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Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


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LIVRE II, Chant 8 – Le Monde du mensonge, la


Mère du mal et les Fils de l’Ombre


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
19 mai 201829 mai
2018 18 Minutes
 

Livre II – Le Livre du Voyageur des mondes

Chant 8 – Le Monde du mensonge, la Mère du mal et les Fils de


l’Ombre

Alors, il put voir le cœur caché de la Nuit :

Le labeur de sa totale inconscience

Révélait le terrible Vide sans fin.

Il y avait une Infinité vacante sans esprit;

Une Nature qui niait la Vérité éternelle                                                                                5

Dans la vaine liberté vantarde de sa pensée

Espérait abolir Dieu et régner seule.

Il n’y avait pas d’Hôte souverain, pas de Lumière témoin;

Sans aide elle voulait créer son propre monde désolé.

Ses larges yeux aveugles observaient des actes de démons,                                           10

Ses oreilles sourdes entendaient le mensonge que disaient ses lèvres muettes;
Son énorme imagination dévoyée prenait de vastes formes,

Ses sens stupides frémissaient par des suffisances coléreuses;

Engendrant un principe bestial de vie,

Le mal et la douleur firent naitre une âme monstrueuse.                                               15

Les Rebelles des profondeurs informes surgirent,

Grands êtres Titanesques et pouvoirs démoniaques,

Égos du monde torturés par le désir, la pensée, la volonté,

« Mentals » et vies immenses ne recélant aucun esprit :

D’impatients architectes de la maison de l’erreur,                                                           20

Meneurs de l’ignorance et de l’agitation cosmiques

Et soutiens de la tristesse et de la mortalité,

Incarnèrent les sombres Idées de l’Abîme.

Une substance fantôme entra dans la vacuité,

De vagues formes naquirent dans le Vide non pensant                                                   25

Et des remous se rencontrèrent et créèrent un Espace adverse

Dans les replis noirs duquel l’Être imagina l’Enfer.

Ses yeux [du roi], perçant la triple cuirasse de l’ombre,

Firent s’identifier leur vision à son regard fixe aveugle :

Habitués à la noirceur hors nature, ils virent                                                                    30

L’irréalité devenue une Nuit réelle et consciente.

Un monde violent, farouche et redoutable,

Une matrice ancienne de vastes rêves catastrophiques,

Se lovait comme une larve dans l’obscurité

Qui le protège des pointes de lance des étoiles du Ciel.                                                   35

C’était la porte d’un faux Infini,

Une éternité d’absolus désastreux,

Une immense négation des choses spirituelles.

Tous ceux-là jadis lumineux en soi dans la sphère de l’esprit

Se changeaient maintenant en leur propre contraire obscur :                                       40


L’être s’effondrait dans un vide futile

Qui pourtant était un zéro parent des mondes;

L’Inconscience avalant le Mental cosmique

De son sommeil fatal produisait un univers;

Tombée dans un noir coma, la félicité, insensible,                                                           45

Se repliait sur elle-même et sur l’éternelle joie de Dieu

Sous une forme mensongère poignante de chagrin et de souffrance,

Encore douloureusement clouée sur une croix

Enfoncée dans le sol d’un monde muet privé des sens

Où la naissance était un tourment et la mort une agonie,                                               50

De peur que tout ne redevienne trop vite une félicité.

La Pensée, une prêtresse de la Perversité, était assise

Sur son noir trépied du Serpent triple en un,

Interprétant par des signes opposés l’écriture éternelle,

Une sorcière inversant le cadre dans lequel Dieu créa la vie.                                         55

En des nefs latérales sombres ayant pour lampes des yeux mauvais

Et avec des voix fatales chantant depuis l’apside,

En d’étranges et obscures basiliques infernales

Entonnant la magie de la Parole sacrilège,

L’Initiée inquiétante et profonde                                                                                          60

Accomplissait le rituel de ses Mystères.

La souffrance, là, était l’aliment quotidien de la Nature,

Séduisant pour le cœur et la chair angoissés,

Et la torture était la formule du délice,

La douleur mimait l’extase céleste.                                                                                       65

Là, le Bien, jardinier perfide de Dieu,

Arrosait de vertu l’arbre-upas du monde

Et, soucieux du mot et de l’acte extérieurs,

Greffait ses fleurs hypocrites sur le mal natif du lieu.


Toutes les choses élevées servaient leur contraire inférieur :                                        70

Les apparences de Dieux soutenaient un culte de démon;

Le visage du Ciel devint un masque et un piège de l’Enfer.

Là, au cœur du phénomène vain,

Au centre tordu d’une action énorme,

Il vit une Forme illimitée et vague                                                                                        75

Assise sur la Mort qui avale tout ce qui est né.

Une face figée, glacée, avec des yeux terribles et immobiles,

Son redoutable trident dans sa main sombre

Étendue, elle transperçait d’un même destin toutes les créatures.

Quand n’existait rien d’autre que la Matière sans âme                                            80

Et qu’une cavité sans esprit était le cœur du Temps,

Alors, la Vie pour la première fois toucha l’Abime insensible;

Éveillant le Vide absolu à l’espoir et au chagrin,

Son pâle rayon frappa la Nuit insondable

Où Dieu se cachait lui-même à sa propre vue.                                                                   85

Elle chercha dans toutes choses leur vérité mystique en sommeil,

Le Mot non prononcé qui inspire les formes inconscientes;

Elle avança à tâtons dans ses profondeurs pour découvrir une Loi invisible,

Fouilla dans l’obscur subconscient en quête de son mental

Et s’efforça de trouver une façon pour que vienne l’esprit.                                            90

Mais de la Nuit arriva une autre réponse.

Une graine était semée dans cette matrice inférieure,

Une enveloppe muette et inexplorée de vérité pervertie,

La cellule d’un infini dénué de sensation.

Une naissance monstrueuse prépara sa forme cosmique                                                95

Dans le titanesque embryon de la Nature, l’Ignorance.

Puis, lors d’une heure fatale et stupéfiante,


Quelque chose qui surgit du sommeil de l’Inconscient absolu,

Engendré sans le vouloir par le Vide muet,

Dressa sa tête menaçante à l’encontre des étoiles;                                                         100

Ombrageant la terre par son énorme corps de Fatalité,

La menace de son visage fit frissonner les cieux.

Un Pouvoir sans nom, une Volonté sombre s’éveilla,

Immense et étranger à notre univers.

Dans l’inconcevable Dessein que nul ne peut jauger,                                                     105

Un vaste Non-Être s’enroba de la forme,

La Nescience sans bornes des profondeurs inconscientes

Recouvrit l’éternité par le néant.

Un Mental qui cherche remplaça l’Âme qui voit :

La vie devint une mort géante et affamée,                                                                       110

La félicité de l’Esprit fut changée en douleur cosmique.

Assurant la neutralité de Dieu se voilant lui-même,

Une puissante opposition conquit l’Espace.

Avec le mensonge, la mort et le malheur, à l’autorité souveraine,

Elle fit peser sur la terre son implacable hégémonie;                                                     115

Brisant l’harmonie du style originel

De l’architecture dans le plan de son destin,

Elle falsifia la Volonté cosmique première

Et contraignit à la lutte et à de terribles vicissitudes

Le long et lent processus trainant du Pouvoir patient.                                                   120

Implantant l’erreur dans la substance des choses,

Elle fit une Ignorance de la Loi toute sage;

Elle déjoua le contact sûr des sens cachés de la vie,

Tint muet le guide intuitif dans le sommeil de la Matière,

Déforma l’instinct de l’insecte et de la brute,                                                                   125

Chez l’homme défigura l’humanité issue de la pensée.


Une ombre tomba en travers du simple Rayon :

Dans la caverne du cœur fut obscurcie la lumière de Vérité

Qui brule sans témoin dans la crypte de l’autel

En secret derrière le voile immobile,                                                                                 130

Tenant compagnie à la Divinité du sanctuaire.

Ainsi naquit la terrible Énergie antagoniste

Qui imite la forme puissante de la Mère éternelle

Et parodie sa lumineuse infinité

Par une silhouette grise et difforme dans la Nuit.                                                           135

Endiguant la passion de l’âme qui s’élève,

Elle imposa un pas lent et trébuchant à la vie;

Avec son poids qui détourne et retarde, sa main

Est posée sur la courbe de l’évolution mystique :

La ligne tortueuse de son mental trompeur                                                                     140

Est inaperçue des Dieux et l’homme est impuissant;

Oppressant l’étincelle de Dieu dans l’âme,

Elle oblige la chute de l’humain à un retour à l’animal.

Pourtant, dans son mental instinctif redoutable,

Elle sent l’Un grandir dans le cœur du Temps                                                                 145

Et voit resplendir l’Immortel à travers le moule humain.

Inquiète pour son autorité et pleine de peur et de rage,

Elle rôde autour de chaque lumière qui brille dans l’obscurité,

Projetant son rayon depuis la tente solitaire de l’esprit,

Et espère entrer violemment d’un pas furtif                                                                    150

Et assassiner l’Enfant divin dans son berceau.

Sa force et sa ruse sont incalculables;

Son contact est une fascination et une mort;

Elle tue sa victime au moyen de son propre délice;

Elle transforme même le Bien en un crochet pour tirer vers Enfer.                            155
Pour elle le monde court à son agonie.

Souvent le pèlerin sur la route de l’Éternel,

Mal éclairé sous les nuages par la pâle lune du Mental

Ou errant seul sur des chemins écartés tortueux

Ou perdu en des déserts où nul sentier n’est visible,                                                      160

Lorsqu’elle bondit comme un lion, tombe terrassé,

Captif vaincu sous ses pattes effrayantes.

Enivré par une haleine brulante

Et enamouré d’une bouche destructrice,

Jadis un compagnon du Feu sacré,                                                                                     165

L’homme meurt à Dieu et à la Lumière,

Un Adversaire gouverne son cœur et son cerveau,

Une Nature hostile à la Force de la Mère.

Le moi de la vie cède ses instruments

À des offices Titanesques et démoniaques                                                                        170

Qui grossissent et disloquent la nature terrestre :

Un clandestin de la cinquième colonne guide maintenant la pensée;

Son murmure défaitiste subtil tue la foi

Et, logée dans la poitrine ou chuchotant du dehors,

Une inspiration mensongère, cruelle et sombre,                                                             175

A l’ordre divin en substitue un nouveau.

Un silence s’abat sur les hauteurs de l’esprit,

Le Dieu se retire du sanctuaire voilé,

Vide et froide est la chambre de la jeune Épouse;

Le Nimbe doré n’est maintenant plus visible,                                                                 180

Le blanc rayon spirituel a cessé de bruler

Et la Voix secrète s’est tue à jamais.

Alors, par l’Ange de la Tour de Veille,

Un nom est rayé du registre;


Une flamme qui chantait au Ciel s’affaisse, éteinte et muette;                                     185

Dans la ruine prend fin l’épopée d’une âme.

Telle est la tragédie de la mort intérieure

Lorsque l’élément divin est perdu

Et que seulement un mental et un corps vivent pour mourir.

Car l’Esprit permet des instances terribles                                                               190

Et il y a des Pouvoirs subtils et énormes

Qui s’abritent sous le couvert de l’Ignorance.

Issus des gouffres, agents de la Force sombre,

Haineux de la lumière, intolérants envers la paix,

Singeant pour la pensée l’Ami et le Guide resplendissant,                                            195

S’opposant dans le cœur à la Volonté éternelle,

Ils voilent l’Harmoniste occulte qui fait s’élever.

Les oracles de sa sagesse deviennent nos chaines;

Ils ont verrouillé les portes de Dieu avec les clefs de la croyance

Et exclu par la Loi sa Grâce inlassable.                                                                             200

Le long de toutes les routes de la Nature, ils ont établi leurs postes

Et interceptent les caravanes de la Lumière;

Partout où les Dieux agissent, ils interviennent.

Un joug est posé sur le cœur assombri du monde;

Ses battements ont un voile les séparant de la Félicité suprême,                                205

Et les périphéries closes du Mental brillant

Empêchent les fines entrées du Feu céleste.

Les ténébreux Aventuriers toujours semblent l’emporter;

Ils remplissent la Nature par des instaurations du mal,

Changent en défaites les victoires de la Vérité,                                                                210

Dénoncent comme faussetés les lois éternelles

Et pipent les dés de la Fatalité avec des mensonges de sorcier;


Ils ont occupé les sanctuaires du monde, usurpé ses trônes,

Dans leur mépris des chances décroissantes des Dieux,

Ils revendiquent la création comme leur fief conquis                                                    215

Et se couronnent les Seigneurs inexorables du Temps.

Adeptes de l’illusion et du masque,

Les concepteurs de la chute et de la souffrance de la Nature

Ont dressé leurs autels de la Nuit triomphante

Dans le temple d’argile de la vie terrestre.                                                                       220

Dans l’enceinte inoccupée du Feu sacré,

Devant le retable au cours du rituel mystique,

En face du voile sombre que nul ne peut percer,

Le prêtre coiffé de la mitre entonne son hymne solennel,

Invoquant leur affreuse présence dans sa poitrine :                                                      225

Leur attribuant le Nom terrifiant,

Il psalmodie les syllabes du texte magique

Et appelle l’acte de la communion invisible,

Tandis qu’entre l’encens et le marmottement de la prière

Toute l’angoisse cruelle qui tourmente le monde                                                           230

Est remuée dans le calice écumant du cœur de l’homme

Et leur est versée comme un vin sacramentel.

S’arrogeant des noms divins, ils guident et ils dominent.

Adversaires du Très-Haut, ils sont venus

De leur monde de pensée et de pouvoir sans âme                                                          235

Pour servir par l’hostilité le plan cosmique.

La nuit est leur refuge et leur base stratégique.

À l’encontre de l’épée de Flamme, de l’Œil lumineux,

Ils vivent dans les bastions de forts massifs des ténèbres,

Calmes et en sécurité dans une intimité sans soleil :                                                     240

Aucun rayon flâneur du Ciel ne peut y pénétrer.


Cuirassés, protégés par leur masque fatal,

Comme dans un studio de la Mort créative,

Les fils géants de l’Ombre siègent et planifient

Le drame de la terre, leur scène tragique.                                                                       245

Tous ceux qui voudraient relever le monde déchu doivent venir

Sous les arches dangereuses de leur pouvoir;

Car même les enfants rayonnants des dieux,

C’est leur privilège et leur droit terrible de les assombrir.

Nul ne peut atteindre le ciel s’il n’a pas traversé l’enfer.                                              250

Cela aussi, le voyageur des mondes devait l’affronter.

Un guerrier dans la lutte du duel immémorial,

Il entra dans la Nuit muette et désespérante,

Défiant l’obscurité par son âme lumineuse.

Alarmant avec ses pas la noirceur du seuil,                                                                     255

Il parvint dans un royaume violent et douloureux,

Peuplé d’âmes n’ayant jamais gouté la félicité;

Ignorantes comme des aveugles-nés ne connaissant pas la lumière,

Elles pouvaient confondre le pire mal avec le bien suprême,

La vertu était à leurs yeux un visage du péché                                                                260

Et le mal et la misère étaient leur état naturel.

Le Code pénal d’une administration sinistre,

Faisant du chagrin et de la souffrance la loi générale,

Décrétant l’absence universelle de toute joie,

Avait changé la vie en sacrement stoïque                                                                         265

Et la torture en un festival quotidien.

Une loi était adoptée pour châtier le bonheur;

Le rire et le plaisir étaient bannis comme des péchés mortels :

Qu’un mental ne questionne pas était qualifié de contentement sage,


De paix, l’apathie silencieuse d’un cœur terne :                                                              270

Il n’y avait pas de sommeil, la torpeur était le seul repos,

La mort venait mais ne procurait ni répit ni fin;

Toujours l’âme continuait à vivre et endurait davantage.

Sans cesse plus en profondeur il sondait ce royaume de souffrance;

Autour de lui grandissait la terreur d’un monde                                                             275

Fait d’agonie suivie d’une agonie pire encore,

Et dans la terreur croissait une grande joie méchante

Se réjouissant de sa propre calamité et de celle des autres.

Là, pensée et vie étaient une longue punition,

Le souffle était une charge et tout espoir un fléau,                                                         280

Le corps, un champ de tourment, un malaise concentré;

Le repos était une attente entre deux angoisses.

C’était la loi des choses que nul ne rêvait de changer :

Un sombre cœur dur, un rude mental sans sourire

Rejetaient le bonheur comme un bonbon écœurant;                                                      285

La tranquillité était une lourdeur et un ennui :

La vie devenait colorée seulement par la souffrance;

Il fallait l’épice de la douleur, le sel des larmes.

Si on pouvait cesser d’exister, tout serait bien;

Sinon, seules des sensations intenses donnaient du piquant;                                       290

Une jalousie furieuse brulant le cœur rongé,

La piqure de la rancune, de la haine et de la convoitise meurtrières,

Le murmure qui attire vers la fosse et vers le coup de la traitrise

Jetaient des touches vives sur les heures ternes douloureuses.

Observer le drame du malheur,                                                                                          295

Les créatures se tordant sous la herse de la fatalité,

Le regard tragique de la tristesse dans la nuit,

L’horreur et le cœur battant de la peur


Étaient, dans la lourde coupe du Temps, les ingrédients

Qui plaisaient ou aidaient à savourer son gout amer.                                                    300

De cette substance virulente était fait le long enfer de la vie :

Tels étaient les fils de la sombre toile d’araignée

Dans laquelle l’âme se trouvait prise, tremblante et ravie;

Telle était la religion, telle était la règle de la Nature.

Dans une sinistre chapelle de l’iniquité,                                                                           305

Pour adorer une image noire implacable du Pouvoir,

On devait traverser à genoux des cours de pierre sans merci,

Un dallage comme un plancher de sort funeste.

Chaque pierre était un tranchant acéré de force impitoyable,

Engluée par le sang refroidi de poitrines torturées;                                                      310

Les arbres desséchés, noueux, se tenaient comme des mourants

Raidis dans une pose d’agonie,

Et, à chaque fenêtre, regardait un prêtre inquiétant

Qui chantait des Te Deum pour la grâce triomphale de la tuerie,

Les villes rasées, les foyers humains anéantis,                                                                315

Les corps brulés et défaits, le massacre par les bombes.

Ils chantaient : « Nos ennemis sont tombés; ils sont tombés,

Tous ceux qui jadis ont fait obstacle à notre volonté ont été frappés et sont morts;

Comme nous sommes grands, comme Tu es bienveillant. »

Ainsi pensaient-ils parvenir au trône impassible de Dieu                                            320

Et Lui commander, alors que tous leurs actes s’opposaient à Lui,

Magnifiant leurs actions afin d’atteindre ses régions célestes

Et faire de lui le complice de leurs crimes.

Là, nulle pitié clémente ne pouvait avoir lieu,

Mais la force cruelle et les humeurs inflexibles dominaient,                                       325

Une souveraineté immémoriale de terreur et de ténèbres :

Cela prenait la forme d’un Dieu assombri,


Révéré par la bassesse torturée qu’il avait créée,

Qui maintenait dans l’esclavage un monde misérable,

Et des cœurs sans défense, cloués à un malheur incessant,                                          330

Adoraient les pieds qui les enfonçaient dans la fange.

C’était un monde de tristesse et de haine,

Une tristesse ayant la haine comme unique joie,

La haine se délectant de la tristesse des autres;

Un rictus amer incurvait la bouche souffrante;                                                               335

Une cruauté tragique voyait son occasion sinistre.

La haine était l’archange noir de ce royaume;

Elle rutilait, un sombre joyau dans le cœur,

Brulant l’âme de ses rayons malfaisants,

Et se vautrait dans l’abime féroce de son pouvoir.                                                         340

Ces passions, même les objets semblaient les exsuder, –

Car le mental débordait dans l’inanimé

Qui répondait avec ce qu’il recevait de méchanceté, –

Contre leurs utilisateurs, elles se servaient de pouvoirs maléfiques,

Blessaient sans l’aide des mains et étrangement tuaient soudain,                              345

Instruments désignés d’une fatalité invisible.

Ou elles se transformaient en mur d’une prison fatale

Où les condamnés veillent au long des heures qui rampent,

Comptées par les tintements d’une cloche lugubre.

Un environnement mauvais rendait pires les âmes mauvaises :                                 350

Là, toutes choses étaient conscientes et toutes perverses.

Dans ce royaume infernal, il [le roi] osa s’avancer

Même dans sa fosse la plus profonde et son noyau le plus sombre,

Perturba sa base ténébreuse, osa contester

Son antique prérogative et sa force absolue :                                                                  355

Dans la Nuit il plongea pour connaitre son cœur effrayant


Dans l’Enfer il chercha la racine et la cause de l’Enfer.

Ses gouffres angoissés s’ouvrirent dans sa propre poitrine;

Il écouta les clameurs de sa souffrance entassée en foule,

Les battements de cœur de son isolement fatal.                                                              360

Il y avait au-dessus une sourde éternité glaciale.

Dans des couloirs imprécis, terrifiants, de la Fatalité,

Il entendit la Voix de farfadet qui guide pour tuer,

Affronta les enchantements du Signe du démon

Et traversa l’embuscade du Serpent adversaire.                                                              365

Dans des étendues menaçantes, dans des solitudes torturées,

Il erra sans compagnon le long de chemins déserts

Où le Loup rouge guette près du courant sans gué

Et les aigles noirs de la Mort glatissent vers le précipice,

Rencontra la meute des chiens du malheur pourchassant les cœurs

                                                                                                             des hommes,       370

Aboyant à travers les velds de la Destinée,

Sur les champs de bataille de l’Abime, sans empreintes de pas,

Se battit dans des combats obscurs en des profondeurs muettes aveugles,

Endura les assauts de l’Enfer et les coups des Titans

Et supporta les cruelles blessures intérieures, lentes à guérir.                                     375

Un prisonnier d’une Force magique sous cape,

Capturé et trainé dans le filet mortel du Mensonge

Et souvent étranglé par le nœud coulant du chagrin

Ou jeté dans le marais lugubre du doute qui engloutit

Ou enfermé dans des fosses de l’erreur et du désespoir,                                               380

Il but ses gorgées de poison jusqu’à ce qu’il n’en reste aucune.

Dans un monde où ni l’espoir ni la joie ne pouvaient venir,

Il souffrit l’épreuve du règne absolu du mal,

Pourtant garda intacte la vérité rayonnante de son esprit.


Incapable de bouger ou d’user de force,                                                                            385

Aveugle et emprisonné dans le refus radical de la Matière,

Cloué à la noire inertie de notre base,

Il conservait entre ses mains précieusement son âme vacillante.

Son être s’aventura dans le Vide sans mental,

Gouffres intolérants ne connaissant ni la pensée ni les sens;                                        390

La pensée cessa, les sens défaillirent, son âme voyait et savait encore.

Dans les fractionnements atomiques de l’Infini,

Proches des commencements muets du Moi perdu,

Il sentit la curieuse futilité minuscule

De la création des choses matérielles.                                                                               395

Ou, suffoquant dans l’obscurité caverneuse de l’Inconscient,

Il sonda le mystère sombre et sans fond

Des profondeurs énormes et vides de sens

D’où la vie en lutte s’éleva dans un univers inanimé.

Là, dans l’identité complète que le mental a perdue,                                                     400

Il sentit la signification scellée du monde insensible

Et une sagesse muette dans la Nuit inconsciente.

Il entra dans le secret abyssal

Où l’obscurité, sombre et nue, regarde de sa couche,

Et il se tint au dernier étage fermé à clef du subconscient                                            405

Où l’Être dormait inconscient de ses pensées

Et construisit le monde sans savoir ce qu’il faisait.

Là, le futur gisait inconnu, attendant son heure,

Là se trouve le registre des étoiles disparues.

Là, dans le sommeil de la Volonté cosmique,                                                                   410

Il vit la clef secrète du changement de la Nature.

Une lumière l’accompagnait, une main invisible

Était posée sur l’erreur et la douleur


Jusqu’à ce qu’elle devînt une extase frémissante,

Le choc de la douceur d’un bras qui étreint.                                                                    415

Il vit dans la Nuit le voile sombre de l’Éternel,

Connut la mort comme une cave de la maison de la vie,

Sentit dans la destruction le pas précipité de la création,

Connut la perte comme le prix d’un gain céleste

Et l’enfer comme un raccourci vers les portes du ciel.                                                   420

Alors, dans la manufacture occulte de l’Illusion

Et dans l’imprimerie magique de l’Inconscient,

Les modèles de la Nuit originelle furent déchirés

Et mis en pièces les stéréotypes de l’Ignorance.

Vivante, animée d’un profond souffle spirituel,                                                              425

La Nature supprima son code mécanique rigide

Et les articles du contrat de l’âme assujettie,

Le Mensonge rendit à la Vérité sa forme livrée à la torture.

Les tables de la loi de la Douleur furent annulées,

Et à leur place apparurent des caractères lumineux.                                                     430

Le doigt invisible de l’Écrivain doué inscrivit

Sa calligraphie intuitive rapide;

Les formules de la terre furent changées en ses documents divins,

Était incarnée la sagesse que le mental ne pouvait révéler,

L’Inconscience était chassée de la poitrine sans voix du monde;                                435

Les procédés fixes de la Pensée raisonneuse furent transfigurés.

Éveillant la conscience dans les choses inertes,

Il imposa au sombre atome et à la masse muette

L’écriture adamantine de l’Impérissable,

Inscrivit sur le cœur sombre des choses déchues                                                           440

Un hymne d’allégresse du libre Infini

Et le Nom, fondation de l’éternité,


Et traça sur les cellules en éveil transportées de joie,

Par des idéogrammes de l’Ineffable,

Le poème de l’amour qui attend à travers le Temps,                                                      445

Le volume mystique du Livre de la Félicité

Et le message du Feu supraconscient.

Alors, la vie s’ébattit avec pureté dans le cadre corporel;

Le Rayon infernal mourut et ne pouvait plus faire périr.

L’Enfer se fendit dans son énorme façade abrupte                                                        450

Comme si un bâtiment magique était déconstruit,

La Nuit s’ouvrit et s’évanouit tel un gouffre onirique.

Dans la brèche de l’être, creusée comme un Espace vide

Dans lequel elle avait occupé la place du Dieu absent,

Une Aurore immense, intime et merveilleuse, se déversa;                                           455

Fut guéri tout ce que le cœur déchiré du Temps avait créé

Et la tristesse ne pouvait plus vivre dans la poitrine de la Nature :

La division cessa d’exister, car Dieu était là.

L’âme éclaira de son rayon le corps conscient.

Matière et esprit se confondirent, révélant leur unité.                                                  460

Fin du Chant huitième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

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