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La prise de possession des terres indiennes, acte de colonisation ou acte de

domestication, assujettissement par la force ou instauration de l’ordre moral ?


Christophe COLOMB, Journal de bord, dimanche 14 octobre 1492.6

Ces récifs ménagent un port, assez profond pour toutes les nefs qui sont
OBJECTIF : confronter les premières pages du journal de Christophe Colomb au chapitre V du en la Chértienté, et dont l’entrée est fort étroite. Il est vrai de dire qu’une
Supplément au voyage de Bougainville (Denis Diderot, 1796). fois en cette enceinte on trouve quelques bas-fonds, mais la mer ne s’y
meut pas plus que l’eau dans un puits. Pour voir tout cela, je partis ce
matin afin de pouvoir donner relation de tout cela à Vos Altesses, et
aussi pour rechercher un endroit où se pourrait construire une forteresse.
Et j’ai vu une langue de terre où il y avait six maisons et qui semble une
île, bien qu’elle ne le soit point mais pourrait le devenir par l’effort de
Bartolomé de las CASAS, Histoire des Indes, 1875-1876 (posthume).1 deux jours. Toutefois, je n’en vois pas la nécessité, parce que ces gens
[récit du vendredi 12 octobre 1492] sont fort simples en matières d’armes, comme le verront Vos Altesses
par les sept que je fis prendre pour les emmener, leur apprendre notre
langue puis les renvoyer ; bien que, quand Vos Altesses l’ordonneraient,
À deux heures après minuit, la terre parut, distante de deux lieues. Ils Elles pourraient les faire tous mener en Castille ou les garder captifs dans
carguèrent2 les voiles, ne gardant que le tréou, qui est la grande voile sans cette même île, parce qu’avec cinquante hommes Elles les tendraient
bonnettes, puis se mirent en panne, temporisant jusqu’au jour du tous en sujétion7 et feraient d’eux tout ce qu’Elles pourraent vouloir.
vendredi où ils arrivèrent à une petite île des Lucayes qui, dans la langue
des Indiens, s’appelait Guanahani.
Alors ils virent des gens nus, et l’Amiral se rendit à terre dans sa barque
armée avec Martín Alonso Pinzón et Vicente Yáñez, son frère, qui était Christophe COLOMB, Journal de bord, lundi 12 novembre 1492.
capitaine de la Niña. L’Amiral déploya la bannière royale, et les capitaines
deux de ses étendards à croix verte que l’Amiral avait pour emblème sur
tous les navires et qui portaient un F et un Y 3 surmontés chacun d’une Ils sont crédules ; ils savent qu’il y a un Dieu dans le ciel et restent
couronne, une lettre d’un côté de la croix et l’autre de l’autre côté. persuadés que nous sommes venus de là. Ils sont très prompts à dire
Arrivés à terre, ils virent des arbres très verts et beaucoup d’eau et des quelque prière que nous leur enseignons et font le signe de la croix. Ainsi
fruits de diverses espèces. L’Amiral appela les deux capitaines 4 et tous Vos Altesses8 doivent se déterminer à en faire des chrétiens, et je crois
ceux qui sautèrent à terre, et Rodrigo de Escovedo, notaire de toute que, si l’on commence, en très peu de temps Vos Altesses parviendront
l’armada, et Rodrigo Sánchez de Segovia, et il leur demanda de lui rendre à convertir à notre Sainte Foi une multitude de peuples en gagnant de
foi et témoignage de ce que, lui, par-devant tous, prenait possession de grandes seigneuries et richesses ainsi que tous les peuples d’Espagne,
ladite île – comme de fait il en prit possession – au nom du Roi et de la parce que sans aucun doute il y a dans ces terres de grandes masses d’or.
Reine5, ses Seigneurs, faisant les protestations requises comme plus au
long il se voit dans les actes qui furent dressés là par écrit.

Christophe COLOMB, Journal de bord, mardi 27 novembre 1492.


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Extrait du seul journal de bord de Christophe Colomb qui nous soit parvenu dans une copie abrégée de Bartolomé de Las Casas. Le 3 Les « Rois Catholiques », Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon.
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août 1492, Colomb prend la mer à Palos de la Frontera (Huelva) avec trois navires et 90 hommes d’équipage. Le 12 octobre 1492 à deux Extrait du seul journal de bord de Christophe Colomb qui nous soit parvenu dans une copie abrégée de Bartolomé de Las Casas. Le 3
heures du matin, un marin de la Pinta annonce que la terre est en vue. Ils croient être dans l’archipel nippon. Le lendemain matin, août 1492, Colomb prend la mer à Palos de la Frontera (Huelva) avec trois navires et 90 hommes d’équipage. Le 12 octobre 1492 à deux
Colomb et les frères Pinzón prennent place dans une barque. Colomb fait enregistrer la prise de possession de l’îlot pour le compte du heures du matin, un marin de la Pinta annonce que la terre est en vue. Ils croient être dans l’archipel nippon. Le lendemain matin,
roi d’Espagne par le notaire qui les accompagne. Il le baptise du nom du Christ : San Salvador (Guanahani pour les Indiens Taïnos) et s’en Colomb et les frères Pinzón prennent place dans une barque. Colomb fait enregistrer la prise de possession de l’îlot pour le compte du
fait nommer vice-roi et gouverneur général. roi d’Espagne par le notaire qui les accompagne. Il le baptise du nom du Christ : San Salvador (Guanahani pour les Indiens Taïnos) et s’en
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Replier et amarrer les voiles d’un navire contre les vergues ou contre le mât à l’aide des cargues. fait nommer vice-roi et gouverneur général.
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Le F, initiale de Ferdinand II d’Aragon, et le Y, initiale d’Isabelle Ière de Castille en vieux castillan. 7
Sujétion. État de celui/ce qui est assujetti à quelqu’un. – Assujettir. Imposer quelque chose soit en obligeant ou en contraignant.
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Martín Alonso Pinzón, capitaine de Pinta, et Vicente Yáñez Pinzón, capitaine de la Niña. Les « Rois Catholiques », Isabelle Ire de Castille et Ferdinand II d’Aragon.

© Henri-Charles Alleaume, mars 2022.


gens et meilleures terres, et gens et terres en telle quantité que je ne sais
comment l’écrire, car j’ai parlé au superlatif des gens et de la terre de la
Quel sera le profit que l’on pourra retirer de ce pays ? Je ne l’écris pas. Juana qu’ils appellent Cuba, mais il y autant de différence de ces gens et
Le certain, Seigneur Princes, c’est que là où se trouvent de telles terres de cette terre avec celle-ci qu’entre le jour et la nuit. Je ne crois pas
doivent se trouver aussi une infinité de choses de profit. Mais je ne qu’aucun autre qui aurait vu cette île ait pu faire ou dire moins que moi.
m’arrête en aucun port parce que je veux voir le plus possible de terres Et je répète qu’il est vrai que c’est une merveille que les choses d’ici et
pour en faire relation à Vos Altesses, et aussi parce que je ne connais pas les peuples nombreux de cette île Hispaniola comme je l’ai nommée et
la langue des gens d’ici, qu’ils ne me comprennent pas et que ni moi ni qu’ils appellent Bohio. Tous sont de commerce extraordinairemet
aucun de mes hommes ne les entendons. (...) Plus tard, on connaîtra les affectueux, et leur langue est douce au contraire de ceux des autres îles
avantages et on travaillera à ce que tous ces peuples deviennent chrétiens, qui semblent menacer en parlant. (...) Les maisons et les villages sont
ce qui se fera sans tarder parce qu’ills ne sont d’aucune secte ni idolâtres. beaux et, en chacun de ces derniers, il y a une seigneurie avec juge ou
Vos Altesses feront construire des villes et des forteresses en ces pays et seigneur à qui tous obéissent à merveille. Tous ces chefs sont sobres en
il se convertiront. paroles et de nobles usages. Ils donnent leurs ordres par de simples
signes de la main, si vite saisis que c’est merveille.

Christophe COLOMB, Journal de bord, dimanche 16 décembre 1492.


Christophe COLOMB, Journal de bord, mardi 25 décembre 1492.
Que Vos Altesses veuillent croire que ce grand nombre de terres sont si
bonnes et si fertiles, spécialement celles de cette île Hispaniola, qu’il n’est Lui9 et tout son peuple, pleuraient10, tant ils sont gens d’amour et sans
personne qui le sache dire et personne qui ne puisse le croire s’il ne le cupidité, si habiles en toute choses que j’assure à Vos Altesses que je ne
voit. Et qu’Elles veuillent croire que cette île et les autres sont leurs tout crois pas qu’au monde il y ait meilleurs hommes, pas plus qu’ils n’y a
autant que la Castille, et qu’ils ne s’en faut ici que de s’établir et que d’y meilleures terres. Ils aiment leur prochain comme eux-mêmes, ont le
ordonner de faire ce que l’on voudra puisque, moi, avec ces gens que j’ai langage le plus doux et le plus affable du monde et toujours le sourire.
qui ne sont pas nombreux, je puis parcourir toutes ces îles sans encourir Ils vont nus, hommes et femmes, comme leur mère les enfanta. Mais vos
aucun affront ; que j’ai vu déjà trois seulement de mes marins descendre Altesses peuvent croire qu’ils ont entre eux de très bonnes mœurs et que
à terre et faire fuir une multitude de ces Indiens sans la moindre tentative le roi jouit d’un très merveilleux train et gouverne avec tant de retenue
de leur faire mal. Ils n’ont pas d’armes, sont tous nus, n’ont pas le que c’est un plaisir de voir cela, et la mémoire qu’ils ont, leur volonté de
moindre génie pour le combat et sont si peureux qu’à mille ils tout voir, leurs questions : « Qu’est cela, et pourquoi ? »...
n’attendraient pas trois des nôtres. Ils sont donc propres à être
commandés et à ce qu’on les fasse travailler, semer et mener tous autres
travaux qui seraien nécessaires, à ce qu’on leur fasse bâtir des villes, à ce
qu’on leur enseigne à aller vêtus et à prendre nos coutumes.

Christophe COLOMB, Journal de bord, lundi 24 décembre 1492.

Que Vos Altesses croient que, dans le monde entier, il ne peut y avoir
de gens meilleurs ni plus paisibles. Vos Altesses doivent avoir grand-joie
parce que bientôt Elles en auront fait des chrétiens et les auront instruits
en les bonnes coutumes de leurs royaumes. Il ne peut y avoir meilleurs

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Le cacique Guacanagari, souverain de Marien. En apprenant la nouvelle de l’échouage de la Santa María dans la baie de La Navidad.

© Henri-Charles Alleaume, mars 2022.

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