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excellent, il l’a fait évidemment d’après un modèle éternel ; sinon (ce qu’il n’est

L’art
pas même permis de dire) il s’est servi du modèle périssable. Il est
parfaitement clair qu’il s’est servi du modèle éternel ; car le monde est la plus
belle des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de
toutes les causes. Le monde a donc été formé d’après un modèle intelligible,
Introduction raisonnable et toujours le même ; 29b d’où il suit, par une conséquence
 La valeur de l’art réside-t-elle dans son inutilité ? nécessaire, que le monde est une copie.
 (Textes 3-4) La République pose le problème
 (Texte 1) 1) L’utile est laid, car l’utile, c’est le 1. Timée parle à Socrate.
 TEXTE 1 (Théophile GAUTIER, Mademoiselle de Maupin, Préface, 1834.) du statut à accorder, dans la Callipolis, aux
moyen de satisfaire les bas besoins. 2) Le beau multiples formes de poésie imitative (mythes,
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. — On supprimerait les  TEXTE 3 (PLATON, La République, X, œuvre écrite entre -385 et -370,
est inutile. Théophile Gautier s’oppose au tragédies, comédies, architecture, peinture,
fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant saint-simonisme : une œuvre littéraire ne se trad. É. Chambry.) musique...). Imitateurs de la beauté, de la
qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre juge pas à son utilité sociale, à sa capacité à Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l’une qui existe dans la nature des choses, et vérité et de la vertu, les arts ont fonction
qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable contribuer à l’amélioration des conditions des dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l’auteur - autrement qui serait- d’éducation de la jeunesse. Cette question est
d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. plus pauvres et au progrès de la civilisation ; ce ?... approfondie dans le livre X de la République.
À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement une œuvre littéraire n’a aucune utilité Personne d’autre, à mon avis. Par exemple, d’un objet d’usage courant (un
bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pratique ; ce n’est pas une marchandise Une seconde est celle du menuisier. lit), Socrate distingue et compare trois modes
pour des économistes. consommable. C’est là la théorie de « l’art Oui. de production : celle du dieu, celle du
À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de pour l’art ». La formule apparaît pour la menuisier et celle du peintre. Le peintre
Et une troisième, celle du peintre, n’est-ce pas ?
première fois sous la plume de Benjamin reproduit l’image du lit, son apparence, lui-
préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde Soit.
Constant, qui note dans son journal, le 11 même apparence déformée de l’Idée. Le
blanche ? février 1804 : « L’art pour l’art, et sans but ; Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces second produit un objet particulier, fort
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est tout but dénature l’art. » 3) Le superflu est le trois espèces de lits. éloigné de l’essence. Seul le troisième fait
utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme nécessaire. Une chose a, paradoxalement, Oui, trois. unique ce lit essentiel. Lui seul mérite le nom
sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — d’autant plus de prix qu’elle est inutile. 4) 597c Et Dieu, soit qu’il n’ait pas voulu agir autrement, soit que quelque de créateur. L’art pictural est donc une
L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. L’inutile est beau. Le beau est l’objet d’une nécessité l’ait obligé à ne faire qu’un lit dans la nature, a fait celui-là seul qui imitation au troisième degré.
Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le jouissance purement désintéressée. est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a Ignorant le vrai, jouant sur des fantômes et
nécessaire, — et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des PROBLÈME : Quelle est la nature de la jamais produits et ne les produira point. non les réalités, « art du charlatan »
services qu’ils me rendent. jouissance esthétique ? De quelle nécessité (République, X, 602d), la peinture invite à
Pourquoi donc ? demanda-t-il.
l’art est-il l’expression (supérieure à la l’extrême prudence.
Parce que s’il en faisait seulement deux, il s’en manifesterait un troisième dont
I. L’art comme mimesis satisfaction de nos besoins corporels) ?
ces deux-là reproduiraient la Forme, et c’est ce lit qui serait le lit réel, non les
A. Technè vs théôria (Platon). deux autres.
Tu as raison.
 L’art n’est-il qu’apparence ? 597d Dieu sachant cela, je pense, et voulant être réellement le créateur d’un
 TEXTE 2 (PLATON, Timée, œuvre écrite en -360, trad. V. Cousin.) lit réel, et non le fabricant particulier d’un lit particulier, a créé ce lit unique
 (Texte 2) La philosophie grecque, chez Platon par nature.
Selon moi1, il faut commencer par déterminer les deux choses suivantes :
et Aristote, assigne à l’art le but d’imiter la Il le semble.
Qu’est-ce que ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu’est-
nature. Le tekhnitès (τεχνίτης, artisan-artiste) Veux-tu donc que nous donnions à Dieu le nom de créateur naturel de cet
ce que ce qui naît et renaît 28a sans cesse sans exister jamais ? L’un, qui est ne se définit pas comme créateur, mais
toujours le même, est compris par la pensée et produit une connaissance comme fidèle reproducteur d’une réalité
objet, ou quelque autre nom semblable ?
raisonnable ; l’autre, qui naît et périt sans exister jamais réellement, tombe préexistante. Sa tâche consiste à obéir non à Ce sera juste, dit-il, puisqu’il a créé la nature de cet objet et de toutes les autres
sous la prise des sens et non de l’intelligence, et ne produit qu’une opinion. commander. choses.
Or, tout ce qui naît, procède nécessairement d’une cause ; car rien de ce qui L’activité démiurgique, dépeinte par Platon Et le menuisier ? Nous l’appellerons l’ouvrier du lit n’est-ce pas ?
est né ne peut être né sans cause. L’artiste [δημιουργός, démiurge], qui, l’œil dans le Timée, s’inscrit dans cette perspective. Oui.
toujours fixé sur l’être immuable et se servant d’un pareil modèle, en La garantie de l’achèvement de la production Et le peintre, le nommerons-nous l’ouvrier et le créateur de cet objet ?
reproduit l’idée et la vertu, ne peut manquer d’enfanter 28b un tout d’une cosmique se trouve hors de cette dernière, Nullement.
transcendante à elle. Le démiurge Qu’est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ?
beauté achevée, tandis que celui qui a l’œil fixé sur ce qui passe, avec ce (δημιουργὸς, le producteur du monde) ne fait
modèle périssable, ne fera rien de beau. Quant à l’univers, que nous Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux 597e est celui
advenir à l’existence que ce qui est conforme
l’appelions ciel ou monde ou de tout autre nom, il faut d’abord, comme pour d’imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers.
au modèle éternel. Par suite, le démiurge
toute chose en général, considérer s’il existe de tout temps, n’ayant point de paraît s’imposer comme médiation entre Soit. Tu appelles donc imitateur l’auteur d’une production éloignée de la
commencement, ou s’il est né et s’il a un commencement. Le monde est né l’intelligible pur, objet de la theôria, et les nature de trois degrés.
; car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des qualités sensibles ; 28c niveaux dégradés du sensible qui en procède. Parfaitement, dit-il.
tout ce qui est sensible, tombant sous les sens et l’opinion, naît et périt, nous 1. Socrate parle à Glaucon.
l’avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir de
quelque cause. Mais il est difficile de trouver l’auteur et le père de l’univers,  TEXTE 4 (PLATON, La République, X, œuvre écrite entre -385 et -370,
et impossible, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde. Il trad. V. Cousin.)
s’agit, en outre, de savoir lequel des deux modèles l’auteur de l’univers a 598b Quel est le but de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est, tel qu’il
suivi, 29a si c’est le modèle immuable et toujours le même, ou si c’est le est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence ou de
modèle qui a commencé. Si le monde est beau et si celui qui l’a fait est la réalité ?
De l’apparence.  TEXTE 6 (PLATON, La République, X, œuvre écrite entre -385 et -370, trad. V. Cousin.)
L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai ; et ce qui fait qu’il exécute tant Ainsi nous demeurerons persuadés qu’il ne faut pas prendre au sérieux cette
de choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce espèce de poésie [poésie épique], comme si elle avait rien de sérieux elle-
qu’il en prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous même et visait à la vérité, 608b que tout homme qui craint pour le
représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, 598c sans gouvernement intérieur de son âme, doit être en garde contre elle et ne
avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il l’écouter qu’avec précaution, qu’enfin il faut s’en tenir à tout ce que nous en
est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur avons dit.
montrant de loin un charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront  (texte 7) L’origine de la « poésie » se trouve
l’imitation pour la vérité. B. L’imitation cathartique (Aristote). dans l’imitation (μίμησις, mimèsis).
Assurément.  Que nous apportent les œuvres d’art ?
« L’épopée, la poésie tragique, la comédie, la
Ainsi, mon cher ami, devons-nous l’entendre de tous ceux qui font comme poésie dithyrambique, l’aulétique, la
ce peintre ; et lorsque quelqu’un viendra nous dire qu’il a trouvé un homme  TEXTE 7 (ARISTOTE, Poétique, 1448b, œuvre écrite vers -370, trad. citharistique, en majeure partie se trouvent
Ch.-É. Ruelle.) être toutes, au résumé, des imitations. »
instruit de tous les métiers 598d et réunissant en lui seul dans un degré
(Poétique, 1447a).
éminent toutes les connaissances partagées entre les autres hommes, il faut Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument
lui répondre qu’il n’est qu’une dupe qui s’est laissé éblouir apparemment par parlant, donner naissance à la poésie.
quelque magicien, par un imitateur qu’il a pris pour le plus habile des  (Texte 5) La critique de la peinture se double Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait
de la critique de la poésie. Dans tout individu, différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à
hommes, faute de pouvoir distinguer lui-même la science de l’ignorance, la
Platon distingue trois éléments : 1) la raison,
réalité de l’imitation. l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à
l’intelligence (λόγος, logos) ; 2) le θυμός
l’imitation, et tout le monde goûte les imitations.
 TEXTE 5 (PLATON, La République, X, œuvre écrite entre -385 et -370, (thumos) nous inspire nos émotions et nos
La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques ; car les
trad. V. Cousin.) passions généreuses ; 3) l’έπιθυμία
(épithumia) est le siège des passions. La même mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en
Ce qui lui ordonne de se roidir contre la douleur, c’est la loi et la raison contempler l’exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des
division se retrouve dans la cité ; au νους
[λόγος] : 604b au contraire, ce qui le porte à s’y abandonner, c’est la passion répondent les magistrats, qui raisonnent pour bêtes les plus viles et celles des cadavres.
[πάθος].  (textes 8-9-10) L’art tragique a pour fonction
tout l’État ; pendant au θυμός sont les soldats, Cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a de plus agréable de procurer « le plaisir qui lui est propre », à
J’en conviens. qui ont la charge de la défense commune ; non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres savoir le plaisir cathartique (κάθαρσις,
Or, lorsque l’homme éprouve ainsi deux mouvements contraires par rapport entin, la partie la plus nombreuse cultive le sol hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu’une faible part à cette catharsis), à la fois purgateur et purificateur.
au même objet, c’est une preuve, disons-nous, qu’il y a en lui deux parties et exerce les divers métiers pour assurer la vie jouissance. Ce plaisir rétablit l’équilibre intérieur de l’âme.
aux prises. matérielle de tous. Qu’il s’agisse de l’individu
Loin de ne faire que détourner l’homme du
Assurément. (...) ou de l’État, une hiérarchie s’impose : la raison  TEXTE 8 (ARISTOTE, Poétique, œuvre écrite vers -370, trad. Ch.-É. vrai et du bien, en l’« amolissant » et en le
C’est, disons-nous, la plus saine partie de nous-mêmes qui sait prendre ainsi doit commander ; la force se met à son service Ruelle.) dégradant, comme le pensait Platon, tragédie
; et les éléments inférieurs sont surveillés et 1448b (...) La comédie, nous l’avons dit déjà, est une imitation de ce qui est
conseil de la raison. maintenus à leur place par les autres. Or,
et musique détiennent chez Aristote des
Évidemment. plus mauvais (que la réalité), et non pas en tout genre de vice, mais plutôt propriétés éthiques, éducatives et
d’après cette conception, le procès de la
Et cette autre partie qui nous rappelle sans cesse le souvenir de nos disgrâces, poésie sera achevé si, après avoir montré déjà
une imitation de ce qui est laid, dont une partie est le ridicule. (...) thérapeutiques. Aristote a vu, bien avant
qui nous porte aux lamentations, et qui ne peut s’en rassasier ; craindrons- que l’imitation est, en elle-même, un procédé 1449b (...) La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant Freud, que l’œuvre d’art (littéraire, théâtrale
une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle et musicale) possède une nécessité vitale.
nous de dire que c’est quelque chose de déraisonnable, de lâche et de timide inférieur, Platon peut établir encore qu’elle
? s’adresse à la partie la moins sage de nous. sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se
 Ainsi, dans la pensée antique grecque, l’art
Nous le dirons sans balancer. développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une
est inféodé au schème de l’imitation, référé à
604e Or, ce dernier principe, celui des douleurs violentes, offre à l’imitation narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la un modèle transcendant ou immanent. Quoi
une matière riche et variée ; le caractère sage et tranquille au contraire, même nature. (...) qu’il en soit, l’idée de « création » artistique
toujours semblable à lui-même, n’est ni facile à imiter, ni, une fois rendu,  TEXTE 9 (ARISTOTE, Politique, 1342a.) reste étrangère au monde hellénique. Le
facile à bien concevoir, surtout pour cette multitude confuse qui s’assemble En partant de ces principes, nous pensons que l’on peut tirer de la musique premier christianisme ne l’admettra pas
d’ordinaire dans les théâtres ; car ce serait lui offrir l’image d’une disposition plus d’un genre d’utilité ; elle peut servir à la fois à instruire [παιδείας] l’esprit
davantage. Dans la Somme théologique,
qui lui est tout à fait étrangère. Thomas d’Aquin rappelle et commente la
et à purifier [καθάρσεως] l’âme. (...) En troisième lieu, la musique peut être maxime d’Augustin (354-430) : Creatura non
605a Sans contredit.
employée comme délassement, et servir à détendre l’esprit et à le reposer de potest creare – la créature ne peut pas créer.
Il est donc évident que le génie du poète imitateur ne le porte pas vers cette
ses travaux. 1342a Il faudra faire évidemment un égal usage de toutes les L’acte de création s’entend ex nihilo, comme
partie de l’âme, et qu’il ne s’attachera point à lui plaire, s’il tient à obtenir les
harmonies, mais dans des buts divers pour chacune d’elles. Pour l’étude, on venue à l’être à partir de rien : il se trouve
suffrages de la multitude, mais qu’il s’accommode bien mieux des caractères rigoureusement réservé à Dieu.
choisira les plus morales ; les plus animées et les plus passionnées seront
passionnés et mobiles qui sont faciles à imiter. Il convenait que se constitue les catégories de
 (texte 6) Ces arts sont donc à bannir de la réservées pour les concerts, où l’on entend de la musique sans en faire soi-
Cela est évident. sujet, de subjectivité et d’autonomie
République ou, à tout le moins, s’ils y même.
Nous avons donc une juste raison de le condamner, et de le mettre dans la personnelle, pour entrevoir la possibilité
apparaissent parfois tolérables dans des Ces impressions, que quelques âmes éprouvent si puissamment, sont senties
même classe que le peintre. Il a cela de commun avec lui, de ne composer théorique et pratique de l’homme au principe
limites étroites, ils exigent d’être surveillés par tous les hommes, bien qu’à des degrés divers ; tous, sans exception, sont de ses actes comme de ses actions.
que des ouvrages qui ne valent rien, rapprochés de la vérité ; il lui ressemble sans relâche et sévèrement dosés. Il faut portés par la musique à la pitié, à la crainte, à l’enthousiasme. Quelques « En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustin
encore en ce qu’il s’adresse 605b à la partie de l’âme qui ne vaut pas non plus toujours se prémunir contre leurs personnes cèdent plus facilement que d’autres à ces impressions ; et l’on : Ni les bons ni les mauvais anges ne peuvent
grand-chose, au lieu de s’adresser à ce qu’il y a de meilleur en elle. Nous enchantements.
peut voir comment, après avoir entendu une musique qui leur a bouleversé être les créateurs de quoi que ce soit. Donc
sommes donc bien fondés à lui refuser l’entrée d’un État qui doit être
l’âme, elles se calment tout à coup en écoutant les chants sacrés ; c’est pour beaucoup moins encore les autres créatures. »
gouverné par de sages lois (...). (Saint-THOMAS, Somme théologique, I, 45, 5.)
elles une sorte de guérison et de purification [καθάρσεως] morale.
 TEXTE 10 (S. FREUD, Malaise dans la civilisation, 1930.)  TEXTE 12 (E. KANT, La Critique de la faculté de juger, §25, 1790)  (texte 12) L’analytique du sublime prolonge
Une autre technique de défense contre la souffrance se sert des déplacements  « Le vrai poète fait comme Dieu qui, sans Nous nommons sublime ce qui est absolument grand. (...) La définition et achève la réflexion. Cependant, chez Kant
de libido que permet l’appareil de l’âme, par lesquels sa fonction gagne tant mettre aucunement en peine sa divine précédente peut également être ainsi exprimée : est sublime ce en comparaison de « le beau est le symbole du bien moral » (§59).
en souplesse. La tâche à accomplir consiste à placer autre part les buts imagination, fit surgir l’univers du néant, sans quoi tout le reste est petit. / On voit ici facilement qu’il n’est rien dans la nature La sphère de l’esthétique, quoique distanciée
pulsionnels, de telle sorte qu’ils ne puissent être atteints par les frustrations même de modèle ni de moule. » (E. qui puisse être donné, quelque grand que nous le jugions, qui, considéré dans du pôle de référence initial (la nature), ne l’est
du monde extérieur. La sublimation des pulsions prête ici son secours. C’est PANOFSKY, L’Œuvre ďart et ses significations, un autre rapport, ne soit susceptible d’être dégradé jusqu’à l’infiniment petit, pas tout à fait de la moralité. L’art est-il voué
1955, citation d’un critique anglais du XVIème s.) ainsi à osciller de l’un à l’autre, sans jamais
lorsqu’on s’entend à élever suffisamment le gain de plaisir issu des sources du et qu’inversement il n’est rien de si petit que, par comparaison avec d’autres
 Van Eyck, souvent présenté comme le père acquérir de statut propre t pleinement
travail psychique et intellectuel, que l’on obtient le plus. Le destin ne peut mesures plus petites, il ne puisse pour notre imagination être agrandi jusqu’à autonome ?
de la peinture flamande, apparaît alors comme
alors pas grand-chose contre nous. Des satisfactions de cette sorte, telles la la dimension d’un monde. Les téléscopes nous ont donné une riche matière
la figure emblématique d’une réviviscence de
joie que l’artiste éprouve à créer, à donner corps au formations de son l’individualité artistique en Europe
pour faire la première observation et les microscopes pour faire la seconde.
imagination, celle qu’éprouve le chercheur à résoudre des problèmes et septentrionale.43 Sa devise, « als ich kan », Rien donc de tout ce qui peut être objet des sens ne peut, considéré en ce
reconnaître la vérité, ont une qualité particulière (...). inscrite sur plusieurs de ses portraits, se révèle sens, être dit sublime. / Mais précisément parce qu’il y a dans notre
Si déjà, par ce procédé, s’éclaire l’intention de se rendre indépendant du ainsi non seulement en tant que déclaration imagination un effort au progrès à l’infini et dans notre raison une prétention
monde extérieur en cherchant ses satisfactions dans les processus psychiques d’humilité face à la représentation de traits à la totalité absolue comme à une Idée réelle, le fait que notre faculté
internes, les mêmes traits ressortent encore plus fortement dans le procédé aussi bien divins qu’humains, mais la d’évaluation de la grandeur des choses du monde sensible ne convienne point
suivant. Ici, la corrélation avec la réalité se relâche plus encore, la satisfaction réaffirmation de l’auteur en marge de sa à cette Idée éveille le sentiment d’une faculté suprasensible en nous ; et c’est
s’obtient par des illusions qu’on reconnaît pour telles, sans se laisser troubler réalisation. l’usage que la faculté de juger fait naturellement de certains objets en vue de
dans sa jouissance par leur écart d’avec la réalité. Le domaine d’où sont issues ce dernier (le sentiment), et non l’objet des sens, qui est absolument grand,
ces illusions est celui de la vie de l’imagination (...). En tête de ces satisfactions tandis que par rapport à lui tout autre usage est petit. / Il ne faut donc pas
de l’imagination se trouve la jouissance des œuvres d’art, qui, par nommer sublime l’objet, mais la disposition de l’esprit suscitée par une
l’intermédiaire de l’artiste, est rendue accessible aussi à celui qui n’est pas lui- certaine représentation qui active la faculté de juger réfléchissante. Nous
même créateur. pouvons ainsi ajouter aux autres formules de la définition du sublime la
suivante : Est sublime ce qui, par cela seul que l’on puisse le penser, démontre une faculté
II. De l’esthétique à l’art pur. de l’esprit qui dépasse toute mesure des sens.  (texte 13) L’idée de l’art, pure production et
réalisation de l’esprit, s’avère celle de Hegel, et
A. Le beau et le sublime.
 (texte 11) Le jugement de goût, c’est-à-dire B. Le beau, manifestation sensible de l’esprit. l’inversion par rapport à la perspective antique
 Que veut-on dire quand on dit : « c’est beau » ? celui qui nous autorise à juger du beau, unit de est chez l’auteur de l’Esthétique plus notoire
manière exemplaire le particulier et  Qu’admire-ton dans une œuvre d’art ? encore.
 TEXTE 11 (E. KANT, La Critique de la faculté de juger, §22, 1790) l’universel. Kant ne définit-il pas précisément
La nécessité de l’adhésion universelle qui est pensée dans un  TEXTE 13 (G. W. F. HEGEL, Propédeutique philosophique, §203, 1808-  (texte 14) La démarche idéaliste confère à
le goût comme « une sorte de sensus
jugement de goût est une nécessité subjective qui, sous la supposition communis » (§40) et le beau comme « ce qui
1811) l’esprit une absolue supériorité. La beauté
d’un sens commun, est représentée comme objective. plaît universellement sans concept » (§9). L’art donne figure à l’esprit dans son individualité, purifiée cependant de la n’existe que dans l’art en tant que création de
Dans tous les jugements par lesquels nous déclarons une chose belle, nous ne Ainsi, l’esthétique kantienne propose une réalité fortuite présente et de ses modifications et conditions extérieures ; l’esprit libre.
permettons à personne d’avoir une opinion différente de la nôtre, quoique théorie de « la communication directe de cette figuration est objective, elle s’adresse à l’intuition et à la représentation.
cependant nous ne fondions pas notre jugement sur des concepts, mais au l’homme avec l’homme, où l’homme / L’objet de l’art est le beau en lui-même et pour lui-même, nullement
contraire sur notre seul sentiment, que nous plaçons ainsi au fondement de rencontre l’homme, sans passer par le détour l’imitation de la nature, laquelle n’est elle-même qu’une imitation de l’idée,
notre jugement, non pas en tant que sentiment personnel, mais en tant que
de l’objet (concept) ou de la loi » (Intr.). temporaire et dénuée de liberté. L’esthétique considère dans le détail les
L’adhésion à la valeur de beauté réalise formes de cette belle représentation. / (L’art dépend du fait que l’esprit soit
sentiment commun. Or ce sens commun ne peut, à cette fin, être fondé sur l’accord entre les esprits.
l’expérience ; en effet, il veut autoriser des jugements contenant une telle conscience substantielle. Nous étudions les œuvres grecques et ne
obligation : il ne dit pas que chacun admettra notre jugement, mais que chacun sommes point, pour autant, des Grecs. Ce qui nous identifie à l’œuvre n’est
doit l’admettre. Ainsi le sens commun, dont je donne comme exemple de son pas la représentation mais la vie créatrice interne. (...))
jugement mon propre jugement de goût, lui conférant pour cette raison une
valeur exemplaire, est une simple norme idéale. En présupposant celle-ci, on  TEXTE 14 (G. W. F. HEGEL, Esthétique, 1835)
pourrait à bon droit établir comme règle, pour chacun, un jugement qui L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau. Son domaine est surtout
s’accorderait avec elle, ainsi que la satisfaction résultant d’un objet et exprimée le beau dans l’art. Pour employer l’expression qui convient le mieux à cette
en ce jugement. La raison en est que le principe, il est vrai seulement subjectif, science, c’est la philosophie de l’art et des beaux-arts.
mais cependant admis comme étant à la fois subjectif et universel (comme Mais cette définition, qui exclut de la science du beau le beau dans la nature,
étant une Idée nécessaire à chacun), pourrait exiger, en ce qui concerne n’est-elle pas arbitraire ? – Elle cessera de le paraître, si l’on observe que la
l’unanimité des différents sujets qui portent leurs jugements, une adhésion beauté qui est l’œuvre de l’art est plus élevée que celle de la nature ; car elle
universelle en même temps qu’un principe objectif. Il faudrait toutefois être est née de l’esprit qui est doublement son père. / Il y a plus : s’il est vrai que
assuré d’avoir subsumé correctement sous ce principe. Cette norme l’esprit est l’être véritable qui comprend tout en lui-même, il faut dire que
indéterminée d’un sens commun, nous la présupposons effectivement : en le beau n’est véritablement beau que quand il participe de l’esprit et est créé
témoigne notre prétention à porter des jugements de goût. (...) par lui. En ce sens, la beauté dans la nature n’apparaît que comme un reflet
Définition du beau déduite du quatrième moment de la beauté de l’esprit, que comme une beauté imparfaite qui, par son
Est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d’une satisfaction essence, est renfermée dans celle de l’esprit. / D’ailleurs, il n’est jamais venu
nécessaire. dans la pensée de personne de développer le point de vue du beau dans les
objets de la nature, d’en faire une science et de donner une exposition moment du mouvement de passion le plus intense, ne sait pas trouver une mélodie, mais seulement un balbutiement «
systématique de ces sortes de beautés.  (texte 15-16) L’art est-il la plus haute et naturel », un cri plein d’expression. / Car ici il faut contredire la nature ! Ici il faut que l’attrait vulgaire de l’illusion
 TEXTE 15 (G. W. F. HEGEL, Esthétique, 1835) noble création que l’on puisse trouver ? Hegel cède la place à un attrait supérieur ! Les Grecs vont très loin dans cette
Il en est de même de l’art ; c’est lorsqu’il est ainsi libre et indépendant qu’il est restreint la portée de l’art comme expression voie, loin - effroyablement loin !  (texte 19) Les philosophies antiques et
véritablement l’art, et c’est seulement alors qu’il résout le problème de sa haute spirituelle, comme figure de libération par modernes conduisent à des thèses le plus
souvent aporétiques en matière esthétique.
destination, celui de savoir s’il doit être placé à côté de la religion et de la rapport à la nature, comme puissance de dire  TEXTE 19 (F. NIETZSCHE, Ecce homo, 1908) Ou leur radicalité tend à exclure l’art de la cité
philosophie comme n’étant autre chose qu’un mode particulier, une manière l’Absolu. Hegel dresse ici une sorte de procès à
Tout cela se passe sans que notre liberté y ait aucune part, et pourtant antique ou leur modération les entraîne à ne
la médiation sensible, ainsi qu’au mode intuitif
propre de révéler Dieu à la conscience, d’exprimer les intérêts les plus profonds nous sommes entraînés, comme en un tourbillon, par un sentiment voir en lui qu’un moyen en vue de fins précises
et affectif d’appréhension de l’œuvre d’art.
de la nature humaine et les vérités les plus compréhensives de l’esprit. C’est dans S’impose alors un « après » de l’art, dû plein d’ivresse, de liberté, de souveraineté, de toute-puissance, de et diversifiées suivant les individus, les
les œuvres de l’art que les peuples ont déposé leurs pensées les plus intimes et essentiellement à ses limites propres. L’art divinité. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est ce caractère de nécessité par sociétés, les systèmes de valeur. Considérer
leurs plus riches intuitions. Souvent les beaux-arts sont la seule clef au moyen comme médiation particulière, extrinsèque et quoi s’impose l’image, la métaphore : on perd toute notion de ce qui l’art comme fin en soi est-il si difficile qu’à
de laquelle il nous soit donné de pénétrer dans les secrets de leur sagesse et les sensible de l’esprit porte en lui la vocation de est image, métaphore ; il semble que ce soit toujours l’expression la ‘usage cela se révèle impossible,
mystères de leur religion. dépassement, les stigmates d’une plus naturelle, la plus juste, la plus simple, qui s’offre à vous. On dirait contradictoire voire impraticable ?
Que penser pourtant de la tentative
imperfection constitutive ; il indique, selon vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, les choses elles-
nietzschéenne, désireuse de transformer, de
III. L’art comme métamorphose. l’habituel cheminement dialectique, la voie
d’un au-delà de lui-même, de sa « négation »
mêmes viennent à nous, désireuses de devenir symboles (– « et métamorphoser la philosophie en art, de la
toutes les choses accourent avec des caresses empressées pour trouver soumettre au seul impératif qui vaille, celui de
 L’artiste est-il un créateur ? et s’expose à la mort pour donner vie et
place en ton discours, et elles te sourient, flatteuses, car elles veulent
expressivité à l’Absolu, dans une pleine et la création ? « Médecin de la civilisation », le
 TEXTE 17 (F. NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, §8, 1872) entière intériorité. Au bilan, la philosophie voler portées par toi. Sur l’aile de chaque symbole tu voies vers chaque philosophe se double aussi de l’esthète, du
Par une impéritie particulière de nos facultés d’imagination moderne, nous hégélienne ne voit-elle pas en l’art seulement vérité. Pour toi s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout poète, de l’inspiré, qui transfigure ‘être en
sommes enclins à nous représenter le phénomène esthétique primordial comme un moyen pour une fin qui l’englobe, l’achève, Être veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à parler » Verbe. créateur de formes langagières tissées
trop compliqué et trop abstrait. // La métaphore n’est pas pour le vrai poète le réalise en plénitude ? L’assomption du –). // Telle est mon expérience de l’inspiration ; et je ne doute pas qu’il dans la métaphore plus que dans le concept,,
Savoir absolu n’exige-t-elle pas par logique une ne faille remonter à des milliers d’années en arrière, pour trouver dans la vision intuitive plus que dans la
une figure de rhétorique, mais bien une image substituée, qui plane réellement démonstration, le penseur est d’abord un
devant ses yeux, à la place d’une idée. Le caractère n’est pas pour lui quelque sorte d’anéantissement de l’art ? quelqu’un qui ait le droit de dire : « C’est aussi la mienne. »
 TEXTE 16 (G. W. F. HEGEL, Esthétique, 1835) voyant. Son art du dire, de la révélation, du
chose de composé de traits isolés et rassemblés, mais une personne vivante, qui « Nous avons beau trouver les images des dévoilement du sens, s’abreuve tout entier à
l’obsède et s’impose à lui, et qui ne se distingue de la vision analogue du peintre  TEXTE 20 (F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, I, 9, 1883- sa puissance de renouvellement, et à sa
dieux grecs incomparables et quelles que
que par la vie et l’action. / D’où vient l’incomparable clarté des descriptions soient la dignité et la perfection avec
1885) volonté de capter la parole de la vie,
d’Homère ? De l’incomparable netteté de sa vision. Si nous parlons de la poésie lesquelles sont représentés Dieu le Père, le C’est pour enlever beaucoup de brebis du troupeau que je suis venu. d’entendre puis de propager le message
d’une manière si abstraite, c’est que nous sommes d’ordinaire tous mauvais Christ, la Sainte Vierge, l’admiration que nous Le peuple et le troupeau s’irriteront contre moi : Zarathoustra veut être dionysiaque.
poètes. // Au fond, le phénomène esthétique est simple ; celui-là est poète éprouvons à la vue de ces statues et images est traité de brigand par les bergers.  Zarathoustra, héraut sur Surhumain,
impuissante à nous faire plier les genoux. » Je dis bergers, mais ils s’appellent les bons et les justes. Je dis bergers, « démon dionysiaque », s’adresse à ses pairs
qui possède la faculté de voir sans cesse des phalanges aériennes, vivant et se
mais ils s’appellent les fidèles de la vraie croyance. dans l’accablante mais exaltante solitude des
jouant autour de lui ; celui-là est dramaturge qui ressent une irrésistible moissonneurs, des créateurs.
 (texte 17) Plutôt qu’imitation de la nature, Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise
impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par d’autres corps et On mesure l’importance pour Nietzsche de
l’art ne se définirait-il pas comme une leurs tables des valeurs, le destructeur, le criminel : – mais c’est celui-là
d’autres âmes. métamorphose, une transfiguration où le désigner « l’art, et non la morale, comme
le créateur. (...) l’activité métaphysique par excellence, de
pouvoir de création, de transmutation
 TEXTE 18 (F. NIETZSCHE, La Gai savoir, 1882) s’avérerait dominant ? Le poète possède le
Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, l’homme » (Naissance de la tragédie). Seuls en
Les Grecs (ou du moins les Athéniens) aimaient à entendre bien parler : c’était don de vision et de métamorphose. Ainsi, la des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que effet l’activité, la vision, le langage artistiques
même une prédilection des plus violentes qui les distingue plus que toute autre création esthétique pourrait se mesurer dans cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des détiennent l’exemplaire capacité de mettre à
chose des autres nations. Et ainsi ils exigeaient même de la passion sur la scène l’écart par rapport à la nature, et l’art se tables nouvelles. jour les mystères, les énigmes, les ambiguïtés,
qu’elle parlât bien, et c’est avec ravissement qu’ils subissaient l’artificiel du vers constituer en expression d’une anti-nature. Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, des moissonneurs les contradictions des forces vitales.

dramatique / : - dans la passion la nature est si économe de paroles ! si muette qui moissonnent avec lui : car chez lui tout est mûr pour la moisson.
et si embarrassée ! Ou bien lorsqu’elle trouve ses mots elle est si confuse et si
Cf. « Les Fenêtres » (Petits poèmes en prose, Mais il lui manque les cent faucilles : aussi, plein de colère, arrache-t-il
Baudelaire, 1869) les épis.
déraisonnable, elle a tellement honte d’elle-même ! // Maintenant, grâce aux
Grecs, nous nous sommes tous habitués à cette dénaturation sur la scène, tout Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui savent
comme nous supportons, et supportons volontiers, grâce aux Italiens, cette aiguiser leurs faucilles. On les appellera destructeurs et contempteurs
autre dénaturation, la passion qui chante. – C’est devenu pour nous un besoin du bien et du mal. Mais ce seront eux qui moissonneront et qui seront
que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d’entendre, dans les situations les en fête.
plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche Zarathoustra, de ceux
maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des qui moissonnent et chôment avec lui : qu’a-t-il à faire de troupeaux, de
raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s’approche bergers et de cadavres !
des gouffres et où l’homme réel perd généralement la tête et certainement le
beau langage. / Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la
plus agréable pour la fierté de l’homme ; c’est généralement à cause d’elle qu’il
aime l’art, expression d’une anomalie et d’une convention supérieures et
héroïques. On fait avec raison un reproche au poète dramatique lorsqu’il ne
transforme pas tout en raison et en paroles et qu’il garde toujours un reste de
silence : - de même que l’on est mécontent d’un musicien qui, dans un opéra, au

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