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Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


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LIVRE II, Chant 3 – La gloire et la chute de la Vie


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
17 mai 201829 mai
2018 22 Minutes
 

Livre II – Le Livre du Voyageur des mondes

Chant 3 – La gloire et la chute de la Vie

Une ascension large et inégale attirait maintenant ses pas.

Répondant à l’appel inquiet d’une Nature plus grande,

Il franchit les limites du Mental incarné

Et entra dans de vastes champs obscurs et disputés

Où tout était doute et changement et rien n’était sûr,                                                        5

Un monde de recherche et de labeur sans repos.

Comme celui qui croise le visage de l’Inconnu,

Un qui questionne sans personne pour lui répondre,

Ramené à un problème jamais résolu,

Toujours incertain du sol qu’il foulait,                                                                                10

Toujours attiré vers un but changeant,

Il voyageait à travers une contrée peuplée de doutes

Dans des confins mouvants sur une base tremblante.


Devant, il vit une frontière toujours hors d’atteinte

Et se pensait à chaque pas plus près maintenant, –                                                          15

Horizon d’un mirage qui reculait au loin.

Il y avait là un vagabondage qui ne tolérait aucun foyer,

Un trajet de sentiers innombrables sans destination finale.

Il ne trouva rien pour satisfaire son cœur;

Une errance infatigable cherchait et ne pouvait s’arrêter.                                             20

Là, la vie est l’Incalculable manifesté,

Un mouvement de mers agitées, un long

Et aventureux saut de l’esprit dans l’Espace,

Une perturbation remuée dans le Calme éternel,

Une impulsion et une passion de l’Infini.                                                                            25

Assumant tout aspect que veut sa fantaisie,

Évadée de la contrainte des formes établies,

Elle a laissé la sécurité de ce qui est éprouvé et connu.

Non conduite par la peur qui marche tel un berger à travers le Temps,

Non intimidée par le Destin qui talonne et le Hasard qui bondit,                                 30

Elle accepte le désastre comme un risque normal;

Insouciante de la souffrance, inattentive au péché et à la chute,

Elle est aux prises avec le danger et la découverte

Dans les étendues inexplorées de l’âme.

Exister semblait seulement une longue expérience,                                                         35

Le risque d’une Force ignorante en recherche,

Qui essaie toutes les vérités et, n’en trouvant aucune suprême,

Poursuit son chemin, insatisfaite, incertaine de son but.

Selon ce que voyait quelque mental intérieur, ainsi était façonnée la vie :

Elle allait de pensée en pensée, d’aspect en aspect,                                                          40

Torturée par ses propres pouvoirs ou fière et heureuse,

Tantôt maitresse d’elle-même, tantôt jouet et esclave,


Une énorme inconséquence était la loi de son action,

Comme si toutes les possibilités devaient être épuisées,

Et l’angoisse et la félicité étaient les passetemps du cœur.                                              45

Dans un galop de vicissitudes aux sabots de tonnerre,

Elle passait en trombe à travers les champs de courses de la Circonstance,

Ou, se balançant, elle oscillait entre ses sommets et ses abimes,

Soulevée ou brisée sur la roue inconstante du Temps.

Au milieu de mornes désirs qui rampaient lentement,                                                   50

Elle se tordait, un ver parmi d’autres dans la boue de la Nature,

Puis, de la stature d’un Titan, prenait toute la terre comme aliment,

Ambitionnait de se revêtir des océans, de se couronner des étoiles

Et, poussant des cris, faisait des enjambées d’un pic à un pic géant,

Réclamant des mondes à conquérir et à dominer.                                                            55

Puis, amoureuse par caprice du visage de la Tristesse,

Elle plongeait dans l’angoisse des profondeurs

Et, se vautrant, se cramponnait à sa propre détresse.

Dans une douloureuse conversation avec son moi dilapidé,

Elle dressait le bilan de tout ce qu’elle avait perdu                                                          60

Ou s’assoyait avec le chagrin comme avec un ami ancien.

Des ébats de ravissements violents étaient vite passés,

Ou elle s’attardait, liée à une joie médiocre,

Manquant les tournants du destin, manquant le but de la vie.

Une scène était prévue pour toutes ses humeurs sans nombre                                     65

Où chacune pouvait être la loi de la vie et la manière de vivre,

Mais aucune ne pouvait offrir une pure félicité;

Elles laissaient seulement derrière une saveur vacillante

Ou la convoitise ardente qui entraine une fatigue extrême.

Parmi ses variations rapides indescriptibles                                                                     70

Quelque chose demeurait insatisfait, toujours le même,


Et dans le nouveau voyait seulement un visage de l’ancien,

Car chacune des heures répétait toutes les autres

Et chaque changement prolongeait le même malaise.

Un esprit incertain de son moi et de son but,                                                                    75

Vite lassé de trop de joie et de bonheur,

Elle a besoin de l’aiguillon du plaisir et de la douleur

Et du gout inné de la souffrance et de l’agitation :

Elle tend vers un but qu’elle ne peut jamais atteindre,

Une saveur perverse hante ses lèvres assoiffées :                                                             80

Elle pleure à cause du chagrin qui lui advint par son propre choix,

Elle brule pour un plaisir qui afflige sa poitrine de blessures;

Aspirant au ciel, elle tourne ses pas vers l’enfer.

Elle a choisi pour compagnons de jeu le hasard et le danger;

Elle a pris pour berceau et siège le redoutable va-et-vient du destin.                           85

Pourtant pure et brillante était sa naissance hors de l’Intemporel,

Dans ses yeux persiste un ravissement cosmique perdu,

Ses humeurs sont les visages de l’Infini :

Elle a un droit inné à la beauté et au bonheur,

Et la Félicité sans fin est sa demeure éternelle.                                                                 90

Ceci maintenant révélait son antique visage de joie,

Une divulgation soudaine au cœur dans l’affliction

L’induisant à endurer, désirer ardemment, espérer.

Même dans des mondes changeants privés de paix,

Dans un air torturé par la tristesse et la peur                                                                    95

Et alors que ses pieds foulaient un sol périlleux,

Il aperçut l’image d’un état plus heureux.

Dans l’architecture d’un Espace hiératique

Décrivant des cercles et montant vers les sommets de la création,


À une altitude bleue qui n’était jamais trop haute                                                          100

Pour une chaude communion entre le corps et l’âme,

Aussi lointain que le ciel, aussi proche que la pensée et l’espoir,

Scintillait le royaume d’une vie sans tristesse.

Au-dessus de lui, dans une nouvelle voute céleste

Autre que le firmament perçu par des yeux de mortel,                                                 105

Comme sur un plafond ornementé des dieux,

Un archipel de rire et de feu,

Des étoiles isolément nageaient dans une mer ondulée du ciel.

Des spirales dressées en flèche, des anneaux magiques de couleur vive

Et des sphères brillantes d’une étrange félicité                                                               110

Flottaient à travers la distance comme un monde symbolique.

Sur les difficultés et le labeur qu’ils ne pouvaient partager,

Sur la tristesse à laquelle ils ne pouvaient apporter secours,

Imperméables à la souffrance, la lutte et l’affliction de la vie,

Non ternis par sa colère, son côté sombre et sa haine,                                                   115

Inébranlables, insensibles, de grands plans de vision surplombaient,

Bienheureux à tout jamais dans leur droit intemporel.

Absorbés en leurs propres beauté et contentement,

Ils vivent assurés de leur bonheur immortel.

Plongés à l’écart dans leur gloire de soi, lointains,                                                         120

Embrasés, ils baignaient dans une vague brume lumineuse,

Un refuge éternel d’une lumière de rêve,

Une nébuleuse des splendeurs des dieux

Faite des rêveries de l’éternité.

Presque incroyables pour la foi humaine,                                                                       125

Ils ne semblaient guère la substance de choses qui existent.

Comme à travers la vitre d’une télévision magique,

Se profilant à un œil intérieur grossissant,


Ils brillaient telles des images projetées d’une scène éloignée,

Trop sublimes et trop heureuses pour être captées par des paupières de mortels. 130

Mais proches et réels pour le cœur qui se languit

Et pour la pensée et la sensation passionnées du corps

Sont les royaumes cachés de la béatitude.

Dans quelque domaine secret non atteint que pourtant nous sentons,

À l’abri de l’emprise cruelle de la Mort et du Temps,                                                     135

Échappant à la recherche de la tristesse et du désir,

Dans de brillantes périphéries enchantées sans péril,

À jamais ils reposent, se complaisant dans la félicité.

Sous nos yeux dans le rêve, la transe et la méditation,

À travers un champ intérieur de vision subtile,                                                              140

De larges paysages de ravissement s’enfuyant de la vue,

Passent les décors du royaume parfait

Et laissent derrière eux la trainée d’une mémoire éclatante.

Des scènes imaginées ou de grands mondes éternels,

Perçus en rêve ou par les sens, ils touchent nos cœurs par leurs

plongées profondes;                 145

D’apparence irréelle, pourtant plus réels que la vie,

Plus heureux que le bonheur, plus vrais que des choses vraies,

S’il s’agissait de rêves ou d’images captées,

La vérité du rêve rendait fausses les vaines réalités de la terre.

Là demeurent établis dans un rapide moment éternel                                                  150

Ou, sans cesse rappelés, reviennent à des yeux pleins de désir

De calmes cieux de Lumière impérissable,

Des continents illuminés de paix violette,

Des océans et des fleuves de la gaieté de Dieu

Et des pays sans affliction sous des soleils pourpres.                                                     155

 
Ceci, auparavant l’étoile d’une brillante idée lointaine

Ou la trainée de rêve d’une comète de l’imagination,

Prenait maintenant la forme d’une réalité proche.

Le gouffre entre la vérité du rêve et le fait de la terre fut traversé,

Les mondes merveilleux de la vie n’étaient plus des rêves;                                          160

Sa vision intégrait tout ce qu’ils dévoilaient :

Leurs scènes, leurs évènements s’offrirent à ses yeux et à son cœur

Et les frappèrent par leur pur attrait et leur félicité.

Une région culminante sans un souffle attira son regard,

Dont les frontières faisaient saillie dans un ciel du Moi                                                165

Et plongeaient vers une étrange base éthérée.

La quintessence du délice suprême de la Vie rayonnait.

Sur un pic spirituel et mystérieux,

Seule la haute ligne transfiguratrice d’un miracle

Séparait la vie de l’Infini sans forme                                                                                 170

Et protégeait le Temps contre l’éternité.

De ce matériau informe, le Temps forge ses figures;

Le calme de l’Éternel contient l’acte cosmique :

Les images changeantes de la Force du Monde

Ont tiré la puissance d’être, la volonté de durer                                                             175

D’un océan profond de paix dynamique.

Renversant le sommet de l’esprit en direction de la vie,

Elle emploie les libertés plastiques de l’Un

À couler dans des actes les rêves de son caprice,

L’appel de sa sagesse pondère ses pieds insouciants,                                                     180

Il maintient sa danse sur une base rigide,

Son immuabilité tranquille hors du temps

Doit standardiser le miracle de sa création.

Hors des énergies non voyantes du Vide


Inventant la scène d’un univers concret,                                                                          185

Par sa pensée elle en a fixé le pas, dans ses actes aveugles

Elle voit par des éclairs de sa Lumière connaissant tout.

Selon son vouloir le Supramental insondable se penche

Pour guider sa force qui ressent, mais ne peut pas connaitre,

Le souffle de son pouvoir contrôle ses mers agitées                                                      190

Et la vie obéit à l’Idée directrice.

Selon son vouloir, conduit par une lumineuse Immanence,

Le Mental incertain qui expérimente

Se fraye un chemin à travers des possibilités obscures

Parmi les formations au hasard d’un monde qui ne connait pas.                               195

Notre ignorance humaine avance vers la Vérité

Afin que la Nescience puisse devenir omnisciente,

Des instincts transmués prennent la forme de pensées divines,

Les pensées abritent une vision immortelle infaillible

Et l’ascension de la Nature vers l’identité avec Dieu.                                                     200

Le Maitre des mondes qui s’est lui-même fait son esclave

Est l’exécutant de ses fantaisies :

Elle a canalisé les océans de l’omnipotence;

Elle a limité par ses lois l’Illimitable.

L’Immortel s’est engagé à faire ses travaux;                                                                    205

Il œuvre aux tâches que détermine son Ignorance,

Dissimulé sous la cape de notre état de mortels.

Les mondes, les formes que produit sa fantaisie de déesse

Ont perdu leur origine sur des hauteurs invisibles :

Même dissociés, s’écartant de leur source intemporelle,                                              210

Même déformés, obscurs, maudits et déchus, –

Car même la chute procure sa joie pervertie

Et elle n’exclut rien qui sert au délice, –


Eux aussi peuvent retourner aux sommets ou ici

Abolir la sentence de la chute de l’esprit,                                                                         215

Recouvrer leur divinité confisquée.

Soudain pris dans le mouvement d’une vision éternelle,

Il vit la fierté et la splendeur de ses zones de noble naissance

Et ses régions accroupies dans les gouffres inférieurs.

Au-dessus était la monarchie d’un moi non déchu,                                                        220

Au-dessous était la transe lugubre de l’abime,

Pôle opposé ou sombres antipodes.

Il y avait les vastitudes de la gloire des absolus de la vie :

Tous riaient dans une sure immortalité

Et dans une enfance éternelle de l’âme,                                                                           225

Avant que vienne l’obscurité et que naissent la douleur et le chagrin,

Où tous pouvaient oser être eux-mêmes et ne faire qu’un

Et la Sagesse jouait dans une innocence exempte du péché

Avec la Liberté nue sous l’heureux soleil de la Vérité.

Il y avait des mondes de son rire et de sa terrible ironie,                                             230

Il y avait des champs de son gout du labeur, du combat et des larmes;

Sa tête reposait sur la poitrine de la Mort amoureuse,

Le sommeil imitait un moment la paix de l’anéantissement.

Elle a séparé la lumière de Dieu de son obscurité

Pour expérimenter la saveur des purs opposés.                                                              235

Ici, se mêlant dans le cœur de l’homme, leurs tons et leurs nuances

Ont tissé les motifs variables de son être,

Sa vie, un courant dont l’onde avance dans le Temps,

La constante mobilité fixe de sa nature,

Son âme, la pellicule changeante d’une production de cinéma,                                   240

Le chaos de sa personnalité, tel celui du cosmos.

La grande créatrice par son toucher secret


A changé en pathétique et en pouvoir le rêve de soi de l’être,

Fait de son mystère insondable une pièce de la passion.

Mais ici se trouvaient des mondes soulevés à mi-chemin du ciel.                       245

Le Voile était là, mais non le Mur de l’Ombre;

Dans des formes pas trop éloignées de la portée humaine,

Quelque passion de la pureté inviolable

Perçait, un rayon de la Félicité originelle.

Les joies du Ciel auraient pu être celles de la terre si la terre avait été pure.           250

À nos sens et à notre cœur divinisés auraient pu parvenir

Quelque brillant extrême de félicité naturelle,

Quelque frisson des absolus de la « Supranature » :

Toutes les énergies pourraient rire et folâtrer sur les durs chemins de la terre

Et ne jamais ressentir son cruel tranchant de souffrance,                                            255

Toutes pourraient jouer l’amour et nulle part la honte de la Nature.

Mais elle a mis ses rêves à l’écurie dans les cours de la Matière

Et encore ses portes sont verrouillées à l’égard des choses suprêmes.

Ces mondes pouvaient sentir le souffle de Dieu visitant leurs cimes;

Il y avait là quelque lueur de la frange du Transcendant.                                             260

À travers les blancs silences des temps infinis,

Des personnages immortels de joie incarnée

Traversaient de larges espaces près du sommeil de l’éternité.

De pures voix mystiques dans le silence de la béatitude

Invoquaient les douceurs immaculées de l’Amour,                                                        265

Appelant sa touche suave comme le miel à faire tressaillir les mondes,

Ses mains remplies de joie à saisir les membres de la Nature,

Sa douce puissance d’union intolérante

À prendre tous les êtres dans ses bras salvateurs,

Attirant vers sa pitié le rebelle et le misérable                                                                270


Pour leur imposer le bonheur qu’ils refusent.

Un chant nuptial au Divin invisible,

Une rapsodie flamboyante de blanc désir

Attirait une musique immortelle dans le cœur

Et éveillait l’oreille assoupie de l’extase.                                                                           275

Une faculté des sens plus pure, plus ardente avait là sa demeure,

Une envie brulante que des membres terrestres ne peuvent soutenir;

On respirait d’un large souffle spacieux, non oppressé,

Et le cœur se hâtait d’un battement de ravissement à un autre.

La voix du Temps chantait la joie de l’Immortel;                                                            280

Une inspiration et un cri lyrique,

Les moments arrivaient avec l’extase sur leurs ailes;

Une Beauté inimaginable se déplaçait, d’une céleste nudité,

Affranchie de frontières dans les vastitudes du rêve;

Le cri des Oiseaux de l’Émerveillement appelait depuis les cieux                              285

Les habitants immortels des rives de la Lumière.

La création bondissait tout droit des mains de Dieu;

Merveille et ravissement déambulaient sur les chemins.

Le seul fait d’être était un suprême délice,

La vie était un rire par le bonheur de l’âme                                                                    290

Et la Joie était reine avec l’Amour comme ministre.

La luminosité de l’esprit était là pourvue d’un corps.

Les contraires de la Vie étaient amants ou amis naturels

Et ses extrêmes, les bords tranchants de l’harmonie :

L’Indulgence avec une tendre pureté se présentait                                                        295

Et allaitait le dieu sur son sein maternel :

Là, personne n’était faible, ainsi le mensonge ne pouvait vivre;

L’Ignorance était une ombre ténue protégeant la lumière,

L’imagination, le libre arbitre de la Vérité,


Le plaisir, un candidat au feu du ciel;                                                                                300

L’intellect était un adorateur de la Beauté,

La force était l’esclave de la calme loi spirituelle,

Le pouvoir posait la tête sur la poitrine de la Félicité.

Il y avait des apogées inconcevables de gloire,

Des autonomies du tranquille gouvernement de soi par la Sagesse                            305

Et de nobles colonies de son soleil virginal,

Des théocraties illuminées de l’âme voyante

Trônaient dans le pouvoir du rayon du Transcendant.

Une vision de grandeurs, un rêve de magnitudes

Dans des royaumes éclatants de soleil avançait d’un pas royal :                                 310

Des assemblées, des sénats bondés des dieux,

Les puissances de la Vie régnaient sur des sièges de volonté de marbre,

Sublimes dominations et autocraties,

Puissances ceintes de lauriers et forces impérieuses en armes.

Là, tous les objets étaient grands et beaux,                                                                       315

Tous les êtres portaient un sceau royal du pouvoir.

Là siégeaient les oligarchies de la Loi de la nature,

De fières têtes violentes servaient un seul front calme de monarque :

Toutes les attitudes de l’âme se revêtaient de divinité.

Là se rencontraient les ardents gestes familiers mutuels                                              320

De la joie de la domination et de la joie de la servitude

Imposée par l’Amour au cœur de l’Amour qui obéit

Et au corps de l’Amour tenu sous un joug d’extase.

Tout était un jeu de royautés qui se rencontrent.

Car l’adoration soulève la force inclinée de l’adorateur                                                325

Près de la fierté et de la félicité du dieu que son âme adore :

Là, le dirigeant ne fait qu’un avec tous ceux qu’il dirige;

Pour celui qui sert d’un cœur libre impassible


L’obéissance est l’école de sa formation princière,

La couronne et le privilège de sa noblesse,                                                                      330

Sa foi est l’idiome d’une noble nature,

Son service, une souveraineté spirituelle.

Il y avait des domaines où le « Connaitre » joignait la « Puissance » créatrice

Dans sa haute demeure et la faisait complètement sienne :

Le grand Illuminé saisit ses membres brillants                                                               335

Et les emplit de la passion de son rayon

Jusqu’à ce que tout son corps en fût l’habitation transparente

Et toute son âme, la contrepartie de son âme.

Déifiée, transfigurée par le toucher de la sagesse,

Ses jours devinrent un lumineux sacrifice;                                                                     340

Un papillon de nuit immortel dans un feu heureux et sans fin,

Elle brulait dans son doux brasier intolérable.

Une Vie captive épousait son conquérant.

Dans son vaste ciel, elle construisait son monde à nouveau;

Elle donna au pas calme du mental la vitesse du moteur,                                             345

Au fait de penser, un besoin de vivre ce que voyait l’âme,

Au fait de vivre, une impulsion à connaitre et à voir.

Sa splendeur s’empara d’elle, sa puissance se cramponna à lui;

Elle couronna comme roi l’Idée dans des robes pourpres,

Plaça le sceptre de son serpent magique dans la poigne de la Pensée,                       350

Fit des formes les figures rythmiques de sa vision intérieure

Et de ses actes le corps vivant de sa volonté.

Un tonnerre flamboyant, un éclair créateur,

Sa Lumière victorieuse chevauchait sa Force immortelle;

Le galop puissant d’un centaure portait le dieu.                                                             355

La Vie trônait avec le mental, une double majesté.

Là étaient les mondes d’un bonheur empreint de grandeur et de gravité


Et d’une action teintée de rêve, d’un rire coloré par la pensée,

Et la passion pouvait y attendre ce qu’elle désirait

Jusqu’à ce qu’elle entendît l’approche imminente de Dieu.                                          360

Il y avait des mondes d’une gaieté et d’une joie enfantines;

Une jeunesse insouciante du mental et du cœur

Trouvait dans le corps un instrument céleste;

Elle allumait un halo doré autour du désir

Et libérait l’animal déifié dans les membres                                                                    365

Pour de divines gambades d’amour, de beauté et de félicité.

Sur un sol radieux qui contemplait le sourire du ciel,

Un rapide élan de vie ne se ménageait ni ne s’arrêtait :

Il ne savait pas comment se lasser; heureuses étaient ses larmes.

Là, le travail était un jeu et le jeu l’unique travail,                                                         370

Les tâches du ciel, une joute de puissance divine :

Une céleste bacchanale à jamais pure,

Non stoppée par la faiblesse comme dans les corps des mortels,

La vie était une éternité des états de ravissement :

L’âge ne venait jamais, jamais le souci ne ridait le visage.                                            375

Imposant à la sécurité des étoiles

Une course et un rire des forces immortelles,

Les enfants divins couraient nus dans leurs champs de jeu,

Fendant les vents par la splendeur et la vitesse;

De la tempête et du soleil ils se faisaient des compagnons,                                           380

Folâtraient avec la crinière blanche des mers qui s’agitent,

Abattaient la distance écrasée à mort sous leurs roues

Et combattaient dans les arènes de leur force.

Impérieux dans leur éclat comme des soleils,

Ils enflammaient le ciel par la gloire de leurs membres                                                385

Lancés comme une divine largesse à l’égard du monde.


Une incantation pour forcer le cœur au délice absolu,

Ils portaient la fierté et la maitrise de leur charme

Comme l’étendard de la Vie sur les routes de l’Espace.

Les idées étaient de lumineuses camarades de l’âme;                                                   390

Le mental jouait avec la parole, lançait des javelots de pensée,

Mais n’avait nul besoin du labeur de ces instruments pour connaitre;

La connaissance était le passetemps de la Nature, comme le reste.

Investis du rayon brillant du cœur plein de fraicheur,

Enfants héritiers d’un instinct précoce de Dieu,                                                             395

Locataires de la perpétuité du Temps

Encore vibrants de la félicité première de la création,

Ils trempaient l’existence dans leur jeunesse d’âme.

Une exquise et véhémente tyrannie,

La forte contrainte de leur volonté de joie                                                                       400

Répandait des courants qui souriaient de bonheur à travers le monde.

Là régnait un souffle de noble contentement intact,

Une démarche fortunée des jours dans l’air tranquille,

Un flot d’amour et de paix universels.

Une souveraineté de douceur inlassable vivait                                                               405

Comme un chant de plaisir sur les lèvres du Temps.

Un ordre large, spontané, libérait la volonté,

Avec la franchise du soleil, un vol de l’âme vers la félicité,

L’ampleur et la grandeur de l’acte sans entrave

Et la liberté dorée du rapide cœur de feu.                                                                        410

Il n’y avait pas le mensonge de la séparation de l’âme,

Aucune malhonnêteté de pensée ou de parole n’y venait

Pour dépouiller la création de sa vérité native;

Tout était sincérité et force naturelle.

Là, la liberté était l’unique règle et la loi suprême.                                                        415


En une succession heureuse s’élevaient ou plongeaient ces mondes :

Dans des domaines de beauté et de surprise singulières,

Dans des champs de grandeur et de pouvoir titanesque,

La Vie jouait à l’aise avec ses désirs immenses.

Elle pouvait construire mille Édens et ne pas s’arrêter un instant;                             420

Aucune limite n’était fixée à sa grandeur, à sa grâce

Et à sa diversité céleste.

Éveillée par le cri et l’agitation d’âmes sans nombre,

Surgie du sein de quelque profond Infini,

Souriante à l’amour et à l’espoir comme un enfant nouveau-né,                                425

Dans sa nature hébergeant le pouvoir de l’Immortel,

Dans sa poitrine portant la Volonté éternelle,

Elle n’avait besoin de nul guide si ce n’est son cœur lumineux :

Aucune chute n’avilissait la divinité de ses pas,

Aucune Nuit étrangère n’était venue pour aveugler ses yeux.                                     430

Il n’y avait nul besoin d’un cercle ou d’une barrière qui restreignent;

Tout acte était une perfection et une joie.

Abandonnée aux humeurs de sa fantaisie rapide

Et à la riche profusion colorée de son mental,

Initiée de rêves divins et puissants,                                                                                   435

Créatrice magicienne de formes innombrables

Explorant les mesures des rythmes de Dieu,

À son gré elle tissait son ensorcelante danse de merveille,

Une déesse dionysiaque du délice,

Une Bacchante d’extase créatrice.                                                                                     440

Il vit ce monde de félicité et sentit son appel,

Mais ne trouva pas de chemin pour entrer dans sa joie;

D’un côté à l’autre du gouffre conscient il n’y avait pas de pont.


Un air plus sombre encerclait encore son âme

Liée à l’image d’une vie inquiète.                                                                                       445

En dépit d’un mental qui aspire et des sens qui désirent ardemment,

À une Pensée triste façonnée par une expérience morne

Et à une vision brouillée par le souci, le chagrin et le sommeil,

Tout ceci semblait seulement un brillant rêve désirable

Conçu dans une distance nostalgique par le cœur                                                         450

De celui qui marche dans l’ombre de la douleur terrestre.

Bien qu’il eût senti déjà l’étreinte de l’Éternel,

Trop près de mondes souffrants vivait sa nature,

Et là où il se tenait se trouvaient les entrées de la Nuit.

À peine, de trop près entouré par le souci du monde,                                                   455

Le moule dense dans lequel nous avons été faits peut-il

Rendre une joie limpide pour la joie, une lumière pure pour la lumière.

Car sa volonté tourmentée de penser et de vivre

D’abord s’était éveillée à une douleur et un plaisir entremêlés

Et encore elle garde l’habitude de sa naissance :                                                            460

Une terrible dualité est notre façon d’être.

Dans les débuts frustes de ce monde de mortels

La vie n’existait pas, ni le jeu du mental ni le désir du cœur.

Quand la terre fut construite dans le Vide inconscient

Et qu’il n’y avait rien sinon une scène matérielle,                                                          465

Identifiés avec la mer, le ciel et la pierre,

Ses jeunes dieux aspiraient à la délivrance des âmes

Endormies dans les objets, imprécises, inanimées.

Dans cette grandeur désolée, dans cette beauté dénudée,

Dans la tranquillité sourde, parmi les sons que nul n’écoutait,                                   470

Lourd était le fardeau non communiqué

De la Divinité dans un monde qui n’avait pas de besoins;


Car il n’y avait là personne pour sentir ou pour recevoir.

Cette masse solide qui ne tolérait aucune vibration des sens

Ne pouvait contenir leur vaste envie créatrice :                                                             475

N’étant plus immergé dans l’harmonie de la Matière,

L’Esprit perdit son repos de statue.

Dans la transe indifférente, il avança à l’aveuglette vers la lumière,

Se passionna pour les mouvements d’un cœur conscient,

Affamé de parole et de pensée, de joie et d’amour,                                                        480

Dans le tournoiement insensible muet du jour et de la nuit

Il avait faim de la pulsation du désir ardent et de la réponse.

Alors que l’inconscience en équilibre était ébranlée par un contact,

Que le Silence intuitif tremblait sous l’effet d’un nom,

Ils crièrent à la Vie d’envahir le moule insensible                                                          485

Et dans des formes grossières d’éveiller la divinité.

Une voix était entendue sur le globe muet en rotation,

Un murmure gémissait dans le Vide inattentif.

Un être semblait respirer là où il n’y avait personne auparavant :

Un quelque chose réprimé dans des profondeurs dénuées de sensation,                  490

Privé d’existence consciente, étranger à la joie,

Se retourna comme celui qui dort depuis un temps immémorial.

Se rendant compte de sa propre réalité enfouie,

Se souvenant de son moi et de son droit oubliés,

Il avait un vif désir de connaitre, d’aspirer, de jouir, de vivre.                                    495

La Vie entendit l’appel et quitta sa lumière native.

Débordant de son plan radieux magnifique

Sur l’Espace des mortels qui s’enroule en vrille et s’étale rigide,

Ici aussi, l’Ange gracieux aux larges ailes, déversa

Sa splendeur, sa promptitude et sa félicité,                                                                     500

Espérant emplir de joie un charmant nouveau monde.


Comme une déesse vient à la poitrine d’un mortel

Et remplit ses jours de son étreinte céleste,

Elle s’abaissa pour établir sa demeure dans des formes éphémères;

Dans les entrailles de la Matière, elle coula le feu de l’Immortel,                                505

Dans la Vastitude dénuée de sensation, elle éveilla la pensée et l’espoir,

Infligea son charme et sa beauté à la chair et aux nerfs

Et imposa le délice au cadre insensible de la terre.

Vivant et vêtu d’arbres et d’herbes et de fleurs,

Le grand corps brun de la terre souriait vers le ciel,                                                     510

L’azur répondait à l’azur dans le rire de la mer;

De nouvelles créatures douées de sensation peuplaient les profondeurs invisibles,

La gloire et la rapidité de la vie couraient dans la beauté des bêtes,

L’homme osa et pensa et se présenta au monde avec son âme.

Mais pendant que le souffle magique était en route,                                                      515

Avant que ses présents n’aient pu atteindre nos cœurs prisonniers,

Une sombre Présence ambigüe remit tout en question.

La Volonté secrète qui se revêt de la Nuit

Et offre à l’esprit l’épreuve de la chair

Imposa un masque mystique de mort et de douleur.                                                     520

Internée maintenant dans les années lentes et souffrantes,

Séjourne la voyageuse ailée et merveilleuse

Et ne peut plus se rappeler sa condition plus heureuse,

Mais doit obéir à la loi inerte de l’Inconscient,

Fondation insensible d’un monde                                                                                      525

Dans lequel des limites aveugles sont imposées à la beauté

Et la tristesse et la joie vivent en camarades qui se disputent.

Un sombre et redoutable mutisme s’abattit sur elle :

Aboli fut son subtil esprit puissant

Et mis à mort son bienfait d’un bonheur de dieu enfant,                                              530


Et toute sa gloire changée en petitesse

Et toute sa douceur en désir mutilé.

De nourrir la mort par ses œuvres est ici la fatalité de la vie.

Tellement voilée était son immortalité qu’elle semblait,

Infligeant la conscience à des choses inconscientes,                                                      535

Un épisode dans une mort éternelle,

Un mythe d’être qui doit cesser à jamais.

Ainsi advint le mystère funeste de son changement.

Fin du Chant troisième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

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