Vous êtes sur la page 1sur 35

Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


Menu

LIVRE I, Chant 4 – La connaissance secrète


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
16 mai 201829 mai
2018 38 Minutes
 

Livre I – Le livre des commencements

Chant 4 – La connaissance secrète

Il se tenait sur un sommet donnant vue sur de plus hauts sommets.

Nos premières approches de l’Infini

Sont des splendeurs de lever de soleil sur une bordure merveilleuse

Pendant que s’attarde encore invisible le glorieux soleil.

Ce que présentement nous voyons est une ombre de ce qui doit venir.                         5

Le regard de la terre s’élevant vers un Inconnu lointain

Est une préface seulement de l’ascension épique

De l’âme humaine montant du bas plateau de son état terrestre

Vers la découverte d’un moi plus grand

Et vers la lueur éloignée d’une Lumière éternelle.                                                           10

Ce monde est un commencement et une base

Où la Vie et le Mental érigent leurs rêves structurés;

Un Pouvoir qui n’est pas né doit bâtir la réalité.


Une petitesse liée à la mort n’est pas tout ce que nous sommes :

Immortelles, nos immensités oubliées                                                                                15

Attendent leur découverte dans nos moi au sommet;

Des largeurs et des profondeurs d’être incommensurables sont nôtres.

Parentes du Secret ineffable,

Mystiques, éternelles dans le Temps non réalisé,

Voisines du Ciel sont les altitudes de la Nature.                                                               20

Vers ces dominions des hautes cimes fermés à notre recherche,

Trop loin des routes postales de la Nature de surface,

Trop élevés pour que nos vies mortelles y respirent,

Profondément en nous une parenté oubliée fait signe

Et une faible voix d’extase et de prière                                                                                25

Appelle vers ces lumineuses immensités perdues.

Même lorsque nous ne parvenons pas à regarder dans nos âmes

Ou gisons enfoncés dans le lit de la conscience terrestre,

Encore des parties de notre être croissent vers la lumière,

Néanmoins y a-t-il des étendues lumineuses et des cieux sereins,                                 30

Des Eldorados de splendeur et d’extase

Et des temples à la divinité que nul ne peut voir.

Une mémoire sans forme s’attarde encore en nous

Et parfois, quand notre vision est tournée vers l’intérieur,

De nos yeux est soulevé le voile ignorant de la Terre;                                                      35

Il se produit une brève évasion miraculeuse.

Cette étroite frange d’expérience fixée par des attaches,

Qui nous est assignée comme vie, nous la laissons derrière nous,

Nos petites promenades, notre portée insuffisante.

Nos âmes peuvent visiter en de grandes heures solitaires                                              40

De calmes régions de Lumière impérissable,

Des pics d’aigle voyant tout de Pouvoir muet


Et, dans leur flamme de lune, des océans d’une vive Félicité insondable

Et des immensités paisibles d’espace spirituel.

Dans le processus par lequel le Moi se dévoile,                                                                 45

Parfois le Mystère inexprimable

Élit un vaisseau humain de la descente.

Un souffle d’un air céleste vient ici-bas,

Une Présence nait, s’éveille une Lumière qui nous guide,

Une immobilité s’abat sur les instruments :                                                                       50

Fixe, sans bouger tel un monument de marbre,

Calme comme la pierre, le corps est un piédestal

Supportant une image de Paix éternelle.

Ou une Force révélatrice s’engouffre comme un brasier;

Hors de quelque vaste continent supérieur,                                                                       55

La Connaissance fait une brèche, entrainant ses mers radieuses,

Et la Nature tremble sous le pouvoir, la flamme.

Une Personnalité plus grande parfois

Nous possède, que néanmoins nous savons être la nôtre :

Ou bien nous adorons le Maitre de nos âmes.                                                                    60

Alors, le petit égo physique s’amincit et tombe;

N’insistant plus sur son moi séparé,

Perdant le point formel de sa naissance distincte,

Il nous laisse un avec la Nature et avec Dieu.

En des moments où brillent les lampes intérieures                                                          65

Et les invités chéris de la vie sont laissés au-dehors,

Notre esprit siège seul et parle à ses profondeurs.

Une conscience plus large ouvre alors ses portes;

Envahissant depuis des silences spirituels,

Un rayon d’une Gloire éternelle se penche un instant                                                     70

Pour communier avec notre argile saisie, illuminée,


Et laisse sur nos vies sa vaste empreinte blanche.

Dans le champ oublieux du mental des mortels,

Révélés aux yeux clos de prophète de la transe

Ou, dans quelque profonde solitude intérieure,                                                                75

Observés par un étrange sens immatériel,

Les signaux de l’éternité apparaissent.

La vérité que ne peut connaitre le mental dévoile son visage,

Nous entendons ce que des oreilles de mortels n’ont jamais entendu,

Nous éprouvons ce que les sens terrestres n’ont jamais ressenti,                                 80

Nous aimons ce que les cœurs ordinaires repoussent et redoutent;

Nos « mentals » se taisent devant un brillant Omniscient;

Une Voix appelle, venant des chambres de l’âme;

Nous rencontrons l’extase du toucher de la Divinité

Dans des lieux d’intimité dorés de feu immortel.                                                             85

Ces signes sont naturels à un moi plus large

Qui vit à l’intérieur de nous, de nous-mêmes inaperçu;

Seulement parfois vient une influence plus sainte,

Une marée de déferlements plus puissants porte nos vies

Et une Présence plus divine anime l’âme;                                                                          90

Ou, à travers les couches terrestres, quelque chose perce,

Une grâce et une beauté de lumière spirituelle,

La langue murmurante d’un feu céleste.

Nous-mêmes et un noble étranger que nous devinons,

Il [ce moi] est et agit sans être vu comme s’il n’était pas;                                                95

Il suit la ligne d’une naissance perpétuelle,

Pourtant, semble périr avec son cadre mortel.

Assuré de l’Apocalypse à venir,

Il ne calcule pas les instants et les heures;

Avec grandeur, patient, calme, il voit passer les siècles,                                                100


Attendant le lent miracle de notre changement

Au cours du processus certain et délibéré de la force du monde

Et la longue marche du Temps qui révèle tout.

Il est l’origine et l’indice principal,

Un silence au-dessus de la tête, une voix intérieure,                                                      105

Une image vivante sise dans le cœur,

Une dimension sans mur et un point insondable,

La vérité de tous ces spectacles cryptiques dans l’Espace,

Le Réel vers lequel nos efforts s’acheminent,

Le sens grandiose et secret de nos vies.                                                                             110

Un trésor de miel dans les rayons de Dieu,

Une Splendeur brulant dans un déguisement de ténèbres,

Il est notre gloire de la flamme du Dieu,

Notre fontaine dorée du délice du monde,

Une immortalité sous le capuchon de cape de la mort,                                                  115

La forme de notre divinité qui n’est pas née.

Il garde pour nous notre destin en des profondeurs au-dedans

Où dort la semence éternelle des choses transitoires.

Toujours nous portons en nous une clef magique

Cachée dans l’enveloppe hermétique de la vie.                                                               120

Un Témoin brulant dans le sanctuaire

Regarde à travers le Temps et les murs sans vue de la Forme;

Il y a une Lumière éternelle dans ses yeux cachés;

Il voit les choses secrètes que nul mot ne saurait dire

Et connaIt le but du monde inconscient                                                                            125

Et le cœur du mystère des années qui voyagent.

Mais tout est voilé, subliminal, mystique;

Il faut le cœur intuitif, l’orientation intérieure,


Il faut le pouvoir d’un regard spirituel.

Sinon, à la petite vision de l’instant de notre mental de veille,                                     130

Un voyage sans destination semble être notre parcours équivoque,

Arrangé par quelque Hasard ou risqué par quelque Volonté,

Ou une Nécessité sans but ni cause

Contrainte sans le vouloir d’émerger et d’être.

Dans ce domaine dense où rien n’est simple ni sûr,                                                       135

Notre être lui-même nous parait discutable,

Notre vie, une expérience confuse, l’âme,

Une lumière vacillante dans un monde ignorant étrange,

La terre, un simple accident mécanique,

Un filet de la mort dans lequel par hasard nous vivons.                                               140

Tout ce que nous avons appris nous semble une conjecture douteuse,

L’accomplissement réalisé, un passage ou une phase

Dont la fin ultérieure est cachée à notre vue,

Un évènement par hasard ou un destin fortuit.

Sortis de l’inconnu, nous allons vers l’inconnu.                                                              145

Ici entourent constamment notre brève existence

Des ombres grises d’interrogations sans réponse;

Les mystères dépourvus de signe de l’Inconscient obscur,

Inexpliqués, se dressent derrière la ligne de départ du Destin.

Une aspiration dans la profondeur de la Nuit,                                                                 150

Semence d’un corps périssable et d’un mental dans la pénombre,

Soulève sa langue solitaire de feu conscient

Vers une Lumière immortelle à jamais disparue;

Seulement elle entend, seul écho vibrant à son appel,

La faible réponse dans le cœur ignorant de l’homme                                                     155

Et rencontre, sans comprendre pourquoi elle est venue

Ni pour quelle raison ici existe la souffrance,


L’assentiment de Dieu au paradoxe de la vie

Et l’énigme de la naissance de l’Immortel dans le Temps.

Le long d’un sentier d’éons qui serpentent                                                                       160

Dans la noirceur lovée de sa course non consciente,

La Déesse-Terre peine à travers les sables du Temps.

Un Être est en elle qu’elle espère connaitre,

Un Mot parle à son cœur, qu’elle ne peut entendre,

Un Destin oblige, dont elle ne peut voir la forme.                                                           165

Dans son orbite inconsciente à travers le Vide,

Hors de ses profondeurs sans mental, elle s’efforce de s’élever,

Une vie périlleuse son gain, une joie en lutte;

Une Pensée qui peut concevoir mais ne connait guère

S’éveille lentement en elle et crée                                                                                       170

L’idée, la parole qui étiquète plus qu’elle ne met en lumière;

Une gaieté tremblante inférieure à la félicité

Envahit, venant de toute cette beauté qui doit mourir.

Alarmée par l’affliction trainant à ses pieds

Et consciente des choses élevées non encore conquises,                                                175

Toujours elle nourrit dans sa poitrine sans sommeil

Une impulsion intérieure qui lui enlève repos et paix.

Ignorante, lasse, invincible,

Elle cherche à travers la guerre de l’âme et sa douleur frémissante

La pure perfection dont a besoin sa nature défigurée,                                                   180

Un souffle de Divinité sur sa pierre et sa fange.

Elle convoite une foi qui peut survivre à la défaite,

La douceur d’un amour qui ne connait pas la mort,

Le rayonnement d’une vérité à jamais certaine.

Une lumière en elle grandit, elle prend une voix,                                                           185

Elle apprend à interpréter son état et l’acte qu’elle a fait,


Mais l’unique vérité nécessaire échappe à son emprise,

Elle-même et tout ce dont elle est le signe.

Un murmure inarticulé conduit ses pas,

Dont elle perçoit la force mais non le sens;                                                                      190

Quelques rares indications viennent en guides,

D’immenses éclairs divinatoires crevassent son cerveau,

Et parfois dans ses heures de rêve et de rêverie,

La vérité qu’elle a manquée porte vers elle son attention,

Comme éloignée et pourtant à l’intérieur de son âme.                                                   195

Un changement approche qui échappe à sa conjecture

Et, sans cesse différé, impose l’essai et l’espoir,

Néanmoins, semble trop grand pour l’audace d’un espoir humain.

Une vision la rencontre, de Pouvoirs célestes

Qui l’attirent, tels de puissants parents disparus,                                                            200

Approchant avec un grand regard lumineux devenu distant.

Alors, elle est poussée vers tout ce qu’elle n’est pas

Et tend les bras vers ce qu’elle ne posséda jamais.

Étirant les bras vers le Vide inconscient,

Elle prie avec passion des formes invisibles des Dieux,                                                  205

Sollicitant du Destin muet et du Temps laborieux

Ce dont elle a le plus besoin, ce qui dépasse le plus sa portée,

Un Mental non visité par les lueurs de l’illusion,

Une Volonté expressive de la divinité de l’âme,

Une Force non contrainte à trébucher par sa vitesse,                                                     210

Une Joie qui ne traine pas la tristesse comme son ombre.

Pour tout cela elle soupire et sent que cela lui est destiné :

Elle réclame comme son droit acquis le privilège du Ciel.

Juste est sa prétention que les Dieux témoins de tout approuvent,

Évidente dans une lumière plus grande que n’en possède la raison :                         215
Nos intuitions en sont les titres de propriété;

Nos âmes acceptent ce que nos pensées aveugles refusent.

Les chimères ailées de la Terre sont les coursiers de la Vérité dans le Ciel,

L’impossible, le signe de Dieu des choses à venir.

Mais peu sont capables de voir au-delà de l’état présent                                               220

Ou de sauter par-dessus cette haie enchevêtrée des sens.

Tout ce qui transpire sur terre et tout au-delà

Fait partie d’un plan qui ne peut être limité,

Que l’Un garde dans son cœur et est seul à connaitre.

Nos contingences extérieures viennent de semences à l’intérieur,                              225

Et même ce Destin fortuit qui imite le Hasard,

Cette masse de résultats inintelligibles,

Forment le graphique muet de vérités œuvrant inaperçues :

Les lois de l’Inconnu créent le connu.

Les évènements qui façonnent l’apparence de nos vies                                                 230

Sont un code secret d’impulsions subliminales

Que rarement nous surprenons ou percevons vaguement,

Sont un aboutissement de réalités refoulées

Qui émergent avec peine dans le jour matériel :

Ils sont nés du soleil des pouvoirs cachés de l’esprit                                                      235

Creusant un tunnel à travers l’urgence.

Mais qui pourra se frayer un passage dans l’abime de crypte

Et apprendre quelle nécessité profonde de l’âme

Détermina l’action et la conséquence fortuites?

Absorbés dans une routine de gestes quotidiens,                                                            240

Nos yeux sont fixés sur une scène extérieure;

Nous entendons le fracas des roues de la Circonstance

Et sommes songeurs sur la raison cachée de choses.

Pourtant, une Connaissance qui prévoit pourrait être la nôtre


Si nous pouvions établir à l’intérieur la position de notre esprit,                                245

Si nous pouvions entendre la voix étouffée de l’être immatériel.

Trop rarement est l’ombre de ce qui doit venir

Projetée pour un instant sur la perception secrète

Qui sent le choc de l’invisible,

Et rarement chez les quelques-uns qui apportent une réponse                                    250

Le processus puissant de la Volonté cosmique

Communique son image à notre vision,

Identifiant le mental du monde avec le nôtre.

Notre portée est délimitée par l’arc de cercle encombré

De ce que nous observons, nous touchons et devinons par la pensée                          255

Et rarement se fait jour la lumière de l’Inconnu,

Éveillant en nous le prophète et le voyant.

L’extérieur et l’immédiat sont notre domaine,

Le passé défunt est notre arrière-plan et notre support;

Le mental garde l’âme prisonnière, nous sommes esclaves de nos actes;                  260

Nous ne pouvons pas libérer notre regard pour atteindre le soleil de la sagesse.

Héritier du mental animal passager,

L’homme, encore un enfant dans les mains puissantes de la Nature,

Vit dans la succession des moments;

À un présent changeant est son droit restreint;                                                               265

Sa mémoire regarde à l’arrière fixement un passé fantôme,

Le futur fuit devant lui à mesure qu’il avance;

Il voit des vêtements imaginés, non un visage.

Armé d’une force précaire limitée,

D’un hasard hostile il sauve les fruits de son travail.                                                      270

Une ignorance acharnée est la compagne de sa sagesse.

Il attend pour voir la conséquence de ses actes,

Il attend pour soupeser la certitude de ses pensées,


Il ne sait pas ce qu’il pourra accomplir ni à quel moment;

Il ne sait pas si finalement il pourra survivre,                                                                 275

Ou finir comme le mastodonte ou le mégathérium

Et disparaitre de la terre où il était roi.

Il est ignorant du sens de sa vie,

Il est ignorant de son noble et splendide destin.

Seulement les Immortels sur leurs sommets éternels,                                                   280

Habitant au-delà des murs du Temps et de l’Espace,

Maitres de la vie, libres des attaches de la Pensée,

Qui sont superviseurs du Destin, du Hasard et de la Volonté

Et experts du théorème du besoin universel,

Peuvent voir l’Idée, la Puissance qui changent le cours du Temps,                              285

Avec une crinière de lumière, venir de mondes non découverts,

Entendre, alors que le monde peine avec son cœur aveugle profond,

Les sabots au galop de l’évènement imprévu,

Portant le Cavalier surhumain, s’approcher

Et, impassibles devant le vacarme et le cri en sursaut de la terre,                               290

Retourner vers le silence des montagnes de Dieu;

Ainsi que l’éclair jaillit, comme le tonnerre s’élance, ils passent

Et laissent leur marque sur la poitrine piétinée de la Vie.

Au-dessus du monde se tiennent les créateurs du monde,

Ils voient dans le phénomène sa source mystique.                                                         295

Ils ne portent pas attention au jeu extérieur trompeur,

Ils ne se tournent pas vers le bruit de pas affairé du moment,

Mais tendent l’oreille avec la patience tranquille de l’Éternel

Aux pas lents de la Destinée lointaine

S’approchant à travers d’énormes distances du Temps,                                                300

Non remarqués par l’œil qui voit l’effet et la cause,

Non entendus au milieu du vacarme du plan humain.


Attentifs à une Vérité jamais vue, ils captent

Un son comme d’invisibles ailes d’augure,

Des voix d’une signification insondable,                                                                           305

Des marmottements qui couvent au centre du sommeil de la Matière.

Dans l’audition profonde du cœur, ils peuvent saisir

Les murmures perdus par l’oreille distraite de la Vie,

Une parole de prophète dans la transe omnisciente de la Pensée.

Au-dessus de l’illusion des espoirs qui passent,                                                               310

Derrière les apparences et l’acte manifeste,

Derrière le Hasard au mouvement d’horloge et la vague conjecture,

Au milieu de la lutte de la force, des pieds qui piétinent,

À travers les cris d’angoisse et de joie,

À travers le triomphe, le combat et le désespoir,                                                             315

Ils guettent la Félicité pour laquelle a pleuré le cœur de la terre,

Sur la longue route qui ne peut pas voir sa fin,

Serpentant non décelée tout au long des journées sceptiques,

Et à sa rencontre guident le monde en marche insouciant.

Ainsi, le Transcendant masqué montera sur son trône.                                                 320

Alors que l’obscurité augmente, oppressant la poitrine de la terre,

Et que le mental corporel de l’homme est la seule lampe,

Comme d’un voleur dans la nuit sera l’enjambée furtive

De celui inaperçu qui s’introduit dans sa maison.

Une Voix mal entendue parlera, l’âme obéira,                                                                325

Un Pouvoir se glissera dans la chambre intérieure du mental,

Un charme et une douceur ouvriront les portes closes de la vie

Et la beauté conquerra la résistance du monde,

La « Lumière-de-Vérité » capturera la Nature par surprise,

Un acte clandestin de Dieu forcera le cœur à la félicité                                                 330

Et de façon inattendue la terre deviendra divine.


Dans la Matière sera allumé l’éclat de l’esprit,

Dans un corps puis d’autres s’embrasera la naissance sacrée;

La Nuit s’éveillera au motet des étoiles,

Les jours deviendront l’heureuse marche d’un pèlerin,                                                 335

Notre volonté, une force du pouvoir de l’Éternel,

Et la pensée, les rayons d’un soleil spirituel.

Quelques-uns verront ce que nul ne comprend encore;

Dieu grandira pendant que parlent et dorment les hommes sages;

Car l’homme ne connaitra pas la venue avant l’heure                                                   340

Et la croyance n’existera pas avant que l’œuvre ne soit faite.

Une Conscience qui ne connait pas sa propre vérité,

Un chasseur errant d’aubes trompeuses,

Entre les extrémités sombre et lumineuse de l’être

Se meut ici dans un demi-jour qui semble complet :                                                      345

Un interrègne dans la Réalité

Découpe la Pensée intégrale, le Pouvoir total;

Elle tournoie ou se tient dans un vague espace intercalaire,

Incertaine de son début et de son terme,

Ou court sur une route qui n’a pas de fin;                                                                         350

Éloignée du Crépuscule originel, de la Flamme ultime,

Elle vit dans quelque immense Inconscience vide,

Telle une pensée qui persiste dans une ample vacuité.

Comme si une phrase inintelligible

Suggérait un million d’interprétations au Mental,                                                          355

Elle attribue une finalité à un monde fortuit.

Une conjecture s’appuyant sur des preuves douteuses,

Un message mal compris, une pensée confuse

Manquant son but sont tout ce qu’elle peut dire,


Ou un fragment de la parole universelle.                                                                         360

Elle laisse vides de sens deux lettres géantes

Tandis que privé de sanction tourne le symbole intermédiaire

Portant un univers énigmatique,

Comme si un présent sans futur ni passé,

Répétant le même tournoiement de sa révolution,                                                          365

Tournait sur son axe dans sa propre Inanité.

Ainsi est voilé le sens de la création;

Car la page cosmique est lue hors contexte :

Ses signes sautent aux yeux comme une écriture inconnue,

Comme si apparaitrait, masquée par une langue étrangère                                         370

Ou, sans clef, un code de signes de splendeur,

Une portion d’une parabole sublime.

Elle [la création] revêt au regard de la créature périssable

La grandeur d’un miracle inutile;

Se gaspillant afin qu’elle puisse durer un peu,                                                                375

Un fleuve qui ne peut jamais découvrir sa mer,

Elle court à travers la vie et la mort sur une arête du Temps;

Un feu dans la Nuit est l’éclat de son action puissante.

Voici notre plus profond besoin : joindre une fois de plus

Ce qui est maintenant séparé, opposé et duel,                                                                  380

Isolé dans des sphères souveraines qui jamais ne se rencontrent

Ou se faisant face comme les pôles distants de la Nuit et du Jour.

Nous devons remplir l’immense creux que nous avons fait,

Remarier la consonne isolée de la finitude close

Aux voyelles ouvertes de l’Infinité,                                                                                    385

Un trait d’union doit relier la Matière et le Mental,

L’isthme étroit de l’âme en ascension :

Nous devons renouveler le lien secret dans les choses,


Nos cœurs doivent se rappeler l’Idée divine perdue,

Reconstituer le mot parfait, unir                                                                                        390

L’Alpha et l’Omega en un son unique;

Alors, l’Esprit et la Nature ne feront plus qu’un.

Doubles sont les fins du plan mystérieux.

Dans l’immense éther indistinct du Moi,

Dans l’invariable Silence blanc et nu,                                                                                395

À l’écart, resplendissantes comme des soleils d’or éblouissants

Voilés par le rayon que nul œil de mortel ne peut supporter,

Les puissances pures et absolues de l’Esprit

Brulent dans la solitude des pensées de Dieu.

Un ravissement et un rayonnement et un silence,                                                          400

Délivrées de l’approche des cœurs blessés,

Refusées à l’Idée qui se tourne vers le chagrin,

Éloignées de la Force qui s’exclame dans sa douleur,

Elles vivent dans sa félicité inaliénable.

Immaculées dans la connaissance du moi et le pouvoir du moi,                                 405

Calmes, elles reposent sur la Volonté éternelle.

Elles ne tiennent compte que de sa loi et n’obéissent qu’à lui;

Elles n’ont pas d’objectif à atteindre, pas de but à servir.

Implacables dans leur pureté intemporelle,

Elles refusent tout troc ou pot de vin de dévotion;                                                         410

Non touchées par le cri de révolte et la prière ignorante,

Elles ne soupèsent pas notre vertu et notre péché,

Elles ne fléchissent pas devant les voix implorantes,

Elles ne font pas de commerce avec l’erreur et son règne;

Elles sont gardiennes du silence de la Vérité,                                                                  415

Elles sont dépositaires du décret immuable.

Une profonde soumission est la source de leur puissance,


Une identité dans le silence leur façon de connaitre,

Sans mouvement est leur action comme un sommeil.

En paix, regardant l’agitation sous les étoiles,                                                                 420

Immortelles, observant les travaux de la Mort et du Hasard,

Immobiles, voyant passer les millénaires,

Non affectées alors que la longue carte du Destin se déroule,

Elles assistent à notre combat avec des yeux impartiaux,

Et pourtant le cosmos ne pourrait exister sans elles.                                                      425

Impénétrables au désir, au malheur et à l’espoir,

Leur station de puissance inviolable

Supporte sans bouger la tâche énorme du monde,

Son ignorance est éclairée par leur connaissance,

Son aspiration persiste par leur indifférence.                                                                  430

Comme la hauteur attire ce qui est bas à toujours monter,

Comme les étendues attirent le petit vers l’aventure du vaste,

Leur agir distant conduit l’homme au dépassement de soi.

Notre passion s’élève pour épouser le calme de l’Éternel,

Notre mental aux recherches naines, pour rencontrer la force de l’Omniscient.     435

Nos cœurs impuissants, pour enchâsser la force de l’Omnipotent.

Acquiesçant à la sagesse qui fit l’enfer

Et à l’âpre utilité de la mort et des larmes,

Acquiesçant aux échelons graduels du Temps,

Elles semblent insouciantes de la peine transperçant le cœur du monde,                 440

Insouciantes de la douleur qui déchire son corps et sa vie;

Au-dessus de la joie et du chagrin se tient la marche de cette grandeur :

Elles n’ont aucune part dans le bien qui meurt,

Muettes, pures, elles ne participent pas au mal commis;

Sinon, leur puissance pourrait être altérée et ne pourrait plus sauver.                      445

Sensible à la vérité qui habite les extrêmes de Dieu,


Conscient d’un mouvement de la Force qui voit tout,

De la lente aventure des longues années ambigües

Et du bien inattendu venant d’actes malheureux,

L’immortel ne voit pas comme nous voyons vainement.                                               450

Il regarde des aspects cachés et des pouvoirs voilés,

Il connait la loi et la ligne naturelle de choses.

Non conduit par la volonté d’agir d’une courte vie,

Non harassé par l’aiguillon de la pitié et de la peur,

Il ne se hâte pas de délier le nœud cosmique                                                                   455

Ou de réconcilier le cœur déchiré discordant du monde.

Il attend l’heure de l’Éternel dans le Temps.

Pourtant, est présente une aide spirituelle secrète;

Pendant que serpentent les spirales d’une lente Évolution

Et que la Nature se taille un chemin à travers l’infrangible,                                         460

Au-dessus trône une intervention divine.

Vivant dans un univers inanimé en rotation,

Nous ne tournoyons pas ici sur un globe accidentel,

Abandonnés à une tâche au-delà de notre force;

Même à travers l’anarchie enchevêtrée appelée Destin                                                465

Et à travers l’amertume de la mort et de la chute,

Une Main étendue est pressentie sur nos vies.

Elle est près de nous en des corps et des naissances sans nombre;

Dans son étreinte inébranlable, elle garde pour nous en sureté

Le seul résultat suprême inévitable                                                                                   470

Qu’aucune volonté ne peut empêcher ni aucun destin changer,

La couronne de l’Immortalité consciente,

La divinité promise à nos âmes combattives

Lorsque la première fois le cœur de l’homme a affronté la mort et souffert la vie.

Celui qui a façonné ce monde en est toujours le seigneur :                                           475


Nos erreurs sont ses pas sur le chemin;

Il œuvre à travers les violentes vicissitudes de nos vies,

Il œuvre à travers le souffle pénible de la bataille et du labeur,

Il œuvre à travers nos péchés et nos chagrins et nos larmes,

Sa connaissance prévaut sur notre nescience;                                                                 480

Quelle que soit l’apparence que nous devons assumer,

Quels que soient nos maux tenaces et notre destin présent,

Lorsque nous ne voyons rien que dérive et désastre,

Un Guidage puissant nous conduit néanmoins à travers tout.

Après avoir servi ce grand monde divisé,                                                                         485

La félicité et l’unité de Dieu sont notre droit inné.

Une date est fixée dans le calendrier de l’Inconnu,

Un anniversaire de la Naissance sublime :

Notre âme justifiera sa marche en zigzag,

Tout se rapprochera, qui maintenant est inexistant ou lointain.                                 490

Ces Puissances calmes et distantes agiront enfin.

Immuablement prêtes pour leur tâche prédestinée,

Les Brillances compatissantes toujours sages

Attendent le son de la voix de l’Incarné

Pour bondir et jeter un pont sur les abimes de l’Ignorance                                          495

Et guérir les gouffres creux languissants de la Vie

Et remplir l’abysse qu’est l’univers.

Ici en attendant, au pôle opposé de l’Esprit,

Dans le mystère des profondeurs que Dieu a bâties

Pour sa demeure en deçà de la vision du Penseur,                                                         500

Dans ce compromis d’une pure Vérité absolue

Avec la Lumière qui réside près de la fin sombre des choses,

Dans cette tragicomédie du déguisement divin,

Cette longue quête lointaine d’une joie toujours proche,


Dans le rêve grandiose dont le monde est fait,                                                                505

Dans ce dôme d’or sur la base d’un dragon noir,

La Force consciente agissant dans la poitrine de la Nature,

Une travailleuse à la robe sombre dans le plan cosmique,

Transportant des images d’argile de dieux immortels,

Exécutrice de l’Idée inévitable                                                                                            510

Entravée, enveloppée par les cerceaux du Destin,

Patiente fiduciaire du Temps éternel qui passe avec lenteur,

S’acquitte d’heure en heure de sa charge secrète.

Elle prévoit tout en des profondeurs masquées impérieuses;

L’intention muette des gouffres inconscients                                                                  515

Répond à un vouloir qui voit sur les hauteurs,

Et la première syllabe du Mot qui évolue,

Lourde, ressentie comme insensée, contient sa conclusion lumineuse,

Dans le secret de la vaste descente d’une victoire suprême

Et le présage de l’ascension immense de l’âme.                                                              520

Toutes choses ici, où chacune semble être son moi distinct,

Sont des figures de l’Un seul et transcendant :

Seulement par lui elles existent, son souffle est leur vie;

Une Présence invisible moule l’argile oublieuse.

Partenaire dans le jeu de la puissante Mère,                                                                   525

Un Être vint sur ce globe tournoyant ambigu

Pour se cacher de sa poursuite dans la force et dans la forme.

Un esprit secret dans le sommeil de l’Inconscient,

Une Énergie sans contour, une Parole sans voix,

Il était ici avant que les éléments ne puissent émerger,                                                 530

Avant qu’il n’y ait la lumière du mental ou que la vie ne puisse respirer.

Complice de son énorme faux-semblant cosmique,


Il change ses apparences en formes réelles

Et rend le symbole égal à la vérité :

À ses pensées intemporelles il donne forme dans le Temps.                                        535

Il est la substance, il est le moi des choses;

Elle a forgé d’après lui ses œuvres d’adresse et de puissance :

Elle l’enveloppe dans la magie de ses humeurs

Et fait de ses myriades de vérités ses rêves sans nombre.

Le Maitre de l’être est venu auprès d’elle,                                                                        540

Un enfant immortel né dans les années fugaces.

Dans les objets façonnés, dans les personnes elle conçoit,

Elle poursuit en rêve son idée de lui,

Et attrape ici un regard et là un geste :

Toujours il réitère en eux ses naissances sans fin.                                                          545

Il est le Créateur et le monde qu’il a fait,

Il est la vision et il est le Voyant;

Il est lui-même l’acteur et l’acte,

Il est lui-même celui qui connait et ce qui est connu,

Il est lui-même le rêveur et le rêve.                                                                                    550

Ce sont Deux qui sont Un et jouent dans plusieurs mondes;

Dans la Connaissance et l’Ignorance ils ont parlé et se sont rencontrés

Et la lumière et l’obscurité sont l’échange de leurs regards;

Notre plaisir et notre douleur sont leur lutte et leur étreinte,

Nos actions, nos espoirs sont intimement liés à leur récit;                                            555

Ils sont mariés secrètement dans notre pensée et notre vie.

L’univers est une mascarade sans fin :

Car rien ici n’est tout à fait ce qu’il semble,

C’est, dans le contexte d’un rêve, la vision d’une vérité

Qui, si ce n’était du rêve, ne serait pas totalement vraie,                                              560

Un phénomène se détache, significatif,


Sur de sombres arrière-plans d’éternité;

Nous acceptons son visage et négligeons tout ce qu’il signifie;

Une partie est vue, nous la prenons pour le tout.

Ainsi ont-ils fait leur pièce avec nous comme personnages :                                       565

Auteur et acteur avec lui-même comme scène,

Lui y joue comme l’Âme, elle comme la Nature.

Ici sur la terre où nous devons remplir nos rôles,

Nous ne savons pas comment se déroulera le drame;

Nos phrases prononcées recouvrent leur pensée d’un voile.                                        570

Elle garde son plan grandiose en retrait de notre vue :

Elle a dissimulé sa gloire et sa félicité

Et déguisé l’Amour et la Sagesse dans son cœur;

De toute la merveille et la beauté qui sont les siennes

Nous pouvons sentir seulement une parcelle obscurcie.                                               575

Lui aussi revêt ici une Divinité amoindrie,

Il a délaissé son omnipotence,

À son calme il a renoncé et à son infinité.

Il ne connait qu’elle, il s’est oublié lui-même;

À elle il abandonne tout pour la faire grande.                                                                 580

Il espère en elle se redécouvrir lui-même,

Incarné, mariant la paix de son infinité

À l’extase de sa passion créatrice.

Bien que possesseur de la terre et des cieux,

Il lui laisse la gouvernance cosmique                                                                                585

Et surveille tout, le Témoin de sa scène.

Un figurant sur les planches de son théâtre,

Il ne dit mot ou se cache dans les coulisses.

Il prend naissance dans son monde, est aux ordres de sa volonté,

Devine le sens de son geste énigmatique,                                                                         590


Les revirements fortuits, variables de son humeur,

Déchiffre ses intentions, qu’elle ne semble pas connaitre,

Et sert son dessein secret dans le Temps au long cours.

Comme à quelqu’un trop grand pour lui, il lui voue un culte;

Il l’adore telle la régente de son désir,                                                                               595

Il cède devant elle comme si elle initiait sa volonté,

Il brule l’encens de ses nuits et de ses jours,

Offrant sa vie, splendeur d’un sacrifice.

Un solliciteur extasié de son amour et de sa grâce,

La félicité qu’il a par elle est pour lui tout son univers :                                                600

Il grandit à travers elle dans tous les pouvoirs de son être;

Il interprète par elle le but caché de Dieu dans les choses.

Ou, un courtisan dans sa suite innombrable,

Satisfait d’être avec elle et de la sentir proche,

Il utilise au mieux le peu qu’elle donne                                                                            605

Et drape tout ce qu’elle fait de son propre délice.

Un coup d’œil peut rendre toute sa journée merveilleuse,

Un mot de ses lèvres donne aux heures les ailes du bonheur.

Il s’appuie sur elle pour tout ce qu’il fait et ce qu’il est :

Il construit sur ses largesses ses superbes jours fortunés                                              610

Et traine sa joie de la vie comme le plumage d’un paon

Et s’ensoleille dans la gloire de son sourire qui passe.

De mille façons il sert ses besoins royaux;

Il fait pivoter les heures autour de sa volonté,

Fait que tout reflète ses caprices; tout est leur jeu :                                                        615

Tout ce vaste monde n’est seulement que lui et elle.

Voici le nœud qui lie ensemble les étoiles :

Les Deux qui sont un sont le secret de tout pouvoir,


Les Deux qui sont un sont la puissance et le droit dans les choses.

Silencieuse, son âme soutient le monde de même qu’elle,                                             620

Ses actes sont les registres de son commandement.

Heureux, inerte il repose sous ses pieds :

Il offre sa poitrine pour sa danse cosmique

Dont nos vies sont le théâtre vibrant,

Et que nul ne pourrait supporter sans sa force au-dedans,                                           625

Pourtant que nul ne voudrait laisser à cause de sa joie.

Ses travaux, ses pensées ont été inventés par elle,

Son être est un miroir vaste de son être :

Actif, inspiré par elle, il parle et bouge;

Ses actes obéissent aux exigences inexprimées de son cœur :                                      630

Passif, il subit les impacts du monde

Comme ses touches façonnant son âme et sa vie :

Son voyage à travers les jours est sa marche au soleil;

Il court sur ses routes; son trajet est le sien.

Un témoin et un étudiant de sa joie et de sa tristesse,                                                    635

Un partenaire dans son mal et son bien,

Il a consenti à ses façons passionnées,

Il est conduit par sa force douce et redoutable.

La sanction de son nom parafe tous ses travaux;

Son silence est sa signature apposée à ses actes;                                                             640

Dans l’exécution de l’intrigue de son drame,

Dans ses fantaisies du moment et de son humeur,

Dans la marche de ce monde ordinaire évident

Où tout est profond et étrange pour les yeux qui voient

Et les formes communes de la Nature sont des trames de merveille,                          645

Elle, à travers sa vision de témoin et son activation de puissance,

Déroule le matériau de son Acte cosmique,


Ses épisodes qui exaltent et déchirent l’âme,

Sa force qui fait mouvoir, ses pouvoirs qui sauvent et qui tuent,

Sa Parole qui dans le silence parle à nos cœurs,                                                             650

Son silence qui transcende le Verbe ultime,

Ses hauteurs et ses profondeurs vers lesquelles se meut notre esprit,

Ses évènements qui composent la texture de nos vies

Et tout ce par quoi nous nous trouvons ou nous perdons nous-mêmes,

Des choses agréables et pénibles, magnifiques et misérables,                                     655

Des choses terribles, splendides et divines.

Dans le cosmos elle a bâti son empire,

Il est gouverné par ses lois subtiles et puissantes.

Sa conscience est un bébé sur ses genoux,

Son être, un champ de sa vaste expérience;                                                                     660

Son espace sans fin est le terrain de jeu de ses pensées;

Elle oblige à la connaissance des formes du Temps

Et à l’erreur créatrice du mental qui limite

Et au hasard qui présente le visage rigide du destin

Et à son jeu de la mort, de la souffrance et de la Nescience,                                          665

Son immortalité changée et en lutte.

Son âme est un atome subtil dans une masse,

Sa substance, un matériau pour ses travaux.

Son esprit survit au milieu de la mort des choses,

Il grimpe vers l’éternité à travers les ouvertures de l’être,                                            670

Il est porté par elle de la Nuit vers la Lumière immortelle.

Cette grandiose soumission est l’offrande de son libre arbitre,

Sa force pure transcendante se soumet à la sienne.

Dans le mystère de son ignorance cosmique,

Dans l’énigme insoluble de son jeu,                                                                                   675

Une créature faite d’une substance périssable,


Dans le modèle qu’elle a fixé pour lui il se meut,

Il pense avec ses pensées, de son trouble sa poitrine se soulève;

Il revêt l’apparence qu’elle veut lui faire prendre,

Il est tout ce que peut exécuter sa volonté artiste.                                                          680

Bien qu’elle le conduise sur les routes de sa fantaisie,

Au jeu avec lui comme avec son enfant ou son esclave,

Vers la liberté et la maitrise de l’Éternel

Et la position de l’immortalité au-dessus du monde,

Elle fait bouger son apparente marionnette d’une heure.                                             685

Même en sa session de mortel dans la maison du corps,

Un voyageur sans but entre la naissance et la mort,

Éphémère, rêvant de l’immortalité,

À régner, elle l’incite. Il prend ses pouvoirs;

Il l’a harnachée au joug de sa propre loi.                                                                          690

Son visage de pensée humaine se coiffe d’une couronne.

Tenu dans sa laisse, lié à son caprice voilé,

Il étudie ses manières pour voir si de la sorte il peut l’emporter

Même pour une heure et elle, accomplir sa volonté;

Il fait d’elle la serve de sa passion du moment :                                                              695

Elle feint d’obéir, elle se laisse mener par sa créature :

Elle a été faite pour lui, elle ne vit que pour son usage.

Mais la conquérant, alors est-il le plus son esclave;

Il est une personne à sa charge, toutes ses ressources lui appartiennent;

Il ne peut rien sans elle, elle le domine encore.                                                               700

À la fin, il s’éveille à un souvenir du Moi :

Il voit à l’intérieur le visage de déité,

La Divinité ressort à travers le moule humain :

Elle démasque ses plus hauts sommets et elle est sa compagne.

Jusque-là, il est un jouet dans son jeu;                                                                               705


Son régent apparent, pourtant le joujou de sa fantaisie,

Un robot vivant animé par les ressorts de son énergie,

Il agit comme dans les mouvements d’un rêve,

Un automate marchant dans les sillons du Destin,

Il avance en trébuchant, commandé par le fouet de sa Force :                                     710

Sa pensée s’acharne au travail, un bœuf dans les champs du Temps;

Sa volonté qu’il croit sienne est façonnée dans sa forge.

Docile au contrôle muet de la Nature du Monde,

Entrainé par son propre Pouvoir formidable,

L’ayant élue sa partenaire dans un jeu de titan,                                                              715

De son vouloir il a fait le maitre de son destin,

De son caprice le dispensateur de son plaisir et de sa douleur;

Il s’est vendu lui-même, se plaçant sous son pouvoir royal,

Pour n’importe quel coup ou faveur qu’elle peut choisir :

Même dans ce qui est souffrance pour nos sens,                                                             720

Il ressent la douceur de son toucher qui maitrise,

Dans chaque expérience découvre ses mains de félicité;

Sur son cœur, il porte le bonheur de son pas

Et la surprise de la joie par son arrivée

Au hasard de chaque évènement et de chaque instant.                                                  725

Tout ce qu’elle peut faire est merveilleux à ses yeux :

Il se délecte en elle, un nageur dans sa mer,

Un amateur inlassable de son délice du monde,

Il se réjouit de chacune de ses pensées et de chacun de ses gestes

Et donne son consentement à tout ce qu’elle peut souhaiter;                                       730

Quoi qu’elle désire, il veut l’être :

L’Esprit, l’innombrable Un,

Il a laissé derrière lui son éternité solitaire,

Il est une naissance sans fin dans le Temps sans fin,


La multitude de son fini dans un Espace infini.                                                              735

Le maitre de l’existence se dissimule en nous

Et joue à cachecache avec sa propre Force;

Dans l’instrument de la Nature flâne Dieu en secret.

L’Immanent vit à l’intérieur de l’homme comme dans sa maison;

Il a fait de l’univers le lieu de son passetemps,                                                                740

Un vaste gymnase de ses activités de puissance.

Omniscient, il accepte notre condition obscurcie,

Divin, revêt les formes de l’animal et de l’homme;

Éternel, il consent au Destin et au Temps,

Immortel, il folâtre avec le fait d’être mortel.                                                                  745

Le « Tout-Conscient » s’est aventuré dans l’Ignorance,

Le « Tout-Bienheureux » supporta d’être insensible.

Incarné dans un monde de conflit et de douleur,

Il enfile la joie et le chagrin comme une robe

Et boit l’expérience comme un vin fortifiant.                                                                 750

Lui, dont la transcendance régit les Immensités fécondes,

Habite maintenant dans nos profondeurs subliminales, prescient,

Un Pouvoir individuel lumineux, seul.

L’Absolu, le Parfait, le Seul

A appelé sa Force muette hors du Silence                                                                       755

Où elle reposait dans le calme sans visage et sans forme,

Protégeant du Temps par son sommeil immobile

La puissance ineffable de sa solitude.

L’Absolu, le Parfait, le Seul

Est entré avec son silence dans l’espace :                                                                        760

Il a façonné ces personnalités innombrables d’un unique moi;

Il a bâti un million de formes de son pouvoir;


Il vit en elles toutes, lui qui vivait seul dans son Immensité;

L’Espace est lui-même et le Temps n’est que lui.

L’Absolu, le Parfait, l’Intangible,                                                                                        765

Un qui est en nous comme notre moi secret,

A assumé notre masque d’imperfection,

Il a fait sa demeure de cette habitation de chair,

A coulé son image dans la mesure humaine

Afin qu’à sa mesure divine nous puissions nous élever;                                                770

Alors, dans une forme de divinité,

Le Créateur nous refondra et il imposera

Un projet de divinité au moule du mortel,

Soulevant notre mental fini vers son infini,

Touchant le moment avec l’éternité.                                                                                 775

Cette transfiguration est la redevance que la terre doit au ciel :

Une dette réciproque unit l’homme au Suprême :

Nous devons revêtir sa nature comme il a revêtu la nôtre;

Nous sommes fils de Dieu et devons être semblables à lui :

Sa fraction humaine, nous devons devenir divins.                                                         780

Notre vie est un paradoxe dont Dieu est la clef.

Mais tout entretemps est une ombre projetée par un rêve

Et, pour l’esprit rêveur et immobile,

La Vie et lui-même prennent l’aspect d’un mythe,

Le poids d’un long récit vide de sens.                                                                                785

Car la clef est cachée et gardée par l’Inconscient;

Le Dieu secret habite sous le seuil.

Dans un corps voilant l’Esprit immortel,

Un Résident anonyme revêtant des pouvoirs invisibles

Avec les apparences de la Matière et des motifs au-delà de la pensée                        790


Et le hasard d’une conséquence non devinée,

Une Influence omnipotente indiscernable,

Il est assis, inaperçu par la forme dans laquelle il vit

Et voile sa connaissance par le mental qui tâtonne.

Un vagabond dans un monde que ses pensées ont fait,                                                 795

Il tourne dans un clair-obscur d’erreur et de vérité

Pour trouver une sagesse qui lui appartient sur les hauteurs.

Tel celui qui oublie, il est en quête de lui-même;

Comme s’il avait perdu une lumière intérieure, il cherche :

Tel un hôte de passage s’attardant au milieu d’un décor étranger,                             800

Il est en route vers un foyer qu’il ne connait plus.

Il cherche la vérité de son propre moi, lui qui est la Vérité;

Il est le Joueur qui devint le jeu,

Il est le Penseur qui devint la pensée;

Il est le multiple qui était l’Un silencieux.                                                                         805

Dans les figures symboliques de la Force cosmique

Et dans ses signes, qu’ils soient vivants ou inanimés,

Et dans son réseau complexe d’évènements

Il explore le miracle incessant de lui-même,

Jusqu’à ce que l’énigme aux mille facettes ait été résolue                                             810

Dans la lumière unique d’une Âme témoin de tout.

Tel était son pacte avec sa puissante compagne :

Par amour pour elle et unie à elle pour toujours,

De suivre le cours de l’éternité du Temps,

Parmi les drames magiques de ses humeurs soudaines                                                 815

Et les surprises de son Idée masquée

Et les vicissitudes de son vaste caprice.

Ses buts semblent être deux, pourtant toujours ils ne font qu’un

Et regardent l’un vers l’autre par-dessus le Temps sans bornes;


L’Esprit et la Matière sont leur fin et leur source.                                                          820

Chercheur de significations cachées dans les formes de la vie,

De la vaste volonté inexplorée de la grande Mère

Et de l’énigme brutale de ses manières terrestres

Il est l’explorateur et le marin

Sur un océan intérieur secret sans limites :                                                                     825

Il est l’aventurier et le cosmologiste

De la géographie obscure d’une terre magique.

Dans la conception fixe de son ordre matériel

Où tout semble assuré et, alors même que changé, parait identique,

Même si la fin est laissée à jamais inconnue                                                                    830

Et que toujours est instable le courant capricieux de la vie,

Ses sentiers sont trouvés pour lui par le destin silencieux;

Comme des stations dans le flot tumultueux des âges,

Des terres fermes apparaissent, qui séduisent et retiennent quelque temps,

Puis de nouveaux horizons attirent l’avance du mental.                                               835

Il ne vient pas de conclusion à l’illimité du fini,

Il n’y a pas de certitude finale où la pensée puisse trouver repos

Ni de terminus pour l’expérience de l’âme.

Une limite, un lointain qui n’est jamais tout à fait rejoint,

Une perfection non atteinte l’appelle                                                                                840

De frontières distantes dans l’Invisible :

Un long commencement seulement a été fait.

C’est le marin sur le flot du Temps,

C’est le lent découvreur du Monde de la Matière,

Qui, lancé sur l’eau dans cette petite naissance corporelle,                                          845

A appris son métier dans de minuscules baies du moi,

Mais ose enfin des infinitudes non sondées,


Voyageur sur les mers de l’éternité.

Au départ initial fruste de son aventure du monde,

Voyez-le ignorant de la force de sa divinité,                                                                     850

Timide initié de son vaste dessein.

Un capitaine expert d’une embarcation fragile,

Un marchand de menues marchandises éphémères,

D’abord, il serre la côte et évite les immensités,

N’ose pas affronter le grand large périlleux distant.                                                      855

Dans un petit trafic côtier, il fait la navette,

Sa paye versée par bribes d’un port à un port voisin,

Satisfait du cours invariable de son circuit sans danger,

Il ne hasarde pas le nouveau et l’invisible.

Mais voilà qu’il entend le bruit de mers plus vastes.                                                     860

Un monde qui s’agrandit l’appelle vers des scènes lointaines

Et des voyages dans l’arc d’une vision plus large

Et des peuples inconnus et des rivages non visités encore.

Sur un vaisseau mis en service, sa coque marchande

Sert le commerce du monde quant aux richesses du Temps,                                       865

Fendant l’écume d’une grande mer enclavée par les terres

Pour rejoindre les lumières inconnues d’un port en des régions lointaines

Et ouvrir des marchés pour les arts opulents de la vie,

De riches ballots, des statuettes sculptées, des toiles colorées,

Des jouets ornés de bijoux apportés pour le jeu d’un enfant,                                       870

Des produits périssables d’un dur labeur

Et des splendeurs transitoires gagnées et perdues par les jours.

Ou franchissant un portail de rochers en colonnes,

Ne s’aventurant pas encore à traverser des océans innommés

Et à voyager dans un rêve de distances,                                                                            875

Près de côtes peu familières il fait route


Et trouve un havre nouveau dans des iles battues par les tempêtes,

Ou, guidé par un sûr compas dans sa pensée,

Il plonge à travers une brume brillante qui cache les étoiles,

Mettant le cap sur les routes commerciales de l’Ignorance.                                          880

Sa proue s’ouvre un passage vers des rives non découvertes,

Il arrive par hasard sur des continents non imaginés :

Un chercheur des iles des Bienheureux,

Il laisse les dernières terres, traverse les ultimes mers,

Il tourne vers des choses éternelles sa quête symbolique;                                            885

La Vie transforme pour lui ses décors construits par le temps,

Ses images voilant l’infinité.

Les rives de la terre reculent et l’air terrestre

Ne suspend plus autour de lui son voile translucide.

Il a franchi la limite de la pensée et de l’espoir des mortels,                                        890

Il a atteint le bout du monde et regarde fixement au-delà;

Les yeux du corps mortel plongent leur regard

En des Yeux tournés vers l’éternité.

C’est un monde plus grand que doit explorer le voyageur du Temps.

Enfin, il entend un chant sur les hauteurs                                                                        895

Et le lointain parle et l’inconnu s’approche :

Il traverse les frontières de l’invisible

Et passe, par-delà l’arête d’une vue de mortel,

À une vision nouvelle de lui-même et des choses.

Il est un esprit dans un monde inachevé                                                                          900

Qui ne le connait pas et ne peut se connaitre :

Le symbole de surface de sa quête sans but

Prend des sens plus profonds pour sa vue intérieure;

Sa recherche en est une de l’obscurité pour la lumière,

De la vie mortelle pour l’immortalité.                                                                              905


Dans le vaisseau d’une incarnation terrestre,

Par-dessus les bastingages étroits des sens qui limitent,

Il porte attention aux vagues magiques du Temps

Où le mental comme une lune éclaire la nuit du monde.

Là est esquissé, toujours se dérobant au regard,                                                             910

Comme dessiné dans une brumeuse lumière ténue de rêve,

Le contour d’un mystérieux rivage indistinct.

Un marin sur la mer insondable de l’Inconscient,

Il voyage à travers un monde étoilé de pensée

Sur le pont de la Matière vers un soleil spirituel.                                                            915

À travers le bruit et le cri innombrable,

À travers les silences inconnaissables en extase,

À travers un étrange monde intermédiaire sous des cieux divins,

Au-delà des longitudes et des latitudes de la terre,

Son but est fixé en dehors de toutes les cartes présentes.                                              920

Mais personne n’apprend vers quoi il vogue à travers l’inconnu

Ou quelle mission secrète la grande Mère a donnée.

Dans la force cachée de sa Volonté omnipotente,

Conduit par son souffle pour franchir l’océan ballottant de la vie,

À travers le grondement du tonnerre et le calme plat,                                                   925

À travers la brume et le brouillard où plus rien n’est visible,

Il porte ses ordres scellés dans sa poitrine.

Tard il saura, ouvrant le manuscrit mystique,

Si vers un port vacant dans l’Invisible

Il se dirige ou, armé de son décret, va pour découvrir                                                   930

Un mental et un corps nouveaux dans la cité de Dieu

Et enchâsser l’Immortel dans sa maison de gloire

Et rendre le fini un avec l’Infinité.

À travers le désert salin des années interminables,


Ses vents marins poussent son bateau errant,                                                                  935

Les eaux cosmiques clapotant comme il passe,

Avec autour de lui une rumeur, un danger, un appel.

Toujours il suit dans le sillage de sa force.

Il vogue à travers la vie, la mort et l’autre vie,

Il poursuit sa route dans l’état de veille et celui de sommeil.                                        940

Sur lui un pouvoir s’exerce, venant de sa force occulte,

Qui le lie au destin de sa propre création,

Et jamais le puissant Voyageur ne peut s’arrêter

Et jamais ne peut cesser le voyage mystique,

Tant que l’ombre de la nescience n’est pas écartée de l’âme de l’homme                  945

Et que les matins de Dieu n’ont pas surpris sa nuit.

Aussi longtemps que dure la Nature, il est là également;

Car ceci est certain que lui et elle sont un.

Même lorsqu’il dort, il la garde sur sa poitrine :

Qui que ce soit la laisse, il ne partira pas                                                                          950

Reposer sans elle dans l’Inconnaissable.

Il y a une vérité à connaitre, un travail à faire;

Sa pièce est réelle; il accomplit un Mystère :

Il y a un plan dans la profonde fantaisie cosmique de la Mère,

Un but dans son jeu vaste et au hasard.                                                                            955

Ceci, toujours elle l’a voulu depuis l’aube première de la vie,

Cette constante volonté qu’elle camoufle sous son amusement,

D’évoquer une Personne dans le Vide impersonnel,

Avec la « Lumière-de-Vérité » de frapper les massives racines de transe de la terre,

D’éveiller un moi muet dans les profondeurs inconscientes                                         960

Et de tirer un Pouvoir perdu hors de son sommeil de python

Afin que les yeux de l’Intemporel puissent regarder à partir du Temps

Et le monde manifester le Divin dévoilé.


Dans ce but il laissa sa blanche infinité

Et posa sur l’esprit le fardeau de la chair,                                                                         965

Afin que la semence de la Divinité puisse fleurir dans l’Espace non pensant.

Fin du Chant quatrième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

Voir tous les articles par auroreflets

Un site WordPress.com.

Vous aimerez peut-être aussi