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Leçon 73. Histoire et évolution


Histoire et évolution sont des notions apparentées. En effet à la fois l’histoire et
l’évolution ont principalement rapport au passé, même si nous parlons aussi de l’histoire du
futur et de l’évolution à venir. Ainsi la « futurologie » consiste essentiellement en des
spéculations sur ce que sera le futur proche ou lointain, ou l’analyse des événements
contemporains que nous estimons feront date dans le futur - ainsi parfois nous avons
tendance à parler de notre époque comme si elle faisait déjà partie de l’histoire : combien
d’évènements récents ne sont pas qualifiés « d’historiques » par les présentateurs du journal
télévisé alors qu’ils viennent tout juste d’avoir lieu ? De même les économes tracent les
courbes hypothétiques de l’évolution future des cotes boursières, des prix, du chômage, et
les biologistes spéculent quant à l’évolution par exemple d’une espèce de virus.
Toutefois ces spéculations restent incertaines et sont souvent démenties par le « vrai
» futur lorsque celui-ci arrive. Ainsi on parle beaucoup en ce moment des erreurs commises
par les analystes financiers de 2001 qui n’ont pas prévu la récession de l’économie
américaine ou des aberrations des sondages qui, parce qu’ils ont prévu avec une confiance
inébranlable la victoire au premier tour des élections 2002 de Chirac et de Jospin, ont en fait
abouti à la victoire du Front National. C’est à dire que le futur est quelque chose que nous
créons maintenant et tout ce que nous faisons, spéculations incluses, y contribue. De même
des évènements qui peuvent nous paraître historiques aujourd’hui se révèleront peut-être
des évènements mineurs aux yeux des historiens du futur, et vice versa des choses qui nous
paraissent sans importance aujourd’hui seront considérés capitales dans l’interprétation
future de notre époque. Par exemple le mouvement anarchiste au début du siècle a fait peur
à beaucoup de monde et un grand cas était fait de leurs attentats et surtout attentats
avortés, alors qu’aujourd’hui nous voyons que ces groupuscules n’ont eu aucune influence
durable et ne présentaient pas un grand danger pour la société.
Dans cette leçon nous considérerons d'abord les notions d'Histoire et d'évolution
dans leurs rapports au passé humain et laisserons les spéculations sur le futur pour la fin.
Qu’est-ce qui apparente les notions d’Histoire et d’évolution ? Qu’est-ce qui distingue
l’évolution de l’Histoire ? L’Histoire et l’évolution suivent-elles leurs chemins
indépendamment l’une de l’autre, ou au contraire l’histoire est-elle influencée par
l’évolution ? L’Histoire peut-elle changer le cours de l’évolution?

* *
*

A. Temps de l’histoire, Durée de l’évolution


Nous avons souvent tendance à confondre les notions d'histoire et d'évolution. Ainsi
nous parlons à tort « d'histoire naturelle", révélant par là que nous concevons le passé de la
nature - des forêts, des animaux, des roches - de la même manière que celle des humains.
Nous évoquons également « l'évolution du cinéma » ou de la mode, disant que tel film a fait
évoluer le septième art ou telle coupe marque un pas en avant dans « l'évolution de la
mode », alors que il serait plus exact de parler d'évènements marquants dans l'histoire du
cinéma ou de la mode.
En effet les notions d'histoire et d'évolution ont des
registres tout à fait différents: ils ne concernent ni le
même domaine, ni le même ordre de phénomènes.
Deux caractéristiques principales les opposent:
Premièrement l'évolution est continue alors que
l'histoire est discontinue. Deuxièmement l'évolution
est inconsciente alors que l'histoire est consciente.
Ouvrons n'importe quel livre d'histoire et nous
verrons que le récit historique est composé
d'éléments épars dont la seule unité est celle que
leur confère l'historien. Ainsi l'histoire de la
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Révolution française commencera par une date - par exemple la nuit du 4 août 1789 - puis
énoncera divers évènements - prise de la Bastille, fuite du roi à Varennes, exécution de
Danton etc. - auxquels l'interprétation de l'historien donnera une unité. Tel évènement sera
considéré comme découlant de tel autre, comme aboutissant à un troisième et le lecteur aura
l'impression d'une continuité qui en fait est illusoire puisque ces évènements avaient pu être
rapportés les uns aux autres de manière différente, certains avaient pu être laissés de côté,
d'autres, passés sous silence par un historien, seront primordiaux aux yeux d'un autre. Pour
un historien marxiste par exemple le peuple aura joué un rôle capital dans le déclenchement
de la Révolution, alors que pour un autre historien le peuple n'a été qu'une marionnette de la
bourgeoisie ascendante. Ce qu'il faut retenir c'est que l'unité et la continuité de l'histoire ne
font pas partie des évènements historiques eux-mêmes: ceux-ci sont singuliers et le contexte
auquel les rattache l'historien n'est fourni qu'après coup.
Au contraire l'évolution est semblable au fleuve d'Héraclite. On ne sait jamais
comment une évolution a lieu, ses articulations ne sont pas perceptibles; elle ne nous est
accessible que dans son résultat à un moment donné. Ainsi lorsque nous parlons de
l'évolution de la mode ou des mentalités, (ne faudrait-il pas parler plutôt de changement ?),
nous comparons en fait deux évènements entre eux, un avant et un après, et pour expliquer
la disparition de l'un et l'apparition de l'autre, nous disons qu'il y a eu évolution. L'évolution
n'est pas un rapiéçage d'éléments épars mais une fine transition d'un état à un autre dont les
diverses étapes sont des reconstructions de notre intellect. Elles sont artificielles puisque il
n'existe à vrai dire que cette transition continue, ce flux incessant que nous essayons de
capter en lui imposant des moments figés alors que l'évolution est toujours en mouvement
et n'admet pas de pause. On peut la comparer à une bobine de film: nous voyons une
synthèse d'images défiler sur l'écran, mais nous ne voyons pas les prises individuelles qui
constituent ce film. Lorsque nous parlons d'évolution celle-ci a déjà eu lieu, et lorsque nous
parlons d'évolution future cela veut dire que nous nous attendons à ce qu'advienne tel ou tel
évènement dans le futur qui serait le résultat d'une évolution imaginaire ou projetée, aussi
imperceptible évidemment que l'évolution effective.
Deuxièmement, l'histoire est consciente alors que l'évolution est inconsciente.
L'histoire est faite de ce dont on se souvient, des évènements marquants qui résistent à
l'érosion du temps. Ainsi les évènements historiques sont les évènements mémorables, soit
par l’impact qu’ils ont pour leurs contemporains - par exemple le 11 septembre 2001 - soit
par l’importance qu’ils se révèlent avoir par la suite - par exemple l’assassinat de l’archiduc
François-Ferdinand en 1914 avait pu être un fait divers n’eût-il pas joué un rôle dans le
déclenchement de la première guerre mondiale. Au contraire le suicide de Rodolphe à
Mayerling en 1889 ou l’accident de la princesse de Galles en 1997 n’ont pas eu des
conséquences de cette ampleur et ne sont donc pas à proprement parler des faits
historiques, mais des faits divers.
Pour les Anciens, les faits humains étant sans consistance - contrairement aux faits
naturels qui reviennent en cycles réguliers - il faut la mémoire de l'historien pour les fixer.
C'est à dire que les évènements naturels - les saisons, la propagation des espèces, le lever du
soleil, sont ancrés dans la mémoire de la nature; celle-ci cependant oublie tout des
évènements importants pour nous - les guerres, les crises économiques, les fêtes etc. - et
seul la mémoire de l'homme peut y remédier. L'histoire a donc pour fonction pour
Thucydide par exemple de permettre à la mémoire humaine de combler un manque dans la
nature. Dans le Concept d'Histoire1 Hannah Arendt analyse cette idée de l'histoire comme
ce qui veut doter l'éphémère et futile vie humaine de quelque permanence. Commençons
par Hérodote...la mère de toutes les autres muses).
L'histoire est donc tissé de ce dont on se souvient et qu'on ne veut pas voir
disparaître. Une personne qui perd sa mémoire perd son histoire et il en va de même pour
les civilisations. L'histoire de l'Egypte par exemple, c'est ce qui reste de l'Egypte: les fresques
à hiéroglyphes, les tombes royales, les statues etc. Ces choses ne sont pas apparues par
elles-mêmes; elles sont oeuvres conscientes des hommes. Les évènements historiques ne
sont pas les tendances dues à telle ou telle direction dans l'évolution mais ceux qui ont
engagé les hommes et marqué leur mémoire, et ceci ne peut se produire que dans le registre

1
Anna Arendt LA crise de la culture, p.58-61.
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du conscient. On ne peut parler d'une histoire inconsciente; si quelque chose est inconscient
cela ne fera pas partie de l'histoire. Ainsi des facteurs qui ont pu jouer un rôle dans tel ou
tel évènement historique mais qui ne sont découverts que plus tard ne font leur entrée dans
l'histoire qu'à partir de cette découverte.
Au contraire l'évolution est toujours inconsciente. Comme nous ne pouvons pas
isoler un moment de l'évolution, nous ne sommes pas à même de la percevoir car nous ne
sommes pas équipés pour percevoir le mouvement continu, mais seulement des sommes
d'instants. La notion d’évolution signifie un processus. Nous parlons de l’évolution en
biologie (l’évolution d’une espèce - le singe des arbres évolue en singe bipède - ou d’une
maladie par exemple) mais aussi de l’évolution des mœurs, de la mode, des idées. Elle se
produit d’elle-même par delà la conscience que nous pouvons en avoir. Ainsi nous nous
rendons compte soudainement que nous avons changé - progressé, vieilli, mûri - mais nous
ne savons pas comment cela s'est produit. De même il est quasi impossible de cerner tous
les moments d’un processus de transformation économique ou intellectuelle. Nous pouvons
constater des changements, isoler les moments les plus remarquables, mais le processus
dans sa totalité est impossible à retracer car, contrairement à l’histoire qui est faite de
discontinu, l’évolution n'est pas un amas de faits singuliers, mais quelque chose de fluide.
Ainsi lorsque nous parlons de l’évolution des mœurs des années 1950 aux années 1990 nous
constatons des lois votées, des manifestations, des articles de presse, livres et programmes
de télévision sur par exemple l’émancipation de la femme ou la reconnaissance des droits de
l’enfant, mais nous serions incapables de restituer tout le processus et tous les mouvements
infimes et donc imperceptibles qui le constituent. L'évolution a toujours lieu de manière
latente. Alors que l'histoire est par essence manifeste, l'évolution est toujours cachée.
Ceci nous mène droit à la différence essentielle de l'histoire et de l'évolution, et qui
est que l'histoire a lieu dans le temps, alors que l'évolution a lieu dans la durée. L'histoire
est faite de découpages artificiels dans la vie qui est durée afin d'immobiliser certains
instants comme si ceux-ci étaient de pierre. L'histoire, c'est l'évolution vue par l'intelligence
et non vécue par l'intuition. Bergson analyse la différence entre l'intuition et l'intelligence,
entre le temps et la durée. Le temps est un outil de l'intelligence. Le temps de la mécanique
et du scientifique est le temps linéaire puisque il est fondé sur la représentation du temps -
dont l'intelligence ne peut avoir aucune intuition puisque justement elle n'est pas intuition -
par une ligne divisée en segments pour représenter son passage. Ainsi nous voyageons dans
le temps comme le long d'un chemin dont nous remarquons de temps en temps une borne
ou autre et que nous appelons t1, t2 etc. ou encore 14h, 15h etc. Les évènements de l'histoire
sont justement de tels jalons. Ainsi en Occident nous parlons de l'année (supposée) de la
naissance de Jésus de Nazareth comme d'un tel évènement-jalon, mais tous les évènements
que relate l'histoire sont des jalons qui permet à notre intelligence de se répéter dans ce qui
pour elle est le temps.
Au contraire l'évolution est durée, et d'ailleurs on peut dire que ces deux termes sont
synonymes puisque il n'y a pas d'évolution sans durée, mais la durée sans l'évolution est
immobilité ou éternité. L'évolution dure, elle s'écoule, imperceptible et continue, altérant
progressivement la matière qu'elle traverse et son action ne peut être représentée par
des jalons car l'évolution est justement ce qui relie ces jalons. En outre l'évolution
contient dans son présent tout son passé: l'évolution n'aboutit jamais à un état absolument
neuf, elle contient toujours la totalité de la chose qu'elle a altéré, mais sans que cette chose -
ou être - en ait conscience. Ainsi j'existe de manière ininterrompue depuis le jour de ma
conception, et l'enfant de trois ans que j'étais une fois est inclus dans l'adulte que je suis
maintenant, mais je n'en ai aucune perception, je ne vois rien de cet enfant dans le moi
actuel. Ce n'est que par intuition que je peux avoir le sentiment de la totalité que je suis, car
je vis et je n'arrête pas d'évoluer. Je suis un flux incessant de changement.
Finalement il faut distinguer l'histoire et l'évolution du mythe. En effet comme nous
venons de le voir, l'Histoire et l'Evolution sont toutes les deux des notions ayant rapport au
temps alors que le mythe est a-temporel. C'est ce qui distingue le récit historique du récit
mythique qui est atemporel. Ce que raconte le mythe, par exemple le conflit entre Héra et
Zeus ou la descente de Déméter chez Hadès tous les hivers, sont des évènements qui ont
toujours lieu, car ils sont non des évènements mais des explications de la nature des choses,
et donc toujours vrais. La naissance de Vénus par exemple ou la résurrection du Christ ne
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sont pas des évènements qui ont eu lieu, ni ne désignent-ils une quelconque évolution, mais
symbolisent l'érotisme et l'immortalité de l'homme. Mircea Eliade analyse le rapport au
temps des mythes; le mythe explique pourquoi c'est toujours comme ça, par exemple
pourquoi il y des saisons ou pourquoi l'homme est mortel. Ainsi la Genèse est un mythe
alors que l'exode est un récit historique (mêlé il est vrai de mythique puisqu'il explique le
lien entre Dieu et Israël). Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des
Etres Surnaturels, une réalité est venue à l'existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos,
ou seulement un fragment: une île, une espèce végétale, un comportement humain, une
institution. C'est donc toujours le récit d'une "création": on rapporte comment quelque
chose a été produit a commencé à être2". C'est à dire que le mythe se situe d'emblée avant le
début du temps chronologique, alors que l'histoire et l'évolution se déroulent dans ce temps
chronologique, même si leur rapport au temps est très différent.

B. Le phénomène humain et le singe de l’homme


Le statut de l’évolution est plus problématique : l’évolution est-elle nécessaire ou
contingente ? La conception occidentale de l’évolution, largement tributaire de Darwin et
défendue par des biologistes tel Stephen Gould, François Jacob et Richard Dawkins, est une
conception mécaniste de l’évolution où celle-ci procède par mutations contingentes et
imprévisibles, sans direction, ni propos. Un gène selon les darwinistes subit une mutation
au hasard qui peut être bénéfique, mauvaise ou neutre et passant inaperçue. Si la mutation
est bénéfique, l’individu sera mieux adapté à son entourage et sa descendance aura de
meilleures chances de survie ; si elle est mauvaise ce sera le contraire. Ainsi une espèce ou
une lignée peut disparaître ou au contraire proliférer à cause d’une mutation au hasard.
Selon les darwinistes, les fossiles que nous avons d’espèces éteintes témoignent de
mutations mauvaises qui ont rendu l’espèce inadaptée à son milieu ou alors de mutations
qui, pour ainsi dire, auraient été nécessaires pour adapter l’espèce à des conditions
naturelles changeantes - apparition d’un nouveau prédateur, conditions climatiques
différentes par exemple- et qui n’ont pas eu lieu. Ainsi certains oiseaux de la Nouvelle
Zélande ont été exterminés par l’arrivée des animaux domestiques européens pour lesquels
ils n’étaient pas préparés. L’évolution selon les darwinistes est donc absolument
contingente. Elle se produit au hasard et, non seulement elle aurait pu être autre, mais elle
aurait pu être à peu près n’importe quoi.
Toutefois le paradigme mécaniste de
la Nature est contestable. Nous constatons,
non pas des mutations au hasard dans les
espèces, mais des espèces stables dotées
d’un haut degré d’organisation et qui, si on
les transplante par exemple d’un continent à
un autre ou d’un climat à un autre, ont
tendance à s’adapter très vite et toujours en
fonction de ce milieu. Ainsi un certain
papillon nocturne avait au 19e siècle des ailes
sombres et claires imitant l’aspect du tronc
d’un bouleau afin d’échapper à la vision de
ses prédateurs. Toutefois la pollution
industrielle ayant noirci les troncs des arbres,
ces ailes sombres et claires ne camouflaient
plus ces papillons dès les années 1850. Le
papillon a alors muté en une espèce aux ailes sombres. L’interprétation darwiniste de ce
phénomène est que seuls les papillons aux ailes sombres ont survécu pour se reproduire.
L’interrogation que cela suscite est la suivante : d’où sort soudainement ce papillon aux ailes
sombres capable de survivre aux prédateurs alors que tous avaient des ailes bicolores ? En
outre, si on admet l’existence de quelques spécimens originaux aux ailes sombres - comment
firent-ils pour survivre avant les effets de la pollution ? - cela voudrait dire que tous les
papillons actuels descendent de quelques rares ancêtres, les autres papillons n’ayant pu se
reproduire. Cette interprétation s’accorde mal avec un phénomène observé : les ailes de tous
2
Mircéa Eliade Aspects du mythe, Gallimard, p.15.
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les papillons ont soudainement, en l’espace de quelques générations, changé de couleur. Cet
exemple est un parmi d’innombrables autres démontrant, ou du moins montrant (puisque la
nature ne démontre pas, elle ne fait que montrer) l’intelligence dans la nature. La série
télévisée britannique - montrée sur la chaîne Planète et intitulée La Vie Privée des Plantes -
abonde en exemples de la créativité et de l’intelligence dans la nature : telle plante se
déguise en la femelle de l’insecte qui aide à la dispersion de ses spores pour attirer cet
insecte. Telle autre imite l’odeur de charogne pour attirer les mouches dont elle se nourrit.
Il semble donc au contraire que l’évolution n’est pas au hasard, mais intelligente et dirigée
vers une fin précise. Lorsqu’elle a lieu, l’évolution apparaît comme le moyen de résoudre
un problème qui se pose à un individu ou une espèce, et elle consiste en une adaptation
intelligente et précise à ce problème.
Maintenant, peut-on alors parler d’une évolution humaine ? En quel sens ? Et quel
rapport entretient-elle avec l’histoire ? L’évolution humaine, c’est tout d’abord l’évolution du
singe anthropoïde en homo sapiens. En ce sens elle se confond avec l’évolution naturelle en
général. Ainsi nous pouvons conjecturer que le singe a évolué en humain pour mieux se
défendre contre les agressions de son milieu. Toutefois une question se pose alors :
imaginons le petit primate dans l’arbre feuillu qui le cache et le nourrit : pourquoi descendre
de cet arbre alors que justement il protège l’animal par sa hauteur du sol et par son
feuillage ? Pourquoi ne pas évoluer par un pelage vert bien camouflé par ces feuilles au lieu
de quitter l’arbre protecteur ? Pourquoi perdre l’aptitude à grimper, griffes et dents
pourtant si utiles dans la jungle, et pourquoi ne pas développer des griffes plus tranchantes
et des dents plus fortes ? Loin de favoriser la survie de ce primate dans la jungle
préhistorique, l’évolution en humain a d’abord mis cette espèce en danger. Les
paléontologues estiment avoir trouvé les fossiles de diverses lignées humaines ou
humanoïdes qui n’ont pas survécu aux pressions du milieu préhistorique. Ainsi on dirait
que la nature a essayé d’engendrer l’homme à plusieurs reprises, a raté et cependant,
contredisant tout darwinisme qui soutient la promotion et la sélection naturelle des espèces
les mieux adaptées à survivre et se reproduire dans la nature, a recommencé l’engendrement
de cet être inadapté à la jungle jusqu’à réussir. Si Darwin a raison, l’homme est un produit
non pas de la nature, mais contre nature puisque seul lorsqu’il eut développé des techniques
et donc acquis une certaine culture fut-il apte à survivre, et il survit d’autant mieux qu’il
s’éloigne de la jungle primitive à laquelle il n’est pas adapté. On a donc l’émergence
extraordinaire dans un milieu d’une espèce dans un milieu qui n’est pas du tout adaptée à ce
milieu ! Et plus il évolue, moins il est adapté aux conditions naturelles : ses ongles
deviennent mous, son odorat s’estompe, ses dents s’affaiblissent tout comme ses muscles.
En effet, alors que cela ne pourrait être plus désavantageux dans les conditions de vie
primitives qui caractérisent l’état « naturel », l’évolution humaine va dans le sens de
l’intelligence et de la conscience. Au fur et à mesure que le singe anthropoïde devient
homme, son cerveau croît au détriment des autres organes. Le cerveau humain est, de tous
les cerveaux mammifères, le plus grand consommateur de glucose, denrée rare dans la
nature. Tout se passe comme si les muscles rétrécissaient afin de permettre à l’organe
cérébral de croître puisque, ce qui distingue l’homme des grands singes c’est que le rapport
de poids muscle-cerveau s’inverse et, mis à part les mains, le corps devient moins capable de
bouger, se défendre, maintenir l’équilibre thermique alors que la capacité de réflexion
abstraite, sa créativité et son imagination croissent, le rendant de moins en moins adapté
aux conditions naturelles effectives et de plus en plus obligé à changer son milieu afin de
l’adapter à lui et non pas le contraire. L’homme est une créature on ne pourrait plus anti-
darwinienne. Nous pouvons donc spéculer que l’évolution n’est pas seulement une réponse
aux conditions naturelles primitives mais qu’elle a un but autre que d’adapter l’espèce
humaine à la nature. Au contraire, en y regardant plus près, on a plutôt l’impression qu’elle
voudrait l’en éjecter.
L’homme ne trouve pas devant lui ce dont il a besoin pour subsister mais est obligé
de le fabriquer. Alors que les autres créatures sont achevées dès l’âge adulte - le lion ou le
chien n’évoluent plus une fois sortis de leur enfance - l’homme évolue toute sa vie car il n’a
jamais fini d’adapter le milieu à ses besoins et cette activité incessante le transforme. La
science nous enseigne parfois que l’histoire commence lorsque s’arrête l’évolution. Le singe,
nous apprend-on, a évolué dans la forêt pré-historique, et ensuite, lorsque l’homo sapiens
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est apparu, l’évolution est terminée et l’histoire débute. Elle est caractérisée par l’invention
d’outils - pierre, fer, bronze - qui marquent les étapes d’un apprentissage, mais non d’une
évolution. L’homme, nous dit-on, ne change plus ; il ne fait qu’apprendre des nouvelles
techniques. Ainsi il n’y aurait aucune différence entre l’homme des cavernes de Lascaux et
l’homme moderne ; ce dernier a seulement un peu plus d’expérience et un peu plus
d’éducation.
Toutefois l’évolution des connaissances ne témoigne-t-elle pas d’une évolution des
capacités de connaître ? Peut-on sans se contredire affirmer à la fois que les
mathématiques, par exemple, font partie de la structure même de l’intelligence de l’homme
et que cependant il a mis quelques millions d’années à s’en apercevoir ? Peut-on vraiment
penser que des êtres qui avaient une capacité de vision picturale égale à celle des peintres de
la Renaissance se soient bornés cependant aux dessins que nous voyons dans les cavernes
de Lascaux ? Les étapes de la civilisation, c’est à dire les étapes de l’histoire, ne sont-elles
pas aussi des étapes de l’évolution humaine ?
Ceci signifie que l’histoire, au lieu d’être contingente, reflète l’évolution de l’homme,
sa sortie des cavernes. Si les mathématiques ont apparu disons en Inde au temps de Véda
ou en Grèce au temps de Pythagore, cela indique que la conscience humaine a évolué au
point où elle est désormais capable de cette forme de réflexion. L’histoire est donc en
grande partie dirigée par l’évolution de la conscience. Néanmoins, l’évolution est à son tour
influencée par l’histoire. Ainsi des périodes d’invasion, plongeant un peuple dans la famine
et la violence, font régresser la conscience qui mettra beaucoup de temps à reprendre son
souffle.
Ainsi l’évolution, quoique son mouvement général soit ascendant, n’est cependant
pas uniformément progressive, mais comporte des périodes de moindre évolution de la
conscience - les époques barbares, les périodes d’ignorance et de violence - et des époques
davantage évoluées - les périodes illustres d’épanouissement intellectuel et politique. A des
périodes d’épanouissement succèdent des périodes de régression et vice-versa. Si donc
l’évolution indépendamment de l’histoire serait une courbe droite légèrement ascendante,
les vicissitudes de l’histoire - caprices des hommes et de la nature - la plient en crêtes et
creux qui reflètent les périodes illustres et les périodes obscures de l’humanité. Il convient
maintenant de regarder de plus près comment l'histoire est un miroir du niveau d'évolution
spirituelle de l'homme. Dans Le Cycle Humain le philosophe indien Aurobindo montre
comment un certain état de la conscience collective humaine dicte les lois et les institutions
à la société que retiendra l'histoire.

C. Histoire et évolution de la conscience


Ceci nous reconduit directement aux thèses de Shri Aurobindo dans Le cycle humain.
L’évolution traduit l’émergence de l’esprit, du Divin, dans la matière. La philosophie hindoue
est entre autre, une théorie sur les fondements de la nature qui a curieusement bien des
points en commun avec certaines théories de la physique contemporaine. En effet la
mécanique quantique spécule que les fondements derniers de la nature ne sont pas des
particules matérielles mais comme le dit Ernest Schrödinger, du « mind stuff », expression
que l’on pourrait traduire « de la substance pensante ». Certaines expériences quantiques
révèlent que la matière, dans ses composantes sub-atomiques, se comporte de façon qu’on
pourrait appeler télépathique, comme si une particule « savait » où se trouve une autre
particule, ou le trajet qu’elle a accompli. La philosophie védique considère que sous-jacent à
la nature que nous percevons, il existe un champ de conscience qui est à la base de tout
ce qui est. Le fondement de toutes choses serait la conscience, non point la pensée
consciente telle que nous en faisons l’expérience dans nos pensées (le contenu conscient de
notre conscience et notre intellect) mais la pensée telle qu’elle est à sa source, avant que telle
ou telle pensée ait été formée. Ceci peut sembler très abstrait, mais on peut essayer de le
comprendre en se représentant - comme le font souvent les maîtres de philosophie indienne
- la conscience comme un océan. En effet un océan c’est quelque chose d’à la fois homogène
- c’est de l’eau à tous les étages ! - et qui cependant n’est pas le même en surface et en
profondeur, puisqu’en surface les vagues s’agitent, alors que les fonds sont calmes et sans
agitation. Les pensées conscientes - ce qui se passe dans notre tête - sont comme ces
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vagues, formées quelque part au fond de notre conscience, mais perceptibles seulement
lorsque elles atteignent la surface. Les exercices de yoga et de méditation ont pour but
principal d’activer ce Fond de conscience car plus nous sommes en connexion avec ce Fond
de nous-mêmes, plus celui-ci peut nourrir et soutenir notre être manifeste, c’est à dire
l’esprit et le corps.
L’évolution n’est pas tant l’élévation de notre « quotient intellectuel » au fur et à
mesure que nous émergeons des grottes pré-historiques, mais l’activation accrue, la
présence plus grande, de ce fond de la conscience ou être ou esprit, en nous-mêmes et les
diverses époques historiques reflètent cette présence plus ou moins grande de l’esprit dans
la civilisation. Ce qui donc distingue les différentes étapes de l’histoire c’est son niveau
spirituel, c’est à dire à quel degré l’esprit est présent dans les institutions et les coutumes
d’une société. Ceci va dépendre principalement de sa présence à un plus ou moins grand
degré dans la conscience des individus.
Aurobindo constate que l’Histoire comporte des cycles de formation et décadence
des civilisations qui correspondent à l’accroissement et la diminution de l’esprit dans la
conscience individuelle et collective. Ceci est dû en partie à cause de la nature même de
l’Esprit qui passe par des périodes d’éveil et des périodes de diminution (ou latence) qui
correspondent aux Eres spirituelles distinguées dans la philosophie védique : ce sont les
Yuga qui sont caractérisées par un éveil ou présence plus ou moins grands de l’esprit dans
la nature. Par exemple le Sat yuga est une période où l’esprit est très présent, donc l’homme
accède facilement durant cette ère au développement maximal de ses capacités ; au contraire
le Kali yuga est une époque - la nôtre malheureusement - où l’esprit est latent et très peu
présent dans la conscience collective et individuelle et donc où l’homme est sous-développé
par rapport à son évolution maximale ou normalité.
Ces cycles sont très longs, mais à l’intérieur de chaque yuga - qui dure plusieurs
centaines de milliers d’années - il existe des mini-cycles de présence plus ou moins grande
de l’esprit divin et ces mini-cycles sont reflétés par l’histoire.
Ainsi Aurobindo décèle quatre étapes dans la formation et la décadence d’une
société. Comme l’être humain est plus proche de l’esprit au moment de la naissance d’une
société - comme un enfant qui vient de naître a l’esprit plus pur et plus proche de la nature -
Aurobindo retrace le mouvement descendant de la
civilisation d’une société proche du divin à une qui
s’en éloigne, puis qui cherche à le retrouver, mais on
pourrait très bien étudier le mouvement ascendant
d’une civilisation d’un stade fort primitif et barbare à
un stade pleinement spirituel.
La première étape est celle des civilisations dites
primitives, mais qui en fait se caractérisent par un
contact intime avec la Nature. Aurobindo appelle
cette étape symbolique et la décrit de la manière
suivante : « L’institution religieuse du sacrifice
gouverne la société entière et toutes ses heures, tous
ses moments ; le rituel du sacrifice est
mystérieusement symbolique à chaque pas et dans
chaque détail ». Dans la mentalité de l’homme
symbolique, la nature est la manifestation du divin
sous-jacent et l’homme une représentation inférieure
du divin. Ainsi par exemple le mariage védique est
gouverné par l’image divine et mystique de Purusha
et Prakriti et tout mariage est avant tout la
célébration mais aussi la répétition mystique, comme
un événement symbolique toujours vrai et donc
toujours entrain de se faire, de cette union de Dieu et de la Nature. L’âge symbolique est
donc un moment où l’homme sent, c’est à dire fait l’expérience, du divin dans la Nature,
alors que pour nous cette expérience n’est qu’intellectuelle, nous pouvons nous représenter
la nature comme imprégnée d’esprit (c’est ce que fait la physique de pointe, du moins
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certains de ses adeptes) mais non la vivre. Nous éprouvons souvent du mépris pour les
civilisations primitives car nous ne sommes plus capables des mêmes intuitions.
Nietzsche s’insurge contre cette condescendance naïve en valorisant l’âge de
Dionysos et non l’âge d’Apollon ou de la raison. Chez Nietzsche l’âge de Dionysos est un
âge de contact avec la Vie et les forces vitales, un âge créatif où l’homme vit et ne pense pas,
au lieu de notre époque où l’homme pense, où tout est représentation intellectuelle mais ô
combien aride et exsangue. Un autre exemple de cette étape symbolique est la civilisation
Hopi étudiée par Benjamin Whorff. C’est essentiellement par l’étude du langage hopi que
Whorff comprend leur métaphysique et comment ils voient le réel ; il se rend compte que ces
indiens ont une image de l’univers toute autre que la nôtre, qui est structurée par le
paradigme mécaniste et newtonien et qui ressemble davantage aux chapitres les plus
abstraits et peu familiers de la physique d’Einstein. En effet les Hopis ignorent nos
catégories - pourtant déclarées universelles et constitutives de tout entendement humain par
Kant ! - de temps et d’espace, et conçoivent le monde en manifeste et non-manifesté, en ce
qui est accessible au sens et ce qui est rendu accessible au sens. Ainsi la grammaire Hopi est
fondée sur la durée puisque c’est dans la durée que le sous-jacent aux choses manifestes se
manifeste, devient chose percevable. Par exemple au lieu de dire « il y a une maison » ce qui
traduit une conception du temps formé d’instants isolés dans lesquels il peut y avoir des
choses, le hopi dit « il maisonne », c’est à dire que quelque chose se manifeste en maison
dans la durée.
Dans la métaphysique Hopi le manifeste est le passé et le présent ( lorsque le non-
manifesté s’est manifesté et est devenu objectif) alors que le non-manifesté, le latent, le
désir sous-jacent est le futur, puisque le futur n’est pas là manifestement, il n’est pas
encore. D’où l’importance dans les sociétés de l’âge symbolique du cœur puisque c’est le
siège du désir, donc de l’intention qui est l’essence du non-manifesté : le manifeste, ce que
nous voyons, est la réalisation d’une intention, d’un désir que cela soit. Ainsi le désir du
bourgeon est que la fleur devienne, et le monde lui-même est la manifestation d’un désir
qu’il soit.
Selon la philosophie védique ce n’est jamais la pensée consciente, intellectuelle qui se
manifeste et devient tangible, mais la pensée latente, fondatrice du contenu de conscience,
c’est à dire que c’est le vécu caché qui se manifeste et non ce qui est déjà manifeste sous
forme de contenu de la conscience. L’âge symbolique est donc peu intellectuel et mental, on
y lit et écrit peu, ce sont des sociétés qui ne laissent pas beaucoup de traces derrière elles,
peu d’indices de ce qu’elles ont été, car puisque le latent, l’esprit divin vivant dans les choses
comme leur essence, est très présent dans les institutions, il n’est pas nécessaire
d’immortaliser l’extérieur - bâtiments solides, livres impérissables - et nous ne conservons
que très peu - quelque ruines de temples, quelques livres et hymnes - de l’âge védique. Il est
même possible que ces livres et ces temples aient été écrits/érigés à une époque où l’on
commençait à ressentir la perte de l’esprit et où l’on s’est efforcé de conserver ce qui pouvait
l’être, de capter tant bien que mal l’esprit dans quelque chose qui saurait le faire durer.
C’est une illusion puisque l’esprit ne peut se manifester que par les créatures vivantes,
surtout l’homme et si l’homme ne peut plus manifester l’esprit car sa conscience s’est trop
assoupie, l’écriture ou l’architecture ne vont certainement pas le capter, puisque le vivant ne
peut être exprimé et maintenu par ce qui est mort. C’est le sens de la phrase de l’épître de
Saint Paul aux Romains, « la lettre tue mais l’esprit donne la vie », et du passage dans Phèdre
de Platon sur l’écriture. Platon y dit que le logos est un fils qui, sans le père qui lui donne
son Sens, serait vide de sens. Le manifesté, sans connexion au non-manifesté, est mort.
L’écriture est donc pour Platon une chute du verbe vivant dans l’écrit, un degré plus grand
d’ignorance, d’éloignement du savoir. L’écriture ne peut pas en elle-même véhiculer le savoir
car elle est purement matérielle, alors que la parole est vivante, émanant directement de la
conscience. C’est pour cela que les hymnes sont appris par cœur par les prêtres védiques
-les pandits - et non lus. Lorsque le prêtre lit les textes au cours d’une cérémonie religieuse,
c’est un signe que l’esprit n’est plus aussi ou même presque pas présent dans la conscience
du prêtre. Nous sommes alors passés de l’âge symbolique à l’âge conventionnel.
Aurobindo écrit : « Dans ce stade symbolique, l’idée spirituelle gouverne tout ; les
formes religieuses symboliques qui la soutiennent sont en principe fixes ; les formes sociales
sont imprécises, libres et capables d’un développement infini ». Ceci signifie que ce qui
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distingue la société hautement évoluée du point de vue spirituel, c’est qu’elle a très peu
besoin de lois et de gouvernement, car la conscience individuelle étant imprégnée d’esprit,
l’être humain est naturellement vertueux. La présence de lois et d’un système judiciaire
complexe témoigne d’une absence d’évolution et non, comme on le croit avec grande
complaisance en Occident, d’un niveau élevé d’humanité. C’est normal puisque moins
l’homme est vertueux plus il faut des lois et des contraintes pour protéger ses concitoyens.
Si en outre la société spirituelle connaît un degré poussé de créativité, alors les institutions
seront souples et fluides puisqu’elles reflètent l’esprit qui les a fondées, et l’Etre lui-même
est infinie souplesse.
Nous remarquons que la loi est surtout associée à l’écriture, donc d’un début de
perte de l’esprit, et que les sociétés dites primitives ont relativement peu de lois. L’âge
conventionnel, qui est le deuxième stade historique d’évolution descendante, est divisé par
Aurobindo en deux étapes, l’une où il reste un peu d’esprit dans les institutions, l’oubli de
l’être - pour reprendre l’expression d’Heidegger - n’est que partiel, et les institutions arrivent
encore à refléter l’esprit qui les a fondées et le second où l'oubli de l'être est quasi total.
Dans la première phase d’oubli de l’Etre, les institutions continuent à fonctionner comme
avant, mais puisque l’esprit qui les a fondées s’estompe, l’on a tendance à compenser en les
rendant un peu plus rigides, un peu moins fluides. Si les hommes d’autrefois ( à l’âge
symbolique) par exemple tournent spontanément leur visage vers le soleil levant au petit
matin, désormais il faut le leur apprendre car il ne sentent plus d’eux-mêmes que c’est la
bonne orientation pour maximiser leur énergie en début de journée. Pour les mêmes raisons
il faut désormais leur enseigner quoi manger ou avec qui se marier. C’est à ce stade que l’on
commence à ressentir la nécessité d’écrire, c’est à dire de fixer dans la mémoire les règles de
vie qu’autrefois l’on savait spontanément. Par exemple en Inde c’est l’apparition des
premiers textes de l’Ayur Véda et les premiers hymnes, le Rig Véda qu’avant on récitait mais
que maintenant il faut préserver de l’oubli. L’écriture cependant fige le contenu, et il y a
perte d’information puisque l’écriture ne peut pas véhiculer le vivant. On fait de plus en
plus attention à la lettre et aux règles de cérémonie, car on n’a plus le contact direct avec
l’esprit qui empêche de se tromper. Aurobindo analyse ce qui se passe avec les castes à
cette étape.
A l’âge symbolique, les castes se sont constituées spontanément puisqu’elles
reflètent un certain ordre de l’univers. Ce sont la tête, les bras, les cuisses et les pieds de la
Divinité créatrice, qui est une manière symbolique de dire que les brahmânes sont des
hommes de connaissance, les kshatriya des hommes de pouvoir, les vaïshya des producteurs
et les shoûdra des serviteurs. A l’étape typale - première étape de l’âge conventionnel - la
psychologie et la morale subordonnent les autres éléments, même spirituels. Ainsi
Aurobindo écrit : « La religion devient alors une sanction mystique du principe moral,
dharma ; c’est désormais sa principale utilité sociale et, pour le reste, elle se tourne de plus
en plus vers l’autre monde. L’idée que l’Etre divin ou le Principe cosmique puisse s’exprimer
directement dans l’homme, cesse de dominer ou d’être le guide au premier rang ; elle
s’efface, passe au second plan et finalement disparaît, non seulement de la pratique mais
même de la théorie de la vie ». Ainsi la religion vivante est remplacée par des idéaux de
morale et de comportement et le principal idéal est l’honneur social. Chaque caste aspire
donc à l’idéal qui lui est propre - pureté, courage, honnêteté, service fidèle selon le cas - mais
« de plus en plus ces qualités cessent d’avoir des racines vivantes dans une conception
psychologique claire et de jaillir naturellement de la vie intérieure de l’homme ; elles
deviennent une convention, fût-ce la plus noble des conventions. Finalement, elles sont
davantage une tradition dans la pensée et sur les lèvres qu’une réalité de la vie. »
L’étape typale glissera donc naturellement en étape conventionnelle où il ne reste que
les supports extérieurs de l’expression de l’esprit. Ceux-ci deviennent plus importants que
l’idéal lui-même. C’est le stade où le vêtement devient plus important que la personne. Ce
passage des Pensées de Pascal sont un exemple d’où en sont les choses à cette étape :
puisque la vraie justice et le vrai savoir ne sont plus, ce sont le déguisement et la grimace
qui en créent l’apparence : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges,
leurs hermines, dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de
lys ; tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes
et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de
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quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si
authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le véritable art de
guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences seraient assez
vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces
vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire. » La France du 17e
siècle et la Cour de Versailles sont un exemple frappant de la société vide d’esprit et où tout
est devenu apparence. Les Caractères de La Bruyère offrent de nombreux exemples de
personnages dont le seul souci est de se montre, par exemple Iphis qui se montrent à l’église
pour faire effet de dévot, ou Arrhas qui fait étalage de ses connaissances et relations
sociales.
L’exemple que donne Aurobindo est celui des castes qui se réduisent de plus en plus
à leurs supports extérieurs - naissance, fonction économique, rituels et sacrements religieux,
coutumes familiales - et il écrit : « Au début la naissance ne semble pas avoir joué un rôle
capital dans l’ordre social, car les facultés et les capacités personnelles l’emportaient ; mais
par la suite à mesure que le type se fixait, il est devenu nécessaire de le fixer par l’éducation
et la tradition, et tout naturellement l’éducation et la tradition se sont fixées dans le sillon
héréditaire. Ainsi, conventionnellement, on en vint à toujours considérer le fils d’un
brahmane comme un brahmane. »
La France connaît une situation analogue. En effet nous songeons à la société
reflétée par les romans de Balzac ou de Zola, le XIXe siècle où naissance, relations sociales et
argent sont les clés du succès, et à l’importance des coutumes traditionnelles - l’église le
dimanche, la bienséance, le vestimentaire - dans cette société. Des individus réellement
spirituels comme Pascal ou Sainte Thérèse de Lisieux font figure à part dans ces sociétés et y
apparaissent comme de véritables excentriques. Les saints à toutes les époques qui ne sont
pas celles de l’âge spirituel ou symbolique apparaissent étranges et mal adaptés, et plus la
société perd son ancrage spirituel, plus l’homme qui garde le contact avec l’Etre est
marginal. Pour le commun des mortels, la vie s’est figée en coutumes dont on ignore le sens
puisque soit l’esprit qui les a fondées a été oublié, soit des coutumes nouvelles ou
déformées remplacent ou s’ajoutent aux coutumes authentiques. Ainsi l’eucharistie était au
début une cérémonie pour incorporer le corps du Christ dans celui du croyant, c’est à dire
de spiritualiser ce corps, de le rendre plus pur et plus capable de percevoir et de vivre
l’esprit, le « fond de l’océan ». L’hostie était donc symbolique au point d’être quasiment
incorporelle, un véhicule qui se transformerait en corps spirituel et immortel dès le contact
avec le palais du croyant. Or, avec les siècles, l’église devient un organe de pouvoir, ses
cérémonies obligatoires et vides de tout esprit, au point où on pourrait tout aussi bien
célébrer l’eucharistie avec un croque-monsieur et une boîte de Coca-Cola, cela ne changerait
rien à une cérémonie devenue on ne pourrait plus stérile.
L’étape conventionnelle a deux conséquences : la première est l’arrivée de l’âge
individualiste où des individus se rendent compte que les institutions sont purement
arbitraires et ne se fondent sur aucune vérité solide, mais seulement sur des traditions dont
on ignore les origines, et sur des appétits égoïstes - désir de pouvoir le plus souvent, ou de
richesse - et vont chercher à y remédier. Ils se tournent alors vers la raison, le seul
instrument qui offre un semblant de certitude et tentent de construire une société fondée
sur l’entreprise individuelle. C’est la première étape d’un changement de direction de
l’évolution, allant du moins spirituel au plus, même si la raison ne peut remplacer l’esprit.
En effet de la raison Aurobindo écrit qu’elle est une intermédiaire entre le physiologique et
l’esprit et qu’elle peut « plaider » en faveur de l’un ou de l’autre. Mais elle n’est elle-même la
source d’aucune vérité, elle ne peut que juger ce qu’on lui présente.
L’âge individualiste ou subjectif voit des individus se détacher des institutions, les
critiquer, les remettre en question, en chercher les fondements. Aujourd’hui nous vivons à
une telle époque, mais elle a été commencée par des penseurs comme Descartes (recherche
le fondements des sciences), Rousseau (voudrait instituer le contrat social) ou Nietzsche
(démasque le vide des institutions conventionnelles et la stérilité de la métaphysique,
l'intuition de l'esprit divin ayant dégénéré en croyance vide aux arrière mondes.) C'est l'âge
des Lumières ou de la Raison, où l'homme tourne le dos aux institutions religieuses et
politiques car elles sont cruelles et absurdes, mais ne sait comment les remplacer. Ainsi
parlons-nous aujourd'hui de la Crise des Fondements, du nihilisme béant sous nos croyances
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fragiles et arbitraires. Cette crise reflète l'étape d'évolution spirituelle où l'homme a vu que
ses institutions n'ont pas d'ancrage, mais n'a pas su les remplacer par d'autres qui en
auraient car s'il sent qu'il lui manque quelque chose (Heidegger a ici beaucoup a dire) il ne
sait pas ce que c'est. L'homme aujourd'hui, c'est l'homme socratique qui sait tout remettre
en question, mais ne sait pas apporter de réponse; qui sait qu'il ne sait rien, alors qu'aux
époques illuminées il savait et ce savoir allait de soi.
La deuxième conséquence de l'occultation de l'esprit est la présence du chaos et de la
violence. Puisque le manifesté - la matière mais aussi nos pensées et nos actes - émane de
l'esprit divin, du champ de conscience transcendantale sous-jacent, moins cet esprit est
présent pour donner de la structure et de la solidité à la manifestation, plus celle-ci est
fragile et confuse. C'est alors que la matière, sentant en quelque sorte sa solitude, se tourne
vers elle-même comme si elle était tout ce qu'il y a: c'est l'âge où l'homme adore le corps, où
règne l'avarice et le besoin de conquérir - territoire, femmes, argent, influence - et où la
matière ne conservant plus aucun souvenir de sa racine spirituelle dans l'esprit, se prend
elle-même pour le tout et en vient à aduler sa propre et bien éphémère incarnation; elle entre
alors en compétition contre toutes les autres manifestations comme si celles-ci étaient, non
pas des manifestations d'un même tout et donc sa propre famille, mais des menaces qu'il lui
faut dominer, voire éliminer pour se conserver elle-même. D'où guerre, meurtres, luttes
incessantes et rivalités entre les diverses créatures. D'où aussi un goût prononcé pour tout
ce qui est matériel et charnel: le sexe, les objets de luxe et les symboles de statut social,
l'apparence physique, le manifeste, le percevable. L'homme alors ne se rend pas compte que
c'est justement cet attachement à sa manifestation qui la rend fragile, puisque plus l'homme
se détourne de l'esprit et plus sa physiologie perd sa solidité - d'où fatigue et maladies - et
que se tourner contre un autre homme - rivalité professionnelle par exemple - ne lui apporte
qu'une force illusoire, qu'à la longue ne pas vivre en harmonie avec les autres hommes
l'affaiblit et le précipite encore plus profondément dans la tombe qu'il ne cesse de se
creuser.

Nous voyons donc que l'histoire et l'évolution ne sont pas hasardeuses et arbitraires
mais que toutes les deux suivent des lois: cycles d'anamnèse et de réminiscence pour
l'évolution qui sont reflétées dans les institutions sociales, ses mœurs, lois et coutumes. Si
l'histoire comporte de l'arbitraire - éruption du Vésuve par exemple quoiqu'un maître
spirituel dirait que les turbulences du climat sont les résultat du chaos de la conscience
collective - elle est en grande partie le résultat et le reflet du niveau d'évolution du peuple
d'une société à une époque, et de tous les peuples à cette époque puisque tout est lié.
Il y a donc deux évolutions - pour ainsi dire - que reflète l'histoire: l'une est
l'évolution biologique de l'espèce, d'une espèce qui voit son cerveau se développer depuis
l'âge de Lucy et du Cro-Magnon à notre âge et au-delà. L'autre est l'évolution de l'esprit qui
transparaît plus ou moins dans la Manifestation. Le premier aspect de l'évolution est reflété
dans ce que l'homme est capable de faire et de dire: richesse du vocabulaire, connaissances
techniques et scientifiques. Le deuxième aspect est reflété dans ses institutions: prisons ou
absence de prison, religion rigide ou spiritualité, niveau de santé de la population, taux de
criminalité etc. Un troisième facteur qui témoigne de l'évolution spirituelle est le pouvoir de
l’esprit. Plus un individu est évolué, plus il est de l’intérieur maître de la matière qui le
constitue. Or la matière, son corps, est en son essence esprit, conscience, et donc absolue
liberté. Ce qui donc est possible en pensée est à la limite possible pour le corps puisque le
corps est de la pensée. Nous ne sommes pas fatalement les victimes de la mort et de la
souffrance, qu’elles sont que les conséquences de l'oubli de l'Etre et retrouver l'Etre en nous
nous délivrera de tous les maux. Ainsi, pour Aurobindo, il y a une percée du divin dans
l'histoire; en fait il montre que, même lorsque l'humanité est très peu spirituelle, que son
physiologique est faible et anormal, un homme peut apparaître qui soit en avant de son
époque, reflétant un niveau d'évolution supérieur et ultérieur et qui par la montre la
direction de l'histoire. Le but de l'évolution, c'est ainsi pour lui l'homme normal, ce qui est
la même chose que l'homme divin.
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En conclusion, et comme ouverture à une réflexion ultérieure, nous pouvons nous


demander comment faire évoluer l'homme? Ce qui pose aussi la question de savoir s’il est
possible de freiner la décadence spirituelle?
Ce qui fait que l'esprit se perd au cours de l'Histoire est le Temps et sa lente érosion.
L'histoire est en ce sens l'ennemi de l'évolution qui se déroulerait mieux dans une espèce de
durée atemporelle si on peut parler ainsi, c'est à dire dans une durée idéale sur laquelle le
temps, le changement, la détérioration n'ont pas de prise. Or le manifesté est temporel et
une des conséquences est que l'Etre s'oublie (une autre qu'on s'en ressouvienne après, mais
longtemps après !) et que l'homme chute hors du Paradis (c'est là un deuxième sens de la
Genèse) au sens où il perd certaines de ses facultés, ce qui le condamne au travail au moyen
duquel il essaye de se réaliser, c'est à dire retrouver sa normalité donc ses facultés
spirituelles. La science védique, sa médecine, son architecture par exemple, ou ses exercices
physiques ( yoga) visent à préserver ou récupérer selon le cas la normalité. Néanmoins,
comme le précise Aurobindo, il faut pour cela que le peuple soit mûr pour évoluer.
Il existe un enseignement des arts du spirituel, moyens d'accéder au fond spirituel
qui nous constitue mais dont nous ne savons pas nous servir. C'est en ce sens que l'histoire
peut faire émerger des connaissance éternelles et promouvoir l'évolution, au lieu de la
freiner comme lorsqu'une doctrine stérile devient l'objet de foi d'une génération (le
marxisme, le positivisme etc. ...) ou comme lorsque la science commence à modifier le
patrimoine génétique de l'espèce ce qui pourra freiner l'évolution ou même nous faire
régresser pour des générations à venir. C'est à dire, pour revenir au thème de l'évolution
future de l'homme, il faut souligner deux choses: d'abord, le but de cette évolution est déjà
en nous. Chaque homme contient de manière latente tout son potentiel et n'a besoin
d'aucun ajout extérieur, par exemple un gène venu d'une autre personne ou une autre
espèce. Ensuite que tout intervention humaine dans le patrimoine génétique qui est la
manifestation de ce potentiel est oeuvre d'ignorance dont on ne peut jamais savoir (sauf
lorsqu'il bien trop tard) s'il va accélérer l'évolution ou la faire régresser. Aujourd'hui la
médecine est capable d'agir de plus en plus profondément dans le tissu de notre corps, ce
qui pourrait mettre notre évolution en danger et promouvoir une ère obscure de longue
durée.

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