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TEXTE N°4 : LA NAISSANCE DU MONSTRE

Ce fut par une nuit lugubre de novembre que je contemplai l’accomplissement de


mon œuvre terminée. Dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi
les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la
créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ; une pluie funèbre
5 martelait les vitres et ma bougie était presque consumée, lorsque à la lueur de cette
lumière à demi éteinte, je vis ouvrir l’œil jaune et terne de cet être : sa respiration pénible
commença, et un mouvement convulsif agita ses membres.
Comment décrire mes émotions en présence de cette catastrophe, ou dessiner le
malheureux qu’avec un labeur et des soins si infinis je m’étais forcé de former ? Ses
10 membres étaient bien proportionnés et j’avais choisi ses traits pour leur beauté. Pour leur
beauté ! Grand Dieu ! Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ;
ses cheveux étaient d’un noir brillant et abondants ; ses dents d’une blancheur de nacre ;
mais ces merveilles ne produisaient qu’un contraste plus horrible avec les yeux
transparents qui semblaient presque de la même couleur que les orbites d’un blanc terne
15 qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et noires.
Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au changement que les
sentiments humains. Depuis près de deux ans, j’avais travaillé sans relâche dans le seul
but de communiquer la vie à un corps inanimé. Je m’étais privé de repos et d’hygiène.
Mon désir avait été d’une ardeur immodérée et maintenant qu’il se trouvait réalisé, la
20 beauté du rêve s’évanouissait, une horreur et un dégoût sans bornes m’emplissaient
l’âme. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé, je me précipitai hors de la
pièce et restai longtemps dans le même état d’esprit dans ma chambre sans pouvoir
goûter de sommeil.
TEXTE COMPLÉMENTAIRE : L’HUMANITÉ EN QUESTION À TRAVERS LA FIGURE
DU MONSTRE

La créature du docteur Frankestein fait partie des mythes que notre modernité ne
cesse de réinvestir. En assemblant des morceaux de cadavres, Victor Frankenstein a
réussi à créer un être vivant, mais hideux. La créature est livrée à elle-même dans un
monde qui l’exclut et la condamne à commettre des crimes pour survivre. Elle est pourtant
sans doute moins monstrueuse que l’homme qui, dans sa démesure et son orgueil, a
voulu rivaliser avec Dieu en manipulant la nature.
Dans cet extrait, Frankenstein, narrateur de sa propre histoire, se retrouve, au
milieu de la mer de glace à Chamonix, face à l’être dont il est le père.

« Monstre abhorré ! Diable que tu es ! Les tortures de l’enfer sont une vengeance trop
douce pour tes crimes. Misérable démon ! Tu me reproches de t’avoir créé : avance donc, que je
puisse éteindre l’étincelle que j’ai donnée avec tant de négligence. »
Ma rage était extrême ; je lui sautai dessus, poussé par tous les sentiments capables
d’armer un être pour détruire la vie d’un autre.
Il m’évita aisément, et dit :
« Calme-toi ! Je te supplie de m’entendre avant de donner libre cours à ta haine à
l’encontre de cette tête vouée à l’infortune. N’ai-je donc pas assez souffert, pour que tu cherches à
me rendre encore plus malheureux ? La vie m’est chère, bien qu’elle ne soit peut-être qu’une
accumulation d’angoisses, et je la défendrai. Souviens-toi que tu m’as fait plus fort que toi ; je suis
d’une taille supérieure à la tienne ; mes articulations sont plus souples. Mais je ne veux pas être
tenté de m’opposer à toi. Je suis ta créature, et je veux même être doux et docile envers celui qui,
par nature, est mon seigneur et mon roi – dès lors que tu acceptes aussi de jouer ton rôle et de
faire ton devoir envers moi. Ah, Frankenstein, ne te montre pas équitable envers tous les autres,
tandis que je suis le seul que tu foules aux pieds, moi qui ai droit au plus haut point à ton esprit de
justice, et même à ta clémence et à ton affection. Souviens-toi que je suis ta créature ; je devrais
être ton Adam, mais je suis plutôt l’ange déchu que tu chasses d’un monde de joie, alors que je
n’ai point commis de méfait. Je vois que partout règne la félicité, et moi seul en suis
irrévocablement exclu. J’étais bienveillant et bon ; le malheur a fait de moi un diable. Rends-moi
heureux, et je serai derechef vertueux. »

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