il ne sera pas accordé de droit d'entrée ni à des hommes, ni à du matériel. Les plans
militaires des exilés en sont profondément affectés. Les mois qui suivent confirment le
rapprochement forcé de Port-au-Prince avec Ciudad Trujillo. Les signes visibles se
multiplient à la fin de l'année 1946 : les représentations diplomatiques sont élevées au
rang d'ambassades et les deux secrétaires d'État aux Relations extérieures, Peña Batlle
et Price-Mars, sont nommés ambassadeurs. Le 1er janvier 1947, une imposante
délégation, conduite par Peña Batlle, participe ostensiblement aux fêtes haïtiennes de
l'Indépendance.
1135 Rapport secret de renseignements de l'attaché militaire en Haïti, n° P-49-46, daté du 20 mars 1946 et
signé John L. Peterson. Ibid.. t. I, p. 232.
1136 On trouvera les déclarations dans : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas. Respectivement :
Proclama invitando a los dominicanos ausentes…, t 1, p. 221; Manifiesto con motivo de la promulgación
de la Ley n° 572…, t. I, p. 382 et Manifiesto dirigido a los dominicanos voluntariamente exilados…, t. V,
p. 363. À plusieurs reprises la propagande de la dictature fait mention d'un appel similaire lancé en 1939;
nous n'en avons pas trouvé trace.
-568-
Aussi le rapprochement de la direction du PSP cubain et des agents de Trujillo
inquiète immédiatement. Dès septembre 1944, Juan Bosch met publiquement en garde
contre les propositions que peut faire le dictateur dans deux écrits successifs publiés par
El País de Caracas les 10 et 11 septembre. Les deux articles, respectivement intitulés
«Communistes, attention !» et «Trujillo est ainsi, communistes !», sont autant de cris
d'alarme. En mai 1946, Enriquillo Henríquez, le père de Francisco Alberto Henríquez,
adresse une lettre publique au dirigeant cubain Eduardo Chibás dans laquelle il se
déclare stupéfié par les bruits qui font état de la mise à l'étude par les communistes
d'«un rappprochement ou une trêve avec Trujillo.» Il ajoute :
«C'est une entreprise inutile et stérile. Les révolutionnaires à
Saint-Domingue et ailleurs, l'opinion continentale, balaieront un tel
projet. Je tends plutôt à croire qu'il s'agit de fausses rumeurs. […] Il y a
des choses qu'on ne peut pas faire, même au nom de la “tactique” la plus
scientifique. On ne peut pas faire de front unique avec l'ennemi 1137!»
Les mots qui viennent sous la plume de "Quillo" Henríquez annoncent la
fracture irréductible qui se prépare. Il ne s'agit pas, dans son esprit, d'une simple
divergence, même grave. Dans un monde clairement divisé en deux camps, ceux qui
soutiennent la dictature et ceux qui la combattent, les communistes font l'effet de
traîtres qui abandonnent les leurs et passent à l'ennemi. Significativement, leur attitude
est opposée à celle de l'ensemble des révolutionnaires et même des peuples, toutes
opinions confondues1138. En relisant ce qu'écrit Henríquez, on comprend qu'à ses yeux
les dirigeants du PSP cubain prennent l'immense responsabilité de briser le “front
unique” de ceux qui veulent en finir avec Trujillo.
Le 22 juillet suivant, Báez, Grullón et Quenedit accompagnés des représentants
du PSP cubain sont officiellement accueillis par l'appareil du régime à leur arrivée à
Ciudad Trujillo. Deux jours plus tard, Trujillo s'adresse à ceux qui se trouvent sur «des
plages étrangères» par l'intermédiaire du Miami Herald, et les presse de revenir1139. Pas
un seul, en dehors des militants communistes, ne répondra à cet appel.
Une profonde division, qui durera jusqu'à la fin de la dictature, s'installe.
1140 Message strictement confidentiel n° 2567 du 12 décembre 1945, adressé au ministre plénipotentiaire
à La Havane, Díaz Ordóñez. Le document est intégralement reproduit dans : VEGA, Un interludio de
tolerancia, p. 84.
1141 El Nacional, Caracas, du 13 mars 1947.
-570-
conséquent citoyen nord-américain, acquiert une péniche de débarquement pour le
compte de la dictature1142.
Plus grave encore, de nombreux avions de guerre, plus ou moins démilitarisés,
sont achetés par le régime. Il s'agit essentiellement d'avions amphibies type Catalina et
d'avions d'attaque modernes P-38 mais aussi de bombardiers et d'appareils destinés à la
formation des pilotes dominicains. Là encore des intermédiaires de nationalité nord-
américaine ont permis de brouiller les pistes.
Les exilés ont à la fois l'impression que le moment est favorable et qu'il ne
durera pas. C'est précisément parce qu'il sentent que la situation risque de leur échapper
qu'ils sont amenés à intervenir. Dans un rapport sur les activités des exilés dominicains
du 6 septembre 1946, le chargé d'affaires nord-américain à Caracas note déjà :
«Plusieurs groupes d'exilés ont pu rassembler des armes à Cuba
et faire des préparatifs pour une invasion armée en république
Dominicaine […] Bosch a même été capable d'acheter quelques avions
grâce au subterfuge consistant à établir une petite compagnie de
transport aérien à Cuba. Comme les exilés ne sont pas en réalité des
militaires, ils ont ouvert leurs rangs à plusieurs ex-officiers de l'armée de
Cuba, du Venezuela et d'autres lieux afin de les mettre à leur service,
avec un certain succès1143.»
Pour la première fois il est question d'une expédition armée organisée à Cuba
avec la participation aux côtés des Dominicains, de Cubains et de citoyens d'autres
pays.
L'implication immédiate des pays de la région, à divers degrés, indique que les
initiatives des exilés ne répondent pas uniquement à un problème particulier. Les
autorités cubaines ne peuvent ignorer la préparation de l'expédition qui se déroule sur
leur sol. La participation d'anciens officiers démontre également que des secteurs
Ainsi les exilés sont à la fois acteurs de leur propre destin, promoteurs d'intérêts
extérieurs, révélateurs d'une impasse politique et agents d'une complète refonte des
relations dans la région.
-572-
• L'ÉMERGENCE D'UNE NOUVELLE STRATÉGIE IMPÉRIALE
1144 Pour les trois citations relatives à cette entrevue : télégramme secret urgent du 7 janvier 1947, signé
Maleady. Ibid., t. I, p. 266 et 267. [*] Nous avons supprimé ici des références administratives à des
messages antérieurs.
-573-
démocraties. Cet axe serait inévitablement dirigé contre les États-Unis, garants de
l'ordre continental. Pour Betancourt et bien des observateurs, le schéma du conflit
mondial qui s'est achevé en 1945 se reproduit sur le continent américain. Les liens
longtemps entretenus par Perón avec les régimes de l'Axe et l'arrivée dans le Cône sud
de nazis en fuite renforcent cette analyse de la situation.
1145 BUSTAMANTE, Una satrapía en el Caribe. Pour cette citation et les suivantes ainsi que pour le
protocole d'accord avec les généraux cubains : p. 172 à 174.
1146 ID., ibid., p. 175, chiffre à quatre-vingt-dix-huit le nombre total des avions modernes que possédait
la dictature quelques mois plus tard.
1147 La date semble inexacte. L'ancien secrétaire de Trujillo pense sans doute à la parade navale du 27
février 1947. Le chargé d'affaires à Ciudad Trujillo, Hector C. Adams, confirme cette date dans son
rapport confidentiel n° 512 du 3 mars 1947 et indique notamment : «Les cinq avisos ex-canadiens à
Calderas ont été maintenant équipés et armés. Ils ont pris part à la revue de la flotte pour la fête de
l'Indépendance.» Le document se trouve dans le recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. I,
p. 342. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 88 indique que Trujillo visite ce jour la corvette
Presidente Trujillo présentée comme un «transport de guerre» et «vaisseau enseigne de l'Escadre
Navale du Département Sud.»
-574-
Quant aux plans, reportés en raison de l'échec du putsch au Venezuela en
novembre 1946, ils sont souvent extrêmement précis. Trujillo va même jusqu'à rédiger
avec des généraux cubains liés à Batista un véritable protocole d'accord en douze points
qui prévoit tous les actes du futur gouvernement, à commencer par l'emprisonnement
de Grau San Martín.
Le système panaméricain n'est plus seulement paralysé, il semble maintenant
prêt à exploser sous l'effet d'un embrasement de la région.
Une enquête diligentée par le FBI, en avril 1947, démontre d'ailleurs rapidement
que les accusations de Betancourt sont parfaitement fondées. Des anciens combattants
nord-américains de la Deuxième Guerre mondiale qui, à ce titre, ont gardé des liens
1148 Le colonel vénézuélien Julio César Vargas était l'un des principaux membres de la conspiration
conduite par López Contreras. Il résidait également aux États-Unis à l'époque.
-575-
avec l'armée, fournissent armes et matériels à la république Dominicaine dans le cadre
du complot dirigé contre Caracas. Chez le principal d'entre eux, Karl Eisenhardt, ancien
chargé de l'aide économique nord-américaine au Venezuela pendant la guerre et ami
personnel de López Contreras, les agents fédéraux trouvent plus de vingt mitrailleuses
disparues d'un dépôt de l'armée. Il apparaît qu'une quantité considérable d'armes et de
munitions, notamment des bombes, de la dynamite et des mitrailleuses, a été acheminée
en république Dominicaine. Plus grave encore, des avions de chasse, des hydravions et
des appareils de transport ont été fournis à Trujillo frauduleusement. Tout ceci a été
conduit en étroite liaison avec les diplomates dominicains aux États-Unis, en particulier
le conseiller d'ambassade José María Nouel (fils) qui est rappelé à Ciudad Trujillo en
toute hâte1149.
Cette affaire est révélatrice des violentes luttes d'influence qui se livrent aux
États-Unis. Commencée au lendemain de la guerre1150, la bataille politique souterraine
gagne maintenant les sommets du pouvoir et approche de son dénouement.
-577-
cadre d'une normalisation de l'armement à l'échelle continentale. Entendu par le
Congrès le 6 mars, Briggs contribue à faire repousser la décision dans l'immédiat, mais
le projet reste en suspens, en attente de son approbation.
-578-
«…il reste la question de ses aspects militaires pratiques, et sur
ce point, je crois que nous devons soumettre notre jugement à
l'appréciation de ceux qui, d'un point de vue professionnel, sont plus
compétents pour formuler des opinions sur ce genre d'affaires1155.»
Nous voyons ici comment la politique, et bientôt l'idéologie, se plient aux
réalités impériales. Les critères du Pentagone, beaucoup plus convaincu de la nécessité
d'affirmer le rôle dirigeant des États-Unis, sont reconnus comme seuls «pratiques» par
l'ancienne équipe du département d'État. C'est à reculons qu'une bonne partie de la
diplomatie nord-américaine s'engage dans un cours radicalement nouveau.
Nous en voulons pour preuve la conclusion d'un deuxième mémorandum que
Wright rédige pour le secrétaire d'État :
«C'est à mon très grand regret que je dois recommander pour des
raisons pragmatiques un nécessaire renversement de notre politique.1156»
Marshall écrit à la main en face de la phrase un succinct «Ok. G.CM.» et exige
une définition précise des nouvelles règles. Les voici, telles que Wright les fournit en
réponse. Il stipule :
«…que (a) nos fabriquants, soumis seulement aux règles de la
licence [d'exportation] ordinaire, seraient autorisés à vendre à la
république Dominicaine n'importe quel type d'armes ou d'équipement
militaire pour des raisons de sécurité et que (b) le département de la
Guerre serait autorisé à préparer le programme intérimaire pour la
république Dominicaine pour lequel notre département a refusé de
donner son accord jusqu'à aujourd'hui1157.»
La nouvelle doctrine est ainsi clairement définie à la fin du mois de juillet 1947
et le régime de Trujillo retrouve sa place de fidèle serviteur de l'empire.
-579-
unifié continental, Washington l'investit de son autorité et déclare que s'opposer à elle
revient à tenter de subvertir l'ordre régional.
-580-
Gouvernements comme celui-ci, qui contribue matériellement au
renforcement de la stratégie militaire de notre Gouvernement dans
l'hémisphère, et au maintien de la stabilité dans l'hémisphère1158.»
L'extraordinaire développement du capital nord-américain pendant la guerre se
traduit par la recherche de nouvelles possibilités d'investissements. Cette expansion
implique une politique fondée sur le maintien de l'ordre dans la zone d'influence,
considérablement élargie, de Washington. Wall Street a besoin de gendarmes pour
dégager des profits.
Interrogé sur l'identité éventuelle de celui qui fait ces déclarations, le chargé
d'affaires à Ciudad Trujillo énumère parmi les récents visiteurs étroitement liés à la
dictature : Walter E. Turnbull, vice-président de la United Fruit, qui fait un séjour de
deux ou trois mois en république Dominicaine; Ritter, riche propriétaire et
administrateur du New-York Journal of Commerce et Charles Wanzer, ex-vice-
président de la Standart Oil, contrôlant la fabrication de la bière et la mise en bouteille
du Coca-Cola dans le pays. Le chargé d'affaires estime que «dix-neuf hommes d'affaires
sur vingt partagent le point de vue de la personne qui a fait ces commentaires» et
rapporte ce propos éclairant de l'un d'entre eux :
«Il déclara que le Président Trujillo dirigeait la république
Dominicaine comme on dirige aux États-Unis une firme.»
Le profit ne reconnaît d'autre loi que la sienne. Trujillo est présenté comme le
modèle de l'homme politique, subordonnant les critères moraux à l'efficacité.
Une illustration de cet instinct vital est donnée par la création de la Commission
des activités anti-dominicaines, le 9 juin 1947, et son installation le 12. La mise en
place de cet organe, chargé d'enquêter sur les activités subversives, complète la loi
interdisant les activités communistes, adoptée le 10 du même mois. On peut relever, à
juste titre, que Trujillo lance une chasse aux sorcières qui annonce avec plusieurs
années d'avance la violente campagne du sénateur McCarthy en Amérique du Nord.
Mais il ne faut pas oublier que la commission des activités anti-américaines a été
constituée aux États-Unis dès 19381162. Le jour même où la commission est installée à
1163 Dépêche confidentielle n° 858, du 12 juin 1947, signée Butler. Recueil Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. I, p. 430.
-583-
• LA TENTATIVE D'EXPÉDITION DE CAYO CONFITES
Pour Ángel Miolán, figure de premier plan du PRD et de l'expédition, l'un des
traits saillants de la tentative dirigée contre Trujillo fut :
«…l'audace et l'illusion de ces hommes qui en plein Vingtième
Siècle, osaient nager à contre-courant, défiant ouvertement l'ordre établi
par les intérêts des hommes des grandes nations1164.»
Le dirigeant politique souligne ici un double mouvement contradictoire qui
permet de comprendre les événements de l'été 1947 :
- D'une part, un élan subsiste qui doit aller jusqu'à son terme.
1164 Exposé lors du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo, organisé le 6 juin
1981 par le Centro de Investigaciones Pedagógicas y Educativas. Política: teoría y acción, novembre
1983, p. 11.
-584-
du Guatemala, Juan José Arévalo, a envoyé sa propre épouse à Buenos Aires pour faire
discrètement savoir au dirigeant argentin que la United Fruit finançait un complot pour
renverser le gouvernement guatémaltèque et qu'il manquait de moyens pour se
défendre. 1 500 fusils avec leurs munitions, des mitraillettes, des mortiers et des
grenades vendus en mai, transitent par Puerto Barrios, sur la côte caraïbe du Guatemala
et parviennent à Cuba en juillet1165.
En outre, dès la fin de l'année 1946 et au cours du premier semestre 1947, les
exilés ont pris des contacts discrets aux États-Unis, dans la région de New-York, afin
d'acheter des armes et des unités de débarquement 1166. L'abondance des stocks
disponibles sur le sol nord-américain, les réseaux d'influence dont disposent les
opposants à Trujillo et, surtout, l'hésitation de la Maison-Blanche sur l'orientation à
suivre permettent de mener à bien quelques opérations. C'est ainsi que le bateau de
débarquement Libertad, rebaptisé Aurora, quitte encore le port de New-York le 9 juillet
avec un chargement d'équipements de radio à destination de Cuba.
1171 Déclarations citées par le chef des renseignements navals nord-américains, William Abbott, dans
son message secret du 6 août 1947. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 545.
1172 L'appellation retenue par les expéditionnaires était en réalité Armée de libération américaine,
Ejército de Liberación Americana ou ELA.
1173 Rapport secret de renseignements du 20 août 1947, signé Edgar E. Glenn, n° R-237-47. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 618.
1174 Voir supra : 1937-1947. La menace sociale.
-588-
depuis deux mois, à la suite de son interdiction et de l'emprisonnement de tous ses
dirigeants restés en république Dominicaine.
Mais l'amalgame a sa logique : il s'agit de présenter les expéditionnaires comme
une menace directe pour les États-Unis et, en conséquence, de justifier l'exigence d'une
répression sans faiblesse. On remarquera également que tout le raisonnement repose sur
un syllogisme abusif : puisque les expéditionnaires sont opposés à Trujillo et que les
communistes le sont également, les expéditionnaires sont donc en passe de devenir
communistes. CQFD ! Le tour de passe-passe formel avalise surtout un postulat
implicite : les ennemis de Trujillo sont les ennemis des États-Unis.
1175 La décision est prise le 10 août 1947, cinq jours avant que ne commence la Conférence de Rio de
Janeiro.
1176 Tel est le cas, par exemple, de deux mercenaires fort connus : Frank Adkin et Wimpy Berry.
1177 Mémorandum de conversation téléphonique confidentiel du 16 septembre 1947. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 734.
-589-
et condamné avec l'accord du département d'État 1178. À l'égard des agents de Trujillo, la
frontière entre ce qui est autorisé et ce qui est illégal devient extrêmement floue dans la
pratique, alors que les mesures prises à l'encontre des expéditionnaires sont de plus en
plus restrictives.
Cette différence de traitement est particulièrement nette, si on examine le cas
des pilotes recrutés par les deux camps dans les rangs des anciens combattants nord-
américains. Il s'agit d'une question importante au plan militaire, puisque le succès ou
l'échec de l'opération dépendent largement de la maîtrise des appareils modernes et
puissants détenus par les uns et les autres 1179. Seuls les aviateurs nord-américains, qui
ont été aux commandes de ces avions pendant la Deuxième Guerre mondiale, sont
capables de les utiliser au combat immédiatement et de former d'autres pilotes. Si
aucune objection n'est formulée à la présence de ces pilotes et mécaniciens en
république Dominicaine, il en va tout autrement pour ceux qui participent à
l'expédition. Le département d'État, conscient qu'il détient là un levier très efficace,
prend des mesures. Un télégramme pour l'ambassadeur Norweb à La Havane est
préparé dans lequel on lui demande :
«…d'avoir une franche discussion avec les pilotes américains
associés au groupe [des expéditonnaires] et de les prévenir que les
États-Unis s'opposent fermement à tout affrontement intérieur et à la
participation de citoyens nord-américains à celui-ci. […] En signalant
que la participation de citoyens nord-américains à un coup de force
révolutionnaire mettrait dans l'embarras notre Gouvernement, vous
devez vivement presser les pilotes de revenir aux États-Unis1180.»
La fermeté préconisée est remarquable. Il s'agit de bien faire entendre aux
officiers de réserve que désormais la Maison-Blanche appuie inconditionnellement
l'ordre établi en Amérique. Leur implication aux côtés de subversifs pourrait leur valoir
de graves ennuis par la suite. Le résultat des instructions données à La Havane ne se fait
pas attendre, puisque cinq jours plus tard, le 24 septembre, les pilotes nord-américains
quittent Cuba et rentrent aux États-Unis.
1178 Il est intéressant de constater que les deux cas, pratiquement identiques, sont traités de façon
strictement opposée. On comparera le mémorandum concernant Stamets et celui-ci : «Bien que Castro
affiche le rang de Directeur des Sports du Gouvernement cubain, le Département n'a pas exprimé la
moindre opposition à son arrestation il y a plusieurs semaines quand les autorités douanières nous ont
demandé notre avis». Mémorandum de conversation téléphonique confidentiel du 19 novembre 1947.
Ibid., t. II, p. 876.
1179 Il s'agit notamment d'avions d'attaque bimoteurs P38 et monomoteurs P51 ainsi que de bombardiers
quadrimoteurs B17 et B24.
1180 Proposition de télégramme secret, annexée au mémorandum interne du 19 septembre 1947 signé par
Walker. Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 745.
-590-
Le Pentagone reste l'aile marchante de la politique de rapprochement avec
Trujillo. Ainsi, lorsque la dictature dominicaine manifeste son désir d'engager le
général de brigade des Marines en retraite Bleasdale, le département de la Guerre fait
une réponse qui peut sembler surprenante. Il s'agit d'une contre-proposition :
«La république Dominicaine pourrait recevoir une mission
d'environ trois officiers, à un coût moindre pour la république
Dominicaine que celui qu'impliquerait l'accord proposé avec le Général
Bleasdale. Mieux encore, il semble qu'une mission établie régulièrement
pourrait entraîner plus et mieux l'Armée Dominicaine. […] une mission
de cette nature serait intéressante pour la république Dominicaine et
correspondrait aux règles de l'Armée qui sont de promouvoir la
solidarité et la coopération dans l'Hémisphère1181.»
La manœuvre d'approche de Trujillo était autant politique que militaire : il
s'agissait pour la dictature de nouer de nouveaux contacts avec les cercles de décision
nord-américains et d'indiquer clairement, mais officieusement, que la dictature n'avait
d'autre ambition que de trouver sa place dans le cadre de la stratégie définie par
Washington. Le haut commandement nord-américain propose d'aller beaucoup plus
loin en établissant une coopération à caractère officiel et institutionnel. La dictature
serait ainsi consacrée comme un rouage du système impérial.
Toutes ces manœuvres en coulisse sont complétées par quelques mises en garde
publiques, soigneusement distillées et émises dans un langage codé afin de convaincre
les différents acteurs de la détermination de la Maison-Blanche.
Le président Truman se rend en personne le 31 août à Rio de Janeiro, à la veille
de la clôture de la Conférence et de l'adoption du Traité interaméricain d'assistance
réciproque, soulignant ainsi solennellement que le temps des désordres est passé en
Amérique.
Deux semaines plus tard, le 16 septembre, George Marshall prononce un
discours aux Nations unies dans lequel, en se référant à la Grèce, il indique que l'on ne
peut rester inactif si un pays arme ou soutient des forces rebelles contre le
gouvernement d'un autre pays. Chacun, dans l'aire caraïbe, comprend l'allusion
transparente. La légation dominicaine à La Havane ne s'y trompe pas et commente avec
satisfaction l'effet immédiat des paroles du secrétaire d'État nord-américain :
«Les affirmations de Marshall selon lesquelles il est impossible
de se montrer indifférent quand on parle d'une attaque contre l'un des
pays qui forme l'ONU, indiquent, c'est ainsi que les gens l'ont interprété
1181 Mémorandum adressé au département d'État le 26 septembre 1947, signé par le colonel G. Ordway,
Jr., chef du bureau de l'hémisphère occidental. Recueil Ibid., t. II, p. 774.
-591-
ici, qu'ils [les États-Unis] ne laisseront pas faire et qu'ils dresseront tous
les obstacles à leur portée1182.»
La dictature, quant à elle, comprend rapidement tout le parti qu'elle peut tirer de
la situation. Elle insinue continuellement que les producteurs de sucre à Cuba aident
activement les expéditionnaires afin de porter un coup fatal à leurs rivaux dominicains.
Un mémorandum diplomatique montre comment l'ambassadeur dominicain Ortega
Frier, reçu par le sous-secrétaire d'État Armour, développe cette argumentation :
«Il indiqua que l'industrie dominicaine du sucre était en grande
partie propriété nord-américaine et que ses intérêts pourraient être
affectés par voie de conséquence. Il dit que le but de ce plan était de
détruire la principale source de revenus du Gouvernement dominicain et
ainsi de précipiter une crise financière et économique en république
Dominicaine. Il dit que bien que ce fût un plan des révolutionnaires, il
jouissait de l'appui de certains membres du Gouvernement cubain et de
chefs d'entreprises sucrières cubains, qui espéraient que l'industrie
sucrière et l'économie dominicaines seraient ainsi ruinées. Il dit que les
1182 La situación política y sus relaciones con la actitud del Gobierno de Cuba hacia el nuestro.
Mémorandum du 20 septembre 1947. Ibid., t. II, p. 747.
1183 Les autorités vénézuéliennes sont amenées très tôt à considérer qu'elles ne peuvent s'engager
matériellement aux côtés des exilés. Lors d'un colloque en juin 1981, Juan Bosch révéla qu'un plan pour
transporter des armes avait bien été préparé par les exilés dès 1946 mais l'intervention de certains chefs
militaires vénézuéliens, au moment même où les discussions avaient lieu avec Betancourt à Caracas,
conduisit à abandonner définitivement le projet. Voir Política: teoría y acción, novembre 1983, p. 17.
-592-
révolutionnaires disposaient des avions appropriés pour mener à bien
cette opération1184.»
La rivalité dominicano-cubaine dans l'industrie sucrière, toujours latente, est
ainsi revitalisée. Du coup, le gouvernement cubain, nommément mis en cause, est
accusé de poursuivre des intérêts égoïstes, contradictoires avec l'ordre continental
souhaité par Washington. Implicitement, son ingratitude est dénoncée puisque, comme
on le sait, le sucre cubain se taille la part du lion sur le marché nord-américain alors que
le sucre dominicain n'y a guère accès. Incidemment, mais opportunément,
l'ambassadeur dominicain rappelle que l'industrie sucrière dominicaine est dominée par
les trusts des États-Unis. Il met ainsi les capitalistes nord-américains dans le camp de la
dictature. Enfin, il attire l'attention sur l'armement, d'origine nord-américaine, qui est
mis à disposition de l'expédition grâce à des complicités dans le gouvernement cubain.
Les autorités cubaines sont dénoncées comme le mauvais élève de la classe au maître
de Washington, au moment où celui-ci cherche à imposer la discipline.
Sur le fond, la dictature développe une offensive subtilement dosée qui combine
deux aspects nettement distincts : une dénonciation en règle de la menace communiste,
d'une part, une tactique souple, visant à exercer une pression continue sur le
gouvernement cubain sans jamais le pousser dans ses derniers retranchements, par
ailleurs.
1184 Mémorandum confidentiel du 15 septembre 1947 établi par le département d'État nord-américain.
Recueil Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II, p. 724. Il est intéressant de constater que Ortega
Frier note, dans le mémorandum dominicain rédigé ce même jour, que James Wright, directeur du bureau
des Affaires latino-américaines a confirmé ses informations à ce sujet. Visiblement satisfait de l'effet de
ses arguments, l'ambassadeur dominicain conclut son message en déclarant : «.Mon impression à propos
de cette entrevue est que nous avons obtenu d'excellents résultats.» Ibid., t. II, p. 720 et 722.
-593-
impunément, à des fins personnelles, ce dangereux concours, en
adhérant ostensiblement au mouvement communiste ou en promettant
leurs services une fois le pouvoir auquel ils aspirent atteint; c) tous ces
individus, en raison de la diversité de leurs nationalités, constituent un
regroupement international qui n'a aucun lien avec le sens local de la
politique proprement dominicaine1185.»
Les deux aspects que nous avons indiqués se trouvent conjugués ici :
il dénonce :.«…les faits qui se sont récemment déroulés sur les côtes de Cuba, dans lesquels paraissent
impliqués plus que les gouvernements, les Présidents de Cuba, du Venezuela et du Guatemala, comme la
résolution votée par le Congrès semble très bien l'interpréter.» Carta de fecha 15 de noviembre de 1947,
dirigida a los Presidentes de las Cámaras Legislativas, en torno a la Resolución votada por el Congreso
Nacional, por medio de la cual condena a la actitud de los Presidentes de Cuba, Venezuela y Guatemala.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 299. Nous revenons sur cette question in 1947-
1955. Trujillo "paladin anticommuniste".
1187 Deux traités sont constamment invoqués : la Convention sur les droits et devoirs des États en cas de
guerre civile, adoptée par la Sixième Conférence interaméricaine de La Havane de janvier-février 1928,
et le sixième accord conclu par la Deuxième Réunion de consultation interaméricaine des ministres des
Affaires étrangères, qui s'était également déroulée à La Havane en juillet 1940. Le premier texte stipule
que les signataires s'engagent à tout mettre en œuvre pour empêcher que leur territoire ne soit utilisé afin
de promouvoir des affrontements intérieurs dans d'autres pays (article 1, 1er alinéa); par le second, les
parties contractantes déclarent qu'elles empêcheront et réprimeront toute activité qui tendrait à mettre en
cause le droit de chaque pays à se gouverner librement et qu'elles se fourniront mutuellement toute
information sur des activités révolutionnaires dont elles diposeraient (3ème alinéa).
1188 Le chargé d'affaires dominicain à La Havane, Héctor Incháustegui Cabral, écrit dans un
mémorandum confidentiel adressé à Ciudad Trujillo : «Vous aurez certainement remarqué que nous
conduisons une politique de non acculement, que nous laissons ouverte la voie qui sera choisie pour
fournir une explication, quand cela se produira, et pour obtenir les assurances que nous recherchons.»
Mémorandum de la discussion du 21 août 1947 avec le ministre d'État cubain. Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. II, p. 621.
-595-
de la conférence. Le 27 août, il rencontre le secrétaire d'État Marshall. Ce dernier
rapporte :
«Il déclara que les Dominicains ne feraient rien qui pût, en
aucune manière, être un obstacle aux travaux de la conférence et que
pour cette raison, bien qu'ils eussent des divergences avec Cuba, dont il
supposait que j'étais informé, ils ne présenteraient pas cette affaire dans
la conférence, puisqu'elle ne ferait que provoquer des controverses et
soulèverait des difficultés1189.»
L'occasion pourrait pourtant sembler belle, si Trujillo faisait des calculs à courte
vue, limités au seul horizon de la république Dominicaine. La dictature comprend bien
que sa sauvegarde dépend du succès de la nouvelle politique de Washington. Elle agit
et se conçoit comme une agence de l'empire. On est fort loin de l'image superficielle,
pourtant abondamment répandue dans les ouvrages les plus sérieux, d'un dictateur
aveuglé par son égocentrisme.
L'anticommunisme du régime doit être replacé dans cette même perspective.
Juan José Arévalo, qui sait de quoi il parle pour en avoir souffert, note très justement
que les dictateurs de l'aire Caraïbe, qu'il appelle les «Gouvernants Gendarmes», ont su
très vite saisir l'intérêt du mot «"kommunisme"» (sic), présenté comme synonyme
haineux d'agitation, perturbation, démocratie, etc. Il ajoute :
«C'est à eux que l'on doit l'acclimatation précoce du mot magique
dans notre vie provinciale, bien avant qu'il ne serve de philosophie de
l'Empire dans la Métropole continentale1190.»
Ce rappel opportun, s'applique parfaitement au discours anticommuniste de
Trujillo. En ces périodes de tension où Washington se réarme, la dictature dominicaine
assume spontanément son rôle d'aile marchante.
-596-
et étrangères […] Quand la démocratie, incarnée dans la personne du
Chef de l'Exécutif des États-Unis lancera le cri de guerre du continent
pour abattre ces régimes infâmes, les pays opprimés se jetteront dans les
bras de la démocratie qui les libérera, au lieu de se tourner vers d'autres
doctrines qui pourraient leur tendre la main. N'oubliez pas, Monsieur le
Président, que l'homme qui se noie s'agrippe à la première planche
qu'une vague met à sa portée1191.»
Vaine plaidoirie, déjà marquée du sceau de la défaite. En effet, en se présentant
comme hostile au «flot des idées nouvelles et étrangères», l'ARDE s'engage elle-même
dans la logique du discours anti-communiste, pour tenter désespérément de résister au
tournant pris par la Maison-Blanche. L'organisation des exilés perçoit tout le danger de
la nouvelle orientation qu'elle désigne justement comme «une solidarité des
Gouvernements» et espère qu'elle est encore réversible. Elle essaye de faire prévaloir
une stratégie de la rivalité voire de l'émulation entre l'Est et l'Ouest -naguère défendue
par Roosevelt-, alors qu'on est déjà entré dans celle de l'affrontement.
-597-
plénipotentiaire de Vásquez à Washington ne serviront de rien, comme on le sait. Pire,
le mémorandum de la conversation est transmis à la division du Renseignement et des
Poursuites, en vue d'éventuelles actions judiciaires contre les organisateurs de
l'expédition.
Sommés de choisir entre Moscou et Washington, c'est-à-dire entre se déclarer
ennemis ou amis des États-Unis, les exilés n'ont d'autre choix que de se soumettre et
d'accepter une orientation qui est dirigée contre eux. L'espace politique se referme
devant eux.
Leur projet politique puise sa force dans une perspective large qui dépasse le
cadre de la république Dominicaine, puisque le renversement de Trujillo est conçu
comme une étape dans l'essor démocratique régional et même continental 1193. Il entre
donc inévitablement en contradiction avec le nouveau cours politique impérial. Le sol
se dérobe sous leur pas.
1193 L'engagement politique solennel, signé par les cinq chefs du Comité Central Révolutionnaire
Dominicain le 13 juillet 1947, fixe comme tâche centrale à la révolution : « LE RENVERSEMENT DE LA
TYRANNIE DE RAFAEL L. TRUJILLO ET L'ÉTABLISSEMENT D'UN GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE QUI
[…] DEVRA COLLABORER À LA LUTTE POUR L'ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE DANS TOUS LES PAYS
D'AMÉRIQUE» (en capitales dans l'original). Ibid., t. II, p. 591.
1194 Actes du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo. Política: teoría y acción,
novembre 1983, p. 18.
-598-
Sans discuter ici la capacité d'organisation de l'oligarchie terrienne traditionnelle
face à Trujillo, il apparaît clairement que "Juancito" Rodríguez, principal bailleur de
fonds de l'expédition et nommé général commandant en chef de la petite armée, n'a pas
rejoint, mû par un élan personnel, les idées des révolutionnaires en exil. Il est et reste le
représentant qualifié des intérêts particuliers d'une classe ancrée dans une société
archaïque, opposée par nature au prolétariat et à la bourgeoisie modernes. Le seul lien,
provisoire, est l'anti-trujillisme.
Les forces progressistes se trouvent soumises à des perspectives rétrogrades1195.
La place décisive occupée par un personnage comme "Juancito" Rodríguez, induit une
stratégie qui isole les expéditionnaires. Au lieu de donner la primauté à l'insurrection
populaire, l'accent est mis sur les opérations proprement militaires. La course aux
armements, l'engagement de mercenaires, les alliances avec certains secteurs militaires
cubains se développent considérablement. Incapable de se tourner vers le peuple,
"Juancito" Rodríguez se situe sur le même terrain que Trujillo et cherche à rivaliser
avec la dictature. Le militaire prend le pas sur le politique.
Isolés, peu organisés, sans analyse ni perspectives bien définies, faibles, les
exilés sont engagés dans une alliance inégale avec les diverses factions cubaines dont
1195 Juan Bosch analyse rétrospectivement la situation avec beaucoup de justesse : «Nous comprenions
que l'histoire ne fait pas marche arrière et que par conséquent un mouvement organisé par des grands
propriétaires et des éleveurs ne pouvait pas l'emporter sur une société industrielle et dotée d'un certain
développement financier, cependant nous ne le dîmes à personne parce que nous avions déjà enfourché
le cheval de Cayo Confites et que nous étions en réalité un pouvoir militaire.» Ibid., p. 19.
1196 Actes du colloque L'expédition de Cayo Confites et la lutte contre Trujillo. Ibid., p. 7.
-599-
ils deviennent peu à peu les otages. Horacio Julio Ornes, l'un des expéditionnaires de la
première heure, retrace ainsi l'évolution de la situation :
«Le plan était très primitif, très fidèle à notre tradition
dominicaine des expéditions pour lutter contre la tyrannie. Mais les
choses se compliquèrent à mesure que l'effort cubain devenait plus
manifeste. Les Dominicains commencèrent à perdre le contrôle de ce
mouvement et on peut dire que quand nous arrivâmes à Cayo Confites, le
contrôle de la situation nous échappait déjà totalement1197.»
D'abord soutenue par les autorités et partis cubains, l'expédition est ensuite
alimentée et entrenue comme un enjeu de la politique intérieure cubaine. Vidée de son
contenu et privée de ses objectifs initiaux, elle sombrera finalement sans gloire.
Pendant près de trois mois, de début juillet à la fin de septembre 1947, les
manœuvres opposant les différentes factions cubaines vont se poursuivre, plaçant les
exilés dans une situation de plus en plus difficile.
Le 1er août, est sans doute une date-clé dans cette marche à l'échec. L'armée de
l'air, qui est très proche de Pérez Dámera et se livre à un véritable bras de fer avec la
marine, après avoir investi l'aérodrome de Rancho Boyeros où se trouvent les avions de
l'expédition, s'empare de trois appareils qu'elle conduit sur sa base de Columbia.
Ce même jour, au terme de déplacements erratiques qui les ont conduits de La
Havane à Holguín puis à Antillas et dans la baie de Nipes, les expéditionnaires arrivent
sur l'îlot désertique et inhospitalier appelé Cayo Confites, au nord de la province de
Camagüey. S'éloignant de leur objectif, ils sont ainsi ramenés vers l'ouest. Leur
isolement est total. Les tensions deviennent insoutenables. Il apparaît en effet, au fil des
jours, que les autorités cubaines ne désirent pas réellement appuyer une attaque contre
Trujillo qui les placerait dans une situation intenable vis-à-vis de Washington. Les
1201 Parmi les nombreux rapports sur cette question, on pourra consulter celui, secret, du 5 septembre
1947, BID n° 3144-0100 qui émane de l'attaché naval à La Havane. Recueil Los Estados Unidos y
Trujillo, año 1947, t. II, p. 690.
-602-
désertions se multiplient. Les expéditionnaires adressent des ultimatums aux dirigeants
cubains du mouvement leur demandant de passer à l'action contre Trujillo. En cas de
refus, ils abandonneront en masse l'entreprise. Les dirigeants ripostent en instaurant une
discipline de fer. La violence s'installe. Juan Bosch évoque ces sombres moments :
«Comme les Cubains étaient plus nombreux que les Dominicains,
notre destinée était de mourir sur cet îlot et ,après nous avoir tués, ils
nous déshonoreraient pour pouvoir expliquer leur geste, mais
heureusement l'affaire ne fut qu'un long moment de tension qui, par
miracle, ne déboucha pas sur une tuerie.1202»
Les tensions sont au paroxysme et la situation devient inextricable. Il est évident
qu'elle ne peut plus durer en l'état.
Dans ce climat étouffant, Pérez Dámera attend son heure. La rupture se produit
le 15 septembre, lors d'une échauffourée opposant des éléments de l'armée et de la
police cubaine à Marianao. On relève des blessés par balles. Les "révolutionnaires"
infiltrés dans la police, sont dénoncés comme fauteurs de troubles. Pérez Dámera, qui
s'était rendu à Washington, rentre précipitamment le lendemain à bord d'un avion de
l'armée nord-américaine. La remise en ordre commence :
-603-
L'expédition a définitivement échoué. Le jour même, le porte-parole du
département d'État nord-américain fait une déclaration officielle qui se conclut en ces
termes :
«Notre Gouvernement se sent naturellement satisfait de voir que
cette menace contre la paix dans la région de les Caraïbes a pris fin1203.»
Trujillo a retrouvé toute sa place dans la région.
Le bilan est donc extrêmement positif pour la dictature dominicaine qui voit
s'ouvrir devant elle sa période de splendeur. Le Comité central révolutionnaire
dominicain publie une déclaration qui commence par ces mots :
«La Révolution Dominicaine vient de perdre une bataille, avant
de l'engager1204.»
Après avoir rendu un vibrant hommage au peuple de Cuba et aux centaines de
Cubains qui s'étaient enrôlés dans l'expédition, il ajoute :
«Avec cet échec commence aujourd'hui une nouvelle étape de
notre lutte. De même que Martí ne renonça pas après l'échec de La
Fernandina, nous ne renoncerons pas non plus.»
Ces fières paroles sonnent juste. En effet, la "Paix Américaine" qui s'instaure
dans la région à la faveur de la guerre froide est, par nature, conflictuelle. Elle repose
sur l'étouffement artificiel des conflits et la répression de toute opposition au nom du
danger "communiste". Tâche impossible à long terme.
1203 Message de United Press du 30 septembre 1947. Los Estados Unidos y Trujillo, año 1947, t. II,
p. 787.
1204 Pour cette citation et la suivante : Declaración del Comité Central Revolucionario Dominicano.
Ibid., t. II, p. 787 et 788.
1205 Voir à ce sujet : 1947-1955. Un anticommunisme agressif.
-604-
IV
L'ÂGE D'OR
1947 - 1955
-605-
1. LA DICTATURE DANS LA GUERRE
FROIDE
• LA REVANCHE
Dès l'apparition des premiers signes de la guerre froide, la dictature s'est saisie
de l'occasion1208. Son expérience, tirée de ses combats contre la diplomatie nord-
américaine, le mouvement ouvrier et les forces hostiles dans la région, lui permet de
comprendre très vite la nouvelle situation politique internationale et tout le parti à en
tirer.
Au cours des derniers jours d'août 1947, un mois exactement avant l'étouffement
de la tentative d'expédition de Cayo Confites, l'orientation est déjà nettement fixée.
Dans une déclaration adressée à tous les Dominicains pour maintenir «vivantes et
1206 Lors de la réception officielle au Palais royal, le 4 juin 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo,
t. II, p. 273.
1207 Il est clair qu'en prononçant ces mots, Franco, de son côté, se pose en champion anticommuniste
européen.
1208 Il faut souligner la promptitude de la réaction de la dictature. Dès le mois de juin 1947, le ministre
plénipotentiaire français De Maricourt informe ses supérieurs : «Le six juin, le secrétaire d'État aux
Relations extérieures me disait qu'à Ciudad Trujillo on s'attendait au départ de M. Braden (très mal jugé
ici) depuis que s'affirmait la nouvelle "doctrine Truman" en politique étrangère. Dès lors que les États-
Unis se sont engagés dans une politique mondiale d'opposition à l'URSS, ils ont plus que jamais besoin
de la solidarité américaine». Courrier du 10 juin 1947, ADMAE, AM-44-52-RD n° 5, p. 42. La
perspective pour plusieurs années est parfaitement claire. On voit également que l'affrontement avec
Braden, permet à Trujillo de saisir immédiatement la portée des signes qui apparaissent et de prendre
l'initiative.
Nous ne revenons pas ici sur ce que nous avons écrit in : 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre
froide, en particulier dan le chapitre intitulé L'émergence d'une nouvelle stratégie impériale.
-606-
vigoureuses les traditions qui constituent une partie essentielle de la nationalité»,
Trujillo affirme :
«Notre position internationale est franchement anticommuniste et
[…] mon Gouvernement est prêt à assumer n'importe quelle sorte de
responsabilité en ce sens et à occuper la place qu'on lui assignera dans
une éventuelle troisième guerre mondiale. Mon Gouvernement
reconnaîtra ou établira des relations diplomatiques avec tout
gouvernement qui pourra apparaître, pourvu qu'il soit
anticommuniste .»
1209
1209 Mensaje dirigido al Pueblo dominicano, el 30 de agosto de 1947, por medio del cual exhorta a
todos los Dominicanos… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 260.
1210 D'où les termes de "guerre froide" employés par les historiens. L'expression avait déjà été employée
au début du XIVème siècle par le prince don Juan Manuel pour évoquer le conflit entre la Castille et le
royaume musulman de Grenade.
-607-
à adopter en cas d'agression. Le lendemain, Truman en personne les appelle à la
discipline. Deux jours plus tard, ils adoptent le Traité interaméricain d'assistance
réciproque (TIAR) afin de renforcer l'ordre et la cohésion d'un hémisphère qu'on
pourrait croire en état de siège1211.
La diplomatie reflète rapidement les changements en cours1212.
1211 Voir 1945-1947. L'émergence d'une nouvelle stratégie impériale. Rappelons simplement que
Truman se rend le 30 août 1947 à la Conférence pour le maintien de la paix et la sécurité du continent et
que le Traité de Rio est adopté le 2 septembre suivant.
1212 En octobre 1947, le Brésil et le Chili rompent leurs relations diplomatiques avec l'URSS.
1213 Le projet de loi est moins radical qu'il n'y paraît. En fait, au volontariat -parfois théorique- est
substitué un tirage au sort qui permettra de nombreuses manipulations policières : chantages, menaces,
etc. Néanmoins, il témoigne d'une politique de renforcement de l'armée.
1214 Voir : Texto del mensaje de fecha 1 de octubre de 1947, dirigido al Congreso Nacional, al someter
a la sanción legislativa… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 271.
1215 Le 1er octobre 1947. En réalité tout est consommé depuis la veille. R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 106 et 107.
1216 Le TIAR est ratifié le 7 novembre 1947 et le dépôt officiel de la ratification a lieu dès le 21 du
même mois.
-608-
«La finalité de ces organismes est de combattre les idées
exotiques contraires à l'ordre politique et constitutionnel en vigueur1217».
Ainsi renaît, sous une autre forme, la Commission des activités anti-
dominicaines créée en juin. L'objectif est d'indiquer clairement que la mobilisation
contre l'agression venue de l'extérieur doit se compléter par une guerre impitoyable
pour débusquer la cinquième colonne.
1217 Les trois installations ont lieu respectivement les 11, 16 et 22 octobre 1947. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 107 et 108.
1218 Ce sont les termes qu'emploiera le dictateur pour tirer le bilan de Cayo Confites lors de son compte
rendu annuel. Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1948, acompañado de
las Memorias… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 327.
1219 Sauf mention particulière, on trouvera aux dates indiquées la référence des événements que nous
commentons, ainsi que les citations dans R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 109 à 119.
-609-
en vigueur. Le 12 novembre, le Congrès national condamne à son tour les
expéditionnaires et s'en prend nommément à Grau San Martín, Arévalo et Betancourt.
La manœuvre s'éclaire : les trois présidents sont présentés comme des alliés des
communistes, voire comme des agents secrets du communisme international. Dès lors,
les résolutions et motions de soutien à l'initiative parlementaire pleuvent.
1220 Carta de fecha 15 de noviembre de 1947 […] por medio de la cual condena la actitud de los
Presidentes de Cuba, Venezuela y Guatemala. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p.
298.
-610-
américaine, ainsi rappelée, est opposée aux menées subversives des complices du
communisme.
1221 Nous revenons sur cette manifestation infra : 1947-1955. Une Église courtisane.
1222 Voir La Nación du 31 janvier 1948 et du 14 février 1948.
-611-
- Trujillo sait que l'appareil a été très éprouvé pendant plusieurs
années. Il faut donc lui indiquer que la page est définitivement tournée et que le pouvoir
du Chef est absolu. Aucune voix ne s'est élevée dans les cercles dirigeants nord-
américains pour s'étonner de l'énormité des peines prononcées ou pour critique la
mascarade politique et judiciaire.
1223 On sait que les militants communistes avaient refusé de participer à la tentative d'expédition,
considérée comme aventuriste. Il n'est pas exagéré de dire que certains expéditionnaires était eux-mêmes
violemment anticommunistes. Voir à ce sujet : 1945-1947. La tentative d'expédition de Cayo Confites.
1224 On sait les attaches qu'il avait au sein de l'Administration nord-américaine.
-612-
totale qui menace à travers la possibilité d'une troisième conflagration
universelle1225.»
Dieu, la paix, la liberté et la démocratie sont dans le camp de la dictature,
incarnation de l'Amérique. L'attaquer serait s'allier aux forces du mal qui peuvent se
déchaîner à tout moment. La guerre est décidément aux portes de la citadelle.
Sur son élan, Trujillo va plus loin et cherche déjà à infléchir la stratégie
impériale. L'ONU, qui a besoin de prières pour se maintenir, semble bien fragile face à
la tourmente annoncée. Le dictateur, qui a pris soin de rappeler l'impuissance de la
SDN dans son discours, pousse Washington à s'engager plus avant dans la guerre froide
en rompant complètement avec Moscou.
1225 Mensaje al pueblo dominicano, el 22 de febrero de 1948, mediante el cual exhorta a todas las
clases sociales del País a consagrar el 25 de febrero como día de recogimiento y oración. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 324.
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• UN ANTICOMMUNISME AGRESSIF
Malgré son premier succès, Trujillo continue à faire des prédictions qui se
veulent dramatiques. En avril 1948, le jour de la Fête panaméricaine, il déclare :
«Le monde est sur le point de se rendre à la pénible évidence que
les valeurs spirituelles qui servent de guides aux principes de la
civilisation chrétienne se trouvent à un moment critique, car contre elles
se lève l'alliance froide et calculatrice de tous les matérialismes, animée
par la funeste ambition de détruire le fondement moral sur lequel
reposent notre foi, notre culture et nos coutumes1226.»
Pourquoi répandre ainsi la peur ? Quels sont tous ces alliés du communisme de
Moscou ?
Des événements graves et récents, auxquels le dictateur fait allusion dans son
discours, sont présents à l'esprit de tous ceux qui l'écoutent. Cinq jours plus tôt, alors
que la IXème Conférence panaméricaine se déroulait dans la capitale colombienne, ont
éclaté de sanglantes émeutes qui devaient ravager le centre de la ville. Désespérée, la
foule des partisans du dirigeant libéral Jorge Eliécer Gaitán, assassiné par un inconnu,
brûle et pille ministères, églises, magasins et sièges des partis. L'armée ne se rend
maîtresse de la situation qu'au bout de plusieurs jours et le nombre de morts, de mille à
cinq mille, n'est pas publié1227. Les communistes sont immédiatement accusés, en
particulier par le secrétaire d'État George Marshall présidant la délégation nord-
américaine.
Pour la délégation dominicaine, terrée dans son hôtel, comme pour la plupart
des représentants diplomatiques, le spectacle du Bogotazo, tel est le terme forgé pour
désigner cette soudaine flambée de violence, est terrifiant. Il signifie que la situation est
loin d'être stabilisée dans la région. Si une ferme discipline n'est pas rapidement
instaurée, des déferlements que nul ne maîtrisera peuvent se produire. Il est clair que la
guerre froide, si elle a commencé à produire quelques effets, n'a pas encore réussi à
instaurer un ordre de fer dans la région. C'est de cette peur que joue Trujillo, pour
dénoncer les fauteurs de troubles et appeler sur eux les foudres de l'empire.
1226 ? Discurso del día 14 de abril de 1948, al dejar iniciados los trabajos del Faro a Colón. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 13.
1227 CHEVALIER, L'Amérique latine, p. 627 à 629, consacre un développement à cette question. L'un des
ouvrages les plus remarquables sur le Bogotazo est le livre intitulé El día del odio (1952), écrit par l'un
des thuriféraires attitrés du Benefactor, José Antonio OSORIO LIZARAZO.
-614-
Moins de trois semaines après son discours, l'adoption de la Charte de
l'Organisation des États américains par la Conférence de Bogota, répond en partie à son
attente et renforce considérablement sa position1228. Son vieux rêve de Ligue des nations
américaines, soumises à un ordre strict au service de l'empire, prend forme. L'Amérique
se referme sur elle-même, car, bien que l'OEA soit définie comme un organisme
régional des Nations unies, elle instaure une discipline propre en son sein.
L'hégémonie de Washington sur tout le continent s'affirme, les différents
gouvernements étant chargés de faire régner l'ordre décidé en haut1229.
Pour autant, rien n'est encore réglé sur le fond pour la dictature dominicaine qui
poursuit une offensive de longue haleine contre de nombreux adversaires,
continuellement qualifiés d'alliés du communisme. Au plus fort du combat, en janvier
1950, le Benefactor les désignera beaucoup plus précisément. Dans des déclarations à
l'agence nord-américaine United Press, il affirme :
«Cuba, le Guatemala et Haïti se sont mis d'accord, sans l'écrire,
sur une dangereuse entente en vue d'une intervention dans les affaires
intérieures de notre pays. Cuba pour des raisons politiques et
économiques, Haïti pour des raisons historiques et ethnologiques, et le
Guatemala pour des raisons purement politiques. Cuba profite d'une
position économique privilégiée dans les Caraïbes, résultat de liens
préférentiels dont elle jouit sur le marché nord-américain et elle ne
désire pas la perdre.»
Et pour conclure et résumer ses accusations, il ajoute :
«Le pays et son Gouvernement sont devenus la cible de toutes les
intrigues communistes des Caraïbes1230.»
Comme on le voit, la dénonciation des menées communistes est loin d'être pour
Trujillo une simple campagne idéologique. Le discours anticommuniste est un
instrument politique d'intervention dans la région et une arme contre ses adversaires.
Les distinctions qu'il établit entre trois types d'ennemis, rarement aussi précises
et claires, sont particulièrement instructives. La bataille prétendument anticommuniste
se livre donc sur trois fronts différents et se décompose en :
1228 La IXe Conférence panaméricaine de préservation et de défense de la démocratie en Amérique de
Bogota se clôt le 2 mai 1948. Le titre même de la réunion montre assez le climat obsidional qui présidait
aux débats.
1229 JULIEN-LAFERRIÈRE, L'organisation des États américains, p. 35, note bien le déséquilibre, «tangible
dès le départ, qui a marqué toute l'évolution du régionalisme américain». L'ouvrage étudie précisément
les textes constitutifs fondamentaux.
1230 Declaraciones hechas a Prensa Unida, el día 25 de enero de 1950… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 200 et 202.
-615-
- Une lutte contre les ennemis politiques de la dictature qui
voudraient renverser le dictateur pour instaurer un autre régime. Le cas du Guatemala
de Arévalo est mis en avant.
-616-
• VERS UN NOUVEL ORDRE RÉGIONAL
En dénonçant Arévalo, une fois encore, le Benefactor s'en prend à tous ceux qui
refusent de collaborer au maintien d'un ordre dictatorial dans la région, comme celui
instauré en République Dominicaine. À ce titre Grau San Martín puis Prío Socarrás 1231 à
Cuba et Betancourt, qui dirige l'Action démocratique encore au pouvoir à Caracas 1232,
restent ses ennemis naturels. Ce n'est pas tant qu'ils cherchent à croiser directement le
fer avec le dictateur dominicain, surtout après l'échec de Cayo Confites et l'adoption de
la Charte de l'OEA, mais ils offrent des havres aux nombreux exilés et révolutionnaires
qui continuent à aller d'un pays à l'autre et que le Bogotazo enhardit encore1233. Ces
militants de diverses nationalités qui se connaissent, s'entraident et circulent dans tout
l'espace caraïbe sont souvent très bien introduits auprès des gouvernements de ces pays,
comme nous l'avons vu en examinant la préparation de l'expédition de Cayo Confites 1234.
Si le Benefactor a réussi à s'imposer chez lui, l'Amérique centrale et les Caraïbes
continuent à être en effervescence.
Le système interaméricain, tel qu'il est théoriquement défini par Washington, est
profondément contradictoire. En effet, il impose la solidarité entre les différents
gouvernements, au nom de la défense de l'Amérique tout en prétendant ne pas se mêler
de la forme, démocratique ou autoritaire, des régimes en place. Or les dictatures,
comme celles de Trujillo et Somoza, rejettent sans cesse des exilés et suscitent des
adversaires. Elles ne peuvent survivre que dans un environnement à leur image.
Il est de plus en plus clair pour les cercles dirigeants nord-américains que l'ordre
impérial doit l'emporter sur toute autre considération. Nombreux sont ceux qui,
invoquant le pragmatisme, affirment que les démocraties ouvrent de dangereuses
brèches dans le dispositif continental et considèrent que les peuples latino-américains
ne sont pas mûrs pour de tels régimes.
1231 Prío Socarrás, issu du Parti authentique comme Grau San Martín, et ex-premier ministre de ce
dernier, est élu le 31 mai 1948.
1232 Le président du Venezuela est Rómulo Gallegos. Il sera renversé par un coup d'État militaire en
novembre 1948.
1233 Fidel Castro, par exemple, qui participa directement aux événements de Bogota. CLERC, Les quatre
saisons de Fidel Castro, p. 42, qui commente son attitude lors des émeutes estime que l'expérience fut
«un épisode capital de sa formation».
1234 Le cas le plus frappant est peut-être celui de Juan Bosch, ami personnel de Betancourt, Arévalo et
Prío Socarrás.
-617-
Le président dominicain sait donc qu'il trouvera à Washington des oreilles
attentives lorsqu'il brandit la menace d'une subversion multiforme, baptisée
communiste pour les besoins de la cause.
1235 La prise de Puerto Limón a lieu le 8 mai 1948. Il a été beaucoup écrit sur la Légion des Caraïbes,
comme on le verra. BOSCH,“La Legión del Caribe: Un fantasma en la historia”, in Política, n° 54, p. 1 à
8, montre bien que ce mythique corps fut essentiellement une création de la propagande.
1236 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 18.
1237 Le 25 février 1948 un gouvernement communiste homogène est constitué à Prague.
L'expansionnisme soviétique est immédiatement dénoncé à l'Ouest où on considère qu'il s'agit du premier
pas d'une offensive mûrement préparée.
-618-
différentes, mais une victime : la civilisation paisible, et un agresseur : la barbarie
destructrice.
1238 Rappelons que Anastasio Somoza s'était rendu à Ciudad Trujillo pour les cérémonies d'investiture à
la présidence de Trujillo, en août 1947, scellant une alliance entre les deux dictatures.
1239 Le souvenir est particulièrement cuisant en république Dominicaine où les "dévastations" du
gouverneur Osorio, au début du XVIIème siècle, conduisirent à l'abandon d'une grande partie du
territoire. La France devait en profiter et implanter sa propre colonie, comme on le sait.
1240 OFICINA NACIONAL DE ESTADÍSTICA. Cuarto censo nacional de población…, p. 23.
1241 Voir 1947-1955. Réalités de la politique d'immigration.
-619-
essaie de diversifier ses sources pour faire jouer la concurrence et pour échapper au
monopole nord-américain, qui la place dans une situation où elle ne peut discuter de la
qualité de l'armement qu'elle achète. Elle n'y réussit que partiellement. Quoiqu'il en
soit, il n'est pas exagéré de parler d'une frénésie d'achats. Le chargé d'Affaires français
qui relate la visite d'Angot, directeur des armements Hotchkiss, à Héctor Trujillo
rapporte :
«C'est à peine si on a discuté les prix : on s'est rué sur les fusils-
mitrailleurs, canons de 25, grenades, matériels d'optique et même sur
des chars. Au total près de trois millions de dollars1242.»
Il ajoute, dans un style assez inhabituel au Quai d'Orsay :
«Les Dominicains sont très mécontents des rossignols que leur a
refilé le Brésil et plus encore du matériel de dernière qualité qu'ils ont
acheté aux États-Unis.»
Les chiffres, énormes, devront être revus à la baisse par les industriels français,
car les vendeurs se pressent1243.
1242 Pour cette citation et la suivante : Rapport de Jacques W. Tiné à Médioni, sous-directeur du
département Amérique, daté du 7 avril 1948. ADMAE, AM-44-52 n° 8, p. 171.
1243 Angot fait état par la suite d'une commande de 600 000 dollars (Note de la direction des Affaires
économiques et financières du 8 juin 1948. ADMAE, AM-44-52 n° 8, p. 176).
Il y aurait lieu de faire une étude de la question politique du réarmement des pays de l'aire caraïbe à cette
époque. En effet Washington prépare activement une uniformisation des armements dans la région, ce
qui aurait pour effet de lui assurer une hégémonie militaire, de lui garantir de solides profits et de
renforcer son autorité politique. Cela ne va pas sans mal. Dans ce cadre, la politique de la France
mériterait d'être examinée. Le chargé d'Affaires Tiné, quant à lui, préconise une offensive commerciale
sans scrupules : «Les avantages économiques de ces livraisons sont évidents; quant aux inconvénients
politiques qu'il peut y avoir dans la petite marmite caraïbe à favoriser l'armement d'un pays plutôt que
celui de son adversaire, ils sont tout à fait réduits du jour où aussi bien Cuba que Haïti, Saint-Domingue
que le Venezuela ont reçu de nos fournisseurs des offres analogues. Quant aux Américains du Nord,
comment pourraient-ils se formaliser de nous voir vendre des grenades aux pays qui leur achètent des
navires, des avions et des aviateurs ?». Rapport de Jacques W. Tiné cité, daté du 7 avril 1948. ADMAE,
AM-44-52 n° 8, p. 171. On comprend la difficulté pour Washington de contrôler le jeu, et l'habileté de la
dictature qui montre qu'elle peut trouver des vendeurs empressés.
1244 Exactement le 10 février 1947.
1245 Élaboré d'après le relevé détaillé fourni par VEGA, Trujillo y las Fuerzas Armadas
Norteamericanas, p. 341.
-620-
BÂTIMENTS DE LA MARINE DE GUERRE
DOMINICAINE
EN 1949
-621-
état de voler; à la fin de l'année 1948, elle dispose de quatre-vingt-trois appareils,
presque tous des chasseurs ou des bombardiers1246.
Aussi Trujillo ne cesse-t-il de jeter les hauts cris et de dénoncer des agressions
et des complots :
-622-
Surtout, l'initiative lui permet de relancer ses accusations contre le
gouvernement cubain, harcelé par lui depuis des semaines devant la Commission
interaméricaine de paix de l'OEA. En effet, l'organe panaméricain a débouté le
Benefactor de sa plainte deux semaines plus tôt en préconisant des discussions directes
entre les deux pays1250.
On saisit là un aspect majeur de la campagne politique dominicaine pendant
toute la période : l'objectif permanent est de faire de ses différends particuliers des
problèmes qui concernent toute la région. D'où le recours à l'OEA qui vient à peine
d'être installée, alors que les faits incriminés sont déjà anciens.
On comprend que, dans cette perspective, le discours anticommuniste a pour
fonction essentielle de permettre de relier les conflits ponctuels à une prétendue
stratégie globale de la subversion.
1250 La république Dominicaine avait porté plainte devant la Commission interaméricaine de paix de
l'OEA contre le gouvernement cubain pour l'affaire de Cayo Confites, le 13 août 1948. Cherchant à faire
pression sur la Commission, Ortega Frier, qui présidait la délégation dominicaine, avait déclaré qu'en cas
de fin de non-recevoir le Tribunal de La Haye serait saisi. Finalement, le 9 septembre suivant, la
Commission avait préconisé des négociations directes entre les deux pays.
1251 Significativement, la nouvelle est diffusée par le Centre d'information dominicaine de New York. Il
s'agit surtout d'alerter Washington. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 130.
1252 Le coup d'État militaire, conduit par le ministre de la Défense, le lieutenant-colonel Carlos Delgado
Chalbaud, se produit le 24 novembre 1948. Rómulo Betancourt, Rómulo Gallegos et d'autres dirigeants
de l'AD, doivent s'exiler.
-623-
des troubles1253. Les protestations haïtiennes sont ignorées, aussi le représentant de
Estimé porte-t-il plainte contre la république Dominicaine devant l'OEA et demande-t-il
la convocation de l'Organe de consultation en application du Traité de Rio.
On remarquera que Trujillo pousse délibérément son adversaire à saisir l'OEA.
La tactique est distincte, mais, comme dans l'affrontement avec Cuba, l'objectif de la
dictature est l'internationalisation du différend.
Peine perdue dans l'immédiat puisque, là encore, l'OEA refuse de se mêler de
l'affaire et recommande des discussions directes entre les intéressés1254.
1257 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional el 27 de febrero de 1949… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 47.
-625-
• LE DÉBARQUEMENT DE LUPERÓN
Henríquez, beau-frère de Prío Socarrás et acteur majeur de la tentative de Cayo Confites. La dictature
prétend ainsi que le gouvernement cubain est impliqué dans l'expédition.
1262 Parmi les quinze expéditionnaires on compte : un Costaricain, trois Nicaraguayens, trois Nord-
Américains et huit Dominicains.
1263 Il y a d'ailleurs tout lieu de penser que les cinq accusés ne devaient la vie sauve qu'au désir de la
dictature d'organiser le procès. Celui-ci se déroule du 9 au 11 août 1949.
1264 Voir à ce sujet : Proclama del 21 de junio de 1949, a los habitantes de Luperón, TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 164 ainsi que R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II,
p. 144.
1265 Cf. CRASSWELLER, Trujillo…, p. 254 et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de pueblos…, p. 118.
1266 Dès le 21 juillet 1949, à la suite du débarquement de Luperón la république Dominicaine avait
envoyé un mémorandum à l'OEA pour dénoncer la situation dans les Caraïbes. Le 4 août suivant, les
États-Unis saisissent la Commission interaméricaine de paix de l'OEA.
-627-
normes de la solidarité dans l'hémisphère. Dès les premiers mots, le document affirme
avec force la loi maîtresse et intangible en décidant de :
«1/ Rappeler la nécessité que tous les États Membres de la
communauté américaine continuent à développer leur conduite
internationale en étant guidés par le principe de non-intervention;
principe fondamental de l'Organisation des États Américains, et par
conséquent du panaméricanisme […] consacré une dernière fois de
façon définitive dans l'article 15 de la Charte de Bogota : “Aucun État
ou groupe d'États n'a le droit d'intervenir, directement ou indirectement,
quel qu'en soit le motif, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un
quelconque autre État1267.”»
Arévalo qui a soutenu les expéditionnaires est donc implicitement, mais
clairement, condamné.
Le texte peut, par ailleurs, saluer la démocratie américaine : la formule est vidée
de son sens, puisque chaque gouvernement est maître chez lui sans droit de regard pour
qui que ce soit.
Afin que les régles à respecter soient parfaitement établies et comprises de tous,
le secrétaire du département d'État nord-américain, Dean Acheson, déclare, cinq jours
plus tard, que les États-Unis protégeront les gouvernements en place 1268. Autrement dit,
Washington ne permettra plus le renouvellement d'événements comme ceux de Cayo
Confites ou Luperón et se déclare prête à intervenir si nécessaire.
Pour le régime dominicain, cette prise de position est incontestablement une
victoire. Les États-Unis le protègent contre les menaces extérieures, les plus
dangereuses dans l'immédiat, il lui suffit donc d'assurer l'ordre à l'intérieur. L'ordre
panaméricain se resserre de plus en plus nettement à la faveur de la guerre froide, pour
le plus grand profit du Benefactor qui, à l'occasion des festivités de son anniversaire,
également déclaré jour de fête des Nations unies, critique la Charte de l'ONU. Nul
doute qu'il aspire au renforcement de l'OEA et à l'effacement de l'organisation
mondiale1269.
Trujillo peut considérer qu'il a écarté la menace directe contre son régime, celle
qui avait des raisons «purement politiques», pour reprendre son expression1270.
1267 DÍAZ ORDÓÑEZ, La política exterior de Trujillo, p. 153, qui reproduit intégralement le document de
la Commission interaméricaine de paix, connu comme les "quatorze points".
1268 Les "quatorze points" sont présentés le 14 octobre 1949 et Acheson lance sa mise en garde le 19 du
même mois.
1269 Alocución del 24 de octubre de 1949, en el Día de las Naciones Unidas. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 170.
1270 Ces propos et les suivants ont déjà été cités supra : Un anticommunisme agressif.
-628-
• LA QUESTION HAÏTIENNE
Encouragé par ce premier succès, Trujillo poursuit son offensive pour règler le
problème haïtien dont les racines sont qualifiées d'«historiques et ethnologiques» , on
s'en souvient.
1271 Relevons notamment la nouvelle répandue par le Centre d'information dominicaine de New York, le
27 novembre 1949, qui affirme qu'une troisième expédition est en préparation à Guantánamo, sous le
couvert de la Croix-Rouge cubaine. Le président de cette organisation, Rodolfo Henríquez Lauranzón,
est précisément le frère de Cotubanamá Henríquez. On notera cependant que le secrétariat d'État aux
Relations extérieures s'abstient de saisir l'OEA.
Un mois plus tôt, le 25 octobre, la rupture des relations diplomatiques avec la république Dominicaine
avait été démentie par La Havane, en dépit d'une absence depuis deux mois du représentant cubain à
Ciudad Trujillo. Voir à ce sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 153.
1272 La dictature éditera divers ouvrages de VIAU en français. Voici la conclusion de Noirs, Mulâtres,
Blancs…, p. 238, publié en 1955, dont nous conservons la présentation et les fautes : «J'estime et
j'admire TRUJILLO parceque, tous deux, nous regardons vers la même direction : CELLE DE LA
GRANDEUR ET DE LA SOUVERAINETÉ TOTALE DE NOS PATRIES RESPECTIIVES UNIES
INDISSOLUBLEMENT ET LOYALEMENT DANS L'EFFORT ET LE SUCCES" TOUJOURS LIÉES
DANS LA MEME INFORTUNE ET LA MEME GLOIRE" COMME IL (TRUJILLO) L'A DIT LUI-
MEME.
NOTE.- J'ai une foi inébranlable dans la réalisation de cette collaboration effective, malgré les
hécatombes de l'Histoire, malgré les différences de langue, de race et de couleur».
Comme à l'accoutumée, Trujillo se présente en homme de paix, mais il garde en main un élément
perturbateur.
-629-
Finalement, un complot est découvert. Son objectif était de créer des troubles
graves à Port-au-Prince, allant jusqu'à des assassinats et l'incendie de la représentation
diplomatique dominicaine. Ainsi aurait été fourni le prétexte à une invasion du pays
voisin par les forces armées dominicaines1273.
Ce climat d'extrême tension est porté à son paroxysme par la dictature, qui
prend une initiative spectaculaire : le 12 décembre 1949, Trujillo demande les pouvoirs
pour déclarer la guerre en cas d'agression armée, par l'entremise du secrétaire d'État aux
Relations extérieures. Dans un message solennel adressé aux deux Chambres, le
Benefactor affirme que de nouvelles tentatives se préparent contre la république
Dominicaine, après Cayo Confites et Luperón. Il déclare que le pays, acculé par ses
ennemis, est en état de légitime défense 1275. Il joue ainsi de la peur qu'il a lui-même
répandue et feint de ne se résoudre à engager les hostilités qu'après avoir attendu
jusqu'à l'extrême limite du supportable.
La mise en scène peut sembler grotesque, il n'en reste pas moins que la dictature
dominicaine, puissamment armée, représente maintenant un danger bien réel pour ses
voisins, Haïti étant la première visée.
Chacun comprend que, au-delà des gesticulations et des provocations, la
dictature dominicaine se met en position politique de frapper.
Cette alarme qui se répand dans les capitales correspond précisément au premier
but recherché par Trujillo.
1273 Nous n'entrons pas dans le détail de ce complot ni de l'affrontement diplomatique avec Haïti afin de
ne pas alourdir inutilement notre propos. Le lecteur intéressé pourra se reporter à : CRASSWELLER,
Trujillo…, p. 258, GALÍNDEZ, La Era de Trujillo…, p. 155 et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de
pueblos…, p. 100. On consultera également l'annexe Chronologie, où sont répertoriés précisément les
principaux événements.
1274 Notamment les 16, 17, 22, 24 et 26 novembre 1949, puis, à nouveau, les 16 et 24 décembre de la
même année.
1275 Mensaje dirigido a las Cámaras legislativas[…] en solicitud de poderes para declarar la guerra…
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 171.
-630-
Washington en particulier s'inquiète immédiatement et, dès le lendemain, le
secrétaire du département d'État, Dean Acheson, met en garde la république
Dominicaine contre des initiatives inconsidérées.
Quelques jours plus tard, comme rien ne se produit, Trujillo lit un message au
Congrès qui vient de l'autoriser à déclarer la guerre dans l'enthousiasme. L'escalade se
poursuit.
Il présente le pays comme vivant sous la menace d'une perpétuelle agression
depuis 1945. Cette date, inhabituelle, a son importance. En général la dictature fait
remonter l'origine des troubles à 1947, c'est-à-dire Cayo Confites. Ici, l'éclairage est
différent : Trujillo exige que soit définitivement close la période politique de l'après-
guerre, inaugurée par l'accession aux responsabilités de Braden et le coup d'État de
Betancourt, précisément en 19451276. Le Benefactor n'exige pas seulement le règlement
d'un litige régional, mais bien un tournant politique en profondeur de Washington. Il
demande à l'empire de faire preuve de cohérence et de tirer jusqu'au bout les
conséquences de ses choix politiques. Trujillo se fait l'apôtre d'une guerre froide sans
concessions.
Il évoque lui-même les "quatorze points" de l'OEA et considère que le principe
réaffirmé de la non-intervention dans les affaires intérieures des pays légitime
l'éventuelle réaction militaire dominicaine1277.
1276 Dans ce même message Trujillo rappelle la mise à sac de la légation dominicaine de Caracas en
octobre 1945, lors de la prise du pouvoir de Betancourt (Cf. 1945-1947. Un paysage profondément
modifié). Il s'agit sans doute de préparer l'incendie de la légation dominicaine de Port-au-Prince, prévue
dans le complot tramé par Paulino Álvarez et Astrel Roland, et de justifier l'intervention armée.
1277 Mensaje del 26 de diciembre de 1949, al recibir los poderes concedídosle por las Cámaras para
declarar la guerra… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 177.
1278 Dès le 29 décembre, la Commission interaméricaine de paix, inquiète, envoie une lettre à la
Chancellerie dominicaine. Quelques jours plus tard, le 3 janvier 1950, Haïti, qui reçoit des
encouragements nord-américains, saisit le Conseil de l'OEA et demande une réunion de l'Organe de
consultation. Le Conseil de l'OEA reçoit la plainte le 6 du même mois et décide d'y faire droit.
-631-
Ciudad Trujillo, Port-au-Prince, La Havane, Ciudad de Guatemala et Mexico sont
successivement visitées par les envoyés de l'organisation panaméricaine1279, alors
qu'aucun élément concret n'indique que les gouvernements de ces pays soient impliqués
dans le différend entre Haïti et la république Dominicaine. Il est clair que l'on postule
qu'il s'agit bien de trouver un règlement régional, à travers un nouvel équilibre global.
Même si Trujillo fait l'objet d'admonestations pour ses provocations, en particulier sur
les ondes, son analyse et sa position politiques sont confortées.
Au-delà des mots, le nouvel équilibre impérial prend nettement corps autour
d'un axe majeur : toute remise en cause de l'ordre est considérée comme un début de
subversion. D'où la facilité avec laquelle on accorde l'épithète de communiste, à Ciudad
Trujillo, Managua et Washington1281.
Les effets bénéfiques pour la dictature se font sentir très vite. Avant même que
l'OEA ne dévoile ses conclusions, Trujillo reçoit des visiteurs nord-américains de haut
niveau.
Le secrétaire du département d'État adjoint pour les républiques américaines,
Edward G. Miller, se rend en personne dans la capitale dominicaine.
Le précédant de peu, Warren Austin, chef de la délégation des États-Unis à
l'ONU, est chaleureusement accueilli pendant quatre jours dans la capitale 1282. Concert
1283 Al contestar al Señor Embajador de los Estados Unidos, Su Excelencia Warren Austin, el día 9 de
febrero de 1950. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 212.
-633-
diplomates nord-américains devant le dictateur dominicain sont autant d'éléments
d'affaiblissement du régime haïtien1284.
Il est clair que le régime dominicain sort renforcé de la crise et que la position
du gouvernement haïtien est fragilisée d'autant. Au début du mois de mai 1950, un mois
après le jugement de l'OEA, Dumarsais Estimé est renversé par un coup d'État militaire.
Cinq jours plus tard, la dictature reconnaît officiellement le nouveau
gouvernement1288.Elle ne dissimule pas sa satisfaction. Revenant sur l'événement l'année
suivante, la presse du régime décrit ainsi le coup d'État :
«L'Armée haïtienne, lasse des agissements arbitraires de la
coterie au pouvoir et des manœuvres utilisées par Estimé et ses confrères
pour introduire le communisme à Haïti, se mit ouvertement du côté du
mouvement populaire et renversa la clique rouge qui essayait de
transformer le pays voisin en une succursale du Kremlin1289.»
1284 Warren Austin n'hésite pas à déclarer le 11 février 1950, peu avant de s'envoler pour Port-au-
Prince : «Le président Trujillo est un homme d'une grande personnalité et d'un attrait extraordinaire
ainsi qu'un homme d'État à la vision aiguë.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 164. On
imagine l'effet de ces paroles en Haïti où l'invasion armée semble imminente.
1285 Declaraciones hechas a Prensa Unida, el día 25 de enero de 1950, en la que afirma estar dispuesto
a suspender el programa de rearme, si se garantiza que el País no será atacado . TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IX, p. 199.
1286 Le 21 février 1950, il donne lecture au Congrès national d'un message en ce sens, daté du 19 du
même mois. On pourra le lire in TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 214. Le 24 de ce
mois, l'ensemble des textes révoquant les pouvoirs de déclarer la guerre, amnistiant les prisonniers de
Luperón et interdisant les activités politiques des réfugiés sont promulgués. Dès le lendemain, les cinq
survivants du débarquement sont effectivement libérés.
1287 Notamment la Commission d'enquête de l'OEA, le 20 février 1950, le Département d'État, le
lendemain, et le Washington Post du 23 de ce même mois.
1288 Dumarsais Estimé est renversé le 10 mai 1950. La junte militaire qui prend le pouvoir est reconnue
le 15 du même mois par le gouvernement dominicain.
1289 El Caribe du 20 août 1951. Éditorial du rédacteur en chef, Germán E. ORNES COISCOU.
-634-
Pour l'instant du moins, le conflit avec Haïti est clos, à l'avantage de Trujillo.
-635-
• LA RIVALITÉ AVEC CUBA
1292 Les troupes de la Corée du Nord franchissent la ligne de démarcation le 25 juin 1950. Le Conseil de
sécurité adopte la résolution sur la Corée le 27 de ce même mois.
1293 Cablegrama del 27 de junio de 1950, al Honorable Presidente Truman, identificándose con la
actitud de Estados Unidos, ante el caso de Corea. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. X, p. 5.
1294 Cette Commission spéciale pour les Caraïbes remet son premier rapport le 30 juin 1950 et le
deuxième le 31 octobre de la même année. Elle se dissout le 15 mai 1951, en donnant ses dernières
conclusions.
1295 Le chèque avait été solennellement remis le 21 juillet 1947; voir à ce sujet : 1939-1945. Les années
fastes. La cérémonie officielle d'échange des notes diplomatiques mettant fin à la Convention a lieu le 9
août 1951 à Washington et prend effet, rétroactivement, au 1er octobre 1947.
-637-
En signant les documents officiels échangés, le secrétaire du département d'État,
Dean Acheson, déclare la république Dominicaine libre de toute tutelle financière. Pour
la première fois depuis 1905, le pays n'est lié par aucune convention dans ce domaine.
1299 Le choix de Germán E. Ornes pour livrer personnellement une offensive publique et très vigoureuse
contre Cuba sur cette question n'est sans doute pas dû au hasard. En effet, on se souvient que son frère,
Horacio Julio, avait été capturé lors du débarquement de Luperón et était présenté comme l'un des chefs
de la mythique Légion des Caraïbes liée aux dirigeants cubains.
Il fait sans doute allusion ici, entre autres affaires, au vol du "Diamant du Capitole", dans lequel Grau
San Martín fut impliqué. On remarquera la rancune particulière de l'appareil de la dictature dominicaine
contre Grau San Martín, qui avait couvert la tentative d'expédition de Cayo Confites, plutôt que contre
Prío Socarrás qui est pourtant le président en titre à l'époque. Cette citation, ainsi que les suivantes, sont
tirées de la lettre datée du 18 août 1951. ORNES COISCOU, Azúcar, el gran problema nacional… p. 74.
-639-
«Pendant que les États-Unis, aujourd'hui engagés dans le conflit
politique, idéologique et militaire le plus acharné de l'histoire contre le
communisme agresseur accordent leur protection économique à Cuba
sous les formes les plus diverses et lui achètent chaque année des
millions de tonnes de sucre, le gouvernement cubain permet que les
rouges agissent impunément sur son territoire, au point qu'ils ont pu
organiser le plus fort parti bolchevik de tout l'hémisphère occidental1300.»
Tout est calculé pour présenter Cuba comme la brèche béante dans le dispositif
impérial de la guerre froide. L'appareil dictatorial demande aux autorités nord-
américaines de se montrer cohérentes avec leur stratégie mondiale. Effet de
propagande, certes, mais aussi problème politique bien réel : le régime cubain est-il
longtemps conciliable avec la démarche politique de Washington ? Peut-on conserver
des organisations communistes à La Havane, quand on les interdit et que l'on donne la
chasse aux militants et adhérents en Amérique du Nord et dans de nombreux pays de la
région ? La reprise en mains ne passe-t-elle pas par l'élimination de ce vestige d'un
autre âge et l'imposition de la loi commune ? Questions que l'on se pose, sans nul doute,
dans les cercles dirigeants nord-américains.
On saisit ici un ressort profond du régime : pour assurer son avenir dans le cadre
impérial, la dictature dominicaine est sans cesse contrainte de rivaliser pour se rendre
importante aux yeux de Washington. Les serviteurs du deuxième ou du troisième rang
sont des pions que l'on sacrifie avec bien plus de facilité que ceux qui, au haut de la
pyramide de la dépendance, permettent de s'assurer du contrôle sur toute une région.
Dumarsais Estimé, par exemple, en a récemment fait l'expérience dans son
1300 Germán Ornes passe sous silence, pour des raisons évidentes, les mesures répressives prises contre
les communistes cubains, en particulier dans le domaine de la presse.
1301 ORNES COISCOU, Azúcar, el gran problema nacional… p. 75.
-640-
affrontement avec Trujillo. La compétition pour s'élever dans cette hiérarchie des
serviteurs a donc un caractère vital.
La rivalité avec Cuba ne relève pas de la simple jalousie mais d'une stratégie de
la survie. La dictature dominicaine aspire à être "la fille aînée" des États-Unis dans la
mer des Caraïbes.
On aura encore une meilleure idée de ce que représentent ces chiffres, déjà
frappants par eux-mêmes, si l'on garde à l'esprit que, pour la même année de référence,
le sucre représente à lui seul les deux tiers de la valeur totale des exportations
dominicaines1304. C'est dire son poids déterminant dans l'économie du pays.
Mais le danger principal est ailleurs : il est évident que les capitalistes,
essentiellement nord-américains, n'investiront pas en république Dominicaine si la
rentabilité y est plus faible qu'ailleurs.
Les conséquences ne peuvent être que très graves pour la dictature. Au plan
économique, le retard en matière de productivité et de modernisation risque de
s'accroître. Les liens politiques se distendraient d'autant, le nombre et l'influence des
hommes d'affaires nord-américains associés à la prospérité du régime et donc intéressés
à sa défense stagnant ou diminuant.
1306 D'après nos calculs, environ dix millions de dollars pour une année moyenne, au cours des années
cinquante, si l'on compare avec une situation où la république Dominicaine aurait pu placer la moitié de
sa production de sucre sur le marché nord-américain.
1307 Voir : 1939-1945. La Convention dominicano-nord-américaine de 1940.
1308 Depuis le Traité du 17 décembre 1903. En fait la "réciprocité" établie est déséquilibrée au profit de
Washington, marquant ainsi la réalité des rapports entre les deux pays. Il n'en reste pas moins, que
l'absence de toute réciprocité dans les rapports commerciaux avec Ciudad Trujillo, marque bien le rang
inférieur dévolu à la république Dominicaine.
-642-
Il faut ajouter que Trujillo est personnellement impliqué dans l'affaire. En effet,
pour la première fois, il vient de faire lui-même son entrée dans ce secteur économique
en construisant successivement deux entreprises sucrières. La sucrerie Catarey, près de
Monseñor Nouel, commence à fonctionner en 1950. Six mois plus tard, la sucrerie
centrale Río Haina, située entre la capitale et San Cristóbal, entre à son tour en
activité1309.
1309 La sucrerie Catarey, bénie le 4 juin 1950, commence à fonctionner le lendemain. Quant à la sucrerie
centrale Río Haina, elle est officiellement bénie et inaugurée le 1er janvier 1951. Les parrains ne sont
autres que "Angelita" et Rhadamés, les enfants du dictateur.
1310 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 159.
1311 Le 19 janvier 1951. ID., ibid. , t. II, p. 161.
1312 La réunion a lieu du 26 juin au 20 juillet 1950.
-643-
Plaintes vaines, puisque le Conseil international du sucre se refuse à intervenir
contre le dumping dénoncé par les Dominicains.
1313 On se souvient que ce caboteur avait été capturé par un petit groupe d'expéditionnaires dont faisait
partie Fidel Castro le 19 septembre 1947. Cf. 1945-1947. La tentative d'expédition de Cayo Confites. Il
est rendu à la république Dominicaine le 3 juillet 1950.
1314 Il arrive le 8 octobre 1950 et Trujillo lui décerne la décoration le 15 du même mois.
1315 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. X, p. 89.
1316 Cette réunion se déroule du 26 mars au 7 avril 1951.
1317 La Conférence de Torquay prend fin le 21 avril 1951, la loi de défense du sucre est datée du 6 mai
suivant.
-644-
limites des cours internationaux sont fixées pour trois ans sans que le système de
répartition soit remis en cause. Il est clair qu'à Londres et à Washington, on a décidé de
faire la sourde oreille aux demandes dominicaines.
La dictature à beau faire adopter une loi de défense du sucre dominicain en toute
hâte, elle ne peut réellement peser sur les décisions internationales.
1318 L'interdiction d'exporter des armes date du 10 juillet 1951. La note de désaccord est présentée le 20
septembre suivant. La reconnaissance de l'extinction de la Convention de septembre 1940 s'effectue le 9
août de la même année, nous l'avons vu.
1319 L'arraisonnement se produit le 28 juillet 1951. On trouvera d'autres détails sur l'épisode du Quetzal
dans : SILFA, Guerra, traición y exilio, p. 252, et HERMANN PÉREZ, …De héroes, de pueblos… p. 138. Il
est probable que Trujillo espérait trouver des armes à bord, qu'il pourrait présenter à la presse
internationale. On imagine sa déception en ne trouvant que du bois et des noix de coco.
-645-
recréer les troubles qui l'ont si bien servie. La tension monte à nouveau entre La
Havane, qui exige la restitution du caboteur, et Ciudad Trujillo qui déchaîne sa
propagande.
À la fin du mois de novembre, quand il apparaît que Washington ne veut pas
intervenir, Trujillo monte un procès à grand spectacle, imité de ceux intentés naguère
contre les expéditionnaires de Cayo Confites et Luperón. Comme les uns et les autres,
les accusés sont condamnés à la peine maximale : trente années d'emprisonnement.
Cuba proteste officiellement devant la Commission interaméricaine de paix de l'OEA,
ce qui était en partie le but recherché1320.
Trujillo ne tarde pas à se montrer magnanime en abaissant à vingt ans les peines
d'emprisonnement des Guatémaltèques et des Cubains, lors d'un procès en appel
exceptionnellement rapide. Tout en conservant des otages, il escompte se donner ainsi
le beau rôle et, sans doute, faire oublier l'acte de piraterie internationale commis par la
marine dominicaine1321.
Mais tous ces artifices se révèlent vite insuffisants. L'OEA s'est emparée de la
plainte cubaine : les provocations dominicaines doivent cesser. Dans une dernière
tentative, Trujillo grâcie et libère les prisonniers guatémaltèques puis cubains. Rien n'y
fait. Le lendemain, au siège de l'OEA à Washington, la république Dominicaine est
contrainte de signer un accord en cinq points avec Cuba qui rétablit des relations
amicales entre les deux pays1322. Les deux pays affirment :
«3/ leur détermination à empêcher […] toute propagande
systématique ou hostile, quel que soit le mode d'expression, contre un ou
plusieurs des pays intéressés ou leurs Gouvernements respectifs;
4/ leur conviction que, par-dessus tout dans la grave situation
mondiale actuelle, et dans l'intérêt de toutes les Républiques
américaines, il est nécessaire d'affermir leur fraternité permanente et les
liens mutuels de solidarité continentale1323.»
1320 Le procès a lieu les 23 et 24 novembre 1951 et Cuba présente sa note de protestation deux jours plus
tard, le 26.
1321 Ce procès en appel a lieu dès le 10 décembre 1951. Les deux Dominicains sont purement et
simplement relaxés. Une nouvelle comédie commence, Brito Báez étant présenté comme un repenti,
voire un agent double, las des manœuvres communistes, qui aurait remis spontanément le Quetzal aux
autorités dominicaines, ce qui permet d'effacer l'acte de piraterie. L'année suivante, Brito Báez sera
assassiné par les sbires de la dictature.
1322 Les prisonniers étrangers sont grâciés le 23 décembre 1951. On remarquera que les détenus
guatémaltèques sont libérés sur-le-champ, alors que les prisonniers cubains ne sont relâchés que le
lendemain. Trujillo ne se défait qu'à contre-cœur d'une précieuse monnaie d'échange. Le 25 décembre,
les représentants de Cuba et de la république Dominicaine signent l'accord devant la Commission de paix
de l'OEA.
1323 DÍAZ ORDÓÑEZ, La política exterior de Trujillo, p. 165.
L'accord figure également dans les archives diplomatiques françaises : ADMAE, AM-44-52-RD n° 7,
p. 287.
-646-
Aucune allusion n'est faite, ni à l'affaire du Quetzal, ni aux expéditions contre
Trujillo. Au nom de la guerre froide, le Benefactor doit renoncer à son entreprise de
déstabilisation.
Deux mois et demi plus tard, la question du gouvernement cubain est réglée.
Prío Socarrás est chassé par un coup d'État et Batista s'installe solidement au pouvoir.
Le mois suivant, Moscou rompt ses relations avec La Havane. Washington peut être
satisfaite.
Dès le lendemain du coup d'État cubain, Trujillo, qui a compris que son heure
était passée, s'est empressé de reconnaître le gouvernement de Fulgencio Batista1324.
1324 Le coup d'État se produit le 10 mars 1952. Dès le 11, le nouveau gouvernement est officiellement
reconnu par Ciudad Trujillo.
-647-
• L'ANTICOMMUNISME TRIOMPHANT
- Les conflits régionaux des années 1945 à 1951, loin d'être tus,
deviennent des titres de gloire constamment rappelés. À l'occasion de la fin de son
mandat présidentiel et de l'investiture de son frère Héctor comme son successeur,
Trujillo dresse son propre bilan. Il dénonce le complot tramé contre lui par
«Betancourt, Arévalo, Figueres, Grau San Martín, Lescot, Estimé» et ajoute :
«Il est indubitable que l'agression préparée en commun avait un
fondement idéologique inavoué et qu'elle visait des buts concrets et très
bien définis. L'expansion de l'influence soviétique n'obtiendrait pas un
succès complet dans la région, tant qu'il y existerait un pays capable de
résister et de faire échec aux menées de l'impérialisme communiste1327.»
Cette présentation de l'histoire lui permet de tracer la perspective qui s'ouvre,
selon lui :
«La Russie sait que c'est ici qu'a commencé la chute du plus
grand Empire qu'aient connu les siècles : c'est pourquoi elle ne
1326 Discurso pronunciado en el Palacio Nacional el 5 de junio de 1952, en respuesta al Doctor Alberto
Sayán de Vidaurre… ID., ibid., t. XI, p. 182.
1327 Pour cette citation et les deux suivantes : Discurso pronunciado ante el Congreso Nacional reunido
en el Palacio del Senado el 16 de agosto de 1952… ID., ibid., t. XI, p. 201, 211 et 209.
-649-
renoncera pas à son entreprise de domination du bastion stratégique
dont dépend la sécurité de tout le levant américain.»
Ces déclarations prennent tout leur relief si on songe que, pour la première fois,
son complice dans la lutte contre la "Légion des Caraïbes", Anastasio Somoza, est
présent à Ciudad Trujillo1328. Trente-six pays sont officiellement représentés aux
cérémonies de passation des pouvoirs. Le Benefactor oppose ainsi l'isolement auquel il
était soumis hier à la reconnaissance dont il fait l'objet aujourd'hui. Il souligne à l'envi
le changement, pour en signifier le caractère irréversible à l'aréopage international venu
participer aux cérémonies officielles. Revendiquant le titre de précurseur, Trujillo exige
une place pour l'avenir.
1328 Anastasio Somoza se présente le 11 août 1952, entouré d'une délégation de haut niveau, et est
accueilli à l'aéroport par le dictateur dominicain, Héctor Trujillo n'étant pas de la partie. Le 15, les trois
hommes président un grandiose défilé militaire en l'honneur du Benefactor : l'une des brigades porte le
nom de Président Somoza. Échange de bons procédés : Somoza remet à Trujillo les insignes de l'ordre de
Rubén Darío. Pour plus de précisions : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 220.
1329 Cf. supra : La rivalité avec Cuba.
-650-
Eisenhower témoignent de la consolidation du régime 1330. Mais le couronnement de la
tournée est incontestablement l'Accord de défense mutuelle dominicano-nord-
américain, signé le 6 mars au département d'État. Le titre tant désiré de «sentinelle
avancée»1331 anticommuniste est ainsi implicitement reconnu à Trujillo. L'avenir semble
assuré pour le dictateur, publiquement admis comme un partenaire militaire par
Washington.
La veille même, Staline est mort au Kremlin, mais l'événement semble
davantage annoncer un affaiblissement du camp ennemi qu'un changement politique
dans les rapports entre les deux Grands1332.
1330 Nous examinons la portée de ce voyage plus loin : L'immigration. Une entreprise de légitimation
politique.
1331 En octobre de la même année, intervenant devant le Rotary Club de Ciudad Trujillo qui lui rend
hommage pour son anniversaire, le Benefactor déclare : «J'ai reconnu avec clarté les sournoises
intentions du Kremlin et je me suis érigé en la sentinelle la plus avancée dans les lignes d'avant-garde de
la démocratie en Amérique, alors que bien peu nombreux furant ceux qui firent acte de présence dans se
rangs à l'époque». Discurso pronunciado el 27 de octubre de 1953, durante el homenaje que le dedicó el
"Club Rotario"… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 36.
1332 Ce même jour, Trujillo n'hésite pas à pronostiquer pour la presse : «La mort de Staline conduira à
une lutte entre civils et militaires qui aura les dimensions d'une révolution». R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 236.
1333 Le 27 juin 1954, alors que Trujillo est en voyage en Espagne.
1334 Mensaje al coronel Castillo Armas, Presidente de Guatemala, el 11 de agosto de 1954… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 72.
-651-
affronter. Revendiquant un droit d'antériorité, il se veut le parangon de
l'anticommuniste.
La question de l'immigration lui permet de se mettre en scène dans ce rôle sur
mesure.
-652-
B/ L'IMMIGRATION
En 1947, alors que la répression s'abat sur les militants du PSP et de la JD,
Trujillo convoque des journalistes étrangers, essentiellement nord-américains. Il s'agit
de célébrer son triomphe annoncé : ce même jour a lieu l'élection présidentielle qui lui
donnera plus de 90 % des voix. Le Benefactor entend donc proclamer que l'étape la
plus glorieuse commence enfin. Après avoir déclaré qu'il faut faire face au
communisme «le danger le plus sérieux» et énuméré les réalisations de son régime, il
choisit de donner ce portrait de la dictature dans sa conclusion :
«La république Dominicaine a ouvert ses portes avec une grande
générosité aux victimes des persécutions raciales et religieuses et,
ensuite, aux personnes déplacées par la guerre. Elle apporte toute la
coopération possible à l'œuvre d'organisation de la paix avec le même
esprit qu'elle l'a apportée à la guerre, dès le lendemain de Pearl Harbor,
en défense de la civilisation chrétienne et de la démocratie1335.»
Mêlant dans un seul mouvement les étapes successives, il fait de sa politique de
l'immigration l'emblème du régime et de sa continuité. Les diverses initiatives dans ce
domaine sont présentées comme un brevet de fidélité et de légitimité. Pour célébrer sa
propre gloire, le régime présente un bilan de son action dans ce domaine et trace de
nouvelles perspectives.
Ce premier geste du dictateur définit une orientation qui sera maintenue avec
persévérance : il s'agit de modifier profondément la perception de la dictature dans
l'opinion internationale, et plus particulièrement nord-américaine. L'énormité du chiffre
avancé est destinée à frapper les esprits et à montrer que le régime est prêt aux plus
grands sacrifices.
1336 Rappelons que l'Anschluss est consommée le 15 mars 1938. Roosevelt formule sa proposition le 23
mai suivant. La Conférence d'Évian s'ouvre le 6 juillet de la même année. Nous avons déjà brièvement
évoqué cette question in 1937-1947. Un introuvable modus vivendi, dans une perspective différente.
1337 Nous avons déjà évoqué ce personnage; voir 1932-1937. Le régime dans les contradictions
mondiales. On pourra également consulter l'annexe Notices biographiques.
-654-
On se souvient qu'à cette époque la dictature est dans une situation extrêmement
difficile, à la suite du massacre des Haïtiens. Les relations de Trujillo avec la Maison-
Blanche sont très dégradées. La campagne pour l'immigration en république
Dominicaine est donc d'abord une entreprise pour effacer une image désastreuse.
L'offre d'accueil des réfugiés est, à cet égard, bien choisie :
En 1942, alors que les liens se sont enfin solidement renoués avec Washington,
Trujillo déclare à la presse nord-américaine :
«À ma demande notre représentant à la Conférence d'Évian, fruit
des efforts de l'honorable président Roosevelt, a offert d'accueillir au
nom de la république Dominicaine jusqu'à cent mille réfugiés1338.»
On remarquera que, s'adressant aux lecteurs des États-Unis, Trujillo se place
dans l'ombre tutélaire de Roosevelt. La Conférence d'Évian devient ainsi, a posteriori,
la cérémonie où les liens réciproques entre vassal et suzerain ont été consacrés devant
la communauté internationale.
1338 Importantes declaraciones en la entrevista que celebró el 18 de setiembre de 1942 con el periodista
Reynolds Packard… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 193.
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L'année suivante, la dictature tente de se poser en figure de proue régionale à
l'occasion du premier Congrès démographique interaméricain de Mexico. Le dictateur
informe que :
«La délégation dominicaine à ce Congrès a présenté un exposé
[…] qui reitère dans ses conclusions l'offre du Gouvernement dominicain
d'accueillir jusqu'à cent mille émigrants européens formulée à la
Conférence d'Évian en 1937 (sic)1339.»
Au moment où le maintien de la discipline continentale est un grave souci pour
Washington, Trujillo se montre le plus zélé dans les réunions panaméricaines. Alors
que nombre de dirigeants latino-américains sont réticents et que la plupart se contentent
de vagues discours, le Benefactor affiche sa détermination et renouvelle ses
propositions concrètes.
L'accueil effectif de réfugiés, que nous examinerons plus loin, est un argument
dans la véritable bataille politique qui se livre ainsi sur le terrain de la propagande.
Trujillo, ne manque en effet pas d'adversaires aux États-Unis, comme on le sait. Une
étude de la Brookings Institution de Washington, énumère en 1942 les nombreux
obstacles sanitaires, économiques et géographiques à une immigration massive et
affirme :
«Principalement, il est clair que malgré l'offre généreuse du
Gouvernement dominicain […] la capacité de la République d'absorber
et de maintenir des réfugiés-colons ne dépasse guère 5 000 personnes,
d'après les calculs1340.»
On l'imagine, le document, qui ramène les faits à de plus justes proportions, est
accueilli comme une déclaration de guerre par l'appareil du régime.
Les meilleurs éléments sont mobilisés pour répondre à l'attaque jugée perfide et
calomnieuse. Rodríguez Demorizi, Troncoso de la Concha, Ortega Frier et Díaz
Ordóñez sont chargés de préparer la contre-offensive1341. Leur rapport, qui paraît
finalement en 1945 est un véritable plaidoyer pro domo. Le rapport Brookings y est
dénoncé comme fondé sur des données fausses et animé d'intentions inavouables. Afin
1339 Le Congrès démographique avait eu lieu le 21 octobre 1943. On remarquera l'erreur sur la date de la
Conférence d'Évian. Négligence, ou volonté d'exagérer la précocité de l'engagement dominicain ?
Mensaje depositado ante la Asamblea Nacional el 27 de febrero de 1944, año Centenario de la
República… ID., ibid., t. V, p. 95.
1340 GARDINER. La política de inmigración de Trujillo…, p. 125. L'étude de la Brookings Institution est
intitulée Refugee Settlement in the Dominican Republic.
1341 L'un des axes est de rejeter toutes les accusations sur Haïti. Nous avons étudié la réponse en ce sens
que fait Peña Batlle dès novembre 1942, en préconisant la dominicanisation de la zone frontalière. Cf.
Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière.
-656-
de donner une ampleur internationale à la riposte, le document est imprimé en espagnol,
anglais et français. Dès l'année suivante, il fait l'objet d'une réédition1342.
La dictature est à nouveau entrée dans une période de fortes turbulences 1343 et la
question de l'immigration devient ainsi un sujet de polémiques entre adversaires et
partisans de Trujillo.
Un observateur attentif décèlera cependant des ombres qui ternissent déjà une
victoire qu'on voudrait éclatante. La soif de revanche, encore intacte après tant
d'années, atteste que la dictature craint de nouvelles offensives. Sous la véhémence du
1342 ÁLVAREZ AYBAR, Ambrosio. Capacidad de la República Dominicana para absorber refugiados.
1343 Voir 1945-1947. De la Guerre mondiale à la guerre froide.
1344 Discurso pronunciado en el banquete que ofreció en su honor y en el del Honorable Presidente de
la República la colonia hebrea del país, el 29 de enero de 1956. TRUJILLO. Discursos, mensajes y
proclamas, Acies, p. 187.
-657-
propos perce le reproche à l'égard de Washington, incapable de reconnaître ses
véritables serviteurs et prompte à écouter les critiques.
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• UNE ENTREPRISE DE LÉGITIMATION POLITIQUE
Le mythe des cent mille réfugiés, maintenu en dépit de la faiblesse des résultats
tangibles, atteste l'extrême importance accordée par le régime à la campagne pour
présenter la république Dominicaine comme une terre d'accueil.
Trujillo ne poursuit pas une simple chimère. La propagande développée avec
persévérance est un instrument politique pour définir le rôle de la dictature dans le
contexte international. Dans ce combat le régime défend son droit à l'existence, depuis
les années difficiles jusqu'à l'époque triomphale.
Après une longue évolution, les jours de gloire s'accompagnent d'un
déploiement de la campagne mettant en lumière la place conquise par le régime et qu'il
entend défendre.
1345 Pour ces citations : Declaraciones al Corresponsal de Prensa Unida en la República Dominicana,
el día 26 de julio de 1937…. ID., ibid., t. III, p. 138 et 139.
1346 Voir en particulier Listín Diario du 13 février 1937 qui évoque la fête de Noël dans la légation et du
29 mai suivant.
1347 Informations du 25 novembre 1936. R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 177.
-659-
Cette première offre se conjugue donc avec des images émouvantes qui
permettent de ne pas prendre parti, tout en déplorant le malheureux conflit. En fait la
dictature suit étroitement la ligne fixée par la Maison-Blanche qui craint l'extension des
troubles. D'ailleurs Trujillo précise dans les mêmes déclarations :
«La Convention sur le droit d'Asile, votée par la Sixième
Conférence Internationale Américaine, nous impose un devoir sacré que
nous avons pleinement accompli en Espagne […] j'espère que notre
conduite dans le conflit espagnol servira de norme pour mettre au clair
toutes les stipulations des Accords Interaméricains qui ne sont pas
respectés avec la fidélité nécessaire dans la pratique.»
Dans la perspective de la Conférence de Lima 1348, explicitement évoquée,
Trujillo se pose ouvertement en censeur des gouvernements latino-américains qui
inclinent pour l'un des deux camps et laissent leurs engagements «relégués au rang de
simples formules». La critique est acerbe. L'accueil des orphelins est une action
soigneusement calculée pour postuler au titre de lieutenant de Washington.
Lorsque le sort des armes indique clairement que les républicains ont le dessous,
Trujillo fait de nouveaux gestes. À la fin de l'année 1938, il reçoit dans sa propriété de
Fundación, Fernando de los Ríos, ambassadeur de la République espagnole à
Washington. Un mois plus tard, la propagande annonce qu'il lui fait parvenir 5 000
dollars sur ses fonds personnels pour les orphelins et veuves de guerre1349.
La situation a bien changé pour la dictature dominicaine, depuis le massacre des
Haïtiens. Il faut maintenant effacer une image sanglante. L'arrivée de plusieurs
contingents de républicains espagnols, à la fin de l'année 1939 et au début de l'année
1940, témoigne de ce même souci1350.
Mais rapidement ces Espagnols cessent d'être un objet de propagande. Depuis le
pacte germano-soviétique, Washington se méfie en particulier des communistes,
nombreux parmi les réfugiés en république Dominicaine, perçus comme une cinquième
colonne au sein de l'empire. Trujillo, qui a reconnu le gouvernement de Franco quatre
jours après la chute de Madrid, nous y reviendrons 1351, ne parle plus de ces immigrants
encombrants.
1348 Rappelons que la VIIIème Conférence panaméricaine se réunira à Lima en décembre 1938.
1349 L'ambassadeur espagnol est reçu le 31 octobre 1938 et Trujillo envoie la somme le 23 novembre
suivant.
1350 Nous y revenons dans : Réalités de la politique d'immigration.
1351 Cf. 1947-1955. Une fraternité politique.
-660-
Déjà les réfugiés juifs, précédemment évoqués, occupent le devant de la scène.
Le dictateur soutient activement et publiquement la politique de Washington. Mais il
noue également des liens directs avec des cercles très influents aux États-Unis qui,
depuis des dizaines d'années, élaborent des programmes pour l'installation dans divers
pays des communautés juives persécutées et recueillent les fonds nécessaires pour
mener à bien ces projets1352.
Le Benefactor, qui pour l'heure n'est plus qu'un simple citoyen, du moins en
principe, veille à apparaître personnellement comme le maître d'œuvre de toute
l'opération en république Dominicaine et comme l'interlocuteur direct de la DORSA :
1352 Citons en particulier le puissant Comité de distribution conjoint américano-juif (Joint Distribution
Committee, JDC) qui suit attentivement l'opération en République Dominicaine.
1353 Il est président de la Corporation agricole conjointe américano-juive (Agro Joint Inc.), une des
branches importantes du JDC.
1354 Lors des premier voyages de nombreux immigrants profitaient de leur séjour à New York pour
disparaître, davantage attirés par les États-Unis que par la république Dominicaine. Aussi fut-il décidé
que les nouveaux arrivants resteraient sur Ellis Island, centre traditionnel de tri des immigrés dans la baie
de New York, dans l'attente de leur départ.
1355 Rappelons que cette taxe avait été instituée par la loi du 14 avril 1939. Voir : 1938-1939. L'impasse.
Trujillo annonce la décision le 25 octobre 1939. R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 261.
-661-
- Il fixe unilatéralement le lieu où devra s'installer la première
colonie en faisant don de 10 500 hectares sur la côte nord, à Sosúa, à trente kilomètres à
l'est de Puerto Plata. La propagande s'emploie à souligner la générosité du Benefactor,
qui aurait racheté ces terres à la United Fruit Co. pour 50 000 dollars et aurait ensuite
investi une somme approchante. Les responsables de la DORSA ne peuvent
évidemment s'opposer à ce geste, sans apparaître comme des ingrats et mettre tout le
projet en péril.
D'emblée, Trujillo se place ainsi en position dominante et fait de personnalités
influentes aux États-Unis ses obligés.
1359 Discurso pronunciado el 7 de julio de 1942, al recibir las cartas que acreditan a Su Excelencia
Avra M. Warren… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 151.
1360 La réunion a lieu le 6 décembre 1942. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 339.
1361 La nouvelle est annoncée le 10 janvier 1941. ID.,ibid., t. I, p. 296.
-663-
Ainsi, en août 1942, lorsque le ministre plénipotentaire nord-américain Avra
Warren le fait docteur honoris causa de l'université de Pittsburg1362, le Benefactor
annonce la proposition faite au gouvernement de Vichy d'accueillir 3 500 enfants «de
race juive» en république Dominicaine. On apprend même qu'il s'offre à affréter un
navire pour le transport. Peu après la propagande informe des remerciements du
gouvernement de Pétain1363.
Par la suite, en 1944, il propose aux États-Unis de donner l'hospitalité à deux
mille enfants orphelins abandonnés en France et Hongrie1364.
Enfin, en 1945, un accord sino-dominicain de libre immigration est signé1365.
Tout cela n'est suivi d'aucun effet sur le terrain. Il est vrai que le cours du conflit
-en particulier le débarquement allié en Afrique du Nord de 1942- rend certaines
opérations envisagées très difficiles, voire impossibles. Mais l'oubli dans lequel
tombent rapidement les promesses démontre, si besoin est, qu'elles sont essentiellement
destinées à Washington, alors que commencent les temps difficiles de la fin de la
Guerre mondiale à la guerre froide.
Loin d'être laissés à l'abandon pendant cette nouvelle période, les discours et
actions en faveur des réfugiés, redoublent. L'expérience acquise dans ce domaine est
mise au service de la défense, bec et ongles, du régime. Recevant un journaliste des
États-Unis afin de répondre à la campagne de presse très hostile dont il est l'objet dans
ce pays, Trujillo rappelle à l'opinion nord-américaine :
«Il s'est constitué ici récemment le Comité Dominicain pour
l'Immigration Juive, qui vise à offrir une solution non seulement au sort
individuel de milliers d'êtres humains, mais aussi à un problème
international qui préoccupe les grandes puissances1366.»
1362 Nous avons déjà évoqué cette cérémonie et éclairé son sens : 1939-1945. Une fidélité réaffirmée.
Selon GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 144, l'attribution de ce titre serait
essentiellement due aux démarches des dirigeants nord-américains de la DORSA. On voit ici comment se
constitue le réseau de défense de la dictature pendant la guerre.
1363 Discurso pronunciado el 17 de agosto de 1942 en el acto académico celebrado en el Aula Magna
de la Universidad… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. IV, p. 178.
Voir également : R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, t. I, p. 336 aux dates du 25 août et 8 septembre
1942.
1364 Message de compte rendu annuel du 27 février 1945. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas,
t. V, p. 349.
1365 Le 8 juin 1945.
1366 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. VI, p. 274. La campagne de presse dirigée contre la dictature est dénoncée avec
une vigueur encore plus grande dans une autre interview accordée au Miami Daily News, journal qu'il
contrôle, le 24 avril suivant : ID., ibid., t. VI, p. 282.
Le comité est créé le 17 décembre 1945, alors qu'une mission de l'UNRRA vient d'arriver dans le pays.
José Almoina, réfugié espagnol et secrétaire privé de Trujillo, est désigné comme l'un des membres de
-664-
Comme on le voit, il s'agit de parfaire l'image d'un régime humanitaire,
soucieux de seconder la politique internationale de l'empire. Aussi la création de ce
Comité national pour l'immigration juive, qui n'a d'existence que sur le papier, fait-elle
l'objet d'une large publicité en Amérique du Nord où elle est bien accueillie par des
personnalités juives et du mouvement démocratique. Habilement, la dictature désigne
comme président Haim López Penha, membre de la communauté juive dominicaine,
dirigeant de la franc-maçonnerie du pays et diplomate à Washington.
Pour tous ceux qui, aux États-Unis, plaident la cause du régime de Ciudad
Trujillo, la politique dominicaine en matière d'aide aux réfugiés démontre que les
accusations de Braden et d'une large partie de l'opinion nord-américaine sont injustes et
sans fondement. Les remerciements des dirigeants de la DORSA et les hommages des
agents politiques de Trujillo sont autant d'armes dans la bataille engagée.
cet organisme. La décision donne lieu à un hommage de la colonie juive du pays, le 26 décembre suivant.
1367 Le détail est donné dans deux messages successifs du dictateur : Mensaje al Congreso Nacional por
conducto del Senado, el 26 de abril de 1945…, et Mensaje al Congreso Nacional, el 19 de diciembre de
1945, al someter a la sanción legislativa el proyecto de ley… Respectivement : TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. IV, p. 119 et t. V, p. 221.
1368 Ainsi le Strogfield qui lève l'ancre le 26 janvier 1946.
1369 Notamment le banquet du 22 mars 1945 au Palais national en l'honneur de Ricardo J. Alfaro puis
l'accueil de Francis B. Sayre et R. Torres Mazzorana, le 16 décembre 1945.
-665-
prodiguées. George E. Moore, le représentant nord-américain auprès de la Commission
de ravitaillement de l'ONU, déclare :
«La République Dominicaine occupe la première place parmi les
pays qui coopèrent avec l'UNRRA1370.»
De nouveaux liens sont ainsi tissés. Partisans et adversaires du régime
dominicain s'affrontent aux États-Unis dans la presse, mais aussi dans les allées du
pouvoir. Non pas que la question soit par elle-même vitale pour Washington, mais
parce que le soutien ou le rejet de la dictature apparaissent de plus en plus clairement
liés aux choix stratégiques décisifs de l'empire. Le tournant de la guerre froide arrive,
l'habileté de Trujillo aura été de se placer par avance sur la bonne trajectoire, en
particulier grâce à sa politique d'immigration.
1372 Respuestas al interview del periodista John A. Thale, el 20 de abril de 1946… ID.,ibid., t. VI, p.
275.
1373 Mensaje dirigido al Congreso Nacional, el 30 de mayo de 1947, al someter a la sanción legislativa
[…] la Constitución de la Organización Internacional de Refugiados… ID.,ibid., t. VII, p. 195.
1374 Pourtant Eleanor Roosevelt n'était guère favorable à Trujillo. En mai 1950, elle devait même
participer à une réunion baptisée Première Conférence interaméricaine pour la démocratie et la liberté,
réunie à La Havane, qui condamna le régime dominicain. Il est probable que le Benefactor cherche ici à
désarmer par avance la sourde hostilité d'Eleanor Roosevelt en invoquant les mânes de son défunt mari.
-667-
Cette atmosphère conflictuelle convient parfaitement à la dictature qui trouve là
un rôle à sa mesure et se pose déjà en donneuse de leçons : la critique perce à l'égard de
«tous les États» qui font la sourde oreille aux demandes de Washington.
Mais c'est évidemment sur le terrain des réfugiés juifs, préparé de plus longue
date, que la dictature mène son offensive prioritaire. Trujillo ne tarit plus d'éloges :
«Mon admiration pour les Juifs vient du fait que je considère
sincèrement qu'ils sont les champions des principes d'humanité, de
justice, de civilisation, de fraternité et de progrès1379.»
Le dithyrambe s'explique aisément : Moscou s'est engagée dans une violente
dénonciation du "complot sioniste". Des médecins juifs sont mis en accusation dans le
procès dit "des blouses blanches" qui se prépare. Dernier événement en date : l'URSS
vient de rompre spectaculairement ses relations avec Israël. Défendre les Juifs, c'est
donc s'opposer au bloc communiste.
Or justement, à la fin de l'année 1952 et au début de la suivante, Trujillo fait aux
États-Unis un voyage tout entier placé sous le signe de l'anticommunisme 1380. Jouant du
capital dont il dispose, il se présente donc dans la métropole impériale comme le porte-
drapeau de la cause juive1381 :
1378 Discurso pronunciado en el Palacio National el 21 de enero de 1954, durante el homenaje que le
ofreció la Dorsa. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 53. La date exacte semble plutôt
être le 22 janvier. Rappelant dans ce même discours son offre pendant la Conférence d'Évian, Trujillo la
ramène curieusement à 30 000 personnes. L'objectif semble diminuer avec le temps qui passe.
1379 Discurso improvisado el 27 de febrero de 1953 al recibir el homenaje que le fue rendido por la
colonia hebrea en Nueva York… ID., ibid., Acies, p. 18.
1380 Du 3 décembre 1952 au 15 mars 1953.
1381 CRASSWELLER. Trujillo…, p. 279 et 280; R. DEMORIZI. Cronología de Trujillo, p. 232 à 236 et
GARDINER. La política de inmigración de Trujillo… , p. 152 à 155 donnent d'intéressants détails sur ce
voyage.
-669-
Trujillo, qui s'est fait désigner chef de la délégation dominicaine à l'ONU,
cherche à apparaître comme un acteur important sur cette scène internationale.
1382 Le fameux Roll back. En fait, l'objectif n'était pas de faire reculer Moscou et Pékin mais de relancer
une stratégie de la tension.
-670-
somme, Trujillo peut se flatter d'avoir tenu l'engagement pris en 1948 de verser un
quart de million de dollars au Fond pour l'enfance1383.
1383 L'UNICEF (United Nations International Children's Emergency Fund) est la nouvelle appellation
du FISE à partir de 1950.
1384 Discurso improvisado el 27 de febrero de 1953 al recibir el homenaje que le fue rendido por la
colonia hebrea de Nueva York…, Trujillo. Discursos, mensajes y programas, Acies, p. 18.
-671-
• RÉALITÉS DE LA POLITIQUE D'IMMIGRATION
Ces questions n'appellent pas une réponse unique car le discours de la dictature
recouvre, selon les moments, des réalités sensiblement différentes. Il faut donc établir le
bilan des différentes vagues d'immigration, tel qu'il apparaît en 1955, avant de porter un
jugement d'ensemble.
La première vague est celle des réfugiés républicains espagnols. Après avoir
franchi les Pyrénées à la fin de la guerre civile, quatre cent mille d'entre eux se trouvent
en territoire français dans des conditions souvent désastreuses. Ils sont nombreux à
chercher à se rendre dans les pays de langue espagnole d'Amérique, en particulier au
Mexique. D'autant que la Deuxième Guerre mondiale éclate en Europe. À la suite d'un
accord entre le Service d'émigration pour les républicains espagnols (SERE) 1385 et la
légation dominicaine à Paris, des départs sont organisés vers Ciudad Trujillo et Puerto
Plata. Les frais de transport sont à la charge du SERE1386. En outre, la représentation
diplomatique dominicaine en France, dirigée par Virgilio, le frère aîné de Trujillo,
perçoit cinquante dollars par immigrant. L'appât du gain est donc bien présent.
Plusieurs contingents arrivent donc en république Dominicaine à bord de
navires français qui font le va-et-vient pendant environ six mois, entre le début de
novembre 1939 et la mi-mai 1940. Les développements de la Deuxième Guerre
mondiale interrompent ensuite les départs vers l'Amérique. Le nombre total des
inmigrants est d'environ trois mille, comme le montre le tableau ci-dessous1387 :
1385 Servicio de emigración para republicanos españoles. Cet organisme était proche des communistes
1386 GALÍNDEZ, La Era de Trujillo… qui vécut personnellement les faits, donne d'intéressantes
précisions, p. 382 à 385.
1387 Voir à ce sujet : GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 35 et 36, et VEGA, La
migración española de 1939…, p. 95 qui s'accordent sur les chiffres. Tableau d'après GARDINER, op. cit.,
p. 36 et R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 263.
-672-
ARRIVÉES DE RÉFUGIÉS
RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS
1939-1940
C'est peu, en fin de compte, si l'on compare ce chiffre avec les candidats au
départ pour l'Amérique : moins de 1% des réfugiés qui se trouvent en France gagnent le
territoire dominicain.
Cet exode continu traduit déjà les difficultés auxquelles se heurte la dictature au
cours de cette première tentative, et son incapacité à atteindre les objectifs
démographique, économique et politique qu'elle s'est fixée :
-673-
agriculture plus moderne. Aux méthodes fondées sur la simple recherche de
l'autosubsistance, serait progressivement substitué un système tourné vers la production
de fruits et légumes commercialisables.
À cet effet, les dirigeants dominicains ont demandé à recevoir en priorité des
agriculteurs. Ils envoient les nouveaux arrivants vers les colonies agricoles de régions
éloignées, dans l'Est à Pedro Sánchez ou au cœur de la Cordillère centrale, près de
Constanza.
-674-
- Les situations intérieure et extérieure se tendent pour le régime
dominicain, comme nous l'avons vu1389. La dictature entend donc se débarrasser de ces
éléments qui constituent un dangereux ferment.
Mais l'empreinte laissée par le passage des réfugiés est profonde. La vie
intellectuelle du pays a bénéficié d'un élan considérable.
Des écoles et des lycées de qualité ont été ouverts dans la plupart des villes du
pays que les fils des meilleures familles et des dignitaires du régime fréquentent
assidûment.
L'université a été transformée par l'arrivée de spécialistes de la littérature, des
langues étrangères, des sciences et du droit.
La presse s'améliore et se développe. Grâce aux journalistes et techniciens
espagnols, le régime fonde La Nación, un nouveau quotidien qui surclasse les autres
journaux de l'époque1392.
-675-
La vie artistique a connu un essor remarquable. Les peintres et sculpteurs
exposent leur œuvres1393 et les musiciens donnent des concerts, suscitant des vocations
autour d'eux. Fleuron du régime, l'Orchestre symphonique national est créé1394.
La dictature trouve largement son compte dans cette ouverture du pays à la
modernité.
Mais les réfugiés sont un grave facteur de déstabilisation du régime. Dès leur
arrivée, ils se mettent en devoir de reconstituer leurs organisations. Très vite, des
bulletins et des journaux sont imprimés et circulent. Les idées anarchistes, socialistes et
communistes qui s'y expriment ne peuvent que déplaire à la dictature, même si les
réfugiés, conscients de leur position délicate, évitent soigneusement de se mêler de la
politique intérieure dominicaine dans leurs publications1395.
Leurs associations politiques et de solidarité sont les seules organisations du
pays indépendantes de l'appareil de la dictature.
Leurs idées influencent des Dominicains avec lesquels ils se lient 1396. Par leur
présence et leur combat contre Franco, ils ouvrent les esprits aux enjeux internationaux
et tendent à briser l'isolement politique imposé par Trujillo. Symboles de la lutte pour la
liberté et contre la dictature, ils ne peuvent que donner le mauvais exemple.
Au cours de son âge d'or, le régime garde un souvenir cuisant des réfugiés
espagnols. Évoquant l'expérience de l'immigration dans son message annuel de 1952,
Trujillo déclare :
«Nous les avons protégés avec nos lois sans distinction de foi
politique, et, à l'aide de nos ressources et de notre hospitalité, nous
avons réparé leurs vies brisées. Nombreux sont ceux qui ont payé par de
l'ingratitude les services reçus, mais la majorité a été fidèle au souvenir
du pays généreux qui a adouci leurs malheurs par le passé1397.»
1393 Citons notamment le sculpteur Manolo Pascual, directeur de l'École nationale des Beaux-Arts. Une
exposition de ses œuvres est inaugurée par Trujillo le 19 août 1944. R. DEMORIZI, Cronología de
Trujillo, t. II, p. 40.
1394 Le maître d'œuvre de cette création fut Enrique Casal Chapí, qui assumait la direction de l'ensemble
symphonique. Le brillant concert inaugural fut donné le 23 octobre 1941, veille de l'anniversaire du
Benefactor, en présence de Trujillo. Quelques mois plus tôt, le 25 juin de la même année, l'ouverture d'un
cours de composition musicale, enseignement dispensé par Casal Chapí, avait déjà donné lieu à une
cérémonie officielle. ID., ibid., t. I, p. 317 et 308.
1395 Les deux principaux journaux hebdomadaires sont Por la república, d'inspiration communiste et
Democracia, proche des socialistes. VEGA, La migración española de 1939…, p. 59 à 62 présente six
publications plus ou moins régulières qu'il estime contrôlées par les communistes. Democracia publie 71
numéros.
1396 CASSÁ, Movimiento obrero y lucha socialista…, p. 271 à 281, examine très attentivement l'influence
des communistes espagnols. Il est sans doute regrettable que, comme VEGA, La migración española de
1939…, il n'accorde aucun intérêt aux réfugiés socialistes, les plus nombreux, et anarchistes.
1397 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, reunido en la Benemérita ciudad de San Cristóbal,
el 27 de febrero de 1952… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t XI, p. 53.
-676-
Les parlementaires réunis comprennent sans aucun doute que les ingrats sont les
réfugiés espagnols, tandis que les immigrés donnés en exemple sont les Juifs de Sosúa,
sur lesquels il faut revenir.
Nous avons très largement évoqué cette deuxième vague migratoire, qui donne
surtout lieu à un formidable déchaînement de propagande. Aussi n'y reviendrons-nous
que brièvement pour examiner les réalisations matérielles.
Le fait vraiment nouveau est que, dès l'origine, il s'agit d'un projet de
colonisation élaboré par un organisme indépendant de la dictature, la DORSA.
L'objectif des responsables nord-américains n'est pas seulement de favoriser le
départ précipité de populations européennes vers le Nouveau Monde, mais de leur
permettre de constituer des groupes capables de mettre en valeur un territoire qui leur
sera cédé afin d'en tirer leur subsistance.
De nombreuses garanties sont ainsi offertes à la dictature qui trouve dans le plan
proposé un moyen de mettre en valeur des régions attardées à moindres frais. En outre,
ses liens directs avec les dirigeants de la DORSA lui assurent la tranquillité politique.
On en voit une application lors l'implantation de la première colonie, à Sosúa, lieu très
isolé. Trujillo veut une première expérience en laboratoire et la DORSA ne peut
qu'acquiescer, on le sait.
-677-
Dans le discours qu'il prononce lors de la signature du contrat, au début de
l'année 1940, le Benefactor indique les buts de l'entreprise :
«En même temps qu'on réussit à réaliser les objectifs
d'intensification de la culture de nos terres, on obtient aussi,
indirectement, un changement favorable en bien (sic) de notre problème
ethnique, lorsque de tels courants d'immigration apportent sur notre sol
des éléments raciaux capables et souhaitables1398.»
Rarement le propos est aussi clairement raciste. Grotesque paradoxe si l'on
pense qu'au même moment en Europe, les Juifs sont précisément pourchassés au nom
d'un prétendu "problème ethnique".
Outre le blanchiment de la population, l'objectif est économique. Il s'agit
d'introduire de nouvelles techniques et de nouvelles méthodes agricoles.
Plus généralement, Trujillo attend de cette nouvelle vague d'immigration un
changement de mentalité qu'il résume dans ce même discours par la formule : «culture
et agriculture1399». La dictature rêve d'une nouvelle société dominicaine, composée
d'hommes efficaces et disciplinés. Sans doute le Chef pense-t-il réellement que ce
contingent n'est que l'avant-garde des cent mille émigrants annoncés.
1398 Discurso en que exterioriza los sentimientos del Gobierno y pueblo dominicanos […], pronunciado
en el Palacio Nacional el 30 de enero de 1940. ID., ibid., t. IV, p. 48.
1399 «Cultura y cultivo».
1400 D'après les chiffres recueillis par GARDINER, La política de inmigración de Trujillo…, p. 124 et 137
ainsi que les statistiques fournies dans les messages annuels du dictateur.
-678-
POPULATION
DE LA COLONIE DE SOSÚA
1940-1961
Années Habitants
octobre 1940 * 170
juillet 1941 397
octobre 1942 564
décembre 1947 371
décembre 1948 * 300
décembre 1951 192
décembre 1952 181
décembre 1953 192
décembre 1954 203
décembre 1955 196
décembre 1956 187
décembre 1957 184
décembre 1958 174
décembre 1959 164
décembre 1960 156
juin 1961 155
* Estimations.
Comme on le voit, la population cesse de croître assez vite. Les
bouleversements en Europe et la guerre navale mettent prématurément fin à
l'émigration qui ne dépasse guère le contingent initial qui devait être d'environ cinq
cents personnes.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la population régresse rapidement avant
de stagner entre deux cents et cent quatre-vingt personnes pendant l'âge d'or de la
dictature. L'émigration juive se détourne de cette expérience isolée et sans avenir, et se
dirige vers les États-Unis et Israël, fondé en 1948. Les départs se multiplient. Ce n'est
que grâce à l'engagement de la DORSA et du régime que la colonie se maintient.
On ne s'étonnera donc pas si les années du déclin de la dictature sont à nouveau
celles d'une lente érosion.
On est donc loin du compte. D'autant plus que Sosúa qui devait être le premier
pas dans l'immense entreprise de colonisation reste l'unique colonie du programme.
-679-
nouveauté dans le pays, qu'ils commercialisent. À cet effet, ils constituent des sociétés
coopératives modernes, comme la célèbre CILCA1401. Les méthodes de production et de
vente inspirent durablement le patronat dominicain.
Le fiasco est immédiat et absolu. Ils refusent tout travail dans les colonies
agricoles, les querelles sont constantes au point que certains sont déportés dans l'île
désertique de Saona, en bordure du canal de la Mona.
La dernière vague importante, que nous n'avons pas encore évoquée, commence
à arriver précisément quand la dictature est au pinacle, en 1955. Elle est profondément
différente, puisque, pour la première fois, les arrivants ne sont pas des réfugiés
politiques et que l'immigration est le résultat d'un accord entre États.
Les deux régimes pensent trouver leur compte dans cette collaboration
économique, prolongement d'un rapprochement politique spectaculairement mis en
scène. L'émigration espagnole vers l'Amérique latine a repris au rythme de plus de
50 000 départs par an et le Benefactor pense profiter de ses liens avec Madrid pour
orienter une partie importante de ce flot vers son pays. Le Caudillo trouverait ainsi un
nouveau débouché pour une main d'œuvre peu qualifiée et trop abondante, tandis que
1405 L'achat du navire España est annoncé le 15 décembre, trois jours après l'arrivée à Ciudad Trujillo
du Juan Sebastían Elcano, navire-école de la marine espagnole. Les fêtes en l'honneur des officiers
espagnols sont nombreuses.
-681-
l'économie dominicaine pourrait se développer rapidement. Trujillo envisage le
peuplement de zones délaissées et revient à son projet d'hispanisation du pays avec des
immigrants plus conformes à l'idéologie et aux besoins de la dictature que ne l'étaient
les républicains de 1939 et 1940.
L'échec de cette dernière grande vague annonce, par avance, la ruine des
tentatives, plus limitées, qui seront encore faites, pendant la période de déclin1411.
Le bilan matériel que la dictature à son zénith peut présenter pour sa politique
d'immigration est donc bien mince. Il n'est cependant pas complètement négligeable :
Il faut faire une première observation : la dictature dominicaine n'est pas capable
de retenir les immigrants. À ceux qui travaillent de leurs mains, elle n'offre que de
misérables moyens de subsistance. Aux autres, elle impose un système étouffant.
Fondée sur l'appropriation par l'appareil de la plus grande partie des richesses produites,
elle ne laisse qu'un espace économique réduit aux exécutants. Complémentairement, ce
même appareil exerce un monopole de tous les instants sur la vie politique, sociale,
intellectuelle et artistique. Il n'y a pas place pour la création, la discussion et encore
moins pour l'affrontement des idées. Souvent très vite, les agriculteurs se découragent
et les intellectuels deviennent une menace.
L'attraction des grands pays du continent tout proche, en particulier le Mexique
et les États-Unis, est donc énorme.
-684-
dictature et éclaire singulièrement son âge d'or. On hésite alors entre une admiration
pour l'art du mensonge pratiqué par Trujillo ou un jugement sarcastique sur sa sénilité,
sans pouvoir justifier que tant de ruse donne aussi peu de résultats ou que le régime se
maintienne malgré toutes ses bévues.
Par exemple, en mars 1953, en clôture de son séjour triomphal aux États-Unis,
Trujillo déclare soudain «au président du Comité américain de l'immigration italienne
que la république Dominicaine est prête à accueillir cent mille immigrants italiens 1412».
Ces déclarations s'ajoutent dans la presse nord-américaines aux louanges répandues sur
le dictateur dominicain.
-685-
L'enthousiasme de Nixon et de Trujillo est celui de deux combattants de la
guerre froide qui voient se dessiner la victoire. L'un et l'autre tablent sur des succès
illimités pour le camp occidental et plus précisément pour l'empire nord-américain.
Tout semble possible, y compris de fantastiques perspectives de développement
économique.
-686-
2. DE NOUVEAUX LIENS
1417 Truman reçoit Trujillo le 2 janvier 1953. Eisenhower lui accorde une entrevue le 6 mars 1953.
1418 Il arrive en France le 7 août et en part le 30. Irrité de n'être officiellement reçu par aucune autorité,
au prétexte que le président en exercice est Jacinto B. Peynado, il se fait désigner ambassadeur
extraordinaire en mission spéciale auprès des gouvernements de France et de Grande-Bretagne par le
Congrès dominicain le 19 août. Le seul résultat tangible en est cet accueil par un sous-préfet. Voir à ce
sujet : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 257 et 258.
1419 Rappelons que le président dominicain est à l'époque Héctor Trujillo. Le Benefactor s'était pourtant
fait désigner chef de la délégation dominicaine auprès des Nations unies afin d'être paré d'un titre officiel.
La République française feint de l'ignorer. Le contraste avec les honneurs dont il vient d'être l'objet en
Espagne est saisissant.
-688-
En somme, on fait sa cour au dictateur mais on ne l'invite pas à sa table. Dans sa
quête d'une honorabilité internationale, vitale pour son régime, Trujillo doit souvent se
contenter de ces attitudes ambiguës.
Dans ces conditions, les honneurs avec lesquels il est reçu lors de son long
séjour en Espagne en 1954, se veulent lourdement symboliques. Relevons les traits les
plus significatifs :
- Le 3 juin, jour de son arrivée, est déclaré férié pour tous les
enfants d'âge scolaire afin qu'ils puissent se joindre aux manifestations. Radio Nacional
de España commence à diffuser une émission quotidienne d'une demi-heure qui rendra
compte des différentes cérémonies en l'honneur du dictateur pendant toute la durée de
son séjour. Trujillo est accueilli en grande pompe à Vigo par Martín Artajo, ministre
des Affaires étrangères de Franco.
- Tout au long de son séjour, Trujillo est reçu avec faste. On offre
des fêtes en son honneur, les autorités civiles, militaires et religieuses sont mobilisées
pour l'accueillir et les sites historiques les plus prestigieux sont le cadre des cérémonies
et festivités.
-689-
Trujillo, la corvette Presidente Trujillo, pourtant dans les eaux espagnoles. Le 15 juin,
le dictateur dominicain signe un Concordat avec le Vatican et est décoré de la grand-
croix de l'ordre de Pie IX. Le pape Pie XII lui accorde une audience privée et exalte les
vertus catholiques du peuple dominicain.
-690-
• UNE FRATERNITÉ POLITIQUE
Il nous semble important de noter que cette similitude qui frappe les
contemporains ne s'impose que graduellement aux intéressés. Le rapprochement n'est
pas, d'abord, le fruit de convergences idéologiques mais d'une situation politique
semblable. Trujillo, Franco et Perón se rencontrent face à une menace commune :
l'orientation hostile conduite par Washington.
à la république Dominicaine, l'autre à l'Argentine. Rapport daté du 31 décembre 1946. Recueil Los
Estados Unidos y Trujillo, año 1946, t. II, p. 118.
1422 Mensaje al Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1932, al dar cuenta de la labor realizada por el
Poder Ejecutivo durante el año 1931. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 171.
1423 R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 103, fait état des remerciements que Niceto Alcalá
Zamora adresse par l'intermédiaire du ministre plénipotentiaire dominicain le 16 mars 1933.
1424 La décoration lui est décernée le 21 juin 1935. La remise a lieu le 7 septembre de la même année à
Ciudad Trujillo. Voir à ce sujet : ID., ibid., t. I, p. 147 et 150.
1425 Al iniciar el brindis de estilo en el palacio de Gobierno, el 16 de agosto de 1936, con motivo del 73°
aniversario de la Restauración nacional. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. II, p. 326.
1426 Nous avons examiné cette question supra : 1947-1955. L'immigration. Madrid tombe le 28 mars
1939 et la dictature reconnaît le gouvernement de Franco dès le 1er avril suivant.
-692-
de ses lettres de créance en raison de l'impopularité de Franco 1427. Le mouvement
s'accélère en 1946, après la victoire électorale de Perón, cinglant revers pour le
département d'État1428. Trujillo s'enhardit et, dans des déclarations à la presse nord-
américaine convoquée à cet effet, manifeste ses sympathies pour le président argentin,
puis poursuit en évoquant la question espagnole en ces termes :
«Quelles que soient les solutions qui seront données à ce qu'on
appelle le problème de l'Espagne, je pense que l'on doit en laisser le
choix aux Espagnols eux-mêmes, en essayant d'éviter que ne
recommence sur la vieille et glorieuse terre de nos ancêtres la lutte
fratricide qui, avec son cortège de dévastations, de haines, de ruines et
de rancunes, a déchiré le cœur de tous ceux qui, comme nous, aiment et
admirent l'hispanité1429.»
Cette prise de position, en apparence modérée, s'inscrit en fait en franche
opposition à la politique poursuivie par Washington. Le secrétaire d'État Byrnes, et
avec lui la Maison-Blanche, considèrent que le régime de Franco est le frère cadet de
ceux de Hitler et Mussolini1430. La tâche entreprise au cours de la Deuxième Guerre
mondiale ne sera donc achevée que lorsque cette dictature tombera à son tour. En se
prononçant pour la non-intervention, Trujillo demande qu'on laisse Franco gouverner
l'Espagne comme il l'entend. Pour justifier le refus de toute mesure hostile à la dictature
ibérique, il invoque la nécessité de préserver la paix et la stabilité. Rappelons que le
régime de Ciudad Trujillo invoque précisément cet argument pour se défendre contre
les menaces qui l'assaillent à l'époque. Les deux dictatures sont ainsi présentées comme
des facteurs d'ordre.
Avec le début de la guerre froide et l'éloignement des menaces qui planaient sur
lui, le régime dominicain épouse sans réserve les intérêts de l'Espagne franquiste. Le
département d'État nord-américain note à ce sujet en novembre 1947 :
1431 Mensaje al Congreso Nacional, el 24 de febrero de 1947, acompañado de las Memorias de los
Secretarios de Estado, relativas a la labor realizada por el Poder Ejecutivo durante el año 1946.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 56.
1432 À l'exception du Portugal, de la Suisse et du Saint-Siège. Il faut ajouter que la France avait fermé sa
frontière le 1er mars 1946.
1433 La décoration, décernée le 20 mars 1947, est remise à Trujillo le 26 août de la même année. On
pourra se référer à : R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 89 et 104.
1434 Voir à ce sujet 1945-1947. La menace régionale.
1435 Notons que l'Argentine conclut un accord commercial avec Madrid le 30 octobre 1946, puis accorde
des crédits à l'Espagne pour l'achat de céréales grâce au protocole Franco-Perón du 19 avril 1948. Franco
et Trujillo admiraient tous deux Perón qui trouva refuge en république Dominicaine en janvier 1958,
avant de s'exiler en Espagne.
-694-
«Les républicains espagnols qui restent en république
Dominicaine, environ cent, sont contraints de quitter le pays, sous un
prétexte ou un autre et le Général Fiallo a indiqué que n'importe quel
ennemi du Général Franco, même s'il n'est pas communiste, est
nécessairement un ennemi de Trujillo1436.»
Le choix du régime est définitivement fait.
1440 Compte rendu annuel devant le Congrès du 27 février 1951. TRUJILLO, Discursos, mensajes y
proclamas, t. I0, p. 119.
1441 Les États-Unis avaient significativement accordé un prêt économique de soixante-deux millions de
dollars et demi à l'Espagne, pourtant écartée du plan Marshall à l'origine.
-696-
• DES AMBITIONS AFFICHÉES
Peu avant son départ pour l'Espagne, le dictateur dominicain fait donner le nom
de Franco à une rue de la capitale et exalte les qualités du généralissime espagnol en
ces termes :
«… le Généralissime Franco, Chef de l'État Espagnol, qui, avec
un zéle digne de louange, a fait de son illustre patrie un authentique
bastion anti-communiste, et qui, en outre, a reconstruit sa patrie, lui
apportant les bienfaits d'innombrables transformations dans tous les
domaines de la vie, plus particulièrement dans le secteur économique
grâce à une intense et ample action de développement agricole et
industriel1442.»
Traçant son propre portrait à travers cette description dithyrambique du
Caudillo, le dictateur dominicain met au premier plan le rôle politique international du
dirigeant espagnol dans le cadre de la guerre froide. Franco est d'abord un infatigable
soldat de l'anti-communisme, totalement dévoué à la cause occidentale. Comme tel, il
est paré des vertus qu'on attend d'un homme de progrès, en particulier dans le domaine
économique. Trujillo présente au “Monde libre” et à Washington l'image de leur héros
idéal.
1442 Mensaje dirigido al Consejo Administrativo de Santo Domingo, el 7 de abril de 1954, sugiriendo
que se designe una de las calles de Ciudad Trujillo con el nombre del caudillo español Francisco
Franco. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 61.
1443 Le pacte est signé le 26 septembre 1953. La décision d'admettre l'Espagne au sein de l'UNESCO,
prise le 27 janvier 1951, est ratifiée l'année suivante.
-697-
La visite de Trujillo s'éclaire d'un jour nouveau : il s'agit de manifester à la face
du monde ce que signifie la fin de la proscription qui frappait le régime dominicain,
puis le régime espagnol. Trujillo et Franco, se prévalant des liens militaires,
économiques et politiques qu'ils ont renoués avec les grandes puissances de l'Ouest,
essentiellement les États-Unis, entendent ne plus être présentés comme des parents
pauvres qui gênent et que l'on cache. Mieux, ils prétendent être reconnus comme aux
avant-postes dans la défense d'un Occident menacé par l'hydre communiste. Les deux
dictateurs, en organisant leur apothéose commune, veulent que soient tirées toutes les
conséquences de leur retour au sein de la famille. Le jour de son retour en république
Dominicaine, avant même de descendre du yacht de Benítez Rexach, Trujillo tirera le
bilan de son voyage en Espagne en traçant les perspectives suivantes pour la presse :
«Les peuples nord-américain et espagnol pourront être toujours
unis pour la défense du monde libre en toute circonstance. Le Général
Eisenhower et le Généralissime Franco pourraient solidement fonder
cette union1444.»
Refusant de revenir par la porte de service, les deux régimes veulent jouer un
rôle actif et public dans la définition des nouveaux rapports de force internationaux. Ils
contribuent ainsi à donner son visage à la guerre froide.
Pour forger l'avenir, il faut récrire le passé. Aussi, la dictature dominicaine qui,
comme nous l'avons vu, s'était cantonnée dans une prudente réserve lors de la guerre
civile espagnole, s'invente des actions héroïques. Le fameux accueil d'orphelins et de
sans-abris à la légation dominicaine, pendant les bombardements de Madrid, également
pratiqué par la plupart des représentations diplomatiques latino-américaines, devient
une véritable geste au service de l'Occident. En revanche, l'asile offert aux républicains
espagnols en terre dominicaine au lendemain de leur défaite est passé sous silence.
La guerre civile elle-même est décrite dans des termes nouveaux. Il n'est plus
question de déplorer le destin tragique de l'Espagne en se refusant à désigner un
coupable, comme en 1936, ni même d'évoquer la «lutte fratricide» qui opposait des
adversaires entre lesquels on ne pouvait choisir, comme en 1946 (voir ci-dessus).
Lorsque le 18 juillet 1951, à l'occasion du quinzième anniversaire du soulèvement de
Franco contre la République, l'ambassadeur espagnol lui remet à nouveau les insignes
1444 L'avenir confirmera le pronostic de Trujillo : Eisenhower finira par se rendre en Espagne où il
donnera l'accolade à Franco en décembre 1959. Ces déclarations sont datées du 14 août 1954. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 286.
-698-
de la grand-croix de Charles III1445, Trujillo prononce un discours dépourvu de toute
ambiguïté :
«Je célèbre, comme Votre Excellence, la haute portée de
l'événement du 18 juillet 1936 […] L'Espagne ne pouvait pas tolérer que
des influences communistes étrangères minent les fondements de son
architecture spirituelle, pour l'abattre et la soumettre aux desseins du
marxisme qui livre son combat idéologique en ayant recours à
l'agression armée grâce à laquelle il se propose de dominer le
monde1446.»
La dernière partie de la tirade grandiloquente, au présent de l'indicatif, fait
clairement allusion à la guerre de Corée, qui a éclaté un an plus tôt 1447. Les auditeurs ou
lecteurs de l'époque, reconnaissaient dans ce jargon la terminologie et les images
employées par la propagande de Washington et de ses alliés pour justifier l'engagement
d'une bataille présentée comme le suprême combat pour sauver le monde des noirs
desseins du communisme.
En reliant le passé au présent et l'Espagne de 1936 au monde de 1951, Trujillo
fait de Franco le prédécesseur de Truman. Bien sûr, par ricochet, il parle de lui-même
en louant le dictateur espagnol. Les rapports idéologiques se trouvent ainsi inversés, par
la vertu de la propagande, puisque le serviteur s'érige en maître à penser. Si la guerre
froide a commencé dès 1936, Franco doit être considéré comme l'initiateur d'un combat
dans lequel la Maison-Blanche s'engage à son tour. Ce n'est pas un hasard si, dans le
même discours, Trujillo rappelle la loi interdisant toute activité anti-communiste qu'il
avait lui-même prise en juin 1947. Fort à propos, la propagande du régime exhume la
loi de novembre 1936 qui s'opposait déjà à la propagation des idées communistes et
anarchistes et à la constitution d'organisations inspirées par ces doctrines.
Opportunément, les journalistes et orateurs stipendiés oublient de mentionner les
anarchistes -ce ne sont plus les ennemis de l'heure- et surtout ne soufflent mot de
l'abrogation de cette loi un an plus tard1448.
1445 Nous avons évoqué plus haut la remise de cette décoration en août 1947. Une nouvelle cérémonie a
lieu en 1951. Le prétexte invoqué est la remise par l'ambassadeur Aznar de l'insigne miniature de l'ordre.
La propagande ne mentionne pas le fait que le Benefactor a déjà reçu cette décoration quatre ans plus tôt.
Cf. ID., ibid., t. II, p. 191.
1446 Discurso al recibir la Gran Cruz de la Orden de Carlos III, homenaje de la colonia española.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. I0, p. 207.
1447 Le 25 juin 1950.
1448 En décembre 1937. Voir notre tableau chronologique en annexe pour tous ces faits.
-699-
février 1951, examinant devant le Congrès la portée de la levée des sanctions
diplomatiques décidée quatre mois plus tôt par l'ONU, il déclare :
«L'Espagne ne peut être absente d'Amérique si celle-ci est le
bastion de la résistance anti-communiste. L'isolement et le blocus dont a
été l'objet l'Espagne pendant les dernières quatre années ne s'expliquent
que comme une manœuvre circonstancielle et calculée de la politique
obstructionniste de la Russie1449.»
Si Moscou est ici nommément désignée, c'est en réalité la politique passée de
Washington qui est mise en cause. Car c'est bien la Maison-Blanche qui a conduit la
politique d'ostracisme à l'égard de l'Espagne de Franco. À mots couverts, Trujillo
rappelle que pendant des années il s'est heurté à la stratégie nord-américaine. Il
triomphe aujourd'hui et souligne qu'on se rallie enfin aux thèses qui lui valaient
l'hostilité du département d'État. Le dictateur feint de dénoncer les manipulations du
Kremlin, mais il accuse en fait les États-Unis de s'être laissé manœuvrer et d'avoir
adopté une ligne contraire aux intérêts de l'Amérique. L'idée sous-jacente est que
Braden et Briggs étaient des agents infiltrés par le communisme.
Les deux dictateurs, défiant ceux qui les considéraient naguère comme
infréquentables se posent publiquement en donneurs de leçons. Dans ces conditions, la
rencontre entre les deux hérauts de l'anti-communisme, et le faste qui entoure les
cérémonies, prennent l'allure d'une véritable demande de réhabilitation des deux
régimes.
1449 Mensaje depositado ante le Congreso Nacional el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I0, p. 83.
-700-
• L'EXALTATION DE L'IDENTITÉ HISPANIQUE
Ce thème occupe une place tout à fait exceptionnelle dans l'idéologie du régime,
tant par sa fréquence que par sa régularité dans la propagande depuis les tout premiers
jours de la dictature. Une lecture attentive des douze volumes du recueil officiel des
allocutions et messages du dictateur permet de l'apprécier.
Sur les 590 discours, messages et proclamations touchant aux domaines les plus
divers, compte rendus annuels, inaugurations de toutes sortes, harangues aux soldats,
discours électoraux radiodiffusés, célébrations de festivités, interviews sur l'actualité du
moment, déclarations officielles, etc., quarante-deux sont l'occasion pour Trujillo de
glorifier explicitement le lignage hispanique. Si l'on ajoute les discours et déclarations
où il fait campagne pour l'érection du phare en l'honneur de Christophe Colomb,
monument destiné à célébrer «l'Espagne d'où vint la lumière en Amérique 1450», on arrive
même à un total de soixante-dix-sept interventions publiques, soit plus d'une sur huit.
Aucun autre thème n'est abordé aussi fréquemment. La célébration de
l'Indépendance de 1844 elle-même, tous héros confondus, revient moins souvent dans
la bouche du dictateur1451. Le tableau ci-dessous, qui relève les occurrences du thème, en
excluant les références au phare dédié à Christophe Colomb 1452, montre bien la régularité
avec laquelle Trujillo rappelle l'attachement du régime aux racines hispaniques1453 :
1450 Discurso pronunciado el 5 de diciembre de 1942 con ocasión de cumplirse el 9° cincuentenario del
Descubrimiento de América. ID., ibid., t. IV, p. 214.
1451 Nous avons relevé soixante-sept occurrences de ce thème
1452 Sur cette question précise voir infra : 1947-1955. Le Phare à Colomb.
1453 Les références des quarante-deux discours ou messages renvoient toutes à TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas. Pour ne pas alourdir le propos nous ne donnons pas ici les titres des allocutions.
Le lecteur intéressé pourra les retrouver sans difficulté grâce aux numéros des tomes et pages. Année
1930 : t. I, p. 24, 1932 : t. I, p. 188, 1933 : t. I, p. 335 et 357, 1934 : t. II, p. 42, 1935 : t. II, p. 170 et 173,
1936 : t. II, p. 283 et 326, 1938 : t. II, p. 308, 1942 : t. IV, p. 159, 185, 188 et 214, 1943 : t. IV, p. 367,
1944 : t. V, p. 173, 1945 : t. VI, p. 114, 1946 : t. VI, p. 277, 1947 : t. VII, p. 13 et 253, 1949 : t. IX, p.
166, 1950 : t. IX, p. 207 et t. I0, p. 46, 1951 : t. I0, p. 83 et 207, 1952 : t. I0, p. 83, 1952 : t. I1, p. 207 et
218, Acies, p. 14, 1954 : Acies, p. 60, 63, 69 et 74, 1955 : Acies, p. 84, 89, 111, 112, 117, 126, 141, 145,
148 et 155.
-701-
L'EXALTATION DE LA LIGNÉE HISPANIQUE
DANS LES DISCOURS DE TRUJILLO
1930-1955
années 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 1941 1942
occur- 1 0 1 2 1 2 2 0 1 0 0 0 4
rences
années 1943 1944 1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955
occur- 1 1 1 1 2 0 1 2 2 3 0 4 10
rences
1455 Discurso pronunciado en el Palacio Nacional el 16 de agosto de 1943, con ocasión del 80
aniversario de la Restauración Nacional. ID., ibid., t. IV, p. 368.
1456 Discours prononcé le 27 février 1944 devant l'Autel de la Patrie. ID., ibid., t. V, p. 174.
-703-
Le mythique âge d'or évoqué ici est chargé de sens. Peuple de civilisation et de
race espagnoles pures -notons l'allusion à la «souche»-, les Dominicains ne doivent
leurs malheurs qu'aux apports étrangers qui les dénaturent culturellement et
physiquement. Un mot choisi à dessein incarne la malédiction : «esclaves». Les
Haïtiens sont d'autant plus clairement désignés que Trujillo rappelle que les
Dominicains n'étaient pas à l'origine des planteurs de canne mais des éleveurs de bétail,
sans esclaves, à la différence des premiers. Dans une perspective manichéenne, le
dictateur oppose à la vie idyllique d'une nation libre, la menace que constitue un peuple
d'esclaves. Par un mécanisme raciste, les victimes deviennent ainsi porteuses d'un péch
éinexpiable et leurs chairs marquées par le fouet semblent répandre l'infamie sur le sol
dominicain encore sans tache.
Le périple espagnol de 1954 apparaît donc comme un retour vers le Paradis
terrestre, dont les Dominicains auraient été injustement chassés. En se rendant à Madrid
auprès de Franco, Trujillo reçoit l'onction qui lave de toutes les afflictions.
-706-
B/ LE CONCORDAT AVEC LE SAINT- SIÈGE
En effet, un an plus tôt, le 27 août 1953, l'Espagne et le Saint Siège, avaient fini
par signer le Concordat sans cesse remis depuis 1938. Comme on le sait, la
reconnaissance de Washington devait suivre de peu celle du Vatican : le 26 septembre
de la même année, un pacte militaire et économique liait les États-Unis et l'Espagne. Le
catholicisme devenait officiellement religion d'État et l'Église était institutionnellement
consacrée comme pilier du régime de Franco.
1461 Au cours de la cérémonie, qui a lieu le 30 novembre 1952, l'ambassadeur d'Espagne remet à
Trujillo et à son épouse, la grande plaque d'honneur et de mérite de la Croix-Rouge espagnole. R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 225.
-707-
Le voyage en Europe scelle en fait une alliance à trois : Trujillo, Franco,
l'Église. Les paroles du religieux espagnol Benito Castilla, qui prononce un discours au
siège du Parti dominicain de Santiago en décembre 1954, le disent mieux que de longs
commentaires :
«Sur les pas du Généralissime Trujillo en terre espagnole, les
nobles et vieux Espagnols accouraient de toutes les contrées […] et tous
criaient d'une même voix et avec une même émotion : Franco et Trujillo.
Et Trujillo et Franco s'étreignirent, l'Espagne et la république
Dominicaine se mêlèrent en une étroite accolade qui unissait la mère et
la fille1462.»
Au siège de l'appareil du pouvoir dictatorial, l'Église impose sa bénédiction au
rapprochement des deux régimes.
-708-
• UNE ÉGLISE ASSERVIE
1463 INCHÁUSTEGUI, Historia dominicana, t. II, p. 187. Poussé par son zèle, ce thuriféraire écrit que la loi
«reconnaissait la personnalité juridique à l'Église Catholique, Apostolique et Romaine, qui est, selon la
Constitution, religion d'État.» (sic). On sait qu'en réalité l'Église est séparée de l'État. La confusion,
volontaire ou non, est symptomatique des rapports ambigus qui se maintiennent. Voir également : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 67 et 69 qui reste plus prudent.
1464 VARGAS, Trujillo. El final de una tiranía, p. 259 en publie une photographie.
-709-
célèbre dans tout le pays pour son inépuisable appétit sexuel. Marié trois fois, il a eu
cinq enfants reconnus hors mariage. "Ramfis", son fils aîné, héritier présumé de la
dictature, est né alors que ses deux parents étaient mariés chacun de leur côté. Il ne sera
d'ailleurs baptisé qu'à l'âge de six ans. Jouant sur tous les tableaux, le dictateur reçoit
régulièrement l'hommage de la franc-maçonnerie dominicaine, entièrement à sa
dévotion1465. On affirme d'ailleurs qu'il y occupe un rang très élevé. La propagande
orale, distillée par ses soins, multiplie à l'envi ses conquêtes féminines et lui attribue
volontiers des pouvoirs magiques et maléfiques. On est bien loin d'un personnage confit
en religion. Pour Trujillo, l'Église est, avant tout, un instrument politique.
1465 Citons notamment le diplôme du Mérite civique que lui remet la franc-maçonnerie dominicaine le
13 septembre 1935 et le premier Congrès odfélique (sic) dominicain qui, le 24 octobre 1947, Fête
anniversaire du dictateur, réunit des délégués de quarante loges. Le principal dirigeant de la franc-
maçonnerie dominicaine, de confession juive, Haim López-Penha, après avoir été subi la disgrâce pour
une affaire de courses hippiques, est promu conseiller d'ambassade à Washington en 1946 (Voir Notices
biographiques). Il faut ajouter, qu'il existait une tradition maçonnique au sein même de l'Église
dominicaine.
1466 Discurso de recepción a Su Excelencia Monseñor José Fietta, primer Nuncio Apostólico de Su
Santidad el Papa Pío XI en la República Dominicana, el día 20 de febrero de 1931… TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. I, p. 64.
1467 L'article 6 déclare : «Sont reconnus inhérents à la personne humaine : […] 3° La liberté de
conscience et de cultes.» L'article 92 -93 après la révision de 1942-, quant à lui, indique : «Les relations
de l'Église et de l'État continueront à être les mêmes qu'actuellement, tant que la religion Catholique,
Apostolique et Romaine sera celle professée par la majorité des Dominicains.» Hérités du texte de 1929,
ces articles ne sont pas modifiés par les révisions de 1934 et de 1942. Tout au plus, cette dernière
révision ajoute à l'article 6. 3° : «… sans autre limitation que le respect dû à l'ordre public et aux bonnes
mœurs.» autorisant ainsi à poursuivre ceux qui pratiquent le vaudou . Les documents officiels ont été
réunis dans : GOBIERNO DOMINICANO, Constitución política y reformas constitucionales. 1844-1942, t.
II, p. 467, 491, 513 et 538. Nous revenons sur cette question plus loin (voir Le Concordat).
-710-
Dans un contexte où la relation entre l'Église et l'État est plus déséquilibrée que
jamais en faveur de celui-ci, la dictature joue de l'équivoque traditionnelle, pour ses
intérêts propres. Une lecture attentive des propos de Trujillo montre que les mots sont
choisis avec plus de soin qu'il n'y paraît :
-711-
• UNE ÉGLISE COURTISANE
Les trois objectifs sont d'importance inégale et ne prennent pas corps au même
moment.
La fonction de propagande au service de la dictadure est le premier et le plus
conséquent des rôles dévolus à l'Église.
Le dictateur lui-même s'en explique :
«Chaque fois que j'ai tendu un pont, élevé un édifice, ouvert un
canal ou une route, j'ai fait venir le Ministre du Seigneur pour répandre
sur l'ouvrage la bénédiction du Tout-puissant1468.»
L'œuvre du régime se trouve tout entière sanctifiée. Chaque construction devient
un signe visible et le paysage est marqué de l'empreinte surnaturelle du Benefactor qui
semble donc omniprésent dans la vie quotidienne de chaque Dominicain.
1468 Al recibir del Nuncio de Su Santidad, Monseñor Maurilio Silvani, la condecoración de la Orden de
San Gregorio Magno, el día 19 de diciembre de 1936, en el Palacio Nacional. TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. I, p. 64.
1469 JIMENES GRULLÓN, dans La República Dominicana: una ficción, p. 197, fait allusion à cela. Il note
par exemple : «Ces masses n'ont pas une claire conscience du dogme catholique, mais elles vouent une
foi ardente à de nombreux saints […] Une telle attitude les pousse à recevoir la parole du prêtre presque
comme s'il s'agissait d'une parole divine. Les louanges de Trujillo deviennent extraordinairement
convaincantes dans leur bouche.»
-712-
Au premier rang d'entre eux, la Vierge de la Altagracia, patronne de la
république Dominicaine, créditée d'innombrables miracles et figure tutélaire du peuple.
Son sanctuaire s'élève à Higüey, tout à l'est du pays, à environ cent vingt kilomètres de
la capitale. Un examen attentif de l'utilisation faite par Trujillo de ce culte permet
d'éclairer la fonction de propagande remplie par l'Église et d'en discerner l'évolution :
1470 La décision de présenter la statue est connue le 25 septembre et les funérailles ont lieu le 3 octobre.
Nous avons systématiquement dépouillé R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo sur cette question de la
manipulation du culte de la Vierge de la Altagracia. Le lecteur pourra s'y reporter pour plus de
précisions. Ici, voir t. I, p. 59.
1471 ID., ibid., p. 66.
1472 Le 18 juillet. ID., ibid., p. 110.
1473 Le 21 janvier. ID., ibid., p. 121.
-713-
la Vierge1474. Son corps lui-même est ainsi protégé des influences malignes par la sainte
miraculeuse qui semble dorénavant veiller constamment sur lui. Ce n'est pas seulement
le président, mais bien l'homme qui reçoit l'onction divine.
1474 Le 17 octobre. Sans doute le dictateur se sent-il éprouvé par l'affection qui le contraindra à une très
délicate opération de la prostate l'année suivante. ID., ibid., p. 174.
1475 Les parrains sont les oncles et grands-mères de "Ramfis", ce qui accentue l'impression qu'un lignage
tout entier est sacré en la personne du dernier aîné mâle. ID., ibid., p. 158.
1476 Respectivement les 21 et 19 janvier. ID., ibid., p. 183 et 184.
1477 On trouvera le détail des fêtes, chômées ou non, dans POLANCO, Calendario de la Altagracia, 1947,
p. 10 et 11.
1478 Le 21 janvier. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 236.
-714-
- L'année suivante, une autre région, à l'ouest de la capitale, est
choisie. L'église de San José de Ocoa, dédiée à la Vierge de la Altagracia, est inaugurée
le 20 janvier. Le lendemain, jour de la Fête annuelle, le parc de Villa Altagracia,
localité placée sous la protection de la sainte, est officiellement inauguré. Bien sûr, les
deux réalisations sont attribuées personnellement à Trujillo. Le dictateur fait célébrer
une messe en l'honneur de la Vierge peu après, afin de parfaire l'opération1479.
- En août 1940, Trujillo, qui a failli être emporté par un très grave
anthrax au mois de juin et s'apprête à se faire examiner aux États-Unis, se rend en
compagnie de dignitaires du régime au sanctuaire de Higüey où est célébrée une messe
d'action de grâces1480. Son rétablissement prend des allures de miracle et atteste qu'il est
sous une protection divine effective.
1479 Les trois événements ont lieu les 20, 21 et 24 janvier 1940. ID., ibid., p. 269.
1480 Le 29 août. ID., ibid., p. 286.
1481 Le collège ouvre le 14 novembre 1945. Voir SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 44 à 48. L'église
est inaugurée le 1er septembre 1946. Cf. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 79.
1482 La version que donne ID., ibid., t. II, p. 95 contient quelques inexactitudes. On se réfèrera plutôt au
texte de la lettre dans : TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 197. CASTILLO DE AZA,
Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, la reproduit également, p. 158.
-715-
suprême1483. À cette occasion, Trujillo annonce qu'il déposera «les drapeaux de la
République, de l'Armée et l'enseigne du Généralissime» dans le sanctuaire de Higüey
en hommage à la sainte patronne de la République 1484. Suivant une progression étudiée,
l'État, les forces de répression et enfin leur chef suprême sont ainsi successivement
placés sous l'invocation de la Vierge. Le président en exercice, Héctor Trujillo, n'est
même pas mentionné.
1483 Il est clair que le régime joue sur une bisémie propre à frapper les esprits : le 15 août on célèbre la
asunción de la Virgen -l'assomption de la Vierge-, et le 16 la asunción del poder ejecutivo por Trujillo -
la prise en charge du pouvoir exécutif par Trujillo.
1484 Le 7 juin. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 103.
1485 Nous avons fait allusion à cette manifestation in 1947-1955. Trujillo "paladin anticommuniste".
1486 ID., ibid., p. 116. Le premier procès de Cayo Confites commence le 28 janvier 1948.
1487 Les architectes ont eux-mêmes décrit leur projet et en ont fait l'historique. Le document est
reproduit dans : CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 157 et suivantes.
1488 Le 17 mai 1948. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122.
1489 L'exposition se déroule du 21 au 30 janvier. Un intéressant album de propagande, en présente les
principaux aspects : Exposición fotográfica sobre la basílica de Nuestra Señora de la Altagracia… Voir
la bibliographie.
-716-
- La pose de la première pierre de la nouvelle basilique de Higüey
a lieu le 21 janvier 1952, pour la fête de la patronne de la République. Par la suite, des
dépenses fastueuses seront engagées pour ce monument emblématique du régime. Plus
de quatre millions de pesos seront ainsi engloutis pour d'édification du temple qui porte
témoignage du caractère divin de la dictature1490.
Pour la régime, le Concordat est donc, avant tout, une éclatante confirmation de
sa légitimité absolue. En recevant l'onction papale, le généralissime qui n'a aucune
fonction élective dans son pays, est reconnu comme figure tutélaire de la république
Dominicaine. Davantage émancipé des formes et apparences démocratiques, assumées
par son frère Héctor, Trujillo est présenté comme un personnage sacré. Le régime
dominicain tend à se définir comme une dictature de droit divin1497.
1496 MEJÍA, Vía crucis de un pueblo, p. 78 caractérise très justement la position de l'Église en présentant
son premier dignitaire, l'archevêque Pittini : «Cet individu […] devint un parfait histrion, plus vif que le
mercure pour la défense de la cause de son Seigneur, qui n'est pas Dieu mais Trujillo.»
1497 La convergence avec le régime de Franco est remarquable sur ce point. Rappelons que le dictateur
espagnol justifiait son droit de gouverner en se définissant officiellement comme “caudillo d'Espagne
par la grâce de Dieu.”
-718-
• VERS LE PARTENARIAT
Vaste tâche, pourrait-on penser, pour un clergé qui, malgré les efforts de
formation, reste encore peu nombreux. Elle dépasserait sans nul doute les forces de
1498 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 16. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122 donne la
date du 8 mai pour ce même discours, ce qui semble plus probable.
-719-
l'Église dominicaine s'il s'agissait de constituer un réseau permanent et actif dans tout le
pays qui encadrerait la population, contrôlerait les consciences et participerait à
l'administration. Les mots sont identiques, mais Trujillo n'a pas l'ambition de constituer
un État “national-catholique1499” à la façon de Franco en Espagne. Le projet n'a pas la
même ampleur ni, par conséquent, le même contenu politique.
Son allocution devant les représentants des groupes sociaux et des corps
constitués de la Vega, dans le Cibao, permet d'éclairer les intentions du régime. Le
Benefactor affirme :
«À l'endroit, quel qu'il soit, où vient à dominer une religion qui ne
soit pas la chrétienne, l'esclavage apparaît comme un droit, et là où cette
religion s'affaiblit, la nation se sent, dans une égale proportion, moins
apte à la liberté générale1500.»
Le lecteur averti reconnaîtra immédiatement, sous l'évocation de l'esclavage,
l'allusion à Haïti. Par opposition aux rites qualifiés de “primitifs” de ses voisins, le
Dominicain se définit comme catholique. Le rôle de l'Église sera donc de frayer la voie
à l'État dans les zones mal contrôlées.
1499 Nous empruntons l'heureuse expression à GARCÍA DE CORTÁZAR et GONZÁLEZ VESGA, Breve
historia de España, p. 595.
1500 Discurso pronunciado el 28 de abril de 1947 en la ciudad de la Vega en el elocuente homenaje que
le rindieron todas las fuerzas vivas… TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. VII, p. 179.
1501 Voir 1937-1947 : Le conflit avec Haïti.
1502 Compte rendu annuel devant le Congrès National du 27 février 1936. ID., ibid., t. II, p. 215.
1503 SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 28.
-720-
territoire de la mission, adossé à la frontière couvre toute la zone montagneuse autour
de Loma de Cabrera et s'étend jusqu'à Canongo au nord, Villa Anacaona au sud et El
Pino à l'est. Les salaires des missionnaires sont versés par le gouvernement qui paie
également tous les frais.
Dès le lendemain de la fondation, le prêtre jésuite Felipe Gallego définit les
tâches de la mission :
«Administrer des Saints Sacrements, prêcher l'Évangile,
enseigner la Doctrine Chrétienne, visiter les malades, consoler les
affligés, assister les moribonds, conseiller ceux qui sont égarés,
développer la culture et l'esprit propres à la patrie, aider à l'éducation et
à la formation de l'enfance et de la jeunesse1504.»
L'aspect proprement religieux se double ouvertement d'une dimension sociale,
culturelle et politique. Concrètement, cela signifie rejeter le créole et imposer l'usage de
l'espagnol, interdire les cultes animistes et leur substituer le catholicisme, inculquer le
respect des autorités et apprendre à leur obéïr.
Il s'agit bien de dépouiller le sauvage pour former le Dominicain intégral,
conforme en tous points à l'idéal tracé par le régime.
1507 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147, effectue un minutieux
recensement de toutes les subventions officiellement accordées à l'Église dans tout le pays depuis la prise
du pouvoir. Elles sont malheureusement présentées en désordre, sans qu'aucun total ne soit fait. Un
examen attentif semble indiquer que le relevé ne va guère au-delà des années 1956-1957. Tel quel, le
document est néanmoins précieux. Un patient travail nous a permis d'effectuer de nombreux calculs et
d'établir des comparaisons significatives.
-722-
SUBVENTIONS À L'ÉGLISE
DANS TOUTE LA ZONE DE LA FRONTIÈRE
(en pesos RD)
-723-
traditionnellement échappent davantage au contrôle administratif, idéologique,
politique et économique de la capitale. Le territoire de la mission, avec son chef-lieu
Dajabón, est la région qui bénéficie des investissements les plus lourds, mais on
distingue d'autres points d'appui importants comme : Santiago Rodríguez, Las Matas de
Farfán et Elías Piña.
-724-
Trujillo souligne lui-même l'enjeu politique de l'entreprise. Félicitant
l'archevêque Pittini en 1952, il écrit à propos des jésuites :
«J'accorde également un intérêt particulier à la très profitable
campagne que mène la Congrégation de Missionnaires afin d'augmenter
le nombre de mariages dans notre pays, point auquel j'attribue une
profonde utilité sociale. La famille est la base de l'organisation de l'État
et tout ce qui se fera pour la maintenir dans une atmosphère de moralité
et de modération propre à renforcer les liens conjugaux, est un travail
qui, finalement, sera bénéfique pour tout notre système institutionnel1511.»
On ne saurait dire plus clairement que les religieux travaillent pour imposer et
renforcer l'autorité du régime en modelant la société selon les besoins de celui-ci.
Missionnaires de l'Église, ils sont aussi missionnaires de l'État dictatorial.
1511 Mensaje dirigido a Monseñor Pittini, arzobispo de Santo Domingo, el 21 de abril de 1952, para
expresar sus simpatías por la labor de divulgación religiosa llevada a cabo por la Congregación de
Misioneros de la Compañía de Jesús. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, t. XI, p. 176.
1512 SANTA ANNA, Misión fronteriza…, p. 34.
1513 ID., ibid., p. 45 à 48 fait un récit assez précis.
-725-
- Quelques mois plus tard, le 6 mars 1946, le collège de garçons
San Ignacio de Loyola de Dajabón ouvre à son tour. Sous l'autorité des jésuites, cinq
religieux hollandais formés à Curaçao sont chargés de l'enseignement1514.
Ces données permettent d'apprécier la portée pratique des accords passés entre
l'Église et Trujillo pour la dominicanisation de la frontière. En 1957, quarante-quatre
institutrices et quatre infirmières sont sorties du collège La Altagracia et quatre-vingt-
un garçons ont reçu le titre de “maître de culture” qui sanctionne le cycle complet
d'études du collège San Ignacio de Loyola. À quelques exceptions près, ils sont restés
dans la région. Les résultats sont encore fragiles, mais ils ne sont déjà plus négligeables.
Quant à la campagne d'enregistrement et de contrôle de la population, menée à
coups de mariages et de baptêmes de masse, elle ne prend son sens que si elle est
systématiquement poursuivie -rappelons que la majorité des unions ne sont toujours pas
-726-
déclarées- et, surtout, si les réseaux économiques sociaux et politiques tissés depuis la
capitale parviennent à s'étendre en profondeur.
L'effort entrepris est de longue haleine et les résultats ne peuvent apparaître que
graduellement.
1516 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 145 indique, par exemple, un «don
pour des œuvres des Pères Jésuites» de 72 000 pesos.
1517 Le 18 novembre 1953. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 256.
1518 SANTA ANNA, Misión fronteriza… ,préface, p. 1.
-727-
L'équilibre politique dominicain s'en trouve sensiblement modifié. Poursuivant
ses propres buts de développement, la dictature consent à partager le pouvoir, de façon
limitée il est vrai, avec des forces qu'elle ne contrôle pas totalement. Un appareil
distinct de celui du régime trouve droit de cité en république Dominicaine.
-728-
• L'ÉGLISE COMME ACTEUR POLITIQUE
L'esprit national que la dictature entend insuffler grâce à son alliance avec
l'Église n'est pas sans contenu, évidemment. On aura déjà distingué le vieux fond
xénophobe et raciste, continuellement exploité, puisque le régime se pose en gendarme
de l'île. Le labeur des missionnaires, par exemple, vise clairement à éradiquer les
coutumes et la langue haïtiennes.
1519 Mensaje depositado ante el Congreso Nacional, el 27 de febrero de 1951… TRUJILLO, Discursos,
mensajes y proclamas, t. X, p. 81.
1520 Voir à ce sujet le télégramme du 27 juin 1950 que Trujillo envoie à Truman pour lui exprimer sa
complète solidarité. ID., ibid., t. X, p. 5.
1521 Mensaje a los miembros de la Compañía de Jesús residentes en la República Dominicana…
Document daté du 31 juillet 1955. ID., ibid., Acies, p. 133.
-729-
Visions héroïques sans doute, mais qui se réfèrent à un combat quotidien et bien
précis. Trujillo attend des religieux qu'ils modèlent les consciences, forment les
hommes, encadrent la jeunesse. L'alerte de l'après-guerre a été particulièrement chaude
en république Dominicaine et le régime en médite encore les leçons. La destruction des
organisations ouvrières et l'étouffement de toute opposition créent un dangereux vide
qu'il faut remplir. Or la dictature a besoin de toujours plus d'ouvriers, de producteurs,
de cadres techniques, administratifs et politiques. Il lui faut donc un allié pour garder le
contrôle de son propre développement. Le combat n'est plus à l'échelle d'une région
montagneuse, mais de tout le pays.
La dominicanisation frontalière est d'ailleurs elle-même replacée dans cette
perspective par la propagande. En 1955, Ramón Emilio Jiménez, dignitaire du régime
et thuriféraire du Benefactor écrit :
«Il faut préserver la frontière de toute éventuelle infection
d'origine rouge […] Catholicisme contre communisme, tel est le contenu
spirituel de la vaste campagne d'éducation sociale qui y est menée1522.»
D'un bout à l'autre du pays, une croisade s'engage. Il faut favoriser le
développement économique et former les cadres intermédiaires et supérieurs
nécessaires, sans miner les fondements de la dictature. La modernisation implique un
contrôle plus affiné des esprits. Telle est la mission dévolue à l'Église.
1524 Les terrains sont offerts le 15 novembre 1934, l'inauguration a lieu le 24 octobre 1950 et le don est
annoncé le 19 mars 1954. Cf. R. DEMORIZI,Cronología de Trujillo, t. I, p.135 et t. II, p. 180 et 263
respectivement.
-731-
L'année suivante, en mai 1953, la construction de sept ateliers, pour un coût de 150 000
pesos, est annoncée.
Les investissements sont stupéfiants. En six ou sept années, on relève neuf
versements de plus de cent mille pesos, subvention jamais accordée à un autre collège
ou lycée du pays. Un décompte systématique fait apparaître que la dépense totale
déclarée est de plus de quatre millions et demi de pesos, répartie en dix-huit
subventions au fil des mois. Encore ne s'agit-il là que des dépenses spécifiquement
affectées à cet établissement. Les exonérations d'impôts ou allocations diverses
globalement versées aux ordres religieux, sans autre précision, n'ont pu être
comptabilisées. La somme est proprement colossale. À elle seule, elle représente près
du quart des dix-neuf millions et demi de pesos versés à l'Église depuis 1930. Seule la
construction de la grandiose basilique de la Vierge de la Altagracia à Higüey mobilise
des sommes comparables, sans toutefois les égaler1525.
1525 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147. Le total des subventions
versées atteint la somme de 19 487 073, 98 pesos. Le lycée polytechnique de San Cristóbal, à lui seul,
recueille 4 519 159, 60 pesos soit 23 % de ce total. Rappelons que la basilique de Higüey coûte plus de
quatre millions de pesos. Pour le déroulement des événements, on pourra également consulter : R.
DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 217, 224 et 243. Trujillo donne ordre de conclure le contrat le
22 juillet 1952, l'inauguration a lieu le 24 octobre de la même année et la subvention destinée à la
construction des ateliers est annoncée le 29 mai 1953.
1526 Discurso pronunciado el 9 de mayo de 1948, al inaugurar el nuevo Seminario Central. TRUJILLO,
Discursos, mensajes y proclamas, t. IX, p. 15. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 122 donne le
8 mai 1948 comme date d'inauguration du séminaire.
1527 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 106 à 147. On relève dix-sept
subventions qui, additionnées, représentent une somme totale de 402 945, 93 pesos.
-732-
- Les prêtres qui encadreront la population dans les zones
éloignées mais aussi dans les quartiers ouvriers, en particulier dans les “quartiers de
progrès social”, systématiquement dotés d'une église.
1912-1960
1528 En particulier au Colegio Mayor de Salamanque et dans les séminaires pontificaux (Ateneos
Pontificios) de Rome.
1529 Reproduit par WHIPFLER, Poder, influencia et impotencia…, p. 97.
1530 ID., ibid., remarque justement qu'un nombre important de prêtres est absorbé par des tâches
d'éducation, d'administration, etc. Peut-être près d'un tiers. La relation de l'Église avec le régime évolue
bien plus rapidement que ses rapports avec les masses dominicaines.
-733-
Le jésuite Oscar Robles Toledano est l'une des figures les plus représentatives
de ce nouveau clergé. Docteur et professeur, il est nommé vice-recteur de l'université. Il
y exerce une surveillance constante des étudiants et professeurs afin de vérifier leur
orthodoxie politique. En 1951, il définit sa vision du monde ainsi :
«La France connaît actuellement une décadence profonde, au
moment précis où l'Espagne de Franco va retrouver son antique
rayonnement1531.»
L'homme est profondément réactionnaire, et ne s'en cache pas.
En 1953, moment crucial de la guerre froide, il est nommé délégué suppléant de
la république Dominicaine aux Nations unies. Dans ses déclarations à la presse, il
explique sans ambages :
«La désignation d'un prélat catholique comme membre de la
délégation dominicaine, répond à la volonté du régime du Président
Trujillo de combattre avec les armes de la foi et de la charité
chrétiennes, dans l'arène internationale, la doctrine communiste
délétère1532.»
Dans les semaines qui suivent l'armistice de Pan-Mun-Jon, il se distingue par
ses virulentes attaques contre l'Union Soviétique, accusée de torpiller la Conférence de
paix, se fait l'ardent défenseur de l'entrée de l'Espagne à l'ONU et proteste contre les
persécutions dont l'Église catholique est l'objet dans les pays de l'Est1533.
En 1955, il est nommé consul général à New-York, poste diplomatique d'une
grande importance puisqu'il est amené à rencontrer les principaux agents politiques de
Trujillo aux États-Unis.
1531 Propos rapportés par l'ambassadeur Keller dans son courrier du 26 novembre 1951. ADMAE, AM-
44-52-RD n° 7, p. 212.
1532 Le 20 juin 1953. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 244.
1533 Voir en particulier les déclarations des 24 et 25 août et du 6 novembre 1953. Ibidem, t. II, p. 250,
251 et 255 respectivement.
-734-
• LE CONCORDAT
L'acte diplomatique souscrit par la république Dominicaine et le Vatican est donc, avant
tout, la consécration des rapports qui se sont progressivement noués entre le régime et
l'Église.
Cet aspect, fondamental du point de vue politique, est nettement affirmé dans le
Concordat lui-même :
1534 WHIPFLER, Poder, influencia et impotencia…, p. 100. Précisons que Meriño était prêtre et président
de la république Dominicaine.
1535 Le 18 mai 1954, une semaine avant son départ.
-735-
donne le texte précis. L'oraison commence par cette invocation lancée par le prêtre
entraînant les fidèles : «Seigneur, protège la République et son Président1536.» Ainsi,
chaque fois qu'il assistera à un office religieux ou presque, le Dominicain participera à
la consécration -au sens liturgique du terme- du régime.
En échange de cette onction divine, l'Église se voit reconnaître une très large
place :
Elle est libre de faire appel à des prêtres et religieux étrangers, lorsqu'elle
estimera que tel est l'intérêt du pays ou le sien propre et sera même dispensée de toute
1536 «Dómine, salvam fac Rempúblicam et Praésidem ejus.» Le Concordat et le protocole qui
l'accompagne sont intégralement reproduits dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la
Iglesia,.p. 239 à 262. L'article XXVI se trouve p. 256, le texte de la prière figure p. 261.
1537 Ibidem, p. 240.
1538 GOBIERNO DOMINICANO, Constitución política y reformas constitucionales. 1844-1942, t. II, p. 538.
Remarquons que l'un des effets de la signature du Concordat est la suppression pure et simple de cet
article, devenu trop restrictif, dans la Constitution lors de la révision du 1er décembre 1955. Constitution
de la république Dominicaine, (1955), p. 12 et 13.
-736-
taxe d'immigration. Elle pourra élever des étrangers à la dignité d'évêque ou
d'archevêque, ce dont elle ne se privera d'ailleurs pas 1539. L'indépendance de la hiérarchie
catholique est ainsi reconnue.
Le rôle de l'Église dans l'enseignement est reconnu. Elle sera libre de fonder tout
établissement d'enseignement qu'elle désirera. Pour sa part, l'État ne s'attribue aucun
droit de contrôle sur les ouvertures d'établissements et s'engage à apporter des
«subventions adéquates», «compte tenu du profit social qui en découle pour la Nation.»
Quant aux diplômes, librement accordés par les écoles primaires religieuses, ils
seront pleinement reconnus1542.
Dans ce domaine l'autonomie du clergé est presque absolue.
1539 Articles V, 10 et X, 1. CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 243 et 245.
1540 Article XI, 3. ID., ibid., p. 246.
1541 Article XV, 1 et 2. Voir également les minutieuses précisions administratives apportées par le
protocole final. ID., ibid., p. 248 et 260
1542 ArticleXXI, 1 et 2 ainsi que le protocole finale qui stipule notamment : «Pour l'ouverture d'écoles
dépendant de l'Autorité ecclésiastique il n'est exigé aucune licence ni autre formalité.» ID., ibid., p. 251
et 252 et 260.
-737-
exclusifs de l'Église dans son domaine; il en faut le double pour énumérer les
obligations imposées à l'État dans l'enseignement public et l'information. Le premier
alinéa définit l'esprit du texte :
«L'enseignement dispensé par l'État dans les écoles publiques est
guidé par les principes de la doctrine et de la morale catholiques.»
Les cours de religion et de morale catholiques sont institués dans tous les lycées,
collèges et écoles. Ne sont dispensés que les élèves dont les parents en auront fait la
demande écrite. L'Église contrôle cet enseignement par des inspections, en participant à
la désignation des maîtres chargés de ces cours et en intervenant directement dans les
salles de classe1543.
Ainsi est ouverte la voie à une mise sous surveillance par l'Église de certaines
fonctions de l'État.
Enfin, l'Église est reconnue propriétaire non seulement des biens meubles et
immeubles qu'elle possédait en 1930, mais également de tous les temples et bâtiments
construits par la dictature à des fins religieuses depuis cette date. Ces biens ne pourront
être frappés d'impôts ni de taxes1544.
Ces dispositions ressemblent fort peu aux usages du dictateur, plus habitué à
prélever sa commission sur tout ce qui a de la valeur et à s'approprier le bien d'autrui.
En codifiant contractuellement et par écrit les relations nouées au fil des ans
avec l'Église, le régime dominicain triomphe. Le Concordat vaut légitimation accordée
par le Vatican.
Mais, au-delà de cette observation générale, l'analyse de la forme et du contenu
de l'accord diplomatique permet de saisir la nature des rapports entre les deux
partenaires et de dévoiler le contenu exact de l'apothéose de la dictature.
-738-
La démarche est profondément nouvelle1545. Remarquons en effet que les
concessions faites à l'Église dans le Concordat n'ont pas de précédent. On objectera
peut-être que le document diplomatique enregistre une réalité bien plus qu'il ne la crée.
Cette observation est pertinente,mais elle ne fait que souligner l'ampleur de
l'infléchissement de l'orientation réellement poursuivie par la dictature.
Le régime dominicain s'est fondé, dès le premier instant, sur la concentration
d'un pouvoir absolu entre les mains d'un appareil -celui de la dictature-, d'une caste -
l'armée- et, en définitive, d'un homme -Trujillo. Fondamentalement, la dictature
s'installe, existe et se développe comme résultat de l'élimination de toute autre forme de
pouvoir sur toute l'étendue du territoire dominicain. Des clubs de l'oligarchie aux
cénacles artistiques, des tribunaux aux chambres de commerce et aux conseils
municipaux, toute vie sociale est asservie. Le poète ne peut écrire et publier que s'il
accepte de chanter le Benefactor et l'avocat ne plaidera qu'à condition de défendre les
causes qu'on lui indiquera. La société tout entière, jusqu'aux individus qui la
composent, est l'instrument d'une seule volonté : celle du dictateur.
1545 En 1946, la dictature avait également négocié, de puissance à puissance, avec les dirigeants du PSP
cubain, on s'en souvient (Cf. 1945-1947. La menace sociale). La démarche était radicalement différente.
En effet, Trujillo était alors confronté au développement indépendant, et donc menaçant, du mouvement
ouvrier en république Dominicaine. Le but de la négociation, pour la dictature, était justement de réduire
cette autonomie ouvrière, et non de l'institutionnaliser. La constitution de la nouvelle CTD, entièrement
contrôlée par l'appareil de la dictature, devait exprimer cette soumission des cadres militants au régime et
annoncer la liquidation du mouvement indépendant.
Il suffit de comparer le traitement donné par la propagande aux deux accords pour se convaincre qu'ils
sont de signe opposé. Alors que l'accord avec les communistes cubains reste secret et que l'appareil
maintient constamment l'équivoque en combinant les promesses et les menaces publiques, le Concordat
est célébré sans restriction ni fausses notes.
-739-
3. UNE APOTHÉOSE MISE EN SCÈNE
• LE TEMPS RITUALISÉ
1546 Il n'est évidemment pas possible de donner ici toutes les références des journaux et livres qui nous
ont permis de dresser ce tableau. Citons néanmoins deux publications à caractère officiel auxquelles le
lecteur pourra se reporter pour trouver une abondante information : H. E. POLANCO. Calendario de la
Altagracia et R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo.
-740-
COMMÉMORATIONS ET FÊTES ANNUELLES
(arrêté en mars 1956)
(suite)
FÉVRIER AOÛT
1 F. du journaliste 1934 3 F. du drapeau de la race 1933
10 F. de la Sécurité sociale 1955 14 F. des Travaux publics 1953
25 F. anniversaire de R. Mella 1943 16 F. de la Restauration* 1954
26 F. de la marine 1949
27 F. de l'Indépendance* 1954
MARS SEPTEMBRE
2e dim. F. du pompier* 1953 3 Jour de deuil national 1931
2 F. du policier 1939 24 F. de la Restauration financière* 1943
9 F. de F. del Rosario Sánchez 1943 F. de la Patrie nouvelle
11 F. des agents commerciaux 1956 F. de N.D. de la Miséricorde
13 F. de l'étudiant / des écoliers 1946 27 F. de Enriquillo 1950
19 F. de saint Joseph* ---
26 F. de l'alphabétisation 1955
AVRIL OCTOBRE
x Mois de la Tuberculose 1944 12 F. de C. Colomb et de la Race* 1936
x Jeudi saint* 1954 22 F. de la jeunesse catholique dom. 1946
x Vendredi saint* 1954 24 F. anniversaire de Trujillo* 1936
2 F. de l'enseignant universitaire 1955 F. du drapeau-
7 Jour mondial de la santé --- F. des Nations unies
14 F. panaméricaine 1936 28 F. de l'université et de l'école ---
23 F. du livre 1951
24 F. des Conseils municipaux 1941
30 F. de l'ouvrier 1939
MAI NOVEMBRE
x Jeudi de l'Ascension* --- x Mois du cancer 1944
1er sam. F. de la femme des Amériques 1946 1 Toussaint ---
1er dim. F. de l'arbre* 1949 6 F. de la Constitution 1943
der. dim. F. des mères* 1937 12 F. du Service postal et télégraphique 1936
F. de Julia Molina Vve Trujillo Valdez 20 F. de l'armée nationale 1940
1 F. du travail* 1932 22 F. du musicien 1944
12 F. de l'hôpital 1946
15 F. de l'agriculteur 1946
16 F. de l'Ère de Trujillo* 1941
JUIN DÉCEMBRE
x Fête-Dieu* 1954 x Mois de la protection de l'enfance 1950
1er dim. F. des pères* 1941 der. j. classe F. de l'enfant 1931
F. de Trujillo Valdez 1 F. panaméricaine de la santé ---
5 F. du sport 1944 F. du père Billini
22 F. de l'armée 1935 8 F. de l'Immaculée Conception* ---
26 F. des Nations unies 1947 5 F. de la découverte de l'île ---
29 F. de St Pierre et St Paul* - - - 17 F. panaméricaine de l'aviation 1940
30 F. de l'instituteur 1939 21 Jour du pauvre ---
25 Noël* 1954
Nous indiquons l'année où la dictature a légalement fixé la fête et ses modalités, en regard de chaque
événement, quand nos recherches nous ont permis de l'établir. Nous n'avons pas tenu compte des
amendements ultérieurs lorsqu'ils confirmaient la tenue de la fête ou en étendaient la portée. En
revanche, nous ne faisons pas figurer les fêtes créées puis supprimées par la dictature avant 1956.
Le temps est ainsi accaparé par le régime qui transforme l'année en un rituel
ininterrompu. Habilement, il le fait à moindres frais en évitant soigneusement de
désorganiser la marche de la production. On observera qu'il n'y a pas plus de vingt-
quatre jours officiellement chômés, parmi lesquels on compte six dimanche, jour légal
de repos hebdomadaire. En fait, la dictature n'a ajouté au calendrier traditionnel des
fêtes chômées qu'une seule date : le 24 octobre, anniversaire du Benefactor. Les fêtes
ne rompent pas le rythme du travail, elles le confirment et le consacrent. La perspective
ouverte par le régime est en effet corporatiste, totalitaire et d'essence religieuse :
1547 La proclamation de Trujillo instaurant pour la première fois un jour du pauvre date du 31 mai 1936.
Nous n'avons fait figurer dans le tableau que deux jours -parmi les douze- attestés à plusieurs reprises.
-742-
que comme pièce spécialisée d'une vaste machine. Il n'a donc pas de perspective
propre.
L'étourdissant kaléidoscope des fêtes vise à imprimer dans les esprits l'idée que
toute revendication particulière s'oppose à l'intérêt général de la nation et est donc, par
nature, aberrante.
1548 Mensaje a los obreros del país en ocasión de celebrarse el 1 de mayo de 1955, el día del trabajo.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 107.
-743-
superpose les fêtes les unes aux autres, créant de puissantes associations d'images dans
les esprits.
• La Fête du drapeau national est fixée à la saint Raphaël, jour anniversaire de la
naissance du dictateur1549. La célébration de la patrie, la vénération du saint patron de
Trujillo -on sait l'importance accordée par une grande partie de la population à cette
fête religieuse1550- et l'hommage au Benefactor se confondent, en ce jour déclaré chômé
dans toute la République.
• La Fête du sport coïncide avec l'anniversaire de "Ramfis", fils aîné du dictateur
et grand joueur de polo1551. L'image tutélaire du prince héritier plane ainsi au-dessus de
tous les rassemblements organisés dans les stades et sur les terrains de sports, ce jour-
là.
• La fête des Mères, cérémonie familiale et intime, est également la «fête de
doña Julia Molina veuve Trujillo Valdez», par décision du Congrès1552. La mère de
Trujillo, officiellement parée du titre de excelsa matrona (mère éminente1553), devient
ainsi la mère de tous les Dominicains. Chacun, en faisant simplement preuve de piété
filiale, lui rend hommage.
• Dans le même esprit, la fête des Pères est déclarée «Fête de don José Trujillo
Valdez», père du Benefactor1554.
Comme dans le calendrier religieux, qui chaque jour invite à célébrer Dieu sous
l'image d'un saint différent, l'année dominicaine est peuplée de la présence de la famille
de Trujillo1555. La succession des fêtes de la dictature tend à définir un véritable
Martyrologe1556 politique.
C'est donc très logiquement, que calendriers religieux et politique finissent par
fusionner. Le spirituel et le temporel sont régulièrement unis dans un même culte.
• Nous avons évoqué ci-dessus la Fête de la saint Raphaël et du drapeau.
• La Fête des associations ouvrières, contrôlées par l'appareil du régime,
correspond à la grande fête de Notre-Dame de la Altagracia, patronne du pays1557.
1549 Déclaration du Congrès national du 22 février 1936. Le 22 décembre 1947, Trujillo ajoute la
célébration des Nations unies.
1550 Le saint patron est traditionnellement la divinité protectrice, le double tutélaire, de chacun. Le
prénom, qui correspond au saint du jour de la naissance, atteste que l'on est placé sous la sauvegarde de
ce personnage divin. Porter un même prénom, être tocayo, revient à être frère, de ce point de vue.
1551 Décision du 25 novembre 1944.
1552 Proclamation du Congrés national du 20 mars 1937.
1553 L'adjectif excelsa est habilement choisi. Il n'est guère connu que substantivé et sous sa forme
masculine , el Excelso, et désigne alors le Très-Haut, soit Dieu lui-même.
1554 Loi promulguée le 25 juillet 1941.
1555 On remarquera qu'il s'agit plus précisément de ses ascendants et descendants, les fréres, sœurs et
épouse faisant figure de personnages annexes. Le lignage héréditaire est mis en avant, comme dans la
plupart des systèmes qui invoquent le droit divin.
1556 Catalogue de tous les saints.
1557 Déclaration du 9 janvier 1937.
-744-
• La Fête de l'agriculteur se confond avec celle de saint Isidore Laboureur, qui
protège les récoltes et fait traditionnellement l'objet d'une ardente dévotion populaire en
milieu rural1558.
• La fête de Notre-Dame de la Miséricorde, l'une des plus grande fêtes
religieuses, est aussi celles de la Nouvelle patrie et de la Restauration financière 1559.
L'anniversaire du Traité Trujillo-Hull de 1940 mettant un terme au contrôle nord-
américain sur les douanes est célébré comme un miracle.
Concrètement, cela signifie que les revues civiques sont bénies par les
dignitaires de l'Église et que les images saintes président les cérémonies aux côtés des
portraits du Benefactor1560.
Ce véritable syncrétisme, patiemment calculé, élève l'histoire de la dictature au
rang de mythe fondateur de l'identité dominicaine. L'ordre dictatorial devient
l'expression terrestre de l'ordre divin.
En s'appropriant le temps, le régime de Trujillo se pose comme transcendant et
éternel.
1558 Fêté pour la première fois sous cette forme le 15 mai 1946.
1559 Célébrée dès le 24 septembre 1943. La dictature avait eu l'habileté de le signer en ce jour de fête
religieuse dominicaine.
1560 On pourra par exemple examiner la photographie de la page 119 dans le recueil de documents : La
vida cotidiana dominicana a través del archivo del Generalísimo. Elle offre une intéressante vue de la
Fête de l'armée en juillet (?) 1947. Un autel recouvert de sa nappe et ornés de fleurs et de cierges a été
dressé. Il est surmonté d'un crucifix et d'une grande image de la Vierge. Des drapeaux, en particulier
celui du généralissime, sont disposés dans les angles et une photographie de Trujillo, un peu plus grande
que celle de la Vierge, est placée sur un chevalet à côté de la sainte table.
-745-
• UN HÉROS COUVERT DE MÉDAILLES
Joaquín Balaguer, dans l'oraison funèbre qu'il prononce le 2 juin 1961, lors des
funérailles de Trujillo en l'église de San Cristóbal indique clairement ce rôle politique
des décorations :
1561 Ce relevé détaillé étant trop dense pour figurer ici, nous le donnons dans l'Annexe VII.
-746-
«Sa passion pour les décorations et son goût des titres et de tout
ce qui est pompe théâtrale dans les implacables luttes inhérentes au
pouvoir, ne furent pas en vérité l'expression d'un simple sentiment de
vanité, comme on l'a souvent cru, mais l'une des ressources dont joua cet
artiste de la politique, profond connaisseur de la psychologie des masses,
pour conditionner les foules et pour agir sur l'imagination des hommes
avec tout le prestige de sa forte et déconcertante personnalité1562.»
La lucidité, voire le cynisme, du propos tenu devant le catafalque du Benefactor
et en présence de tous les dignitaires de la dictature, montre que le régime est
parfaitement conscient de la nature de ses relations avec les masses et que les médailles
ont été utilisées par Trujillo en complète connaissance de cause1563.
1566 Ces distinctions lui sont remises ou décernées respectivement le 27 février 1935, le 30 juin 1939, le
24 septembre 1945, le 6 décembre 1947 et le 14 novembre 1954.
1567 Ces événements ont respectivement lieu les 13 septembre 1935, 10 février 1943 et 13 février 1953.
-748-
LES DÉCORATIONS ÉTRANGÈRES OFFICIELLES
DE TRUJILLO EN 1955
Pays ayant décerné Pays ayant décerné Pays ayant décerné Pays ayant décerné
quatre décorations trois décorations deux décorations une décoration
Paraguay 1943
Équateur 1938/1938
Pays-Bas 1944
Honduras 1949
Chine 1940/1947
Nicaragua 1952
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- En Europe, les soutiens sont plus limités. Nous ne reviendrons
pas sur la signification politique des gages de reconnaissance donnés par l'Espagne et le
Vatican, que nous avons déjà examinée. L'Italie de Mussolini, soucieuse de trouver des
points d'appui dans les Caraïbes, a fait des avances au Benefactor. Après la guerre, la
République italienne, a ostensiblement manifesté sa gratitude à un régime favorable à
son retour rapide dans le concert des nations.
L'attitude de la France retient particulièrement l'attention. Pour défendre d'abord
ses marchés d'armement, sa position dans les Caraïbes ensuite, elle prodigue des
marques de soutien exceptionnelles. Trujillo est ainsi élevé dans l'ordre de la Légion
d'honneur jusqu'au grade le plus élevé, grand-croix, en 1938, et il reçoit la croix de
guerre avec palmes en 19531568.
On remarquera que la première décoration est décernée et remise à Trujillo alors
que la dictature, durement secouée par le scandale qui fait suite au massacre des
Haïtiens d'octobre 1937, traverse une période très difficile. En choisissant ce moment,
la diplomatie française s'insère dans un jeu de rivalités : tentant de profiter de la réserve
et des hésitations de Washington, elle essaie de reprendre une partie du terrain perdu
dans cette zone1569.
La seconde décoration est normalement réservée aux maréchaux de France et
aux Français tombés au champ d'honneur au cours d'une action héroïque. Or Trujillo est
étranger, sa réputation est douteuse et, surtout, aucune unité dominicaine n'a participé à
la libération de la France en 1944, ni même à la Deuxième Guerre mondiale. Les seuls
faits d'armes qu'on lui connaisse, relèvent de ses actions de répression contre des
citoyens dominicains. En dépit des résistance du protocole, le Quai d'Orsay, harcelé par
les diplomates dominicains, obtient cette distinction extraordinaire pour Trujillo. La
France couronne ainsi celui qui se présente comme le héraut de la croisade anti-
communiste dans les Caraïbes.
L'exemple de la France montre l'importance pour la dictature des décorations
accordées par les puissances étrangères. Les deux décorations françaises, par leur
-752-
- Dans le même temps, ces distinctions manifestent la capacité de
la dictature à se trouver des complicités politiques à l'étranger. Outre les diplômes nord-
américains mentionnés plus haut, l'un des cas les plus significatifs reste la grand-croix
du Mérite et de la Charité de l'ordre français de la Croix de Sang, remise à Trujillo en
1937. Les connexions du régime dominicain avec des courants de l'extrême-droite
française transparaissent dans l'attribution de cette décoration. On se souvient que le
commandeur général et fondateur de cet ordre est en effet Maurice Hanot, dit d'Hartoy,
également fondateur des Croix de Feu en 1927. Ce personnage, nommé consul
honoraire de la république Dominicaine à Genève, joue un rôle actif au service de
Trujillo, notamment lors de la Conférence d'Évian en 1939. Il est aussi le président du
Comité français des amis de la république Dominicaine, qui publie les œuvres des
laudateurs du Benefactor en France après la Deuxième Guerre mondiale. La dictature
de Trujillo est ainsi donnée en modèle à une frange de l'opinion française1576.
Toutes ces décorations, inlassablement amassées depuis les premiers jours, sont
brandies comme des trophées par le régime au faîte de sa gloire. Elles sont les preuves
de la pérennité de Trujillo et attestent que la dictature, en dépit des vicissitudes, s'est
imposée à l'intérieur et s'est fait reconnaître assez largement à l'extérieur. Après les
années difficiles de la guerre et surtout de l'après-guerre (voir le tableau : Titres et
décorations de Trujillo en 1955, ci-dessus) les distinctions affluent à nouveau, à la
faveur de la guerre froide. Un observateur attentif pourrait néanmoins déceler que le
régime reste prisonnier de sa condition de serviteur et qu'il est à la merci d'un
retournement de la conjoncture, comme nous l'avons noté à plusieurs reprises.
1576 Nous avons déjà évoqué ce personnage et donné quelques références in 1932-1937. Le régime dans
les contradictions mondiales.
Parmi les publications des Amis de la république Dominicaine relevons notamment : GONZÁLEZ
BLANCO, Trujillo ou Comment on relève une nation qui est traduit et préfacé par Maurice (Hanot)
d'Hartoy en 1947 et, Trujillo ou La transfiguration d'un peuple, traduit de l'ouvrage du député franquiste
espagnol FERNÁNDEZ MATO, en 1948.
-753-
• L'ANNÉE DU BENEFACTOR
- Au premier rang figurent les onze tomes des quatre cent quatre-
vingt-douze discours et messages du Benefactor, révisés avec soin, classés
chronologiquement, complétés par des index et tables des matières et publiés entre
1946 et 1953. Quelques discours, devenus gênants, ont été écartés1578. La dictature
organise ainsi ses archives afin d'entrer dans l'histoire avec sa propre lecture de son
ascension. L'ensemble se présente comme la somme de la pensée du grand homme.
1577 Créé le 15 juin 1945, cet organisme est placé sous l'autorité du secrétariat d'État aux Relations
extérieures le 1er août 1946.
1578 Le titre officiel est : Discursos, mensajes y proclamas. El pensamiento de un estadista. L'ensemble
des onze volumes représente 3 861 pages. Parmi les discours écartés : celui du 2 octobre 1937 qui
donnait le signal du massacre des Haïtiens.
-754-
jour le jour, de la dictature 1579. Avec une rigueur toute scientifique, l'historien compile
minutieusement la propagande du régime, pour présenter la succession des événements
politiques, les nominations, les réceptions et les cérémonies. Évidemment, tout point de
vue extérieur est écarté. La dictature forge sa chronique qui s'achève à la date du 16 mai
1955, XXVème anniversaire de l'Ère de Trujillo. Tout le passé semble converger vers ce
glorieux couronnement.
1588 La loi qui déclare l'année 1955, “Année du Benefactor” et fixe au 16 mai la célébration du vingt-
cinquième anniversaire de l'Ère de Trujillo est votée par les deux Chambres le 13 mai 1954 et
promulguée le 15. La Commission pour la célébration du vingt-cinquième anniversaire est nommée par
une loi du 17 du même mois.
1589 Déclarations au Centre d'Information de la république Dominicaine du 11 août 1954. R. DEMORIZI,
Cronología de Trujillo, t. II, p. 285.
1590 Nous avons évoqué cet aspect supra : cf. La revanche et Le débarquement de Luperón
-757-
Le dictateur sait que tout rapprochement entre les deux Grands, restreint ses
perspectives et constitue une menace pour l'avenir de la dictature. Or, après la mort de
Staline et l'armistice de Pan-Mun-Jon qui a mis fin à la guerre de Corée, le dégel des
relations entre Washington et Moscou s'est amorcé. Le régime dominicain s'inscrit donc
naturellement dans le camp de ceux qui sont hostiles à l'évolution qui se dessine et
souhaitent un renforcement de la guerre froide. Ce n'est certainement pas un hasard si le
Benefactor décide de dénigrer l'ONU sur le territoire des États-Unis, plus précisément à
Miami, ville où il a tissé de solides liens politiques et dispose d'efficaces instruments de
propagande1591.
1591 Rappelons que le Miami Herald, qui bénéficie de fonds de la dictature, est tout dévoué à Trujillo.
1592 Propos rapportés et diffusés aux États-Unis par le Centre d'informations de la république
Dominicaine de New-York. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 286.
1593 L'admission se fera l'année suivante.
1594 Trujillo visite les États-Unis du 25 septembre au 25 octobre 1954.
-758-
arrivée et pendant tout son séjour, il multiplie les déclarations politiques qui sonnent
comme autant d'avertissements, et se pose en stratège international.
Ainsi affirme-t-il depuis Washington :
«Fondamentalement l'Union Soviétique et ses alliés communistes
sont nos ennemis, toujours prêts à saper les fondements démocratiques
du monde libre et à nous séparer les uns des autres, en appliquant
l'infâme principe : diviser pour régner1595.»
Il conclut en proposant la constitution d'une organisation des “Nations Unies
pour la Paix” qui regrouperait exclusivement les pays du “Monde libre”.
Deux jours plus tard1596, le dictateur annonce la tenue à Ciudad Trujillo, en mai
1955, pour le vingt-cinquième anniversaire du régime, d'une “Foire panaméricaine du
Monde libre”. Il précise immédiatement que de nombreuses grandes entreprises nord-
américaines y participeront.
Les perspectives sont ainsi fixées. La dictature, franchissant un pas
supplémentaire, s'oppose ouvertement à l'existence même de l'ONU et préconise un
rassemblement des pays occidentaux sous la houlette de Washington. Le maître mot de
ce regroupement est “la paix”, ce qui, par contraste, désigne les pays au-delà du rideau
de fer comme des fauteurs de guerre.
La manifestation qui doit coincider avec le vingt-cinquième anniversaire de
l'Ère, vise donc à faire apparaître la “paix de Trujillo”, c'est-à-dire le régime dictatorial,
comme indissociable de la “paix du monde libre”. De plus, en choisissant de célébrer
l'événement par une foire-exposition, Trujillo met en avant le développement
économique et se présente comme un homme de progrès aux yeux des milieux
financiers des États-Unis. Il fait d'ailleurs explicitement appel aux firmes nord-
américaines pour le succès de la manifestation.
1595 Déclarations à la presse du 27 septembre 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 299.
1596 Le 29 septembre 1954 à New-York.
1597 Il rencontre George F. Kennon et Francis Cherra, respectivement gouverneurs de Louisiane et du
New-Jersey, le 16 octobre 1954. De Lesseps Morrison, maire de La Nouvelle-Orléans l'accueille le 14
octobre, et Hayden Burns, premier magistrat de Jacksonville offre une réception en son honneur le 18 de
ce même mois. Rappelons qu'il est déclaré Fils adoptif de La Nouvelle-Orléans le 15 octobre et Citoyen
d'honneur de Miami, le 21.
-759-
Parallèlement Trujillo se montre en compagnie des hommes d'affaires. Tantôt il
s'agit de la Jeune Chambre économique de La Nouvelle-Orléans, tantôt du président de
la Dominican Fruit Co., filiale de la United Fruit 1598. Les éloges adressés par les
représentants du capital au régime dominicain sont soigneusement mis en exergue. Un
groupe de chefs d'entreprises nord-américains de Louisiane, de Floride et de
Washington suit même le Benefactor lors de son retour en république Dominicaine et
est reçu avec tous les égards à Ciudad Trujillo.
Dans le même temps, le dictateur offre ses services à la sous-commission de la
Chambre des représentants qui enquête sur la menace communiste en Amérique
latine1599.
Au milieu de ces diverses manifestations, le 21 octobre 1954, est officiellement
annoncée la tenue en 1955 de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre à
Ciudad Trujillo.
Le point culminant de l'Ère est ainsi définitivement désigné. Pendant un an, tous
les efforts de la dictature vont se concentrer sur cet objectif.
1598 Les deux premières rencontres ont respectivement lieu les 14 et 24 octobre 1954. Quant aux chefs
d'entreprises, ils arrivent le 30 octobre dans la capitale dominicaine et sont invités par Trujillo à un dîner
au Palais national le 1er novembre.
1599 Dans des déclarations qu'il fait à Washington, le 12 octobre 1954, le dictateur affirme que les
renseignements dominicains ont réuni des preuves de la pénétration communiste en Amérique Centrale et
déclare qu'il remet les documents confidentiels. Jacobo Arbenz, renversé quelques mois plus tôt au
Guatemala et le gouvernement de Figueres au Costa Rica, sont implicitement désignés.
1600 Significativement, toutes ces organisations ont été réunies au siège du Parti dominicain.
L'événement a lieu le 29 août 1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 289.
-760-
deux millions et demi de pesos, pour financer les travaux publics de l'Année du
Benefactor. La somme sera consacrée à la voirie de la capitale, qui doit fournir un cadre
digne de ces festivités exceptionnelles, ainsi qu'à la construction d'un édifice luxueux
pour le Conseil administratif1601.
Le même jour sont décidées la publication et la diffusion à l'étranger d'un demi
million de prospectus illustrés, afin d'annoncer la Foire de la paix et de la confraternité
du Monde libre.
Dès le 16 décembre 1954, la construction des premiers pavillons de la foire-
exposition commence. Les travaux sont menés tambour battant.
Un élan qui se veut gigantesque est donné afin de porter la dictature à son
zénith.
Les derniers jours de 1954 et toute l'année 1955, Année du Benefactor, sont une
marche triomphale ininterrompue qui se conclut par l'ouverture fastueuse de la Foire de
la paix et de la confraternité du Monde libre, repoussée au mois de décembre.
1601 La motion, proposée le 25 novembre 1954, est définitivement adoptée dès le 1er décembre.
-761-
Le 30 mars 1955, pour l'anniversaire de la victoire de Santiago remportée contre
les Haïtiens, une gigantesque "Apothéose de la Paix et du Progrès", telle est la
terminologie officielle, est organisée en son honneur dans cette ville. Deux cent mille
personnes, soit bien plus que la population totale de la cité, sont réunies afin de
l'acclamer.
Le 14 mai 1955, le président Héctor Trujillo annonce le début des six jours de
réjouissances destinés à marquer le vingt-cinquième anniversaire de l'Ère de Trujillo.
En présence d'une foule de deux cents mille Dominicains réunis dans un parc de la
capitale, le Benefactor reçoit officiellement le titre de Père de la Nouvelle Patrie. Il est
ainsi implicitement déclaré l'égal des Pères de la Patrie, Duarte, Sánchez et Mella, et
l'avènement de la dictature est comparé à la proclamation de l'indépendance. Afin que
les images fusionnent parfaitement, Trujillo prononce un discours d'hommage aux trois
fondateurs de la République. Comme nous l'avons vu, la Vierge de la Altagracia, qui
fait une entrée solennelle dans la capitale, est décorée par le dictateur de l'ordre de
Duarte, Sánchez et Mella et de l'ordre de Trujillo 1602. Dans un extraordinaire élan
syncrétique, le dictateur apparaît comme la vivante réincarnation des héros de
l'Indépendance et de l'esprit divin qui protège la République.
"Ramfis", le fils aîné, d'abord. Une curieuse campagne est en effet lancée par
Trujillo lui-même, quelques jours après son retour d'Espagne, en août 1954. Dans des
déclarations à la presse, il annonce qu'une nouvelle réforme constitutionnelle est à
l'étude et déclare qu'il souhaite connaître l'opinion générale sur l'opportunité de créer un
poste de vice-président de la République1603. Le dictateur évite de rappeler que lui-même
avait fait supprimer cette fonction, afin de régner seul après son élection de 1942.
Même si chacun est réduit aux conjectures quant aux intentions réelles de Trujillo,
l'appareil comprend parfaitement l'injonction qui lui est donnée. Les articles se
-762-
succèdent, justifiant de mille et une manières la nécessité de réintroduire la vice-
présidence. Avec des hauts et des bas, la campagne se poursuit. Un an plus tard, El
Caribe relance la mobilisation en ouvrant une enquête auprès de ses lecteurs. Deux
jours passent et Trujillo lui-même répond en indiquant que le vice-président devra
également être secrétaire d'État à la Guerre, en raison des problèmes de succession 1604.
Peu à peu, le sens de l'opération se fait jour : il s'agit de préparer l'accession de
"Ramfis" aux sommets du pouvoir. En raison du peu de confiance qu'il place dans les
capacités de son fils -sentiment justifié semble-t-il-, le dictateur envisage de ne lui
confier les rênes que progressivement, en le plaçant sous tutelle. Le complément
indispensable de cette réforme est bientôt dévoilé : l'âge d'éligibilité du président serait
ramené de trente à vingt-cinq ans. En effet "Ramfis" n'aura que vingt-sept ans lors des
prochaines élections de mai 1957. Le 1 er décembre 1955, à quelques jours de
l'ouverture de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre, la Constitution
est amendée dans les formes légales, après le spectacle de la “consultation
démocratique” qui a été offert au monde. La voie semble libre pour l'héritier légitime
du Benefactor.
1605 Le défilé de mode a lieu au night-club de La Voz Dominicana le 5 décembre 1954 et la collection de
Gerder est exposée à l'hôtel Jaragua, le 13 du même mois.
1606 Il est intéressant de noter que Gibbs avait reçu Trujillo dans sa propriété de Floride en octobre
1954. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 302 et 335.
1607 Un bon exemple, parmi d'autres, en est fourni par les déclarations du journaliste nord-américain
P. Huss, que publie El Caribe le 11 janvier 1955 : «Les communistes, qui forment le noyau central des
ennemis de Trujillo, le combattent dans certains secteurs des États-Unis; mais moi j'ai invité ceux qui
écoutent cette propagande à faire ce que je fais personnellement : venir avec ma femme Marianne et mes
filles Marianne et Jacqueline, âgées de huit et quatre ans respectivement, dans ce pays enchanteur pour
jouir de ses charmes.»
-764-
par articles interposés. Les manifestations de l'Année du Benefactor, qui célèbrent les
succès de la dictature, sont conçues pour peser dans ce débat où se joue l'avenir du
régime.
La propagande dominicaine diffuse les dithyrambes de ses zélateurs et leurs
imprécations contre les adversaires de Trujillo. Mais cela ne suffit pas. Aussi, les agents
politiques du dictateur sont-ils invités en république Dominicaine où ils participent aux
côtés du généralissime à des cérémonies et fêtes au cours desquelles est fustigée la
menace communiste. Le maire de Jacksonville (Floride), bientôt rejoint par celui
d'Oakland (Californie), sont reçus en décembre 1954. Celui de Miami assiste aux
cérémonies du 30 mars à Santiago. Le Benefactor recueille ainsi les fruits de son
voyage d'octobre 1954.
D'autres hommes politiques influents, proches de la dictature, sont également
accueillis ostensiblement. Tel est le cas de l'ex-ambassadeur des États-Unis au Brésil,
William D. Pawley, qui avait largement contribué à la chute de Braden en 1946-1947,
ou de William Robert Poague, représentant du Texas au Congrès 1608. Cette dernière
visite est particulièrement importante car Poague, zélé défenseur de la dictature 1609, est
accompagné des membres de la commission agricole de la Chambre des représentants.
La dictature, qui a besoin d'accéder au marché nord-américain pour écouler sa
production agricole, principale source de revenus, multiplie les banquets et réceptions
pour séduire les parlementaires nord-américains.
Toutes ces déclarations et visites ont donc une fonction à la fois politique et
propagandiste. D'une part, elles servent d'instruments pour intervenir activement aux
États-Unis. D'autre part, elles démontrent publiquement que, loin d'être isolé, le régime
dispose d'un réseau d'appuis politiques importants au cœur de l'empire.
Cette dernière visite confirme que les intenses mouvements de navires nord-
américains correspondent à la mise au point de plans stratégiques. La république
Dominicaine est considérée par l'US Air Force et, plus encore, par l'US Navy, comme
une pièce importante dans le dispositif militaire impérial.
D'ailleurs les missions se poursuivront pendant toute l'année du Benefactor.
1611 Trujillo se rend à bord du cuirassé New-Jersey le 14 février. Les sept frégates mouillent devant
Ciudad Trujillo le 26 du même mois. Quant aux deux dernières flottilles, elles arrivent les 5 et 12 mars
1955. Le contre-amiral Espe se rend dans la capitale dominicaine le 10 mars.
1612 On se souvient que le Benefactor reçut le titre de docteur honoris causa de l'université de Pittsburgh
en 1942.
-766-
Enfin, le vice-président nord-américain est invité à visiter la centrale sucrière
Río Haina, propriété du dictateur, présentée comme la plus grande du monde. Ainsi est
rappelé le contentieux qui continue à opposer Ciudad Trujillo à Washington au sujet du
quota sucrier accordé à Cuba et refusé à la république Dominicaine.
Sous les protestations d'amitié, les tensions affleurent.
-767-
La dictature jette toutes ses forces pour l'achèvement des travaux qui, en
quelques mois, et parfois quelques semaines, doivent permettre d'ouvrir la Foire de la
paix et de la confraternité du Monde libre.
Le dictateur se rend une dernière fois aux États-Unis en novembre 1955. Il visite
les meilleurs élevages du Kansas afin d'y trouver les animaux de concours et les
reproducteurs sélectionnés qu'il souhaite acquérir et présenter.
-768-
concert international1618. Immédiatement derrière la sphère, un obélisque de béton porte
cinq grandes étoiles, allusion transparente aux insignes de généralissime de Trujillo.
Plus loin se dresse la statue monumentale -elle mesure plus de huit mètres- d'un athlète
à la puissante musculature portant un globe terrestre et une colombe prête à s'envoler.
L'allégorie est censée représenter le Monde libre, triomphant et répandant sur toute la
terre les bienfaits du système capitaliste. La vaste allée centrale a d'ailleurs été baptisée
avenue de la Paix. Une grande église consacrée à saint Raphaël -nouvelle référence au
dictateur- et à saint Eugène a été érigée en quelques mois. Offerte au Saint-Siège, elle
fait office de pavillon national. Enfin une grande statue de bronze représente le
Benefactor et Pére de la Nouvelle Patrie lui-même.
La mise en scène réunit ainsi, sous l'égide du dictateur, tous les éléments
concourant à l'image que le régime veut donner de lui-même.
1618 Le lecteur pourra se reporter à : 1956. Álbum de oro de la Feria de la Paz y Confraternidad del
Mundo Libre. De très nombreuses illustrations photographiques présentent les divers aspects de la foire.
Ajoutons que certains édifices et monuments sont encore debout aujourd'hui.
1619 CRASSWELLER, Trujillo. La trágica aventura…, p. 306, reproduit le discours. Il n'en donne pas la
date exacte.
-769-
La Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre se veut l'emblème d'un
régime qui expose ses réalisations et revendique son droit à l'existence. La dictature
présente son bilan aux grandes nations comme pour leur montrer patte blanche.
1620 Elle était présentée comme un grand écrivain par la propagande. Ses Meditaciones morales étaient
bien sûr en bonne place.
1621 Discurso pronunciado el 20 de diciembre de 1955, durante la ceremonia inaugural de la Gran
Feria… TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 173.
-770-
Un corso fleuri est l'occasion de faire défiler des chars qui exaltent l'œuvre
sociale du Benefactor, telle cette plateforme du secrétariat d'État à la Prévoyance
sociale surmontée d'un ange aux bras ouverts portant la devise : «Ni pauvreté, ni
abandon. Trujillo veille sur le peuple et la sécurité sociale.»
-771-
La Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre ne peut s'achever sans
que soit exaltée cette bataille planétaire. La dictature se cherche des alliés de poids afin
de clore l'apothéose. Le 28 février 1956 s'ouvre, en présence de nombreux dignitaires
de l'Église, le Congrès international de culture catholique pour la paix du monde. Le
cardinal Spellman, primat des États-Unis, se partage le premier rôle avec le Benefactor.
Ce dernier a d'ailleurs fait baptiser l'une des grandes allées de la foire du nom d'avenue
Spellman.
Le discours inaugural de Trujillo est direct. Après avoir fait frissonner son
auditoire en agitant le spectre de l'armée rouge, le dictateur désigne l'athéisme lié au
communisme comme l'adversaire irréductible. Il faut livrer un combat sans concession
contre cet ennemi intérieur. Rejeter la liberté de la presse si elle sert à calomnier. Les
journaux doivent être christianisés. L'Église est le meilleur allié de l'État 1625. Tels sont
les arguments du Benefactor.
1625 Discurso pronunciado al inaugurar el Congresos Internacional de Cultura Católica por la Paz del
Mundo, el 28 de febrero de 1956. ID., ibid., Acies, p. 193.
1626 Discurso del cardenal Francis J. Spellman en el Congreso Internacional… GALLEGOS, Trujillo.
Cara y cruz de su dictadura; p.343. Le discours, publié en annexe, est intégralement reproduit.
-772-
des incendies, toujours mal éteints, couvent aux marches de l'empire, l'ordre peut et doit
être assuré sans défaillance à l'intérieur. Lui-même, en passant la récente nuit de Noël
avec les GI's qui campent sur le trente-huitième parallèle, a symboliquement montré
que l'Occident, et plus précisément le continent américain, étaient dans la position d'une
citadelle assiégée. Cette vision du monde et la mentalité obsidionale qu'elle engendre
justifient pleinement la dictature dominicaine, dans son rôle comme dans ses méthodes.
Spellman, membre de la hiérarchie vaticane, mais aussi représentant d'importants
secteurs politiques nord-américains, affirme la nécessité d'un pouvoir fort, qui ne
s'embarrasse pas de scrupules quant il faut faire taire toute opposition, assimilée à une
cinquième colonne communiste. La paix sociale doit être imposée par la force. Surtout,
le cardinal reconnaît au régime de Trujillo le rôle de gardien de l'ordre au sein de la
citadelle. La «solidarité des Amériques», constamment invoquée par Trujillo depuis
vingt-cinq ans et reprise ici par Spellman, est l'euphémisme qui justifie la discipline
impériale et l'action de ceux qui la servent.
En effet, les fastes ne sauraient cacher que les centaines de milliers de visiteurs
ne sont pas venus du monde entier, comme cela avait été annoncé. Financièrement, la
Foire n'est pas une bonne affaire. Ce qui ne peut manquer d'ébranler un régime fondé
sur la corruption et les prébendes.
Les chefs d'État attendus ne se sont pas déplacés. Seul le président brésilien,
Juscelino Kubitschek, récemment élu, est venu en personne. Les autres ont préféré se
faire représenter, parfois par des délégations de rang subalterne. La Foire n'est pas le
rassemblement du Monde libre annoncé et espéré.
-773-
La grandiose mise en scène de sa propre apothéose par la dictature a quelque
chose de désespéré. Le régime qui souhaitait galvaniser l'Amérique et le monde semble
s'absorber dans sa propre contemplation, comme animé du désir d'arrêter le temps.
-774-
• LE PHARE À COLOMB
Une action, poursuivie avec obstination depuis des décennies, permet de mettre
en perspective l'évolution de la dictature dominicaine et de comprendre le point où elle
se trouve. Il s'agit de la construction d'un gigantesque phare en l'honneur de Christophe
Colomb.
Huit mois plus tard, c'est chose faite. Le concours, organisé à Rio de Janeiro,
retient, parmi trois cent cinquante-cinq autres, le projet grandiose de l'architecte Joseph
Lea Gleave.
-776-
transférés depuis la cathédrale de Ciudad Trujillo. La dictature dominicaine se présente
comme dépositaire et gardienne de l'essence de la civilisation américaine.
Au passage, elle règle également un contentieux permanent avec la dictature
cubaine, rivale jalousée car toujours préférée par Washington. On se souvient en effet
que La Havane s'était enorgueillie de conserver les cendres de Christophe Colomb
jusqu'à leur départ pour l'Espagne1631.
Les archives de la découverte de l'Amérique et des premières années de sa
colonisation doivent être rassemblées et conservées dans le monument.
1631 En 1899, après la perte de la colonie. L'affaire reste encore obscure aujourd'hui : on ne sait si
Christophe Colomb repose dans le catafalque de la cathédrale de Séville ou dans le mausolée dominicain.
On trouve même des "experts" qui affirment, opportunément, que chaque pays possède la moitié de la
dépouille du Grand Amiral.
1632 Nous traduisons ainsi l'expression en vogue à l'époque : “estribo de la conquista.”
1633 Les références qui apparaissent dans la colonne Discours et messages de Trujillo renvoient aux
volumes et pages précis où la construction du Phare à Colomb est directement évoquée, dans le grand
recueil : TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas.
Nous n'avons considéré comme des initiatives ou événements significatifs que ceux présentés et
commentés par la presse nationale de l'époque.
-777-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
Initiatives Discours et
Dates et messages de Trujillo
événements spécifiques
1912 W. Pulliam, percepteur nord-américain des Douanes
dominicaines lance l'idée d'un phare à Colomb.
24/04/1923 La Ve Conférence interaméricaine de Santiago
propose la construction du Phare à Colomb.
.../02/1928 La VIe Conférence interaméricaine de La Havane
décide l'érection du monument.
08/10/1930 Discours lors du
banquet en l'honneur
de E. Wadsworth,
représentant du
président Hoover (t.1,
p.38).
27/02/1931 Message annuel (t. 1,
p. 72).
16/09/1931 La XIIe Assemblée de la SDN vote son soutien.
.../10/1931 Rio de Janeiro : le projet de Joseph Lea Gleave est
retenu par l'Union panaméricaine.
24/10/1931 Discours pour la
remise de la médaille
de la commune de
Saint-Domingue (t. 1,
p. 132).
27/02/1932 Message annuel (t. 1,
p. 171).
01/05/1932 Message à l'Union panaméricaine en faveur du Message (t. 1, p. 203).
Phare.
23/10/1932 Arrivée de Joseph Lea Gleave à Saint-Domingue.
25/12/1932 Érection de l'obélisque marquant le futur
emplacement du Phare.
27/02/1933 Message annuel (t. 1,
p. 275).
27/02/1934 Message annuel (t. 2,
p. 27/28).
01/01/1935 Discours pour
l'inauguration du
district national (t. 2,
p. 120).
27/02/1936 Message annuel (t. 2,
p. 222).
15/08/1936 Message annonçant que la campagne de Message (t. 2, p. 321).
construction débutera, le 12 octobre suivant.
12/10/1936 Message aux peuples d'Amérique pour le 444e Message (t. 2, p. 341).
anniversaire de la découverte de l'Amérique.
-778-
Cérémonie devant la tombe de Colomb. Discours (t. 2, p. 345).
24/10/1936 Transfert des cendres de Colomb dans une urne de Discours (t. 2, p. 368).
cristal de roche. Décision annoncée le 21 octobre.
-779-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)
-781-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)
-783-
LE PHARE À COLOMB
JALONS D'UN PROJET
1912-1954
(suite)
1634 En la solemne ceremonia efectuada en la Basílica dominicana […] el día 12 de octubre de 1936.
TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. II, p. 346.
-784-
Affirmation en forme de vœu, qui traduit déjà une certaine impatience.
1635 Murray Butler est reçu le 16 février 1937. La Mission de bonne volonté assiste à la cérémonie du 19
mars 1939 et au défilé du lendemain.
1636 Voir notamment 1938-1939. Faux départ et sortie manquée.
1637 L'événement a lieu le 12 novembre 1937. R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. I, p. 204, en rend
compte.
-785-
campagne en faveur du Phare se confond donc avec le combat pour se voir reconnaître
le statut de gardien de l'ordre panaméricain. Au début de l'année 1939, en recevant le
grand collier de l'ordre de Colomb, hommage explicite à ses efforts en faveur du
monument emblématique, Trujillo précise sa pensée :
«Le Phare à Colomb […] sera le symbole le plus apprécié de
l'unité continentale et le meilleur témoignage de l'élan vigoureux que
manifeste la conscience américaine en se frayant un passage vers sa
véritable unification1638.»
Le dictateur rêve d'un titre continental qui lui permettrait de se faire valoir
auprès de Washington.
Mais la fin du conflit mondial n'exaucera pas les vœux du Benefactor, comme
on le sait. Washington se fait de plus en plus hostile. Trujillo relance pourtant le projet
1638 Discurso pronunciado el 8 de febrero de 1939 en la solemne ceremonia oficial en que le fue
impuesto por el Presidente de la República… TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. IV, p. 4.
L'ordre de Colomb avait été créé par les soins du dictateur deux ans plus tôt, le 22 février 1937,
précisément pour distinguer ceux qui auraient contribué à l'avancement du projet de phare. Après une
longue période de sommeil, sans doute due aux réticences des dirigeants latino-américains se voir
décorés par Trujillo, le Conseil de l'ordre avait été désigné et installé le 31 janvier 1939. Trujillo fut,
évidemment, le premier récipiendaire.
1639 Nous évoquons ce combat dans 1932-1937. Le panaméricanisme et la Conférence de Buenos Aires
et dans 1939-1945. La relance du panaméricanisme.
1640 Discurso pronunciado el 5 de diciembre de 1942, con ocasión de cumplirse el noveno
cincuentenario del Descubrimiento de América. TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, t. IV, p.
213. La date peut surprendre; en fait, la propagande de la dictature confond volontairement la découverte
de l'Amérique et l'arrivée de Christophe Colomb dans l'île.
-786-
du Phare, en mettant plus nettement l'accent sur d'autres aspects de son contenu
symbolique. En 1945, le dictateur annonce à la presse l'arrivée prochaine de Joseph Lea
Gleave à Ciudad Trujillo et le début imminent des travaux, constamment reportés. Il
explique ainsi l'initiative :
«Sa réalisation ne doit pas être retardée, car elle répond, selon
moi, non seulement à l'accomplissement d'accords interaméricains, mais
aussi à une dette de gratitude pour le Découvreur et au désir fervent de
fraternité hispano-américaine1641.»
À défaut d'un rang particulier au service de Washington, la dictature revendique
un droit d'aînesse parmi les pays de langue espagnole. Discrètement les liens avec
Franco, détesté par le département d'État nord-américain, sont affirmés. Le projet de
phare traduit la volonté du régime de trouver des points d'appui, de faire valoir son
importance stratégique et de résister aux pressions de la diplomatie nord-américaine.
Colossal, construit pour résister au temps et aux tremblements de terre, ancré sur
le sol dominicain, le phare doit donc être une métaphore de ciment et de marbre de la
dictature. Résumant les différents aspects de la politique du régime, il est destiné à être
la marque visible et incontestable d'une légitimité enfin reconnue.
1643 L'annonce du début des travaux pour le 12 octobre 1936 est faite dès le 15 août de la même année, à
la veille des cérémonies de l'anniversaire de la Restauration de l'indépendance et de l'accession de
Trujillo à la présidence. La Conférence de Buenos Aires apporte son soutien au projet de Phare le 22
décembre 1936.
1644 La première pierre du Phare est posée le 1er mars 1944, au surlendemain de la fête de
l'Indépendance, en présence du vice-président de l'Union panaméricaine. Le 14 avril 1945, les travaux
débutent officiellement sous la direction de J. L. Gleave.
1645 Respectivement le 20 septembre 1938 et le 23 janvier 1945.
-788-
Confirmation en est donnée, un an plus tard, lorsque l'on apprend que le contrat
avec J. L. Gleave pour l'achèvement définitif des plans et l'érection du Phare vient
seulement d'être signé1646.
Le régime, au faîte de sa gloire, n'est pas reconnu par ses pairs, ni par son
maître. Alors que les vingt-et-une Républiques ont voté le projet à plusieurs reprises, la
majorité des gouvernements s'abstiennent de verser leur contribution. Ceux qui le font,
se contentent de sommes insignifiantes, si on les rapporte à la réalité des travaux à
entreprendre. À elle seule, la dictature a versé dix fois plus que tous les donateurs
réunis. Mais le million et demi de pesos qu'elle a rassemblé reste très insuffisant.
La dictature dominicaine est incapable de prendre la tête de l'ordre impérial.
1646 L'annonce du début des travaux, à l'occasion de l'Assemblée générale de l'ONU, a lieu le 9 février
1946. Le contrat entre le Comité exécutif permanent pour le Phare à Colomb et J. Lea Gleave est signé le
28 mars 1947.
1647 Les plans et le budget sont remis le 1er février 1948. Quant au Brésil et à l'Équateur, ils effectuent
leurs versements respectivement les 12 octobre et 16 décembre 1948.
1648 El Caribe, 14 décembre 1954.
-789-
Les adversaires du dictateur dominicain ne donnent rien. Ses amis, souvent, non
plus. Perón lui-même, n'a rien versé. Comment l'aurait-il fait, puisqu'il aurait célébré
ainsi un ordre panaméricain et l'hégémonie de Washington qu'il rejette ?
Le Phare à Colomb révèle ainsi que les alliances les plus solides de la dictature
restent toujours conjoncturelles. Le Benefactor peut constituer des fronts, au gré des
circonstances, mais il est incapable de tracer une perspective régionale viable.
-790-
V
LE DÉCLIN
ET LA CHUTE
1956 - 1961
-791-
1. LE DÉCLIN. 1956-1958
-792-
• PROFONDES ÉVOLUTIONS INTERNATIONALES
- Moins de cinq mois plus tard, dans les derniers jours de juillet,
l'armistice de Pan Mun Jon met fin à la guerre de Corée. Le plus grave des conflits de la
guerre froide s'achève. Le risque d'une déflagration mondiale s'éloigne. La partition du
pays est confirmée. Chacun campant sur ses positions, un modus vivendi s'installe.
-794-
• LE "DÉGEL" EN AMÉRIQUE
En effet, l'usure des anciens rapports de force se manifeste sous des formes
diverses et particulières sur tout le continent. Le relatif mais réel relâchement de la
tension entre les deux blocs, les difficultés rencontrées par les Grands pour maintenir
l'ordre dans leur sphère d'influence, la nouvelle poussée de la décolonisation qui s'étend
de l'Asie à l'Afrique, l'émergence d'un mouvement qui rejette l'alignement sur
Washington ou Moscou, se traduisent par une déstabilisation du continent américain.
Les dipositions prises lors de la Conférence de Bogota, aux premiers jours de la guerre
froide, ne suffisent plus à maintenir l'ordre impérial.
L'un des symptômes les plus frappants de cette crise est la chute de plusieurs
dictatures et régimes autoritaires entre 1954 et 1959 :
1655 Nous avons étudié cette question dans : 1945-1947. L'impossible action multilatérale.
1656 Notons en particulier la publicité enthousiaste donnée aux allégations de Perón qui affirmait avoir
maîtrisé l'énergie atomique en mars 1951. Immédiatement, Trujillo avait adressé au président argentin un
message public de félicitations qui devait être interprété comme un défi par bien des officiels à
Washington. La dictature dominicaine entretenait ainsi le rêve d'une négociation avec l'empire en
position de force. Mensaje del 1° de abril de 1951, al Excelentísimo Señor Presidente de la nación
Argentina, felicitándole por haber logrado su país la liberación controlada de la energía atómica,
Trujillo, Discursos, mensajes y proclamas, t. X, p. 194.
1657 Le coup d'État a lieu le 28 novembre 1948; la reconnaissance officielle par Ciudad Trujillo est en
date du 31.
1658 Les 27 et 28 août 1950, Trujillo confère l'ordre de Duarte à cinq membres du gouvernement
péruvien, au premier rang desquels le général Odría.
1659 Nous avons évoqué l'événement in 1947-1955. L'anticommunisme triomphant.
1660 Ainsi prenait fin la longue querelle entre Haïti et la république Dominicaine devant l'OEA. Le 19
février 1951, quelques mois après l'élection de Magloire, Trujillo rencontrait le président haïtien sur la
frontière et un accord était promptement conclu. Le Benefactor devait lui-même indiquer publiquement
la place d'honneur qu'il accordait à Magloire. Ainsi, en visite aux États-Unis en décembre 1952, lors
d'une réception à l'ambassade dominicaine il choisissait de porter «un toast en l'honneur du Président
Truman, du Président élu Eisenhower, du Généralissime Franco, du Général Somoza et du Président
Magloire.» R. DEMORIZI, Cronología de Trujillo, t. II, p. 227.
-796-
- Au Honduras, Juan Lozano Díaz tombe également en 1956. La
longue période au cours de laquelle se sont succédées trois dictatures prend fin, pour un
temps, avec l'élection de Villeda Morales l'année suivante.
Ainsi, en trois ans et demi, dix dictatures s'effondrent dans la région. Le régime
dominicain, qui en 1955 était au sommet de sa gloire, se trouve largement isolé.
Certes, tous les régimes autoritaires qui s'effondrent ne sont pas remplacés par
des démocraties. En outre, bien des dictateurs disparus apparaissaient autant comme des
rivaux que comme des amis de Trujillo. Les intrigues des uns contre les autres étaient
incessantes et, naguère, la disparition de l'un d'entre eux faisait, à l'occasion, l'affaire de
ses voisins.
Mais, par son ampleur, l'hécatombe témoigne de changements en profondeur et
crée une nouvelle situation. Il est clair que l'ancien mode de domination et de
fonctionnement politique devient de plus en plus inefficace. La multiplication des fins
de règne atteste qu'il ne s'agit pas seulement de problèmes locaux et particuliers, mais
qu'une crise impériale se développe. Elle ne peut manquer de frapper à son tour le
régime dominicain, étroitement dépendant de Washington, comme on le sait. Il est donc
1661 Il envoie un message en ce sens le 12 août 1954 et le lendemain reçoit une réponse du dictateur
guatémaltèque qualifiant de «pertinente résolution» la proposition de Trujillo. Il s'agissait évidemment
d'une opération de propagande destinée à donner une image démocratique des deux régimes qui n'eut pas
de suites concrètes. Voir à ce sujet : ID., ibid., t. II, p. 285 et 286.
1662 Le 19 juin 1953 et le 25 février 1954 respectivement.
-797-
nécessaire d'examiner rapidement les traits les plus caractéristiques de cette crise tels
qu'ils se dégagent des événements cités :
- L'armée qui, dans presque tous les cas, avait été l'instrument
principal de la confiscation du pouvoir, laisse la dictature s'effondrer. Souvent
démoralisés, privés de perspectives propres, incapables de diriger la société, les chefs
militaires restent dans leurs casernes, quand ils n'interviennent pas directement pour
aider à la chute du régime. C'est en particulier ce qui se produit dans les deux derniers
cas, qui affectent les Caraïbes : la Colombie puis le Venezuela.
1663 Il est vrai que, dans ce cas, Trujillo semble avoir participé de façon décisive au complot.
L'événement n'en marque pas moins que les dictateurs ne sont pas à l'abri, même de leurs semblables. Le
désordre s'installe.
-798-
lointains, et avaient puisé une nouvelle vigueur dans la bataille contre le
"communisme". Les équilibres du passé sont remis en cause.
Tout semble indiquer que la dictature dominicaine va devoir à son tour affronter
une crise majeure. Significativement, les dictateurs abattus refluent vers Ciudad
Trujillo, comme une troupe en déroute se réfugie dans le dernier bastion. Perón qui
avait trouvé asile à Caracas, doit précipitamment quitter le Venezuela avec Pérez
Jiménez. Tous deux se rendent en république Dominicaine. Non seulement Trujillo voit
ses pairs tomber tout à l'entour, mais son horizon se peuple d'adversaires déclarés. À
Porto Rico, Muñoz Marín gouverne et offre protection aux opposants et, surtout, à
Caracas, Rómulo Betancourt rentre d'exil après la chute de la dictature, se présente aux
élections présidentielles et les remporte à la fin de l'année 1958. On se souvient que les
deux hommes se considèrent comme des ennemis irréconciliables et qu'ils s'étaient
violemment opposés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
Mais les relations sont de plus en plus distantes depuis que Washington a mis
une sourdine à la campagne anticommuniste. L'Administration nord-américaine observe
avec inquiétude les tensions qui réapparaissent dans l'empire, à la recherche d'une
stratégie qui tienne compte des nouvelles réalités. Or il devient chaque jour plus clair
que l'OEA, expression et instrument de l'ordre continental instauré à Bogota dix ans
plus tôt, ne pourra être préservée sans la collaboration des régimes démocratiques. À la
Maison-Blanche nombreux sont ceux qui pensent qu'il faut faire rapidement
mouvement et cesser d'afficher une solidarité inopportune avec les anciens serviteurs,
quels que soient leurs mérites passés.
-799-
Un événement va d'ailleurs contribuer à renforcer vivement leur conviction. En
mai 1958, Nixon se rend en visite officielle à Caracas. Il s'agit pour lui d'évaluer la
situation, quelques semaines après la chute du régime de Pérez Jiménez que
Washington avait soutenu sans faiblir pendant dix ans. La leçon est brutale et marque
les esprits : le vice-président des États-Unis est violemment pris à parti par la foule, son
service d'ordre est débordé, lui-même est malmené et son véhicule lapidé. Il se rend
ensuite au Pérou, où il est très fraîchement accueilli.
De 1956 à 1958, tous les éléments d'une situation de crise se concentrent autour
du régime dominicain.
Cette montée des périls s'accompagne de la dégradation des assises de la
dictature sur le sol dominicain et d'un déclin du régime.
-800-
B/ UN SYSTÈME QUI S'EMBALLE
• PILLAGE ET DÉVELOPPEMENT
Dans ce climat dégradé, la dictature, sur l'élan donné par la Deuxième Guerre
mondiale1664, poursuit une course folle aux profits.
-802-
CAPITAUX, BIENS ET
CRÉANCES DÉTENUS
PAR TRUJILLO ET SA
FAMILLE DIRECTE EN
1961
(Évaluation officielle en milliers
de pesos)
(suite)
-803-
budget annuel de l'État. Elle est même largement supérieure à la totalité de la masse
monétaire en circulation dans le pays1666.
L'accaparement de la richesse nationale est tel que l'administration de la
république Dominicaine se confond avec la gestion des biens du dictateur. Aucun
secteur de l'économie nationale n'échappe au Benefactor.
1666 Les recettes annuelles de l'État pendant les six années 1956-1961 oscillent autour d'un montant
moyen de 143,1 millions de pesos. Au cours du lustre 1956-1960, la masse monétaire en circulation est
de 112,9 millions de pesos. Calculs effectués respectivement d'aprés les données des services de la
Stastitique et du Banco Central, reproduits par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 530-531 et 543.
1667 On comparera utilement l'inventaire de 1961 au tableau intitulé : Entreprises contrôlées par Trujillo
ou sa famille en 1945 qui figure in 1939-1945. Une collaboration intéressée.
1668 Une estimation gouvernementale de 1962 aboutit à des chiffres de cet ordre. CASSÁ, Capitalismo y
dictadura, p. 520, retient également la somme.
1669 "Ramfis" en avait d'ailleurs tiré profit, selon toute vraisemblance. Divers indices concordants
indiquent en effet qu'il avait très certainement soustrait des titres importants avant l'inventaire. En outre
on ne retrouve pas trace des importantes sommes en liquide que Trujillo gardait par devers-soi en
permanence.
-804-
liquide à tout moment. D'après l'inventaire officiel, les bons et hypothèques
représentent près de 16 millions de pesos à eux seuls1670.
Enfin, Trujillo garde constamment par-devers lui d'énormes sommes en espèces
afin de pouvoir mener à bien toute opération secrète qu'il jugera utile1671.
Ainsi s'organise en cercles concentriques autour du Benefactor un système
financier impénétrable, qu'il manipule à sa guise.
Trujillo dispose ainsi d'une capacité d'intervention sans égale. Les membres de
l'appareil, les dirigeants d'entreprises ou les banquiers ne peuvent s'ériger en rivaux et
sont confinés dans le rôle d'exécutants.
Il faut en effet souligner, comme un fait capital, que la croissance économique
ne s'accompagne pas, en parallèle, de l'émergence d'une bourgeoisie nationale.
Détenteur exclusif du pouvoir, Trujillo seul fait des affaires. Il distribue les gains à ceux
qui le servent, selon son intérêt et son bon gré. Au lieu d'une classe possédant les
moyens de production, on trouve l'appareil dictatorial, de type mafieux. On voit ici
qu'une analyse qui prétendrait appliquer, tels quels, les schémas classiques du
développement capitaliste à la réalité dominicaine fausserait le jugement1672.
1670 Notre décompte aboutit à un résultat de 15,868 millions de pesos. Ces avoirs étant particulièrement
volatils, il est probable que le chiffre réel devait être bien supérieur.
1671 On est, bien sûr, réduit aux conjectures. Pour des raisons évidentes, ces sommes ont été les
premières à disparaître et l'inventaire ne mentionne que 2 000 pesos en liquide. Les témoins s'accordent à
noter que Trujillo ne se déplaçait jamais sans une mallette contenant plusieurs centaines de milliers de
dollars.
1672 Nous pensons en particulier aux thèses de GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes en la
sociedad dominicana…, développées et approfondies par CASSÁ, Capitalismo y dictadura et reprises de
façon synthétique par ID., Historia económica y social de la República Dominicana. La dictature apparaît
comme l'une des phases du développement national chez ces auteurs qui, partant d'une analyse purement
économique et quantitative, n'attachent qu'une importance secondaire à l'organisation politique de la
société. Dans les deux derniers ouvrages cités l'auteur caractérise le systéme dictatorial comme un
«capitalisme d'État» et Trujillo comme la «personnification de l'accumulation de capital», p. 450 et 261
respectivement. Nous revenons sur ces notions.
-805-
En raison de la nature et de la forme du pouvoir, il n'y a pas de place
économique ni politique pour d'éventuels investisseurs privés dominicains.
L'association, qui implique le partage des risques et des gains, est exclue. Il est en effet
clair qu'un capitaliste dominicain ne disposerait d'aucune arme pour faire valoir ses
droits et éviter d'être spolié.
Significativement, les seuls vrais partenaires capitalistes de Trujillo sont
étrangers, essentiellement des États-Unis et du Canada. Précieux pour la dictature car
ils offrent la garantie d'accès au marché mondial, échappant en partie à l'emprise du
régime grâce à leur dimension internationale, ils peuvent se faire respecter.
1673 On consultera à ce sujet son discours du 13 mars 1957, adressé aux étudiants de l'université.
TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 236.
1674 En la inauguración del Ateneo Dominicano, el 23 de enero de 1932. ID., ibid., t. 1, p. 153. Nous
avons évoqué la portée de ce discours dans : 1932-1937. Les limites du développement.
-806-
La fermeture du pays et l'exercice du pouvoir absolu permettent de pratiquer une
spoliation à grande échelle.
Nous l'avons déjà vu, rien ne se fait sans que le dictateur ne prélève sa dîme. Les
exportateurs paient pour exporter et les importateurs pour importer. Sur les routes, de
véritables octrois illégaux sont institués par Trujillo et ses frères. Les fonctionnaires
sont automatiquement dépouillés de dix pour cent de leurs traitements, toujours payés
avec retard. L'usure s'ajoutant au rançonnement, des prêts sont proposés à ceux qui ne
peuvent attendre, par la “petite banque” (el banquillo), institution contrôlée par l'épouse
du dictateur.
L'abigéat, ou détournement de bétail, pratiqué à grande échelle, fait du
Benefactor le propriétaire d'un immense cheptel, de loin le premier du pays.
Les terres qu'il possède dans tout le pays sont immenses, comme le montre
l'examen de l'inventaire officiel :
Encore faut-il noter que manquent ici les domaines considérés par Trujillo
comme les plus importants1675.
1675 En particulier toutes les propriétés à San Cristóbal et certaines dans le district de Saint-Domingue.
Le domaine de Fundación, a lui seul, représente 7 265 hectares. Au total, 191 577 hectares de terres
appartenant à Trujillo et à ses proches sont saisis dès 1961. GÓMEZ, Relaciones de producción
dominantes en la sociedad dominicana…, tableau n° 20, en donne le détail, établi par l'Instituto agrario
dominicano en 1963.
-807-
Dans les montagnes de l'intérieur, ses propriétés donnent au dictateur le droit
d'exploiter la totalité de la forêt pour en tirer les bois exotiques, en particulier
l'acajou1676.
Enfin, le système dictatorial permet de poursuivre une politique de bas salaires
qui favorables aux exportations et à des marges bénéficiaires importantes.
Dans les cas extrêmes, qui ne sont pas rares, la main d'œuvre est exploitée
gratuitement. Le système pratiqué dans le domaine de Fundación à San Cristóbal et
dans certaines colonies frontalières1677, est mis en œuvre à grande échelle et de façon
systématique dans les vastes plantations de sisal de la région de Azua : les prisonniers
de droit commun travaillent dans des conditions extrêmement dures, sans la moindre
rémunération.
Un dernier trait confirme notre analyse : les sommes déposées par le dictateur à
l'étranger, absentes de l'inventaire officiel, sont énormes. Par nature difficiles à chiffrer
de façon précise, elle sont globalement estimées à trois cents millions de pesos dans la
plupart des études sérieuses1678.
On ne peut donc se contenter d'affirmer que Trujillo incarne la phase
d'accumulation capitaliste dans le développement de la république Dominicaine, sans
perdre de vue les caractéristiques essentielles du régime. On remarquera d'ailleurs que
l'ampleur de l'évasion de capitaux est la marque indéniable de la profonde inquiétude
politique qui ronge la dictature et de son absence d'avenir propre.
1676 Habilement, Trujillo conserve un droit communautaire ancien, qu'il détourne à son profit : dans les
villages chaque propriétaire dispose d'un libre droit d'abattage dans la forêt alentour.
1677 Voir Octobre 1937-février 1938. La dominicanisation de la frontière.
1678 Voir, par exemple, MOYA PONS, Manual de historia dominicana, p. 525. D'autres auteurs donnent
des chiffres supérieurs. Seul l'ex-dirigeant du SIM Arturo ESPAILLAT "Navajita", donne une estimation
inférieure, 100 millions de dollars, dans son ouvrage Trujillo, el último de los Césares. En raison du rôle
du personnage et des conditions de rédaction du livre, son témoignage est sujet à caution.
-808-
• LA FUITE EN AVANT
1679 Discurso pronunciado en el homenaje de reconocimiento y lealtad que le tributaron los hombres de
negocios […] el 18 de febrero de 1956. TRUJILLO, Discursos, mensajes y proclamas, Acies, p. 192.
-809-
Les circonstances permettent de mieux comprendre l'urgente nécessité de
trouver de nouvelles sources de profit. En effet, Trujillo prononce cette diatribe à l'hôtel
Embajador, dans l'enceinte de la Foire de la paix et de la confraternité du Monde libre,
où retentissent encore les échos de l'apothéose du régime. Les cérémonies grandioses
ont laissé derrière elles un passif qui grève l'économie du pays1680.
Dépenses somptuaires, certes, mais dépenses politiques d'autant plus vitales que
le régime a désespérément besoin de sauvegarder sa place sur la scène régionale.
Dans le même temps, les frais d'entretien de l'énorme appareil militaire et
policier pèsent lourdement. La flotte puissante, les avions modernes, la base aéronovale
de Las Calderas ou l'aérodrome de San Isidro engloutissent des crédits toujours plus
importants. Fait significatif, l'industrie la plus moderne reste la manufacture d'armes de
San Cristóbal qui, si elle assure une certaine indépendance militaire au régime, se
révèle fort coûteuse1681.
Les chantiers navals Gibbs, installés depuis avril 1955 sur la rive du fleuve
Haina, sont également achetés par la dictature en 1957. Il s'agit d'une entreprise unique
dans le pays, qui emploie environ mille ouvriers spécialisés. La rupture avec Gibbs, un
1680 Rappelons que la Foire avait coûté trente millions de dollars et que l'hôtel Embajador, à lui seul,
représentait un investissement de cinq millions de dollars. Cf. 1947-1955. L'année du Benefactor.
1681 Voir à ce sujet : 1947-1955. Réalités de la politique d'immigration.
-810-
important capitaliste de Jacksonville en Floride est spectaculaire. Des liens politiques se
dénouent, les bénéfices d'un persévérant et considérable travail de contact aux États-
Unis sont en partie perdus. L'économie n'y trouve pas son compte pour autant : coupée
de la maison-mère, privée de l'expérience des cadres internationaux et du soutien des
capitaux nord-américains, l'entreprise donne des signes de faiblesse. Finalement, les
chantiers navals passent sous le contrôle direct de la marine de guerre dominicaine.
Évolution exemplaire qui montre comment, dans une situation difficile, la
dictature est amenée à se replier sur elle-même et à s'appuyer sur son appareil
militaire1682.
Mais la marche à l'autonomie financière prend tout son sens dans le secteur-clé
de l'agro-industrie sucrière.
Il faut tout d'abord rappeler la place politique centrale occupée par cette activité.
Au début de la guerre froide, en 1947, la totalité des entreprises sucrières qui comptent
sont toujours aux mains de la West Indies Sugar Corp. et de la South Porto Rico Co 1683.
La production de sucre représente, à elle seule, les deux tiers de la totalité des richesses
exportées par le pays1684. L'économie du pays et la survie de la dictature reposent,
directement et indirectement, sur la bonne marche de ce secteur. Que la production et
les exportations de sucre viennent à baisser et les taxes qui alimentent l'État
diminueront de façon brutale. Les milliers de paysans expulsés de leurs terres et
prolétarisés n'auront plus aucun moyen de subsistance. Les petites industries annexes et
le commerce s'effondreront. Sur le fond, les équilibres politiques n'ont pas changé
depuis les années de l'occupation militaire des États-Unis. Trujillo qui avait défendu les
intérêts des grandes compagnies comme garde à Boca Chica, puis comme officier de
l'armée professionnelle mise en place par l'US Navy, continue à faire respecter l'ordre
dont ont besoin les capitalistes nord-américains. Ceux-ci possèdent et drainent les
profits, et lui vit de ce qu'on lui abandonne. Chacun tient son rôle, à la place qui lui
revient.
1682 Nous avons évoqué les liens noués avec Gibbs : 1947-1955. L'année du Benefactor. Trujillo avait
passé accord avec le capitaliste nord-américain lors de son voyage d'octobre 1954 aux États-Unis. Il avait
alors été reçu par le maire de Jacksonville. On mesure l'étendue des dommages politiques pour la
dictature. TEJEDA DÍAZ, qui fut chef du personnel des chantiers navals donne des éléments intéressants
sur la rupture dans son ouvrage : Yo investigué la muerte de Trujillo, p. 36-37.
1683 À elles deux, les compagnies nord-américaines contrôlent 95% de la production du pays. Seule la
famille Vicini détient encore quelques petites sucreries indépendantes.
1684 Selon GÓMEZ, Relaciones de producción dominantes…, tableau n° 26, sur un total d'exportations
qui atteint 83,206 millions de pesos, le sucre représente 54,260 millions de pesos, pour l'année 1947. Soit
65,2 %.
-811-
Pourtant, en 1948, Trujillo, après dix-huit ans passés au sommet du pouvoir sans
s'aventurer dans cette branche de l'économie, fait une première incursion : il installe une
plantation de cannes à sucre au nord de la capitale, entre Villa Altagracia et Monseñor
Nouel. Ce premier pas, encore timide, en appelle un autre : l'année suivante, le dictateur
entreprend la construction de la centrale sucrière de Catarey pour broyer les cannes de
la plantation et produire le sucre. La fabrique, inaugurée en 19501685, livre 4 900 tonnes
de sucre au cours de la campagne 1950-1951. Moins de 1 % de la production
nationale1686.
-812-
À cette occasion, Ortega Frier, conseiller juridique d'importantes firmes nord-
américaine fait office de représentant des entreprises de Trujillo 1688. Insensiblement,
poussé par la recherche de nouvelles sources de profits, le Benefactor cherche à passer
du rang de gardien à celui d'associé.
Mais, cet empiètement dans un domaine réservé a beau être prudent, il est un
premier signe d'une dégradation en profondeur des équilibres traditionnels. La question
des quotas sucriers, déjà examinée1689, est à l'arrière-plan du mouvement qui s'amorce.
Après le développement des années de guerre, la fermeture presque complète du
marché nord-américain à partir de 1947, place le pays dans une situation
désavantageuse dans la compétition internationale.
L'échec de la campagne de la dictature, en 1950-1951, pour s'ouvrir des
débouchés aux États-Unis marque un tournant. En effet, les cours internationaux
repartent à la baisse, comme on peut le constater en examinant l'évolution des
exportations de sucre dominicaines pendant la décennie 1947-19561690 :
EXPORTATIONS DE SUCRE
1947-1956
(En tonnes et en milliers de pesos)
1691 Roberto CASSÁ, Capitalismo y dictadura, reproduit les données de Gómez p. 392. Sans explication,
il donne p. 394 des chiffres sensiblement différents. Néanmoins, les variations relatives sont
pratiquement identiques : le tonnage total passe de 2,2 à 2,8 millions de tonnes, alors que le montant des
sommes recueillies recule de 231 à 220 millions de pesos. Le cours moyen de la tonne de sucre s'établit
au cours du premier lustre à 105,49 pesos, il tombe à 78,62 pesos pendant le second.
-814-
direction des entreprises sucrières1692. Nul ne croit qu'il quitte le pouvoir, mais le
message est clair : Trujillo revendique maintenant ouvertement le titre d'industriel du
sucre et entend peser directement sur ce secteur.
-815-
L'ensemble de ces cinq sucreries coûte au régime entre 38 et 39 millions de
pesos. Encore n'est-ce là qu'une partie des investissements, puisqu'il faut accroître la
productivité, rénover le matériel, moderniser les installations dans tout le pays. Ainsi, la
même année, le dictateur achève la construction d'une nouvelle sucrerie, baptisée
Esperanza, introduisant l'agro-industrie sucrière dans la région de la Vega Real.
La dictature a donc les mains libres pour définir sa propre stratégie dans ce
secteur économiquement vital. La propagande ne manque pas de célébrer ce qu'elle
présente comme une marche à l'indépendance.
-816-
continue à refuser de vendre La Romana à Trujillo et poursuit sa propre stratégie.
Même après la coûteuse opération de rachats, le Benefactor reste petit face aux grandes
compagnies d'envergure internationale dont la production, qui se compte en millions de
tonnes, est largement vendue sur le marché nord-américain.
Cette compétition inégale absorbe dangereusement les forces de la dictature. On
n'assiste pas au développement d'une véritable économie nationale intégrée, capable de
s'assurer une certaine marge d'autonomie, car les investissements se dirigent
prioritairement vers le secteur sucrier.
- Mais c'est au plan politique que les conséquences sont les plus
graves à terme. Poussé par la nécessité, enivré par sa toute-puissance dans le pays, le
régime tend à modifier ses liens avec l'empire, sans être capable de se définir un
nouveau rôle cohérent. Le gardien a mis la tenue du propriétaire, mais l'habit est trop
grand pour lui.
De fait, ses intérêts commencent à ne plus coïncider avec ceux de l'empire.
Malgré ses protestations, le lien de dépendance, garant de sa fidélité, est gravement
distendu.
De puissants groupes capitalistes, qui lui avaient apporté un soutien politique
sans réserve, se détournent. Des réseaux d'influence, patiemment élaborés, en
particulier dans le Sud des États-Unis, sont démantelés. Pour les investisseurs nord-
américains, la république Dominicaine est de moins en moins une contrée où il y a des
affaires à faire !
En absorbant tout autour de lui, le régime ne fait que s'isoler tous les jours
davantage. La marche glorieuse prend des allures de course à l'abîme.
1697 Comme nous le verrons, lorsque la situation deviendra désespérée, le Benefactor tentera de se
rapprocher de Castro et s'engagera dans une dénonciation, aussi éphémère qu'enragée, des Yankees. Voir
à ce sujet : Août 1960-mai 1961. L'impasse.
-817-
• LE POIDS GRANDISSANT DE L'ÉGLISE
L'évolution des relations entre la dictature et l'Église au cours des années 1956 à
1959 est bien plus qu'une simple manifestation du déclin du régime. Le rôle grandissant
dévolu à l'Église catholique fait partie d'une stratégie politique destinée à redonner une
assise à la dictature ébranlée. Dicté par la nécessité, mais aussi par la volonté de
survivre, le projet est si ample qu'il affecte les sources du pouvoir et la nature même du
régime. Recours suprême, l'appel à l'Église, conçu pour retarder la déflagration,
accumule les matériaux explosifs. Observer le développement et la transformation des
relations entre l'Église et la dictature au cours de cette période qui précède la chute,
c'est donc examiner des mécanismes ambivalents. Le régime les met en place pour
résister et, dans le même temps, ils préparent déjà sa fin.
1703 Mensaje dirigido a los estudiantes universitarios del país el 13 de marzo de 1957, con motivo de
celebrarse el día del estudiante. TRUJILLO, Discursos, mensajes, y proclamas, Acies, p. 239. Il s'agit de
l'un des tous derniers textes retenus dans la collection officielle.
-820-
- À plus long terme, la mesure vise à assurer un meilleur contrôle
de la classe moyenne dont le poids social ne cesse de croître. L'endoctrinement
idéologique se combine ainsi avec la détection policière des esprits forts.
-821-
soumission aveugle à Trujillo. Le nonce apostolique en convient sans ambages puisque
son discours est un véritable dithyrambe consacré au généralissime. Celui-ci n'occupe
pourtant aucune fonction officielle dans le gouvernement et n'est donc pas, en théorie,
partie prenante dans l'accord conclu. Qu'on en juge :
«Contre cette vague [du communisme] le Généralissime Trujillo
a dressé le mur infranchissable de sa volonté cyclopéenne sous forme de
règles et d'événements qui peuvent servir de modèle à tous ceux qui,
conscients de l'actuel danger universel, s'apprêtent à livrer bataille à
l'ennemi qui, sournois ou déclaré, essaie de miner les fondements de
notre civilisation et d'extirper les plus profondes racines de nos
sentiments catholiques, unique digue capable de s'opposer efficacement
à ce communisme et matérialisme, qui tente d'envahir et de noyer nos
terres patriotiques et spirituelles […] et qui se présente avec des airs
modernes comme une panacée apte à résoudre tous les problèmes
politiques, sociaux et religieux actuels1706.»
La réthorique, extraordinairement alambiquée et ampoulée, est étroitement liée
au fond. Les mots, les métaphores, les idées, la démonstration, tout semble déjà d'un
autre âge. La guerre de Corée est terminée depuis plus de quatre ans, Eisenhower a
rencontré les dirigeants soviétiques à Genève il y a deux ans et demi, mais le langage
employé l'ignore et reprend pêle-mêle les arguments les plus éculés de la guerre froide.
On touche ici du doigt un point essentiel : pour défendre la dictature, l'Église doit en
embrasser le point de vue et la place, hérités du passé. Il faut continuer à taxer de
"communiste" et d'"athée" toute vélléité d'opposition au régime dans l'espoir de
l'éradiquer, bref, il faut nier l'évolution des équilibres tout à l'entour.
Symptomatiquement, Mgr Siino dénonce au passage les «airs modernes» des idées des
opposants à la dictature. N'est-ce pas avouer implicitement que l'on livre un combat
anachronique ? Justifiant le régime, l'Église en épouse la crise.
1710 Le président de cette institution est l'archevêque de Saragosse, Mgr Casimiro Morcillo, signataire du
contrat avec la république Dominicaine. La signature a lieu le 10 mars 1958.
1711 Règlement, chapitre II, article 5, a, b, c, d, e, f et g, article 8, a et c. CASTILLO DE AZA, Trujillo y
otros benefactores de la Iglesia, p. 316, 317 et 318.
1712 Règlement, articles 6 et 8, f. ID., ibid., p. 317 et 318.
-824-
- Le Patronage est placé sous l'autorité personnelle de Trujillo,
président à vie de l'institution, et de "Ramfis", vice-président. Sous la férule du
dictateur, les organes de direction mêlent étroitement les représentants de l'État -y
compris les secrétaires d'État- et de l'Église, en particulier l'Œuvre de coopération
hispano-américaine1713.
-825-
lui semble politiquement plus sûre ? Les deux aspects se complètent sans doute.
Toujours est-il que Mgr Siino, le nonce apostolique, artisan du Concordat de 1954 et
habituel signataire des textes officiels, est curieusement absent de tous les documents.
Le Saint-Siège trouve probablement avantageux de rester dans l'ombre tout en laissant
se développer le projet.
1716 La loi qui institue le Patronage San Rafael est datée du 21 février 1958, trois semaines plus tard, le
10 mars, les parties apposent leurs signatures sur le contrat.
1717 Le texte du décret figure, in extenso, dans : CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la
Iglesia, p. 315 à 332. C'est dans ce document que se trouve le Règlement que nous avons commenté.
-826-
• L'AFFAIRE GALÍNDEZ
Ce n'est pourtant pas la première fois que des agents de la dictature procèdent à
des assassinats ou enlèvements à l'étranger.
Mauricio Báez, le dirigeant de la grève de l'Est en 1946, est ainsi éliminé à La
Havane en 19501718.
À l'occasion, les sbires de Trujillo n'hésitent pas à se rendre sur le territoire
nord-américain pour accomplir leurs crimes. En 1935, à New York, un tueur à gages
tente de tuer Ángel Morales, dirigeant du Parti national et ennemi juré de Trujillo. Se
trompant de cible, il assassine Sergio Bencosme, assistant du responsable
conservateur1719.
Quant à l'écrivain exilé Andrés Requena, il est également tué à New York en
1952 pour avoir écrit un livre contre la dictature intitulé Cimetières sans croix1720.
Ces rappels montrent à quel point le régime vit dans la crainte permanente de
ses ennemis et de la propagande hostile qu'ils peuvent développer. La dictature a une
conscience aiguë de sa propre fragilité, qui la conduit à recourir à la violence afin de
prévenir la menace. Elle dispose d'ailleurs d'un personnel spécialisé pour cette activité :
ce n'est pas un hasard si on retrouve la main de Félix W. Bernardino tant dans
l'organisation du meurtre de Mauricio Báez que de celui de Andrés Requena. Or
justement Bernardino, exécutant des basses œuvres de Trujillo, participe à l'enlèvement
de Galíndez. La nouvelle affaire s'inscrit donc dans une continuité. Mais les traits
inhabituels du crime et l'énorme émotion qu'il soulève, à la différence des assassinats
précédents, traduisent de profonds changements.
1718 Malgré sa prudence, il est attiré dans un traquenard et enlevé, le 10 décembre 1950. Son assassinat
ne fait pas de doute.
1719 Le meurtre a lieu le 28 avril 1935. Sergio Bencosme est abattu sur le seuil de l'appartement de
Morales, dont il vient d'ouvrir la porte en réponse au coup de sonnette du visiteur. L'assassin, Luis de la
Fuente Rubirosa "Chichí", cousin de Porfirio Rubirosa, est rapidement liquidé à son tour par la dictature
pour effacer les traces.
1720 Le régime ne lui pardonne pas son reniement. En effet Andrés Requena avait été un thuriféraire du
Benefactor, écrivant notamment un livre simplement intitulé : Generalísimo Trujillo Molina. Il est tué le
2 octobre 1952.
-827-
Rappelons succintement les faits avérés1721:
1721 De nombreux auteurs, journalistes, historiens, enquêteurs et même des romanciers, comme
VÁZQUEZ MONTALBÁN, dans son livre précisément intitulé Galíndez, ont narré cet épisode. Mais
l'ouvrage de Manuel de Dios UNANÚE : El caso Galíndez : Los vascos en los servicios de inteligencia de
Estados Unidos détient, à juste titre, une autorité qu'aucun autre ne peut lui disputer. En étudiant
minutieusement des documents d'époque des services secrets nord-américains, qu'il reproduit sous forme
de fac-similés en annexe, l'auteur mène une enquête rigoureuse et établit des faits incontestables. Le
lecteur intéressé par le détail et l'enchaînement des événements pourra s'y référer.
1722 Voir la rubrique le concernant dans l'annexe Notices biographiques pour plus de précisions.
1723 Cf. également la rubrique consacrée à ce personnage dans la même annexe.
1724 On trouvera d'autres détails dans l'annexe citée, à la rubrique correspondante.
-828-
Examinons plus précisément la signification politique des événements.
Dès le début de l'année 1955, l'alarme est donnée par l'appareil. Minerva
Bernardino, déléguée de la république Dominicaine à l'ONU et sœur de Félix, écrit
précipitamment à Trujillo :
«Au cours de ma dernière conversation avec le docteur Sayán de
Vidaurre, avant mon départ de New York, celui-ci m'a indiqué que
Galíndez écrit actuellement un livre noir contre notre gouvernement. À
cette occasion j'ai demandé au docteur Sayán de Vidaurre d'enquêter
minutieusement sur cette affaire et de s'assurer de la confirmation
nécessaire1725.»
Alors que commencent les cérémonies de l'année du Benefactor, l'inquiétude de
Sayán de Vidaurre, Péruvien lié à l'appareil de la dictature dominicaine, et de Minerva
Bernardino est évidente.
1725 Fac-similé du rapport du FBI signé Thomas J. McCrystle qui reproduit intégralement, en anglais, la
lettre de Minerva Bernardino datée du 21 février 1955. UNANÚE, El caso Galíndez, p. 156.
-829-
espionnage, la CIA, en 1947, au début de la guerre froide, John Edgar Hoover avait su
préserver son réseau de renseignements sur tout le continent américain1726.
Afin d'enrayer un processus dangereux pour lui, le dictateur fait appel aux
hommes de main. Félix W. Bernardino et le général Arturo Espaillat "Navajita" 1728 se
rendent personnellement à New York pour diriger les opérations. Exactement deux
semaines après l'approbation de sa thèse, Galíndez est enlevé et disparaît pour toujours.
Ce recours à la force, malgré des risques évidents, est symptomatique de
l'évolution de la dictature. Trujillo sent sa position s'affaiblir et son incapacité à résister
durablement à une campagne de grande ampleur. La guerre froide diminue de vigueur
de jour en jour. L'accaparement économique du pays a coupé les liens de la dictature
avec de nombreux cercles capitalistes nord-américains. Certes les hommes politiques et
les journalistes nord-américains qui soutiennent le Benefactor sont encore nombreux,
mais ils se révèlent de plus en plus coûteux 1729, à la mesure de l'isolement grandissant de
la dictature. Plus son déclin se confirme et plus le régime semble accuser ses traits
1726 Galíndez travaillait déjà pour le FBI en 1944. Le National Security Act -loi sur la sécurité nationale-
promulgué en juillet 1947 jette les bases légales pour la constitution de la CIA (Central Intelligence
Agency). La collaboration entre les services secrets nord-américains et certains réfugiés espagnols avait
commencé très tôt. Dès 1942, l'OSS, Office of Strategic Services, ancêtre de la CIA, déjà dirigé par Allen
Dulles, recrute de nombreux réfugiés, y compris communistes, ainsi que des membres de la brigade
internationale Lincoln. Franco apparaissait alors comme un ennemi, allié potentiel de l'Axe. Ce n'est qu'à
partir de 1947 et des débuts de la guerre froide que les contradictions se font jour. L'adversaire privilégié
devient de plus en plus clairement le communisme international et Franco se transforme même en un
allié des États-Unis en 1954. Certains réfugiés se trouvent alors placés dans des situations insoutenables
et font des choix divers. La CIA, créée tout exprès, s'engage beaucoup plus résolument que le FBI dans la
guerre froide, ce qui explique sans doute la rupture de Galíndez avec la centrale de contre-espionnage en
1954. Il poursuit néanmoins son activité au service du FBI.
1727 Il semble bien que la dictature lui aurait proposé, par l'intermédiaire de Sayán de Vidaurre et par le
truchement de Almoina, de fortes sommes pour le manuscrit de sa thèse. En vain.
1728 Le surnom, significatif, peut se traduire "Petit couteau".
1729 Selon des témoignages sérieux, il arrivait que les émissaires de Trujillo se rendent aux États-Unis
avec une mallette contenant un million de dollars en liquide afin d'effectuer les versements nécessaires.
-830-
fondamentaux : les fonctions policières et militaires prennent nettement le pas sur les
autres.
-833-
«Il faut observer que je ne dis pas : “Notre système diffère de
celui des États-Unis d'Amérique sur deux points, mais cela est dû au fait
que notre société est moins avancée; que l'on nous donne juste un peu de
temps, et nous changerons bientôt notre système, conformément aux
idées des publicistes des États-Unis.” C'est tout le contraire […] nous
croyons fermement que nous sommes ceux qui donnons l'exemple que
d'autres nations démocratiques doivent suivre et que, par conséquent,
elle finiront par suivre1738.»
Entre le maître et le serviteur, les rôles sont ici inversés. Le loyal vassal de
naguère prétend définir la politique impériale, au lieu de la servir. Il n'hésite pas à se
donner en exemple et même en guide à ceux qu'il a toujours affirmé imiter.
Retournement paradoxal et insoutenable dans le cadre du système impérial et de sa
hiérarchie : la république Dominicaine est présentée comme l'avenir des États-Unis.
Telle est la conclusion du plaidoyer de Trujillo. Le ton est celui du défi, la
provocation est manifeste. On est bien loin des embrassades de l'année du Benefactor,
achevée neuf mois plus tôt. Cette agressivité qui peut sembler grotesque est déjà la
marque de l'impuissance.
-834-
- Murphy est présenté par la justice comme un
homosexuel qui aurait fait des avances à de la Maza.
L'émotion aux États-Unis est grande. Certes, les agents politiques de Trujillo se
mobilisent pour tenter de faire barrage, mais les départements d'État et de la Justice sont
atteints par la vague d'inquiétude. La disparition de Gerald Murphy en particulier
semble intolérable. Le président Eisenhower lui-même fait publiquement état, à
plusieurs reprises, de sa préoccupation. L'indiscipline de la dictature risque de porter
atteinte à l'autorité impériale.
Il est clair que le régime est pris dans de graves contradictions. En effet la
dégradation de ses relations internationales a pour conséquence une recomposition
progressive de l'appareil. Les diplomates et les négociateurs s'effacent au profit des
policiers et des hommes de main.
Bien que les trois meurtres qu'il a organisés, aient été maladroitement exécutés,
le général Arturo Espaillat devient l'étoile montante du régime. Ce n'est pas l'efficacité
qui est récompensée mais la brutalité, l'absence de scrupules et l'obéissance immédiate.
En 1957, cet officier formé à l'académie militaire de West Point est nommé secrétaire
d'État à la Sécurité. Il constitue le Service de renseignements militaire, SIM. Ce réseau
qui espionne, intimide, torture et assassine, prend rapidement une place grandissante
dans la société dominicaine. L'armée et la police régulières sont elles-mêmes doublées
et mises sous stricte surveillance.
"Ramfis", peu enclin à la ruse et à la négociation, appuyé sur les militaires de la
base de San Isidro, prend de plus en plus de place dans l'appareil.
Aussi bien Espaillat que "Ramfis" préconisent une politique de représailles à
l'égard des États-Unis et pèsent pour le départ des missions militaires nord-américaines.
1746 Nous avons évoqué la signification du traité sur les missiles, de 1951, et de l'Accord de défense
mutuelle : 1947-1955. La rivalité avec Cuba et L'anticommunisme triomphant.
1747 La demande est formulée auprès de Dulles le 7 novembre 1958. VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 3
et 4, donne d'intéressantes précisions sur le déroulement des événements.
-837-
2. LA CHUTE. 1959-1961
-838-
Le régime de Batista illustre, plus que d'autres, cet ensemble de contradictions.
Au cœur des Caraïbes, Cuba est le pays le plus vaste, le plus peuplé et le plus riche des
Antilles. Son importance stratégique pour la stabilité politique, économique et militaire
de l'empire, constamment confirmée depuis la guerre hispano-américaine de la fin du
siècle précédent, n'est pas à démontrer. Cuba reste la clé de voûte du système impérial
dans la fameuse "arrière-cour" des États-Unis. Au cours des trois dernières années de la
dictature de Batista, les services publics du téléphone et de l'électricité sont à 90 %
entre les mains des firmes nord-américaines. Celles-ci possèdent directement 50 % des
chemins de fer, 40 % de la production sucrière, … Le pays est dans un tel état de
dépendance qu'il doit importer près de la moitié des fruits et légumes frais pour sa
consommation quotidienne. Quant aux profits, ils y sont si fructueux que, parmi toutes
les Républiques d'Amérique latine, ce pays relativement petit arrive au deuxième rang
pour le volume de capitaux nord-américains investis1749.
Il suffit d'observer l'attention que prêtée à Cuba par l'ensemble des forces
politiques dominicaines, pour comprendre la place particulière et éminente occupée par
ce pays au sein de l'espace caraïbe. Depuis longtemps les exilés, de toutes tendances,
ont noué des relations avec les organisations politiques cubaines. On se rappelle
d'ailleurs comment la préparation de la tentative expéditionnaire de Cayo Confites en
1947 avait étroitement mêlé les préoccupations politiques dominicaines et cubaines1750.
Pour de nombreux militants, les régimes de Batista et Trujillo, l'un et l'autre appuyés
sur l'armée et soutenus par Washington, sont deux expressions d'une réalité régionale
qu'il faut considérer comme un tout. Porter un coup à l'une de ces dictatures, c'est
affaiblir l'autre. Ainsi, dès 1955, un an et demi avant le débarquement du Granma et
plus de trois ans avant la victoire de la révolution cubaine, Juan Bosch, l'un des
principaux dirigeants de l'exil dominicain, comprend immédiatement que l'attaque de la
caserne Moncada n'est pas un simple fait divers tragique. Il en indique toute la portée
en caractérisant l'événement comme «un de ces actes que le peuple de Cuba, presque
de lui-même, a pour habitude d'accomplir lorsqu'il affronte son destin1751».
Si d'aventure les opposants aux deux régimes n'avaient pas pris conscience des
liens semblant unir leurs destinées, les dictateurs se seraient chargés de les leur faire
1749 Statistiques que nous empruntons à C HEVALIER, L'Amérique latine…, p. 133, J. LAMORE, Cuba,
p. 65, et à O. D. LARA, “Cuba”, in Encyclopædia Universalis, t. VI, p. 914.
1750 Cf. 1945-1947. La menace régionale.
1751 BOSCH, Póker de espanto en el Caribe, p. 188. Cet ouvrage fut rédigé pendant l'exil de l'auteur au
Chili et terminé en avril 1955. Il ne devait être publié que bien plus tard, en 1988. Rappelons pour
mémoire que l'attaque de la caserne Moncada avait eu lieu le 26 juillet 1953 et que les expéditionnaires
qui sont à bord du Granma débarquent le 2 décembre 1956 sur les côtes cubaines.
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sentir. Bosch avait quelques raisons de bien mesurer la signification de l'attaque de la
caserne Moncada : comme il se trouvait à Cuba, il fut le jour même arrêté. Il observe :
«Un opposant à Trujillo connu devait être fiché comme
adversaire de Batista, ce “grand et bon ami”, comme l'appelle
publiquement Trujillo1752».
Cette collaboration entre les deux régimes pouvait même aller plus loin que la
surveillance et l'emprisonnement des opposants, puisque les services secrets militaires
cubains devaient menacer Bosch de le livrer immédiatement aux autorités
dominicaines. Cette anedocte montre bien comment, dans les heures difficiles, les deux
dictatures retrouvent le sens de la solidarité.
-840-
honneur [du secrétaire à l'Agriculture cubain] pendant son séjour furent
magnifiques et des relations qui avaient été rompues pendant plus de
cinq ans furent rétablies”1753.»
Ces "grands amis" nord-américains ont les arguments politiques, financiers et
militaires propres à faire taire toute dispute.
Telle est bien la conviction qui gagne les esprits non seulement parmi l'exil,
mais aussi au sein de couches significatives de la population dominicaine. Comme le
déclare avec lucidité le professeur J. R. Cordero Michel à l'université de Porto Rico, en
février 1959 :
«Les luttes révolutionnaires des peuples latino-américains et
leurs caractéristiques particulières sont des facteurs d'une si grande
importance pour le processus politique interne en république
Dominicaine, que nous ne pouvons les considérer isolément de leur
contexte international. Il est indubitable qu'actuellement se prépare une
action de l'extérieur contre la dictature trujilliste, appuyée sur la marée
démocratique qui monte dans les Caraïbes. De nombreux hommes
politiques ne donnent pas plus de six mois de vie à l'"Ère de Trujillo"1759.»
1758 Propos rapportés par DIEDERICH, The death of the goat, p. 27 et par CRASSWELLER, Trujillo…,
p. 356. Ces deux auteurs font erreur sur la date du meeting. Cette campagne était intitulée : Le million de
bolivars pour la libération dominicaine, ce qui représentait environ 300 000 dollars à l'époque.
1759 J. R. CORDERO MICHEL, Análisis de la Era de Trujillo… , p. 44.
-842-
• L'EXPÉDITION DU 14 JUIN 1959
-843-
révolte. Aussi la consigne est-elle claire : toute force qui tenterait d'envahir le pays
devra être immédiatement détectée et écrasée, avant qu'elle n'ait la possibilité de nouer
des contacts avec l'intérieur. C'est pourquoi les garde-côtes patrouillent constamment
dans les eaux territoriales. Les plages et toutes les zones propices à un débarquement
sont reconnues jour et nuit par des escouades, qui guettent les signaux lumineux ou les
éventuelles infiltrations.
l'armée ont les pleins pouvoirs, les garanties habituelles de façace sont abrogées. Les
1761 L'inauguration a lieu le 5 juin 1959, quelques jours avant la tentative de débarquement des exilés.
1762 Nous donnons davantage de précisions dans l'annexe Biographies.
1763 Il s'agit du chiffre communément admis. Cf., par exemple : WIPFLER, The Churches of the
Dominican Republic… , p. 76.
1764 Estimée, selon le recensement national de 1960, à 3 047 070 habitants. Si l'on exclut les jeunes
enfants, la proportion est encore plus impressionnante.
1765 Ces trois professions étaient pratiquement réservées aux caliés.
1766 Il est officiellement instauré le 21 avril 1959.
-844-
arrestations, perquisitions, interrogatoires peuvent être décidés sans autorisation
préalable. Le régime se donne les moyens politiques de réagir immédiatement et
comme il l'entend.
Ce n'est en effet pas un mystère que les préparatifs des exilés ont commencé en
vue d'une expédition armée. Comme nous l'avons vu, des campagnes de soutien
financier ont été engagées dans toutes les Caraïbes. À Cuba, où ils se rassemblent, les
exilés sont fraternellement accueillis. Ainsi est renouée une longue tradition de soutien
mutuel contre l'oppression, initiée par Máximo Gómez 1767 à la fin du siècle précédent et
renouvelée en 1947 lors de la tentative d'expédition de Cayo Confites 1768. Des militants
cubains se joignent aux Dominicains1769. L'entraînement proprement militaire commence
dès les premières semaines de 1959, avec l'appui de Ernesto "Che" Guevara. Le but
semble proche et la stratégie des révolutionnaires cubains paraît garantir la victoire. Des
convergences politiques se dessinent et aboutissent à la constitution d'organisations
nouvelles. Ainsi, en mars 1959, d'anciens militants du PSP et du PRD, comme Enrique
Jiménez Moya et Juan Isidro Jimenes Grullón constituent le Mouvement de libération
dominicain1770.
Les objectifs des exilés qui s'apprêtent à livrer combat contre Trujillo
constituent donc ce que l'on pourrait appeler un programme démocratique conséquent.
Une série de mesures, limitées mais radicales, visent à éliminer le système dictatorial
sur tous les plans et à réintégrer la république Dominicaine dans le concert des nations.
On remarquera cependant que deux facteurs sont sous-estimés :
Les plus clairvoyants, comme José R. Cordero Michel, envisagent les risques de
l'entreprise et portent un diagnostic sans complaisance :
-847-
«Toute tentative d'invasion qui ne trouvera pas à l'intérieur du
pays une armée politique capable de se transformer rapidement en
armée militaire, a peu de chances de succès. Toute victoire dépendra,
fondamentalement, non de la force de l'exil, mais du degré de conscience
révolutionnaire des masses à l'intérieur du pays. Actuellement, bien
qu'en progrès, elle reste très faible1773.»
Cette analyse lucide est développée par un homme qui, quelques semaines plus
tard, laissera sa vie dans la tentative de débarquement. On ne verra pas une
contradiction entre la pensée et l'action, mais, au contraire, l'expression d'une certitude :
pour ces exilés le moment est venu de forcer le destin. Les événements confirmeront
leurs craintes, mais aussi leurs espoirs.
Comme le craignait José Cordero Michel, les expéditionnaires n'ont pas trouvé
l'écho espéré dans le pays. Aucun soulèvement ne se produit pour leur porter appui.
L'armée et la police tiennent solidement le territoire, dressant des barrages autour des
grandes villes afin d'empêcher la diffusion de la nouvelle et la circulation des
personnes. Les zones où ont lieu les combats sont isolées tant que dure la chasse à
l'homme.
José Israel Cuello H., l'un des animateurs de la résistance à Trujillo dans les
semaines qui suivirent, tire ce bilan synthétique des événements :
«Le débarquement de juin 1959, fut bien une immolation, car cet
acte héroïque n'avait pas le moindre lien avec l'intérieur1775.»
Le terme est pertinent. Il souligne l'inégalité du combat entre une petite troupe
constituée et entraînée à la hâte et une dictature qui a isolé la population du reste du
monde; mais il suggère également que le sacrifice est destiné à réveiller les consciences
endormies.
-849-
• DÉGRADATION DU CONTRÔLE INTÉRIEUR
On parle beaucoup, on ressort parfois une arme dissimulée depuis des années,
on reproduit avec des moyens de fortune un tract rudimentaire, à l'occasion on prépare
une bombe artisanale. Surtout, le mouvement s'organise et se fédère peu à peu. Les
1776 Le SIM arrête, par exemple, le fils de Arturo Despradel, Fidelio. Son père, après avoir longtemps
exercé la charge de secrétaire d'État aux Relations extérieures, est à l'époque recteur de l'université de
Saint-Domingue.
1777 C'est ainsi que Juan Pablo Duarte, “Père de l'Indépendance” avait structuré le mouvement
révolutionnaire clandestin, baptisé La Trinitaria, en 1838.
-850-
menaces, arrestations et tortures n'entament pas le moral. Rien ne semble pouvoir
arrêter le processus en marche. Au cours d'une assemblée qui se tient à Valverde les 10
et 11 janvier 1960, il aboutit à la constitution formelle d'une organisation nationale. À
l'instar du Mouvement du 26 Juillet cubain, elle s'appelle Mouvement du 14 Juin (1J4).
L'instance dirigeante est immédiatement élue. Elle comprend notamment Manolo
Tavárez Justo, président du mouvement, et Minerva Mirabal, son épouse.
Il devient clair que la situation de la dictature, malgré tous ses efforts, s'est
considérablement dégradée dans le pays.
1778 On retrouve, beaucoup plus marqués, les traits qui distinguaient la Jeunesse démocratique en 1946.
On se souvient que la dictature s'était immédiatement alarmée quand cette organisation avait surgi et que
la répression à l'égard de ses militants avait été impitoyable.
-851-
Aussi, au mois de janvier 1960, quelques jours après la constitution du 1J4, une
vague d'arrestations massive commence dans tout le pays. Le paroxysme est atteint le
21 janvier, l'appareil affirmant avoir découvert un complot qui devait aboutir le
lendemain. Plusieurs centaines de jeunes, sans doute plus d'un millier, sont jetés en
prison. Parmi eux, Manolo Tavárez Justo. On les bat, on les torture, systématiquement.
Parfois on les assassine, comme ces vingt-sept jeunes de Santiago, coupables d'avoir
distribué un tract qui disait : «Excusez l'expression, mais Trujillo est une merde1779». De
très nombreuses familles sont touchées, en particulier parmi les couches composées de
fonctionnaires, intellectuels et techniciens, vitales pour le fonctionnement administratif
et économique du pays. Très vite, les procès commencent et les verdicts sont
extrêmement lourds. Souvent les accusés sont condamnés à la peine maximale : trente
années d'emprisonnement.
-852-
le mois de mars, les premières grâces interviennent. Les journaux publient la
photographie du Benefactor souriant, qui regarde d'un œil paternel les embrassades des
jeunes libérés et de leurs parents. Ce rituel, destiné à montrer la clémence du dictateur,
se prolonge jusqu'au mois d'août.
Pendant ce temps, le SIM déploie tous ses efforts. L'objectif est de tout
contrôler. Tâche impossible, évidemment. Le résultat est une détérioration perceptible
du fonctionnement du système. Ainsi, lorsque l'appareil entreprend de s'assurer du
contenu de la totalité de la correspondance qui circule dans le pays, il est vite débordé
par l'ampleur du travail. Les lettres s'accumulent. On les délivre d'abord marquées du
tampon "Reçu dans ces conditions", ce qui ne trompe personne. Puis, comme les retards
s'amplifient toujours, on brûle purement et simplement le courrier.
L'exemple n'est pas anodin. On se souvient en effet que l'un des arguments
traditionnels présenté pour la défense du régime est son efficacité. Dans cette
perspective, chère aux hommes d'affaires nord-américains, le système dictatorial serait
le prix à payer pour le bon fonctionnement du pays. Cette théorie est de plus en plus
difficile à soutenir.
-854-
• RUPTURE ET AFFRONTEMENT AVEC L'ÉGLISE
- À Rome, Pie XII qui n'avait pas mesuré son appui à Trujillo, est
remplacé par Jean XXIII à la fin de l'année 1958. Immédiatement celui-ci se met en
devoir de renouveler la hiérarchie et, trois mois à peine après son installation sur le
trône de Saint Pierre, le nouveau pape manifeste avec éclat sa volonté de réexaminer la
stratégie mondiale de l'Église, en convocant le II e Concile du Vatican 1786. Cette volonté
d'épouser les changements du monde, ne peut qu'être de mauvais augure pour la
dictature dominicaine.
1787 Le nonce Zanini arrive le 25 octobre, au lendemain de la grande fête, le père Miguel A. Larrucea,
supérieur des jésuites, se présente deux jours plus tard.
1788 On se souvient que le décret présidentiel date du 21 août 1959. Voir à ce sujet : 1956-1958. Le
déclin.
1789 Voir à ce propos les précisions que donne BALAGUER, La palabra encadenada, p. 227.
1790 Le 29 janvier. Le rôle particulier du lycée polytechnique Loyola et de la Fondation "Generalísimo" a
été étudié dans : 1947-1955. LÉglise comme acteur politique.
-856-
Beras, plus lié au Vatican, lui succède à la tête du clergé du pays. L'Église se met en
ordre, en prévision de temps difficiles.
Il est important de souligner que l'Église n'a pas une stratégie préméditée de
rupture, comme on a souvent tenter de l'accréditer 1793. La réorganisation et la
réorientation sont avant tout défensives. Il s'agit de ne pas se laisser entraîner dans un
mouvement qui semble échapper à tout contrôle et de garder une distance de sécurité.
En effet, non seulement la politique du régime tend, de façon récurrente, à nier la place
particulière de l'Église et à la rejeter comme un corps étranger, mais des attaques
sciemment organisées la prennent de plus en plus souvent pour cible.
Il s'agit d'abord de persécutions policières contre l'appareil eclésiastique. De
façon calculée, le régime ne frappe pas au cœur, mais s'en prend à la périphérie : un
1791 Les exilés tentent d'atterrir à Constanza le 14 juin; Zanini est nommé le 16 par Rome.
1792 Les cinq évêques sont : Octavio Beras (Saint-Domingue), Hugo Polanco (Santiago), Francisco
Panal (La Vega), Thomas Reilly (San Juan de la Maguana) et Juan Pepén (La Altagracia). Seul le dernier
est franchement favorable à Trujillo. Panal et Reilly, tous deux étrangers, se montrent particulièrement
indépendants.
1793 La dictature avait tout intérêt à développer la thèse d'un complot organisé de longue main, afin de
justifier la répression contre les prêtres et religieux. Quant à l'Église, après la chute du régime, elle devait
trouver dans cette explication une occasion d'effacer des décennies de collaboration ouverte.
-857-
séminariste est incarcéré en septembre 1959; plus grave, en novembre un étudiant
salésien est arrêté à son tour et le collège Don Bosco est perquisitionné par le SIM.
Enfin lors des rafles massives de janvier 1961, les proches de l'Église ne sont nullement
épargnés. Les élèves des jésuites ou des salésiens font même souvent figure de cibles
privilégiées.
L'appareil policier, prenant l'initiative, entre ainsi ouvertement en scène contre
l'Église. Il fait irruption dans ce qu'elle considère comme son domaine privé et, à juste
titre, comme son espace vital. Dans la pratique, l'impression se répand dans toute la
société que le pacte passé entre le régime et l'Église est remis en cause.
Point n'est besoin d'être un exégète, en effet, pour constater que l'esprit et la
lettre du Concordat sont violés. L'article XI, alinéa 1, prévoyait : «Les ecclésiastiques
jouiront d'une protection particulière de l'État1794.» L'article XXVII stipulait
explicitement : «Les autres questions relatives à des personnes ou biens ecclésiastiques
qui n'auraient pas été traitées dans les articles précédents seront réglées selon le Droit
Canon1795.» Le même article ajoute que pour les questions «qui touchent également à
l'intérêt de l'État, le Saint-Siège et le Gouvernement Dominicain agiront d'un commun
accord pour résoudre le différend à l'amiable.» L'arrestation de séminaristes va à
l'encontre du droit canon, qui réserve à l'Église la priorité, sinon l'exclusivité, pour
juger les siens. On le voit, la coopération des autorités civiles et religieuses, instituée
par le texte concordataire, est remplacée par une franche agression contre l'Église.
1794 Concordato entre la Santa Sede y la República Dominicana, dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y
otros benefactores…, p. 246.
1795 ID., ibid., p. 256, pour cette citation et la suivante.
1796 On en trouvera le détail dans le fac-similé du récapitulatif que le nonce Zanini adresse au vice-
président Balaguer, le 31 janvier 1961. Foros públicos, dans le recueil de documents : La vida cotidiana
dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 98.
1797 El Caribe du 29 janvier 1960.
-858-
anonyme à la campagne de presse officielle. L'appareil du régime déclare de plus en
plus clairement la guerre à la ligne suivie par l'Église.
Le contenu de ces textes est éclairant. On s'en prend aux jésuites, aux salésiens,
aux dignitaires ecclésiastiques et aux prêtres, on préconise l'appui à des religions rivales
et, à deux reprises, le Concordat est explicitement attaqué1798.
Cette dernière touche donne sa véritable dimension politique à l'offensive.
Incapable de supporter les conséquences de ce qu'elle a elle-même organisé, la dictature
rêve d'un retour en arrière qui, ramenant à une époque antérieure au Concordat,
rétablirait le lien de complète dépendance qui unissait l'Église à l'État et abrogerait le
pacte d'alliance conclu en 1954. Chimère, évidemment, qui montre l'impasse dans
laquelle le régime se sent pris. L'indépendance a reconnue à l'Église se révèle être une
brèche béante dans son dispositif de contrôle de la société.
De son côté, la hiérarchie catholique ne peut se taire plus longtemps sans risquer
de perdre tout ce qui a été acquis. La place politique désormais occupée lui fait
obligation de réagir et lui donne les moyens de se faire entendre. Aussi, le dos au mur,
prend-elle à son tour l'initiative à la fin du mois de janvier 1961.
Le 30 de ce mois, le nonce apostolique Zanini écrit une lettre à Balaguer. En
fait, il ne considère le vice-président de la république Dominicaine qu'en tant que
messager chargé de transmettre ses requêtes au généralissime Trujillo, désigné d'emblée
comme seul interlocuteur. Le représentant du pape proteste contre les agressions dont
l'Église est l'objet dans la presse et demande au dictateur, par l'intermédiaire de
Balaguer :
«…qu'une digne réparation soit faite au plus vite et que de
nouvelles attaques désagréables ne se répètent plus1799.»
Il ajoute immédiatement :
«Celles-ci, en effet, seraient en contradiction ouverte et publique
avec sa profession de foi catholique, et avec les sentiments de ses
collaborateurs les plus dévoués, qui se consacrent au bien du pays.
J'offre de tout cœur un nouveau rameau d'olivier à l'ami, avec la
confiance qu'il saura mieux que personne l'apprécier à sa juste valeur et
mériter cette divine miséricorde et ce céleste soutien dont ont besoin
1798 Les jésuites sont pris à partie dans El Caribe, du 22 novembre 1959 et du 29 janvier 1960. Les
salésiens sont visés le 3 janvier 1960. L'archevêque Pittini est la cible de la lettre Publicación confusa,
dans l'édition du 21 novembre 1959. Merece felicitación et Revelan trama comunista…, parus
respectivement les 26 et 27 janvier 1960 dénoncent le père Ricardo Velasco et le séminariste cubain
Antonio Fabré. Les Courriers des lecteurs des 28 décembre 1959 et 24 janvier 1960 préconisent l'appui
aux religions juive et adventiste, au détriment de l'Église catholique. ¿Viciado de nulidad? et Piden abrir
encuesta, dans les éditions des 23 et 25 janvier 1960, mettent en cause le Concordat.
1799 Lettre reproduite en fac-similé dans le recueil : La vida cotidiana dominicana a través del archivo
particular del generalísimo, p. 96.
-859-
ceux qui ont reçu de la Providence la haute responsabilité de diriger les
destinées d'un peuple.»
La menace est clairement perceptible sous l'onction du propos. Le représentant
du Vatican indique, en termes convenus, que le régime ne peut se passer sans
dommages de l'appui du clergé. Il souligne qu'en cas de conflit l'Église dispose d'armes
redoutables : d'une part elle a pénétré l'appareil dictatorial jusqu'au plus haut niveau,
d'autre part elle est en mesure de s'adresser directement au peuple, mettant en porte-à-
faux le Benefactor. L'avertissement est d'une extrême gravité, puisque le système même
sur lequel repose la dictature est directement visé.
Confrontée à un danger exceptionnel, l'Église recourt à l'intimidation afin que la
dictature vienne enfin à composition. L'objectif reste la paix, mais les deux alliés d'hier
envisagent bien moins une collaboration qu'un équilibre de la peur.
1800 Pour cette citation et les suivantes : Carta pastoral colectiva del Episcopado de la República
Dominicana en ocasión de la fiesta de Nuestra Señora de La Altagracia. Intégralement reproduite dans
FERRERAS, Preso. 1960…, p. 116.
-860-
«Le fondement de tous les droits repose sur l'inviolabilité de la
dignité de la personne humaine.
Tout être humain, avant même d'être né, est détenteur d'un
ensemble de droits antérieurs et supérieurs à ceux de n'importe quel
État.»
La dictature se trouve ainsi mise en cause dans sa pratique générale et récente.
Elle est d'ailleurs ouvertement visée puisque le texte défend les droits de l'individu
contre les empiètements de l'État.
-861-
- Droits enfin «à la Liberté de Conscience, de Presse, de Libre
Association, etc., etc.», simplement énumérés et dont on sait bien qu'ils sont foulés aux
pieds par le régime.
-862-
droit à une presse libre est imprescriptible, elle attaque le système strict mis en place
par Trujillo dès 1930. Enfin, en plaçant le droit à la libre organisation au rang des
exigences morales, elle remet en cause un monopole vital pour le régime. La lettre
pastorale se transforme en véritable cahier de revendications qui, toutes, mettent
inéluctablement en cause le pouvoir dictatorial.
Mais, si la situation est nouée, il n'en reste pas moins que le temps continue à
courir. Trujillo est bien conscient que laisser passer sans réagir la lettre pastorale
mettrait le régime dans une situation rapidement intenable. Il avouerait lui-même qu'il
ne peut plus gouverner. Il sait également qu'il ne peut espérer la paix que s'il convainc
le sommet de l'Église.
Ses pressions visent donc immédiatement à amener la hiérarchie internationale à
se montrer plus conciliante et à reconsidérer sa stratégie en république Dominicaine. Le
nonce, avec un art consommé de la diplomatie, esquive les coups, revient à la charge
avec obstination et, en définitive, ne cède rien.
Aussi, le secrétaire d'État aux Relations extérieures, Herrera Báez,
précipitamment dépêché en Europe, use-t-il de toute son influence pour être reçu par le
1801 Ainsi, le jour même où les prêtres lisent la pastorale, le nonce Zanini annonce par lettre à Balaguer
qu'il se rendra à l'entrevue que celui-ci lui accorde le lendemain. L'Église entend bien poursuivre les
négociations et trouver un terrain d'entente. Le document est reproduit en fac-similé dans le recueil : La
vida cotidiana dominicana a través del archivo particular del generalísimo, p. 99.
-863-
souverain pontife sans tarder1802. Il est temps, car la pastorale fait grand bruit dans la
presse internationale, en particulier nord-américaine. Pour sa part, L'Osservatore
Romano, organe du Vatican, lui a même consacré un reportage. Dès la fin de l'audience,
l'émissaire de Trujillo envoie un compte rendu télégraphique où il s'emploie
essentiellement à rapporter les arguments qu'il a développés. Il ne peut dissimuler
néanmoins que Jean XXIII s'est déclaré préoccupé par l'ampleur et la brutalité de la
répression exercée par les autorités dominicaines. Herrera Báez précise l'attitude du
pape :
«Il ajouta qu'en de telles circonstances il était difficile pour
l'Église de ne pas se s'inquiéter de questions touchant à la liberté des
fidèles catholiques. Il expliqua, en utilisant un aphorisme latin, que dans
la violence rien ne dure et qu'il lui semblait qu'un effort pour atténuer les
mesures répressives pourrait être réalisé1803.»
À son grand dam, le secrétaire d'État dominicain ne peut se prévaloir d'aucun
engagement précis de Jean XXIII, qui se contente de vagues bénédictions. On le
comprend, c'est un échec pour le régime dominicain 1804. Non seulement le Vatican ne
semble pas disposé à changer d'attitude, mais il persiste à demander que la dictature
modifie sa ligne d'action. Les rôles sont renversés. La maxime antique, «dans la
violence rien ne dure», fait clairement référence à la politique de la dictature. Elle
indique que l'Église considère que l'orientation conduit à la faillite et qu'elle est
fermement résolue à ne pas la suivre dans cette voie.
Il faut donc souligner que la riposte de la dictature, au cours des mois qui
suivent la lettre pastorale, est d'abord le résultat d'une impuissance. L'Église
dominicaine, refusant de céder, a ouvertement défié le pouvoir. Plus grave encore, le
Vatican a confirmé la ligne suivie par le nonce et les évêques. Or, à l'évidence, si la
dictature peut faire pression sur le clergé en république Dominicaine, elle ne dispose
pas de moyens propres à faire reculer Rome. Dans ces conditions, les multiples mesures
prises par le régime relèvent bien davantage d'une énergique réaction de survie que
d'une stratégie cohérente. Cette contre-offensive combine divers aspects, parfois
contradictoires : multiplication des manœuvres d'intimidation, mesures de rétorsion de
1802 Porfirio Herrera Báez se rend en Europe du 4 au 26 février 1960 et est reçu par Jean XXIII le 8 de
ce mois.
1803 Le texte de ce long télégramme est intégralement reproduit dans V EGA, Eisenhower y Trujillo, p.
24.
1804 BALAGUER, La palabra encadenada, p. 230, confirme que l'entrevue se solda par un cinglant revers
par la dictature. Selon les témoins de l'époque, Trujillo en aurait conçu une haine tenace pour Jean XXIII
qu'il appelait continuellement "el pendejo" (ce crétin, ce salaud).
-864-
plus en plus sévères et campagne publique pour amener l'Église à se soumettre
publiquement. Nous les examinerons successivement.
1805 Pour cette citation et la suivante : Discurso del señor Julián Suardi, dans WIPFLER, Poder,
influencia e impotencia…, p. 113.
-865-
dans l'espoir d'isoler les éléments les plus hostiles et d'intimider la hiérarchie dans son
ensemble.
1806 La mise en garde est diffusée par la radio La Voz del Canú. Par ailleurs l'Église dirigeait une autre
station émettrice. Les menaces de F. Panal ne sont pas vaines puisqu'il procédera par la suite à plusieurs
excommunications contre les principaux responsables de la manifestation.
1807 Il s'agit, pour être précis, d'une praelatura nullius, créée par Pie XII en 1953, au moment du
rapprochement entre Ciudad Trujillo et Rome. La région est particulièrement sensible pour le régime,
puisqu'elle se situe dans la zone frontalière et contrôle l'un des principaux points de passage entre Haïti et
la république Dominicaine.
-866-
Cependant, les évêques dominicains et des prêtres de plus en plus nombreux
sont également harcelés quotidiennement. Le vieil archevêque Pittini, qui a
démissionné en janvier après avoir été un courtisan assidu pendant des lustres, n'est pas
épargné. Ainsi la nuit avant le 14 avril 1960, Jeudi Saint, un «terroriste colombien» est-
il abattu par la force publique dans les dépendances de la cathédrale de Saint-
Domingue, à la porte des appartements où Pittini dort. La presse publie la photographie
du cadavre dans l'escalier, un pistolet bien en vue, et précise que l'individu a «été
surpris alors qu'il s'apprêtait à poser deux puissantes bombes en ce saint lieu 1808».
Simulacre en forme d'avertissement ? Tentative d'assassinat manquée ? Quel était
exactement le plan du SIM dont on reconnaît vite la main ? L'affaire reste obscure 1809,
mais le message est néanmoins clair pour l'essentiel. L'appareil du régime vient de
démontrer qu'il est prêt à aller jusqu'aux dernières extrémités, meurtre y compris, contre
les dignitaires de l'Église.
Quelques mois plus tard, au début de septembre, le SIM fait exploser une bombe
dans le séminaire de Licey, où Pittini s'est retiré, à l'autre bout du pays 1810. On juge plus
prudent de l'évacuer à nouveau. Cette dernière action montre que l'appareil s'en prend
maintenant à l'Église tout entière, sans discernement. L'incapacité à la diviser et à la
faire reculer, se lit dans ces attentats. L'incohérence de la dictature, due à des
contradictions qu'elle ne peut maîtriser, devient ici patente. Incapable de diviser l'Église
et de la soumettre durablement à sa volonté, l'appareil se livre à des agressions qui
semblent davantage destinées à étaler sa force qu'à atteindre un but soigneusement
calculé. La présence de l'Église est devenue un cauchemar dont Trujillo ne sait
comment se défaire.
1808 El Caribe du 15 avril 1960. Le trouble personnage abattu, Jaime Alberto Calderón Forero, était lui-
même un agent du SIM. Il semble bien que sa mort permettait au régime de faire coup double en
supprimant un témoin gênant.
1809 L'incident a été commenté par bien des auteurs et témoins qui en donnent des versions sensiblement
différentes. On pourra se reporter notamment à C RASSWELLER, Trujillo…, p. 397, WIPFLER, Poder,
influencia e impotencia.…, p. 142, VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 64, PEÑA RIVERA, Trujillo: la
herencia del caudillo, p. 304, JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional…, p. 149.
1810 Licey se trouve dans la province de Santiago, dans le Cibao. L'évêque du diocèse est Polanco Brito.
L'attentat se produit le 7 septembre 1960.
-867-
Moins de deux semaines après la lettre pastorale, les subventions financières de
l'État à l'Église commencent à se réduire, parfois brutalement 1811. Des institutions
emblématiques, choyées par le régime depuis des décennies, sont menacées d'asphyxie.
Le collège agricole Loyola de Dajabón, véritable symbole de la politique de
dominicanisation de la frontière entreprise avec l'aide des jésuites, est particulièrement
menacé. À vrai dire, les retards dans les versements se sont déjà accumulés au cours des
mois précédents. Le régime manifestait ainsi son irritation et faisait discrètement savoir
à la hiérarchie catholique qu'il attendait davantage de souplesse de sa part. Il s'agissait
alors d'un chantage permanent, dosé avec soin en fonction d'objectifs précis. La
nouveauté est que la dictature, qui hier invoquait des difficultés administratives
indépendantes de sa volonté, affiche maintenant ses intentions. On passe de l'officieux à
l'officiel. La signification politique de ce changement d'attitude n'échappe pas au nonce
Zanini qui, dans une lettre adressée au vice-président Balaguer, rappelle assez
sèchement l'adage latin : «Pacta sunt servanda1812». Il poursuit en critiquant la position
officielle du secrétaire d'État aux Finances :
«1. À tout moment et quel qu'en soit le motif, tout Contrat
bilatéral ne peut être révisé que par les parties intéressées ou par leurs
hauts Représentants agissant d'un commun accord;
2. les différents retards dans les versements de subventions, ne
sont pas un problème dépassé comme semble l'indiquer ledit Secrétaire
d'État, mais un problème observé depuis des mois jusqu'à la date
présente.»
En conséquence, le nonce demande que Trujillo veille à rétablir l'institution
dans ses droits.
1811 Le mémorandum 143, adressé dès le 11 février 1943 au président Héctor Trujillo par le secrétaire
d'État aux Finances, Furcy Pichardo, préconise des coupes sombres -qui peuvent aller jusqu'à la
suppression pure et simple- dans les subventions à l'Église, sous le singulier prétexte que la lettre
pastorale aurait eu de fâcheuses répercussions sur les recettes fiscales !
1812 «Les accords doivent être honorés». Cette citation et la suivante sont tirées de la lettre du 18 février
1960, reproduite dans WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 118.
-868-
Aussi les subventions sont-elles rétablies au coup par coup. Puis supprimées à
nouveau, au gré d'impulsions erratiques. L'appareil, plus que jamais, essaie de fléchir
l'attitude de l'Église; mais, privé d'une perspective cohérente, il réagit en fonction des
circonstances du moment. Tantôt il s'en prend aux jésuites, ordre puissant et discipliné
qui, plus que d'autres fractions du clergé, échappe à son autorité. Tantôt il dirige ses
attaques contre les évêques qui ont donné le signal de l'insubordination. Par exemple,
celui de Santiago, Polanco Brito, est littéralement chassé du palais épiscopal en avril
1960. Répondant à une requête de l'évêque afin que la demeure soit reconnue comme
bien de l'Église, le secrétaire particulier de Trujillo lui écrit dans une lettre
comminatoire :
«Il m'appartient de vous informer que cet immeuble n'est pas
propriété de l'État Dominicain, mais qu'il s'agit d'une propriété privée du
Généralissime Rafael Leonidas Trujillo Molina, qui l'a prêtée dans le
passé à Monseigneur Octavio A. Beras pour l'usage auquel elle est
actuellement destinée.
Il m'appartient également de vous signifier que son propriétaire,
le Généralissime Trujillo Molina, a besoin de cette résidence et qu'en
conséquence vous devez examiner les dispositions à prendre pour
déménager1813.»
La minceur du prétexte1814, la froideur du ton et la brutalité de la mesure
montrent à quel point les relations se sont dégradées entre les deux parties. La rage de
l'impuissance perce sous la subite décision. Il semble impossible de trouver un
compromis stable. La réaction rapide de l'évêque qui, loin de chercher à négocier,
annonce qu'il quittera les lieux dans les dix jours, l'atteste.
Cet exemple illustre bien le caractère paradoxal des mesures de rétorsion prises
par la dictature. En effet, poussé par la nécessité de riposter, le régime est amené à
détruire point par point tout le travail accompli.
Invariablement, chaque mesure aboutit à une remise en cause du Concordat.
L'expulsion de Polanco Brito, au-delà de l'anecdote, ne fait pas exception puisqu'elle
viole l'esprit, sinon la lettre, du texte signé avec le Vatican1815.
1813 Lettre, datée du 27 avril 1960 et signée Augusto Peignand Cestero. ID., ibid., p. 128.
1814 On sait que les biens de l'État et ceux personnels du Généralissime se confondaient très facilement.
1815 En particulier l'article XXIII, 1 qui stipule : «L'État Dominicain reconnaît aux institutions et
associations religieuses […], la pleine capacité pour acquérir, détenir et administrer toutes espèces de
biens.» L'alinéa 3 du même article est encore plus explicite : «La république Dominicaine reconnaît et
garantit la propriété de l'Église sur les biens meubles et immeubles que l'État a reconnu lui appartenir
dans la Loi n° 117 du 20 avril 1931 […]. La république Dominicaine déclare également propriété de
l'Église tous les temples et autres édifices à fin ecclésiastique que l'État a construit depuis l'année 1930
et qu'il construira à l'avenir.» Aux termes de ces deux alinéas l'ensemble des immeubles à usage
religieux, qu'ils soient antérieurs à la dictature ou non, étaient transférés de l'État à l'Église. Mgr Polanco
demandait en fait l'application de la législation. Pour empêcher le transfert, il fallait donc trouver une
-869-
En étouffant les institutions de la zone frontalière, les écoles et les séminaires
dans tout le pays, la dictature se coupe de secteurs entiers de la population. Une partie
de la paysannerie des contrées les plus reculées lui échappe, mais aussi de nombreux
membres de la classe moyenne, en particulier les jeunes formés dans les collèges et
lycées religieux.
À la mi-mars 1960, une lettre envoyée de Rome et signée par un obscur prêtre
paraît en première page de El Caribe. Zenón Castillo de Aza, l'auteur, après un
panégyrique de Trujillo dans lequel il ne manque pas d'exalter la signature du
Concordat, conclut par ces mots :
«J'élève ma voix pour inviter tous les Dominicains de bonne
volonté et tous les étrangers jouissant des bienfaits de la Nouvelle Ère
dans notre République qui sont animés d'un sentiment de justice
historique et religieuse à proclamer Trujillo Benefactor de la Iglesia 1816.»
Les membres de l'appareil et les personnes bien informées reconnaissent
immédiatement, dans la forme et dans le fond, le coup d'envoi d'une campagne de
propagande de grande envergure. Effectivement, le surlendemain, le même journal
publie, à nouveau en première page, une lettre de soutien à la proposition de Castillo de
Aza1817. L'ensemble du gouvernement signe, le président Héctor Trujillo et le vice-
argutie pour mettre l'État hors-jeu… Concordato entre la Santa Sede y la República Dominicana, dans
CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores…, p. 254.
1816 «Bienfaiteur de l'Église». Nous gardons le terme espagnol; voir nos commentaires à la suite. El
Caribe, 14 mars 1960. CRASSWELLER, Trujillo…, p. 397, apporte d'intéressantes précisions : «En 1954, à
Rome, un prêtre enthousiaste mais étourdi avait publiquement suggéré que l'on déclare Trujillo
“Benefactor de l'Église” en raison de sa contribution au bien-être de celle-ci. Il avait formulé cette
proposition dans une lettre, dont Trujillo conservait l'original. Vers la fin de 1959, Trujillo tira la lettre
de ses archives et la publia, en remplaçant la date de 1954 par celle de 1959. Au cours de l'été 1960, il
mit à nouveau en avant la suggestion, avec plus d'insistance cette fois». Cette information, que Wipfler
tient également pour vraie, semble indiquer qu'en 1960 la dictature n'était pas capable d'obtenir les éloges
souhaités auprès d'un seul prêtre dans le pays puisqu'elle recourait à des faux. On mesure l'évolution
considérable du clergé dominicain depuis l'avant-guerre, son indépendance et sa cohésion.
1817El Caribe, 16 mars 1960.
-870-
président Balaguer en tête. La liste comprend les noms des secrétaires d'État, des sous-
secrétaires et des hauts responsables du pays. Les signataires suggèrent que l'on procède
à une consultation nationale et officielle de l'ensemble de la population.
-871-
peuvent émaner que de l'Autorité compétente, c'est-à-dire, dans ce cas, le
Siège Apostolique1820.»
Habilement, Beras renvoie la dictature vers Rome. Le régime voudrait
s'enfermer dans un affrontement avec l'Église dominicaine seule, ce qui le placerait en
position de force, et il se trouve face au Vatican et à l'appareil international de l'Église,
terrain bien plus défavorable pour lui.
1820 Lettre datée du 4 avril 1960, in WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 127.
1821 Qu'on en juge : «Nous sommes contraints de reconnaître les limites de Notre pouvoir, puisque nos
attributions ne nous autorisent pas à accorder ni même à soutenir cette initiative, le Saint-Siège ayant
seul la prérogative de la promotion et de la concession de tels titres». Carta al Dr Joaquín Balaguer,
Presidente de la República, y los miembros del Gabinete, contestando que no es posible dar el título de
Benefactor de la Iglesia a Trujillo. Document daté du 6 février 1961, dans ID., ibid., p. 141.
-872-
épiscopale prépare une seconde pastorale pour le 6 mars1822. Informé, le
généralissime,resté silencieux depuis un mois, décide de donner par voie de presse des
apaisements assez vagues pour ne pas l'engager 1823. Refusant de s'en contenter, les
évêques font effectivement lire la pastorale, à peine remaniée, à la date prévue.
1822 La lettre, datée du dimanche 28 février, est lue en chaire une semaine plus tard. Cette deuxième date
est choisie avec soin; il s'agit en effet du premier dimanche de Carême et l'office est traditionnellement
très suivi par les fidèles.
1823 El Caribe, 3 mars 1960. Le dictateur indique essentiellement qu'il a donné des instructions pour que
préside un esprit de justice dans le traitement accordé aux détenus et pour que les femmes -peu
nombreuses semble-t-il- soient épargnées.
1824 La loi de dissolution avait été adoptée à peine trois ans plus tôt, en juillet 1957; elle est abrogée le 8
avril 1960. Les persécutions contre la secte sont anciennes, le régime la considérant comme un ennemi
déclaré. Dans un décret daté du 21 juin 1950, le secrétaire d'État à l'Intérieur et à la Police, José Antonio
Hungría dissout déjà la secte et justifie ainsi la mesure : «La société biblique nommée “Témoins de
Jéhova” et ses membres soutiennent et diffusent des doctrines qui attentent aux principes et fondements
du système représentatif de gouvernement, et également au respect des lois et règlements émanant des
corps et autorités légitimes.» Fac-similé de ce décret dans La vida cotidiana dominicana…, p. 82.
1825 Il arrive le 13 juin 1960 et en repart le 23. À cette époque le nonce Zanini a déjà quitté
définitivement le pays. L'envoyé du Vatican cherche, en vain, à renouer les fils d'un dialogue rompu.
1826 El Caribe, 13 janvier 1961. La réunion avait eu lieu le 10 du même mois.
-873-
La dictature s'empresse évidemment de publier ce mémorandum, remis par les
évêques à Trujillo lors d'une réunion avec le généralissime.
1827 L'événement a lieu le 7 mai 1960. El Caribe du lendemain lui accorde une large place.
1828 “Constitution de la république Dominicaine (1955)”, in Notes et études documentaires, n° 2612, p.
5, et “Constitution de la république Dominicaine (2 décembre 1960)”, in Notes et études documentaires,
n° 2831, p. 6,
1829 Juan Pepén, évêque de La Altagracia, était certainement le plus proche du régime au sein de la
Conférence épiscopale. Jean XXIII lui accorde une audience au Vatican, le 18 mars.
1830 Voir l'aide-mémoire du secrétariat d'État aux Relations extérieures, daté du lendemain, 22 mai 1960,
dans WIPFLER, Poder, influencia e impotencia…, p. 132.
1831 Arrêt en date du 24 janvier 1961.
-874-
L'arrêt de la Cour suprême va donc à l'encontre du texte concordataire et enlève
au prêtre sa fonction d'officier d'état civil.
Une étape est d'ailleurs franchie vers le milieu de l'année 1960, lorsque Radio
Caribe commence à émettre1833. Le ton adopté par la station sous le contrôle deJohnny
Abbes García est violemment et constamment anticlérical. Constatant son impuissance
à faire céder durablement l'Église, l'appareil se recentre sur une ligne beaucoup plus
agressive. Les premiers attentats, organisés par le SIM, ont lieu au cours de cette
période1834. La rupture du dialogue se traduit également par la disparition des
interlocuteurs qualifiés au sein de l'Église. À la fin du mois de mai, le nonce Zanini a
définitivement quitté la république Dominicaine et Larrucea, supérieur des jésuites dans
le pays, est décédé brusquement d'une congestion cérébrale 1835. Le Vatican ne sera plus
représenté jusqu'à la fin de la dictature que par des subordonnés assurant l'intérim1836.
1832 “Concordat entre le Saint-Siège…”, article XV, 1, dans CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros
benefactores de la Iglesia, p. 248.
1833 Les émissions commencent au début du mois de juillet.
1834 Nous faisons allusion à l'assassinat de l'agent colombien dans la cathédrale de Saint-Domingue, le
14 avril, et à la bombe qui explose au séminaire de Licey, le 9 septembre.
1835 Il meurt le 24 mai, après avoir été soumis à un harcèlement épuisant par l'appareil qui accuse l'ordre
d'être infiltré par des communistes et des terroristes. Rappelons que Zanini et Larrucea étaient arrivés en
octobre 1959. Leur mandat effectif aura duré moins de deux ans.
1836 Il s'agit du chargé d'Affaires, monseigneur Luigi Dossena, et de Antonio Del Guidice, conseiller du
nonce.
-875-
impartial, l'œuvre en faveur de l'Église de Constantin, Justinien, Charlemagne et
Trujillo. Il consacre de dix-sept à trente-cinq pages aux réalisations de chacun des trois
premiers, mais en dédie deux cent quarante-et-une au seul Benefactor. Dans son
introduction il écrit :
«Il faut le [Trujillo] placer auprès de Constantin, Justinien et
Charlemagne, parce que, comme eux, dans son rôle de guide et de
dirigeant de peuples, il a donné son bras droit à l'Église, protégeant ses
attributions et ses droits et lui ouvrant des horizons illimités de garanties
et de faveurs.
Mais Trujillo est supérieur à cette triade de colosses.1837»
Face à ce déferlement délirant, l'Église, persuadée qu'elle n'a d'autre issue que
résister ou disparaître, fait preuve d'une exceptionnelle fermeté.
Huit jours plus tard, le dimanche 12, l'évêque Reilly, adresse aux fidèles un
sermon encore plus net :
«Comme vous le savez bien, alors que le régime de Son
Excellence le Généralissime Trujillo fait publiquement profession de
respecter les droits de l'Église Catholique, le régime commet, et cela
depuis longtemps, des actions d'intimidation et de persécution. Vous
1837 CASTILLO DE AZA, Trujillo y otros benefactores de la Iglesia, p. 8.
1838 VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 7. JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional…, t. II,
p. 144 à 148, fournit un témoignage détaillé sur cette question.
-876-
connaissez tous bien l'énorme différence qu'il y a entre la propagande
officielle et les pénibles réalités1839.»
Toute clause de style à disparu. Les ressorts du régime sont impitoyablement
mis à nu. On peut dire que, ce 12 mars, l'Église s'est résolue à une rupture définitive
avec la dictature. Sa ligne de conduite est maintenant tracée. D'ailleurs, Reilly poursuit
en exhortant les fidèles en des termes sans équivoque :
«Mais, mes chers enfants, n'oubliez jamais que vous n'êtes pas
appelés à servir le Christ dans la lâcheté. En ces sombres jours vous
devez être de dignes disciples de Jésus Christ, le courageux. Imitez les
prêtres et sœurs héroïques qui travaillent parmi vous.»
Désormais l'Église regarde au loin, au-delà de la ligne d'horizon de ce régime
dont elle est irréconciliablement séparée. En attendant la chute de la dictature, elle se
prépare au martyre avec une résignation stoïque. Reilly sait d'ailleurs de quoi il parle,
puisque, quelques jours plus tôt, le SIM a mis le feu aux portes de sa cathédrale,
préludant ainsi à une campagne extrêmement violente contre l'évêque nord-
américain1840.
-877-
À la mi-mai, le député fraîchement élu Manuel Jiménez Rodríguez propose
d'abroger le Concordat et de confisquer les biens de l'Église. La Chambre des députés
entreprend immédiatement d'examiner la question1842.
Moins de deux semaines plus tard, le 29 mai, Trujillo décide de faire arrêter
Reilly et Panal, en vue de leur expulsion du pays. Le lendemain, le dictateur trouve la
mort, avant que l'ordre ne soit transmis et exécuté.
Avant de disparaître, la dictature coupe les derniers liens avec celle qui fut son
meilleur collaborateur dans le pays et s'enfonce dans l'isolement. Pendant les deux
années de sa chute, le régime, incapable par nature de s'adapter aux nouvelles
circonstances, a lui-même sapé les fondements d'une alliance vitale. Contrairement à ce
que l'on écrit communément, la dictature n'est pas myope. C'est au contraire parce que
Trujillo a été instruit par le sort de Perón, Rojas Pinilla et Pérez Jiménez qu'il met tout
son acharnement à soumettre l'Église. Le Benefactor nourrit d'ailleurs un profond
mépris pour ceux qui se sont laissés surprendre et ont abandonné le pouvoir sans
combattre. Le dictateur dominicain voit loin et, pour préserver sa survie politique,
s'engage dans la voie des sacrifices. Le régime ferme les institutions ecclésiastiques,
suspend toute subvention, chasse les ordres religieux qui l'ont servi, comme on se
coupe un membre afin d'arrêter la gangrène.
Rien n'y fait. Sa rage ne fait que manifester son impuissance. L'extraordinaire
résistance de l'Église s'appuie sur la conviction que le régime ne peut résoudre
durablement aucun des problèmes qui l'assaillent.
«Dans la violence rien ne dure» avait prédit Jean XXIII à Herrera Báez en
février 1960. Quinze mois plus tard, le verdict s'applique dans toute sa rigueur.
-878-
• LA DICTATURE MENACE L'ORDRE RÉGIONAL
1843 La dictature vénézuelienne s'effondre en janvier 1958, Marcos Pérez Jiménez s'enfuyant
précipitamment à Ciudad Trujillo. Les élections présidentielles ont lieu en décembre de la même année.
Élu, Rómulo Betancourt débute officiellement son mandat en février 1959.
1844 Voir 1945-1947. La menace régionale.
-879-
dirigeant vénézuélien en exil à La Havane, l'accusant d'être à la tête de la fantomatique
Légion des Caraïbes, on s'en souvient1845. Le dictateur dominicain est allé jusqu'à tenter
de faire assassiner Betancourt, dans sa retraite cubaine1846.
À Ciudad Trujillo, les autorités refusent de délivrer des sauf-conduits pour treize
opposants réfugiés à l'ambassade du Venezuela, alors que ce pays leur a accordé l'asile.
Pire, les agents armés du SIM bloquent l'ambassade, empêchant les allées et venues du
personnel diplomatique et bloquant l'entrée des fournisseurs et des domestiques. Quant
aux lignes téléphoniques, elles sont mises sur écoute.
Très rapidement la presse et la radio dominicaines sont mises à contribution.
Betancourt est la cible de toutes les attaques, y compris les plus vulgaires. Par exemple,
on insinue en permanence qu'il est impuissant et homosexuel. La Voz Dominicana
déverse des torrents d'insultes et de menaces. Plus subtilement, une radio prétendument
installée en territoire vénézuélien et contrôlée par des opposants à Betancourt
commence à émettre. Après enquête de l'armée du Venezuela, il apparaît que les
émissions sont diffusées depuis le siège de La Voz Dominicana.
1845 Le gouvernement de l'Action démocratique, le parti de R. Betancourt, est renversé par l'armée
vénézuélienne, le 24 novembre 1948. Nous avons évoqué le mythe de la Légion des Caraïbes in
1947-1955. Un anticommunisme agressif.
1846 Au moyen d'une piqûre empoisonnée, infligée dans la rue, le 20 avril 1951.
1847 Caracas rompt ses relations le 13 juin 1959 et La Havane le 26 du même mois.
-880-
Trujillo mesure immédiatement le danger et entreprend de lancer une contre-
offensive. La république Dominicaine porte plainte devant l'OEA contre le Venezuela
et Cuba, accusés d'avoir aidé les expéditionnaires du mois de juin. Les représentants de
Trujillo affirment disposer des preuves nécessaires pour établir la responsabilité des
deux gouvernements. Pourtant, la manœuvre fait long feu, au point que la plainte est
retirée, une semaine après son dépôt1848.
Ce rapide dénouement attire l'attention sur les nouveaux équilibres au sein de
l'OEA. Plutôt que de s'aliéner Betancourt, opposé à toute perspective d'enquête sur son
territoire, l'organisation préfère ne pas apporter son appui à la demande dominicaine.
L'écrasante victoire militaire remportée sur les membres de l'expédition du 14 juin, ne
débouche pas sur des succès diplomatiques pour la dictature, bien au contraire. Au plan
international comme à l'intérieur, la démonstration de force se retourne contre Trujillo.
Deux aspects du scrutin retiennent l'attention, car ils annoncent les futurs
développements de la situation dans la région :
Pourtant, tous les gouvernements ne sont pas aussi convaincus que Betancourt
qu'il ne peut y avoir de stabilité dans la région tant que le régime dominicain subsistera.
Certains espèrent qu'une ferme remontrance suffira et rejettent toute idée d'une action
collective internationale. Quelques jours après la “Déclaration de Santiago”, le
président colombien Alberto Lleras Camargo écrit ainsi dans la presse nord-
américaine :
«Un groupe de nations démocratiques peut anéantir un
Gouvernement antidémocratique par la contrainte et l'intervention. Mais
1851 Significativement, et comme pour atténuer cet aspect, la Conférence renouvelle l'adhésion au
principe de non-intervention.
-882-
qui garantit le fait qu'une coalition de Gouvernements antidémocratiques
ne procèdera pas de la même façon contre un régime pur et
démocratique ?1852»
La vieille discussion sur la légitimité d'une intervention multilatérale, oubliée
depuis la polémique sur la doctrine Larreta de 1945 1853, surgit à nouveau. L'hypothèse de
Lleras Camargo peut paraître bien formelle; on ne voit guère en effet quelle alliance de
dictatures pourrait sérieusement envisager de renverser un gouvernement en 1959.
Pourtant, le président colombien pose un vrai problème si l'on considère que la
controverse porte en réalité sur l'avenir de l'organisation continentale. Donner à l'OEA
le pouvoir d'intervenir contre Trujillo aujourd'hui, n'est-ce pas lui accorder demain celui
de faire et de défaire les gouvernements dans toute l'Amérique latine ? L'hésitation de
Lleras Camargo éclaire le refus de Castro de faire chorus, quelques jours plus tôt, à
Santiago.
Préparée dès les premiers mois de l'année, sous la direction de Johnny Abbes, le
chef du SIM, une opération hostile au régime cubain est entreprise en août. Il s'agit de
financer et d'appuyer une insurrection contre le gouvernement révolutionnaire conduite
par William Morgan et Eloy Gutiérrez Menoyo, deux anciens et prestigieux
compagnons de Castro. À peine la révolte a-t-elle éclaté à Trinidad, sur la côte sud de
Cuba, qu'un avion porteur dominicain apporte des armes et des munitions aux rebelles.
Le lendemain, 13 août, l'avion effectue un nouveau voyage mais Fidel Castro et
plusieurs milliers de soldats cubains l'attendent. L'avion, sa cargaison et les dix hommes
qu'il transporte sont capturés.
Très vite, la nouvelle se répand dans toutes les Caraïbes et aux États-Unis : il
s'agissait d'un piège tendu par Castro, Morgan et Gutiérrez Menoyo et toute la révolte
n'était qu'une mise en scène. Les hommes de Trujillo se sont fait berner. Les armes
confisquées sont montrées à la presse, les agents dominicains exhibés à la télévision. En
outre, les conversations avec Johnny Abbes ont été enregistrées depuis des semaines et
sont diffusées sur les ondes. L'affaire se solde par un grave échec politique pour
Trujillo. Sa culpabilité est clairement et publiquement établie sur la scène
internationale. Il apparaît aux yeux de tous comme un fauteur de troubles. Les
-883-
observateurs notent que la dictature n'a même pas su prendre les précautions
élémentaires dans ce genre d'opérations, ce qui rend le régime encore plus dangereux.
Moins d'une semaine après l'incident, le Venezuela porte plainte devant l'OEA
et demande que soit envisagée une action multilatérale contre le régime dominicain1855.
1854 Il s'agit d'un Curtiss Commander nord-américain qui a pris les tracts en république Dominicaine.
Les appels au soulèvement sont signés par le général vénézuelien Castro León. L'incident se produit le 19
novembre 1959. ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 226, reproduit in extenso le
rapport sur cette question de la Commission de Paix de l'OEA du 6 juin 1960.
1855 La plainte est déposée le 25 novembre devant la Commission interaméricaine de paix de l'OEA.
-884-
Une deuxième phase dans l'isolement de la dictature dominicaine s'ouvre ainsi.
Dans un premier temps, à partir de juin 1959, la dictature avait surtout affronté Cuba et
le Venezuela pendant que les autres gouvernements, tout en manifestant leur
réprobation, restaient dans l'expectative; à compter de février 1960 commence une
période où de nombreuses capitales se mettent en mouvement et, fait essentiel, liguent
leurs efforts contre Ciudad Trujillo.
Les premiers signes de ces changements ne tardent pas. Dès le début du mois de
février, le Venezuela revient à la charge auprès de l'OEA et demande la tenue d'urgence
d'une réunion extraordinaire sur les arrestations massives de janvier et les tensions
engendrées dans toutes les Caraïbes par la dictature dominicaine1856.
Cette fois, l'OEA réagit avec une exceptionnelle célérité et fait immédiatement
droit à la requête vénézuélienne : deux jours plus tard le Conseil se réunit et décide de
lancer une enquête de la Commission interaméricaine de paix dont le président est le
représentant nord-américain John C. Dreier. La république Dominicaine est seule à
s'opposer à la décision1857.
Les investigations, pendant près de deux mois, donnent lieu à l'audition de
nombreux exilés dominicains car la Commission se heurte au refus des autorités de la
laisser entrer dans le pays. Virgilio Díaz Ordóñez, l'ambassadeur dominicain auprès de
l'OEA, est également interrogé. Il tente de minorer les faits, mais reconnaît, tout de
même, deux cent deux arrestations. Ses dénégations ou atténuations semblent bien
faibles face aux témoignages publiés dans la presse et à l'émotion manifestée dans toute
la région.
En avril, malgré une manœuvre politique de dernière minute du Benefactor, qui
annonce sa démission du Parti dominicain dont il cesse d'être le Chef, la Commission
rend un premier avis et demande la libération de tous les prisonniers politiques en
Amérique1858. Jugement qui, tout en visant clairement la dictature dominicaine, évite
encore de la désigner explicitement comme unique coupable. On devine les réticences
de la Maison-Blanche, de plus en plus hostile au régime cubain.
1856 L'ambassadeur vénézuélien à Washington, Marcos Falcón Briceño, en fait la demande formelle le 6
février 1960.
1857 La réunion a lieu du 8 au 16 février 1960.
1858 À l'approche de la décision de la Commission, Trujillo annonce sa démission du PD le 2 avril 1960.
La Commission rend son avis le 15 du même mois.
-885-
sur les conditions d'un nouvel équilibre en Amérique, progressent très sensiblement. En
outre, l'avis de la Commission place par avance les instances de décision de l'OEA face
à des choix graves. Chacun comprend qu'un compte à rebours a commencé. Dans cette
perspective, les pays de la région examinent leurs griefs particuliers à l'encontre de
Trujillo :
1861 Notamment une plainte officielle auprés de la Commission de Paix de l'OEA du 16 février 1960. La
tentative de médiation de cet organisme se heurte à une fin de non-recevoir des autorités dominicaines
qui exigent que les réfugiés leur soient remis.
1862 Vélazquez Cerrato, accompagné d'agents dominicains et nicaraguayens, réussit à s'emparer de
l'Académie militaire et du Quartier général de la police le 12 juillet 1959, avant d'être arrêté. Toute
l'affaire avait été montée avec la participation de J. Abbes García.
1863 Les dix-sept opposants se réfugient dans l'ambassade le 24 février 1960. Le Brésil n'obtient les sauf-
conduits demandés, après avoir exercé de très fortes pressions, que le 18 mars suivant. Le 9 juillet de la
même année, le Brésil proteste contre l'assassinat par le SIM des deux Dominicains dans les jardins de
son ambassade.
-887-
1957, lorsqu'il revint comme attaché militaire pour le Mexique et l'Amérique Centrale.
À l'époque, les attentats contre les exilés dominicains ne se comptaient plus. Aussi,
quand le chef du SIM, est à nouveau nommé attaché militaire à Mexico en février 1960,
le gouvernement mexicain rejette-t-il purement et simplement la nomination 1864. Trois
mois plus tard, en mai, un opposant notoire de la dictature, José Almoina, est assassiné
en plein Mexico. L'irritation croît encore.
Ainsi, vers le milieu de l'année 1960, Ciudad Trujillo fait-elle figure de capitale
sinistrée sur le plan diplomatique. Sept pays américains, le Honduras, le Venezuela,
Cuba, la Colombie, le Pérou, l'Équateur et la Bolivie ont formellement rompu leurs
relations diplomatiques; quant aux autres, ils ont fortement réduit leur présence, au
point qu'elle est en général symbolique. Le régime, qui a pourtant un besoin vital d'être
reconnu, est devenu infréquentable.
Signe des temps, les dictateurs qui avaient trouvé refuge auprès de Trujillo, ont
préféré partir vers des lieux moins exposés. Batista s'est enfui à Lisbonne et Perón à
Madrid1865.
1864 Voir à ce sujet la notice biographique relative à Abbes García dans l'Annexe V.
1865 Batista part en août 1958 et Perón au moment de la grande vague d'arrestations, le 26 janvier 1960.
-888-
l'Homme qui ont été et continuent à être commises en république
Dominicaine1866.»
Pour la première fois le coupable est nommément désigné et ses agissements
dévoilés par l'OEA. Les considérations générales sur la démocratie du rapport d'avril
sont déjà loin. Les limites fixées par le principe de non-ingérence dans les affaires
intérieures des pays membres, sont maintenant délibérément franchies.
1866 MARTÍNEZ ROJAS, La VIème Réunion extraordinaire de San José…, p. 49 et VEGA, Eisenhower y
Trujillo, p. 97.
-889-
• LA CONFÉRENCE DE SAN JOSÉ
Dès lors, les événements s'accélèrent. Dans les premiers jours de juillet, le
Venezuela demande que le Conseil de l'OEA se constitue en Organe de consultation,
conformément au Traité interaméricain d'assistance réciproque de Rio (TIAR). Deux
1867 Voir le rapport officiel de l'OEA présenté le 8 août 1960 à San José : Informe que rinde la Comisión
del Consejo constituido provisionalmente en Órgano de consulta… qui donne de très abondantes
précisions sur toute l'affaire ainsi que sur le lâcher de tracts sur Curaçao et la tentative de coup d'État de
Castro León. MARTÍNEZ ROJAS, La VIème Réunion extraordinaire de San José…, joint également en
annexe ce rapport et ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, le reproduit p. 226 à 240.
1868 Le numéro du moteur de la voiture piégée n'a même pas été effacé. En outre, il ne s'agit pas d'un
véhicule volé mais emprunté. Le propriétaire dénonce donc immédiatement l'emprunteur… On perçoit
nettement la perte d'efficacité considérable de l'appareil terroriste de la dictature.
-890-
jours plus tard, le Conseil se réunit et le président déclare que l'affaire n'affecte pas le
seul Venezuela, mais tout l'hémisphère américain. Très rapidement, le Conseil décide
de convoquer une Réunion extraordinaire de consultation des ministres des Affaires
étrangères, de s'ériger dans l'attente en Organe provisoire de Consultation et de
constituer une Commission d'enquête chargée d'élaborer un rapport sur les faits
dénoncés et leurs antécédents 1869. L'affaire sera donc déjà instruite lorsque les ministres
se réuniront. Pour la première fois, le Traité de Rio est invoqué contre un pays membre
de l'OEA. Tout indique que le moment de l'action collective est arrivé.
1869 L'ambassadeur vénézuélien à Washington, Falcón Briceño, formule la demande le 4 juillet 1960, sur
instructions de Betancourt. Le 6, le Conseil de l'OEA se réunit pour entendre la plainte et le 8, Vicente
Sánchez Gavito, président du Conseil et ambassadeur mexicain, est mandaté pour constituer la
Commission d'enquête.
1870 Le 30 juillet 1960. On remarquera que Trujillo, conscient de la gravité de la situation, juge prudent
d'accepter la visite de la Commission d'enquête.
1871 Incidente denunciado por el Gobierno de Venezuela… (Rapport de la Commission), dans : A RIAS
NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 227.
-891-
- Quant à l'attentat proprement dit, la Commission n'hésite pas à
en désigner les inspirateurs. Elle établit en effet que les trois principaux exécutants ont
effectué un séjour secret à Ciudad Trujillo, sur invitation des autorités, et note :
«Pendant les vingt-quatre heures, environ, où […] ils se
trouvèrent ensemble dans la maison dont il a été fait mention, ils
reçurent la visite au moins à deux reprises du Chef des Forces Armées de
la république Dominicaine [c'est-à-dire Trujillo] et trois ou quatre fois
du Colonel John Abbes García. […] Le Chef des Forces Armées leur
offrit le soutien qui leur serait nécessaire pour renverser le régime
vénézuélien et leur conseilla d'agir avec rapidité et décision1873.»
Jamais l'OEA n'avait ainsi désigné le Benefactor, portant des accusations
précises et documentées contre sa personne et contre son second, Abbes García.
Les conclusions de la Commission sont directes :
«1. L'attentat contre la vie du Président du Venezuela, perpétré le
24 juin 1960, a été un épisode d'un complot ourdi pour renverser le
Gouvernement de ce pays.
2. Les individus impliqués dans l'attentat et le complot indiqués
ont reçu l'appui moral et l'aide matérielle de hauts fonctionnaires du
Gouvernement de la république Dominicaine1874.»
Le rapport est conçu comme un réquisitoire sans appel, directement dirigé
contre Trujillo. On remarquera d'ailleurs que la Commission préfère mettre en cause de
«hauts fonctionnaires», visant ainsi Trujillo et Abbes García, nommément désignés
dans le texte du rapport, plutôt que le gouvernement, présidé depuis cinq jours par
Balaguer. C'est un refus net de se laisser abuser par les masques de la dictature.
La VIe Réunion de Consultation des ministres des pays de l'OEA qui s'ouvre le
16 août 1960 à San José, approuve à l'unanimité le rapport de la Commission
d'enquête1875.
L'affaire ayant été jugée, la discussion se concentre donc très vite sur les
sanctions collectives à prendre contre le régime dominicain, reconnu coupable de
1872 Movimiento rebelde del ex-General venezolano Castro León… (Rapport de la Commission), ID.,
ibid., p. 229.
1873 Atentado contra la vida del Señor Presidente de Venezuela (Rapport de la Commission), ID., ibid.,
p. 237.
1874 ID., ibid., p. 239.
1875 Le Venezuela et la république Dominicaine, en vertu des clauses du TIAR, ne prennent pas part aux
votes.
-892-
mettre en danger la stabilité du continent. Pour la première fois, l'action multilatérale
est réellement à l'ordre du jour.
1876 Washington reste embarrassée par l'affaire dominicaine pendant longtemps. Deux ans plus tard, le
journaliste du New York Times, TAD SZULC, récrit l'histoire à coup de contre-vérités afin d'effacer un
épisode gênant pour les États-Unis, dans son livre, The Winds of Revolution, p. 220 : «Le secrétaire
d'État Christian A. Herter, représentant l'Administration honnie de Eisenhower, proposa que des
sanctions diplomatiques et économiques soient infligées à la république Dominicaine et maintenues
jusqu'à ce que le régime de Trujillo permette des élections libres et une démocratisation générale du
pays. Cela aurait pu constituer un moyen nouveau mais probablement efficace d'essayer d'imposer un
retour à la démocratie dans un pays dictatorial, mais les Latino-Américains s'opposèrent à cette idée».
1877 Quelques jours plus tard, le 1er septembre 1960, les pays membres de l'OEA votent l'exclusion de
Cuba. Seul le Mexique s'oppose.
-893-
Le 21 août, au cours de sa session finale de la Réunion de Consultation de San
José, les sanctions suivantes sont votées à l'unanimité :
«a) Rupture des relations diplomatiques de tous les États
Membres avec la république Dominicaine.
b) Interruption partielle des relations économiques de tous les
États Membres avec la république Dominicaine, en commençant par la
suspension immédiate du commerce des armes et matériels de guerre de
toutes sortes1878.»
En outre, la résolution stipule que la possibilité d'élargir cet embargo
commercial sera étudiée et que les sanctions ne pourront être levées que lorsque les
deux tiers des pays membres de l'OEA estimeront «que le Gouvernement de la
république Dominicaine aura cessé de constituer un danger pour la paix et la sécurité
du Continent».
La porte est fermée à double tour au nez de Trujillo. On estimera peut-être que
les sanctions sont plus symboliques que réelles, puisque nombre de pays n'ont déjà plus
de relations, de jure ou de facto, avec la république Dominicaine. C'est négliger
l'essentiel : les sanctions marquent une rupture politique en Amérique. Cinq jours plus
tard, le 26 août, Washington, en application de la résolution de San José, rompt ses
relations diplomatiques avec Ciudad Trujillo. La mesure est d'une extrême gravité et il
faut remonter à 1918 pour trouver un précédent à une telle décision de la Maison-
Blanche en Amérique1879. Il n'y a plus de place dans l'empire pour la dictature
dominicaine.
Moins de trois semaines après le vote, le dernier membre de l'OEA rompt à son
tour les relations sans que le régime dominicain puisse réagir 1880. Haïti elle-même, ne
craint plus son voisin.
1878 Pour cette citation et la suivante : Résolution I de la VIème Réunion de Consultation … , reproduite
in ARIAS NÚÑEZ, La política exterior en la Era de Trujillo, p. 240.
1879 Il s'agissait alors du gouvernement de Tinoco au Costa Rica.
1880 Haïti rompt les relations diplomatiques le 9 septembre 1960.
-894-
B/ LA LIQUIDATION DE LA DICTATURE. AOÛT 1960-MAI
1961
• L'IMPASSE
Le régime entre ainsi dans sa dernière phase, qui se conclura par la mort du
Benefactor.
-895-
Pourtant, annonçant la prise de fonction de Balaguer, la presse officielle titre :
«Rien de nouveau sur le front 1881». Dès le lendemain de son investiture, le nouveau
président confère au Benefactor la charge de représentant dominicain à l'ONU.
Ce n'est pas encore assez. Deux jours plus tard, Trujillo, qui se présente dans la
presse internationale comme un simple citoyen, est reçu au cours d'une pompeuse
cérémonie officielle. Portant la jaquette et le haut-de-forme, escorté d'officiers
supérieurs en uniforme parmi lesquels Johnny Abbes, il est salué par la garde
présidentielle qui lui présente les armes. Son arrivée est marquée par vingt-et-un coup
de canons. Balaguer, sous le portrait de "Ramfis", s'incline bien bas devant son illustre
visiteur. La propagande du régime s'empresse bien sûr de diffuser les détails et les
images de la visite1882.
En procédant ainsi, la dictature annule très largement les effets escomptés du
changement de président. À peine a-t-elle tenté de donner une nouvelle image d'elle-
même, qu'elle s'empresse de la détruire.
L'égocentrisme de Trujillo, qui prend une forme sénile, n'explique pas cette
contradiction, pour l'essentiel. La simple justification psychologique ne permet pas de
comprendre la discipline de l'appareil au service de cette politique, à commencer par la
servilité de Balaguer qui ne manifeste pas la moindre vélléité d'indépendance. La vérité
est que le Benefactor reste la véritable clé de voûte d'un régime en crise profonde. Qu'il
fasse mine de ne plus tenir les rênes d'une main aussi ferme, et tout risque de
s'effondrer. La menace que représente le calié, l'autorité du ministre et la toute-
puissance du policier, défiées par la jeunesse, ébranlées par la réprobation
internationale, dépendent de sa présence. Plus la crise s'approfondit, et plus le pouvoir
est dans l'absolue nécessité de multiplier les signes de sa continuité inaltérable. La
dictature trujilliste est un univers politique sans perspectives.
1881 El Caribe, 5 juillet 1960. Héctor Trujillo démissionne le 3 juillet 1960 et Balaguer prête serment dès
le 4.
1882 El Caribe, 8 juillet 1960. La télévision retransmet également les images et montre Balaguer
s'inclinant devant le Benefactor.
-896-
plébiscité. Les efforts de tous ceux qui se sont employés à rendre crédible une
alternance, sont ruinés. Car la mobilisation est gigantesque. À tel point que l'échéance
de l'élection présidentielle de mai 1962 semble rapidement trop lointaine. Sous
l'impulsion de Johnny Abbes, qui contrôle Radio Caribe, l'idée est lancée que Trujillo
doit être porté à la présidence séance tenante. On en arrive au point où la perspective
d'une élection semble écartée.
Le lundi 24 octobre 1960, jour de l'anniversaire du dictateur, Fête de saint
Raphaël et du drapeau national, un défilé sans précédent est organisé dans la capitale.
Radio Caribe distribue des milliers de tracts qui imitent le billet d'un peso : au verso
figure la palmita, le palmier patriotique du Parti dominicain, et le titre :
«Rassemblement du million»; au recto le portrait du Benefactor ,surmonté du slogan
martelé depuis des semaines : «Trujillo président immédiatement», est encadré des
mentions «1 voix» qui remplacent les habituelles valeurs faciales1883. Les symboles sont
rassemblés : Trujillo est l'essence de la patrie, l'incarnation directe du peuple
innombrable et la promesse de l'argent facile pour ses fidèles. Tous les éléments
convergent pour suggérer que l'élection est superflue. À travers la mise en scène, c'est
le système dictatorial qui est porté en triomphe. Balaguer, encadré par le généralissime
et son frère Héctor, assiste à cette manifestation qui lui dénie tout avenir.
-897-
General Staff College de Fort Leavenworth, dans le Kansas. Mais ses frasques ont été
telles, son travail si inconsistant, que la direction de l'école lui a refusé en juin le
diplôme1885. Incapable d'un effort suivi, il est très rarement présent dans son bureau du
Palais national. Alors que le régime est à l'agonie, il est le plus souvent à l'étranger,
occupé à des missions sans contenu politique réel 1886. Cette faiblesse de caractère et ce
manque d'aptitude à diriger se retrouvent, sous des formes variées et à des degrés
divers, chez tous les membres de la famille de Trujillo, le généralissime lui-même mis à
part.
L'éducation laxiste, souvent invoquée pour expliquer ce trait psychologique et
moral, est donc manifestement insuffisante. Elle peut s'appliquer aux enfants du
dictateur, mais non à ses frères et sœurs -qui ont reçu la même que lui- et encore moins
a ses beaux-frères et gendres -qui proviennent de milieux assez différents. Pourtant le
manque de finesse politique, l'avidité immédiate, l'incapacité à calculer sur le long
terme, sont l'apanage du clan tout entier. Il faut bien ici parler de fantoches. En effet, la
fonction des parents du dictateur n'est pas d'assurer sa succession mais de lui servir de
masques. Ils ne sont que les représentants du Benefactor et non ses éventuels
remplaçants, puisqu'ils n'ont aucune existence politique réelle en dehors de lui. Ce sont
des parasites, et ils se comportent comme tels. Contrairement aux idées reçues, le
régime n'a que les apparences d'une monarchie absolue. Sa légitimité ne découle pas de
toute une organisation sociale, mais d'un accaparement du pouvoir par un homme à la
tête d'un appareil militaire et policier. Du vivant de Trujillo, il n'y a pas place pour un
autre prétendant au pouvoir.
1885 Ses voyages à Hollywood, sa vie de play-boy avec Porfirio Rubirosa, Zsa Zsa Gabor et Kim Novak
défrayaient quotidiennement la chronique.
1886 Une semaine avant l'attentat qui coûte la vie au Benefactor, "Ramfis", Radhamés et Porfirio
Rubirosa jouent au polo à Paris…
-898-
- Plus grave encore, les dirigeants de la South Porto Rico Sugar
Co., également à capitaux nord-américains comme on le sait, rejettent son offre d'achat
de la sucrerie centrale La Romana de façon définitive. On se souvient que cette énorme
sucrerie est la plus grande du pays et qu'elle produit, à elle seule, près du tiers du sucre
dominicain1887.
1887 27,45 % précisément de la récolte 1959-1960, soit 304 900 t. sur un total de 1 110 900 t. d'après les
données recueillies par CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 262.
1888 On offre 1,15 peso pour 1 dollar. Un processus s'amorce.
-899-
Les résultats de ces manœuvres sont un véritable pillage des fonds publics, sous
couvert d'une politique de défense nationale. Les dettes du Benefactor sont prises en
charge par la Banque Centrale qui reçoit des promesses de remboursement pour
seulement un peu plus de la moitié d'entre elles. Pour le reste, elle doit se contenter de
papiers. La banque canadienne, peu soucieuse d'être longtemps la créancière d'un
régime à bout de souffle, rentre dans ses fonds avant terme et garde l'or et les dollars
placés dans ses coffres, comme dépôt de garantie, par l'État dominicain 1889. Trujillo et le
Bank of Nova Scotia se partagent ainsi un butin prélevé sur les fonds publics.
L'opération est entourée d'un déploiement de propagande dénonçant les
emprunts faits auprès d'institutions étrangères. Les journalistes et courtisans de tous
ordres célèbrent sans vergogne l'infinie sagesse du Benefactor qui, en faisant
rembourser les dettes à l'avance, épargne au pays le paiement d'intérêts à l'extérieur. Le
comble est même atteint par le secrétaire d'État à la Présidence qui condamne les
dirigeants de la Banque Centrale, coupables d'«avoir organisé la réalisation
d'opérations malheureuses telles que l'achat retardé de la Corporation Dominicaine
d'Électricité et de plusieurs centrales sucrières1890.» La formule vaut que l'on s'y arrête.
Elle est suffisamment ambiguë pour laisser entendre que c'est moins l'achat qui fut
fautif que les atermoiements; mais elle renie nettement une des opérations majeures du
régime. Incapable d'assumer les résultats de sa politique, et en particulier la situation
dégradée de l'économie, la dictature désigne des boucs émissaires.
Cette feinte amnésie se complète d'une fuite en avant. Les critiques contre les
dirigeants de la Banque centrale viennent à point nommé pour justifier une surprenante
nomination : une loi adoptée en janvier 1961 crée le poste de "président des banques de
l'État" et désigne Trujillo pour occuper cette charge. Tous les organismes bancaires et
financiers nationaux, y compris le système de sécurité sociale, sont directement soumis
à son autorité. La mesure ne change sans doute rien aux pratiques en cours, puisque la
distinction entre les deniers publics et la fortune du Benefactor ne dépend que de jeux
d'écritures, mais elle est politiquement significative : plus que jamais l'État dictatorial
se resserre autour de la personne de Trujillo. Au moment où il subit les pires attaques
de son existence, le régime, accentuant ses traits, se transforme en sa propre caricature.
-900-
Cela se traduit d'abord par une évolution de l'appareil lui-même. Fait nouveau et
symptomatique, des groupes armés se constituent et tendent à se multiplier :
La propagande fait grand bruit autour de ces bandes armées, présentées comme
des groupes anti-guérilla spécialisés. Il ne faut cependant pas en exagérer l'importance
au plan militaire. Certes, les médias annoncent que les effectifs de la Légion étrangère
anti-communiste doivent atteindre 25 000 hommes, mais les témoignages indiquent que
ce corps ne dépasse guère quelques centaines d'engagés. Encore s'agit-il bien souvent
d'aventuriers et de pauvres hères, rapidement découragés1893.
1891 Jinetes del Este. On pourra consulter les éléments biographiques que nous avons réuni sur F.
Bernardino. Voir l'Annexe V.
1892 Cocuyos de la Cordillera.
1893 FERRERAS, Preso. 1960…, p. 107 indique dans ses souvenirs de prison : «Dans les cellules destinées
aux prisonniers de droit commun vivent, entassés comme des sardines depuis la fin de l'année 1959,
environ deux cent cinquante Européens qui vinrent dans notre pays avec un engagement soi-disant pour
travailler chez Industrias Nigua, fabriquants de papier de toilette. […] Tous ces hommes furent accusés
de rébellion, quand ils refusèrent de continuer à servir dans la Légion Étrangère». L'auteur décrit
ensuite les misérables conditions de vie de ces prisonniers, et présente quelques individus intéressants.
Pour sa part, B. Vega avance le chiffre de quatre cents Européens au total, ce qui semble assez
concordant et montre l'ampleur des désertions.
-901-
Mais l'apparition de ces groupes, constitués autour des pires hommes de main de
la dictature, indique que l'appareil est en crise et qu'il dérive vers un usage systématique
et incontrôlé de la violence. De ce point de vue, le morcellement en bandes qui
échappent à une discipline centralisée est significatif : des factions tendent à se
constituer. Les aventuriers et les criminels enrôlés dans la Légion Étrangère volent,
violent et tuent dans les montagnes de la région centrale. Les Cavaliers de l'Est
assassinent des familles entières pour s'emparer de leurs terres. Quant aux membres des
Lucioles de la Cordillère, ils font de la région de Monseñor Nouel, le domaine privé de
"Petán".
L'armée n'échappe pas au phénomène, ainsi la base aérienne de San Isidro, avec
son annexe, la prison et lieu de tortures de Alcatraz, devient un véritable État dans
l'État, sous la direction de "Ramfis" et de son entourage.
Les éléments conciliateurs sont mis à l'écart. Marrero Aristy, coupable d'avoir
recherché des accords avec les journalistes nord-américains, est assassiné par le SIM 1894.
Balaguer, qui cherche à trouver un terrain d'entente avec l'Église, est clairement visé
par le Rassemblement du million, d'octobre 1960, et par toute la campagne qu'organise
J. Abbes pour demander à Trujillo de prendre la présidence. Santiago Lamela Geler,
éditorialiste sur Radio Caribe, résume parfaitement les objectifs et les méthodes de
l'équipe autour de Abbes García; Gallegos, qui travailla à ses côtés, rapporte ainsi ses
paroles :
«Radio Caribe n'est pas un émetteur du Gouvernement. C'est une
entreprise privée. Indépendante. Elle jugera les actes du Gouvernement
et de ses membres. (Je compris Balaguer et les secrétaires d'État de son
cabinet.) […] La trahison entoure le Chef. Radio Caribe démasquera les
traîtres, quels qu'ils soient1895.»
Les méthodes de l'appareil s'appliquent à l'intérieur même de l'appareil.
1894 R. Marrero Aristy avait déjà négocié l'accord avec le PSP cubain en 1946. Il est assassiné, le 17
juillet 1959, cinq jours après la publication d'un article de Tad Szulc critiquant la corruption du
gouvernement dominicain dans le New York Times. Marrero Aristy le connaissait bien et l'avait
accompagné de Ciudad Trujillo à Miami l'avant-veille.
1895 GALLEGOS, Trujillo. Cara y cruz de su dictadura, p. 268.
-902-
Malgré le développement des contradictions, l'appareil tient et agit, car toutes
les factions sont conscientes qu'il n'y a pas de salut hors de Trujillo. Mais les
conséquences des actes sont de moins en moins mesurées à l'avance. L'attentat contre
Betancourt en est sans doute l'exemple le plus frappant.
Pourtant, Trujillo n'est pas capable d'en tirer des leçons. En effet, trois mois
après les sanctions décidées par la Conférence de San José, un nouveau crime soulève
une vive émotion dans le pays et provoque une nouvelle vague de réprobation
internationale. Il s'agit de l'assassinat des trois sœurs Mirabal. Ce sont des opposantes
fort connues, mariées à des adversaires politiques du régime. Minerva est l'épouse de
Manolo Tavárez, dirigeant du 1J4. Au retour d'une visite à leurs maris, emprisonnés à
Santiago, un piège leur est tendu par le SIM qui les assassine toutes les trois ainsi que le
chauffeur du véhicule. Le meurtre est ensuite grossièrment déguisé en accident de la
route1896. Indéniablement, cet acte odieux, commandité par le généralissime lui-même,
précipite la fin du régime.
La course folle de la dictature se traduit par une suprême tentative politique dont
le maître d'œuvre est, une fois encore, Johnny Abbes.
-903-
population, l'Église s'est désolidarisée du régime, la dictature est largement isolée et,
surtout, les relations avec Washington ont profondément empiré. Le soudain
rapprochement avec La Havane est avant tout le signe de la la dérive de la dictature,
lâchée de toutes parts .
Dans cette situation, ce sont les fractions les plus radicales de l'appareil qui
prennent le dessus. Il s'agit des secteurs qui ne se sentent liés par aucune conviction
politique, aucun principe moral, et qui n'ont qu'un objectif à court terme : survivre. Les
spécialistes de la diplomatie et de la politique ont échoué. La nouvelle diplomatie sera
celle des hommes de sac et de corde, qui ne s'embarrassent pas de soucis de cohérence.
En fait, Trujillo et Abbes vont au plus simple. Ils essaient de constituer un front
des proscrits. Dès le mois d'août 1959, Cuba avait refusé de se joindre à la déclaration
de Santiago qui la visait autant que la république Dominicaine, on s'en souvient. Mais
le tournant se produit à la fin du mois de mars 1960, quand Cuba décide de se retirer du
Traité de Rio. Peu après, Fidel Castro lance cette mise en garde :
«Comme les États-Unis se sentent moralement très faibles, vu
leur soutien aux dictatures, maintenant, en raison des soucis que leur
procure l'exemple de la révolution cubaine, ils manœuvrent contre le
dictateur Trujillo de Saint-Domingue, mais l'objectif réel des États-Unis
est Cuba1897.»
Le jugement est remarquablement lucide et il explique, indirectement, l'attitude
de Trujillo et ses avances publiques, dès les premiers signes sérieux d'affrontement
entre Washington et La Havane1898.
Il est clair cependant que le retournement ne peut produire une ligne politique
cohérente. Si, conjoncturellement, Castro et Trujillo ont le même adversaire, il est bien
évident que les fondements politiques et économiques du régime dominicain sont
inconciliables avec la révolution cubaine. Dans le même temps où Le Benefactor feint
de se rapprocher des dirigeants cubains du Mouvement du 26 Juillet, il persécute ceux
du 1J4 en république Dominicaine. Le chantage à l'égard des États-Unis a donc peu de
chances d'être pris au sérieux. Washington sait trop bien que la manœuvre s'apparente
au mariage de la carpe et du lapin.
1897 The New York Times, 23 avril 1960. Cuba s'était retirée du TIAR le 29 mars 1960. Les déclarations
de Castro font suite au rapport de la Commission de Paix de l'OEA du 15 avril de la même année, qui
demandait la libération de tous les prisonniers politiques en Amérique.
1898 Il faut noter que le flair politique de la dictature reste remarquable. Dès le 17 mars 1960, trois mois
après avoir soutenu les entreprises contre-révolutionnaires de Pedraza, le gouvernement dominicain
annonce solennellement qu'il s'engage à défendre Cuba contre toute agression. Il tente ainsi de brouiller
un peu plus le jeu dans la Caraïbe.
-904-
La dictature n'obtient donc qu'un pacte tacite de non-agression de la part de La
Havane, qui a de plus rudes batailles à livrer.
1899 On pourra consulter à l'Annexe VI les précisions sur le MPD, et sur López Molina à l'Annexe V.
1900 Le 6 mai 1961, par lettre du président Balaguer.
1901 Il s'agit notamment des députés Gregorio García Castro, Manuel Jiménez Rodríguez et du sénateur
Euclides Gutiérrez Félix . Les deux derniers travaillent à Radio Caribe. Nous avons déjà évoqué
l'intervention de M. Jiménez Rodríguez ci-dessus in Rupture et affrontement avec l'Église.
-905-
fois de montrer que se développe une véritable opposition et d'inquiéter. La
machination est brutalement interrompue par la mort du dictateur1902.
Il reste à examiner une dernière facette de cette stratégie qui éclaire la situation
de la dictature : les tentatives de rapprochement avec Moscou. Lors de sa conversation
d'août 1960 avec Gallegos, Lamela Geler lui présente ainsi les objectifs de la station de
radio où il lui propose de travailler :
«Sur le plan idéologique, Radio Caribe se situe dans la gauche
socialiste. Coexistence pacifique avec l'Union Soviétique en Europe,
avec la Chine continentale en Asie et avec Fidel Castro à Cuba. Nous
n'avons pas de raison de "faire le jeu" des Yankees, qui sont en train de
trahir le Chef comme ils ont trahi Batista à Cuba1903.»
Changement complet de ton pour un régime qui, quelques semaines plus tôt,
rappelait ses états de service comme champion de l'anticommunisme et semblait
s'acharner à tenir ce rôle dans un monde qui avait bien changé 1904. On remarquera que
Santiago Lamela prend soin d'utiliser l'expression qui résume la stratégie internationale
de Moscou depuis 1956, «coexistence pacifique», et qu'il veille même à laisser la porte
ouverte à Pékin, en cette année où se produit la rupture entre Mao et Khrouchtchev.
Ces affirmations provocatrices, ne restent pas sans suite et la radio dirigée par
Johnny Abbes s'abonne au service d'information de l'agence soviétique Tass, dont elle
diffuse les nouvelles dans les Caraïbes. Il s'agit bien sûr d'exercer un chantage sur la
Maison-Blanche.
1902 Le gouvernement formule sa demande le 24 mai, une semaine exactement avant la mort de Trujillo.
1903 GALLEGOS, Trujillo. Cara y cruz de su dictadura, p. 269.
1904 Rappelons, par exemple, qu'en mai de la même année les évêques étaient encore dénoncés comme
des agents du communisme.
1905 De nombreux auteurs évoquent ces événements et donnent différentes versions, difficilement
vérifiables dans l'état actuel des connaissances. VEGA en offre une excellente synthèse, avec les
références nécessaires, dans Eisenhower y Trujillo, p. 181 à 183.
1906 Radio Caribe diffuse la nouvelle de la probable désignation de A. Espaillat le 1er septembre 1960.
Le 25 janvier 1961, arrive à Ciudad Trujillo un goupe présenté comme une délégation de journalistes
venus de divers pays de l'Est. Il semble bien que l'affaire n'ait été qu'une mise en scène.
-906-
Washington le comprend d'ailleurs parfaitement et reste insensible au chantage
de la propagande dominicaine. Dearborn, le chargé d'Affaires nord-américain, ne
s'émeut pas de l'annonce de la nomination probable de Espaillat à Moscou. Avec
lucidité, il télégraphie au département d'État :
«Il ne fait pas de doute que l'URSS est aussi informée que le reste
du monde de l'opprobe universel à l'égard de l'actuel Gouvernement
dominicain1907.»
-907-
Dans cette perspective, le régime dominicain n'est utile à personne. Pour les uns
comme pour les autres, le soutenir c'est s'affaiblir.
-908-
• WASHINGTON : LE NŒUD GORDIEN
Mais il serait erroné d'en déduire que la situation est stable. Le choc de la
révolution cubaine, en déstabilisant le système impérial en profondeur, pose
concrètement le problème des nouveaux équilibres et contraint Washington à
réordonner sa stratégie continentale.
Dès février 1959, le Conseil national de sécurité nord-américain, enregistrant les
changements qui semblent inéluctables, se prononce pour le soutien aux démocraties en
Amérique latine.
Mais c'est surtout à partir du début de l'année 1960, qu'il devient évident que
l'hégémonie des États-Unis est battue en brèche. Non seulement les révolutionnaires
cubains refusent de rentrer dans le rang, mais ils nationalisent des propriétés nord-
américaines. Une escalade s'engage, le régime cubain s'éloignant toujours plus de
Washington. À la recherche d'un appui, il trouve l'aide de l'URSS avec la signature
d'accords commerciaux par Mikoyan, officiellement invité à la foire de La Havane, en
février 1960. La réduction du quota sucrier cubain admis aux États-Unis, puis sa
suppression pure et simple1909, ne font qu'aggraver les choses. Fidel Castro ne capitule
pas et, du coup, se pose ouvertement en adversaire de l'ordre impérial en Amérique.
S'insérant dans la brèche, Khrouchtchev annonce qu'il défendra Cuba avec des fusées
s'il le faut1910.
1909 Il est réduit de 700 000 tonnes dès 1960 et supprimé pour 1961.
1910 Rappelons simplement que le 29 mars 1960, Cuba dénonce le TIAR, rompant la discipline
interaméricaine. La mise en garde de Khrouchtchev date du 9 juillet de la même année.
-909-
Washington se trouve prise de court. Après six années passés à la Maison-
Blanche, Eisenhower se lance pour la première fois dans une tournée des principales
capitales latino-américaines en février 1960. Il s'agit de prendre le pouls des dirigeants
et d'isoler Castro. Mais, presque partout, il se heurte au doute, à l'inquiétude, et même à
d'amers reproches. Pour rétablir la discipline, on exige de lui qu'il définisse clairement
une stratégie adaptée aux temps modernes et en particulier qu'il retire son appui aux
dictatures fauteuses de troubles, au premier rang desquelles se trouve le régime
dominicain. Pendant son voyage, les événements eux-mêmes l'interpellent puisque dix-
sept opposants au Benefactor se réfugient à l'ambassade brésilienne de Ciudad
Trujillo1911 au moment précis au le président nord-américain se trouve au Brésil, dans
l'espoir d'être entendus.
1911 Nous avons mentionné l'événement. Cf. supra: La dictature menace l'ordre régional.
-910-
«La dictature de trente années a éliminé presque tous les gens
qualifiés et la sombre perspective qui s'offre est celle d'une anarchie
croissante1912.»
Le diagnostic ne doit pas être pris à la légère. En jouant la carte de la dictature
avec persévérance, Washington s'est privée de solutions de rechange fiables qui lui
seraient maintenant nécessaires. Le monopole du pouvoir, instauré par l'US Navy puis
recueilli et développé par Trujillo, aboutit à une impasse stratégique pour l'empire. Les
emprisonnements massifs à partir de janvier 1960 et la rupture avec l'Église ne font
qu'aggraver la situation. Au lendemain de ces événements, Eisenhower examine
l'évolution de la conjoncture avec le secrétaire du département d'État. Le mémorandum
officiel de la conversation rapporte les propos de ce dernier :
«Monsieur Herter a indiqué que la situation à Saint-Domingue
est très mauvaise au sens où le Gouvernement de Trujillo s'en prend aux
modérés et qu'il pourrait rapidement créer une situation comme à Cuba,
avec une opposition tenue par des radicaux violents1913.»
Le point de vue du département d'État est que la dictature s'est transformée en
une mécanique incontrôlée qui fabrique de nouveaux Castro.
1912 Extrait du Journal intime de A. BERLE, 2 février 1960, in VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 21.
1913 Mémorandum secret de réunion avec le président, daté du 19 février 1960 (réunion du 15 février).
Document intégralement reproduit dans : VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 232.
1914 La ley azucarera de Estados Unidos y el azúcar dominicano, p. 23.
-911-
La brutalité des accusations montre à quel point la dictature dominicaine est
devenue un enjeu essentiel de la politique impériale.
Trujillo l'entend bien ainsi et utilise tous les liens noués au fil des années :
1915 Ainsi, en septembre 1959, Trujillo annonce que les subventions dominicaines à la mission navale
sont suspendues. Il s'agit d'une mesure de rétorsion, à la suite du refus des États-Unis de lui vendre des
armes.
1916 El Caribe du 4 février 1960 rend en particulier compte de l'événement, survenu la veille. L'affaire
souligne les divisions au sein des cercles dirigeants nord-américains, puisque, quelques semaines plus tôt,
les États-Unis ont mis fin à leur mission navale en république Dominicaine, comme on le verra.
-912-
envoyé comme ambassadeur en Argentine en juillet 1960, est l'œuvre de Pawley qui
avait déjà puissamment contribué à la chute de Braden en 1947.
Parallèlement, les diplomates en poste à Ciudad Trujillo sont cloués au pilori
dès que Washington se montre menaçante. Peu après que la Commission de Paix de
l'OEA, présidée par le délégué nord-américain Dreier, a demandé la libération de tous
les prisonniers politiques en Amérique, Carl E. Davis, collaborateur de l'ambassadeur
Farland, déclaré persona non grata, doit quitter précipitamment le pays1917.
Quelques jours plus tard, l'ambassadeur lui-même est confronté à des
manifestations hostiles. La Société dominicano-africaine de culture, inventée tout
exprès par l'appareil du régime, brandit des pancartes et scande des mots d'ordre devant
la mission nord-américaine. Elle organise même un grand meeting au parc Colón. Sur
les banderoles, on peut lire : «Nous ne voulons pas des négriers yankees à Quisqueya»
et «Ici les Blancs et les Noirs ont les mêmes droits 1918». L'objectif, on l'a compris, est
d'intimider Washington qui critique de plus en plus ouvertement les atteintes aux droits
de l'homme en république Dominicaine.
Jusqu'au bout cette politique de pression est maintenue. Après la fermeture de
l'ambassade, les membres du consulat sont à leur tour attaqués et parfois expulsés sous
l'accusation de subversion et d'intelligence avec les ennemis de la république
Dominicaine. La presse annonce qu'un plan subversif, dirigé par l'ancien attaché
culturel a été mis à jour. Plus grave encore, le vice-consul en poste, James A.
MacNamara est déclaré persona non grata et expulsé dans les dernières semaines de la
dictature1919.
Par son contenu, la campagne de harcèlement vise également à souligner et
aggraver les difficultés rencontrées par Washington dans sa politique impériale. La
soudaine sympathie pour la révolution cubaine, que nous avons évoquée , en est
l'exemple le plus frappant. Le soutien apporté aux militants indépendantistes
portoricains sert le même objectif. La Chambre des députés vote ainsi une
condamnation de la politique coloniale poursuivie dans l'île voisine et dénonce
l'emprisonnement de Albizu Campos peu après la première lettre pastorale. Par ces
gestes, la dictature cherche à se dédouaner des arrestations massives qu'elle vient
d'opérer, à gêner Muñoz Marín et à donner des arguments à ceux qui la défendent aux
États-Unis1920. Non sans ironie, elle demande aux autorités portoricaines et nord-
américaines la libération immédiate du dirigeant indépendantiste.
1921 Voir également dans les Annexes, la notice biographique que nous lui consacrons.
1922 Il s'agit de l'ancien sous-secrétaire d'État pour les Affaires latino-américaines, en poste à
Washington jusqu'en 1956. Contrairement à ce que laisse entendre la propagande, toutes ces recherches
pétrolières n'aboutiront à rien de tangible.
1923 Allen J. Ellender, sénateur démocrate de Louisiane, était tombé sous le charme de l'une des jeunes
courtisanes que la dictature déléguait auprès des personnalités en visite à Ciudad Trujillo. Elle fut
affectée à l'ambassade de Washington afin d'y poursuivre son travail.
1924 Propos rapporté par DIEDERICH, The death of the goat, p. 39.
-914-
Quant aux entreprises nord-américaines encore présentes, elles se sentent à juste titre
menacées dans leur existence. Non seulement le généralissime cherche à faire main
basse sur elles pour ses besoins financiers grandissants, mais elles se trouvent dans une
position de plus en plus inconfortable au fur et à mesure que les relations se tendent
entre Ciudad Trujillo et Washington. La Compañía Telefónica et la centrale sucrière
Romana qui ont refusé les offres d'achat, comme nous l'avons vu, se trouvent en
position d'otages dans un climat extrêmement dégradé. La première fait l'objet d'une
violente campagne de propagande en vue de sa nationalisation et la seconde se trouve
prise entre son refus de céder aux offres d'achat de la dictature et les difficultés pour
écouler sa production puisqu'elle n'a pas accès au marché des États-Unis. Sollicités en
septembre 1960 pour apporter leur soutien public au dictateur, les hommes d'affaires
nord-américains opérant en république Dominicaine refusent de se compromettre avec
le régime.
L'idée s'installe chez les anciens alliés du dictateur qu'il faut en finir avec le
régime avant qu'il ne soit trop tard. La CIA trouve là d'excellents soutiens et des oreilles
attentives pour ses projets contre Trujillo.
À cet égard, l'évolution de la question des quotas de sucre, jalon essentiel dans
l'isolement de la dictature, est extrêmement révélatrice.
-916-
États-Unis. Un simple rappel des parts de marché accordées aux pays exportateurs
permet de saisir l'importance vitale de cette loi pour la république Dominicaine1927 :
La dictature qui connaît les pires moments de son histoire, voit soudain
s'offrir à elle ce qu'elle n'a jamais réussi à obtenir : de réels débouchés pour le
sucre dominicain en Amérique du Nord, à des prix sensiblement supérieurs aux
cours mondiaux. Trujillo, qui possède 60 % des sucreries dominicaines, serait le
principal bénéficiaire de l'opération. D'ailleurs la loi nord-américaine prévoit
explicitement la redistribution du quota cubain. À ce titre, un contingent de 322
000 tonnes est attribué à la république Dominicaine.
Immédiatement, cette ouverture économique produit des effets politiques
favorables pour Trujillo, puisque W. Hennessey, administrateur de la South Porto Rico
Sugar Co., demande l'application immédiate de la loi et soutient les efforts de la
dictature.
1927 Calculs d'après les données recueillies par R. CASSÁ, Capitalismo y dictadura, p. 236. L'année de
référence est 1957.
1928 Les principaux animateurs de la fronde parlementaire sont Allen J. Ellender, sénateur de Louisiane,
James O. Eastland, sénateur du Mississipi et Harold D. Cooley, président de la Commission de
l'agriculture de la Chambre des représentants. Le texte de leurs interventions est immédiatement
reproduit par la dictature, en anglais et en espagnol, dans la brochure : La ley azucarera de Estados
Unidos y el azúcar dominicano, afin d'être diffusé aux États-Unis et dans divers pays.
1929 La ley azucarera de Estados Unidos y el azúcar dominicano, p. 10. Message présidentiel du 24 août
1960. Le texte du 6 juillet, appelé “loi d'urgence” en règle générale, a le caractère d'un amendement à la
loi sucrière de 1937 qui établissait la règle des quotas.
-917-
Le président nord-américain justifie sa requête, en invoquant justement les
sanctions votées par l'OEA qui prévoyaient, rappelons-le :
«[Une] interruption partielle des relations économiques de tous
les États Membres avec la république Dominicaine, en commençant par
la suspension immédiate du commerce des armes et matériels de guerre
de toutes sortes1930.»
En réclamant l'abrogation pure et simple des décisions prises un mois et demi
plus tôt, Eisenhower va nettement au-delà des stricts engagements pris à la Conférence
de San José, puisque ceux-ci n'établissaient un embargo que sur l'armement. Ce zéle,
que ne manquent pas de dénoncer les hommes politiques alliés à la dictature, montre
que Maison-Blanche et le département d'État sont convaincus que l'hégémonie nord-
américaine sur le continent est en péril. Ils estiment qu'il faut, sans tarder, donner des
signes clairs qui persuadent Betancourt, Lleras Camargo et la plupart des dirigeants
latino-américains que Washington lâche vraiment Trujillo. Eisenhower n'hésite pas à
avouer que le système impérial est ébranlé puisqu'il indique au Congrès nord-américain
que maintenir les importations de sucre prévues constituerait un problème :
«… sérieusement embarrassant pour les États-Unis dans la
conduite de nos relations extérieures dans tout l'Hémisphère1931.»
Une évidence fait son chemin : la préservation de l'empire exige que la
dictature dominicaine soit sacrifiée.
-918-
votées par un «petit dictateur» isolé -Betancourt est ici implicitement mis en cause-
mais que la république Dominicaine a été condamnée par la totalité des autres pays
membres de l'OEA à San José. Bien que le discours joue sur l'orgueil impérial nord-
américain, la réthorique ne peut longtemps masquer que Washington est effectivement
en position délicate face aux «Gouvernements au sud des États-Unis». Toute marque de
faiblesse à l'égard de Trujillo entame le crédit de Washington, donne raison à Castro et
rend plus convaincantes les perspectives anti-impérialistes qu'il incarne pour un nombre
croissant de Latino-Américains.
Il est clair que l'accumulation des problèmes non réglés sape dangereusement
l'autorité impériale. Faute d'aboutir à des résultats concrets, les desseins de Washington
deviennent de moins en moins compréhensibles.
Il est significatif que les agents politiques de Trujillo, ceux-là même qui
combattent violemment le département d'État, aient constamment l'oreille d'Eisenhower
puis de Kennedy.
Mieux, Washington tente avec obstination d'en faire des médiateurs, tout en
percevant les risques de l'opération. Les rapports des réunions internes sont explicites :
«Le Président indiqua également à monsieur Herter que l'idée lui
était venue que nous devrions recourir à nouveau à monsieur Pawley
pour une mission en Amérique latine. Monsieur Herter dit que monsieur
Pawley avait été à la tête de gros intérêts à Saint-Domingue ce qui
provoquerait des interférences, mais qu'il les avait abandonnés. Le
président dit que monsieur Pawley lui avait fait savoir qu'il avait retiré
1938 Cet embargo total sur les exportations et importations cubaines est décidé unilatéralement, sans
consulter l'OEA, le 10 octobre 1960. L'ambassadeur nord-américain est rappelé à Washington, une
semaine plus tard, le 17 octobre.
-921-
tous ses investissements à Cuba, Saint-Domingue, au Mexique et à
Haïti1939.»
Naïveté si étonnante qu'elle ne peut qu'être feinte, au moins en partie. Il suffit en
effet d'écouter l'ambassadeur à Ciudad Trujillo lors d'une autre réunion :
«L'ambassadeur Farland dit alors que monsieur Pawley n'était
pas sans avoir des intérêts dans cette affaire. Bien qu'il eût cédé ses
investissements, il avait le droit de les racheter. De plus, son frère
gardait des investissements dans le pays1940.»
La liste des missions confiées à des sympathisants de la dictature, telle que nous
avons pu la reconstituer, est édifiante :
1939 Mémorandum secret de réunion avec le président, du 19 février 1960. In extenso dans : VEGA,
Eisenhower y Trujillo, p. 231.
1940 Mémorandum de réunion avec le président, classé "secret absolu" et daté du 16 mai 1960 (réunion
du 13 mai). Document intégralement reproduit dans : ID., ibid., p. 253.
1941 Il est intéressant de noter que "Bill" Pawley s'était déjà rendu en mission officieuse auprès de
Batista en novembre 1958, afin de le convaincre de se retirer. Comme on le sait, il n'avait pas été
entendu.
-922-
département d'État, très conservateur, est favorable aux dictateurs qui ont fait leurs
preuves au service des États-Unis.
À quelques nuances près, toutes ces missions ont un même but : persuader
Trujillo de partir de lui-même afin d'organiser une transition sans heurts 1942. Solution de
compromis, qui permettrait d'éviter à la fois les risques liés au maintien du régime et
ceux qui découleraient de son renversement. Ainsi s'explique la collaboration officieuse
et dissimulée des dirigeants nord-américains avec les agents et amis de Trujillo, dans
l'espoir de circonvenir le dictateur.
En fait, il s'agit d'un signe de faiblesse, immédiatement interprété comme tel par
le Benefactor qui tente de retourner les initiatives nord-américaines en sa faveur.
Chaque mission qui lui est envoyée montre que Washington ne peut se passer de son
concours. Les tractations en coulisse démentent les déclarations officielles. Aussi, les
plans et rapports, sous des formes diverses, aboutissent aux mêmes conclusions : il faut
donner du temps à Trujillo, lui faire confiance encore. C'est précisément ce que la
dictature réclame. Fait ignificatif, le dernier rapport, remis par Murphy à l'intention de
J. F. Kennedy, se conclut ainsi :
«Nous avons rompu avec la république Dominicaine, qui est près
de nos plages et très près de Cuba. Franchement, je m'interroge sur le
bon sens de notre position. Ne devrions-nous pas faire marche arrière et
entamer une politique de conseil ? Le moment semble mûr pour cela. La
situation actuelle ne paraît pas propice aux rebuffades et à la
condamnation publique, mais plutôt à la prise en charge d'une direction
amicale. Il me semble que le groupe de Ciudad Trujillo est tout prêt à
être conduit par la main et à instituer des réformes démocratiques1943.»
Tenaillé par la peur perceptible d'une extension du mouvement amorcé par la
révolution cubaine, sentant l'hégémonie nord-américaine menacée, l'émissaire officieux
de Washington recommande l'abandon pur et simple de la politique poursuivie, quitte à
annuler tout ce qui a été fait depuis deux ans. En échange, il n'a a offrir que la répétition
de quelques vagues promesses de libéralisation du régime, toujours démenties dans les
faits par le passé.
-923-
«Je crois qu'il ne fait guère de doute que tout le concept de
l'Alliance pour le progrès serait gravement terni aux yeux des Latino-
Américains si nous nous tournions vers quelque chose qui ressemblerait
à une politique consistant à “diriger amicalement Trujillo”1944.»
Quels que soient les dangers dans la marche en avant, ils ne sont pas
comparables à ceux que ferait maintenant courir un retour en arrière.
Différer encore les décisions ne peut que brouiller cette image. Il est temps
d'agir et de trancher le nœud gordien.
1944 The New York Times, 22 juillet 1962. L'affaire du rapport Murphy fut révélée par ce journal plus
d'un an après les faits, provoquant un sérieux scandale.
-924-
• L'EXÉCUTION
1945 Il s'agit de la VIIe Conférence des ministres des Affaires étrangères de l'OEA qui se réunit du 22 au
31 janvier 1962. La précédente était celle de San José.
1946 Cette toute dernière période a fait couler beaucoup d'encre. Les récits, confidences et révélations
abondent. Nombre de ceux qui furent mêlés à la mort du dictateur, parfois d'assez loin, nous ont laissé
des témoignages, qui ne concordent pas toujours. On nous promet même l'ouverture de coffres bancaires
en Espagne, le 30 mai 2000, qui devraient livrer les récits de Cabral, Ovín, García Vásquez et Bissié, tous
quatre indirectement impliqués dans l'attentat. Paradoxalement, cette abondante littérature n'a guère
suscité d'analyses sérieuses des causes, de la signification et des conséquences des événements. C'est ce
travail que nous avons essayé d'aborder, pour notre part. Le lecteur intéressé pourra lire notamment : -
DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat; ouvrage de référence, parfois cité, souvent pillé. - TEJEDA
DÍAZ, Yo investigué la muerte de Trujillo; récit du procureur. - VARGAS, El final de una tiranía;
collection d'articles d'investigation d'un journaliste spécialisé. - ESPAILLAT, Trujillo. Les dessous d'une
dictature; livre écrit par l'un des chefs de l'appareil dictatorial.
-925-
dégager la marche politique conduisant à l'attentat qui signe l'effondrement d'un
système mis en place trente-et-un ans plus tôt.
1947 El Caribe du 16 mars 1961, qui rend compte de ce discours prononcé deux jours plus tôt.
1948 Le 14 avril 1961 depuis Washington.
1949 Mémorandum secret de conversation du 16 mai 1960. Document intégralement reproduit dans :
VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 259. Participaient notamment à la réunion le secrétaire d'État par intérim
Dillon, le sénateur Smathers et Pawley.
-926-
Cet abandon complet du Benefactor ne peut manquer d'avoir de graves effets en
république Dominicaine même. Une atmosphère étouffante règne sur le pays.
L'économie tourne au ralenti. Surtout, en l'absence de tout avenir politique, l'appareil de
la dictature est profondément désorienté. La discipline est inchangée, mais des rumeurs
de complot courent, sans que l'on puisse discerner si elles ont un fondement réel ou si
elles sont alimentées par J. Abbes afin d'éliminer un adversaire. Aucune force politique
n'est en mesure d'ouvrir une perspective, mais les craquements qui précèdent
l'effondrement sont nettement perceptibles. Les membres du 1J4 se terrent, sont
emprisonnés ou ont pris le chemin de l'exil. Seul avec lui-même, le régime se
décompose.
1950 DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat, p. 47. Dans la suite de sa lettre, datée du 27 septembre
1960, Dearborn compare Trujillo à Dracula et rappelle qu'il fallut transpercer le cœur de ce monstre avec
un pieu pour en finir…
-927-
vivement contre ce qui apparaîtrait comme une ingérence dans les affaires intérieures
d'un pays. On se souvient que six ministres de l'OEA avaient préféré s'abstenir lors du
vote des sanctions économiques en janvier 1961, or la tentative de coup de force
solitaire de Washington contre La Havane n'a fait qu'accroître la méfiance de bien des
gouvernements latino-américains. Ils ne veulent pas d'un ordre qui serait fondé sur la
menace constante d'une intervention impériale.
Dans le même temps, et contradictoirement, la persistance d'un abcès de fixation
au flanc du continent, ne peut qu'inquiéter et faire douter de la capacité de la Maison-
Blanche à se tirer de la situation. Dans tout l'hémisphère, Trujillo est devenu le symbole
d'un ordre impérial honni et dépassé. Ce stigmate doit être effacé.
On aura d'ailleurs noté que la CIA est de plus en plus présente sur la scène
politique.
Dès décembre 1958, lorsque la situation commence à s'aggraver sérieusement,
des plans pour abattre le dictateur dans les tribunes de l'hippodrome Perla Antillana
avec un fusil à lunette sont mis au point par le chef de mission de la CIA à Ciudad
Trujillo. Les conjurés dominicains prenant peur, la conspiration ne va pas jusqu'à son
terme.
Mais c'est surtout à partir du milieu de l'année 1960 que les rencontres et
préparatifs se multiplient. À la veille de son rappel à Washington pour consultation en
mai 1960, l'ambassadeur Farland établit le contact avec Ángel Severo Cabral et Thomas
Stocker qui joueront un rôle important dans l'attentat contre Trujillo. Mieux, quelque
jour après le départ définitif de Farland, remplacé par le consul Dearborn, celui-ci est
chargé par la CIA du rôle d'intermédiaire entre elle et les opposants à la dictature.
Rubottom, secrétaire du département d'État adjoint et supérieur de Dearborn
approuve1952.
Comme on le voit, la diplomatie, impuissante à régler les problèmes, cède
littéralement la place à la conspiration. Elle y consent même expressément, puisque le
département d'État, abandonnant une part de son autorité et pratiquant un curieux
mélange des genres, autorise son représentant à être un agent des services secrets.
Jusqu'en avril 1961, les messages font sans cesse mention de fusils, de bombes
télécommandées, de grenades et de mitraillettes. La CIA s'enquiert des lieux où livrer
les armes et munitions en demandant des autorisations tantôt de parachutage, tantôt de
recours à la valise diplomatique. L'optique reste toujours celle de la préparation d'une
action limitée, comme l'attestent les petites quantités d'armes évoquées. Finalement, en
mars et avril 1961, trois pistolets, trois fusils et quatre mitraillettes parviendront jusqu'à
Ciudad Trujillo1955. C'est fort peu, d'autant qu'il semble bien que les mitraillettes ne
seront jamais remises aux conjurés.
1953 Rapport du Sénat des États-Unis, cité par B. VEGA, Eisenhower y Trujillo, p. 101. La réunion a lieu
le 28 juin 1960.
1954 Il s'agit des consuls provisoires Henry Dearborn et Charles Hodge.
1955 VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 40 et 41.
1956 Rapport du Sénat des États-Unis, cité par ID., ibid., p. 43. Le Conseil de Sécurité se réunit le 5 mai
1961.
-930-
«Nous ne devons pas courir le rique d'associer les États-Unis à
un assassinat politique, puisque les États-Unis, c'est une question de
politique générale, ne peuvent excuser l'assassinat. Ce dernier principe
l'emporte et doit prévaloir en cas de doute. Continuez à informer les
dissidents du soutien nord-américain à leur position1957.»
Les profondes contradictions dans lesquelles se trouve enfermé l'empire
apparaissent ici clairement. Kennedy essaie à la fois de ne pas apparaître comme le
complice de l'attentat qui se prépare et de de se lier aux conspirateurs.
L'évolution en quelques mois, bien que souterraine, est très sensible. Lorsque les
conjurés de l'hippodrome, en décembre 1958, avaient approché le général Rodríguez
Reyes, pressenti pour prendre la tête du futur gouvernement, afin de sonder ses
intentions, celui-ci leur avait répondu avec colère : «Je suis au service de Trujillo. J'ai
été formé par Trujillo. Je ne sais pas ce que vous avez à l'esprit, mais soyez prudents…
vous pourriez être pendus1960.» L'avertissement avait suffi à dissuader les comploteurs.
À l'époque, les intrigues de la CIA étaient encore contradictoires avec la politique
officielle de Washington.
Il n'en est plus de même au début de l'année 1961, lorsque l'ambassade nord-
américaine est fermée et que les sanctions interaméricaines ont été votées par deux fois.
Le général de corps d'armée José René Román Fernández "Pupo", secrétaire d'État à la
Guerre et à la Marine, marié à une nièce Trujillo, est contacté par l'un des conspirateurs.
-932-
Le haut dignitaire se plaint d'être lourdement endetté et de ne pouvoir nourrir le bétail
de son domaine «qui souffre de faim et maigrit à la longue». Voici les arguments qui
lui sont présentés et qui finiront par emporter sa conviction :
«Modesto, Juan Tomás et les autres membres du groupe ont été
offensés et humiliés de mille manières […] De plus nous devons aller
plus vite que les communistes et si nous n'agissons par rapidement, eux
le feront et alors… Il faut voir tout cela […] à la lumière des événements
qui se succédent actuellement. Les sanctions de l'OEA qui nous
étranglent; l'économie en ruine; Trujillo qui devient fou; et Johnny
Abbes prêt à tout remettre aux communistes1961.»
L'ensemble des éléments qui expliquent les fractures au sein de l'appareil sont
réunis ici : perte du statut économique et social des cadres de l'appareil, brutalité des
méthodes de mise au pas imposées par J. Abbes, crainte d'une explosion révolutionnaire
et absence de perspectives économiques et politiques pour le pays. En somme, le
sentiment s'impose qu'un désastre est imminent.
1961 JAVIER GARCÍA, Mis veinte años en el Palacio Nacional junto a Trujillo…, p. 302. L'auteur, qui fut
pendant vingt ans journaliste attaché au Palais national, fut témoin de nombreuses scènes qu'il rapporte
dans cet ouvrage. Les deux conjurés cités, Juan Tomás et Modesto sont le général Díaz Quezada et son
frère.
1962 Le cadavre est déposé sur le seuil de sa maison le 7 janvier 1957. Voir 1956-1958. L'affaire
Galíndez.
-933-
- Antonio Imbert Barreras, après avoir été inspecteur général des
chemins de fer, gouverneur de la province de Puerto Plata et superviseur général de la
Loterie nationale est directeur de la cimenterie Ready-Mix, propriété de Trujillo.
Le processus a pris son élan et court sur son erre. La CIA, empêtrée dans des
ordres contradictoires, ne le téléguide pas, mais elle le suit et l'accompagne. Elle est
constamment informée de l'évolution du complot 1963. Washington assiste aux
événements qui découlent de ses choix, plus qu'elle n'y participe1964.
1963 Dès le 25 avril 1961, la CIA annonçait que Antonio de la Maza se préparait à assassiner Trujillo. Le
17 mai, elle annonçait une tentative qui devait échouer. Le 21 du même mois, le consul Dearborn faisait
savoir à Washington qu'il était trop tard pour tenter de freiner les opérations. On pourra consulter à ce
sujet VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 42 et 59 qui cite le rapport du Sénat nord-américain sur ces
questions.
1964 Les déclarations que fit Dearborn par la suite et que commente DIEDERICH, Trujillo. The death of
the goat, p. 263, sont éclairantes : «La CIA fut-elle le principal partenaire des assassins dans cet acte de
tyrannicide ? Il ne fait pas de doute que la CIA fut un complice. Les assassins auraient-ils agi sans le
soutien des États-Unis ? Henry Dearborn […] reconnaît que l'atmosphère d'hostilité à Trujillo dans tout
l'hémisphère “encouragea ceux qui antérieurement n'auraient pas osé tenter un acte d'opposition et
encore moins un assassinat.” Il nie la responsabilité des États-Unis dans la mort de Trujillo».
-934-
CONCLUSION
-935-
• VERS UNE NOUVELLE INTERVENTION DIRECTE
Avec la mort du Chef, le régime, qu'il avait taillé à sa mesure, disparaît. L'Ère
de Trujillo prend fin. Nous n'étudierons donc pas la période qui s'ouvre en tant que telle
car ce serait sortir du cadre de cette étude.
Néanmoins, le cours des événements dans les jours et les mois qui suivent
permet de tirer un premier bilan des trente-et-une années de dictature. Nous ne
l'examinerons que sous cet angle.
1967 Cette loi est adoptée le 12 juillet 1961. Un mois plus tôt, le 13 juin, le président Balaguer avait fait
de premières déclarations hostiles au gouvernement cubain et au communisme.
1968 Ángel Miolán, Nicolás Silfa et Ramón Castillo, arrivent le 5 juillet 1961 à l'aéroport de Ciudad
Trujillo, où ils sont accueillis par R. Demorizi, nouveau secrétaire d'État à l'Éducation. Le 10 du même
mois, Balaguer reçoit officiellement la délégation du PRD. Le lendemain, 11 juillet, l'UCN annonce sa
constitution. L'assemblée constitutive du 1J4 comme organisation politique publique se tient le 30 juillet.
1969 On notera que Radio Caribe est incendiée par la foule qui manifeste à l'issue du premier meeting du
PRD. Le slogan «¡Basta ya!» («Cela suffit !») est lancé par Viriato Fiallo, lors du premier rassemblement
organisé par l'UCN, le 29 juillet 1961, il sera souvent repris par la suite.
-937-
Mais les développements politiques apportent un autre enseignement sur la
dictature, apparemment contradictoire. En effet, alors même qu'il perd pied, l'appareil
manœuvre désespérément pour garder le pouvoir. Le clan Trujillo, mais aussi la police,
l'armée et les hommes de main de la dictature refusent de passer la main :
- Trois jours après la mort de son père, "Ramfis" est nommé chef
de l'état-major unifié des forces armées, poste créé tout exprès par Balaguer. Malgré les
circonstances adverses, le rêve dynastique semble s'incarner en la personne du fils aîné.
La dictature se recentre sur l'essentiel : l'armée.
- La répression s'abat avec une rare violence sur tous ceux qui ont
été mêlés à l'attentat. Le SIM n'hésite pas à les mitrailler en pleine rue. D'autres,
capturés, sont affreusement torturés sous la conduite personnelle de "Ramfis". La
vengeance s'exerce jusqu'au bout puisque, le jour même de son départ définitif, le fils
aîné de Trujillo participe à l'assassinat des six prisonniers encore en vie1970.
1970 Balaguer nomme "Ramfis" chef de l'état-major unifié des forces armées dès le 2 juin 1961.
Ce même jour, Amado García Guerrero est criblé de balles par le SIM. Le 4 juin, Juan Tomás Díaz et
Antonio de la Maza sont tués à leur tour. Le 30 juin, "Ramfis" torture sauvagement le général Román
Fernández "Pupo". Le 18 novembre, les six prisonniers restants sont assassinés. Parmi les conjurés, seuls
Luis Amiama Tió et Antonio Imbert Barreras réussissent à échapper aux recherches et sauvent leur tête.
1971 Le 12 septembre 1961, la foule s'est rassemblée au pont Ramfis, par où la Sous-Commission des
sanctions doit passer. Les occupants d'une voiture ouvrent le feu. Les manifestants empêchent alors la
police de s'emparer du cadavre du Dr. Víctor Rafael Estrella Liz. Enveloppé dans le drapeau dominicain,
son corps sanglant est brandi devant les véhicules de la Sous-Commission.
Du 16 au 20 octobre, les étudiants et lycéens manifestent et occupent une partie de la ville coloniale,
déclarée "territoire libre d'Amérique". Dès le 17, Balaguer fait fermer l'université par décret jusqu'au 7
janvier.
Ces événements ont été décrits par de nombreux auteurs et témoins. On pourra se reporter notamment à
DIEDERICH, Trujillo. The death of the goat; NIEDERGANG, La révolution de Saint-Domingue; SOUCHÈRE,
Crime à Saint-Domingue…; VARGAS, El final de una tiranía; VEGA, Kennedy y los Trujillo; etc.
-938-
- Héctor Trujillo "Negro" et José Arismendi "Petán" incarnent,
plus encore que "Ramfis", la résistance de l'appareil au changement.
Alors que María Martínez et Rhadamés, la femme et le fils cadet de Trujillo,
quittent le pays à destination des États-Unis à la fin du mois d'août, les deux frères du
Benefactor restent et s'emploient à rassembler et à mobiliser les réseaux de l'appareil
militaire et policier. Ce n'est que deux mois plus tard, sous la pression de Washington,
qu'ils cèdent et s'éloignent. Haïti, La Jamaïque et les Bermudes sont leurs refuges
successifs, d'où ils continuent à comploter.
Apprenant que "Ramfis" a décidé d'abandonner la partie, ils sont de retour trois
semaines plus tard et commencent les préparatifs d'un coup d'État. "Petán" reprend
aussitôt le contrôle de la radio La Voz Dominicana. Le bruit se répand que sa bande
armée, les Cocuyos de la Cordillera, s'apprêtent à marcher sur la capitale. Quant au
généralissime "Negro", il parade à Ciudad Trujillo, entouré d'un aréopage d'officiers de
haut rang.
L'opération n'échoue finalement que parce que l'US Navy envoie une puissante
flotte d'intervention devant la capitale dominicaine, sur ordre de Kennedy. Plusieurs
centaines de Marines se tiennent prêts à débarquer. Une escadrille d'avions à réaction
menaçante, en provenance de l'aérodrome de la marine nord-américaine de Porto Rico,
survole Ciudad Trujillo à plusieurs reprises. Enfin le commandant de la base aérienne
de Santiago, le général Rodríguez Echavarría, fait mitrailler par ses avions les abords
des camps militaires favorables au clan Trujillo et annonce qu'il soutient Balaguer.
Visiblement, les frères du Benefactor ne sont pas de taille. Nantis d'une somme
énorme, ils quittent définitivement le pays1972.
Ayant perfectionné pendant plus de trente ans l'héritage légué par l'armée
d'occupation nord-américaine, la dictature de Trujillo laisse une société profondément
désarmée face à un corps policier et militaire dominateur, aguerri et suréquipé.
Telle est la deuxième conclusion qu'impose le cours des événements.
1973 NIEDERGANG analyse ainsi la situation dans La révolution de Saint-Domingue, p. 142 : «Si l'attentat
du 30 mai pouvait, dans une certaine mesure, faire songer au complot de juillet contre Hitler, c'est un
petit procès de Nuremberg qui aurait dû avoir lieu à Saint-Domingue, au début de l'année 1962, pour
que tout la lumière soit faite avec sérénité sur les assassinats et les humiliations perpétrés au nom et
pour le compte de l'ère de Trujillo. Pour un homme pondéré comme Juan Bosch, les règlements de
compte hâtifs dans la rue ne réglaient rien, et il avait raison. Mais à sous-estimer la puissance de
l'appareil militaire et policier du trujillisme, il donnait lui-même une première arme à ceux qui allaient
l'abattre en septembre 1963.» Le diagnostic est extrêmement lucide. Mais la perspective d'un «petit
procès de Nuremberg» est complètement irréaliste. Washington était complètement opposée à une telle
solution qui aurait conduit à un affrontement direct avec l'armée et la police. Il ne nous semble pas qu'il
était possible de conduire «avec sérénité» un démantèlement des institutions léguées par la dictature
dans le strict cadre judiciaire. Mener à bien cette profonde révision aurait supposé des bouleversements
politiques et sans doute une intervention populaire massive, auxquels Bosch n'était pas prêt à l'époque.
-940-
En fait l'affrontement, que nous avons vu se dessiner immédiatement après la
mort de Trujillo, se poursuit pendant de longs mois sans arriver à établir un ordre
stable. Les "solutions dominicaines", imaginées à Washington, échouent les unes après
les autres, comme avaient échoué les plans pour favoriser une transition en douceur, au
lendemain de la mort du Benefactor1974. Bien au contraire, au fil des événements, la
perspective d'une rupture complète, qui remettrait en cause l'ordre impérial, ne cesse de
mûrir :
1974 Signalons, par exemple, que Washington avait pensé s'appuyer sur "Ramfis" contre ses oncles…
1975 Cette photographie saisissante est reproduite dans VEGA, Kennedy y los Trujillo, p. 373. On se
souvient de la campagne de 1942 menée sous le slogan mentionné. Cf. 1939-1945. Conforter le pouvoir
du Chef.
Les foules commencent à détruire les symboles du régime à partir du 21 novembre 1961, quand le départ
des Trujillo devient officiel. Ciudad Trujillo reprend le nom de Saint-Domingue deux jours plus tard.
1976 Balaguer procède à cette dissolution le 28 décembre 1961.
1977 La grève est lancée le 27 novembre 1961 par l'UCN. Le PRD refuse de s'associer au mot d'ordre.
Elle dure jusqu'au 9 décembre suivant. Les chars sont envoyés dans le centre de la capitale le 30
novembre. Il n'y a pas effusion de sang.
1978 Le Conseil entre officiellement en fonction le 1er janvier 1962. Parmi les partis d'opposition, seule
l'UCN y participe.
-941-
préside. La riposte est une grève générale pratiquement totale dans l'ensemble du pays.
Rodríguez Echavarría est arrêté, et il doit partir en exil avec Balaguer1979.
Pour apprécier cette profonde instabilité que laisse derrière elle la dictature, il
faut souligner la remarquable modération des états-majors politiques. Le PRD de Bosch
refuse de s'associer aux poursuites contre les mouchards et nervis de la dictature. Il ne
participe pas à la grève générale de novembre 1961. L'UCN, nous l'avons vu, accepte
de figurer dans un Conseil d'État sous la présidence de Balaguer, alors qu'elle exigeait
son départ quelques jours plus tôt. L'Église, quant à elle, s'évertue à favoriser des
solutions de compromis qui freinent la "détrujillisation"1980.
Il convient surtout de rappeler que Washington jette tout son poids
diplomatique, économique et militaire pour conjurer l'explosion. La stratégie de
l'Alliance pour le progrès, censée empêcher que l'exemple cubain ne fasse école, serait
mise en danger1981.
Néanmoins, toutes ces forces conjuguées finissent par aboutir à une solution à la
fin de l'année 1962 : des élections ont lieu et Bosch est élu président avec le soutien de
Washington. On peut penser que la porte est enfin ouverte pour un réformisme modéré
qui permette d'instaurer une certaine stabilité. Illusion vite dissipée puisque, sept mois
après son investiture, Bosch est renversé par un coup d'État militaire 1982. Rapidement, la
violence réapparaît. L'armée traque et assassine les jeunes du 1J4 qui ont voulu prendre
le maquis, la police intervient contre les grèves qui éclatent et arrête les dirigeants. Les
putchistes sont soutenus par les États-Unis, l'Église et les secteurs conservateurs, pris de
peur devant les dangers potentiels d'une situation que Bosch ne parvient pas à contrôler.
Une fois encore, le balancier retourne en arrière : les officiers issus de la dictature
reviennent sur le devant de la scène.
1979 La tentative de coup d'État a lieu le 16 janvier 1962. Le 18, elle échoue.
1980 Tel est le néologisme -destrujillización- couramment employé à l'époque.
Parmi les nombreuses initiatives de l'Église, signalons la décision de Mgr Reilly, bête noire de la
dictature, de faire célébrer des offices pour le repos de Trujillo, dès le 6 juin 1961, une semaine après la
mort du dictateur.
1981 On retiendra comme particulièrement significatif le fait que la même Conférence des ministres des
Affaires étrangères des pays de l'OEA, réunie du 22 au 31 janvier 1962 à Punta del Este lève les
sanctions économiques contre la république Dominicaine (le 29) et suspende la participation de Cuba à
l'organisation panaméricaine.
1982 Le PRD gagne les élections et Juan Bosch est élu président le 20 décembre 1962. La cérémonie
d'investiture a lieu le 27 février 1963 en présence notamment de Lyndon B. Johnson, vice-président des
États-Unis, de Muñoz Marín, gouverneur de Porto Rico, de Betancourt, président du Venezuela, et de
Figueres, ancien président du Costa Rica. Bosch est renversé le 25 septembre de la même année.
-942-
réformer. D'où le caractère versatile de la politique impériale qui, successivement,
soutient "Ramfis" puis l'abandonne, appuie Balaguer et le chasse, intronise Bosch et
ceux qui le renversent… Toutes ces tentatives infructueuses sont autant de perspectives
qui se ferment les unes après les autres. L'État dominicain est devenu une sorte de
fossile, inapte à survivre sous sa forme ancienne, mais également incapable d'évoluer.
La dictature, stérilisant le champ politique classique, est à l'origine d'une crise
sans précédent de l'État et de toutes les institutions.
1983 La chute du Triumvirat est annoncée le 24 avril 1965. Aussitôt des manifestations s'organisent
spontanément. L'armée se divise. Le président du Triumvirat, Donal Reid Cabral est arrêté. Dès le
lendemain, les affrontements commencent. De nombreuses images d'archives de ces événements figurent
dans le montage vidéo Abril. La trinchera del honor, de René FORTUNATO.
-943-
Fruit différé de l'occupation par l'US Navy de 1916 à 1924, la dictature conduit à
une nouvelle intervention directe de la marine nord-américaine, quatre ans après sa
disparition.
Son rôle politique apparaît ainsi pour ce qu'il est : au-delà des discours de
circonstance, des intérêts particuliers et des manœuvres conjoncturelles, la fonction de
Trujillo est de relayer l'ordre impérial en république Dominicaine.
Il permet ainsi à Washington de se tenir à distance et de bénéficier d'une marge
indispensable au maintien de son hégémonie sur le continent.
En prenant en charge les besoins de l'empire, la dictature décentralise les
problèmes, absorbe en grande partie les chocs, règle à sa manière les questions au
niveau local. C'est sur cette différenciation que repose l'unité de la stratégie définie à
Washington.
Mais la perspective tracée par les événements qui suivent la chute du régime,
éclaire également les limites de la dictature.
Instrument très spécialisé, la dictature fait inévitablement surgir des
contradictions dans le système. Les exigences particulières de son développement et de
sa survie la conduisent à introduire des dérives dans la stratégie et engendrent des
heurts, souvent violents, avec d'autres régimes de l'hémisphère.
Conséquence grave pour l'empire : si la dictature diffère les effets des secousses
qui se produisent au plan local, elle les accumule en son sein sous une forme
cristallisée. Quand elle entre en crise, l'énergie brutalement libérée ébranle le système
impérial lui-même. Ainsi, la confiscation du pouvoir par un appareil militaire et policier
centralisé autour d'un seul chef permet-elle de tenir la société dominicaine dans un
carcan. Mais lorsque des évolutions se produisent, cet appareil devient à son tour un
obstacle à l'ordre panaméricain. Quand il s'effondre, des forces incontrôlées jaillissent,
qui prennent une forme explosive et tendent inévitablement à sortir le pays de l'orbite
nord-américaine. C'est ainsi que, de coup d'État en coup d'État et de coalition en
coalition, on est arrivé à l'irruption sur la scène des masses elles-mêmes.
Paradoxalement, Trujillo, cet ami fidèle des États-Unis, a sans doute fait plus
que la plupart des autres gouvernements dominicains pour préparer un affrontement
direct de la société de son pays avec la puissance impériale.
-944-
Observons finalement que la dictature avait été conçue pour éviter l'engagement
direct de la force impériale et qu'elle n'a fait que la contraindre à intervenir à nouveau,
dans une situation plus dégradée1984.
1984 Nous pensons d'abord au cauchemar que constitue pour Washington le régime cubain, éclatante
démonstration pour bien des Latino-Américains qu'il est possible d'échapper au système impérial dans
l'hémisphère. Mais il faut également penser que c'est le moment où, jour après jour, les États-Unis sont
amenés à s'engager au Vietnam dans une opération qui se révélera désastreuse.
-945-
• UN RÉGIME VASSAL
Les relations entre Washington et Ciudad Trujillo sont conçues sur le modèle
féodal et non colonial. Comme un vassal, le Benefactor dispose d'une entière
responsabilité dans les limites de son fief. À lui de définir la politique à mettre en
œuvre et les moyens à employer. À lui également de retirer les bénéfices de la
concession qui lui est accordée. En contrepartie, il lui est demandé de maintenir l'ordre
et d'assurer la participation de la république Dominicaine au système impérial sur les
plans économique, stratégique et politique.
Les deux capitales sont d'accord sur un point essentiel : le seul interlocuteur en
république Dominicaine est Trujillo.
1985 Il y a pendant la dictature des présidents fantoches : Jacinto Peynado et Troncoso de la Concha entre
1938 et 1942, Héctor Trujillo sous une forme différente de 1952 à 1960, puis Balaguer pour finir, dans
des circonstances particulières, mais celui qui tire constamment les ficelles est justement R. L. Trujillo.
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rend régulièrement visite, elle instruit ses officiers selon ses plans; les diplomates se
tiennent en liaison avec le Benefactor, même lorsqu'il n'a aucun titre officiel.
À ce privilège correspond le monopole absolu du pouvoir en république
Dominicaine que nous avons analysé tout au long de notre étude. Les deux aspects sont
étroitement liés.
Le schéma tracé dès le retrait des troupes de l'US Navy en 1924, ne se développe
donc que très progressivement. Les nécessités historiques devant lesquelles se trouvent
placés les États-Unis les amènent à en développer peu à peu toutes les implications. La
forme particulière de subordination de Ciudad Trujillo témoigne à sa façon de
l'évolution de l'empire.
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Une observation supplémentaire corrobore, a contrario, notre conclusion. En
1960, lorsque la dictature voit le pouvoir lui échapper, qu'elle n'est plus capable de
maintenir l'ordre en république Dominicaine, elle perd également le sens de sa
subordination à Washington au point de tenter de se rapprocher de La Havane. Sous la
conduite de Abbes García et de Trujillo, le régime, brisant le lien d'allégeance, se
condamne lui-même à l'errance et à la disparition.
D'autant qu'il s'est lui-même plu à répandre un épais rideau de fumée sur ses
actions. Chacune des marques de confiance de Washington est immédiatement
présentée comme un gage d'indépendance. Revendiquant le titre de fondateur de
l'identité dominicaine, il n'hésite pas à se comparer à Bismarck ou à Mustapha Kemal.
La propagande ne recule pas devant les anachronismes et transpositions de lieux. Car, à
l'évidence, la république Dominicaine du milieu du XXème siècle n'est ni l'Allemagne
de la deuxième moitié du XIXème ni la Turquie des années vingt 1991. Mais l'appareil n'a
d'autre objectif que de forger l'image du Père de la Patrie Nouvelle et de travestir les
réalités du régime, sans s'embarrasser de rigueur historique. L'omniprésence étouffante
de la police et de l'armée doit être présentée comme une mobilisation contre les
ennemis de l'identité dominicaine. Le gonflement de la fortune du dictateur comme un
enrichissement du pays. La dépendance comme un destin choisi.
Trujillo ne bâtit pas une nation, il exploite une concession. La dictature laisse
des fruits, mais ils sont largement empoisonnés. La difficile histoire du peuple
dominicain depuis 1961 le démontre.
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