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Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


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LIVRE II, Chant 11 – Les Royaumes et les divinités


du grand Mental


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
20 mai 201829 mai
2018 23 Minutes
 

Livre II – Le Livre du Voyageur des mondes

Chant 11 – Les Royaumes et les divinités du grand Mental

Là cessaient les limites du Pouvoir au dur labeur.

Mais là ne cessent pas l’être ni la création.

Car la Pensée transcende les cercles du mental humain,

Elle est plus grande que son instrument terrestre :

La divinité comprimée dans l’espace étroit du mental                                                      5

De tous côtés s’échappe dans quelque vastitude

Qui est un passage vers l’infinité.

Dans le champ de l’esprit, elle se meut éternelle,

Coureur vers la lumière spirituelle lointaine,

Enfant et servante de la force de l’esprit.                                                                           10

Mais le mental aussi se replie d’un sommet ineffable.

Son être s’élargissait par-delà la vision de la Pensée.


Car l’esprit est éternel et incréé

Et ce n’est pas par la pensée que sa grandeur naquit,

Et ce n’est pas par la pensée qu’il peut être connu.                                                          15

Il se connait lui-même et il vit en lui-même,

Il se meut là où il n’y a pas de pensée ni de forme.

Ses pieds sont posés solidement sur des choses finies,

Ses ailes peuvent oser traverser l’Infini.

Parvenu à son champ de perception, un espace prodigieux                                          20

De grandes et merveilleuses rencontres invita ses pas,

Où la Pensée s’appuyait sur une Vision au-delà de la pensée

Et façonnait un monde à partir de l’Impensable.

Sur des cimes que l’imagination ne peut fouler,

Dans les horizons d’une vue inlassable,                                                                             25

Sous un voile bleu d’éternité,

Les splendeurs du Mental idéal apparurent,

Déployées à travers les frontières du connu.

Origine du peu que nous sommes,

Plein de ce davantage sans fin que nous devons être,                                                     30

Soutien de tout ce que la force humaine accomplit,

Créateur d’espoirs non réalisés par la terre,

Il s’étend par-delà l’univers en expansion;

Il vole par-delà les frontières du Rêve,

Il surplombe le plafond de l’envol de la vie.                                                                      35

En éveil dans une sphère lumineuse que ne limite pas la Pensée,

Exposé aux immensités omniscientes,

Il projette sur notre monde ses grandes influences couronnées,

Sa rapidité qui devance l’amble des heures,

Sa force qui avance à grands pas invincibles à travers le Temps,                                 40

Ses pouvoirs qui jettent un pont sur le gouffre entre l’homme et Dieu,
Ses lumières qui combattent l’Ignorance et la Mort.

Dans son vaste champ d’Espace idéal

Où la beauté et la puissance marchent main dans la main,

Les vérités de l’Esprit prennent forme comme Dieux vivants                                        45

Et chacune peut bâtir un monde de son propre chef.

Dans un air que ni le doute ni l’erreur ne peuvent marquer

Par les stigmates de leur difformité,

En communion avec l’intimité méditative

D’une vérité qui voit dans une lumière infaillible                                                            50

Où la vision ne vacille pas ni la pensée ne s’égare,

Exemptes de l’exorbitant impôt de larmes de notre monde,

Ses créations lumineuses contemplent par des rêves

Les Idées qui peuplent l’éternité.

Dans un éclat ensoleillé de joie et d’absolu pouvoir,                                                        55

Les Maitres de l’Idéal trônent là-haut

En des sessions de félicité sereine,

En des régions de certitude illuminée.

Ces royaumes sont loin de notre labeur, notre désir ardent, notre appel,

Règne de la perfection et sanctuaire consacré                                                                   60

Fermé aux pensées incertaines du mental humain,

À l’écart de la marche troublée de la vie mortelle.

Mais puisque nos moi secrets sont de près apparentés,

Un souffle de divinité non atteinte

Visite la terre imparfaite sur laquelle nous peinons;                                                       65

À travers le rire doré d’un éther rayonnant

Une lumière s’échoit sur nos vies abasourdies et insatisfaites,

Une pensée descend des mondes idéaux

Et nous pousse à refaçonner même ici

Quelque image de leur grandeur, leur attrait,                                                                   70


Leur prodige dépassant l’horizon de l’espoir mortel.

Au milieu de la pesante uniformité des jours

Et contredite par la loi humaine,

Une foi en des choses qui ne sont pas et doivent être

Vit en ami auprès de la joie et de la souffrance de ce monde,                                        75

Enfant du désir interdit de l’âme secrète,

Née de ses amours avec l’éternité.

Nos esprits s’évadent de leur environnement;

Le futur rapproche son visage de miracle;

Sa divinité nous regarde avec les yeux du présent;                                                           80

Des actes jugés impossibles deviennent naturels;

Nous ressentons l’immortalité du héros;

Le courage et la force auxquels la mort ne peut porter atteinte

S’éveillent en des membres qui sont mortels, en des cœurs vulnérables;

Nous agissons sous la rapide impulsion d’une volonté                                                    85

Qui méprise la marche lente et pénible du temps humain.

Ces inspirations ne viennent pas d’une sphère étrangère :

Nous-mêmes sommes citoyens de cet État, notre mère patrie,

Aventuriers, nous avons colonisé la nuit de la Matière.

Mais maintenant nos droits sont suspendus, nos passeports invalidés;                      90

Nous vivons en exilés volontaires de notre foyer plus céleste.

Un rayon errant du Mental immortel

A accepté la cécité de la terre et devint

Notre pensée humaine, servante de l’Ignorance.

En exil, travailleur sur ce globe incertain,                                                                          95

Capturé et conduit par l’emprise nesciente de la Vie,

Entravé par les cellules obscures et les nerfs enclins à trahir,

Il rêve d’états plus heureux et de pouvoirs plus nobles,

Privilège naturel de dieux non déchus,


Se rappelant encore son ancienne souveraineté perdue.                                              100

Parmi la brume, le brouillard, la boue et les pierres de la terre,

Il se souvient encore de sa sphère sublime

Et de la haute cité de sa naissance splendide.

Un souvenir s’introduit, venu de cieux perdus de la Vérité,

Une vaste délivrance s’approche, une Gloire appelle,                                                    105

Une puissance surveille, félicité devenue étrangère.

En des passages fascinants de lumière à demi voilée

Vagabondant, une ombre brillante de lui-même,

Ce guide prompt et incertain de dieux aveugles,

Ce gardien de petites lampes, ce ministre en servage                                                    110

Employé pour un usage terrestre par un mental et un corps,

Oublie son travail au milieu de réalités brutes;

Il recouvre son droit impérial abandonné,

Il porte une fois de plus une robe pourpre de pensée

Et se reconnait voyant et roi de l’Idéal,                                                                             115

Porte-parole et prophète de Celui qui n’est pas né,

Héritier de la joie et de l’immortalité.

Réelles sont toutes les choses qui ne sont ici que des rêves,

Leur réserve de vérité dort dans nos profondeurs inconnues,

Sur nos hauteurs jamais atteintes, elles règnent et nous parviennent                       120

En pensée et en rêverie trainant leurs robes de lumière.

Mais notre volonté naine et notre sens pragmatique sans chaleur,

Ne laissent pas entrer les visiteurs célestes :

Nous attendant sur les cimes de l’Idéal

Ou gardés dans notre moi secret sans être vus,                                                               125

Néanmoins fusant parfois en éclairs à travers l’âme qui s’éveille,

Leurs grandeur, beauté et pouvoir se dissimulent à nos vies.

Notre présent ressent parfois leur toucher royal,


Notre futur poursuit sa lutte vers leurs trônes lumineux :

Leur regard provient d’un lieu spirituel occulte,                                                            130

Des pas immortels résonnent dans les couloirs du mental :

Nos âmes peuvent s’élever jusqu’aux plans qui reluisent,

Les étendues dont elles vinrent peuvent être notre demeure.

Ayant recouvré son privilège de vision sans ombre,

Le Penseur entra dans l’air des immortels                                                                      135

Et but à nouveau à sa source pure et puissante.

Immuables dans un calme et une joie rythmiques,

Il vit, souverainement libres dans une lumière sans limites,

Les plans non déchus, les mondes créés par la pensée

Où la Connaissance est le guide de l’acte                                                                         140

Et la Matière est faite de substance pensante,

Où le Sentiment, un oiseau céleste planant avec des ailes rêveuses,

Répond à l’appel de la Vérité comme à la voix d’un parent,

Où la forme lumineuse jaillit du rayon qui façonne tout,

Où la Volonté est un char conscient des Dieux                                                               145

Et la Vie, un torrent splendide de Force méditative,

Transporte les voix de Soleils mystiques.

Elle amène un bonheur de vérité chuchotée;

Douceur de miel au sein de l’Espace, dans son flot court

Un rire venant du cœur immortel de la Félicité,                                                             150

De même que la Joie insondable de ce qui échappe au temps,

Le son du murmure de la Sagesse dans l’Inconnu

Et le souffle d’une invisible Infinité.

Dans les clartés miroitantes d’un air aux reflets d’améthyste,

Libre de chaines et tout-puissant, l’Esprit du Mental                                                     155

Méditait sur le lotus bleu de l’Idée.

Le céleste soleil d’or de la Vérité hors du temps


Déversait le mystère du Rayon éternel

À travers un silence que faisait frémir le mot de Lumière

Sur un océan sans fin de découverte.                                                                                160

Au loin, il vit les hémisphères qui se joignaient.

Sur le bord ascendant de la transe méditative,

De grands escaliers de pensée montaient vers des sommets jamais nés

Où les dernières crêtes du Temps touchent les cieux de l’éternité

Et où la Nature parle à l’absolu de l’esprit.                                                                       165

Un triple royaume de pensée ordonnée vint en premier,

Un petit commencement d’une ascension immense :

Au-dessus se trouvaient, éclatants, les cieux éthérés du mental,

Une escalade serrée et sans fin comme si le ciel pressait sur le ciel,

Arcbouté contre le Vide sur un bastion de lumière;                                                       170

Le plus haut s’efforçait d’avoisiner l’éternité,

Le plus large s’étendait dans l’infini.

Mais bien qu’immortels, puissants et divins,

Les premiers royaumes étaient proches et parents du mental humain;

Leurs déités tracent les routes de notre pensée plus grande,                                       175

Un fragment de leur puissance peut être le nôtre :

Ces étendues n’étaient pas trop vastes pour que nos âmes les parcourent,

Ces altitudes n’étaient pas trop hautes pour notre espoir humain.

Un triple envol menait à ce triple monde.

Bien qu’abrupte pour le pas de nos forces habituelles,                                                 180

Sa pente montante regarde d’en haut notre aplomb terrestre :

Sur un angle avec une inclinaison pas trop escarpée,

On pouvait s’en retourner en longeant des lignes qui descendent profondément

Pour communier avec l’univers des mortels.

Les puissants gardiens de l’escalier ascendant,                                                              185


Qui intercèdent auprès du Verbe créateur de tout,

Y attendaient l’âme pèlerine à destination du ciel;

Détenant les milliers de clefs de l’Au-delà,

Ils offraient leur connaissance au mental en escalade

Et emplissaient la vie des immensités de la Pensée.                                                       190

Hiérophantes prophétiques de la Loi occulte,

Hiérarques à l’éclat de flamme de la Vérité divine,

Interprètes entre le mental de l’homme et celui de Dieu,

Ils apportent le feu immortel aux hommes mortels.

Iridescents, incarnant l’invisible,                                                                                       195

Les gardiens des échelons lumineux de l’Éternel

Faisaient face au Soleil, phalanges radieuses.

Ils semblaient au loin une imagerie symbolique,

Les originaux enluminés du pâle manuscrit

Dans lequel notre vision transcrit le Rayon idéal,                                                          200

Ou des icônes figurant une Vérité mystique,

Mais, plus près, des Dieux et des Présences vivantes.

Une progression de frises marquait les degrés inférieurs;

Fantastiquement ornées et d’une riche petitesse,

Elles pouvaient loger le sens complet d’un monde,                                                        205

Symboles minuscules de la joie de sa perfection,

Avec d’étranges bêtes sauvages s’avérant des forces vivantes de la Nature

Et, ayant pris conscience de la merveille de son rôle,

L’homme devenu une image non défigurée de Dieu

Et les objets, la fine monnaie du règne de la Beauté;                                                     210

Mais vastes étaient les terrains que desservent ces niveaux.

En tête de l’épiphanie ascendante,

Jouissant du Temps Cosmique, favoris de la Félicité Universelle,

Les Maitres des choses concrètes, seigneurs des heures,


Compagnons de jeu de la jeune Nature et du Dieu enfant,                                            215

Créateurs de la Matière par une tension dissimulée du Mental,

Dont les pensées subtiles soutiennent la Vie inconsciente

Et guident la fantaisie des évènements bruts,

Se tenaient là, race de jeunes dieux à la vision pénétrante,

Enfants rois nés sur le niveau initial de la Sagesse,                                                        220

Instruits à son école du jeu mystique de créer le monde.

Maitres maçons du Thaumaturge éternel,

Mouleurs et mesureurs de l’Espace fragmenté,

Ils ont fait de leur plan du caché et du connu

Une maison pour l’habitat du roi invisible.                                                                      225

Obéissant au commandement profond de l’Éternel,

Ils ont construit sur le côté matériel des choses

Ce vaste jardin d’enfants pour jeunes âmes qu’est le monde,

Où l’esprit en bas âge apprend à travers le mental et les sens

À lire les lettres de l’écriture cosmique,                                                                           230

À étudier le corps du moi cosmique

Et à chercher le sens secret de l’ensemble.

À tout ce que l’Esprit conçoit, ils donnent un moule;

Persuadant la Nature d’entrer dans des états visibles,

Ils prêtent une forme finie à des choses infinies.                                                            235

Chaque pouvoir qui s’élance du Non-manifeste,

Abandonnant l’amplitude de la paix de l’Éternel,

Ils le saisissaient et le retenaient de leur œil formaliste

Et en faisaient un figurant dans la danse cosmique.

Ils contraignaient son libre caprice par des lois rythmiques                                        240

Et le forçaient d’accepter sa place et sa ligne d’action

Dans la sorcellerie d’un univers ordonné.

Celui qui contient tout était contenu dans la forme,


L’Unité était découpée en éléments mesurables,

Ce qui est sans limites était construit en une somme cosmique :                                245

L’Espace sans fin était martelé en une courbe,

Le Temps indivisible fractionné en petites minutes,

L’infinitésimal aggloméré pour garder en sureté

Le mystère de Ce qui est sans forme et fut coulé dans la forme.

Invinciblement leur art conçut pour être mis en usage                                                 250

La magie de la suite des nombres et le sortilège du signe,

La puissance miraculeuse du dessin fut captée,

Chargée de beauté et de signification

Et, par le mandat déterminant de leur regard,

La forme et la qualité, placées en équivalence, s’unirent                                              255

Dans une identité inextricable.

Sur chaque évènement ils imprimèrent les courbes de ses lois

Et sa fonction et sa charge de circonstance féconde;

N’étant plus un incident libre et divin,

Voulu à chaque moment ou une aventure de l’âme,                                                      260

Il prolongeait une mystérieuse chaine liée à la séquence du destin,

Une ligne prévue d’un plan immuable,

Un pas de plus dans la longue marche de la Nécessité.

Un terme fut fixé pour chaque Pouvoir impatient,

Réfrénant sa volonté de monopoliser le monde,                                                             265

Un sillon de bronze fut prescrit pour la force et l’acte;

Aussi à chaque moment était montrée sa place désignée,

Immuablement prévue d’avance dans la spirale

De l’énorme boucle du Temps en fuite hors de l’éternité.

Indiscutables, leurs pensées tels des maillons du Destin                                               270

Imposèrent au bond et à la course fulgurante du mental,

Au fragile mouvement fortuit de la vie


Et à la liberté des particules atomiques

Une cause immuable et une conséquence inflexible.

L’idée abandonna l’infinité plastique                                                                                275

Qu’elle avait en naissant et plutôt traçait maintenant

De petits intervalles séparés d’un travail de mesure dans un lot :

Autrefois immortelle, maintenant liée à la naissance et au terme,

Dépouillée de l’instantanéité de sa vision infaillible,

La connaissance fut reconstruite à partir de cellules d’inférence                                280

En un corps délimité, flasque et périssable;

Ainsi composée, elle grandissait, mais ne pouvait durer, se brisait

Et faisait place à un nouveau corps de pensée.

Une cage pour les Pensées séraphiques aux larges yeux de l’Infini

Était fermée par les barreaux entrecroisés de lois cosmiques                                     285

Et fut enclose dans l’arc de cercle d’un horizon restreint

La vision irisée de l’Ineffable.

Un Esprit intemporel était changé en l’esclave des heures;

L’Inassujetti était jeté dans la prison d’une naissance

Afin de construire un monde que le Mental pût comprendre et dominer.                290

Sur une terre qui regardait vers mille soleils,

Afin que la créature puisse devenir le maitre de la Nature

Et les profondeurs de la Matière être illuminées par une âme,

Ils relièrent à la date, la norme et la portée restreinte

Le mouvement de l’Un, fait d’innombrables mystères.                                                 295

Au-dessus se tenait en rangées une race subtile d’archanges

Aux paupières plus larges et au regard scrutant l’invisible.

Une lumière de connaissance libératrice brillait

À travers les abimes de silence dans leurs yeux;

Ils vivaient dans le mental et du dedans connaissaient la vérité;                               300

Une vision en retrait dans le cœur concentré


Pouvait passer derrière l’écran des résultats du Temps

Et l’apparence et la forme rigides des choses visibles.

Tout ce qui échappait au nœud coulant étroit de la conception,

La vision le discernait et l’agrippait; leurs pensées qui voient                                    305

Remplissaient les vides laissés par les sens en recherche.

Grands architectes de la possibilité

Et ingénieurs de l’impossible,

Mathématiciens des infinitudes

Et théoriciens de vérités inconnaissables,                                                                       310

Ils formulent les postulats de l’énigme

Et rattachent aux mondes apparents ceux qui sont inconnus.

En acolytes, ils servent la Puissance intemporelle,

Examinent le cycle de ses travaux;

Franchissant la barrière de son intimité muette,                                                            315

Leur mental pouvait pénétrer son mental occulte

Et dessiner le diagramme de ses pensées secrètes;

Ils déchiffrèrent les codes et les nombres qu’elle avait scellés,

Firent des copies de tous les plans sous sa garde,

Pour chaque tournant de son mystérieux parcours                                                      320

Assignèrent une raison et une règle immuable.

L’invisible devint perceptible à des yeux scrutateurs,

L’arrangement de l’immense Inconscient fut expliqué,

Des lignes audacieuses furent tracées sur le Vide;

L’Infini fut réduit à des figures de carré et de cube.                                                      325

Arrangeant le symbole et le sens,

Traçant la courbe d’un Pouvoir transcendant,

Ils formulèrent la cabale de la Loi cosmique,

Découvrirent la ligne d’équilibre de la technique de la Vie

Et donnèrent une structure à sa magie et à son mystère.                                             330


Imposant à la Vastitude des cadres de connaissance,

Ils attachèrent aux syllogismes de la pensée finie

La libre logique d’une Conscience infinie,

Ils codifièrent les rythmes cachés de la danse de la Nature,

Critiquèrent l’intrigue du drame des mondes,                                                                335

Firent de la forme et du nombre une clef pour tout ce qui est :

La psychanalyse du Moi cosmique

Fut dépistée, ses secrets dénichés, et déchiffrée

La pathologie inconnue de l’Unique.

Le système du probable fut calculé,                                                                                  340

Le hasard des possibilités fuyantes,

Pour rendre compte de la somme inexplicable de l’Exact,

Les tables de logarithmes de la Nécessité furent dressées,

L’acte triple de l’Un était moulé dans un plan.

Dévoilée, la multitude invisible subite                                                                              345

De forces tourbillonnantes lancées par les mains du Hasard

Sembla obéir à quelque vaste impératif :

Leurs motifs entremêlés mettaient au point l’unité.

Une sagesse devina leur dessein, qu’elles-mêmes ignoraient,

Enfonça leur anarchie dans une formule                                                                         350

Et, à partir du gigantesque hasard de leur Force,

Suivant l’habitude de leurs millions de chemins,

Distinguant chaque ligne, chaque trait, même les plus pâles,

D’un plan caché inaltérable,

Hors du chaos des humeurs de l’Invisible                                                                        355

Déduisit le calcul de la Destinée.

Dans son orgueil éclatant de savoir universel,

La connaissance du Mental éclipsa le pouvoir de l’Omniscient :

De l’Éternel les puissances comme d’un aigle en vol,


Surprises dans leur empyrée sans piste d’accès,                                                             360

Descendirent de leurs girations pour obéir au signal de la Pensée :

Chaque Dieu de mystère contraint à une forme révélatrice,

Se voyant assignés des coups bien réglés dans le jeu de la Nature,

Zigzagua au geste d’une Volonté joueuse d’échecs

À travers l’échiquier du Destin cosmique.                                                                       365

Dans la vaste séquence des pas de la Nécessité,

Prédite, chaque action, chaque pensée de Dieu,

Ses valeurs soupesées par le Mental comptable,

Vérifiée dans son omnipotence mathématisée,

Perdait son aspect divin de miracle                                                                                  370

Et devenait un chiffre dans une somme cosmique.

Les caprices de la puissante Mère et ses humeurs fulgurantes,

Surgis de son délice sans règles, parfaitement sage

Dans la liberté de sa poitrine de douceur et de passion,

Dépouillés de leur prodige, furent enchainés à une cause et à un but;                      375

Une idole de bronze remplaça sa forme mystique

Qui capture les mouvements des immensités cosmiques,

Dans le croquis détaillé d’un visage idéal

Fut oubliée l’illustration de rêve de ses cils,

Portant sur leurs courbes les rêves de l’infini,                                                                380

Perdue, la séduisante merveille de ses yeux;

La pulsation en vagues déferlantes de son vaste cœur d’océan,

Ils la soumirent à un théorème de battements réglés :

Ses profonds desseins, qu’elle s’était cachés à son propre regard,

S’inclinèrent, révélés par soi-même dans leur confessionnal.                                     385

Pour la naissance et la mort des mondes, ils fixèrent une date,

Le diamètre de l’infinité fut tracé,

Mesuré fut l’arc lointain des hauteurs inaperçues


Et visualisées les invisibles profondeurs insondables,

Jusqu’au point où sembla connu tout ce qui pourrait exister au fil du temps.         390

Tout fut soumis au nombre, au nom et à la forme;

Rien ne fut laissé sans description, incalculable.

Pourtant, leur sagesse était entourée de néant :

Ils pouvaient trouver et détenir des vérités mais non la Vérité unique :

Le Très-Haut leur était inconnaissable.                                                                            395

En sachant trop, ils manquaient la totalité à connaitre :

Le cœur insondable du monde était laissé insoupçonné

Et le Transcendant demeurait un secret.

Dans une ascension plus sublime et audacieuse

Vers le large sommet du triple escalier,                                                                           400

Des marches nues escaladaient comme de flamboyants rochers d’or,

Enflammant leur chemin vers la pureté d’un ciel absolu.

Augustes et peu nombreux, les Rois souverains de la Pensée

Ont fait de l’Espace leur vaste regard voyant toute chose,

Surveillant l’énorme travail du Temps :                                                                           405

L’ampleur d’une Conscience contenant tout

Supportait l’Être dans une étreinte immobile.

Intercesseurs auprès d’un Invisible lumineux,

Ils captent dans le long passage vers le monde

Les exigences du Moi créateur                                                                                           410

Suivies par la terre à son insu, par le ciel consciemment;

Leurs pensées sont associées au sein de son vaste contrôle.

Là se trouve une grande Conscience dirigeant tout

Et le Mental sans le savoir sert un Pouvoir supérieur;

Il est un canal, non la source de tout.                                                                                415

Le cosmos n’est nullement un accident dans le Temps;

Il y a un sens dans chaque jeu du Hasard,


Il y a une liberté dans chaque visage du Destin.

Une Sagesse connait et guide le monde fait de mystère;

Un regard de Vérité en façonne êtres et évènements;                                                   420

Un Mot né de lui-même sur les hauteurs de la création,

Voix de l’Éternel dans les sphères temporelles,

Prophète des visions de l’Absolu,

Sème dans la Forme la signification de l’Idée

Et de cette semence s’élèvent les pousses du Temps.                                                     425

Sur des cimes au-delà de notre portée siège la « Toute-Sagessse » :

Un coup d’œil unique et infaillible se penche,

Un toucher silencieux venu de l’air céleste

Éveille à une connaissance ignorante dans ses actes

Le pouvoir secret dans les profondeurs inconscientes,                                                 430

Contraignant à émerger la Divinité aveuglée,

Déterminant la danse nue de la Nécessité

Alors qu’elle passe à travers le circuit des heures

Et disparait de la poursuite par des yeux finis

En descendant de tournoyantes perspectives des éons du Temps.                              435

Les forces insaisissables du tourbillon cosmique,

Dans leurs membres de bacchante, portent la fixité

D’une prescience originelle qui est le Destin.

Même l’ignorance de la Nature est l’instrument de la Vérité;

Notre égo en lutte ne peut changer son cours;                                                                 440

D’ailleurs, c’est un pouvoir conscient qui agit en nous,

Une idée qui germe est parente de nos actes

Et la destinée, l’enfant non reconnu de la Volonté.

Infailliblement, par le regard directeur de la Vérité,

Toutes les créatures ici-bas révèlent leur moi secret,                                                     445

Forcées de devenir ce qu’elles cachent en elles-mêmes.


Car Celui qui Est devient manifeste au cours des ans

Et la lente Divinité enfermée dans la cellule

Monte du protoplasme vers l’immortalité.

Mais cachée, mais refusée à la compréhension des mortels,                                       450

Mystique, ineffable est la vérité de l’esprit,

Inexprimée, perçue seulement par l’œil de l’esprit.

Dépouillé de l’égo et du mental, alors il entend la Voix;

Il regarde à travers la lumière vers une lumière encore plus grande

Et voit l’Éternité enclore la Vie dans une sphère.                                                           455

Cette Vérité plus grande est étrangère à nos pensées;

Quand œuvre une libre Sagesse, elles recherchent une règle;

Ou nous voyons seulement un jeu trébuchant du Hasard

Ou un labeur dans les chaines qu’impose la loi de la Nature sujette,

L’absolutisme d’un Pouvoir muet irréfléchi.                                                                   460

Audacieux dans leur sentiment de force née de Dieu,

Ceux-là osaient saisir par leur pensée l’absolu de la Vérité;

Par la pureté abstraite d’une vision excluant les dieux,

Par une perception nue, rebelle aux formes,

Ils apportaient au Mental ce que le Mental ne pourrait jamais atteindre                 465

Et espéraient conquérir la base céleste de la Vérité.

Sans ornement, un impératif d’énoncé conceptuel,

Architectonique et indiscutable,

Traduisait l’impensable en pensée :

Un feu aux ailes argentées d’un sens subtil dénudé,                                                      470

Une oreille du mental fermée aux rimes de l’extérieur

Découvraient les sons du Mot éternel, semences premières,

Entendaient le rythme et la musique qui construisirent les mondes

Et dans les choses captèrent la Volonté incorporelle d’exister.

Ils mesurèrent l’Illimitable avec les mètres du nombre                                                475


Et tracèrent la formule ultime des choses limitées,

Dans des systèmes transparents incarnèrent des vérités inexprimables,

Rendirent l’Intemporel responsable devant le Temps

Et évaluèrent le Suprême incommensurable.

Pour garer et enclore les infinitudes non saisies,                                                           480

Ils érigèrent d’infranchissables murs de pensée et de parole

Et firent un vide pour contenir l’Un.

Dans leur vision ils conduisaient vers un sommet désert,

Un espace grandiose d’air froid et ensoleillé.

Pour unifier leur tâche, excluant la vie                                                                            485

Qui ne peut supporter la nudité du Vaste,

Ils firent un rien d’une multitude,

Trouvèrent dans la négation le sens de la Totalité

Et dans le néant le positif absolu.

Une loi unique simplifia le thème cosmique,                                                                  490

Condensant la Nature dans une formule;

Leur labeur titanesque fit un tout de l’ensemble du savoir,

Des voies de l’Esprit, une algèbre mentale,

De la Divinité vivante, une abstraction.

Là s’arrêta la sagesse du mental; elle se sentait complète;                                            495

Car il ne restait rien à penser ou à connaitre :

Elle siégeait sur son trône dans un zéro spirituel

Dont elle prenait pour l’Ineffable le vaste silence.

Tel fut le jeu des dieux brillants de la Pensée.

Attirant dans le temps la Lumière intemporelle,                                                            500

Emprisonnant l’éternité dans les heures,

Ils ont conçu ce plan de prendre au piège les pieds de la Vérité

Dans un filet doré de concept et d’expression verbale

Et de la garder captive pour la joie du penseur


Dans son petit monde bâti de rêves immortels :                                                             505

Là elle doit demeurer emmurée dans le mental humain,

Impératrice prisonnière dans la maison de son sujet,

Adorée, pure et immobile sur le trône de son cœur,

Sa propriété splendide qu’il chérit et, isolée

Dans l’enceinte de silence de sa rêverie secrète,                                                            510

Immaculée dans une blanche virginité,

À jamais la même et à jamais unique,

La Déesse immuable qu’il vénère à travers les âges.

Ou bien, fidèle épouse de son mental,

Consentant à sa nature et à sa volonté,                                                                            515

Elle sanctionne et inspire ses paroles et ses actes,

Prolongeant leur résonance à travers les années à l’écoute,

Compagne et archiviste de sa marche

Franchissant une étendue brillante de pensée et de vie

Découpée dans l’éternité du Temps.                                                                                 520

Alors qu’elle est témoin de sa haute étoile triomphante,

Et que sa divinité est la servante d’une Idée couronnée,

Par elle il dominera un monde prosterné;

Garante de ses actes et de ses croyances,

Elle atteste son droit divin à mener et diriger.                                                                525

Ou comme un amant enlace sa bienaimée,

Divinité de l’adoration et du désir de sa vie,

Icône de l’idolâtrie exclusive de son cœur,

Elle est sienne maintenant et doit vivre pour lui seul :

Elle l’a envahi de sa félicité soudaine,                                                                              530

Merveille inépuisable dans son heureuse étreinte,

Une séduction, un miracle enchanteur obtenu.

À présent il la réclame après une longue poursuite intense,


Elle, l’unique joie de son corps et de son âme :

Son attrait divin est irrésistible,                                                                                         535

Son immense possession, une émotion éternelle,

Une ivresse et une extase :

La passion de ses humeurs qui se révèlent,

Une gloire et une diversité célestes,

Rend son corps toujours nouveau à ses yeux                                                                  540

Ou bien reproduit le contact du premier enchantement,

Le ravissement lumineux de ses seins mystiques

Et la splendeur de ses membres vibrants, un terrain vivant

D’une nouvelle découverte palpitante sans fin.

Un nouveau début fleurit dans la parole et dans le rire,                                              545

Un charme nouveau ramène l’ancien délice extrême :

Il se perd en elle, elle est pour lui le ciel ici-bas.

La Vérité souriait devant la grâce du jeu splendide.

Se penchant de ses espaces silencieux éternels,

La grande et infinie Déesse feignait de livrer                                                                 550

La douceur ensoleillée de ses secrets.

Incarnant sa beauté dans son étreinte,

Elle confia pour un bref baiser ses lèvres immortelles

Et attirait contre son sein la tête glorifiée d’un mortel :

Elle fit de la terre son foyer, elle pour qui le ciel était trop petit.                                 555

Dans une poitrine humaine, sa présence occulte vivait;

Il sculptait d’après son propre moi l’image qu’il avait d’elle :

Elle façonnait son corps pour l’embrassement d’un mental.

Elle est venue dans les limites restreintes de la pensée;

Elle a supporté que sa grandeur soit comprimée                                                           560

Dans la petite cabine de l’Idée,

La pièce close de la compréhension d’un penseur solitaire :


Elle a abaissé ses hauteurs à la stature de nos âmes

Et ébloui nos paupières avec son regard céleste.

Ainsi, chacun est satisfait de son noble gain                                                                   565

Et se croit béni au-delà de la condition humaine,

Un roi de la vérité sur son trône distinct.

À son possesseur dans le champ du Temps

Une seule splendeur captée de sa grâce parait

L’unique vraie lumière, la totalité rayonnante de sa beauté.                                      570

Mais ni la pensée ni la parole ne peuvent saisir la Vérité éternelle :

Le monde entier vit dans un seul rayon de son soleil.

Dans notre pensée, maison fermée et étroite, qu’une lampe éclaire,

La vanité de notre mental confiné de mortel

Rêve que les chaines de la pensée l’ont fait nôtre;                                                          575

Mais seulement nous jouons avec nos propres liens brillants;

L’astreignant, c’est nous-mêmes que nous lions.

Dans notre hypnose par un seul point lumineux

Nous ne voyons pas quelle petite image nous avons d’elle;

Nous ne sentons pas son infinité inspirante,                                                                   580

Nous ne partageons pas sa liberté immortelle.

Ainsi en est-il même pour le voyant et le sage;

Car encore l’humain limite le divin :

Hors de nos pensées, nous devons jaillir vers la vision,

Respirer son air divin sans limites,                                                                                   585

Confesser sa simple suprématie immense,

Oser nous abandonner à son absolu.

Alors, le Non-manifeste reflète sa forme

Dans le mental immobile comme dans un miroir vivant;

Le Rayon éternel descend dans nos cœurs                                                                       590

Et nous sommes plongés, ravis dans l’éternité.


Car la Vérité est plus vaste, plus grande que ses formes.

Ils ont fait d’elle un millier d’icônes

Et la trouvent dans les idoles qu’ils adorent;

Mais elle demeure elle-même et infinie.                                                                           595

Fin du Chant onzième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

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